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SÉNANCOUR, + +AUTEUR DE _RÉVERIES SUR LA NATURE + +DE L'HOMME....._ + +Étudie l'homme, et non les hommes. + +PYTHAGORE. + + + Le présent ouvrage est mis sous la sauvegarde des lois et de la + probité des Citoyens. Nous poursuivrons devant les tribunaux tout + contrefacteur, distributeur ou débitant d'éditions contrefaites. + Deux exemplaires de la présente édition originale sont, + conformément à la loi, déposés à la Bibliothèque Nationale. + + CERIOUX. + + + + +TABLE + + +Edition de 1804 + +OBSERVATIONS + +Première année: Lettre I., II., III., IV., V., VI., VII., VIII., IX. + +Deuxième année: Lettre X., XI., XII., XIII., XIV., XV., XVI., XVII., +XVIII., XIX., XX., XXI., XXII., XXIII., XXIV., XXV. + +Troisième année: Lettre XXVI., XXVII., XXVIII., XXIX., XXX., XXXI., +XXXII., XXXIII., Manuel de Pseusophanes, XXXIV., XXXV. + +Cinquième année: Premier fragment. + +Sixième année: (2e et 3e fragments) Second fragment., Lettre XXXVI., +XXXVII., XXXVIII., Troisième fragment., XXXIX., XL., XLI., XLII., +XLIII., XLIV., XLV., XLVI., XLVII, XLVIII, XLIX + +Septième année: Lettre L, LI, LII + +Huitième année: Lettre LIII, LIV, LV, LVI, LVII, LVIII, LIX, LX, LXI, +LXII, LXIII, LXIV, LXV, LXVI, LXVII, LXVIII, LXIX, LXX, LXXI, LXXII, +LXXIII + +Neuvième année: Lettre LXXIV, LXXV, LXXVI, LXXVII, LXXVIII, LXXIX, LXXX, +LXXXI, LXXXII, LXXXIII, LXXXIV, LXXXV, LXXXVI, LXXXVII, LXXXVIII, LXXXIX + +Supplément de 1833 + +Dixième année: XC + +Supplément de 1840: Lettre XCI + +Notes de l'édition de 1833 + +INDICATIONS + +NOTES + + + + +OBSERVATIONS. + + +On verra dans ces lettres l'expression d'un homme qui sent, et non d'un +homme qui travaille. Ce sont des mémoires très-indifférents aux +étrangers, mais qui peuvent intéresser les adeptes. Plusieurs verront +avec plaisir ce que l'un d'eux a senti: plusieurs ont senti de même; il +s'est trouvé que celui-ci l'a dit, ou a essayé de le dire. Mais il doit +être jugé par l'ensemble de sa vie, et non par ses premières années; par +toutes ses lettres, et non par tel passage ou hasardé, ou romanesque, ou +peut-être faux. + +De semblables lettres sans art, sans intrigue, doivent avoir mauvaise +grâce hors de la société éparse et secrète dont la nature avait fait +membre celui qui les écrivit. Les individus qui la composent sont la +plupart inconnus: cette espèce de monument privé que laisse un homme +comme eux, ne peut leur être adressé que par la voie publique, au risque +d'ennuyer un grand nombre de personnes graves, instruites, ou aimables. +Le devoir d'un éditeur est seulement de prévenir qu'on n'y trouve ni +esprit, ni science; que ce n'est pas un _ouvrage_; et que peut-être même +on dira: ce n'est pas un livre _raisonnable_. + +Nous avons beaucoup d'écrits où le genre humain se trouve peint en +quelques lignes. Si cependant ces longues lettres faisaient à -peu-près +connaître un seul homme, elles pourraient être, et neuves, et utiles. Il +s'en faut de beaucoup qu'elles remplissent même cet objet borné: mais si +elles ne contiennent point tout ce que l'on pourrait attendre, elles +contiennent du moins quelque chose; c'est assez peut-être pour les +faire excuser. + +Ces lettres ne sont pas un _roman_[1]. Il n'y a point de mouvement +dramatique, d'événements préparés et conduits, point de dénouement; rien +de ce qu'on appelle l'intérêt d'un ouvrage, de cette série progressive, +de ces incidents, de cet aliment de la curiosité, magie de plusieurs +bons écrits, et charlatanisme de plusieurs mauvais. + +On y trouvera des descriptions; de celles qui servent à mieux faire +entendre les choses naturelles, et à donner des lumières, peut-être trop +négligées, sur les rapports de l'homme avec ce qu'il appelle +l'_inanimé_. + +On y trouvera des passions: mais celles d'un homme qui était né pour +recevoir ce qu'elles promettent, et pour n'avoir point une passion; pour +tout employer, et pour n'avoir qu'une seule fin. + +On y trouvera de l'amour: mais l'amour senti d'une manière qui peut-être +n'avait pas été dite. + +On y trouvera des longueurs: elles peuvent être dans la nature; le cÅ“ur +est rarement précis, il n'est point dialecticien. On y trouvera des +répétitions: mais si les choses sont bonnes, pourquoi éviter +soigneusement d'y revenir? Les répétitions de _Clarisse_, le désordre +(et le prétendu égoïsme) de Montaigne n'ont jamais rebuté que des +lecteurs seulement ingénieux. L'éloquent J. J. était souvent diffus. +Celui qui écrivit ces lettres paraît n'avoir pas craint les longueurs et +les écarts d'un style libre: il a écrit sa pensée. Il est vrai que J. +J. avait le droit d'être un peu long: pour lui, s'il a usé de la même +liberté, c'est tout simplement parce qu'il la trouvait bonne et +naturelle. + +On y trouvera des contradictions, du moins ce qu'on nomme souvent ainsi. +Mais pourquoi serait-on choqué de voir, dans des matières incertaines, +le pour et le contre dits par le même homme? Puisqu'il faut qu'on les +réunisse pour s'en approprier le sentiment, pour peser, décider, +choisir, n'est-ce pas une même chose qu'ils soient dans un seul livre ou +dans des livres différents? Au contraire, exposés par le même homme, ils +le sont avec une force plus égale, d'une manière plus analogue, et vous +voyez mieux ce qu'il vous convient d'adopter. Nos affections, nos +désirs, nos sentiments mêmes, et jusqu'à nos opinions, changent avec +les leçons des événements; les occasions de la réflexion, avec l'âge, +avec tout notre être. Ne voyez-vous pas que celui qui est si exactement +d'accord avec lui-même, vous trompe, ou se trompe? Il a un système; il +joue un rôle. L'homme sincère vous dit: j'ai senti comme cela, je sens +comme ceci; voilà mes matériaux, bâtissez vous-même l'édifice de votre +pensée. Ce n'est pas à l'homme froid à juger les différences des +sensations humaines: puisqu'il n'en connaît pas l'étendue, il n'en +connaît pas la versatilité. Pourquoi diverses manières de voir +seraient-elles plus étonnantes dans les divers âges d'un même homme, et +quelquefois au même moment, que dans des hommes différents? On observe, +on cherche; on ne décide pas. Voulez-vous exiger que celui qui prend la +balance rencontre d'abord le poids qui en fixera l'équilibre? Tout doit +être d'accord sans doute dans un ouvrage exact et raisonné sur des +matières positives. Mais voulez-vous que Montaigne soit vrai à la +manière de Hume, et Sénèque régulier comme Bézout? Je croirais même +qu'on devrait attendre autant ou plus d'oppositions entre les différents +âges d'un même homme, qu'entre plusieurs hommes éclairés du même âge. +C'est pour cela qu'il n'est pas bon que les législateurs soient tous des +vieillards; à moins que ce ne soit un corps d'homme vraiment choisis, et +capable de suivre leurs conceptions générales et leurs souvenirs, plutôt +que leur pensée présente. L'homme qui ne s'occupe que des sciences +exactes, est le seul qui n'ait point à craindre d'être jamais surpris de +ce qu'il a écrit dans un autre âge. + +Ces lettres sont aussi inégales, aussi irrégulières dans leur style que +dans le reste. Une chose seulement m'a plu; c'est de n'y point trouver +ces expressions exagérées et triviales dans lesquelles un écrivain +devrait toujours voir du ridicule, ou au moins de la faiblesse[2]. Ces +expressions ont par elles-mêmes quelque chose de vicieux, ou bien leur +trop fréquent usage, en en faisant des applications fausses, altéra +leurs premières acceptions, et fit oublier leur énergie. + +Ce n'est pas que je prétende justifier le style des lettres. J'aurais +quelque chose à dire sur des expressions qui pourront paraître hardies, +et que pourtant je n'ai pas changées: mais quant aux incorrections, je +n'y sais point d'excuse recevable. Je ne me dissimule pas qu'un critique +trouvera beaucoup à reprendre: je n'ai point prétendu _enrichir le +public_ d'un ouvrage travaillé; mais donner à lire à quelques personnes +éparses dans l'Europe, les sensations, les opinions, les songes libres +et incorrects d'un homme souvent isolé, qui écrivit dans l'intimité, et +non pour son libraire. + + * * * * * + +L'éditeur ne s'est proposé et ne se proposera qu'un seul objet: tout ce +qui portera son nom tendra aux mêmes résultats: soit qu'il écrive, ou +qu'il publie seulement, il ne s'écartera point d'un but moral. Il ne +cherche pas encore à l'_atteindre_; un écrit important, et de nature à +être utile, un véritable _ouvrage_ que l'on peut seulement hasarder +d'esquisser, mais non prétendre jamais finir, ne doit pas être publié +promptement, ni même entrepris trop-tôt. + + * * * * * + +Les _Notes_ sont toutes de l'Editeur. + + + + +OBERMAN. + +LETTRE PREMIÈRE. + +DATX +Genève, 8 juillet, première année. + + +Il ne s'est passé que vingt jours depuis que je vous écrivis de Lyon. Je +n'annonçais aucun projet nouveau, je n'en avais pas; et maintenant j'ai +tout quitté, me voici sur une terre étrangère. + +Je crains que ma lettre ne vous trouve point à Chessel[3], et que vous +ne puissiez me répondre aussi vite que je le désirerais. J'ai besoin de +savoir ce que vous pensez, ou du moins ce que vous penserez lorsque vous +aurez lu. Vous savez s'il me serait indifférent d'avoir des torts avec +vous: cependant je crains que vous ne m'en trouviez, et je ne suis pas +bien assuré moi-même de n'en point avoir. Je n'ai pas même pris le temps +de vous consulter. Je l'eusse bien désiré dans un moment aussi décisif: +encore aujourd'hui, je ne sais comment juger une résolution qui détruit +tout ce qu'on avait arrangé, qui me transporte brusquement dans une +situation nouvelle, qui me destine à des choses que je n'avais pas +prévues et dont je ne saurais même pressentir l'enchaînement et les +conséquences. + +Il faut vous dire plus. L'exécution fut, il est vrai, aussi précipitée +que la décision: mais ce n'est pas le temps seul qui m'a manqué pour +vous en écrire. Quand même je l'aurais eu, je crois que vous l'eussiez +ignoré de même. J'aurais craint votre prudence: j'ai cru sentir cette +fois la nécessité de n'en avoir pas. Une prudence étroite et pusillanime +dans ceux de qui le sort m'a fait dépendre, a perdu mes premières +années, et je crois bien qu'elle m'a nui pour toujours. La sagesse veut +marcher entre la défiance et la témérité; le sentier est difficile: il +faut la suivre dans les choses qu'elle voit; mais dans les choses +inconnues, nous n'avons que l'instinct. S'il est plus dangereux que la +prudence, il fait aussi de plus grandes choses: il nous perd, ou nous +sauve: sa témérité devient quelquefois notre seul asile, et c'est +peut-être à lui de réparer les maux que la prudence a pu faire. + +Il fallait laisser le joug s'appesantir sans retour, ou le secouer +inconsidérément: l'alternative me parut inévitable. Si vous en jugez de +même, dites-le moi pour me rassurer. Vous savez assez quelle misérable +chaîne on allait river. On voulait que je fisse ce qu'il m'était +impossible de faire bien; que j'eusse un état pour son produit, que +j'employasse les facultés de mon être à ce qui choque essentiellement sa +nature. Aurais-je dû me plier à une condescendance momentanée; tromper +un parent en lui persuadant que j'entreprenais pour l'avenir, ce que je +n'aurais commencé qu'avec le désir de le cesser; et vivre ainsi dans un +état violent, dans une répugnance perpétuelle? Qu'il reconnaisse +l'impuissance où j'étais de le satisfaire, qu'il m'excuse! Il finira par +sentir que les conditions si diverses et si opposées, où les caractères +les plus contraires trouvent ce qui leur est propre, ne peuvent convenir +indifféremment à tous les caractères; que ce n'est pas assez qu'un état, +qui a pour objet des intérêts et des démêlés contentieux, soit regardé +comme honnête, parce qu'on y acquiert, sans voler, trente ou quarante +mille livres de rente; et qu'enfin je n'ai pu renoncer à être homme, +pour être homme d'affaires. + +Je ne cherche point à vous persuader, je vous rappelle les faits; jugez. +Un ami doit juger sans trop d'indulgence; vous l'avez dit. + +Si vous aviez été à Lyon, je ne me serais pas décidé sans vous +consulter; il eût fallu me cacher de vous, au lieu que j'ai eu seulement +à me taire. Comme on cherche, dans le hasard même, des raisons qui +autorisent aux choses que l'on croit nécessaires, j'ai trouvé votre +absence favorable. Je n'aurais jamais pu agir contre votre opinion, +mais je n'ai pas été fâché de le faire sans votre avis; tant que je +sentais tout ce que pouvait alléguer la raison contre la loi que +m'imposait une sorte de nécessité, contre le sentiment qui m'entraînait. +J'ai écouté davantage cette impulsion secrète, mais impérieuse, que ces +froids motifs de balancer et de suspendre, qui, sous le nom de prudence, +tenaient peut-être beaucoup à mon habitude paresseuse, et à quelque +faiblesse dans l'exécution. Je suis parti, je m'en félicite: mais quel +homme peut jamais savoir s'il a fait sagement, ou non, pour les +conséquences éloignées des choses? + +Je vous ai dit pourquoi je n'ai pas fait ce qu'on voulait; il faut vous +dire pourquoi je n'ai pas fait autre chose. J'examinais si je +rejetterais absolument le parti que l'on voulait me faire prendre; cela +m'a conduit à examiner quel autre je prendrais, et à quelle +détermination je m'arrêterais. + +Il fallait choisir, il fallait commencer, pour la vie peut-être, ce que +tant de gens, qui n'ont en eux aucune autre chose, appellent un état. +Je n'en trouvai point qui ne fût étranger à ma nature, ou contraire à ma +pensée. J'interrogeai mon être, je considérai rapidement tout ce qui +m'entourait; je demandai aux hommes s'ils sentaient comme moi; je +demandai aux choses si elles étaient selon mes penchants; et je vis +qu'il n'y avait pas d'accord entre moi et la société, ni entre mes +besoins et les choses qu'elle a faites. Je m'arrêtai avec effroi, +sentant que j'allais livrer ma vie à des ennuis intolérables, à des +dégoûts sans terme comme sans objet. J'offris successivement à mon cÅ“ur +ce que les hommes cherchent dans les divers états qu'ils embrassent. Je +voulus même embellir, par le prestige de l'imagination, ces objets +multipliés qu'ils proposent à leurs passions, et la fin chimérique à +laquelle ils consacrent leurs années. Je le voulais, je ne le pus pas. +Pourquoi la terre est-elle ainsi désenchantée à mes yeux? Je ne connais +point la satiété, je trouve partout le vide. + +Dans ce jour, le premier où je sentis tout le néant qui m'environne, +dans ce jour qui a changé ma vie, si les pages de ma destinée se +fussent trouvées entre mes mains pour être déroulées ou fermées à +jamais; avec quelle indifférence j'eusse abandonné la vaine succession +de ces heures si longues et si fugitives, que tant d'amertumes +flétrissent, et que nulle véritable joie ne consolera! Vous le savez, +j'ai le malheur de ne pouvoir être jeune: les longs ennuis de mes +premiers ans ont apparemment détruit la séduction. Les dehors fleuris ne +m'en imposent pas: et mes yeux demi-fermés ne sont jamais éblouis; trop +fixes, ils ne sont point surpris. + +Ce jour d'irrésolution fut du moins un jour de lumière: il me fit +reconnaître en moi ce que je n'y voyais pas distinctement. Dans la plus +grande anxiété où j'eusse jamais été, j'ai joui pour la première fois de +la conscience de mon être. Poursuivi jusque dans le triste repos de mon +apathie habituelle, forcé d'être quelque chose, je fus enfin moi-même: +et dans ces agitations jusqu'alors inconnues, je trouvai une énergie, +d'abord contrainte et pénible, mais dont la plénitude fut une sorte de +repos que je n'avais pas encore éprouvé. Cette situation douce et +inattendue amena la réflexion qui me détermina. Je crus voir la raison +de ce qu'on observe tous les jours, que les différences positives du +sort ne sont pas les causes principales du bonheur ou du malheur des +hommes. + +Je me dis: la vie réelle de l'homme est en lui-même, celle qu'il reçoit +du dehors n'est qu'accidentelle et subordonnée. Les choses agissent sur +lui bien plus encore selon la situation où elles le trouvent, que selon +leur propre nature. Dans le cours d'une vie entière, perpétuellement +modifié par elles, il peut devenir leur ouvrage. Mais comme dans cette +succession toujours mobile, lui seul subsiste quoique altéré, tandis que +les objets extérieurs relatifs à lui changent entièrement; il en résulte +que chacune de leurs impressions sur lui, dépend bien plus pour son +bonheur ou son malheur, de l'état où elle le trouve, que de la sensation +qu'elle lui apporte, et du changement présent qu'elle fait en lui. +Ainsi dans chaque moment particulier de sa vie, ce qui importe surtout à +l'homme, c'est d'être ce qu'il doit être. Les dispositions favorables +des choses viendront ensuite, c'est une utilité du second ordre pour +chacun des moments présents. Mais la suite de ces impulsions devenant, +par leur ensemble, le vrai principe des mobiles intérieurs de l'homme, +si chacune de ces impressions est à -peu-près indifférente, leur totalité +fait pourtant notre destinée. Tout nous importerait-il également dans ce +cercle de rapports et de résultats mutuels? L'homme dont la liberté +absolue est si incertaine, et la liberté apparente si limitée, serait-il +contraint à un choix perpétuel qui demanderait une volonté constante, +toujours libre et puissante? Tandis qu'il ne peut diriger que si peu +d'événements, et qu'il ne saurait régler la plupart de ses affections, +lui importe-t-il, pour la paix de sa vie, de tout prévoir, de tout +conduire, de tout déterminer dans une sollicitude qui, même avec des +succès non interrompus, ferait encore le tourment de cette même vie? +S'il est également nécessaire de maîtriser ces deux mobiles dont +l'action est toujours réciproque; si pourtant cet ouvrage est au-dessus +des forces de l'homme, et si l'effort même qui tendrait à le produire +est précisément opposé au repos qu'on en attend, comment obtenir +à -peu-près ce résultat nécessaire en renonçant au moyen impraticable qui +paraît d'abord le pouvoir seul produire? La réponse à cette question +serait le grand-Å“uvre de la sagesse humaine, et le principal objet que +l'on puisse proposer à cette loi intérieure qui nous fait chercher la +félicité. Je crus trouver à ce problème une solution analogue à mes +besoins présents: peut-être contribuèrent-ils à me la faire adopter. + +Je pensai que le premier état des choses était surtout important dans +cette oscillation toujours réagissante, et qui par conséquent dérive +toujours plus ou moins de ce premier état. Je me dis: soyons d'abord ce +que nous devons être; plaçons-nous où il convient à notre nature, puis +livrons-nous au cours des choses, en nous efforçant seulement de nous +maintenir semblables à nous-mêmes. Ainsi, quoiqu'il arrive, et sans +sollicitudes étrangères, nous disposerons des choses; non pas en les +changeant elles-mêmes, ce qui nous importe peu, mais en maîtrisant les +impressions qu'elles feront sur nous, ce qui seul nous importe, ce qui +est le plus facile, ce qui maintient davantage notre être en le +circonscrivant et en reportant sur lui-même l'effort conservateur. +Quelque effet que produisent sur nous les choses par leur influence +absolue que nous ne pourrons changer, du moins nous conserverons +toujours beaucoup du premier mouvement imprimé, et nous approcherons, +par ce moyen, plus que nous ne saurions l'espérer par aucun autre, de +l'heureuse permanence du sage. + +Dès que l'homme réfléchit, dès qu'il n'est plus entraîné par le premier +désir et par les lois inaperçues de l'instinct, toute équité, toute +moralité devient en un sens une affaire de calcul, et sa prudence est +dans l'estimation du plus ou du moins. Je crus voir dans ma conclusion +un résultat aussi clair que celui d'une opération sur les nombres. Comme +je vous fais l'histoire de mes intentions, et non celle de mon esprit; +et que je veux bien moins justifier ma décision que vous dire comment je +me suis décidé, je ne chercherai pas à vous rendre un meilleur compte de +mon calcul. + +Conformément à cette manière de voir, je quitte les soins éloignés et +multipliés de l'avenir, qui sont toujours si fatigants et souvent si +vains; je m'attache seulement à disposer, une fois pour la vie, et moi +et les choses. Je ne me dissimule point combien cet ouvrage doit sans +doute rester imparfait, et combien je serai entravé par les événements: +mais je ferai du moins ce que je trouverai en mon pouvoir. + +J'ai cru nécessaire de changer les choses avant de me changer moi-même. +Ce premier but pouvait être beaucoup plus promptement atteint que le +second; et ce n'eût point été dans mon ancienne manière de vivre que +j'eusse pu m'occuper sérieusement de moi. L'alternative du moment +difficile où je me trouvais, me força de songer d'abord aux changements +extérieurs. C'est dans l'indépendance des choses, comme dans le silence +des passions, que l'on peut étudier son être. Je vais choisir une +retraite dans ces monts tranquilles dont la vue a frappé mon enfance +elle-même[4]. J'ignore où je m'arrêterai, mais écrivez-moi à Lausanne. + + + + +LETTRE II. + +DATX +Lausanne[5], 9 juillet, I. + + +J'arrivai de nuit à Genève: j'y logeai dans une assez triste auberge, où +mes fenêtres donnaient sur une cour, je n'en fus point fâché. Entrant +dans une aussi belle contrée, je me ménageais volontiers l'espèce de +surprise d'un spectacle nouveau; je la réservais pour la plus belle +heure du jour; je le voulais avoir dans sa plénitude, et sans affaiblir +son impression en l'éprouvant par degré. + +En sortant de Genève, je me mis en route, seul, libre, sans but +déterminé, sans autre guide qu'une carte assez bonne, que je porte sur +moi. + +J'entrais dans l'indépendance. J'allais vivre dans le seul pays +peut-être de l'Europe, où dans un climat assez favorable, on trouve +encore les sévères beautés des sites naturels. Devenu calme par l'effet +même de l'énergie que les circonstances de mon départ avait éveillée en +moi, content de posséder mon être pour la première fois de mes jours si +vains, cherchant des jouissances simples et grandes avec l'avidité d'un +cÅ“ur jeune, et cette sensibilité, fruit amer et précieux de mes longs +ennuis; j'étais ardent et paisible. Je fus heureux sous le beau ciel de +Genève, lorsque le soleil paraissant au-dessus des hautes neiges, +éclaira à mes yeux cette terre admirable. C'est près de Copet que je vis +l'aurore, non pas inutilement belle comme je l'avais vue tant de fois, +mais d'une beauté sublime et assez grande pour ramener le voile des +illusions sur mes yeux découragés. + +Vous n'avez point vu cette terre à laquelle Tavernier ne trouvait +comparable qu'un seul lieu dans l'Orient. Vous ne vous en ferez pas une +idée juste; les grands effets de la nature ne s'imaginent point tels +qu'ils sont. Si j'avais moins senti la grandeur et l'harmonie de +l'ensemble, si la pureté de l'air n'y ajoutait pas une expression que +les mots ne sauraient rendre, si j'étais un autre, j'essayerais de vous +peindre ces monts neigeux et embrasés, ces vallées vaporeuses; les noirs +escarpements de la côte de Savoye; les collines de la Vaux et du +Jorat[6], peut-être trop riantes, mais surmontées par les Alpes de +Gruyère et d'Ormont; et les vastes eaux du Léman, et le mouvement de ses +vagues, et sa paix mesurée. Peut-être mon état intérieur ajouta-t-il au +prestige de ces lieux; peut-être nul homme n'a-t-il éprouvé à leur +aspect tout ce que j'ai senti[7]. + +C'est le propre d'une sensibilité profonde de recevoir une volupté plus +grande de l'opinion d'elle-même que de ses jouissances positives: +celles-ci laissent apercevoir leurs bornes; mais celles que promettent +ce sentiment d'une puissance illimitée, sont immenses comme elle, et +semblent nous indiquer le monde inconnu que nous cherchons toujours. Je +n'oserais décider que l'homme dont l'habitude des douleurs a navré le +cÅ“ur, n'ait point reçu de ses misères mêmes, une aptitude à des plaisirs +inconnus des heureux, et ayant sur les leurs l'avantage d'une plus +grande indépendance, et d'une durée qui soutient la vieillesse +elle-même. Pour moi, j'ai éprouvé dans ce moment auquel il n'a manqué +qu'un autre cÅ“ur qui sentît avec le mien, comment une heure de vie peut +valoir une année d'existence; combien tout est relatif dans nous, et +hors de nous; et comment nos misères viennent surtout de notre +déplacement dans l'ordre des choses. + +La grande route de Genève à Lausanne est partout agréable, elle suit +généralement les rives du lac; et comme elle me conduisait vers les +montagnes, je ne pensai point à la quitter. Je ne m'arrêtai qu'auprès de +Lausanne sur une pente, d'où l'on n'apercevait pas la ville, et où +j'attendis la fin du jour. + +Les soirées sont désagréables dans les auberges, excepté lorsque le feu +et la nuit aident à attendre le souper. Dans les longs jours on ne peut +éviter cette heure d'ennui qu'en évitant aussi de voyager pendant la +chaleur: c'est précisément ce que je ne fais point. Depuis mes courses +au Forez, j'ai pris l'usage d'aller à pied si la campagne est +intéressante; et quand je marche, une sorte d'impatience ne me permet de +m'arrêter que lorsque je suis presque arrivé. Les voitures sont +nécessaires pour se débarrasser promptement de la poussière des grandes +routes, et des ornières boueuses des plaines; mais lorsqu'on est sans +affaires et dans une vraie campagne, je ne vois pas de motif pour courir +la poste, et je trouve qu'on est trop dépendant si l'on va avec ses +chevaux. J'avoue qu'en arrivant à pied l'on est moins bien reçu d'abord +dans les auberges; mais il ne faut que quelques minutes à un aubergiste +qui sait son métier, pour s'apercevoir que s'il y a de la poussière sur +les souliers il n'y a pas de paquet sur l'épaule, et qu'ainsi l'on +pourrait être en état de le faire gagner assez pour qu'il ôte son +chapeau d'une certaine manière. Vous verrez bientôt les servantes vous +dire tout comme à un autre: Monsieur a-t-il déjà donné ses ordres? + +J'étais donc sous les pins du Jorat: la soirée était belle, les bois +silencieux, l'air calme, le couchant vapoureux, mais sans nuages. Tout +paraissait fixe, éclairé, immobile: et dans un moment où je levai les +yeux après les avoir tenus longtemps arrêtés sur la mousse qui me +portait, j'eus une illusion imposante que mon état de rêverie +prolongea. La pente rapide qui s'étendait jusqu'au lac se trouvait +cachée pour moi sous le tertre où j'étais assis; et la surface du lac +très-inclinée, semblait élever dans les airs sa rive opposée. Des +vapeurs voilaient en partie les Alpes de Savoye confondues avec elles et +revêtues des mêmes teintes: la lumière du couchant et le vague de l'air +dans les profondeurs du Valais élevèrent ces montagnes et les séparèrent +de la terre, en rendant leurs extrémités indiscernables; et leur colosse +sans forme, sans couleur, sombre et neigeux, éclairé et comme invisible, +ne me parut qu'un amas de nuées orageuses suspendues dans l'espace: il +n'était plus d'autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul, +au sein de l'immensité. + +Ce moment-là fut digne de la première journée d'une vie nouvelle: j'en +éprouverai peu de semblables. Je me promettais de finir celle-ci en vous +en parlant tout à mon aise, mais le sommeil appesantit ma tête et ma +main: les souvenirs et le plaisir de vous les dire ne sauraient +l'éloigner; et je ne veux pas continuer à vous rendre si faiblement ce +que j'ai mieux senti. + +Près de Nion j'ai vu le Mont-Blanc assez à découvert, et depuis ses +bases apparentes; mais l'heure n'était point favorable, il était mal +éclairé. + + + + +LETTRE III. + +DATX +Cully, 11 juillet, 1. + + +Je ne veux point parcourir la Suisse en voyageur, on en curieux. Je +cherche à être là , parce qu'il me semble que je serais mal ailleurs: +c'est le seul pays, voisin du mien, qui contienne généralement de ces +choses que je désire. + +J'ignore encore de quel côté je me dirigerai: je ne connais ici +personne, et n'y ayant aucune sorte de relation, je ne puis choisir que +d'après des raisons prises de la nature des lieux. Le climat est +difficile en Suisse, surtout dans les situations que je préférerais. Il +me faut un séjour fixe pour l'hiver; c'est ce que je voudrais d'abord +décider: mais l'hiver est long dans le contrées élevées. + +A Lausanne on me disait: C'est ici la plus belle partie de la Suisse, +celle que tous les étrangers aiment. Vous avez vu Genève et les bords +du lac; il vous reste à voir Iverdun, Neuchâtel et Berne: on va encore +au Locle qui est célèbre par son industrie. Pour le reste de la Suisse, +c'est un pays bien sauvage: on reviendra de la manie anglaise d'aller se +fatiguer et s'exposer pour voir de la glace et dessiner des cascades. +Vous vous fixerez ici: le pays de Vaud[8] est le seul qui convienne à un +étranger; et même dans le pays de Vaud il n'y a que Lausanne, surtout +pour un Français. + +Je les ai assurés que je ne choisirais pas Lausanne, et ils ont cru que +je me trompais. Le pays de Vaud a de grandes beautés, mais je suis +persuadé d'avance que sa partie basse est une de celles de la Suisse +que j'aimerai le moins. La terre et les hommes y sont, à peu de chose +près, comme ailleurs: je cherche d'autres mÅ“urs, et une autre nature. Si +je savais l'allemand, je crois que j'irais du côté de Lucerne: mais l'on +n'entend le français que dans un tiers de la Suisse, et ce tiers en est +précisément la partie la plus riante et la moins éloignée des habitudes +françaises, ce qui me met dans une grande incertitude. J'ai presque +résolu de voir les bords de Neuchâtel, et le bas-Valais; après quoi +j'irai près de Schwitz, ou dans l'Underwalden, malgré l'inconvénient +très-grand d'une langue qui m'est tout-à -fait étrangère. + +J'ai remarqué un petit lac que les cartes nomment de Bré, ou de Bray, +situé à une certaine élévation dans les terres, au-dessus de Cully: +j'étais venu dans cette ville pour en aller visiter les rives presque +inconnues et éloignées des grandes routes. J'y ai renoncé; je crains que +le pays ne soit trop ordinaire, et que la manière de vivre des gens de +la campagne, si près de Lausanne, ne me convienne encore moins. + +Je voulais traverser le lac[9]; et j'avais, hier, retenu un bateau pour +me rendre sur la côte de Savoye. Il a fallu renoncer à ce dessein: le +temps a été mauvais tout le jour, et le lac est encore fort agité. +L'orage est passé, la soirée est belle. Mes fenêtres donnent sur le lac; +l'écume blanche des vagues est jetée quelquefois jusques dans ma +chambre, elle a même mouillé le toit. Le vent souffle du Sud-Ouest, en +sorte que c'est précisément ici que les vagues ont plus de force et +d'élévation. Je vous assure que ce mouvement et ces sons mesurés donnent +à l'âme une forte impulsion. Si j'avais à sortir de la vie ordinaire, si +j'avais à vivre, et que pourtant je me sentisse découragé, je voudrais +être un quart-d'heure seul devant un lac agité: je crois qu'il ne serait +plus de grandes choses qui ne me fussent naturelles. + +J'attends avec quelqu'impatience la réponse que je vous ai demandée; et +quoi-qu'elle ne puisse en effet arriver encore, je pense à tout moment +à envoyer à Lausanne pour voir si on ne néglige pas de me la faire +parvenir. Sans doute elle me dira bien positivement ce que vous pensez, +ce que vous présumez de l'avenir; et si j'ai eu tort, étant moi, de +faire ce qui chez beaucoup d'autres eût été une conduite pleine de +légéreté. Je vous consultais sur des riens, et j'ai pris sans vous la +résolution la plus importante. Vous ne refuserez pas pourtant de me dire +votre opinion: il faut qu'elle me réprime, ou me rassure. Vous avez déjà +oublié que je me suis arrangé en ceci comme si je voulais vous en faire +un secret: les torts d'un ami peuvent entrer dans notre pensée, mais non +dans nos sentiments. Je vous félicite d'avoir à me pardonner des +faiblesses: sans cela je n'aurais pas tant de plaisir à m'appuyer sur +vous; ma propre force ne me donnerait pas la sécurité que me donne la +vôtre. + +Je vous écris comme je vous parlerais, comme on se parle à soi-même. +Quelquefois on n'a rien à se dire l'un à l'autre, on a pourtant besoin +de se parler; c'est souvent alors que l'on bavarde le plus à son aise. +Je ne connais de promenade qui donne un vrai plaisir que celle que l'on +fait sans but, lorsque l'on va uniquement pour aller, et que l'on +cherche sans vouloir aucune chose; lorsque le temps est tranquille, un +peu couvert, que l'on n'a point d'affaires, que l'on ne veut pas savoir +l'heure, et que l'on se met à pénétrer au hasard dans les fondrières et +les bois d'un pays inconnu; lorsqu'on parle des champignons, des biches, +des feuilles rousses qui commencent à tomber; lorsque je vous dis: Voilà +une place qui ressemble bien à celle où mon père s'arrêta, il y a dix +ans, pour jouer au petit-palet avec moi, et où il laissa son couteau de +chasse que le lendemain l'on ne put jamais retrouver. Lorsque vous me +dites: L'endroit où nous venons de traverser le ruisseau eût bien plû au +mien. Dans les derniers temps de sa vie, il se faisait conduire à une +grande lieue de la ville dans un bois bien épais, où il y avait quelques +rochers et de l'eau; alors il descendait de la calèche, et il allait, +quelquefois seul, quelquefois avec moi, s'asseoir sur un grès: nous +lisions les _Vies des Pères du Désert_. Il me disait: Si dans ma +jeunesse j'étais entré dans un monastère, comme Dieu m'y appelait, je +n'aurais pas eu tous les chagrins que j'ai eus dans le monde, je ne +serais pas aujourd'hui si infirme et si cassé; mais je n'aurais point de +fils, et en mourant, je ne laisserais rien sur la terre....... Et +maintenant il n'est plus! Ils ne sont plus! + +Il y a des hommes qui croyent se promener, à la campagne, lorsqu'ils +marchent en ligne droite dans une allée sablée. Ils ont dîné, ils vont +jusqu'à la statue, et ils reviennent au trictrac. Mais quand nous nous +perdions dans les bois du Forez, nous allions librement et au hasard. Il +y avait quelque chose de solennel à ces souvenirs d'un temps déjà +reculé, qui semblaient venir à nous dans l'épaisseur et la majesté des +bois. Comme l'âme s'agrandit lorsqu'elle rencontre des choses belles, et +qu'elle ne les a pas prévues! Je n'aime point que ce qui appartient au +cÅ“ur soit préparé et réglé: laissons l'esprit chercher avec ordre, et +symétriser ce qu'il travaille. Pour le cÅ“ur, il ne travaille pas; et si +vous lui demandez de produire, il ne produira rien: la culture le rend +stérile. Vous vous rappelez des lettres que R ... écrivait à L ... qu'il +appelait son ami. Il y avait bien de l'esprit dans ces lettres, mais +aucun abandon. Chacune contenait quelque chose de distinct, et roulait +sur un sujet particulier; chaque paragraphe avait son objet et sa +pensée. Tout cela était arrangé comme pour l'impression; c'était des +chapitres d'un livre didactique. Nous ne ferons point comme cela, je +pense: aurions-nous besoin d'esprit? Quand des amis se parlent c'est +pour se dire tout ce qui leur vient en tête. Il y a une chose que je +vous demande; c'est que vos lettres soient longues, que vous soyez +longtemps à m'écrire, que je sois longtemps à vous lire: souvent je vous +donnerai l'exemple. Quant au contenu, je ne m'en inquiète point: +nécessairement nous ne dirons que ce que nous pensons, ce que nous +sentons: et n'est-ce pas cela qu'il faut que nous disions? Quand on veut +jaser, s'avise-t-on de dire? parlons sur telle chose, faisons des +divisions, et commençons par celle-ci. + +On apportait le souper lorsque je me suis mis à écrire, et voilà que +l'on vient de me dire: Mais, Monsieur, le poisson est tout froid, il ne +sera plus bon, au moins. Adieu donc. Ce sont des truites du Rhône. Ils +me les vantent, comme s'ils ne voyaient pas que je mangerai seul. + + + + +LETTRE IV. + +DATX +Thiel, 19 juillet, 1. + + +J'ai passé à Iverdun[10]; j'ai vu Neuchâtel, Bienne et leurs environs. +Je m'arrête quelques jours à Thiel sur les frontières de Neuchâtel et de +Berne. J'avais pris à Lausanne une de ces berlines de remise +très-communes en Suisse. Je ne craignais pas l'ennui de la voiture; +j'étais trop occupé de ma position, de mes espérances si vagues, de +l'avenir incertain, du présent déjà inutile, et de l'intolérable vide +que je trouve partout. + +Je vous envoie quelques mots écrits des divers lieux de mon passage. + +DATX +D'Iverdun. + +J'ai joui un moment de me sentir libre et dans des lieux plus beaux; +j'ai cru y trouver une vie meilleure: mais je vous avouerai que je ne +suis pas content. A Moudon, au centre du pays de Vaud, je me demandais: +Vivrais-je heureux dans ces lieux si vantés et si désirés? mais un +profond ennui m'a fait partir aussitôt. J'ai cherché ensuite a m'en +imposer à moi-même, en attribuant principalement cette impression à +l'effet d'une tristesse locale. Le sol de Moudon est boisé et +pittoresque, mais il n'y a point de lac. Je me décidai à rester le soir +à Iverdun, espérant retrouver sur ses rives, ce bien être mêlé de +tristesse que je préfère à la joie. La vallée est belle, et la ville est +l'une des plus jolies de la Suisse. Malgré le pays, malgré le lac, +malgré la beauté du jour, j'ai trouvé Iverdun plus triste que Moudon. +Quels lieux me faudra-t-il donc? + +DATX +De Neuchâtel. + +J'ai quitté ce matin Iverdun, jolie ville, agréable à d'autres yeux, et +triste aux miens. Je ne sais pas bien encore ce qui peut la rendre telle +pour moi; mais je ne me suis point trouvé le même aujourd'hui. S'il +fallait différer le choix d'un séjour tel que je le cherche, je me +résoudrais plus volontiers à attendre un an près de Neuchâtel, qu'un +mois près d'Iverdun. + +DATX +De S.t Biaise. + +Je reviens d'une course dans le Val de Travers. C'est là que j'ai +commencé à sentir dans quel pays je suis. Les bords du lac de Genève +sont admirables sans doute, cependant il semble que l'on pourrait +trouver ailleurs les mêmes beautés, car pour les hommes on voit d'abord +qu'ils y sont comme dans les plaines, eux et ce qui les concerne[11]. +Mais ce vallon, creusé dans le Jura, porte un caractère grand et simple; +il est sauvage et animé; il est à -la-fois paisible et romantique; et +quoiqu'il n'ait point de lac, il m'a frappé davantage que les bords de +Neuchâtel et même de Genève. La terre paraît ici moins assujettie à +l'homme, et l'homme moins abandonné à des convenances misérables. L'Å“il +n'y est pas importuné sans cesse par des terres labourées, des vignes et +des maisons de plaisance, odieuses richesses de tant de pays malheureux. +Mais de gros villages; mais des maisons de pierre; mais de la recherche, +de la vanité, des titres, de l'esprit, de la causticité! Où +m'emportaient de vains rêves? A chaque pas que l'on fait ici, l'illusion +revient et s'éloigne; à chaque pas on espère, on se décourage; on est +perpétuellement changé sur cette terre si différente et des autres et +d'elle-même. Je vais dans les Alpes. + +DATX +De Thiel. + +J'allais à Vevay par Morat, et je ne croyais pas m'arrêter ici: mais +hier j'ai été frappé, à mon réveil, du plus beau spectacle que l'aurore +puisse produire dans une contrée dont la beauté réelle, est pourtant +plus riante que sublime. Cela m'a entraîné à passer ici quelques jours. + +Ma fenêtre était restée ouverte la nuit, selon mon usage. Vers les +quatre heures, je fus éveillé par l'éclat du jour et par l'odeur des +foins que l'on avait coupés pendant la fraîcheur, à la lumière de la +lune. Je m'attendais à une vue ordinaire; mais j'eus un instant +d'étonnement. Les pluies du solstice avaient conservé l'abondance des +eaux accrues précédemment par la fonte des neiges du Jura. L'espace +entre le lac et la Thièle était inondé presqu'entièrement; les parties +les plus élevées formaient des pâturages isolés au milieu de ces plaines +d'eau sillonnées par le vent frais du matin. On apercevait les vagues du +lac que le vent poussait au loin sur la rive demi-submergée. Des +chèvres, des vaches, et leur conducteur, qui tirait de son cornet des +sons agrestes, passaient en ce moment sur une langue de terre restée à +sec entre la plaine inondée et la Thièle. Des pierres placées aux +endroits les plus difficiles, soutenaient, ou continuaient cette sorte +de chaussée naturelle: on ne distinguait point le pâturage que ces +dociles animaux devaient atteindre; et, à voir leur démarche lente et +mal assurée, on eût dit qu'ils allaient s'avancer et se perdre dans le +lac. Les hauteurs d'Anet, et les bois épais du Julemont, sortaient du +sein des eaux comme une île encore sauvage et inhabitée. La chaîne +montueuse du Vuilly bordait le lac à l'horizon. Vers le sud, l'étendue +s'en prolongeait derrière les coteaux de Mont-mirail; et par-delà tous +ces objets, soixante lieues de glaces séculaires imposaient à toute la +contrée la majesté inimitable de ces traits hardis de la nature, qui +font les lieux sublimes. + +Je dînai avec le receveur du péage. Sa manière ne me déplut pas. C'est +un homme plus occupé de fumer et de boire, que de haïr, de projetter, de +s'affliger. Il me semble que j'aimerais assez dans les autres ces +habitudes que je ne prendrai point. Elles font échapper à l'ennui; elles +remplissent les heures, sans que l'on ait l'inquiétude de les remplir: +elles dispensent un homme de beaucoup de choses plus mauvaises, et +mettent du moins à la place de ce calme du bonheur qu'on ne voit sur +aucun front, celui d'une distraction suffisante qui concilie tout, et ne +nuit qu'aux acquisitions de l'esprit. + +Le soir je pris la clef pour rentrer dans la nuit, et n'être point +assujetti à l'heure. La lune n'était pas levée, je me promenais le long +des eaux vertes de la Thièle. Mais me sentant disposé à rêver longtemps, +et trouvant dans la chaleur de la nuit la facilité de la passer toute +entière au dehors, je pris la route de St. Blaise: je la quittai à un +petit village nommé Marin, qui a le lac au sud; je descendis une pente +escarpée, et je me plaçai sur le sable où venaient expirer les vagues. +L'air était calme, on n'apercevait aucune voile sur le lac. Tous +reposaient, les uns dans l'oubli des travaux, d'autres dans celui des +douleurs. La lune parut: je restai longtemps. Vers le matin, elle +répandait sur les terres et sur les eaux l'ineffable mélancolie de ses +dernières lueurs. La nature paraît bien grande à l'homme, lorsque, dans +un long recueillement, il entend le roulement des ondes sur la rive +solitaire, dans le calme d'une nuit encore ardente et éclairée par la +lune qui finit. + +Indicible sensibilité! charme et tourment de nos vaines années; vaste +conscience d'une nature partout accablante et partout impénétrable! +passion universelle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux abandon: +tout ce qu'un cÅ“ur mortel peut contenir de besoins et d'ennuis profonds; +j'ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. J'ai fait un +pas sinistre vers l'âge d'affaiblissement: j'ai dévoré dix années de ma +vie. Heureux l'homme simple dont le cÅ“ur est toujours jeune! + +Là , dans la paix de la nuit, j'interrogeai ma destinée incertaine, mon +cÅ“ur agité, et cette nature inconcevable qui, contenant toutes choses, +semble pourtant ne pas contenir ce que cherchent mes désirs. Qui suis-je +donc, me disais-je? Quel triste mélange d'affection universelle, et +d'indifférence pour tous les objets de la vie positive? Une imagination +romanesque me porte-t-elle à chercher, dans un ordre bizarre, des objets +préférés par cela seul que leur existence chimérique pouvant se +modifier arbitrairement, se revêt à mes yeux de formes spécieuse, et +d'une beauté pure et sans mélange plus fantastique encore. + +Ainsi, voyant dans les choses des rapports qui n'y sont point, et +cherchant toujours ce que je n'obtiendrai jamais, étranger dans la +nature réelle, ridicule au milieu des hommes, je n'aurai que des +affections vaines: et soit que je vive selon moi-même, soit que je vive +selon les hommes, je n'aurai dans l'oppression extérieure, ou dans ma +propre contrainte, que l'éternel tourment d'une vie toujours réprimée et +toujours misérable. Mais les écarts d'une imagination ardente et +immodérée sont sans constance comme sans règle: jouet de ses passions +mobiles et de leur ardeur aveugle et indomptée, un tel homme n'aura ni +continuité dans ses goûts, ni paix dans son cÅ“ur. + +Que puis-je avoir de commun avec lui? Tous mes goûts sont uniformes, +tout ce que j'aime est facile et naturel: je ne veux que des habitudes +simples, des amis paisibles, une vie toujours la même. Comment mes vÅ“ux +seraient-ils désordonnés? je n'y vois que les besoins, que le sentiment +de l'harmonie et des convenances. Comment mes affections seraient-elles +odieuses aux hommes? je n'aime que ce qu'ont aimé les meilleurs d'entre +eux; je ne cherche rien aux dépens d'aucun d'eux; je cherche ce que +chacun peut avoir, ce qui est nécessaire aux besoins de tous, ce qui +finirait leurs misères, ce qui rapproche, unit, console: je ne veux que +la vie des peuples bons, ma paix dans la paix de tous[12]. Je n'aime, il +est vrai, que la nature; mais c'est pour cela qu'en, m'aimant moi-même, +je ne m'aime point exclusivement; et que les autres hommes sont encore +dans la nature, ce que j'en aime davantage. Un sentiment impérieux +m'attache à toutes les impressions aimantes; mon cÅ“ur plein de lui-même, +de l'humanité, et de l'accord primitif des êtres, n'a jamais connu de +passions personnelles ou irascibles. Je m'aime moi-même, mais c'est dans +la nature, c'est dans l'ordre qu'elle veut, c'est en société avec +l'homme qu'elle fit, et d'accord avec l'universalité des choses. A la +vérité, jusqu'à présent du moins, rien de ce qui existe n'a pleinement +mon affection, et un vide inexprimable est la constante habitude de mon +âme altérée. Mais tout ce que j'aime pourrait exister, la terre entière +pourrait être selon mon cÅ“ur, sans que rien fût changé dans la nature ou +dans l'homme lui-même, excepté les accidents éphémères de l'Å“uvre +sociale. + +Non, l'homme singulier ou romanesque n'est pas ainsi. Sa folie a des +causes factices. Il ne se trouve point de suite ni d'ensemble dans ses +affections; et comme il n'y a d'erreur et de bizarreries que dans les +innovations humaines, tous les objets de sa démence sont pris dans +l'ordre de choses qui excite les passions immodérées des hommes, et +l'industrieuse fermentation de leurs esprits toujours agités en sens +contraires. + +Pour moi, j'aime les choses existantes; je les aime comme elles sont. Je +ne désire, je ne cherche, je n'imagine rien hors de la nature. Loin que +ma pensée divague et se porte sur des objets difficiles ou bizarres, +éloignés ou extraordinaires; et qu'indifférent pour ce qui s'offre à +moi, pour ce que la nature produit habituellement, j'aspire à ce qui +m'est refusé, à des choses étrangères et rares, à des circonstances +invraisemblables et à une destinée romanesque; je ne veux au contraire, +je ne demande à la nature et aux hommes, je ne demande pour ma vie +entière que ce que la nature contient nécessairement, ce que les hommes +doivent tous posséder, ce qui peut seul occuper nos jours et remplir nos +cÅ“urs, ce qui fait la vie. Comme il ne me faut point des choses +difficiles où privilégiées, il ne me faut pas non plus des choses +nouvelles, changeantes, multipliées. Ce qui m'a plu, me plaira toujours; +ce qui a suffi à mes besoins, leur suffira dans tous les temps: le jour +semblable au jour qui fut heureux, est encore un jour heureux pour moi; +et comme les besoins positifs de ma nature sont toujours à -peu-près les +mêmes, ne cherchant que ce qu'ils exigent, je désire toujours à -peu-près +les mêmes choses. Si je suis satisfait aujourd'hui, je le serai demain, +je le serai toute l'année, je le serai toute la vie: et si mon sort est +toujours le même, mes vÅ“ux toujours simples, seront toujours remplis. + +L'amour du pouvoir ou des richesses est presqu'aussi étranger à ma +nature que l'envie, la vengeance ou les haines. Rien ne doit aliéner de +moi les autres hommes, je ne suis le rival d'aucun d'eux: je ne puis pas +plus les envier que les haïr; je refuserais ce qui les passionne, je +refuserais de triompher d'eux: je ne veux pas même les surpasser en +vertu. Je me repose dans ma bonté naturelle. Heureux qu'il ne me faille +point d'efforts pour ne pas faire le mal, je ne me tourmenterai point +sans nécessité; et pourvu que je sois homme de bien, je ne prétendrai +pas être vertueux. Ce mérite est très-grand, mais j'ai le bonheur qu'il +ne me soit pas indispensable, et je le leur abandonne: c'est détruire la +seule rivalité qui pût subsister entre nous. Leurs vertus sont +ambitieuses comme leurs passions: ils les étalent fastueusement; et ce +qu'ils y cherchent surtout, c'est la primauté. Je ne suis point leur +concurrent; je ne le serai pas même en cela. Que perdrai-je à leur +abandonner cette supériorité? Dans ce qu'ils appellent vertus, les unes, +seules utiles, sont naturellement dans l'homme constitué comme je me +trouve l'être, et comme je penserais volontiers que tout homme l'est +primitivement; les autres compliquées, difficiles, imposantes et +superbes, ne dérivent point immédiatement de la nature de l'homme: c'est +pour cela que je les trouve ou fausses ou vaines, et que je suis peu +curieux d'en obtenir le mérite, au moins incertain. Je n'ai pas besoin +d'effort pour atteindre ce qui est dans ma nature, et je n'en veux point +faire pour parvenir à ce qui lui est contraire. Ma raison le repousse, +et me dit que, dans moi du moins, ces vertus fastueuses seraient des +altérations étrangères et un commencement de déviation. Le seul effort +que l'amour du bien exige de moi, c'est une vigilance soutenue, qui ne +permette jamais aux maximes de notre fausse morale de s'introduire dans +une âme trop droite pour les parer de beaux dehors, et trop simple pour +les contenir. Telle est la vertu que je me dois à moi-même, et le devoir +que je m'impose. Je sens irrésistiblement que mes penchants sont +naturels: il ne me reste qu'à m'observer bien moi-même pour écarter de +cette direction générale toute impulsion particulière qui pourrait s'y +mêler; pour me conserver toujours simple et toujours droit, au milieu +des perpétuelles altérations et des bouleversements que peuvent me +préparer l'oppression, d'un sort précaire, et les subversions de tant de +choses mobiles. Je dois rester, quoiqu'il arrive, toujours le même et +toujours moi; non pas précisément tel que je suis dans des habitudes +contraires à mes besoins; mais tel que je me sens, tel que je veux +être, tel que je suis dans cette vie intérieure, seul asile de mes +tristes affections. + +Je m'interrogerai, je m'observerai, je sonderai ce cÅ“ur naturellement +vrai et aimant, mais que tant de dégoûts peuvent avoir déjà rebuté. Je +déterminerai ce que je suis; je veux dire ce que je dois être: et cet +état une fois bien connu, je m'efforcerai de le conserver toute ma vie, +convaincu que rien de ce qui m'est naturel n'est dangereux ou +condamnable, persuadé que l'on n'est jamais bien que quand on est selon +sa nature, et décidé à ne jamais réprimer en moi que ce qui tendrait à +altérer ma forme originelle. + +J'ai connu l'enthousiasme des vertus difficiles; dans ma superbe erreur, +je pensais remplacer tous les mobiles de la vie sociale par ce mobile +aussi illusoire[13]. Ma fermeté stoïque bravait le malheur comme les +passions; et je me tenais assuré d'être le plus heureux des hommes, si +j'en étais le plus vertueux. L'illusion a duré près d'un mois dans sa +force; un seul incident la dissipée. C'est alors, que toute l'amertume +d'une vie décolorée et fugitive vint remplir mon âme dans l'abandon du +dernier prestige qui l'abusât. Depuis ce moment, je ne prétends plus +employer ma vie, je cherche seulement à la remplir: je ne veux plus en +jouir, mais seulement la tolérer: je n'exige point qu'elle soit +vertueuse, mais qu'elle ne soit jamais coupable. + +Et cela même, où l'espérer, où l'obtenir? Où trouver des jours +commodes, simples, occupés, uniformes? Où fuir le malheur? Je ne veux +que cela. Mais quelle destinée que celle où les douleurs restent, où les +plaisirs ne sont plus! Peut-être quelques jours paisibles me seront-ils +donnés: mais plus de charme, plus d'ivresse, jamais un moment de pure +joie; jamais! et je n'ai pas vingt-un ans! et je suis né sensible; +ardent! et je n'ai jamais joui! et après la mort...... Rien non plus +dans la vie: rien dans la nature...... Je ne pleurai point; car je n'ai +plus de larmes. Je sentis que je me refroidissais; je me levai, je +marchai sur la grève; et le mouvement me fut utile. + +Insensiblement je revins à ma première recherche. Comment me fixer? le +puis-je? et quel lieu choisirai-je? Comment, parmi les hommes, vivre +autrement qu'eux; ou comment vivre loin d'eux sur cette terre dont ils +fatiguent les derniers recoins? Ce n'est qu'avec de l'argent que l'on +peut obtenir même ce que l'argent ne paye pas; et que l'on peut éviter +ce qu'il procure. La fortune que je pouvais attendre se détruit. Le peu +que je possède maintenant devient incertain. Mon absence achèvera +peut-être de tout perdre; et je ne suis point d'un caractère à me faire +un sort nouveau. Je crois qu'il faut en cela laisser aller les choses. +Ma situation tient à des circonstances dont les résultats sont encore +éloignés. Il n'est pas certain que, même en sacrifiant les années +présentes, je trouvasse les moyens de disposer à mon gré l'avenir. +J'attendrai; je ne veux pas écouter une prudence inutile qui me +livrerait de nouveau à des ennuis devenus intolérables. Mais il m'est +impossible maintenant de m'arranger pour toujours, de prendre une +position fixe, et une manière de vivre qui ne change plus. Il faut bien +différer, et longtemps peut-être: ainsi se passe la vie! Il faut livrer +des années encore aux caprices du sort, à l'enchaînement des +circonstances, à de prétendues convenances. Je vais vivre comme au +hasard, et sans plan déterminé, en attendant le moment où je pourrai +suivre le seul qui me convienne. Heureux encore si dans le temps que +j'abandonne, je parviens à préparer un temps meilleur: si je puis +choisir, pour ma vie future, les lieux, la manière, les habitudes, +régler mes affections, me réprimer; et retenir dans l'isolement et dans +les bornes d'une nécessité accidentelle, ce cÅ“ur avide et simple, à qui +rien ne sera donné: si je puis lui apprendre à s'alimenter lui-même dans +son dénuement, à reposer dans le vide, à rester calme dans ce silence +odieux, à subsister dans une nature muette. + +Vous qui me connaissez, qui m'entendez; mais qui, plus heureux peut-être +et plus sage, cédez sans impatience aux habitudes de la vie; vous savez +quels sont en moi, dans l'éloignement où nous sommes destinés à vivre, +les besoins qui ne peuvent être satisfaits. Il est une chose qui me +console, c'est de vous avoir: ce sentiment ne cessera point. Mais, nous +nous le sommes toujours dit; il faut que mon ami sente comme moi; il +faut que notre destinée soit la même; il faut qu'on puisse passer +ensemble sa vie. Combien de fois j'ai regretté que nous ne soyons pas +ainsi l'un à l'autre! Avec qui l'intimité sans réserve pourra-t-elle +m'être aussi douce, m'être aussi naturelle? N'avez-vous pas été jusqu'à +présent ma seule habitude? Vous connaissez ce mot admirable: _Est +aliquid sacri in antiquis necessitudinibus._ Je suis fâché qu'il n'ait +pas été dit par Épicure, ou même par Léontium, plutôt que par un +orateur[14]. Vous êtes le point où j'aime à me reposer dans +l'inquiétude qui m'égare, où j'aime à revenir lorsque j'ai parcouru +toutes choses; et que je me suis trouvé seul dans le monde. Si nous +vivions ensemble, si nous nous suffisions, je m'arrêterais là , je +connaîtrais le repos, je ferais quelque chose sur la terre, et ma vie +commencerait. Mais il faut que j'attende, que je cherche, que je me hâte +vers l'inconnu, et que sans savoir où je vais, je fuie le présent comme +si j'avais quelque espoir dans l'avenir. + +Vous excusez mon départ; vous le justifiez même: et cependant, indulgent +avec des étrangers, vous n'oubliez pas que l'amitié demande une justice +plus austère. Vous avez raison, il le fallait; c'est la force des +choses. Je ne vois qu'avec une sorte d'indignation cette vie ridicule +que j'ai quittée: mais je ne m'en impose pas sur celle que j'attends. Je +ne commence qu'avec effroi des années pleines d'incertitudes, et je +trouve quelque chose de sinistre à ce nuage épais qui reste devant moi. + + + + +LETTRE V. + +DATX +St.-Maurice, 18 Août, I. + + +J'attendais pour vous écrire que j'eusse un séjour fixe. Enfin je suis +décidé: je passerai l'hiver ici. Je ferai auparavant des courses peu +considérables; mais dès que l'automne sera avancée, je ne me déplacerai +plus. + +Je devais traverser le canton de Fribourg, et entrer dans le Valais par +les montagnes; mais les pluies m'ont forcé de me rendre à Vevay par +Payerne et Lausanne. Le temps était remis lorsque j'entrai à Vevay, mais +quelque temps qu'il eût fait, je n'eusse pu me résoudre à continuer ma +route en voiture. Entre Lausanne et Vevay le chemin s'élève et s'abaisse +continuellement, presque toujours à mi-côte, entre des vignobles assez +ennuyeux à mon avis dans une telle contrée. Mais Vevay, Clarens, +Chillon, les trois lieues depuis St.-Saphorin jusqu'à Villeneuve +surpassent ce que j'ai vu jusqu'ici. C'est du côté de Rolle qu'on admire +le lac de Genève; pour moi je ne veux pas en décider, mais c'est à +Vevay, à Chillon surtout, que je le trouve dans toute sa beauté. Que n'y +a-t-il dans cet admirable bassin, à la vue de la dent de Jamant, de +l'aiguille du Midi et des neiges du Velan, là devant les rochers de +Meillerie, un sommet sortant des eaux, une île escarpée, bien ombragée, +de difficile accès; et, dans cette île, deux maisons, trois au plus! je +n'irais pas plus loin. Pourquoi la nature ne contient-elle presque +jamais ce que notre imagination compose pour nos besoins? Ne serait-ce +point que les hommes nous réduisent à imaginer, à vouloir ce que la +nature ne forme pas ordinairement; et que, si elle se trouve l'avoir +préparé quelque part, ils le détruisent bientôt? + +J'ai couché à Villeneuve, lieu triste dans un si beau pays. J'ai +parcouru, avant la chaleur du jour, les collines boisées de St.-Tryphon, +et les vergers continuels qui remplissent la vallée jusqu'à Bex. Je +marchais entre deux chaînes d'Alpes d'une grande hauteur: au milieu de +leurs neiges, je suivais une route unie le long d'un pays abondant, qui +semble avoir été dans des temps reculés presqu'entièrement couvert par +les eaux. + +La vallée où coule le Rhône depuis Martigny jusqu'au lac, est coupée +à -peu-près au milieu par des rochers couverts de pâturages et de forêts, +qui forment les premiers gradins des dents de Morcle et du Midi, et qui +ne sont séparés que par le lit du fleuve. Vers le nord, ces rocs sont en +grande partie couverts de bois de châtaigniers surmontés par des sapins. +C'est dans ces lieux un peu sauvages, qu'est ma demeure sur la base de +l'aiguille du Midi. Cette cime est l'une des plus belles des Alpes: elle +en est aussi l'une des plus élevées, si l'on ne considère pas uniquement +sa hauteur absolue, mais aussi son élévation, visible, et l'amphithéâtre +si bien ménagé qui développe toute la majesté de ses formes. De tous les +sommets dont des calculs trigonométriques, ou les estimations du +baromètre ont déterminé la hauteur, je n'en vois aucun, d'après le +simple aperçu des cartes et l'écoulement des eaux, dont la base soit +assise dans des vallées aussi profondes; je me crois fondé à lui donner +une élévation apparente à -peu-près aussi grande qu'à aucun autre sommet +de l'Europe. + +A la vue de ces gorges habitées, fertiles, et pourtant sauvages, je +quittai la route d'Italie qui se détourne en cet endroit pour passer à +Bex, et me dirigeant vers le pont du Rhône, je pris des sentiers à +travers des prés tels que nos peintres n'en font guère. Le pont, le +château et le cours du Rhône en cet endroit, forment un coup-d'Å“il +très-pittoresque: quant à la ville, je n'y vis de remarquable qu'une +sorte de simplicité. Son site est un peu triste, mais de la tristesse +que j'aime. Les montagnes sont belles, la vallée est unie; les rochers +touchent la ville et semblent la couvrir; le sourd roulement du Rhône +remplit de mélancolie cette terre comme séparée du globe, et qui paraît +creusée et fermée de toutes parts. Peuplée, cultivée, chargée de fruits +et de vignes, elle semble pourtant affligée et embellie de toute +l'austérité des déserts, lorsque des nuages noirs l'obscurcissent, +roulent sur les flancs de ses montagnes, en brunissent les sombres +sapins, se rapprochent, s'entassent, s'arrêtent immobiles, et semblent +la recouvrir toute entière comme un toit ténébreux: ou lorsque dans un +jour sans nuages, l'ardeur du soleil s'y concentre, en fait fermenter +les vapeurs invisibles, agite d'une ardeur importune ce qui respire sous +le ciel aride, et fait de sa solitude trop belle, un amer abandon. + +Les pluies froides que je venais d'éprouver en passant le Jorat, qui +n'est qu'une butte auprès des Alpes, et les neiges dont j'ai vu se +blanchir alors les monts de la Savoye, au milieu de l'été, m'ont fait +projetez plus sérieusement à la rigueur, et plus encore à la durée des +hivers dans la partie élevée de la Suisse. Je désirais réunir les +beautés des montagnes et la température des plaines. J'espérais trouver +dans les hautes vallées quelques pentes exposées au midi, précaution +bonne pour les beaux froids, mais très-peu suffisante contre les mois +nébuleux, et surtout contre la lenteur du printemps. Décidé pourtant à +ne point vivre ici dans les villes, je me croyais bien dédommagé de ces +inconvénients si je pouvais avoir pour hôtes de bons montagnards, dans +une simple vacherie, à l'abri des vents froids, près d'un torrent, dans +les pâturages et les sapins toujours verts. + +L'événement en a décidé autrement. J'ai trouvé ici un climat doux; non +pas dans les montagnes, à la vérité, mais entre les montagnes. Je me +suis laissé entraîner à rester près de St.-Maurice. Je ne vous dirai +point comment cela s'est fait; et je serais très-embarrassé s'il fallait +que je m'en rendisse compte. + +Ce que vous pourrez d'abord trouver bizarre, c'est que l'ennui profond +que j'ai éprouvé ici pendant quatre jours pluvieux, a beaucoup contribué +à m'y arrêter. Le découragement m'a pris: j'ai craint pour l'hiver, non +pas l'ennui de la solitude, mais l'ennui de la neige. Du reste j'ai été +décidé involontairement, sans choix, et par une sorte d'instinct qui +semblait me dire que tel était ce qui arriverait. + +Quand on vit que je songeais à m'arrêter dans le pays, plusieurs +personnes me témoignèrent de l'empressement d'une manière obligeante et +simple. Le propriétaire d'une maison fort jolie et voisine de la ville +fut le seul avec qui je me liai. Il me pressa d'habiter sa campagne, ou +de choisir entre d'autres, dont il me parla, et qui appartenaient à ses +amis. Mais je voulais une situation pittoresque, et une maison où je +fusse seul. Heureusement je sentis à temps, que si j'allais voir ces +diverses demeures, je me laisserais engager par complaisance, ou par +faiblesse, à en prendre une, quand même elles seraient toutes fort +éloignées de ce que je désirais. Alors le regret d'un mauvais choix ne +m'aurait laissé d'autre parti honnête à prendre que de quitter +tout-à -fait l'endroit. Je lui dis franchement mes motifs, et il me parut +les goûter assez. Je me mis à parcourir, les environs, à visiter les +sites qui me plaisaient davantage, et à chercher une demeure au hasard, +sans m'informer même s'il y en avait dans ces endroits-là . + +Je cherchais depuis deux jours: et c'était dans un pays où près de la +ville on trouve des lieux reculés comme au fond des déserts, et où par +conséquent je n'avais destiné que trois jours à des recherches que je ne +voulais pas étendre au loin. J'avais vu beaucoup d'habitations dans des +lieux qui ne me convenaient point, et plusieurs sites heureux sans +bâtiments, où dont les maisons de pierre et de construction misérable, +commençaient à me faire renoncer à mon projet, lorsque j'aperçus un peu +de fumée derrière de nombreux châtaigniers. + +Les eaux, l'épaisseur des ombrages, la solitude des prés de toute cette +pente me plaisaient beaucoup: mais elle est inclinée vers le nord, et +comme je voulais une exposition plus favorable, je ne m'y serais pas +arrêté sans cette fumée. Après avoir fait bien des détours, après avoir +passé des ruisseaux rapides, je parvins à une maison isolée à l'entrée +des bois et dans les prés les plus solitaires. Un logement passable, +une grange en bois, un potager fermé d'un large ruisseau, deux +fontaines d'une bonne eau, quelques rocs, le bruit des torrents, la +terre partout inclinée, des haies vives, une végétation abondante, un +pré universel prolongé sous les hêtres épars et sous les châtaigniers +jusqu'aux sapins de la montagne: tel est Charrières. Dès le même soir je +pris des arrangements avec le fermier; puis j'allai voir le propriétaire +qui demeure à Montey, une demi-lieue plus loin. Il me fit les offres les +plus obligeantes. Nous convînmes aussitôt, mais d'une manière moins +favorable pour moi que sa première proposition. Ce qu'il voulait +d'abord, n'eût pu être accepté que par un ami; et ce qu'il me força +d'accepter, eût paru généreux de la part d'une ancienne connaissance. Il +faut que cette manière d'agir soit comme naturelle dans quelques lieux, +surtout dans certaines familles. Lorsque j'en parlai dans la sienne à +St.-Maurice, je ne vis point que cela surprît personne. + +Je veux jouir de Charrières avant l'hiver. Je veux y être pour la +récolte des châtaignes, et j'ai bien résolu de ne pas perdre la +tranquille automne. + +Dans vingt jours je prends possession de la maison, de la châtaigneraie, +d'une partie des prés et des vergers. Je laisse aux fermiers l'autre +partie des pâturages et des fruits, le jardin potager, l'endroit destiné +au chanvre, et surtout le terrain labouré. + +Le ruisseau traverse circulairement la partie que je me suis réservée. +Ce sont les plus mauvaises terres, mais les plus beaux ombrages et les +recoins les plus solitaires. La mousse y nuit à la récolte des foins; +les châtaigniers, trop pressés, y donnent peu de fruit; l'on n'y a +ménagé aucune vue sur la longue vallée du Rhône; tout y est sauvage et +abandonné: on n'a pas même débarrassé un endroit resserré entre les +rocs, où les arbres renversés par le vent et consumés de vétusté, +arrêtent la vase et forment une sorte de digue: des aunes et des +coudriers y prirent racine, et rendent ce passage comme impénétrable. +Cependant le ruisseau filtre à travers ces débris; il en sort tout +rempli d'écume pour former un bassin naturel d'une grande pureté. De-là +il s'échappe entre les rocs; il roule sur la mousse ses flots +précipités; et, beaucoup plus bas, il ralentit son cours, quitte les +ombrages, et passe devant la maison sous un pont de trois planches de +sapin. + +On dit que les loups chassés par l'abondance des neiges, descendent, en +hiver, chercher jusques-là les os et les restes des viandes qu'il faut à +l'homme même dans les vallées pastorales. La crainte de ces animaux a +longtemps laissé cette demeure inhabitée. Pour moi ce n'est pas les +loups que j'y craindrai. Que les hommes me laissent libres, du moins +près de leurs antres! + + + + +LETTRE VI. + +DATX +St.-Maurice, 26 Août, I. + + +Un instant peut changer nos affections, mais ces instants sont rares. + +C'était hier: j'ai remis au lendemain pour vous écrire; je ne voulais +pas que ce trouble passât si vite. J'ai senti que je touchais quelque +chose dans le vide. J'avais comme de la joie, je me suis laissé aller; +il est toujours bon de savoir ce que c'est. + +N'allez pas rire de moi, parce que j'ai fait tout un jour comme si je +perdais la raison. Il s'en est peu fallu, je vous assure, que je n'aie +été assez simple pour ne pas soutenir ma folie un quart-d'heure. + +J'entrais à St.-Maurice. Une voiture de voyage allait au pas, et +plusieurs personnes descendaient aussi le pont. Vous savez déjà que de +ce nombre était une femme. Mon habillement français me fit apparemment +remarquer; je fus salué. Sa bouche est ronde; son regard......... pour +sa taille, pour tout le reste, je ne le sais pas plus que je ne sais son +âge: je ne m'inquiète pas de tout cela: il se peut même qu'elle ne soit +pas très-jolie. + +Je n'ai point examiné dans quelle auberge ils allaient, mais je suis +resté à St.-Maurice. Je crois que l'aubergiste, (c'est chez lui que je +vais toujours) m'aura mis à la même table parce qu'ils sont Français: il +me semble qu'il me l'a proposé. Vous pensez bien que je n'ai pas fait +chercher quelque chose de délicat pour le dessert afin de lui en offrir. + +J'ai passé le reste de la journée près du Rhône. Ils doivent être partis +ce matin; ils vont jusqu'à Sion: c'est le chemin de Leuck, où l'un des +voyageurs va prendre les bains. On dit que la route est belle. + +C'est une chose étonnante que l'accablement où un homme qui a quelque +force laisse consumer sa vie, pendant qu'il faut si peu pour le tirer de +sa léthargie. + +Croyez-vous qu'un homme qui achève son âge sans avoir aimé, soit +vraiment entré dans les mystères de la vie, que son cÅ“ur lui soit bien +connu, et que l'étendue de son existence lui soit dévoilée! Il me semble +qu'il est resté comme en suspens; et qu'il n'a vu que de loin ce que le +monde aurait été pour lui. + +Je ne me tais pas avec vous, parce que vous ne direz point: le voilà +amoureux. Jamais ce sot mot, qui rend ridicule celui qui le dit ou celui +de qui on le dit, ne sera dit de moi, je l'espère, par d'autres que par +des sots. + +Quand deux verres de punch ont écarté nos défiances, ont pressé nos +idées, dans cette impulsion qui nous soutient, nous croyons que +désormais nous allons avoir plus de force dans le caractère et vivre +plus libres; mais le lendemain matin nous nous ennuyons un peu plus. + +Si le temps n'était pas à l'orage, je ne sais comment je passerais la +journée: mais le tonnerre retentit déjà dans les rochers, le vent +devient très-violent; j'aime beaucoup tout ce mouvement des airs. S'il +pleut l'après-midi, il y aura de la fraîcheur, et du moins je pourrai +lire auprès du feu. + +Le courrier qui va arriver dans une heure, doit m'apporter des livres +depuis Lausanne où je suis abonné; mais s'il m'oublie, je ferai mieux, +et le temps se trouvera passé de même; je vous écrirai, pourvu que j'aie +seulement le courage de commencer. + + + + +LETTRE VII. + +DATX +St.-Maurice, 3 Septembre, I. + + +Je suis monté hier jusqu'à la région des glaces perpétuelles, sur la +dent du Midi. Avant que le soleil parût dans la vallée, j'étais déjà +parvenu sur le massif de roc qui domine la ville, et je traversais le +replain[15] en partie cultivé, qui le couvre. Je continuai par une pente +rapide, à travers d'épaisses forêts de sapins dont plusieurs parties +furent couchées par d'anciens hivers: ruines fécondes, vaste et confus +amas d'une végétation morte et reproduite de ses vieux débris. A huit +heures j'atteignis le sommet découvert qui surmonte cette pente, et qui +forme le premier degré remarquable de la musse étonnante dont la cime +restait encore si loin de moi. Alors je renvoyai mon guide, je m'essayai +avec mes propres forces; je voulais que rien de mercenaire n'altérât +cette liberté alpestre, et que nul homme de la plaine n'affaiblît +l'austérité d'une région sauvage. Je sentis s'agrandir mon être ainsi +livré seul aux obstacles et aux dangers d'une nature difficile, loin des +entraves factices et de l'industrieuse oppression des hommes. + +Je voyais avec une sorte de fermeté voluptueuse, s'éloigner rapidement +le seul homme que je dusse trouver dans ces vastes précipices. Je +laissai à terre montre, argent, tout ce qui était sur moi, et à -peu-près +tous mes vêtements, et je m'éloignai sans prendre soin de les cacher. +Ainsi, direz-vous, le premier acte de mon indépendance fut au moins une +bizarrerie; et je ressemblai à ces enfants trop contraints, qui ne font +que des étourderies lorsqu'on les laisse à eux-mêmes. Je conviens qu'il +y eut bien quelque puérilité dans mon empressement de tout abandonner, +et dans accoutrement nouveau; mais enfin j'en marchais plus à mon aise, +et tenant le plus souvent entre les dents la branche que j'avais coupée +pour m'aider dans les descentes, je me mis à gravir avec les mains la +crête de rocs qui joint ce sommet secondaire à la masse principale. +Plusieurs fois je me traînai entre deux abîmes dont je n'apercevais pas +le fond. Je parvins ainsi jusqu'aux granits. + +Mon guide m'avait dit que je ne pourrais pas m'élever davantage. Je fus +en effet arrêté longtemps; mais enfin je trouvai, en redescendant un +peu, des passages plus praticables; et les gravissant avec l'audace d'un +montagnard, j'arrivai à une sorte de bassin rempli d'une neige glacée et +encroûtée que les étés n'ont jamais fondue. Je montai encore beaucoup; +mais, parvenu au pied du pic le plus élevé de toute la dent, je ne pus +en atteindre la pointe dont l'escarpement se trouvait à peine incliné, +et qui m'a paru passer d'environ cinq cents pieds le point où j'étais. + +Quoique j'eusse traversé peu de neiges, comme je n'avais pris aucunes +précautions contre elles, mes yeux fatigués de leur éclat et brûlés par +la réflexion du soleil de midi sur leur surface glacée, ne purent bien +discerner les objets. D'ailleurs beaucoup des sommets que j'apercevais +me sont inconnus: je n'ai pu être certain que des plus remarquables. +Depuis que je suis en Suisse, je ne lis que de Saussure, Bourrit, +Tableaux de la Suisse, etc., mais je suis encore fort étranger dans les +Alpes. Je n'ai pu néanmoins méconnaître la cime colossale du Mont-Blanc +qui s'élevait sensiblement au-dessus de moi; celle du Velan; une autre +plus éloignée, mais plus haute, que je suppose être le Mont-Rosa; et la +dent de Morcle, de l'autre côté de la vallée, vis-à -vis, près de moi, +mais plus bas, par de-là les abîmes. Le bloc de granit que je ne pouvais +monter nuisait beaucoup à la partie la plus frappante peut-être de cet +immense tableau. C'est derrière lui que s'étendaient les longues +profondeurs du Valais, bordées de l'un et de l'autre côté par les +glaciers de Sanetz, de Lauter-brunnen et des Pennines, et terminées par +les dômes du Gothard et du Titlis, les neiges de la Furca, les pyramides +du Schreckhorn et du Finster-aar-horn. + +Mais cette vue des sommets abaissés sous les pieds de l'homme: cette vue +si grande, si imposante, si éloignée de la monotone nullité du paysage +des plaines, n'était pas encore ce que je cherchais dans la nature +libre, dans l'immobilité silencieuse, dans l'air pur. Sur les terres +basses, c'est une nécessité que l'homme naturel soit sans cesse altéré; +en respirant cette atmosphère sociale si épaisse, si orageuse, si pleine +de fermentation, toujours ébranlée par le bruit des arts, le fracas des +plaisirs ostensibles, les cris de la haine et les perpétuels +gémissements de l'anxiété et des douleurs. Mais là , sur ces monts +déserts, où le ciel est plus immense; où l'air est plus fixe, et les +temps moins rapides, et la vie plus permanente: là , la nature entière +exprime éloquemment un ordre plus grand, une harmonie plus visible, un +ensemble éternel: là , l'homme retrouve sa forme altérable mais +indestructible; il respire l'air sauvage loin des émanations sociales; +son être est à lui comme à l'univers: il vit d'une vie réelle dans +l'unité sublime. + +Voilà ce que je voulais éprouver; ce que je cherchais du moins. +Incertain de moi-même dans l'ordre de choses arrangé à grands frais par +d'ingénieux enfants[16], je suis monté demander à la nature pourquoi je +suis mal au milieu d'eux. Je voulais savoir enfin si mon existence est +étrangère dans l'ordre humain, ou si l'ordre social actuel s'éloigne de +l'harmonie éternelle, comme une sorte d'irrégularité ou d'exception +accidentelle dans le mouvement du monde. Enfin je crois être sûr de moi. +Il est des moments qui dissipent la défiance, les prévenions, les +incertitudes; et où l'on connaît ce qui est, par une impérieuse et +inébranlable conviction. + +Qu'il soit donc ainsi. Je vivrai misérable et presque ridicule sur une +terre assujettie aux caprices de ce monde éphémère; opposant à mes +ennuis cette conviction qui me place intérieurement auprès de l'homme +tel qu'il serait. Et s'il se rencontre quelqu'un d'un caractère assez +peu flexible pour que son être formé sur le modèle antérieur, ne puisse +être livré aux empreintes sociales: si, dis-je, le hasard me fait +rencontrer un tel homme, nous nous entendrons; il me restera; je serai à +lui pour toujours; nous reporterons l'un vers l'autre nos rapports avec +le reste du monde; et, quittés des autres hommes dont nous plaindrions +les vains besoins, nous suivrons, s'il se peut, une vie plus naturelle, +plus égale. Cependant qui pourra dire si elle serait plus heureuse, sans +accord avec les choses, et passée au milieu des peuples souffrants? + +Je ne saurais vous donner une idée juste de ce monde nouveau; ni vous +exprimer la permanence des monts, dans une langue des plaines. Les +heures m'y semblaient à -la-fois et plus tranquilles et plus fécondes: et +comme si le roulement des astres eût été ralenti dans le calme +universel, je trouvais dans la lenteur et l'énergie de ma pensée, une +succession que rien ne précipitait et qui pourtant devançait son cours +habituel. Quand je voulus estimer sa durée, je vis que le soleil ne +l'avait pas suivie; et je jugeai que le sentiment de l'existence est +réellement plus pesant et plus stérile dans l'agitation des terres +humaines. Je vis que malgré la lenteur des mouvements apparents, c'est +dans les montagnes, sur leurs cimes paisibles, que la pensée, moins +pressée, est plus véritablement active: l'homme des vallées consume, +sans en jouir, sa durée inquiète et irritable; semblable à ces insectes +toujours mobiles qui perdent leurs efforts en vaines oscillations, et +que d'autres, aussi faibles mais plus tranquilles, laissent derrière eux +dans leur marche directe et toujours soutenue. + +La journée était ardente, l'horizon fumeux, et les vallées vaporeuses. +L'éclat des glaces remplissait l'atmosphère inférieure de leurs reflets +lumineux; mais une pureté inconnue semblait essentielle à l'air que je +respirais. A cette hauteur, nulle exhalaison des lieux bas, nul accident +de lumière ne troublait, ne divisait la vague et sombre profondeur des +cieux. Leur couleur apparente n'était plus ce bleu pâle et éclairé, doux +revêtement des plaines, agréable et délicat mélange qui forme à la terre +habitée une enceinte visible où l'Å“il se repose et s'arrête. Là l'éther +indiscernable laissait la vue se perdre dans l'immensité sans bornes; au +milieu de l'éclat du soleil et des glacières, chercher d'autres mondes +et d'autres soleils comme sous le vaste ciel des nuits; et par-dessus +l'atmosphère embrasée des feux du jour, pénétrer un univers nocturne. + +Insensiblement des vapeurs s'élevèrent des glacières et formèrent des +nuages sous mes pieds. L'éclat des neiges ne fatigua plus mes yeux, et +le ciel devint plus sombre encore et plus profond. Un brouillard couvrit +les Alpes, quelques pics isolés sortaient seuls de cet océan de vapeurs; +de filets de neige éclatante retenus dans les fentes de leurs aspérités, +rendaient le granit plus noir et plus sévère. Le dôme neigeux du +Mont-Blanc élevait sa masse inébranlable sur cette mer grise et mobile, +sur ces brumes amoncelées que le vent creusait et soulevait en ondes +immenses. Un point noir parut dans leurs abîmes; il s'éleva rapidement, +il vint droit à moi, c'était le puissant aigle des Alpes, ses ailes +étaient humides et son Å“il farouche; il cherchait une proie, mais à la +vue d'un homme il se mit à fuir avec un cri sinistre, il disparut en se +précipitant dans les nuages. Ce cri fut vingt fois répété; mais par des +sons secs, sans aucun prolongement, semblables à autant de cris isolés +dans le silence universel. Puis tout rentra dans un calme absolu; comme +si le son lui-même eût cessé d'être, et que la propriété des corps +sonores eût été effacée de l'univers. Jamais le silence n'a été connu +dans les vallées tumultueuses: ce n'est que sur les cimes froides que +règne cette immobilité, cette solennelle permanence que nulle langue +n'exprimera, que l'imagination n'atteindra pas. Sans les souvenirs +apportés des plaines, l'homme n'y pourrait croire qu'il soit hors de lui +quelque mouvement dans la nature; le cours même des astres lui serait +inexplicable; et jusqu'aux variations des vapeurs tout lui semblerait +subsister dans le changement même. Chaque moment présent lui paraissant +continu, il aurait la certitude sans avoir jamais le sentiment de la +succession des choses; et les perpétuelles mutations de l'univers +seraient à sa pensée un mystère impénétrable. + +Je voudrais avoir conservé des traces plus sûres non pas de mes +sensations générales dans ces contrées muettes, elles ne seront point +oubliées, mais des idées qu'elles amenèrent et dont ma mémoire n'a +presque rien gardé. Dans des lieux si différents, l'imagination peut à +peine rappeler un ordre de pensées que semblent repousser tous les +objets présents. Il eût fallu écrire ce que j'éprouvais; mais alors +j'eusse bientôt cessé de sentir d'une manière extraordinaire. Il y a +dans ce soin de conserver sa pensée pour la retrouver ailleurs, quelque +chose de servile, et qui tient aux soins d'une vie dépendante. Ce n'est +pas dans les moments d'énergie que l'on s'occupe des autres temps ou des +autres hommes: on ne penserait pas alors pour des convenances factices, +pour la renommée, ou même pour l'utilité publique. On est plus naturel, +on ne pense pas même pour user du moment présent: on ne commande pas à +ses idées, on ne veut pas réfléchir, on ne demande pas à son esprit +d'approfondir une matière, de découvrir des choses cachées, de trouver +ce qui n'a pas été dit. La pensée n'est pas active et réglée, mais +passive et libre: on songe, on s'abandonne; on est profond sans esprit, +grand sans enthousiasme, énergique sans volonté; on rêve, on ne médite +point. Ne soyez pas surpris que je n'aie rien à vous dire après avoir eu +pendant plus de six heures des sensations et des idées que ma vie +entière ne ramènera peut-être pas. Vous savez comment fut trompée +l'attente de ces hommes du Dauphiné qui herborisaient avec J.-J. Ils +parvinrent à un sommet dont la position était propre à échauffer un +génie poétique: ils attendaient un beau morceau d'éloquence; l'auteur de +Julie s'assit à terre, se mit à jouer avec quelques brins d'herbe, et ne +dit mot. + +Il pouvait être cinq heures lorsque je remarquai combien les ombres +s'allongeaient, et que j'éprouvai quelque froid dans l'angle ouvert au +couchant où j'étais resté longtemps immobile sur le granit. Je n'y +pouvais prendre de mouvement: la marche était trop difficile sur ces +escarpements. Les vapeurs étaient dissipées; et je vis que la soirée +serait belle, même dans les vallées. + +J'aurais été dans un vrai danger si les nuages se fussent épaissis; mais +je n'y avais pas songé jusqu'à ce moment. La couche d'air grossier qui +enveloppe la terre m'était trop étrangère dans l'air pur que je +respirais, vers les confins de l'éther: et toute prudence s'était +éloignée de moi, comme si elle n'eût été qu'une convenance de la vie +factice. + +En redescendant sur la terre habitée, je sentis que je reprenais la +longue chaîne des sollicitudes et des ennuis. Je rentrai a dix heures: +la lune donnait sur ma fenêtre. Le Rhône roulait avec bruit: il ne +faisait aucun vent; tout dormait dans la ville. Je songeai aux monts que +je quittais, à Charrières que je vais habiter, à la liberté que je me +suis donnée. + + + + +LETTRE VIII. + +DATX +St.-Maurice, 14 septembre, I. + + +Je reviens d'une course de plusieurs jours dans les montagnes. Je ne +vous en dirai rien; j'ai bien d'autres choses à vous apprendre. J'avais +découvert un site étonnant, et je me promettais d'y retourner plusieurs +fois, car il n'est pas loin de St.-Maurice. Avant de me coucher, +j'ouvris une lettre; elle n'était point de votre écriture: le mot +pressée, écrit d'une manière très-apparente, me donna de l'inquiétude. +Tout est suspect à celui qui n'échappe qu'avec peine à d'anciennes +contraintes. Dans mon repos, tout changement devait me répugner; je +n'attendais rien de favorable, et je pouvais beaucoup craindre. + +Je crois que vous soupçonnerez facilement ce dont il s'agit. Je fus +frappé, accablé; puis je me décidai à tout négliger, à tout surmonter, +à abandonner pour toujours ce qui me rapprocherait des choses que j'ai +quittées. Cependant après bien des incertitudes, plus sensé ou plus +faible, j'ai cru voir qu'il fallait perdre un temps pour assurer le +repos de l'avenir. Je cède; j'abandonne Charrières, et je me prépare à +partir. Nous parlerons de cette malheureuse affaire. + +Ce matin je ne pouvais supporter la pensée d'un si grand changement; et +même je me mis à délibérer de nouveau. Enfin j'allai à Charrières +prendre d'autres dispositions et annoncer mon départ. C'est là que je me +suis décidé irrévocablement. Je voulais écarter l'idée de la saison qui +s'avance, et des ennuis dont je sens déjà le poids. J'ai été dans les +prés; on les fauchait pour la dernière fois. Je me suis arrêté sur un +roc pour ne voir que le ciel, il se voilait de brumes. J'ai regardé les +châtaigniers, j'ai vu des feuilles qui tombaient. Alors je me suis +rapproché du ruisseau, comme si j'eusse craint qu'il ne fût aussi tari; +mais il coulait toujours. + +Inexplicable nécessité des choses humaines! Je vais à Lyon. J'irai à +Paris, voilà qui est résolu. Adieu. Plaignons l'homme qui trouve bien +peu, et à qui ce peu est encore enlevé. + +Enfin, du moins, nous nous verrons à Lyon. + + + + +LETTRE IX. + +DATX +Lyon; 22 Octobre, I. + + +Je partis pour Méterville le surlendemain de votre départ de Lyon. J'y +ai passé dix-huit jours. Vous savez quelle inquiétude m'environne, et de +quels misérables soins je suis embarrassé sans avoir rien de +satisfaisant à m'en promettre. Mais attendant une lettre qui ne pouvait +arriver qu'au bout de douze à quinze jours, j'allai passer ce temps à +Méterville. + +Si je ne sais pas rester indifférent et calme au milieu des ennuis dont +je dois m'occuper, et dont l'issue paraît dépendre de moi; je me sens au +moins capable de les oublier absolument dès que je n'y puis rien faire. +Je sais attendre avec sécurité l'avenir quelque alarmant qu'il puisse +être, dès que le soin de le prévenir ne demandant plus mon attention +présente, je puis en suspendre le souvenir et en détourner ma pensée. + +En effet je ne chercherais pas, pour les plus beaux jours de ma vie, une +paix plus profonde que la sécurité de ce court intervalle. Il fut +pourtant obtenu entre des sollicitudes dont le terme ne saurait être +prévu: et comment? par des moyens si simples qu'ils feraient rire tant +d'hommes à qui ce calme ne sera jamais connu. + +Cette terre est peu considérable, et dans une situation plus tranquille +que brillante. Vous connaissez ses maîtres, leurs caractères, leurs +procédés, leur amitié simple, leurs manières attachantes. J'y arrivai +dans un moment favorable. On devait le lendemain commencer à cueillir le +raisin d'un grand treillage exposé au midi et qui regarde les bois +d'Armand. Il fut décidé à souper que ce raisin destiné à faire une pièce +de vin soigné, serait cueilli par nos mains seules, et avec choix, pour +laisser quelque jours à la maturité des grappes les moins avancées. Le +lendemain, dès que le brouillard fut un peu dissipé, je mis un van sur +une brouette; et j'allais le premier au fonds du clos commencer la +récolte: je la fis presque seul, sans chercher un moyen plus prompt; +j'aimais cette lenteur; je voyais à regret quelqu'autre y travailler: +elle dura, je crois, douze jours. Ma brouette allait et revenait dans +des chemins négligés et remplis d'une herbe humide; je choisissais les +moins unis, les plus difficiles: et les jours coulaient ainsi dans +l'oubli, au milieu des brouillards, parmi les fruits, au soleil +d'automne. Et quand le soir était venu, on versait du thé dans du lait +encore chaud; on riait des hommes qui cherchent le plaisir, on se +promenait derrière de vieilles charmilles, et l'on se couchait content. +J'ai vu les vanités de la vie, et je porte en mon cÅ“ur l'ardent principe +de ses plus vastes passions. J'y porte aussi le sentiment des grandes +choses sociales, et celui de l'ordre philosophique: j'ai lu Marc-Auréle, +il ne m'a point surpris; je conçois les vertus difficiles, et jusqu'à +l'héroïsme des monastères. Tout cela peut animer mon âme, et ne la +remplit pas. Cette brouette que je charge de fruit et pousse doucement, +la soutient mieux. Il semble qu'elle voiture paisiblement mes heures, et +que son mouvement utile et lent, sa marche mesurée conviennent à +l'habitude ordinaire de la vie. + + + + +LETTRE X. + +DATX +Paris, 20 juin, seconde année. + + +Rien ne se termine: les misérables affaires qui me retiennent ici se +prolongent chaque jour; et plus je m'irrite de ces retards, plus leur +terme devient incertain. Les faiseurs d'affaires pressent les choses +avec le sang froid de gens à qui leur durée est habituelle, et qui +d'ailleurs se plaisent dans cette marche lente et embarrassée digne de +leur âme astucieuse, et si commode pour leurs ruses cachées. J'aurais +plus de mal à vous en dire s'ils m'en faisaient moins: au reste vous +savez mon opinion constante sur ce métier que j'ai toujours regardé +comme le plus plat et le plus funeste. Un homme de loi me promène de +difficultés en difficultés: croyant que je dois être intéressé et sans +droiture, il marchande pour sa partie; il pense, en m'excédant de +lenteurs et de formalités, me réduire à donner ce que je ne puis +accorder, puisque je ne l'ai pas. Ainsi après avoir passé six mois à +Lyon malgré moi, je suis encore condamné à en passer davantage peut-être +ici. + +L'année s'écoule: en voilà une encore à retrancher de mon existence. +J'ai perdu le printemps presque sans murmure, mais l'été dans Paris! Je +passe une partie du temps dans les dégoûts inséparables de ce qu'on +appelle faire ses affaires: et quand je voudrais rester en repos le +reste du jour, et chercher dans ma demeure une sorte d'asile contre ces +longs ennuis, j'y trouve un ennui plus intolérable. J'y suis dans le +silence au milieu du bruit; et seul je n'ai rien à faire dans un monde +turbulent. Il n'y a point ici de milieu entre l'inquiétude et +l'inaction; il faut s'ennuyer si l'on n'a des affaires et des passions. +Je suis là , ne sachant que faire, dans ma chambre ébranlée du +retentissement perpétuel de tous les cris, de tous les travaux, de toute +l'inquiétude d'un peuple actif. J'ai sous ma fenêtre une sorte de place +publique remplie de charlatans, de faiseurs de tours, de marchandes de +fruits et de crieurs de tous genres. Vis-à -vis est le mur élevé d'un +monument public; le soleil l'éclaire depuis deux heures jusqu'au soir: +cette masse blanche et aride tranche durement sur le ciel bleu; et les +plus beaux jours sont pour moi les plus pénibles. Un colporteur +infatigable répète les titres de ses journaux: sa voix dure et monotone +semble ajouter à l'aridité de cette place brûlée du soleil: et si +j'entends quelque blanchisseuse chanter à sa fenêtre sous les toits, je +perds patience et je m'en vais. Voici trois jours qu'un pauvre estropié +et ulcéré se place au coin d'une rue tout près de moi, et là il demande +d'une voix élevée et lamentable durant douze grandes heures. Imaginez +l'effet de cette plainte répétée à intervalles égaux pendant les beaux +jours fixes. Il faut que je reste dehors tout le jour jusqu'à ce qu'il +change de place. Mais où aller? je connais ici très-peu de monde; ce +serait un grand hasard que dans si peu de personnes il y en eût une +seule à qui je convinsse: aussi ne vais-je nulle part. Pour les +promenades publiques il y en a de fort belles à Paris; mais pas une où +je puisse rester une demi-heure sans ennui. + +Je ne connais rien qui fatigue tant nos jours que cette perpétuelle +lenteur de toutes choses. Elle retient sans cesse dans un état +d'attente: elle fait que la vie s'écoule avant que l'on ait atteint le +point où l'on prétendait commencer à vivre. De quoi me plaindrai-je +pourtant? combien peu d'hommes ne perdent pas leur vie! Et ceux qui la +passent dans les cachots construits par la bienfaisance des lois! Mais +comment peut-il se résoudre à vivre celui qui supporte dans un cachot +vingt années de jeunesse? il ignore toujours combien il y doit rester +encore: si le moment de la délivrance était proche! J'oubliais ceux qui +n'oseraient finir volontairement: les hommes ne leur ont pas au moins +permis de mourir. Et nous osons gémir sur nous-mêmes! + + + + +LETTRE XI. + +DATX +Paris, 27 juin, II. + + +Je passe assez souvent deux heures à la bibliothèque: non pas +précisément pour m'instruire, ce désir-là se refroidit sensiblement; +mais parce que ne sachant trop avec quoi remplir ces heures qui pourtant +coulent irréparables, je les trouve moins pénibles quand je les emploie +au dehors, que s'il faut les consumer chez moi. Des occupations un peu +commandées me conviennent dans mon découragement: trop de liberté me +laisserait dans l'indolence. J'ai plus de tranquillité entre des gens +silencieux comme moi, que seul au milieu d'une population tumultueuse. +J'aime ces longues salles, les unes solitaires, les autres remplies de +gens attentifs, antique et froid dépôt des efforts et de toutes les +vanités humaines. + +Quand je lis Bougainville, Chardin, Laloubère, je me pénètre de +l'ancienne mémoire des terres épuisées, de la renommée d'une sagesse +lointaine, ou de la jeunesse des îles heureuses: mais oubliant enfin et +Persépolis, et Benarès, et Tinian même, je réunis les temps et les lieux +dans le point présent où les conceptions humaines les perçoivent tous. +Je vois ces esprits avides qui acquièrent dans le silence et la +contention, tandis que l'éternel oubli, roulant sur leurs têtes savantes +et séduites, amène leur mort nécessaire, et va dissiper en un moment de +la nature, et leur être, et leur pensée, et leur siècle. + +Les salles environnent une cour longue, tranquille, couverte d'herbe, où +sont deux ou trois statues, quelques ruines, et un bassin d'eau verte +qui paraît ancienne comme ces monuments. Je sors rarement sans m'arrêter +un quart-d'heure dans cette enceinte silencieuse. J'aime à rêver en +marchant sur ces vieux pavés que l'on a tirés des carrières, pour +préparer aux pieds de l'homme une surface sèche et stérile. Mais le tem +et l'abandon les remettent en quelque sorte sous la terre en les +recouvrant d'une couche nouvelle, et en redonnant au sol sa végétation +et des teintes de son aspect naturel. Quelquefois je trouve ces pavés +plus éloquents que les livres que je viens d'admirer. + +Hier, en consultant l'Encyclopédie, j'ouvris le volume à un endroit que +je ne cherchais pas, et je ne me rappelle pas quel était cet article: +mais il s'agissait d'un homme qui, fatigué d'agitations et de revers, se +jeta dans une solitude absolue par une de ces résolutions victorieuses +des obstacles, et qui font qu'on s'applaudit tous les jours d'en avoir +eu un de volonté, forte. L'idée de cette vie indépendante n'a rappelé à +mon imagination ni les libres solitudes de l'Imaüs, ni les îles faciles +de la Pacifique, ni les Alpes plus accessibles et déjà tant regrettées. +Mais un souvenir distinct, m'a présenté d'une manière frappante, et avec +une sorte de surprise et d'inspiration, les rochers stériles et les bois +de Fontainebleau. + +Il faut que je vous parle davantage de ce lieu un peu étranger au milieu +de nos campagnes. Vous comprendrez mieux alors comment je m'y suis +fortement attaché. + +Vous savez que, jeune encore, je demeurai quelques années à Paris. Les +parents avec qui j'étais, malgré leur goût pour la ville, passèrent +plusieurs fois le mois de septembre à la campagne chez des amis. Une +année ce fut à Fontainebleau, et deux autres fois depuis nous allâmes +chez ces mêmes personnes qui demeurèrent alors au pied de la forêt, vers +la rivière. J'avais, je crois, quatorze, quinze et dix-sept ans lorsque +je vis Fontainebleau. Après une enfance casanière, inactive et ennuyée, +si je sentais en homme à certains égards, j'étais enfant à beaucoup +d'autres. Embarrassé, incertain; pressentant tout peut-être, mais ne +connaissant rien; étranger à ce qui m'environnait, je n'avais d'autre +caractère décidé que d'être inquiet et malheureux. La première fois je +n'allais point seul dans la forêt; je me rappelle peu de ce que j'y +éprouvais, je sais seulement que je préférai ce lieu à tous ceux que +j'avais vus, et qu'il fut le seul où je désirai de retourner. L'année +suivante, je parcourus avidement ces solitudes; je m'y égarais à +dessein, content lorsque j'avais perdu toute trace de ma route et que je +n'apercevais aucun chemin fréquenté. Quand j'atteignais l'extrémité de +la forêt, je voyais avec peine ces vastes plaines nues et ces rochers +dans l'éloignement. Je retournais aussitôt, je m'enfonçais dans le plus +épais du bois; et quand je trouvais un endroit découvert et fermé de +toutes parts, où je ne voyais que des sables et des genièvres, +j'éprouvais un sentiment de paix, de liberté, de joie sauvage, pouvoir +de la nature sentie pour la première fois dans l'âge facilement heureux. +Je n'étais pas gai pourtant: presque heureux, je n'avais que l'agitation +du bien-être. Je m'ennuyais en jouissant, et je rentrais toujours +triste. Plusieurs fois j'étais dans les bois avant que le soleil parût. +Je gravissais les sommets encore dans l'ombre; je me mouillais dans la +bruyère pleine de rosée; et quand le soleil paraissait, je regrettais +la clarté incertaine qui précède l'aurore. J'aimais les fondrières, les +vallons obscurs, les bois épais; j'aimais les collines couvertes de +bruyère; j'aimais beaucoup les grès renversés et les rocs ruineux; +j'aimais bien plus ces sables vastes et mobiles, dont nul pas d'homme ne +marquait l'aride surface sillonnée çà et là par la trace inquiète de la +biche ou du lièvre en fuite. Quand j'entendais un écureuil, quand je +faisais partir un daim, je m'arrêtais, j'étais assez bien, et pour un +moment je ne cherchais plus rien. C'est à cette époque que je remarquai +le bouleau, arbre solitaire qui m'attristait déjà et que depuis je ne +rencontre jamais sans plaisir. J'aime le bouleau; j'aime cette écorce +blanche, lisse et crevassée; cette tige agreste; ces branches qui +s'inclinent vers la terre; la mobilité des feuilles; et tout cet +abandon, simplicité de la nature, attitude des déserts. + +Temps perdus, et qu'on ne saurait oublier! Illusion trop vaine d'une +sensibilité expansive! Que l'homme est grand dans son inexpérience: +qu'il serait fécond, si le regard froid de son semblable, si le souffle +aride de l'injustice ne venait pas sécher son cÅ“ur! J'avais besoin de +bonheur. J'étais né pour souffrir. Vous connaissez ces jours sombres, +voisins des frimas, dont l'aurore elle-même épaississant les brumes, ne +commence la lumière que par des traits sinistres d'une couleur ardente +sur les nues amoncelées. Ce voile ténébreux, ces rafales orageuses, ces +lueurs pâles, ces sifflements à travers les arbres qui plient et +frémissent, ces déchirements prolongés semblables à des gémissements +funèbres: voilà le matin de la vie: à midi, des tempêtes plus froides et +plus continues; le soir, des ténèbres plus épaisses: et la journée de +l'homme est achevée. + +Le prestige spécieux, infini, qui naît avec le cÅ“ur de l'homme, et qui +semblait devoir subsister autant que lui, se ranima un jour: j'allai +jusqu'à croire que j'aurais des désirs satisfaits. Ce feu subit et trop +impétueux, brûla dans le vide, et s'éteignit sans avoir rien éclairé. +Ainsi, dans la saison des orages, apparaissent pour l'effroi de l'être +vivant, des éclairs instantanés dans la nuit ténébreuse. + +C'était en mars: j'étais à Lu.** Il y avait des violettes au pied des +buissons et des lilas, dans un petit pré bien printanier, bien +tranquille, incliné au soleil de midi. La maison était au-dessus, +beaucoup plus haut. Un jardin en terrasse ôtait la vue des fenêtres. +Sous le pré, des rocs difficiles et droits comme des murs: au fonds, un +large torrent; et par de-là , d'autres rochers couverts de prés, de +haies, et de sapins! Les murs antiques de la ville passaient à travers +tout cela: il y avait un hibou dans leurs vieilles tours. Le soir, la +lune éclairait: des cors se répondaient dans l'éloignement; et la voix +que je n'entendrai plus....! Tout cela m'a trompé. Ma vie n'a encore eu +que cette seule erreur. Pourquoi donc ce souvenir de Fontainebleau, et +non pas celui de Lu?** + + + + +LETTRE XII. + +DATX +28 juillet, II. + + +Enfin je me crois dans le désert. Il y a ici des espaces où l'on +n'aperçoit aucune trace d'hommes. Je me suis soustrait pour une saison, +à ces soins inquiets qui usent notre durée, qui confondent notre vie +avec les ténèbres qui la précèdent et les ténèbres qui la suivent, ne +lui laissant d'autre avantage que d'être elle-même un néant moins +tranquille. + +Quand je passai, le soir, le long de la forêt, et que je descendis à +Valvin, sous les bois, dans le silence, il me sembla que j'allais me +perdre dans des torrents, des fondrières, des lieux romantiques et +terribles. J'ai trouvé des collines de grès culbutés, des formes +petites, un sol assez plat et à peine pittoresque: mais le silence, et +l'abandon, et la stérilité m'ont suffi. + +Entendez-vous bien le plaisir que je sens quand mon pied s'enfonce dans +un sable mobile et brûlant: quand j'avance avec peine, et qu'il n'y a +point d'eau, point de fraîcheur, point d'ombrage? Je vois un espace +inculte et muet; des roches ruineuses, dépouillées et ébranlées: et les +forces de la nature assujetties à la force des temps. N'est-ce pas comme +si j'étais paisible, quand je trouve, au-dehors, sous le ciel ardent, +d'autres difficultés et d'autres excès que ceux de mon cÅ“ur. + +Je ne m'oriente point: au contraire, je m'égare quand je puis. Souvent +je vais en ligne droite, sans suivre de sentiers. Je cherche à ne +conserver aucun renseignement, et à ne pas connaître la forêt, afin +d'avoir toujours quelque chose à y trouver. Il y a un chemin que j'aime +à suivre: il décrit un cercle comme la forêt elle-même, en sorte qu'il +ne va ni aux plaines ni à la ville; il ne suit aucune direction +ordinaire; il n'est ni dans les vallons, ni sur les hauteurs; il semble +n'avoir point de fin; il passe à travers tout, et n'arrive à rien: je +crois que j'y marcherais toute ma vie. + +Le soir, il faut bien rentrer, dites-vous; et vous plaisantez déjà de ma +prétendue solitude: mais vous vous trompez; vous me croyez à +Fontainebleau, ou dans un village, dans une chaumière. Rien de tout +cela. Je n'aime pas plus les maisons _champêtres_ de ces pays-ci que +leurs villages, ni leurs villages que leurs villes. Si je condamne le +faste, je hais la misère. Autrement, il eût mieux valu rester à Paris; +j'y eusse trouvé l'un et l'autre. + +Mais voici ce que je ne vous ai point dit dans ma dernière lettre +remplie de l'agitation qui me presse quelquefois. + +Un jour que je parcourais ces bois-ci, je vis, dans un lieu épais, deux +biches fuir devant un loup. Il était assez près d'elles; je jugeai qu'il +les devait atteindre, et je m'avançai du même côté pour voir la +résistance, et l'aider s'il se pouvait. Elles sortirent du bois dans une +place découverte, occupée par des roches et des bruyères; mais lorsque +j'arrivai je ne les vis plus. Je descendis dans tous les fonds de cette +sorte de lande creusée et inégale, où l'on avait taillé beaucoup de grès +pour les pavés: je ne trouvai rien. En suivant une autre direction pour +rentrer dans le bois, je vis un chien, qui d'abord me regardait en +silence, et qui n'aboya que lorsque je m'éloignai de lui. En effet, +j'arrivais presqu'à l'entrée de la demeure pour laquelle il veillait. +C'était une sorte de souterrain fermé en partie naturellement par les +rocs, et en partie par des grès rassemblés, par des branches de +genévriers, de la bruyère et de la mousse. Un ouvrier qui, pendant plus +de trente ans avait taillé des pavés dans les carrières voisines, +n'ayant ni bien ni famille, s'était retiré là pour quitter, avant de +mourir, un travail forcé, pour échapper aux mépris et aux hôpitaux. Je +lui vis un lit et une armoire: il y avait auprès de son rocher quelques +légumes dans un terrain assez aride; et ils vivaient lui, son chien et +son chat, d'eau, de pain et de liberté. J'ai beaucoup travaillé, me +dit-il, je n'ai jamais rien eu; mais enfin je suis tranquille, et puis +je mourrai bientôt. Cet homme grossier me disait l'histoire humaine. +Mais la savait-il? Croyait-il d'autres hommes plus heureux? Souffrait-il +en se comparant à d'autres? Je n'examinerai point tout cela. J'étais +bien jeune. Son air rustre et un peu farouche, m'occupait beaucoup. Je +lui avais offert un écu; il l'accepta, et me dit qu'il aurait du vin: ce +mot là diminua de mon estime pour lui. Du vin! me disais-je; il y a des +choses plus utiles: c'est peut-être le vin, l'inconduite qui l'auront +mené là , et non pas le goût de la solitude. Pardonne, homme simple, +malheureux solitaire! Je n'avais point appris alors que l'on buvait +l'oubli des douleurs. Maintenant je suis homme, je connais l'amertume +qui navre, et les dégoûts qui ôtent les forces: je sais respecter celui +dont le premier besoin est de cesser un moment de gémir. Je suis indigné +quand je vois des hommes à qui la vie est facile, reprocher durement à +un pauvre qu'il boit du vin, et qu'il n'a pas de pain. Quelle âme ont +donc reçue ces gens-là qui ne connaissent pas de plus grande misère que +d'avoir faim? + +Vous concevez à présent la force de ce souvenir qui me vint inopinément +à la bibliothèque. Son idée rapide me livra à tout le sentiment d'une +vie réelle, d'une sage simplicité, de l'indépendance de l'homme dans une +nature possédée. + +Ce n'est pas que je prenne pour une telle vie celle que je mène ici: et +que, dans mes grès, au milieu des plaines misérables, je me croie +l'homme de la nature. Autant vaudrait, comme un homme du quartier +St.-Paul, montrer à mes voisins les beautés champêtres d'un pot de +réséda appuyé sur la gouttière, et d'un jardin de persil encaissé sur un +côté de la fenêtre, ou donner à un demi-arpent de terre entouré d'un +ruisseau, des noms de promontoires et de solitudes maritimes d'un autre +hémisphère, pour rappeler de grands souvenirs et des mÅ“urs lointaines +entre les plâtres et les toits de chaume d'une paroisse champenoise. + +Seulement, puisque je suis condamné à toujours attendre la vie, je +m'essaie à végéter absolument seul et isolé: j'ai mieux aimé passer +quatre mois ainsi, que de les perdre à Paris dans d'autres puérilités +plus grandes et plus misérables. Je veux vous dire, quand nous nous +verrons, comment je me suis choisi un manoir, et comment je l'ai fermé; +comment j'y ai transporté le peu d'effets que j'ai amenés ici sans +mettre personne dans mon secret; comment je me nourris de fruits et de +certains légumes; où je vais chercher de l'eau; comment je suis vêtu +quand il pleut; et toutes les précautions que je prends pour rester bien +caché, et pour que nul Parisien, passant huit jours à la campagne, ne +vienne ici se moquer de moi. + +Vous rirez aussi, mais j'y consens; car votre rire ne sera point comme +le leur; et j'ai ri de tout ceci avant vous. Je trouve pourtant que +cette vie a bien de la douceur, quand, pour en mieux sentir l'avantage, +je sors de la forêt, que je pénètre dans les terres cultivées, que je +vois au loin un château fastueux dans les campagnes nues: quand, après +une lieue labourée et déserte, j'aperçois cent chaumières entassées, +odieux amas dont les rues, les étables et les potagers, les murs, les +planchers, les toits humides, et jusqu'aux hardes et aux meubles, ne +paraissent qu'une même fange, dans laquelle toutes les femmes crient, +tous les enfants pleurent, tous les hommes suent. Et si, parmi tant +d'avilissement et de douleurs, je cherche, pour ces malheureux, une paix +morale et des espérances religieuses; je vois pour patriarche, un prêtre +avide, sinistre, aigri par les regrets, séparé trop tôt du monde; un +jeune homme chagrin, sans dignité, sans sagesse, sans onction, que l'on +ne vénère pas, que l'on voit vivre, qui damne les faibles, et ne console +pas les bons: et pour tout signe d'espérance et d'union, ce signe de +crainte et d'abnégation; ce gibet sanctifié, étrange emblème, triste +reste d'institutions antiques et grandes que l'on a misérablement +perverties. + +Il est pourtant des hommes qui voient cela bien tranquillement, et qui +ne se doutent même pas qu'on puisse le voir d'une autre manière. + +Triste et vaine conception d'un monde meilleur! Indicible extension +d'amour! Regret des temps qui coulent inutiles! Sentiment universel[17], +soutiens et dévore ma vie: que serait-elle sans ta beauté sinistre? +C'est par toi qu'elle est sentie: c'est par toi qu'elle périra. + +Que quelquefois encore, sous le ciel d'automne, dans ces derniers beaux +jours que les brumes remplissent d'incertitude, assis près de l'eau qui +emporte la feuille jaunie, j'entende les accents simples et profonds +d'une mélodie primitive. Qu'un jour, montant le Grimsel ou le Titlis, +seul avec l'homme des montagnes, j'entende sur l'herbe courte, auprès +des neiges, les sons romantiques que connaissent les vaches +d'Underwalden et d'Hasly: et que là , une fois avant la mort, je puisse +dire à un homme qui m'entende: Si nous avions vécu! + + + + +LETTRE XIII. + +DATX +Fontainebleau, 31 juillet, II. + + +Quand un sentiment invincible nous entraîne loin des choses que l'on +possède, et nous remplit de volupté, puis de regrets, en nous faisant +pressentir des biens que rien ne peut donner, cette sensation profonde +et fugitive n'est qu'un témoignage intérieur de la supériorité de nos +facultés sur notre destinée. C'est cette raison même qui le rend si +court, et le change aussitôt en regret: il est délicieux, puis +déchirant. L'abattement suit toute impulsion immodérée. Nous souffrons +de n'être pas ce que nous pourrions être; mais si nous nous trouvions +dans l'ordre de choses qui manque à nos désirs, nous n'aurions plus ni +cet excès des désirs, ni cette surabondance des facultés: nous ne +jouirions plus du plaisir d'être au-delà de nos destinées, d'être plus +grand que ce qui nous entoure, plus fécond que nous n'avons besoin de +l'être. Dans l'occasion de ces voluptés mêmes que nos conceptions +pressentaient si ardemment, nous resterons froids et souvent rêveurs, +indifférents, ennuyés même; parce qu'on ne peut pas être d'une manière +effective plus que soi-même: parce que nous sentons alors la limite +irrésistible de la nature des êtres, et qu'employant nos facultés à des +choses positives, nous ne les trouvons plus pour nous transporter +au-delà , dans la région supposée des choses idéales soumises à l'empire +de l'homme réel. + +Mais pourquoi ces choses seraient-elles purement idéales? C'est ce que +je ne saurais concevoir. Pourquoi ce qui n'est point, semble-t-il +davantage selon la nature de l'homme que ce qui est? La vie positive est +aussi comme un songe; c'est elle qui n'a point d'ensemble, point de +suite, point de but. Elle a des parties certaines et fixes: elle en a +d'autres qui ne sont que hasard et discordance, qui passent comme des +ombres, et dans lesquelles on ne trouve jamais ce qu'on a vu. Ainsi, +dans le sommeil, on pense en même temps des choses vraies et suivies, et +d'autres bizarres, désunies et chimériques, qui se lient, je ne sais +comment, aux premières. Le même mélange compose, et les rêves de la +nuit, et les sentiments du jour. La sagesse antique a dit que le moment +du réveil viendrait enfin..... + + + + +LETTRE XIV. + +DATX +Fontainebleau, 7 août, II. + + +M. R*. que vous connaissez, disait dernièrement: quand je prends ma +tasse de café j'arrange bien le monde. Je me permets aussi ces sortes de +songes; et lorsque je marche dans les bruyères, entre les genièvres +encore humides, je me surprends quelquefois à imaginer les hommes +heureux. Je vous l'assure, il me semble qu'ils pourraient l'être. Je ne +veux pas faire une autre espèce, ni un autre globe; je ne veux pas tout +réformer: ces sortes d'hypothèses ne mènent à rien, dites-vous, +puisqu'elles ne sont applicables à rien de connu. Eh bien, prenons ce +qui existe nécessairement; prenons le tel qu'il est, en arrangeant +seulement ce qu'il y a d'accidentel. Je ne veux pas des espèces +chimériques, ou nouvelles; mais, voilà mes matériaux, d'après eux je +fais mon plan selon ma pensée. + +Je voudrais deux points; un climat fixe, des hommes vrais. Si je sais +quand la pluie fera déborder les eaux, quand le soleil séchera mes +plantes, quand l'ouragan ébranlera ma demeure, c'est à mon industrie à +lutter contre les forces naturelles contraires à mes besoins: mais quand +j'ignore le moment de chaque chose, quand le mal m'opprime sans que le +danger m'ait averti, quand la prudence peut me perdre, et que les +intérêts des autres confiés à mes précautions m'interdisent +l'insouciance, et jusqu'à la sécurité, n'est-ce pas une nécessité que ma +vie soit inquiète et malheureuse? N'en est-ce pas une que l'inaction +succède à des travaux forcés, et que, comme l'a si bien dit Voltaire, je +consume tous mes jours dans les convulsions de l'inquiétude, ou dans la +léthargie de l'ennui. + +Si les hommes sont presque tous dissimulés, si la duplicité des uns +force au moins les autres à la réserve, n'est-ce pas une nécessité +qu'ils joignent au mal inévitable que plusieurs cherchent à faire aux +autres en leur propre faveur, une masse beaucoup plus grande de maux +inutiles? N'est-ce pas une nécessité que l'on se nuise réciproquement, +malgré soi, que chacun s'observe et se prévienne, que les ennemis soient +inventifs, et que les amis soient prudents? N'est-ce pas une nécessité +qu'un homme de bien soit perdu dans l'opinion par un propos indiscret, +par un faux jugement; qu'une inimitié, née d'un soupçon mal fondé, +devienne mortelle; que ceux qui auraient voulu bien faire soient +découragés; que de faux principes s'établissent; que la ruse soit plus +utile que la sagesse, la valeur, la magnanimité; que des enfants +reprochent à un père de famille de n'avoir pas fait ce qu'on appelle une +rouerie, et que des Etats périssent pour ne s'être pas permis un crime? +Dans cette perpétuelle incertitude, je demande ce que devient la morale; +et dans l'incertitude des choses, ce que devient la sûreté: sans sûreté, +sans morale, je demande si le bonheur n'est pas un rêve d'enfant? + +L'instant de la mort resterait inconnu: il n'y a pas de mal sans durée; +et pour vingt autres raisons, la mort ne doit pas être mise au nombre +des malheurs. Il est bon d'ignorer quand tout doit finir; car on +commencerait rarement ce que l'on saurait ne pas achever. Je veux donc +que chez l'homme, à -peu-près tel qu'il est, l'ignorance de la durée de +la vie ait plus d'utilité que d'inconvénients; mais l'incertitude des +choses de la vie n'est point comme celle de leur terme. Un incident que +vous n'avez pu prévoir dérange votre plan, et vous prépare de longues +contrariétés: pour la mort elle anéantit votre plan, elle ne le dérange +pas; vous ne souffrirez point de ce que vous ne saurez pas. Le plan de +ceux qui restent en peut être contrarié: mais c'est avoir assez de +certitude que d'avoir celle de ses propres affaires; et je ne veux pas +imaginer des choses tout-à -fait bonnes selon l'homme. Le monde que +j'arrange me serait suspect s'il ne contenait plus de mal, et je ne +supposerais qu'avec une sorte d'effroi une harmonie parfaite: il me +semble que la nature n'en admet pas de telle. + +Un climat fixe, et surtout des hommes vrais, inévitablement vrais, cela +me suffit. Je suis heureux, si je sais ce qui est. Je laisse au ciel ses +orages et ses foudres; à la terre les boues, les sécheresses; au sol la +stérilité; à nos corps leur faiblesse, leurs besoins, leur dégénération; +aux hommes leurs différences et leurs incompatibilités, leur +inconstance, leurs erreurs, leurs vices mêmes, et leur nécessaire +égoïsme; au temps sa lenteur et son irrévocabilité: ma cité est heureuse +si les choses sont réglées, si les pensées sont connues. Il ne lui faut +plus qu'une bonne législation: et, si les pensées sont connues, il est +impossible qu'elle ne l'ait pas. + + + + +LETTRE XV. + +DATX +Fontainebleau, 9 août, II. + + +Parmi quelques volumes d'un format commode que j'apportai ici je ne sais +trop pourquoi, j'ai trouvé le roman ingénieux de Phrosine et Mélidor. Je +l'ai parcouru, j'en ai lu et relu la fin. Il est des jours pour les +douleurs: nous aimons à les chercher dans nous, à suivre leurs +profondeurs, et à rester surpris devant leurs proportions démesurées: +nous essayons, du moins dans les misères humaines, cet infini que nous +voulons donner à notre ombre avant qu'un souffle du temps l'efface. + +Ce moment déplorable, cette situation sinistre, cette mort nocturne au +milieu des voluptés mystérieuses! Dans ces brouillards ténébreux, tant +d'amour, tant de pertes et d'affreuses vengeances! et ce déchirement +d'un cÅ“ur trompé quand Phrosine, cherchant à la nage le roc et le +flambeau, entraînée par la lueur perfide, périt épuisée dans la vaste +mer!... + +Je ne connais pas de dénouement plus beau, de mort plus lamentable. Le +jour finissait, il n'y avait point de lune: il n'y avait point de +mouvement; le ciel était calme, les arbres immobiles. Quelques insectes +sous l'herbe, un seul oiseau éloigné chantaient dans la chaleur du soir. +Je m'assis, je restai longtemps: il me semble que je n'eus que des idées +vagues. Je parcourais la terre et les siècles; je frémissais de l'Å“uvre +de l'homme. Je reviens à moi, je me trouve dans ce chaos; j'y vois ma +vie perdue; je pressens les temps futurs du monde. Rochers de Rugi! si +j'avais eu là vos abîmes![18] + +La nuit était déjà sombre. Je me retirai lentement; je marchais au +hasard, j'étais rempli d'ennui. J'avais besoin de larmes, mais je ne pus +que gémir. Les premiers temps ne sont plus: j'ai les tourmentes de la +jeunesse, et n'en ai point les consolations. Mon cÅ“ur encore fatigué du +feu d'un âge inutile, est flétri et desséché comme s'il était dans +l'épuisement de l'âge refroidi. Je suis éteint, sans être calmé. Il y en +a qui jouissent de leurs maux; mais pour moi tout a passé: je n'ai ni +joie, ni espérance, ni repos: il ne me reste rien, je n'ai plus de +larmes. + + + + +LETTRE XVI. + +DATX +Fontainebleau, 12 août, II. + + +Que de sentiments augustes! Que de souvenirs! Quelle majesté tranquille +dans une nuit douce, calme, éclairée! Quelle grandeur! Cependant l'âme +est accablée d'incertitudes. Elle voit que le sentiment qu'elle a reçu +des choses la livre aux erreurs: elle voit qu'il y a des vérités, mais +qu'elles sont dans un grand éloignement. On ne saurait comprendre la +nature, à la vue de ces astres immenses dans le ciel toujours le même. + +Il y a là une permanence qui nous confond: c'est pour l'homme une +effrayante éternité. Tout passe; l'homme passe; et les mondes ne passent +pas? La pensée est dans un abîme entre les vicissitudes de la terre et +les cieux immuables.[19] + + + + +LETTRE XVII. + +DATX +Fontainebleau, 14 août, II. + + +Je vais dans les bois avant que le soleil éclaire; je le vois se lever +pour un beau jour; je marche dans la fougère encore humide, dans les +ronces, parmi les biches, sous les bouleaux du mont Chauvet: un +sentiment de ce bonheur qui était possible, m'agite avec force, me +pousse et m'oppresse. Je monte, je descends, je vais comme un homme qui +veut jouir: puis un soupir, quelque humeur, et tout un jour misérable. + + + + +LETTRE XVIII. + +DATX +Fontainebleau, 17 août, II. + + +Même ici, je n'aime que le soir. L'aurore me plaît un moment: je crois +que je sentirais sa beauté, mais le jour qui va la suivre doit être si +long! J'ai bien une terre libre à parcourir; mais elle n'est pas assez +sauvage, assez imposante. Les formes en sont basses; les roches petites +et monotones; la végétation n'y a pas en général cette force, cette +profusion qui m'est nécessaire; on n'y entend bruire aucun torrent dans +des profondeurs inaccessibles: c'est une terre des plaines. Rien ne +m'opprime ici, rien ne me satisfait. Je crois même que l'ennui augmente: +c'est que je ne souffre pas assez. Je suis donc plus heureux? Point du +tout: souffrir ou être malheureux, ce n'est pas la même chose; jouir ou +être heureux, ce n'est pas non plus une même chose. + +Ma situation est douce, et je mène une triste vie. Je suis ici on ne +peut mieux; libre, tranquille, bien portant, sans affaires, indifférent +sur l'avenir dont je n'attends rien, et perdant sans peine le passé dont +je n'ai pas joui. Mais il y a dans moi une inquiétude qui ne me quittera +pas; c'est un besoin que je ne connais pas, que je ne conçois pas, qui +me commande, qui m'absorbe, qui m'emporte au-delà des êtres +périssables..... Vous vous trompez, et je m'y étais trompé moi-même: ce +n'est pas le besoin d'aimer. Il y a une distance bien grande du vide de +mon cÅ“ur à l'amour qu'il a tant désiré; mais il y a l'infini entre ce +que je suis, et ce que j'ai besoin d'être. L'amour est immense, il n'est +pas infini. Je ne veux point jouir; je veux espérer, je voudrais savoir! +Il me faut des illusions sans bornes, qui s'éloignent pour me tromper +toujours. Que m'importe ce qui peut finir? L'heure qui arrivera dans +soixante années est là tout auprès de moi. Je n'aime point ce qui se +prépare, s'approche, arrive, et n'est plus. Je veux un bien, un rêve, +une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au-delà de moi, plus +grande que mon attente elle-même, plus grande que tout ce qui passe. Je +voudrais être toute intelligence, et que l'ordre éternel du monde..... +Et, il y a trente ans, l'ordre était, et je n'étais point! + +Accident éphémère et inutile, je n'existais pas, je n'existerai pas: je +trouve avec étonnement mon idée plus vaste que mon être; et, si je +considère que ma vie est ridicule à mes propres yeux, je me perds dans +des ténèbres impénétrables. Plus heureux, sans doute, celui qui coupe du +bois, qui fait du charbon, et qui prend de l'eau bénite quand le +tonnerre gronde! Il vit comme la brute? Non: mais il chante en +travaillant. Je ne connaîtrai point sa paix, et je passerai comme lui. +Le temps aura fait couler sa vie; l'agitation, l'inquiétude, les +fantômes d'une puérile grandeur égarent et précipitent la mienne. + + + + +LETTRE XIX. + +DATX +Fontainebleau, 18 août, II. + + +Il est pourtant des moments où je me vois plein d'espérance et de +liberté; le temps et les choses descendent devant moi avec une +majestueuse harmonie; et je me sens heureux, comme si je pouvais l'être: +je me suis surpris revenant à mes anciennes années; j'ai retrouvé dans +la rose les beautés du plaisir et sa céleste éloquence. Heureux! moi? +Cependant je le suis; et heureux avec plénitude, comme celui qui se +réveille des alarmes d'un songe pour rentrer dans une vie de paix et de +liberté; comme celui qui sort de la fange des cachots, et revoit, âpres +dix ans, la sérénité du ciel; heureux comme l'homme qui aime ... celle +qu'il a sauvée de la mort! Mais l'instant passe: un nuage devant le +soleil intercepte sa lumière féconde; les oiseaux se taisent; l'ombre +en s'étendant, entraîne et chasse devant elle et mon rêve et ma joie. + +Alors je me mets à marcher; je vais, je me hâte pour rentrer tristement: +et bientôt je retourne dans les bois parce que le soleil peut paraître +encore. Il y a dans tout cela quelque chose qui tranquillise et qui +console. Ce que c'est? je ne le sais pas bien: mais quand la douleur +m'endort, le temps ne s'arrête point; et j'aime à voir mûrir le fruit +qu'un vent d'automne fera tomber. + + + + +LETTRE XX. + +DATX +Fontainebleau, 27 août, II. + + +Combien peu il faut à l'homme qui veut seulement vivre: et combien il +faut à celui qui veut vivre content et employer ses jours! Celui-là +serait bien plus heureux qui aurait la force de renoncer au bonheur, et +de voir qu'il est trop difficile: mais faut-il donc qu'il reste toujours +seul? La paix elle-même est un triste bien si on n'espère point la +partager. + +Je sais que plusieurs trouvent assez de permanence dans un bien du +moment; et que d'autres savent se borner à une manière d'être sans ordre +et sans goût. J'en ai vu se faire la barbe devant un miroir cassé. Les +langes des enfants étaient étendus à la fenêtre: une de leurs robes +pendait contre le tuyau du poêle: leur mère les lavait auprès de la +table sans nappe, où étaient servis sur des plats recousus, du bouilli +réchauffé avec des petits oignons, et les restes du dindon du dimanche. +Il y aurait eu de la soupe grasse si le chat n'eût pas renversé le +bouillon. On appelle cela une vie simple: pour moi je l'appelle une vie +malheureuse, si elle est momentanée; je l'appelle une vie de misère, si +elle est forcée et durable; mais si elle est volontaire, si l'on ne s'y +déplaît pas, si l'on compte subsister ainsi, je l'appelle une existence +ridicule. + +C'est une bien belle chose, dans les livres, que le mépris des +richesses; mais avec un _ménage_ et point d'argent, il faut ou ne rien +sentir, ou avoir un force inébranlable; or je doute qu'avec un grand +caractère on se soumette à une telle vie. On supporte tout ce qui est +accidentel; mais c'est adopter cette misère que d'y plier pour toujours +sa volonté. Ces stoïciens là manqueraient-ils du sentiment des choses +convenables qui apprend à l'homme que vivre ainsi n'est point vivre +selon sa nature? Leur simplicité sans ordre, sans délicatesse, sans +honte, ressemble plus, à mon avis, à la sale abnégation d'un moine +mendiant, à la grossière pénitence d'un Fakir, qu'à la fermeté, qu'à +l'indifférence philosophique. + +Il est une propreté, un soin, un accord, un ensemble dans la simplicité +elle-même. Mais ces gens dont je parle, n'ont pas un miroir de vingt +sous, et ils vont au spectacle: ils ont de la faïence écornée, et des +habits de fin drap: ils ont des manchettes bien plissées à des chemises +d'une toile grossière: s'ils se promènent, c'est aux Champs-Elysées; ces +solitaires y vont voir les passants, disent-ils: et pour voir ces +passants, ils vont s'en faire mépriser et s'asseoir sur quelques restes +d'herbe parmi la poussière que l'ait la foule. Dans leur flegme +philosophique ils dédaignent ces convenances arbitraires, et mangent +leurs brioches, à terre, entre les enfants et les chiens, entre les +pieds de ceux qui vont et reviennent. Là ils étudient l'homme en jasant +avec les bonnes et les nourrices: là ils méditent une brochure, où les +rois seront avertis des dangers de l'ambition; où le luxe de la bonne +société sera réformé; où tous les hommes apprendront qu'il faut modérer +ses désirs, vivre selon la nature, manger des gâteaux de Nanterre et +boire _à la fraîche_. + +Je ne veux pas vous en dire plus. Si j'allais vous mener trop loin dans +la disposition à plaisanter certaines choses, vous pourriez rire aussi +de la manière bizarre dont je vis dans ma forêt: car il y a bien quelque +puérilité à se faire un désert auprès d'une capitale. Il faut que vous +conveniez pourtant qu'il reste encore de la distance entre mes bois près +de Paris, et un tonneau dans Athènes: et je vous accorderai de mon côté +que les Grecs, policés comme nous, pouvaient faire plus que nous des +choses singulières, parce qu'ils étaient plus près des anciens teins. Le +tonneau fut choisi pour y mener publiquement, et dans la maturité de +l'âge, la vie d'un sage. Cela est bien extraordinaire; mais +l'extraordinaire ne choquait pas excessivement les Grecs. L'usage, les +choses reçues ne formaient point leur code suprême. Tout chez eux +pouvait avoir son caractère particulier: et ce qu'il était rare d'y +rencontrer, c'était une chose qui leur fût ordinaire et universelle. +Comme un peuple qui fait, ou qui continue l'essai de la vie sociale, ils +semblaient chercher l'expérience des institutions et des usages, et +ignorer encore qu'elles étaient les habitudes exclusivement bonnes. Mais +nous à qui il ne reste plus aucun doute là -dessus, nous qui avons, en +tout, adopté le mieux possible, nous faisons bien de consacrer nos +moindres manières, et de punir de mépris l'homme assez stupide pour +sortir d'une trace si bien connue. Au reste, ce qui m'excuse +sérieusement, moi qui n'ai nulle envie d'imiter les cyniques, c'est que +je ne prétends point me faire honneur d'un caprice de jeune homme; ni, +au milieu des hommes, opposer directement ma manière à la leur, dans des +choses que le devoir ne me prescrit point. Je me permets une singularité +indifférente par elle-même, et que je juge m'être bonne à certains +égards. Elle choquerait leur manière de penser: il me semble que c'est +le seul inconvénient qu'elle puisse avoir, et je la leur cache afin de +l'éviter. + + + + +LETTRE XXI. + +DATX +Fontainebleau, 1 septembre, II. + + +Il fait de bien beaux jours et je suis dans une paix profonde. Autrefois +j'aurais joui davantage dans cette liberté entière, dans cet abandon de +toute affaire, de tout projet, dans cette indifférence sur tout ce qui +peut arriver. + +Je commence à sentir que j'avance dans la vie. Ces impressions +délicieuses, ces émotions subites qui m'agitaient autrefois et +m'entraînaient si loin d'un monde de tristesse, je ne les retrouve plus +qu'altérées et affaiblies. Ce désir ineffable que réveillait dans moi +chaque sentiment de quelque beauté dans les choses naturelles, cette +espérance pleine d'incertitudes et de charme, ce feu céleste qui éblouit +et consume un cÅ“ur jeune, cette volupté expansive dont il éclaire devant +lui le fantôme immense, tout cela n'est déjà plus. Je commence à voir +ce qui est utile, ce qui est commode, et non plus ce qui est beau. + +Vous qui connaissez mes besoins sans bornes, dites moi ce que je ferai +de la vie, quand j'aurai perdu ces moments d'illusions qui brillaient +dans ses ténèbres comme les lueurs orageuses dans une nuit sinistre? Ils +la rendaient plus sombre, je l'avouerai, mais ils montraient qu'elle +pouvait changer, et que la lumière subsistait encore. Maintenant que +deviendrai-je s'il faut que je me borne à ce qui est; et que je reste +contenu dans ma manière de vivre, dans mes intérêts personnels, dans le +soin de me lever, de m'occuper, de me coucher? + +J'étais bien différent dans ces temps où il était possible que +j'aimasse. J'avais été romanesque dans mon enfance, et alors encore +j'imaginai une retraite selon mes goûts. J'avais faussement réuni dans +un point du Dauphiné, l'idée des formes alpestres à celles d'un climat +d'oliviers, de citronniers; mais enfin le mot de _Chartreuse_ m'avait +frappé: et c'était là , près de Grenoble, que je rêvais ma demeure. Je +croyais alors que des lieux heureux faisaient beaucoup pour une vie +heureuse; et que là , avec une femme aimée, je posséderais cette félicité +inaltérable dont le besoin remplissait mon cÅ“ur trompé. + +Mais voici une chose bien étrange, dont je ne puis rien conclure, et +dont je n'affirmerai rien sinon que le fait est tel. Je n'avais jamais +rien vu, ni rien lu, que je sache, qui m'eût donné quelque connaissance +du local de la Grande Chartreuse. Je savais uniquement que cette +solitude était dans les montagnes du Dauphiné. Mon imagination composa +d'après cette notion confuse et d'après ses propres penchants, le site +où devait être le monastère, et, près de lui, ma demeure. Elle approcha +singulièrement de la vérité; car, voyant longtemps après une gravure qui +représentait ces mêmes lieux, je me dis avant d'avoir lu: voilà la +Grande Chartreuse, tant elle me rappela ce que j'avais imaginé. Et quand +il se trouva que c'était elle effectivement, cela me fit frémir de +surprise et de regret: et il me sembla que j'avais perdu une chose qui +m'était comme destinée. Depuis ce projet de ma première jeunesse, je +n'entends point sans une émotion pleine d'amertume, ce mot Chartreuse. + +Plus je rétrograde dans ma jeunesse, plus je trouve les impressions +profondes. Si je passe l'âge où les idées ont déjà de l'étendue; si je +cherche dans mon enfance, ces premières fantaisies d'un cÅ“ur +mélancolique qui n'a jamais eu de véritable enfance, et qui s'attachait +aux émotions fortes et aux choses extraordinaires avant qu'il fût +seulement décidé s'il aimerait, ou n'aimerait pas les jeux; si, dis-je, +je cherche ce que j'éprouvais à sept ans, à six ans, à cinq ans, je +trouve des impressions aussi ineffaçables, plus confiantes, plus douces +et formées par ces illusions entières dont aucun autre âge n'a possédé +le bonheur. + +Je ne me trompe point d'époque: je sais, avec certitude, quel âge +j'avais lorsque j'ai pensé à telles choses, lorsque j'ai lu tel livre. +J'ai lu l'histoire du Japon de KÅ“mpfer, dans ma place ordinaire, auprès +d'une certaine fenêtre, dans cette maison près du Rhône, que mon père a +quittée un peu avant sa mort. L'été suivant, j'ai lu Robinson-Crusoé. +C'est alors que je perdis cette exactitude que l'on avait remarquée en +moi: il me devint impossible de l'aire sans plume, des calculs moins +compliqués que celui que j'avais fait à quatre ans et demi, sans rien +écrire et sans savoir aucune règle d'arithmétique, si ce n'est +l'addition; calcul qui avait tant surpris toutes les personnes +rassemblées chez Mad. Belp. dans cette soirée dont vous savez +l'histoire. + +La faculté de percevoir les rapports indéterminés l'emporta alors sur +celle de combiner des rapports mathématiques. Les relations morales +devenaient sensibles: le sentiment du beau commençait à naître......... + +DATX +3 septembre. + +J'ai vu qu'insensiblement j'allais raisonner. Je me suis arrêté. +Lorsqu'il ne s'agit que du sentiment on peut ne consulter que soi, mais +dans les choses qui doivent être discutées, il y a toujours beaucoup à +gagner quand on peut savoir ce qu'en ont pensé d'autres hommes. J'ai +précisément ici un volume qui contient _Les pensées philosophiques_ de +_Diderot_, son _Traité du beau_, etc. Je l'ai pris, et je suis sorti. + +Si je suis de l'avis de Diderot, peut-être il paraîtra que c'est parce +qu'il parle le dernier, et je conviens que cela fait ordinairement +beaucoup: mais je modifie sa pensée à ma manière, car je parle encore +après lui. + +Laissant Wolf, Crouzas, et le sixième sens d'Hutcheson, je pense +à -peu-près comme tous les autres: et c'est pour cela que je ne pense +point que la définition du beau puisse être exprimée d'une manière si +simple, et si brève, que l'a fait Diderot. Je crois, comme lui, que le +sentiment de la beauté ne peut exister hors de la perception des +rapports; mais de quels rapports? S'il arrive que l'on songe au beau +quand on voit des rapports quel conques, ce n'est pas qu'on en ait alors +la perception, l'on ne fait que l'imaginer. Parce qu'on voit des +rapports, on suppose un centre, on pense à des analogies, on s'attend à +une extension nouvelle de l'âme et des idées; mais ce qui est beau ne +fait pas seulement penser à tout cela comme par réminiscence ou par +occasion, il le contient et le montre. C'est un avantage sans doute +quand une définition peut être exprimée par un seul mot: mais il ne faut +pas que cette concision la rende trop générale et dès-lors fausse. + +Je dirais donc: _Le beau est ce qui excite en nous l'idée de rapports +disposés vers une même fin, selon des convenances analogues à notre +nature._ Cette définition, renferme les notions d'ordre, de proportions, +d'unité, et même d'utilité. + +Ces rapports sont ordonnés vers un centre, ou un but; ce qui fait +l'ordre et l'unité. Ils suivent des convenances qui ne sont autre chose +que la proportion, la régularité, la symétrie, la simplicité selon que +l'une ou l'autre de ces convenances se trouve plus ou moins essentielles +à la nature du tout que ces rapports composent. Ce tout est l'unité +sans laquelle il n'y a pas de résultat, ni d'ouvrage qui puisse être +beau, parce qu'alors il n'y a pas même d'ouvrage. Tout produit doit être +un: ou n'a rien fait ai on n'a pas mis d'ensemble à ce qu'on a fait. Une +chose n'est pas belle sans ensemble; elle n'est pas une chose, mais un +assemblage de choses qui pourront produire l'unité et la beauté, lorsque +unies à ce qui leur manque encore, elles formeront un tout. Jusques-là +ce sont des matériaux: leur réunion n'opère point de beauté, quoiqu'ils +puissent être beaux en particulier, comme ces composés individuels, +entiers et complets peut-être, mais dont l'assemblage encore informe, +n'est pas un ouvrage: ainsi une compilation des plus belles pensées +morales éparses et sans liaison, ne forme point un traité de morale. + +Dès-lors que cet ensemble plus ou moins composé, mais pourtant un et +complet, a des analogies sensibles avec la nature de l'homme, il lui est +utile directement ou indirectement. Il peut servir à ses besoins, ou du +moins étendre ses connaissances; il peut être pour lui un moyen +nouveau, ou l'occasion d'une industrie nouvelle; il peut ajouter à son +être, et plaire à son espoir inquiet, à son avidité. + +La chose est plus belle, il y a vraiment unité, lorsque les rapports +perçus sont exacts, lorsqu'ils concourent à un centre commun: et s'il +n'y a précisément que ce qu'il faut pour coopérer à ce résultat, la +beauté est plus grande, il y a simplicité. Toute qualité est altérée par +le mélange d'une qualité étrangère: lorsqu'il n'y a point de mélange, la +chose est plus exacte, plus symétrique, plus simple, plus une, plus +belle; elle est parfaite. + +La notion d'utilité entre principalement de deux manières dans celles de +la beauté. D'abord l'utilité de chaque partie pour leur fin commune; +puis l'utilité du tout pour nous qui avons des analogies avec ce tout. + +On lit dans _Philosophie de la nature: Il me semble que le philosophe +peut définir la beauté l'accord expressif d'un tout avec ses parties_. + +J'ai trouvé dans une note, que vous l'aviez ainsi définie autrefois: +_La convenance des diverses parties d'une chose avec leur destination +commune, selon les moyens les plus féconds à -la-fois et les plus +simples._ Ce qui se rapproche du sentiment de Crouzas, à +l'assaisonnement près. Car il compte cinq caractères du beau; et il +définit ainsi la proportion qui en est un, _l'unité_ assaisonnée _de +variété, de régularité et d'ordre dans chaque partie_. + +Si la chose bien ordonnée, analogue à nous et dans laquelle nous +trouvons de la beauté, nous paraît supérieure ou égale à ce que nous +contenons en nous, nous la disons belle. Si elle nous paraît inférieure, +nous la disons jolie. Si ses analogies avec nous sont relatives à des +choses de peu d'importance; mais qui servent directement à nos habitudes +et à nos désirs présents, nous la disons agréable. Quand elle suit les +convenances de notre âme, en animant, en étendant notre pensée, en +généralisant, en exaltant nos affections, en nous montrant dans les +choses extérieures des analogies grandes ou nouvelles, qui nous +donnent, une extension inespérée et le sentiment d'un ordre immense, +universel, d'une fin commune à beaucoup d'êtres, nous la disons sublime. + +La perception des rapports ordonnés, produit l'idée de la beauté: et +l'extension de l'âme, occasionnée par leur analogie avec notre nature, +en est le sentiment. + +Quand les rapports indiqués ont quelque chose de vague et d'immense; +quand l'on sent bien mieux qu'on ne voit, leur convenances avec nous et +avec une partie de la nature, il en résulte un sentiment délicieux, +plein d'espoir et d'illusions, une jouissance indéfinie qui promet des +jouissances sans bornes. Voilà le genre de beauté qui charme, qui +entraîne. Le joli amuse la pensée, le beau soutient l'âme, le sublime +l'étonne ou l'exalte; mais ce qui séduit et passionne les cÅ“urs, ce sont +des beautés plus vagues et plus étendues encore, peu connues, jamais +expliquées, mystérieuses et ineffables. + +Ainsi dans les cÅ“urs faits pour aimer, l'amour embellit toutes choses, +et rend délicieux le sentiment de la nature entière. Comme il établit +en nous le rapport le plus grand qu'on puisse connaître hors de soi, il +nous rend habiles un sentiment de tous les rapports, de toutes les +harmonies; il découvre à nos affections un monde nouveau. Emportés par +ce mouvement rapide, séduits par cette énergie qui promet tout, et dont +rien encore n'a pu nous désabuser, nous cherchons, nous sentons, nous +aimons, nous voulons tout ce que la nature contient pour l'homme. + +Mais les dégoûts de la vie viennent nous comprimer et nous forcer de +nous replier en nous-mêmes. Dans notre marche rétrograde, nous nous +attachons à abandonner les choses extérieures, et à nous contenir dans +nos besoins positifs; centre de tristesse, où l'amertume et le silence +de tant de choses, n'attendent pas la mort, pour creuser à nos cÅ“urs ce +vide du tombeau où se consument et s'éteignent tout ce qu'ils pouvaient +avoir de candeur, de grâces, de désirs et de bonté primitive. + + + + +LETTRE XXII. + +DATX +Fontainebleau, 12 octobre, II. + + +Il fallait bien revoir une fois tous les sites que j'aimais à +fréquenter. Je parcours les plus éloignés, avant que les nuits soient +froides, que les arbres se dépouillent, que les oiseaux s'éloignent. + +Hier je me mis en chemin avant le jour; la lune éclairait encore, et +malgré l'aurore on pouvait discerner les ombres. Le vallon de Changy +restait dans la nuit; déjà j'étais sur les sommités d'Avon. Je descendis +aux Basses-loges, et j'arrivais à Valvin, lorsque le soleil, s'élevant +derrière Samoreau, colora les rochers de Samois. + +Valvin n'est point un village, et n'a pas de terres labourées. L'auberge +est isolée, au pied d'une éminence, sur une petite plage facile, entre +la rivière et les bois. Il faudrait supporter l'ennui du coche, voiture +très-désagréable, et arriver a Valvin ou à Thomery par eau, le soir, +quand la côte est sombre et que les cerfs brament dans la forêt. Ou +bien, au lever du soleil, quand tout repose encore, quand le cri du +batelier fait fuir les biches, quand il retentit sous les hauts +peupliers et dans les collines de bruyère toutes fumantes sous les +premiers feux du jour. + +C'est beaucoup si l'on peut, dans un pays plat, rencontrer ces faibles +effets, qui du moins sont intéressants à certaines heures. Mais le +moindre changement les détruit: dépeuplez de bêtes fauves les bois +voisins, ou coupez ceux qui couvrent le coteau, Valvin ne sera plus +rien. Tel qu'il est même, je ne me soucierais pas de m'y arrêter: dans +le jour, c'est un lieu très-ordinaire; de plus l'auberge n'est pas +logeable. + +En quittant Valvin je montai vers le nord; je passai près d'un amas de +grès dont la situation, dans une terre unie et découverte, entourée de +bois et inclinée vers le couchant d'été, donne un sentiment d'abandon +mêlé de quelque tristesse. En m'éloignant, je comparais ce lieu à un +autre qui m'avait fait une impression opposée près de Bouvron. Trouvant +ces deux lieux fort semblables, excepté sous le rapport de l'exposition, +j'entrevis enfin la raison de ces effets contraires que j'avais éprouvé, +vers les Alpes, dans des lieux en apparence les mêmes. Ainsi m'ont +attristé Bulle et Planfayon, quoique leurs pâturages, sur les limites de +la Gruyère, en portent le caractère, et qu'on reconnaisse aussitôt dans +la manière de leurs sites, les habitudes et le ton de la montagne. Ainsi +j'ai regretté, jadis, de ne pouvoir rester dans une gorge perdue et +stérile de la dent du Midi. Ainsi je trouvai l'ennui à Iverdun; et, sur +le même lac de Neuchâtel, un bien-être remarquable: ainsi s'expliqueront +la douceur de Vevay, la mélancolie de l'Underwalden; et par des raisons +semblables peut-être, les divers caractères de tous les peuples. Ils +sont modifiés par les différences des expositions, des climats, des +vapeurs, autant et plus encore que par celles des lois et des +habitudes[20]. En effet, ces dernières oppositions ont eu elles-mêmes, +dans le principe, de semblables causes physiques. + +Ensuite je tournai vers le couchant, et je cherchai la fontaine du +Mont-Chauvet. On a pratiqué, avec les grès dont tout cet endroit est +couvert, un abri qui protège sa source contre le soleil et l'éboulement +du sable, ainsi qu'un banc circulaire où l'on vient déjeuner en puisant +de son eau. L'on y rencontre quelquefois des chasseurs, des promeneurs, +des ouvriers; mais quelquefois aussi, une triste société de valets de +Paris et de marchandes du quartier St.-Martin ou de la rue St.-Jacques, +retirés dans une ville où le roi _fait des voyages_. Ils sont attirés, +de ce côté, par l'eau qu'il est commode de trouver quand on veut manger +entre voisins un pâté froid: et par un certain grès creusé +naturellement, qu'on rencontre sur le chemin, et qu'ils s'amusent +beaucoup à voir. Ils le vénèrent, ils le nomment _confessionnal_; ils y +reconnaissent avec attendrissement ces _jeux de la nature_ qui imitent +les choses saintes, et qui attestent que la religion de Jésus crucifié +est la fin de toutes choses. + +Pour moi je descendis dans le vallon retiré où cette eau trop faible se +perd sans former de ruisseau. En tournant vers la croix du Grand-Veneur, +je trouvai une solitude austère comme l'abandon que je cherche. Je +passai derrière les rochers de Cuvier; j'étais plein de tristesse: je +m'arrêtai longtemps dans les gorges d'Aspremont. Vers le soir, je +m'approchai des solitudes du Grand-Franchart, ancien monastère isolé +dans les collines et les sables; ruines abandonnées que même loin des +hommes, les vanités humaines consacrèrent au fanatisme de l'humilité, à +la passion d'étonner le peuple. Depuis ce temps, des brigands y +remplacèrent, dit-on, les moines; ils y ramenèrent des principes de +liberté, mais pour le malheur de ce qui n'était pas libre avec eux. La +nuit approchait; je me choisis une retraite dans une sorte de parloir +dont j'enfonçai la porte antique, et où je rassemblai quelques débris de +bois avec de la fougère et d'autres herbes, afin de ne point passer la +nuit sur la pierre. Alors je m'éloignai pour quelques heures encore, car +la lune devait éclairer. + +Elle éclaira en effet, et faiblement, comme pour ajouter à la solitude +de ce monument désert. Pas un cri, pas un oiseau, pas un mouvement +n'interrompit le silence durant la nuit entière. Mais quand tout ce qui +nous opprime est suspendu, quand tout dort et nous laisse au repos, les +fantômes veillent dans notre propre cÅ“ur. + +Le lendemain, je pris au midi: pendant que j'étais entre les hauteurs, +il fit un orage que je vis se former avec beaucoup de plaisir. Je +trouvai facilement un abri dans ces rocs presque partout creusés ou +suspendus les uns sur les autres. J'aimais à voir, du fond de mon antre, +les genévriers et les bouleaux résister à l'effort des vents, quoique +privés d'une terre féconde et d'un sol commode; et conserver leur +existence libre et pauvre, quoiqu'ils n'eussent d'autre soutien que les +parois des roches entrouvertes entre lesquelles ils se balançaient, ni +d'autre nourriture qu'une humidité terreuse amassée dans les fentes où +leurs racines s'étaient introduites. + +Dès que la pluie diminua, je m'enfonçai dans les bois humides et +embellis. Je suivis les bords de la forêt vers Reclose, la Vignette et +Bouvron. Me rapprochant ensuite du petit Mont-Chauvet jusqu'à la croix +Hérant, je me dirigeai entre Malmontagne et la Route aux nymphes. Je +rentrai vers le soir avec quelque regret, et content de ma course; si +toute fois quelque chose peut me donner précisément du plaisir ou du +regret. + +Il y a dans moi un dérangement, une sorte de délire, qui n'est pas celui +des passions, qui n'est pas non plus de la folie: c'est le désordre des +ennuis; c'est la discordance qu'ils ont commencée entre moi et les +choses; c'est l'inquiétude que des besoins longtemps comprimés ont mis à +la place des désirs. + +Je ne veux plus de désirs, ils ne me trompent point. Je ne veux pas +qu'ils s'éteignent, ce silence absolu serait plus sinistre encore. +Cependant c'est la vaine beauté d'une rose devant l'Å“il qui ne s'ouvre +plus; ils montrent ce que je ne saurais posséder, ce que je puis à peine +voir. Si l'espérance semble encore jeter une lueur dans la nuit qui +m'environne, elle n'annonce rien que l'amertume qu'elle exhale en +s'éclipsant; elle n'éclaire que l'étendue de ce vide où je cherchais, et +où je n'ai rien trouvé. + +De doux climats, de beaux lieux, le ciel des nuits, des sons ineffables, +d'anciens souvenirs; les temps, l'occasion; une nature belle, +expressive, des affections sublimes, tout a passé devant moi; tout +m'appelle, et tout m'abandonne. Je suis seul; les forces de mon cÅ“ur ne +sont point communiquées, elles réagissent dans lui, elles attendent: me +voilà dans le monde, errant, solitaire au milieu de la foule qui ne +m'est rien; comme l'homme frappé dès longtemps d'une surdité +accidentelle, dont l'Å“il avide se fixe sur tous ces êtres muets qui +passent et s'agitent devant lui. Il voit tout, et tout lui est refusé: +il devine les sons qu'il aime, il les cherche, et ne les entend pas: il +souffre le silence de toutes choses au milieu du bruit du monde. Tout se +montre à lui, il ne saurait rien saisir: l'harmonie universelle est dans +les choses extérieures, elle est dans son imagination, elle n'est plus +dans son cÅ“ur: il est séparé de l'ensemble des êtres, il n'y a plus de +contact; tout existe en vain devant lui, il vit seul, il est absent dans +le monde vivant. + + + + +LETTRE XXIII. + +DATX +Fontainebleau, 18 octobre, II. + + +L'homme connaîtrait-il aussi la longue paix de l'automne, après +l'inquiétude de ses fortes années? Comme le feu, après s'être hâté de +consumer, dure en s'éteignant. + +Longtemps avant l'équinoxe, les feuilles tombaient en quantité; +cependant la forêt conserve encore beaucoup de sa verdure, et toute sa +beauté. Il y a plus de quarante jours, tout paraissait devoir finir +avant le temps: et voici que tout subsiste par-delà le terme prévu; +recevant aux limites de la destruction, une durée prolongée, qui, sur le +penchant de sa ruine, s'arrête avec beaucoup de grâce et de sécurité, et +qui s'affaiblissant dans une douce lenteur, semble tenir à -la-fois et du +repos de la mort qui s'offre, et du charme de la vie perdue. + + + + +LETTRE XXIV. + +DATX +Fontainebleau, 28 octobre, II. + + +Lorsque les frimas s'éloignent, je m'en aperçois à peine: le printemps +passe, et ne m'a pas attaché; l'été passe, je ne le regrette point. Mais +je me plais à marcher sur les feuilles tombées, aux derniers, beaux +jours, dans la forêt dépouillée. + +D'où vient à l'homme la plus durable des jouissances de son cÅ“ur, cette +volupté de la mélancolie, ce charme plein de secrets, qui le fait vivre +de ses douleurs et s'aimer encore dans le sentiment de sa ruine? Je +m'attache à la saison heureuse qui bientôt ne sera plus: un intérêt +tardif, un plaisir qui paraît contradictoire m'amène à elle alors +qu'elle va finir. Une même loi morale me rend pénible l'idée de la +destruction, et m'en fait aimer ici le sentiment dans ce qui doit cesser +avant moi. Il est naturel que nous jouissions mieux de l'existence +périssable, lorsqu'avertis de toute sa fragilité, nous la sentons +néanmoins durer en nous. Quand la mort nous sépare de tout, tout reste +pourtant; tout subsiste sans nous. Mais, à la chute des feuilles, la +végétation s'arrête, elle meurt; nous, nous restons pour des générations +nouvelles: et l'automne est délicieuse parce que le printemps doit venir +encore pour nous. + +Le printemps est plus beau dans la nature; mais l'homme a tellement fait +que l'automne est plus douce. La verdure qui naît, l'oiseau qui chante, +la fleur qui s'ouvre; et ce feu qui revient affermir la vie, ces +ombrages qui protègent d'obscurs asiles; et ces herbes fécondes, ces +fruits sans culture, ces nuits faciles qui permettent l'indépendance! +Saison du bonheur! je vous redoute trop dans mon ardente inquiétude. Je +trouve plus de repos vers le soir de l'année: et la saison où tout +paraît finir, est la seule où je dorme en paix sur la terre de l'homme. + + + + +LETTRE XXV. + +DATX +Fontainebleau, 6 novembre, II. + + +Je quitte mes bois. J'avais eu quelque intention d'y rester pendant +l'hiver: mais si je veux me délivrer enfin des affaires qui m'ont +rapproché de Paris, je ne puis les négliger plus longtemps. On me +rappelle, on me presse, on me fait entendre que puisque je reste +tranquillement à la campagne, apparemment je puis me passer que tout +cela finisse. Ils no se doutent guères de la manière dont j'y vis; car +s'ils le savaient, ils diraient plutôt le contraire, ils croiraient +bonnement que c'est par économie. + +Je crois encore que même sans cela, je me serais décidé à quitter la +forêt. C'est avec beaucoup de bonheur que je suis parvenu à être ignoré +jusqu'à présent. La fumée me trahirait; je ne saurais échapper aux +bûcherons, aux charbonniers, aux chasseurs: je n'oublie pas que je suis +dans un pays très-policé. D'ailleurs je n'ai pu prendre les arrangements +qu'il faudrait pour vivre ainsi en toute saison; il pourrait m'arriver +de ne savoir trop que devenir pendant les neiges molles, pendant les +dégels et les pluies froides. + +Je vais donc laisser la forêt, le mouvement, l'habitude rêveuse, et la +faible mais paisible image d'une terre libre. + + * * * * * + +Vous me demandez ce que je pense de Fontainebleau, indépendamment et des +souvenirs qui pouvaient me le rendre plus intéressant, et de la manière +dont j'y ai passé ces moments-ci. + +Cette terre-là est peu de chose en général, et il faut aussi fort peu de +chose pour en gâter les meilleurs recoins. Les sensations que peuvent +donner les lieux auxquels la nature n'a point imprimé un grand +caractère, sont nécessairement variables et en quelque sorte précaires. +Il faut vingt siècles pour changer une _Alpe_. Un vent de nord, +quelques arbres abattus, une plantation nouvelle, la comparaison avec +d'autres lieux suffisent pour rendre des sites ordinaires +très-différents d'eux-mêmes. Une forêt remplie de bêtes fauves perdra +beaucoup si elle n'en contient plus; et un endroit qui n'est qu'agréable +perdra plus encore si on le voit avec les yeux d'un autre âge. + +J'aime ici l'étendue de la forêt, la majesté des bois dans quelques +parties, la solitude des petites vallées, la liberté des landes +sablonneuses; beaucoup de hêtres et de bouleaux; une sorte de propreté +et d'aisance extérieure dans la ville; l'avantage assez grand de n'avoir +jamais de boues, et celui non moins rare de voir peu de misère; de +belles routes, une grande diversité de chemins; et une multitude +d'_accidents_, quoique à la vérité trop petits et trop semblables. Mais +ce séjour ne saurait convenir réellement qu'à celui qui ne connaît et +n'imagine rien de plus. Il n'est pas un site d'un grand caractère auquel +on puisse sérieusement comparer ces terres basses qui n'ont ni vagues, +ni torrents, rien qui étonne ou qui attache; surface monotone à qui il +ne resterait plus aucune beauté si l'on en coupait les bois; assemblage +trivial et muet de petites plaines de bruyère, de petits ravins, et de +rochers mesquins uniformément amassés; terre des plaines dans laquelle +on peut trouver beaucoup d'hommes avides du sort qu'ils se promettent, +et pas un satisfait de celui qu'il a. + +La paix d'un lieu semblable n'est que le silence d'un abandon momentané; +sa solitude n'est point assez sauvage. Il faut à cet abandon un ciel pur +du soir, un ciel incertain mais calme d'automne, le soleil de dix heures +entre les brouillards. Il faut des bêtes fauves errantes dans ces +solitudes: elles sont intéressantes et pittoresques, quand on entend des +cerfs bramer la nuit à des distances inégales, quand l'écureuil saute de +branches en branches dans les beaux bois de Tillas avec son petit cri +d'alarme. Sons isolés de l'être vivant! vous ne peuplez point les +solitudes, comme le dit mal l'expression vulgaire, vous les rendez plus +profondes, plus mystérieuses; c'est par vous qu'elles sont romantiques. + + + + +LETTRE XXVI. + +DATX +Paris, 9 février, troisième année. + + +Il faut que je vous dise toutes mes faiblesses, afin que vous me +souteniez; car je suis bien incertain: quelquefois j'ai pitié de +moi-même, et quelquefois aussi je sens autrement. + +Quand je rencontre un cabriolet mené par une femme telle à -peu-près que +j'en imagine, je vais droit le long du cheval jusqu'à ce que la roue me +touche presque; alors je ne regarde plus, je serre le bras en me +courbant un peu, et la roue passe. + +Une fois j'étais ainsi dans l'imaginaire, les yeux occupés sans être +précisément fixes. Aussi fut-elle obligée d'arrêter, j'avais oublié la +roue; elle avait et de la jeunesse et de la maturité; elle était presque +belle, et extrêmement aimable. Elle retint son cheval, sourit +à -peu-près, et parut ne pas vouloir sourire. Je la regardais encore, et +sans voir ni le cheval ni la roue, je me trouvai lui répondre.... Je +suis sûr que mon Å“il était déjà rempli de douleur. Le cheval fut +détourné, elle se penchait pour voir si la roue ne me toucherait point. +Je restai dans mon songe; mais un peu plus loin, je heurtai du pied ces +fagots que les fruitiers font pour vendre à des pauvres: alors je ne vis +plus rien.--Ne serait-il pas temps de prendre de la fermeté, d'entrer +dans l'oubli? Je veux dire, de ne s'occuper que de ... ce qui convient à +l'homme. Ne faut-il pas laisser toutes ces puérilités qui me fatiguent +et m'affaiblissent? + +Je les voudrais bien ôter de moi: mais, je ne sais que mettre à la +place; et quand je me dis, il faut être homme enfin, je ne trouve que de +l'incertitude. Dans votre première lettre, dites-moi ce que c'est +qu'être homme. + + + + +LETTRE XXVII. + +DATX +Paris, 11 février, III. + + +Je ne conçois pas du tout ce qu'ils entendent par amour-propre. Ils le +blâment, et ils disent qu'il faut en avoir: j'aurais conclu de-là que +cet amour de soi et des convenances est bon et nécessaire, qu'il est +inséparable du sentiment de l'honneur, et que ses excès seuls étant +funestes comme le doivent être tous les excès, il faut considérer si les +choses qu'on fait par amour-propre sont bonnes ou mauvaises, et non les +critiquer uniquement, parce que c'est l'amour-propre qui paraît les +faire faire. + +Ce n'est pas cela pourtant. Il faut avoir de l'amour-propre; quiconque +n'en a pas est un pied-plat: et il ne faut rien faire par amour-propre; +ce qui est bon pour soi-même, ou au moins indifférent, devient mauvais +quand c'est l'amour-propre qui nous y porte. Vous qui connaissez mieux +la société, expliquez-moi, je vous prie, ses secrets. J'imagine qu'il +vous sera plus facile de répondre à cette question-ci qu'à celle de ma +dernière lettre. Au reste, comme vous êtes brouillé avec l'idéal, voici +un exemple, afin que le problème qu'il faut résoudre en soit un de +science-pratique. + +Un étranger demeure depuis peu à la campagne chez des amis opulents: il +croit devoir à ses amis et à lui-même de ne pas s'avilir dans l'opinion +des gens de la maison, et il suppose que les apparences sont tout pour +cette classe d'hommes. Il ne recevait point chez lui, il ne voyait +personne de la ville: un seul individu, un parent qui vient par hasard, +se trouve être un homme original et d'ailleurs peu aisé, dont la manière +bizarre et l'extérieur assez commun, doivent donner à des domestiques +l'idée d'une condition basse. On ne parle pas à ces gens-là ; on ne peut +pas les mettre au fait par un mot, on ne s'explique pas avec eux, ils ne +savent pas qui vous êtes; ils ne vous voient d'autre connaissance qu'un +homme qui est loin, de leur en imposer et dont ils se permettent de +rire. Aussi la personne dont je parle fut très-contrariée; on l'en blâme +d'autant plus, que c'est à l'occasion d'un parent, voilà une réputation +d'amour-propre établie; et cependant je trouve qu'elle l'est bien +mal-à -propos. + + + + +LETTRE XXVIII. + +DATX +Paris, 27 février, III. + + +Vous ne pouviez me demander plus à propos d'où vient l'expression de +pied-plat. Ce matin, je ne le savais pas davantage que vous; je crains +bien de ne le pas savoir mieux ce soir, quoiqu'on m'ait dit ce que je +vais vous rendre. + +Puisque les Gaulois ont été soumis aux Romains, c'est qu'ils étaient +faits pour servir; puisque les Francs ont envahi les Gaules, c'est +qu'ils étaient nés pour vaincre: conclusions frappantes. Or, les Galles +ou Welches avaient les pieds fort plats, et les Francs les avaient fort +élevés. Les Francs méprisèrent tous ces pieds-plats, ces vaincus, ces +serfs, ses cultivateurs: et maintenant que les descendants des Francs +sont très-exposés à obéir aux enfants des Gaulois; un pied-plat est +encore un homme fait pour servir. Je ne me rappelle point où je lisais +dernièrement, qu'il n'y a pas en France une famille qui puisse +prétendre, avec quelque fondement, descendre de cette horde du Nord qui +prit un pays déjà pris que ses maîtres ne savaient comment garder. Mais +ces origines qui échappent à l'art par excellence, à la science +héraldique se trouvent prouvées par le fait: dans la foule la plus +confuse on distinguera facilement les petits neveux des Scythes[21], et +tous les pieds-plats reconnaîtront leurs maîtres. Je ne me ressouviens +point des formes plus ou moins nobles de votre pied; mais je vous +avertis que le mien est celui des conquérants: c'est à vous de voir si +vous pouvez conserver avec moi le ton familier. + + + + +LETTRE XXIX. + +DATX +Paris, 7 mars, III. + + +Je n'aime point un pays où le pauvre est réduit à demander au nom de +Dieu. Quel peuple que celui chez qui l'homme n'est rien par lui-même! + +Quand ce malheureux me dit: que le bon Jésus! que la Vierge....! Quand +il m'exprime ainsi sa triste reconnaissance, je ne me sens point porté à +m'applaudir dans un secret orgueil, parce que je suis libre de chaînes +ridicules ou adorées, et de ces préjugés contraires qui mènent aussi le +monde. Mais plutôt ma tête se baisse sans que j'y songe, mes yeux se +fixent vers la terre: je me sens affligé, humilié, en voyant l'esprit de +l'homme si vaste et si stupide. + +Lorsque c'est un homme infirme qui mendie tout un jour, avec le cri des +longues douleurs, au milieu d'une ville populeuse, je m'indigne, et je +heurterais volontiers ces gens qui font un détour en passant auprès de +lui, qui le voient et ne l'entendent pas. Je me trouve avec humeur au +milieu de cette tourbe de plats tyrans: j'imagine un plaisir juste et +mâle à voir l'incendie vengeur anéantir ces villes et tout leur ouvrage, +ces arts de caprice, ces livres inutiles, ces ateliers, ces forges, ces +chantiers. Cependant, sais-je ce qu'il faudrait, ce que l'on peut +l'aire? Je ne voudrais rien. + +Je regarde les choses positives: je rentre dans le doute; je vois une +obscurité profonde. J'abandonnerai l'idée même d'un monde meilleur! Las +et rebuté, je plains seulement une existence stérile et des besoins +fortuits. Ne sachant où je suis, j'attends le jour qui doit tout +terminer, et ne rien éclaircir. + +A la porte d'un spectacle, à l'entrée pour les premières loges, +l'infortuné n'a pas trouvé un seul individu qui lui donnât: ils +n'avaient rien; et la sentinelle qui veillait pour les gens comme il +faut, le repoussa rudement. Il alla vers le bureau du parterre, où la +sentinelle chargée d'un ministère moins auguste tâcha de ne pas +l'apercevoir. Je l'avais suivi des yeux. Enfin, un homme qui me parut un +garçon de boutique et qui tenait déjà la pièce qu'il fallait pour son +billet, le refusa doucement, hésita, chercha dans sa poche et n'en tira +rien; il finit par lui donner la pièce d'argent, et s'en retourna. Le +pauvre sentit le sacrifice; il le regardait s'en aller et fit quelques +pas selon ses forces, il était entraîné à le suivre: je vis qu'il le +sentait bien. + + + + +LETTRE XXX. + +DATX +Paris, 7 mars, III. + + +Il faisait sombre et un peu froid; j'étais abattu, je marchais parce que +je ne pouvais rien faire. Je passai auprès de quelques fleurs posées sur +un mur à hauteur d'appui. Une jonquille était fleurie. C'est la plus +forte expression du désir: c'était le premier parfum de l'année. Je +sentis tout le bonheur destiné à l'homme. Cette indicible harmonie des +êtres, le fantôme du monde idéal fut tout entier dans moi: jamais je +n'éprouvai quelque chose de plus grand, et de si instantané. Je ne +saurais trouver quelle forme, quelle analogie, quel rapport secret a pu +me faire voir dans cette fleur une beauté illimitée, l'expression, +l'élégance, l'attitude d'une femme heureuse et simple dans toute la +grâce et la splendeur de la saison d'aimer. Je ne concevrai point cette +puissance, cette immensité que rien n'exprimera, cette forme que rien +ne contiendra, cette idée d'un monde meilleur, que l'on sent et que la +nature n'aurait pas fait; cette lueur céleste que nous croyons saisir, +qui nous passionne, qui nous entraîne, et qui n'est qu'une ombre +indiscernable, errante, égarée dans le ténébreux abîme. + +Mais cette ombre, cette image élyséenne, embellie dans le vague, +puissante de tout le prestige de l'inconnu, devenue nécessaire dans nos +misères, devenue naturelle à nos cÅ“urs opprimés, quel homme a pu +l'entrevoir une fois seulement et l'oublier jamais? + +Quand la résistance, quand l'inertie d'une puissance morte, brute, +immonde nous entrave, nous enveloppe, nous comprime, nous retient +plongés dans les incertitudes, les dégoûts, les puérilités, les folies +imbéciles ou cruelles; quand on ne sait rien; quand on ne possède rien; +quand tout passe devant nous comme les figures bizarres d'un songe +odieux et ridicule; qui réprimera dans nos cÅ“urs le besoin d'un autre +ordre, d'un autre nature? + +Cette lumière ne serait-elle qu'une lueur fantastique? Elle séduit, elle +subjugue dans la nuit universelle. On s'y attache, on la suit: si elle +nous égare, elle nous éclaire et nous embrasse. Nous imaginons, nous +voyons une terre de paix, d'ordre, d'union, de justice; où tous sentent, +veulent et jouissent avec la délicatesse qui fait les plaisirs, avec la +simplicité qui les multiplie. Quand on a eu la perception des délices +inaltérables et permanentes; quand on a imaginé la candeur de la +volupté; combien les soins, les vÅ“ux, les plaisirs du monde visible sont +vains et misérables! Tout est froid, tout est vide: on végète dans un +lieu d'exil; et, du sein des dégoûts, on fixe dans sa patrie imaginaire +ce cÅ“ur chargé d'ennuis. Tout ce qui l'occupe ici, tout ce qui l'arrête +n'est plus qu'une chaîne avilissante: on rirait de pitié, si l'on +n'était accablé de douleurs. Et lorsque l'imagination reportée vers ces +lieux meilleurs, compare un monde raisonnable au monde où tout fatigue +et tout ennuie, l'on ne sait plus si cette grande conception n'est +qu'une idée heureuse et qui peut distraire des choses réelles, ou si la +vie sociale n'est pas elle-même une longue distraction. + + + + +LETTRE XXXI. + +DATX +Paris, 30 mars, III. + + +J'ai beaucoup de soin dans les petites choses; je songe alors à mes +intérêts. Je ne néglige rien dans les détails, dans ces minuties qui +feraient sourire de pitié des hommes raisonnables: et si les choses +sérieuses me semblent petites, les petites ont pour moi de la valeur. Il +faudra que je me rende raison de ces bizarreries; que je voie si je +suis, par caractère, étroit et minutieux? S'il s'agissait de choses +vraiment importantes, si j'étais chargé de la félicité d'un peuple, je +sens que je trouverais une énergie égale à ma destinée sous ce poids +difficile et beau. Mais j'ai honte des affaires de la vie civile: tous +ces soins d'hommes ne sont, à mes tristes yeux, que des soucis +d'enfants. Beaucoup de grandes choses ne me paraissent que des embarras +misérables, où l'on s'engage avec plus de légèreté que d'énergie; et +dans lesquels l'homme ne chercherait pas sa grandeur, s'il n'était +affaibli et troublé dans une perfection trompeuse. + +Je vous le dis avec simplicité, si je vois ainsi, ce n'est pas ma faute, +et je ne m'entête pas d'une vaine prétention: souvent j'ai voulu voir +autrement, je ne l'ai jamais pu. Que vous dirai-je? plus misérable +qu'eux, je souffre parmi eux, parce qu'ils sont faibles; et dans une +nature plus forte, je souffrirais encore, parce qu'ils m'ont affaibli +comme eux. + +Si vous pouviez voir comme je m'occupe de ces riens qu'on quitterait à +douze ans: comme j'aime ces ronds de bois dur et propre, qui servent +d'assiette vers les montagnes: comme je conserve de vieux journaux, non +pas pour les relire, mais on pourrait envelopper quelque chose, un +papier simple est si commode! comme à la vue d'une planche bien +régulière, bien unie, je dirais volontiers, que cela est beau! tandis +qu'un bijou bien travaillé me semble à peine curieux, et qu'une chaîne +de diamants me fait hausser les épaules. + +Je ne vois que l'utilité première: les rapports indirects ont peine à me +devenir familiers; et je perdrais dix louis avec moins de regret, qu'un +couteau bien proportionné que j'aurai longtemps porté sur moi. + +Vous me disiez, il y a déjà du temps: Ne négligez point vos affaires; +n'allez pas perdre ce qui vous reste, car vous n'êtes point de caractère +à acquérir. Je crois que vous ne serez pas aujourd'hui d'un autre avis. + +Suis je borné aux petits intérêts? Attribuerai-je ces singularités au +goût des choses simples, à l'habitude des ennuis, ou bien sont-elles une +manie puérile, signe d'inaptitude aux choses solides, mâles et +généreuses?--C'est quand je vois tant de grands enfants séchés par l'âge +et par l'intérêt, parler d'occupations _sérieuses_: c'est quand je porte +l'Å“il du dégoût sur ma vie réprimée; quand je considère tout ce que +l'espèce humaine demande, et ce que nul ne fait: c'est alors que je +fronce le sourcil, que mon Å“il se fixe, et qu'un frémissement +involontaire fait trembler mes lèvres. Aussi mes yeux se creusent et +s'abattent, et je deviens comme un homme fatigué de veilles. Un +important m'a dit: Vous travaillez donc beaucoup! Heureusement je n'ai +pas ri. L'air laborieux manquait à ma honte. + +Tous ces hommes qui, dans le fait, ne sont rien, et que pourtant il faut +bien voir quelquefois, me dédommagent un peu de l'ennui qu'inspirent +leurs villes. J'en aime assez les plus raisonnables; ceux-là m'amusent. + + + + +LETTRE XXXII. + +DATX +Paris, 29 avril, III. + + +Il y a quelque temps qu'à la bibliothèque j'entendis nommer près de moi +le célèbre L.... Une autre fois je me trouvai à la même table que lui; +l'encre manquait, je lui passai mon écritoire: ce matin je l'aperçus en +arrivant, et je me plaçai auprès de lui. Il eut la complaisance de me +communiquer des idylles qu'il trouva dans un vieux manuscrit latin, et +qui sont d'un auteur grec fort peu connu. Je copiai seulement la moins +longue, car l'heure de sortir approchait. La voici telle que je viens de +la traduire. + + * * * * * + +Je suis hors d'état de m'attacher à aucune chose, et je ne saurais plus +m'occuper d'aucune. Malgré tous mes efforts, je reviens toujours à toi; +et mes idées, que je voudrais un moment tourner vers d'autres objets, +me présentent toujours ton image. Il semble que mon existence soit liée +à la tienne, et que je ne sois pas tout entier là où tu n'es pas: toutes +mes facultés seraient perdues si je ne t'aimais point. + +Ecoute: je vais te parler simplement et comme un homme qui n'a pas +besoin de cacher ce qu'il désire. Depuis que je t'ai vue, voici deux +fois que l'hiver a glace nos ruisseaux et blanchi nos prés; mais il n'a +pas refroidi mon cÅ“ur. Que deviendrai-je si je cesse de t'aimer? Où +seront mes plaisirs, et à quoi passerai-je ma vie? Si tu m'ôtes +l'espérance, que restera-t-il pour me soutenir? Vois la fleur épuisée +par les feux du soleil; si l'on cesse de l'arroser, elle se flétrit, +elle souffre, elle meurt. + +Je suis bien jeune encore: si tu le veux, je t'aimerai longtemps. Nous +vivrons dans la même vallée, et nos troupeaux irons dans les mêmes +pâturages. Si les loups avides enlèvent tes agneaux, j'accourrai, je +combattrai le loup furieux, je rapporterai près du toi l'agneau encore +épouvanté. Tu me souriras en le rassurant; et, comme lui, j'oublierai +le danger. Si la mortalité s'attache à mes brebis et qu'elle respecte +les tiennes, je me consolerai en voyant qu'elle ne t'a rien enlevé. Si +elle ravage ton troupeau, je t'offrirai mes brebis les plus douces, mes +béliers les plus beaux; je les aimerai davantage si tu les accepte, ils +seront plus à moi quand je le les aurai donnés. + +Lorsque les vents d'hiver souffleront dans la vallée, quand les frimas +couvriront nos prairies, j'irai dans les forêts et je rapporterai les +branches des ifs et des pins que l'hiver ne dépouille point: je +couvrirai ton toit d'une verdure nouvelle, et la neige ne pénétrera pas +dans les foyers. Quand l'herbe renaîtra, et que la saison sera encore +mauvaise, j'appellerai tes brebis; elles sortiront avec les miennes, et +tu resteras dans la demeure. Mais aussi, dès qu'il y aura de beaux +moments, j'observerai la fleur encore fermée; j'écarterai l'ombre qui la +retarderait, je t'apporterai la première qui fleurira. + +Mais si tu me commandes de te fuir, j'oublierai la feuille nouvelle. Le +soleil du printemps et les jours d'été seront pour moi comme les +brouillards qui finissent l'année, comme les nuits sombres de l'hiver. +Je serai seul au milieu des pasteurs, comme si j'étais abandonné dans un +pays stérile; je serai muet au milieu de leurs chants; et je +m'éloignerai des sacrifices et des danses, afin de ne point importuner +de ma tristesse ceux qui peuvent avoir du plaisir.[22] + + + + +LETTRE XXXIII. + +DATX +Paris, 7 mai, III. + + +Si je ne me trompe, mes idylles ne sont pas fort intéressantes pour +vous, me dit hier l'auteur dont je vous ai parlé, qui me cherchait des +yeux et qui me fit signe lorsque j'arrivai. J'allais tâcher de répondre +quelque chose qui fût honnête et pourtant vrai, lorsqu'en me regardant, +il m'en évita le soin, et ajouta aussitôt: peut-être aimerez-vous mieux +un fragment moral ou philosophique, qui a été attribué à Aristippe, dont +Varron a parlé, et que depuis l'on a cru perdu. Il ne l'était pas +pourtant, puisqu'il a été traduit au quinzième siècle en français de ce +temps-là . Je l'ai trouvé manuscrit, et ajouté à la suite de Plutarque +dans un exemplaire imprimé d'Amyot, que personne n'ouvrait parce qu'il y +manque beaucoup de feuilles. + +J'ai avoué que n'étant pas un érudit, j'avais en effet le malheur +d'aimer mieux les choses que les mots, et que j'étais beaucoup plus +curieux des sentiments d'Aristippe que d'une églogue, fût-elle de Bion, +ou de Théocrite. + +On n'a point, à ce qu'il m'a paru, de preuves suffisantes que ce petit +écrit soit d'Aristippe; et l'on doit à sa mémoire de ne pas lui +attribuer ce que peut-être il désavouerait. Mais s'il est de lui, ce +grec célèbre, aussi mal jugé qu'Epicure, et que l'on a cru voluptueux +avec mollesse, ou d'une philosophie trop facile, avait cependant cette +sévérité qu'exige la prudence et l'ordre, seule sévérité qui convienne à +l'homme né pour jouir et passager sur la terre. + +J'ai changé comme j'ai pu, en français moderne, ce langage quelquefois +heureux, mais suranné, que j'ai eu de la peine à comprendre en plusieurs +endroits. Voici donc tout ce morceau intitulé dans le manuscrit _Manuel +de Pseusophanes_, à l'exception de près de deux lignes que l'on n'a pu +déchiffrer. + + + + +MANUEL. + + +Tu viens de t'éveiller sombre, abattu, déjà fatigué du temps qui +commence. Tu as porté sur la vie le regard du dégoût: tu l'as trouvée +vaine, pesante; dans une heure tu la sentiras plus tolérable: +aura-t-elle donc changé? + +Elle n'a point de forme déterminée. Tout ce que l'homme éprouve est dans +son cÅ“ur: ce qu'il connaît est dans sa pensée. Il est tout entier dans +lui-même. + +Quelles pertes peuvent t'accabler ainsi? Que peux-tu perdre? Est-il hors +de toi quelque chose qui soit à toi? Qu'importe ce qui peut périr? Tout +passe, excepté la justice cachée sous le voile des choses inconstantes. +Tout est vain pour l'homme, s'il ne s'avance point d'un pas égal et +tranquille, selon les lois de l'intelligence. + +Tout s'agite autour de toi, tout menace: si tu te livres aux alarmes, +tes sollicitudes seront sans terme. Tu ne posséderas point les choses +qui ne sauraient être possédées, et tu perdras ta vie qui +t'appartenait. Ce qui arrive, passe à jamais. Ce sont des accidents +nécessaires qui s'engendrent en un cercle éternel, ils s'effacent comme +l'ombre imprévue et fugitive. + +Quels sont les maux? des craintes imaginaires, des besoins d'opinion, +des contrariétés d'un jour. Faible esclave! tu t'attaches à ce qui n'est +point, tu sers des fantômes. Abandonne à la foule trompée ce qui est +illusoire, vain et mortel. Ne songes qu'à l'intelligence qui est le +principe de l'ordre du monde, et à l'homme qui en est l'instrument: à +l'intelligence qu'il faut suivre, à l'homme qu'il faut aider. + +L'intelligence lutte contre la résistance de la matière, contre ces lois +aveugles dont l'effet inconnu fut nommé le hasard. Quand la force qui +t'a été donnée à suivi l'intelligence, quand tu as servi à l'ordre du +monde que veux-tu davantage? Tu as fait selon ta nature: et qu'y a-t-il +de meilleur pour l'être qui sent et qui connaît, que de subsister selon +sa nature? + +Chaque jour, en naissant à une nouvelle vie, souviens-toi que tu as +résolu de ne point passer en vain sur cette terre. Le monde s'avance +vers son but. Mais toi, tu t'arrêtes, tu rétrogrades, tu reste dans un +état de suspension et de langueur. Tes jours écoulés se reproduiront-ils +dans un temps meilleur? La vie se fond toute entière dans ce présent que +tu négliges pour le sacrifier à l'avenir: le présent est le temps, +l'avenir n'est que son apparence. + +Vis en toi-même, et cherche ce qui ne périt point. Examine ce que +veulent nos passions inconsidérées: de tant de choses, en est-il une qui +suffise à l'homme? L'intelligence ne trouve qu'en elle-même l'aliment de +sa vie: sois juste et fort. Nul ne connaît le jour qui doit suivre: tu +ne trouveras point de paix dans les choses; cherche-là dans ton cÅ“ur. La +force est la loi de la nature: la puissance c'est la volonté; l'énergie +dans les peines est meilleure que l'apathie dans les voluptés. Celui qui +obéit et qui souffre, est souvent plus grand que celui qui jouit ou qui +commande. Ce que tu crains est vain, ce que tu désires est vain. Une +seule chose te sera bonne, c'est d'être ce que la nature a voulu. + +Tu es intelligence et matière. Le monde n'est pas autre chose. +L'harmonie modifie les corps: et le tout tend à la perfection par +l'amélioration perpétuelle de ses diverses parties. Cette loi de +l'univers est aussi la loi des individus;................. Ainsi tout +est bon quand l'intelligence le dirige; et tout est mauvais quand +l'intelligence l'abandonne. Use des biens du corps; mais avec la +prudence qui les soumet à l'ordre. Une volupté que l'on possède selon la +nature universelle, est meilleure qu'une privation qu'elle ne demande +pas: et l'acte le plus indifférent de notre vie est moins mauvais que +l'effort de ces vertus sans but qui retardent la sagesse. + +Il n'y a pas d'autre morale que celle du cÅ“ur de l'homme; ni d'autre +science ou d'autre sagesse que la connaissance de ses besoins, et la +juste estimation des moyens de bonheur. Laisse la science inutile, et +les systèmes surnaturels, et les dogmes mystérieux. Laisse à des +intelligences supérieures ou différentes, ce qui est loin de toi, ce que +ton intelligence ne discerne pus bien: cela ne lui fût point destiné. + +Console, éclaire et soutiens tes semblables: ton rôle a été marqué pur +la place que tu occupes dans l'immensité de l'être vivant. Connais et +suis les lois de l'homme; et tu aideras les autres hommes à les +connaître, à les suivre. Considère, et montre leur le centre et la fin +des choses: qu'ils voient la raison de ce qui les surprend, +l'instabilité de ce qui les trouble, le néant de ce qui les entraîne. + +Ne t'isole point de l'ensemble du monde; regarde toujours l'univers, et +souviens toi de la justice. Tu auras rempli ta vie: tu auras fait ce qui +est de l'homme. + + + + +LETTRE XXXIV. + +(EXTRAIT DE DEUX LETTRES.) + +DATX +Paris, 2 et 4 juin, III. + + +Les premiers acteurs vont quelquefois à Bordeaux, à Marseille, à Lyon; +mais le spectacle n'est bon qu'à Paris. La tragédie et la vraie comédie +exigent un ensemble trop difficile à trouver ailleurs. L'exécution des +meilleures pièces devient indifférente, ou même ridicule, si elles ne +sont pas jouées avec un talent qui approche de la perfection: un homme +de goût n'y trouve aucun agrément lorsqu'il n'y peut pas applaudir à une +imitation noble et exacte de l'expression naturelle. Pour les pièces +dont le genre est le comique du second ordre, il peut suffire que +l'acteur principal ait un vrai talent. Le burlesque n'exige pas le même +accord, la même harmonie; il souffre plutôt des discordances, parce +qu'il est fondé lui-même sur le sentiment délicat de quelques +discordances: mais dans un sujet héroïque on ne peut supporter des +fautes qui font rire le parterre. + +Il est des spectateurs heureux qui n'ont pas besoin d'une grande +vraisemblance: ils croyent toujours voir une chose réelle; et de quelque +manière qu'on joue, c'est une nécessité qu'ils pleurent dès qu'il y a +des soupirs ou un poignard. Mais ceux qui ne pleurent pas ne vont guères +au spectacle pour entendre ce qu'ils pourraient lire chez eux: ils y +vont pour voir comment on l'exprime, et pour comparer dans un même +passage, le jeu de tel avec celui de tel autre. + + * * * * * + +J'ai vu, à peu de jours de distance, le rôle difficile de Mahomet par +les trois acteurs seuls capables de l'essayer. M ... mal costumé, +débitant ses tirades d'une manière trop animée, trop peu solennelle, et +pressant surtout à l'excès la dernière, ne m'a fait plaisir que dans +trois ou quatre passages où j'ai reconnu ce _tragédien_ supérieur qu'on +admire dans les rôles qui lui conviennent mieux. + +S. joue bien ce rôle, il l'a bien étudié, il le raisonne assez bien; +mais il est toujours acteur, et n'est point Mahomet. + +B. m'a paru entendre vraiment ce rôle extraordinaire. Sa manière +extraordinaire elle-même, paraissait bien celle d'un prophète de +l'Orient: mais peut-être elle n'était pas aussi grande, aussi auguste, +aussi imposante qu'il l'eût fallu pour un législateur conquérant, un +envoyé du ciel destiné à convaincre par l'étonnement, à soumettre, à +triompher, à régner. Il est vrai que Mahomet, _chargé des soins de +l'autel et du trône_, n'était pas aussi fastueux que Voltaire l'a fait, +comme il n'était pas non plus aussi fourbe. Mais l'acteur dont je parle +n'est peut-être pas même le Mahomet de l'histoire, tandis qu'il devrait +être, celui de la tragédie. Cependant il m'a plus satisfait que les deux +autres, quoique le secondait un physique plus beau, et que le premier +possède des moyens en général bien plus grands. B. seul a bien arrêté +l'imprécation de Palmyre. S. a tiré son _sabre_: je craignais qu'on ne +se mît à rire. M. y a porté la main, et son regard atterait Palmyre: à +quoi servait donc cette main sur le cimeterre, cette menace contre une +femme, contre Palmyre jeune et aimée. B. n'était pas même armé, ce qui +m'a fait plaisir. Lorsque, lassé d'entendre Palmyre, il voulut enfin +l'arrêter, son regard profond et terrible sembla le lui commander au nom +d'un Dieu, et la forcer de rester suspendue entre la terreur de son +ancienne croyance, et ce désespoir de la conscience et de l'amour +trompés. + + * * * * * + +Comment peut-on prétendre sérieusement que la manière d'exprimer est une +affaire de convention? C'est la même erreur que celle de ce proverbe si +faux dans l'acception qu'on lui donne ordinairement: il ne faut pas +disputer des goûts et des couleurs. + +Que prouvait M. R*. en chantant sur les mêmes notes: _J'ai perdu mon +Euridice: J'ai trouvé mon Euridice?_ Les mêmes notes peuvent servir à +exprimer la plus grande joie, ou la douleur la plus amère; on n'en +disconvient pas: mais le sens musical est-il tout entier dans les notes? +Quand vous substituez le mot trouvé au mot perdu, quand vous mettez la +joie à la place de la douleur, vous conservez les mêmes notes; mais vous +changez absolument les moyens secondaires de l'expression. Il est +incontestable qu'un étranger, qui ne comprendrait ni l'un ni l'autre de +ces deux mots, ne s'y tromperait pourtant pas. Ces moyens secondaires +font aussi partie de la musique: qu'on dise, si l'on veut, que la note +est arbitraire; + + * * * * * + +Cette pièce (Mahomet) est l'une des plus belles de Voltaire; mais +peut-être chez un autre peuple, n'eût-il point fait du prophète +conquérant l'amant de Palmyre. Il est vrai que l'amour de Mahomet est +mâle, absolu, et même un peu farouche: il n'aime point comme Titus, mais +peut-être serait-il mieux qu'il n'aimât point. On connaît la passion de +Mahomet pour les femmes; mais il est probable que dans ce cÅ“ur ambitieux +et profond, après tant d'années de dissimulation, de retraite, de +périls et de triomphes, cette passion n'était pas de l'amour. + +Cet amour pour Palmyre était peu convenable à ses hautes destinées, et à +son génie: l'amour n'est point à sa place dans un cÅ“ur sévère que ses +projets remplissent, que le besoin de l'autorité vieillit, qui ne +connaît de plaisirs que par oubli, et pour qui le bonheur même ne serait +qu'une distraction. + +Que signifie: L'amour seul me console? Qui le forçait à chercher le +trône de l'Orient, à quitter ses femmes et son obscure indépendance pour +porter l'encensoir et le sceptre et les armes? L'amour seul me console! +Régler le sort des peuples, changer le culte et les lois d'une partie du +globe, sur les débris du monde élever l'Arabie, est-ce donc une vie si +triste, une inaction si léthargique? C'est un soin difficile: sans +doute, mais c'est précisément le cas de ne pas aimer. Ces nécessités[23] +du cÅ“ur commencent dans le vide de l'âme: qui a de grandes choses à +faire, a bien moins besoin d'amour. + +Si du moins cet homme qui, dès longtemps n'a plus d'égaux, et qui doit +régir en Dieu l'univers prévenu; si ce favori du Dieu des batailles +aimait une femme qui pût l'aider à tromper l'univers, ou une femme née +pour régner, une Zénobie; si du moins il était aimé: mais ce Mahomet qui +asservit la nature à son austérité, le voilà ivre d'amour pour un enfant +qui ne pense pas à lui. + +Je sais qu'une nuit de Palmyre est le plus grand plaisir de l'homme; +mais enfin ce n'est qu'un plaisir. S'occuper d'une femme extraordinaire +et dont on est aimé, c'est davantage: c'est un plaisir très-grand, c'est +un devoir même; mais enfin ce n'est qu'un devoir secondaire. + +Je ne conçois pas ces _puissances_ à qui un regard d'une maîtresse fait +la loi. Je crois sentir ce que peut l'amour; mais un homme qui gouverne +n'est pas à lui. L'amour entraîne à des erreurs, à des illusions, à des +fautes; et les fautes de l'homme puissant sont trop importantes, trop +funestes, elles sont des malheurs publics. + +Je n'aime pas ces hommes chargés d'un grand pouvoir, qui oublient de +gouverner dès qu'ils trouvent à s'occuper autrement; qui placent leurs +affections avant leur affaire, et croient que si tout leur est soumis +c'est pour leur amusement; qui arrangent selon les fantaisies de leur +vie privée, les besoins des nations; et qui feraient hacher leur armée +pour voir leur maîtresse. Je plains les peuples que leur, maître n'aime +qu'après toutes les autres choses qu'il aime; ces peuples qui seront +livrés, si la fille de chambre d'une favorite s'aperçoit qu'on peut +gagner quelque chose à les trahir. + + + + +LETTRE XXXV. + +DATX +Paris, 8 juillet, III. + + +Enfin, j'ai un homme sûr pour finir les choses dont le soin me retenait +ici. D'ailleurs elles sont presque achevées: il n'y a plus de remède, et +il est bien connu que me voilà ruiné. Il ne me reste pas même de quoi +subsister jusqu'à ce qu'un événement, peut-être très-éloigné, vienne +changer ma situation. Je ne sens pas d'inquiétude; et je ne vois pas que +j'aie beaucoup perdu en perdant tout, puisque je ne jouissais de rien. +Je puis devenir, il est vrai, plus malheureux que je n'étais; mais je ne +deviendrai pas moins heureux. Je suis seul, je n'ai que mes propres +besoins: assurément tant que je ne serai ni malade, ni dans les fers, +mon sort sera toujours supportable. Je crains peu le malheur, tant je +suis las d'être inutilement heureux. Il faut bien que la vie ait des +temps de revers; c'est le moment de la résistance et du courage. On +espère alors: on se dit; je passe la saison de l'épreuve, je consume mon +malheur, il est vrai semblable que le bien lui succédera. Mais dans la +prospérité, lorsque les choses extérieures semblent nous mettre au +nombre des heureux, et que pourtant le cÅ“ur ne jouit de rien, on +supporte impatiemment de voir ainsi se perdre ce que la fortune +n'accordera pas toujours. On déplore la tristesse du plus beau temps de +la vie: on craint ce malheur inconnu que l'on attend de l'instabilité +des choses: on le craint d'autant plus, qu'étant malheureux même sans +lui, on doit regarder comme tout-à -fait insupportable ce poids nouveau +dont il doit nous surcharger. C'est ainsi que ceux qui vivent dans leurs +terres, supportent mieux de s'y ennuyer pendant l'hiver qu'ils appellent +d'avance la saison triste, que l'été dont ils attendent les agréments de +la campagne. + +Il ne me reste aucun moyen de remédier à rien de ce qui est fait; et je +ne saurais voir quel parti je dois prendre jusqu'à ce que nous en ayons +parlé ensemble; ainsi je ne songe qu'au présent. Me voilà débarrassé de +tous soins: jamais je n'ai été si tranquille. Je pars pour Lyon; je +passerai chez vous dix jours dans la plus douce insouciance, et nous +verrons ensuite. + + + + +PREMIER FRAGMENT. + +DATX +Cinquième année. + + +Si le bonheur suivait la proportion de nos privations ou de nos biens, +il y aurait trop d'inégalité entre les hommes. Si le bonheur dépendait +uniquement du caractère, cette inégalité serait trop grande encore. S'il +dépendait absolument de la combinaison du caractère et des +circonstances, les hommes que favorisent de concert, et leur prudence et +leur destinée, auraient trop d'avantages. Il y aurait des hommes +très-heureux et des hommes excessivement malheureux; mais ce ne sont pas +les circonstances seules qui font notre sort: ce n'est pas même le seul +concours des circonstances actuelles avec la trace, ou avec l'habitude +laissée par les circonstances passées, ou avec les dispositions +particulières de notre caractère. La combinaison de ces causes a des +effets très-étendus; mais elle ne fait pas seule notre humeur difficile +et chagrine, notre ennui, notre mécontentement, notre dégoût des choses, +et des hommes, et de toute la vie humaine. Nous avons en nous-mêmes ce +principe général de refroidissement, et d'aversion ou d'indifférence: +nous l'avons tous, indépendamment de ce que nos inclinations +individuelles et nos habitudes peuvent faire pour y ajouter ou pour en +affaiblir les suites. Une certaine modification de nos humeurs, une +certaine situation de tout notre être doivent produire en nous cette +affection morale. C'est une nécessité que nous ayons de la douleur, +comme de la joie: nous avons besoin de nous fâcher contre les choses, +comme nous avons besoin d'en jouir. + +L'homme ne saurait désirer et posséder sans interruption, comme il ne +peut toujours souffrir. La continuité d'un ordre de sensations heureuses +ou de sensations malheureuses, ne peut subsister longtemps dans la +privation absolue des sensations contraires. La mutabilité des choses de +la vie ne permet pas cette constance dans les affections que nous en +recevons; et quand même il en serait autrement, notre organisation n'est +pas susceptible d'invariabilité. + +Si l'homme qui croit à sa fortune ne voit point le malheur venir du +dehors à sa rencontre, il ne saurait tarder à le découvrir dans +lui-même. Si l'infortuné ne reçoit pas de consolations extérieures, il +en trouvera bientôt dans son cÅ“ur. + +Quand nous avons tout arrangé, tout obtenu pour jouir toujours, nous +avons peu fait pour le bonheur. Il faut bien que quelque chose nous +mécontente et nous afflige: et si nous sommes parvenus à écarter tout le +mal, ce sera le bien lui-même qui nous déplaira. + +Mais si la faculté de jouir ou celle de souffrir ne peut être exercée, +ni l'une ni l'autre, à l'exclusion totale de celle que notre nature +destine à la contre-balancer, chacune du moins peut l'être +accidentellement beaucoup plus que l'autre: ainsi les circonstances, +sans être tout pour nous, auront pourtant une grande influence sur +notre habitude intérieure. Si les hommes que le sort favorise n'ont pas +de grands sujets de douleur, les plus petites choses suffiront pour en +exciter en eux; au défaut de causes, tout deviendra occasion. Ceux que +l'adversité poursuit, ayant de grandes occasion de souffrir, souffriront +fortement; mais ayant assez souffert à -la-fois, ils ne souffriront pas +habituellement: aussitôt que les circonstances les laisseront à +eux-mêmes, ils ne souffriront plus, car le besoin de souffrir est +satisfait en eux; et même ils jouiront, parce que le besoin opposé +réagit d'autant plus constamment que l'autre besoin rempli, nous a +emporté plus loin dans la direction contraire[24]. + +Ces deux forces contraires tendent à l'équilibre; mais elles n'y +arrivent point, à moins que ce ne soit pour l'espèce entière. S'il n'y +avait pas de tendance à l'équilibre, il n'y aurait pas d'ordre: si +l'équilibre s'établissait dans les détails, tout serait fixe, il n'y +aurait pas de mouvement. Dans chacune de ces suppositions, il n'y aurait +point un ensemble unique et varié, le monde ne serait pas. + +Il me semble que l'homme très-malheureux, mais inégalement et par +reprises isolées, doit avoir une propension habituelle à la joie, au +calme, aux jouissances affectueuses, à la confiance, à l'amitié, à la +droiture. + +L'homme très-malheureux, mais également, lentement, uniformément, sera +dans une lutte perpétuelle des deux principes moteurs; il sera d'une +humeur incertaine, difficile, irritable. Toujours imaginant le bien, et +toujours par cette raison même, s'irritant du mal, minutieux dans le +sentiment de cette alternative, il sera plus fatigué que séduit par les +moindres illusions; il est aussitôt détrompé; tout le décourage, comme +tout l'intéresse. + +Celui qui est continuellement moitié heureux, en quelque sorte, et +moitié malheureux, approchera de l'équilibre: assez égal, il sera bon, +plutôt que d'un grand caractère; sa vie sera plus douce qu'heureuse; il +aura du jugement, et peu de génie. + +Celui qui jouit habituellement, et sans avoir jamais de malheur visible, +ne sera séduit par rien: car il n'a plus besoin de jouir; et dans son +bien être extérieur, il éprouve secrètement un perpétuel besoin de +souffrir. Il ne sera pas expansif, indulgent, aimant; mais il sera +indifférent dans la jouissance des plus grands biens, et susceptible de +trouver un malheur dans le plus petit inconvénient. Habitué à ne point +éprouver de revers, il sera confiant, mais confiant en lui-même ou dans +son sort, et non point envers les autres hommes: il ne sent pas le +besoin de leur appui; et comme sa fortune est meilleure que celle du +plus grand nombre, il est bien près de se sentir plus sage que tous. Il +veut toujours jouir, et surtout il veut paraître jouir beaucoup, et +cependant il éprouve un besoin interne de souffrir; ainsi dans le +moindre prétexte, il trouvera facilement un motif de se fâcher contre +les choses, d'être indisposé contre les hommes. N'étant pas vraiment +bien, mais n'ayant pas à espérer d'être mieux, il ne désirera rien d'une +manière positive; mais il aimera le changement en général, et il +l'aimera dans les détails plus que dans l'ensemble. Ayant trop, il sera +prompt à tout quitter. Il trouvera quelque plaisir, il mettra une sorte +de vanité à être irrité, aliéné, souffrant, mécontent. Il sera +difficile, il sera exigeant: sans cela que lui resterait-il de cette +supériorité qu'il prétend avoir sur les autres hommes, et qu'il +affecterait encore si même il n'y prétendait plus. Il sera dur, il +cherchera à s'entourer d'esclaves, pour que d'autres avouent cette +supériorité; pour qu'ils en souffrent du moins, quand lui-même n'en +jouit pas. + +Je doute qu'il soit bon à l'homme actuel d'être habituellement fortuné, +sans avoir jamais eu le sort contre lui. Peut-être l'homme heureux, +parmi nous, est celui qui a beaucoup souffert; mais non pas +habituellement et de cette manière lentement comprimante qui abat les +facultés sans être assez extrême pour exciter l'énergie secrète de +l'âme, pour la réduire heureusement à chercher en elle des ressources +qu'elle ne se connaissait pas[25]. + +C'est un avantage pour la vie entière d'avoir été malheureux dans l'âge +où la tête et le cÅ“ur commencent à vivre. C'est la leçon du sort: elle +forme les hommes bons[26]; elle étend les idées, et mûrit les cÅ“urs +avant que la vieillesse les ait affaiblis; elle fait l'homme assez tôt +pour qu'il soit entièrement homme. Si elle ôte la joie et les plaisirs, +elle inspire le sentiment de l'ordre et le goût des biens domestiques: +elle donne le plus grand bonheur que nous devions attendre, celui de +n'en attendre d'autre que de végéter utiles et paisibles. On est bien +moins malheureux quand on ne veut plus que vivre: on est plus près +d'être utile, lorsqu'étant encore dans la force de l'âge, on ne cherche +plus rien pour soi. Je ne vois que le malheur qui puisse, avant la +vieillesse, mûrir ainsi les hommes ordinaires. + +La vraie bonté exige des conceptions étendues, une âme grande et des +passions réprimées. Si la bonté est le premier mérite de l'homme, si les +perfections morales sont essentielles au bonheur; c'est parmi ceux qui +ont beaucoup souffert dans les premières années de la vie du cÅ“ur, que +l'on trouvera les hommes les mieux organisés pour eux-mêmes et pour +l'intérêt de tous; les hommes les plus justes, les plus sensés, les +moins éloignés du bonheur et le plus invariablement attachés à la vertu. + +Qu'importe à l'ordre social qu'un vieillard ait renoncé aux objets des +passions, et qu'un homme faible n'ait pas le projet de nuire? De bonnes +gens ne sont pas des hommes bons; ceux qui ne font bien que par +faiblesse, pourront faire beaucoup de mal dans des circonstances +différentes. Susceptible de défiance, d'animosité, de superstitions, et +surtout d'entêtement, l'instrument aveugle de plusieurs choses louables +où le portait son penchant, sera le vil jouet d'une idée folle qui +dérangera sa tête, d'une manie qui gâtera son cÅ“ur, ou de quelque projet +funeste auquel un fourbe saura l'employer. + +Mais l'homme de bien est invariable: il n'a les passions d'aucune +coterie, ni les habitudes d'aucun état; on ne l'emploie pas: il ne peut +avoir ni animosité, ni ostentation, ni manies: il n'est étonné ni du +bien, parce qu'il l'eût fait également, ni du mal, parce qu'il est dans +la nature: il s'indigne contre le crime, et ne hait pas le coupable; il +méprise la bassesse de l'âme, mais il ne s'irrite pas contre un vers à +cause que le malheureux n'a point d'ailes. + +Il n'est pas l'ennemi du superstitieux, car il n'a pas de superstitions +contraires: il cherche l'origine souvent, très-sage[27] de tant +d'opinions devenues insensées, et il rit de ce qu'on a ainsi pris le +change. Il a des vertus, non par fanatisme, mais parce qu'il cherche +l'ordre: il fait le bien pour diminuer l'inutilité de sa vie: il préfère +les jouissances des autres aux siennes, car les autres peuvent jouir, et +lui ne le peut guère: il aime seulement à se réserver ce qui procure les +moyens d'être bon à quelque chose, et aussi de vivre sans trouble, car +il faut du calme à qui n'attend pas de plaisirs. Il n'est point défiant; +mais comme il n'est pas séduit, il pense quelquefois à contenir la +facilité de son cÅ“ur: il sait s'amuser à être un peu victime, mais il +n'entend pas qu'on le prenne pour dupe. Il peut avoir à souffrir de +quelques fripons: il n'est pas leur jouet. Il laissera parfois à +certains hommes à qui il est utile, le petit plaisir de se donner en +cachette les airs de le protéger. Il n'est pas content de ce qu'il fait, +parce qu'il sent qu'on pourrait faire beaucoup plus: il l'est seulement +un peu de ses intentions, sans être plus fier de cette organisation +intérieure qu'il ne le serait d'avoir reçu un nez d'une belle forme. Il +consumera ainsi ses heures en se traînant vers le mieux; quelquefois +d'un pas énergique quoiqu'embarrassé; plus souvent avec incertitude, +avec un peu de faiblesse, avec le sourire du découragement. + +Quand il est nécessaire d'opposer le mérite de l'homme à quelques autres +mérites feints ou inutiles, par lesquels on prétend tout confondre et +tout avilir; il dit que le premier mérite est l'imperturbable droiture +de l'homme de bien, puisque c'est le plus certainement utile; on lui +répond qu'il est orgueilleux, et il rit. Il souffre les peines, il +pardonne les torts domestiques: on lui dit, que ne faites-vous de plus +grandes choses? il rit. Ces grandes choses lui sont confiées; il est +accusé par les amis d'un traître, et condamné par celui qu'on trahit: il +sourit, et s'en va. Les siens lui disent que c'est une injustice inouïe; +et il rit davantage. + + * * * * * + + * * * * * + + * * * * * + + + + +SECOND FRAGMENT. + +DATX +Sixième année. + + +Je ne suis pas surpris que la justesse des idées soit assez rare en +morale. Les anciens qui n'avaient pas l'expérience des siècles, ont +plusieurs fois songé à mettre la destinée du cÅ“ur de l'homme entre les +mains des sages. La politique moderne est plus profonde; elle a livré +l'unique science aux prédicateurs, et à cette foule que les imprimeurs +appellent hommes de lettres: mais elle protège solennellement l'art de +faire des fleurs en sucre, et l'invention des perruques d'une nouvelle +forme. + +Dès que l'on observe les peines d'une certaine classe d'hommes, et qu'on +commence à découvrir leurs causes, on reconnaît qu'une des choses les +plus nouvelles et les plus utiles que l'on pût faire, serait de les +prémunir contre des vérités qui les trompent, contre des vertus qui les +perdent............. + +Le mépris de l'or est une chose absurde. Sans doute préférer l'or à son +devoir est un crime: mais ne sait-on pas que la raison prescrit de +préférer le devoir à la vie comme aux richesses. Si la vie n'en est pas +moins un bien en général, pourquoi l'or n'en serait-il pas aussi un. +Quelques hommes indépendants et isolés font très-bien de s'en passer: +mais tous ne sont pas dans ce cas; et ces déclamations si vaines, qui +ont un coté faux, nuisent beaucoup à la vertu. Vous avez rendu +contradictoires les principes de conduite: si la vertu n'est que +l'effort vers l'ordre, est-ce par tant de désordre et de confusion que +vous prétendez y amener les hommes? Pour moi qui estime encore plus dans +l'homme les qualités du cÅ“ur que celles de l'esprit, je pense néanmoins +que l'instituteur d'un peuple trouverait plus de ressources pour +contenir de mauvais cÅ“urs, que pour concilier des esprits faux. + +Les chrétiens, et d'autres, ont soutenu que la continence perpétuelle +était une vertu; ils ne l'ont pas exigée des hommes, ils ne l'ont même +conseillée qu'à ceux qui prétendraient à la perfection. Quelque absolue +et quelque indiscrète que doive être une loi qui vient du ciel, elle n'a +pas osé davantage. Quand on demande aux hommes de ne pas aimer l'argent, +on ne saurait y mettre trop de modération et de justesse. L'abnégation +religieuse ou philosophique a pu conduire plusieurs individus à une +indifférence sincère pour les richesses et même pour toute propriété; +mais dans la vie ordinaire le désir de l'or est inévitable. Avec l'or, +dans quelque lieu habité que je paraisse, je fais un signe; ce signe +dit: Que l'on me prévienne, que l'on me nourrisse, que l'on m'habille, +que l'on me désennuie, que l'on me considère, que l'on serve moi et les +miens, que tout jouisse auprès de moi; si quelqu'un souffre qu'il le +déclare, ses peines sont finies! Et comme il a été dit, il est fait. + +Ceux qui méprisent l'or sont comme ceux qui méprisent la gloire, qui +méprisent les femmes, qui méprisent les talents, la valeur, le mérite. +Quand l'imbécillité de l'esprit, l'impuissance des organes, ou la +grossièreté de l'âme rendent incapable d'user d'un bien sans le +pervertir, on calomnie ce bien, ne voyant pas que c'est sa propre +bassesse que l'on accuse. Un homme crapuleux méprise les femmes, un +raisonneur épais blâme l'esprit, un sophiste moralise contre l'argent. +Sans doute les faibles esclaves de leurs passions, des sots ingénieux, +les bourgeois étonnés seront plus malheureux ou plus méchants quand ils +seront riches. Ces gens-là doivent avoir peu, parce que, posséder ou +abuser, c'est pour eux la même chose. Sans doute encore, celui qui +devient riche, et qui se met à vivre le plus qu'il peut en riche, ne +gagne pas, et quelquefois perd à changer de situation. Mais pourquoi +n'est-il pas mieux qu'auparavant, c'est qu'il n'est pas plus riche: plus +opulent, il est plus gêné et plus inquiet. Il a de grands revenus, et il +s'arrange si bien que le moindre incident les dérange, et qu'il accumule +des dettes jusqu'à sa ruine. Il est clair que cet homme est pauvre. +Centupler ses besoins; faire tout pour l'ostentation; avoir vingt +chevaux parce qu'un tel en a quinze, et si demain il en a vingt, en +avoir bien vite trente; c'est s'embarrasser dans les chaînes d'une +pénurie plus pénible et plus soucieuse que la première. Mais avoir une +maison commode et saine, un intérieur bien ordonné, de la propreté, une +certaine abondance, une élégance simple, s'arrêter là quant même la +fortune deviendrait quatre fois plus grande, employer le reste à tirer +un ami d'embarras, à parer d'avance aux événements funestes, à donner à +l'homme bon devenu malheureux ce qu'il a donné dans sa jeunesse à de +plus heureux que lui, à remplacer la vache de cette mère de famille qui +n'en avait qu'une, à envoyer du grain chez ce cultivateur dont le champ +vient d'être grêlé, à réparer le chemin où des chars[28] sont versés, où +les chevaux se blessent; s'occuper selon ses facultés et ses goûts; +donner à ses enfants des connaissances, l'esprit d'ordre et des talents: +tout cela vaut bien la misère gauchement prônée par la fausse sagesse. + +Le mépris de l'or, inconsidérément recommandé dans l'âge qui ignore sa +valeur, a souvent ôté à des hommes supérieurs, l'un des plus grands +moyens, et peut-être le plus sûr de ne point vivre inutiles comme la +foule. + +Combien de jeunes personnes, dans le choix d'un maître, se piquent de +compter les biens pour rien; et se précipitent ainsi dans tous les +dégoûts d'un sort gêné et précaire, et dans l'ennui habituel qui seul +contient tant de maux........ + +Un homme sensé, tranquille, et qui méprise un caractère folâtre, se +laisse séduire par quelque conformité dans les goûts; il abandonne au +vulgaire la gaieté, l'humeur riante, et même la vivacité, l'activité: +il prend une femme sérieuse, triste, que la première contrariété rend +mélancolique, que les chagrins aigrissent, qui avec l'âge devient +taciturne, impérieuse, austère et brusque; et qui s'attachant avec +humeur à se passer de tout, et se passant bientôt de tout par humeur et +pour en donner aux autres la leçon, rendra toute sa maison malheureuse. + +Ce n'était, pas dans un sens trivial qu'Epicure disait: Le sage choisit +pour ami un caractère gai et complaisant. Un philosophe de vingt ans +passe légèrement sur ce conseil; et c'est beaucoup s'il n'en est pas +révolté, car il a rejeté les préjugés communs; mais il en sentira +l'importance quand il aura quitté ceux de la sagesse. + +C'est peu de chose de n'être point comme le vulgaire des hommes; mais +c'est avoir fait un pas vers la sagesse, que de n'être plus comme le +vulgaire des sages. + + + + +LETTRE XXXVI. + +DATX +Lyon, 7 avril, VI. + + + * * * * * + + * * * * * + +Monts superbes, écroulement des neiges amoncelées, paix solitaire du +vallon dans la forêt, feuilles jaunies qu'emporte le ruisseau +silencieux! que seriez-vous à l'homme si vous ne lui parliez point des +autres hommes. La nature serait muette, s'ils n'étaient plus. Si je +restais seul sur la terre, que me feraient, et les sons de la nuit +austère, et le silence solennel des grandes vallées, et la lumière du +couchant dans un ciel rempli de mélancolie, sur les eaux calmes. La +nature sentie n'est que dans les rapports humains; et l'éloquence des +choses n'est rien que l'éloquence de l'homme. La terre féconde, les +cieux immenses, les eaux passagères ne sont qu'une expression des +rapports que nos cÅ“urs produisent et contiennent. + +Convenance entière: amitié des anciens! Quand celui qui possédait +l'affection sans bornes, recevait des tablettes où il voyait les traits +de la main d'un ami, lui restait-il des yeux pour examiner alors les +beautés d'un site, ou les dimensions d'un glacier. Mais les relations de +la vie humaine sont multipliées; la perception de ces rapports est +incertaine, inquiète, pleine de froideurs et de dégoûts; l'amitié +antique est toujours loin de nos cÅ“urs, ou de notre destinée. Les +liaisons restent incomplètes entre l'espoir et les précautions, entre +les délices que l'on attend et l'amertume qu'on éprouve. L'intimité +elle-même est entravée par les ennuis, ou affaiblie par le partage, ou +arrêtée par les circonstances. L'homme vieillit, et son cÅ“ur rebuté +vieillit avant lui. Si tout ce qu'il peut aimer est dans l'homme, tout +ce qu'il évite est aussi dans lui. Là où sont tant de convenances +sociales, là et par des conséquences d'une nécessité invincible, se +trouvent aussi toutes les discordances. Ainsi, celui qui craint plus +qu'il n'espère, reste un peu éloigné de l'homme. Les choses mortes sont +moins puissantes, mais elles sont plus à nous, elles sont ce que nous +les faisons. Elles contiennent moins ce que nous cherchons; mais nous +sommes plus assurés d'y trouver, à notre choix, les choses qu'elles +contiennent. Ce sont les biens de la médiocrité, bornés mais certains. +La passion cherche l'homme; quelquefois la raison se trouve réduite à le +quitter pour des choses moins bonnes et moins funestes. Ainsi s'est +formé un lieu puissant de l'homme à cet ami de l'homme pris hors de son +espèce, et qui lui convient tant, parce qu'il est moins que nous et +qu'il est plus que les choses insensibles. S'il fallait que l'homme prît +au hasard un ami, il lui vaudrait mieux le prendre dans l'espèce des +chiens que dans celle des hommes. Le dernier de ses semblables lui +donnerait moins de consolations et moins de paix que le dernier de ces +animaux. + +Et quand une famille est dans la solitude, non pas dans celle du désert, +mais dans celle de l'isolément ou de la misère: quand ces êtres +faibles, souffrants, qui ont tant de moyens d'être malheureux, et si peu +d'être satisfaits, qui n'ont que des instants pour jouir et qu'un jour +pour vivre; quand le père et sa femme, quand la mère et ses filles n'ont +point de condescendance, n'ont point d'union, qu'ils ne veulent pas +aimer les mêmes choses, qu'ils ne savent pas se soumettre aux mêmes +misères, et soutenir ensemble, à distances égales, la chaîne des +douleurs; quand par égoïsme ou par humeur, chacun refusant ses forces, +la laisse traîner pesamment sur le sol inégal, et creuser le long sillon +où germent avec une fécondité sinistre, les ronces qui les déchirent +tous: O hommes! qu'êtes-vous donc pour l'homme? + +Quand une attention, une parole de paix, de bienveillance, de pardon +généreux, sont reçues avec dédain, avec humeur, avec une indifférence +qui glace.... Nature universelle! tu l'as fait ainsi pour que la vertu +fût sublime, et que le cÅ“ur de l'homme devînt meilleur encore et plus +résigné sous le poids qui l'écrase. + + + + +LETTRE XXXVII. + +DATX +Lyon, 2 mai, VI. + + +J'ai des moments où je désespérerais de contenir l'inquiétude qui +m'agite: tout m'entraîne alors et m'enlève avec une force immodérée; et +de cette hauteur, je retombe avec épouvante, et je me perds dans l'abîme +qu'elle a creusé. + +Si j'étais absolument seul, ces moments-là seraient intolérables; mais +j'écris, et il semble que le soin de vous exprimer ce que j'éprouve soit +une distraction qui en adoucisse le sentiment. A qui m'ouvrirais-je +ainsi? quel autre supporterait le fatigant bavardage d'une manie sombre, +d'une sensibilité si vaine? C'est mon seul plaisir de vous conter ce que +je ne puis dire qu'à vous, ce que je ne voudrais dire à nul autre, ce +que d'autres ne voudraient pas entendre. Que m'importe le contenu de +mes lettres? plus elles sont longues et plus j'y mets de temps, plus +elles valent pour moi: et si je ne me trompe, l'épaisseur du paquet ne +vous a jamais rebuté. On parlerait ensemble pendant dix heures, pourquoi +ne s'écrirait-on pas pendant deux? + +Je ne veux point vous faire un reproche. Vous êtes moins long, moins +diffus que moi. Vos affaires vous fatiguent, vous écrivez avec moins de +plaisir même à ceux gué vous aimez. Vous me dites ce que vous avez à me +dire dans l'intimité: mais moi solitaire, moi rêveur au moins bizarre, +je n'ai rien à dire, et j'en suis d'autant plus long. Tout ce qui me +passe par la tête, tout ce que je dirais en jasant, je l'écris si +l'occasion se présente: mais tout ce que je pense, tout ce que je sens, +je vous l'écris nécessairement; c'est un besoin pour moi. Quand je +cesserai, dites que je ne sens plus rien, que mon âme s'éteint, que je +suis devenu tranquille et raisonnable, que je passe enfin mes jours à +manger, dormir, jouer aux cartes. Je serais plus heureux! + +Je voudrais avoir un métier; il animerait mes bras, et endormirait ma +tête. Un talent ne vaudrait pas cela: cependant si je savais peindre, je +crois que je serais moins inquiet. J'ai été longtemps dans la stupeur; +je regrette de m'être éveillé. J'étais dans un abattement plus +tranquille que l'abattement actuel. + +De tous les moments rapides et incertains où j'ai cru dans ma simplicité +qu'on était sur la terre pour y vivre, aucun ne s'est embelli d'une +erreur aussi durable, aucun ne m'a laissé de si profonds souvenirs que +ces vingt jours d'oubli et d'espérance, où vers l'équinoxe de Mars, +devant les rochers, près du torrent, entre la jacinthe heureuse et la +simple violette, j'allai m'imaginer qu'il me serait donné d'aimer. + +Je touchai ce que je ne devais jamais saisir. Sans goûts, sans +espérance, j'aurais pu végéter ennuyé mais tranquille: je pressentais +l'énergie humaine, mais dans ma vie ténébreuse, je supportais mon +sommeil. Quelle force sinistre m'a ouvert le monde pour m'ôter les +consolations du néant? + +Entraîné dans une activité expansive; avide de tout aimer, de tout +soutenir, de tout consoler; toujours combattu entre le besoin de voir +changer tant de choses funestes, et cette conviction qu'elles ne seront +point changées; je reste fatigué des maux de la vie, et plus indigné de +la perfide séduction de ses plaisirs, l'Å“il toujours arrêté sur +l'immense amas des haines, des iniquités, des opprobres et des misères +de la terre égarée. + +Et moi! voici ma vingt-septième année: les beaux jours sont passés, je +ne les ai pas même vus. Malheureux, dans l'âge du bonheur, +qu'attendrai-je des autres âges? J'ai passé dans le vide et les ennuis +la saison heureuse de la confiance et de l'espoir. Partout comprimé, +souffrant, le cÅ“ur vide et navré, j'ai atteint, jeune encore, les +regrets de la vieillesse. Dans l'habitude de voir toutes les fleurs de +la vie se flétrir sous mes pas stériles, je suis comme ces vieillards +que tout a fui: mais plus malheureux qu'eux, j'ai tout perdu longtemps +avant de finir moi-même. Avec une âme avide, je ne puis reposer dans ce +silence de mort. + +Souvenir des ans dès longtemps passés, des choses à jamais effacées, des +lieux qu'on, ne reverra pas, des hommes qui ont changé! Sentiment de la +vie perdue! + +Quels lieux furent jamais pour moi ce qu'ils sont pour les autres +hommes? quels temps furent tolérables, et sous quel ciel ai-je trouvé le +repos du cÅ“ur? J'ai vu le remuement des villes, et le vide des +campagnes, et l'austérité des monts; j'ai vu la grossièreté de +l'ignorance, et le tourment des arts; j'ai vu les vertus inutiles, les +succès indifférents et tous les biens perdus dans tous les maux; l'homme +et le sort, toujours inégaux, se trompant sans cesse, et dans la lutte +effrénée de toutes les passions, l'odieux vainqueur recevoir pour prix +de son triomphe le plus pesant chaînon des maux qu'il a su faire. + +Si l'homme était conformé pour le malheur, je le plaindrais bien moins; +et considérant sa durée passagère, je mépriserais pour lui comme pour +moi le tourment d'un jour. Mais tous les biens l'environnent, mais +toutes ses facultés lui commandent de jouir, mais tout lui dit, sois +heureux: et l'homme a dit, le bonheur sera pour la brute; l'art, la +science, la gloire, la grandeur seront pour moi. Sa mortalité, ses +douleurs, ses crimes eux-mêmes ne sont que la plus faible moitié de sa +misère. Je déplore ses pertes; l'indifférence, l'union, la possession +tranquille. Je déplore cent années que mille millions d'êtres sensibles +épuisent dans les sollicitudes et la contrainte, au milieu de ce qui +ferait la sécurité, la liberté, la joie; et vivant d'amertume sur une +terre voluptueuse, parce qu'ils ont voulu des biens imaginaires, et des +biens exclusifs. + +Cependant tout cela est peu de chose; car je ne le voyais point il y a +un demi-siècle, et dans un demi-siècle je ne le verrai point. + +Je me disais: s'il n'appartient pas à ma destinée inféconde de ramener à +des mÅ“urs primordiales une contrée circonscrite et isolée: si je dois +m'efforcer d'oublier le monde, et me croire assez heureux d'obtenir pour +moi des jours tolérables sur cette terre séduite; je ne demande alors +qu'un bien, qu'une ombre dans ce songe vain dont je ne veux plus +m'éveiller. Il reste sur la terre telle qu'elle est, une illusion qui +peut encore m'abuser: elle est la seule; j'aurais la sagesse d'en être +trompé; le reste n'en vaut pas l'effort. Voilà ce que je me disais +alors: mais le hasard seul pouvait m'en permettre l'inestimable erreur. +Le hasard est lent et incertain; la vie rapide, irrévocable: son +printemps passe; et ce besoin trompé, en achevant de perdre ma vie, doit +enfin aliéner mon cÅ“ur et altérer ma nature. Quelquefois déjà je sens +que je m'aigris; je m'indigne, mes affections se resserrent; +l'impatience rendra ma volonté farouche; et une sorte de mépris me porte +à des desseins grands mais austères. Cependant cette amertume ne dure +point dans toute sa force; et je m'abandonne ensuite, comme si je +sentais que les hommes distraits, et les choses incertaines, et ma vie +si courte ne méritent pas l'inquiétude d'un jour, et qu'un réveil sévère +est inutile quand on doit sitôt s'endormir pour jamais. + + + + +LETTRE XXXVIII. + +DATX +Lyon, 8 mai, VI. + + +J'ai été jusqu'à Blammont, chez le chirurgien qui a remis si adroitement +le bras de cet officier tombé de cheval en revenant de Chessel. + +Vous n'avez pas oublié comment, lorsque nous entrâmes chez lui, à cette +occasion, il y a plus de douze ans, il se hâta d'aller cueillir dans son +jardin les plus beaux abricots; et comment, en revenant les mains +pleines, ce vieillard, déjà infirme, heurta du pied le pas de la porte, +ce qui fit tomber à terre presque tout le fruit qu'il tenait. Sa fille +lui dit brusquement: voilà comme vous faites toujours; vous voulez vous +mêler de tout, et c'est pour tout gâter; ne pouvez-vous pas rester sur +votre chaise? c'est bien présentable à présent. Nous avions le cÅ“ur +navré; car il souffrait et ne répondait rien. Le malheureux! il est +plus malheureux encore. Il est paralytique; il est couché dans un +véritable lit de douleurs, il n'a auprès de lui que cette misérable qui +est sa fille. Depuis plusieurs mois il ne parle plus, mais le bras droit +n'est pas encore attaqué, il s'en sert pour faire des signes. Il en fit +que j'eus le chagrin de ne pouvoir expliquer: il voulait dire à sa fille +de m'offrir quelque chose. Elle ne l'entendit pas, et cela arrive +très-souvent. Lorsqu'il lui survint quelques affaires au-dehors, j'en +profitai pour que son malheureux père sût du moins que ses maux étaient +sentis, car il a encore une oreille assez bonne. Il me fit comprendre +que cette fille, regardant sa fin comme très-prochaine, se refusait à +tout ce qui pourrait diminuer de quelques sous l'héritage assez +considérable qu'il lui laisse: mais que quoiqu'il en eût eu bien des +chagrins, il lui pardonnait tout, afin de ne pas cesser d'aimer, à son +dernier moment, le seul être qui lui restât à aimer. Un vieillard voir +ainsi expirer sa vie! un père finir avec tant d'amertume dans sa propre +maison! Et nos lois ne peuvent rien! + +Il faut qu'un tel abîme de misères touche aux perceptions de +l'immortalité. S'il était possible que dans un âge de raison, j'eusse +manqué essentiellement à mon père, je serais malheureux toute la vie, +parce qu'il n'est plus, et que ma faute serait aussi irréparable que +monstrueuse. On pourrait dire, il est vrai, qu'un mal fait à celui qui +ne le sent plus, qui n'existe plus, est actuellement chimérique en +quelque sorte et indifférent, comme le sont les choses tout-à -fait +passées. Je ne saurais le nier; et cependant j'en serais inconsolable. +La raison de ce sentiment est bien difficile à trouver; car s'il n'était +autre que le sentiment d'une chute avilissante dont on a perdu +l'occasion de se relever avec une noblesse qui puisse consoler +intérieurement, on trouverait ce même dédommagement dans la vérité de +l'intention. Lorsqu'il ne s'agit que de notre propre estime, le désir +d'une chose louable doit nous satisfaire comme son exécution. Celle-ci +ne diffère du désir que par ses suites, et il n'en peut être aucune +pour l'offensé qui ne vit plus. L'on voit pourtant le sentiment de cette +injustice dont les effets ne subsistent plus, nous accabler encore, nous +avilir, nous déchirer comme si elle devait avoir des résultats éternels. +On dirait que l'offensé n'est qu'absent, et que nous devons retrouver +les rapports que nous avions avec lui, mais dans un état de permanence +que ne permettra plus de rien changer, de rien réparer, et où le mal +sera perpétuel malgré nos remords. + +L'esprit humain trouve toujours à se perdre dans cette liaison des +choses effectuées avec leurs conséquences inconnues. Il pourrait +imaginer que ces conceptions d'un ordre futur et d'une suite sans borne +aux choses présentes, n'ont d'autres fondements que la possibilité de +leurs suppositions, et qu'elles doivent être comptées parmi les moyens +qui retiennent l'homme dans la diversité, dans les oppositions et dans +la perpétuelle incertitude, où le plonge la perception incomplète des +propriétés et de l'enchaînement des choses. + +Puisque ma lettre n'est pas fermée, il faut que je vous cite Montaigne. +Je viens de rencontrer par hasard un passage si analogue à l'idée dont +j'étais occupé, que j'en ai été frappé et satisfait. Il y a dans cette +conformité des pensées, un principe de joie secrète: c'est elle qui rend +l'homme nécessaire à l'homme, parce qu'elle rend nos idées fécondes, +parce qu'elle donne de l'assurance à notre imagination et confirme en +nous l'opinion de ce que nous sommes. + +On ne trouve point dans Montaigne ce que l'on cherche, on rencontre ce +qui s'y trouve. Il faut l'ouvrir au hasard et c'est rendre une sorte +d'hommage à sa manière. Elle est très-indépendante sans être burlesque, +ou affectée; et je ne suis pas surpris qu'un anglais ait mis les +_Essais_ au-dessus de tout. On a reproché à Montaigne deux choses qui le +font admirable, et dont je n'ai nul besoin de le disculper entre nous. + +C'est au chapitre huitième du livre second qu'il dit: «Comme je scay, +par une trop certaine expérience, il n'est aucune si douce consolation +en la perte de nos amis, que celle que nous apporte la science de +n'avoir rien oublié à leur dire, et d'avoir eu avec eux une parfaite et +entière communication.» + +Cette entière communication avec l'être moral semblable à nous et mis +auprès de nous dans des rapports respectés, semble une partie +essentielle du rôle qui nous est départi pour l'emploi de notre durée. +Nous sommes mécontents de nous quand l'acte étant fini, nous avons perdu +sans retour le mérite de l'exécution dans la scène qui nous était +confiée. + +Ceci prouve, me direz-vous peut-être, que nous pressentons une autre +durée. Je vous l'accorde; et nous conviendrons aussi que le chien, qui +ne veut plus alimenter sa vie parce que son maître a perdu la sienne, et +qui s'élance dans le bûcher embrasé où l'on consume son corps, veut +mourir avec lui, parce qu'il croit fermement le dogme de l'immortalité, +et qu'il a la certitude consolante de le rejoindre dans un autre monde. + +Je n'aime pas à rire de ce qu'on veut mettre à la place du désespoir, et +cependant j'allais plaisanter si je ne m'étais retenu. La confiance +dont l'homme se nourrit dans les opinions qu'il aime, et où il ne peut +rien voir, est respectable, puisqu'elle diminue quelquefois l'amertume +de ses misères; mais il y a quelque chose de comique dans cette +inviolabilité religieuse dont il prétend l'environner. Il n'appellerait +pas sacrilège celui qui assurerait qu'un fils peut sans crime égorger +son père; il le conduirait à la maison des fous, et ne se fâcherait pas: +mais il devient furieux si on ose lui dire que peut être il mourra comme +un chêne ou un renard, tant il a peur de le croire. Ne saurait-il +s'apercevoir qu'il prouve sa propre incertitude. Sa foi est aussi fausse +que celle de certains dévots qui crieraient à l'impiété si l'on doutait +qu'un poulet mangé, le vendredi, pût nous plonger dans l'enfer, et qui +pourtant en mangent en secret; tant il y a de proportion entre la +terreur d'un supplice éternel, et le plaisir de manger deux bouchées de +viande sans attendre le dimanche. + +Que ne prend-on le parti de laisser à la libre fantaisie de chacun les +choses dont on peut rire, et même les espérances que tous ne peuvent +également recevoir. La morale gagnerait beaucoup à abandonner la force +d'un fanatisme éphémère, pour s'appuyer avec majesté sur l'inviolable +évidence. Si vous voulez des principes qui parlent au cÅ“ur, rappelez +ceux qui sont dans le cÅ“ur de tout homme bien organisé. + +Dites: sur une terre de plaisirs, et de tristesse; la destination de +l'homme est d'accroître le sentiment de la joie, de féconder l'énergie +expansive; et de combattre, dans tout ce qui sent, le principe de +l'avilissement et des douleurs....... + + * * * * * + + + + +TROISIÈME FRAGMENT. + +_De l'expression romantique, et du RANZ DES VACHES_. + + +...Le romanesque séduit les imaginations vives et fleuries; le +romantique suffit seul aux âmes profondes, à la véritable sensibilité. +La nature est pleine d'effets romantiques dans les pays simples: une +longue culture les détruit dans les terres vieillies, surtout dans les +plaines dont l'homme s'assujettit facilement toutes les parties. + +Les effets romantiques sont les accents d'une langue primitive que les +hommes ne connaissent pas tous, et qui devient étrangère à plusieurs +contrées. On cesse bientôt de les entendre, quand on ne vit plus avec +eux; et cependant cette harmonie romantique est la seule qui conserve à +nos cÅ“urs les couleurs de la jeunesse et la fraîcheur de la vie. +L'homme de la société ne sent plus ces effets trop éloignés de ses +habitudes: il finit par dire, Que m'importe? Il est comme ces +tempéraments fatigués du feu desséchant d'un poison lent et habituel; il +se trouve vieilli dans l'âge de la force, et les ressorts de la vie sont +relâchés en lui, quoiqu'il garde l'extérieur d'un homme. + +Mais vous, que le vulgaire croit semblables à lui, parce que vous vivez +avec simplicité, parce que vous avez du génie sans avoir les prétentions +de l'esprit, ou simplement parce qu'il vous voit vivre, et que, comme +lui, vous mangez et vous dormez; hommes primitifs, jetez ça et là dans +le siècle vain, pour conserver la trace des choses naturelles, vous vous +reconnaissez, vous vous entendez dans une langue que la foule ne sait +point, quand le soleil d'octobre paraît dans les brouillards sur les +bois jaunis; quand un filet d'eau coule et tombe dans un pré fermé +d'arbres, au coucher de la lune; quand sous le ciel d'été, dans un jour +sans nuages, une voix de femme chante à quatre heures, un peu au loin, +au milieu des murs et des toits d'une grande ville. + +Imaginez une plaine d'une eau limpide et blanche. Elle est vaste, mais +circonscrite; sa forme oblongue et un peu circulaire, se prolonge vers +le couchant d'hiver. Des sommets élevés, des chaînes majestueuses la +ferment de trois côtés. Vous êtes assis sur la pente de la montagne, +au-dessus de la grève du nord, que les flots quittent et recouvrent. Des +rochers perpendiculaires sont derrière vous; ils montent jusqu'à la +région des nues: le triste vent du pôle n'a jamais soufflé sur cette +rive heureuse. A votre gauche, les montagnes s'ouvrent, une vallée +tranquille s'étend dans leurs profondeurs, un torrent descend des cimes +neigeuses qui la ferment: et quand le soleil du matin paraît entre leurs +dents glacées, sur les brouillards, quand des voix de la montagne +indiquent les chalets, au-dessus des prés encore dans l'ombre; c'est le +réveil d'une terre primitive, c'est un monument de nos destinées +méconnues! + +Voici les premiers moments nocturnes; l'heure du repos et de la +tristesse sublime. La vallée est fumeuse, elle commence à s'obscurcir. +Vers le midi, le lac est dans la nuit: les immenses rochers qui le +ferment, sont une zone ténébreuse sous le dôme glacé qui les surmonte, +et qui semble retenir dans ses frimas la lumière du jour. Ses derniers +feux jaunissent les nombreux châtaigniers sur les rocs sauvages; ils +passent en longs traits sous les hautes flèches du sapin alpestre; ils +brunissent les monts; ils allument les neiges; ils embrasent les airs; +et l'eau sans vagues, brillante de lumière et confondue avec les cieux, +est devenue infinie comme eux, et plus pure encore, plus éthérée, plus +belle. Son calme étonne, sa limpidité trompe, la splendeur aérienne +qu'elle répète semble creuser ses profondeurs; et sous ses monts séparés +du globe et comme suspendus dans les airs, vous trouvez à vos pieds le +vide des cieux et l'immensité du monde. Il y a là un temps de prestige +et d'oubli. L'on ne sait plus où est le ciel, où sont les monts, ni sur +quoi l'on est porté soi-même; on ne trouve plus de niveau, il n'y a +plus d'horizon; les idées sont changées, les sensations inconnues, vous +êtes sortis de la vie commune. Et lorsque l'ombre a couvert cette vallée +d'eau; lorsque l'Å“il ne discerne plus ni les objets, ni les distances; +lorsque le vent du soir a soulevé les ondes: alors, vers le couchant, +l'extrémité du lac reste seule éclairée d'une pâle lueur, mais tout ce +que les monts entourent n'est qu'un gouffre indiscernable; et au milieu +des ténèbres et du silence, vous entendez à mille pieds sous vous, +s'agiter ces vagues toujours répétées, qui passent et ne cessent point, +qui frémissent sur la grève à intervalles égaux, qui s'engouffrent dans +les roches, qui se brisent sur la rive, et dont les bruits romantiques +semblent résonner d'un long murmure dans l'abîme invisible. + +C'est dans les sons que la nature a placé la plus forte expression du +caractère romantique: et c'est surtout au sens de l'ouïe que l'on peut +rendre sensibles, en peu de traits et d'une manière énergique, les lieux +et les choses extraordinaires. Les odeurs occasionnent des perceptions +rapides et immenses, mais vagues: celles de la vue semblent intéresser +davantage l'esprit que le cÅ“ur: on admire ce qu'on voit, mais on sent ce +qu'on entend[29]. La voix d'une femme aimée sera plus belle encore que +ses traits; les sons que rendent des lieux sublimes feront une +impression plus profonde et plus durable que leurs formes. Je n'ai point +vu de tableau des Alpes qui me les rendît présentes, comme le peut faire +un air vraiment alpestre. + +Le _Ranz des vaches_ ne rappelle pas seulement des souvenirs, il peint. +Je sais que Rousseau a dit le contraire, mais je crois qu'il s'est +trompé. Cet effet n'est point imaginaire: il est arrivé que deux +personnes parcourant séparément les planches de _tableaux pittoresques +de la Suisse_, on dit toutes deux à la vue du Grimsel: voilà où il faut +entendre le ranz des vaches. S'il est exprimé d'une manière plus juste +que savante, si celui qui le joue le sent bien; les premiers sons vous +placent dans les hautes vallées, près des rocs nus et d'un gris +roussâtre, sous le ciel froid, sous le soleil ardent. On est sur la +croupe des sommets arrondis et couverts de pâturages. On se pénètre de +la lenteur des choses, et de la grandeur des lieux: on y trouve la +marche tranquille des vaches, et le mouvement mesuré de leurs grosses +cloches, près des nuages, dans l'étendue doucement inclinée depuis la +crête des granits inébranlables jusqu'aux granits ruinés des ravins +neigeux. Les vents frémissent d'une manière austère dans les mélèzes +éloignés: on discerne le roulement du torrent caché dans les précipices +qu'il s'est creusé durant de longs siècles. A ces bruits solitaires dans +l'espace, succèdent les accents hâtés et pesants des Küheren[30], +expression nomade d'un plaisir sans gaîté, d'une joie des montagnes. +Les chants cessent; l'homme s'éloigne; les cloches ont passé les +mélèzes: on n'entend plus que le choc des cailloux roulants, et la chute +interrompue des marbres que le torrent pousse vers les vallées. Le vent +apporte ou recule ces sons alpestres; et quand il les perd, tout paraît +froid, immobile et mort. C'est le domaine de l'homme qui n'a pas +d'empressement: il sort du toit, bas et large, que de lourdes pierres +assurent contre les tempêtes: si le soleil est brûlant, si le vent est +fort, si le tonnerre roule sous ses pieds, il ne le sait pas. Il marche +du côté où les vaches doivent être, elles y sont; il les appelle, elles +se rassemblent, elles s'approchent successivement; et il retourne avec +la même lenteur, chargé de ce lait destiné aux plaines qu'il ne +connaîtra pas. Les vaches s'arrêtent, elles ruminent; il n'y a plus de +mouvement visible, il n'y a plus d'hommes. L'air est froid, le vent a +cessé avec la lumière du soir; il ne reste que la lueur des neiges +antiques, et la chute des eaux dont le bruissement sauvage, en s'élevant +des abîmes, semble ajouter à la permanence silencieuse des hautes cimes, +et des glaciers, et de la nuit. + + + + +LETTRE XXXIX. + +DATX +Lyon, 11 mai, VI. + + +Ce que peut avoir de séduisant la multitude de rapports qui lient chaque +individu à ceux de son espèce et à l'univers; cette attente expansive +que donne à un cÅ“ur jeune tout un monde à expérimenter; ce dehors +inconnu et fantastique, ce prestige est décoloré, fugitif, évanoui. Ce +monde terrestre offert à l'action de mon être est devenu aride et nu: +j'y cherchais la vie de l'âme, il ne la contient pas. + +J'ai vu la vallée doucement éclairée dans l'ombre, sous le voile humide, +charme vaporeux du matin; elle était belle. Je l'ai vue changer et se +flétrir: l'astre qui consume a passé sur elle; il l'a embrasée, il l'a +fatiguée de lumière; il l'a laissée sèche, vieillie et d'une stérilité +pénible à voir. Ainsi s'est levé lentement, ainsi s'est dissipé le voile +heureux de nos jours. Il n'y a plus de ces demi-ténèbres, de ces +espaces cachés qui plaisent tant à pénétrer. Il n'y a plus de clartés +douteuses où se puissent reposer mes yeux. Tout est aride et fatigant, +comme le sable qui brûle sous le ciel de Zaara: et toutes les choses de +la vie dépouillées de ce revêtement, présentent, dans une vérité +rebutante, le savant et triste mécanisme de leur squelette découvert. +Leurs mouvements continus, nécessaires, irrésistibles m'entraînent sans +m'intéresser, et m'agitent sans me faire vivre. + +Voilà plusieurs années que le mal menace, se prépare, se décide, se +fixe. Si le malheur du moins ne vient rompre cet uniforme ennui, il +faudra que tout cela finisse. + + + + +LETTRE XL. + +DATX +Lyon, 14 mai, VI. + + +J'étais près de la Saône, derrière le long mur où nous marchions +autrefois ensemble, lorsque nous parlions de Tinian au sortir de +l'enfance, que nous aspirions au bonheur, que nous avions l'intention de +vivre. Je considérais cette rivière qui coulait de même qu'alors; et ce +ciel d'automne aussi tranquille, aussi beau que dans ces temps-là dont +il ne subsiste plus rien. Une voiture venait: je me retirai +insensiblement; et je continuai à marcher les yeux occupés des feuilles +jaunies que le vent promenait sur l'herbe sèche, et dans la poussière du +chemin. La voiture s'arrêta, M.me Del** était seule avec sa fille, +âgée de six ans. Je montai et j'allai jusqu'à sa campagne, où je ne +voulus pas entrer. Vous savez que M.me Del** n'a pas vingt-cinq ans, +et qu'elle est bien changée: mais elle parle avec la même grâce simple +et parfaite; ses yeux ont une expression plus douloureuse et non moins +belle. Nous n'avons rien dit de son mari: vous vous rappelez qu'il n'a +guères que trente ans de plus qu'elle, et que c'est une sorte de +financier fort instruit quand il s'agit de l'or, mais nul dans tout le +reste. Femme infortunée! Voilà une vie perdue: et le sort semblait la +lui promettre si heureuse! Que lui manquait-il pour mériter le bonheur, +et pour faire le bonheur d'un autre! Quel esprit! quelle âme! quelle +pureté d'intentions! Tout cela est inutile. Il y a bientôt cinq ans que +je ne l'avais vue. Elle renvoyait sa voiture à la ville: je me fis +descendre auprès de l'endroit où elle m'avait rencontré; j'y restai fort +tard. + +Comme j'allais rentrer, un homme âgé, faible, et qui paraissait abattu +par la misère, s'approcha de moi en me regardant beaucoup: il me nomma, +et me demanda quelques secours. Je ne sus pas le reconnaître pour le +moment; mais ensuite je fus accablé en me rappelant que ce ne pouvait +être que ce professeur de _troisième_, si laborieux et si bon. Je me +suis informé ce matin: mais je ne sais si je pourrai découvrir le triste +grenier où sans doute il passe ses derniers jours. L'infortuné aura cru +que je ne voulais pas le reconnaître. Si je le trouve, il faut qu'il ait +une chambre et quelques livres qui lui rendent ses habitudes; car il me +semble qu'il y voit encore bien. Je ne sais ce que je dois lui promettre +de votre part, marquez-le moi: comme il ne s'agit pas d'un moment, mais +du reste de sa vie, je ne ferai rien sans avoir vos intentions. + +J'avais passé plus d'une heure je crois, à hésiter de quel côté j'irais +pour marcher un peu. Quoique cet endroit fût plus loin de ma demeure, +j'y fus comme entraîné: apparemment c'était par le besoin d'une +tristesse qui pût convenir à celle dont j'étais déjà rempli. + +J'aurais volontiers affirmé que je ne la reverrais jamais. C'était une +chose comme résolue, et cependant..... Son idée, quoiqu'affaiblie par le +découragement, par le temps, par l'affaiblissement même de ma confiance +à un genre d'affections trop trompées et trop inutiles, son idée se +trouvait comme liée aux sentiments de mon existence et de ma durée au +milieu des choses. Je la voyais en moi, mais comme le souvenir +ineffaçable d'un songe passé, comme ces idées de bonheur dont on garde +l'empreinte, et qui ne sont plus de mon âge. + +Car je suis un homme fait: les dégoûts m'ont mûri: grâce à ma destinée, +je n'ai d'autre maître que ce peu de raison qu'on reçoit d'en haut, sans +savoir pourquoi. Je ne suis point sous le joug des passions; les désirs +ne m'égarent point; la volupté ne me corrompra pas. J'ai laissé là +toutes ces futilités des âmes fortes: je n'aurai point le ridicule de +jouir des choses romanesques dont on doit revenir, ni d'être dupe d'un +beau sentiment. Je me sens en état de voir avec indifférence un site +heureux, un beau ciel, une action vertueuse, une scène touchante; et si +j'y mettais assez d'importance, je pourrais, comme l'homme du meilleur +ton, bâiller toujours en souriant toujours, m'amuser consumé de +chagrins, et mourir d'ennui avec beaucoup de calme et de dignité. + +Dans le premier moment, j'ai été surpris de _la_ voir, et maintenant je +le suis encore, parce que je ne vois pas à quoi cela peut mener. Mais +quelle nécessité y a-t-il que cela mène à quelque chose? que d'incidents +isolés dans le cours du monde, ou qui n'ont pas de résultats que nous +puissions connaître! Je ne parviens pas à me défaire de cette sorte +d'instinct qui cherche une suite et des conséquences à chaque chose, +surtout à celles que le hasard amène. Je veux toujours y voir, et +l'effet d'une intention, et un moyen de la nécessité. Je m'amuse de ce +singulier penchant: il nous a fourni plus d'une occasion de rire +ensemble; et, dans ce moment-ci, je ne le trouve point du tout +incommode. + +Il est certain que si j'avais su la rencontrer, je n'aurais pas été de +ce côté: je crois pourtant que j'aurais eu tort. Un rêveur doit tout +voir; et un rêveur n'a malheureusement pas grand chose à craindre. +Faudrait-il d'ailleurs éviter tout ce qui tient à la vie de l'âme, et +tout ce qui l'avertit de ses pertes? le pourrait-on? Une odeur, un son, +un trait de lumière me diront de même qu'il y a autre chose dans la +nature humaine que digérer et m'assoupir. Un mouvement de joie dans le +cÅ“ur du malheureux, ou le soupir de celui qui jouit, tout m'avertira de +cette mystérieuse combinaison dont l'intelligence entretient et change +sans cesse la suite infinie, et dont les corps ne sont que les matériaux +qu'une idée éternelle arrange comme les figures d'une chose invisible, +qu'elle roule comme des dés, qu'elle calcule comme des nombres. + +Revenu sur le bord de la Saône, je me disais après l'avoir quittée: +l'Å“il est incompréhensible! Non-seulement il reçoit pour ainsi dire +l'infini, mais il semble le reproduire. Il voit tout un monde; et ce +qu'il rend, ce qu'il peut, ce qu'il exprime est plus vaste encore. Une +grâce qui entraîne tout, une éloquence douce et profonde, une expression +plus étendue que les choses exprimées, l'harmonie qui fait le lien +universel, tout cela est dans l'Å“il d'une femme. Tout cela, et plus +encore, est dans la voix illimitée de celle qui sent. Lorsqu'elle parle, +elle tire de l'oubli les affections et les idées, elle éveille l'âme de +sa léthargie, elle l'entraîne et la conduit dans tout le domaine de sa +vie morale. Lorsqu'elle chante, il semble qu'elle agite les choses, +qu'elle les déplace, qu'elle les forme, et qu'elle crée des sentiments +nouveaux. La vie naturelle n'est plus la vie ordinaire: tout est +romantique, animé, enivrant. Là , assise en repos, ou occupée d'autre +chose, elle nous emporte, elle nous précipite avec elle dans le monde +immense; et notre vie s'agrandit de ce mouvement sublime et calme. +Combien, alors, paraissent froids ces hommes qui se remuent tant pour de +si petites choses; dans quel néant ils nous retiennent, et qu'il est +fatigant de vivre parmi des êtres turbulents et muets! + +Mais quand tous les efforts, tous les talents, tous les succès, et tous +les dons du hasard ont formé un visage admirable, un corps parlait, une +manière fine, une âme grande, un cÅ“ur délicat, un esprit étendu; il ne +faut qu'un jour pour que l'ennui et le découragement commencent à tout +anéantir dans le vide d'un cloître, dans les dégoûts d'un mariage +trompeur, dans la nullité d'une vie fastidieuse. + +Je veux continuer à la voir. Elle n'attend plus rien; nous serons bien +ensemble. Elle ne sera pas surprise que je sois consumé d'ennui, et je +n'ai point à craindre d'ajouter au sien. Notre situation est fixe, et +tellement, que je ne changerai pas la mienne en allant chez elle dès +qu'elle aura quitté la campagne. + +Je me figure déjà avec quelle grâce riante et fatiguée, elle reçoit une +société qui l'excède; et avec quelle impatience elle attend le lendemain +des jours de plaisir. + +Je vois tous les jours à -peu-près les mêmes ennuis. Les concerts, les +soirs, tous ces passe-temps sont le travail des prétendus heureux: il +leur est à charge, comme celui de la vigne l'est à l'homme de journée; +et davantage, car il ne porte pas avec lui sa consolation, il ne produit +rien. + + + + +LETTRE XLI. + +DATX +Lyon, 18 mai, VI. + + +L'on dirait que le sort s'attache à ramener l'homme sous la chaîne qu'il +a voulu secouer malgré le sort. Que m'a-t-il servi de tout quitter pour +chercher une vie plus libre? Si j'ai vu des choses selon ma nature, ce +ne fut qu'en passant, sans en jouir, et comme pour redoubler en moi +l'impatience de les posséder. + +Je ne suis point l'esclave des passions, je suis plus malheureux, leur +vanité ne me trompera point; mais enfin ne faut-il pas que la vie soit +remplie par quelque chose? Quand l'existence est vide, peut-elle +satisfaire? Si la vie du cÅ“ur n'est qu'un néant agité, ne vaut-il pas +mieux la laisser pour un néant plus tranquille? Il me semble que +l'intelligence cherche un résultat: je voudrais que l'on me dît quel est +celui de ma vie. Je veux quelque chose qui voile et entraîne mes +heures; car je ne saurais toujours les sentir rouler si pesamment sur +moi, seules et lentes, sans désirs, sans illusions, sans but. Si je ne +puis connaître de la vie que ses misères, est-ce un bien de l'avoir +reçue? est-ce une sagesse de la conserver? + +Vous ne pensez pas que trop faible contre les maux de l'humanité, je +n'ose même en soutenir la crainte: vous me connaissez mieux. Ce n'est +point dans le malheur que je songerais à rejeter la vie: la résistance +éveille l'âme et lui donne une attitude plus fière; l'on se retrouve +enfin, quand il faut lutter contre de grandes douleurs; on peut se +plaire dans son énergie, on a du moins quelque chose à faire. Mais ce +sont les embarras, les ennuis, les contraintes, l'insipidité de la vie +qui me fatiguent et me rebutent. L'homme passionné peut se résoudre à +souffrir, puisqu'il prétend jouir un jour; mais quelle considération +peut soutenir l'homme qui n'attend rien. Je suis las de mener une vie si +vaine. Il est vrai que je pourrais prendre patience encore; mais ma vie +passe sans que je fasse rien d'utile, et sans que je jouisse, sans +espoir, comme sans paix. Pensez-vous qu'avec une âme indomptable, tout +cela puisse durer de longues années? + +Je croirais qu'il y a aussi une raison des choses physiques; et que la +nécessité elle-même a une marche suivie, une sorte de fin que +l'intelligence peut pressentir. Je me demande quelquefois où me conduira +cette contrainte qui m'enchaîne à l'ennui, cette apathie d'où je ne puis +jamais sortir; cet ordre de choses nul et insipide dont je ne saurais me +débarrasser, où tout manque, diffère, s'éloigne; où toute probabilité +s'évanouit; où l'effort est détourné; où tout changement avorte; où +l'attente est toujours trompée, même celle d'un malheur du moins +énergique; où l'on dirait qu'une volonté ennemie s'attache à me retenir +dans un état de suspension et d'entraves, à me leurrer par des choses +vagues et des espérances évasives, afin de consumer ma durée entière +sans qu'elle ait rien atteint, rien produit, rien possédé. Je revois le +triste souvenir des longues années perdues. J'observe comment cet avenir +qui séduit toujours, change et s'amoindrit en s'approchant. Frappé d'un +souffle de mort à la lueur funèbre du présent, il se décolore dès +l'instant où l'on veut jouir; et laissant derrière lui les séductions +qui le masquaient et le prestige déjà vieilli, il passe seul, abandonné, +traînant avec pesanteur son spectre épuisé et hideux, comme s'il +insultait à la fatigue que donne le glissement sinistre de sa chaîne +éternelle: lorsque je pressens cet espace désenchanté où vont se traîner +les restes de ma jeunesse et de ma vie; et que ma pensée cherche à +suivre d'avance la pente uniforme où tout coule et se perd; que +trouvez-vous que je puisse attendre à son terme, et qui pourrait me +cacher l'abîme où tout cela va finir? Ne faudra-t-il pas bien que, las +et rebuté, quand je suis assuré de ne pouvoir rien, je cherche au moins +du repos? Et quand une force inévitable pèse sur moi sans relâche, +comment reposerai-je, si ce n'est en me précipitant moi-même? + +Il faut que toute chose ait une fin selon sa nature. Puisque ma vie +relative est retranchée du cours du monde, pourquoi végéter longtemps +encore inutile au monde et fatigant à moi-même? Pour le vain instinct +d'exister! Pour respirer et avancer en âge! Pour m'éveiller amèrement +quand tout repose, et chercher les ténèbres quand la terre fleurit: pour +n'avoir que le besoin des désirs, et ne connaître que le songe de +l'existence: pour rester déplacé, isolé sur la scène des afflictions +humaines, quand nul n'est heureux pur moi, quand, je n'ai que l'idée du +rôle d'un homme: pour tenir à une vie perdue, lâche esclave que la vie +repousse et qui s'attache à son ombre, avide de l'existence, comme si +l'existence réelle lui était laissée, et voulant être misérablement +faute d'oser n'être plus! + +Que me feront tous ces sophismes d'une philosophie douce et flatteuse, +vain déguisement d'un instinct pusillanime, vaine sagesse des patients +qui perpétue les maux si bien supportés, et qui légitime notre +servitude par une nécessité imaginaire. + +Attendez, me dira-t-on, le mal moral s'épuise par sa durée même: +attendez; les temps changeront, et vous serez satisfait; ou s'ils +restent semblables, vous serez changé vous-même. En usant du présent tel +qu'il est, vous aurez affaibli le sentiment trop impétueux d'un avenir +meilleur; et quand vous aurez toléré la vie, elle deviendra bonne à +votre cÅ“ur plus tranquille.--Une passion cesse, une perte s'oublie, un +malheur se répare: moi, je n'ai point de passions, je ne plains ni perte +ni malheur, rien qui puisse cesser, qui puisse être oublié, qui puisse +être réparé. Une passion nouvelle peut distraire de celle qui vieillit: +mais où trouverai-je un aliment pour mon cÅ“ur quand il aura perdu cette +soif qui le consume? Il désire tout, il veut tout, il contient tout. Que +mettre à la place de cet infini qu'exige ma pensée? Les regrets, +s'oublient, d'autres biens les effacent: mais quels biens pourront +tromper des regrets universels? Tout ce qui est propre à la nature +humaine appartient à mon être; il a voulu s'en nourrir selon sa nature, +il s'est épuisé sur une ombre impalpable: savez-vous quelque bien qui +console du regret du monde? Si mon malheur est dans le néant de ma vie, +le temps calmera-t-il des maux que le temps aggrave: et dois-je espérer +qu'ils cessent, quand c'est par leur durée même qu'ils sont +intolérables?--Attendez: des temps meilleurs produiront peut-être ce que +semble vous interdire votre destinée présente.--Hommes d'un jour, qui +projetez en vieillissant, et qui raisonnez, pour un avenir reculé quand +la mort est sur vos pas; en rêvant des illusions consolantes dans +l'instabilité des choses, ne sentirez-vous jamais leur cours rapide; ne +verrez-vous point que votre vie s'endort en se balançant; et que cette +vicissitude qui soutient votre cÅ“ur trompé, ne l'agite que pour +l'éteindre à jamais dans une secousse dernière et prochaine? Si la vie +de l'homme était éternelle, si seulement elle était plus longue, si +seulement elle restait semblable jusques près de sa dernière heure, +alors l'espérance pourrait me séduire, et j'attendrais peut-être ce qui +du moins serait possible. Mais y a-t-il quelque permanence dans la vie? +Le jour futur peut-il avoir les besoins du jour présent, et ce qu'il +fallait aujourd'hui sera-t-il bon demain? Notre cÅ“ur change plus +rapidement que les saisons annuelles; leurs vicissitudes souffrent du +moins quelque permanence, parce qu'elles se répètent dans l'étendue des +siècles. Mais nos jours que rien ne renouvelle, n'ont pas deux heures +qui puissent être semblables: leurs saisons, qui ne se réparent pas, ont +chacune leurs besoins; s'il en est une qui ait perdu ce qui lui était +propre, elle l'a perdu sans retour, et nul autre âge ne saurait posséder +ce que l'âge puissant n'a pas atteint.--C'est le propre de l'insensé de +prétendre lutter contre la nécessité. Le sage reçoit les choses telles +que sa destinée les donne; il ne s'attache qu'à les considérer sous les +rapports-qui peuvent les lui rendre heureuses: sans s'inquiéter +inutilement dans quelles voies il erre sur ce globe, il sait posséder, +à chaque gîte qui marque sa course, et les douceurs des convenances, et +la sécurité du repos; et devant sitôt trouver, quoiqu'il arrive, le +terme de sa marche, il va sans effort, il s'égare même sans inquiétude. +Que lui servirait de vouloir davantage, de résister à la force du monde, +et de chercher à éviter des chaînes et une ruine inévitable? Nul +individu ne saurait arrêter le cours universel, et rien n'est plus vain +que la plainte des maux attachés nécessairement à notre nature.--Si tout +est nécessaire, que prétendez-vous opposer à mes ennuis? Pourquoi les +blâmer; puis-je sentir autrement? Si au contraire notre sort particulier +est dans nos mains, si l'homme peut choisir et vouloir, il existera pour +lui des obstacles qu'il ne saurait vaincre, et des misères auxquelles il +ne pourra soustraire sa vie: mais tout l'effort du genre humain ne +pourrait faire plus contre lui que de l'anéantir. Celui-là seul peut +être soumis à tout, qui veut absolument vivre; mais celui qui ne prétend +à rien, ne peut être soumis à rien. Vous exigez que je me résigne à des +maux inévitables; je le veux bien aussi: mais quand je consens à tout +quitter, il n'y a plus pour moi de maux inévitables. + +Les biens nombreux qui restent à l'homme dans le malheur même ne +sauraient me retenir. Il y a plus de biens que de maux, cela est vrai +dans le sens absolu, et pourtant ce serait s'abuser étrangement que de +compter ainsi. Un seul mal que nous ne pouvons oublier anéantit l'effet +de vingt biens dont nous paraissons jouir; et malgré les promesses du +raisonnement, il est beaucoup de maux que l'on ne saurait cesser de +sentir qu'avec des efforts et du temps, si du moins l'on n'est sectaire +et un peu fanatique. Le temps, il est vrai, dissipe ces maux, et la +résistance du sage les use plus vite encore; mais l'industrieuse +imagination des autres hommes les a tellement multipliés, qu'ils seront +toujours remplacés avant leur terme: et comme les biens passent ainsi +que les douleurs, y eût-il dans l'homme dix plaisirs pour une seule +peine, si l'amertume d'une seule peine corrompt cent plaisirs pendant +toute sa durée, la vie sera au moins indifférente et inutile à qui n'a +plus d'illusions. Le mal reste, le bien n'est plus: par quel prestige, +pour quelle fin porterais-je la vie? Le dénouement est connu; +qu'y-a-t-il à faire encore? La perte vraiment irréparable est celle des +désirs. + +Je sais qu'un penchant naturel attache l'homme à la vie; mais c'est en +quelque sorte un instinct d'habitude, il ne prouve nullement que la vie +soit bonne. L'être, par cela qu'il existe, doit tenir à l'existence: la +raison seule peut lui faire voir le néant sans effroi. Il est +remarquable que l'homme dont la raison affecte tant de mépriser +l'instinct, s'autorise de ce qu'il a de plus aveugle pour justifier les +sophismes de cette même raison. + +On objectera que l'impatience de la vie tient à l'impétuosité des +passions; et que le vieillard s'y attache à mesure que l'âge le calme et +l'éclaire. Je ne veux pas examiner en ce moment, si la raison de l'homme +qui s'éteint vaut plus que celle de l'homme dans sa force; si chaque +âge n'a pas sa manière de sentir convenable alors, et déplacée dans +d'autres temps; si enfin nos institutions stériles, si nos vertus de +vieillards, ouvrages de la caducité, du moins dans leur principe, +prouvent solidement en faveur de l'âge refroidi. Je répondrais +seulement: toute chose mélangée est regrettée au moment de sa perte; une +perte sans retour n'est jamais vue froidement après une longue +possession; et notre imagination, que nous voyons toujours dans la vie +abandonner un bien dès qu'il est atteint, pour fixer nos efforts sur +celui qui nous reste à acquérir, ne s'arrête dans ce qui finit que sur +le bien qui nous est enlevé, et non sur le mal dont nous sommes +délivrés. + +Ce n'est pas ainsi que l'on doit estimer la valeur de la vie effective +pour la plupart des hommes. Mais chaque jour de cette existence dont ils +espèrent sans cesse, demandez-leur si le moment présent les satisfait, +les mécontente, ou leur est indifférent: vos résultats seront sûrs +alors. Toute autre estimation n'est qu'un moyen ne s'en imposer à +soi-même; et je veux mettre une vérité claire et simple, à la place des +idées confuses, et des sophismes rebattus. + +L'on me dira sérieusement: arrêtez vos désirs; bornez ces besoins trop +avides: mettez vos affections dans les choses faciles: pourquoi chercher +ce que les circonstances éloignent? pourquoi exiger ce dont les hommes +se passent si bien? pourquoi vouloir des choses utiles, tant d'autres +n'y pensent même pas? pourquoi vous plaindre des douleurs publiques; +voyez-vous qu'elles troublent le sommeil d'un seul heureux? que servent +ces pensées d'une âme forte et cet instinct des choses sublimes? ne +sauriez-vous rêver la perfection sans y prétendre amener la foule qui +s'en rit, tout en gémissant? et vous faut-il, pour jouir de votre vie, +une existence grande ou simple, des circonstances énergiques, des lieux +choisis, des hommes et des choses selon votre cÅ“ur? Tout est bon à +l'homme pourvu qu'il existe; et partout où il peut vivre, il peut vivre +bien. S'il a une bonne réputation, quelques connaissances qui lui +veuillent du bien, une maison et de quoi se présenter dans le monde, que +lui faut-il davantage? Certes je n'ai rien à répondre à ces conseils +qu'un homme mûr me donnerait, et je les crois très-bons en effet pour +ceux qui les trouvent tels. + +Cependant je suis plus calme maintenant, et je commence à me lasser de +mon impatience elle-même. Des idées sombres, mais tranquilles, me +deviennent plus familières. Je songe volontiers à ceux qui, dans le +matin de leurs jours, ont trouvé leur éternelle nuit: ce sentiment me +repose et me console; c'est l'instinct du soir. Mais pourquoi ce besoin +des ténèbres? pourquoi la lumière m'est-elle pénible? Ils le sauront un +jour; quand ils auront changé; quand je ne serai plus. + +Quand vous ne serez plus! méditez-vous un crime?--Si, fatigué des maux +de la vie, et surtout désabusé de ses biens, déjà suspendu sur l'abîme +marqué pour le moment suprême, retenu par l'ami, accusé par le +moraliste, condamné par ma patrie, coupable aux yeux de l'homme social, +j'avais à répondre à ses efforts, à ses reproches; voici ce me semble ce +que je pourrais dire. + +J'ai tout examiné, tout connu; si je n'ai pas tout éprouvé, j'ai du +moins tout pressenti. Vos douleurs ont flétri mon âme; elles sont +intolérables parce qu'elles sont sans but. Vos plaisirs sont illusoires, +fugitifs, un jour suffit pour les connaître et les quitter. J'ai cherché +en moi le bonheur, mais sans fanatisme; j'ai vu qu'il n'était pas fait +pour l'homme seul: je le proposai à ceux qui m'environnaient, ils +n'avaient pas le loisir d'y songer. J'interrogeai la multitude que +flétrit la misère, et les privilégiés que l'ennui opprime; ils m'ont +dit, nous souffrons aujourd'hui, mais nous jouirons demain. Pour moi je +sais que le jour qui se prépare va marcher sur la trace du jour qui +s'écoule. Vivez, vous que peut tromper encore un prestige heureux; mais +moi, fatigué de ce qui peut égarer l'espoir, sans attente et presque +sans désir, je ne dois plus vivre. Je juge la vie comme l'homme qui +descend dans la tombe, qu'elle s'ouvre donc pour moi: reculerais-je le +terme quand il est déjà atteint? La nature offre des illusions à croire +et à aimer; elle ne lève le voile qu'au moment marqué pour la mort: elle +ne l'a pas levé pour vous, vivez: elle l'a levé pour moi, ma vie n'est +déjà plus. + +Il se peut que le vrai bien de l'homme soit son indépendance morale, et +que ses misères ne soient que le sentiment de sa propre faiblesse dans +des situations multipliées; que tout soit songe hors de lui, et que la +paix soit dans le cÅ“ur inaccessible aux illusions. Mais sur quoi se +reposera sa pensée désabusée? que faire dans la vie quand on est +indifférent à tout ce qu'elle renferme? Quand la passion de toutes +choses, quand ce besoin universel des âmes fortes a consumé nos cÅ“urs; +quand le charme abandonne nos désirs détrompés, l'irrémédiable ennui +naît de ces cendres refroidies: funèbre, sinistre, il absorbe tout +espoir, il règne sur les ruines, il dévore, il éteint. D'un effort +invincible, il creuse notre tombe, asile qui donnera du moins le repos +par l'oubli, le calme dans le néant. + +Sans les désirs, que faire de la vie? Végéter stupidement; se traîner +sur la trace inanimée des soins et des affaires; ramper énervés dans la +bassesse de l'esclave, ou la nullité de la foule; penser sans servir +l'ordre universel; sentir sans vivre! Ainsi, jouet lamentable d'une +destinée que rien n'explique, l'homme abandonnera sa vie aux hasards et +des choses et des temps. Ainsi, trompé par l'opposition de ses vÅ“ux, de +sa raison, de ses lois, de sa nature, il se hâte d'un pas riant et plein +d'audace vers la nuit sépulcrale. L'Å“il ardent, mais inquiet au milieu +des fantômes, et le cÅ“ur chargé de douleurs, il cherche et s'égare, il +végète et s'endort. + +Harmonie du monde! Rêve sublime! Fin morale, reconnaissance sociale, +lois, devoirs, mots sacrés parmi les hommes! je ne puis vous braver +qu'aux yeux de la foule trompée. + +A la vérité, j'abandonne des amis que je vais affliger, ma patrie dont +je n'ai point assez payé les bienfaits, tous les hommes que je devais +servir: ce sont des regrets et non pas des remords. Qui, plus que moi, +pourra sentir le prix de l'union, l'autorité des devoirs, le bonheur +d'être utile? J'espérais faire quelque bien, ce fut le plus flatteur, le +plus insensé de mes rêves. Dans la perpétuelle incertitude d'une +existence toujours agitée, précaire, asservie, vous suivez tous, +aveugles et dociles, la trace battue de l'ordre établi; abandonnant +ainsi votre vie à vos habitudes, et la perdant sans peine comme vous +perdriez un jour. Je pourrais, entraîné de même par cette déviation +universelle, laisser quelques bienfaits dans ces voies d'erreur: mais ce +bien, facile à tous, sera fait sans moi par les hommes bons. Il en est; +qu'ils vivent, et qu'utiles à quelque chose, ils se trouvent heureux. +Pour moi, au sein de cet abîme de maux, je ne serai point consolé, je +l'avoue, si je ne fais pas plus. Un infortuné près de moi sera +peut-être soulagé, cent mille gémiront: et moi, impuissant au milieu +d'eux, je verrai sans cesse attribuer à la nature des choses, les fruits +amers de l'égarement humain; et se perpétuer comme l'Å“uvre inévitable de +la nécessité, ces misères où je crois sentir le caprice accidentel d'une +perfectibilité qui s'essaye! Que l'on me condamne sévèrement, si je +refuse le sacrifice d'une vie heureuse au bien général: mais lorsque, +devant rester inutile, j'appelle une mort trop longtemps attendue, j'ai +des regrets, je le répète, et non pas des remords. + +Sous le poids d'un malheur passager, considérant la mobilité des +impressions et des événements, sans doute je devrais attendre des jours +plus favorables. Mais le mal qui pèse sur mes ans, n'est point un mal +passager. Ce vide dans lequel ils s'écoulent lentement, qui le remplira? +Qui rendra des désirs à ma vie, et une attente à ma volonté? C'est le +bien lui-même que je trouve inutile; fassent les hommes qu'il n'y ait +plus que des maux à déplorer! Durant l'orage, l'espoir soutient; et l'on +s'affermit contre le danger parce qu'il peut finir; mais si le calme +lui-même vous fatigue, qu'espérerez-vous alors? Si demain peut être bon, +je veux bien attendre; mais si ma destinée est telle que demain ne +pouvant être meilleur, puisse être plus malheureux encore, je ne verrai +point ce jour funeste. + +Si c'est un devoir réel d'achever la vie qui m'a été donnée, sans doute +je braverai ses misères; le temps rapide les entraînera bientôt. Quelque +opprimés que puissent être nos jours, ils sont tolérables, puisqu'ils +sont bornés. La mort et la vie sont en mon pouvoir; je ne tiens pas à +l'une, je ne désire point l'autre, que la raison décide si j'ai le droit +de choisir entre elles. + +C'est un crime, me dit-on, de déserter la vie; mais ces mêmes sophistes +qui me défendent la mort, m'exposent ou m'envoient à elle. Leurs +innovations la multiplient autour de moi, leurs préceptes m'y +conduisent, ou leurs lois me la donnent. C'est une gloire de renoncer à +la vie quand elle est bonne, c'est une justice de tuer celui qui veut +vivre; et cette mort que l'on doit chercher quand on la redoute, ce +serait un crime de s'y livrer quand on la désire! Sous cent prétextes, +ou spécieux, ou ridicules, vous vous jouez de mon existence: moi seul je +n'aurais plus de droits sur moi-même? Quand j'aime la vie, je dois la +mépriser; quand je suis heureux, vous m'envoyez mourir: et si je veux la +mort, c'est alors que vous me la défendez; vous m'imposez la vie quand +je l'abhorre[31]. + +Si je ne puis m'ôter la vie, je ne puis non plus m'exposer à une mort +probable. Est-ce là cette prudence que vous demandez de vos sujets? Sur +le champ de bataille, ils doivent calculer les probabilités avant de +marcher à l'ennemi, et vos héros sont tous des criminels. L'ordre que +vous leur donnez ne les justifie point: vous n'avez pas le droit de les +envoyer à la mort, s'ils n'ont pas eu le droit de consentir à y être +envoyés. Une même démence autorise vos fureurs et dicte vos préceptes: +et tant d'inconséquence pourrait justifier tant d'injustice! Si je n'ai +point sur moi-même ce droit de mort, qui l'a donne à la société? Ai-je +cédé ce que je n'avais point? Quel principe social avez-vous inventé, +qui m'explique comment un corps acquiert un pouvoir interne et +réciproque que ses membres n'avaient point, et comment j'ai donné pour +m'opprimer, un droit que je n'avais pas même pour échapper à +l'oppression? Dira-t-on que si l'homme isolé jouit de ce droit naturel, +il l'aliène en devenant membre de la société? Mais ce droit est +inaliénable par sa nature, et nul ne saurait faire une convention qui +lui ôte tout pouvoir de la rompre quand on la fera servir à son +préjudice. On a prouvé, avant moi, que l'homme n'a pas le droit de +renoncer à sa liberté, ou en d'autres termes, de cesser d'être homme: +comment perdrait-il le droit le plus essentiel, le plus sûr, le plus +irrésistible de cette même liberté, le seul qui garantisse son +indépendance, et qui lui reste toujours contre le malheur? Jusques à +quand de palpables absurdités asserviront-elles les hommes? + +Si ce pouvait être un crime d'abandonner la vie, c'est vous que +j'accuserais, vous dont les innovations funestes m'ont conduit à vouloir +la mort, que sans vous j'eusse éloignée; cette mort, perte universelle +que rien ne répare, triste et dernier refuge qu'encore vous osez +m'interdire, comme s'il vous restait quelque prise sur ma dernière +heure, et que là aussi les formes de votre législation pussent limiter +des droits placés hors du monde qu'elle gouverne. Opprimez ma vie; la +loi est souvent aussi le droit du plus fort: mais la mort est la borne +que je veux poser à votre pouvoir. Ailleurs vous commanderez, ici il +faut prouver. + +Dites-moi clairement, sans vos détours habituels, sans cette vaine +éloquence des mots qui ne me trompera pas, sans ces grands noms mal +entendus de force, de vertu, d'ordre éternel, de destination morale; +dites-moi simplement si les lois de la société sont faites pour le monde +actuel et vrai, ou pour une vie future et éloignée de nous? Si elles +sont faites pour le monde positif, dites-moi comment des lois relatives +à un ordre de choses, peuvent m'obliger quand cet ordre n'est plus; +comment ce qui règle la vie peut s'étendre au-delà ; comment le mode +selon lequel nous avons déterminé nos rapports peut subsister quand ces +rapports ont fini; et comment j'ai pu jamais consentir que nos +conventions me retinssent quand je n'en voudrais plus? Quel est le +fondement, je veux dire le prétexte de vos lois? N'ont-elles pas promis +_le bonheur de tous_; quand je veux la mort, apparemment je ne me sens +pas heureux. Le pacte qui m'opprime, doit-il être irrévocable? Un +engagement onéreux dans les choses particulières de la vie, peut trouver +au moins des compensations; et l'on peut sacrifier un avantage quand il +nous reste la faculté d'en posséder d'autres: mais l'abnégation totale +peut-elle entrer dans l'idée d'un homme qui conserve quelque notion de +droit et de vérité? Toute société est fondée sur une réunion de +facultés, un échange de services: mais quand je nuis à la société, ne +refuse-t-elle pas de me protéger? Si donc elle ne fait rien pour moi, ou +si elle fait beaucoup contre moi, j'ai aussi le droit de refuser de la +servir. Notre pacte ne lui convient plus, elle le rompt: il ne me +convient plus, je le romps aussi: je ne me révolte pas, je sors. + +C'est un dernier effort de votre tyrannie jalouse. Trop de victimes vous +échapperaient; trop de preuves de la misère publique s'élèveraient +contre le vain bruit de vos promesses, et découvriraient vos codes +astucieux dans leur nudité aride et leur corruption financière. J'étais +simple de vous parler de justice! j'ai vu le sourire de la pitié dans +votre regard paternel. Il me dit que c'est la force et l'intérêt qui +mènent les hommes. Vous l'avez voulu: et bien! comment votre loi +sera-t-elle maintenue? Qui punira-t-elle de son infraction? +Atteindra-t-elle celui qui n'est plus? Vengera-t-elle sur les siens son +effort méprisé? Quelle démence inutile! Multipliez nos misères, il le +faut pour les grandes choses que vous projetez, il le faut pour le genre +de gloire que vous cherchez: asservissez, tourmentez, mais du moins ayez +un but; soyez iniques et froidement atroces; mais du moins ne le soyez +pas en vain. Quelle dérision qu'une loi de servitude qui ne sera ni +obéie ni vengée! + +Où votre force finit, vos impostures commencent: tant il est nécessaire +à votre empire que vous ne cessiez pas de vous jouer des hommes! C'est +la nature, c'est l'intelligence suprême qui veulent que je plie ma tête +sous le joug insultant et lourd. Elles veulent que je m'attache à ma +chaîne, et que je la traîne docilement, jusqu'à l'instant où il vous +plaira de la briser sur ma tête. Quoique vous fassiez, un Dieu vous +livre ma vie; et l'ordre du monde serait interverti si votre esclave +échappait. + +L'Eternel m'a donné l'existence et m'a chargé de mon rôle individuel +dans l'harmonie de ses Å“uvres; je dois le remplir jusqu'à la fin, et je +n'ai pas le droit de me soustraire à son empire.--Vous oubliez trop tôt +l'âme que vous m'avez donnée. Ce corps terrestre n'est que poussière, ne +vous en souvient-il plus? Mais mon intelligence, souffle impérissable +émanée de l'intelligence universelle, ne pourra jamais se soustraire à +sa loi. Comment quitterais-je l'empire du maître de toutes choses? Je ne +change que de lieu; les lieux ne sont rien pour celui qui contient et +gouverne tout. Il ne m'a pas placé plus exclusivement sur la terre que +dans la contrée où il m'a fait naître. + +La nature veille à ma conservation; je dois aussi me conserver pour +obéir à ses lois; et puisqu'elle m'a donné la crainte de la mort, elle +me défend de la chercher. C'est une belle phrase: mais la nature me +conserve, ou m'immole à son gré; du moins le cours des choses n'a point +en cela de loi connue. Lorsque je veux vivre, un gouffre s'entr'ouvre +pour m'engloutir, la foudre descend me consumer. Si la nature m'ôte la +vie qu'elle m'a fait aimer, je me l'ôte quand je ne l'aime plus: si elle +m'arrache un bien, je rejette un mal: si elle livre mon existence au +cours arbitraire des événements, je la quitte ou la conserve avec choix. +Puisqu'elle m'a donné la faculté de vouloir et de choisir, j'en use dans +la circonstance où j'ai à décider entre les plus grands intérêts; et je +ne saurais comprendre que faire servir la liberté reçue d'elle, à +choisir ce qu'elle m'inspire, ce soit l'outrager. Ouvrage de la nature, +j'interroge ses lois, j'y trouve ma liberté. Placé dans l'ordre social, +je réponds aux préceptes erronés des moralistes, et je rejette des lois +que nul législateur n'avait le droit de faire. + +Dans tout ce que n'interdit pas une loi supérieure et évidente, mon +désir est ma loi, puisqu'il est le signe de l'impulsion naturelle; il +est mon droit par cela seul qu'il est mon désir. La vie n'est pas bonne +pour moi si, désabusé de ses biens, je n'ai plus d'elle que ses maux: +elle m'est funeste alors; je la quitte, c'est le droit de l'être qui +choisit et qui veut[32]. + +Si j'ose prononcer où tant d'hommes ont douté, c'est d'après une +conviction intime: si ma décision se trouve conforme à mes besoins, elle +n'est dictée du moins par aucune partialité: si je suis égaré, j'ose +affirmer que je ne suis pas coupable, ne concevant pas comment je +pourrais l'être. + + * * * * * + +J'ai voulu savoir ce que je pouvais faire: je ne décide point ce que je +ferai. Je n'ai ni désespoir, ni passion: il suffit à ma sécurité d'être +certain que le poids inutile pourra être secoué quand il me pressera +trop. Dès longtemps la vie me fatigue, et elle me fatigue tous les jours +davantage: mais je ne suis point passionné. Je trouve aussi quelque +répugnance à perdre irrévocablement mon être. S'il fallait choisir à +l'instant, ou de briser tous les liens, ou d'y rester nécessairement +attaché pendant vingt ans encore, je crois que j'hésiterais peu: mais je +me hâte moins, parce que dans quelques mois je le pourrai comme +aujourd'hui, et que les Alpes sont le seul lieu qui convienne à la +manière dont je voudrais m'éteindre. + + + + +LETTRE XLII. + +DATX +Lyon, 29 mai, VI. + + +J'ai lu plusieurs fois votre lettre entière. Un intérêt trop vif l'a +dictée. Je respecte l'amitié qui vous trompe: j'ai senti que je n'étais +pas aussi seul que je le prétendais. Vous faites valoir ingénieusement +des motifs très-louables: mais croyez que s'il y a beaucoup à dire à +l'homme passionné que le désespoir entraîne, il n'y a pas un mot solide +à répondre à l'homme tranquille qui raisonne sa mort. + +Ce n'est pas que j'aie rien décidé. L'ennui m'accable, le dégoût +m'attere. Je sais que ce mal est en moi. Que ne puis-je être content de +manger et de dormir? car enfin je mange et je dors. La vie que je traîne +n'est pas très-malheureuse. Chacun de mes jours est supportable, mais +leur ensemble m'accable. Il faut que l'être organisé agisse, et qu'il +agisse selon sa nature. Lui suffit-il d'être bien abrité, bien +chaudement, bien mollement couché, nourri de fruits délicats, environné +du murmure des eaux et du parfum des fleurs. Vous le retenez immobile: +cette mollesse le fatigue, ces essences l'importunent, ces aliments +choisis ne le nourrissent pas. Retirez vos dons et vos chaînes; qu'il +agisse, qu'il souffre même; qu'il agisse, c'est jouir et vivre. + +Cependant l'apathie m'est devenue comme naturelle; il semble que l'idée +d'une vie active m'effraye ou m'étonne. Les choses étroites me +répugnent, et leur habitude m'attache. Les grandes choses me séduiront +toujours, et ma paresse les craindrait. Je ne sais ce que je suis, ce +que j'aime, ce que je veux; je gémis sans cause, je désire sans objet, +et je ne vois rien, sinon que je ne suis pas à ma place. + +Ce pouvoir que l'homme ne saurait perdre, ce pouvoir de cesser d'être, +je l'envisage non pas comme l'objet d'un désir constant, non pas comme +celui d'une résolution irrévocable, mais comme la consolation qui reste +dans les maux prolongés, comme le terme toujours possible des dégoûts et +de l'importunité. C'est là ma chimère. Tout homme a fait, dit-on, des +châteaux en Espagne. Quelquefois le sort les réalise. + + * * * * * + +Vous me rappelez le mot éloquent qui termine une lettre de _Mylord +Edouard_. Je n'y vois pas une preuve contre moi. Je pense de même sur le +principe; mais la loi sans exception, qui défend de quitter +volontairement la vie, ne m'en paraît pas une conséquence. + +La moralité de l'homme, et son enthousiasme, l'inquiétude de ses vÅ“ux, +le besoin d'extension qui lui est habituel, semblent annoncer que sa fin +n'est pas dans les choses fugitives; que son action n'est pas bornée aux +spectres visibles; que sa pensée a pour objet les concepts nécessaires +et éternels; que son affaire est de travailler à l'amélioration ou à la +réparation du monde; que sa destination est, en quelque sorte, +d'élaborer, de subtiliser, d'organiser, de donner à la matière plus +d'énergie, aux êtres plus de puissance, aux organes plus de perfection, +aux germes plus de fécondité, aux rapports des choses plus de rectitude, +à l'ordre plus d'empire. + +On le regarde comme l'agent de la nature, employé par elle à achever, à +polir son ouvrage; à mettre en Å“uvre les portions de la matière brute +qui lui sont accessibles; à soumettre aux lois de l'harmonie les +composés informes; à purifier les métaux, à embellir les plantes; à +dégager ou combiner les principes; à changer les substances grossières +en substances volatiles, et la matière inerte en matière active; à +rapprocher de lui les êtres moins avancés, et à s'élever et s'avancer +lui-même vers le principe universel de feu, de lumière, d'ordre, +d'harmonie, d'activité. + +Dans cette hypothèse, l'homme qui est digne d'un aussi grand ministère, +vainqueur des obstacles et des dégoûts, reste à son poste jusqu'au +dernier moment. Je respecte cette constance; mais il ne m'est pas +prouvé que ce soit là son poste. Si l'homme survit à la mort apparente, +pourquoi, je le répète, son poste exclusif est-il plutôt sur la terre +que dans la condition, dans le lieu où il est né. Si au contraire la +mort est le terme absolu de son existence, de quoi peut-il être chargé +si ce n'est d'une amélioration sociale. Ses devoirs subsistent, mais +nécessairement bornés à la vie présente, ils ne peuvent ni l'obliger +au-delà , ni l'obliger de rester obligé. C'est dans l'ordre social qu'il +doit contribuer à l'ordre. Parmi les hommes il doit servir les hommes. +Sans doute l'homme de bien ne quittera pas la vie tant qu'il pourra y +être utile: être utile et être heureux sont pour lui une même chose; +s'il souffre et qu'en même temps il fasse beaucoup de bien, il est plus +satisfait que mécontent. Mais quand le mal qu'il éprouve est plus grand +que le bien qu'il opère, il peut tout quitter: il le devrait quand il +est inutile et malheureux, s'il pouvait être assuré que sous ces deux +rapports, son sort ne changera pas. On lui a donné la vie sans son +consentement; s'il était encore forcé de la garder, quelle liberté lui +resterait-il? Il peut aliéner ses autres droits, mais jamais celui-là : +sans ce dernier asile, sa dépendance est affreuse. Souffrir beaucoup +pour être un peu utile, c'est une vertu qu'on peut conseiller dans la +vie, mais non un devoir qu'on puisse prescrire à celui qui s'en retire. +Tant que vous usez des choses, c'est une vertu obligatoire; à ces +conditions, vous êtes membre de la cité: mais quand vous renoncez au +pacte, le pacte ne vous oblige plus. Qu'entend-on d'ailleurs par être +utile, en disant que chacun peut l'être. Un cordonnier, en faisant bien +son métier, sauve à ses pratiques le désagrément d'avoir des cors: +cependant je doute qu'un cordonnier très-malheureux, soit en conscience +obligé de ne mourir que de paralysie, afin de continuer à bien prendre +la mesure du pied. Quand c'est ainsi que nous sommes utiles, il nous est +bien permis de cesser de l'être. L'homme est souvent admirable en +supportant la vie; mais ce n'est pas à dire qu'il y soit toujours +obligé. + +Il me semble que voilà beaucoup de mots pour une chose très-simple. Mais +quelque simple que je la trouve, ne pensez pas que je m'entête de cette +idée, et que je mette plus d'importance à l'acte volontaire qui peut +terminer la vie, qu'à un autre acte de cette même vie. Je ne vois pas +que mourir soit une si grande affaire; tant d'hommes meurent sans avoir +le temps d'y penser, sans même le savoir. Une mort volontaire doit être +réfléchie sans doute, mais il en est de même de toute les actions dont +les conséquences ne sont pas bornées à l'instant présent. + +Quand une situation devient probable, voyons aussitôt ce qu'elle pourra +exiger de nous. Il est bon d'y avoir pensé d'avance, afin de ne se pas +trouver dans l'alternative d'agir sans avoir délibéré, ou de perdre en +délibérations l'occasion d'agir. Un homme qui sans s'être fait des +principes, se trouve seul avec une femme, ne se met pas à raisonner ses +devoirs; il commence par manquer aux engagements les plus saints, il y +pensera peut-être ensuite. Combien d'actions héroïques n'eussent pas +été faites s'il eût fallu avant de hasarder sa vie, donner une heure à +la discussion. + +Je vous le répète, je n'ai point pris de résolution: mais j'aime à voir +qu'une ressource infaillible par elle-même, et dont l'idée peut souvent +diminuer mon impatience, ne m'est pas interdite. + + + + +LETTRE XLIII. + +DATX +Lyon, 30 mai, VI. + + +La Bruyère a dit: Je ne haïrais pas d'être livré par la confiance à une +personne raisonnable et d'en être gouverné en toutes choses, et +absolument, et toujours. Je serais sûr de bien faire, sans avoir le soin +de délibérer: je jouirais de la tranquillité de celui qui est gouverné +par la raison. + +Moi je vous dis que je voudrais être esclave afin d'être indépendant: +mais je ne le dis qu'à vous. Je ne sais si vous appellerez cela une +plaisanterie. Un homme chargé d'un rôle dans ce monde et qui peut faire +céder les choses à sa volonté est sans doute plus libre qu'un esclave, +ou du moins il a une vie plus satisfaisante, puisqu'il peut vivre selon +sa pensée. Mais il y a des hommes entravés de toutes parts. S'ils font +un mouvement, cette chaîne inextricable qui les enveloppe comme un +filet, les repousse dans leur nullité; c'est un ressort qui réagit +d'autant plus qu'il est heurté avec plus de force. Que voulez-vous que +fasse un pauvre homme ainsi embarrassé. Malgré sa liberté apparente, il +ne peut pas plus _produire au-dehors des actes de sa vie_ que celui qui +consume la sienne dans un cachot. Ceux qui ont trouvé à leur cage un +côté faible, et dont le sort avait oublié de river les fers, +s'attribuant ce hasard heureux, viennent vous dire: courage! il faut +entreprendre, il faut oser; faites comme nous. Ils ne voient point que +ce n'est pas eux qui ont fait. Je ne dis pas que le hasard produise les +choses; mais je crois qu'elles sont conduites au moins en partie, par +une force étrangère à l'homme; et qu'il faut, pour réussir, un concours +indépendant de notre volonté. + +S'il n'y avait pas une force morale qui modifiât ce que nous appelons +les probabilités du hasard, le cours du monde serait dans une +incertitude bien plus grande. Un calcul changerait plus souvent le sort +d'un peuple: toute destinée serait livrée à une supputation obscure: le +monde serait autre, il n'aurait plus de lois, puisqu'elles n'auraient +plus de suite. Qui n'en voit l'impossibilité? Il y aurait contradiction; +des hommes de bien deviendraient fortunés! + +S'il n'y a point une force générale qui entraîne toutes choses, quel +singulier prestige empêche les hommes de voir avec effroi, que pour +avoir des miroirs, des chandelles romaines, des cravates élastiques et +des dragées de baptême, ils ont tout arrangé de manière qu'une seule +faute ou un seul événement peut flétrir et corrompre toute une existence +d'homme. Une femme, pour avoir oublié l'avenir durant moins d'une +minute, n'a plus dans cet avenir que neuf mois d'amères sollicitudes et +une vie d'opprobre. L'odieux étourdi qui vient de tuer sa victime, va le +lendemain perdre à jamais sa santé en oubliant à son tour. Et vous ne +voyez pas que cet état des choses où un incident perd la vie morale, où +un seul caprice enlève mille hommes, et que vous appelez l'édifice +social, n'est qu'un amas de misères masquées et d'erreurs illusoires, et +que vous êtes ces enfants qui pensent avoir des jouets d'un grand prix +parce qu'ils sont couverts de papier doré. Vous dites tranquillement: +c'est comme cela que le monde est fait. Sans doute; et n'est-ce pas une +preuve que nous ne sommes autre chose dans l'univers que des figures +burlesques qu'un charlatan agite, oppose, promène en tous sens; fait +rire, battre, pleurer, sauter, pour amuser..... qui? Je ne le sais pas. +Mais c'est pour cela que je voudrais être esclave: ma volonté serait +soumise, et ma pensée serait libre. Au contraire, dans ma prétendue +indépendance, il faudrait que je fisse selon ma pensée: cependant je ne +le puis pas, et je ne saurais voir clairement pourquoi je ne le pourrais +pas; il s'ensuit que tout mon être est dans l'assujettissement, sans se +résoudre à le souffrir. + +Je ne sais pas bien ce que je veux. Heureux celui qui ne veut que faire +ses affaires; il peut se montrer à lui-même son but. Rien de grand (je +le sens profondément), rien de ce qui est possible à l'homme et sublime +selon sa pensée, n'est inaccessible à ma nature: et pourtant, je le sens +de même, ma fin est manquée, ma vie est perdue, stérilisée: elle est +déjà frappée de mort; son agitation est aussi vaine qu'immodérée; elle +est puissante, mais stérile, oisive et ardente au milieu du paisible et +éternel travail des êtres. Je ne sais que vouloir; il faut donc que je +veuille toutes choses, car enfin je ne puis trouver de repos quand je +suis consumé de besoins, je ne puis m'arrêter à rien dans le vide. Je +voudrais être heureux! Mais quel homme aura le droit d'exiger le bonheur +sur une terre où presque tous s'épuisent tout entiers seulement à +diminuer leurs misères. + +Si je n'ai point la paix du bonheur, il me faut l'activité d'une vie +forte. Certes je ne veux pas me traîner de degrés en degrés; prendre +place dans la société; avoir des supérieurs, avoués pour tels, afin +d'avoir des inférieurs à mépriser. Rien n'est burlesque comme cette +hiérarchie des mépris qui descend selon des proportions très-exactement +nuancées, et embrasse tout l'état, depuis le prince soumis à Dieu seul, +dit-il, jusqu'au plus pauvre décroteur du faubourg, soumis à la femme +qui le loge la nuit sur de la paille usée. Un maître d'hôtel n'ose +marcher dans l'appartement de monsieur; mais dès qu'il s'est retourné +vers la cuisine, le voilà qui règne. Vous prendriez pour le dernier des +hommes le marmiton qui tremble sous lui: pas du tout; car il commande +très-durement à la femme pauvre qui vient emporter les ordures, et qui +gagne quelques sous par sa protection. Le valet que l'on charge des +commissions, est homme de confiance: il donne lui-même ses commissions +au valet dont la figure moins heureuse est laissée aux gros ouvrages: et +le mendiant qui a su se mettre en vogue, accable de tout son génie le +mendiant qui n'a pas d'ulcère. + +Celui-là seul aura pleinement vécu qui passe sa vie entière dans la +position à laquelle son caractère le rend propre: ou bien celui-là +encore dont le génie embrasse les divers objets, que sa destinée +conduit dans toutes les situations possibles à l'homme, et qui dans +toutes, sait être ce que sa situation demande. Dans les dangers, il est +Morgan; maître d'un peuple, il est Lycurgue; chez des barbares, il est +Odin; chez les Grecs, il est Alcibiade; dans le crédule Orient, il est +Zerdust: il vit dans la retraite comme Philoclès; maître du monde, il +gouverne comme Trajan[33]; dans une terre sauvage, il s'affermit pour +d'autres temps, il dompte les caymans, il traverse les fleuves à la +nage, il poursuit le bouquetin sur les granits glacés, il allume sa pipe +à la lave des volcans[34], il détruit autour de son asile l'ours du +Nord, percé des flèches que lui-même a faites. Mais l'homme doit si peu +vivre, et la durée de ce qu'il laisse après lui a tant d'incertitude! Si +son cÅ“ur n'était pas avide, peut-être sa raison lui dirait-elle de vivre +seulement sans douleurs, en donnant auprès de lui le bonheur à quelques +amis dignes d'en jouir sans détruire son ouvrage. + +Les sages, dit-on, vivant sans passion, vivent sans impatience; et comme +ils voient toutes choses d'un même Å“il, ils trouvent dans leur quiétude +la paix et la dignité de la vie. Mais de grands obstacles s'opposent +souvent à cette tranquille indifférence. Pour recevoir le présent comme +il s'offre, et mépriser l'espoir ainsi que les craintes de l'avenir, il +n'est qu'un moyen sûr, facile et simple, c'est d'éloigner de son idée +cet avenir dont la pensée agite toujours, puisqu'elle est toujours +incertaine. Pour n'avoir ni craintes ni désir, il faut tout abandonner à +l'événement comme à une sorte de nécessité, jouir ou souffrir selon +qu'il arrive; et, l'heure suivante dût-elle amener la mort, n'en pas +user moins paisiblement de l'instant présent. Une âme ferme habituée à +des considérations élevées, peut parvenir à l'indifférence du sage sur +ce que les hommes inquiets ou prévenus appellent des malheurs et des +biens: mais quand il faut songer à cet avenir, comment n'en être pas +inquiété? S'il faut le disposer, comment l'oublier? S'il faut arranger, +projeter, conduire, comment n'avoir point de sollicitude? On doit +prévoir les incidents, les obstacles, les succès; or, les prévoir, c'est +les craindre ou les espérer. Pour faire, il faut vouloir; et vouloir, +c'est être dépendant. Le grand mal est d'être force d'agir librement. +L'esclave a bien plus de facilité pour être véritablement libre. Il n'a +que des devoirs personnels; il est conduit par la loi de sa nature: +c'est la loi naturelle à l'homme, et elle est simple. Il est encore +soumis à son maître; mais cette loi là est claire. Epictète fut plus +heureux que Marc-Aurèle. L'esclave est exempt de sollicitudes, elles +sont pour l'homme libre: l'esclave n'est pas obligé de chercher sans +cesse à accorder lui-même avec le cours des choses; concordance toujours +incertaine et inquiétante, perpétuelle difficulté de la vie de l'homme +qui veut raisonner sa vie. Certainement c'est une nécessité, c'est un +devoir de songer à l'avenir, de s'en occuper, d'y mettre même ses +affections lorsqu'on est responsable du sort des autres. L'indifférence +alors n'est plus permise; et quel est l'homme, même isolé en apparence, +qui ne puisse être bon à quelque chose, et qui par conséquent ne doive +en chercher les moyens? Quel est celui dont l'insouciance n'entraînera +jamais d'autres maux que les siens propres? + +Le sage d'Epicure ne doit avoir ni femme ni enfants, mais cela même ne +suffit pas encore. Dès-lors que les intérêts de quelqu'autre sont +attachés à notre prudence, des soins petits et inquiétants altèrent +notre paix, inquiètent notre âme, et souvent même éteignent notre génie. + +Qu'arrivera-t-il à celui que de telles entraves compriment, et qui est +né pour s'en irriter? Il luttera péniblement entre ces soins auxquels il +se livre malgré lui, et le dédain qui les lui rend étrangers. Il ne sera +ni au-dessus des événements parce qu'il ne le doit pas, ni propre à en +bien user. Il sera variable dans la sagesse, et impatient ou gauche dans +les affaires: et il ne fera rien de bon parce qu'il ne pourra rien faire +selon sa nature. Il ne faut être ni père ni époux, si l'on veut vivre +indépendant: il faudrait peut-être n'avoir pas même d'amis; mais être +ainsi seul, c'est vivre bien tristement, c'est vivre inutile. Un homme +qui règle la destinée publique, qui médite et fait de grandes choses, +peut ne tenir à aucun individu en particulier, les peuples sont ses +amis; et, bienfaiteur des hommes, il peut se dispenser de l'être d'un +homme: mais il me semble que dans la vie obscure, il faut au moins +chercher quelqu'un avec qui l'on ait des devoirs à remplir. Cette +indépendance philosophique est une vie commode, mais froide. Celui qui +n'est pas enthousiaste doit la trouver insipide à la longue. Il est +affreux de finir ses jours on disant: nul cÅ“ur n'a été heureux par mon +moyen; nulle félicité d'homme n'a été mon ouvrage; j'ai passé impassible +et nul, comme le glacier qui dans les autres des montagnes, a résisté +aux feux du midi, mais qui n'est pas descendu dans la vallée protéger de +ses eaux les pâturages flétris sous leurs rayons brûlants. + +La religion finit toutes ses anxiétés; elle fixe tant d'incertitudes; +elle donne un but qui n'étant jamais atteint, n'est jamais dévoilé; elle +nous assujettit pour nous mettre en paix avec nous-mêmes; elle nous +promet des biens dont l'espoir reste toujours, parce que nous ne +saurions en faire l'épreuve; elle écarte l'idée du néant, elle écarte +les passions de la vie; elle nous débarrasse de nos maux désespérants, +de nos biens fugitifs; et elle met à la place un songe dont l'espérance, +meilleure peut-être que tous les biens réels, dure du moins jusqu'à la +mort. Elle est aussi bienfaisante qu'elle est solennelle: mais elle +semble n'exister que pour ouvrir au cÅ“ur de l'homme des abîmes nouveaux. +Elle est fondée sur des dogmes que plusieurs ne peuvent croire: en +désirant ses effets, ils ne peuvent les éprouver; en regrettant sa +sécurité, ils ne sauraient en jouir: ils cherchent ces célestes +espérances, et ils ne voient qu'un rêve des mortels; ils aiment la +récompense de l'homme bon, mais ils ne voient pas qu'ils aient mérité de +la nature; ils voudraient perpétuer, leur être, et ils voient que tout +passe. Tandis que le novice à peine tonsuré, entend distinctement les +anges qui célèbrent ses jeunes et ses mérites, eux qui ont le sentiment +de la vertu, savent assez qu'ils n'atteignent point sa sublime hauteur: +accablés de leur faiblesse et du vide de leurs destins, ils n'ont pas +une autre attente que de désirer, de s'agiter et de passer comme l'ombre +qui n'a rien connu. + + + + +LETTRE XLIV. + +DATX +Lyon, 15 juin, VI. + + +J'ai relu, j'ai pesé vos objections, ou si vous voulez, vos reproches: +c'est ici une question sérieuse; je vais y répondre à -peu-près. Si les +heures que l'on passe à discuter sont ordinairement perdues, celles +qu'on passe à s'écrire ne le sont point. + +Croyez-vous bien sérieusement que cette opinion, qui, dites-vous, ajoute +à mon malheur, dépende de moi? Le plus sûr est de croire: je ne le +conteste pas. Vous me rappelez aussi ce que l'on n'a pas moins dit, que +cette croyance est nécessaire pour sanctionner la morale. + +J'observe d'abord que je ne prétends point décider; que j'aimerais même +à ne pas nier, mais que je trouve au moins téméraire d'affirmer. Sans +doute c'est un malheur que de pencher à croire impossible ce dont on +désirerait la réalité, mais j'ignore comment on peut échapper à ce +malheur[35] quand on y est tombé. + +La mort, dites-vous, n'existe point pour l'homme. Vous trouvez impie le +_hic jacet_. L'homme de bien, l'homme de génie n'est pas là sous ce +marbre froid, dans cette cendre morte. Qui dit cela? Dans ce sens _hic +jacet_ sera faux sur la tombe d'un chien: son instinct fidèle et +industrieux n'est plus là . Où est-il? Il n'est plus. + +Vous me demandez ce, qu'est devenu le mouvement, l'esprit, l'âme de ce +corps qui vient de pourrir: la réponse est très-simple. Quand le feu de +votre cheminée s'éteint, sa lumière, sa chaleur, son mouvement enfin le +quitte, comme chacun sait, et s'en va dans un autre monde pour y être +éternellement récompensé s'il a réchauffé vos pieds, et éternellement +puni s'il a brûlé vos pantoufles. + +Ainsi l'harmonie de la lyre que l'Ephore vient de faire briser, passera +de pipeaux en sifflets, jusqu'à ce qu'elle ait expié par des sons plus +austères ces modulations voluptueuses qui corrompaient la morale. Rien +ne peut être anéanti. Non: un être, un corpuscule n'est pas anéanti; +mais une forme, un rapport, une faculté le sont. Je voudrais bien que +l'âme de l'homme bon et infortuné lui survécût pour un bonheur immortel. +Mais si l'idée de cette félicité céleste a quelque chose de céleste +elle-même, cela ne prouve point qu'elle ne soit pas un rêve. Ce dogme +est beau et consolant sans doute; mais ce que j'y vois de beau, ce que +j'y trouverais de consolant, loin de me le prouver, ne me donne pas même +l'espérance de le croire. Quand un sophiste s'avisera de me dire que si +je suis dix jours soumis à sa doctrine, je recevrai au bout de ce temps +des facultés surnaturelles, que je resterai invulnérable, toujours +jeune, possédant tout ce qu'il faut au bonheur, puissant pour faire le +bien, et dans une sorte d'impuissance de vouloir aucun mal; ce songe +flattera sans doute mon imagination, j'en regretterai peut-être les +promesses séduisantes, mais je ne pourrai pas y voir la vérité. + +En vain il m'objectera que je ne cours aucun risque à le croire. S'il me +promettait plus encore pour être persuadé que le soleil luit à minuit, +cela ne serait pas en mon pouvoir. S'il me disait ensuite: à la vérité, +je vous faisais un mensonge, et je trompe de même les autres hommes; +mais ne les avertissez point, car c'est, pour les consoler; ne +pourrais-je lui répliquer que sur ce globe âpre et fangeux, où discutent +et souffrent dans une même incertitude, quelques cent millions +d'immortels gais ou navrés, ivres ou moroses, sémillants ou imbéciles, +trompés ou atroces, nul n'a encore prouvé que ce fût un devoir de dire +ce qu'on croit consolant, et de taire ce que l'on croit vrai. + +Très-inquiets et plus ou moins malheureux, nous attendons sans cesse +l'heure suivante, le jour suivant, l'année suivante. Il nous faut à la +fin une vie suivante. Nous avons existé sans vivre; nous vivrons donc un +jour; conséquence plus flatteuse que juste. Si elle est une consolation +pour le malheureux; cela même est une raison de plus pour que la vérité +m'en soit suspecte. C'est un assez beau rêve qui dure jusqu'à ce qu'on +s'endorme pour jamais. Conservons cet espoir: heureux celui qui l'a! +Mais convenons que la raison qui le rend si universel n'est pas +difficile à trouver. + +Il est vrai qu'on ne risque rien d'y croire quand on peut: mais il ne +l'est pas moins que le grand Paschal a dit une puérilité quand il a dit: +Croyez, parce que vous ne risquez rien de croire, et que vous risquez +beaucoup en ne croyant pas. Ce raisonnement est décisif, s'il s'agit de +la conduite, il est absurde quand c'est la foi que l'on demande. Croire +a-t-il jamais dépendu de la volonté? + +L'homme de bien ne peut que désirer l'immortalité. On a osé dire d'après +cela: le méchant seul n'y croit pas. Ce jugement téméraire place dans la +classe de ceux qui ont à redouter une justice éternelle, plusieurs des +plus sages et des plus grands des hommes. Ce mot de l'intolérance serait +atroce, s'il n'était pas imbécile. + +Tout homme qui croit finir en mourant est l'ennemi de la société; il est +nécessairement égoïste et méchant avec prudence: autre erreur. Helvétius +connaissait mieux les différences du cÅ“ur humain, lorsqu'il disait: il y +a des hommes si malheureusement nés qu'ils ne sauraient se trouver +heureux que par des actions qui mènent à la Grève. Il y a aussi des +hommes qui ne peuvent être bien qu'au milieu des hommes contents, qui se +sentent dans tout ce qui jouit et souffre, et qui ne sauraient être +satisfaits d'eux-mêmes que s'ils contribuent à l'ordre des choses et à +la félicité des hommes. Ceux-là tâchent de bien faire sans croire +beaucoup à l'étang de soufre. + +Au moins, objectera-t-on, la foule n'est pas ainsi organisée. Dans le +vulgaire des hommes, chaque individu ne cherche que son intérêt +personnel, et sera méchant s'il n'est utilement trompé. Ceci peut être +vrai jusqu'à un certain point. Si les hommes ne devaient et ne pouvaient +jamais être détrompés, il n'y aurait plus qu'à décider si l'intérêt +public donne le droit de tromper, et si c'est un crime ou du moins un +mal de dire la vérité contraire. Mais, si cette erreur utile, ou donnée +pour telle, ne peut avoir qu'un temps; s'il est inévitable qu'un jour on +cesse de croire sur parole; ne faut-il point avouer que tout votre +édifice moral restera sans appui quand une fois ce brillant échafaudage +se sera écroulé. Pour prendre des moyens plus faciles et plus courts +d'assurer le présent, vous exposez l'avenir à la subversion la plus +sinistre et peut-être la plus irrémédiable. Si au contraire vous eussiez +su trouver dans le cÅ“ur humain les bases naturelles de sa moralité; si +vous eussiez su y mettre ce qui pouvait manquer au mode social, aux +institutions de la cité; votre ouvrage plus difficile, il est vrai, et +plus savant, eût été durable comme le monde. + +Si donc il arrivait que mal persuadé de ce que n'ont pas cru eux-mêmes +plusieurs des plus vénérés d'entre vous, on vînt à dire: les nations +commencent à vouloir des certitudes et à distinguer les choses +positives; la morale se déprave, et la foi n'est plus. Il faut se hâter +de prouver aux hommes qu'indépendamment d'une vie future, la justice est +nécessaire à leurs cÅ“urs; que pour l'individu même, il n'y a point de +bonheur sans la raison; et que les vertus morales sont des lois de la +nature aussi nécessaires à l'homme en société que les lois des besoins +des sens. Si, dis-je, il était de ces hommes justes et amis de l'ordre +par leur nature, dont le premier besoin fût de ramener les hommes à plus +d'union, de conformités et de jouissances: si, laissant dans le doute ce +qui n'a jamais été prouvé, ils rappelaient aux hommes les principes de +justice et d'amour universel qu'on ne saurait contester: s'ils se +permettaient de leur parler des voies invariables du bonheur: si, +entraînés par la vérité qu'ils sentent, qu'ils voient et que vous +reconnaissez vous-mêmes, ils consacraient leur vie à l'annoncer de +différentes manières et à la persuader avec le temps: pardonnez, +ministres de vérité, à des moyens qui ne sont pas précisément les +vôtres, mais qui serviront la vérité; considérez, je vous prie, qu'il +n'est plus d'usage de lapider, que les miracles modernes ont fait +beaucoup rire, que les temps sont changés, et qu'il faudra que vous +changiez avec eux. + +Je quitte les interprètes du ciel, que leur grand caractère, rend +très-utiles ou très-funestes, tout-à -fait bons ou tout-à -fait médians, +les uns vénérables, les autres dignes d'exécration. Je reviens à votre +lettre. Je ne réponds pas à tous ses points, parce que la mienne serait +trop longue; mais je ne saurais laisser passer une objection spécieuse +en effet, sans observer qu'elle n'est pas aussi fondée qu'elle pourrait +d'abord le paraître. + +La nature est conduite par des forces inconnues et selon des lois +mystérieuses: l'ordre est sa mesure, l'intelligence est son mobile: il +n'y a pas bien loin, dit-on, de ces données prouvées et obscures, à nos +dogmes inexplicables. Plus loin qu'on ne pense.[36] + +Beaucoup d'hommes extraordinaires ont cru aux présages, aux songes, aux +moyens secrets des forces invisibles; beaucoup d'hommes extraordinaires +ont donc été superstitieux: je le veux bien, mais du moins ce ne fut pas +à la manière des petits esprits. L'historien d'Alexandre dit qu'il était +superstitieux, frère Labre l'était aussi: mais Alexandre et frère Labre +ne l'étaient pas de la même manière, il y avait bien quelques +différences entre leurs pensées. Je crois que nous reparlerons de cela +une autre fois. + +Pour les efforts presque surnaturels que la religion fit faire, je n'y +vois pas une grande preuve d'origine divine. Tous les genres de +fanatisme ont produit des choses qui surprennent quand on est de +sang-froid. + +Quand vos dévots ont trente mille livres de rente, et qu'ils donnent +beaucoup de sous aux pauvres, on vante leurs aumônes. Quand les +bourreaux leur _ouvrent le ciel_, on crie que sans la grâce d'en haut, +ils n'auraient jamais eu la force d'accepter une félicité éternelle. En +général, je n'aperçois point ce que leurs vertus peuvent avoir qui +m'étonnât à leur place. Le prix est assez grand: mais eux sont souvent +bien petits. Pour aller droit, ils ont sans cesse besoin de voir l'enfer +à gauche, le purgatoire à droite, et le ciel en face. Je ne dis pas +qu'il n'y ait point d'exceptions; il me suffit qu'elles soient rares. + +Si la religion a fait de grandes choses, c'est avec des moyens immenses. +Celles que la bonté du cÅ“ur a faites tout naturellement, sont moins +éclatantes peut-être, moins opiniâtres et moins prônées, mais plus sûres +comme plus utiles. + +Le stoïcisme eut aussi ses héros. Il les eut sans promesses éternelles, +sans menaces infinies. Si un culte eût fait tant avec si peu, on en +tirerait de belles preuves de son institution divine. + +DATX +A demain. + + * * * * * + +Examinez deux choses: si la religion n'est pas un des plus faibles +moyens sur la classe qui reçoit ce qu'on appelle de l'éducation: et s'il +n'est pas absurde qu'il ne soit donné de l'éducation qu'à la dixième +partie des hommes. + +Quand on a dit que le Stoïcien n'avait qu'une fausse vertu, parce qu'il +ne prétendait pas à la vie éternelle, on a porté l'impudence du zèle à +un excès rare. + +C'est un exemple non moins curieux de l'absurdité où la fureur du dogme +peut entraîner même un bon esprit, que ce mot du célèbre Tilotson: la +véritable raison pour laquelle un homme est athée, c'est qu'il est +méchant. + +Je veux que les lois civiles se trouvent insuffisantes pour cette +multitude que l'on ne forme pas, dont on ne s'inquiète pas, que l'on +fait naître et qu'on abandonne au hasard des affections ineptes et des +habitudes crapuleuse. Cela prouve seulement qu'il n'y a que misère et +confusion sous le calme apparent des vastes Etats; que la politique, +dans la véritable acception de ce mot, s'est absentée de notre terre où +la diplomatie, où l'administration financière font des pays florissants +pour les poèmes, et gagnent des victoires pour les gazettes. + +Je ne veux point discuter une question compliquée: que l'histoire +prononce! Mais n'est-il pas notoire que les terreurs de l'avenir ont +retenu bien peu de gens disposés à n'être retenus par aucune autre +chose. Pour le reste des hommes, il est des freins plus naturels, plus +directs, et dès-lors plus puissants. Puisque l'homme avait reçu le +sentiment de l'ordre, puisqu'il était dans sa nature, il fallait en +rendre le besoin sensible à tous les individus. Il fût resté moins de +scélérats que vos dogmes n'en laissent; et vous eussiez eu de moins tous +ceux qu'ils font. + +On dit que les premiers crimes mettent aussitôt dans le cÅ“ur le supplice +du remords, et qu'ils y laissent pour toujours le trouble; et l'on dit +qu'un athée, s'il est conséquent, doit voler son ami et assassiner son +ennemi: c'est une des contradictions que je croyais voir dans les écrits +des défenseurs de la foi. Mais il ne peut y en avoir, puisque les hommes +qui écrivent sur des choses révellées n'auraient aucun prétexte qui +excusât l'incertitude et les variations: ils en sont tellement éloignés, +qu'ils n'en pardonnent pas même l'apparence à ces profanes qui annoncent +avoir reçu en partage une raison faible et non inspirée, le doute et non +l'infaillibilité. + +Qu'importe, diront-ils encore, d'être content de soi-même si l'on ne +croit pas à la vie future? Il importe au repos de celle-ci, laquelle est +tout alors. + +S'il n'y avait point d'immortalité, poursuivent-ils, qu'est-ce que +l'homme vertueux aurait gagné à bien faire? Il y aurait gagné tout ce +que l'homme vertueux estime, et perdu seulement ce que l'homme vertueux +n'estime pas, c'est-à -dire ce que vos passions ambitionnent souvent +malgré votre croyance. + +Sans l'espérance et la terreur de la vie future, vous ne reconnaissez +point de mobile: mais la tendance à l'ordre ne peut-elle faire une +partie essentielle de nos inclinations, de notre _instinct_, comme la +tendance à la conservation, à la reproduction? N'est-ce rien que de +vivre dans le calme et la sécurité du juste? + +Dans l'habitude trop exclusive de lier à vos désirs immortels et à vos +idées célestes, tout sentiment magnanime, toute idée droite et pure, +vous supposez toujours que tout ce qui n'est pas surnaturel est vil, que +tout ce qui n'exalte pas l'homme jusqu'au séjour des béatitudes, le +rabaisse nécessairement au niveau de la brute; que des vertus terrestres +ne sont qu'un déguisement misérable; et qu'une âme bornée à la vie +présente n'a que des désirs infâmes et des pensées immondes. Ainsi +l'homme juste et bon, qui, après quarante ans de patience dans les +douleurs, d'équité parmi les fourbes, et d'efforts généreux que le ciel +doit couronner, viendrait à reconnaître la fausseté des dogmes qui +faisaient sa consolation, et qui soutenaient sa vie laborieuse dans +l'attente d'un repos céleste; ce sage dont l'âme est nourrie du calme de +la vertu, et pour qui bien faire c'est vivre, changeant de besoins +présents parce qu'il a changé de système sur l'avenir, et ne voulant +plus du bonheur actuel parce qu'il pourrait bien ne pas durer toujours, +va tramer une perfidie contre l'ancien ami qui n'a jamais douté de son +cÅ“ur; il va s'occuper des moyens vils mais secrets d'obtenir de l'or et +du pouvoir; et pourvu qu'il échappe à la justice des hommes, il va +croire que son intérêt se trouve désormais à tromper les bons, à +opprimer les malheureux, à ne garder de l'honnête homme qu'un dehors +prudent, et à mettre dans son cÅ“ur tous les vices qu'il avait abhorré +jusqu'alors? Sérieusement, je n'aimerais pas faire une pareille question +à vos sectaires, à ces vertueux exclusifs; car s'ils me répondaient par +la négative, je leur dirais qu'ils sont très-inconséquents, or il ne +faut jamais perdre de vue que des inspirés n'ont pas d'excuse en cela; +et s'ils osaient avancer l'affirmative, ils me feraient pitié. + +Si l'idée de l'immortalité a tous les caractères d'un songe admirable, +celle de l'anéantissement n'est pas susceptible d'une démonstration +rigoureuse. L'homme de bien désire nécessairement de ne pas périr tout +entier: n'est-ce pas assez pour l'affermir? + +Si, pour être juste, on avait besoin de l'espoir d'une vie future, cette +possibilité vague serait encore suffisante. Elle est superflue pour +celui qui raisonne sa vie; les considérations du temps présent peuvent +lui donner moins de satisfaction, mais elles le persuadent de même; car +il a le besoin présent d'être juste. Les autres hommes n'écoutent que +les intérêts du moment. Ils pensent au paradis quand il s'agit des rites +religieux; mais dans les choses morales, la crainte des suites, celle de +l'opinion, celle des lois, les penchants de l'âme sont leur seule règle. +Les devoirs imaginaires sont fidèlement observés par quelques-uns; les +véritables sont sacrifiés par presque tous quand il n'y a pas de danger +temporel. + +Donnez aux hommes la justesse de l'esprit et la bonté du cÅ“ur, vous +aurez une telle majorité d'hommes de bien, que le reste sera entraîné +par ses intérêts même les plus directs et les plus grossiers. Au +contraire, vous rendez les esprits faux et les âmes petites. Depuis +trente siècles, les résultats sont dignes de la sagesse des moyens. Tous +les genres de contrainte ont des effets funestes, et des résultats +éphémères: il faudra enfin persuader. + +J'ai de la peine à quitter un sujet aussi important qu'inépuisable. + +Je suis si loin d'avoir de la partialité contre le Christianisme, que je +déplore ce que la plupart de ses zélateurs ne pensent guère à déplorer +eux-mêmes. Je me plaindrais volontiers comme eux, de la perte du +christianisme: avec cette différence néanmoins qu'ils le regrettent tel +qu'il fut exécuté, tel même qu'il existait il y a un demi-siècle; et que +je ne trouve pas que ce christianisme-là soit bien regrettable. + +Les conquérants, les esclaves, les poètes, les prêtres _païens_ et les +nourrices parvinrent à défigurer les traditions de la Sagesse antique à +force de mêler les races, de détruire les écrits, d'expliquer et de +confondre les allégories, de laisser le sens profond et vrai pour +chercher des idées absurdes qu'on puisse admirer, et de personnifier les +êtres abstraits afin d'avoir beaucoup à adorer. + +Les grandes conceptions étaient avilies. Le Principe de vie, +l'Intelligence, la Lumière, l'Eternel n'était plus que le mari de Junon: +l'Harmonie, la Fécondité, le lien des êtres, n'étaient plus que l'amante +d'Adonis: la Sagesse impérissable n'était plus connue que par son hibou: +les grandes idées de l'immortalité et de la rémunération consistaient +dans la crainte de tourner une roue et dans l'espoir de se promener sous +des rameaux verts. La Divinité indivisible était partagée en une +multitude hiérarchique agitée de passions misérables: le résultat, du +génie des races primitives, les emblèmes des lois universelles n'étaient +plus que des pratiques superstitieuses, dont les enfants riaient dans +les villes. + +Rome avait changé le monde, et Rome changeait. La Terre inquiète, +agitée, opprimée ou menacée, instruite et trompée, ignorante et +désabusée, avait tout perdu sans avoir rien remplacé; encore endormie +dans l'erreur, elle était déjà étonnée du bruit confus des vérités que +la science cherchait. + +Une même domination, les mêmes intérêts, la même terreur, le même esprit +de ressentiment et de vengeance contre le Peuple-roi, tout rapprochait +les nations. Leurs habitudes étaient interrompues, leurs constitutions +n'étaient plus; l'amour de la cité, l'esprit de séparation, d'isolement, +de haine pour les étrangers, s'était affaibli dans le désir général de +résister aux vainqueurs de la terre, ou dans la nécessité d'en recevoir +des lois: le nom de Rome avait tout réuni. Les vieilles religions des +peuples n'étaient plus que des traditions de province: le Dieu du +Capitole avait fait oublier leurs Dieux, et l'apothéose des empereurs le +faisait oublier lui-même; partout, les autels les plus fréquentés +étaient ceux des Césars. + +C'était la plus grande époque de l'histoire du monde: il fallait élever +un monument majestueux et simple sur ces monuments ruinés des diverses +régions connues. + +Il fallait une croyance sublime puisque la morale était méconnue: il +fallait des dogmes impénétrables peut-être, mais nullement risibles, +puisque les lumières s'étendaient. Puisque tous les cultes étaient +avilis, il fallait un culte majestueux et digne de l'homme qui cherche à +agrandir son âme par l'idée d'un Dieu du monde. Il fallait des rites +imposants, rares, désirés, mystérieux mais simples, des rites comme +surnaturels, mais aussi convenables à la raison de l'homme qu'à son +cÅ“ur. Il fallait ce qu'un grand génie pouvait seul établir, et que je ne +fais qu'entrevoir. + +Mais vous avez fabriqué, raccommodé, essayé, corrigé, recommencé je ne +sais quel amas incohérent de cérémonies triviales et de dogmes un peu +propres à scandaliser les faibles: vous avez mêlé ce composé hasardeux à +une morale quelquefois fausse, souvent fort belle, et habituellement +austère, seul point sur lequel vous n'ayez pas été gauches. Vous passez +quelques centaines d'années à arranger tout cela par inspiration; et +votre lent ouvrage, industrieusement réparé, mais mal conçu, n'est fait +pour durer qu'à -peu-près autant de temps que vous en mettez à l'achever. + +Jamais on ne fit une maladresse plus surprenante que de confier le +sacerdoce aux premiers venus, et d'avoir une populace d'hommes-de-Dieu. +On multiplia hors de toute mesure ce sacrifice auguste dont la nature +était essentiellement l'unité: on parut ne voir jamais que les effets +directs et les convenances du moment: on mit partout des sacrificateurs +et des confesseurs; on fit partout des prêtres et des moines, ils se +mêlèrent de tout, et partout on en trouve des troupes dans le luxe ou +dans la mendicité. + +Cette multitude est commode, dit-on, pour les fidèles. Mais il n'est pas +bon qu'en cela le peuple trouve ainsi toutes ses commodités au coin de +sa rue. Il est insensé de confier les fonctions religieuses à des +millions d'individus: c'est les abandonner continuellement aux derniers +des hommes; c'est en compromettre la sainte dignité; c'est effacer +l'empreinte sacrée dans un commerce trop habituel; c'est avancer de +beaucoup l'instant ou doit périr tout ce qui n'a pas des fondements +impérissables. + + + + +LETTRE XLV. + +DATX +Chessel, 27 juillet, VI. + + + * * * * * + + * * * * * + +Je n'ai jamais affirmé que ce fût une faiblesse d'avoir une larme pour +des maux qui ne nous sont point personnels, pour un malheureux qui nous +est étranger, mais qui nous est connu. Il est mort: c'est peu de chose, +qui est-ce qui ne meurt pas? mais il a été constamment malheureux et +triste; jamais l'existence ne lui a été bonne; il n'a encore eu que des +douleurs, et maintenant il n'a plus rien. Je l'ai vu, je l'ai plaint: je +le respectais, il était malheureux et bon. Il n'a pas eu des malheurs +éclatants: mais en entrant dans la vie, il s'est trouvé sur une longue +trace de dégoûts et d'ennuis; il y est resté, il y a vécu, il y a +vieilli avant l'âge, il s'y est éteint. + +Je n'ai pas oublié ce bien de campagne qu'il désirait, et que j'allai +voir avec lui, parce que j'en connaissais le propriétaire. Je lui +disais; vous y serez bien, vous y aurez des années meilleures, elles +vous feront oublier les autres; vous prendrez cet appartement-ci, vous y +serez seul et tranquille.--J'y serais heureux, mais je ne le crois +pas.--Vous le serez demain, vous allez passer l'acte.--Vous verrez que +je ne l'aurai point. + +Il ne l'eut pas: vous savez comment tout cela tourna. La multitude des +hommes vivants est sacrifiée à la prospérité de quelques-uns; comme le +plus grand nombre des enfants meurt, et est sacrifié à l'existence de +ceux qui resteront; comme des millions de glands le sont à la beauté des +grands chênes qui doivent couvrir librement un vaste espace. Et, ce qui +est déplorable, c'est que dans cette foule que le sort abandonne et +repousse dans les marais bourbeux de la vie, il se trouve des hommes qui +ne sauraient descendre comme leur sort, et dont l'énergie impuissante +s'indigne en s'y consumant. Les lois générales sont fort belles: je +leur sacrifierais volontiers un an, deux, dix ans même de ma vie; mais +tout mon être, c'est trop: ce n'est rien dans la nature, c'est tout pour +moi. Dans ce grand mouvement, sauve qui peut, dit-on: cela serait assez +bien, si le tour de chacun venait tôt ou tard, ou si du moins on pouvait +l'espérer toujours: mais quand la vie s'écoule, quoique l'instant de la +mort reste incertain, l'on sait bien du moins que l'on s'en va. +Dites-moi où est l'espérance de l'homme qui arrive à soixante ans sans +avoir encore autre chose que de l'espérance! Ces lois de l'ensemble, ce +soin des espèces, ce mépris des individus, cette marche des êtres est +bien dure pour nous qui sommes des individus. J'admire cette providence +qui taille tout en grand; mais comme l'homme est culbuté parmi les +rognures! et que nous sommes plaisants de nous croire quelque chose! +Dieux par la pensée, insectes pour le bonheur, nous sommes ce Jupiter +dont le temple est aux petites maisons; il prend pour une cassolette +d'encens l'écuelle de bois où fume la soupe qu'on apporte dans sa loge; +il règne sur l'Olympe, jusqu'à l'instant où le plus vil geôlier lui +donnant un soufflet, le rappelle à la vérité, pour qu'il baise la main +et mouille de larmes son pain moisi. + +Infortuné! vous avez vu vos cheveux blanchir, et dans tant de jours, +vous n'en avez pas eu un de contentement, pas un; pas même le jour du +mariage funeste, du mariage d'inclination qui vous a donné une femme +estimable, et qui vous a perdu tous deux. Tranquilles, aimants, sages, +vertueux, religieux, tous deux la bonté même, vous avez vécu plus mal +ensemble que ces insensés que leurs passions entraînent, qu'aucun +principe ne retient, et qui ne sauraient imaginer à quoi peut servir la +bonté du cÅ“ur. Vous vous êtes marié pour vous aider mutuellement, +disiez-vous, pour adoucir vos peines en les partageant, pour faire votre +salut: et le même soir, le premier soir, mécontents l'un de l'autre et +de votre destinée, vous n'eûtes plus d'autre vertu ni d'autre +consolation à attendre que la patience de vous supporter jusqu'au +tombeau. Quel fut donc votre malheur, votre crime? de vouloir le bien, +de le vouloir trop, de ne pouvoir jamais le négliger, de le vouloir +minutieusement et avec assez de passion pour ne le considérer que dans +le détail du moment présent. + +Vous voyez que je les connaissais. On paraissait me voir avec plaisir: +on voulait me convertir; et quoique ce projet n'ait pas absolument +réussi, nous jasions assez ensemble. C'est lui surtout dont le malheur +me frappait. Sa femme n'était ni moins bonne ni moins estimable; mais +plus faible, elle trouvait dans son abnégation un certain repos où +devait s'engourdir sa douleur. Dévote avec tendresse, offrant ses +amertumes, et remplie de l'idée d'une récompense future, elle souffrait, +mais d'une manière qui n'était pas sans dédommagement. Il y avait +d'ailleurs dans ses maux quelque chose de volontaire; elle était +malheureuse par goût; et ses gémissements, comme ceux des saints, +quoique très-pénibles quelquefois, lui étaient précieux et nécessaires. + +Pour lui, il était religieux sans être absorbé par la dévotion: il était +religieux par devoir, mais sans fanatisme, et sans faiblesses comme sans +momerie; pour réprimer ses passions, et non pas pour en suivre une plus +particulière. Je n'assurerais pas même qu'il ait joui de cette +conviction sans laquelle la religion peut plaire, mais ne saurait +suffire. + +Ce n'est pas tout: on voyait comment il eût pu être heureux; on sentait +même que les causes de son malheur n'étaient pas dans lui. Mais sa femme +eût été à -peu-près la même, dans quelque situation qu'elle eût vécu: +elle eût trouvé partout le moyen de se tourmenter et d'affliger les +autres, en ne voulant que le bien, en ne s'occupant nullement +d'elle-même, en croyant sans cesse se sacrifier pour tous; mais en ne +sacrifiant jamais ses idées, en prenant sur elle tous les efforts, +excepté celui de changer sa manière. Il semblait donc que son malheur +appartînt en quelque sorte à sa nature; et on était plus disposé à s'en +consoler et à prendre là -dessus son parti, comme sur l'effet d'une +destinée irrévocable. Au contraire, son mari eût vécu comme un autre, +s'il eût vécu avec tout autre qu'avec elle. On sait quel remède trouver +à un mal ordinaire, et surtout à un mal qui ne mérite pas de ménagement: +mais c'est une misère à laquelle on ne peut espérer de terme, de ne +pouvoir que plaindre celle dont la perpétuelle manie nous déplaît avec +amitié, nous harcèle avec douceur, et nous impatiente toujours sans se +déconcerter jamais; qui ne nous fait mal que par une sorte de nécessité, +qui n'oppose à notre indignation que des larmes pieuses, qui en +s'excusant fait pis encore qu'elle n'avait fait; et qui avec de +l'esprit, mais dans un aveuglément inconcevable, fait en gémissant tout +ce qu'il faut pour nous pousser à bout. + +Si quelques hommes ont été un fléau pour l'homme, ce sont bien les +législateurs profonds qui ont rendu le mariage indissoluble, afin que +l'on fut _forcé_ de s'aimer. Pour compléter l'histoire de la sagesse +humaine, il nous en manque un, qui voyant la nécessité de s'assurer de +l'homme suspecté d'un crime et l'injustice de rendre malheureux en +attendant son jugement celui qui peut être innocent, ordonne dans tous +les cas vingt ans de cachot provisoirement, au lieu d'un mois de prison, +afin que la nécessité de s'y faire adoucisse le sort du détenu et lui +rende sa chaîne aimable. + +On ne remarque pas assez quelle insupportable répétition de peines +comprimantes, et souvent mortelles, produisent dans le secret des +appartements, ces humeurs difficiles, ces manies tracassières, ces +habitudes orgueilleuses à -la-fois et petites, où s'engagent, par hasard, +sans le soupçonner et sans pouvoir s'en retirer, tant de femmes à qui on +n'a jamais cherché à faire connaître le cÅ“ur humain. Elles achèvent leur +vie avant d'avoir découvert qu'il est bon de savoir vivre avec les +hommes: elles élèvent des enfants ineptes comme elles; c'est une +génération de maux, jusqu'à ce qu'il survienne un tempérament heureux +qui se forme lui-même un caractère; et tout cela, parce qu'on a cru +leur donner une éducation très-suffisante en leur apprenant à coudre, +danser, mettre le couvert et lire les psaumes en latin. + +Je ne sais pas quel bien il peut résulter de ce qu'on ait des idées +étroites, et je ne vois pas qu'une imbécile ignorance soit de la +simplicité: l'étendue des vues produit au contraire moins d'égoïsme, +moins d'opiniâtreté, plus de bonne-foi, une délicatesse officieuse, et +cent moyens de conciliation. Chez les gens trop bornés, à moins que le +cÅ“ur ne soit d'une bonté extrême, et qu'il faut rarement attendre, vous +ne voyez qu'humeur, oppositions, entêtement ridicule, altercations +perpétuelles; et la plus faible altercation devient en deux minutes une +dispute pleine d'aigreur. Des reproches amers, des soupçons hideux, des +manières brutes semblent, à la moindre occasion, brouiller ces gens-là +pour jamais. Il y a cependant chez eux une chose heureuse, c'est que +comme l'humeur est leur seul mobile, si quelque bêtise vient les +divertir, ou si quelque tracasserie contre une autre personne vient les +réunir, voilà mes gens qui rient ensemble et se parlent à l'oreille, +après s'être traités avec le dernier mépris: une demi-heure plus tard, +voici une fureur nouvelle; un quart-d'heure après cela chante ensemble. +Il faut rendre à de telles gens cette justice qu'il ne résulte +ordinairement rien de leur brutalité, si ce n'est un dégoût +insurmontable dans ceux que des circonstances particulières engageraient +à vivre avec eux. + +Vous êtes hommes, vous vous dites chrétiens: et cependant, malgré les +lois que vous ne sauriez désavouer, et malgré celles que vous adorez, +vous fomentez, vous perpétuez une extrême inégalité entre les lumières +et les sentiments des hommes. Cette inégalité est dans la nature; mais +vous l'avez augmentée contre toute mesure, quand vous deviez au +contraire travailler à la restreindre. Il faut bien que les prodiges de +votre industrie soient une surabondance funeste, puisque vous n'avez ni +le temps, ni les facultés de faire tant de choses indispensables. La +masse des hommes est brute, inepte et livrée à elle-même; tous vos maux +viennent de-là : ou ne les faites pas exister, ou donnez-leur une +existence d'homme. + +_Que conclure, à la fin, de tous mes longs propos?_ C'est que l'homme +étant peu de chose dans la nature, et étant tout pour lui-même, il +devrait bien s'occuper un peu moins des lois du monde, et un peu plus +des siennes; laisser peut-être celles des hautes-sciences qui sont +sublimes, et qui n'ont pas séché une seule larme dans les hameaux et au +quatrième étage; laisser peut-être certains arts admirables et inutiles; +laisser des passions héroïques et funestes; tâcher, s'il se peut, +d'avoir des institutions qui arrêtent l'homme et qui cessent de +l'abrutir, d'avoir moins de science et moins d'ignorance; et convenir +enfin que si l'homme n'est pas un ressort aveugle qu'il faille +abandonner aux forces de la fatalité, que si ses mouvements ont quelque +chose de spontané, la morale est la seule science de l'homme livré à la +providence de l'homme. + +Vous laissez aller sa veuve dans un couvent: vous faites très-bien, je +crois. C'est-là qu'elle eût dû vivre: elle était née pour le cloître, +mais je soutiens qu'elle n'y eût pas trouvé plus de bonheur. Ce n'est +donc pas pour elle que je dis que vous faites bien. Mais en la prenant +chez vous, vous étaleriez une générosité inutile; elle n'en serait pas +plus heureuse. Votre bienfaisance prudente et éclairée se soucie peu des +apparences, et ne considère dans le bien à faire, que la somme plus ou +moins grande du bien qui doit en résulter. + + + + +LETTRE XLVI. + +DATX +Lyon, 2 août, VI. + + +Quand le jour commence, je suis abattu; je me sens triste et inquiet; je +ne puis m'attacher à rien; je ne vois pas comment je remplirai tant +d'heures. Quand il est dans sa force, il m'accable; je me retire dans +l'obscurité, je tâche de m'occuper, et je ferme tout pour ne pas savoir +qu'il n'a point de nuages. Mais lorsque sa lumière s'adoucit, et que je +sens autour de moi ce charme d'une soirée heureuse qui m'est devenu si +étranger, je m'afflige, je m'abandonne; dans ma vie commode, je suis +fatigué de plus d'amertumes que l'homme pressé par le malheur. On m'a +dit: vous êtes tranquille maintenant. + +Le paralytique est tranquille dans son lit de douleur. Consumer les +jours de l'âge fort, comme le vieillard passe les jours du repos! +Toujours attendre, et ne rien espérer; toujours de l'inquiétude sans +désirs, et de l'agitation sans objet; des heures constamment nulles; des +conversations où l'on parle pour placer des mots, où l'on évite de dire +des choses; des repas où l'on mange par excès d'ennui; de froides +parties de campagne dont on n'a jamais désiré que la fin; des amis sans +intimité; des plaisirs pour l'apparence; du rire pour contenter ceux qui +bâillent comme vous; et pas un sentiment de joie dans deux années! Avoir +sans cesse le corps inactif, la tête agitée, l'âme malheureuse, et +n'échapper que fort mal dans le sommeil même à ce sentiment d'amertumes, +de contrainte, et d'ennuis inquiets: c'est la lente agonie du cÅ“ur; ce +n'est pas ainsi que l'homme devait vivre. + +DATX +3 août. + +S'il vit ainsi, me direz-vous, c'est donc ainsi qu'il devait vivre: ce +qui existe est selon l'ordre; où seraient les causes, si elles n'étaient +pas dans la nature? Il faudra que j'en convienne avec vous: mais cet +ordre de choses n'est que momentané; il n'est point selon l'ordre +essentiel, à moins que tout ne soit déterminé irrésistiblement. Si tout +est nécessaire, il l'est que j'agisse comme s'il n'y avait point de +nécessité: ce que nous disons est vain; il n'y a point de sentiment +préférable au sentiment contraire, point d'erreur, point d'utilité. Mais +s'il en est autrement, avouons nos écarts; examinons où nous en sommes; +cherchons comment on pourrait réparer tant de pertes. La résignation est +souvent bonne aux individus; elle ne peut être que fatale à l'espèce. +C'est ainsi que va le monde, est le mot d'un bourgeois quand on le dit +des misères publiques; ce n'est celui du sage que dans les cas +particuliers. + +Dira-t-on qu'il ne faut pas s'arrêter du beau imaginaire, au bonheur +absolu; mais aux détails d'une utilité directe dans l'ordre actuel: et +que la perfection n'étant pas accessible à l'homme, et surtout aux +hommes, il est à -la-fois inutile et romanesque de les en entretenir. +Mais la nature elle-même prépare toujours le plus pour obtenir le +moins. Dans mille graines, une seule germera. Nous voudrions apercevoir +quel serait le mieux possible, non pas précisément dans l'espoir de +l'atteindre, mais afin de nous en approcher davantage que si nous +envisagions seulement pour terme de nos efforts, ce qu'ils pourront en +effet produire. Je cherche des données qui m'indiquent les besoins de +l'homme; et je les cherche dans moi, pour me tromper moins. Je trouve +dans mes sensations un exemple limité, mais sûr; et en observant le seul +homme que je puisse bien sentir, je m'attache à découvrir quel pourrait +être l'homme en général. + +Vous seuls savez remplir votre vie, hommes simples et justes, pleins de +confiance et d'affections expansives, de sentiment et de calme; qui +sentez votre existence avec plénitude, et qui voulez voir l'Å“uvre de vos +jours! Vous placez votre joie dans l'ordre et la paix domestique, sur le +front pur d'un ami, sur la lèvre heureuse d'une femme. Ne venez point +vous soumettre dans nos villes à la médiocrité misérable, à l'ennui +superbe. N'oubliez pas les choses naturelles: ne livrez pas votre cÅ“ur à +la vaine tourmente des passions équivoques; leur objet toujours +indirect, fatigue et suspend la vie jusqu'à l'âge infirme qui déplore +trop lard le néant où se perdit la faculté de bien faire. + +Je suis comme ces infortunés en qui une impression trop violente a pour +jamais irrité la sensibilité de certaines fibres, et qui ne sauraient +éviter de retomber dans leur manie toutes les fois que l'imagination, +frappée d'un objet analogue, renouvelle en eux cette première émotion. +Le sentiment des rapports me montre toujours les convenances harmoniques +comme l'ordre et la fin de la nature. Ce besoin de chercher les +résultats dès que je vois les données, cet instinct à qui il répugne que +nous soyons en vain...... Croyez-vous que je le puisse vaincre? Ne +voyez-vous pas qu'il est dans moi, qu'il est plus fort que ma volonté, +qu'il m'est nécessaire, qu'il faut qu'il m'éclaire ou m'égare, qu'il me +rende malheureux et que je lui obéisse? Ne voyez-vous pas que je suis +déplacé, isolé, lassé; que je ne trouve rien, que l'ennui me tue. Je +rejette tout ce qui passe; je me presse, je me hâte par dégoût; +j'échappe au présent, je ne désire point l'avenir; je me consume, je +dévore mes jours, et je me précipite vers le terme de mes ennuis, sans +désirer rien après eux. On dit que le temps n'est rapide qu'à l'homme +heureux: on dit faux; je le vois passer maintenant avec une vitesse que +je ne lui connaissais pas. Puisse le dernier des hommes n'être jamais +heureux ainsi! + +Je ne vous le dissimule point, j'avais un moment compté sur quelque +douceur intérieure: je suis bien désabusé. Qu'attendais-je en effet? que +les hommes sussent arranger ces détails que les circonstances leur +abandonnent, user des avantages que peuvent offrir ou les facultés +intérieures, ou quelque conformité de caractère, établir et régler ces +riens dont on ne se lasse pas, et qui peuvent embellir ou tromper les +heures; qu'ils sussent ne point perdre dans l'ennui leurs années les +plus tolérables, et n'être pas plus malheureux par leur maladresse que +par le sort lui-même; qu'ils sussent vivre! Devais-je donc ignorer qu'il +n'en est point ainsi; et ne savais-je pas assez que cette apathie, et +surtout cette sorte de crainte et de défiance mutuelles, cette +incertitude, cette ridicule réserve qui étant l'instinct des uns, +devient le devoir des autres, condamnaient tous les hommes à se voir +avec ennui, à se lier avec indifférence, à s'aimer avec lassitude, à se +convenir inutilement, et à bâiller tous les jours ensemble, faute de se +dire une fois, ne bâillons plus. + +En toutes choses, et partout, les hommes perdent leur existence; ils se +fâchent ensuite contre eux-mêmes, ils croient que ce fut leur faute. +Malgré l'indulgence pour nos propres faiblesses, peut-être sommes-nous +trop sévères en cela, trop portés à nous attribuer ce que nous ne +pouvions éviter. Lorsque le temps est passé, nous oublions les détails +de cette fatalité impénétrable dans ses causes, et à peine sensible dans +ses résultats. + +Tout ce qu'on espérait se détruit sourdement; toutes les fleurs se +flétrissent, tous les germes avortent; tout tombe, comme ces fruits +naissants qu'une gelée a frappés de mort, qui ne mûriront point, qui +périront tous, mais qui végètent encore plus ou moins longtemps +suspendus à la branche stérilisée, comme si la cause de leur ruine eût +voulu rester inconnue. + +On a la santé, l'intimité; on voit dans ses mains ce qu'il faut pour une +vie assez douce: les moyens sont tout simples, tout naturels; nous les +tenons, ils nous échappent pourtant. Comment cela se fait-il? La réponse +serait longue et difficile: je la préférerais à bien des traités de +philosophie; elle n'est pas même dans les trois mille _lois_ de +Pythagore. + +Peut-être se laisse-t-on trop aller à négliger des choses indifférentes +par elles-mêmes, et que pourtant il faut désirer, ou du moins recevoir, +pour que les heures soient occupées sans langueur. Il y a une sorte de +dédain, qui est une prétention fort vaine, mais à laquelle on se trouve +entraîné sans y songer. On voit beaucoup d'hommes; chacun d'eux, livré +à d'autres goûts, est ou se montre insensible à bien des choses dont +nous ne voulons pas alors paraître plus émus que lui. Il se forme dans +nous une certaine habitude d'indifférence et de renoncement; elle ne +coûte point de sacrifices, mais elle augmente l'ennui. Ces riens qui +pris chacun à part, étaient tous inutiles, devenaient bons par leur +ensemble; ils entretenaient cette activité des affections qui fait la +vie. Ils n'étaient pas des causes suffisantes de sensations, mais ils +nous faisaient échapper au malheur de n'en plus avoir. Ces biens, si +faibles, convenaient mieux à notre nature, que la puérile grandeur qui +les rejette, et qui ne les remplacera pas. Le vide devient fastidieux à +la longue; il dégénère en une morne habitude: et, bien trompés dans +notre superbe indolence, nous laissons se dissiper en une triste fumée +la lumière de la vie, faute du souffle qui l'animerait. + +Je vous le répète, le temps fuit avec une vitesse qui s'accroît à mesure +que l'âge change. Mes jours perdus s'entassent derrière moi: ils +remplissent l'espace vague de leurs ombres sans couleur; ils amoncèlent +leurs squelettes atténués: c'est le ténébreux simulacre d'un monument +funèbre. Et si mon regard inquiet se détourne et cherche à se reposer +sur la chaîne, jadis plus heureuse, des jours que prépare l'avenir; il +se trouve que leurs formes pleines et leurs riantes images ont beaucoup +perdu. Leurs couleurs pâlissent: cet espace voilé qui les embellissait +d'une grâce céleste dans la magie de l'incertitude, découvre maintenant +à nu leurs fantômes arides et chagrins. A la lueur austère qui les +montre dans l'éternelle nuit, j'en discerne déjà le dernier qui s'avance +seul sur l'abîme, et n'a plus rien devant lui. + +Vous souvient-il de nos vains désirs, de nos projets d'enfant? La joie +d'un beau ciel, l'oubli du monde, et la liberté des déserts! + +Jeune enchantement d'un cÅ“ur vierge, qui croit au bonheur, qui veut ce +qu'il désire, et ignore la vie! Simplicité de l'espérance, qu'êtes-vous +devenue? Le silence des forêts, la pureté des eaux, les fruits naturels, +l'habitude intime nous suffisaient alors. Le monde réel n'a rien qui +remplace ces besoins d'un cÅ“ur juste, d'un esprit incertain, premier +songe de nos premiers printemps. + +Quand une heure plus favorable vient placer sur nos fronts une sérénité +imprévue, quelque nuance fugitive de paix et de bien-être, l'heure +suivante se hâte d'y fixer les traits chagrins et fatigués, les rides +abreuvées d'amertumes qui en effacent pour jamais la candeur primitive. + +Depuis cet âge qui est déjà si loin de moi, les instants épars qui ont +pu rappeler l'idée du bonheur, ne forment pas dans ma vie un demi-jour +que je dusse consentir à voir renouveler. C'est ce qui caractérise ma +fatigante destinée: d'autres sont bien plus malheureux, mais j'ignore +s'il fut jamais un homme moins heureux. Je me dis, que l'on est porté à +la plainte; que l'on sent tous les détails de ses propres misères, +tandis qu'on affaiblit, ou qu'on ignore celles que l'on n'éprouve pas +soi-même: et pourtant je me crois juste, en pensant que l'on ne saurait +moins jouir, moins vivre, être plus constamment au-dessous de ses +besoins. + +Je ne suis pas souffrant, impatienté, irrité; je suis lassé, abattu; je +suis dans l'accablement. Quelquefois, à la vérité, un mouvement imprévu +m'élance hors de la sphère étroite où je me sentais comprimé. Ce +mouvement est si rapide, que je ne puis le prévenir: ce sentiment me +remplit et m'entraîne sans que j'aie pensé à la vanité de son impulsion: +je perds ainsi ce repos raisonné qui éternise nos maux, en les calculant +avec son froid compas, avec ses formules savantes et mortelles. + +Alors, j'oublie ces considérations accidentelles, chaînons misérables +dont ma faiblesse a tissu le fragile lien: je vois seulement, d'un côté, +mon âme avec ses forces et ses désirs, comme un principe moteur borné +mais indépendant, que rien ne peut empêcher de s'éteindre à son terme, +que rien aussi ne peut empêcher d'être selon sa nature; et de l'autre, +toutes choses sur la terre humaine comme son domaine nécessaire, comme +les moyens de son action, les matériaux de sa vie. Je méprise cette +prudence timide et lente, qui pour des jouets qu'elle travaille, oublie +la puissance du génie, laisse éteindre le feu du cÅ“ur, et perd à jamais +ce qui fait la vie pour arranger des ombres puériles. + +Je me demande ce que je fais; pourquoi je ne me mets pas à vivre; quelle +force m'enchaîne, quand je suis libre; quelle faiblesse me retient quand +je sens une énergie dont l'effort réprimé me consume; ce que j'attends, +quand je n'espère rien; ce que je cherche ici, quand je n'y aime rien, +n'y désire rien; quelle fatalité me force à faire ce que je ne veux +point, sans que je voie comment elle me le fait faire? + +Il est facile de s'y soustraire; il en est temps, il le faut: et à peine +ce mot est dit, que l'impulsion s'arrête, l'énergie s'éteint, et me +voilà replongé dans le sommeil où s'anéantit ma vie. Le temps coule +uniformément: je me lève avec dégoût, je me couche fatigué, je me +réveille sans désirs. Je m'enferme, et je m'ennuie: je vais dehors, et +je gémis. Si le temps est sombre, je le trouve triste; et s'il est beau, +je le trouve inutile. La ville m'est insipide, et la campagne m'est +odieuse. La vue des malheureux m'afflige; celle des heureux ne me trompe +point. Je ris amèrement quand je vois des hommes qui se tourmentent; et +si quelques-uns sont plus calmes, je ris, en songeant qu'on les croit +contents. + +Je vois tout le ridicule du personnage que je fais; je me rebute, et je +ris de mon impatience. Cependant je cherche dans chaque chose, le +caractère bizarre et double qui la rend un moyen de nos misères; et ce +comique d'oppositions qui fait de la terre humaine une scène +contradictoire où toutes choses sont importantes au sein de la vanité de +toutes choses. Je me précipite ainsi, ne sachant plus de quel côté me +diriger. Je m'agite, parce que je ne trouve point d'activité; je parle, +afin de ne point penser; je m'anime, par stupeur. Je crois même que je +plaisante: je ris de douleur, et l'on me trouve gai. Voilà qui va bien, +disent-ils, il prend son parti. Il faut que je le prenne, car je n'y +pourrai plus tenir. + +DATX +5 août. + +Je crois, je sens que tout cela va changer. Plus j'observe ce que +j'éprouve, plus j'en viendrais à me convaincre que les choses de la vie +sont indiquées, préparées et mûries dans une marche progressive dirigée +par une force inconnue. + +Dès qu'une série d'incidents marche vers un terme, ce résultat qu'elle +annonce, se trouve aussitôt un centre que beaucoup d'autres incidents +environnent avec une tendance marquée. Cette tendance qui les unit au +centre par des liens universels, nous le fait paraître comme un but +qu'une intention de la nature se serait proposé, comme un chaînon +qu'elle travaillerait à dessein selon ses lois générales, et où nous +cherchons à découvrir, à pressentir dans des rapports individuels, la +marche, l'ordre, et les harmonies du plan du monde. + +Si nous y sommes trompés, c'est peut-être par notre seul empressement. +Nos désirs cherchent toujours à anticiper sur l'ordre des événements, et +leur impatience ne saurait attendre cette tardive maturité. + +On dirait aussi qu'une volonté inconnue, qu'une intelligence d'une +nature indéfinissable nous entraîne par des apparences, par la marche +des nombres, par des songes dont les rapports avec les faits surpassent +de beaucoup les probabilités du hasard. On dirait que tous les moyens +lui servent à nous séduire, que les sciences occultes, que les résultats +extraordinaires de la divination, et les vastes effets dus à des causes +imperceptibles, sont l'ouvrage de cette industrie cachée; qu'elle +précipite ainsi ce que nous croyons conduire; qu'elle nous égare, afin +de varier le monde. Si vous voulez avoir un sentiment de cette force +invisible, et de l'impuissance où l'ordre même se trouve de produire la +perfection, calculez toutes les forces bien connues, et vous verrez +qu'elles n'ont pas leur résultat direct. Faites plus; imaginez un ordre +de choses où toutes les convenances particulières soient observées, où +toutes les destinations particulières soient remplies: vous trouverez, +je crois, que l'ordre de chaque chose ne produirait pas le véritable +ordre des choses; que tout serait trop bien; que non-seulement ce n'est +pas ainsi que va le monde, mais que ce n'est pas même ainsi qu'il +pourrait aller, et qu'une perpétuelle déviation dans les détails opposés +semble être la grande loi de l'universalité des choses. + +Voici des faits sur un objet où les probabilités peuvent être calculées +rigoureusement, des songes relatifs à la loterie de Paris. J'en ai connu +douze ou quinze avant les tirages. La personne âgée qui les faisait, +n'avait assurément ni le démon de Socrate, ni aucune donnée +cabalistique: elle était pourtant mieux fondée à s'entêter de ses +songes, que moi à l'en dissuader. La plupart furent réalisés: il y avait +au moins vingt mille à parier contre un, que l'événement ne les +justifierait pas ainsi. Elle fut séduite, elle rêva encore; elle mit, et +rien alors ne se réalisa. + +On n'ignore pas que les hommes sont trompés et par de faux calculs, et +par la passion; mais, dans ce qui peut être supputé mathématiquement, +est-il bien vrai que tous les siècles croient à ce qui n'a en sa faveur +qu'autant d'incidents que le hasard en doit donner? + +Moi-même qui assurément ne m'occupais guère de ces sortes de rêves, il +m'est arrivé trois fois de rêver que je voyais les numéros sortis. Un de +ces songes n'eut point de rapport avec l'événement du lendemain: le +second en eut un aussi frappant que si l'on eût deviné un nombre sur +quatre-vingt mille. Le dernier fut plus étrange: j'avais vu, dans cet +ordre: 7, 39, 72, 81.. Je n'avais pas vu le cinquième numéro, et quant +au troisième, je l'avais mal discerné, je n'étais pas assuré si c'était +72 ou 70. J'avais même noté tous deux, mais je penchai pour le 72. Pour +cette fois, je voulus mettre au moins le quaterne; et je mis, 7, 39, 72, +81. Si j'eusse choisi le 70, j'eusse eu le quaterne, ce qui est déjà +extraordinaire: mais ce qui l'est bien davantage, c'est que ma note +faite exactement selon l'ordre dans lequel j'avais vu les quatre +numéros, porta un terne déterminé, et que c'eût été un quaterne +déterminé, si, en hésitant entre le 70 et le 72, j'eusse choisi le 70. + +Est-il dans la nature une intention qui leurre les hommes, ou du moins +beaucoup d'hommes? Serait-ce un de ses moyens, une loi nécessaire pour +les faire ce qu'ils sont? ou bien, tous les peuples ont-ils été dans le +délire, en trouvant que les choses réalisées surpassaient évidemment +l'occurrence naturelle? La philosophie moderne le nie; elle nie tout ce +qu'elle n'explique pas. Elle a remplacé celle qui expliquait ce qui +n'était point. + +Je suis loin d'affirmer, et même de croire positivement, qu'il y ait en +effet dans la nature une force qui séduise les hommes, indépendamment du +prestige de leurs passions; qu'il existe une chaîne occulte de rapports, +soit dans les nombres, soit dans les affections, qui puisse faire juger, +ou sentir d'avance, ces choses futures que nous croyons accidentelles. +Je ne dis pas, cela est: mais n'y a-t-il point quelque témérité à dire, +cela n'est pas?[37] + +Serait-il même impossible que les pressentiments appartinssent à un mode +particulier d'organisation, et qu'ils fussent impossibles aux autres +hommes? Nous voyons, par exemple, que la plupart ne sauraient concevoir +des rapports entre l'odeur qu'exhale une plante, et les moyens du +bonheur du monde. Doivent-ils pour cela regarder comme une erreur de +l'imagination le sentiment de ces rapports? Ces deux perceptions si +étrangères l'une à l'autre pour plusieurs esprits, le sont-elles pour le +génie qui peut suivre la chaîne qui les unit? Celui qui abattait les +hautes têtes des pavots, savait bien qu'il serait entendu: il savait +aussi que ses esclaves ne le comprendraient point, qu'ils n'auraient +point son secret. + +Vous ne prendrez pas tout ceci plus sérieusement que je ne le dis. Mais +je suis las des choses certaines, et je cherche partout des voies +d'espérance. + +Si vous venez bientôt, cela pourra me donner un peu de courage: celui +d'attendre toujours des lendemains est du moins quelque chose pour qui +n'en a pas d'autre. + + + + +LETTRE XLVII + +DATX +Lyon, 18 août, VI. + + +Vous renvoyez en deux mots tous mes possibles dans la région des songes. +Pressentiments, propriétés secrètes des nombres, pierre philosophale, +influences mutuelles des astres, sciences cabalistiques, haute magie, +toutes chimères déclarées telles par la certitude une et infaillible. +Vous avez l'empire; on ne saurait mieux user du sacerdoce suprême. +Cependant je suis opiniâtre comme tous les hérésiarques: il y a plus, +votre science certaine m'est suspecte, je vous soupçonne d'être heureux. + +Supposons un moment que rien ne vous réussit: vous souffrirez alors que +je vous expose jusqu'où vont mes doutes. + +On dit que l'homme conduit et gouverne, que le hasard n'est rien. Tout +cela se peut: voyons pourtant si ce hasard ne ferait pas quelque chose. +Je veux que ce soit l'homme qui fasse toutes les choses humaines: mais +il les fait avec des moyens, avec des facultés; d'où les a-t-il? Les +forces physiques, ou la santé, la justesse et l'étendue de l'esprit, les +richesses, le pouvoir composent à peu près ces moyens. Il est vrai que +la sagesse ou la modération peuvent maintenir la santé, mais le hasard +donne et quelquefois rétablit une forte constitution. Il est vrai que la +prudence évite quelques dangers, mais le hasard préserve à tout moment +d'être blessé ou mutilé. Le travail améliore nos facultés morales ou +intellectuelles; le hasard les donne, et souvent il les développe, ou +les préserve de tant d'accidents dont un seul pourrait les détruire. La +sagesse fait parvenir au pouvoir un homme dans un siècle; le hasard +l'offre à tous les autres maîtres des destinées vulgaires. La prudence, +la conduite élèvent lentement quelques fortunes; tous les jours le +hasard en fait rapidement. L'histoire du monde ressemble beaucoup à +celle de ce commissionnaire qui gagna cent louis en vingt ans de courses +et d'épargnes, et qui ensuite mit à la loterie un seul écu, et en reçut +soixante-quinze mille. + +Tout est loterie. La guerre n'est plus qu'une loterie pour presque tous, +à l'exception du général en chef, qui cependant n'en est rien moins que +tout à fait exempt. Dans la tactique moderne, l'officier qui va être +comblé d'honneurs et élevé à un grade supérieur, voit auprès de lui le +guerrier aussi brave, plus savant, plus robuste, oublié pour jamais dans +le tas des morts. + +Si tant de choses se font par hasard, et que pourtant le hasard ne +puisse rien faire; il y a dans la nature, ou une grande force cachée, +ou un nombre de forces inconnues qui suivent des lois inaccessibles aux +démonstrations des sciences humaines. + +On peut _prouver_ que le fluide électrique n'existe pas. On peut prouver +qu'un corps aimanté ne saurait agir sur un autre sans le toucher; et que +la faculté de se diriger vers tel point de la terre est une propriété +occulte et par trop péripatéticienne. On avait prouvé que l'on ne +pouvait voyager dans les airs, que l'on ne pouvait brûler des corps +éloignés de soi, que l'on ne pouvait précipiter la foudre ou allumer des +volcans. On sait encore aujourd'hui que l'homme qui fait un chêne, ne +peut pas faire de l'or. On sait que la lune peut causer les marées, mais +non pas influer sur la végétation. Il est prouvé que tous les effets des +affections de la mère sur le fÅ“tus sont des contes de vieilles, et que +tous les peuples qui les ont vus, ne les ont pas vus. On sait que +l'hypothèse d'un fluide pensant n'est qu'une impiété absurde; mais que +certains hommes ont la permission de faire avant déjeuner une sorte +d'âme universelle ou de nature métaphysique, que l'on peut rompre en +autant d'âmes universelles que bon semble, afin que chacun digère la +sienne. + +Il est _certain_ qu'un Châtillon reçut, selon la promesse de saint +Bernard, cent fois autant de terres labourables à la charrue d'en haut, +qu'il en avait donné ici-bas aux moines de Clairvaux. Il est certain que +l'empire du Mogol est dans une grande prospérité, quand son maître pèse +deux livres de plus que l'année précédente. Il est certain que l'âme +survit au corps, excepté s'il est écrasé par la chute subite d'un roc, +car alors elle n'a pas le temps de s'enfuir[38]; et il faut qu'elle +meure là . Tout le monde a su que les comètes sont dans l'usage +d'engendrer des monstres, et qu'il y a d'excellentes recettes pour se +préserver de cette contagion. Tout le monde convient qu'un individu de +ce petit globe où rampent nos génies impérissables, a trouvé les lois du +mouvement et de la position respective de cent milliards de mondes. Nous +sommes admirablement certains, et c'est pure malice, si tous les temps +et tous les peuples s'accusent mutuellement d'erreur. + +Pourquoi chercher à rire des Anciens qui regardaient les nombres comme +le principe universel. L'étendue, les forces, la durée, toutes les +propriétés des choses naturelles ne suivent-elles pas les lois des +nombres? Ce qui est à la fois réel et mystérieux, n'est-il pas ce qui +nous avance le plus dans la profondeur des secrets de la nature? +N'est-elle pas elle-même une perpétuelle expression d'évidence et de +mystère, visible et impénétrable, calculable et infinie, prouvée et +inconcevable, contenant tous les principes de l'être et toute la vanité +des songes? Elle se découvre à nous et nous ne la voyons pas; nous avons +analysé ses lois, et nous ne saurions imaginer ses procédés; elle nous a +laissé prouver que nous remuerions un globe, mais le mouvement d'un +insecte est l'abîme où elle nous abandonne. Elle nous donne une heure +d'existence au milieu du néant; elle nous montre et nous supprime; elle +nous produit pour que nous ayons été. Elle nous fait un Å“il qui pourrait +tout voir; elle met devant lui toute la mécanique, toute l'organisation +des choses, toute la métaphysique de l'être infini: nous regardons, nous +allons connaître; et voilà qu'elle ferme à jamais cet Å“il si +admirablement préparé. + +Pourquoi donc, ô hommes qui passez aujourd'hui! voulez-vous des +certitudes? et jusques à quand faudra-t-il vous affirmer nos rêves pour +que votre vanité dise: «Je sais»? Vous êtes moins petits quand vous +ignorez. Vous voulez qu'en parlant de la nature, on vous dise comme vos +balances et vos chiffres: ceci est, ceci n'est pas. Eh bien, voici un +roman: sachez, soyez certains. + +Le Nombre ... Nos dictionnaires définissent le nombre une collection +d'unités: en sorte que l'unité qui est le principe de tous les nombres, +devient étrangère au terme qui les exprime. Je suis fâché que notre +langue n'ait pas un mot qui comprenne l'unité, et tous ses produits plus +ou moins directs, plus ou moins complexes. Supposons tous deux que le +mot nombre veut dire cela: et puisque j'ai un songe à vous conter, je +vais reprendre un peu le ton des grandes vérités que je veux vous +envoyer par le courrier de demain. + +Ecoutez: c'est de l'Antiquité; mais elle ne savait pas le calcul des +fluxions[39]. + +Le nombre est le principe de toute dimension, de toute harmonie, de +toute propriété, de toute agrégation; il est la loi de l'univers +organisé. + +Sans les lois des nombres, la matière serait une masse informe, +indigeste; elle serait le Chaos. La matière arrangée selon ces lois est +le Monde. La nécessité de ces lois est le Destin; leur puissance et +leurs propriétés sont la Nature: et la conception universelle de ces +propriétés est Dieu. + +Les analogies de ces propriétés forment la doctrine magique, secret de +toutes les initiations, principe de tous les dogmes, base de tous les +cultes, source des relations morales et de tous les devoirs. + +Je me hâte; et vous me saurez gré de tant de discrétion, car je pourrais +suivre la filiation de toutes les idées cabalistiques et religieuses. +Je rapporterais aux nombres les religions du feu; je prouverais que +l'idée même de l'Esprit pur est le résultat de certains calculs; je +réunirais dans un même enchaînement tout ce qui a pu asservir ou flatter +l'imagination humaine. Cet aperçu d'un monde mystérieux ne serait pas +sans intérêt; mais il ne vaudrait pas l'odeur numérique exhalée de sept +fleurs de jasmin que le souffle de l'air va porter et perdre dans le +sable sur votre terrasse de Chessel. + +Cependant sans les nombres, point de fleurs, point de terrasse. Tout +phénomène est nombre ou proportion. Les formes, l'espace, la durée, sont +des effets, des produits du nombre; mais le nombre n'est produit, n'est +modifié, n'est perpétué que par lui-même. La musique, c'est-à -dire la +science de toute harmonie, est une expression des nombres. Notre musique +elle-même, la musique des sons, source des plus fortes impressions que +l'homme puisse éprouver, est fondée sur les nombres. + +Si j'étais versé dans l'astrologie, je vous dirais bien d'autres choses; +mais enfin toute la vie n'est-elle pas réglée sur les nombres: sans eux, +qui saurait l'heure d'un office, d'un enterrement; qui pourrait danser, +qui saurait quand il est _bon couper les ongles_? + +L'Unité est assurément le principe, comme l'image de toute unité; et dès +lors de tout ouvrage complet, de tout concept, de tout projet, de tout +achèvement, de la perfection, de l'ensemble. Ainsi tout nombre complexe +est un, ainsi toute perception est une, ainsi l'univers est un. + +Un est aux nombres engendrés, comme le rouge est aux couleurs, ou Adam +aux générations humaines. Car Adam était le premier, et le mot Adam +signifie rouge. C'est ce qui fait que la matière du grand Å“uvre doit se +nommer Adam lorsqu'elle est poussée au rouge, parce que la quintessence +rouge de l'univers est comme Adam qu'Adonaï forma de quintessence. + +Pythagore a dit: «Cultivez assidûment la science des nombres; nos vices +et nos crimes ne sont que des erreurs de calcul.» Ce mot si utile, et +d'une vérité si profonde, est sans doute ce qui peut être dit de mieux +sur les nombres. Mais voici ce que Pythagore n'a point dit[40]. + +Sans Un, il n'y aurait ni deux, ni trois: l'unité est donc le principe +universel. Un est infini par ce qui sort de lui: il produit +coéternellement deux et même trois, d'où vient tout le reste. Quoique +infini, il est impénétrable; il est assurément dans tout; il ne peut +cesser, nul ne l'a fait; il ne saurait changer: de plus il n'est ni +visible, ni bleu, ni large, ni épais, ni lourd: c'est comme qui +dirait ... plus qu'un nombre. + +Pour Deux, c'est très différent. S'il n'y avait pas deux, il n'y aurait +qu'un. Or, quand tout est un, tout est semblable; quand tout est +semblable, il n'y a pas de discordance; là où il n'y a pas de +discordance, là est la perfection: c'est donc deux qui brouille tout. +Voilà le mauvais principe, c'est Satan. Aussi, de tous nos chiffres, le +chiffre deux est celui qui a la forme la plus sinistre, l'angle le plus +aigu. + +Cependant sans deux, il n'y aurait point de composition, point de +rapports, point d'harmonie. Deux est l'élément de toute chose composée +en tant que composée. Deux est le symbole et le moyen de toute +génération. Il y avait deux chérubins sur l'Arche, et les oiseaux ont +deux ailes: ce qui fait de deux le principe de l'élévation. + +Trois réunit l'expression de l'ensemble et celle de la composition; +c'est l'harmonie parfaite. La raison en est palpable, c'est un nombre +composé qui ne peut être divisé que par un. De trois points placés dans +des rapports égaux, naît la plus simple des figures. Cette figure triple +n'est pourtant qu'une, ainsi que l'harmonie parfaite. Et, dans la +sagesse orientale, la puissance qui créa, Brahma; la puissance qui +conserve, Vitsnou; et la puissance qui détruira, Routren; ces trois +puissances réunies, n'est-ce pas Trimourti? Dans Trimourti, ne +reconnaissez-vous pas trois, c'est ce qui fait Chiven, l'Etre suprême. + +Dans les choses de la terre, trente-trois, nombre exprimé par deux +trois, n'est-il pas celui de l'âge de perfection pour l'homme? et +l'homme, qui est bien la plus belle Å“uvre de Chiven, n'a-t-il pas eu +trois âmes autrefois? + +Trois est le principe de perfection: c'est le nombre de la chose +composée, et ramenée à l'unité, de la chose élevée à l'agrégation, et +achevée par l'unité. Trois est le nombre mystérieux du premier ordre: +aussi y a-t-il trois règnes dans les choses terrestres; et pour tout +composé organique trois accidents, formation, vie, décomposition. + +Quatre ressemble beaucoup au corps, parce que le corps a quatre +facultés. Il renferme aussi toute la religion du serment: comment cela? +je l'ignore, mais puisqu'un maître l'a dit, sans doute ses disciples +l'expliqueront. + +Cinq est protégé par Vénus: car elle préside au mariage, et cinq a dans +sa forme quelque chose d'heureux qu'on ne saurait définir. De là vient +que nous avons cinq sens, et cinq doigts; il n'en faut pas chercher +d'autres raisons. + +Je ne sais rien sur le nombre Six, sinon que le cube a six faces. Tout +le reste m'a paru indigne des grandes choses que j'ai rassemblées sur +d'autres nombres. + +Mais Sept est d'une importance extrême. Il représente toutes les +créatures; ce qui le rend d'autant plus intéressant qu'elles nous +appartiennent toutes, droit divin transféré depuis longtemps et que +prouvent la bride et le filet, malgré ce qu'en disent quelquefois les +ours, les lions, les serpents. Cet empire a manqué être perdu par le +péché; mais il faut mettre deux sept ensemble, l'un détruira l'autre; +car le baptême étant aussi là -dedans, soixante-dix-sept signifie +l'abolition de tous les péchés par le baptême, comme saint Augustin l'a +démontré aux académies d'Afrique. + +On voit facilement dans Sept, l'union de deux nombres parfaits, de deux +principes de perfection; union complétée en quelque sorte et consolidée +par cette unité sublime qui lui imprime un grand caractère d'ensemble, +et qui fait que sept n'est pas six. C'est là le nombre mystérieux du +second ordre; ou si l'on veut, le principe de tous les nombres très +composés. Les divers aspects de la lune l'ont prouvé, et en conséquence +on a choisi le septième jour pour celui du repos. Les fêtes religieuses +rendirent ainsi ce nombre sacré chez tous les peuples. De là l'idée des +cycles septenaires, liée à celle du grand Cataclysme. «Dieu a imprimé +partout dans l'univers le caractère sacré du nombre sept», dit +Joachitès. Dans le _ciel étoilé_, tout a été fait par sept. Toute la +mysticité ancienne est pleine du nombre sept: c'est le plus mystérieux +des nombres apocalyptiques, des nombres du culte mithriaque et des +mystères d'initiation. Sept étoiles du génie lumineux, sept Gâhanbards, +sept Amschaspands ou anges d'Ormusd. Les Juifs ont leur semaine d'année; +et le carré de sept était le vrai nombre de leur période jubilaire. On +remarquait que, du moins pour notre planète et même pour notre système +planétaire, le nombre sept était le plus particulièrement indiqué par +les phénomènes naturels. Sept planètes du premier ordre[41]; sept +métaux[42]; sept odeurs[43]; sept saveurs; sept rayons de lumière; sept +tons; sept articulations simples de la voix humaine[44]. + +Sept années font une semaine de la vie; et quarante-neuf la grande +semaine. L'enfant qui naît à sept mois peut vivre. A quatorze soleils, +il voit: à sept lunes il a des dents: à sept ans les dents se +renouvellent; et l'on fait commencer alors le discernement du bien et du +mal. A quatorze ans, l'homme peut engendrer: à vingt et un, il est +parvenu à une sorte de maturité qui a fait choisir ce temps pour la +majorité politique et légale. Vingt-huit est l'époque d'un grand +changement dans les affections humaines et dans les couleurs de la vie. +A trente-cinq, la jeunesse finit. A quarante-deux, la progression +rétrograde de nos facultés commence. A quarante-neuf, la plus belle vie +est à sa moitié, quant à la durée extrême, et à son automne pour les +sensations: on aperçoit les premières rides physiques et morales. A +cinquante-six, commence la vieillesse. Soixante-trois est la première +époque de la mort naturelle. (Je me rappelle que vous blâmez cette +expression: nous dirons donc, mort nécessaire, mort amenée par les +causes générales du déclin de la vie.) Je veux dire que si l'on meurt de +vieillesse à quatre-vingt-quatre, à quatre-vingt-dix-huit ans, on meurt +d'âge à soixante-trois: c'est la première époque où la vie finisse par +les maladies de la décrépitude. Beaucoup de personnages célèbres sont +morts à soixante-dix ans, à quatre-vingt-quatre, à quatre-vingt-dix-huit, +à cent quatre (ou cent cinq). Aristote, Abélard, Héloïse, Luther, +Constantin, chah Abbas, Nostradamus[45] et Mahomet moururent à +soixante-trois; et Cléopâtre sentit bien qu'il fallait attendre +vingt-huit jours pour mourir après Antoine. + +Neuf! Si l'on en croit les hordes mongoles et plusieurs peuplades de la +Nigritie, voilà le plus harmonique des nombres complexes. C'est le carré +du seul nombre qui ne soit divisible que par l'unité: c'est le principe +des productions indirectes: c'est le mystère multiplié par le mystère. +On peut voir dans le _Zend-Avesta_ combien neuf était vénéré d'une +partie de l'Orient. Dans la Géorgie, dans l'Iranved, tout se fait par +neuf: les Avares et les Chinois l'ont aimé particulièrement. Les +musulmans de la Syrie comptent quatre-vingt-dix-neuf attributs de la +divinité; et les peuples de la partie orientale de l'Inde connaissent +dix-huit mondes, neuf bons, neuf mauvais. + +Mais le signe de ce nombre a la queue en bas, comme une comète qui +sème[46] des monstres; et neuf est l'emblème de toute vicissitude +funeste: en Suisse, particulièrement, les bises destructives durent neuf +jours. Quatre-vingt-un, ou neuf multiplié par lui-même, est le nombre de +la grande climatérique[47]; tout homme qui aime l'ordre doit mourir à +cet âge, et Denis d'Héraclée donna en cela un grand exemple au monde. + +J'avoue que dix-huit ans passe pour un assez bel âge; et pourtant c'est +la destruction multipliée par le mauvais principe: mais il y a moyen de +s'entendre. Dans dix-huit ans il y a deux cent seize mois, nombre très +funeste et très compliqué. On y voit d'abord quatre-vingt-un multiplié +par deux, ce qui est épouvantable. Dans l'excédent cinquante-quatre, on +trouve un serment et Vénus. Quatre et cinq réunis, ressemblent donc fort +au mariage, état qui séduit à dix-huit ans; qui n'est bon à rien pour +l'un et l'autre sexe, vers quarante-cinq ou cinquante-quatre ans; qui ne +laisse pas d'être ridicule à quatre-vingt-un; et qui peut, en tout +temps, par ses plaisirs même, altérer, désoler, dégrader la nature +humaine d'après les horreurs attachées au culte du nombre cinq. Qu'y +a-t-il de pire que d'empoisonner sa vie par une jouissance de cinq? +c'est à dix-huit ans que ces dangers sont dans leur force; il n'est donc +point d'âge plus funeste. Voilà ce qu'on ne pouvait découvrir que par +les nombres; et c'est ainsi que les nombres sont le fondement de la +morale. + +Que si vous trouvez dans tout cela quelque incertitude, repoussez le +doute, redoublez de foi; voici maintenant ce que disait la première +lumière des premiers siècles[48]. Dix est justice et béatitude résultant +de la créature qui est sept, et de la Trinité qui est trois. Onze, c'est +le péché parce qu'il transgresse dix ou la justice. Vous voyez le plus +haut point du sublime; après quoi il faut se taire: saint Augustin +lui-même n'en a pas su davantage. + +S'il me restait assez de papier, je vous prouverais l'existence de la +pierre philosophale. Je vous prouverais que tant d'hommes savants et +célèbres n'étaient pas des radoteurs: je vous prouverais qu'elle n'est +pas plus étonnante que la boussole; qu'elle n'est pas plus inconcevable +que le chêne provenu du gland que vous avez semé; mais qu'il l'est, ou +qu'il devrait l'être, que des étourdis, qui en finissant leurs humanités +ont fait un madrigal, décident que Sthall, Becher, Paracelse, ont mérité +les petites maisons. + +Allez voir vos jasmins: laissez mes doutes et mes preuves. Je cherche un +peu de délire, afin de pouvoir au moins rire de moi: car il y a un +certain repos, un plaisir, bizarre si l'on veut, à considérer que tout +est songe. Cela peut distraire de tant de rêves plus sérieux, et +affaiblir ceux de notre inquiétude. + +Vous ne voulez pas que l'imagination nous entraîne, parce qu'elle nous +égare: mais quand il s'agit des jouissances individuelles de la pensée, +notre destination présente ne serait-elle pas dans les écarts? Tous les +hommes ont rêvé; tous en ont eu besoin: quand le génie du mal les fit +vivre, le génie du bien les fit dormir et songer. + + + + +LETTRE XLVIII + +DATX +Méterville, 1er septembre, VI. + + +Dans quelque indifférence que l'on traîne ses années, il arrive pourtant +que l'on aperçoive le ciel dans une nuit sans nuages. On voit les astres +immenses; ce n'est pas une fantaisie de l'imagination, ils sont là sous +nos yeux: on voit leurs distances bien plus vastes, et ces soleils qui +semblent montrer des mondes où des êtres différents de nous naissent, +sentent et meurent. + +La tige du jeune sapin est auprès de moi, droite et fixe, elle s'avance +dans l'air, elle semble n'avoir ni vie ni mouvement; mais elle subsiste, +et si elle se connaît elle-même, son secret et sa vie sont dans elle; +elle croît invisiblement. Elle est la même dans la nuit, et dans le +jour; elle est la même sous la froide neige, et sous le soleil des étés. +Elle tourne avec la terre; elle tourne immobile parmi tous ces mondes. +La cigale s'agite pendant le repos de l'homme, elle mourra: le sapin +tombera; les mondes changeront. Où seront nos livres, nos renommées, nos +craintes, notre prudence, et la maison que l'on voudrait bâtir, et le +blé que la grêle n'a pas couché? Pour quel temps amassez-vous? pour quel +siècle est votre espérance? Encore la révolution d'un astre, encore une +heure de sa durée, et tout ce qui est vous ne sera plus: tout ce qui est +vous, sera plus perdu, plus anéanti, plus impossible que s'il n'eût +jamais été. Celui dont le malheur vous accable, sera mort. Celle qui est +belle, sera morte. Le fils qui vous survivra sera mort. + +Vous avez rassemblé les moyens des arts[49]; vous voyez sur la lune +comme si elle était près de vos télescopes; vous y cherchez du +mouvement; il n'y en a point; il y en a eu, mais elle est morte. Et le +lieu, le globe où vous êtes sera mort comme elle. A quoi vous +arrêtez-vous? Vous auriez pu faire un mémoire pour votre procès, ou +finir une ode dont on eût parlé demain au soir. Intelligence des mondes! +qu'ils sont vains les soins de l'homme! Quelles risibles sollicitudes +pour des incidents d'une heure! Quels tourments insensés pour arranger +les détails de cette vie qu'un souffle du temps va dissiper! Regarder, +jouir de ce qui passe, imaginer, s'abandonner; ce serait là tout notre +être. Mais, régler, établir, connaître, posséder; que de démence! + +Cependant celui qui ne veut point s'inquiéter pour des jours incertains, +n'aura pas le repos qui laisse l'homme à lui-même, ou le délassement qui +peut distraire de ces dégoûts qu'on préfère à la vie tranquille: il +n'aura pas, quand il la voudra, la coupe pleine de café ou de vin qui +doit écarter pour un moment le mortel ennui. Il n'y aura point d'ordre +et de suite dans ce qu'il sera forcé de faire; il n'y aura pas de +sécurité pour les siens. Parce que sa pensée aura embrassé le monde dans +ses hautes conceptions, il arrivera que son génie, éteint par la +langueur, n'aura plus même ces hautes conceptions: parce que sa pensée +aura cherché trop de vérités dans la nature des choses, il ne sera plus +donné à sa pensée elle-même de se maintenir selon sa propre nature. + +On ne parle que de réprimer ses passions, et d'avoir la force de faire +ce qu'il faut: mais, au milieu de tant d'impénétrabilité, montrez donc +ce qu'il faut. Pour moi, je ne le sais pas, et j'ose soupçonner que +plusieurs autres l'ignorent. Tous les sectaires ont prétendu le dire, et +le montrer avec évidence; leurs preuves surnaturelles nous ont laissés +dans un doute plus grand. Peut-être une connaissance certaine et un but +connu, ne sont-ils ni selon notre nature, ni selon nos besoins. +Cependant il faut vouloir. C'est une triste nécessité, c'est une +sollicitude intolérable d'être toujours contraint d'avoir une volonté, +quand on ne sait sur quoi la régler. + +Souvent je me repose dans cette idée que le cours accidentel des choses +et les effets directs de nos intentions ne sauraient être qu'une +apparence, et que toute chose humaine est nécessaire et déterminée par +la marche irrésistible de l'ensemble des choses. Il me semble que c'est +une vérité dont j'ai le sentiment: mais quand je perds de vue les +considérations générales, je m'inquiète et je projette comme un autre. +Quelquefois au contraire, je m'efforce d'approfondir tout ceci, pour +savoir si ma volonté peut avoir une base, et si mes vues peuvent se +rapporter à un plan suivi. Vous pensez bien que dans cette obscurité +impénétrable, tout m'échappe, jusqu'aux probabilités elles-mêmes: je me +lasse bientôt; je me rebute; et je ne vois rien de certain, si ce n'est +peut-être l'inévitable incertitude de ce que les hommes voudraient +connaître. + +Ces conceptions étendues qui rendent l'homme si superbe, et si avide +d'empire, d'espérances et de durée, sont-elles plus vastes que les +cieux réfléchis sur la surface d'un peu d'eau de pluie qui s'évapore au +premier vent? Le métal que l'art a poli reçoit l'image d'une partie de +l'univers; nous la recevons comme lui.--Mais il n'a pas le sentiment de +ce contact.--Ce sentiment a quelque chose d'étonnant qu'il nous plaît +d'appeler divin. Et ce chien qui vous suit, n'a-t-il pas le sentiment +des forêts, des piqueurs et du fusil, dont son Å“il reçoit l'empreinte en +en répercutant les figures? Cependant après avoir poursuivi quelques +lièvres, léché la main de ses maîtres, et déterré quelques taupes, il +meurt; vous l'abandonnez aux corbeaux, dont l'instinct perçoit les +propriétés des cadavres, et vous avouez qu'il n'a plus ce sentiment. + +Ces conceptions dont l'immensité surprend notre faiblesse, et remplit +d'enthousiasme nos cÅ“urs bornés, sont peut-être moins pour la nature que +le plus imparfait des miroirs pour l'industrie humaine: et pourtant +l'homme le brise sans regret. Dites qu'il est affreux à notre âme avide +de n'avoir qu'une existence accidentelle; dites qu'il est sublime +d'espérer la réunion au principe de l'ordre impérissable: n'affirmez +rien de plus. + +L'homme qui travaille à s'élever, est comme ces ombres du soir qui +s'étendent pendant une heure, qui deviennent plus vastes que leurs +causes, qui semblent grandir en s'épuisant; et qu'une seconde fait +disparaître. + +Et moi aussi j'ai des moments d'oubli, de force, de grandeur; j'ai des +besoins démesurés; _sepulchri immemor_! Mais je vois les monuments des +générations effacées; je vois le caillou soumis à la main de l'homme, et +qui existera cent siècles après lui. J'abandonne les soins de ce qui +passe, et ces pensées du présent déjà perdu. Je m'arrête étonné: +j'écoute ce qui subsiste encore; je voudrais entendre ce qui +subsistera: je cherche dans le mouvement de la forêt, dans le bruit des +pins, quelques-uns des accents de la langue éternelle. + +Force vivante! Dieu du monde! j'admire ton Å“uvre, si l'homme doit +rester; et j'en suis atterré, s'il ne reste pas. + + + + +LETTRE XLIX + +DATX +Méterville, 14 septembre, VI. + + +Ainsi, parce que je n'ai point d'horreur pour vos dogmes, je serais près +de les révérer? Je pense que c'est tout le contraire. Vous avez, je +crois, projeté de me convertir: et vous n'avez pas ri! + +Dites-moi, me savez-vous quelque intérêt à ne pas admettre vos opinions +religieuses? Si je n'ai contre elles ni intérêt, ni partialité, ni +passion, ni éloignement même: quelle prise auront-elles pour +s'introduire dans une tête sans systèmes, et dans un cÅ“ur que le remord +ne leur préparera jamais. + +_C'est l'intérêt des passions qui empêche d'être chrétien_. Je dirais +volontiers que voilà un argument bien misérable. Je vous parle en +ennemi: nous sommes en état de guerre, vous en voulez un peu à ma +liberté. Si vous accusez les non-crédules de n'avoir pas la conscience +pure, j'accuserai les crédules de n'avoir pas un zèle sincère. Il +résultera de tout cela de vains mots, un bavardage répété partout +jusqu'à la satiété, et qui jamais ne prouvera rien. + +Et si j'allais vous dire qu'il n'y a de chrétiens que les méchants, +puisqu'il n'y a qu'eux qui aient besoin de chimères pour ne pas voler, +égorger, trahir. Certains chrétiens dont l'humeur dévote et la croyance +burlesque ont dérangé le cÅ“ur et l'esprit, se trouvent toujours entre le +désir du crime et la crainte du diable. Selon la méthode vulgaire de +juger des autres par soi-même, ils sont alarmés dès qu'ils voient un +homme qui ne se signe point: il n'est pas des nôtres, il est contre +nous; il ne craint pas ce que nous craignons, donc il ne craint rien, +donc il est capable de tout; il n'a pas les mains jointes, c'est qu'il +les cache; il y a sûrement un stylet dans l'une et du poison dans +l'autre. + +Je n'en veux point à ces bonnes gens: comment croiraient-ils que l'ordre +suffise, le désordre est dans leurs idées? D'autres parmi eux me diront: +Voyez tout ce que j'ai souffert, d'où aurais-je tiré ma force, si je ne +l'avais pas reçue d'en haut?--Mon ami, d'autres ont souffert davantage, +et n'ont rien reçu d'en haut: il y a encore cette différence qu'ils n'en +font pas tant de bruit, et ne se croient pas bien grands pour cela. On +souffre, comme on marche. Quel est l'homme qui peut faire vingt mille +lieues? Celui qui fait une lieue par jour et qui vit soixante ans. +Chaque matin ramène des forces nouvelles; et l'espérance éteinte, laisse +encore un espoir vague. + +_Les lois sont évidemment insuffisantes_. Eh bien, je veux vous montrer +des êtres plus forts que vous, et qui sont presque toujours indomptés; +qui vivent au milieu de vous, non seulement sans frein religieux, mais +même sans lois; dont les besoins sont souvent très mal satisfaits; qui +rencontrent ce qu'on leur refuse, et ne font pas un mouvement pour +l'arracher: et parmi eux, trente-neuf au moins sur quarante mourront +sans avoir nui, tandis que vous prônez l'effet de la grâce, si, parmi +vos chrétiens, il y en a dans ce cas, trois sur quatre.--Où sont ces +êtres miraculeux, ces sages?--Ne vous fâchez point; ce ne sont pas des +philosophes, ce n'est pas du tout des êtres miraculeux, ce n'est pas +des chrétiens; c'est tout bonnement ces dogues qui ne sont ni muselés, +ni gouvernés, ni catéchisés, et que vous rencontrez à tout moment, sans +exiger que leur gueule terrible fasse, pour vous rassurer, un signe +sacré.--Vous plaisantez.--De bonne foi que voulez-vous qu'on fasse autre +chose. + +Toutes les religions s'anathématisent, parce qu'aucune ne porte un +caractère divin. Je sais bien que la vôtre a ce caractère, mais que le +reste de la terre ne le voit point, parce qu'il est caché: je suis comme +le reste de la terre, je discerne fort mal ce qui est invisible. + +On ne dit pas que la religion chrétienne soit mauvaise; mais que pour la +croire, il faut la croire divine, ce qui n'est pas aisé. Elle peut être +fort belle, comme ouvrage humain; mais une religion ne saurait être +humaine, quelque terrestres que soient ses ministres. + +Pour la sagesse, elle est humaine; elle n'aime pas à s'élever dans les +nues pour retomber en débris; elle exalte moins les têtes, mais elle ne +les expose point à l'oubli des devoirs par le mépris de ses lois +démasquées. Elle ne défend point d'examen, et ne craint point +d'objections; il n'y aura pas de prétexte pour la méconnaître; la +dépravation du cÅ“ur reste seule contre elle; et si la sagesse humaine +était la base des institutions morales, son empire serait à peu près +universel, puisqu'on ne pourrait se soustraire à ses lois sans faire par +là même un aveu formel de sa turpitude.--Nous ne convenons pas de cela; +nous n'approuvons pas la sagesse.--C'est que vous êtes conséquents. + +Je laisse les hommes de parti qui font semblant d'être de bonne foi, et +qui vont jusqu'à se faire des amis pour qu'on sache qu'ils les ont +convertis: je reviens à vous qui êtes vraiment persuadé, et qui +voudriez me donner ce repos que je n'aurai point. + +Je n'aime pas plus que l'on soit intolérant contre la religion qu'en sa +faveur. Je n'approuve guère davantage ses adversaires déclarés, que ses +zélateurs fanatiques. Je ne décide pas que l'on doive se hâter, dans +certains pays, de détromper un peuple qui croit vraiment, pourvu qu'il +ait passé le moment des guerres sacrées, et qu'il ne soit déjà plus dans +la ferveur des conversions. Mais quand un culte est désenchanté, je +trouve ridicule qu'on prétende ramener ses prestiges: quand l'arche est +usée, quand les lévites embarrassés et pensifs autour de ses débris, me +crient: n'approchez pas, votre souffle profane les ternirait; je suis +obligé de les examiner, pour voir s'ils parlent sérieusement.--Sérieusement? +Sans doute; et l'Eglise qui ne périra point, va rendre à la foi des +peuples, cette antique ferveur dont le retour vous paraît chimérique?--Je +ne suis pas fâché que vous en fassiez l'expérience: je n'en conteste +point le succès; et je le désirerais volontiers; ce serait un fait curieux. + +Puisque c'est toujours à _eux_ que je finis par m'adresser, il est temps +de fermer une lettre qui n'est pas pour vous. Nous garderons chacun nos +opinions sur ce point; et nous nous entendrons très bien sur les autres. +Les manies superstitieuses et les écarts du zèle, n'existent pas plus +pour un véritable homme de bien, que les périls tant exagérés de ce +qu'_ils_ appellent ridiculement athéisme. Je ne désire point que vous +renonciez à cette croyance; mais il est très utile qu'on cesse de la +regarder comme indispensable au cÅ“ur de l'homme; car si l'on est +conséquent, et qu'on prétende qu'il n'y a pas de morale sans elle, il +faut rallumer les bûchers. + + + + +LETTRE L + +DATX +Lyon, 22 juin, septième année. + + +Depuis que la mode n'a plus cette uniformité locale qui en faisait aux +yeux de tant de gens une manière d'être nécessaire, et à peu près une +loi de la nature; chaque femme pouvant choisir la mise qu'elle veut +adopter, chaque homme veut aussi décider celle qui convient. + +Les gens qui entrent dans l'âge où l'on aime à blâmer, ce qui n'est pas +comme autrefois, trouvent de très mauvais goût que l'on n'ait plus les +cheveux dressés au-dessus du front, le chignon relevé et empâté, la +partie inférieure du corps tout à nu sous une voûte d'un noble diamètre, +et les talons juchés sur de hautes pointes. Ces usages vénérables +maintenaient une grande pureté de mÅ“urs; mais depuis, les femmes ont +perverti leur goût, au point d'imiter les seuls peuples qui aient eu du +goût: elles ont cessé d'être plus larges que hautes; et ayant quitté par +degrés les corps ferrés et baleinés, elles outragent la nature jusqu'à +pouvoir respirer et manger quoique habillées. + +Je conçois qu'une mise perfectionnée choque ceux à qui plaisait la +roideur ancienne, la manière des Goths; mais je ne puis les excuser de +mettre une si risible importance à ces changements qui étaient +inévitables. + +Dites-moi si vous avez trouvé de nouvelles raisons de ce que nous avons +déjà remarqué ensemble sur ces ennemis déclarés des mÅ“urs actuelles. Ce +sont presque infailliblement des hommes sans mÅ“urs. Les autres, s'ils +les blâment, n'y mettent du moins pas cette chaleur qui m'est suspecte. + +Personne ne sera surpris que les hommes qui se sont joué des mÅ“urs +parlent ensuite de _bonnes mÅ“urs_ avec exclamation; qu'ils en exigent si +sévèrement des femmes, après avoir passé leur vie à tâcher de les leur +ôter; et qu'ils les méprisent toutes, parce que plusieurs d'elles ont eu +le malheur de ne les pas mépriser eux-mêmes. C'est une petite hypocrisie +dont je crois même qu'ils ne s'aperçoivent pas: c'est davantage encore +et bien plus communément, un effet de la dépravation de leurs goûts, des +excès de leurs habitudes, et du désir secret de trouver une résistance +sérieuse pour avoir la vanité de la vaincre: c'est une suite de l'idée +que d'autres ont probablement joui des mêmes faiblesses, et de la +crainte qu'on leur manque à eux-mêmes, comme ils sont parvenus à faire +manquer à d'autres en leur faveur. + +Lorsque les années font qu'ils n'ont plus d'intérêt à introduire le +mépris de tous les droits, l'intérêt de leurs passions, qui fut toujours +leur seule loi, commence à les avertir qu'on violera ces mêmes droits à +leur égard. Ils ont contribué à faire perdre les mÅ“urs sévères qui les +gênaient, ils déclament maintenant contre les mÅ“urs libres qui les +inquiètent. Ils prêchent bien vainement; des choses bonnes recommandées +par de tels hommes, tombent dans le mépris, au lieu d'en recevoir une +nouvelle autorité. + +Aussi vainement quelques-uns disent que s'ils s'élèvent contre des mÅ“urs +licencieuses, c'est qu'ils en ont reconnu les dangers: cette cause, +quelquefois réelle, n'est pas celle à laquelle on croit, parce qu'on +sait bien qu'ordinairement l'homme qui a été injuste quand cela lui +était commode pendant l'âge des passions, ne devient juste ensuite que +par des motifs personnels. Sa justice, plus honteuse que sa licence +même, est encore plus méprisée, parce qu'elle est moins franche. + +Mais que des jeunes gens soient choqués subitement et avant la +réflexion, par des choses dont la nature est de plaire à leurs sens, et +qu'ils ne pourraient improuver naturellement, qu'après y avoir pensé: +voilà , à mon avis, la plus grande preuve d'une dépravation réelle. Je +suis surpris que des gens sensés regardent cela comme une dernière voix +de _la nature qui se révolte_ et qui rappelle au fond des cÅ“urs ses lois +méconnues. La corruption, disent-ils, ne peut franchir de certaines +bornes: cela les rassure et les console. + +Pour moi, je crois voir le contraire. Je voudrais savoir ce que vous en +penserez, et si je serai seul à voir ainsi; car je n'assure point que ce +soit la vérité, je conviens même que beaucoup d'apparences sont contre +moi. + +Ma manière de penser là -dessus ne pouvait guère résulter que de ce que +j'éprouve personnellement: je n'étudie pas, je ne fais pas +d'observations systématiques; j'en serais assez peu capable. Je +réfléchis par occasion; je me rappelle ce que j'ai senti. Quand cela me +conduit à examiner ce que je ne sais pas par moi-même, c'est du moins en +cherchant mes données dans ce qui m'est connu avec plus de certitude, +c'est-à -dire dans moi: ces données n'ayant rien de supposé ou +d'hypothétique, servent à me découvrir plusieurs choses dans ce qui leur +est analogue ou opposé. + +Je sais qu'avec le vulgaire des hommes il y a des inconvénients à ce que +gâte la bêtise de leurs idées, la brutalité de leurs sensations, et la +fade suffisance qui abuse de tout ce qui n'avertit pas que l'on sera +réprimé. Je ne dis point que les femmes dont la mise paraît trop libre, +soient tout à fait exemptes de blâme: celles d'entre elles qui n'en +méritent pas un autre, oublient du moins qu'on vit parmi la foule, et +cet oubli est une imprudence. Mais ce n'est point d'elles qu'il s'agit; +je parle de la sensation que la légèreté de leurs vêtements peut faire +sur les hommes de différents caractères. + +Je cherche pourquoi des hommes qui se permettent tout, et qui, loin de +respecter ce qu'ils appellent pudeur, montrent jusque dans leurs +discours qu'ils ne connaissent pas même les lois du goût, pourquoi des +hommes qui ne raisonnent point leur conduite et qui s'abandonnent aux +fantaisies de l'instant présent, s'avisent de trouver de l'indécence à +des choses où je n'en sens point, et où la réflexion même ne blâmerait +que l'inconvenance du moment. Comment en trouvent-ils à des choses qui +par elles-mêmes et lorsqu'elles ne sont point déplacées, paraissent +toutes simples à d'autres, et qui plairaient même à ceux qui aiment une +pudeur réelle et non l'hypocrisie ou la superstition de la pudeur. + +C'est une erreur funeste de mettre aux mots et à la partie extérieure +des choses, une importance si grande; il suffira d'être familiarisé avec +ces fantômes par quelque habitude, même légitime, pour cesser d'en +mettre aux choses elles-mêmes. + +Lorsqu'une dévote qui ne pouvait à seize ans souffrir qu'on l'embrassât +dans des jeux de société; qui, mariée à vingt-deux, n'envisageait +qu'avec horreur la première nuit, reçoit à vingt-quatre son directeur +dans ses bras; je ne crois pas que ce soit tout à fait hypocrisie de sa +part. J'y vois beaucoup plus la sottise des préceptes qui lui furent +donnés. Il peut y avoir chez elle de la mauvaise foi, d'autant plus +qu'une morale fausse altère toujours la candeur de l'âme, et qu'une +longue contrainte inspire le déguisement et la duplicité. Mais s'il y a +de la fausseté dans son cÅ“ur, il y a bien plus encore d'ineptie dans sa +tête. On lui a rendu l'esprit faux, on l'a retenue sans cesse dans la +terreur des devoirs chimériques; on ne lui a pas donné le moindre +sentiment des devoirs réels. Au lieu de lui montrer la véritable fin +des choses, on l'a habituée à tout rapporter à une fin imaginaire. Les +rapports ne sont plus sensibles; les proportions deviennent arbitraires; +les causes, les effets sont comptés pour rien; les convenances des +choses sont impossibles à découvrir. Elle n'imagine pas même qu'il +puisse exister une raison du mal et du bien, hors de la règle qu'on lui +a imposée, et dans d'autres rapports que les relations obscures entre +ses habitudes les plus secrètes et la volonté impénétrable des +intelligences qui veulent toujours autrement que l'homme. + +On lui a dit: «Fermez les yeux; puis marchez droit devant vous, c'est le +chemin du bonheur et de la gloire; c'est le seul; la perte, l'horreur, +les abîmes, l'éternelle damnation remplissent tout le reste de +l'espace.» Elle va donc aveuglément, et elle s'égare en suivant une +ligne oblique. Cela devait arriver: Si vous marchiez les yeux fermés, +dans un espace ouvert de toute part, vous ne retrouveriez point votre +première direction, lorsqu'une fois vous l'auriez perdue, et souvent +même vous ne sauriez pas que vous la perdez. Si donc elle ne s'aperçoit +point de son erreur, elle se détourne toujours davantage, elle se perd +avec confiance. Si elle s'en aperçoit, elle se trouble et s'abandonne; +car elle ne connaît pas de proportions dans le mal, elle croit n'avoir +rien de plus à perdre, dès qu'elle a perdu cette première innocence +qu'elle estimait seule et qu'elle ne saurait retrouver. + +On a vu des filles simples se maintenir avec ignorance dans la sagesse +la plus sévère, et avoir horreur d'un baiser comme d'un sacrilège; mais +s'il est obtenu, elles pensent qu'il n'y a plus rien à conserver, et se +livrent uniquement, parce qu'elles se croient déjà livrées. On ne leur +avait jamais dit les conséquences plus ou moins grandes des diverses +choses. On avait voulu les préserver seulement contre le premier pas, +comme si l'on eût eu la certitude que ce premier pas ne serait jamais +franchi, ou que l'on serait toujours là pour les retenir ensuite. + +La dévote dont je parlais, n'évitait pas des imprudences, mais elle +redoutait un fantôme. Il s'ensuivra naturellement que lorsqu'on lui aura +dit à l'autel, de coucher avec son mari, elle l'égratignera les premiers +jours, et quelque temps après couchera avec un autre qui lui parlera du +salut et des mortifications de la chair. Elle était effrayée quand on +lui baisait la main, mais c'était par instinct; elle s'y fait, et ne +l'est plus quand on jouit d'elle. C'était son ambition d'être placée au +ciel parmi les vierges; mais elle n'est plus vierge; cela est +irrémédiable, que lui importe le reste? Elle devait tout à Jésus son +époux céleste, et à l'exemple que la Sainte Vierge donna. Maintenant +elle n'est plus la suivante de la Vierge, elle n'est plus épouse +céleste; un homme l'a possédée, si un autre homme la possède aussi, quel +grand changement cela fera-t-il? Les droits d'un mari font très peu +d'impression sur elle; elle n'a jamais réfléchi à des choses si +mondaines; il est très possible même qu'elle les ignore; et il est très +certain, du moins, qu'elle n'en est pas frappée, parce qu'elle n'en sent +pas la raison. + +A la vérité, elle a reçu l'ordre d'être fidèle; mais c'est un mot dont +l'impression a passé, parce qu'elle appartenait à un ordre de choses sur +lequel elle n'arrête pas ses idées, sur lequel elle rougirait de +s'entretenir avec elle-même. Dès qu'elle a couché avec un homme, ce qui +l'embarrassait le plus est fait; et s'il arrive qu'en l'absence de son +mari, un homme, plus saint que lui, ait l'adresse de répondre à ses +scrupules dans un moment de désirs ou de besoins, elle cédera comme elle +a cédé en se mariant; elle jouira avec moins de terreur que lors de ses +premières jouissances, parce que c'est une chose qui n'est plus +nouvelle, et qui fait un moins grand changement dans son état. Comme +elle ne s'inquiète point d'une prudence terrestre, comme elle aurait +horreur de porter des précautions dans le péché, de l'attention et de la +réflexion dans un acte qu'elle permet à ses sens, mais dont son âme +écarte la souillure; il arrivera encore qu'elle sera enceinte, et que +souvent elle ignorera, ou doutera si son mari est le père de l'enfant +dont elle le charge. Si même elle le sait, elle aimera mieux le laisser +dans l'erreur, pourvu qu'elle ne prononce pas un mensonge, que de +l'exposer à se mettre dans une colère qui offenserait Dieu, que de +s'exposer elle-même à médire du prochain en nommant son séducteur. + +Il est très vrai que la religion, mieux entendue, ne lui permettrait pas +une pareille conduite: et je ne parle ici contre aucune religion. La +morale, bien conçue par tous, ferait les hommes très justes, et dès lors +très bons et très heureux. La religion, qui est la morale moins +raisonnée, moins prouvée, moins persuadée par les raisons directes des +choses; mais soutenue par ce qui étonne, mais affermie, mais nécessitée +par une sanction divine; la religion, _bien entendue_, ferait les hommes +parfaitement purs. Si je parle d'une dévote, c'est parce que l'erreur +morale n'est nulle part plus grande et plus éloignée des vrais besoins +du cÅ“ur humain que dans les erreurs des dévots. J'admire la religion +telle qu'elle devait être; je l'admire comme un grand ouvrage. Je n'aime +point qu'en s'élevant contre les religions, on nie leur beauté, et l'on +méconnaisse ou désavoue le bien qu'elles étaient destinées à faire. Ces +hommes ont tort: le bien qui est fait, en est-il moins un bien pour être +fait d'une manière contraire à leur pensée? Que l'on cherche des moyens +de faire mieux avec moins; mais que l'on convienne du bien qui s'est +fait autrement, car enfin il s'en est fait beaucoup. Voilà quelques +mots de ma profession de foi: nous nous sommes crus, je pense, trop +éloignés l'un de l'autre en ceci. + +Si vous voulez absolument que je revienne à mon premier objet par une +transition selon les règles, vous me mettrez dans un grand embarras. +Mais quoique mes lettres ressemblent beaucoup trop à des traités, et que +je vous écrive en solitaire qui parle avec son ami comme il rêve en +lui-même, je vous avertis que j'y veux conserver toute la liberté +épistolaire quand cela m'arrange. + +Ces hommes dont les jouissances inconsidérées ou mal choisies, ont +perverti les affections, et abruti les sens, ne voient plus, je crois, +dans l'amour physique que les grossièretés de leurs habitudes: ils ont +perdu le délicieux pressentiment du plaisir. Une nudité les choque, +parce qu'il n'y a plus chez eux d'intervalle entre la sensation qu'ils +en reçoivent, et l'appétit brut auquel se réduit toute leur volupté. Ce +besoin réveillé dans eux, leur plairait encore en rappelant du moins ces +plaisirs informes que cherchent des sens plus lascifs qu'embrasés; mais +comme ils n'ont pas conservé la véritable pudeur, ils ont laissé les +dégoûts se mêler dans les plaisirs. Comme ils n'ont pas su distinguer ce +qui convenait, d'avec ce qui ne convenait pas, même dans l'abandon des +sens, ils ont cherché de ces femmes qui corrompent les mÅ“urs, en perdant +les manières; et qui sont méprisables, non pas précisément parce +qu'elles donnent le plaisir, mais parce qu'elles le dénaturent, parce +qu'elles le détruisent en mettant la licence à la place de la liberté. +Comme en se permettant ce qui répugne à des sens délicats, et en +confondant des choses d'un ordre très différent, ils ont laissé +s'échapper les séduisantes illusions; comme leurs imprudences ont été +punies par des suites funestes et rebutantes, ils ont perdu la candeur +de la volupté avec les incertitudes du désir. Leur imagination n'est +plus allumée que par l'habitude: leurs sensations plus indécentes +qu'avides, leurs idées plus grossières que voluptueuses, leur mépris +pour les femmes, preuve assez claire du mépris qu'ils ont eux-mêmes +mérité, tout leur rappelle ce que l'amour a d'odieux, et peut-être ce +qu'il a de dangereux. Son charme primitif, sa grâce si puissante sur les +âmes pures, tout ce qu'il a d'aimable et d'heureux n'est plus pour eux. +Ils sont parvenus à ce point qu'il ne leur faut que des filles pour +s'amuser sans retenue, et avec leur dédain habituel; ou des femmes très +modestes qui puissent leur en imposer encore quand aucune délicatesse ne +les contient plus, et qui, n'étant pas des femmes à leur égard, ne leur +donnent point le sentiment importun de ce qu'ils ont perdu. + +N'est-il pas visible que si une mise un peu libre leur déplaît, c'est +que leur imagination dégradée et leurs sens affaiblis ne peuvent plus +être émus que par une sorte de surprise? Ce qui fait leur humeur +chagrine, c'est le dépit de ne plus pouvoir sentir dans des occasions +ordinaires et faciles. Ils n'ont plus la faculté de voir que les choses +qui ont été cachées et qui sont découvertes subitement: comme un homme +presque aveugle n'est averti de la présence de la lumière qu'en passant +brusquement des ténèbres à une grande clarté. + +Quiconque entend quelque chose aux mÅ“urs, trouvera que la femme +méprisable est celle qui, scrupuleuse et sévère dans ses habitudes +visibles, prépare pendant plusieurs jours de réflexions, le moyen d'en +imposer à un mari qui met son honneur ou sa satisfaction à la posséder +seul. Elle rit avec son amant; elle plaisante son mari trompé: je mets +au-dessus d'elle une courtisane, qui conserve quelque dignité, quelque +choix, et surtout quelque loyauté dans ses mÅ“urs trop libres. + +Si les hommes étaient seulement sincères; malgré leurs intérêts +personnels, leurs oppositions et leurs vices, la Terre serait encore +belle. + +Si la morale qu'on leur prêche était vraie, conséquente, jamais +exagérée; si elle leur montrait la raison des devoirs en conservant +leurs justes proportions; si elle ne tendait qu'à leur fin réelle: il ne +resterait dans chaque nation autre chose à faire que de contenir une +poignée d'hommes, dont la tête mal organisée ne pourrait reconnaître la +justice. + +On pourrait mettre ces esprits de travers avec les imbéciles et les +maniaques: le nombre des premiers ne serait pas grand. Il est peu +d'hommes qui ne soient pas susceptibles de raison; mais beaucoup ne +savent où trouver la vérité parmi ces erreurs publiques qui affectent de +porter son nom; si même ils la rencontrent, ils ne savent comment la +reconnaître à cause de la manière gauche, rebutante et fausse dont on la +présente. + +Le bien inutile, le mal imaginaire, les vertus chimériques, +l'incertitude absorbent notre temps, et nos facultés, et nos volontés; +comme tant de travaux et de soins superflus ou contradictoires +empêchent, dans un pays florissant, de faire ceux qui seraient utiles et +ceux qui auraient un but invariable. + +Quand il n'y a plus de principe dans le cÅ“ur, on est bien scrupuleux sur +les apparences publiques et sur les devoirs d'opinion: cette sévérité +déplacée est un témoignage peu suspect des reproches intérieurs. «En +réfléchissant, dit J.-J., à la folie de nos maximes qui sacrifient +toujours à la décence la véritable honnêteté, je comprends pourquoi le +langage est d'autant plus chaste que les cÅ“urs sont plus corrompus, et +pourquoi les procédés sont d'autant plus exacts que ceux qui les ont +sont plus malhonnêtes.» + +Peut-être est-ce un avantage d'avoir peu joui: il est bien difficile que +des plaisirs tant répétés, le soient toujours sans mélange et sans +satiété. Ainsi altérés ou seulement affaiblis par l'habitude qui dissipe +les illusions, ils ne donnent plus cette surprise qui avertit d'un +bonheur auquel on ne croyait pas, ou qu'on n'attendait pas: ils ne +portent plus l'imagination de l'homme au-delà de ce qu'il concevait: ils +ne l'élèvent plus par une progression dont le dernier terme est devenu +trop connu: l'espérance rebutée l'abandonne à ce sentiment pénible d'une +volupté qui s'échappe, à ce sentiment du retour qui, si souvent, est +venu la refroidir. On se souvient trop qu'il n'y a rien au-delà ; et ce +bonheur jadis tant imaginé, tant espéré, tant possédé, n'est plus qu'un +amusement d'une heure et le passe-temps de l'indifférence. Des sens +épuisés, ou du moins satisfaits, ne s'embrasent plus à une première +émotion; la présence d'une femme ne les étonne plus; ses beautés +dévoilées ne les agitent plus d'un frémissement universel; la séduisante +expression de ses désirs ne donne plus à l'homme qu'elle aime une +félicité inattendue. Il sait quelle est la jouissance qu'il obtient; il +peut imaginer qu'elle finira; sa volupté n'a plus rien de surnaturel: +celle qu'il possède n'est plus qu'une femme; et lui-même a tout perdu, +il ne sait plus aimer qu'avec les facultés d'un homme. + + * * * * * + +Il est bien l'heure de finir; le jour commence. Si vous êtes revenu hier +à Chessel, vous allez, en ce moment, visiter vos fruits. Pour moi qui +n'ai rien de semblable à faire, et qui suis très peu touché d'un beau +matin depuis que je ne sais pas employer le jour, je vais me coucher. Je +ne suis point fâché quand le jour paraît, d'avoir encore une nuit tout +entière à passer, afin d'arriver sans peine à l'après-midi dont je me +soucie peu. + + + + +LETTRE LI + +DATX +Paris, 2 septembre, VII. + + +Un nommé saint Félix, qui fut ermite à Franchard[50], a, dit-on, sa +sépulture auprès de ce monastère sous la _Roche qui pleure_. C'est un +grès dont le cube peut avoir les dimensions d'une chambre de grandeur +ordinaire. Selon les saisons, il en suinte, ou il en coule goutte à +goutte, de l'eau qui tombe sur une pierre plate un peu concave: et comme +les siècles l'ont creusée par l'effet insensible et continu de l'eau, +cette eau a des vertus particulières. Prise pendant neuf jours, elle +guérit les yeux des petits enfants. On y apporte ceux qui ont mal aux +yeux, ou qui pourraient y avoir mal un jour; au bout de la neuvaine, +plusieurs sont en bon état. + +Je ne sais trop à quel propos je vous parle aujourd'hui d'un endroit +auquel je n'ai point songé depuis longtemps. Je me sens triste, et +j'écris. Quand je suis d'une humeur plus heureuse, je parviens à me +passer de vous; mais dans les moments sombres, je vous cherche. Je sais +bien des gens qui prendraient cela fort mal; c'est leur affaire: +assurément ils n'auront pas à se plaindre de moi, ce n'est pas eux que +je chercherai dans ma tristesse. Au reste, j'ai laissé ma fenêtre +ouverte toute la nuit; et la matinée est tranquille, douce et nébuleuse: +je conçois que j'aie pensé à ce monument d'une religion mélancolique +dans les bruyères et les sables de la forêt. Le cÅ“ur de l'homme si +mobile, si périssable, trouve une sorte de perpétuité dans cette +communication des sentiments populaires qui les propage, les accroît, et +semble les éterniser. Un ermite grossier, sale, stupide, fourbe +peut-être, et inutile au monde, appelle sur son tombeau toutes les +générations. En affectant de se vouer au néant sur la terre, il y trouve +une vénération immortelle. Il dit aux hommes: «Je renonce à tout ce que +prétendent vos désirs, je ne suis pas digne d'être l'un de vous»; et +cette abnégation le place sur l'autel, entre le pouvoir suprême et +toutes les espérances des hommes. + +Les hommes veulent qu'on aille à la gloire avec fracas, ou avec un +détour hypocrite; en les massacrant, ou en les trompant; en insultant à +leur malheur, ou à leur crédulité. Celui qui les écrase est auguste, +celui qui les abrutit est vénérable. Tout cela m'est fort égal, quant à +moi. Je me sens très disposé à mettre l'opinion des sages avant celle du +peuple. Posséder l'estime de mes amis et la bienveillance publique, +serait un besoin pour moi; une grande réputation ne serait qu'un +amusement; je n'aurai point de passion pour elle, j'aurais tout au plus +un caprice. Que peut faire au bonheur de mes jours une renommée qui, +pendant que je vis, n'est presque rien encore, et qui s'agrandira quand +je ne serai plus rien? C'est l'orgueil des vivants qui prononce avec +tant de respect les grands noms des morts. Je ne vois pas un avantage +bien solide à servir dans mille ans aux passions des divers partis, et +aux caprices de l'opinion. Il me suffit que l'homme vrai ne puisse pas +accuser ma mémoire; le reste est vanité. Le hasard en décide trop +souvent, et les moyens m'en déplaisent plus souvent encore: je ne +voudrais être ni un Charles XII, ni un Pacôme. Chercher la gloire sans +l'atteindre est trop humiliant; la mériter et la perdre est triste +peut-être; et l'obtenir n'est pas la première fin de l'homme. + +Dites-moi si les plus grands noms sont ceux des hommes justes. Quand +nous pouvons faire des choses bonnes, faisons-les pour elles-mêmes; et +si notre sort nous éloigne des grandes choses, n'abandonnons pas du +moins ce que la gloire ne récompensera point: laissons les incertitudes, +et soyons bons dans l'obscurité. Assez d'hommes, cherchant la renommée +pour elle-même, donneront à l'état une impulsion peut-être nécessaire +dans les grands Etats: pour nous, cherchons seulement à faire ce qui +devrait donner la gloire, et soyons indifférents sur ces fantaisies du +destin qui l'accordent souvent au bonheur, la refusent quelquefois à +l'héroïsme, et la donnent si rarement à la pureté des intentions. + +Je me sens depuis quelques jours un grand regret des choses simples. Je +m'ennuie déjà à Paris: ce n'est pas que la ville me déplaise absolument, +mais je ne saurais jamais me plaire dans des lieux où je ne suis qu'en +passant. Et puis voici cette saison qui me rappelle toujours quelle +douceur on pourrait trouver à la vie domestique, si deux amis, à la tête +de deux familles peu nombreuses et bien unies, possédaient deux foyers +voisins au fond des prés, entre des bois, près d'une ville, et loin +pourtant de son influence. On consacre le matin aux occupations +sérieuses: et la soirée est pour ces petites choses, qui intéressent +autant que les grandes, quand celles-ci n'agitent pas trop. Je ne +désirerais point maintenant une vie tout à fait obscure et oubliée dans +les montagnes: je ne veux plus des choses si simples; puisque je n'ai pu +avoir très peu, je veux avoir davantage. Les refus obstinés de mon sort +ont accru mes besoins: je cherchais cette simplicité où repose le cÅ“ur +de l'homme, je ne désire maintenant que celle où son esprit peut aussi +jouer un rôle. Je veux jouir de la paix, et avoir le plaisir d'arranger +cette paix. Là où elle règne universellement, elle serait trop facile; +et trouvant tout ce qu'il faudrait aux désirs du sage, je ne trouverais +pas de quoi remplir les heures d'un esprit inquiet. Je commence à +projeter, à porter les yeux sur l'avenir, à penser à un autre âge: +j'aurais aussi la manie de vivre! + +Je ne sais si vous faites assez d'attention à ces riens, qui +rapprochent, qui lient tous les individus de la maison, et les amis qui +viennent s'y joindre; à ces minuties qui cessent d'en être, puisqu'on +s'y attache, qu'on s'empresse pour elles, et qu'on se hâte d'y courir +ensemble. Lorsque aux premiers jours secs après l'hiver, le soleil +échauffe l'herbe où l'on est tous assis; ou lorsque les femmes chantent +dans une pièce sans lumière, tandis que la lune luit derrière les +chênes; n'est-on pas aussi bien que rangés en cercle pour dire avec +effort des phrases insipides, ou encaissés dans une loge à l'opéra où +l'haleine de deux mille corps d'une propreté et d'une santé plus ou +moins suspecte, vous met tout en sueur. Et ces soins amusants et répétés +d'une vie libre! Si, en avançant en âge, nous ne les cherchons plus, +nous les partageons du moins; nous voyons nos femmes les aimer, et nos +enfants en faire leurs délices. Violettes que l'on trouve avec tant de +jouissance, que l'on cherche avec tant d'intérêt! fraises, mûrons[51], +noisettes; récolte des poires sauvages, des châtaignes abattues; pommes +de sapin pour le foyer d'automne! douces habitudes d'une vie plus +naturelle! Bonheur des hommes simples, simplicité des terres +heureuses!... Je vous vois; vous me glacez. Vous dites: j'attendais une +exclamation pastorale. Vaut-il mieux en faire sur les roulades d'une +cantatrice? + +Vous avez tort: vous êtes trop raisonnable; quel plaisir y avez-vous +gagné? Cependant j'ai bien peur de devenir assez tôt raisonnable comme +vous. + +Il est arrivé. Qui? _Lui_. Il mérite bien de n'être pas nommé: je crois +qu'il sera des nôtres un jour, il a une forme de tête ... Vous rirez +peut-être aussi de cela: mais vraiment la direction du nez forme, avec +la ligne du front, un angle si peu sensible!... Comme vous voudrez; +laissons cela. Mais si je vous accorde que Lavater est un enthousiaste, +vous m'accorderez qu'il n'est pas un radoteur. Je soutiens que de +trouver le caractère et surtout les facultés des hommes dans leurs +traits, c'est une conception du génie, et non pas un écart de +l'imagination. Examinez la tête d'un des hommes les plus étonnants des +siècles modernes. Vous le savez; en voyant son buste j'ai deviné que +c'était lui. Je n'avais nul autre indice que le rapport de ce qu'il +avait fait avec ce que je voyais. Heureusement je n'étais pas seul, et +ce fait prouve en ma faveur. Au reste, nulles recherches peut-être ne +sont moins susceptibles de la certitude des sciences exactes. Après des +siècles on pourra connaître assez bien le caractère, les inclinations, +les moyens naturels; mais on sera toujours exposé à l'erreur pour cette +partie du caractère, que les causes accidentelles modifient, sans avoir +le temps ou le pouvoir d'altérer sensiblement les traits. De tous les +ouvrages sur ce sujet difficile, les fragments de Lavater forment, je +crois, le plus curieux[52]: je vous le porterai; nous l'avons parcouru +trop superficiellement à Méterville, il faut que nous le lisions de +nouveau. Je n'en veux rien dire de plus aujourd'hui, parce que je +prévois que nous aurons le plaisir de beaucoup disputer. + + + + +LETTRE LII + +DATX +Paris, 9 octobre, VII. + + +Je suis très content de votre jeune ami. Je pense qu'il sera aimable +homme, et je me crois sûr qu'il ne sera pas un aimable. Il part demain +pour Lyon. Vous lui rappellerez qu'il laisse ici deux personnes dont il +ne sera pas oublié. Vous devinez bien la seconde: elle est digne de +l'aimer en mère; mais elle est trop aimable pour n'être pas aimée d'une +autre manière, et il est trop jeune pour prévenir et éviter ce charme +qui se glisserait dans un attachement d'ailleurs si légitime. Je ne suis +point fâché qu'il parte: vous êtes prévenu, vous lui parlerez avec +prudence. + +Il me paraît justifier tout l'intérêt que vous prenez à lui: s'il était +votre fils, je vous féliciterais. Le vôtre serait précisément de cet +âge: et lui, il n'a plus de père! Votre fils et sa mère devaient périr +avant l'âge. Je n'évite point de vous en parler. Les anciennes douleurs +nous attristent sans nous déchirer: leur amertume profonde, mais adoucie +par le temps et rendue tolérable, nous devient comme nécessaire; elle +nous ramène à nos longues habitudes; elle plaît à nos cÅ“urs avides +d'émotions, et qui cherchent l'infini jusque dans leurs regrets. Votre +fille vous reste; bonne, aimable, intéressante comme ceux qui ne sont +plus; elle peut les remplacer pour vous. Quelque grandes que soient vos +pertes, votre malheur n'est pas celui de l'infortuné, mais seulement +celui de l'homme. Si ceux que vous n'avez plus vous étaient restés, +votre bonheur eût passé la mesure accordée aux heureux. Donnons à leur +mémoire ces souvenirs qu'elle mérite si bien, sans trop nous arrêter au +sentiment des peines irrémédiables: conservez la paix, la modération +que rien ne doit ôter entièrement à l'homme; et plaignez-moi de rester +loin de vous en cela. + +Je reviens à celui que vous appelez mon protégé. Je pourrais dire que +c'est plutôt le vôtre; mais en effet vous êtes plus que son protecteur, +et je ne vois pas ce que son père eût pu faire de mieux pour lui. Il me +paraît le bien sentir, et je le crois d'autant plus qu'il n'y met aucune +affectation. Quoique dans notre course à la campagne, nous ayons parlé +de vous à chaque coin de bois, à chaque bout de prairie, il ne m'a +presque rien dit des obligations qu'il vous a: il n'avait pas besoin de +m'en parler, je vous connais trop; il ne devait pas m'en parler, je ne +suis pas _un_ de vos amis. Cependant je sais ce qu'il en a dit à madame +T**** avec qui, je le répète, il se plaisait beaucoup, et qui vous est +elle-même très attachée. + +Je vous avais écrit que nous irions voir incessamment les environs de +Paris: il faut vous rendre compte de cette course, afin qu'avant mon +départ pour Lyon vous ayez une longue lettre de moi, et que vous ne +puissiez plus me dire que cette année-ci je n'écris que trois lignes[53] +comme un homme répandu dans le monde. + +Il n'a pas tardé à s'ennuyer à Paris. Si son âge est curieux, ce n'est +guère de cette curiosité qu'une grande ville peut longtemps alimenter. +Il est moins curieux d'une médaille, que d'un château ruiné dans les +bois: quoiqu'il ait des manières agréables, il laissera le cercle le +mieux composé pour une forêt bien giboyeuse; et, malgré son goût +naissant pour les arts, il quittera volontiers un soleil levant de +Vernet pour une belle matinée, et le paysage le plus _vrai_ de Hue, +pour les vallons de Bièvre ou de Montmorency. + +Vous êtes pressé de savoir où nous avons été, ce qui nous est arrivé. +D'abord il ne nous est rien arrivé: pour le reste, vous le verrez, mais +pas encore; j'aime les écarts. Savez-vous qu'il serait très possible +qu'un jour il aimât Paris, quoique maintenant il ne puisse en convenir. +C'est possible, dites-vous assez froidement, et vous voulez poursuivre; +mais je vous arrête, je veux que vous en soyez convaincu. + +Il n'est pas naturel à un jeune homme qui sent beaucoup d'aimer une +capitale, attendu qu'une capitale n'est pas absolument naturelle à +l'homme. Il lui faut un air pur, un beau ciel, une vaste campagne +ouverte aux courses, aux découvertes, à la chasse, à la liberté. La paix +laborieuse des fermes et des bois, lui plaît mieux que la turbulente +mollesse de nos prisons. Les peuples chasseurs ne conçoivent pas qu'un +homme libre puisse se courber au travail de la terre: pour lui, il ne +voit pas comment un homme peut s'enfermer dans une ville, et encore +moins comment il aimera lui-même un jour ce qui le choque maintenant. Le +temps viendra néanmoins où la plus belle campagne, quoique toujours +belle à ses yeux, lui sera comme étrangère. Un nouvel ordre d'idées +absorbera son attention; d'autres sensations se mettront naturellement à +la place de celles qui lui étaient seules naturelles. Quand le sentiment +des choses factices lui sera aussi familier que celui des choses +simples, celui-ci s'effacera insensiblement dans son cÅ“ur: ce n'est pas +parce que le premier lui plaira plus, mais parce qu'il l'agitera +davantage. Les relations de l'homme à l'homme excitent toutes nos +passions; elles sont accompagnées de tant de trouble, elles nous +maintiennent dans une agitation si continue, que le repos après elle +nous accable, comme le silence de ces déserts nus où il n'y a ni +variété ni mouvement, rien à chercher, rien à espérer. Les soins et le +sentiment de la vie rustique animent l'âme sans l'inquiéter; ils la +rendent heureuse: les sollicitudes de la vie sociale l'agitent, +l'entraînent, l'exaltent, la pressent de toute part; ils l'asservissent. +Ainsi le gros jeu retient l'homme en le fatiguant; sa funeste habitude +lui rend nécessaires ces alternatives d'espoir et de crainte qui le +passionnent et le consument. + +Il faut que je revienne à ce que je dois vous dire: cependant comptez +que je ne manquerai pas de m'interrompre encore; j'ai d'excellentes +dispositions à raisonner mal à propos. + +Nous résolûmes d'aller à pied: cette manière lui convint fort, mais +heureusement elle ne fut point du goût de son domestique: alors, pour +n'avoir pas avec nous un mécontent qui eût suivi de mauvaise grâce nos +arrangements très simples, je trouvai quelques commissions à lui donner +à Paris, et nous l'y laissâmes, ce qui ne lui plut pas davantage ... Je +suis bien aise de m'arrêter à vous dire que les valets aiment la +dépense. Ils en partagent les commodités et les avantages, ils n'en ont +pas les inquiétudes: ils n'en jouissent pas non plus assez directement +pour en être comme rassasiés, et pour n'y plus mettre de prix. Comment +donc ne l'aimeraient-ils point? ils ont trouvé le secret de la faire +servir à leur vanité. Quand la voiture du maître est la plus belle de la +ville, il est clair que le laquais est un être d'une certaine +importance: s'il a l'humeur modeste, au moins ne peut-il se refuser au +plaisir d'être le premier laquais du quartier. J'en sais un qui a été +entendu, disant: Un domestique peut tirer vanité de servir un maître +riche, puisqu'un noble met son honneur à servir un grand roi, puisqu'il +dit, avec un si plaisant orgueil, le roi mon maître. Cet homme aura lu +dans l'antichambre, et il se perdra. + +Je pris tout simplement dans les commissionnaires, un homme dont on me +répondit. Il porta le peu de linge et d'effets nécessaires; il nous fut +commode en beaucoup de choses, et ne nous gêna pour aucune. Il parut +très content de se promener sans fatigue à la suite de gens qui le +nourrissaient bien, et le traitaient encore mieux: et nous ne fûmes pas +fâchés, dans une course de ce genre, d'avoir à notre disposition un +homme avec qui on pouvait quitter, sans se compromettre, le ton des +maîtres. C'était un compagnon de voyage fort serviable, fort discret; +mais qui enfin osait quelquefois marcher à côté de nous, et même nous +parler de sa curiosité et de ses remarques, sans que nous fussions +obligés de le contenir dans le silence, et de le renvoyer derrière avec +un demi-regard d'une certaine dignité. + +Nous partîmes le quatorze septembre; il faisait un beau temps d'automne, +et nous l'eûmes avec peu d'interruption pendant toute notre course. Ciel +calme, soleil faible et souvent caché, matinées de brouillards, belles +soirées, terre humide et chemins propres; le temps enfin le plus +favorable, et partout beaucoup de fruits. Nous étions bien portants, +d'assez bonne humeur: lui, avide de voir, et tout prêt à admirer; moi, +assez content de prendre de l'exercice, et surtout d'aller au hasard. +Quant à l'argent, beaucoup de personnages de roman n'en ont pas besoin; +ils vont toujours leur train, ils font leurs affaires, ils vivent +partout sans qu'on sache comment ils en ont, et souvent quoiqu'on voie +qu'ils n'en doivent pas avoir: ce privilège est beau; mais il se trouve +des aubergistes qui ne sont pas au fait, et nous crûmes à propos d'en +emporter. Ainsi il ne manqua rien, à l'un pour s'amuser beaucoup, à +l'autre pour faire avec lui une tournée agréable; et plusieurs pauvres +furent justement surpris de ce que des gens qui dépensaient un peu d'or +pour leur plaisir, trouvaient quelques sous pour les besoins du +misérable. + +Suivez-nous sur un plan des environs de Paris. Imaginez un cercle dont +le centre soit le beau pont de Neuilly près de Paris, vers le couchant +d'été. Ce cercle est coupé deux fois par la Seine, et une fois par la +Marne. Laissez la petite portion comprise entre la Marne et la petite +rivière de Bièvre: prenez seulement le grand contour qui commence à la +Marne, qui coupe la Seine au-dessous de Paris, et qui finit à Antony sur +la Bièvre: vous aurez à peu près la trace que nous avons suivie pour +visiter, sans nous éloigner beaucoup, les sites les plus boisés, les +plus jolis ou les plus passables d'une contrée qui n'est point belle, +mais qui est assez agréable et assez variée............................ + + * * * * * + + * * * * * + +Voilà vingt jours assez bien passés, et qui n'ont coûté qu'à peu près +onze louis. Si nous eussions fait cette course d'une manière en +apparence plus commode, nous eussions été assujettis et souvent +contrariés; nous eussions dépensé beaucoup plus, et certainement elle +nous eût donné moins d'amusement et de bonne humeur. + +Un inconvénient encore plus grand dans des choses de ce genre, ce serait +d'y porter une économie trop contrainte. S'il faut craindre à chaque +auberge le moment où la carte paraîtra, et s'arranger en demandant à +dîner, de manière à dépenser le moins possible, il vaut beaucoup mieux +ne pas sortir de chez soi. Tout plaisir où l'on ne porte pas quelque +aisance et une certaine liberté, cesse d'en être un. Il ne devient pas +seulement indifférent, mais désagréable; il donnait un espoir qu'il n'a +pu remplir; il n'est pas ce qu'il devait être; et, quelque peu de soins +ou d'argent qu'il ait coûté, c'est au moins un sacrifice en pure +perte........................ + + * * * * * + + * * * * * + +Dans le peu que je connais en France, Chessel et Fontainebleau sont les +seuls endroits où je consentirais volontiers à me fixer, et Chessel, le +seul où je désirerais vivre. Vous m'y verrez bientôt. + +Je vous avais déjà dit que les trembles et les bouleaux de Chessel +n'étaient pas comme d'autres trembles et d'autres bouleaux: les +châtaigniers et les étangs, et le bateau n'y sont pas comme ailleurs. Le +ciel d'automne est là comme le ciel de la patrie. Ce raisin muscat, ces +reines-marguerites d'une couleur pâle que vous n'aimiez point, et que +maintenant nous aimons ensemble; et l'odeur du foin de Chessel, dans +cette belle grange où nous sautions quand j'étais enfant! Quel foin! +quels fromages à la crème! les belles vaches! Comme les marrons, en +sortant du sac, roulent agréablement sur le plancher au-dessus de mon +cabinet! il semble que ce soit un bruit de la jeunesse. Mais soyez-y. + +Mon ami, il n'y a plus de bonheur. Vous avez des affaires; vous avez un +état: votre raison mûrit; votre cÅ“ur ne change pas, mais le mien se +serre. Vous n'avez plus le temps de mettre les marrons sous la cendre, +il faut qu'on vous les prépare; qu'avez-vous fait de nos plaisirs? + +J'y serai dans six jours: cela est décidé. + + + + +LETTRE LIII + +DATX +Fribourg[54], 11 mars, huitième année. + + +Je ne vois pas comment j'aurais pu faire si cet héritage ne fût point +venu: je ne l'attendais assurément pas; et cependant j'étais plus +fatigué du présent, que je n'étais inquiet de l'avenir. Dans l'ennui +d'être seul, je trouvais du moins l'avantage de la sécurité. Je ne +songeais guère à la crainte de manquer du nécessaire; et maintenant que +je n'ai cette crainte d'aucune manière, je sens quel vide c'est pour un +cÅ“ur sans passions que de n'avoir point d'heureux à faire, et de ne +vivre qu'avec des étrangers, quand on a enfin ce qu'il faut pour une vie +aisée. + +Il était temps que je partisse: j'étais bien à la fois et fort mal. +J'avais l'usage de ces biens que tant de gens cherchent sans les +connaître, et que plusieurs condamnent par dépit, dont la privation +serait pénible dans la société, mais dont la possession donne peu de +jouissances. Je ne suis point de ceux qui comptent l'opulence pour rien. +Sans être chez moi, sans rien posséder, sans dépendance comme sans +embarras, j'avais ce qui me convenait assez dans une ville comme Lyon, +un logement décent, des chevaux, et une table où je pouvais recevoir +des ... des amis. Une autre manière de vivre m'eût ennuyé davantage dans +une grande ville, mais celle-là ne me satisfaisait pas. Elle pourrait +tromper si on en partageait la jouissance avec quelqu'un qui y trouvât +du plaisir; mais je suis destiné à être toujours comme si je n'étais +pas. + +Nous le disions souvent: un homme raisonnable n'est pas ordinairement +malheureux lorsqu'il est libre, et qu'il a un peu de ce pouvoir que +donne l'argent. Cependant me voici dans la Suisse, sans plaisir, rempli +d'ennui, et ne sachant quelle résolution prendre. Je n'ai point de +famille; je ne tiens à rien ici; vous n'y viendrez point: je suis bien +désolé. J'ai quelque espoir confus que cela ne subsistera pas ainsi. +Puisque je peux me fixer enfin, il faut songer à le faire: le reste +viendra peut-être. + +Il tombe encore de la neige; j'attendrai à Fribourg que la saison soit +plus avancée. Vous savez que le domestique que j'ai emmené est d'ici. Sa +mère est très malade, et n'a pas d'autre enfant que lui: c'est à +Fribourg qu'elle demeure; elle aura la consolation de l'avoir auprès +d'elle; et, pour un mois environ, je suis aussi bien ici qu'ailleurs. + + + + +LETTRE LIV + +DATX +Fribourg, 25 mars, VIII. + + +Vous trouvez que ce n'était pas la peine de quitter sitôt Lyon pour +m'arrêter dans une ville. Je vous envoie pour réponse une vue de +Fribourg. Quoiqu'elle ne soit pas exacte, et que l'artiste ait jugé à +propos de composer au lieu de copier fidèlement, vous y verrez du moins +que je suis au milieu des rocs: être à Fribourg, c'est aussi être à la +campagne. La ville est dans les rochers, et sur les rochers. Presque +toutes ses rues ont une pente rapide; mais malgré cette situation +incommode, elle est beaucoup mieux bâtie que la plupart des petites +villes de France. Dans les environs, et aux portes mêmes de la ville, +il y a plusieurs sites pittoresques et un peu sauvages. + +L'ermitage, dit _la Madelaine_, ne mérite pas sa célébrité. Il est +occupé par une espèce de fou qui est devenu à moitié saint, ne trouvant +plus d'autre sottise à faire. Cet homme n'a jamais eu l'esprit de son +état: dans le gouvernement, il ne fut point magistrat; et dans +l'ermitage, il ne fut point ermite: il portait le cilice sous l'habit +d'officier, et le pantalon de hussard sous la robe du désert. + +Le roc a été bien choisi par le fondateur: il est sec, et dans une bonne +exposition: la persévérance des deux hommes qui l'ont percé seuls, est +sûrement très remarquable. Mais cet ermitage, que tous les curieux +visitent, est du nombre des choses qu'il est inutile d'aller voir, et +dont on a une idée suffisante quand on en sait les dimensions. + +Je n'ai rien à vous dire des habitants, parce que je n'ai pas le talent +de connaître un peuple pour avoir parlé quelques moments à deux ou trois +personnes: la nature ne m'a point fait voyageur. J'aperçois seulement +quelque chose d'antique dans les habitudes; le vieux caractère ne s'y +perd qu'avec lenteur. Les hommes et les lieux ont encore la physionomie +helvétique. Les voyageurs y viennent peu: il n'y a point de lac, point +de glacier considérables, point de monuments. Cependant ceux qui ne vont +que dans la partie occidentale de la Suisse, devraient au moins +traverser le canton de Fribourg au pied de ses montagnes: les terres +basses de Genève, de Morges, d'Yverdun, de Nidau, d'Anet, ne sont point +suisses; elles ressemblent à celles des autres peuples. + + + + +LETTRE LV + +DATX +Fribourg, 30 mars, VIII. + + +Je juge comme autrefois la beauté d'un site pittoresque; mais je la sens +moins, ou la manière dont je la sens ne me suffit plus. Je pourrais +dire: je me souviens que cela est beau. Autrefois aussi je quittais les +beaux lieux; c'était l'impatience du désir, l'inquiétude que donne la +jouissance qu'on a seul, et qu'on pourrait posséder davantage. Je les +quitte aujourd'hui; c'est l'ennui de leur silence. Ils ne parlent pas +assez haut pour moi: je n'y entends pas, je n'y trouve pas ce que je +voudrais voir, ce que je voudrais entendre: et je sens qu'à force de ne +plus me trouver dans les choses, j'en viens à ce point de ne plus me +trouver dans moi-même. + +Je commence à voir les beautés physiques comme les illusions morales: +tout se décolore insensiblement; et cela devait être. Le sentiment des +convenances visibles n'est que la perception indirecte d'une harmonie +intellectuelle. Comment trouverais-je dans les choses ces mouvements qui +ne sont plus dans mon cÅ“ur, cette éloquence des passions que je n'ai +pas; et ces sons silencieux, ces élans de l'espérance, ces voix de +l'être qui jouit, prestige d'un monde déjà quitté[55]. + + + + +LETTRE LVI + +DATX +Thun, 2 mai, VIII. + + +Il faut que tout s'éteigne: c'est lentement et par degrés, que l'homme +étend son être; et c'est ainsi qu'il doit le perdre. + +Je ne sens plus que ce qui est extraordinaire. Il me faut des sons +romantiques pour que je commence à entendre, et des lieux sublimes pour +que je me rappelle ce que j'aimais dans un autre âge. + + + + +LETTRE LVII + +DATX +Des bains du Schwartz-sée, +6 mai, matin, VIII. + + +Les neiges ont quitté de bonne heure les parties basses des montagnes. +Je fais des courses pour me choisir une demeure. Je comptais m'arrêter +ici deux jours: le vallon est uni, les montagnes escarpées depuis leurs +bases; il n'y a que des pâturages, des sapins et de l'eau; c'est une +solitude comme je les aime, et le temps est bon: mais je m'ennuie. + +Nous avons passé des heures agréables sur votre étang de Chessel. Vous +le trouviez trop petit; mais ici que le lac est bien encadré, et d'une +étendue très commode, vous seriez indigné contre celui qui tient les +bains. Il y reçoit dans l'été plusieurs malades à qui l'exercice et un +moyen de passer le temps seraient nécessaires, et il n'a pas un bateau +quoique le lac soit poissonneux. + + + + +LETTRE LVIII + +DATX +6, soir. + + +Il y a ici comme ailleurs, et peut-être un peu plus qu'ailleurs, des +pères de famille intimement convaincus qu'une femme pour avoir des +mÅ“urs, doit à peine savoir lire; attendu que celles qui s'avisent de +savoir écrire, écrivent tout de suite à des amants, et que celles qui +écrivent très mal n'ont jamais d'amants. Il y a plus; pour que leurs +filles deviennent de bonnes ménagères, il convient qu'elles ne sachent +que faire la soupe et compter le linge de cuisine. + +Cependant un mari dont la femme n'a d'autre talent que de faire cuire le +bouilli frais et le bouilli salé, s'ennuie, se lasse d'être chez lui, et +prend l'habitude de n'y être pas. Il s'en éloigne davantage lorsque sa +femme ainsi délaissée et abandonnée aux embarras de la maison, prend une +humeur difficile: il finit par n'y être jamais dès qu'elle a trente ans, +et par employer au-dehors, parmi tant d'occasions de dépenses, l'argent +qu'il faut pour échapper à son ennui, l'argent qui eût mis de l'aisance +dans la maison. La misère s'y introduit; l'humeur y augmente; les +enfants, toujours seuls avec leur mère mécontente, n'attendent que +l'âge d'échapper, comme leur père, aux dégoûts de cette vie domestique; +tandis que les fils et les parents eussent pu s'y attacher si +l'amabilité d'une femme y eût établi, dès sa jeunesse, des habitudes +heureuses. + +Ces pères de famille avouent ces petits inconvénients-là : mais quelles +sont les choses où l'on n'en trouve pas? D'ailleurs il faut aussi être +juste avec eux; il y a compensation, les marmites sont très bien lavées. + +Ces bonnes ménagères savent, avec exactitude, le nombre des mailles que +leurs filles doivent tricoter en une heure, et combien de chandelle on +peut brûler après souper dans une maison réglée: elles sont assez ce +qu'il faut à certains hommes, qui passent les deux tiers de leurs jours +à boire et à fumer. Le grand point pour eux est de ne consacrer à leurs +maisons et à leurs enfants, qu'autant de batz[56] qu'ils donnent d'écus +au cabaret[57]; et dès lors ils se marient pour avoir une excellente +servante. + +Dans les lieux où ces principes dominent, l'on voit peu de mariages +rompus, parce qu'on ne quitte pas volontiers une servante qui fait bien +son état, à laquelle on ne donne pas de gages, et qui a apporté du bien; +mais l'on y voit aussi rarement cette union qui fait le bonheur de la +vie, qui suffit à l'homme, qui le dispense de chercher ailleurs des +plaisirs moins vrais avec des inconvénients certains. + +Les partisans de ces principes sont capables de vous objecter le peu +d'intimité des mariages à Paris, ou dans d'autres lieux à peu près +semblables. Comme si les raisons qui empêchent de penser à l'intimité +dans les capitales où il ne s'agit pas d'union conjugale, pouvaient se +trouver dans des mÅ“urs très différentes, et dans des lieux où +l'intimité ferait le bonheur. C'est une chose pénible à y voir que la +manière dont les deux sexes s'isolent. Rien n'est si triste, surtout +pour les femmes qui n'en sont point dédommagées, et pour lesquelles il +n'y a point d'heures agréables, point de lieux, de délassement. +Rebutées, aigries et réduites à une économie sévère ou au désordre, +elles se mettent à suivre l'ordre avec chagrin et par dépit; se +réunissent très peu entre elles; ne s'aiment point du tout; et se font +dévotes, parce qu'elles ne connaissent que l'église où elles puissent +aller. + + + + +LETTRE LIX + +DATX +Du chât. de Chupru, 22 mai, VIII. + + +A deux heures nous étions déjà dans le bois à la recherche des fraises. +Elles couvraient les pentes méridionales: plusieurs étaient à peine +formées, mais un grand nombre avaient déjà les couleurs et le parfum de +la maturité. La fraise est une des plus aimables productions naturelles: +elle est abondante et salubre, elle mûrit jusque sous les climats +polaires: elle me paraît dans les fruits, ce qu'est la violette parmi +les fleurs, suave, belle et simple. Son odeur se répand avec le léger +souffle des airs, lorsqu'il s'introduit, par intervalles, sous la voûte +des bois pour agiter doucement les buissons épineux et les lianes qui se +soutiennent sur les troncs élevés. Elle est entraînée dans les ombrages +les plus épais avec la chaude haleine du sol où la fraise mûrit; elle +vient s'y mêler à la fraîcheur humide, et semble s'exhaler des mousses +et des ronces. Harmonies sauvages! vous êtes formées de ces contrastes. + +Tandis que nous sentions à peine le mouvement de l'air dans la solitude +couverte et sombre, un vent orageux passait librement sur la cime des +sapins; leurs branches frémissaient d'un ton pittoresque en se courbant +contre les branches qui les heurtaient. Quelquefois les hautes tiges se +séparaient dans leur balancement, et l'on voyait alors leurs têtes +pyramidales éclairées de toute la lumière du jour et brûlées de ses +feux, au-dessus des ombres de cette terre silencieuse où s'abreuvaient +leurs racines. + +Quand nos corbeilles furent remplies, nous quittâmes le bois, les uns +gais, les autres contents. Nous allâmes par des sentiers étroits, à +travers des prés fermés de haies, le long desquelles sont plantés des +merisiers élevés et de grands poiriers sauvages. Terre encore +patriarcale quand les hommes ne le sont plus! J'étais bien, sans avoir +eu précisément du plaisir. Je me disais: que ce qu'on appelle plaisirs +purs, n'est, en quelque sorte, que des plaisirs qu'on ne fait +qu'essayer: que l'économie dans les jouissances est l'industrie du +bonheur: qu'il ne suffit pas qu'un plaisir soit sans remord, ni même +qu'il soit sans mélange pour être un plaisir pur; qu'il faut encore +qu'on n'en ait accepté que ce qui était nécessaire pour en percevoir le +sentiment, pour en nourrir l'espoir, et que l'on sache réserver, pour +d'autres temps, ses plus séduisantes promesses. C'est une bien douce +volupté de prolonger la jouissance en éludant le désir, de ne point +précipiter sa joie, de ne point user sa vie. L'on ne jouit bien du +présent que lorsqu'on attend un avenir au moins égal; et l'on perd tout +bonheur si l'on veut être absolument heureux. C'est cette loi de la +nature qui fait le charme inexprimable d'un premier amour. Il faut à nos +jouissances un peu de lenteur, de la continuité dans leurs progressions, +et quelque incertitude dans leur terme. Il nous faudrait une volupté +habituelle, et non des émotions extrêmes et passagères: il nous faudrait +la tranquille possession qui se suffit à elle-même dans sa paix +domestique, et non cette fièvre de plaisir dont l'ivresse consumante +anéantit dans la satiété nos cÅ“urs ennuyés de ses retours, de ses +dégoûts, de la vanité de son espoir, de la fatigue de ses regrets. Mais +notre raison elle-même doit-elle songer, dans la société inquiète, à cet +état de bonheur sans plaisirs, à cette quiétude si méconnue, à ce +bien-être constant et simple où l'on ne pense pas à jouir, où l'on n'a +plus besoin de désirer? + +Tel devait être le cÅ“ur de l'homme: mais l'homme a changé sa vie, il a +dénaturé son cÅ“ur: et les ombres colossales sont venues fatiguer ses +désirs, parce que les proportions naturelles des êtres vrais ont paru +trop exactes à sa folle grandeur. Les vanités sociales me rappellent +souvent cette fastueuse puérilité d'un prince qui se crut grand, +lorsqu'il fit dessiner en lampions le chiffre de l'Autocratrice sur la +pente d'une montagne de plusieurs lieues. + +Nous avons aussi taillé les montagnes, mais nos travaux ont été moins +gigantesques. Ils furent faits de nos mains, et non de celles des +esclaves; nous n'avions pas des maîtres à recevoir, mais des amis à +placer. + +Un ravin profond borde les bois du château; il est creusé dans des rocs +très escarpés et très sauvages. Au haut de ces rocs, au fond du bois, il +paraît que l'on a autrefois coupé des pierres: les angles que ce travail +a laissés ont été arrondis par le temps; mais il en résulte une sorte +d'enceinte formant à peu près la moitié d'un hexagone, et dont la +capacité est très propre à recevoir commodément six ou huit personnes. +Après avoir un peu nivelé le fond de pierres, et avoir achevé le gradin +destiné à servir de buffet, nous fîmes un siège circulaire avec de +grosses branches recouvertes de feuilles. La table fut une planche posée +sur des éclats de bois laissés par les ouvriers qui venaient de couper +près de là quelques arpents de hêtres. + +Tout cela fut préparé le matin. Le secret fut gardé, et nous conduisîmes +nos hôtes, chargés de fraises, dans ce réduit sauvage qu'ils ne +connaissaient pas. Les femmes parurent flattées de trouver les agréments +d'une simplicité délicate au milieu d'une scène de terreur. Des branches +de pins étaient allumées dans un angle de roc suspendu sur un précipice +que les branches avancées des hêtres rendaient moins effrayant. Des +cuillères de buis faites à la manière du Koukisberg[58], des tasses +d'une porcelaine élégante, des corbeilles de merises étaient placées +sans ordre le long du gradin de pierre avec des assiettées de la crème +épaisse des montagnes, et des jattes remplies de cette seconde crème qui +peut seule servir pour le café, et dont le goût d'amande très légèrement +parfumé, n'est guère connu que vers les Alpes. Des carafons contenaient +une eau chargée de sucre préparée pour les fraises. + +Le café n'était ni moulu, ni grillé. Il faut laisser aux femmes ces +sortes de soins, qu'elles aiment ordinairement à prendre elles-mêmes: +elles sentent si bien qu'il faut préparer sa jouissance, et du moins en +partie, devoir à soi ce que l'on veut posséder! Un plaisir qui s'offre +sans être un peu cherché par le désir, perd souvent de sa grâce; comme +un bien trop attendu a laissé passer l'instant qui lui donnait du +mérite. + +Tout était préparé, tout paraissait prévu, mais quand on voulut faire le +café, il se trouva que la chose la plus facile était celle qui nous +manquait; il n'y avait pas d'eau. On se mit à réunir des cordes qui +semblaient n'avoir eu d'autre destination que de lier les branches +apportées pour nos sièges, et de courber celles qui nous donnaient de +l'ombre: et non sans avoir cassé quelques carafes, on en remplit enfin +deux de l'eau glaciale du torrent trois cents pieds au-dessous de nous. + +La réunion fut intime, et le rire sincère. Le temps était beau; le vent +mugissait dans cette longue enceinte d'une sombre profondeur où le +torrent, tout blanc d'écume, roulait entre les rochers anguleux. Le +K-hou-hou chantait dans les bois, et les bois plus élevés multipliaient +tous ces sons austères: on entendait à une grande distance les grosses +cloches des vaches qui montaient au Kousin-berg. L'odeur sauvage du +sapin brûlé s'unissait à ces bruits montagnards: et au milieu des fruits +simples, dans un asile désert, le café fumait sur une table d'amis. + +Cependant les seuls d'entre nous qui jouirent de cet instant, furent +ceux qui n'en sentaient pas l'harmonie morale. Triste faculté de penser +à ce qui n'est point présent!... Mais il n'était pas parmi nous deux +cÅ“urs semblables. La mystérieuse nature n'a point placé dans chaque +homme le but de sa vie. Le vide et l'accablante vérité sont dans le cÅ“ur +qui se cherche lui-même: l'illusion entraînante ne peut venir que de +celui qu'on aime. On ne sent pas la vanité des biens possédés par un +autre; et chacun se trompant ainsi, des cÅ“urs amis deviennent vraiment +heureux au milieu du néant de tous les biens directs. + +Pour moi, je me mis à rêver au lieu d'avoir du plaisir. Cependant il me +faut peu de chose, mais j'ai besoin que ce peu soit d'accord: les biens +les plus séduisants ne sauraient m'attacher si j'y découvre de la +discordance; et la plus faible jouissance que rien ne flétrit, suffit à +tous mes désirs. C'est ce qui me rend la simplicité nécessaire; elle +seule est harmonique. Aujourd'hui le site était trop beau. Notre salle +pittoresque, notre foyer rustique, un goûter de fruits et de crème, +notre intimité momentanée, le chant de quelques oiseaux, et le vent qui +à tout moment jetait dans nos tasses des feuilles de sapin, c'était +assez: mais le torrent dans l'ombre, et les bruits éloignés de la +montagne, c'était beaucoup trop; j'étais le seul qui entendît. + + + + +LETTRE LX + +DATX +Villeneuve, 16 juin, VIII. + + +Je viens de parcourir presque toutes les vallées habitables qui sont +entre Charmey, Thun, Sion, Saint-Maurice et Vevey. Je n'ai pas été avec +espérance, pour admirer ou pour jouir. J'ai revu les montagnes que +j'avais vues il y a près de sept années. Je n'y ai point porté ce +sentiment d'un âge qui cherchait avidement leurs beautés sauvages. +C'étaient les noms anciens, mais moi aussi je porte le même nom! Je me +suis assis auprès de Chillon sur la grève. J'entendais les vagues, et je +cherchais encore à les entendre. Là , où j'ai été jadis, cette grève si +belle dans mes souvenirs, ces ondes que la France n'a point, et les +hautes cimes, et Chillon, et le Léman ne m'ont pas surpris, ne m'ont pas +satisfait. J'étais là , comme j'eusse été ailleurs. J'ai retrouvé les +lieux; je ne puis ramener les temps. + +Quel homme suis-je maintenant? Si je ne sentais l'ordre, si je n'aimais +encore à être la cause de quelque bien, je croirais que le sentiment des +choses est déjà éteint, et que la partie de mon être qui se lie à la +nature ordonnée a cessé sa vie. + +Vous n'attendez de moi ni des narrations historiques, ni des +descriptions comme en doit faire celui qui voyage pour observer, pour +s'instruire lui-même, ou pour faire connaître au public des lieux +nouveaux. Un solitaire ne vous parlera point des hommes que vous +fréquentez plus que lui. Il n'aura pas d'aventures, il ne vous fera pas +le roman de sa vie. Mais nous sommes convenus que je continuerais à vous +dire ce que j'éprouve, parce que c'est moi que vous avez accoutumé, et +non pas ce qui m'environne. Quand nous nous entretenons l'un avec +l'autre, c'est de nous-mêmes, car rien n'est plus près de nous. Il +m'arrive souvent d'être surpris que nous ne vivions pas ensemble: cela +me paraît contradictoire et comme impossible. Il faut que ce soit une +destinée secrète qui m'ait entraîné à chercher je ne sais quoi loin de +vous, tandis que je pouvais rester où vous êtes ne pouvant vous emmener +où je suis. + +Je ne saurais dire quel besoin m'a rappelé dans une terre extraordinaire +dont je ne retrouve plus les beautés, et où je ne me retrouve point +moi-même. Mon premier besoin n'était-il pas dans cette habitude de +penser, de sentir ensemble? N'était-ce pas une nécessité de rêver nous +seuls sur cette agitation qui, dans un cÅ“ur périssable creuse un abîme +d'avidité qui semble ne pouvoir être rempli que par des choses +impérissables? Nous nous mettions à sourire de ce mouvement toujours +ardent et toujours trompé; nous applaudissions à l'adresse qui en a tiré +parti pour nous faire immortels; nous cherchions avec empressement +quelques exemples des illusions les plus grossières et les plus +puissantes, afin de nous figurer aussi que la mort elle-même et toutes +choses visibles n'étaient que des fantômes, et que l'intelligence +subsisterait pour un rêve meilleur. Nous nous abandonnions avec une +sorte d'indifférence et d'impassibilité à l'oubli des choses de la +terre; et dans l'accord de nos âmes, nous imaginions l'harmonie d'un +monde divin caché sous la représentation du monde visible. Mais +maintenant je suis seul, je n'ai plus rien qui me soutienne. Il y a +quatre jours, j'ai réveillé un homme qui mourait dans la neige sur le +Sanetz. Sa femme, ses deux enfants, qui vivent par lui, et dont il +paraît être pleinement le mari et le père, comme l'étaient les +patriarches, comme on l'est encore aux montagnes et dans les déserts; +tous trois faibles et demi-morts de crainte et de froid, l'appelaient +dans les rochers et au bord du glacier. Nous les avons rencontrés. +Imaginez une femme et deux enfants heureux. Et tout le reste du jour, je +respirais en homme libre, je marchais avec plus d'activité. Mais depuis, +le même silence est autour de moi, et il ne se passe rien qui me fasse +sentir mon existence. + +J'ai donc cherché dans toutes les vallées pour acquérir un pâturage +isolé, mais facilement accessible, d'une température un peu douce, bien +situé, traversé par un ruisseau, et d'où l'on entende ou la chute d'un +torrent, ou les vagues d'un lac. Je veux maintenant une possession non +pas importante, mais étendue, et d'un genre tel que la vallée du Rhône +n'en offre pas. Je veux aussi bâtir en bois, ce qui sera plus facile ici +que dans le bas Valais. Dès que je serai fixé, j'irai à Saint-Maurice et +à Charrières. Je ne me suis pas soucié d'y passer à présent, de crainte +que ma paresse naturelle, et l'attachement que je prends si facilement +pour les lieux dont j'ai quelque habitude, ne me fissent rester à +Charrières. Je préfère choisir un lieu commode et y bâtir à ma manière, +comme il convient à présent que je puis me fixer pour du temps, et +peut-être pour toujours. + +Hantz qui parle le roman, et qui sait aussi un peu l'allemand de +l'Oberland, suivait les vallées et les chemins, et s'informait dans les +villages. Pour moi j'allais de chalets en chalets à travers les +montagnes, et dans des lieux où il n'eût pas osé passer, quoiqu'il soit +plus robuste que moi, et plus habitué dans les Alpes; et où je n'aurais +point passé moi-même si je n'eusse été seul. + +J'ai trouvé un domaine qui me conviendrait beaucoup, mais je ne sais pas +si je pourrai l'avoir. Il y a trois propriétaires: deux sont de la +Gruyère, le troisième est à Vevey. Celui-ci, dit-on, n'a pas l'intention +de vendre: cependant il me faut le tout. + +Si vous avez connaissance de quelque carte nouvelle de la Suisse, ou +d'une carte topographique de quelques-unes de ses parties, +envoyez-les-moi. Toutes celles que j'ai pu trouver sont pleines de +fautes; quoique dans les modernes il y en ait de bien soignées pour +l'exécution, et qui marquent avec beaucoup d'exactitude la position de +plusieurs lieux. Il faut avouer qu'il y a peu de pays dont le plan soit +aussi difficile à faire. + +Je pensais à essayer celui du peu d'espace compris entre Vevey, +Saint-Gingouph, Aigle, Sepey, Etivaz, Montbovon et Sempsales; dans la +supposition toutefois que j'aurai le pâturage dont je vous parle près de +la dent de Jamant, dont j'aurais fait le sommet de mes principaux +triangles. Je me promettais de passer dans cette fatigue la saison +inquiète de la chaleur et des beaux jours. Je l'aurais entrepris l'année +prochaine: mais j'y ai renoncé. Lorsque toutes les gorges, tous les +revers, tous les aspects, me seraient connus avec exactitude, il ne me +resterait plus rien à trouver. Il vaut mieux conserver le seul moyen +d'échapper aux moments d'ennuis intolérables, en m'égarant dans des +lieux nouveaux; en cherchant avec impatience ce qui ne m'intéresse +point; en grimpant avec ardeur les dents les plus difficiles pour +vérifier un angle, pour m'assurer d'une ligne que j'oublierai ensuite, +afin de retourner l'observer comme si j'avais un but. + + + + +LETTRE LXI + +DATX +Saint-Saphorin, 26 juin, VIII. + + +Je ne me repens point d'avoir emmené Hantz. Dites à Mme T*** que je +la remercie de me l'avoir donné. Il me paraît franc et susceptible +d'attachement. Il est intelligent; et d'ailleurs il donne du cor avec +plus de goût que je ne l'aurais espéré. + +Le soir, dès que la lune est levée, je prends deux bateaux. Je n'ai dans +le mien qu'un seul rameur; et quand nous sommes avancés sur le lac, il a +une bouteille de vin à boire, pour rester assis et ne dire mot. Hantz +est dans l'autre bateau, dont les rameurs frappent les ondes en passant +et repassant un peu au loin, devant le mien qui reste immobile, ou +doucement entraîné par les faibles vagues. Il a avec lui son cor; et +deux femmes allemandes chantent à l'unisson. + +C'est un bien bon homme, et il faudra que je le fixe auprès de moi, car +il trouve son sort assez doux. Il me dit qu'il n'a plus d'inquiétude et +qu'il espère que je le garderai toujours. Je crois qu'il a raison: +irais-je m'ôter le seul bien que j'aie, un homme qui est content? + +J'avais sacrifié pour des connaissances assez intimes les seules +ressources qui me restassent alors. Pour laisser ensemble ceux qui +paraissent devoir trouver ensemble quelque bonheur, j'ai abandonné le +seul espoir qui pouvait me flatter. Ces sacrifices, et d'autres encore, +n'ont produit aucun bien: mais voilà un valet qui est heureux; et je +n'ai rien fait pour lui, si ce n'est de le traiter en homme. Je l'estime +parce qu'il n'en est pas surpris: puisqu'il trouve cela tout simple, il +n'en abusera point. Il n'est pas vrai d'ailleurs que ce soit la bonté +qui produise ordinairement l'insolence, c'est la faiblesse. Hantz voit +bien que je lui parle avec une certaine confiance, mais il sent fort +bien aussi que je saurais parler en maître. + +Vous ne soupçonneriez pas qu'il s'est mis à lire la _Julie_ de J.-J. +Hier il disait, en dirigeant son bateau vers le rivage de Savoie, c'est +donc là Meillerie! Mais que ceci ne vous inquiète pas; rappelez-vous +qu'il est sans prétentions. Il ne serait pas avec moi s'il avait de +l'esprit d'antichambre. + +C'est surtout la mélodie[59] des sons qui, réunissant l'étendue sans +limites précises à un mouvement sensible mais vague, donne à l'âme ce +sentiment de l'infini qu'elle croit posséder en durée et en étendue. + +J'avoue qu'il est naturel à l'homme de se croire moins borné, moins +fini, de se croire plus grand que sa vie présente, lorsqu'il arrive +qu'une perception subite lui montre les contrastes et l'équilibre, le +lien, l'organisation de l'univers. Ce sentiment lui paraît comme une +découverte d'un monde à connaître, comme un premier aperçu de ce qui +pourrait lui être dévoilé un jour. + +J'aime ces chants dont je ne comprends point les paroles. Elles nuisent +toujours pour moi à la beauté de l'air, ou du moins à son effet. Il est +presque impossible que les idées soient entièrement d'accord avec celles +que me donnent les sons. D'ailleurs l'accent allemand a quelque chose +de plus romantique. Les syllabes sourdes et indéterminées ne me plaisent +point dans la musique. Notre _e_ muet est désagréable quand le chant +force à le faire sentir: et on prononce presque toujours d'une manière +fausse et rebutante la syllabe inutile des rimes féminines, parce que en +effet on ne saurait guère la prononcer autrement. + +J'aime beaucoup l'unisson de deux ou de plusieurs voix; il laisse à la +mélodie tout son pouvoir et toute sa simplicité. Pour la savante +harmonie, ses beautés me sont étrangères: ne sachant pas la musique, je +ne jouis point de ce qui n'est qu'art ou difficultés. + +Le lac est bien beau, lorsque la lune blanchit nos deux voiles, et que +les échos de Chillon répètent les sons du cor; quand le mur immense de +Meillerie oppose ses ténèbres à la douce clarté du ciel, aux lumières +mobiles des eaux; quand les vagues se brisent contre nos bateaux +arrêtés, quand elles font entendre au loin leur roulement sur les +cailloux innombrables que la Vevayse a descendus des montagnes. + +Vous qui savez jouir, que n'êtes-vous là pour entendre deux voix de +femme, sur les eaux, dans la nuit! Mais moi, je devrais tout laisser. +Cependant j'aime à être averti de mes pertes, quand l'austère beauté des +lieux peut me faire oublier combien tout est vain dans l'homme jusqu'à +ses regrets. + +Etang de Chessel! Là , nos promenades étaient moins belles, et plus +heureuses. La nature accable le cÅ“ur de l'homme, mais l'intimité le +satisfait: on s'appuie mutuellement, on parle, et tout s'oublie. + +J'aurai le lieu en question: mais il faut attendre quelques jours encore +avant d'avoir les certitudes nécessaires pour terminer. Je ferai +aussitôt commencer les travaux, car la saison s'avance. + + + + +LETTRE LXII + +DATX +Juillet, VIII. + + +J'oublie toujours de vous demander une copie du _Manuel de +Pseusophanes_: je ne sais comment j'ai perdu celle que j'avais gardée. +Je n'y verrai rien dont je dusse avoir besoin d'être averti: mais, si je +le lis les matins, il me rappellera d'une manière plus présente combien +je devrais avoir honte de tant de faiblesses. + +J'ai l'intention d'y joindre une note sur certains règlements d'hygiène, +sur ces choses d'une habitude individuelle et locale auxquelles je crois +qu'on ne met pas assez d'importance. Aristippe ne pouvait guère les +prescrire à son disciple imaginaire, ou à ses disciples réels: mais +cette note sera plus utile encore que des considérations générales pour +maintenir en moi ce bien-être, cette aptitude physique qui soutient +notre âme si physique elle-même. + +J'ai deux grands malheurs: un seul me détruirait peut-être; mais je vis +entre deux parce qu'ils sont contraires. Sans cette habitude triste, ce +découragement, cet abandon, sans cette humeur tranquille contre tout ce +qu'on pourrait désirer, l'activité qui me presse et m'agite me +consumerait plutôt, et aussi vainement: mon ennui sert du moins à +l'affaiblir. La raison la calmerait; mais entre ces deux grandes forces +ma raison est bien faible: tout ce qu'elle peut faire c'est d'appeler +l'une à son secours quand l'autre prend le dessus. On végète ainsi: +quelquefois même on s'endort. + + + + +LETTRE LXIII + +DATX +Juillet, VIII. + + +Il était minuit: la lune avait passé; le lac[60] semblait agité; les +cieux étaient tranquilles, la nuit profonde et belle. Il y avait de +l'incertitude sur la terre. On entendit frémir les bouleaux, et des +feuilles de peupliers tombèrent: les pins rendirent des murmures +sauvages; des sons romantiques descendaient de la montagne; de grosses +vagues roulaient sur la grève. Alors l'effraie se mit à gémir sous les +roches caverneuses; et quand elle cessa, les vagues étaient affaiblies, +le silence fut austère. + +Le rossignol plaça de loin en loin dans la paix inquiète, cet accent +solitaire, unique et répété, ce chant des nuits heureuses, sublime +expression d'une mélodie primitive; indicible élan d'amours et de +douleur; voluptueux comme le besoin qui me consume; simple, mystérieux, +immense comme le cÅ“ur qui aime. + +Abandonné dans une sorte de repos funèbre au balancement mesuré de ces +ondes pâles, muettes, à jamais mobiles, je me pénétrai de leur mouvement +toujours lent et toujours le même, de cette paix durable, de ces sons +isolés dans le long silence. La nature me sembla trop belle; et les +eaux, et la terre, et la nuit trop faciles, trop heureuses: la paisible +harmonie des choses fut sévère à mon cÅ“ur agité. Je songeai au printemps +du monde périssable, et au printemps de ma vie. Je vis ces années qui +passent, tristes et stériles, de l'éternité future dans l'éternité +perdue. Je vis ce présent, toujours vain et jamais possédé, détacher du +vague avenir sa chaîne indéfinie; approcher ma mort enfin visible; +traîner dans la nuit universelle les fantômes de mes jours; les +atténuer, les dissiper; atteindre la dernière ombre, dévorer aussi +froidement ce jour après lequel il n'en sera plus, et fermer l'abîme +muet. + +Comme si tous les hommes n'avaient point passé, et tous passé en vain! +Comme si la vie était réelle, et existante essentiellement: comme si la +perception de l'univers était l'idée d'un être positif, et le moi de +l'homme quelque autre chose que l'expression accidentelle d'une harmonie +éphémère! Que veux-je? Que suis-je? Que demander à la nature? Est-il un +système universel, des convenances ordonnées; des droits selon nos +besoins? L'intelligence conduit-elle les résultats que mon intelligence +voudrait attendre? Toute cause est invisible, toute fin trompeuse; toute +forme change, toute durée s'épuise: et le tourment du cÅ“ur insatiable +est le mouvement aveugle d'un météore errant dans le vide où il doit se +perdre. Rien n'est possédé comme il est conçu: rien n'est connu comme il +existe. Nous voyons les rapports, et non les essences: nous n'usons pas +des choses, mais de leurs images. Cette nature cherchée au-dehors, et +impénétrable dans nous, est partout ténébreuse. Je sens, est le seul mot +de l'homme qui ne veut que des vérités. Et ce qui fait la certitude de +mon être, en est aussi le supplice. Je sens, j'existe pour me consumer +en désirs indomptables, pour m'abreuver de la séduction d'un monde +fantastique, pour rester atterré de sa voluptueuse erreur. + +Le bonheur ne serait pas la première loi de la nature humaine! Le +plaisir ne serait pas le premier moteur du monde sensible! Si nous ne +cherchons pas le plaisir, quel sera notre but? Si vivre n'est +qu'exister, qu'avons-nous besoin de vivre? Nous ne saurions découvrir +ni la première cause, ni le vrai motif d'aucun être: le pourquoi de +l'univers reste inaccessible à l'intelligence individuelle. La fin de +notre existence nous est inconnue; tous les actes de la vie restent sans +but; nos désirs, nos sollicitudes, nos affections deviennent ridicules, +si ces actes ne tendent pas au plaisir, si ces affections ne se le +proposent pas. + +L'homme s'aime lui-même, il aime l'homme, il aime tout ce qui est animé. +Cet amour paraît nécessaire à l'être organisé, c'est le mobile des +forces qui le conservent. L'homme s'aime lui-même; sans ce principe +actif, pourquoi agirait-il, et comment subsisterait-il? L'homme aime les +hommes, parce qu'il sent comme eux, parce qu'il est près d'eux dans +l'ordre du monde: sans ce rapport, quelle serait sa vie? + +L'homme aime tous les êtres animés. S'il cessait de souffrir en voyant +souffrir, s'il cessait de sentir avec tout ce qui a des sensations +analogues aux siennes, il ne s'intéresserait plus à ce qui ne serait pas +lui, il cesserait peut-être de s'aimer lui-même: sans doute il n'est +point d'affection bornée à l'individu, puisqu'il n'est point d'être +essentiellement isolé. + +Si l'homme sent dans tout ce qui est animé, les biens et les maux de ce +qui l'environne sont aussi réels pour lui que ses affections +personnelles; il faut à son bonheur le bonheur de ce qu'il connaît; il +est lié à tout ce qui sent; il vit dans le monde organisé. + +Cet enchaînement de rapports dont il est le centre et qui ne peuvent +finir entièrement qu'aux bornes du monde, le constitue partie de +l'univers, unité numérique dans le nombre de la nature. Le lien que +forment ces liens personnels est l'ordre du monde, et la force qui +perpétue son harmonie est la loi naturelle. Cet instinct nécessaire qui +conduit l'être animé, passif lorsqu'il veut, actif lorsqu'il fait +vouloir, est un assujettissement aux lois générales. Obéir à l'esprit +de ces lois serait la science de l'être qui voudrait librement. Si +l'homme est libre en délibérant, c'est la science de la vie humaine: ce +qu'il veut lorsqu'il est assujetti, lui indique comment il doit vouloir +là où il est indépendant. + +Un être isolé n'est jamais parfait; son existence est incomplète; il +n'est ni vraiment heureux, ni vraiment bon. Le complément de chaque +chose fut placé hors d'elle, mais il est réciproque. Il y a une sorte de +fin pour les êtres naturels: ils la trouvent dans cet accord harmonique +qui fait que deux corps rapprochés sont productifs, que deux sensations +mutuellement partagées deviennent plus heureuses. C'est dans cette +harmonie que tout ce qui existe s'achève, que tout ce qui est animé se +repose et jouit. Ce complément de l'individu est principalement dans +l'espèce. Pour l'homme, ce complément a deux modes dissemblables et +analogues: voilà ce qui lui fut donné; il a deux manières de sentir sa +vie, le reste est douleur ou fumée. + +Toute possession que l'on ne partage point exaspère nos désirs, sans +remplir nos cÅ“urs: elle ne les nourrit point, elle les creuse et les +épuise. + +Pour que l'union soit harmonique, celui qui jouit avec nous doit être +semblable et différent. Cette convenance dans la même espèce se trouve +ou dans la différence des individus, ou dans l'opposition des sexes. Le +premier accord produit l'harmonie qui résulte de deux êtres semblables +et différents avec le moindre degré d'opposition et le plus grand de +similitude. Le second donne un résultat harmonique produit par la plus +grande différence possible entre des semblables[61]. Tout choix, toute +affection, toute union, tout bonheur est dans ces deux modes. Ce qui +s'en écarte peut nous séduire, mais nous trompe et nous lasse: ce qui +leur est contraire nous égare et nous rend vicieux ou malheureux. + +Nous n'avons plus de législateurs. Quelques Anciens avaient entrepris de +conduire l'homme par son cÅ“ur: nous les blâmons ne pouvant les suivre. +Le soin des lois financières et pénales fait oublier les institutions. +Nul génie n'a su trouver toutes les lois de la société, tous les devoirs +de la vie dans le besoin qui unit les hommes, dans celui qui unit les +sexes. + +L'unité de l'espèce est divisée. Des êtres semblables sont pourtant +assez différents pour que leurs oppositions mêmes les portent à s'aimer: +séparés par leurs goûts, mais nécessaires l'un à l'autre, ils +s'éloignent dans leurs habitudes, et sont ramenés par un besoin mutuel. +Ceux qui naissent de leur union, formés également de tous deux, +perpétueront pourtant ces différences. Cet effet essentiel de l'énergie +donnée à l'animal, ce résultat suprême de son organisation sera le +moment de la plénitude de sa vie, le dernier degré de ses affections, et +en quelque sorte l'expression harmonique de ses facultés. Là est le +pouvoir de l'homme physique; là est la grandeur de l'homme moral; là est +l'âme tout entière, et qui n'a pas pleinement aimé, n'a pas possédé sa +vie. + +Des affections abstraites, des passions spéculatives ont obtenu l'encens +des individus et des peuples. Les affections heureuses ont été réprimées +ou avilies: l'industrie sociale a opposé les hommes que l'harmonie +primitive aurait conciliés[62]. + +L'amour doit gouverner la terre que l'ambition fatigue. L'amour est ce +feu paisible et fécond, cette chaleur des cieux qui anime et renouvelle, +qui fait naître et fleurir, qui donne les couleurs, la grâce, +l'espérance et la vie. L'ambition est ce feu stérile qui brûle sous les +glaces, qui consume sans rien animer, qui creuse d'immenses cavernes, +qui ébranle sourdement, éclate en ouvrant des abîmes, et laisse un +siècle de désolation sur la contrée qu'étonna sa lumière d'une heure. + +Lorsqu'une agitation nouvelle étend les rapports de l'homme qui essaie +sa vie, il se livre avidement, il demande à toute la nature, il +s'abandonne, il s'exalte lui-même; il place son existence dans l'amour, +et dans tout il ne voit que l'amour seul. Tout autre sentiment se perd +dans ce sentiment profond, toute pensée y ramène, tout espoir y repose. +Tout est douleur, vide, abandon, si l'amour s'éloigne; s'il s'approche, +tout est joie, espoir, félicité. Une voix lointaine, un son dans les +airs, l'agitation des branches, le frémissement des eaux, tout +l'annonce, tout l'exprime, tout imite ses accents et augmente les +désirs. La grâce de la nature est dans le mouvement d'un bras; +l'harmonie du monde est dans l'expression d'un regard. C'est pour +l'amour que la lumière du matin vient éveiller les êtres et colorer les +cieux; pour lui les feux de midi font fermenter la terre humide sous la +mousse des forêts; c'est à lui que le soir destine l'aimable mélancolie +de ses lueurs mystérieuses. Cette fontaine est celle de Vaucluse, ces +rochers ceux de Meillerie, cette avenue celle des pamplemousses. Le +silence protège les rêves de l'amour, le mouvement des eaux pénètre de +sa douce agitation; la fureur des vagues inspire ses efforts orageux: et +tout commandera ses plaisirs quand la nuit sera douce, quand la lune +embellira la nuit, quand la volupté sera dans les ombres et la lumière, +dans la solitude, dans les airs et les eaux et la nuit. + +Heureux délire! seul moment resté à l'homme. Cette fleur rare, isolée, +passagère sous le ciel nébuleux, sans abri, battue des vents, fatiguée +par les orages, languit et meurt sans s'épanouir: le froid de l'air, une +vapeur, un souffle font avorter l'espoir dans son bouton flétri. On +passe au-delà , on espère encore, on se hâte; plus loin, sur un sol aussi +stérile, on en voit qui seront précaires, douteuses, instantanées comme +elle, et qui comme elle périront inutiles. Heureux celui qui possède ce +que l'homme doit chercher, et qui jouit de tout ce que l'homme doit +sentir! Heureux encore, dit-on, celui qui ne cherche rien, ne sent rien, +n'a besoin de rien, et pour qui exister c'est vivre. + +Ce n'est pas seulement une erreur triste et farouche, mais une erreur +très funeste, de condamner ce plaisir vrai, nécessaire, qui toujours +attendu, toujours renaissant, indépendant des saisons et prolongé sur la +plus belle partie de nos jours, forme le lien le plus énergique et le +plus séduisant des sociétés humaines. C'est une sagesse bien singulière, +qu'une sagesse contraire à l'ordre naturel. Toute faculté, toute énergie +est une perfection[63]. Il est beau d'être plus fort que ses passions; +mais c'est stupidité d'applaudir au silence des sens et du cÅ“ur; c'est +se croire plus parfait par cela même que l'on est moins capable de +l'être. + +Celui qui est homme sait aimer l'amour sans oublier que l'amour n'est +qu'un accident de la vie: et quand il aura ses illusions, il en jouira, +il les possédera; mais sans oublier que les vérités les plus sévères +sont encore avant les illusions les plus heureuses. Celui qui est homme +sait choisir ou attendre avec prudence, aimer avec continuité, se donner +sans faiblesse comme sans réserve. L'activité d'une passion profonde +est pour lui l'ardeur du bien, le feu du génie: il trouve dans l'amour, +l'énergie voluptueuse, la mâle jouissance du cÅ“ur juste, sensible et +grand; il atteint le bonheur et sait s'en nourrir. + +L'amour ridicule ou coupable, est une faiblesse avilissante; l'amour +juste, est le charme de la vie: et la démence n'est que dans la gauche +austérité qui confond un sentiment noble avec un sentiment vil, et qui +condamne indistinctement l'amour parce n'imaginant que des hommes +abrutis, elle ne peut imaginer que des passions misérables. + +Ce plaisir reçu, ce plaisir donné; cette progression cherchée et +obtenue; ce bonheur que l'on offre et que l'on espère; cette confiance +voluptueuse qui nous fait tout attendre du cÅ“ur aimé; cette volupté plus +grande encore de rendre heureux ce qu'on aime, de se suffire +mutuellement, d'être nécessaire l'un à l'autre; cette plénitude de +sentiment et d'espoir agrandit l'âme et la presse de vivre. Indicible +abandon! L'homme qui l'a pu connaître n'en a jamais rougi; et celui qui +n'est pas fait pour le sentir, n'est pas né pour juger l'amour. + +Je ne condamnerai point celui qui n'a pas aimé; mais celui qui ne peut +pas aimer. Les circonstances déterminent nos affections; mais les +sentiments expansifs sont naturels à l'homme dont l'organisation morale +est parfaite: celui qui est incapable d'aimer est nécessairement +incapable d'un sentiment magnanime, d'une affection sublime. Il peut +être probe, bon, industrieux, prudent; il peut avoir des qualités +douces, et même des vertus par réflexion; mais il n'est pas homme, il +n'a ni âme, ni génie; je veux bien le connaître, il aura ma confiance et +jusqu'à mon estime, mais il ne sera pas mon ami. CÅ“urs vraiment +sensibles! qu'une destinée sinistre a comprimés dès le printemps, qui +vous blâmera de n'avoir point aimé? Tout sentiment généreux vous était +naturel; tout le feu des passions était dans votre mâle intelligence; +l'amour lui était nécessaire, il devait l'alimenter, il eût achevé de la +former pour de grandes choses: mais rien ne vous a été donné, et le +silence de l'amour a commencé le néant où s'éteint votre vie. + +Le sentiment de l'honnête et du juste, le besoin de l'ordre et des +convenances morales, conduit nécessairement au besoin d'aimer. Le beau +est l'objet de l'amour; l'harmonie est son principe et son but: toute +perfection, tout mérite semble lui appartenir, les grâces aimables +l'appellent, une moralité expansive et vertueuse le fixe: et l'amour +n'existe pas à la vérité sans le prestige de la beauté corporelle; mais +il semble tenir plus encore à l'harmonie intellectuelle, aux grâces de +la pensée, aux profondeurs du sentiment. + +L'union, l'espérance, l'admiration, les prestiges, vont toujours +croissant jusqu'à l'intimité parfaite; elle remplit l'âme que cette +progression agrandissait. Là s'arrête et rétrograde l'homme ardent sans +être sensible, et n'ayant d'autre besoin que celui du plaisir. Mais +l'homme aimant ne change pas ainsi; plus il obtient, plus il est lié; +plus il est aimé, plus il aime; plus il possède ce qu'il a désiré, plus +il chérit ce qu'il possède. Ayant tout reçu, il croit tout devoir: celle +qui se donne à lui devient nécessaire à son être: des années de +jouissance n'ont pas changé ses désirs, elles ont ajouté à son amour la +confiance d'une habitude heureuse, et les délices d'une libre mais +délicate intimité. + +On prétend condamner l'amour comme une affection tout à fait sensuelle, +et n'ayant d'autre principe qu'un besoin qu'on appelle grossier. Mais je +ne vois rien dans nos désirs les plus compliqués dont la véritable fin +ne soit un des premiers besoins physiques: le sentiment n'est que leur +expression indirecte; l'homme intellectuel ne fut jamais qu'un fantôme. +Nos besoins éveillent en nous la perception de leur objet positif, et +les perceptions innombrables des objets qui leur sont analogues. Les +moyens directs ne rempliraient pas seuls la vie; mais ces impulsions +accessoires l'occupent tout entière, parce qu'elles n'ont point de +bornes. Celui qui ne saurait vivre sans espérer de soumettre la terre, +n'y eût pas songé s'il n'eût pas eu faim. Nos besoins réunissent deux +modifications d'un même principe, l'appétit et le sentiment: la +prépondérance de l'une sur l'autre dépendra de l'organisation +individuelle et des circonstances déterminantes. Tout but d'un désir +naturel est légitime: tous les moyens qu'il inspire sont bons s'ils +n'attaquent les droits de personne, et s'ils ne produisent dans +nous-mêmes aucun désordre réel qui compense son utilité. + +Vous avez trop étendu les devoirs. Vous avez dit: Demandons plus, afin +d'obtenir assez. Vous vous êtes trompé: si vous exigez trop des hommes, +ils se rebuteront[64]: si vous voulez qu'ils montrent des vertus +chimériques, ils les montreront; ils disent que cela coûte peu. Mais +parce que ces vertus ne sont pas dans leur nature, ils auront une +conduite cachée tout à fait contraire; et parce que cette conduite sera +cachée, vous ne pourrez en arrêter les excès. Il ne vous restera que ces +moyens dangereux dont la vaine tentative augmentera le mal, en +augmentant la contrainte et l'opposition entre le devoir et les +penchants. Vous croirez d'abord que vos lois seront mieux suivies, parce +que l'infraction en sera mieux masquée; mais un jugement faux, un goût +dépravé, une dissimulation habituelle, et des ruses hypocrites, en +seront les véritables résultats. + +Les plaisirs de l'amour contiennent de grandes oppositions physiques, +ses désirs agitent l'imagination, ses besoins changent les organes: +c'est donc l'objet sur lequel la manière de sentir et de voir devait +varier davantage. Il fallait prévenir les suites de cette trop grande +différence, et non pas y joindre des lois morales qui soient propres à +l'accroître encore. Mais les vieillards ont fait ces lois; et les +vieillards n'ayant plus le sentiment de l'amour, ne sauraient avoir ni +la véritable pudeur, ni la délicatesse du goût. Ils ont très mal entendu +ce que leur âge ne devait plus entendre. Ils auraient entièrement +proscrit l'amour, s'ils avaient pu trouver d'autres moyens de +reproduction. Leurs sensations surannées ont flétri ce qu'il fallait +contenir dans les grâces du désir; et pour éviter quelques écarts odieux +à leur impuissance, ils imaginèrent des entraves si gauches, que la +société est troublée tous les jours par de véritables crimes que ne se +reproche même point l'honnête homme qui n'a pas réfléchi[65]. + +C'est dans l'amour qu'il fallait permettre tout ce qui n'est pas +vraiment nuisible: c'est par l'amour que l'homme se perfectionne ou +s'avilit: c'est en cela surtout qu'il fallait retenir son imagination +dans les bornes d'une juste liberté, qu'il fallait mettre son bonheur +dans les limites de ses devoirs, qu'il fallait régler son jugement par +le sentiment précis de la raison des lois. C'était le plus puissant +moyen naturel de lui donner la perception de toutes les délicatesses du +goût et de leur vraie base, d'ennoblir et de réprimer ses affections, +d'imprimer à toutes ses sensations une sorte de volupté sincère et +droite, d'inspirer à l'homme mal organisé, quelque chose de la +sensibilité de l'homme supérieur, de les réunir, de les concilier, de +former une patrie réelle, et d'instituer une véritable société. + +Laissez-nous des plaisirs légitimes; c'est notre droit, c'est votre +devoir. J'imagine que vous avez cru faire quelque chose par +l'établissement du mariage[66]. Mais l'union dans laquelle les résultats +de vos institutions nous forcent de suivre les convenances du hasard, ou +de chercher celles de la fortune, à la place des convenances réelles; +l'union qu'un moment peut flétrir pour toujours, et que tant de dégoûts +altèrent nécessairement; une telle union ne nous suffit pas. Je vous +demande un prestige qui puisse se perpétuer: vous me donnez un lien dans +lequel je vois à nu le fer d'un esclavage sans terme, sous ces fleurs +d'un jour dont vous l'aviez maladroitement couvert, et que vous-même +avez déjà fanées. Je vous demande un prestige qui puisse déguiser ou +rajeunir ma vie; la nature me l'avait donné! Vous osez me parler des +ressources qui me restent. Vous souffririez que, vil contempteur d'un +engagement où la promesse doit être observée religieusement puisqu'elle +est donnée, j'aille persuader à une femme d'être méprisable afin que je +l'aime[67]. Moins directement coupable, mais non moins inconsidéré, +m'efforcerai-je de troubler une famille, de désoler des parents, de +déshonorer celle à qui ce genre d'honneur est si nécessaire dans la +société? Ou bien, pour n'attaquer aucun droit, pour n'exposer personne, +irai-je, dans des lieux méprisés, chercher celles qui peuvent être à +moi, non par une douce liberté de mÅ“urs, non par un désir naturel, mais +parce que leur métier les donne à tous? N'étant plus à elles-mêmes, +elles ne sont plus des femmes, mais je ne sais quoi d'analogue à elles +que l'oubli de toute délicatesse, l'inaptitude aux sentiments généreux, +et le joug de la misère, livrent aux caprices les plus bruts de l'homme +en qui une telle habitude dépravera aussi les sensations et les désirs. +Il reste des circonstances possibles, j'en conviens, mais elles sont +très rares, et quelquefois elles ne se rencontrent point dans une vie +entière. Les uns, retenus par la raison[68], consument leurs jours dans +des privations nécessaires et injustes; les autres, en nombre bien plus +grand, se jouent du devoir qui les contrarie. + +Ce devoir a cessé d'en être un dans l'opinion, parce que son observation +est contraire à l'ordre naturel des choses. Le mépris qu'on en fait mène +pourtant à l'habitude de n'obéir qu'à l'usage, de se faire à soi-même +une règle selon ses penchants, et de mépriser toute obligation dont +l'infraction ne conduit pas positivement aux peines légales, ou à la +honte dans la société. C'est la suite inévitable des bassesses réelles +dont on s'amuse tous les jours. Quelle moralité voulez-vous attendre +d'une femme qui trompe celui par qui elle vit, ou pour qui elle devrait +vivre; qui est sa première amie, et se joue de sa confiance; qui détruit +son repos, ou rit de lui s'il le conserve; et qui s'impose la nécessité +de le trahir jusqu'aux bornes de sa vie, en laissant à ses affections +l'enfant qui ne lui appartient pas? De tous les engagements, le mariage +n'est-il pas celui dans lequel la confiance et la bonne foi importent le +plus à la sécurité de la vie? Quelle misérable probité que celle qui +paie scrupuleusement un écu, et compte pour un vain mot la promesse la +plus sacrée qui soit entre les hommes! Quelle moralité voulez-vous +attendre de l'être qui s'attachait à persuader une femme en se moquant +d'elle, qui la méprise parce qu'elle a été telle qu'il la voulait, la +déshonore parce qu'elle l'a aimé; la quitte parce qu'il en a joui, et +l'abandonne quand elle a le malheur visible d'avoir partagé ses +plaisirs[69]. Quelle moralité, quelle équité voulez-vous attendre de cet +homme, au moins inconséquent, qui exige de sa femme des sacrifices qu'il +ne paie point, et qui la veut sage et inaccessible, tandis qu'il va +perdre, dans des habitudes secrètes, l'attachement dont il l'assure, et +qu'elle a droit de prétendre pour que sa fidélité ne soit pas un injuste +esclavage. + +Des plaisirs sans choix dégradent l'homme, des plaisirs coupables le +corrompent; mais l'amour sans passion ne l'avilit point. Il y a un âge +pour aimer et jouir: il y en a un pour jouir sans amour. Le cÅ“ur n'est +pas toujours jeune; et même s'il l'est encore, il ne rencontre pas +toujours ce qu'il peut vraiment aimer. + +Toute jouissance est un bien lorsqu'elle est exempte et d'injustice et +d'excès, lorsqu'elle est amenée par les convenances naturelles, et +possédée selon les désirs d'une organisation délicate. + +L'hypocrisie de l'amour est un des fléaux de la société. Pourquoi +l'amour sortirait-il de la loi commune? pourquoi n'être pas en cela +comme dans tout le reste, juste et sincère? Celui-là seul est +certainement éloigné de tout mal, qui cherche avec naïveté ce qui peut +le faire jouir sans remord. Toute vertu imaginaire ou accidentelle m'est +suspecte: quand je la vois sortir orgueilleusement de sa base erronée, +je cherche, et je découvre une laideur interne sous le costume des +préjugés, sous le masque fragile de la dissimulation. + +Permettez, autorisez des plaisirs, afin que l'on ait des vertus: montrez +la raison des lois, afin qu'on les vénère; invitez à jouir, afin d'être +écouté quand vous commandez de souffrir. Elevez l'âme par le sentiment +des voluptés naturelles; vous la rendrez forte et grande, elle +respectera les privations légitimes, elle en jouira même dans la +conviction de leur utilité sociale. + +Je veux que l'homme use librement de ses facultés, quand elles +n'attaquent point d'autres droits. Je veux qu'il jouisse, afin d'être +bon; qu'il soit animé par le plaisir, mais dirigé par l'équité visible; +que sa vie soit juste, heureuse et même voluptueuse. J'aime que celui +qui pense raisonne ses devoirs: je fais peu de cas d'une femme qui n'est +retenue dans les siens que par une sorte de terreur superstitieuse pour +tout ce qui appartient à des jouissances dont elle n'oserait s'avouer le +désir. + +J'aime qu'on se dise: ceci est-il mal, et pourquoi l'est-il? S'il +l'est, on se l'interdit, s'il ne l'est point, on en jouit avec un choix +sévère, avec la prudence qui est l'art d'y trouver une volupté plus +grande; mais sans autre réserve, sans honte, sans déguisement[70]. + +La vraie pudeur doit seule contenir la volupté. La pudeur est une +perception exquise, une partie de la sensibilité parfaite; c'est la +grâce des sens, et le charme de l'amour. Elle évite tout ce que nos +organes repoussent; elle permet ce qu'ils désirent; elle sépare ce que +la nature a laissé à notre intelligence le soin de séparer: et c'est +principalement l'oubli de cette réserve voluptueuse qui éteint l'amour +dans l'indiscrète liberté du mariage. + + * * * * * + + * * * * *[71] + + * * * * * + + + + +LETTRE LXIV + +DATX +Saint-Saphorin, 10 juillet, VIII. + + +Il n'y a pas l'ombre de sens dans la manière dont je vis ici. Je sais +que j'y fais des sottises, et je les continue sans pourtant tenir +beaucoup à les continuer. Mais si je ne fais pas plus sagement, c'est +que je ne puis parvenir à y mettre de l'importance. Je passe sur le lac +la moitié du jour et la moitié de la nuit; et quand je m'en éloignerai, +je serai tellement habitué au balancement des vagues, au bruit des eaux, +que je me déplairai sur un sol immobile, et dans le silence des prés. + +Les uns me prennent pour un homme dont quelque amour a un peu dérangé la +tête, d'autres soutiennent que je suis un Anglais qui a le spleen; les +bateliers ont appris à Hantz que j'étais l'amant d'une belle femme +étrangère qui vient de partir subitement de Lausanne. Il faudra que je +cesse mes courses nocturnes, car les plus sensés me plaignent, et les +meilleurs me prennent pour un fou. On lui a dit à Vevay: «N'êtes-vous +pas au service de cet Anglais dont on parle tant?» Le mal gagne; et pour +les gens de la côte, je crois qu'ils se moqueraient de moi si je n'avais +pas d'argent: heureusement je passe pour fort riche. L'aubergiste veut +absolument me dire: «Milord»; et je suis très respecté. Riche étranger, +ou Milord, sont synonymes. + +De plus, en revenant du lac, je me mets ordinairement à écrire, en sorte +que je me couche quand il fait grand jour. Une fois les gens de +l'auberge entendant quelque bruit dans ma chambre, et surpris que je me +fusse levé sitôt, montèrent me demander si je ne prendrais rien le +matin. Je leur répondis que je ne soupais point, et que j'allais me +coucher. Je ne me lève donc qu'à midi, ou même à une heure; je prends du +thé, j'écris; puis au lieu de dîner, je prends encore du thé, je ne +mange autre chose que du pain et du beurre, et aussitôt je vais au lac. +La première fois que j'allai seul dans un petit bateau que j'avais fait +chercher exprès pour cela, ils remarquèrent que Hantz restait au rivage, +et que je partais à la fin du jour: il y eut assemblée au cabaret, et +ils décidèrent que pour cette fois le spleen avait pris le dessus, et +que je fournirais un beau suicide aux annales du village. + +Je suis fâché de n'avoir pas pensé d'avance à l'effet que ces +singularités pourraient produire. Je n'aime pas à être remarqué, mais je +ne l'ai su que quand tout cela était une habitude déjà prise; et je +pense qu'on ne parlerait pas moins si j'allais en changer pour le peu de +jours que je dois encore passer ici. Comme je n'y savais que faire, j'ai +cherché à consumer les heures. Quand je suis actif, je n'ai pas d'autres +besoins; mais si je m'ennuie, j'aime du moins à m'ennuyer avec mollesse. + +Le thé est d'un grand secours pour s'ennuyer d'une manière calme. Entre +les poisons un peu lents qui font les délices de l'homme, je crois que +c'est un de ceux qui conviennent le mieux à ses ennuis. Il donne une +émotion faible et soutenue: comme elle est exempte des dégoûts du +retour, elle dégénère en une habitude de paix et d'indifférence, en une +faiblesse qui tranquillise le cÅ“ur que ses besoins fatigueraient, et +nous débarrasse de notre force malheureuse. J'en ai pris l'usage à +Paris, puis à Lyon: mais ici, j'ai eu l'imprudence de la porter jusqu'à +l'excès. Ce qui me rassure, c'est que je vais avoir un domaine et des +ouvriers, cela m'occupera et me retiendra. Je me fais beaucoup de mal +maintenant; mais comptez sur moi, je vais devenir sage par nécessité. + +Je m'aperçois, ou je crois m'apercevoir que le changement qui s'est fait +en moi, a été beaucoup avancé par l'usage journalier du thé et du vin. +Je crois que, toutes choses d'ailleurs égales, les buveurs d'eau +conservent bien plus longtemps la délicatesse des sensations, et en +quelque sorte leur première candeur. L'usage des stimulants vieillit nos +organes. Ces émotions outrées et qui ne sont pas dans l'ordre des +convenances naturelles entre nous et les choses, effacent les émotions +simples et détruisent cette proportion pleine d'harmonie qui nous +rendait sensibles à tous les rapports extérieurs, quand nous n'avions, +pour ainsi dire, de sentiments que par eux. + +Tel est le cÅ“ur humain; le principe le plus essentiel des lois pénales +n'a pas d'autre fondement. Si on ôte la proportion entre les peines et +les délits, si on veut trop presser le ressort de la crainte, on perd sa +souplesse; et si on va encore plus loin, il arrive enfin qu'on le brise: +on donne aux âmes le courage du crime; on éteint toute énergie dans +celles qui ont de la faiblesse, et l'on entraîne les autres à des vertus +atroces. Si l'on porte au-delà des limites naturelles l'émotion des +organes, on les rend insensibles à des impressions plus modérées. En +employant trop souvent, en excitant mal à propos leurs facultés +extrêmes, on émousse leurs forces habituelles; on les réduit à ne +pouvoir que trop, ou rien; on détruit cette proportion ordonnée pour les +circonstances diverses, qui nous unissait aux choses muettes +elles-mêmes, et nous y attachait par des convenances intimes. Elle nous +laissait toujours dans l'attente ou l'espoir, en nous montrant partout +des occasions de sentir; elle nous laissait ignorer la borne du +possible; elle nous laissait croire que nos cÅ“urs avaient des moyens +immenses, puisque ces moyens étaient indéfinis, et puisque toujours +relatifs aux choses du dehors, ils pouvaient toujours devenir plus +grands dans des situations inconnues. + +Il existe encore une différence essentielle entre l'habitude d'être ému +par l'impression des autres objets, ou celle de l'être par l'impulsion +interne d'un excitatif donné par notre caprice ou par un incident +fortuit, et non par l'occurrence des temps. Nous ne suivons plus le +cours du monde; nous sommes animés lorsqu'il nous abandonnerait au +repos; et souvent c'est lorsqu'il nous animerait, que nous nous trouvons +dans l'abattement que nos excès produisent. Cette fatigue, cette +indifférence, nous rend inaccessibles aux impressions des choses, à ces +mobiles extérieurs qui, devenus étrangers à nos habitudes, se trouvent +fréquemment en discordance ou en opposition avec nos besoins. + +Ainsi l'homme a tout fait pour se séparer du reste de la nature, pour se +rendre indépendant du cours des choses. Mais cette liberté, qui n'est +point selon sa nature, n'est pas une vraie liberté: elle est comme la +licence d'un peuple qui a brisé le joug des lois et des mÅ“urs +nationales, elle ôte bien plus qu'elle ne donne, elle met l'impuissance +du désordre à la place d'une dépendance légitime qui s'accorderait avec +nos besoins. Cette indépendance illusoire qui détruit nos facultés pour +y substituer nos caprices, nous rend semblables à cet homme qui, malgré +l'autorité du magistrat, voulait absolument élever dans la place +publique le monument d'un culte étranger, au lieu de se borner à en +dresser chez lui les autels: il se fit exiler dans un désert de sable +mouvant, où personne ne s'opposa à sa volonté, mais où sa volonté ne put +rien produire; il y mourut libre, mais sans autels domestiques aussi +bien que sans temples, sans aliments comme sans lois, sans amis comme +sans maîtres[72]. + +Je conviens qu'il serait plus à propos de raisonner moins sur l'usage du +thé, et d'en cesser l'excès; mais dès qu'on a quelque habitude de ces +sortes de choses, on ne sait plus où s'arrêter. S'il est difficile de +quitter une telle habitude, il ne l'est pas moins peut-être de la +régler, à moins que l'on ne puisse également régler toute sa manière de +vivre. Je ne sais comment avoir beaucoup d'ordre dans une chose, quand +il m'est interdit d'en avoir dans le reste; comment mettre de la suite +dans ma conduite, quand je n'ai aucun espoir d'en avoir une qui soit +constante, et qui s'accorde avec mes autres habitudes. C'est encore +ainsi que je ne sais rien faire sans moyens: plusieurs hommes ont cet +art de créer les moyens, ou de faire beaucoup avec très peu. Pour moi, +je saurais peut-être employer mes moyens avec ordre et utilité: mais le +premier pas demande un autre art; et cet art, je ne l'ai point. Je crois +que ce défaut vient de ce qu'il m'est impossible de voir les choses +autrement que dans toute leur étendue, celle du moins que je puis +saisir. Je veux donc que leurs principales convenances soient toutes +observées; et le sentiment de l'ordre, poussé peut-être trop loin, ou +du moins trop exclusif, ne me permet de rien faire et de rien conduire +dans le désordre. J'aime mieux m'abandonner que de faire ce que je ne +saurais bien faire. Il y a des hommes qui sans rien avoir, établissent +leur ménage; ils empruntent, ils font valoir, ils s'intriguent, ils +paieront quand ils pourront; en attendant, ils vivent et dorment +tranquilles, quelquefois même ils réussissent. Je n'aurais pu me +résoudre à une vie si précaire; et quand j'aurais voulu m'y hasarder, je +n'aurais pas eu les talents nécessaires. Cependant celui qui, avec cette +industrie, réussit à faire subsister sa famille, sans s'avilir, et sans +manquer à ses engagements, est sans doute un homme louable. Pour moi, je +ne serais guère capable que de me résoudre à manquer de tout, comme si +c'était une loi de la nécessité. Je chercherai toujours à employer le +mieux possible des moyens suffisants, ou à rendre tels, par mes +privations personnelles, ceux qui ne le seraient pas sans cela. Je +ferais jour et nuit des choses convenables, réglées et assurées, pour +donner le nécessaire à un ami, à un enfant; mais entreprendre dans +l'incertitude, mais rendre suffisants à force d'industrie hasardée, des +moyens très insuffisants par eux-mêmes, c'est ce que je ne saurais +espérer de moi. + +Il résulte d'une telle disposition, ce grand inconvénient, que je ne +puis vivre bien, sagement, et dans l'ordre, ni même suivre mes goûts ou +songer à mes besoins, qu'avec des facultés à peu près certaines; et que +si je suis peut-être au nombre des hommes capables d'user bien de ce +qu'on appelle une grande fortune, ou même d'une médiocrité facile; je +suis aussi du nombre de ceux qui, dans le dénuement, se trouvent sans +ressources et ne savent faire autre chose que d'éviter la misère, le +ridicule ou la bassesse, quand le sort ne les place pas lui-même +au-dessus du besoin. + +La prospérité est plus difficile à soutenir que l'adversité, dit-on +généralement. Mais c'est le contraire pour l'homme qui n'est pas soumis +à des passions positives; qui aime à faire bien ce qu'il fait, qui a +pour premier besoin celui de l'ordre, et qui considère plutôt l'ensemble +des choses que leurs détails. + +L'adversité convient à un homme ferme et un peu enthousiaste, dont l'âme +s'attache à une vertu austère, et dont heureusement l'esprit n'en voit +pas l'incertitude[73]. Mais l'adversité est bien triste, bien +décourageante pour celui qui n'y trouve rien à son usage, parce qu'il +voudrait faire bien, et que pour faire il faut pouvoir; parce qu'il +voudrait être utile, et que le malheureux trouve peu d'occasions de +l'être. N'étant pas soutenu par le noble fanatisme d'Epictète, il sait +bien résister au malheur, mais mal à une vie malheureuse dont il se +rebute enfin, sentant qu'il y perd tout son être. L'homme religieux, et +surtout celui qui est certain d'un Dieu rémunérateur, a un grand +avantage: il est bien facile de supporter le mal quand le mal est le +plus grand bien que l'on puisse éprouver. J'avoue que je ne saurais voir +ce qu'il y a d'étonnant dans la vertu d'un homme qui lutte sous l'Å“il de +son Dieu; et qui sacrifie des caprices d'une heure à une félicité sans +bornes et sans terme. Un homme tout à fait persuadé ne peut faire +autrement, à moins qu'il ne soit en délire. Il me paraît démontré que +celui qui succombe à la vue de l'or, à la vue d'une belle femme ou des +autres objets des passions terrestres, n'a pas la foi. Il est évident +qu'il ne voit bien que la terre: s'il voyait avec la même certitude ce +ciel et cet enfer dont il se rappelle quelquefois; s'ils étaient là , +comme les choses de la terre, présents dans sa pensée, il serait +impossible qu'il succombât jamais. Où est le sujet qui jouissant de sa +raison, ne sera pas dans l'impuissance de contrevenir à l'ordre de son +prince, s'il lui a dit: «Vous voilà dans mon sérail au milieu de toutes +mes femmes; pendant cinq minutes n'en approchez aucune; j'ai l'Å“il sur +vous; si vous êtes fidèle pendant ce peu de temps, tous ces plaisirs et +d'autres vous seront permis ensuite pendant trente années d'une +prospérité constante.» Qui ne voit que cet homme, quelque ardent qu'on +le suppose, n'a pas même besoin de force pour résister pendant un temps +si court: il n'a besoin que de croire à la parole de son prince. +Assurément les tentations du chrétien ne sont pas plus fortes, et la vie +de l'homme est bien moins devant l'éternité, que cinq minutes comparées +à trente années: il y a l'infini de distance entre le bonheur promis au +chrétien, et les plaisirs offerts au sujet dont je parle: enfin la +parole du prince peut laisser quelque incertitude, celle de Dieu n'en +peut laisser aucune. Si donc il n'est pas démontré que sur cent mille de +ceux qu'on appelle vrais chrétiens, il y en a tout au plus un qui ait +presque la foi, il me l'est à moi que rien au monde ne peut être +démontré. + +Pour les conséquences de ceci, vous les trouverez très simples: et je +veux revenir aux besoins que donne l'habitude des fermentés. Il faut +vous rassurer et achever de vous dire comment vous pouvez m'en croire, +malgré que je promette de me réformer précisément dans le temps que je +me contiens le moins, et que je donne à l'habitude une force plus +grande. + +Il y a encore un aveu à vous faire auparavant, c'est que je commence à +perdre enfin le sommeil: quand le thé m'a trop fatigué, je n'y connais +d'autre remède que le vin, je ne dors que par ce moyen, et voilà encore +un excès; car il faut bien en prendre autant qu'il se puisse sans que la +tête en soit affectée visiblement. Je ne sais rien de plus ridicule +qu'un homme qui prostitue sa pensée devant des étrangers; et dont on +dit, il a bu, en voyant ce qu'il fait, ce qu'il dit. Mais pour soi-même, +rien n'est plus doux à la raison que de la déconcerter un peu +quelquefois. Je prétends encore qu'un demi-désordre serait autant à sa +place dans l'intimité, qu'un véritable excès devient honteux devant les +hommes, et avilissant dans le secret même. + +Plusieurs des vins de Lavaux que l'on recueille ici près, entre Lausanne +et Vevay, passent pour dangereux. Mais quand je suis seul, je ne fais +usage que du Courtailloux: c'est un vin de Neuchâtel que l'on estime +autant que le petit bourgogne: Tissot le regarde comme aussi salubre. + +Dès que je serai propriétaire, je ne manquerai point de moyens de passer +les heures, et d'occuper aux soins d'arranger, de bâtir, +d'approvisionner, cette activité intérieure dont les besoins ne me +laissent aucun repos dans l'inaction. Pendant le temps que dureront ces +embarras, je diminuerai graduellement l'usage du vin; et quant au thé +j'en quitterai tout à fait l'habitude; je veux à l'avenir n'en prendre +que rarement. Lorsque tout sera arrangé, et que je pourrai commencer à +suivre la manière de vivre que depuis si longtemps j'aurais voulu +prendre, je me trouverai ainsi préparé à m'y conformer sans éprouver les +inconvénients d'un changement trop subit et trop grand. + +Pour les besoins de l'ennui, j'espère ne les plus connaître dès que je +pourrai assujettir toutes mes habitudes à un plan général; j'occuperai +facilement les heures; je mettrai à la place des désirs et des +jouissances, l'intérêt que l'on prend à faire ce qu'on a cru bon, et le +plaisir de céder à ses propres lois. + +Ce n'est pas que je me figure un bonheur qui ne m'est pas destiné, ou +qui du moins est encore bien loin de moi. J'imagine seulement que je ne +sentirai plus le poids du temps, que je pourrai prévenir l'ennui +ordinaire, et que je ne m'ennuierai plus qu'à ma manière. + +Je ne veux pas m'assujettir à une règle monastique. Je me réserverai des +ressources pour les instants où le vide sera plus accablant, mais la +plupart seront prises dans le mouvement et dans l'activité. Les autres +ressources auront leurs limites assez étroites, et l'extraordinaire +lui-même sera réglé. Jusqu'à ce que ma vie soit remplie, j'ai besoin +d'une règle fixe. Autrement il me faudrait des excès sans autre terme +que celui de mes forces, et encore comment rempliraient-ils un vide sans +bornes. J'ai vu quelque part, que l'homme qui sent n'a pas besoin de +vin. Cela peut être vrai pour celui qui n'en a point l'habitude. Lorsque +j'ai été quelques jours sobre et occupé, ma tête s'agite excessivement, +le sommeil se perd. J'ai besoin d'un excès qui me tire de mon apathie +inquiète, et qui dérange un peu cette raison divine dont la vérité gêne +notre imagination, et ne remplit pas nos cÅ“urs. + +Il y a une chose qui me surprend. Je vois des gens qui paraissent boire +uniquement pour le plaisir de la bouche, pour le goût, et prendre un +verre de vin, comme ils prendraient une bavaroise. Cela n'est pas +pourtant, mais ils le croient; et si vous le leur demandez, ils seront +même surpris de votre question. + +Je vais donc m'interdire ces moyens de tromper les besoins du plaisir et +l'inutilité des heures. Je ne sais pas si ce que je mettrai à la place +ne sera pas moindre encore, mais enfin je me dirai, voici un ordre +établi, il faut le suivre. Afin de le suivre constamment, j'aurai soin +qu'il ne soit pas d'une exactitude scrupuleuse, ni d'une trop grande +uniformité; car il se trouverait des prétextes et même des motifs de +manquer à la règle; et si une fois on y manque, il n'y a plus de raison +pour qu'on ne la secoue pas tout à fait. + +Il est bon que ce qui plaît soit limité par une loi antérieure. Au +moment où on l'éprouve, il en coûte de le soumettre à une règle qui le +borne. Ceux mêmes qui en ont la force, ont encore eu tort de n'avoir pas +décidé dans le temps propre à la réflexion, ce que la réflexion doit +décider, et d'avoir attendu le moment où ses raisonnements altèrent les +affections agréables qu'ils sont forcés de combattre. En pensant aux +raisons de ne pas jouir davantage, on réduit à bien peu de chose la +jouissance qu'on se permet: car il est de la nature du plaisir qu'il +soit possédé avec une sorte d'abandon et de plénitude. Il se dissipe +lorsqu'on veut le borner autrement que par la nécessité; et puisqu'il +faut pourtant que la raison le borne, le seul moyen de concilier ces +deux choses qui sans cela seraient contraires, c'est d'imposer d'avance +au plaisir la retenue d'une loi générale. + +Quelque faible que soit une impression, le moment où elle agit sur nous +est celui d'une sorte de passion. La chose actuelle est difficilement +estimée à sa juste valeur: ainsi dans les objets de la vue, la +proximité, la présence agrandissent les dimensions. C'est avant les +désirs qu'il faut se faire des principes contre eux. Dans le moment de +la passion, le souvenir de cette règle n'est plus la voix importune de +la froide réflexion, mais la loi de la nécessité, et cette loi +n'attriste pas un homme sage. + +Il est donc essentiel que la loi soit générale; celle des cas +particuliers est trop suspecte. Cependant abandonnons quelque chose aux +circonstances: c'est une liberté que l'on conserve, parce qu'on n'a pu +tout prévoir, et parce qu'il faut se soumettre à ses propres lois +seulement de la même manière que notre nature nous a soumis à celles de +la nécessité. Nos affections doivent avoir de l'indépendance, mais une +indépendance contenue dans des limites qu'elle ne puisse passer. Elles +sont semblables aux mouvements du corps qui n'ont point de grâce s'ils +sont gênés, contraints, et trop uniformes; mais qui manquent de décence +comme d'utilité, s'ils sont brusques, irréguliers ou involontaires. + +C'est un excès dans l'ordre même que de prétendre nuancer parfaitement, +modérer, régler ses jouissances, et les ménager avec la plus sévère +économie, pour les rendre durables et même perpétuelles. Cette +régularité absolue est trop rarement possible: le plaisir nous séduit, +il nous emporte, comme la tristesse nous retient et nous enchaîne. Nous +vivons au milieu des songes; et de tous nos songes, l'ordre parfait +pourrait bien être le moins naturel. + +Ce que j'ai peine à me figurer, c'est comment on cherche l'ivresse des +boissons quand on a celle des choses. N'est-ce pas le besoin d'être ému +qui fait nos passions? Quand nous sommes agités par elles, que +pouvons-nous trouver dans le vin, si ce n'est un repos qui suspende leur +action immodérée? + +Apparemment l'homme chargé de grandes choses, cherche aussi dans le vin +l'oubli, le calme, et non pas l'énergie. C'est ainsi que le café en +m'agitant, rend quelquefois le sommeil à ma tête fatiguée d'une autre +agitation. Ce n'est pas ordinairement le besoin des impressions +énergiques qui entraîne les âmes fortes aux excès des vins ou des +liqueurs. Une âme forte, occupée de grandes choses, trouve dans leur +habitude une activité plus digne d'elle en les gouvernant selon l'ordre. +Le vin ne peut que la reposer. Autrement pourquoi tant de héros de +l'histoire? pourquoi tant de gouvernants? pourquoi des maîtres du monde +auraient-ils bu? C'était, chez plusieurs peuples, un honneur de beaucoup +boire: mais des hommes extraordinaires ont fait de même dans des temps +où l'on ne mettait à cela aucune gloire. Je laisse donc tous ceux que +l'opinion entraîna, et tous ceux des gouvernants qui furent des hommes +très ordinaires: il reste quelques hommes forts et occupés de choses +utiles, ceux-là n'ont pu chercher dans le vin que le repos d'une tête +surchargée de ces soins dont l'habitude atténue l'importance, mais sans +la détruire, puisqu'il n'y a rien au-delà . + + + + +LETTRE LXV + +DATX +Saint-Saphorin, 14 juillet, VIII. + + +Soyez assuré que votre manière de penser ne sera pas combattue: si +j'avais assez de faiblesse pour qu'il me fût un jour nécessaire en ceci +d'être ramené à la raison, je retrouverais votre lettre. J'aurais +d'autant plus de honte de moi, que j'aurais bien changé, car maintenant +je pense absolument comme vous. Jusque-là , si elle est inutile sous ce +rapport, elle ne m'en satisfait pas moins. Elle est pleine de cette +sollicitude de la vraie amitié qui fait redouter par-dessus toutes +choses, que l'homme en qui on a mis une partie de soi-même, se laisse +aller à cesser d'être homme de bien. + +Non, je n'oublierai jamais que l'argent est un des plus grands moyens de +l'homme, et que c'est par son usage qu'il se montre ce qu'il est. Le +mieux possible nous est rarement permis: je veux dire que les +convenances sont si opposées, qu'on ne peut presque jamais faire bien +sous tous les rapports. Je crois que c'en est une essentielle de vivre +avec une certaine décence, et d'établir dans sa maison des habitudes +commodes, une manière réglée. Mais, passé cela, l'on ne saurait excuser +un homme raisonnable d'employer à des superfluités ce qui lui permet de +faire tant de choses meilleures. + +Personne ne sait que je veux me fixer ici: cependant je fais faire à +Lausanne et à Vevay, quelques meubles et diverses autres choses. On a +pensé apparemment que j'étais en état de sacrifier une somme un peu +forte aux caprices d'un séjour momentané: on aura cru que j'allais +prendre une maison seulement pour passer l'été. Voilà comment on a +trouvé que je faisais de la dépense; et comment j'ai obtenu beaucoup de +respects, quoique j'eusse le malheur d'avoir la tête un peu dérangée. + +Ceux qui ont à louer des maisons de quelque apparence ne m'abordent pas +comme un homme ordinaire: et moi, je suis tenté de rendre ces mêmes +hommages à mes louis quand je songe que voilà déjà un heureux. Hantz me +donne de l'espérance, si celui-là est satisfait sans que j'y aie pensé, +d'autres le seront peut-être à présent que je puis quelque chose. Le +dénuement, la gêne, l'incertitude lient les mains dans les choses mêmes +que l'argent ne fait pas. On ne peut s'arranger en rien: on ne peut +avoir aucun projet suivi. On est au milieu d'hommes que la misère +accable, on a quelque aisance extérieure, et cependant on ne peut rien +faire pour eux; on ne peut même leur faire connaître cette impuissance, +afin que du moins ils ne soient pas indignés. Où est celui qui songe à +la fécondité de l'argent? Les hommes le perdent comme ils dissipent +leurs forces, leur santé, leurs ans. Il est si aisé de l'entasser ou de +le prodiguer: si difficile de l'employer bien! + +Je sais un curé près de Fribourg, qui est mal vêtu, qui se nourrit mal, +qui ne dépense pas un demi-batz sans nécessité; mais il donne tout, et +le donne avec intelligence. Un de ses paroissiens, je l'ai entendu, +parlait de son avarice; mais cette avarice est bien belle! + +Quand on s'arrête à l'importance du temps et à celle de l'argent, on ne +peut voir qu'avec peine la perte d'une minute, ou celle d'un batz. +Cependant le train des choses nous entraîne: une convenance arbitraire +emporte vingt louis, tandis qu'un malheureux n'a pu obtenir un écu. Le +hasard nous donne ou nous ôte trente fois plus qu'il ne faudrait pour +consoler l'infortuné. Un autre hasard condamne à l'inaction celui dont +le génie aurait conservé l'état. Un boulet brise cette tête que l'on +croyait destinée aux grandes choses, et que trente ans de soins avaient +préparée. Dans cette incertitude, sous la loi de la nécessité, que +deviennent nos calculs et l'exactitude des détails? + +Sans cette incertitude, on ne voudrait pas avoir des mouchoirs de +batiste; ceux de toile serviraient aussi bien, et l'on pourrait en +donner à ce pauvre homme de journée qui se prive de tabac quand on +l'emploie dans l'intérieur d'une maison, parce qu'il n'a pas de mouchoir +dont il ose se servir _devant le monde_. + +Ce serait une vie heureuse que celle qu'on passerait comme ce curé +respectable. Si j'étais pasteur de village, je voudrais me hâter de +faire ainsi, avant qu'une grande habitude me rendît nécessaire l'usage +de ce qui compose une vie aisée. Mais il faut être célibataire, être +seul, être indépendant de l'opinion; sans quoi l'on peut perdre dans +trop d'exactitude, les occasions de sortir des bornes d'une utilité si +restreinte. S'arranger de cette manière c'est trop limiter son sort; +mais aussi, sortez de là ; et vous voilà comme assujetti à tous ces +besoins convenus dont il est difficile de marquer le terme, et qui +entraînent si loin de l'ordre réel, qu'on voit des gens ayant cent mille +livres de revenu, craindre une dépense de vingt francs. + +On ne s'arrête pas assez à ce qu'éprouve une femme qui se traîne sur une +route avec son enfant, qui manque de pain pour elle et pour lui-même, et +qui enfin trouve ou reçoit une pièce de six sous. Alors elle entre avec +confiance dans une maison où elle aura de la paille; avant de s'y +coucher, elle lui fait une panade; et dès qu'il dort, elle s'endort +contente, laissant à la providence les besoins du lendemain. + +Que de maux à prévenir, à réparer! que de consolations à donner! que de +plaisirs à faire qui sont là en quelque sorte, dans une bourse d'or, +comme des germes cachés et oubliés, et qui n'attendent pour produire des +fruits admirables que l'industrie d'un bon cÅ“ur! Toute une campagne est +misérable et avilie: les besoins, l'inquiétude, le désordre ont flétri +tous les cÅ“urs; tous souffrent et s'irritent; l'humeur, les divisions, +les maladies, la mauvaise nourriture, l'éducation brutale, les habitudes +malheureuses, tout peut être changé. L'union, l'ordre, la paix, la +confiance peuvent être ramenés; et l'espérance elle-même, et les mÅ“urs +heureuses! Fécondité de l'argent! + +Celui qui a pris un état, celui dont la vie peut être réglée, dont le +revenu est toujours le même, qui est contenu dans cela et borné là , +comme un homme l'est par les lois de sa nature, l'héritier d'un petit +patrimoine, un ministre de campagne, un rentier tranquille peuvent +calculer ce qu'ils ont, fixer leur dépense annuelle, réduire leurs +besoins personnels aux besoins absolus, et compter alors tous les sous +qui leur restent, comme des jouissances qui ne périront point. Il ne +doit pas sortir de leurs mains une seule monnaie qui ne ramène la joie +ou le repos dans le cÅ“ur d'un malheureux. + +J'entre avec affection dans cette cuisine patriarcale, sous un toit +simple, dans l'angle de la vallée. J'y vois des légumes que l'on apprête +avec un peu de lait, parce qu'ils sont moins coûteux ainsi qu'avec le +beurre. On y fait une soupe avec des herbes, parce que le bouillon gras +a été porté à une demi-lieue de là chez un malade. Les plus beaux fruits +se vendent à la ville, et leur produit sert à distribuer à chacune des +femmes les moins aisées de l'endroit, quelques bichets de farine de maïs +qu'on ne leur donne pas comme une aumône, mais dont on leur montre à +faire _des gaudes_ et des galettes. Pour les fruits salubres et qui ne +sont pas d'un grand prix, tels que les cerises, les groseilles, le +raisin commun, on les consomme avec autant de plaisir que ces belles +poires ou ces pêches qui ne rafraîchiraient pas mieux et dont on a tiré +un bien meilleur parti. + +Dans la maison tout est propre, mais d'une simplicité rigoureuse. Si +l'avarice ou la misère avaient fait cette loi, ce serait triste à voir, +mais c'est l'économie de la bienfaisance. Ses privations raisonnées, sa +sévérité volontaire, sont plus douces que toutes les recherches et +l'abondance d'une vie voluptueuse: celles-ci deviennent des besoins dont +on ne supporterait pas d'être privé, mais auxquels on ne trouve point de +plaisir; les premières donnent des jouissances toujours répétées, et qui +nous laissent notre indépendance. Des étoffes de ménage, fines, mais +fortes et peu salissantes, composent presque tout l'habillement des +enfants et du père. Sa femme ne porte que des robes blanches de toile de +coton; et tous les ans, on trouve des prétextes pour répartir plus de +deux cents aunes de toile entre ceux qui sans cela auraient à peine des +chemises. Il n'y a d'autre porcelaine que deux tasses du Japon, qui +servaient jadis dans la maison paternelle; tout le reste est d'un bois +très dur, agréable à l'Å“il et que l'on maintient dans une grande +propreté; il se casse difficilement, et on le renouvelle à peu de frais; +en sorte que l'on n'a pas besoin de craindre ou de gronder, et qu'on a +de l'ordre sans humeur, de l'activité sans inquiétude. On n'a point de +domestique: comme les soins du ménage sont peu considérables et bien +réglés, on se sert soi-même afin d'être libre. De plus on n'aime ni à +surveiller, ni à perdre: on se trouve plus heureux avec plus de peine, +et plus de confiance. Seulement une femme qui mendiait auparavant, vient +tous les jours pendant une heure, elle fait l'ouvrage le moins propre, +et elle emporte chaque fois le salaire convenu. Avec cette manière +d'être, on connaît au juste ce qu'on dépense; car là on sait le prix +d'un Å“uf, et l'on sait aussi donner sans aucun regret un sac de blé au +débiteur pauvre poursuivi par un riche créancier. + +Il importe à l'ordre même qu'on le suive sans répugnance: les besoins +positifs sont faciles à contenir par l'habitude, dans les bornes du +simple nécessaire; mais les besoins de l'ennui n'auraient point de +bornes et mèneraient d'ailleurs aux besoins d'opinion, illimités comme +eux. On a tout prévu pour ne laisser aucun dégoût interrompre l'accord +de l'ensemble. On ne fait pas usage des stimulants, ils rendent nos +sensations trop irrégulières: ils donnent à la fois l'avidité et +l'abattement. Le vin et le café sont interdits. Le thé seul est admis, +mais aucun prétexte ne peut rendre son usage fréquent: on en prend +régulièrement une fois tous les cinq jours. Aucune fête ne vient +troubler l'imagination par ses plaisirs espérés, par son indifférence +imprévue ou affectée, par les dégoûts et l'ennui qui succèdent également +aux désirs trompés et aux désirs satisfaits. Tous les jours sont à peu +près semblables, afin que tous soient heureux. Quand les uns sont pour +le plaisir et les autres pour le travail; l'homme qui n'est pas +contraint par une nécessité absolue, devient bientôt mécontent de tous, +et curieux d'essayer une autre manière de vivre. Il faut à l'incertitude +de nos cÅ“urs, ou l'uniformité pour la fixer, ou une variété perpétuelle +qui la suspende et la séduise toujours. Avec les amusements +s'introduiraient les dépenses; et l'on perdrait à s'ennuyer dans les +plaisirs, les moyens d'être contents et aimés au milieu d'une bourgade +contente. Cependant il ne faut pas que toutes les heures de la vie +soient insipides et sans joie. On se fait à l'uniformité de l'ennui, +mais le caractère en est altéré, l'humeur devient difficile et chagrine; +au milieu de la paix des choses, on n'a plus la paix de l'âme et le +calme du bonheur. Cet homme de bien l'a senti. Il a voulu que les +services qu'il rend, que l'ordre qu'il a établi donnassent à sa famille +la félicité d'une vie simple, et non pas l'amertume des privations et de +la misère. Chaque jour a pour les enfants un moment de fête, tel qu'on +en peut avoir chaque jour. Il ne finit jamais sans qu'ils se soient +réjouis, sans que leurs parents aient eu le plaisir des pères, celui de +voir leurs enfants devenir toujours meilleurs en restant toujours aussi +contents. Le repas du soir se fait de bonne heure; il est composé de +choses simples, mais qu'ils aiment, et que souvent on leur laisse +disposer eux-mêmes. Après le souper, les jeux en commun chez soi, ou +chez des voisins honnêtes, les courses, la promenade, la gaieté +nécessaire à leur jeunesse et si bonne à tout âge, ne leur manquent +jamais. Tant le maître de la maison est convaincu que le bonheur attache +aux vertus, comme les vertus disposent au bonheur. + +Voilà comme il faudrait vivre: voilà comme j'aimerais à faire, surtout +si j'avais un revenu considérable. Mais vous savez quelle chimère je +nourris dans ma pensée. Je n'y crois pas, et pourtant je ne saurais m'y +refuser. Le sort qui ne m'a donné ni femme, ni enfants, ni patrie; je ne +sais quelle inquiétude qui m'a isolé, qui m'a toujours empêché de +prendre un rôle sur la scène du monde, ainsi que font les autres hommes; +ma destinée enfin, semble me retenir, elle me laisse dans l'attente et +ne me permet pas d'en sortir; elle ne dispose point de moi, mais elle +m'empêche d'en disposer moi-même. Il semble qu'il y ait une force qui me +retienne et me prépare en secret, que mon existence ait une fin +terrestre encore inconnue, et que je sois réservé pour une chose que je +ne saurais soupçonner. C'est une illusion peut-être: cependant je ne +puis volontairement détruire ce que je crois pressentir, ce que le temps +peut me réserver. + +A la vérité je pourrais m'arranger ici à peu près de la manière dont je +parle; j'aurais un objet insuffisant, mais du moins certain; et voyant à +quoi je dois m'attacher, je m'efforcerais d'occuper à ces soins +journaliers l'inquiétude qui me presse. En faisant dans un cercle +étroit, le bien de quelques hommes, je parviendrais à oublier combien je +suis inutile aux hommes. Peut-être même prendrais-je ce parti, si je ne +me trouvais pas dans un isolement qui ne m'y offrirait point de douceur +intérieure; si j'avais un enfant que je formerais, que je suivrais dans +les détails: si j'avais une femme qui aimât les soins d'un ménage bien +conduit, à qui il fût naturel d'entrer dans mes vues, qui pût trouver +des plaisirs dans l'intimité domestique, et jouir comme moi de toutes +ces choses qui n'ont de prix que celui d'une simplicité volontaire. + +Bientôt il me suffirait de suivre l'ordre dans les choses de la vie +privée. Le vallon ignoré serait pour moi la seule terre humaine. On n'y +souffrirait plus, et je deviendrais content. Puisque dans quelques +années je serai un peu de poussière que les vers auront abandonné, j'en +viendrais à ce point de regarder comme un monument assez grand la +fontaine dont j'aurais amené les eaux intarissables; et ce serait assez +pour l'emploi de mes jours que dix familles trouvassent mon existence +utile. + +Dans une terre convenable, je jouirais plus de cette simplicité des +montagnes, que je ne jouirais dans une grande ville de toutes les +habitudes de l'opulence. Mon parquet serait un plancher de sapin; au +lieu de boiseries vernies, j'aurais des murs de sapin; mes meubles ne +seraient point d'acajou, ils seraient de chêne ou de sapin. Je me +plairais à voir arranger les châtaignes sous la cendre, au foyer de la +cuisine; comme j'aime à être assis sur un meuble élégant à vingt pieds +de distance d'un feu de salon, à la lumière de quarante bougies. + +Mais je suis seul; et outre cette raison, j'en ai d'autres encore de +faire différemment. Si je savais qui partagera ma manière de vivre, je +saurais selon quels besoins et quels goûts il faut que je la dispose. Si +je pouvais être assez utile dans ma vie domestique, je verrais à borner +là toute considération de l'avenir: mais dans l'ignorance où je suis de +ceux avec qui je vivrai et de ce que je deviendrai moi-même, je ne veux +point rompre des rapports qui peuvent devenir nécessaires, et je ne puis +non plus adopter des habitudes trop particulières. Je vais donc +m'arranger selon les lieux, mais d'une manière qui n'écarte de moi +personne de ceux dont on peut dire: c'est un des nôtres. + +Je ne possède pas un bien considérable; et ce n'est point d'ailleurs +dans un vallon des Alpes que j'irais introduire un luxe déplacé. Ces +lieux-là permettent la simplicité que j'aime. Ce n'est pas que les excès +y soient ignorés, non plus que les besoins d'opinion. L'on ne peut pas +dire précisément que le pays soit simple, mais il convient à la +simplicité. L'aisance y semble plus douce qu'ailleurs, et le luxe moins +séduisant. Beaucoup de choses naturelles n'y sont pas encore ridicules. +Il n'y faut pas aller vivre, si l'on est réduit à très peu; mais si l'on +a seulement assez, on y sera mieux qu'ailleurs. + +Je vais donc m'y arranger, comme si j'étais à peu près sûr d'y passer ma +vie entière. J'y vais établir en tout la manière de vivre que les +circonstances m'indiquent. Après que je me serai pourvu des choses +nécessaires, il ne me restera pas plus de huit mille livres d'un revenu +clair; mais ce sera suffisant, et j'y serai moins gêné avec cela, +qu'avec le double dans une campagne ordinaire, ou le quadruple dans une +grande ville. + + + + +LETTRE LXVI + +DATX +19 juillet, VIII. + + +Quand on n'aime pas à changer de domestique, on doit être satisfait d'en +avoir un dont l'opinion permette à peu près ce qu'on veut. Le mien +s'arrange bonnement de ce qui me convient. Si son maître est mal nourri, +il se contente de l'être un peu mieux que lui; si dans des lieux où il +n'existe point de lits, je passe la nuit tout habillé sur le foin, il +s'y place de même sans me faire trop valoir tant de condescendance. Je +n'en abuse point, et je viens de faire monter ici un matelas pour lui. + +Au reste j'aime à avoir quelqu'un qui, rigoureusement parlant, n'ait pas +besoin de moi. Les gens qui ne peuvent rien par eux-mêmes et qui sont +réduits naturellement et par inaptitude, à devoir tout à autrui, sont +trop difficiles. N'ayant jamais rien acquis par leurs propres moyens, +ils n'ont point eu l'occasion de connaître la valeur des choses, et de +se soumettre à des privations volontaires; en sorte que toutes leur sont +odieuses. Ils ne distinguent point de la misère, une économie +raisonnable; ni de la lésinerie, une gêne momentanée que les +circonstances prescrivent; et leurs prétentions ont d'autant moins de +bornes, que sans vous ils ne pourraient prétendre à rien. Laissez-les à +eux-mêmes, ils auront à peine du pain de seigle; prenez-les chez vous, +ils dédaignent les légumes; la viande de boucherie est bien commune, et +leur santé ne saurait s'accommoder de l'eau. + +Je suis enfin chez moi; et cela dans les Alpes. Il n'y a pas bien des +années que c'eût été pour moi un grand bonheur; maintenant j'y trouve le +plaisir d'être occupé. J'ai des ouvriers de la Gruyère pour bâtir ma +maison de bois, et pour y faire des poêles à la manière du pays. J'ai +commencé par faire élever un grand toit couvert d'_anscelles_, qui +joindra la grange et la maison, et sous lequel seront le bûcher, la +fontaine, etc. C'est maintenant l'atelier général, et on y a pratiqué à +la hâte quelques cases où l'on passe la nuit, pendant que la beauté de +la saison le permet. De cette manière les ouvriers ne sont point +dérangés, l'ouvrage avancera beaucoup plus. Ils font aussi leur cuisine +en commun: et me voilà à la tête d'un petit Etat très laborieux et bien +uni. Hantz, mon premier ministre, daigne quelquefois manger avec eux. Je +suis parvenu à lui faire comprendre que quoiqu'il eût l'intendance de +mes bâtiments, s'il voulait se faire aimer de mon peuple, il ferait bien +de ne point mépriser des hommes de condition libre, des paysans, des +ouvriers à qui peut-être la philosophie du siècle donnerait l'impudence +de l'appeler valet. + +Si vous trouvez un moment, envoyez-moi vos idées sur tous les détails +auxquels vous penserez, afin qu'en disposant les choses pour longtemps, +et peut-être pour la vie, je ne fasse rien qu'il faille ensuite changer. + +Adressez à Imenstròm par Vevey. + + + + +LETTRE LXVII + +DATX +Imenstròm, 21 juillet, VIII. + + +Ma chartreuse n'est éclairée par l'aurore en aucune saison, et ce n'est +que dans l'hiver qu'elle voit le coucher du soleil. Vers le solstice +d'été, on ne le voit pas se coucher, et on ne l'aperçoit le matin que +trois heures après le moment où il a passé l'horizon. Il sort alors +entre les tiges droites des sapins près d'un sommet nu, qu'il éclaire +plus haut que lui dans les cieux; il paraît porté sur l'eau du torrent, +au-dessus de sa chute; ses rayons divergent avec le plus grand éclat à +travers le bois noir; le disque lumineux repose sur la montagne boisée +et sauvage dont la pente reste encore dans l'ombre, c'est l'Å“il +étincelant d'un colosse ténébreux. + +Mais c'est aux approches de l'équinoxe, que les soirées seront +admirables et vraiment dignes d'une tête plus jeune. La gorge +d'Imenstròm s'abaisse et s'ouvre vers le couchant d'hiver: sa pente +méridionale sera dans l'ombre; celle que j'occupe et qui regarde le +midi, tout éclairée de la splendeur du couchant, verra le soleil +s'éteindre dans le lac immense embrasé de ses feux. Et ma vallée +profonde sera comme un asile d'une douce température, entre la plaine +ardente fatiguée de lumière, et la froide neige des cimes qui la ferment +à l'orient. + +J'ai soixante-dix arpents de prés plus ou moins bons; vingt de bois +assez beaux; et à peu près trente-cinq, dont la surface est toute en +rocs, en fondrières trop humides, ou toujours dans l'ombre, et en bois +ou très faibles, ou à peu près inaccessibles. Ceci ne donnera presque +aucun produit; c'est un espace stérile, dont on ne tire d'autre avantage +que le plaisir de l'enfermer chez soi et de pouvoir, si l'on veut, le +disposer pour l'agrément. + +Ce qui me plaît dans cette propriété, outre la situation, c'est que +toutes les parties en sont contiguës et peuvent être réunies par une +clôture commune: de plus, elle ne contient ni champs, ni vignes. La +vigne y pourrait réussir d'après l'exposition; il y en avait même +autrefois: on a mis des châtaigniers à la place, et je les préfère de +beaucoup. + +Le froment y réussit mal; le seigle y serait très beau, dit-on, mais il +ne me servirait que comme moyen d'échange; les fromages peuvent le faire +plus commodément. Je veux simplifier tous les travaux et les soins de la +maison, afin d'avoir de l'ordre et peu d'embarras. + +Je ne veux point de vignes, parce qu'elles exigent un travail pénible, +et que j'aime voir l'homme occupé, mais non surchargé, parce que leur +produit est trop incertain, trop irrégulier, et que j'aime à savoir ce +que j'ai, ce que je puis. Je n'aime point les champs, parce que le +travail qu'ils demandent est trop inégal; parce qu'une grêle, et ici les +gelées du mois de mai peuvent trop facilement enlever leur récolte; +parce que leur aspect est presque continuellement, ou désagréable, ou du +moins fort indifférent pour moi. + +De l'herbe, du bois et du fruit, voilà tout ce que je veux, surtout dans +ce pays-ci. Malheureusement le fruit manque à Imenstròm. C'est un grand +inconvénient; il faut attendre beaucoup pour jouir des arbres que l'on +plante; et moi qui aime à être en sécurité pour l'avenir, mais qui ne +compte que sur le présent, je n'aime pas attendre. Comme il n'y avait +point ici de maison, on n'y a mis aucun arbre fruitier, à l'exception +des châtaigniers et de quelques pruniers très vieux, qui apparemment +appartiennent au temps où il y avait de la vigne et sans doute des +habitations: car ceci paraît avoir été partagé entre divers +propriétaires. Depuis la réunion de ces différentes possessions, ce +n'était plus qu'un pâturage où les vaches s'arrêtaient lorsqu'elles +commençaient à monter au printemps, et lorsqu'elles redescendaient pour +l'hiver. + +Cet automne et le printemps prochain, je planterai beaucoup de pommiers +et de merisiers, quelques poiriers et quelques pruniers. Pour les autres +fruits qui viendraient difficilement ici, je préfère m'en passer. Quand +on a dans un lieu ce qu'il peut naturellement produire, je trouve que +l'on est assez bien. Les soins que l'on se donnerait pour y avoir ce que +le climat n'accorde qu'avec peine, coûteraient plus que la chose ne +vaudrait. + +Par une raison semblable, je ne prétendrai pas avoir chez moi toutes les +choses qui me seront nécessaires, ou dont je ferai usage. Il en est +beaucoup qu'il vaut mieux se procurer par échange. Je ne désapprouve +point que dans un grand domaine, on fasse tout chez soi, sa toile, son +pain, son vin; qu'on ait dans sa basse-cour porcs, dindes, paons, +pintades, lapins et tout ce qui peut, étant bien administré, donner +quelque avantage. Mais j'ai vu avec surprise ces ménages mesquins et +embarrassés, où pour une économie toujours incertaine et souvent +onéreuse, on se donnait cent sollicitudes, cent causes d'humeur, cent +occasions de pertes. Les opérations rurales sont toutes utiles, mais la +plupart ne le sont que lorsqu'on a les moyens de les faire un peu en +grand. Autrement il vaut mieux se borner à son affaire et la bien +conduire. En simplifiant, on rend l'ordre plus facile, l'esprit moins +inquiet, les subalternes plus fidèles, et la vie domestique bien plus +douce. + +Si je pouvais faire faire annuellement cent pièces de toile, je verrais +peut-être à me donner chez moi cet embarras: mais irai-je, pour quelques +aunes, semer du chanvre et du lin, avoir le soin de le faire tirer, de +le faire rouir, de le faire tiller, avoir des fileuses, envoyer je ne +sais où faire la toile, et encore ailleurs la blanchir? Quand tout +serait bien calculé; quand j'aurais évalué les pertes, les infidélités, +l'ouvrage mal fait, les frais indirects, je suis persuadé que je +trouverais ma toile très chère. Au lieu que sans tout ce soin, je la +choisis comme je veux. Je ne la paie que ce qu'elle vaut réellement, +parce que j'en achète une quantité à la fois, et que je la prends dans +un magasin. D'ailleurs, je ne change de marchands, comme d'ouvriers ou +de domestiques, que quand il m'est impossible de faire autrement: cela, +quoi que l'on dise, arrive rarement, quand on choisit avec l'intention +de ne pas changer, et que l'on fait de son côté ce qui est juste pour +les satisfaire soi-même ... + + + + +LETTRE LXVIII + +DATX +Im., 23 juillet, VIII. + + +J'ai fait à peu près les mêmes réflexions que vous sur mon nouveau +séjour. Je trouve, il est vrai, qu'un froid médiocre est naturellement +plus incommode qu'une chaleur très grande; je hais les vents du nord et +les neiges; de tous temps mes idées se sont portées vers ces beaux +climats qui n'ont point d'hivers; et autrefois il me semblait pour +ainsi dire chimérique que l'on vécût à Archangel, à Jeniseick. J'ai +peine à sentir que les travaux du commerce et des arts puissent se faire +sur une terre perdue vers le pôle, où pendant une si longue saison les +liquides sont solides, la terre pétrifiée, et l'air extérieur mortel. +C'est le Nord qui me paraît inhabitable; quant à la Torride, je ne vois +pas de même pourquoi les Anciens l'ont crue telle. Ses sables sont +arides sans doute, mais on sent d'abord que les contrées bien arrosées +doivent y convenir beaucoup à l'homme, en lui donnant peu de besoins, et +en subvenant, par les produits d'une végétation forte et perpétuelle, au +seul besoin absolu qu'il y éprouve. La neige a, dit-on, ses avantages; +cela est certain; elle fertilise des terres peu fécondes, mais +j'aimerais mieux les terres naturellement fertiles, ou fertilisées par +d'autres moyens. Elle a ses beautés; cela doit être, car l'on en +découvre toujours dans les choses, en les considérant sous tous leurs +aspects; mais les beautés de la neige sont les dernières que je +découvrirai. + +Mais maintenant que la vie indépendante n'est qu'un songe oublié, +maintenant que je ne chercherais autre chose que de rester immobile, si +la faim, le froid, ou l'ennui ne me forçaient de me remuer, je commence +à juger des climats par réflexion plus que par sentiment. Pour passer le +temps comme je puis dans ma chambre, autant vaut le ciel glacé des +Samoïèdes que le doux ciel de l'Ionie. Ce que je craindrais le plus, ce +serait peut-être le beau temps perpétuel de ces contrées ardentes, où le +vieillard n'a pas vu pleuvoir dix fois. Je trouve les beaux jours bien +commodes; mais malgré le froid, les brumes, la tristesse, je supporte +bien mieux l'ennui des mauvais temps que celui des beaux jours. + +Je ne dors plus comme autrefois. L'inquiétude des nuits, le désir du +repos me font songer à tant d'insectes qui tourmentent l'homme dans les +pays chauds et dans les étés de plusieurs pays du Nord. Les déserts ne +sont plus à moi: les besoins de convention me deviennent naturels. Que +m'importe l'indépendance de l'homme? Il me faut de l'argent, et avec de +l'argent, je puis être bien à Pétersbourg comme à Naples. Dans le Nord +l'homme est assujetti par les besoins et les obstacles: dans le Midi il +est asservi par l'indolence et la volupté. Dans le Nord le malheureux +n'a pas d'asile; il est nu, il a froid, il a faim, et la nature serait +pour lui aussi terrible que l'aumône et les cachots. Sous l'Equateur, il +a les forêts; et la nature lui suffit quand l'homme n'y est pas. Là il +trouve des asiles contre la misère et l'oppression; mais moi, lié par +mes habitudes et ma destinée, je ne dois pas aller si loin. Je cherche +une cellule commode où je puisse respirer, dormir, me chauffer, me +promener en long et en large, et compter ma dépense. C'est donc beaucoup +si je la puis bâtir près d'un rocher suspendu et menaçant, près d'une +eau bruyante, qui me rappellent de temps à autre que j'eusse pu faire +autre chose. + +Cependant j'ai pensé à Lugano. Je voulais l'aller voir; j'y ai renoncé. +C'est un climat facile: on n'y a pas à souffrir l'ardeur des plaines +d'Italie, ni les brusques alternatives et la froide intempérie des +Alpes: la neige y tombe rarement, et n'y reste pas. On y a, dit-on, des +oliviers; et les sites y sont beaux; mais c'est un coin bien reculé. Je +craignais encore plus la manière italienne; et quand après cela, j'ai +songé aux maisons de pierres, je n'ai pas pris la peine d'y aller. Ce +n'est plus être en Suisse. J'aimerais bien mieux Chessel, et j'y devrais +être, mais il paraît que je ne le puis. J'ai été conduit ici par une +force qui n'est peut-être que l'effet de mes premières idées sur la +Suisse, mais qui me semble être autre chose. Lugano a un lac, mais un +lac n'eût pas suffi pour que je vous quittasse. + +Cette partie de la Suisse où je me fixe est devenue comme ma patrie, ou +comme un pays où j'aurais passé des années heureuses dans les premiers +temps de la vie. J'y suis avec indifférence, et c'est une grande preuve +de mon malheur; mais je crois que je serais mal partout ailleurs. Ce +beau bassin de la partie occidentale du Léman si vaste, si romantique, +si bien environné; ces maisons de bois, ces chalets, ces vaches qui vont +et reviennent avec leurs cloches des montagnes; les facilités des +plaines et la proximité des hautes Alpes; une sorte d'habitude anglaise, +française et suisse à la fois; un langage que j'entends, un autre qui +est le mien, un autre plus rare que je ne comprends pas; une variété +tranquille que tout cela donne; une certaine union peu connue des +catholiques; la douce mélodie d'une terre qui voit le couchant, mais un +couchant éloigné du Nord; cette longue plaine d'eau courbée, prolongée, +indéfinie, dont les vapeurs lointaines s'élèvent sous le soleil de midi, +s'allument et s'embrasent aux feux du soir, et dont la nuit laisse +entendre les vagues qui se forment, qui viennent, qui grossissent et +s'étendent pour se perdre sur la rive où l'on repose: cet ensemble +entretient l'homme dans une situation qu'il ne trouve pas ailleurs. Je +n'en jouis pas, et j'aurais peine à m'en passer. Dans d'autres lieux, je +serais étranger; je pourrais attendre un site plus heureux, et quand je +veux reprocher aux choses l'impuissance et le néant où je vis, je +saurais de quelle chose me plaindre: mais ici je ne puis l'attribuer +qu'à des désirs vagues, à des besoins trompeurs. Il faut donc que je +cherche en moi les ressources qui y sont peut-être sans que je les +connaisse; et si mon impatience est sans remède, mon incertitude sera du +moins finie. + +Je dois avouer que j'aime à posséder, même sans jouir: soit que la +vanité des choses, ne me laissant plus d'espoir, m'inspire une tristesse +convenable à l'habitude de ma pensée; soit que, n'ayant pas d'autres +jouissances à attendre, je trouve de la douceur à une amertume qui ne +fait pas précisément souffrir, et qui laisse l'âme découragée dans le +repos d'une mollesse douloureuse. Tant d'indifférence pour des choses +séduisantes par elles-mêmes, et autrefois désirées, triste témoignage de +l'insatiable avidité de nos cÅ“urs, flatte encore leur inquiétude: elle +paraît à leur ambition ingénieuse une marque de notre supériorité sur ce +que les hommes cherchent, et sur toutes les choses que la nature nous +avait données, comme assez grandes pour l'homme. + +Je voudrais connaître la terre entière. Je voudrais, non pas la voir, +mais l'avoir vue: car la vie est trop courte pour que je surmonte ma +paresse naturelle. Moi qui crains le moindre voyage, et même quelquefois +un simple déplacement, irais-je me mettre à courir le monde afin +d'obtenir, si par hasard j'en revenais, le rare avantage de savoir, deux +ou trois ans avant ma fin, des choses qui ne me serviraient pas. + +Que celui-là voyage, qui compte sur ses moyens, qui préfère des +sensations nouvelles, qui attend de ce qu'il ne connaît pas des succès +ou des plaisirs, et pour qui voyager c'est vivre. Je ne suis ni homme de +guerre, ni commerçant, ni curieux, ni savant, ni homme à système; je +suis mauvais observateur des choses usuelles; et je ne rapporterais du +bout du monde rien d'utile à mon pays. Je voudrais avoir vu, et être +rentré dans ma chartreuse avec la certitude de n'en jamais sortir: je ne +suis plus propre qu'à finir en paix. Vous vous rappellerez sans doute, +qu'un jour, tandis que nous parlions de la manière dont on passe le +temps sur les vaisseaux avec la pipe, le punch et les cartes; vous vous +rappelez que moi, qui hais les cartes, qui ne fume point, et qui bois +peu, je ne vous fis d'autre réponse que de mettre mes pantoufles, de +vous entraîner dans la pièce du déjeuner, de fermer vite la fenêtre, et +de me mettre à me promener avec vous à petits pas, sur le tapis, auprès +du guéridon où fumait la bouilloire. Et vous me parlez encore de +voyages! Je vous le répète, je ne suis plus propre qu'à finir en paix, +en conduisant ma maison dans la médiocrité, la simplicité, l'aisance, +afin d'y voir des amis contents. De quelle autre chose irais-je +m'inquiéter; et pourquoi passer ma vie à la préparer? Encore quelques +étés et quelques hivers, et votre ami, le grand voyageur, sera un peu de +cendre humaine. Vous lui rappelez qu'il doit être utile; c'est bien son +espoir: il fournira à la terre quelques onces d'humus, autant vaut-il +que ce soit en Europe. + +Si je pouvais d'autres choses, je m'y livrerais; je les regarderais +comme un devoir, et cela me ranimerait un peu: mais pour moi, je ne veux +rien faire. Si je parviens à n'être pas seul dans ma maison de bois; si +je parviens à ce que tous y soient à peu près heureux, on dira que je +suis un homme utile; je n'en croirai rien. Ce n'est pas être utile que +de faire, avec de l'argent, ce que l'argent peut faire partout, et +d'améliorer le sort de deux ou trois personnes, quand il y a des hommes +qui perdent ou qui sauvent des milliers d'hommes. Mais enfin je serais +content en voyant que l'on est content. Dans ma chambre bien close, +j'oublierai tout le reste: je deviendrai étroit comme ma destinée, et +peut-être je parviendrai à croire que ma vallée est une partie +essentielle du monde. + +A quoi me servirait donc d'avoir vu le globe, et pourquoi le +désirerais-je? Il faut que je cherche à vous le dire, afin de le savoir +moi-même. D'abord vous pensez bien que le regret de ne l'avoir pas vu +m'affecte assez peu. Si j'avais mille ans à vivre, je partirais demain. +Comme il en est autrement, les relations des Cook, des Norden, des +Pallas, m'ont dit sur les autres contrées ce que j'ai besoin d'en +savoir. Mais si je les avais vues, je comparerais une sensation avec une +autre sensation du même ordre sous un autre ciel; je verrais peut-être +un peu plus clair dans les rapports entre l'homme et les choses; et +comme il faudra que j'écrive parce que je n'ai rien à faire, je dirais +peut-être des choses moins inutiles. + +En rêvant seul, sans lumière, dans une nuit pluvieuse, auprès d'un beau +feu qui tombe en débris, j'aimerais à me dire: J'ai vu les sables et les +mers et les monts, les capitales et les déserts, les nuits du tropique +et les nuits boréales; j'ai vu la Croix du Sud et la Petite Ourse; j'ai +souffert une chaleur de 145 degrés, un froid de 130[74]. J'ai marché +dans les neiges de l'Equateur, et j'ai vu l'ardeur du jour allumer les +pins sous le cercle polaire: j'ai comparé les formes simples du Caucase +avec les anfractuosités des Alpes, et les hautes forêts des monts +Félices avec le granit nu de la Thébaïde: j'ai vu l'Irlande toujours +humide, et la Libye toujours aride: j'ai passé le long hiver +d'Edimbourg sans souffrir du froid, et j'ai vu des chameaux gelés dans +l'Abyssinie: j'ai mâché le bétel, j'ai pris l'opium, j'ai bu l'ava: j'ai +séjourné dans une bourgade où l'on m'aurait cuit si l'on ne m'eût pas +cru empoisonné, puis chez un peuple qui m'a adoré parce que j'y suis +venu dans un de ces globes dont le peuple d'Europe s'amuse: j'ai vu +l'Esquimau satisfait avec ses poissons gâtés et sort huile de baleine; +j'ai vu le faiseur d'affaires mécontent de ses vins de Chypre et de +Constance: j'ai vu l'homme libre faire deux cents lieues à la poursuite +d'un ours, et le bourgeois manger, grossir, peser sa marchandise et +attendre l'extrême-onction dans la boutique sombre que sa mère +achalanda. La fille d'un mandarin mourut de honte parce qu'une heure +trop tôt son mari avait aperçu son pied découvert: dans le Pacifique, +deux jeunes filles montèrent sur le pont, prirent à la main l'unique +vêtement qui les couvrait, s'avancèrent ainsi nues parmi les matelots +étrangers, en emmenèrent à terre, et jouirent à la vue du navire. Un +sauvage se tua de désespoir devant le meurtrier de son ami: le vrai +fidèle vendit la femme qui l'avait aimé, qui l'avait sauvé, qui l'avait +nourri, et la vendit davantage en apprenant qu'il l'avait rendue +enceinte. + +Mais quand j'aurais vu ces choses et beaucoup d'autres; quand je vous +dirais, je les ai vues; hommes trompés et construits pour l'être! ne les +savez-vous pas? en êtes-vous moins fanatiques de vos idées étroites? en +avez-vous moins besoin de l'être pour qu'il vous reste quelque décence +morale? + +Non: ce n'est que songes! il vaut mieux acheter de l'huile en gros, la +revendre en détail, et gagner deux sous par livre[75]. + +Ce que je dirais à l'homme qui pense n'en aurait pas une autorité +beaucoup plus grande. Nos livres peuvent suffire à l'homme impartial, +toute l'expérience du globe est dans nos cabinets. Celui qui n'a rien vu +par lui-même, et qui est sans préventions, sait mieux que beaucoup de +voyageurs. Sans doute si cet homme d'un esprit droit, si cet observateur +avait parcouru le monde, il saurait mieux encore; mais la différence ne +serait pas assez grande pour être essentielle: ils pressent dans les +rapports des autres les choses qu'ils n'ont pas senties, mais qu'à leur +place il eût vues. + +Si les Anacharsis, les Pythagore, les Démocrite vivaient maintenant, il +est probable qu'ils ne voyageraient pas; car tout est divulgué. La +science secrète n'est plus dans un lieu particulier; il n'y a plus de +mÅ“urs inconnues, il n'y a plus d'institutions extraordinaires: il n'est +plus indispensable d'aller au loin. S'il fallait tout voir par soi-même, +maintenant que la terre est si grande et la science si compliquée, la +vie entière ne suffirait ni à la multiplicité des choses qu'il faudrait +étudier, ni à l'étendue des lieux qu'il faudrait parcourir. On n'a plus +ces grands desseins, parce que leur objet devenu trop vaste, a passé les +facultés et l'espoir même de l'homme; comment conviendraient-ils à mes +facultés solitaires, à mon espoir éteint? + +Que vous dirai-je encore? La servante qui trait ses vaches, qui met son +lait reposer, qui en lève la crème et la bat, sait bien qu'elle fait du +beurre. Quand elle le sert, et qu'elle voit qu'on l'étend avec plaisir +sur le pain, et qu'on met des feuilles nouvelles dans la théière, parce +que le beurre est bon, voilà sa peine payée; son travail est beau, car +elle a fait ce qu'elle a voulu faire. Mais quand un homme cherche ce qui +est juste et utile, sait-il ce qu'il produira, et s'il produira quelque +chose? + +En vérité c'est un lieu bien tranquille que cette gorge d'Imenstròm, où +je ne vois au-dessus de moi que le sapin noir, le roc nu, le ciel +infini: plus bas s'étendent au loin les terres que l'homme travaille. + +Dans d'autres âges, on estimait la durée de la vie par le nombre des +printemps: et moi dont il faut que le toit de bois devienne semblable à +celui des hommes antiques, je compterai ainsi ce qui me reste par le +nombre de fois que vous y viendrez passer, selon votre promesse, un mois +de chaque année. + + + + +LETTRE LXIX + +DATX +Im., 27 juill., VIII. + + +J'apprends avec plaisir que M. de Fonsalbe est revenu de Saint-Domingue; +mais on dit qu'il est ruiné, et de plus marié; on me dit encore qu'il a +quelque affaire à Zurich, et qu'il doit y aller bientôt. + +Recommandez-lui de passer ici: il sera bien reçu. Cependant il faut le +prévenir qu'il le sera fort mal sous d'autres rapports. Je crois que +ceux-là lui importent peu; car s'il n'a bien changé, c'est un excellent +cÅ“ur. Un bon cÅ“ur change-t-il? + +Je le plaindrais peu d'avoir eu son habitation dévastée par les ouragans +et ses espérances détruites, s'il n'était pas marié; mais puisqu'il +l'est je le plains beaucoup. S'il a vraiment une femme, il lui sera +pénible de ne la pas voir heureuse; s'il n'a avec lui qu'une personne +qui porte son nom; il sera plongé dans bien des dégoûts auxquels +l'aisance seule permet d'échapper. On ne m'a pas marqué qu'il eût, ou +qu'il n'eût pas d'enfants. + +Faites-lui promettre de passer par Vevey, et de s'arrêter ici plusieurs +jours. Le frère de Mme Dellemar m'est peut-être destiné.--Il me +vient une espérance. Dites-moi quelque chose à son sujet, vous qui le +connaissez davantage. Félicitez sa sÅ“ur de ce qu'il a échappé à ce +dernier malheur dans la traversée. Non: ne _lui_ dites rien de ma part; +laissez périr les temps passés. + +Mais apprenez-moi quand il viendra; et dites-moi, dans notre langue, +votre pensée sur sa femme. Je souhaite qu'elle fasse avec lui le voyage; +c'est même à peu près nécessaire. La saison favorable pour voir la +Suisse est un prétexte qui vous servira à les décider. Si l'on craint +l'embarras ou les frais, assurez qu'elle pourra être agréablement et +convenablement à Vevey, pendant qu'il terminera ses affaires à Zurich. + + + + +LETTRE LXX + +DATX +Im., 29 juill., VIII. + + +Quoique ma dernière lettre ne soit partie qu'avant-hier, je vous écris +sans avoir rien de particulier à vous dire. Si vous recevez les deux +lettres à la fois, ne cherchez point dans celle-ci quelque chose de +pressant; je vous préviens qu'elle ne vous apprendra rien, sinon qu'il +fait un temps d'hiver: c'est pour cela que je vous écris, et que je +passe l'après-midi auprès du feu. La neige couvre les montagnes, les +nuages sont très bas, une pluie froide inonde les vallées; il fait froid +même au bord du lac; il n'y avait ici que cinq degrés à midi, et il n'y +en avait pas deux un peu avant le lever du soleil[76]. + +Je ne trouve point désagréables ces petits hivers au milieu de l'été. +Jusqu'à un certain point le changement convient même aux hommes +constants, même à ceux que leurs habitudes entraînent. Il est des +organes qu'une action trop continue fatigue: je jouis entièrement du feu +maintenant, au lieu que dans l'hiver il me gêne, et je m'en éloigne +habituellement. + +Ces vicissitudes plus subites et plus grandes que dans les plaines, +rendent plus intéressante, en quelque sorte, la température incommode +des montagnes. Ce n'est point au maître qui le nourrit bien et le laisse +en repos, que le chien s'attache davantage, mais à celui qui le corrige +et le caresse, le menace et lui pardonne. Un climat irrégulier, orageux, +incertain devient nécessaire à notre inquiétude: un climat plus facile +et plus uniforme qui nous satisfait, nous laisse indifférents. + +Peut-être les jours égaux, le ciel sans nuages, l'été perpétuel +donnent-ils plus d'imagination à la multitude: ce qui viendrait de ce +que les premiers besoins absorbent alors moins d'heures, et de ce que +les hommes sont plus semblables dans ces contrées où il y a moins de +diversité dans les temps, dans les formes, dans toutes choses. Mais les +lieux pleins d'oppositions, de beautés et d'horreur, où l'on éprouve des +situations contraires et des sentiments rapides, élèvent l'imagination +de certains hommes vers le romantique, le mystérieux, l'idéal. + +Des champs toujours tempérés peuvent nourrir des savants profonds; des +sables toujours brûlés peuvent contenir des gymnosophistes et des +ascètes: mais la Grèce montagneuse, froide et douce, sévère et riante, +la Grèce couverte de neige et d'oliviers eut Orphée, Homère, Epiménide; +la Calédonie plus difficile, plus changeante, plus polaire et moins +heureuse, produisit Ossian. + +Quand les arbres, les eaux, les nuages sont peuplés par les âmes des +ancêtres, par les esprits des héros, par les dryades, par les divinités; +quand des êtres invisibles sont enchaînés dans les cavernes, ou portés +par les vents; quand ils errent sur les tombeaux silencieux, et qu'on +les entend gémir dans les airs pendant la nuit ténébreuse; quelle patrie +pour le cÅ“ur de l'homme! quel monde pour l'éloquence[77]! + +Sous un ciel toujours le même, dans une plaine sans bornes, des palmiers +droits ombragent les rives d'un fleuve large et muet: le musulman s'y +fait asseoir sur des carreaux, il y fume tout le jour entre les +éventails qu'on agite devant lui. + +Mais des rochers mousseux s'avancent sur l'abîme des vagues soulevées, +une brume épaisse les a séparés du monde pendant un long hiver: +maintenant le ciel est beau, la violette et la fraise fleurissent, les +jours grandissent, les forêts s'animent. Sur l'océan tranquille, les +filles des guerriers chantent les combats et l'espérance de la patrie. +Voici que les nuages s'assemblent; la mer se soulève, le tonnerre brise +les chênes antiques; les barques sont englouties; la neige couvre les +cimes; les torrents ébranlent la cabane, ils creusent des précipices. Le +vent change; le ciel est clair et froid. A la lueur des étoiles on +distingue des planches sur la mer encore menaçante; les filles des +guerriers ne sont plus. Les vents se taisent, tout est calme; on entend +des voix humaines au-dessus des rochers, et des _gouttes froides tombent +du toit_. Le Calédonien s'arme, il part dans la nuit, il franchit les +monts et les torrents, il court à Fingal: il lui dit: «Slisama est +morte, mais je l'ai entendue, elle ne nous quittera pas, elle a nommé +tes amis, elle nous a commandé de vaincre.» + +C'est au Nord que semblent appartenir l'héroïsme de l'enthousiasme, et +les songes gigantesques d'une mélancolie sublime[78]. A la Torride +appartiennent les conceptions austères, les rêveries mystiques, les +dogmes impénétrables, les sciences secrètes, magiques, cabalistiques, et +les passions opiniâtres des solitaires. + +Le mélange des peuples et la complication des causes, ou relatives au +climat, ou étrangères à lui qui modifient le tempérament de l'homme, ont +fourni des raisons spécieuses contre la grande influence des climats. Il +semble d'ailleurs que l'on n'ait fait qu'entrevoir et les moyens, et les +effets de cette influence. On n'a considéré généralement que le plus ou +moins de chaleur: et cette cause, loin d'être unique, n'est peut-être +pas la principale. + +Si même il était possible que la somme annuelle de la chaleur fût la +même en Norvège et dans le Yémen, la différence resterait encore très +grande, et presque aussi grande peut-être entre l'Arabe et le Norvégien. +L'un ne connaît qu'une nature permanente, l'égalité des jours, la +continuité de la saison, et la brûlante uniformité d'une terre aride. +L'autre, après une longue saison de brumes ténébreuses où la terre est +glacée, les eaux immobiles et le ciel bouleversé par les vents, verra +une saison nouvelle éclairer constamment les cieux, animer les eaux, +féconder la terre fleurie et embellie par les teintes harmonieuses et +les sons romantiques. Il a dans le printemps des heures d'une beauté +inexprimable; il a les jours d'automne plus attachants encore par cette +tristesse même qui remplit l'âme sans l'égarer, qui, au lieu de l'agiter +d'un plaisir trompeur, la pénètre et la nourrit d'une volupté pleine de +mystère, de grandeur et d'ennuis. + +Peut-être les aspects différents de la terre et des cieux, et la +permanence ou la mobilité des accidents de la nature ne peuvent-ils +faire d'impression que sur les hommes bien organisés, et non sur cette +multitude qui paraît condamnée, soit par incapacité, soit par misère à +n'avoir que l'instinct animal. Mais ces hommes dont les facultés sont +plus étendues, sont ceux qui mènent leur pays; ceux qui par les +institutions, par l'exemple, par les forces publiques ou secrètes, +entraînent le vulgaire; et le vulgaire lui-même obéit en bien des +manières à ces mobiles, quoiqu'il ne les observe pas. + +Parmi ces causes, l'une des principales sans doute est dans l'atmosphère +dont nous sommes pénétrés. Les émanations, les exhalaisons végétales et +terrestres changent avec la culture et avec d'autres circonstances, lors +même que la température ne change pas sensiblement. Ainsi quand on +observe que le peuple de telle contrée a changé, quoique son climat soit +resté le même, il me semble que l'on ne fait pas une objection solide; +on ne parle que de la température, et cependant l'air d'un lieu ne +saurait convenir souvent aux habitants d'un autre lieu, dont les étés et +les hivers paraissent semblables. + +Les causes morales et politiques agissent d'abord avec plus de force que +l'influence du climat: elles ont un effet présent et rapide qui surmonte +les causes physiques, quoique celles-ci plus durables, soient plus +puissantes à la longue. Personne n'est surpris que les Parisiens aient +changé depuis le temps où Julien écrivit son _Misopogon_. La force des +choses a mis à la place de l'ancien caractère parisien, un caractère +composé de celui des habitants d'une très grande ville non maritime, et +de celui des Picards, des Normands, des Champenois, des Tourangeaux, +des Gascons, des Français en général, des Européens même, et enfin des +sujets d'une monarchie tempérée dans ses formes extérieures. + + + + +LETTRE LXXI + +DATX +Im., 3 août, VIII. + + +S'il est une chose dans le spectacle du monde, qui m'arrête quelquefois, +et quelquefois m'étonne: c'est cet être qui nous paraît la fin de tant +de moyens, et qui semble n'être le moyen d'aucune fin: qui est tout sur +la terre, et qui n'est rien pour elle, rien pour lui-même[79]: qui +cherche, qui combine, qui s'inquiète, qui réforme, et qui pourtant fait +toujours de la même manière des choses nouvelles, et avec un espoir +toujours nouveau des choses toujours les mêmes: dont la nature est +l'activité, ou plutôt l'inquiétude de l'activité: qui s'agite pour +trouver ce qu'il cherche, et s'agite bien plus lorsqu'il n'a rien à +chercher: qui, dans ce qu'il a atteint, ne voit qu'un moyen pour +atteindre une autre chose; et lorsqu'il jouit, ne trouve dans ce qu'il +avait désiré, qu'une force nouvelle pour s'avancer vers ce qu'il ne +désirait pas: qui aime mieux aspirer à ce qu'il craignait, que de ne +plus rien attendre: dont le plus grand malheur serait de n'avoir à +souffrir de rien: que les obstacles enivrent, que les plaisirs +accablent; qui ne s'attache au repos que quand il l'a perdu: et qui, +toujours emporté d'illusions en illusions, n'a pas, ne peut pas avoir +autre chose, et ne fait jamais que rêver la vie. + + + + +LETTRE LXXII + +DATX +Im., 6 août, VIII. + + +Je ne saurais être surpris que vos amis me blâment de m'être confiné +dans un endroit solitaire et ignoré. Je devais m'y attendre; et je dois +aussi convenir avec eux que mes goûts paraissent quelquefois en +contradiction. Je pense cependant que cette opposition n'est +qu'apparente, et n'existera qu'aux yeux de celui qui me croira un +penchant décidé pour la campagne. Mais je n'aime pas exclusivement ce +qu'on appelle vivre à la campagne; je n'ai point non plus d'éloignement +pour la ville. Je sais bien lequel des deux genres de vie je préfère +naturellement, mais je serais embarrassé de dire lequel me convient tout +à fait maintenant. + +A ne considérer que les lieux seulement, il existe peu de villes où il +ne me fût désagréable de me fixer; mais il n'y en a point peut-être que +je ne préférasse à la campagne, telle que je l'ai vue dans plusieurs +provinces. Si je voulais imaginer la meilleure situation possible pour +moi, ce ne serait pas dans une ville. Cependant je ne donne pas une +préférence décidée à la campagne; car si, dans une situation gênée, il y +est plus facile qu'à la ville de mener une vie supportable; je crois +qu'avec de l'aisance il est plus facile dans les grandes villes +qu'ailleurs, de vivre tout à fait bien selon le lieu. Tout cela est +donc sujet à tant d'exceptions, que je ne saurais décider en général. Ce +que j'aime, ce n'est pas précisément une chose de telle nature, mais +celle que je vois le plus près de la perfection dans son genre, celle +que je reconnais être le plus selon sa nature. + +Je préférerais la vie du plus misérable Norvégien dans ses roches +glacées, à celle que mènent d'innombrables petits bourgeois de certaines +villes dans lesquelles, tout enveloppés de leurs habitudes, pâles de +chagrins, et vivant de bêtises, ils se croient supérieurs à l'être +insouciant et robuste qui végète dans la campagne, et qui rit tous les +dimanches. + +J'aime assez une ville petite, propre, bien située, bien bâtie, qui a +pour promenade publique un parc bien planté et non d'insipides +boulevards: où l'on voit un marché commode, et de belles fontaines: où +l'on peut réunir, quoique en petit nombre, des gens non pas +extraordinaires, célèbres, ni même savants; mais pensant bien, se voyant +avec plaisir, et ne manquant pas d'esprit: une petite ville enfin où il +y a aussi peu qu'il se puisse de misère, de boue, de division, de propos +de commère, de dévotion bourgeoise, et de calomnie. + +J'aime mieux encore une très grande ville qui réunisse tous les +avantages et toutes les séductions de l'industrie humaine: où l'on +trouve les manières les plus heureuses, et l'esprit le plus éclairé: où +l'on puisse, dans son immense population, espérer un ami, et faire des +connaissances telles qu'on les désire: où l'on puisse se perdre quand on +veut dans la foule, être à la fois connu, respecté, libre et ignoré; +prendre le train de vie que l'on aime, et en changer même sans faire +parler de soi: où l'on puisse en tout choisir, s'arranger, s'habituer, +sans avoir d'autres juges que les personnes dont on est vraiment connu. +Paris est la ville qui réunit à un plus haut degré les avantages des +villes; ainsi, quoique je l'aie vraisemblablement quittée pour toujours, +je ne saurais être surpris que tant de gens de goût, et tant de gens à +passions, en préfèrent le séjour à tout autre. + +Quand on n'est point propre aux occupations de la campagne, on s'y +trouve étranger; on sent qu'on n'a pas les facultés convenables à la vie +que l'on a choisie, et qu'on ferait mieux un autre rôle que peut-être +pourtant on aime, ou on approuve moins. Pour vivre dans une terre, il +faut avoir les habitudes rurales; il n'est guère temps de les prendre +lorsqu'on n'est plus dans la jeunesse. Il faut avoir les bras +travailleurs, et s'amuser à planter, à greffer, à faner soi-même: il +faudrait aussi aimer la chasse ou la pêche. Autrement on voit que l'on +n'est pas là ce qu'on y devrait être, et l'on se dit: à Paris, je ne +sentirais pas cette disconvenance; ma manière serait d'accord avec les +choses, quoique ma manière et les choses ne puissent y être d'accord +avec mes véritables goûts. Ainsi l'on ne retrouve plus sa place dans +l'ordre du monde, quand on en est sorti trop longtemps. Des habitudes +constantes dans la jeunesse dénaturent notre tempérament et nos +affections: et s'il arrive ensuite que l'on soit tout à fait libre, l'on +ne saurait plus choisir qu'à peu près ce qu'il faut, il n'y a plus rien +qui convienne tout à fait. + +A Paris on est bien pour quelque temps; mais il me semble qu'on n'y est +pas bien pour la vie entière, et que la nature de l'homme n'est pas de +rester toujours dans les pierres, entre les tuiles et la boue, à jamais +séparé des grandes scènes de la nature! Les grâces de la société ne sont +point sans prix; c'est une distraction qui entraîne nos fantaisies; mais +elle ne remplit pas notre âme, elle ne dédommage pas de tout ce qu'on a +perdu, elle ne saurait suffire à celui qui n'a qu'elle dans la ville, +qui n'est pas dupe des promesses d'un vain bruit, et qui sait le +malheur des plaisirs. + +Sans doute, s'il est un sort satisfaisant, c'est celui du propriétaire +qui, sans autres soins, et sans état comme sans passions, tranquille +dans un domaine agréable, dirige avec sagesse ses terres, sa maison, sa +famille et lui-même: et, ne cherchant point les succès et les amertumes +du monde, veut seulement jouir chaque jour de ses plaisirs faibles et +répétés, de cette joie douce, mais durable, que chaque jour peut +reproduire. + +Avec une femme, comme il en est; avec un ou deux enfants, et un ami +comme vous savez; avec de la santé, un terrain suffisant dans un site +heureux, et l'esprit d'ordre, on a toute la félicité que l'homme sage +puisse maintenir dans son cÅ“ur. Je possède une partie de ces biens: mais +celui qui a dix besoins, n'est pas heureux quand neuf sont remplis: +l'homme est, et doit être ainsi fait. La plainte me conviendrait mal; et +pourtant le bonheur reste loin de moi. + +Je ne regrette point Paris; mais je me rappelle une conversation que +j'eus un jour avec un officier de distinction qui venait de quitter le +service, et de se fixer à Paris. J'étais chez M. T*** vers le soir: il y +avait du monde, mais on descendit au jardin, et nous restâmes nous trois +seulement; il fit apporter du porter: un peu après il sortit, et je me +trouvai seul avec cet officier. Je n'ai pu oublier certaines parties de +notre entretien. Je ne vous dirai point comment il vint à rouler sur ce +sujet, et si le porter après dîner n'entra pas pour beaucoup dans cette +sorte d'épanchement: quoi qu'il en soit, voici à peu de chose près ses +propres termes. Vous verrez un homme qui compte n'être jamais las de +s'amuser: et il pourrait ne se pas tromper en cela, parce qu'il prétend +assujettir ses amusements mêmes à un ordre qui lui soit personnel, et +les rendre ainsi les instruments d'une sorte de passion qui ne finisse +qu'avec lui-même. Je trouvai remarquable ce qu'il me disait: le +lendemain matin, voyant que je m'en rappelais assez bien, je me mis à +l'écrire pour le garder parmi mes notes. Le voici: par paresse, je ne +veux pas le transcrire, mais vous me le renverrez. + +«...J'ai voulu avoir un état, je l'ai eu; et j'ai vu que cela ne menait +à rien de bon, du moins pour moi. J'ai encore vu qu'il n'y avait qu'une +chose _extérieure_ qui pût valoir la peine qu'on s'en inquiétât: c'est +l'or. Il en faut; et il est aussi bon d'en avoir assez, qu'il est +nécessaire de n'en pas chercher immodérément. L'or est une force: il +représente toutes les facultés de l'homme, puisqu'il lui ouvre toutes +les voies, puisqu'il lui donne droit à toutes les jouissances; et je ne +vois pas qu'il soit moins utile à l'homme de bien qu'au voluptueux, pour +remplir ses vues. J'ai aussi été dupe de l'envie d'observer et de +savoir, je l'ai poussée trop loin: j'ai appris avec beaucoup de peine +des choses inutiles à la raison de l'homme, et que j'oublie dès à +présent. Ce n'est pas qu'il n'y ait quelque volupté dans cet oubli, mais +je l'ai payée trop cher. J'ai un peu voyagé, j'ai vécu en Italie, j'ai +traversé la Russie, j'ai aperçu la Chine. Ces voyages-là m'ayant +beaucoup ennuyé, quand je n'ai plus eu d'affaires j'ai voulu voyager +pour mon plaisir. Les étrangers ne parlaient que de vos Alpes; j'y ai +couru comme un autre. + +--Vous avez été dédommagé de l'ennui des plaines russes. + +--Je suis allé voir de quelle couleur est la neige dans l'été, si le +granit des Alpes est dur, si l'eau descend vite en tombant de haut, et +diverses autres choses semblables. + +--Sérieusement, vous n'en avez pas été satisfait, vous n'en avez +rapporté aucun souvenir agréable, aucune observation?... + +--Je sais la forme des chaudières où l'on fait le fromage; et je suis en +état de juger si les planches des _Tableaux topographiques de la Suisse_ +sont exactes, ou si les artistes se sont amusés, ce qui leur est arrivé +souvent. Que m'importe que des rochers roulés par quelques hommes en +aient écrasé un plus grand nombre qui se trouvait dessous. Si la neige +et la bise règnent neuf mois dans les prés où une chose aussi étonnante +arriva jadis, je ne les choisirai point pour y vivre maintenant. Je suis +charmé qu'à Amsterdam, un peuple assez nombreux gagne du pain et de la +bière en déchargeant des tonneaux de café; pour moi, je trouve du café +ailleurs sans respirer le mauvais air de la Hollande, et sans me +morfondre à Hambourg. Tout pays a du bon: l'on prétend que Paris a moins +de mauvais qu'un autre endroit; je ne décide point cela, mais j'ai mes +habitudes à Paris, et j'y reste. Quand on a du sens, et de quoi vivre, +on peut s'arranger partout où il y a des êtres sociables. Notre cÅ“ur, +notre tête et notre bourse font plus à notre bonheur que les lieux. J'ai +trouvé le plus hideux libertinage dans les déserts du Wolga, j'ai vu les +plus risibles prétentions dans les humbles vallées des Alpes. A +Astracan, à Lausanne, à Naples, l'homme gémit comme à Paris: il rit à +Paris comme à Lausanne ou à Naples. Partout les pauvres souffrent, et +les autres se tourmentent. Il est vrai que la manière dont le peuple se +divertit à Paris, n'est guère la manière dont j'aime à voir rire le +peuple: mais convenez aussi que je ne saurais trouver ailleurs une +société plus agréable, et une vie plus commode. Je suis revenu de ces +fantaisies qui absorbent trop de temps et de moyens. Je n'ai plus qu'un +goût dominant, ou si vous voulez, une manie; celle-là ne me quittera +pas, car elle n'a rien de chimérique et ne se donne pas de grands +embarras pour un vain but. J'aime à tirer le meilleur parti de mon +temps, de mon argent, de tout mon être. La passion de l'ordre occupe +mieux, et produit bien plus que les autres passions; elle ne sacrifie +rien en pure perte. Le bonheur est moins coûteux que les plaisirs. + +--Soit! mais de quel bonheur parlons-nous? Passer ses jours à faire sa +partie, à dîner, et à parler d'une actrice nouvelle; cela peut être +assez commode, comme vous le dites fort bien, mais cette vie ne fera +point le bonheur de celui qui a de grands besoins. + +--Vous voulez des sensations fortes, des émotions extrêmes: c'est la +soif d'une âme généreuse, et votre âge peut encore y être trompé. Quant +à moi, je me soucie peu d'admirer une heure, et de m'ennuyer un mois; +j'aime mieux m'amuser souvent et ne m'ennuyer jamais. Ma manière d'être +ne me lassera pas, parce que j'y joins l'ordre et que je m'attache à cet +ordre.» + +Voilà tout ce que j'ai conservé de notre entretien qui a duré une grande +heure sur le même ton. J'avoue que s'il ne me réduisit pas au silence, +il me fit du moins beaucoup rêver. + + + + +LETTRE LXXIII + +DATX +Im., septembre, VIII. + + +Vous me laissez dans une grande solitude. Avec qui vivrai-je lorsque +vous serez errant par-delà les mers? C'est maintenant que je vais être +seul. Votre voyage ne sera pas long; cela se peut: mais gagnerai-je +beaucoup à votre retour? Ces fonctions nouvelles qui vous assujettiront +sans relâche, vous ont donc fait oublier mes montagnes et la promesse +que vous m'aviez faite? Avez-vous cru Bordeaux si près des Alpes? + +Je n'écrirais pas jusqu'à votre retour; je n'aime point ces lettres +aventurées qui ne sauraient rencontrer que par hasard celui qui les +attend; et dont la réponse, qui ne peut venir qu'au bout de trois mois, +peut ne venir qu'au bout d'un an. Pour moi, qui ne remuerai pas d'ici, +j'espère en recevoir avant votre retour. + +Je suis fâché que M. de F*** ait des affaires à terminer à Hambourg, +avant celle de Zurich; mais puisqu'il prévoit qu'elles seront longues, +peut-être la mauvaise saison sera passée avant qu'il vienne en Suisse. +Ainsi vous pourrez arranger les choses pour ce temps-là , comme elles +étaient projetées pour cet automne. Ne partez point sans qu'il ait +promis formellement de s'arrêter ici plusieurs jours. + +Vous voyez si cela m'importe. Je n'ai nul espoir de vous avoir: qu'au +moins j'aie quelqu'un que vous aimiez. Ce que vous me dites de lui, me +satisferait beaucoup, si les projets d'une exécution éloignée me +séduisaient. Je ne veux plus croire au succès des choses incertaines. + + + + +LETTRE LXXIV + +DATX +Im., 15 juin, neuvième année. + + +J'ai reçu votre billet avec une joie ridicule. Bordeaux m'a semblé un +moment plus près de mon lac, que Port-au-Prince, ou l'île de Gorée. Vos +affaires ont donc réussi: c'est beaucoup. L'âme s'arrange pour se +nourrir de cela, quand elle n'a pas d'autres aliments. + +Pour moi je suis dans un ennui profond. Vous comprenez que je ne +m'ennuie pas; au contraire, je m'occupe; mais je péris d'inanition. + +Il convient d'être concis comme vous. Je suis à Imenstròm. Je n'ai +aucune nouvelle de M. de Fonsalbe. D'ailleurs je n'espère plus rien: +cependant ... Adieu. _Si vales bene est; ego quidem valeo._ + + +DATX +16 juin. + +Quand je songe que vous vivez occupé et tranquille, tantôt travaillant +avec intérêt, tantôt prenant plaisir à ces distractions qui reposent, +j'en viens presque au point de blâmer l'indépendance que j'aime beaucoup +pourtant. Il est incontestable que l'homme a besoin d'un but qui le +séduise, d'un assujettissement qui l'entraîne et lui commande. Cependant +il est beau d'être libre, de choisir ce qui convient à ses moyens, et de +n'être point comme l'esclave qui fait toujours le travail d'un autre. +Mais j'ai trop le temps de sentir toute l'inutilité, toute la vanité de +ce que je fais. Cette froide estimation de la valeur réelle des choses +tient de bien près au dégoût de toutes. + +Vous faites vendre Chessel: vous allez acquérir près de Bordeaux. Ne +nous reverrions-nous jamais? Vous étiez si bien! mais il faut que la +destinée de chacun soit remplie. Il ne suffit pas que l'on paraisse +content: moi aussi je parais devoir l'être; et je ne suis pas heureux. +Quand vous le serez, envoyez-moi du sauternes; je n'en veux pas +auparavant. Mais vous le serez, vous dont le cÅ“ur obéit à la raison. +Vous le serez homme bon, homme sage que j'admire, et ne puis imiter: +vous savez employer la vie; moi, je l'attends. Je cherche toujours +au-delà , comme si les heures n'étaient pas perdues; comme si l'éternelle +mort n'était pas plus près que mes songes. + + + + +LETTRE LXXV + +DATX +Im., 28 juin, IX. + + +Je n'attendrai plus des jours meilleurs. Les mois changent, les années +se succèdent; tout se renouvelle en vain; je reste le même. Au milieu de +ce que j'ai désiré, tout me manque; je n'ai rien obtenu, je ne possède +rien: l'ennui consume ma durée dans un long silence. Soit que les vaines +sollicitudes de la vie me fassent oublier les choses naturelles, soit +que l'inutile besoin de jouir me ramène à leur ombre, le vide +m'environne tous les jours, et chaque saison semble l'étendre davantage +autour de moi. Nulle intimité n'a consolé mes ennuis dans les longues +brumes de l'hiver. Le printemps vint pour la nature, il ne vint point +pour moi. Les jours de vie réveillèrent tous les êtres: leur feu +indomptable me fatigua sans me ranimer; je devins étranger dans le monde +heureux. Et maintenant les fleurs sont tombées, le lis a passé lui-même: +la chaleur augmente, les jours sont plus longs, les nuits sont plus +belles! Saison heureuse! Les beaux jours me sont inutiles, les douces +nuits me sont amères. Paix des ombrages! brisement des vagues! silence! +lune! oiseaux qui chantiez dans la nuit! sentiments des jeunes années, +qu'êtes-vous devenus? + +Les fantômes sont restés: ils paraissent devant moi; ils passent, +repassent, s'éloignent, reparaissent comme une nuée mobile sous cent +formes pâles et gigantesques. Vainement je cherche à commencer avec +tranquillité la nuit du tombeau; mes yeux ne se ferment point. Ces +fantômes de la vie se montrent sans relâche, en se jouant +silencieusement; ils approchent et fuient, s'abîment et reparaissent: je +les vois tous, et je n'entends rien; je les fixe, c'est une fumée; je +les cherche, ils ne sont plus. J'écoute, j'appelle, je n'entends pas ma +voix elle-même, et je reste dans un vide intolérable, seul, perdu, +incertain, pressé d'inquiétude et d'étonnement, au milieu des ombres +errantes, dans l'espace impalpable et muet. Nature impénétrable! ta +splendeur m'accable, et tes bienfaits me consument. Que sont pour moi +ces longs jours? Leur lumière commence trop tôt; leur brûlant midi +m'épuise et la navrante harmonie de leurs soirées célestes fatigue les +cendres de mon cÅ“ur: le génie qui s'endormait sous ses ruines, a frémi +du mouvement de la vie. + +Les neiges fondent sur les sommets; les nuées orageuses roulent dans la +vallée: malheureux que je suis! les cieux s'embrasent, la terre mûrit, +le stérile hiver est resté dans moi. Douces lueurs du couchant qui +s'éteint! grandes ombres des neiges perdurables!... Et l'homme n'aurait +que d'amères voluptés quand le torrent roule au loin dans le silence +universel, quand les chalets se ferment pour la paix de la nuit, quand +la lune monte sur le Velan! + +Dès que je sortis de cette enfance que l'on regrette, j'imaginai, je +sentis une vie réelle; mais je n'ai trouvé que des sensations +fantastiques: je voyais des êtres, il n'y a que des ombres: je voulais +de l'harmonie, je ne trouvai que des contraires. Alors je devins sombre +et profond; le vide creusa mon cÅ“ur; des besoins sans bornes me +consumèrent dans le silence, et l'ennui de la vie fut mon seul sentiment +dans l'âge où l'on commence à vivre. Tout me montrait cette félicité +pleine, universelle, dont l'image idéale est pourtant dans le cÅ“ur de +l'homme, et dont les moyens si naturels semblent effacés de la nature. +Je n'essayais encore que des douleurs inconnues: mais quand je vis les +Alpes, les rives de leurs lacs, le silence de leurs chalets, la +permanence, l'égalité des temps et des choses, je reconnus des traits +isolés de cette nature pressentie: je vis les reflets de la lune sur le +schiste des roches et sur les toits de bois; je vis des hommes sans +désirs; je marchai sur l'herbe courte des montagnes; j'entendis des sons +d'un autre monde. + +Je redescendis sur la terre; là s'évanouit cette foi aveugle à +l'existence absolue des êtres, cette chimère de rapports réguliers, de +perfections, de jouissances positives; brillante supposition dont +s'amuse un cÅ“ur neuf, et dont sourit douloureusement celui que plus de +profondeur a refroidi, ou qu'un plus long temps a mûri. + +Mutations sans terme, action sans but, impénétrabilité universelle; +voilà ce qui nous est connu de ce monde où nous régnons. + +Une destinée indomptable efface nos songes: et que met-elle dans cet +espace qu'encore il faut remplir? Le pouvoir fatigue: le plaisir +échappe: la gloire est pour nos cendres: la religion est un système du +malheureux: l'amour avait les couleurs de la vie, l'ombre vient, la rose +pâlit, elle tombe, et voici l'éternelle nuit. + +Cependant notre âme était grande: elle voulait, elle devait: qu'a-t-elle +fait? J'ai vu sans peine étendue sur la terre et frappée de mort, la +tige antique fécondée par deux cents printemps. Elle a nourri l'être +animé, elle l'a reçu dans ses asiles; elle a bu les eaux de l'air, elle +subsistait malgré les vents orageux; elle meurt au milieu des arbres nés +de son fruit. Sa destinée est accomplie; elle a reçu ce qui lui fut +promis: elle n'est plus, elle a été. + +Mais ce sapin placé par les hasards sur le bord du marais! Il s'élevait +sauvage, fort et superbe, comme au milieu des rochers déserts, comme +l'arbre des forêts profondes: énergie trop vaine! les racines +s'abreuvent dans une eau fétide, elles plongent dans la vase impure: la +tige s'affaiblit et se fatigue; la cime penchée par les vents humides, +se courbe avec découragement; les fruits, rares et faibles, tombent dans +la bourbe et s'y perdent inutiles. Languissant, informe, jauni, vieilli +avant le temps et déjà incliné sur le marais, il semble demander l'orage +qui doit l'y renverser; car sa vie a cessé longtemps avant sa chute. + + + + +LETTRE LXXVI + +DATX +2 juillet, IX. + + +Hantz avait raison, il restera avec moi. Il a un frère qui était +fontainier à six lieues d'ici. + +J'avais beaucoup de tuyaux à poser, je l'ai fait venir. Il m'a plu: +c'est un homme discret et honnête: il est simple, et il a une sorte +d'assurance, telle que la doivent donner quelques moyens naturels, et la +conscience d'une droiture inaltérable. Sans être très robuste, il est +bon travailleur, il fait bien et avec exactitude. Il n'a été avec moi ni +gêné, ni empressé; ni bas, ni familier. Alors j'allai moi-même dans son +village pour savoir ce qu'on y pensait de lui; j'y vis même sa femme. A +mon retour je lui fis établir une fontaine dans un endroit où il ne +concevait guère que j'en pusse faire quelque usage. Ensuite, pendant +qu'il achevait les autres travaux, on éleva auprès de cette fontaine, +une petite maison de paysan, à la manière du pays, contenant sous un +même toit plusieurs chambres, la cuisine, la grange et l'étable: tout +cela suffisant seulement pour un petit ménage, et pour _hiverner_ deux +vaches. Vous voyez que les voilà installés, lui et sa femme: il a le +terrain nécessaire, les deux vaches et quelques autres choses. A présent +les tuyaux peuvent manquer, j'ai un fontainier qui ne manquera pas. En +vingt jours sa maison a été prête: c'est un des avantages de ce genre de +construction; quand on a les matériaux, dix hommes peuvent en élever une +semblable en deux semaines, et l'on n'a pas besoin d'attendre que les +plâtres soient essuyés. + +Le vingtième jour tout était prêt. Le soir était beau; je le fis avertir +de quitter l'ouvrage un peu plus tôt, et le menant là , je lui dis: +«Cette maison, cette provision de bois que vous renouvellerez chez moi +tous les ans, ces deux vaches, et le pré jusqu'à cette haie sont +désormais consacrés à votre usage, et le seront toujours si vous vous +conduisez bien, comme il m'est presque impossible d'en douter.» + +Je vais vous dire deux choses qui vous feront voir si cet homme ne +méritait pas cela, et davantage. Sentant apparemment que l'étendue d'un +service devait assez répondre de celle de la reconnaissance dans un cÅ“ur +juste, il insista seulement sur ce que les choses étaient singulièrement +semblables à ce qu'il avait imaginé comme devant remplir tous ses +désirs, à ce que depuis son mariage il envisageait, sans espérance, +comme le bien suprême, à ce qu'il eût demandé uniquement au Ciel s'il +eût pu former un vÅ“u qui dût être exaucé. Cela vous plaira; mais ce qui +va vous surprendre, le voici. Il est marié depuis huit ans: il n'a point +eu d'enfants; la misère eût été leur seul patrimoine, car chargé d'une +dette laissée par son père, il trouvait difficilement dans son travail +le nécessaire pour lui et sa femme: mais maintenant elle est enceinte. +Considérez le peu de facilités et même d'occasions que laisse au +développement de nos facultés un état habituel d'indigence; et jugez si +l'on peut avoir, dans des sentiments sans ostentation ni intérieure ni +extérieure, plus de noblesse naturelle et plus de justesse. + +Je me trouve bien heureux d'avoir quelque chose sans être obligé de le +devoir à un état qui me forcerait de vivre en riche, et de perdre à des +sottises ce qui peut tant produire. Je conviens avec les moralistes que +de grands biens sont un avantage souvent trompeur, et que nous rendons +très souvent funeste; mais je ne leur accorderai jamais qu'une fortune +indépendante ne soit pas un des grands moyens pour le bonheur, et même +pour la sagesse. + + + + +LETTRE LXXVII + +DATX +6 juillet, IX. + + +Dans cette contrée inégale où les incidents de la nature, réunis dans un +espace étroit, opposent les formes, les produits, les climats; l'espèce +humaine elle-même ne peut avoir un caractère uniforme. Les différences +des races y sont plus marquées qu'ailleurs; elles furent moins +confondues par le mélange dans ces terres reculées, qu'on crut longtemps +inaccessibles, dans ces vallées profondes, retraite antique des hordes +fugitives ou épuisées. Ces tribus étrangères les unes aux autres, sont +restées isolées dans leurs limites sauvages; elles ont conservé autant +d'habitudes particulières dans l'administration, le langage et les +mÅ“urs, que leurs montagnes ont de vallons, ou quelquefois de pâturages +et de hameaux. Il arrive qu'en passant et repassant un torrent six fois +dans une route d'une heure, on trouve autant de races d'une physionomie +distincte, et dont les traditions confirment la différente origine. + +Les cantons subsistant maintenant[80] sont formés d'une multitude +d'Etats. Les faibles ont été réunis par crainte, par alliance, par +besoin ou par force, aux républiques déjà puissantes. Celles-ci, à force +de négocier, de s'arrondir, de gagner les esprits, d'envahir ou de +vaincre, sont parvenues, après cinq siècles de prospérités, à posséder +toutes les terres qui peuvent entendre les cloches de leurs capitales. + +Respectable faiblesse! Si on a su, si on a pu y trouver les moyens de ce +bonheur public vraisemblable dans une enceinte marquée par la nature des +choses, impossible dans une contrée immense livrée au sinistre orgueil +des conquêtes, et à l'ostentation de l'empire plus funeste encore. + +Vous jugez bien que je voulais parler seulement des traits du visage: je +suis persuadé que vous me rendrez cette justice. Dans certaines parties +de l'Oberland, dans ces pâturages dont la pente générale est à l'Ouest +et au Nord-Ouest, les femmes ont une blancheur que l'on remarquerait +dans les villes, et une fraîcheur de teint que l'on n'y trouverait pas. +Ailleurs, au pied des montagnes assez près de Fribourg, j'ai vu des +traits d'une grande beauté dont le caractère général était une majesté +tranquille. Une servante de fermier n'avait de remarquable que le +contour de la joue; mais il était si beau, il donnait à tout le visage +une expression si auguste et si calme, qu'un artiste eût pu prendre sur +cette tête l'idée d'une Sémiramis ou d'une Catherine. + +Mais l'éclat du visage et certains traits étonnants ou superbes, sont +très loin de la perfection générale des formes, et de cette grâce +pleine d'harmonie qui fait la vraie beauté. Je ne veux pas juger une +question qu'on peut trouver très délicate: mais il semble qu'il y ait +ici quelque rudesse dans les formes, et qu'en général on y voie des +traits frappants ou une beauté pittoresque, plutôt qu'une beauté finie. +Dans les lieux dont je vous parlais d'abord, le haut de la joue est très +saillant: cela est presque universel, et Porta trouverait le modèle +commun dans une tête de brebis. + +S'il arrive qu'une paysanne française[81] soit jolie à dix-huit ans, +avant vingt-deux son visage hâlé paraît fatigué, abruti; mais dans ces +montagnes, les femmes conservent en fanant leurs prés, tout l'éclat de +la jeunesse. On ne traverse point leur pays sans surprise: cependant à +ne prendre même que le visage, si un artiste y trouvait un modèle, ce +serait une exception. + +On assure que rien n'est si rare dans la plus grande partie de la Suisse +qu'un beau sein. Je sais un peintre qui va jusqu'à prétendre que +beaucoup de femmes du pays n'en ont pas même l'idée. Il soutient que +certains défauts y sont assez universels pour que la plupart n'imaginent +pas que l'on doive être autrement, et pour qu'elles regardent comme +chimériques des tableaux faits d'après nature en Grèce, en Angleterre, +en France. Quoique ce genre de perfection paraisse appartenir à une +sorte de beauté qui n'est pas celle du pays, je ne puis croire qu'il y +manque universellement: comme si les grâces les plus intéressantes +étaient exclues par le nom moderne qui réunit tant de familles dont +l'origine n'a rien de commun, et dont les différences très marquées +subsistent encore. + +Si pourtant cette observation se trouvait fondée, ainsi que celle d'une +certaine irrégularité dans les formes, on l'expliquerait par cette +rudesse qui semble appartenir à l'atmosphère des Alpes. Il est très vrai +que la Suisse qui a de fort beaux hommes, et plus particulièrement dans +le sein des montagnes, comme dans l'Hasly et le haut Valais, contient +néanmoins une quantité bien remarquable de crétins, et surtout de +demi-crétins goitreux, imbéciles, difformes. Beaucoup d'individus, sans +avoir des goitres, paraissent attaqués de la même maladie que les +goitreux. On peut attribuer ces gonflements, ces engorgements à des +parties trop brutes de l'eau, et surtout de l'air, qui s'arrêtent, +embarrassent les conduits, et semblent rapprocher la nutrition de +l'homme de celle de la plante. La terre y serait-elle assez travaillée +pour les autres animaux, mais trop sauvage encore pour l'homme? + +Ne se pourrait-il point que les plaines couvertes d'un _humus_ élaboré +par une trituration perpétuelle, donnassent à l'atmosphère des vapeurs +plus assimilées aux besoins de l'être très organisé; et qu'il émanât des +rochers, des fondrières, et des eaux toujours dans l'ombre, des +particules grossières, trop incultes en quelque sorte, et funestes à des +organes délicats? le nitre des neiges subsistantes au milieu de l'été, +peut s'introduire trop facilement dans nos pores ouverts. La neige +produit des effets secrets et incontestables sur les nerfs, et sur les +hommes attaqués de la goutte ou d'un rhumatisme: un effet encore plus +caché sur notre organisation entière n'est pas invraisemblable. Ainsi la +nature qui mélange toutes choses, aurait compensé par des dangers +inconnus les romantiques beautés des terres que l'homme n'a pas +soumises. + + + + +LETTRE LXXVIII + +DATX +Im., 16 juillet, IX. + + +Je suis tout à fait de votre avis; et même j'aurais dû moins attendre +pour me décider à écrire. Il y a quelque chose qui soutient l'âme dans +ce commerce avec les êtres pensants des divers siècles. Imaginer que +l'on pourra être à côté de Pythagore, de Plutarque, ou d'Ossian dans le +cabinet d'un L** futur, c'est une illusion qui a de la grandeur, c'est +un des plus nobles hochets de l'homme. Celui qui a vu comme la larme est +brûlante sur la joue du malheureux, se met à rêver une idée plus +séduisante encore: il croit qu'il pourra dire à l'homme d'une humeur +chagrine le prix de la joie de son semblable; qu'il pourra prévenir les +gémissements de la victime qu'on oublie; qu'il pourra rendre au cÅ“ur +navré quelque énergie, en lui rappelant ces perceptions vastes ou +consolantes, qui égarent les uns et soutiennent les autres. + +On croit voir que nos maux tiennent à peu de chose, et que le bien moral +est dans la main de l'homme. On suit des conséquences théoriques qui +mènent à l'idée du bonheur universel; on oublie cette force qui nous +maintient dans l'état de confusion où se perd le genre humain; on se +dit: Je combattrai les erreurs, je suivrai les résultats des principes +naturels, je dirai des choses bonnes, ou qui pourront le devenir. Alors +on se croit moins inutile et moins abandonné sur la terre: on réunit le +songe des grandes choses à la paix d'une vie obscure; on jouit de +l'idéal, et on en jouit vraiment, parce qu'on croit le rendre utile. + +L'ordre des choses idéales est comme un monde nouveau qui n'est point +réalisé, mais qui est possible: le génie humain va y chercher l'idée +d'une harmonie selon nos besoins, et rapporte sur la terre des +modifications plus heureuses esquissées d'après ce type surnaturel. + +La constante versatilité de l'homme prouve qu'il est habile à des +habitudes contraires. L'on pourrait, en rassemblant des choses +effectuées dans des temps et des lieux divers, former un ensemble moins +difficile à son cÅ“ur que tout ce qui lui a été proposé jusqu'à présent. +Voilà ma tâche. + +On n'atteint sans ennui le soir de la journée, qu'en s'imposant un +travail quelconque, fût-il vain du reste. Je m'avancerai vers le soir de +la vie, trompé, si je puis, et soutenu par l'espoir d'ajouter à ces +moyens qui furent donnés à l'homme. Il faut des illusions à mon cÅ“ur +trop grand pour n'en être pas avide, et trop faible pour s'en passer. + +Puisque le sentiment du bonheur est notre premier besoin, que pourra +faire celui qui ne l'attend pas à présent, et qui n'ose pas l'attendre +ensuite? Ne faudra-t-il point qu'il en cherche l'expression dans un Å“il +ami, sur le front de l'être qui est comme lui[82]? C'est une nécessité +qu'il soit avide de la joie de son semblable; il n'a d'autre bonheur que +celui qu'il donne. Quand il n'a point ranimé dans un autre le sentiment +de la vie, quand il n'a pas fait jouir, le froid de la mort est au fond +de son cÅ“ur rebuté: il semble qu'il finisse dans les ténèbres du néant. + +On parle d'hommes qui se suffisent à eux-mêmes, et se nourrissent de +leur propre sagesse: s'ils ont l'éternité devant eux, je les admire et +les envie; s'ils ne l'ont point, je ne les comprends pas. + +Pour moi, non seulement je ne suis point heureux, non seulement je ne le +serai point; mais si les suppositions vraisemblables que je pourrais +faire se trouvaient réalisées, je ne le serais pas encore. Les +affections de l'homme sont un abîme d'avidité, de regrets et d'erreurs. + +Je ne vous dis pas ce que je sens, ce que je voudrais, ce que je suis: +je ne vois plus mes besoins, à peine je sais mes désirs. Si vous croyez +connaître mes goûts, vous y serez trompé. Vous direz, entre vos landes +solitaires et vos grandes eaux: Où est celui qui ne m'a plus? où est +l'ami que je n'ai trouvé ni en Afrique, ni aux Antilles? Voici le temps +nébuleux que désire sa tristesse; il se promène, il songe à mes regrets +et au vide de ses années; il écoute vers le couchant, comme si les sons +du piano de ma fille devaient parvenir à son oreille solitaire; il voit +les jasmins rangés sur ma terrasse, il voit mon bonnet de nuit passer +derrière leurs branches fleuries, il regarde sur le sable la trace de +mes pantoufles, il veut respirer la brise du soir. Vains songes, vous +dis-je, j'aurai déjà changé. Et d'ailleurs, avons-nous le même ciel, +nous qui avons cherché dans des climats opposés une terre étrangère à +celle de nos premiers jours? + +Pendant vos douces soirées, un vent d'hiver peut terminer ici des jours +brûlants. Le soleil consumait l'herbe autour des vacheries; le lendemain +les vaches se pressent pour sortir, elles croient la trouver rafraîchie +par l'humidité de la nuit: mais deux pieds de neige surchargent le toit +sous lequel les voilà retenues, et elles seront réduites à boire leur +propre lait. Je suis moi-même plus incertain, plus variable que ce +climat bizarre. Ce que j'aime aujourd'hui, ce qui ne me déplaît pas, +lorsque vous l'aurez lu me déplaira peut-être, et le changement ne sera +pas grand. Le temps me convient, il est calme, tout est muet; je sors +pour longtemps: un quart d'heure après on me voit rentrer. Un écureuil, +en m'entendant, a grimpé jusqu'à la cime d'un sapin. Je laissais toutes +ces idées: un merle chante au-dessus de moi. Je reviens, je m'enferme +dans mon cabinet. Il faut à la fin chercher un livre qui ne m'ennuie +pas. Si l'on vient demander quelque chose, prendre un ordre, on s'excuse +de me déranger; mais ils m'ont rendu service. Cette amertume s'en va +comme elle était venue; si je suis distrait, je suis content. Ne le +pouvais-je pas moi-même? non. J'aime ma douleur, je m'y attache tant +qu'elle dure: quand elle n'est plus, j'y trouve une insigne folie. + +Je suis bien changé, vous dis-je. Je me rappelle que la vie +m'impatientait, et qu'il y a eu un moment où je la supportais comme un +mal qui n'avait plus que quelques mois à durer. Mais ce souvenir me +paraît maintenant celui d'une chose étrangère à moi; il me surprendrait +même si la mobilité dans mes sensations pouvait me surprendre. Je ne +vois pas du tout pourquoi partir, comme je ne vois pas bien pourquoi +rester. Je suis las; mais dans ma lassitude, je trouve qu'on n'est pas +mal quand on se repose. La vie m'ennuie et m'amuse. Venir, s'élever, +faire grand bruit, s'inquiéter de tout, mesurer l'orbite des comètes; +et, après quelques jours, se coucher là sous l'herbe d'un cimetière: +cela me semble assez burlesque pour être vu jusqu'au bout. + +Mais pourquoi prétendre que c'est l'habitude des ennuis, ou le malheur +d'une manière sombre, qui dérangent, qui confondent nos désirs et nos +vues, qui altèrent notre vie elle-même dans ce sentiment de la chute et +du néant des jours de l'homme? Il ne faut point qu'une humeur +mélancolique décide des couleurs de la vie. Ne demandez point au fils +des Incas enchaîné dans les mines d'où l'on tira l'or du palais de ses +ancêtres et des temples du Soleil, ou au bourgeois laborieux et +irréprochable dont la vieillesse mendie infirme et dédaignée; ne +demandez point à d'innombrables malheureux ce que valent et les +espérances et les prospérités humaines; ne demandez point à Héraclite +quelle est l'importance de nos projets, ou à Hégésias quelle est celle +de la vie. C'est Voltaire comblé de succès, fêté dans les cours et +admiré dans l'Europe; c'est Voltaire célèbre, adroit, spirituel et +fortuné; c'est Sénèque auprès du trône des Césars, et près d'y monter +lui-même; c'est Sénèque soutenu par la sagesse, amusé par les honneurs, +et riche de trente millions: c'est Sénèque utile aux hommes, et Voltaire +se jouant de leurs fantaisies, qui vous diront les jouissances de l'âme +et le repos du cÅ“ur, la valeur et la duré du mouvement de nos jours. + +Mon ami! je reste encore quelques heures sur la terre. Nous sommes de +pauvres insensés quand nous vivons; mais nous sommes si nuls quand nous +ne vivons pas! Et puis l'on a toujours des affaires à terminer: j'en ai +maintenant une grande, je veux mesurer l'eau qui tombera ici pendant dix +années. Pour le thermomètre, je l'ai abandonné: il faudrait se lever +dans la nuit; et quand la nuit est sombre, il faudrait conserver de la +lumière, et la mettre dans un cabinet, parce que j'aime toujours la plus +grande obscurité dans ma chambre. (Voilà pourtant un point essentiel où +mon goût n'a pas encore changé.) D'ailleurs pour que je pusse prendre +quelque intérêt à observer ici la température, il faudrait que je +cessasse d'ignorer ce qui se passe ailleurs. Je voudrais avoir des +observations faites au Sénégal sur les sables, et à la cime des +montagnes du Labrador. Une autre chose m'intéresse davantage: je +voudrais savoir si l'on pénètre de nouveau dans l'intérieur de +l'Afrique. Ces contrées vastes, superbes, inconnues, où l'on pourrait, +je pense ... Je suis séparé du monde. Si l'on en reçoit des notions plus +précises, donnez-les-moi. Je ne sais si vous m'entendez. + + + +LETTRE LXXIX + +DATX +17 juillet, IX. + + +Si je vous disais que le pressentiment de quelque célébrité ne saurait +me flatter un peu; pour la première fois vous ne me croiriez pas; vous +penseriez qu'au moins je m'abuse, et vous auriez raison. Il est bien +difficile que le besoin de s'estimer soi-même se trouve entièrement +détaché de ce plaisir non moins naturel, d'être estimé par certains +hommes, et de savoir qu'ils disent, c'est l'un des nôtres. Mais le goût +de la paix, une certaine indolence de l'âme dont les ennuis ont augmenté +chez moi l'habitude, pourrait bien me faire oublier cette séduction, +comme j'en ai oublié d'autres. J'ai besoin d'être retenu et excité par +la crainte du reproche que j'aurais à me faire, si n'améliorant rien, ne +faisant rien que d'user pesamment des choses comme elles sont, j'allais +encore négliger le seul moyen d'énergie qui s'accorde avec l'obscurité +de ma vie. + +Ne faut-il point que l'homme soit quelque chose, et qu'il remplisse dans +un sens ou dans un autre, un rôle _expressif_? Autrement il tombera dans +l'abattement, et perdra la dignité de son être: il méconnaîtra ses +facultés; ou s'il les sent, ce sera pour le supplice de son âme +combattue. Il ne sera point écouté, suivi, considéré. Ce peu de bien +même que la vie la plus nulle doit encore produire, ne sera plus en son +pouvoir. C'est un précepte très beau et très utile, que celui de la +simplicité: mais il a été bien mal entendu. L'esprit qui ne voit pas les +diverses faces des choses, pervertit les meilleurs maximes; il avilit la +sagesse elle-même en lui étant ses moyens, en la plongeant dans la +pénurie, en la déshonorant par le désordre qui en résulte. + +Assurément un homme de lettres[83] en linge sale, logé dans le grenier, +recousant ses hardes, et copiant je ne sais quoi pour vivre, sera +difficilement un être utile au monde, et jouissant de l'autorité +nécessaire pour faire quelque bien. A cinquante ans, il s'allie avec la +blanchisseuse qui a sa chambre sur le même palier; ou s'il a gagné +quelque chose, c'est sa servante qu'il épouse. A-t-il donc voulu +ridiculiser la morale, et la livrer aux sarcasmes des hommes légers? Il +fait plus de tort à l'opinion que le prêtre _marié_ qu'on paie pour en +appeler journellement à ce culte qu'il a trahi, que le moine factieux +qui vante la paix et l'abnégation, que ces charlatans de la probité, +dont un certain monde est plein, qui répètent à chaque phrase, mÅ“urs! +vertus! honnête homme! et à qui dès lors on ne prêterait pas un louis +sans billet. + +Tout homme qui a l'esprit juste et qui veut être utile, ne fût-ce que +dans sa vie privée, tout homme enfin qui est digne de quelque +considération, la cherche. Il se conduit de manière à l'obtenir jusque +dans les choses où l'opinion des hommes est vaine par elle-même, pourvu +que ce soin n'exige de lui rien de contraire à ses devoirs ou aux +résultats essentiels de son caractère. S'il est une règle sans +exception, je pense que ce doit être celle-ci: et j'affirmerais +volontiers que c'est toujours par quelque vice du cÅ“ur ou du jugement, +que l'on dédaigne et que l'on affecte de dédaigner l'estime publique, +partout où la justice n'en commande pas le sacrifice. + +On peut être considéré dans la vie la plus obscure, si on s'environne de +quelque aisance, si on a de l'ordre chez soi et une sorte de dignité +dans l'habitude de sa vie. On peut l'être dans la pauvreté même, quand +on a un nom, quand on a fait des choses connues, quand on a une manière +plus grande que son sort, quand on sait faire distinguer de ce qui +serait misère dans le vulgaire, jusqu'au dénuement d'une extrême +médiocrité. L'homme qui a un caractère élevé n'est point confondu parmi +la foule; et si pour l'éviter il fallait descendre à des soins +minutieux, je crois qu'il se résoudrait à le faire. Je crois encore +qu'il n'y aurait point en cela de vanité: le sentiment des convenances +naturelles porte chaque homme à se mettre à sa place, à tendre à ce que +les autres l'y mettent. Si c'était un vain désir de primer, l'homme +supérieur craindrait l'obscurité du désert et ses privations, comme il +craint la bassesse et la misère du cinquième étage; mais il craint de +s'avilir, et ne craint point de n'être pas élevé: il ne répugne pas à +son être de n'avoir point un grand rôle, mais d'en avoir un qui soit +contraire à sa nature. + +Si une sorte d'autorité est nécessaire dans tous les actes de la vie, +elle est indispensable à l'écrivain. La considération publique est un de +ses plus puissants moyens: sans elle il ne fait qu'un état; et cet état +devient bas, parce qu'il remplace une grande fonction. + +Il est absurde et révoltant qu'un auteur ose parler à l'homme de ses +devoirs, sans être lui-même homme de bien[84]. Mais si le moraliste +pervers n'obtient que du mépris, le moraliste inconnu reste tellement +inutile que quand il n'en devient pas lui-même ridicule, ses écrits du +moins le deviennent. Tout ce qui devrait être saint parmi les hommes a +perdu sa force, lorsque les livres de philosophie, de religion, de +morale furent étalés, à trois sous la pièce, au milieu de la boue des +quais; lorsque leurs pages solennelles furent livrées aux charcutiers +pour envelopper des cervelas. + +L'opinion, la célébrité, fussent-elles vaines en elles-mêmes, ne doivent +être ni méprisées, ni même négligées, puisqu'elles sont un des grands +moyens qui puissent conduire aux fins les plus louables comme les plus +importantes. C'est également un excès de ne rien faire pour elles, ou de +ne faire que pour elles. Les grandes choses que l'on exécute sont belles +de leur seule grandeur, et sans qu'il soit besoin de songer à les +produire, à les faire valoir: il n'en saurait être de même de celles que +l'on pense. La fermeté de celui qui périt au fond des eaux est un +exemple perdu: la pensée la plus juste, la conception la plus sage le +sont également, si on ne les communique pas; leur utilité dépend de leur +expression, c'est leur célébrité qui les rend fécondes. + +Il faudrait peut-être que des écrits philosophiques fussent toujours +précédés par un bon livre d'un genre agréable, qui fût bien répandu, +bien lu, bien goûté[85]. Celui qui a un nom, parle avec plus de +confiance: il fait plus et il fait mieux, parce qu'il espère ne pas +faire en vain. Malheureusement on n'a pas toujours le courage ou les +moyens de prendre des précautions semblables: les écrits, comme tant +d'autres choses, sont soumis à l'occasion même inaperçue; ils sont +déterminés par une impulsion souvent étrangère à nos plans et à nos +projets. + +Faire un livre pour avoir un nom, c'est une tâche: elle a quelque chose +de rebutant et de servile; et quoique je convienne des raisons qui +semblent me l'imposer, je n'ose l'entreprendre, et je l'abandonnerais. + +Je ne veux cependant pas commencer par l'ouvrage que je projette. Il est +trop important et trop vaste pour que je l'achève jamais: c'est beaucoup +si je le vois approcher un jour de l'idée que j'ai conçue. Cette +perspective trop éloignée ne me soutiendrait pas. Je crois qu'il est bon +que je me fasse auteur, afin d'avoir le courage de continuer à l'être. +Ce sera un parti pris et déclaré; en sorte que je le suivrai comme pour +remplir ma destination. + + + + +LETTRE LXXX + +DATX +2 août, IX. + + +Je pense comme vous qu'il faudrait un roman, un véritable roman tel +qu'il en est quelques-uns: mais c'est un grand ouvrage qui m'arrêterait +longtemps. A plusieurs égards j'y serais assez peu propre, et il +faudrait que le plan m'en vînt comme par inspiration. + +Je crois que j'écrirai un voyage. Je veux que ceux qui le liront +parcourent avec moi tout le monde soumis à l'homme. Quand nous aurons +regardé ensemble, quand nous aurons pris l'habitude d'une manière +commune à eux et à moi, nous rentrerons et nous raisonnerons. Ainsi deux +amis d'un certain âge sortent ensemble dans la campagne, examinent, +rêvent, ne se parlent pas, et s'indiquent seulement les objets avec leur +canne; mais le soir auprès de la cheminée, ils jasent sur ce qu'ils ont +vu dans leur promenade. + +La scène de la vie a de grandes beautés. Il faut se considérer comme +étant là seulement pour voir: il faut s'y intéresser sans illusion, sans +passion, mais sans indifférence; comme on s'intéresse aux vicissitudes, +aux passions, aux dangers d'un récit imaginaire: celui-là est écrit avec +bien de l'éloquence. + +Le cours du monde est un drame assez suivi pour être attachant; assez +varié pour exciter l'intérêt; assez fixe, assez réglé pour plaire à la +raison, pour amuser par des systèmes; assez incertain pour éveiller les +désirs, pour alimenter les passions. Si nous étions impassibles dans la +vie, l'idée de la mort serait intolérable: mais les douleurs nous +aliènent, les dégoûts nous rebutent, l'impuissance et les sollicitudes +font oublier de voir; et l'on s'en va froidement, comme on quitte les +loges quand un voisin exigeant, quand la sueur du front, quand l'air +vicié par la foule, ont remplacé le désir par la gêne, et la curiosité +par l'impatience. + +Quel style j'adopterai? Aucun. J'écrirai, comme on parle, sans y songer: +s'il faut faire autrement, je n'écrirai point. Il y a cette différence +néanmoins que la parole ne peut être corrigée, au lieu que l'on peut +ôter des choses écrites, ce qui choque à la lecture. + +Dans des temps moins avancés, les poètes et les sophistes lisaient leurs +livres aux assemblées des peuples. Il faut que les choses soient lues +selon la manière dont elles ont été faites, et qu'elles soient faites +selon qu'elles doivent être lues. L'art de lire est comme celui +d'écrire. Les grâces et la vérité de l'expression dans la lecture sont +infinies comme les modifications de la pensée: je conçois à peine qu'un +homme qui lit mal, puisse avoir une plume heureuse, un esprit juste et +vaste. Sentir avec génie, et être incapable d'exprimer, paraît aussi +incompatible que d'exprimer avec force ce qu'on ne sent pas. + +Quelque parti que l'on prenne sur la question si tout a été ou n'a pas +été dit en morale, on ne saurait conclure qu'il n'y ait plus rien à +faire pour cette science, la seule de l'homme. Il ne suffit pas qu'une +chose soit dite: il faut qu'elle soit publiée, prouvée, persuadée à +tous, universellement reconnue. Il n'y a rien de fait tant que la loi +expresse n'est pas soumise aux lois de l'Ethique[86], tant que l'opinion +ne voit pas les choses sous leurs véritables rapports. + +Il faudra s'élever contre le désordre, tant que le désordre subsistera. +Ne voyons-nous pas tous les jours de ces choses qui sont plutôt la faute +de l'esprit que la suite des passions, où il y a plus d'erreur que de +perversité, et qui sont moins le crime d'un particulier qu'un effet +presque inévitable de l'insouciance ou de l'ineptie publique? + +N'est-il plus besoin de dire aux riches dont la fortune est +indépendante: Par quelle fatalité vivez-vous plus pauvres que ceux qui +travaillent à la journée dans vos terres? + +De dire aux enfants qui n'ont pas ouvert les yeux sur la bassesse de +leur infidélité: Vous êtes de véritables voleurs, et des voleurs que la +loi devrait punir plus sévèrement que celui qui vole un étranger. Au vol +manifeste, vous ajoutez la plus odieuse perfidie. Le domestique qui +prend est puni avec plus de rigueur qu'un étranger, parce qu'il abuse de +la confiance, et parce qu'il est nécessaire que l'on jouisse de la +sécurité, du moins chez soi. Ces raisons, justes pour un homme à gages, +ne sont-elles pas bien plus fortes pour le fils de la maison? Qui peut +tromper plus impunément? Qui manque à des devoirs plus sacrés? A qui +est-il plus triste de ne pouvoir donner sa confiance? Si l'on objecte +des considérations qui peuvent arrêter la loi, c'est prouver davantage +la nécessité d'éclairer l'opinion, de ne la pas abandonner comme on l'a +trop fait, de surmonter son indolence, de fixer ses variations, et +surtout de la faire assez respecter pour qu'elle puisse ce que n'osent +pas nos lois irrésolues. + +N'est-il plus besoin de dire à ces femmes pleines de sensibilité, +d'intentions pures, de jeunesse et de candeur? Pourquoi livrer au +premier fourbe tant d'avantages inestimables? Ne voyez-vous pas dans ses +lettres mêmes, au milieu du jargon romanesque de ses gauches sentiments, +des expressions dont une seule suffirait pour déceler la mince estime +qu'il a pour vous, et la bassesse dans laquelle il se sent lui-même? Il +vous amuse, il vous entraîne, il vous joue; il vous prépare la honte et +l'abandon. Vous le sentiriez, vous le sauriez; mais par faiblesse, par +indolence peut-être, vous hasardez l'honneur de vos jours. Peut-être +c'est pour l'amusement d'une nuit que vous corrompez votre vie entière. +La loi ne l'atteindra pas; il aura l'infâme liberté de rire de vous. +Comment avez-vous pris ce misérable pour un homme? Ne valait-il pas +mieux attendre et attendre encore? Quelle distance d'un homme à un +homme! Femmes aimables, ne sentirez-vous pas ce que vous valez?--Le +besoin d'aimer!--Il ne vous excuse pas. Le premier des besoins est celui +de ne pas s'avilir: et les besoins du cÅ“ur doivent eux-mêmes vous rendre +indifférent quiconque n'a de l'homme autre chose que de n'être pas +femme.--Ceux de l'âge!--Si nos institutions morales sont dans l'enfance, +si nous avons tout confondu, si notre raison va à tâtons; votre +imprudence, moins impardonnable alors, n'est pas pour cela justifiée. + +Le nom de femme est grand pour nous, quand notre âme est pure. +Apparemment le nom d'homme peut aussi en imposer un peu à des cÅ“urs +jeunes: mais de quelque douceur que ces illusions s'environnent, ne vous +y laissez pas trop surprendre. Si l'homme est l'ami naturel de la femme, +les femmes n'ont souvent pas de plus funeste ennemi. Tous les hommes ont +les sens de leur sexe; mais attendez celui qui en a l'âme. Que peut +avoir de commun avec vous cet être qui n'a que des sens? Les verrats +sont aussi des mâles.................... + + * * * * *[87] + + * * * * * + +«N'est-il pas arrivé plusieurs fois que le sentiment du bonheur nous ait +entraîné dans un abîme de maux, que nos désirs les plus naturels aient +altéré notre nature, et que nous nous soyons avidement enivrés +d'amertumes. On a toute la candeur de la jeunesse, tous les désirs de +l'inexpérience, les besoins d'une vie nouvelle, l'espérance d'un cÅ“ur +droit. On a toutes les facultés de l'amour; il faut aimer. On a tous +les moyens du plaisir; il faut être aimée. On entre dans la vie; qu'y +faire sans amour? On a beauté, fraîcheur, grâce, légèreté, noblesse, +expression heureuse. Pourquoi l'harmonie de ces mouvements, cette +décence voluptueuse, cette voix faite pour tout dire, ce sourire fait +pour tout entraîner, ce regard fait pour changer le cÅ“ur de l'homme? +pourquoi cette délicatesse du cÅ“ur, et cette sensibilité profonde? +L'âge, le désir, les convenances, l'âme, les sens, tout le veut; c'est +une nécessité. Tout exprime et demande l'amour; cette peau si douce, et +d'un blanc si heureusement nuancé: cette main formée par les plus +tendres caresses: cet Å“il dont les ressources sont inconnues s'il ne dit +pas, je consens à être aimée: ce sein qui sans amour, est immobile, +muet, inutile, et qui se flétrirait un jour sans avoir été divinisé: ces +formes, ces contours qui changeraient sans avoir été connus, admirés, +possédés: ces sentiments si tendres, si vastes, si voluptueux et si +grands, l'ambition du cÅ“ur, l'héroïsme de la passion! Cette loi +délicieuse que la loi du monde a dictée; il la faut suivre. Ce rôle +enivrant, que l'on sait si bien, que tout rappelle, que le jour inspire, +et que la nuit commande; quelle femme jeune, sensible, aimante, +imaginera de ne le point remplir? + +«Aussi ne l'imagine-t-on pas. Les cÅ“urs justes, nobles, purs sont les +premiers perdus. Plus susceptibles d'élévation, ils doivent être séduits +par celle que l'amour donne. Ils se nourrissent d'erreur en croyant se +nourrir d'estime; ils se trouvent aimer un amant, parce qu'ils ont aimé +la vertu; ils sont trompés par des misérables, parce que ne pouvant +vraiment aimer qu'un homme de bien, ils croient sentir que celui qui se +présente pour réaliser leur chimère est nécessairement tel. + +«L'énergie de l'âme, l'estime, la confiance, le besoin d'en montrer, +celui d'en avoir; des sacrifices à récompenser, une fidélité à +couronner, un espoir à entretenir, une progression à suivre, +l'agitation, l'intolérable inquiétude du cÅ“ur et des sens; le désir si +louable de commencer à payer tant d'amour; le désir non moins juste de +resserrer, de consacrer, de perpétuer, d'_éterniser_ des liens si chers; +d'autres désirs encore; certaine crainte, certaine curiosité; des +hasards qui l'indiquent, le destin qui le veut; tout livre une femme +aimante dans les bras du Lovelace. Elle aime, il s'amuse: elle se donne, +il s'amuse: elle jouit, il s'amuse: elle rêve la durée, le bonheur, le +long charme d'un amour mutuel; elle est dans les songes célestes; elle +voit cet Å“il que le plaisir embrase, elle voudrait donner une félicité +plus grande; mais le monstre s'amuse: les bras du plaisir la plongent +dans l'abîme, elle dévore une volupté terrible. + +«Le lendemain elle est surprise, inquiète, rêveuse: de sombres +pressentiments commencent des peines affreuses et une vie d'amertumes. +Estime des hommes, tendresse paternelle, douce conscience, fierté d'une +âme pure; paix, fortune, honneur, espérance, amour: tout a passé. Il ne +s'agit plus d'aimer et de vivre; il faut dévorer ses larmes, et traîner +des jours précaires, flétris, misérables. Il ne s'agit plus de s'avancer +dans les illusions, dans l'amour et dans la vie; il faut repousser les +songes, chercher l'amertume et attendre la mort. Femmes sincères et +aimantes, belles de toutes les grâces extérieures et des charmes de +l'âme, si faites pour être purement, tendrement, constamment aimées!... +N'aimez pas.» + + + + +LETTRE LXXXI + +DATX +5 août, IX. + + +Vous convenez que la morale doit seule occuper sérieusement l'écrivain +qui veut se proposer un objet utile et grand: mais vous trouvez que +certaines opinions sur la nature des êtres pour lesquelles, dites-vous, +j'ai paru pencher jusqu'ici, ne s'accordent pas avec la recherche des +lois morales et de la base des devoirs. + +Je n'aimerais pas à me contredire, et je tâcherai de l'éviter: mais je +ne puis reprocher à ma faiblesse les variations de l'incertitude. J'ai +beau examiner et mettre à cet examen de l'impartialité, et même quelque +sévérité, je ne puis trouver là de véritables contradictions. + +Il pourrait y en avoir entre diverses choses que j'ai dites, si on +voulait les regarder comme des affirmations positives, comme les +diverses parties d'un même système, d'un même corps de principes donnés +pour certains, liés entre eux et déduits les uns des autres. Mais les +pensées isolées, les doutes sur des choses impénétrables peuvent varier +sans être contradictoires. J'avoue même qu'il y a telle conjecture sur +la marche de la nature que je trouve quelquefois très probable, et +d'autrefois beaucoup moins, selon la manière dont mon imagination +s'arrête à la considérer. + +Il m'arrive de dire: Tout est nécessaire; si le monde est inexplicable +dans ce principe, dans les autres il semble impossible. Et après avoir +vu ainsi, il m'arrivera le lendemain de me dire au contraire: Tant de +choses sont conduites selon l'intelligence qu'il paraît évident que +beaucoup de choses sont conduites par elle. Peut-être elle choisit dans +les possibles qui résultent de l'essence nécessaire des choses; et la +nature de ces possibles contenus dans une sphère limitée, est telle que +le monde ne pouvant exister que selon certains modes, chaque chose +néanmoins est susceptible de plusieurs modifications différentes. +L'intelligence n'est pas souveraine de la matière, mais elle l'emploie: +elle ne peut ni la faire, ni la détruire, ni la dénaturer ou changer ses +lois; mais elle peut l'agiter, la travailler, la composer. Ce n'est pas +une toute-puissance, c'est une industrie immense, mais pourtant bornée +par les lois nécessaires de l'essence des êtres; c'est une alchimie +sublime que l'homme appelle surnaturelle, parce qu'il ne peut la +concevoir. + +Vous me dites que voilà deux systèmes opposés, et qu'on ne saurait +admettre en même temps. J'en conviens: mais il n'y a point là de +contradiction, je ne vous les donne que pour des hypothèses; non +seulement je ne les admets pas tous deux, mais je n'admets positivement +ni l'un ni l'autre, et je ne prétends pas connaître ce que l'homme ne +connaît point. + +Tout système général sur la nature des êtres et les lois du monde n'est +jamais qu'une idée hasardée. Il se peut que quelques hommes aient cru à +leurs songes, ou aient voulu que les autres y crussent; mais c'est un +charlatanisme ridicule, ou un prodige d'entêtement. Pour moi, je ne sais +que douter: et si je dis positivement, tout est nécessaire; ou bien, il +est une force secrète qui se propose un but que quelquefois nous pouvons +pressentir; je n'emploie ces expressions affirmatives que pour éviter de +répéter sans cesse, il me semble, je suppose, j'imagine. Cette manière +de parler ne saurait annoncer que je m'en prétende certain; et je ne +dois pas craindre que l'on s'y trompe, car quel homme, s'il n'est en +démence, s'avisera d'affirmer ce qu'il est impossible que l'on sache. + +Il en est tout autrement lorsque abandonnant ces recherches obscures, +nous nous attachons à la seule science humaine, à la morale. L'Å“il de +l'homme qui ne peut rien discerner dans l'essence des êtres, peut tout +voir dans les relations de l'homme. Là nous trouvons une lumière +disposée pour nos organes; là nous pouvons découvrir, raisonner, +affirmer. C'est là que nous sommes responsables de nos idées, de leur +enchaînement, de leur accord, de leur vérité: c'est là qu'il faut +chercher des principes certains, et que les conséquences contradictoires +seraient inexcusables. + +On peut faire une seule objection contre l'étude de la morale: c'est une +difficulté très forte, il est vrai, mais qui pourtant ne doit pas nous +arrêter. Si tout est nécessaire, que produiront nos recherches, nos +préceptes, nos vertus? Mais la nécessité de toutes choses n'est pas +prouvée: le sentiment contraire conduit l'homme, et c'est assez pour que +dans tous les actes de la vie il se regarde comme livré à lui-même. Le +stoïcien croyait à la vertu malgré le destin: et ces Orientaux qui +conservent le dogme de la fatalité, agissent, craignent, désirent comme +les autres hommes. Si même je regardais comme probable la loi +universelle de la nécessité, je pourrais encore chercher les principes +des meilleures institutions humaines. En traversant un lac dans un jour +d'orage, je me dirai: si les événements sont invinciblement déterminés, +il m'importe peu que les bateliers soient ivres ou non. Cependant, comme +il en peut être autrement, je leur recommanderai de ne boire qu'après +leur arrivée. Si tout est nécessaire, il l'est que j'aie ce soin, il +l'est encore que je l'appelle faussement de la prudence. + +Je n'entends rien aux subtilités par lesquelles ont prétend accorder le +libre arbitre avec la prescience: le choix de l'homme, avec l'absolue +puissance de son Dieu: l'horreur infinie que l'auteur de toute justice a +nécessairement pour le péché, les moyens inconcevables qu'il a employés +pour le prévenir ou le réparer, avec l'empire continuel de l'injustice +et notre pouvoir de faire des crimes tant que bon nous semble. Je trouve +quelques difficultés à concilier la bonté infinie qui créa +volontairement l'homme et la science indubitable de ce qui en +résulterait, avec l'éternité de supplices affreux pour les quarante-neuf +cinquantièmes des hommes tant aimés. Je pourrais comme un autre parler +longuement, adroitement ou savamment sur ces questions impénétrables: +mais si jamais j'écris, je m'attacherai plutôt à ce qui concerne l'homme +réuni en société dans sa vie temporelle; parce qu'il me semble qu'en +observant seulement les conséquences pour lesquelles on a des données +certaines, je pourrai penser des choses vraies et en dire d'utiles. + +Je parviendrai jusqu'à un certain point à connaître l'homme, mais je ne +puis deviner la nature. Je n'entends pas bien deux principes opposés, +coéternellement faisant et défaisant. Je n'entends pas bien l'univers +formé si tard, là où il n'y avait rien, subsistant pour un temps +seulement, et coupant ainsi en trois parties l'indivisible éternité. Je +n'aime point à parler sérieusement de ce que j'ignore; _animalis homo +non percipit ea quae sunt spiritus Dei,_ «Paulus ad Corinth.», I, c. 2. + +Je n'entendrai jamais comment l'homme qui reconnaît en lui de +l'intelligence, peut prétendre que le monde ne contient pas +d'intelligence. Malheureusement je ne vois pas mieux comment une faculté +se trouve être une substance. On me dit: La pensée n'est pas un corps, +un être physiquement divisible, ainsi la mort ne la détruira pas; elle a +commencé pourtant, mais vous voyez qu'elle ne saurait finir, et que +puisqu'elle n'est pas un corps, elle est nécessairement un esprit. Je +l'avoue, j'ai le malheur de ne pas trouver que cet argument victorieux +ait le sens commun. + +Celui-ci est plus spécieux. Puisqu'il existe des religions anciennement +établies, puisqu'elles font partie des institutions humaines, +puisqu'elles paraissent naturelles à notre faiblesse, et qu'elles sont +le frein ou la consolation de plusieurs, il est bon de suivre et de +soutenir la religion du pays où l'on vit: si l'on se permet de n'y point +croire, il faut du moins n'en rien dire, et quand on écrit pour les +hommes, il ne faut pas les dissuader d'une croyance qu'ils aiment. C'est +votre avis; mais voici pourquoi je ne saurais le suivre. + +Je n'irai pas maintenant affaiblir une croyance religieuse dans les +vallées des Cévennes ou de l'Apennin, ni même auprès de moi dans la +Maurienne ou le Schweitzerland: mais en parlant de morale, comment ne +rien dire des religions? Ce serait une affectation déplacée: elle ne +tromperait personne; elle ne ferait qu'embarrasser ce que j'aurais à +dire, et en ôter l'ensemble qui peut seul le rendre utile. On prétend +qu'il faut respecter des opinions sur lesquelles reposent l'espérance de +beaucoup, et malheureusement toute la morale de plusieurs. Je crois +cette réserve convenable et sage chez celui qui ne traite +qu'accidentellement des questions morales, ou qui écrit dans des vues +différentes de celles qui seront nécessairement les miennes. Mais si en +écrivant sur les institutions humaines je parvenais à ne point parler +des systèmes religieux, on n'y verrait autre chose que des ménagements +pour quelque parti puissant. Ce serait une faiblesse condamnable: en +osant me charger d'une telle fonction, je dois surtout m'en imposer les +devoirs. Je ne puis répondre de mes moyens, et ils seront plus ou moins +insuffisants: mais les intentions dépendent de moi, si elles ne sont +point invariablement pures et fermes, je suis indigne d'un aussi beau +ministère. Je n'aurai pas un ennemi personnel dans la littérature, comme +je n'en aurai jamais dans ma vie privée; mais quand il s'agit de dire +aux hommes ce que je regarde comme vrai, je ne dois pas craindre de +mécontenter une secte ou un parti. Je n'en veux à aucun, mais je n'ai de +lois à recevoir d'aucun. J'attaquerai les choses et non les hommes: si +les hommes s'en fâchent, si je deviens un objet d'horreur pour la +charité de quelques-uns, je n'en serai point surpris, mais je ne veux +pas même le prévoir. Si l'on peut se dispenser de parler des religions +dans bien des écrits, je n'ai pas cette liberté que je regrette à +plusieurs égards: tout homme impartial avouera que ce silence est +impossible dans un _ouvrage_ tel que doit être celui que je projette, le +seul auquel je puisse mettre de l'importance. + +En écrivant sur les affections de l'homme et sur le système général de +l'Ethique, je parlerai donc des religions; et certes en en parlant, je +ne puis en dire d'autres choses que celles que j'en pense. C'est parce +que je ne saurais éviter d'en parler alors que je ne m'attache point à +écarter de nos lettres ce qui par hasard s'y présente sur ce sujet: +autrement, malgré une certaine contrainte qui en résulterait, j'aimerais +mieux taire ce que je sens devoir vous déplaire, ou plutôt vous +affliger. + +Je vous le demande à vous-même, si dans quelques chapitres il m'arrive +d'examiner les religions comme des institutions accidentelles, et de +parler de celle qu'on dit être venue de Jérusalem, comme on trouverait +bon que j'en parlasse si j'étais né à Jérusalem; je vous le demande, +quel inconvénient véritable en résultera-t-il dans les lieux où s'agite +l'esprit européen, où les idées sont nettes et les conceptions +désenchantées, où l'on vit dans l'oubli des prestiges, dans l'étude +sans voile dès sciences positives et démontrées? + +Je voudrais ne rien ôter de la tête de ceux qui l'ont déjà assez vide +pour dire: s'il n'y avait pas d'enfer, ce ne serait pas la peine d'être +honnête homme. Peut-être arrivera-t-il cependant que je sois lu par un +de ces hommes-là , je ne me flatte pas qu'il ne puisse résulter aucun mal +quelconque de ce que je ferai dans l'intention de produire un bien: mais +peut-être aussi diminuerai-je le nombre de ces bonnes âmes qui ne +croient au devoir qu'en croyant à l'enfer. Peut-être parviendrai-je à ce +que le devoir reste, quand les reliques et les démons cornus auront +achevé de passer de mode. On ne peut pas éviter que la foule elle-même +en vienne plus ou moins vite, et certainement dans peu de temps, à +mépriser l'une des deux idées qu'on l'a très imprudemment habituée à ne +recevoir qu'ensemble: il faut donc lui prouver qu'elles peuvent très +bien être séparées sans que l'oubli de l'une entraîne la subversion de +l'autre. + +Je crois que ce moment s'approche beaucoup: l'on reconnaîtra plus +universellement la nécessité de ne plus fonder sur ce qui s'écroule, cet +asile moral hors duquel on vivrait dans un état de guerre secrète, et au +milieu d'une perfidie plus odieuse que les vengeances et les longues +haines des hordes sauvages. + + + + +LETTRE LXXXII + +DATX +Im., 6 août, IX. + + +Je ne sais si je sortirai de mes montagnes neigeuses; si j'irai voir +cette jolie campagne dont vous me faites une description si +intéressante, où l'hiver est si facile, et le printemps si doux, où les +eaux vertes brisent leurs vagues nées en Amérique. Celles que je vois ne +viennent pas de si loin: dans les fentes de mes rochers où je cherche la +nuit comme le triste chat-huant, l'étendue conviendrait mal à mon Å“il et +à ma pensée. Le regret de n'être pas avec vous s'accroît tous les jours. +Je ne me le reproche pas, j'en suis plutôt surpris; je cherche pourquoi, +je ne trouve rien, mais je vous dis que je n'ai pu faire autrement. +J'irai un jour; cela est résolu. Je veux vous voir chez vous: je veux +rapporter de là le secret d'être heureux, quand rien ne manque que +nous-mêmes. + +Je verrai en même temps le pont du Gard et le canal de Languedoc. Je +verrai la Grande-Chartreuse, en allant, et non en rentrant ici: et vous +savez pourquoi! J'aime mon asile; je l'aimerai tous les jours davantage, +mais je ne me sens plus assez fort pour vivre seul. Nous allons parler +d'autre chose. + +Tout sera achevé dans très peu de jours. En voici déjà quatre que je +couche dans mon appartement. + +Quand je laisse mes fenêtres ouvertes pendant la nuit, j'entends très +distinctement l'eau de la fontaine tomber dans le bassin: lorsqu'un peu +de vent l'agite, elle se brise sur les barres de fer destinées à +soutenir les vases que l'on veut remplir. Il n'est guère d'accidents +naturels aussi romantiques que le bruit d'un peu d'eau tombant sur l'eau +tranquille, quand tout est nocturne, et qu'on distingue seulement dans +le fond de la vallée, un torrent qui roule sourdement derrière les +arbres épais, au milieu du silence. + +La fontaine est sous un grand toit, comme je pense vous l'avoir dit: le +bruit de sa chute est moins agreste que si elle était en plein air: mais +il est plus extraordinaire, et plus heureux. Abrité sans être enfermé, +reposant dans un bon lit au milieu du désert, possédant chez soi les +biens sauvages, on réunit les commodités de la mollesse et la force de +la nature. Il semble que notre industrie ait disposé des choses +primitives sans changer leurs lois; et qu'un empire si facile ne +connaisse point de bornes. Voilà tout l'homme. + +Ce grand toit, ce couvert dont vous voyez que je suis très content, a +sept toises de large, et plus de vingt en longueur sur la même ligne que +les autres bâtiments. C'est en effet la chose la plus commode: il joint +la grange à la maison; il ne touche point à celle-ci, il ne communique +avec elle que par une galerie d'une construction légère, et qu'on +pourrait couper facilement en cas d'incendie. Voiture, char à banc, +chars de travail, outils, bois à brûler, atelier de menuiserie, +fontaine, lavoir, tout s'y trouve sans confusion: et l'on peut y +travailler, y laver, y faire toutes les choses nécessaires sans être +gêné par le soleil, la neige ou la boue. + +Puisque je n'espère plus vous voir ici que dans un temps reculé, je vous +dirai toute ma manière d'être: je vous décrirai toute mon habitation, et +peut-être il y aura des instants où je me figurerai que vous la +partagez, que nous examinons, que nous délibérons, que nous réformons. + + + + +LETTRE LXXXIII + +DATX +24 septembre, IX. + + +J'attendais avec quelque impatience que vous eussiez fini vos courses: +j'ai des choses nouvelles à vous dire. + +M. de Fonsalbe est ici. Il y est depuis cinq semaines, il y restera: sa +femme y a été. Quoiqu'il ait passé des années sur les mers, c'est un +homme égal et tranquille. Il ne joue pas, ne chasse pas, ne fume pas; +il ne boit point; il n'a jamais dansé, il ne chante jamais; il n'est +point triste, mais je crois qu'il l'a été beaucoup. Son front réunit les +traits heureux du calme de l'âme, et les traits profonds du malheur. Son +Å“il, qui n'exprime ordinairement qu'une sorte de repos et de +découragement, est fait pour tout exprimer; sa tête a quelque chose +d'extraordinaire; et au milieu de son calme habituel, si une idée +grande, si un sentiment énergique vient l'éveiller, il prend, sans y +penser, l'attitude muette du commandement. J'ai vu admirer un acteur qui +disait fort bien le «Je le veux, je l'ordonne» de Néron; mais Fonsalbe +le dit mieux. + +Je vous parle sans partialité: il n'est pas aussi égal intérieurement +qu'au-dehors; mais s'il a le malheur, ou le défaut de ne pouvoir être +heureux, il a trop de sens pour être mécontent. C'est lui qui achèvera +de guérir mon impatience; car il a pris son parti, et de plus il m'a +prouvé, sans réplique, que je devais prendre le mien. Il prétend que +lorsque avec la santé on a une vie indépendante, et que l'on n'a que +cela, il faut être un sot pour être heureux, et un fou pour être +malheureux. D'après quoi vous sentez que je ne pouvais dire autre chose +sinon que je n'étais ni heureux ni malheureux: je l'ai dit, et +maintenant il faut que je m'arrange de manière à avoir dit vrai. + +Je commence pourtant à trouver quelque chose de plus que la vie +indépendante et la santé. Fonsalbe sera un ami, et un ami dans ma +solitude. Je ne dis pas un ami tel que nous l'entendions autrefois. Nous +ne sommes plus dans un âge d'héroïsme. Il s'agit de passer doucement ses +jours: les grandes choses ne me regardent pas. Je m'attache à trouver +bon, vous dis-je, ce que ma destinée me donne: le beau moyen pour cela +que de rêver l'amitié à la manière des Anciens! Laissons les amis selon +l'antiquité, et les amis selon les villes. Imaginez un terme moyen. Que +cela! direz-vous: et moi je vous dis que c'est beaucoup. + +J'ai encore une autre pensée: Fonsalbe a un fils et une fille. Mais +j'attends, pour vous en dire davantage, que mon projet soit +définitivement arrêté: d'ailleurs ceci tient à plusieurs détails qui +vous sont encore inconnus, et dont je dois vous instruire. Fonsalbe m'a +déjà dit que je pouvais vous parler de tout ce qui le concerne, et qu'il +ne vous regardait point comme un tiers; seulement vous brûlerez les +lettres. + + + + +LETTRE LXXXIV + +DATX +Saint-Maurice, 7 octobre, IX. + + +Un Américain ami de Fonsalbe, vient de passer ici pour se rendre en +Italie. Ils sont allés ensemble jusqu'à Saint-Branchier, au pied des +montagnes. Je les accompagnai: je comptais m'arrêter à Saint-Maurice, +mais j'ai continué jusqu'à la cascade de Pissevache, qui est entre cette +ville et Martigni, et que j'avais vue autrefois seulement depuis la +route. + +Là , j'ai attendu le retour de la voiture. Il faisait un temps agréable, +l'air était calme et très doux: j'ai pris, tout habillé, un bain de +vapeurs froides. Le volume d'eau est considérable, et sa chute a près de +trois cents pieds. Je m'en approchai autant qu'il me parut possible; et +en un moment, je fus mouillé comme si j'eusse été plongé dans l'eau. + +Je retrouvai pourtant quelque chose des anciennes impressions lorsque je +fus assis dans la vapeur qui rejaillit vers les nues, au bruit si +imposant de cette eau qui sort d'une glace muette et coule sans cesse +d'une source immobile, qui se perd avec fracas sans jamais finir, qui se +précipite pour creuser des abîmes, et qui semble tomber éternellement. +Nos années et les siècles de l'homme descendent ainsi: nos jours +s'échappent du silence, la nécessité les montre, ils glissent dans +l'oubli. Le cours de leurs fantômes pressés s'écroule avec un bruit +uniforme, et se dissipe en se répétant toujours. Il en reste une fumée +qui monte, qui rétrograde, et dont les ombres déjà passées enveloppent +cette chaîne inexplicable et inutile, monument perpétuel d'une force +inconnue, expression bizarre et mystérieuse de l'énergie du monde. + +Je vous avoue qu'Imenstròm, et mes souvenirs, et mes habitudes, et mes +projets d'enfant, mes arbres, mon cabinet, que tout ce qui a pu +distraire mes affections, fut bien petit, bien misérable à mes yeux. +Cette eau glaciale, active, pénétrante, et comme remplie de mouvement, +ce fracas solennel d'un torrent qui tombe, ce nuage qui s'élance +perpétuellement dans les airs, cette situation du corps et de la pensée, +dissipa l'oubli où des années d'efforts parvenaient peut-être à me +plonger. + +Séparé de tous les lieux par cette atmosphère d'eau et par ce bruit +immense, je voyais tous les lieux devant moi, je ne me voyais plus dans +aucun. Immobile, j'étais ému pourtant d'un mouvement extraordinaire. En +sécurité au milieu des ruines menaçantes, j'étais comme englouti par les +eaux et vivant dans l'abîme: j'avais quitté la terre, et je jugeais ma +vie ridicule; elle me faisait pitié: un songe de la pensée remplaça ces +jours puérils par des jours employés. Je vis plus distinctement que je +ne les avais jamais vues, ces pages heureuses et éloignées du rouleau +des temps. Les Moïse, les Lycurgue prouvèrent indirectement au monde +leur possibilité: leur existence future m'a été prouvée dans les +Alpes....................... + + * * * * * + + * * * * * + +Quand les hommes des temps où il n'était pas ridicule d'être un homme +extraordinaire, se retiraient dans une solitude profonde et dans les +antres des montagnes, ce n'était pas seulement pour méditer les +institutions qu'ils préparaient, on peut aussi penser chez soi, et s'il +faut du silence, on peut le trouver dans une ville: ce n'était pas +seulement pour en imposer aux peuples, un simple miracle de la _magie_ +eût été plutôt fait et n'eût pas eu moins de pouvoir sur les +imaginations. Mais l'âme la moins assujettie n'échappe pas entièrement à +l'empire de l'habitude, à cette conclusion si persuasive pour la foule +et spécieuse pour le génie lui-même, à cet argument de la routine qui +tire de l'état le plus ordinaire de l'homme, un témoignage naturel et +une preuve de sa destination. Il faut se séparer des choses humaines non +pas pour voir comment elles pourraient être autrement, mais pour oser le +croire. On n'a pas besoin de cet isolement pour imaginer les moyens +qu'on veut employer, mais pour en espérer le succès. On va dans la +retraite, on y vit; l'habitude des choses anciennes s'affaiblit, +l'extraordinaire est jugé sans partialité, il n'est plus romanesque: on +y croit, on revient, on réussit. + + * * * * * + + * * * * *[88] + +Je me rapprochai de la route avant le retour de Fonsalbe: j'étais très +mouillé; il prétendit qu'on eût pu arriver jusqu'à l'endroit même de la +chute sans cet inconvénient-là . C'est où je l'attendais; il réussit +d'abord: mais la colonne d'eau qui s'élève était très mobile, quoiqu'il +n'y eût aucun vent sensible dans la vallée. Nous allions nous retirer +lorsque en une seconde il fut inondé; alors il se laissa entraîner, et +je le menai à la place même où je m'étais assis: mais je craignais que +les variations inopinées de la pression de l'air n'affectassent sa +poitrine, bien moins forte que la mienne, nous nous retirâmes presque +aussitôt. J'avais essayé en vain de m'en faire entendre autrement que +par signes; mais lorsque nous fûmes éloignés de plusieurs toises, je lui +demandai avant que son étonnement cessât, ce que devenaient dans une +semblable situation les petites habitudes de l'homme, et même ses +affections les plus puissantes et les passions qu'il croit indomptables. + +Nous nous promenions, allant et revenant de la cascade à la route. Nous +convînmes que l'homme le plus fortement organisé peut n'avoir aucune +passion positive, malgré son aptitude à toutes; et qu'il y eut plusieurs +fois de tels hommes, soit parmi les maîtres des peuples, soit parmi les +mages, les gymnosophistes ou les sages, soit parmi les fidèles vrais et +persuadés de certaines religions, comme l'islamisme ou le christianisme. + +L'homme supérieur a toutes les facultés de l'homme; il peut éprouver +toutes les affections humaines; il s'arrête aux plus grandes de celles +que sa destinée lui donne. Celui qui fait céder de grandes pensées à des +idées petites ou personnelles; celui qui ayant à faire ou à décider des +choses importantes, est ému par de petites affections et des intérêts +misérables, n'est pas un homme supérieur. + +L'homme supérieur voit toujours au-delà de ce qu'il est et de ce qu'il +fait; loin de rester derrière sa destinée, il devance toujours ce +qu'elle peut lui permettre: et ce mouvement naturel de son âme, n'est +point la passion du pouvoir et des grandeurs. Il est au-dessus des +grandeurs et du pouvoir: il aime ce qui est utile, noble et juste; il +aime ce qui est beau. Il reçoit la puissance parce qu'il en faut pour +établir ce qui est utile et beau: mais il aimerait une vie simple, parce +qu'une vie simple peut être pure et belle. Il fait quelquefois ce que +les passions humaines peuvent faire; mais il y a dans lui une chose +impossible, c'est qu'il le fasse par passion. Non seulement l'homme +supérieur, le véritable homme d'Etat n'est point passionné pour les +femmes, n'aime point le jeu, n'aime point le vin: mais je prétends qu'il +n'est pas même ambitieux. Quand il fait comme ces êtres nés pour le +regarder avec surprise, il ne le fait point par les mobiles qu'ils +connaissent. Il n'est ni défiant, ni confiant; ni dissimulé, ni ouvert; +ni reconnaissant, ni ingrat; il n'est rien de tout cela: son cÅ“ur +attend, son intelligence conduit. Pendant qu'il est à sa place, il +marche à sa fin qui est l'ordre en grand, et une amélioration du sort +des hommes. Il voit, il veut, il fait. Il est juste et absolu. Celui +dont on peut dire, il a tel faible ou tel penchant, est un homme comme +les autres. Mais l'homme né pour gouverner, gouverne: il est le maître, +et n'est rien autre chose. + + + + +LETTRE LXXXV + +DATX +Im., 12 octobre, IX. + + +Je le craignais aussi, il était naturel de penser que cette sorte de +mollesse où mon ennui m'a jeté, deviendrait bientôt une habitude presque +insurmontable: mais quand j'y ai songé davantage, j'ai cru voir que je +n'avais rien à en craindre, que le mal était déjà dans moi, et qu'il me +serait toujours trop naturel d'être ainsi dans des circonstances +semblables aux circonstances présentes. J'ai cru voir de même que dans +une autre situation j'aurais toujours un autre caractère. La manière +dont je végète dans l'ordre de choses où je me trouve n'aura aucune +influence sur celle que je prendrais si les temps venaient à me +prescrire autant d'activité que maintenant ils en demandent peu de moi. +Que me servirait de vouloir rester debout à l'heure du repos, ou vivant +dans ma tombe? Un homme laborieux et qui ne veut point perdre le jour, +doit-il pour cela se refuser au sommeil de la nuit? Ma nuit est trop +longue à la vérité: mais est-ce ma faute si les jours sont courts, si +les nuits sont ténébreuses dans la saison où je suis né? Je veux, comme +un autre, me montrer au-dehors quand l'été viendra; en attendant je dors +auprès du feu pendant les frimas. Je crois que Fonsalbe devient dormeur +comme moi. C'est une bizarrerie bien digne de la misère de l'homme, que +notre manière triste et tranquille dans la plus belle retraite d'un si +beau pays, et dans l'aisance au milieu de quelques infortunés plus +contents que nous ne le serons jamais. + +Il faut que je vous apprenne quelque chose de nos manies, vous trouverez +qu'habituellement notre langueur n'a rien d'amer. Il est inutile de vous +dire que je n'ai point une nombreuse livrée: à la campagne et dans notre +manière de vivre, les domestiques ont leurs occupations; les cordons +pourraient aller dix fois avant que personne vînt. J'ai cherché la +commodité et non l'appareil: j'ai d'ailleurs évité les dépenses sans +but; et j'aime autant me fatiguer moi-même à verser de l'eau d'une +carafe dans un verre, que de sonner pour qu'un laquais vigoureux accoure +le faire depuis l'extrémité de la maison. Comme Fonsalbe et moi nous ne +faisons guère un mouvement l'un sans l'autre, un cordon communique de +sa chambre à coucher à la mienne, et à mon cabinet. La manière de le +tirer varie: nous nous avertissons ainsi, non pas selon le besoin, mais +selon nos fantaisies; en sorte que le cordon va très souvent. + +Plus ces fantaisies sont burlesques, plus elles nous amusent. Ce sont +les jouets de notre oisiveté: nous sommes princes en ceci; et, sans +avoir d'Etats à gouverner, nous suivons des caprices un peu bouffons. +Nous croyons, comme eux, que c'est toujours quelque chose que d'avoir +ri; avec cette différence néanmoins que notre rire ne mortifiera +personne. Quelquefois une puérilité nous arrête pendant que nous +comptons les mondes avec Lambert: quelquefois, encore remplis de +l'enthousiasme de Pindare, nous nous amusons de la démarche imposante +d'un poulet d'Inde, ou des manières athlétiques de deux matous épris +d'amour qui se disputent leur héroïne. + +Depuis quelque temps nous nous sommes avisés de convenir que celui qui +serait une demi-heure sans pouvoir se rendormir, éveillerait l'autre +afin qu'il eût aussi son heure de patience; et que celui qui ferait un +songe bien comique, ou de nature à produire une émotion forte, en +avertirait aussitôt, afin que le lendemain en prenant le thé on +l'expliquât selon l'antique science secrète. + +Je puis maintenant me jouer un peu avec le sommeil: je commence à le +retrouver depuis que j'ai renoncé au café, depuis que je ne prends de +thé que fort modérément et que je le remplace quelquefois par de la +groseille, du petit-lait, ou simplement par un verre d'eau. Je dormais +sans m'en apercevoir pour ainsi dire, et sans repos comme sans +jouissance. En m'endormant et en m'éveillant, j'étais absolument le même +qu'au milieu du jour; mais à présent j'obtiens, pendant quelques +minutes, ce sentiment des progrès du sommeil, cet affaiblissement +voluptueux qui annonce l'oubli de la vie, et dont le retour journalier +la rend supportable aux malheureux en la suspendant, en la divisant sans +cesse. Alors on est bien au lit, même Lorsqu'on n'y dort point. Vers le +matin je me mets sur l'estomac. Je ne dors pas, je ne suis pas éveillé; +je suis bien. C'est alors que je rêve en paix. Dans ces moments de +calme, j'aime à voir la vie; il me semble alors qu'elle m'est étrangère; +je n'y ai point de rôle. Ce qui m'arrête surtout maintenant, c'est le +fracas des moyens et le néant des résultats; cet immense travail des +êtres, et cette fin incertaine, stérile et peut-être contradictoire, ou +ces fins opposées et vaines. La mousse mûrit sur la roche battue des +flots; mais son fruit périra. La violette fleurit inutile sous le +buisson du désert. Ainsi l'homme désire, et mourra. Il naît au hasard, +il s'essaie sans but, il lutte sans objet, il sent et pense en vain, il +passe sans avoir vécu; et celui qui obtient de vivre, passera aussi. +César a gagné cinquante batailles, il a vaincu la terre; il a passé. +Mahomet, Pythagore ont passé. Le cèdre qui ombrageait les troupeaux a +passé comme le gramen que les troupeaux foulaient. + +Plus on cherche à voir, plus on se plonge dans la nuit. Tous agissent +pour se conserver et se reproduire: la fin de leurs actions est visible; +comment celle de leur être ne l'est-elle point? L'animal a les organes, +les forces, l'industrie pour subsister et se perpétuer: il agit pour +vivre et il vit: il agit pour se reproduire, et il se reproduit. Mais +pourquoi vivre; pourquoi se perpétuer? Je n'entends rien à cela. La bête +broute et meurt: l'homme mange, et meurt. Un matin je songeais à tout ce +qu'il fait avant de mourir; j'eus tellement besoin de rire que je tirai +deux fois le cordon; mais en déjeunant nous ne pûmes jamais rire: ce +jour-là Fonsalbe s'imagina de trouver du sérieux dans les arts, dans la +gloire, dans les hautes sciences, dans la métaphysique des trinités, je +ne sais quoi encore dans quoi. Depuis ce déjeuner, j'ai remis sur ma +table _De l'esprit des choses_, et j'en ai lu un volume presque entier. + +Je vous avoue que ce système de la réparation du monde ne me choque +point du tout. Il n'est pas moderne, mais cela ne peut lui donner que +plus d'autorité. Il est grand, il est spécieux: l'auteur est entré dans +ses profondeurs; et j'ai pris le parti de lui savoir gré de l'extrême +obscurité des termes, on en sera d'autant moins frappé de celle des +choses. Je croirais volontiers que cette hypothèse d'une dégradation +fortuite, et d'une lente régénération; d'une force qui vivifie, qui +élève, qui subtilise, et d'une autre qui corrompt et qui dégrade, n'est +pas le moins plausible de nos rêves sur la nature des choses. Je +voudrais seulement qu'on nous dît comment s'est faite, ou du moins +comment s'est dû faire cette grande révolution; pourquoi le monde +échappa ainsi à l'Eternel; comment il s'est pu qu'il le permît, ou qu'il +ne pût pas l'empêcher; et quelle force étrangère à sa puissance +universelle, a produit l'universel cataclysme? Ce système expliquera +tout, excepté la principale difficulté; mais le dogme oriental des Deux +Principes était plus clair. + +Quoi qu'il en puisse être sur une question si peu faite pour l'habitant +de la terre, je ne connais rien qui rende mieux raison du phénomène +perpétuel dont tous les accidents accablent notre intelligence, et +déconcertent notre curieuse avidité. Nous voyons tous les individus +s'agglomérer et se propager en espèces, pour marcher avec une force +multipliée et continue vers je ne sais quel but dont ils sont repoussés +sans cesse. Une industrie céleste produit sans relâche, et par des +moyens infinis. Un principe d'inertie, une force morte résiste +froidement; elle éteint, elle détruit en masse. Tous les agents +particuliers sont passifs: ils tendent néanmoins avec ardeur vers ce +qu'ils ne sauraient soupçonner; et le but de cette tendance générale, +inconnu d'eux, paraît l'être nécessairement de tout ce qui existe. Non +seulement le système des êtres semble plein de contrastes dans les +moyens, et d'oppositions dans les produits; mais la force qui le meut +paraît vague, inquiète, énervée ou balancée par une force +indéfinissable; la nature paraît empêchée dans sa marche, et comme +embarrassée et incertaine. + +Nous croirons discerner une lueur dans l'abîme, si nous entrevoyons les +mondes comme des sphères d'activité, comme des ateliers de régénération +où la matière travaillée graduellement et subtilisée par un principe de +vie, doit passer de l'état passif et brut, à ce point d'élaboration, de +ténuité, qui la rendra enfin susceptible d'être imprégnée de feu, et +pénétrée de lumière. Elle sera employée par l'intelligence, non plus +comme des matériaux informes, mais comme un instrument perfectionné, +puis comme un agent direct, et enfin comme une partie essentielle de +l'être unique, qui alors deviendra vraiment universel et vraiment un. + +Le bÅ“uf est fort et puissant; il ne le sait même pas: il absorbe une +multitude de végétaux, il dévore un pré; quel grand avantage en va-t-il +retirer? Il rumine, il végète pesamment dans l'étable où l'enferme un +homme triste, pesant, inutile comme lui. L'homme le tuera, il le +mangera, il n'en sera pas mieux; et après que le bÅ“uf sera mort, l'homme +mourra. Que restera-t-il de tous deux? un peu d'engrais qui produira des +herbes nouvelles, et un peu d'herbe qui nourrira des chairs nouvelles. +Quelle vaine et muette vicissitude de vie et de mort! quel froid +univers! Et comment est-il bon qu'il soit au lieu de n'être pas? + +Mais si cette fermentation silencieuse et terrible qui semble ne +produire que pour immoler, ne faire que pour que l'on ait été, ne +montrer les germes que pour les dissiper, ou n'accorder le sentiment de +la vie que pour donner le frémissement de la mort; si cette force qui +meut dans les ténèbres la matière éternelle, lance quelques lueurs pour +essayer la lumière; si cette puissance qui combat le repos et qui promet +la vie, broie et pulvérise son Å“uvre afin de la préparer pour un grand +dessein; si ce monde où nous paraissons n'est que l'essai du monde; si +ce qui est, ne fait qu'annoncer ce qui doit être; cette surprise que le +mal visible excite en nous ne paraît-elle pas expliquée? Le présent +travaille pour l'avenir; l'arrangement du monde est que le monde actuel +soit consumé; ce grand sacrifice était nécessaire, et n'est grand qu'à +nos yeux. Nous passons dans l'heure du désastre, mais il le fallait; et +l'histoire des êtres d'aujourd'hui est dans ce seul mot, ils ont vécu. +L'ordre fécond et invariable sera le produit de la crise laborieuse qui +nous anéantit: l'Å“uvre est déjà commencée; et les siècles de vie +subsisteront quand nous, nos plaintes, notre espérance et nos systèmes +auront à jamais passé. + +Voilà ce que les Anciens pressentaient: ils conservaient le sentiment de +la détresse de la terre. Cette idée vaste et profonde a produit les +institutions des premiers âges; elles durèrent dans la mémoire des +peuples comme le grand monument d'une mélancolie sublime. Mais des +hordes restées barbares, et des hordes formées par quelques fugitifs qui +avaient oublié les traditions antiques en errant dans leurs forêts, des +Pélasges, des Scythes, des Scandinaves ont répandu les dogmes gothiques, +les fictions des versificateurs, et la fausse magie[89] des sauvages: +alors l'histoire des choses en est devenue l'énigme jusqu'au jour où un +homme étonnant qui a trop peu vécu, s'est mis à déchirer quelque partie +du voile étendu par les barbares[90]. + +Ensuite je fais un mouvement qui me distrait, je change d'attitude, et +je ne revois plus rien de tout cela. + +D'autres fois je me trouve dans une situation indéfinissable; je ne dors +ni ne veille, et cette incertitude me plaît beaucoup. J'aime à mêler, à +confondre les idées du jour et celles du sommeil. Souvent il me reste un +peu de l'agitation douce que laisse un songe animé, effrayant, +singulier, rempli de ces rapports mystérieux et de cette incohérence +pittoresque qui amusent l'imagination. + +Le génie de l'homme éveillé n'atteindrait pas ce que lui présentent les +caprices de la nuit. Il y a quelque temps que je vis une éruption de +volcans; mais jamais l'horreur des volcans ne fut aussi grande, aussi +épouvantable et aussi belle. Je voyais depuis un lieu élevé; j'étais, je +crois, à la fenêtre d'un palais, et plusieurs personnes étaient auprès +de moi. C'était pendant la nuit, mais elle était éclairée. La Lune et +Saturne paraissaient dans le ciel, entre des nuages épars, et entraînés +rapidement quoique tout le reste fût calme. Saturne était près de la +Terre; il paraissait plus grand que la Lune, et son anneau, blanc comme +le métal que le feu va mettre en fusion, éclairait la plaine immense +cultivée et peuplée. Une longue chaîne, très éloignée, mais bien +visible, de monts neigeux, élevés, uniformes, réunissait la plaine et +les cieux. J'examinais; un vent terrible passe sur la campagne, enlève +et dissipe culture, habitations, forêts; et en deux secondes ne laisse +qu'un désert de sable aride, rouge et comme embrasé par un feu +intérieur. Alors l'anneau de Saturne se détache, il glisse dans les +cieux, il descend avec une rapidité sinistre, il va toucher la haute +cime des neiges; et en même temps elles sont agitées et comme +travaillées dans leurs bases, elles s'élèvent, s'ébranlent et roulent +sans changer, comme les vagues énormes d'une mer que le tremblement du +globe entier soulèverait. Après quelques instants, des feux vomis du +sommet de ces ondes blanches retombent des cieux où ils se sont élancés, +et coulent en fleuves brûlants. Les monts étaient pâles et embrasés +selon qu'ils s'élevaient ou s'abaissaient dans leur mouvement lugubre; +et ce grand désastre s'accomplissait au milieu du silence plus lugubre +encore. + +Vous pensez sans doute que dans cette ruine de la terre, je m'éveillai +plein d'horreur avant la catastrophe: mais mon songe n'a pas fini selon +les règles. Je ne m'éveillai point, les feux cessèrent, l'on se trouva +dans un grand calme: la nuit était obscure; on ferma les fenêtres, on se +mit à jaser dans le salon, nous parlâmes du feu d'artifice, et mon rêve +continua. + +J'entends dire et répéter que nos rêves dépendent de ce dont nous avons +été frappés les jours précédents. Je crois bien que nos rêves, ainsi que +toutes nos idées et nos sensations, ne sont composés que de parties déjà +familières et dont nous avons fait l'épreuve. Mais je pense que ce +composé n'a souvent pas d'autre rapport avec le passé. Tout ce que nous +imaginons ne peut être formé que de ce qui est; mais nous rêvons, comme +nous imaginons, des choses nouvelles, et qui n'ont souvent avec ce que +nous avons vu précédemment, aucun rapport que nous puissions découvrir. +Quelques-uns de ces rêves reviennent constamment de la même manière, et +semblables dans plusieurs de leurs moindres détails, sans que nous y +pensions durant l'intervalle qui s'écoule entre leurs diverses époques. +J'ai vu en songe des sites plus beaux que tous ceux des Alpes, plus +beaux que ceux que j'aurais pu imaginer, et je les ai vus toujours les +mêmes. Dès mon enfance je me suis trouvé, en rêve, auprès d'une des +premières villes de l'Europe. L'aspect du pays différait essentiellement +de celui des terres qui environnent réellement cette capitale que je +n'ai jamais vue: et toutes les fois que j'ai rêvé qu'étant en voyage, +j'approchais de cette ville, j'ai toujours trouvé le pays tel que je +l'avais rêvé la première fois, et non pas tel que je le sais être. + +Douze ou quinze fois peut-être, j'ai vu en rêve un lieu de la Suisse que +je connaissais déjà avant le premier de ces rêves: et néanmoins, quand +j'y passe ainsi en songe, je le vois toujours très différent de ce qu'il +est réellement, et toujours le même que je l'ai rêvé la première fois. + +Il y a plusieurs semaines que j'ai vu une vallée délicieuse, si +parfaitement disposée selon mes goûts, que je doute qu'il en existe de +semblables. La nuit dernière je l'ai vue encore: et j'y ai trouvé de +plus un vieillard, tout seul, qui mangeait de mauvais pain à la porte +d'une petite cabane fort misérable. «Je vous attendais, m'a-t-il dit, je +savais que vous deviez venir; dans quelques jours je n'y serai plus, et +vous trouverez ici du changement.» Ensuite nous avons été sur le lac, +dans un petit bateau qu'il a fait tourner en se jetant dans l'eau. +J'allai au fond; je me noyais, et je m'éveillai. + +Fonsalbe prétend qu'un tel rêve doit être prophétique, et que je verrai +un lac et une vallée semblables. Afin que le songe s'accomplisse, nous +avons arrêté que si je trouve jamais un pareil lieu, j'irai sur l'eau, +pourvu que le bateau soit bien construit, que le temps soit calme, et +qu'il n'y ait point de vieillard. + + + + +LETTRE LXXXVI + +DATX +Im., 16 novembre, IX. + + +Vous avez très bien deviné ce que je n'avais fait que laisser entrevoir. +Vous en concluez que déjà je me regarde comme un célibataire: et j'avoue +que celui qui se regarde comme destiné à l'être, est bien près de s'y +résoudre. + +Puisque la vie se trouve sans mouvement quand on lui ôte ses plus +honnêtes mensonges, je crois avec vous, que l'on peut perdre plus qu'on +ne gagne à se tenir trop sur la défensive, à se refuser à ce lien +hasardeux qui promet tant de délices, qui occasionne tant d'amertumes. +Sans lui la vie domestique est vide et froide, surtout pour l'homme +sédentaire. Heureux celui qui ne vit pas seul, et qui n'a pas à gémir de +ne point vivre seul! + +Je ne vois rien que l'on puisse de bonne foi nier ou combattre dans ce +que vous dites en faveur du mariage. Ce que je vous objecterai, c'est ce +dont vous ne parlez pas. + +On doit se marier, cela est prouvé: mais ce qui est devoir sous un +rapport, peut devenir folie, bêtise ou crime sous un autre. Il n'est pas +si facile de concilier les divers principes de notre conduite. On sait +que le célibat en général est un mal: mais que l'on puisse en blâmer tel +ou tel particulier, c'est une question très différente. Je me défends, +il est vrai, ce que je dis tend à m'excuser moi-même; mais qu'importe +que cette cause soit la mienne, si elle est bonne. Je ne veux faire en +sa faveur qu'une observation dont la justesse me paraît évidente: et je +suis bien aise de vous la faire à vous qui m'auriez volontiers contesté, +un certain soir, l'extrême besoin d'une réforme pour mettre de l'unité, +de l'accord, de la simplicité dans les règles de nos devoirs; à vous qui +m'avez accusé d'exagération lorsque j'avançais qu'il est plus difficile +et plus rare d'avoir assez de discernement pour connaître le devoir, que +de trouver assez de forces pour le suivre. Vous aviez pour vous de +grandes autorités anciennes et modernes: j'en avais d'aussi grandes; et +de très bonnes intentions peuvent avoir trompé sur cela les Solon, les +Cicéron, et d'autres encore. + +L'on suppose que notre code moral est fait. Il n'y a donc plus qu'à dire +aux hommes: suivez-le; si vous étiez de bonne foi, vous seriez toujours +justes[91]. Mais moi, j'ai le malheur de prétendre que ce code est +encore à faire: je me mets au nombre de ceux qui y voient des +contradictions, principes de fréquentes incertitudes, et qui plaignent +les hommes justes plus embarrassés dans le choix que faibles dans +l'exécution. J'ai vu des circonstances où je défie l'homme le plus +inaccessible à toute considération personnelle de prononcer sans douter, +et où le moraliste le plus exercé ne prononcera jamais aussi vite qu'il +est souvent nécessaire d'agir. + +Mais de tous ces cas difficiles, je n'en veux qu'un; c'est celui dont +j'ai à me disculper, et j'y reviens. Il faut rendre une femme heureuse, +et préparer le bonheur de ses enfants: il faut donc avant tout +s'arranger de manière à avoir la certitude, ou du moins la probabilité +de le pouvoir. On doit encore à soi-même et à ses autres devoirs futurs +de se ménager la faculté de les remplir, et par conséquent la +probabilité d'être dans une situation qui nous le permette, et qui nous +donne au moins la partie du bonheur nécessaire à l'emploi de la vie. +C'est autant une faute qu'une imprudence de prendre une femme qui +remplira nos jours de désordre, de dégoûts ou d'opprobre; d'en prendre +une qu'il faudra chasser ou abandonner; ou une avec qui tout bonheur +mutuel sera impossible. C'est une faute de donner la naissance à des +êtres pour qui on ne pourra probablement rien. Il fallait être à peu +près assuré, sinon de leur laisser un sort indépendant, du moins de leur +donner les avantages moraux de l'éducation, et les moyens de faire +quelque chose, de remplir dans la société un rôle qui ne soit ni +misérable ni déshonnête. + +Vous pouvez, en route, ne point choisir votre gîte, et considérer comme +supportable l'auberge que vous rencontrez. Mais vous choisirez au moins +votre domicile; vous ne vous fixerez pas pour la vie, vous n'acquerrez +pas un domaine sans avoir examiné s'il vous convient. Vous ne ferez donc +pas, au hasard, un choix plus important encore, et par lui-même, et +parce qu'il est irrévocable. + +Sans doute il ne faut pas aspirer à une perfection absolue ou +chimérique: il ne faut pas chercher dans les autres ce qu'on n'oserait +prétendre leur offrir soi-même, et juger ce qui se présente avec assez +de sévérité pour ne jamais atteindre ce qu'on cherche. Mais +approuverons-nous l'homme impatient qui se jette dans les bras du +premier venu, et qui sera forcé de rompre dans trois mois avec l'ami si +inconsidérément choisi, ou de s'interdire toute sa vie une amitié réelle +pour en conserver une fausse. + +Ces difficultés dans le mariage ne sont pas les mêmes pour tous; elles +sont en quelque sorte particulières à une certaine classe d'hommes, et +dans cette classe elles sont fréquentes et grandes. On répond du sort +d'autrui; on est assujetti à des considérations multipliées; et il peut +arriver que les circonstances ne permettent aucun choix raisonnable +jusqu'à l'âge de n'en plus espérer. + + + + +LETTRE LXXXVII + +DATX +20 novembre, IX. + + +Que la vie est mélangée: que l'art de s'y conduire est difficile! que de +chagrins pour avoir bien fait: que de désordres pour avoir tout sacrifié +à l'ordre: que de trouble pour avoir voulu tout régler quand notre +destinée ne voulait point de règle! + +Vous ne savez trop ce que je veux vous dire avec ce préambule; mais, +occupé de Fonsalbe, plein de l'idée de ses ennuis, de ce qui lui est +arrivé, de ce qui devait lui arriver, de ce que je sais, de ce qu'il m'a +appris, je vois un abîme d'injustices, de dégoûts, de regrets; et, ce +qui est plus déplorable, dans cette suite de misères je ne vois rien +d'étonnant, et rien qui lui soit particulier. Si tous les secrets +étaient connus, si l'on voyait dans l'endroit caché des cÅ“urs l'amertume +qui les ronge, tous ces hommes contents, ces maisons agréables, ces +cercles légers ne seraient plus qu'une multitude d'infortunés rongeant +le frein qui les comprime, et dévorant la lie épaisse de ce calice de +douleurs dont ils ne verront point le fond. Ils voilent toutes leurs +peines; ils élèvent leurs fausses joies, ils s'agitent pour les faire +briller à ces yeux jaloux toujours ouverts sur autrui. Ils se placent +dans le point de vue favorable, afin que cette larme qui reste dans leur +Å“il, lui donne un éclat apparent, et soit enviée de loin comme +l'expression du plaisir. La vanité sociale est de paraître heureux. +Tout homme se prétend seul à plaindre dans tout, et s'arrange de manière +à être félicité de tout. S'il parle au confident de ses peines, son Å“il, +sa bouche, son attitude, tout est douleur; malgré la force de son +caractère, de profonds soupirs accusent sa destinée lamentable, et sa +démarche est celle d'un homme qui n'a plus qu'à mourir. Des étrangers +entrent; sa tête s'affermit, son sourcil s'élève, son Å“il se fixe, il +fait entendre que les revers ne sauraient l'atteindre, qu'il se joue du +sort, qu'il peut payer tous les plaisirs; il n'est pas jusqu'à sa +cravate qui ne se trouve aussitôt disposée d'une manière plus heureuse; +et il marche comme un homme que le bonheur agite, et qui cède aux grands +desseins de sa destinée. + +Cette vaine montre, cette manie des beaux dehors n'est ignorée que des +sots; et pourtant presque tous les hommes en sont dupes. La fête où vous +n'êtes pas vous paraît un plaisir, au moment même où celle qui vous +occupe n'est qu'un fardeau de plus. Il jouit de cent choses! +dites-vous.--Ne jouissez-vous pas de ces mêmes choses, et de beaucoup +d'autres peut-être?--Je parais en jouir, mais ...--Homme trompé! ces mais +ne sont-ils pas aussi pour lui? Tous ces heureux se montrent avec leur +visage des fêtes, comme le peuple sort avec l'habit des dimanches. La +misère reste dans les greniers et dans les cabinets. La joie ou la +patience sont sur ces lèvres qu'on observe; le découragement, les +douleurs, la rage des passions et de l'ennui sont au fond des cÅ“urs +ulcérés. Dans cette grande population, tout l'extérieur est préparé, il +est brillant ou supportable; l'intérieur est affreux. C'est à ces +conditions que nous avons obtenu d'espérer. Si nous ne pensions pas que +les autres sont mieux; et qu'ainsi nous pourrons être mieux nous-mêmes, +qui de nous traînerait jusqu'au bout ses jours imbéciles? + +Plein d'un projet beau, raisonné, mais un peu romanesque, Fonsalbe +partit pour l'Amérique espagnole. Il fut retenu à la Martinique par un +incident assez bizarre qui paraissait devoir être de peu de durée, et +qui eut pourtant de longues suites. Forcé d'abandonner enfin ses +desseins, il allait repasser la mer, et n'en attendait que l'occasion. +Un parent éloigné chez qui il avait demeuré pendant tout son séjour aux +Antilles, tombe malade, et meurt au bout de peu de jours. Il lui fait +entendre en mourant, que sa consolation serait de lui laisser sa fille, +dont il croyait faire le bonheur en la lui donnant. F*** qui n'avait +nullement pensé à elle, lui objecte qu'ayant vécu plus de six mois dans +la même maison sans avoir formé avec elle aucune liaison particulière, +il lui était sans doute, et lui resterait indifférent. Le père insiste, +il lui apprend que sa fille était portée à l'aimer, et qu'elle le lui +avait dit en refusant de contracter un autre mariage. F*** n'objecte +plus rien, il hésite; il met à la place de ses projets renversés, celui +de remplir doucement et honnêtement le rôle d'une vie obscure, de rendre +une femme heureuse, et d'avoir de bonne heure des enfants, afin de les +former: il songe que les défauts de celle qu'on lui propose sont ceux de +l'éducation, et que ses qualités sont naturelles; il se décide; il +promet. Le père meurt: quelques mois se passent: son fils et sa fille se +préparaient à diviser le bien qu'il leur avait laissé. On était en +guerre; des vaisseaux ennemis croisent devant l'île; on s'attend à un +débarquement. Sous ce prétexte, le futur beau-frère de F*** dispose +tout, comme pour se retirer subitement lorsqu'il le faudrait, et se +mettre en sûreté; mais pendant la nuit, il se rend à la flotte avec tous +les nègres de l'habitation, emportant ce qui pouvait être emporté. On a +su depuis qu'il s'était établi dans une île anglaise, où son sort ne fut +pas heureux. + +Sa sÅ“ur ainsi dépouillée, parut craindre que F*** ne l'abandonnât malgré +sa promesse. Alors il précipita son mariage pour lequel il eût attendu +le consentement de sa famille: mais ce soupçon, auquel il ne daigna +faire aucune autre réponse, n'était pas propre à augmenter son estime +pour une femme qu'il prit ainsi sans en avoir ni bonne ni mauvaise +opinion, et sans autre attachement que celui d'une amitié ordinaire. + +Une union sans amour peut fort bien être heureuse. Mais les caractères +se convenaient peu; ils se convenaient pourtant en quelque chose; et +c'est dans un semblable cas que l'amour serait bon, je pense, pour les +rapprocher tout à fait. La raison était peut-être une ressource +suffisante; mais la raison n'agit pleinement qu'au sein de l'ordre: la +fortune s'opposa à une vie suivie et réglée.............. + + * * * * * + + * * * * * + +On ne vit qu'une fois: on tient à son système quand il est en même temps +celui de la raison, et celui du cÅ“ur: on croit devoir hasarder le bien +qu'on ne pourra jamais faire si on attend des certitudes. Je ne sais si +vous verrez de même: mais je sens que F*** a bien fait; il en a été +puni, il devait l'être; a-t-il donc mal fait pour cela? Si on ne vit +qu'une fois ... Devoir réel, seule consolation d'une vie fugitive! sainte +morale! sagesse du cÅ“ur de l'homme! il n'a point manqué à vos lois. Il a +laissé certaines idées d'un jour, il a oublié nos petites règles: +l'habitué du coin, le législateur du quartier le condamneraient; mais +ces hommes de l'antiquité que trente siècles vénérèrent, ces hommes +justes et grands, ils auraient fait, ils ont fait comme lui........... + + * * * * * + +Plus je connais Fonsalbe, plus je vois que nous resterons ensemble. Nous +l'avons décidé ainsi; la nature des choses l'avait décidé avant nous: je +suis heureux qu'il n'ait pas d'état. Il tiendra ici votre place, autant +qu'un ami nouveau peut remplacer un ami de vingt années, autant que je +pourrai trouver dans mon sort une ombre de nos anciens songes. + +L'intimité entre F*** et moi devance le progrès du temps, et elle a déjà +le caractère vénérable de l'ancienneté. Sa confiance n'a point de +bornes; et comme c'est un homme très discret et naturellement réservé, +vous jugez si j'en sens le prix. Je lui dois beaucoup: ma vie est un peu +moins inutile, et elle deviendra tranquille malgré ce poids intérieur +qu'il peut me faire oublier quelquefois, mais qu'il ne saurait lever. Il +a rendu à mes déserts quelque chose de leur beauté heureuse, et du +_romantisme_ de leurs sites _alpestres_: un infortuné, un ami y trouve +des heures assez douces qu'il n'avait pas connues. Nous nous promenons, +nous jasons, nous allons au hasard; nous sommes bien quand nous sommes +ensemble. Je vois tous les jours davantage quels cÅ“urs une destinée +contraire peut cacher parmi les hommes qui ne les connaissent pas, et +dans un ordre de choses où ils se chercheraient vainement eux-mêmes. + +Fonsalbe a vécu tristement dans de perpétuelles inquiétudes, et sans +jouir de rien: il a deux ou trois ans de plus que moi; il sent que la +vie s'écoule. Je lui disais: le passé est plus étranger pour nous que +l'existence d'un inconnu, il n'en reste rien de réel: les souvenirs +qu'il laisse sont trop vains pour être comptés comme des biens ou des +maux par un homme sage. Quel fondement peuvent avoir les plaintes ou les +regrets de ce qui n'est plus? Si vous eussiez été le plus heureux des +hommes, le jour présent serait-il meilleur? Si vous eussiez souffert +des maux affreux ... Il me laissait dire, mais je m'arrêtai moi-même. Je +sentis que s'il eût passé dix années dans un caveau humide, sa santé en +fût restée altérée; que les peines morales peuvent aussi laisser des +impressions ineffaçables; et que quand un homme sensé se plaint des +malheurs qu'il paraît ne plus éprouver, c'est leurs suites et leurs +conséquences diverses qu'il déplore. + +Quand on a volontairement laissé échapper l'occasion de bien faire, on +ne la retrouve ordinairement pas: et c'est ainsi qu'est punie la +négligence de ceux dont la nature était de faire le bien, mais que +retiennent les considérations du moment, ou les intérêts de leurs +passions. Quelques-uns de nous joignent à cette disposition naturelle la +volonté raisonnée de la suivre, et l'habitude de faire taire toute +passion contraire; leur unique intention, leur premier désir est de +jouer bien en tout le rôle d'homme, et d'exécuter ce qu'ils jugent être +bon: verront-ils sans regret s'éloigner d'eux toute possibilité de faire +bien ces choses qu'on ne peut faire qu'une fois; ces choses qui +n'appartiennent qu'à la vie privée, mais qui sont importantes parce que +très peu d'hommes songent réellement à les bien faire. + +Ce n'est pas une partie de la vie aussi peu étendue, aussi secondaire +qu'on le pense, de faire pour sa femme non pas seulement ce que le +devoir prescrit, mais ce qu'une raison éclairée conseille, et même tout +ce qu'elle permet. Bien des hommes remplissent avec honneur de grandes +fonctions publiques, qui n'eussent pas su agir dans leur intérieur, +comme F*** eût fait s'il eût eu une femme d'un esprit juste et d'un +caractère sûr, une femme qui fût ce qu'il fallait pour qu'il suivît sa +pensée. + +Les plaisirs de la confiance et de l'intimité sont grands entre des +amis: mais, animés et multipliés par tous ces détails qu'occasionne le +sentiment de la différence des sexes, ces plaisirs délicats n'ont plus +de bornes. Est-il une habitude domestique plus délicieuse que d'être bon +et juste aux yeux d'une femme aimée; de faire tout pour elle, et de n'en +rien exiger; d'en attendre tout ce qui est naturel et honnête, et de +n'en rien prétendre d'exclusif; de la rendre estimable, et de la laisser +à elle-même; de la soutenir, de la conseiller, de la protéger, sans la +gouverner, sans l'assujettir; d'en faire une amie qui ne cache rien et +qui n'ait rien à cacher, sans lui interdire des choses, indifférentes +alors, mais que d'autres tairaient et devraient s'interdire; de la +rendre la plus parfaite mais la plus libre qu'il se puisse, d'avoir sur +elle tous les droits afin de lui rendre toute la liberté qu'une âme +droite puisse accepter; et de faire ainsi, du moins dans l'obscurité de +notre vie, la félicité d'un être humain digne de recevoir le bonheur +sans le corrompre, et la liberté de l'esprit sans en être corrompu? + + + + +LETTRE LXXXVIII + +DATX +Im., 30 novembre, IX. + + +Il fait aujourd'hui le temps que j'aimerais pour écrire des riens +pendant cinq ou six heures, pour jaser de choses insignifiantes, pour +lire de bonnes parodies, pour _passer le temps_. Depuis plusieurs jours +je suis autant que jamais dans cette disposition; et vous auriez la +lettre la plus longue qu'on ait encore reçue à Bordeaux, si je ne devais +pas mesurer avec Fonsalbe la pente d'un filet d'eau qu'il veut amener +dans la partie la plus haute de mes prés, et qu'aucune sécheresse ne +pourra tarir, puisqu'il sort d'un petit glacier. Cependant on peut bien +prendre le temps de vous dire que le ciel est précisément tel que je +l'attendais. + +Ils n'ont pas besoin d'attendre, ceux qui vivent comme il convient, qui +ne prennent de la nature que ce qu'ils en ont arrangé à leur manière, et +qui sont les hommes de l'homme. Les saisons, le moment du jour, l'état +du ciel, tout cela leur est étranger. Leurs habitudes sont comme la +règle des moines: c'est une autre loi qui ne considère qu'elle-même; +elle ne voit point dans la loi naturelle un ordre supérieur, mais +seulement une suite d'incidents à peu près périodiques, une série de +moyens ou d'obstacles qu'il faut employer ou vaincre selon la fantaisie +des circonstances. Sans décider si c'est un mal ou non, j'avoue qu'il en +doit être ainsi. Les opérations publiques, et presque tous les genres +d'affaires, ont leur moment réglé longtemps d'avance: elles exigent, à +époque fixe, le concours de beaucoup d'hommes; on ne pourrait les faire, +on ne saurait comment s'entendre si elles suivaient d'autres convenances +que celles qui leur sont propres. Cette nécessité entraîne le reste: et +l'homme des villes, qui ne dépend plus des événements naturels, qui même +les voit ou le gêner souvent ou le servir par hasard, se décide, et doit +se décider à arranger ses habitudes selon son état, selon les habitudes +de ceux qu'il voit, selon l'habitude publique, selon l'opinion de la +classe dont il est, ou que ses prétentions envisagent. + +Une grande ville a toujours à peu près le même aspect, les occupations +et les délassements y sont toujours à peu près les mêmes, on prend donc +volontiers une manière d'être uniforme. Il serait effectivement fort +incommode de se lever dès le matin dans les longs jours, de se coucher +plus tôt en décembre. Il est agréable et salubre de voir l'aurore; mais +que ferait-on après l'avoir vue entre les toits, après avoir entendu +deux serins pendus à une lucarne _saluer_ le soleil levant? Un beau +ciel, une douce température, une nuit éclairée par la lune ne changent +rien à votre manière: vous finissez par dire, à quoi cela sert-il? et +même en trouvant mauvais l'ordre de choses qui le fait dire, il faudrait +convenir que celui qui le dit n'a pas tout à fait tort: et qu'on serait +au moins original si on allait faire lever exprès son portier et courir +de grand matin pour entendre les moineaux chanter sur le boulevard; si +on allait s'asseoir, à la fenêtre d'un salon, derrière les rideaux, pour +se séparer des lumières et du bruit, pour donner un moment à la nature, +pour voir avec recueillement l'astre des nuits briller dans le ruisseau. + +Mais dans mon ravin des Alpes, les jours de dix-huit heures ressemblent +peu aux jours de neuf heures. J'ai conservé quelques habitudes de la +ville parce que je les trouve assez douces, et même convenables pour moi +qui ne saurais prendre toutes celles du lieu: cependant avec quatre +pieds de neige et douze degrés de glace, je ne puis vivre précisément de +la même manière que quand la sécheresse allume les pins dans les bois, +et que l'on fait des fromages cinq mille pieds au-dessus de moi. + +Il me faut un certain mauvais temps pour agir au-dehors, un autre pour +me promener, un autre pour faire des courses, un autre pour rester +auprès du feu quoiqu'il ne fasse point froid, et un autre encore pour me +placer à la cheminée de la cuisine pendant que l'on fait ces choses du +ménage qui ne sont pas de tous les jours, et que je réserve autant qu'il +se peut pour ces moments-là . Vous voyez qu'afin de vous dire mon plan, +je mêle ce qui est déjà pratiqué à ce qui le sera seulement: je suppose +que j'ai déjà suivi mon genre de vie tel que je commence à le suivre en +effet, et tel que je le dispose pour les autres saisons et pour les +choses encore à faire. + +Je n'osais parler des beaux jours: il faut pourtant le confesser enfin, +je ne les aime pas; je veux dire que je ne les aime plus. Le beau temps +embellit la campagne, il semble y augmenter l'existence; on l'éprouve +généralement ainsi. Mais moi, je suis plus mécontent quand il fait très +beau. J'ai vainement lutté contre ce mal-être intérieur, je n'ai pas été +le plus fort; alors j'ai pris un autre parti beaucoup plus commode, j'ai +éludé le mal que je ne pouvais détruire. Fonsalbe veut bien condescendre +à ma faiblesse: les excès modérés de la table seront pour ces jours sans +nuages, si beaux à tous les yeux, et si accablants aux miens. Ils seront +les jours de la mollesse: nous les commencerons tard, et nous les +passerons aux lumières. S'il se rencontre des choses plaisantes à lire, +des choses d'un certain comique, on les met de côté pour ces +matinées-là . Après le dîner on s'enferme, avec du vin ou du punch. Dans +la liberté de l'intimité, dans la sécurité de l'homme qui n'a jamais à +craindre son propre cÅ“ur, trouvant quelquefois insuffisant et tout le +reste et l'amitié elle-même, avides d'essayer un peu cette folie que +nous avons perdue sans être sages, nous cherchons le sentiment actif et +passionné de la chose présente, à la place de ce sentiment exact et +mesuré de toutes choses, de ce concept silencieux qui refroidit l'homme +et surcharge sa faiblesse. + +Minuit arrive ainsi: et l'on est délivré ... oui, l'on est délivré du +temps; du temps précieux et irréparable, qu'il est souvent impossible de +ne pas perdre et plus souvent impossible d'aimer. + +Quand on a la tête inquiétée et dérangée par l'imagination, +l'observation, l'étude, par les dégoûts et les passions, par les +habitudes, par la raison, croyez-vous que ce soit une chose si facile +que d'avoir assez de temps, et surtout de n'en avoir jamais trop? Nous +sommes, il est vrai, des solitaires, des campagnards, mais nous avons +nos manies: nous sommes au milieu de la nature, mais nous l'observons. +D'ailleurs, je crois que même dans l'état sauvage, beaucoup d'hommes ont +trop d'esprit pour ne pas s'ennuyer. + +Nous avons perdu les passe-temps d'une société choisie; nous prétendons +nous en consoler en songeant aux ennuis, aux contraintes futiles et +inévitables de la société en général. Cependant n'aurait-on pu parvenir +à ne voir que des connaissances intimes? Que mettrons-nous à la place de +cette manière que les femmes seules peuvent avoir, qu'elles ont dans les +capitales de la France, de cette manière qu'elles rendent si heureuse, +et qui les rend aussi nécessaires à l'homme de goût qu'à l'homme +passionné? C'est par là que notre solitude est profonde, et que nous y +sommes dans le vide des déserts. + +A d'autres égards, je croirais que notre manière de vivre est à peu près +celle qui emploie mieux le temps. Nous avons quitté le mouvement de la +ville; le silence qui nous environne semble d'abord donner à la durée +des heures une constance, une immobilité qui attriste l'homme habitué à +précipiter sa vie. Insensiblement et en changeant de régime, on s'y fait +un peu. En redevenant calme, on trouve que les jours ne sont pas +beaucoup plus longs ici qu'ailleurs. Si je n'avais cent raisons, les +unes assez solides, les autres un peu misérables, de ne point vivre en +montagnard, j'aurais un mouvement égal, une nourriture égale, une +manière égale: sans agitation, sans espoir, sans désir, sans attente; +n'imaginant pas, ne pensant guère, ne voulant rien de plus, et ne +songeant à rien de nouveau, je passerais d'une saison à une autre, et du +temps présent à la vieillesse, comme on passe des longs jours aux jours +d'hiver sans apercevoir leur affaiblissement uniforme: quand la nuit +viendrait, j'en conclurais seulement qu'il faut des lumières; et quand +les neiges commenceraient, je dirais qu'il faut allumer les poêles. De +temps à autre j'apprendrais de vos nouvelles, et je quitterais un moment +ma pipe pour vous répondre que je me porte bien. Je deviendrais content: +je parviendrais à trouver l'anéantissement des jours assez rapide dans +la froide tranquillité des Alpes: je me livrerais à cette suite +d'incuriosité, d'oubli et de lenteur, où repose l'homme des montagnes +dans l'abandon de leurs grandes solitudes. + + + + +LETTRE LXXXIX + +DATX +Im., 6 décembre, IX. + + +J'ai voulu vous annoncer dès le jour même ce moment, jadis si désiré, +qui pourrait faire époque dans ma vie, si j'étais entièrement revenu de +mes songes, ou peut-être si je n'avais rien perdu de leur première +erreur. Je suis tout à fait chez moi: les travaux sont finis. C'est +enfin l'instant de prendre un train de vie qui emploie certaines heures, +et qui fasse oublier les autres: je puis faire ce que je veux, mais le +malheur est que je ne vois pas bien ce que je dois faire. + +C'est cependant une douce chose que l'aisance: on peut tout arranger, +suivre les convenances, choisir et régler. Avec de l'aisance, la raison +peut éviter le malheur dans la vie ordinaire. Les riches seraient +heureux s'ils avaient de l'aisance: mais les riches aiment mieux se +faire pauvres. Je plains celui que des circonstances impérieuses +réduisent à monter sa maison au niveau de ce qu'il possède. Il n'y a +point de bonheur domestique sans une certaine surabondance nécessaire à +la sécurité. Si l'on trouve plus de paix et de bonne humeur dans les +cabanes que dans les palais, c'est que l'aisance est bien plus rare dans +les palais que dans les cabanes. Les malheureux, au milieu de l'or, ne +savent comment vivre! S'ils avaient su borner leurs prétentions et +celles de leur famille, ils auraient tout, car l'or fait tout: mais dans +leurs mains inconsidérées, l'or ne fait rien. Ils le veulent ainsi: que +leurs goûts soient satisfaits! Mais dans notre médiocrité, donnons du +moins d'autres exemples. + +Pour n'être pas vraiment malheureux, il ne faut qu'un bien; on le nomme +raison, sagesse ou vertu. Pour être satisfait, je crois qu'il en faut +quatre, beaucoup de raison, de la santé, quelque fortune, et un peu de +ce bonheur qui consiste à avoir le sort pour soi. A la vérité, chacun de +ces trois autres biens n'est rien sans la raison, et la raison est +beaucoup sans eux. Elle peut les donner enfin, ou consoler de leur +perte; mais eux ne la donnent pas, et ce qu'ils donnent sans elle n'a +qu'un éclat extérieur, une apparence dont le cÅ“ur n'est pas longtemps +abusé. Avouons que l'on est bien sur la terre quand on peut et qu'on +sait. Pouvoir sans savoir, est fort dangereux: savoir sans pouvoir, est +inutile et triste. + +Pour moi, qui ne prétends pas vivre, mais seulement regarder la vie, je +ferai bien de me mettre à imaginer du moins le rôle d'un homme. Je veux +passer tous les jours quatre heures dans mon cabinet. J'appellerai cela +du travail; ce n'en est pas un pourtant, car il n'est pas permis de +poser une serrure ou d'ourler un mouchoir le jour du repos, mais on est +très libre de faire un chapitre du _Monde primitif_. Puisque j'ai résolu +d'écrire, je ne serais pas excusable si je ne le faisais pas +maintenant[92]. J'ai tout ce qu'il me faut, loisir, tranquillité, ennui, +bibliothèque bornée, mais suffisante; et au lieu de secrétaire, un ami +qui me fera continuer, et qui soutient qu'en écrivant on peut faire +quelque bien tôt ou tard. + +Avant de m'occuper des faiblesses des hommes, il faut que je vous parle +de la mienne pour la dernière fois. Fonsalbe avec qui je n'aurais pas +d'autres secrets, mais qui ne soupçonne rien de ceci, me fait sentir +tous les jours, et par sa présence, et par nos entretiens où le nom de +sa sÅ“ur revient si souvent, combien j'étais éloigné de cet oubli devenu +mon seul asile. + +Il a parlé de moi dans ses lettres à Mme Del***, et il l'a fait comme +de ma part. Je ne savais comment prévenir cela, ne pouvant en donner à +Fonsalbe aucune raison: mais j'en suis d'autant plus fâché qu'elle aura +dû juger contradictoire que je ne suivisse pas ce que moi-même j'avais +dit. + +Ne trouvez point bizarre l'amertume que je cherche dans ces souvenirs, +et les soins inutiles que je prends pour les éloigner, comme si je +n'étais pas sûr de moi. Je ne suis ni fanatique, ni incertain dans ma +droiture. Mes intentions me resteront soumises, mais ma pensée ne l'est +pas; et si j'ai toute l'assurance de l'homme qui veut ce qu'il doit, +j'ai toute la faiblesse de celui que rien n'a fixé. Cependant je n'aime +point; je suis trop malheureux pour cela. Comment donc se fait-il?... +Vous ne sauriez m'entendre, quand je ne m'entends pas moi-même. + +Il y a bien des années que je la vis, mais comme j'étais destiné à +n'avoir que le songe de mon existence, il en résulta seulement que son +souvenir restait fixé dans ma mémoire, et attaché au sentiment de +continuité de mon être. Voilà pour ces temps dont tout est perdu. + +Le besoin d'aimer était devenu l'existence elle-même, et le sentiment +des choses n'était que l'attente et le pressentiment de cette heure qui +commence la lumière de la vie. Mais si dans le cours insipide de mes +jours, il s'en trouvait un qui parût offrir le seul bien que la nature +contînt alors pour mon cÅ“ur, ce souvenir était dans moi comme pour m'en +éloigner. Sans avoir aimé, je me voyais dans une sorte d'impuissance +d'aimer désormais, ainsi que ces hommes en qui une passion profonde a +détruit le pouvoir de sentir une affection nouvelle. Ce souvenir n'était +pas l'amour, puisque je n'y trouvais point de consolation, point +d'aliment: il me laissait dans le vide, et il semblait m'y retenir: il +ne me donnait rien, et il semblait s'opposer à ce qu'il me fût donné +quelque chose. Je restais ainsi sans posséder ni l'ivresse heureuse que +l'amour soutient, ni cette mélancolie amère et voluptueuse dont aiment à +se consumer nos cÅ“urs encore remplis d'un amour malheureux. + +Je ne veux point vous faire la fatigante histoire de mes ennuis. J'ai +caché dans mes déserts ma fortune sinistre: elle entraînerait ce qui +m'environne; elle a manqué vous envelopper vous-même. Vous avez voulu +tout quitter pour devenir triste et inutile comme moi, mais je vous ai +forcé de reprendre vos distractions. Vous avez cru même que j'en avais +aussi trouvé; j'ai entretenu doucement votre erreur. Vous avez su que +mon calme ressemblait au sourire du désespoir, j'aurais voulu que vous +y fussiez plus longtemps trompé: je prenais pour vous écrire le moment +où je riais ... où je ris de pitié sur moi-même, sur ma destinée, sur +tant de choses dont je vois les hommes gémir en répétant qu'elles vont +cesser. + +Je vous en dis trop: mais le sentiment de ma destinée m'élève et +m'accable; je ne puis chercher quelque chose en moi, sans y trouver le +fantôme de ce qui ne me sera jamais donné. + +C'est une nécessité qu'en vous parlant d'_elle_, je sois tout à fait +moi. Je n'entends pas bien quelle réserve je devais m'imposer en cela. +Elle sentait comme moi, une même langue nous était commune; sont-ils si +nombreux ceux qui s'entendent? Cependant je ne me livrais pas à tant +d'illusions. Je vous le répète, je ne veux point vous arrêter sur ces +temps que l'oubli doit effacer, et qui sont déjà dans l'abîme: le songe +du bonheur a passé avec leurs ombres dans la mort de l'homme et des +siècles. Pourquoi ces souvenirs exhalés d'un long trépas? ils viennent +étendre sur les restes vivants de l'homme l'amertume du sépulcre +universel où il descendra tout entier. Je ne cherche point à justifier +ce cÅ“ur brisé qui vous est trop bien connu, et qui ne conserve dans ses +ruines que l'inquiétude de la vie. Vous savez ses ennuis, ses espérances +éteintes, ses désirs inexplicables, ses besoins démesurés: ne l'excusez +pas, soutenez-le, relevez ses débris; rendez-lui, si vous en savez les +moyens, et le feu de la vie, et le calme de la raison, tout le mouvement +du génie, et toute l'impassibilité du sage: je ne veux point vous porter +à plaindre ses folies profondes. + +Enfin le hasard le plus inattendu me fit la rencontrer près de la Saône, +dans un jour de tristesse. Cet événement si simple m'étonna pourtant. Je +trouvai de la douceur à la voir quelquefois. Une âme ardente et +tranquille, fatiguée, désabusée, immense, devait fixer l'inquiétude et +le perpétuel supplice de mon cÅ“ur. Cette grâce de tout son être, ce fini +inexprimable dans le mouvement, dans la voix!... Je n'aime point: +souvenez-vous-en, et dites-vous bien tout mon malheur. + +Mais ma tristesse devenait plus constante et plus amère. Si Mme D*** +eût été libre, j'y eusse trouvé le plaisir d'être enfin malheureux à ma +manière: mais elle ne l'était point, et je me retirai avant qu'il me +devînt impossible de supporter ailleurs le poids du temps. Tout +m'ennuyait alors, mais actuellement tout m'est indifférent. Il arrive +même que quelque chose m'amuse; je pouvais donc vous parler de tout +ceci. Je ne suis plus fait pour aimer, je suis éteint. Peut-être +serais-je bon mari; j'aurais beaucoup d'attachement. Je commence à +songer aux plaisirs de l'amour, je ne suis plus digne d'une amante. +L'amour lui-même ne me donnerait plus qu'une femme, et un ami. Comme nos +affections changent! comme le cÅ“ur se détruit; comme la vie passe, avant +de finir! + +Je vous disais donc combien j'aimais à être ennuyé avec elle de tout ce +qui fait les _délices_ de la vie: j'aimais bien plus les soirées +tranquilles. Cela ne pouvait pas durer. + +Il m'est arrivé, rarement mais quelquefois, d'oublier que je suis sur la +terre comme une ombre qui s'y promène, qui voit, et ne peut rien saisir. +C'est là ma loi, quand j'ai voulu m'y soustraire, j'en ai été puni: +quand l'illusion commence, mes misères s'aggravent. Je me suis senti à +côté du bonheur, j'en ai été épouvanté. Peut-être ces cendres que je +crois éteintes se seraient-elles ranimées. Il fallut partir. + +Maintenant je suis dans un vallon perdu. Je m'attache à oublier de +vivre. J'ai cherché le thé pour m'affaiblir, et jusqu'au vin pour +m'égarer. Je bâtis, je cultive; je me joue avec tout cela. J'ai trouvé +quelques bonnes gens, et je compte aller au _cabaret_[93] pour découvrir +des hommes: je me lève tard, je me couche tard; je suis lent à manger; +je m'occupe de tout; j'essaie de toutes les attitudes; j'aime la nuit; +je presse le temps, je dévore mes heures froides, je suis avide de les +voir dans le passé. + +Fonsalbe est son frère: nous parlons d'elle, je ne puis l'en empêcher, +il l'aime beaucoup. Fonsalbe sera mon ami: je le veux, il est isolé. Je +le veux aussi pour moi: sans lui, que deviendrais-je? Mais il ne saura +pas combien l'idée de sa sÅ“ur est présente dans ces solitudes. Ces +gorges sombres! ces eaux romantiques! elles étaient muettes, elles le +seront toujours: cette idée n'y met point la paix de l'oubli du monde, +mais l'abandon des déserts. Un soir nous étions sous les pins: leurs +cimes agitées étaient remplies des sons de la montagne, nous parlions, +il la pleurait! Mais un frère a des larmes. + +Je ne fais point de serments, je ne fais point de vÅ“ux: je méprise ces +protestations si vaines, cette éternité que l'homme croit ajouter à ses +passions d'un jour. Je ne promets rien, je ne sais rien, tout passe, +tout homme change: mais je me trompe bien moi-même, ou il ne m'arrivera +pas d'aimer. Quand le dévot a rêvé sa béatitude, il n'en cherche plus +dans le monde terrestre; et s'il vient à perdre ses sublimes illusions, +il ne trouve aucun charme dans les choses trop inférieures aux premiers +songes. + +Et elle traînera la chaîne de ses jours avec cette force désabusée, avec +ce calme de la douleur qui lui va si bien. Plusieurs de nous seraient +peut-être moins à leur place s'ils étaient moins loin d'être heureux. +Cette vie passée dans l'indifférence au milieu de tous les agréments de +la vie, et dans l'ennui avec une santé inaltérable; ces chagrins sans +humeur, cette tristesse sans amertume, ce sourire des peines cachées; +cette simplicité qui abandonne tout quand on pourrait tout prétendre, +ces regrets sans plainte, cet abandon sans effort, ce découragement dont +on dédaigne l'affliction; tant de biens négligés, tant de pertes +oubliées, tant de facultés dont on ne veut plus rien faire: tout cela +est plein d'harmonie, et n'appartient qu'à elle. Contente, heureuse, +possédant tout ce qui semblait lui être dû, peut-être eût-elle moins été +elle-même. L'adversité est bonne à qui la porte ainsi: et je suppose que +le bonheur vînt maintenant, qu'en ferait-elle? il n'est plus temps. + +Que lui reste-t-il? Que nous restera-t-il dans cet abandon de la vie, +seule destinée qui nous soit commune? Quand tout échappe jusqu'aux rêves +de nos désirs; quand le songe de l'aimable et de l'honnête vieillit +lui-même dans notre pensée incertaine; quand l'image sublime de +l'harmonie dans sa grâce idéale, descend des lieux célestes, s'approche +de la terre et se trouve enveloppée de brumes et de ténèbres; quand rien +ne subsiste de nos besoins, de nos affections, de nos espérances; quand +nous passons nous-mêmes avec la fuite invariable des choses, et dans +l'inévitable instabilité du monde! mes amis, mes seuls amis, Elle que +j'ai perdue, Vous qui vivez loin de moi, vous qui seuls me donnez encore +le sentiment de la vie! Que nous restera-t-il, et que sommes-nous? + +S'il ne peut rester de nos sentiments fugitifs que le sentiment +accablant de leur mobilité; cherchons ce vrai immuable, seule conception +qui soutienne l'âme fatiguée du délire de nos espérances, plus navrée +encore et plus étonnée d'elle-même quand elle a perdu leur amertume. La +justice seule est évidente à tous; elle l'est à leur dernier comme à +leur premier moment: sa lumière ne changera pas. Vous la suivez en paix, +je la cherche dans mon inquiétude; et cette union du moins ne nous sera +pas ôtée. + + + + +SUPPLÉMENT DE 1833 + + + + +LETTRE XC[94] + +DATX +Imenstròm, 28 juin, X. + + +La sÅ“ur de Fonsalbe est ici, elle est venue sans être attendue, et dans +le dessein de rester seulement quelques jours avec son frère. + +Vous la trouveriez à présent aussi aimable, aussi remarquable, et plus +peut-être qu'elle ne le fut jamais. Cette apparition inopinée, le +changement des temps, d'ineffaçables souvenirs, les lieux, la saison, +tout semblait d'accord. Et il faut vous dire que s'il peut être une +beauté plus accomplie aux yeux d'un artiste, aucune ne réunirait +davantage ce qui fait généralement pour moi le charme des femmes. + +Nous ne pouvions ici la recevoir comme vous l'eussiez fait à Bordeaux; +mais, au pied de nos montagnes, il nous restait à nous arranger selon la +circonstance. On devait faucher deux prés, le soir, jusqu'à une heure +assez avancée, puis, de grand matin, pour éviter entièrement l'ardeur du +jour. J'avais déjà eu le projet de donner, dans cette occasion, quelque +encouragement à mes travailleurs: des musiciens furent appelés de Vevey +et de Lausanne. Une collation, ou, si on veut, un souper champêtre +commençant à minuit, et assez varié pour être du goût des faucheurs +mêmes, fut destiné à remplir l'intervalle entre les travaux du soir et +ceux du lendemain. + +Il arriva qu'un peu avant la fin du jour je passai devant un escalier de +six à sept marches. Elle était au-dessus; elle prononça mon nom. C'était +bien sa voix, mais avec quelque chose d'imprévu, d'inaccoutumé, de tout +à fait inimitable. Je regardai sans répondre, sans savoir que je ne +répondais pas. Une demi-jour fantastique, un voile aérien, un brouillard +l'environnait. C'était une forme indécise qui faisait presque +disparaître tout vêtement; c'était un parfum de beauté idéale, une +illusion voluptueuse, ayant un instant d'inconcevable vérité. Ainsi +devait finir mon erreur enfin connue. Il est donc vrai, me disais-je +deux pas plus loin, cet attachement tenait de la passion: le joug a +existé. De cette faiblesse ont dépendu d'autres incertitudes. Ces +années-là sont irrévocables; mais aujourd'hui demeure libre, aujourd'hui +est encore à moi. + +Je m'absentai, en prévenant Fonsalbe. Je m'avançai vers le haut de la +vallée. Je marchais sans bruit dans ma préoccupation attentive. J'étais +fortement averti; mais le prestige me suivait, et la puissance du passé +me paraissait invincible. Toutes ces idées d'aimer et de n'être plus +seul m'inondaient dans la tranquille obscurité d'un lieu désert. Il y +eut un moment où j'aurais dit, comme ceux dont plus d'une fois j'ai +condamné la mollesse: La posséder et mourir! + +Cependant, se figurer dans le silence que demain tout peut finir sur la +terre, c'est en même temps apprécier d'un regard plus ferme ce qu'on a +fait et ce qu'on doit faire des dons de la vie. Ce que j'en ai fait! +jeune encore, je m'arrête au moment fatal. Elle et le désert, ce serait +le triomphe du cÅ“ur. Non, l'oubli du monde, et sans elle, voilà ma loi. +L'austère travail et l'avenir! + +Je me trouvais placé au détour de la vallée; entre les rocs d'où le +torrent se précipite, et les chants que j'avais moi-même ordonnés: ils +commençaient au loin. Mais ces bruits de fête, le simple mouvement de +l'air les dissipait par intervalles, et je savais l'instant où ils +cesseraient. Le torrent au contraire subsistait dans sa force, +s'écoulant, mais s'écoulant toujours, à la manière des siècles. La fuite +de l'eau est comme la fuite de nos années. On l'a beaucoup redit; mais +dans plus de mille ans, on le redira: le cours de l'eau restera, pour +nous, l'image la plus frappante de l'inexorable passage des heures. Voix +du torrent au milieu des ombres, seule voix solennelle sous la paix des +cieux, sois seule entendue! + +Rien n'est sérieux s'il ne peut être durable. Vues de haut, que sont les +choses d'ont nous séparera notre dernier souffle? Hésiterai-je entre une +rencontre du hasard et les fins de ma destinée, entre une séduisante +fantaisie et le juste, le généreux emploi des forces de la pensée? Je +céderais à l'idée d'un lien imparfait, d'une affection sans but, d'un +plaisir aveugle! Ne sais-je pas les promesses, qu'en devenant veuve, +elle a faites à sa famille? Ainsi l'union entière se trouve interdite; +ainsi la question est simple, et ne doit plus m'arrêter. Qu'y aurait-il +de digne de l'homme dans l'amusement trompeur d'un stérile amour? +Consacrer au seul plaisir les facultés de la vie, c'est se livrer +soi-même à l'éternelle mort. Quelque fragiles que soient ces facultés, +j'en suis responsable: il faut qu'elles portent leurs fruits. Ces +bienfaits de l'existence, je les conserverai, je les honorerai, je ne +veux du moins m'affaiblir au-dedans de moi qu'à l'instant inévitable. +Profondeurs de l'espace, serait-ce en vain qu'il nous est donné de vous +apercevoir? La majesté de la nuit répète d'âge en âge: malheur à toute +âme qui se complaît dans la servitude! + +Sommes-nous faits pour jouir ici de l'entraînement des désirs? Après +cette attente, après les succès, que dirons-nous de la satisfaction de +quelques journées? Si la vie n'est que cela, elle n'est rien. Un an, dix +ans de volupté, c'est un futile amusement, et une trop prompte amertume! +Que restera-t-il de ces désirs, quand les générations souffrantes ou +follement distraites passeront sur nos cendres? Comptons pour peu de +chose ce qui se dissipe rapidement. Au milieu du grand jeu du monde, +cherchons un autre partage: c'est de nos fortes résolutions que quelque +effet subsistera peut-être.--L'homme est périssable.--Il se peut, mais +périssons en résistant, et, si le néant nous est réservé, ne faisons pas +que ce soit une justice. + +Vous le savez, je me décourageais, croyant que mes dispositions +changeaient déjà . Trop facilement je m'étais persuadé que ma jeunesse +n'était plus. Mais ces différences avaient eu pour cause, comme je crois +vous l'avoir dit depuis, des erreurs de régime, et cela est en grande +partie réparé. J'avais mal observé la mobilité qui me caractérise, et +qui contribue à mes incertitudes. C'est constamment une grande +inconstance, bien plus dans les impressions que dans les opinions, ou +même dans les penchants. Elle ne tient pas aux progrès des années; elle +redevient ce qu'elle était. L'habitude de me contenir et de réprimer +d'abord tous mes mouvements intérieurs m'en avait laissé méconnaître +souvent moi-même les oppositions. Mais, je le vois, à quarante ans de +distance, je ne différerai pas plus que cent fois je n'ai différé d'un +quart d'heure à l'autre. Ainsi est agitée, au milieu de l'air, la cime +d'un arbre trop flexible; et, si vous la regardez à une autre époque, +vous la verrez céder encore, mais céder de même. + +Chaque incident, chaque idée qui survient, les moindres détails +opportuns ou incommodes, quelques souvenirs, de légères craintes, toutes +ces émotions fortuites peuvent changer, à mes yeux, l'aspect du monde, +l'appréciation de nos facultés et la valeur de nos jours. Tandis qu'on +me parle de choses indifférentes, et que j'écoute avec tranquillité, +avec indolence; tandis que me reprochant ma froideur dans ces +conversations, je sais gré à ceux qui me la pardonnent, j'ai passé +plusieurs fois du dégoût de cette existence si bornée que tout +embarrasse et tout inquiète, au sentiment non moins naturel de la +curieuse variété des choses, ou de l'amusante sagacité qui nous appelle +à en jouir quelque temps encore. Néanmoins ce qui me paraît si +facilement offrir un autre aspect, c'est moins l'ensemble du grand +phénomène que chaque conséquence relative à nous, et moins l'ordre +général que ma propre aptitude. Cet ordre visible a deux faces; l'une +nous captive, et l'autre nous déconcerte: tout dépend d'une certaine +confiance en nous-mêmes. Sans cesse elle me manque, et elle renaît sans +cesse. Nous sommes si faibles, mais notre industrie a tant de dextérité! +Un hasard favorable, un vent plus doux, un rayon de lumière, le +mouvement d'une herbe fleurie, les gouttes de la rosée me disent que je +m'arrangerai de toute chose. Mais les nuages se rapprochent, le +bouvreuil ne chante plus, une lettre se fait attendre, ou dans mes +essais quelque pensée mal rendue restera inutile; je ne vois plus alors +que des obstacles, des lenteurs, de sourdes résistances, des desseins +trompés, les déplaisirs des heureux, les souffrances de la multitude, +et me voici le jouet de la force qui nous brisera tous. + +Du moins cette mobilité n'est pas de nature à ébranler les principes de +conduite. Il n'importe même que le but se présente seulement comme +vraisemblable, s'il est unique. Affermis en un sens, n'attendons pas +d'autres clartés: nous pouvons marcher dans les sentiers peu connus. +Ainsi tout se décide. Je suis ce que j'étais: si je le veux, je serai ce +que je pouvais être. Certainement c'est peu de chose; mais enfin ne +descendons plus au-dessous de nous-mêmes. + + + + +DATX +30 juin. + + +Je vous écris longuement. Je dis en beaucoup de paroles ce que j'aurais +pu vous apprendre en trois lignes, mais c'était ma manière, et +d'ailleurs j'ai du loisir. Rien ne m'occupe, rien ne m'attache; je me +sens encore suspendu dans le vide. Il me faut, je pense, un jour de +plus, un seul. Cela finira puisque je l'ai résolu; mais à présent tout +me semble attristé. Je ne suis pas indécis, mais ému jusqu'à une sorte +de stupeur et de lassitude. Je continue ma lettre pour m'appuyer sur +vous. + + * * * * * + +Je restai seul quelque temps encore. Déjà j'étais moins étranger à la +tranquille harmonie de la nature. Je rentrai pendant le souper avant que +les chants cessassent. + +Désormais n'attendez plus de moi, ni une paresse inexcusable, ni +l'ancienne irrésolution. La santé et l'aisance sont des facilités qu'on +ne réunit pas toujours: je les possède, et j'en ferai usage. Que cette +déclaration devienne ma règle. Si je parle aux hommes de leurs +faiblesses volontaires, ne convient-il pas que je ne m'en permette +aucune? Vous savez que jadis j'ai eu, dans mes vains projets, quelques +velléités africaines. Mais à cette époque, tout s'est accordé pour +rendre impraticable un dessein que d'ailleurs il aurait fallu mûrir +davantage, et maintenant il serait tard pour se livrer aux études qui en +prépareraient l'exécution. + +Que faire donc? Je crois définitivement qu'il ne m'est donné que +d'écrire.--Sur quels sujets?--Déjà vous le savez à peu près.--D'après +quel modèle?--Assurément je n'imiterai personne, à moins que ce ne soit +par une sorte de caprice, et dans un court passage. Je crois très +déplacé de prendre la manière d'un autre, si on peut en avoir une à soi. +Quant à celui qui n'a pas la sienne, c'est-à -dire qui n'est jamais +entraîné, jamais inspiré, à quoi lui sert d'écrire?--Quel style +enfin?--Ni rigoureusement classique, ni inconsidérément libre. Pour +mériter d'être lu, il faut observer les convenances réelles.--Mais qui +en jugera?--Moi apparemment. N'ai-je pas lu les auteurs qui +travaillèrent avec circonspection, comme ceux qui écrivirent avec plus +d'indépendance? C'est à moi de prendre, selon mes moyens, un milieu qui +convienne, d'un côté à mon sujet ou à mon siècle, et de l'autre à mon +caractère, sans manquer à dessein aux règles admises, mais sans les +étudier expressément.--Quelles seront les garanties de succès?--Les +seules naturelles. S'il ne suffit pas de dire des choses vraies, et de +s'efforcer de les exposer d'une manière persuasive, je n'aurai point de +succès: voilà tout. Je ne crois pas qu'il soit indispensable d'être +approuvé de son vivant, à moins qu'on ne se voie condamné au malheur +d'attendre de sa plume ses moyens de subsistance. + +Passez les premiers, vous qui demandez de la gloire présente, de la +gloire de salon. Passez, hommes de société, hommes considérables dans +les pays où tout dépend de ces accointances, vous qui êtes féconds en +idées du jour, en livres de parti, en expédients pour produire de +l'effet, et qui, même après avoir tout adopté, tout quitté, tout repris, +tout usé, trouvez encore à esquisser quelques pamphlets indécis, afin de +faire dire: le voilà avec ses mots expressifs et ingénieusement accolés, +bien qu'un peu rebattus. Passez les premiers, hommes séduisants et +séduits, car enfin vous passerez vite, et il est bon que vous ayez votre +temps; montrez-vous donc aujourd'hui dans votre adresse et votre +prospérité. + +Ne serait-on pas à peu près sûr de rendre un ouvrage utile, sans le +déshonorer par des intrigues pour hâter la célébrité de l'auteur? +Restez-vous dans la retraite, ou même vivez-vous sans bruit dans une +capitale; enfin, votre nom est-il inconnu, et votre livre ne +s'écoule-t-il pas? Qu'un certain nombre d'exemplaires en soient déposés +dans les principales bibliothèques, ou envoyés, sans en demander compte, +à des libraires dans les grandes villes; tôt ou tard cet écrit sera mis +à sa place avec autant de vraisemblance que si vous aviez mendié des +suffrages. + +Ainsi ma tâche est indiquée. Il ne me reste plus qu'à la remplir, si ce +n'est avec bonheur, avec éclat, du moins avec quelque zèle et quelque +dignité. Je renonce à diverses choses, me bornant presque à éviter la +douleur. Serai-je à plaindre dans la retraite, ayant l'activité, +l'espérance et l'amitié? Etre occupé sans devenir trop laborieux +contribue essentiellement à la paix de l'âme, de tous les biens le moins +illusoire. On n'a plus besoin de plaisirs, puisque les avantages les +plus simples donnent des jouissances: c'est ainsi que tant d'hommes +bien portants s'accommodent des aliments les moins recherchés. + +Qui ne voit que l'espérance est préférable aux souvenirs? Dans notre +vie, continuel passage, l'avenir importe seul: ce qui est arrivé +disparaît, et le présent même nous échappe s'il ne sert de moyen. +D'agréables traces du passé ne me paraissent un grand avantage que pour +les imaginations faibles, qui, après avoir été un peu vives, deviennent +débiles. Ces hommes-là , s'étant figuré les choses autrement qu'elles ne +doivent être, se sont passionnés. L'épreuve les a désabusés; ne pouvant +plus imaginer avec exagération, ils n'imaginent plus. Les fictions +vraies pour ainsi dire leur étant interdites, ils auraient besoin de +riants souvenirs; sans cela nulle pensée ne les flatte. Mais celui dont +l'imagination est puissante et juste peut toujours se faire une idée +assez positive des divers biens, lorsque le sort lui laisse du calme: il +n'est pas au nombre de ceux qui ne connaissent en cela que ce qu'ils ont +appris anciennement. + +Il me restera pour la douceur journalière de la vie notre correspondance +et Fonsalbe: ces deux liens me suffiront. Jusque dans nos lettres, +cherchons le vrai sans pesantes dissertations comme sans systèmes +opiniâtres: invoquons le vrai immuable. Quelle autre conception +soutiendrait l'âme, fatiguée quelquefois de ses vagues espérances, mais +bien plus étonnée d'elle-même, bien plus délaissée quand elle a perdu et +les langueurs, et les délices de cette active incertitude. La justice du +moins a son évidence. Généralement vous recevez en paix les lumières +morales; je les poursuis dans mon inquiétude: notre union subsistera. + +On n'est pas encore parvenu à se procurer l'autre partie des lettres +d'Oberman. On n'a recueilli que le fragment suivant qui s'est trouvé +sans date. + + + + +DERNIÈRE PARTIE D'UNE LETTRE + +SANS DATE CONNUE + + +...Que d'infortunés auront dit, de siècle en siècle, que les fleurs nous +ont été accordées pour couvrir notre chaîne, pour nous abuser tous au +commencement, et contribuer même à nous retenir jusqu'au terme! Elles +font plus, mais assez vainement peut-être: elles semblent indiquer ce +que nulle tête mortelle n'approfondira. + +Si les fleurs n'étaient que belles sous nos yeux, elles séduiraient +encore; mais quelquefois leur parfum entraîne, comme une heureuse +condition de l'existence, comme un appel subit, un retour à la vie plus +intime. Soit que j'aie chercher ces émanations invisibles, soit surtout +qu'elles s'offrent, qu'elles surprennent, je les reçois comme une +expression forte, mais précaire, d'une pensée dont le monde matériel +renferme et voile le secret. + +Les couleurs aussi doivent avoir leur éloquence: tout peut être symbole. +Mais les odeurs sont plus pénétrantes, sans doute parce qu'elles sont +plus mystérieuses, et que s'il nous faut dans notre conduite ordinaire +de palpables vérités, les grands mouvements de l'âme ont pour principe +une vérité d'un autre ordre, le vrai essentiel, et cependant +inaccessible dans nos voies chancelantes. + +Jonquille! violette! tubéreuse! vous n'avez que des instants afin de ne +pas accabler notre faiblesse, ou peut-être pour nous laisser dans +l'incertitude où s'agite notre esprit, tantôt généreux, tantôt +découragé. Non, je n'ai vu ni le sindrimal du Ceylan, ni le gulmikek de +Perse, ni le pé-gé-hong de la Chine méridionale, mais ce serait assez de +la jonquille ou du jasmin pour me faire dire que, tels que nous sommes, +nous pourrions séjourner dans un monde meilleur. + +Que veux-je? Espérer, puis n'espérer plus, c'est être ou n'être plus: +voilà l'homme, sans doute. Mais comment se fait-il qu'après les chants +d'une voie émue, après les parfums des fleurs, et les soupirs de +l'imagination, et les élans de la pensée, il faille mourir? + +Et il se peut que le sort le voulant ainsi, on entende s'approcher +secrètement une femme remplie de grâce aimante, et que derrière quelque +rideau, mais sûre d'être bien visible, à cause des rayons du couchant, +elle se montre sans autre voile pour la première fois, se recule vite, +et revienne d'elle-même, en souriant de sa voluptueuse résolution. Mais +ensuite il faudra vieillir. Où sont aujourd'hui les violettes qui +fleurirent pour d'anciennes générations? + +Il est deux fleurs silencieuses en quelque sorte, et à peu près dénuées +d'odeur, mais qui, par leur attitude assez durable, m'attachent à un +point que je ne saurais dire. Les souvenirs qu'elles suscitent ramènent +fortement au passé, comme si ces liens des temps annonçaient des jours +heureux. Ces fleurs simples, ce sont le barbeau des champs, et la hâtive +pâquerette, la marguerite des prés. + +Le barbeau est la fleur de la vie rurale. Il faudrait le revoir dans la +liberté des loisirs naturels, au milieu des blés, au bruit des fermes, +au chant des coqs (O), sur le sentier des vieux cultivateurs: je ne +voudrais pas répondre que cela quelquefois n'allât jusqu'aux larmes. + +La violette et la marguerite des prés sont rivales. Même saison, même +simplicité. La violette captive dès le premier printemps; la pâquerette +se fait aimer d'année en année. Elles sont l'une à l'autre ce qu'est un +portrait, ouvrage du pinceau, à côté d'un buste en marbre. La violette +rappelle le plus pur sentiment de l'amour: tel il se présente à des +cÅ“urs droits. Mais enfin cet amour même, si persuasif et si suave, n'est +qu'un bel accident de la vie. Il se dissipe tandis que la paix des +campagnes nous reste jusqu'à la dernière heure. La marguerite est le +signe patriarcal de ce doux repos. + +Si j'arrive à la vieillesse, si, un jour, plein de pensées encore, mais +renonçant à parler aux hommes, j'ai auprès de moi un ami pour recevoir +mes adieux à la terre, qu'on place ma chaîne sur l'herbe courte, et que +de tranquilles marguerites soient là devant moi, sous le soleil, sous le +ciel immense, afin qu'en laissant la vie qui passe je retrouve quelque +chose de l'illusion infinie. + + + + +SUPPLÉMENT DE 1840 + + + + +LETTRE XCI + +DATX +Sans date connue[95]. + + +Je ne vous ai jamais conté l'embarras où je me suis vu, un jour que je +voulais franchir les Alpes d'Italie. + +Je viens de me rappeler fortement cette circonstance, en lisant quelque +part: «Nous n'avons peut-être reçu la vie présente que pour rencontrer, +malgré nos faiblesses, des occasions d'accomplir avec énergie ce que le +moment veut de nous.» Ainsi, employer toutes ses forces à propos, et +sans passion comme sans crainte, ce serait être pleinement homme. On a +rarement ce bonheur. Quant à moi, je ne l'ai éprouvé qu'à demi dans ces +montagnes, puisqu'il ne s'agissait que de mon propre salut. + +Je ne pourrai vous rendre compte de l'événement qu'avec des détails tout +personnels: il ne se compose pas d'autre chose. + +J'allais à la cité d'Aoste et j'étais déjà dans le Valais, lorsque +j'entendis un étranger dire, dans l'auberge, qu'il ne se hasarderait +point à passer sans guide le Saint-Bernard. Je résolus aussitôt de le +passer seul: je prétendis que d'après la disposition des gorges, ou la +direction des eaux, j'arriverais à l'hospice en devançant les muletiers, +et en ne prenant d'eux aucun renseignement. + +Je sortis de Martigny à pied par un temps très beau. Impatient de voir +du moins dans l'éloignement quelque site curieux, je marchais d'autant +plus vite qu'au-dessus de Saint-Branchier je n'apercevais rien de +semblable. Arrivé à Liddes, je me figurai que je ne trouverais plus +avant l'hospice aucune espèce d'hôtellerie. Celle de Liddes avait épuisé +sa provision de pain, et n'était pourvue d'aucun légume. Il y restait +uniquement un morceau de mouton, auquel je ne touchai pas. Je pris peu +de vin; mais, à cette heure inusitée, il n'en fallut pas plus pour me +donner un tel besoin d'ombre et de repos, que je m'endormis derrière +quelques arbustes. + +J'étais sans montre, et au moment de mon réveil je ne soupçonnai pas que +j'eusse demeuré là plusieurs heures. Quand je me remis en chemin, ce fut +avec la seule idée d'arriver au but: je n'avais plus d'autre espérance. +La nature n'encourage pas toujours les illusions que pourtant elle nous +destina. Aucune diversion ne s'offrait, ni la beauté des vallées, ni la +singularité des costumes, ni même l'effet de l'air accoutumé des +montagnes. Le ciel avait entièrement changé d'aspect. De sombres nuages +enveloppaient les cimes dont je m'approchais; toutefois cela ne put me +désabuser à l'égard de l'heure; puisque à cette élévation ils s'amassent +souvent avec promptitude. + +Peu de minutes après, la neige tombait en abondance. Je passai au +village de Saint-Pierre, sans questionner personne. J'étais décidé à +poursuivre mon entreprise, malgré le froid, et bien qu'au-delà il +n'existât plus de chemin tracé. De toute manière, il n'était plus +question de se diriger avec quelque certitude. Je n'apercevais les +rochers qu'à l'instant d'y toucher, mais je n'en cherchais d'autre cause +que l'épaisseur du nuage et de la neige. Quand l'obscurité fut assez +grande pour que la nuit seule pût l'expliquer, je compris enfin ma +situation. + +La glace vive au pied de laquelle j'arrivai, ainsi que le manque de +toute issue praticable pour des mulets, me prouvèrent que j'étais hors +de la voie. Je m'arrêtai, comme pour délibérer à loisir; mais un total +engourdissement des bras m'en dissuada aussitôt. S'il devenait +impraticable d'attendre le jour dans le lieu où j'étais parvenu, il +semblait également impossible de trouver le monastère, dont me +séparaient peut-être des abîmes. Un seul parti se présenta, de consulter +le bruit de l'eau, afin de me rapprocher du courant principal qui, de +chute en chute, devait passer auprès des dernières habitations que +j'eusse vues en montant. A la vérité j'étais dans les ténèbres, et au +milieu de roches dont j'aurais eu peine à sortir en plein jour. +L'évidence du danger me soutint. Il fallait ou périr, ou se rendre sans +trop de retard au village qui devait être distant de près de trois +lieues. + +J'eus assez promptement un succès; j'arrivai au torrent qu'il importait +de ne plus quitter. Si je m'étais engagé de nouveau dans les roches, +peut-être n'aurais-je pas su en redescendre. Nivelé à demi par l'effet +de siècles, le lit de la Drance devait présenter une aspérité moins +redoutable en quelques endroits que les continuelles anfractuosités des +masses voisines. Alors s'établit la lutte contre les obstacles; alors +commença la jouissance toute particulière que suscitait la grandeur du +péril. J'entrai dans le courant bruyant et inégal, avec la résolution de +le suivre jusqu'à ce que cette tentative hasardeuse se terminât ou par +quelque accident tout à fait grave, ou par la vue d'une lumière au +village. Je me livrai ainsi au cours de cette onde glaciale. Quand elle +tombait de haut, je tombais avec elle. Une fois la chute fut si forte +que je croyais le terme arrivé, mais un bassin assez profond me reçut. +Je ne sais comment j'en sortis: il me semble que les dents, à défaut des +mains, saisirent quelque avance de roche. Quant aux yeux, ils n'étaient +guère utiles, et je les laissais, je crois, se fermer lorsque +j'attendais un choc trop violent. J'avançais avec une ardeur que nulle +lassitude ne paraissait devoir suspendre, heureux apparemment de suivre +une impulsion fixe, de continuer un effort sans incertitude. Commençant +à me faire à ces mouvements brusques, à cette sorte d'audace, j'oubliais +le village de Saint-Pierre, seul asile auquel je pusse atteindre, +lorsqu'une clarté me l'indiqua. Je la vis avec une indifférence qui, +sans doute, tenait plus de l'irréflexion que du vrai courage, et +néanmoins je me rendis, comme je pus, à cette demeure dont les habitants +étaient auprès du feu. Un coin manquait au volet de la petite fenêtre de +leur cuisine: je dus la vie à cet incident. + +C'était une auberge comme on en rencontre dans les montagnes. +Naturellement il y manquait beaucoup de choses, mais j'y trouvai des +soins dont j'avais besoin. Placé à l'angle intérieur d'une vaste +cheminée, principale pièce de la maison, je passai une heure, ou +davantage, dans l'oubli de cet état d'exaltation dont j'avais entretenu +le singulier bonheur. Nul et triste depuis ma délivrance, je fis ce +qu'on voulut: on me donna du vin chaud, ne sachant pas que j'avais +surtout besoin d'une nourriture plus solide. + +Un de mes hôtes m'avait vu gravir la montagne vers la fin du jour +pendant ces bourrasques de neige que redoutent les montagnards mêmes, et +il avait dit ensuite dans le village: «Il a passé ce soir un étranger +qui allait là -haut; de ce temps-ci, c'est autant de mort.» Lorsque plus +tard ces braves gens reconnurent qu'effectivement j'eusse été perdu sans +le mauvais état de leur volet, un d'eux s'écria en patois: «Mon Dieu, ce +que c'est que de nous!» + +Le lendemain on m'apporta mes vêtements bien sèches et à peu près +réparés; mais je ne pus me défaire d'un frisson assez fort, et +d'ailleurs plusieurs pieds de neige sur le sol s'opposaient à ce que je +me remisse volontiers en route. Je passai la moitié de la journée chez +le curé de cette faible bourgade, et je dînai avec lui: je n'avais pas +mangé depuis quarante et quelques heures. Le jour suivant, la neige +ayant disparu sous le soleil du matin, je franchis sans guide les cinq +lieues difficiles, et les symptômes de fièvre me quittèrent pendant ma +marche. A l'hospice, où je fus bien accueilli, j'eus néanmoins le +malheur de ne pas tout approuver. Je trouvais déplacée une variété de +mets qu'en des lieux semblables je ne qualifiais pas d'hospitalité +attentive, mais de recherche; et il me sembla aussi que dans la +chapelle, cette église de la montagne, une simplicité plus solennelle +eût mieux convenu que la prétention des enjolivements. Je restai le soir +au petit village de Saint-Remi, en Italie. Le torrent de la Doire se +brise contre un angle des murs de l'auberge. Ma fenêtre resta ouverte, +et, toute la nuit, ce fracas m'éveilla ou m'assoupit alternativement, à +ma grande satisfaction. + +Plus bas, dans la vallée, je rencontrai des gens chargés de ces goîtres +énormes qui m'avaient beaucoup frappé de l'autre côté du Saint-Bernard, +à l'époque de mes premières incursions dans le Valais. A un quart de +lieue de Saint-Maurice, il est un village tellement garanti des vents +froids par sa situation très remarquable, que des lauriers ou des +grenadiers pourraient y subsister sans autre abri en toute saison; mais +assurément les habitants n'y songent guère. Trop bien préservés des +frimas, et dès lors affligés de crétinisme, ils végètent indifférents au +pied de leurs immenses rochers, ne sachant pas même ce que c'est que ce +mouvement des étrangers qui passent à si peu de distance de l'autre côté +du fleuve. Je résolus d'aller voir de plus près, en redescendant vers la +Suisse, ces hommes endormis dans une lourde ignorance, pauvres sans le +savoir, et infirmes sans précisément souffrir: je crois ces infortunés +plus heureux que nous. + + * * * * * + +Sans l'exactitude scrupuleuse de mon récit, il serait si peu susceptible +d'intérêt, que votre amitié même ne lui en trouverait pas. Pour moi, je +ne me rappelle que trop une fatigue que je ne ressentais pas alors, mais +qui m'a privé sans retour de la fermeté des pieds. J'oublierai moins +encore que, jusqu'à présent, les deux heures de ma vie où je fus le plus +animé, le moins mécontent de moi-même, le moins éloigné de l'enivrement +du bonheur, ont été celles où, pénétré de froid, consumé d'efforts, +consumé de besoin, poussé quelquefois de précipices en précipices avant +de les apercevoir et n'en sortant vivant qu'avec surprise, je me disais +toujours, et je disais simplement dans ma fierté sans témoins: Pour +cette minute encore, je veux ce que je dois, je fais ce que je veux. + + + + +NOTES DE L'EDITION DE 1833 + + +NOTE A (_Observations_) + +Oberman a besoin d'être un peu deviné. Il est loin, par exemple, de +prendre un parti définitif sur plusieurs questions qu'il aborde; mais +peut-être conclut-il davantage dans la suite de ses lettres. Jusqu'à +présent cette seconde partie manque presque entière. + + +NOTE B (_Lettre II_, p. 30[96], ligne 22) + +Il est à croire que le ciel de Genève ressemble beaucoup à celui des +lieux voisins. + + +NOTE C (_Lettre II_, p. 31, ligne 30) + +Cette hauteur peut être considérée comme se rattachant aux Alpes, mais +difficilement au Jura. + + +NOTE D (_Lettre VII_, p. 66, ligne 13) + +On ne sait pas précisément où commence ce qui est ici appelé _éther_. + + +NOTE E (_Lettre XX_, p. 91, ligne 31) + +Sans doute l'auteur de ces lettres aurait demandé grâce pour ces détails +et pour quelques autres, s'il en avait prévu la publication. + + +NOTE F (_Même lettre_, p. 93, ligne 11) + +Cette circonstance du tonneau est contestée pour plusieurs raisons. + +NOTE G (_Lettre XXXVIII_ [_3e fragment_], p. 158, ligne 11) + +On a fait plusieurs essais de paroles adaptées à cette _marche_ des +pasteurs. Un de ces morceaux, en patois de la Gruyère, contient +quarante-huit vers. + + _Les armaillis di Columbette + Dé bon matin sé son leva,_ etc. + +Une de ces sortes d'églogues, composée, dit-on, dans l'Appenzel, en +langage allemand, finit à peu près ainsi: «Retraites profondes, +tranquille oubli! O paix des hommes et des lieux, ô paix des vallées et +des lacs! pasteurs indépendants, familles ignorées, naïves coutumes! +donnez à nos cÅ“urs le calme des chalets et le renoncement sous le ciel +sévère. Montagnes indomptées! froid asile! dernier repos d'une âme libre +et simple!» + + +NOTE H (_Lettre XLIII_, p. 191, ligne 7) + +L'auteur ne dit pas expressément ce qu'il entend ici par religion, mais +on voit qu'il s'agit en particulier de la croyance des Occidentaux. + + +NOTE I (_Lettre LXII_, p. 286, ligne 2) + +A cette lettre était joint ce qui suit: + +«Le _Manuel_ me fait souvenir de quelques autres morceaux que m'a aussi +communiqués le même savant. Ses recherches avaient moins pour objet ce +qu'il pouvait trouver précieux que ce qui lui paraissait original, ou +même bizarre. + +«Voici le plus court de ces morceaux de littérature, ou, si vous voulez, +de philosophie étrange. + +«Examinez toutefois: il se peut que les aperçus d'un homme du Danube ne +s'éloignent pas de la vérité.» + + +CHANT FUNÈBRE D'UN MOLDAVE. + +_Traduit de l'esclavon_ + +«Si nous sommes émus profondément, aussitôt nous songeons à quitter la +terre. Qu'y aurait-il de mieux, après une heure de délices? Comment +imaginer un autre lendemain à de grandes jouissances? Mourons: c'est le +dernier espoir de la volupté, le dernier mot, le dernier cri du désir. + +«Si vous désirez vivre encore, contenez-vous; suspendez ainsi votre +chute. Jouir, c'est commencer à périr; se priver, c'est s'arranger pour +vivre. La volupté apparaît à l'issue des choses, à l'un et à l'autre +terme; elle communique la vie, et elle donne la mort. L'entière volupté, +c'est la transformation. + +«Comme un enfant, l'homme s'amuse de peu de chose sur la terre, mais +enfin sa destination est de choisir parmi ce qu'elle offre. Quand ces +choix sont accomplis, c'est la mort qu'il veut voir: ce jeu longtemps +redouté pourra seul désormais lui faire impression. + +«N'avez-vous jamais désiré la mort? C'est que vous n'avez pas achevé +l'expérience de la vie. Mais si vos jours sont faciles et voluptueux, si +le sort vous poursuit de ses faveurs, si vous êtes au faîte, tombez; la +mort devient votre seul avenir. + +«On aime à s'approcher de la mort, à se retirer, à la considérer de +nouveau, jusqu'à ce que la saisir paraisse une forte joie. Que de beauté +dans la tempête! C'est qu'elle promet la mort. Les éclairs montrent les +abîmes, et la foudre les ouvre. + +«Quel plus grand objet de curiosité! Quel besoin plus impérieux! Il est +fini pour chacun de nous, selon ses forces, l'examen des choses du +monde. Mais derrière la mort se trouve la région immense avec toute sa +lumière, ou la nuit perpétuelle. + +«Ils redoutent moins la mort, les hommes d'un grand caractère, les +hommes de génie, les hommes qui sont dans la force de l'âge. Serait-ce +parce qu'ils ne croient pas à la destruction malgré leur indépendance, +et que d'autres y croient malgré leur foi? + +«La mort n'est pas un mal, puisqu'elle est universelle. Le mal c'est +l'exception aux lois suprêmes. Réunissons sans amertume ce qui est +nécessairement notre partage. Comme accident, et lorsqu'elle étonne, la +mort peut affliger; quand on y arrive naturellement, elle est +consolante. + +«Attendons et puis mourons. Si la vie actuelle n'est qu'une sujétion, +qu'elle finisse; si elle ne conduit à rien, s'il doit être inutile +d'avoir vécu, soyons délivrés de ce leurre. Mourons, ou pour vivre +réellement, ou pour ne plus feindre de vivre. + +«La mort reste inconnue. Lorsque nous l'interrogeons, elle n'est pas là ; +quand elle se présente; quand elle frappe, nous n'avons plus de voix. La +mort retient un des mots de l'énigme universelle, un mot que la terre +n'entendra jamais.» + +Condamnerons-nous ce rêveur du Danube? Mettrons-nous au nombre des +vaines fantaisies de l'imagination toute idée étrangère à une frivolité +dont la multitude ne veut pas sortir? + +Peut-être, dans ces moments où semble commencer une heure de sommeil, +dans les campagnes, vers midi, peut-être avez-vous éprouvé une +impression indéfinissable, heureux sentiment d'une vie chancelante, pour +ainsi dire, mais plus naturelle et plus libre. Tous les bruits +s'éloignent, tous les objets échappent. Une pensée dernière se présente +avec tant de vérité qu'après cette sorte d'illusion demi-vivante, +imprévue et fugitive, il ne peut y avoir rien, si ce n'est l'entier +oubli, ou un réveil subit. + +Nous aurions à remarquer surtout de quoi se composent alors ces rapides +images. Souvent une femme apparaît. Il ne s'agit pas de grâce ordinaire, +de charme prolongé, de voluptueuse espérance. C'est plus que le plaisir, +c'est la pureté de l'idéal; c'est la possession entrevue comme un +devoir, comme un simple fait, comme une entraînante nécessité. Mais le +sein de cette femme exprime avec énergie qu'elle nourrira. Ainsi est +accomplie notre mission. Sans trouble et sans regret nous pourrions +mourir. Donner la vie et franchir, en fermant l'Å“il, les bornes du monde +connu, voilà peut-être ce qu'il y a d'essentiel ici dans notre +destination. Le reste ne serait qu'un moyen assez indifférent de +consumer les autres minutes pour arriver au but. + +Je ne dis pas que ce léger rêve, dans les instants dont nous parlons, +que cette figure abrégée de la vie, au milieu du tranquille oubli de +tant de choses, que cette paisible et puissante émotion soit la même +chez la plupart des hommes. Je l'ignore; mais enfin elle ne m'est pas +particulière, sans doute. + +Transmettre la vie et la perdre, ce serait dans l'ordre apparent notre +principal office sur la terre. Cependant je demanderai s'il n'est plus +de songes dans le dernier sommeil? Je demande si réellement la loi de +mort sera inflexible? Plusieurs d'entre nous ont vu se fortifier à +quelques égards leur intelligence: ne pourraient-ils résister quand +d'autres succombent? + + +NOTE K (_Lettre LXIII_, p. 301, à la dernière ligne de la note) + +Il faut redire ici que, sauf les additions désignées comme telles, +l'édition présente reste conforme à la première. + + +NOTE L (_Lettre LXVII_, p. 326, ligne 13) + +On peut douter que la vigne ait jamais donné quelque produit dans ce +vallon. + + +NOTE M _(Lettre LXVIII_, p. 335, ligne 25) + +L'anecdote connue à laquelle ceci paraît faire allusion n'a rien +d'authentique. + + +NOTE N (_Lettre LXXXIX_, p. 425, dernière ligne) + +Il paraît que cette dernière phrase n'appartient pas à cette lettre, qui +devait se terminer comme il suit: + +«...Que lui reste-t-il? Que nous restera-t-il dans cet abandon, seule +destinée qui nous soit commune? Quand le songe de l'aimable et de +l'honnête vieillit en notre pensée incertaine; quand l'image de +l'harmonie descend des lieux célestes, s'approche de la terre, et se +trouve enveloppée de brumes et de ténèbres; quand rien ne subsiste de +nos affections ou de notre espoir; quand nous passons avec la fuite +invariable des choses et dans l'inévitable instabilité du monde! mes +amis! elle que j'ai perdue, vous qui vivez loin de moi! comment se +féliciter du don d'existence? + +«Qu'y a-t-il qui nous soutienne réellement? Que sommes-nous? tristes +composés de matière aveugle et de libre pensée, d'espérance et de +servitude; poussés par un souffle invisible malgré nos murmures; +rampants à la vue des clartés de l'espace sur un sol immonde, et roulés +comme des insectes dans les sentiers fangeux de la vie, mais, jusqu'à la +dernière chute, rêvant les pures délices d'une destination sublime.» + +NOTE O (_Dernière lettre_, p. 435) + +A cette époque, Oberman avait peut-être quitté Imenstròm. Peut-être +aussi, sans avoir été obligé de rentrer dans les villes, regrettait-il +le mouvement si champêtre des grandes métairies. Les pâturages des Alpes +septentrionales et des hautes Alpes sont souvent dans des situations +très pittoresques; mais on n'y connaît qu'une récolte, et on n'y fait +toute l'année qu'une même chose. + + + + +INDICATIONS + +Les chiffres, sans autre désignation, indiquent les lettres et non les +pages. + + +ADVERSITÉ, 64. + +AISANCE. De l'aisance réelle, 89. + +AMITIÉ, 36, 63. + +AMOUR, 89. Voyez aussi FEMMES. De l'amour, de ses effets et de son +importance, 63. + +AMOUR-PROPRE, 27. + +ARGENT. Du mépris de l'argent, 2e fragment. De l'emploi de l'argent, +65. + +AUTOMNE, 24. + +AUTEUR, voyez ECRIVAIN. + +BEAU (du), 21. + +BONHEUR. Des causes du bonheur, 1er fragment. + +CAMPAGNES. De nos campagnes, 12. Voyez aussi VILLES. + +CÉLIBAT, 86. + +CICÉRON, 4, en note. + +CHRISTIANISME. Du christianisme, et des grandes choses qu'il eût pu +faire, 44, p. 202 et suiv. + +CLIMATS. Des divers climats, 68. Effets des différents climats, 70. + +CONTRADICTIONS, 81. + +DÉSIRS. Du prestige du désir dans le cÅ“ur qui ignore la vie, 39. + +DEVOIRS. Incertitude des devoirs, 86. + +DIVORCE, voyez MARIAGE. + +DOMESTIQUES, 52, 66. + +DOGMES, voyez FOI, MYSTÈRES, RELIGION. + +ECRIVAIN. De l'écrivain qui veut être utile: la considération publique +lui est nécessaire, 79. Il est absurde qu'un écrivain moraliste ne soit +pas homme de bien, 79. + +ENNUI de la vie, 41, etc. + +ETAT, voyez aussi HOMME. Sur le choix d'un état; sur ce qu'on appelle +prendre un état, 1. + +FEMMES, 87, etc. Voyez aussi MODE, MISE, AMOUR. De certaines maximes +dans l'éducation des femmes, 50. De quelques usages relatifs à +l'éducation des femmes, 58. De l'amour dans les femmes, 80. + +FIN. Fins impénétrables de la nature, 85. De la fin qu'il faut proposer +aux habitudes de sa vie dans l'incertitude de la vie entière, et dans +l'ignorance de sa fin essentielle, 89, etc. + +FOI, 38, 44. Voyez aussi RELIGION. + +GLOIRE, 51. + +GOUVERN., voyez HOMME. + +HOMME. De l'homme considéré comme le grand agent de la nature, et comme +chargé par l'intelligence universelle des fonctions de la réintégration +des êtres, 42. De l'homme qui a vraiment vécu, 43. De l'homme des +sociétés présentes, 46, 87. De l'avidité de l'âme humaine, 13, 48. De +l'homme, partie, du monde organisé, 71. De ce que l'homme est à l'homme, +36. De l'homme bon, 1er fragment. De l'homme de bien, 1er frag. De +l'amour dans l'homme qui gouverne, 34, 84. De l'homme supérieur, de +l'homme d'Etat, 84 à la fin. + +IDÉAL, 13, 14. Du monde imaginaire de l'idée d'un monde heureux, 14. Du +monde idéal, 30 et 46, p. 216. + +IMMORTALITÉ, 44, 60, 61. Du désir de l'immortal., 18. Perceptions qui +semblent annoncer l'immortal., 38. + +INCERTITUDE DES NOTIONS HUMAINES, 47. + +INCOMPATIBILITÉ D'HUMEURS, 45. + +INDÉPENDANCE, 43. + +INQUIÉTUDE. De l'inquiétude de l'âme, de ses misères et de ses besoins +démesurés, 37. + +MAHOMET. Du rôle de Mahomet, 34. + +MALHEUR. 1er fragment. + +MANIÈRE DE VIVRE, voyez VIE, SIMPLICITÉ. + +MANUEL ATTRIBUÉ À ARISTIPPE, 33. + +MARIAGE, 86 et 63, pp. 208, 297, 289, 299, etc. Indissolubilité du +mariage, p. 403. + +MISE. De ce qu'on appelle une mise trop libre, 50. + +MODE, 50. + +MOLLESSE. D'une certaine mollesse dans les habitudes de la vie, 85. + +MONTAGNES, 7, 3e frag., etc. + +MONTAIGNE, 38. + +MÅ’URS, 50, etc. Voyez aussi AMOUR, FEMMES, MISE, MODE, MORALE. Des mÅ“urs +opposées, 68. + +MORALE. Voyez aussi CONTRADICTIONS, DEVOIRS, RELIGION, MÅ’URS, Erreur de +la morale, 2e frag. La morale est l'unique science, 80. + +MORALISTE. Voyez ECRIVAIN. + +MORT VOLONTAIRE, 41, 42. + +MYSTÈRES. L'idée de certaines forces mystérieuses dans la nature diffère +essentiellement de la superstition, 44. De l'obscurité de la nature +comparée aux mystères du dogme, 44. Forces et effets mystérieux de la +nature, 44, 47. + +NATURE. Voyez aussi MYSTÈRES, SYSTÈMES. Combinaisons de la nature, 40, +pp. 158, 162. Nature impénétrable, 48. + +NÉCESSITÉ. De la nécessité ou de la force inconnue, 43. + +NOMBRES, 47. + +OSSIAN, 70. + +PLAISIRS. De ce qu'on nomme plaisirs purs, 59. Il n'y a de plaisir réel +que celui que l'on donne, 59. + +PROSPÉRITÉ. De l'effet d'une prospérité suivie sur les hommes +ordinaires, 1er frag. + +RANZ DES VACHES, 3e frag. + +RÉPARATION. Du système de la réparation du monde, 42, 85. + +RELIGION. De la religion, 43, 44, p. 327 [191], 338 [197], etc. Voyez +aussi FOI, CHRISTIANISME, etc. Si les religions doivent être la base de +la morale, 49. De la nécessité de parler des religions en écrivant sur +la morale, 81. + +ROMANESQUE. De l'homme romanesque, 4. + +ROMANTIQUE. De l'expression romantique, 3e frag. + +SENSATIONS, 7, etc. Changement dans les sensations, 60, etc. + +SENSIBLE. De l'homme sensible, de la sensibilité, 4, 12, etc. + +SIMPLICITÉ. D'une simplicité basse et grossière, 20. Des jouissances +dans la simplicité, 51. Famille dans les montagnes, 65. + +SITES. Sur les beaux sites, 55. + +SONGES (des), 85. + +SOUFFRIR. Du besoin de souffrir, 1er fragment. + +STIMULANTS. Les habitudes de notre vie sociale, et particulièrement +celles des stimulants détruisent l'accord entre nous et les choses, 64. +De l'espèce de repos qu'ils peuvent donner, 88. + +SUICIDE. Voyez MORT VOLONTAIRE. + +SUISSE, SUISSES. Voyez aussi CLIMAT, MONTAGNES, etc. Sur les Suisses, +32, _note_. Sur la Suisse, 58. Quelques observations particulières sur +les peuples de la Suisse, et sur la nature du pays en général, 77. + +SYSTÈMES. Voyez RÉPARATION, NOMBRES, etc. + +UNION. De l'union dans les familles, 36, 45. + +VÉRITÉ. Toute institution ne doit être fondée que sur la vérité, et ne +doit être soutenue que par des vérités, 41, etc. + +VIE. Voyez aussi FIN, HOMME, VILLE. La vie est semblable à nos songes, +13. Emploi de la vie, 43. Vanité de la vie, 46. Semaines de la vie, 47. +De la vie du cÅ“ur, 55, _note_. De la vie réglée, 65. De la vie de la +campagne et de celle de la ville, 72. Des besoins indéfinis de l'homme, +et du néant de la vie commune, 75, etc., etc. Spectacle de la vie +humaine, 80. + +VILLE. De la vie des villes, 88. Voyez aussi VIE. Comment l'âge augmente +le goût pour les capitales, et comment ceux qui préféraient, dans un +sens, les choses aux hommes et la campagne à la ville, peuvent venir à +préférer plus tard la ville et la société, 52, 88. + +VOL. Du vol fait par les enfants; il est impuni, et c'est le plus +coupable, 80. + +VOYAGES, 68. + + + + +NOTES: + +[1] Je suis loin d'inférer de-là qu'un bon roman ne soit pas un bon +livre. De plus, outre ce que j'appellerais les véritables romans, il est +des écrits agréables ou d'un vrai mérite, que l'on range communément +dans cette classe, tels que _Numa_, _la Chaumière Ind._, etc. + +[2] Le genre pastoral, le genre descriptif ont beaucoup d'expressions +rebattues, dont les moins tolérables, à mon avis, sont les figures +employées quelques millions de fois, et qui dès la première +affaiblissaient l'objet qu'elles prétendaient agrandir. L'émail des +prés, l'azur des cieux, le cristal des eaux; les lys et les roses de son +teint; les gages de son amour; l'innocence du hameau; des torrents +s'échappèrent de ses yeux, il fondit et inonda les assistants; +contempler les merveilles de la nature; jeter quelques fleurs sur sa +tombe: et tant d'autres que je ne veux pas condamner exclusivement, mais +que j'aime mieux, ne point rencontrer. + +[3] Campagne de celui à qui les lettres sont adressées. + +[4] Depuis les portes de Lyon l'on voit distinctement à l'horizon les +sommets des Alpes. + +[5] On trouve souvent Lausanne avec un seul n; effectivement il n'y en +avait qu'un dans l'ancien nom _Lausone_; mais il y a deux n dans les +actes de la ville moderne. + +[6] Ou petit Jura. + +[7] Je n'ai pas été surpris de trouver dans ces lettres plusieurs +passages un peu romanesques. Les cÅ“urs mûris avant l'âge, joignent aux +sentiments d'un autre temps, quelque chose de cette force exagérée et +illusoire qui caractérise la première saison de la vie. Celui qui a reçu +les facultés de l'homme, est, ou a été ce qu'on appelle romanesque: mais +chacun l'est à sa manière. Les passions, les vertus, les faiblesses sont +à -peu-près communes à tous; mais elles ne sont pas semblables dans tous. +Un homme par exemple, peut faire des chansons, ou des vers sur l'amour; +mais il y mettra moins de Flore, de Nymphes et de flamme que les poètes +des almanachs. + +[8] Le mot _Vaud_ ne veut point dire ici vallée, mais il vient du +Celtique dont on a fait Welches: les Suisses de la partie allemande +appellent le pays de Vaud _Welschland_. Les Germains désignaient les +Gaulois par le mot Wale; d'où viennent les noms de la principauté de +_Galles_, du pays de Vaud, de ce qu'on appelle dans la Belgique pays +_Walon_, de la Gascogne, etc. + +[9] De Genève ou Léman, et non pas lac Léman. + +[10] Ou Yverdon. + +[11] Ceci ne me serait pas juste, si on l'entendait de la rive +septentrionale toute entière. + +[12] Ses besoins ne seront pas toujours aussi simples: et ce sera +peut-être parce qu'il n'aura pas eu cela qu'il voudra davantage. + +[13] Appliquer à la sagesse cette idée que tout est vanité, n'est-ce +pas, pourra-t-on dire, la pousser jusqu'à l'exagération? + +On entend par sagesse cette doctrine des sages, qui est sublime et +pourtant vaine, au moins dans un sens. Quant au moyen raisonné de passer +ses jours en recevant et en produisant le plus de bien possible, on ne +peut en effet l'accuser de vanité. La vraie sagesse a pour objet +l'emploi de la vie, l'amélioration de notre existence; et cette +existence étant tout, quelque peu durable, quelque peu importante même +qu'on la puisse supposer, il est évident que ce n'est point dans cette +sagesse-là qu'O. trouve de l'erreur et de la vanité. + +[14] Cicéron ne fut point un homme ordinaire, il fut même un grand +homme; il eut de très-grandes qualités, et de très-grands talents; il +remplit un beau rôle; il écrivit très-bien sur des matières +philosophiques: mais je ne vois pas qu'il ait eu l'âme d'un sage. O. +n'aimait point qu'on en ait seulement la plume: Il trouvait d'ailleurs +qu'un homme d'Etat rencontre l'occasion de se montrer tout ce qu'il est: +il croyait encore qu'un homme d'Etat peut faire des fautes, mais ne peut +pas être faible; qu'un père de la patrie n'a pas besoin de flatter; que +la vanité est quelquefois la ressource presque inévitable de ceux qui +restent inconnus, mais qu'un maître du monde ne peut en avoir que par +petitesse d'âme. Je le soupçonne aussi de ne point aimer qu'un consul de +Rome pleure _plurimis lacrymis_, parce que madame son épouse est obligée +de changer de demeure. Voilà probablement sa manière de penser sur cet +orateur dont le génie n'était peut-être pas aussi grand que les talents. +Au reste, en interprétant son sentiment d'après la manière de voir que +ses lettres annoncent, je crains de me tromper, car je m'aperçois que je +lui prête tout-à -fait le mien. Je suis bien aise que l'auteur de _de +Officiis_ ait réussi dans l'affaire de Catilina; mais je voudrais qu'il +eût été grand dans ses revers. + +[15] Ce mot, qu'il serait difficile de remplacer par une expression +aussi juste, a été adopté ici apparemment pour cette raison: comme il +est usité dans les Alpes, je ne l'ai point changé. + +[16] Jeune homme qui sentez comme lui, ne décidez point que vous +sentirez toujours de même. Vous ne changerez pas, mais les temps vous +calmeront: vous mettrez ce qui est, à la place de ce que vous aimiez. +Vous vous lasserez; vous voudrez une vie commode: ce consentement est +très-commode. Vous direz: Si l'espèce subsiste, chaque individu ne +faisant que passer, c'est peu la peine qu'il raisonne pour lui-même et +qu'il s'inquiète. Vous chercherez des délassements; vous vous mettrez à +table, vous verrez le côté bizarre de chaque chose, vous sourirez dans +l'intimité. Vous trouverez une sorte de mollesse assez heureuse dans +votre ennui même: et vous passerez, en oubliant que vous n'avez pas +vécu. Plusieurs ont enfin passé de même. + +[17] On a communément une idée trop étroite de l'homme sensible: on en +fait un personnage ridicule, j'en ai vu faire une femme, je veux dire +une de ces femmes qui pleurent sur l'indisposition de leur oiseau, que +le sang d'une piqûre d'aiguille fait pâmer, et qui frémissent au son de +certaines syllabes, comme serpent, araignée, fossoyeur, petite vérole, +tombeau, vieillesse. + +J'imagine une certaine modération dans ce qui nous émeut, une +combinaison subite des sentiments contraires, une habitude de +supériorité sur l'affection même qui nous commande; une gravité de +l'âme, et une profondeur de la pensée; une étendue qui appelle aussitôt +en nous la perception secrète que la nature voulut opposer à la +sensation visible; une sagesse du cÅ“ur dans sa perpétuelle agitation; un +mélange enfin, une harmonie de toutes choses qui n'appartient qu'à +l'homme d'une vaste sensibilité; dans sa force, il a pressenti tout ce +qui est destiné à l'homme; dans sa modération, lui seul a connu la +mélancolie du plaisir, et les grâces de la douleur. + +L'homme qui sent avec chaleur, et même avec profondeur, mais sans +modération, consume dans des choses indifférentes, cette force presque +surnaturelle. Je ne dis pas qu'il ne la trouvera plus dans les occasions +du génie: il est des hommes grands dans les petites choses, et qui +pourtant le sont encore dans les grandes circonstances. Malgré leur +mérite réel, ce caractère a deux inconvénients. Ils seront regardés +comme fous par les sots et par plusieurs gens d'esprit, et ils seront +prudemment évités par des hommes mêmes qui sentiront leur prix, et qui +concevront d'eux, une haute opinion. Ils dégradent le génie en le +prostituant à des choses tout-à -fait vulgaires, et parmi les derniers +des hommes. Par-là ils fournissent à la foule des prétextes spécieux +pour prétendre que le bon sens vaut mieux que le génie, parce qu'il n'a +pas ses écarts; et pour prétendre, ce qui est plus funeste, que les +hommes droits, forts, expansifs, généreux, ne sont pas au-dessus des +hommes prudents, ingénieux, réguliers, toujours retenus, et souvent +personnels. + +[18] Le mont Rugi est près de Lucerne; le lac est au pied de ses rocs +perpendiculaires. + +[19] Les cieux ne sont pas immuables: chaque écolier dira cela. + +[20] Il faudrait pourtant sans doute en excepter les mÅ“urs nationales +chez les peuples qui ont eu des législateurs, comme les Spartiates, les +Hébreux, les Péruviens, les Parsis. + +[21] Plusieurs savants prétendent que les Francs sont le même peuple que +les Russes, et qu'ainsi ils sont originaires de cette contrée dont les +hordes semblent destinées de temps immémorial, à dompter les nations, et +à ..... recommencer leur ouvrage. + +[22] La scène paraît être dans la partie élevée du Péloponèse. Ces +peuples pasteurs étaient connus pour leurs mÅ“urs simples et heureuses, +entre Corinthe et Lacédémoue déjà très-changée. Il y a beaucoup de +fictions sans doute dans ce qui a été dit des Arcadiens; mais l'Arcadie +était dans la Grèce ce qu'est la Suisse dans l'Europe occidentale. Même +sol, même climat, mêmes habitudes, autant que cette ressemblance peut +exister dans des lieux éloignés et dans des siècles fort différents. + +Les Arcadiens avaient la manie de donner leurs hommes aux puissances +voisines, et de les donner à la première venue, en sorte qu'ils se +trouvaient quelquefois réduits à se battre les uns contre les autres. +Voyez Thucidide, liv. 7. + +Ce service dans l'étranger considéré sous d'autres rapports, a fait plus +de mal aux Suisses qu'il n'en avait fait aux Arcadiens. Les Arcadiens +différaient beaucoup des peuples chez lesquels leur jeunesse servait. +Mais les vallées suisses devaient différer plus encore des capitales de +leurs voisins. Les mÅ“urs modernes ne sont à -peu-près que des habitudes; +elles n'ont pas la force, la sanction que des moyens perdus maintenant, +donnaient aux Institutions anciennes. Les Suisses avaient donc +doublement à craindre de perdre les leurs, lorsque la jeunesse dont +l'audace, l'inexpérience et l'activité frondent si volontiers les vieux +usages, rapporterait les manières brillantes des grandes villes dans des +rochers trop rustiques à leurs yeux. + +Les Suisses ont été reconnus pour sages, parce qu'en effet ils ont eu +des vues nationales lorsque les autres cabinets en avaient de +ministérielles: mais pourquoi leurs guerres en Italie? Pourquoi?.... et +surtout pourquoi ce service dans l'étranger? Pour entretenir le peuple +dans l'art des guerriers, sans pourtant partager les fléaux de la +perpétuelle agitation de, l'Europe. Ce motif, plausible, n'était pas +suffisant: le temps en a fait voir les raisons, et elles seraient trop +longues à dire. Pour remédier à un excédent de population. Telle est la +faiblesse de notre politique: elle sait éluder les maux, mais non les +réparer; elle n'ose surtout les prévenir. + +Comment les anciens de la Suisse n'empêchèrent-ils pas ce mal dont ils +ne pouvaient ignorer les dangers et la honte? c'est qu'un peuple pauvre, +au milieu des peuples qui aiment l'argent, et qui en ont, l'aime +excessivement lui-même, dès qu'il commence à le connaître. C'est que +dans les conseils et dans les assemblées des cantons, tandis que les +affaires du second ordre étaient réglées par des hommes mûrs, qui +formaient le gouvernement, les questions importantes passaient à la +pluralité des voix dans le corps en qui résidait la souveraineté. Or le +souverain y était principalement composé de jeunes gens plus ou moins +surpris de conduire l'Etat, ou plus avides de courses, de dangers et +d'honneurs, que d'une prospérité obscure et tranquille; de jeunes gens +plus occupés de montrer leur pouvoir, et d'entraîner les vieillards sous +leurs lois, que de se soumettre eux-mêmes aux mÅ“urs antiques et aux +maximes que les vieillards voulaient conserver. C'est enfin que la +Suisse n'avait pas une véritable diète; et que son union imparfaite, et +troublée, selon les temps, soit par l'ambition de quelques-uns de ses +confédérés, soit par l'opposition des religions, ne permettait guère de +statuer sur ce qui eût paru attaquer l'indépendance individuelle des +cantons. + +Quoique cette confédération mérite d'être respectée autant peut-être +qu'aucune de celles dont l'histoire ait parlé, on pourrait observer que +les cantons réunis en nombre suffisant, et à -peu-près délivrés de la +crainte de l'Autriche, eussent dû revoir leurs constitutions dans une +assemblée générale. En gardant chacun leur souveraineté et la différence +de leurs lois, ils eussent consenti tous à régler selon l'intérêt +commun, ce que l'intérêt de la patrie exigeait de tous. On eût réparé +les fautes qu'avait faites une politique fausse ou personnelle. Ces +hommes simples et d'un sens droit, ces magistrats d'alors qui avaient +une patrie, et dont l'âme était pure, eussent achevé et consolidé le +bonheur d'un pays, que sa situation, sa révolution très-heureuse, et +d'autres circonstances destinaient au bonheur. Ils eussent senti, par +exemple, que Berne, Fribourg, etc. eurent des vues étroites, lorsque +pour réprimer la noblesse, ils la gênèrent en la laissant subsister: +c'était entretenir exprès un ennemi intérieur. Admettre des nobles, et +leur ôter des prérogatives que l'on réserve à d'autres, ce n'est pas les +contenir, c'est les mécontenter: c'est préparer des troubles. Un corps +dont la nature est de chercher et de vouloir les distinctions, qui ne +peut cesser d'y prétendre, et dont l'existence est fondée sur elles, +doit être ou expulsé ou réduit à une entière impuissance, ou enfin mis +au-dessus de tout, si ce n'est par le pouvoir, au moins par les +honneurs. Mais il est contradictoire de recevoir des nobles, et de leur +interdire ce que la noblesse cherche nécessairement; de marquer la +limite de leur élévation, tandis que la nature de la noblesse est de +s'élever toujours; et d'exiger de ceux d'entre eux à qui on accorde du +pouvoir, qu'ils renoncent aux titres que l'opinion met au-dessus, et +pour lesquels seuls ordinairement les nobles, cherchent le pouvoir. + +Cette longue note s'écarte trop de son premier objet; il est temps de la +terminer. + +[23] On sait que Cicéron a employé la même expression en parlant de +l'amitié. + +[24] Dans l'état de malheur, la réaction doit être, plus forte; puisque +la nature de l'être organisé le pousse plus particulièrement à son bien +être comme à sa conservation. + +[25] Tout cela, quoique exprimé d'une manière positive, ne doit pas être +regardé comme vrai _rigoureusement_. + +[26] Il y a des hommes qu'elle aigrit; c'est ceux qui ne sont point +méchants, et non pas ceux qui sont bons. + +[27] Les idées obscures ou profondes s'altèrent avec le temps, et on +s'habitue à les considérer sous un autre aspect: lorsqu'elles commencent +à devenir absurdes, le peuple commence à les trouver divines; +lorsqu'elles le sont tout-à -fait, il veut mourir pour elles. Ce n'est +que vingt siècles après qu'il aime autant travailler et boire. + +[28] Le mot char n'est pas usité en ce sens, du moins dans la plus +grande partie de la France, où les charrettes à deux roues sont plus en +usage. Mais en Suisse et dans plusieurs autres endroits, on nomme ainsi +les chariots légers, les voitures de campagne à quatre roues qui y +servent au lieu de charrettes. + +[29] Le clavecin des couleurs était ingénieux; celui des odeurs eût +intéressé davantage. + +[30] _Küher_ en allemand, _Armailli_ en _roman_, homme qui conduit les +vaches aux montagnes, qui passe la saison entière dans les pâturages +élevés, et y fait des fromages. En général, les Armaillis restent ainsi +quatre et cinq mois dans les Hautes-Alpes, entièrement séparés des +femmes, et souvent mêmes des autres hommes. + +[31] Beccaria a dit d'excellentes choses contre la peine de mort: mais +je ne saurais penser comme lui sur celles-ci. Il prétend que le citoyen +_n'ayant pu aliéner que la portion de sa liberté la plus petite +possible_, n'a pu consentir à la perte de sa vie: il ajoute que _n'ayant +pas le droit de se tuer lui-même_, il n'a pu céder à la cité le droit de +le tuer. + +Je crois qu'il importe de ne dire que des choses justes et +incontestables, lorsqu'il s'agit des principes qui servent de base aux +lois positives ou à la morale. Il y a du danger à appuyer les meilleures +choses par des raisons seulement spécieuses. Lorsqu'un jour leur +illusion se trouve évanouie, la vérité même qu'elles paraissaient +soutenir en est ébranlée. Les choses vraies ont leur raison réelle, il +n'en faut pas chercher d'arbitraires. Si la législation morale et +politique de l'antiquité n'avait été fondée que sur des principes +évidents, sa puissance moins persuasive, il est vrai, dans les premiers +temps, et moins propre à faire des enthousiastes, fût restée +inébranlable. Si l'on essayait maintenant de construire cet édifice que +l'on n'a pas encore élevé, je conviens que peut-être il ne serait utile +que quand les années l'auraient cimenté, mais cette considération ne +détruit point sa beauté, et ne dispense pas de l'entreprendre. + +On ne fait que douter, supposer, chercher, rêver; il pense et ne +raisonne guère; il examine et ne décide pas, n'établit pas. Ce qu'il dit +n'est rien, si l'on veut, mais peut mener à quelque chose. Si dans sa +manière indépendante et sans système, il suit pourtant quelque principe, +c'est surtout celui de ne dire que des vérités en faveur de la vérité +même, et de ne rien admettre que tous les temps ne pussent avouer; de ne +pas confondre la bonté de l'intention avec la justesse des preuves, et +de ne pas croire qu'il soit indifférent par quelle voie l'on persuade +les meilleures choses. L'histoire de tant de sectes religieuses et +politiques a prouvé que les moyens expéditifs ne produisent que +l'ouvrage d'un jour. Cette manière de voir m'a parue d'une grande +importance, et c'est principalement à cause d'elle que je publie ces +lettres si vides sous d'autres rapports, et si vagues. + +[32] Je sens combien cette lettre est propre à scandaliser. Je dois +avertir que l'on verra dans la suite la manière de penser d'un autre âge +sur la même question. J'ai déjà lu le passage que j'indique: il blâme le +suicide, et peut-être il scandalisera tout autant que celui-ci; mais il +ne choquera que les mêmes personnes. + +[33] Ceci a beaucoup de rapport à un fait rapporté dans l'_Histoire des +voyages_. Un Islandais a dit à un savant Danois, qu'il avait allumé +plusieurs fois sa pipe à un ruisseau de feu qui coula en Islande pendant +près de deux années. + +[34] Si O. avait lu davantage, et écrit plus tard, il aurait pu +apprendre que Théodose fut bien plus grand que Trajan: cela se dit +maintenant, en attendant qu'on le dise aussi de Constantin. + +[35] En lisant la _Démonstration Evangélique._ + +[36] Il y a effectivement quelque différence entre avouer qu'il existe +des choses inexplicables à l'homme, ou affirmer que l'explication +inconcevable de ces choses est juste et infaillible. Il est encore +différent de dire, dans les ténèbres; je ne vois pas: ou de dire; je +vois une lumière divine, vous qui me suivez, non-seulement ne dites +point que vous ne la voyez pas, mais voyez-la, sinon vous êtes anathème. + +[37] «C'est une sotte présomption d'aller dédaignant et condamnant pour +faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable: qui est un vice ordinaire +de ceux qui pensent avoir quelque suffisance, outre la commune. J'en +faisais ainsi autrefois...... et à présent je trouve que j'étais pour le +moins autant à plaindre moi-même.» + +MONTAIGNE, _Essais_, liv. I, chap. 26. + +[38] On peut voir dans la 7e _Epître_ de Sénèque cette opinion +commune chez les stoïciens, et les raisons non moins remarquables par +lesquelles Sénèque la réfute. + +[39] On n'a pu avoir l'intention de plaisanter des sciences qu'il +admirait, et qu'il ne possédait pas. Sans doute il désirait seulement +que les vastes progrès modernes ne portassent pas si inconsidérément les +demi-savants à mépriser l'Antiquité, à rire de ses conceptions +profondes. + +[40] Dans toutes les sectes, les disciples, ou beaucoup d'entre les +disciples sont moins grands hommes que leur maître. Ils défigurent sa +pensée, surtout quand le fanatisme superstitieux, ou l'ambition +d'innover se joignent aux erreurs de l'esprit. + +Pythagore, ainsi que Jésus, n'a pas écrit (du moins les écrits de +Pythagore, perdus maintenant, paraissent n'avoir pas été bien reconnus +des Anciens eux-mêmes): les successeurs, ou prétendus tels, de l'un et +de l'autre, ont montré qu'ils sentaient tout l'avantage de cette +circonstance. + +Considérons un moment le nombre comme Pythagore paraît l'avoir entendu. + +Si depuis un lieu élevé et qui domine une vaste étendue, on discerne +dans la plaine, entre les hautes forêts, quelques-uns de ces êtres qui +se soutiennent debout; si l'on vient à se rappeler que les forêts sont +abattues, que les fleuves sont dirigés, que les pyramides sont élevées, +que la terre est changée par eux, on éprouve de l'étonnement. Le temps +est leur grand moyen; le temps est une série de nombres. Ce sont les +nombres rassemblés ou successifs, qui font tous les phénomènes, les +vicissitudes, les combinaisons, toutes les Å“uvres individuelles de +l'univers. La force, l'organisation, l'espace, l'ordre, la durée ne sont +rien sans les nombres. Tous les moyens de la nature sont une suite des +propriétés des nombres; la réunion de ces moyens est la nature +elle-même; cette harmonie sans bornes est le principe infini par lequel +tout ce qui existe existe ainsi: et le génie de Pythagore vaut bien les +esprits qui ne l'entendent pas. + +Pythagore paraît avoir dit que tout était fait selon les propriétés des +nombres, mais non par leur vertu. + +Voyez dans _De mysteriis numerorum_ par Bungo, ce que Porphyre, +Nicomaque, etc., ont dit sur les nombres. + +Voyez _Lois_ de Pythagore 2036, 2038, etc., dans _Voyages_ de Pythagore. +On peut remarquer en parcourant ce volume de l'ancienne sagesse, ces +trois mille cinq cents sentences dites _Lois_ de Pythagore, combien il y +est peu question des nombres. + +[41] Apparemment cette époque est antérieure aux dernières d'entre les +découvertes modernes: au reste neuf est comme sept, un nombre sacré. + +[42] Comme il en fallait sept, et qu'il était impossible de ne pas +admettre le platine, on rejetait le mercure, qui semble avoir un +caractère particulier, et différer des autres métaux par diverses +propriétés, entre autres, par celle de rester dans un état de fusion, +même à un degré de froid que l'on a cru longtemps passer le froid +naturel de notre âge. Malheureusement la chimie moderne reconnaît un +plus grand nombre de métaux; mais il est probable alors qu'il y en aura +quarante-neuf, ce qui revient au même. + +[43] Linnaeus divisait les odeurs végétales en sept classes: de Saussure +en admet une huitième; mais on voit bien qu'il ne doit y en avoir que +sept pour la gamme. + +[44] Les Grecs avaient sept voyelles. Les grammairiens français en +reconnaissent aussi sept, les trois _e_, et les quatre autres. + +[45] Son tombeau est à Salon, petite ville à quatre lieues d'Aix. Il est +dit dans l'épitaphe que Nostradamus (dont la plume fut divine à peu de +chose près, _penè divino calamo_) vécut soixante-deux ans six mois et +dix jours. + +[46] Voyez plus haut dans la même lettre. + +[47] Les climatériques d'Hippocrate sont les septièmes années, ce qui +est analogue à ce qu'on a dit au nombre sept. + +[48] De l'Eglise. + +[49] On est enfin parvenu au point d'amener la lune à une proximité +apparente de notre Å“il, plus grande que celle des montagnes que dans +certains climats l'Å“il nu distingue parfaitement, quoiqu'elles soient +éloignées de plus d'une journée de marche. + +[50] Dans la forêt de Fontainebleau. + +[51] Fruits de la ronce. + +[52] _Essai sur la physiognomonie_, etc., par J.-G. Lavater de Zurich, +ministre. + +[53] Relatif à des lettres supprimées. + +[54] Freyburg, ville de franchises. + +[55] Nos jours, que rien ne ramène, se composent de moments orageux qui +élèvent l'âme en la déchirant; de longues sollicitudes qui la fatiguent, +l'énervent, l'avilissent; de temps indifférents qui l'arrêtent dans le +repos s'ils sont rares, et dans l'ennui ou la mollesse s'ils ont de la +continuité. Il y a aussi quelques éclairs de plaisir pour l'enfance du +cÅ“ur. La paix est le partage d'un homme sur dix mille. Pour le bonheur, +il éveille, il agite; on le veut, on le cherche, on s'épuise; il est +vrai qu'on l'espère, et peut-être on l'aurait, si la mort ou la +décrépitude ne venaient avant lui. + +Cependant la vie n'est pas odieuse en général. Elle a ses douceurs pour +l'homme de bien: il s'agit seulement d'imposer à son cÅ“ur le repos que +l'âme a conservé quand elle est restée juste. On s'effraie de n'avoir +plus d'illusions; on se demande avec quoi l'on remplira ses jours. C'est +une erreur: il ne s'agit pas d'occuper son cÅ“ur, mais de parvenir à le +distraire sans l'égarer; et quand l'espérance n'est plus, il nous reste, +pour arriver jusqu'à la fin, un peu de curiosité et quelques habitudes. + +C'est assez pour atteindre la nuit; le sommeil est naturel, quand on +n'est pas agité. + +[56] Batzen, à peu près la septième partie de la livre tournois. + +[57] Voyez une note de la lettre LXXXIX [p. 423]. + +[58] Petite contrée montueuse où l'on trouve des usages qui lui sont +particuliers, et même quelque chose d'assez extraordinaire dans les +mÅ“urs. + +[59] La mélodie, si l'on prend cette expression dans toute l'étendue +dont elle est susceptible, peut aussi résulter d'une suite de couleurs +ou d'une suite d'odeurs. La mélodie peut résulter de toute suite bien +ordonnée de certaines sensations, de toute série convenable de ces +effets, dont la propriété est d'exciter en nous ce que nous appelons +exclusivement un sentiment. + +[60] Rien n'indique quel lac ce peut être; ce n'est point celui de +Genève. Le commencement de la lettre manque; et j'en ai supprimé la fin. + +[61] La plus grande différence sans opposition repoussante, comme la +plus grande similitude sans uniformité insipide. + +[62] Notre industrie sociale a opposé les hommes que le véritable art +social devait concilier. + +[63] Quelques-uns vantent leur froideur comme le calme de la sagesse; il +en est qui prétendent au stérile honneur d'être inaccessibles: c'est +l'aveugle qui se croit mieux organisé que le commun des hommes, parce +que la cécité lui évite des distractions. + +[64] Ce qui doit exalter l'imagination, déranger l'esprit, passionner le +cÅ“ur, et interdire tout raisonnement, réussit d'autant mieux qu'on y +joint plus d'austérité: mais il n'en est pas des institutions durables, +des lois temporelles et civiles, des mÅ“urs intérieures, et de tout ce +qui permet l'examen, comme de l'impulsion du fanatisme dont la nature +est de porter à tout ce qui est difficile, et de faire vénérer tout ce +qui est extraordinaire. Cette distinction essentielle paraît avoir été +oubliée. On a très bien observé dans l'homme ses affections multipliées, +et en quelque sorte les incidents de son cÅ“ur; mais il reste à faire un +grand pas au-delà . Il est si important que la considération de son +utilité pourra entraîner à l'essayer; il est si difficile qu'en +l'entreprenant on sera bien persuadé de ne faire qu'une tentative. + +[65] C'est dans l'amour que la déviation est devenue extrême chez les +nations à qui nous trouvons des mÅ“urs: et c'est ce qui concerne l'amour +que nous avons exclusivement appelé mÅ“urs. + +[66] J'ai mal usé du droit d'éditeur; j'ai retranché des passages de +plusieurs lettres, et cependant j'ai laissé trop de choses au moins +inutiles. Mais cette négligence ne serait pas aussi excusable dans une +lettre comme celle-ci: c'est à dessein que j'ai laissé ce mot sur le +mariage. Je ne l'ai pas supprimé, parce que je n'ai pas en vue la foule +de ceux qui lisent: elle seule pourrait ne pas trouver évident que cela +n'attaque ni l'utilité, ni la beauté de l'institution du mariage, ni +même tout ce qu'il y a d'heureux dans un mariage heureux. + +[67] Il y avait ici dans le texte: Je ne la presserai point d'être +fourbe en ma faveur, je m'y refuserais même; et je ne ferais rien en +cela que de très simple, rien qui ne soit, pour quiconque y a su penser, +un devoir rigoureux dont l'infraction l'avilirait. Nulle force du désir, +nulle passion mutuelle même ne peut servir d'excuse. + +[68] On l'est aussi par la timidité du sentiment. L'on a distingué dans +toute affection de notre être deux choses analogues, mais non +semblables, le sentiment et l'appétit. L'amour du cÅ“ur donne aux hommes +sensibles beaucoup de réserve et d'embarras: le sentiment est plus fort +alors que le besoin direct. Mais comme il n'y a point de sensibilité +profonde dans une organisation intérieurement faible, celui qui est +ainsi dans une véritable passion, n'est plus le même dans l'amour sans +passion; s'il est retenu alors, c'est par ses devoirs, et nullement par +sa timidité. + +[69] Je n'ai pas encore découvert la différence entre le misérable qui +rend une femme enceinte, puis l'abandonne, et le soldat qui, dans le +saccage d'une ville, en jouit et l'égorge. Celui-ci serait-il moins +infâme, et parce que du moins il ne la trompe pas, et parce que +ordinairement il est ivre. + +[70] Vraisemblablement on objectera que le vulgaire est incapable de +chercher ainsi la raison de ses devoirs, et surtout de le faire sans +partialité. Mais la difficulté d'estimer ainsi ses devoirs n'est pas +très grande en elle-même, et n'existe guère que dans la confusion +présente de la morale. D'ailleurs, dans des institutions différentes des +nôtres, il n'y aurait peut-être point des esprits aussi instruits que +parmi nous, mais il n'y aurait certainement pas une foule aussi stupide +et surtout aussi trompée. + +[71] Voici une partie de ce que j'ai retranché du texte. L'on trouvera +peut-être que j'eusse dû le supprimer entièrement. Mais je réponds pour +cette circonstance-ci et pour d'autres, que l'on peut se permettre de +parler aux hommes quand on n'a rien dans sa pensée qu'on doive leur +taire. Je suis responsable de ce que je publie. J'ose juger les devoirs: +si jamais on peut me dire qu'il me soit arrivé de manquer à un seul +devoir réel, non seulement je ne les jugerai plus, mais je renoncerai +pour toujours au droit d'écrire. + +«J'aurais peu de confiance dans une femme qui ne sentirait pas la raison +de ses devoirs, qui les suivrait strictement, aveuglément et par +l'instinct de la prévention. Il peut arriver qu'une telle conduite soit +sûre, mais ce genre de conduite ne me satisfera pas. J'estime davantage +une femme que rien absolument ne pourrait engager à trahir celui qui +reposerait sur sa foi, mais qui, dans sa liberté naturelle, n'étant liée +ni par une promesse quelconque, ni par un attachement sérieux, et se +trouvant dans des circonstances assez particulières pour l'y déterminer, +jouirait de plusieurs hommes, et en jouirait même dans l'ivresse, dans +la nudité, dans la délicate folie du plaisir.» + +[72] Les stimulants de la Torride pourraient avoir contribué à nous +vieillir. Leurs feux agissent moins dans l'Inde parce qu'on y est moins +actif; mais l'inquiétude européenne, excitée par leur fermentation, +produit ces hommes remuants et agités, dont le reste du globe voit la +manie avec un étonnement toujours nouveau. _Rév_. + +Je ne dis pas que dans l'état présent des choses, ce ne soit pas un +allégement pour des individus, et même pour un corps de peuple, que +cette activité valeureuse et spirituelle qui voit dans le mal le plaisir +de le souffrir gaiement, et dans le désordre le côté burlesque que +présentent toutes les choses de la vie. L'homme qui tient aux objets de +ses désirs dit bien souvent: «Que le monde est triste!» Celui qui ne +prétend plus autre chose que de ne pas souffrir, se dit: «Que la vie est +bizarre!» C'est déjà trouver les choses moins malheureuses que de les +trouver comiques: c'est plus encore quand on s'amuse de toutes les +contrariétés qu'on éprouve; et quand, afin de mieux rire, on cherche les +dangers. Pour les Français, s'ils ont jamais Naples, ils bâtiront une +salle de bal dans le cratère du Vésuve. + +[73] L'homme de bien est inébranlable dans sa vertu sévère; l'homme à +systèmes cherche souvent des vertus austères. + +[74] Ceci ne peut s'entendre que du thermomètre de Fahrenheit. 145 +degrés au-dessus de zéro, ou 113 au-dessus de la congélation naturelle +de l'eau répond à 50 degrés et quelque chose du thermomètre dit de +Réaumur: et 130 degrés au-dessous de zéro répond à 72 au-dessous de +glace. On prétend qu'un froid de 70 degrés n'est pas sans exemple à la +New-Zemble. Mais je ne sais si l'on a vu sur les rives mêmes de la +Gambie 50 degrés. La chaleur extrême de la Thébaïde est, dit-on, de 38: +et celle de la Guinée paraît tellement au-dessous de 50, que je doute +qu'elle aille à ce point en aucun lieu, si ce n'est tout à fait +accidentellement, comme pendant le passage du Samiel. Peut-être faut-il +aussi douter des 70 degrés de glace dans les contrées habitées +quelconques; malgré qu'on ait prétendu les avoir vus à Jeniseick. + +Voici le résultat d'observations faites en 1786. A Ostroug-Viliki, au +61e degré, le mercure gela le 4 novembre. Le thermomètre de Réaumur +indiquait 31 degrés et demi. Le matin du 1er décembre il descendit à +40; le même jour à 51; et le 7 décembre à 60. Ceci rendrait +vraisemblable un froid de 70 degrés soit dans la New-Zemble, soit dans +les parties les plus septentrionales de la Russie qui sont beaucoup plus +près du pôle, et qui pourtant ont des habitations. + +[75] Allusion à Démocrite apparemment. + +[76] Thermomètre dit de Réaumur. + +[77] C'est une grande facilité pour un poète: celui qui veut dire tout +ce qu'il imagine a un grand avantage sur celui qui ne doit dire que des +choses positives, qui ne dit que ce qu'il croit. + +[78] Encore un aperçu vague et peut-être hasardé. Cette observation +serait même inutile ici; mais elle ne l'est pas en général, et pour les +autres passages auxquels elle ne peut se trouver applicable. + +[79] Il est bien probable que les autres parties de la nature seraient +aussi obscures à nos yeux. Si nous trouvons dans l'homme plus de sujets +de surprise, c'est que nous y voyons plus de choses. C'est surtout dans +l'intérieur des êtres que nous rencontrons partout les bornes de nos +conceptions. Dans un objet qui nous est beaucoup connu, nous sentons que +l'inconnu est lié au connu; nous voyons que nous sommes près de +concevoir le reste, et que pourtant nous ne le concevrons point: ces +bornes nous remplissent d'étonnement. + +[80] Avant la révolution de la Suisse. + +[81] Le mot _française_ est trop général. + +[82] «O Eternel! Tu es admirable dans l'ordre des mondes; mais tu es +adorable dans le regard expressif de l'homme bon qui rompt le pain qui +lui reste dans la main de son frère.» Ce sont, je crois, les propres +mots de M** dans le beau chapitre _Dieu_, an 2440. + +[83] Expression qui ne convient qu'ici. Je n'aime pas qu'on désigne +ainsi des savants, ou de grands écrivains; mais des folliculaires, des +gens qui _font le métier_, ou, tout au plus ceux qui sont exactement ou +seulement hommes de lettres. Un magistrat n'est pas un homme de loi. +Montesquieu, Boulanger, Helvétius n'étaient pas des hommes de lettres: +je sais plusieurs auteurs Vivants qui n'en sont pas. + +[84] Il est absurde et révoltant qu'il se charge de chercher les +principes, et d'examiner la vérité des vertus, s'il prend pour règle de +sa propre conduite les faciles maximes de la société, la fausse morale +convenue. Aucun homme ne doit se mêler de dire aux hommes leurs devoirs +et la raison morale de leurs actions, s'il n'est rempli du sentiment de +l'ordre, s'il ne veut avant tout, non pas précisément la prospérité, +mais la félicité publique; si l'unique fin de sa pensée n'est pas +d'ajouter à ce bonheur obscur, à ce bien-être du cÅ“ur, source de tout +bien, que la déviation des êtres altère sans cesse, et que +l'intelligence doit ramener et maintenir sans cesse. Quiconque a +d'autres passions, et ne soumet pas à cette idée toute affection +humaine; quiconque peut chercher sérieusement les femmes, les honneurs, +les biens, l'amour même ou la gloire, n'est pas né pour la magistrature +auguste d'instituteur des hommes. + +Celui qui prêche une religion sans la suivre intérieurement, sans y +vénérer la loi suprême de son cÅ“ur, est un méprisable charlatan. Ne vous +irritez pas contre lui, n'allez pas haïr sa personne: mais que sa +duplicité vous indigne; et, s'il le faut pour qu'il ne puisse plus +corrompre le cÅ“ur humain, plongez-le dans l'opprobre; qu'il y reste. + +Celui qui sans soumettre personnellement ses goûts, ses désirs, toutes +ses vues à l'ordre et à l'équité morale, ose parler de morale à l'homme, +à l'homme qui a comme lui l'égoïsme naturel de l'individu et la +faiblesse d'un mortel! celui-là est un charlatan plus détestable: il +avilit les choses sublimes; il perd tout ce qui nous restait. S'il a la +fureur d'écrire, qu'il fasse des contes, qu'il travaille des petits +vers: s'il a le talent d'écrire, qu'il traduise, qu'il fasse un honnête +métier, qu'il soit _homme de lettres_, qu'il explique les arts, qu'il +soit utile à sa manière: qu'il travaille pour de l'argent, pour la +réputation; que plus désintéressé, il travaille pour l'honneur d'un +corps, pour l'avancement des sciences, pour la renommée de son pays; +mais qu'il laisse à l'homme de bien ce qu'on appelait la fonction des +sages, et au prédicateur le métier des mÅ“urs. + +L'imprimerie a fait dans le monde social un grand changement. Il était +impossible que sa vaste influence ne fît aucun mal, mais elle pouvait en +faire beaucoup moins. Les inconvénients qui devaient en résulter ont été +sentis, mais les moyens employés pour les arrêter n'en ont pas produit +de moins graves. Il me semblerait pourtant que dans l'état actuel des +choses en Europe, on pourrait concilier et la liberté d'écrire, et les +moyens de séparer de l'utilité des livres les excès qui tendent à +compenser cette utilité reconnue. Le mal résulte principalement des +démences de l'esprit de parti, et du nombre étonnant des livres qui ne +contiennent rien. Le temps, dira-t-on, fait oublier ce qui est injuste +ou mauvais. Il s'en faut de beaucoup que cela suffise, soit aux +particuliers, soit au public même. L'auteur est mort quand l'opinion se +forme ou se rectifie; et le public prend un esprit funeste +d'indifférence pour le vrai et l'honnête, au milieu de cette incertitude +dont il sort presque toujours sur les choses passées, mais où il rentre +toujours sur les choses présentes. Dans ma supposition, il serait permis +d'écrire tout ce qui est permis maintenant: l'opinion même serait aussi +libre. Mais ceux qui ne veulent pas l'attendre pendant un demi-siècle, +ceux qui ne peuvent pas s'en rapporter à eux-mêmes, ou qui n'aiment pas +à lire vingt volumes pour rencontrer un livre, trouveraient aussi +commode qu'utile ce garant indirect, cette voie tracée, que rien +absolument ne les obligerait de suivre. Cette institution exigerait la +plus intègre impartialité: mais rien n'empêcherait d'écrire contre ce +qu'elle aurait approuvé; ainsi son intérêt le plus direct serait de +mériter la considération publique qu'elle n'aurait aucun moyen +d'asservir. On objecte toujours que les hommes justes sont trop rares; +j'ignore s'ils le sont autant qu'on affecte de le dire; mais ce qui +n'est pas vrai du moins, c'est qu'il n'y en ait point. + +[85] Ainsi _L'Esprit des lois_ le fut par les _Lettres persanes_. + +[86] On trouve le passage suivant, qui m'a paru curieux, dans des +lettres publiées par un nommé Matthews: «C'est une suite nécessaire et +du degré de dépravation où en est arrivée l'espèce humaine, et de l'état +actuel de la société en général qu'il y ait beaucoup d'institutions +également incompatibles avec le christianisme et la morale.» Lettre VIII +de _Voyage à la rivière de Sierra Leone_, Paris, an V. + +[87] J'ai supprimé quelques pages où il s'agissait de circonstances +particulières et d'une personne dont je ne vois pas qu'il soit parlé +dans aucun autre endroit de ces lettres. J'y ai, en quelque sorte, +substitué ce qui suit: c'est un morceau tiré d'ailleurs, qui dit à peu +près les mêmes choses d'une manière générale, et que son analogie avec +ce que j'ai retranché m'a engagé à placer ici. + +[88] Ces suppressions interrompent la suite des idées; je suis fâché +qu'elles aient dû me paraître convenables. Il en est de même dans +plusieurs autres lettres. + +[89] On voit que le mot _magie_ doit être pris ici dans son premier +sens, et non pas dans l'acception nouvelle: en sorte que par fausse +magie, il faut entendre à peu près la magie des modernes. + +[90] B ... mourut à 37 ans, et il avait fait l'_Antiq. dev._'. + +[91] C'est le sens du mot de Solon, et du passage de _De Officiis_ qui +ont apparemment donné lieu de citer Cicéron et Solon. + +[92] Des jours pleins de tristesse, l'habitude rêveuse d'une âme +comprimée, les longs ennuis qui perpétuent le sentiment du néant de la +vie, peuvent exciter ou entretenir le besoin de dire sa pensée; ils +furent souvent favorables à des écrits dont la poésie exprime les +profondeurs du sentiment, et les conceptions vastes de l'âme humaine que +ses douleurs ont rendue impénétrable et comme infinie. Mais un ouvrage +important par son objet, par son ensemble et son étendue, un ouvrage que +l'on consacre aux hommes, et qu'on destine à rester, ne s'entreprend que +lorsqu'on a une manière de vivre à peu près fixée, et qu'on est sans +inquiétude sur le sort des siens. Pour O. il vivait seul, et je ne vois +pas que la situation favorable où il se trouve maintenant lui fût +indispensable. + +[93] Ce qui est impossible en France est encore faisable dans presque +toute la Suisse. Il y est reçu de s'y rencontrer vers le soir dans des +maisons qui ne sont autre chose que des cabarets choisis. Ni l'âge, ni +la noblesse, ni les premières magistratures ne font une loi du +contraire. + +[94] A l'époque de la première édition, la lettre et le fragment +suivants n'avaient pas encore été recueillis. + +[95] Cette lettre d'Oberman, recueillie depuis l'édition précédente, a +déjà été imprimée dans _Les Navigateurs._ + +[96] Nous ajoutons au numéro de la lettre le renvoi à la page et à la +ligne de notre édition. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oberman, by Sénancour + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OBERMAN *** + +***** This file should be named 32808-0.txt or 32808-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/2/8/0/32808/ + +Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team +at DP Europe (http://dp.rastko.net). + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/32808-0.zip b/32808-0.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..4d86bcf --- /dev/null +++ b/32808-0.zip diff --git a/32808-8.txt b/32808-8.txt new file mode 100644 index 0000000..728b73d --- /dev/null +++ b/32808-8.txt @@ -0,0 +1,14298 @@ +The Project Gutenberg EBook of Oberman, by Sénancour + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oberman + +Author: Sénancour + +Release Date: June 14, 2010 [EBook #32808] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OBERMAN *** + + + + +Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team +at DP Europe (http://dp.rastko.net). + + + + + + + + + +OBERMAN. + +LETTRES + +PUBLIÉES + +PAR M ... SÉNANCOUR, + +AUTEUR DE _RÉVERIES SUR LA NATURE + +DE L'HOMME....._ + +Étudie l'homme, et non les hommes. + +PYTHAGORE. + + + Le présent ouvrage est mis sous la sauvegarde des lois et de la + probité des Citoyens. Nous poursuivrons devant les tribunaux tout + contrefacteur, distributeur ou débitant d'éditions contrefaites. + Deux exemplaires de la présente édition originale sont, + conformément à la loi, déposés à la Bibliothèque Nationale. + + CERIOUX. + + + + +TABLE + + +Edition de 1804 + +OBSERVATIONS + +Première année: Lettre I., II., III., IV., V., VI., VII., VIII., IX. + +Deuxième année: Lettre X., XI., XII., XIII., XIV., XV., XVI., XVII., +XVIII., XIX., XX., XXI., XXII., XXIII., XXIV., XXV. + +Troisième année: Lettre XXVI., XXVII., XXVIII., XXIX., XXX., XXXI., +XXXII., XXXIII., Manuel de Pseusophanes, XXXIV., XXXV. + +Cinquième année: Premier fragment. + +Sixième année: (2e et 3e fragments) Second fragment., Lettre XXXVI., +XXXVII., XXXVIII., Troisième fragment., XXXIX., XL., XLI., XLII., +XLIII., XLIV., XLV., XLVI., XLVII, XLVIII, XLIX + +Septième année: Lettre L, LI, LII + +Huitième année: Lettre LIII, LIV, LV, LVI, LVII, LVIII, LIX, LX, LXI, +LXII, LXIII, LXIV, LXV, LXVI, LXVII, LXVIII, LXIX, LXX, LXXI, LXXII, +LXXIII + +Neuvième année: Lettre LXXIV, LXXV, LXXVI, LXXVII, LXXVIII, LXXIX, LXXX, +LXXXI, LXXXII, LXXXIII, LXXXIV, LXXXV, LXXXVI, LXXXVII, LXXXVIII, LXXXIX + +Supplément de 1833 + +Dixième année: XC + +Supplément de 1840: Lettre XCI + +Notes de l'édition de 1833 + +INDICATIONS + +NOTES + + + + +OBSERVATIONS. + + +On verra dans ces lettres l'expression d'un homme qui sent, et non d'un +homme qui travaille. Ce sont des mémoires très-indifférents aux +étrangers, mais qui peuvent intéresser les adeptes. Plusieurs verront +avec plaisir ce que l'un d'eux a senti: plusieurs ont senti de même; il +s'est trouvé que celui-ci l'a dit, ou a essayé de le dire. Mais il doit +être jugé par l'ensemble de sa vie, et non par ses premières années; par +toutes ses lettres, et non par tel passage ou hasardé, ou romanesque, ou +peut-être faux. + +De semblables lettres sans art, sans intrigue, doivent avoir mauvaise +grâce hors de la société éparse et secrète dont la nature avait fait +membre celui qui les écrivit. Les individus qui la composent sont la +plupart inconnus: cette espèce de monument privé que laisse un homme +comme eux, ne peut leur être adressé que par la voie publique, au risque +d'ennuyer un grand nombre de personnes graves, instruites, ou aimables. +Le devoir d'un éditeur est seulement de prévenir qu'on n'y trouve ni +esprit, ni science; que ce n'est pas un _ouvrage_; et que peut-être même +on dira: ce n'est pas un livre _raisonnable_. + +Nous avons beaucoup d'écrits où le genre humain se trouve peint en +quelques lignes. Si cependant ces longues lettres faisaient à-peu-près +connaître un seul homme, elles pourraient être, et neuves, et utiles. Il +s'en faut de beaucoup qu'elles remplissent même cet objet borné: mais si +elles ne contiennent point tout ce que l'on pourrait attendre, elles +contiennent du moins quelque chose; c'est assez peut-être pour les +faire excuser. + +Ces lettres ne sont pas un _roman_[1]. Il n'y a point de mouvement +dramatique, d'événements préparés et conduits, point de dénouement; rien +de ce qu'on appelle l'intérêt d'un ouvrage, de cette série progressive, +de ces incidents, de cet aliment de la curiosité, magie de plusieurs +bons écrits, et charlatanisme de plusieurs mauvais. + +On y trouvera des descriptions; de celles qui servent à mieux faire +entendre les choses naturelles, et à donner des lumières, peut-être trop +négligées, sur les rapports de l'homme avec ce qu'il appelle +l'_inanimé_. + +On y trouvera des passions: mais celles d'un homme qui était né pour +recevoir ce qu'elles promettent, et pour n'avoir point une passion; pour +tout employer, et pour n'avoir qu'une seule fin. + +On y trouvera de l'amour: mais l'amour senti d'une manière qui peut-être +n'avait pas été dite. + +On y trouvera des longueurs: elles peuvent être dans la nature; le coeur +est rarement précis, il n'est point dialecticien. On y trouvera des +répétitions: mais si les choses sont bonnes, pourquoi éviter +soigneusement d'y revenir? Les répétitions de _Clarisse_, le désordre +(et le prétendu égoïsme) de Montaigne n'ont jamais rebuté que des +lecteurs seulement ingénieux. L'éloquent J. J. était souvent diffus. +Celui qui écrivit ces lettres paraît n'avoir pas craint les longueurs et +les écarts d'un style libre: il a écrit sa pensée. Il est vrai que J. +J. avait le droit d'être un peu long: pour lui, s'il a usé de la même +liberté, c'est tout simplement parce qu'il la trouvait bonne et +naturelle. + +On y trouvera des contradictions, du moins ce qu'on nomme souvent ainsi. +Mais pourquoi serait-on choqué de voir, dans des matières incertaines, +le pour et le contre dits par le même homme? Puisqu'il faut qu'on les +réunisse pour s'en approprier le sentiment, pour peser, décider, +choisir, n'est-ce pas une même chose qu'ils soient dans un seul livre ou +dans des livres différents? Au contraire, exposés par le même homme, ils +le sont avec une force plus égale, d'une manière plus analogue, et vous +voyez mieux ce qu'il vous convient d'adopter. Nos affections, nos +désirs, nos sentiments mêmes, et jusqu'à nos opinions, changent avec +les leçons des événements; les occasions de la réflexion, avec l'âge, +avec tout notre être. Ne voyez-vous pas que celui qui est si exactement +d'accord avec lui-même, vous trompe, ou se trompe? Il a un système; il +joue un rôle. L'homme sincère vous dit: j'ai senti comme cela, je sens +comme ceci; voilà mes matériaux, bâtissez vous-même l'édifice de votre +pensée. Ce n'est pas à l'homme froid à juger les différences des +sensations humaines: puisqu'il n'en connaît pas l'étendue, il n'en +connaît pas la versatilité. Pourquoi diverses manières de voir +seraient-elles plus étonnantes dans les divers âges d'un même homme, et +quelquefois au même moment, que dans des hommes différents? On observe, +on cherche; on ne décide pas. Voulez-vous exiger que celui qui prend la +balance rencontre d'abord le poids qui en fixera l'équilibre? Tout doit +être d'accord sans doute dans un ouvrage exact et raisonné sur des +matières positives. Mais voulez-vous que Montaigne soit vrai à la +manière de Hume, et Sénèque régulier comme Bézout? Je croirais même +qu'on devrait attendre autant ou plus d'oppositions entre les différents +âges d'un même homme, qu'entre plusieurs hommes éclairés du même âge. +C'est pour cela qu'il n'est pas bon que les législateurs soient tous des +vieillards; à moins que ce ne soit un corps d'homme vraiment choisis, et +capable de suivre leurs conceptions générales et leurs souvenirs, plutôt +que leur pensée présente. L'homme qui ne s'occupe que des sciences +exactes, est le seul qui n'ait point à craindre d'être jamais surpris de +ce qu'il a écrit dans un autre âge. + +Ces lettres sont aussi inégales, aussi irrégulières dans leur style que +dans le reste. Une chose seulement m'a plu; c'est de n'y point trouver +ces expressions exagérées et triviales dans lesquelles un écrivain +devrait toujours voir du ridicule, ou au moins de la faiblesse[2]. Ces +expressions ont par elles-mêmes quelque chose de vicieux, ou bien leur +trop fréquent usage, en en faisant des applications fausses, altéra +leurs premières acceptions, et fit oublier leur énergie. + +Ce n'est pas que je prétende justifier le style des lettres. J'aurais +quelque chose à dire sur des expressions qui pourront paraître hardies, +et que pourtant je n'ai pas changées: mais quant aux incorrections, je +n'y sais point d'excuse recevable. Je ne me dissimule pas qu'un critique +trouvera beaucoup à reprendre: je n'ai point prétendu _enrichir le +public_ d'un ouvrage travaillé; mais donner à lire à quelques personnes +éparses dans l'Europe, les sensations, les opinions, les songes libres +et incorrects d'un homme souvent isolé, qui écrivit dans l'intimité, et +non pour son libraire. + + * * * * * + +L'éditeur ne s'est proposé et ne se proposera qu'un seul objet: tout ce +qui portera son nom tendra aux mêmes résultats: soit qu'il écrive, ou +qu'il publie seulement, il ne s'écartera point d'un but moral. Il ne +cherche pas encore à l'_atteindre_; un écrit important, et de nature à +être utile, un véritable _ouvrage_ que l'on peut seulement hasarder +d'esquisser, mais non prétendre jamais finir, ne doit pas être publié +promptement, ni même entrepris trop-tôt. + + * * * * * + +Les _Notes_ sont toutes de l'Editeur. + + + + +OBERMAN. + +LETTRE PREMIÈRE. + +DATX +Genève, 8 juillet, première année. + + +Il ne s'est passé que vingt jours depuis que je vous écrivis de Lyon. Je +n'annonçais aucun projet nouveau, je n'en avais pas; et maintenant j'ai +tout quitté, me voici sur une terre étrangère. + +Je crains que ma lettre ne vous trouve point à Chessel[3], et que vous +ne puissiez me répondre aussi vite que je le désirerais. J'ai besoin de +savoir ce que vous pensez, ou du moins ce que vous penserez lorsque vous +aurez lu. Vous savez s'il me serait indifférent d'avoir des torts avec +vous: cependant je crains que vous ne m'en trouviez, et je ne suis pas +bien assuré moi-même de n'en point avoir. Je n'ai pas même pris le temps +de vous consulter. Je l'eusse bien désiré dans un moment aussi décisif: +encore aujourd'hui, je ne sais comment juger une résolution qui détruit +tout ce qu'on avait arrangé, qui me transporte brusquement dans une +situation nouvelle, qui me destine à des choses que je n'avais pas +prévues et dont je ne saurais même pressentir l'enchaînement et les +conséquences. + +Il faut vous dire plus. L'exécution fut, il est vrai, aussi précipitée +que la décision: mais ce n'est pas le temps seul qui m'a manqué pour +vous en écrire. Quand même je l'aurais eu, je crois que vous l'eussiez +ignoré de même. J'aurais craint votre prudence: j'ai cru sentir cette +fois la nécessité de n'en avoir pas. Une prudence étroite et pusillanime +dans ceux de qui le sort m'a fait dépendre, a perdu mes premières +années, et je crois bien qu'elle m'a nui pour toujours. La sagesse veut +marcher entre la défiance et la témérité; le sentier est difficile: il +faut la suivre dans les choses qu'elle voit; mais dans les choses +inconnues, nous n'avons que l'instinct. S'il est plus dangereux que la +prudence, il fait aussi de plus grandes choses: il nous perd, ou nous +sauve: sa témérité devient quelquefois notre seul asile, et c'est +peut-être à lui de réparer les maux que la prudence a pu faire. + +Il fallait laisser le joug s'appesantir sans retour, ou le secouer +inconsidérément: l'alternative me parut inévitable. Si vous en jugez de +même, dites-le moi pour me rassurer. Vous savez assez quelle misérable +chaîne on allait river. On voulait que je fisse ce qu'il m'était +impossible de faire bien; que j'eusse un état pour son produit, que +j'employasse les facultés de mon être à ce qui choque essentiellement sa +nature. Aurais-je dû me plier à une condescendance momentanée; tromper +un parent en lui persuadant que j'entreprenais pour l'avenir, ce que je +n'aurais commencé qu'avec le désir de le cesser; et vivre ainsi dans un +état violent, dans une répugnance perpétuelle? Qu'il reconnaisse +l'impuissance où j'étais de le satisfaire, qu'il m'excuse! Il finira par +sentir que les conditions si diverses et si opposées, où les caractères +les plus contraires trouvent ce qui leur est propre, ne peuvent convenir +indifféremment à tous les caractères; que ce n'est pas assez qu'un état, +qui a pour objet des intérêts et des démêlés contentieux, soit regardé +comme honnête, parce qu'on y acquiert, sans voler, trente ou quarante +mille livres de rente; et qu'enfin je n'ai pu renoncer à être homme, +pour être homme d'affaires. + +Je ne cherche point à vous persuader, je vous rappelle les faits; jugez. +Un ami doit juger sans trop d'indulgence; vous l'avez dit. + +Si vous aviez été à Lyon, je ne me serais pas décidé sans vous +consulter; il eût fallu me cacher de vous, au lieu que j'ai eu seulement +à me taire. Comme on cherche, dans le hasard même, des raisons qui +autorisent aux choses que l'on croit nécessaires, j'ai trouvé votre +absence favorable. Je n'aurais jamais pu agir contre votre opinion, +mais je n'ai pas été fâché de le faire sans votre avis; tant que je +sentais tout ce que pouvait alléguer la raison contre la loi que +m'imposait une sorte de nécessité, contre le sentiment qui m'entraînait. +J'ai écouté davantage cette impulsion secrète, mais impérieuse, que ces +froids motifs de balancer et de suspendre, qui, sous le nom de prudence, +tenaient peut-être beaucoup à mon habitude paresseuse, et à quelque +faiblesse dans l'exécution. Je suis parti, je m'en félicite: mais quel +homme peut jamais savoir s'il a fait sagement, ou non, pour les +conséquences éloignées des choses? + +Je vous ai dit pourquoi je n'ai pas fait ce qu'on voulait; il faut vous +dire pourquoi je n'ai pas fait autre chose. J'examinais si je +rejetterais absolument le parti que l'on voulait me faire prendre; cela +m'a conduit à examiner quel autre je prendrais, et à quelle +détermination je m'arrêterais. + +Il fallait choisir, il fallait commencer, pour la vie peut-être, ce que +tant de gens, qui n'ont en eux aucune autre chose, appellent un état. +Je n'en trouvai point qui ne fût étranger à ma nature, ou contraire à ma +pensée. J'interrogeai mon être, je considérai rapidement tout ce qui +m'entourait; je demandai aux hommes s'ils sentaient comme moi; je +demandai aux choses si elles étaient selon mes penchants; et je vis +qu'il n'y avait pas d'accord entre moi et la société, ni entre mes +besoins et les choses qu'elle a faites. Je m'arrêtai avec effroi, +sentant que j'allais livrer ma vie à des ennuis intolérables, à des +dégoûts sans terme comme sans objet. J'offris successivement à mon coeur +ce que les hommes cherchent dans les divers états qu'ils embrassent. Je +voulus même embellir, par le prestige de l'imagination, ces objets +multipliés qu'ils proposent à leurs passions, et la fin chimérique à +laquelle ils consacrent leurs années. Je le voulais, je ne le pus pas. +Pourquoi la terre est-elle ainsi désenchantée à mes yeux? Je ne connais +point la satiété, je trouve partout le vide. + +Dans ce jour, le premier où je sentis tout le néant qui m'environne, +dans ce jour qui a changé ma vie, si les pages de ma destinée se +fussent trouvées entre mes mains pour être déroulées ou fermées à +jamais; avec quelle indifférence j'eusse abandonné la vaine succession +de ces heures si longues et si fugitives, que tant d'amertumes +flétrissent, et que nulle véritable joie ne consolera! Vous le savez, +j'ai le malheur de ne pouvoir être jeune: les longs ennuis de mes +premiers ans ont apparemment détruit la séduction. Les dehors fleuris ne +m'en imposent pas: et mes yeux demi-fermés ne sont jamais éblouis; trop +fixes, ils ne sont point surpris. + +Ce jour d'irrésolution fut du moins un jour de lumière: il me fit +reconnaître en moi ce que je n'y voyais pas distinctement. Dans la plus +grande anxiété où j'eusse jamais été, j'ai joui pour la première fois de +la conscience de mon être. Poursuivi jusque dans le triste repos de mon +apathie habituelle, forcé d'être quelque chose, je fus enfin moi-même: +et dans ces agitations jusqu'alors inconnues, je trouvai une énergie, +d'abord contrainte et pénible, mais dont la plénitude fut une sorte de +repos que je n'avais pas encore éprouvé. Cette situation douce et +inattendue amena la réflexion qui me détermina. Je crus voir la raison +de ce qu'on observe tous les jours, que les différences positives du +sort ne sont pas les causes principales du bonheur ou du malheur des +hommes. + +Je me dis: la vie réelle de l'homme est en lui-même, celle qu'il reçoit +du dehors n'est qu'accidentelle et subordonnée. Les choses agissent sur +lui bien plus encore selon la situation où elles le trouvent, que selon +leur propre nature. Dans le cours d'une vie entière, perpétuellement +modifié par elles, il peut devenir leur ouvrage. Mais comme dans cette +succession toujours mobile, lui seul subsiste quoique altéré, tandis que +les objets extérieurs relatifs à lui changent entièrement; il en résulte +que chacune de leurs impressions sur lui, dépend bien plus pour son +bonheur ou son malheur, de l'état où elle le trouve, que de la sensation +qu'elle lui apporte, et du changement présent qu'elle fait en lui. +Ainsi dans chaque moment particulier de sa vie, ce qui importe surtout à +l'homme, c'est d'être ce qu'il doit être. Les dispositions favorables +des choses viendront ensuite, c'est une utilité du second ordre pour +chacun des moments présents. Mais la suite de ces impulsions devenant, +par leur ensemble, le vrai principe des mobiles intérieurs de l'homme, +si chacune de ces impressions est à-peu-près indifférente, leur totalité +fait pourtant notre destinée. Tout nous importerait-il également dans ce +cercle de rapports et de résultats mutuels? L'homme dont la liberté +absolue est si incertaine, et la liberté apparente si limitée, serait-il +contraint à un choix perpétuel qui demanderait une volonté constante, +toujours libre et puissante? Tandis qu'il ne peut diriger que si peu +d'événements, et qu'il ne saurait régler la plupart de ses affections, +lui importe-t-il, pour la paix de sa vie, de tout prévoir, de tout +conduire, de tout déterminer dans une sollicitude qui, même avec des +succès non interrompus, ferait encore le tourment de cette même vie? +S'il est également nécessaire de maîtriser ces deux mobiles dont +l'action est toujours réciproque; si pourtant cet ouvrage est au-dessus +des forces de l'homme, et si l'effort même qui tendrait à le produire +est précisément opposé au repos qu'on en attend, comment obtenir +à-peu-près ce résultat nécessaire en renonçant au moyen impraticable qui +paraît d'abord le pouvoir seul produire? La réponse à cette question +serait le grand-oeuvre de la sagesse humaine, et le principal objet que +l'on puisse proposer à cette loi intérieure qui nous fait chercher la +félicité. Je crus trouver à ce problème une solution analogue à mes +besoins présents: peut-être contribuèrent-ils à me la faire adopter. + +Je pensai que le premier état des choses était surtout important dans +cette oscillation toujours réagissante, et qui par conséquent dérive +toujours plus ou moins de ce premier état. Je me dis: soyons d'abord ce +que nous devons être; plaçons-nous où il convient à notre nature, puis +livrons-nous au cours des choses, en nous efforçant seulement de nous +maintenir semblables à nous-mêmes. Ainsi, quoiqu'il arrive, et sans +sollicitudes étrangères, nous disposerons des choses; non pas en les +changeant elles-mêmes, ce qui nous importe peu, mais en maîtrisant les +impressions qu'elles feront sur nous, ce qui seul nous importe, ce qui +est le plus facile, ce qui maintient davantage notre être en le +circonscrivant et en reportant sur lui-même l'effort conservateur. +Quelque effet que produisent sur nous les choses par leur influence +absolue que nous ne pourrons changer, du moins nous conserverons +toujours beaucoup du premier mouvement imprimé, et nous approcherons, +par ce moyen, plus que nous ne saurions l'espérer par aucun autre, de +l'heureuse permanence du sage. + +Dès que l'homme réfléchit, dès qu'il n'est plus entraîné par le premier +désir et par les lois inaperçues de l'instinct, toute équité, toute +moralité devient en un sens une affaire de calcul, et sa prudence est +dans l'estimation du plus ou du moins. Je crus voir dans ma conclusion +un résultat aussi clair que celui d'une opération sur les nombres. Comme +je vous fais l'histoire de mes intentions, et non celle de mon esprit; +et que je veux bien moins justifier ma décision que vous dire comment je +me suis décidé, je ne chercherai pas à vous rendre un meilleur compte de +mon calcul. + +Conformément à cette manière de voir, je quitte les soins éloignés et +multipliés de l'avenir, qui sont toujours si fatigants et souvent si +vains; je m'attache seulement à disposer, une fois pour la vie, et moi +et les choses. Je ne me dissimule point combien cet ouvrage doit sans +doute rester imparfait, et combien je serai entravé par les événements: +mais je ferai du moins ce que je trouverai en mon pouvoir. + +J'ai cru nécessaire de changer les choses avant de me changer moi-même. +Ce premier but pouvait être beaucoup plus promptement atteint que le +second; et ce n'eût point été dans mon ancienne manière de vivre que +j'eusse pu m'occuper sérieusement de moi. L'alternative du moment +difficile où je me trouvais, me força de songer d'abord aux changements +extérieurs. C'est dans l'indépendance des choses, comme dans le silence +des passions, que l'on peut étudier son être. Je vais choisir une +retraite dans ces monts tranquilles dont la vue a frappé mon enfance +elle-même[4]. J'ignore où je m'arrêterai, mais écrivez-moi à Lausanne. + + + + +LETTRE II. + +DATX +Lausanne[5], 9 juillet, I. + + +J'arrivai de nuit à Genève: j'y logeai dans une assez triste auberge, où +mes fenêtres donnaient sur une cour, je n'en fus point fâché. Entrant +dans une aussi belle contrée, je me ménageais volontiers l'espèce de +surprise d'un spectacle nouveau; je la réservais pour la plus belle +heure du jour; je le voulais avoir dans sa plénitude, et sans affaiblir +son impression en l'éprouvant par degré. + +En sortant de Genève, je me mis en route, seul, libre, sans but +déterminé, sans autre guide qu'une carte assez bonne, que je porte sur +moi. + +J'entrais dans l'indépendance. J'allais vivre dans le seul pays +peut-être de l'Europe, où dans un climat assez favorable, on trouve +encore les sévères beautés des sites naturels. Devenu calme par l'effet +même de l'énergie que les circonstances de mon départ avait éveillée en +moi, content de posséder mon être pour la première fois de mes jours si +vains, cherchant des jouissances simples et grandes avec l'avidité d'un +coeur jeune, et cette sensibilité, fruit amer et précieux de mes longs +ennuis; j'étais ardent et paisible. Je fus heureux sous le beau ciel de +Genève, lorsque le soleil paraissant au-dessus des hautes neiges, +éclaira à mes yeux cette terre admirable. C'est près de Copet que je vis +l'aurore, non pas inutilement belle comme je l'avais vue tant de fois, +mais d'une beauté sublime et assez grande pour ramener le voile des +illusions sur mes yeux découragés. + +Vous n'avez point vu cette terre à laquelle Tavernier ne trouvait +comparable qu'un seul lieu dans l'Orient. Vous ne vous en ferez pas une +idée juste; les grands effets de la nature ne s'imaginent point tels +qu'ils sont. Si j'avais moins senti la grandeur et l'harmonie de +l'ensemble, si la pureté de l'air n'y ajoutait pas une expression que +les mots ne sauraient rendre, si j'étais un autre, j'essayerais de vous +peindre ces monts neigeux et embrasés, ces vallées vaporeuses; les noirs +escarpements de la côte de Savoye; les collines de la Vaux et du +Jorat[6], peut-être trop riantes, mais surmontées par les Alpes de +Gruyère et d'Ormont; et les vastes eaux du Léman, et le mouvement de ses +vagues, et sa paix mesurée. Peut-être mon état intérieur ajouta-t-il au +prestige de ces lieux; peut-être nul homme n'a-t-il éprouvé à leur +aspect tout ce que j'ai senti[7]. + +C'est le propre d'une sensibilité profonde de recevoir une volupté plus +grande de l'opinion d'elle-même que de ses jouissances positives: +celles-ci laissent apercevoir leurs bornes; mais celles que promettent +ce sentiment d'une puissance illimitée, sont immenses comme elle, et +semblent nous indiquer le monde inconnu que nous cherchons toujours. Je +n'oserais décider que l'homme dont l'habitude des douleurs a navré le +coeur, n'ait point reçu de ses misères mêmes, une aptitude à des plaisirs +inconnus des heureux, et ayant sur les leurs l'avantage d'une plus +grande indépendance, et d'une durée qui soutient la vieillesse +elle-même. Pour moi, j'ai éprouvé dans ce moment auquel il n'a manqué +qu'un autre coeur qui sentît avec le mien, comment une heure de vie peut +valoir une année d'existence; combien tout est relatif dans nous, et +hors de nous; et comment nos misères viennent surtout de notre +déplacement dans l'ordre des choses. + +La grande route de Genève à Lausanne est partout agréable, elle suit +généralement les rives du lac; et comme elle me conduisait vers les +montagnes, je ne pensai point à la quitter. Je ne m'arrêtai qu'auprès de +Lausanne sur une pente, d'où l'on n'apercevait pas la ville, et où +j'attendis la fin du jour. + +Les soirées sont désagréables dans les auberges, excepté lorsque le feu +et la nuit aident à attendre le souper. Dans les longs jours on ne peut +éviter cette heure d'ennui qu'en évitant aussi de voyager pendant la +chaleur: c'est précisément ce que je ne fais point. Depuis mes courses +au Forez, j'ai pris l'usage d'aller à pied si la campagne est +intéressante; et quand je marche, une sorte d'impatience ne me permet de +m'arrêter que lorsque je suis presque arrivé. Les voitures sont +nécessaires pour se débarrasser promptement de la poussière des grandes +routes, et des ornières boueuses des plaines; mais lorsqu'on est sans +affaires et dans une vraie campagne, je ne vois pas de motif pour courir +la poste, et je trouve qu'on est trop dépendant si l'on va avec ses +chevaux. J'avoue qu'en arrivant à pied l'on est moins bien reçu d'abord +dans les auberges; mais il ne faut que quelques minutes à un aubergiste +qui sait son métier, pour s'apercevoir que s'il y a de la poussière sur +les souliers il n'y a pas de paquet sur l'épaule, et qu'ainsi l'on +pourrait être en état de le faire gagner assez pour qu'il ôte son +chapeau d'une certaine manière. Vous verrez bientôt les servantes vous +dire tout comme à un autre: Monsieur a-t-il déjà donné ses ordres? + +J'étais donc sous les pins du Jorat: la soirée était belle, les bois +silencieux, l'air calme, le couchant vapoureux, mais sans nuages. Tout +paraissait fixe, éclairé, immobile: et dans un moment où je levai les +yeux après les avoir tenus longtemps arrêtés sur la mousse qui me +portait, j'eus une illusion imposante que mon état de rêverie +prolongea. La pente rapide qui s'étendait jusqu'au lac se trouvait +cachée pour moi sous le tertre où j'étais assis; et la surface du lac +très-inclinée, semblait élever dans les airs sa rive opposée. Des +vapeurs voilaient en partie les Alpes de Savoye confondues avec elles et +revêtues des mêmes teintes: la lumière du couchant et le vague de l'air +dans les profondeurs du Valais élevèrent ces montagnes et les séparèrent +de la terre, en rendant leurs extrémités indiscernables; et leur colosse +sans forme, sans couleur, sombre et neigeux, éclairé et comme invisible, +ne me parut qu'un amas de nuées orageuses suspendues dans l'espace: il +n'était plus d'autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul, +au sein de l'immensité. + +Ce moment-là fut digne de la première journée d'une vie nouvelle: j'en +éprouverai peu de semblables. Je me promettais de finir celle-ci en vous +en parlant tout à mon aise, mais le sommeil appesantit ma tête et ma +main: les souvenirs et le plaisir de vous les dire ne sauraient +l'éloigner; et je ne veux pas continuer à vous rendre si faiblement ce +que j'ai mieux senti. + +Près de Nion j'ai vu le Mont-Blanc assez à découvert, et depuis ses +bases apparentes; mais l'heure n'était point favorable, il était mal +éclairé. + + + + +LETTRE III. + +DATX +Cully, 11 juillet, 1. + + +Je ne veux point parcourir la Suisse en voyageur, on en curieux. Je +cherche à être là, parce qu'il me semble que je serais mal ailleurs: +c'est le seul pays, voisin du mien, qui contienne généralement de ces +choses que je désire. + +J'ignore encore de quel côté je me dirigerai: je ne connais ici +personne, et n'y ayant aucune sorte de relation, je ne puis choisir que +d'après des raisons prises de la nature des lieux. Le climat est +difficile en Suisse, surtout dans les situations que je préférerais. Il +me faut un séjour fixe pour l'hiver; c'est ce que je voudrais d'abord +décider: mais l'hiver est long dans le contrées élevées. + +A Lausanne on me disait: C'est ici la plus belle partie de la Suisse, +celle que tous les étrangers aiment. Vous avez vu Genève et les bords +du lac; il vous reste à voir Iverdun, Neuchâtel et Berne: on va encore +au Locle qui est célèbre par son industrie. Pour le reste de la Suisse, +c'est un pays bien sauvage: on reviendra de la manie anglaise d'aller se +fatiguer et s'exposer pour voir de la glace et dessiner des cascades. +Vous vous fixerez ici: le pays de Vaud[8] est le seul qui convienne à un +étranger; et même dans le pays de Vaud il n'y a que Lausanne, surtout +pour un Français. + +Je les ai assurés que je ne choisirais pas Lausanne, et ils ont cru que +je me trompais. Le pays de Vaud a de grandes beautés, mais je suis +persuadé d'avance que sa partie basse est une de celles de la Suisse +que j'aimerai le moins. La terre et les hommes y sont, à peu de chose +près, comme ailleurs: je cherche d'autres moeurs, et une autre nature. Si +je savais l'allemand, je crois que j'irais du côté de Lucerne: mais l'on +n'entend le français que dans un tiers de la Suisse, et ce tiers en est +précisément la partie la plus riante et la moins éloignée des habitudes +françaises, ce qui me met dans une grande incertitude. J'ai presque +résolu de voir les bords de Neuchâtel, et le bas-Valais; après quoi +j'irai près de Schwitz, ou dans l'Underwalden, malgré l'inconvénient +très-grand d'une langue qui m'est tout-à-fait étrangère. + +J'ai remarqué un petit lac que les cartes nomment de Bré, ou de Bray, +situé à une certaine élévation dans les terres, au-dessus de Cully: +j'étais venu dans cette ville pour en aller visiter les rives presque +inconnues et éloignées des grandes routes. J'y ai renoncé; je crains que +le pays ne soit trop ordinaire, et que la manière de vivre des gens de +la campagne, si près de Lausanne, ne me convienne encore moins. + +Je voulais traverser le lac[9]; et j'avais, hier, retenu un bateau pour +me rendre sur la côte de Savoye. Il a fallu renoncer à ce dessein: le +temps a été mauvais tout le jour, et le lac est encore fort agité. +L'orage est passé, la soirée est belle. Mes fenêtres donnent sur le lac; +l'écume blanche des vagues est jetée quelquefois jusques dans ma +chambre, elle a même mouillé le toit. Le vent souffle du Sud-Ouest, en +sorte que c'est précisément ici que les vagues ont plus de force et +d'élévation. Je vous assure que ce mouvement et ces sons mesurés donnent +à l'âme une forte impulsion. Si j'avais à sortir de la vie ordinaire, si +j'avais à vivre, et que pourtant je me sentisse découragé, je voudrais +être un quart-d'heure seul devant un lac agité: je crois qu'il ne serait +plus de grandes choses qui ne me fussent naturelles. + +J'attends avec quelqu'impatience la réponse que je vous ai demandée; et +quoi-qu'elle ne puisse en effet arriver encore, je pense à tout moment +à envoyer à Lausanne pour voir si on ne néglige pas de me la faire +parvenir. Sans doute elle me dira bien positivement ce que vous pensez, +ce que vous présumez de l'avenir; et si j'ai eu tort, étant moi, de +faire ce qui chez beaucoup d'autres eût été une conduite pleine de +légéreté. Je vous consultais sur des riens, et j'ai pris sans vous la +résolution la plus importante. Vous ne refuserez pas pourtant de me dire +votre opinion: il faut qu'elle me réprime, ou me rassure. Vous avez déjà +oublié que je me suis arrangé en ceci comme si je voulais vous en faire +un secret: les torts d'un ami peuvent entrer dans notre pensée, mais non +dans nos sentiments. Je vous félicite d'avoir à me pardonner des +faiblesses: sans cela je n'aurais pas tant de plaisir à m'appuyer sur +vous; ma propre force ne me donnerait pas la sécurité que me donne la +vôtre. + +Je vous écris comme je vous parlerais, comme on se parle à soi-même. +Quelquefois on n'a rien à se dire l'un à l'autre, on a pourtant besoin +de se parler; c'est souvent alors que l'on bavarde le plus à son aise. +Je ne connais de promenade qui donne un vrai plaisir que celle que l'on +fait sans but, lorsque l'on va uniquement pour aller, et que l'on +cherche sans vouloir aucune chose; lorsque le temps est tranquille, un +peu couvert, que l'on n'a point d'affaires, que l'on ne veut pas savoir +l'heure, et que l'on se met à pénétrer au hasard dans les fondrières et +les bois d'un pays inconnu; lorsqu'on parle des champignons, des biches, +des feuilles rousses qui commencent à tomber; lorsque je vous dis: Voilà +une place qui ressemble bien à celle où mon père s'arrêta, il y a dix +ans, pour jouer au petit-palet avec moi, et où il laissa son couteau de +chasse que le lendemain l'on ne put jamais retrouver. Lorsque vous me +dites: L'endroit où nous venons de traverser le ruisseau eût bien plû au +mien. Dans les derniers temps de sa vie, il se faisait conduire à une +grande lieue de la ville dans un bois bien épais, où il y avait quelques +rochers et de l'eau; alors il descendait de la calèche, et il allait, +quelquefois seul, quelquefois avec moi, s'asseoir sur un grès: nous +lisions les _Vies des Pères du Désert_. Il me disait: Si dans ma +jeunesse j'étais entré dans un monastère, comme Dieu m'y appelait, je +n'aurais pas eu tous les chagrins que j'ai eus dans le monde, je ne +serais pas aujourd'hui si infirme et si cassé; mais je n'aurais point de +fils, et en mourant, je ne laisserais rien sur la terre....... Et +maintenant il n'est plus! Ils ne sont plus! + +Il y a des hommes qui croyent se promener, à la campagne, lorsqu'ils +marchent en ligne droite dans une allée sablée. Ils ont dîné, ils vont +jusqu'à la statue, et ils reviennent au trictrac. Mais quand nous nous +perdions dans les bois du Forez, nous allions librement et au hasard. Il +y avait quelque chose de solennel à ces souvenirs d'un temps déjà +reculé, qui semblaient venir à nous dans l'épaisseur et la majesté des +bois. Comme l'âme s'agrandit lorsqu'elle rencontre des choses belles, et +qu'elle ne les a pas prévues! Je n'aime point que ce qui appartient au +coeur soit préparé et réglé: laissons l'esprit chercher avec ordre, et +symétriser ce qu'il travaille. Pour le coeur, il ne travaille pas; et si +vous lui demandez de produire, il ne produira rien: la culture le rend +stérile. Vous vous rappelez des lettres que R ... écrivait à L ... qu'il +appelait son ami. Il y avait bien de l'esprit dans ces lettres, mais +aucun abandon. Chacune contenait quelque chose de distinct, et roulait +sur un sujet particulier; chaque paragraphe avait son objet et sa +pensée. Tout cela était arrangé comme pour l'impression; c'était des +chapitres d'un livre didactique. Nous ne ferons point comme cela, je +pense: aurions-nous besoin d'esprit? Quand des amis se parlent c'est +pour se dire tout ce qui leur vient en tête. Il y a une chose que je +vous demande; c'est que vos lettres soient longues, que vous soyez +longtemps à m'écrire, que je sois longtemps à vous lire: souvent je vous +donnerai l'exemple. Quant au contenu, je ne m'en inquiète point: +nécessairement nous ne dirons que ce que nous pensons, ce que nous +sentons: et n'est-ce pas cela qu'il faut que nous disions? Quand on veut +jaser, s'avise-t-on de dire? parlons sur telle chose, faisons des +divisions, et commençons par celle-ci. + +On apportait le souper lorsque je me suis mis à écrire, et voilà que +l'on vient de me dire: Mais, Monsieur, le poisson est tout froid, il ne +sera plus bon, au moins. Adieu donc. Ce sont des truites du Rhône. Ils +me les vantent, comme s'ils ne voyaient pas que je mangerai seul. + + + + +LETTRE IV. + +DATX +Thiel, 19 juillet, 1. + + +J'ai passé à Iverdun[10]; j'ai vu Neuchâtel, Bienne et leurs environs. +Je m'arrête quelques jours à Thiel sur les frontières de Neuchâtel et de +Berne. J'avais pris à Lausanne une de ces berlines de remise +très-communes en Suisse. Je ne craignais pas l'ennui de la voiture; +j'étais trop occupé de ma position, de mes espérances si vagues, de +l'avenir incertain, du présent déjà inutile, et de l'intolérable vide +que je trouve partout. + +Je vous envoie quelques mots écrits des divers lieux de mon passage. + +DATX +D'Iverdun. + +J'ai joui un moment de me sentir libre et dans des lieux plus beaux; +j'ai cru y trouver une vie meilleure: mais je vous avouerai que je ne +suis pas content. A Moudon, au centre du pays de Vaud, je me demandais: +Vivrais-je heureux dans ces lieux si vantés et si désirés? mais un +profond ennui m'a fait partir aussitôt. J'ai cherché ensuite a m'en +imposer à moi-même, en attribuant principalement cette impression à +l'effet d'une tristesse locale. Le sol de Moudon est boisé et +pittoresque, mais il n'y a point de lac. Je me décidai à rester le soir +à Iverdun, espérant retrouver sur ses rives, ce bien être mêlé de +tristesse que je préfère à la joie. La vallée est belle, et la ville est +l'une des plus jolies de la Suisse. Malgré le pays, malgré le lac, +malgré la beauté du jour, j'ai trouvé Iverdun plus triste que Moudon. +Quels lieux me faudra-t-il donc? + +DATX +De Neuchâtel. + +J'ai quitté ce matin Iverdun, jolie ville, agréable à d'autres yeux, et +triste aux miens. Je ne sais pas bien encore ce qui peut la rendre telle +pour moi; mais je ne me suis point trouvé le même aujourd'hui. S'il +fallait différer le choix d'un séjour tel que je le cherche, je me +résoudrais plus volontiers à attendre un an près de Neuchâtel, qu'un +mois près d'Iverdun. + +DATX +De S.t Biaise. + +Je reviens d'une course dans le Val de Travers. C'est là que j'ai +commencé à sentir dans quel pays je suis. Les bords du lac de Genève +sont admirables sans doute, cependant il semble que l'on pourrait +trouver ailleurs les mêmes beautés, car pour les hommes on voit d'abord +qu'ils y sont comme dans les plaines, eux et ce qui les concerne[11]. +Mais ce vallon, creusé dans le Jura, porte un caractère grand et simple; +il est sauvage et animé; il est à-la-fois paisible et romantique; et +quoiqu'il n'ait point de lac, il m'a frappé davantage que les bords de +Neuchâtel et même de Genève. La terre paraît ici moins assujettie à +l'homme, et l'homme moins abandonné à des convenances misérables. L'oeil +n'y est pas importuné sans cesse par des terres labourées, des vignes et +des maisons de plaisance, odieuses richesses de tant de pays malheureux. +Mais de gros villages; mais des maisons de pierre; mais de la recherche, +de la vanité, des titres, de l'esprit, de la causticité! Où +m'emportaient de vains rêves? A chaque pas que l'on fait ici, l'illusion +revient et s'éloigne; à chaque pas on espère, on se décourage; on est +perpétuellement changé sur cette terre si différente et des autres et +d'elle-même. Je vais dans les Alpes. + +DATX +De Thiel. + +J'allais à Vevay par Morat, et je ne croyais pas m'arrêter ici: mais +hier j'ai été frappé, à mon réveil, du plus beau spectacle que l'aurore +puisse produire dans une contrée dont la beauté réelle, est pourtant +plus riante que sublime. Cela m'a entraîné à passer ici quelques jours. + +Ma fenêtre était restée ouverte la nuit, selon mon usage. Vers les +quatre heures, je fus éveillé par l'éclat du jour et par l'odeur des +foins que l'on avait coupés pendant la fraîcheur, à la lumière de la +lune. Je m'attendais à une vue ordinaire; mais j'eus un instant +d'étonnement. Les pluies du solstice avaient conservé l'abondance des +eaux accrues précédemment par la fonte des neiges du Jura. L'espace +entre le lac et la Thièle était inondé presqu'entièrement; les parties +les plus élevées formaient des pâturages isolés au milieu de ces plaines +d'eau sillonnées par le vent frais du matin. On apercevait les vagues du +lac que le vent poussait au loin sur la rive demi-submergée. Des +chèvres, des vaches, et leur conducteur, qui tirait de son cornet des +sons agrestes, passaient en ce moment sur une langue de terre restée à +sec entre la plaine inondée et la Thièle. Des pierres placées aux +endroits les plus difficiles, soutenaient, ou continuaient cette sorte +de chaussée naturelle: on ne distinguait point le pâturage que ces +dociles animaux devaient atteindre; et, à voir leur démarche lente et +mal assurée, on eût dit qu'ils allaient s'avancer et se perdre dans le +lac. Les hauteurs d'Anet, et les bois épais du Julemont, sortaient du +sein des eaux comme une île encore sauvage et inhabitée. La chaîne +montueuse du Vuilly bordait le lac à l'horizon. Vers le sud, l'étendue +s'en prolongeait derrière les coteaux de Mont-mirail; et par-delà tous +ces objets, soixante lieues de glaces séculaires imposaient à toute la +contrée la majesté inimitable de ces traits hardis de la nature, qui +font les lieux sublimes. + +Je dînai avec le receveur du péage. Sa manière ne me déplut pas. C'est +un homme plus occupé de fumer et de boire, que de haïr, de projetter, de +s'affliger. Il me semble que j'aimerais assez dans les autres ces +habitudes que je ne prendrai point. Elles font échapper à l'ennui; elles +remplissent les heures, sans que l'on ait l'inquiétude de les remplir: +elles dispensent un homme de beaucoup de choses plus mauvaises, et +mettent du moins à la place de ce calme du bonheur qu'on ne voit sur +aucun front, celui d'une distraction suffisante qui concilie tout, et ne +nuit qu'aux acquisitions de l'esprit. + +Le soir je pris la clef pour rentrer dans la nuit, et n'être point +assujetti à l'heure. La lune n'était pas levée, je me promenais le long +des eaux vertes de la Thièle. Mais me sentant disposé à rêver longtemps, +et trouvant dans la chaleur de la nuit la facilité de la passer toute +entière au dehors, je pris la route de St. Blaise: je la quittai à un +petit village nommé Marin, qui a le lac au sud; je descendis une pente +escarpée, et je me plaçai sur le sable où venaient expirer les vagues. +L'air était calme, on n'apercevait aucune voile sur le lac. Tous +reposaient, les uns dans l'oubli des travaux, d'autres dans celui des +douleurs. La lune parut: je restai longtemps. Vers le matin, elle +répandait sur les terres et sur les eaux l'ineffable mélancolie de ses +dernières lueurs. La nature paraît bien grande à l'homme, lorsque, dans +un long recueillement, il entend le roulement des ondes sur la rive +solitaire, dans le calme d'une nuit encore ardente et éclairée par la +lune qui finit. + +Indicible sensibilité! charme et tourment de nos vaines années; vaste +conscience d'une nature partout accablante et partout impénétrable! +passion universelle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux abandon: +tout ce qu'un coeur mortel peut contenir de besoins et d'ennuis profonds; +j'ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. J'ai fait un +pas sinistre vers l'âge d'affaiblissement: j'ai dévoré dix années de ma +vie. Heureux l'homme simple dont le coeur est toujours jeune! + +Là, dans la paix de la nuit, j'interrogeai ma destinée incertaine, mon +coeur agité, et cette nature inconcevable qui, contenant toutes choses, +semble pourtant ne pas contenir ce que cherchent mes désirs. Qui suis-je +donc, me disais-je? Quel triste mélange d'affection universelle, et +d'indifférence pour tous les objets de la vie positive? Une imagination +romanesque me porte-t-elle à chercher, dans un ordre bizarre, des objets +préférés par cela seul que leur existence chimérique pouvant se +modifier arbitrairement, se revêt à mes yeux de formes spécieuse, et +d'une beauté pure et sans mélange plus fantastique encore. + +Ainsi, voyant dans les choses des rapports qui n'y sont point, et +cherchant toujours ce que je n'obtiendrai jamais, étranger dans la +nature réelle, ridicule au milieu des hommes, je n'aurai que des +affections vaines: et soit que je vive selon moi-même, soit que je vive +selon les hommes, je n'aurai dans l'oppression extérieure, ou dans ma +propre contrainte, que l'éternel tourment d'une vie toujours réprimée et +toujours misérable. Mais les écarts d'une imagination ardente et +immodérée sont sans constance comme sans règle: jouet de ses passions +mobiles et de leur ardeur aveugle et indomptée, un tel homme n'aura ni +continuité dans ses goûts, ni paix dans son coeur. + +Que puis-je avoir de commun avec lui? Tous mes goûts sont uniformes, +tout ce que j'aime est facile et naturel: je ne veux que des habitudes +simples, des amis paisibles, une vie toujours la même. Comment mes voeux +seraient-ils désordonnés? je n'y vois que les besoins, que le sentiment +de l'harmonie et des convenances. Comment mes affections seraient-elles +odieuses aux hommes? je n'aime que ce qu'ont aimé les meilleurs d'entre +eux; je ne cherche rien aux dépens d'aucun d'eux; je cherche ce que +chacun peut avoir, ce qui est nécessaire aux besoins de tous, ce qui +finirait leurs misères, ce qui rapproche, unit, console: je ne veux que +la vie des peuples bons, ma paix dans la paix de tous[12]. Je n'aime, il +est vrai, que la nature; mais c'est pour cela qu'en, m'aimant moi-même, +je ne m'aime point exclusivement; et que les autres hommes sont encore +dans la nature, ce que j'en aime davantage. Un sentiment impérieux +m'attache à toutes les impressions aimantes; mon coeur plein de lui-même, +de l'humanité, et de l'accord primitif des êtres, n'a jamais connu de +passions personnelles ou irascibles. Je m'aime moi-même, mais c'est dans +la nature, c'est dans l'ordre qu'elle veut, c'est en société avec +l'homme qu'elle fit, et d'accord avec l'universalité des choses. A la +vérité, jusqu'à présent du moins, rien de ce qui existe n'a pleinement +mon affection, et un vide inexprimable est la constante habitude de mon +âme altérée. Mais tout ce que j'aime pourrait exister, la terre entière +pourrait être selon mon coeur, sans que rien fût changé dans la nature ou +dans l'homme lui-même, excepté les accidents éphémères de l'oeuvre +sociale. + +Non, l'homme singulier ou romanesque n'est pas ainsi. Sa folie a des +causes factices. Il ne se trouve point de suite ni d'ensemble dans ses +affections; et comme il n'y a d'erreur et de bizarreries que dans les +innovations humaines, tous les objets de sa démence sont pris dans +l'ordre de choses qui excite les passions immodérées des hommes, et +l'industrieuse fermentation de leurs esprits toujours agités en sens +contraires. + +Pour moi, j'aime les choses existantes; je les aime comme elles sont. Je +ne désire, je ne cherche, je n'imagine rien hors de la nature. Loin que +ma pensée divague et se porte sur des objets difficiles ou bizarres, +éloignés ou extraordinaires; et qu'indifférent pour ce qui s'offre à +moi, pour ce que la nature produit habituellement, j'aspire à ce qui +m'est refusé, à des choses étrangères et rares, à des circonstances +invraisemblables et à une destinée romanesque; je ne veux au contraire, +je ne demande à la nature et aux hommes, je ne demande pour ma vie +entière que ce que la nature contient nécessairement, ce que les hommes +doivent tous posséder, ce qui peut seul occuper nos jours et remplir nos +coeurs, ce qui fait la vie. Comme il ne me faut point des choses +difficiles où privilégiées, il ne me faut pas non plus des choses +nouvelles, changeantes, multipliées. Ce qui m'a plu, me plaira toujours; +ce qui a suffi à mes besoins, leur suffira dans tous les temps: le jour +semblable au jour qui fut heureux, est encore un jour heureux pour moi; +et comme les besoins positifs de ma nature sont toujours à-peu-près les +mêmes, ne cherchant que ce qu'ils exigent, je désire toujours à-peu-près +les mêmes choses. Si je suis satisfait aujourd'hui, je le serai demain, +je le serai toute l'année, je le serai toute la vie: et si mon sort est +toujours le même, mes voeux toujours simples, seront toujours remplis. + +L'amour du pouvoir ou des richesses est presqu'aussi étranger à ma +nature que l'envie, la vengeance ou les haines. Rien ne doit aliéner de +moi les autres hommes, je ne suis le rival d'aucun d'eux: je ne puis pas +plus les envier que les haïr; je refuserais ce qui les passionne, je +refuserais de triompher d'eux: je ne veux pas même les surpasser en +vertu. Je me repose dans ma bonté naturelle. Heureux qu'il ne me faille +point d'efforts pour ne pas faire le mal, je ne me tourmenterai point +sans nécessité; et pourvu que je sois homme de bien, je ne prétendrai +pas être vertueux. Ce mérite est très-grand, mais j'ai le bonheur qu'il +ne me soit pas indispensable, et je le leur abandonne: c'est détruire la +seule rivalité qui pût subsister entre nous. Leurs vertus sont +ambitieuses comme leurs passions: ils les étalent fastueusement; et ce +qu'ils y cherchent surtout, c'est la primauté. Je ne suis point leur +concurrent; je ne le serai pas même en cela. Que perdrai-je à leur +abandonner cette supériorité? Dans ce qu'ils appellent vertus, les unes, +seules utiles, sont naturellement dans l'homme constitué comme je me +trouve l'être, et comme je penserais volontiers que tout homme l'est +primitivement; les autres compliquées, difficiles, imposantes et +superbes, ne dérivent point immédiatement de la nature de l'homme: c'est +pour cela que je les trouve ou fausses ou vaines, et que je suis peu +curieux d'en obtenir le mérite, au moins incertain. Je n'ai pas besoin +d'effort pour atteindre ce qui est dans ma nature, et je n'en veux point +faire pour parvenir à ce qui lui est contraire. Ma raison le repousse, +et me dit que, dans moi du moins, ces vertus fastueuses seraient des +altérations étrangères et un commencement de déviation. Le seul effort +que l'amour du bien exige de moi, c'est une vigilance soutenue, qui ne +permette jamais aux maximes de notre fausse morale de s'introduire dans +une âme trop droite pour les parer de beaux dehors, et trop simple pour +les contenir. Telle est la vertu que je me dois à moi-même, et le devoir +que je m'impose. Je sens irrésistiblement que mes penchants sont +naturels: il ne me reste qu'à m'observer bien moi-même pour écarter de +cette direction générale toute impulsion particulière qui pourrait s'y +mêler; pour me conserver toujours simple et toujours droit, au milieu +des perpétuelles altérations et des bouleversements que peuvent me +préparer l'oppression, d'un sort précaire, et les subversions de tant de +choses mobiles. Je dois rester, quoiqu'il arrive, toujours le même et +toujours moi; non pas précisément tel que je suis dans des habitudes +contraires à mes besoins; mais tel que je me sens, tel que je veux +être, tel que je suis dans cette vie intérieure, seul asile de mes +tristes affections. + +Je m'interrogerai, je m'observerai, je sonderai ce coeur naturellement +vrai et aimant, mais que tant de dégoûts peuvent avoir déjà rebuté. Je +déterminerai ce que je suis; je veux dire ce que je dois être: et cet +état une fois bien connu, je m'efforcerai de le conserver toute ma vie, +convaincu que rien de ce qui m'est naturel n'est dangereux ou +condamnable, persuadé que l'on n'est jamais bien que quand on est selon +sa nature, et décidé à ne jamais réprimer en moi que ce qui tendrait à +altérer ma forme originelle. + +J'ai connu l'enthousiasme des vertus difficiles; dans ma superbe erreur, +je pensais remplacer tous les mobiles de la vie sociale par ce mobile +aussi illusoire[13]. Ma fermeté stoïque bravait le malheur comme les +passions; et je me tenais assuré d'être le plus heureux des hommes, si +j'en étais le plus vertueux. L'illusion a duré près d'un mois dans sa +force; un seul incident la dissipée. C'est alors, que toute l'amertume +d'une vie décolorée et fugitive vint remplir mon âme dans l'abandon du +dernier prestige qui l'abusât. Depuis ce moment, je ne prétends plus +employer ma vie, je cherche seulement à la remplir: je ne veux plus en +jouir, mais seulement la tolérer: je n'exige point qu'elle soit +vertueuse, mais qu'elle ne soit jamais coupable. + +Et cela même, où l'espérer, où l'obtenir? Où trouver des jours +commodes, simples, occupés, uniformes? Où fuir le malheur? Je ne veux +que cela. Mais quelle destinée que celle où les douleurs restent, où les +plaisirs ne sont plus! Peut-être quelques jours paisibles me seront-ils +donnés: mais plus de charme, plus d'ivresse, jamais un moment de pure +joie; jamais! et je n'ai pas vingt-un ans! et je suis né sensible; +ardent! et je n'ai jamais joui! et après la mort...... Rien non plus +dans la vie: rien dans la nature...... Je ne pleurai point; car je n'ai +plus de larmes. Je sentis que je me refroidissais; je me levai, je +marchai sur la grève; et le mouvement me fut utile. + +Insensiblement je revins à ma première recherche. Comment me fixer? le +puis-je? et quel lieu choisirai-je? Comment, parmi les hommes, vivre +autrement qu'eux; ou comment vivre loin d'eux sur cette terre dont ils +fatiguent les derniers recoins? Ce n'est qu'avec de l'argent que l'on +peut obtenir même ce que l'argent ne paye pas; et que l'on peut éviter +ce qu'il procure. La fortune que je pouvais attendre se détruit. Le peu +que je possède maintenant devient incertain. Mon absence achèvera +peut-être de tout perdre; et je ne suis point d'un caractère à me faire +un sort nouveau. Je crois qu'il faut en cela laisser aller les choses. +Ma situation tient à des circonstances dont les résultats sont encore +éloignés. Il n'est pas certain que, même en sacrifiant les années +présentes, je trouvasse les moyens de disposer à mon gré l'avenir. +J'attendrai; je ne veux pas écouter une prudence inutile qui me +livrerait de nouveau à des ennuis devenus intolérables. Mais il m'est +impossible maintenant de m'arranger pour toujours, de prendre une +position fixe, et une manière de vivre qui ne change plus. Il faut bien +différer, et longtemps peut-être: ainsi se passe la vie! Il faut livrer +des années encore aux caprices du sort, à l'enchaînement des +circonstances, à de prétendues convenances. Je vais vivre comme au +hasard, et sans plan déterminé, en attendant le moment où je pourrai +suivre le seul qui me convienne. Heureux encore si dans le temps que +j'abandonne, je parviens à préparer un temps meilleur: si je puis +choisir, pour ma vie future, les lieux, la manière, les habitudes, +régler mes affections, me réprimer; et retenir dans l'isolement et dans +les bornes d'une nécessité accidentelle, ce coeur avide et simple, à qui +rien ne sera donné: si je puis lui apprendre à s'alimenter lui-même dans +son dénuement, à reposer dans le vide, à rester calme dans ce silence +odieux, à subsister dans une nature muette. + +Vous qui me connaissez, qui m'entendez; mais qui, plus heureux peut-être +et plus sage, cédez sans impatience aux habitudes de la vie; vous savez +quels sont en moi, dans l'éloignement où nous sommes destinés à vivre, +les besoins qui ne peuvent être satisfaits. Il est une chose qui me +console, c'est de vous avoir: ce sentiment ne cessera point. Mais, nous +nous le sommes toujours dit; il faut que mon ami sente comme moi; il +faut que notre destinée soit la même; il faut qu'on puisse passer +ensemble sa vie. Combien de fois j'ai regretté que nous ne soyons pas +ainsi l'un à l'autre! Avec qui l'intimité sans réserve pourra-t-elle +m'être aussi douce, m'être aussi naturelle? N'avez-vous pas été jusqu'à +présent ma seule habitude? Vous connaissez ce mot admirable: _Est +aliquid sacri in antiquis necessitudinibus._ Je suis fâché qu'il n'ait +pas été dit par Épicure, ou même par Léontium, plutôt que par un +orateur[14]. Vous êtes le point où j'aime à me reposer dans +l'inquiétude qui m'égare, où j'aime à revenir lorsque j'ai parcouru +toutes choses; et que je me suis trouvé seul dans le monde. Si nous +vivions ensemble, si nous nous suffisions, je m'arrêterais là, je +connaîtrais le repos, je ferais quelque chose sur la terre, et ma vie +commencerait. Mais il faut que j'attende, que je cherche, que je me hâte +vers l'inconnu, et que sans savoir où je vais, je fuie le présent comme +si j'avais quelque espoir dans l'avenir. + +Vous excusez mon départ; vous le justifiez même: et cependant, indulgent +avec des étrangers, vous n'oubliez pas que l'amitié demande une justice +plus austère. Vous avez raison, il le fallait; c'est la force des +choses. Je ne vois qu'avec une sorte d'indignation cette vie ridicule +que j'ai quittée: mais je ne m'en impose pas sur celle que j'attends. Je +ne commence qu'avec effroi des années pleines d'incertitudes, et je +trouve quelque chose de sinistre à ce nuage épais qui reste devant moi. + + + + +LETTRE V. + +DATX +St.-Maurice, 18 Août, I. + + +J'attendais pour vous écrire que j'eusse un séjour fixe. Enfin je suis +décidé: je passerai l'hiver ici. Je ferai auparavant des courses peu +considérables; mais dès que l'automne sera avancée, je ne me déplacerai +plus. + +Je devais traverser le canton de Fribourg, et entrer dans le Valais par +les montagnes; mais les pluies m'ont forcé de me rendre à Vevay par +Payerne et Lausanne. Le temps était remis lorsque j'entrai à Vevay, mais +quelque temps qu'il eût fait, je n'eusse pu me résoudre à continuer ma +route en voiture. Entre Lausanne et Vevay le chemin s'élève et s'abaisse +continuellement, presque toujours à mi-côte, entre des vignobles assez +ennuyeux à mon avis dans une telle contrée. Mais Vevay, Clarens, +Chillon, les trois lieues depuis St.-Saphorin jusqu'à Villeneuve +surpassent ce que j'ai vu jusqu'ici. C'est du côté de Rolle qu'on admire +le lac de Genève; pour moi je ne veux pas en décider, mais c'est à +Vevay, à Chillon surtout, que je le trouve dans toute sa beauté. Que n'y +a-t-il dans cet admirable bassin, à la vue de la dent de Jamant, de +l'aiguille du Midi et des neiges du Velan, là devant les rochers de +Meillerie, un sommet sortant des eaux, une île escarpée, bien ombragée, +de difficile accès; et, dans cette île, deux maisons, trois au plus! je +n'irais pas plus loin. Pourquoi la nature ne contient-elle presque +jamais ce que notre imagination compose pour nos besoins? Ne serait-ce +point que les hommes nous réduisent à imaginer, à vouloir ce que la +nature ne forme pas ordinairement; et que, si elle se trouve l'avoir +préparé quelque part, ils le détruisent bientôt? + +J'ai couché à Villeneuve, lieu triste dans un si beau pays. J'ai +parcouru, avant la chaleur du jour, les collines boisées de St.-Tryphon, +et les vergers continuels qui remplissent la vallée jusqu'à Bex. Je +marchais entre deux chaînes d'Alpes d'une grande hauteur: au milieu de +leurs neiges, je suivais une route unie le long d'un pays abondant, qui +semble avoir été dans des temps reculés presqu'entièrement couvert par +les eaux. + +La vallée où coule le Rhône depuis Martigny jusqu'au lac, est coupée +à-peu-près au milieu par des rochers couverts de pâturages et de forêts, +qui forment les premiers gradins des dents de Morcle et du Midi, et qui +ne sont séparés que par le lit du fleuve. Vers le nord, ces rocs sont en +grande partie couverts de bois de châtaigniers surmontés par des sapins. +C'est dans ces lieux un peu sauvages, qu'est ma demeure sur la base de +l'aiguille du Midi. Cette cime est l'une des plus belles des Alpes: elle +en est aussi l'une des plus élevées, si l'on ne considère pas uniquement +sa hauteur absolue, mais aussi son élévation, visible, et l'amphithéâtre +si bien ménagé qui développe toute la majesté de ses formes. De tous les +sommets dont des calculs trigonométriques, ou les estimations du +baromètre ont déterminé la hauteur, je n'en vois aucun, d'après le +simple aperçu des cartes et l'écoulement des eaux, dont la base soit +assise dans des vallées aussi profondes; je me crois fondé à lui donner +une élévation apparente à-peu-près aussi grande qu'à aucun autre sommet +de l'Europe. + +A la vue de ces gorges habitées, fertiles, et pourtant sauvages, je +quittai la route d'Italie qui se détourne en cet endroit pour passer à +Bex, et me dirigeant vers le pont du Rhône, je pris des sentiers à +travers des prés tels que nos peintres n'en font guère. Le pont, le +château et le cours du Rhône en cet endroit, forment un coup-d'oeil +très-pittoresque: quant à la ville, je n'y vis de remarquable qu'une +sorte de simplicité. Son site est un peu triste, mais de la tristesse +que j'aime. Les montagnes sont belles, la vallée est unie; les rochers +touchent la ville et semblent la couvrir; le sourd roulement du Rhône +remplit de mélancolie cette terre comme séparée du globe, et qui paraît +creusée et fermée de toutes parts. Peuplée, cultivée, chargée de fruits +et de vignes, elle semble pourtant affligée et embellie de toute +l'austérité des déserts, lorsque des nuages noirs l'obscurcissent, +roulent sur les flancs de ses montagnes, en brunissent les sombres +sapins, se rapprochent, s'entassent, s'arrêtent immobiles, et semblent +la recouvrir toute entière comme un toit ténébreux: ou lorsque dans un +jour sans nuages, l'ardeur du soleil s'y concentre, en fait fermenter +les vapeurs invisibles, agite d'une ardeur importune ce qui respire sous +le ciel aride, et fait de sa solitude trop belle, un amer abandon. + +Les pluies froides que je venais d'éprouver en passant le Jorat, qui +n'est qu'une butte auprès des Alpes, et les neiges dont j'ai vu se +blanchir alors les monts de la Savoye, au milieu de l'été, m'ont fait +projetez plus sérieusement à la rigueur, et plus encore à la durée des +hivers dans la partie élevée de la Suisse. Je désirais réunir les +beautés des montagnes et la température des plaines. J'espérais trouver +dans les hautes vallées quelques pentes exposées au midi, précaution +bonne pour les beaux froids, mais très-peu suffisante contre les mois +nébuleux, et surtout contre la lenteur du printemps. Décidé pourtant à +ne point vivre ici dans les villes, je me croyais bien dédommagé de ces +inconvénients si je pouvais avoir pour hôtes de bons montagnards, dans +une simple vacherie, à l'abri des vents froids, près d'un torrent, dans +les pâturages et les sapins toujours verts. + +L'événement en a décidé autrement. J'ai trouvé ici un climat doux; non +pas dans les montagnes, à la vérité, mais entre les montagnes. Je me +suis laissé entraîner à rester près de St.-Maurice. Je ne vous dirai +point comment cela s'est fait; et je serais très-embarrassé s'il fallait +que je m'en rendisse compte. + +Ce que vous pourrez d'abord trouver bizarre, c'est que l'ennui profond +que j'ai éprouvé ici pendant quatre jours pluvieux, a beaucoup contribué +à m'y arrêter. Le découragement m'a pris: j'ai craint pour l'hiver, non +pas l'ennui de la solitude, mais l'ennui de la neige. Du reste j'ai été +décidé involontairement, sans choix, et par une sorte d'instinct qui +semblait me dire que tel était ce qui arriverait. + +Quand on vit que je songeais à m'arrêter dans le pays, plusieurs +personnes me témoignèrent de l'empressement d'une manière obligeante et +simple. Le propriétaire d'une maison fort jolie et voisine de la ville +fut le seul avec qui je me liai. Il me pressa d'habiter sa campagne, ou +de choisir entre d'autres, dont il me parla, et qui appartenaient à ses +amis. Mais je voulais une situation pittoresque, et une maison où je +fusse seul. Heureusement je sentis à temps, que si j'allais voir ces +diverses demeures, je me laisserais engager par complaisance, ou par +faiblesse, à en prendre une, quand même elles seraient toutes fort +éloignées de ce que je désirais. Alors le regret d'un mauvais choix ne +m'aurait laissé d'autre parti honnête à prendre que de quitter +tout-à-fait l'endroit. Je lui dis franchement mes motifs, et il me parut +les goûter assez. Je me mis à parcourir, les environs, à visiter les +sites qui me plaisaient davantage, et à chercher une demeure au hasard, +sans m'informer même s'il y en avait dans ces endroits-là. + +Je cherchais depuis deux jours: et c'était dans un pays où près de la +ville on trouve des lieux reculés comme au fond des déserts, et où par +conséquent je n'avais destiné que trois jours à des recherches que je ne +voulais pas étendre au loin. J'avais vu beaucoup d'habitations dans des +lieux qui ne me convenaient point, et plusieurs sites heureux sans +bâtiments, où dont les maisons de pierre et de construction misérable, +commençaient à me faire renoncer à mon projet, lorsque j'aperçus un peu +de fumée derrière de nombreux châtaigniers. + +Les eaux, l'épaisseur des ombrages, la solitude des prés de toute cette +pente me plaisaient beaucoup: mais elle est inclinée vers le nord, et +comme je voulais une exposition plus favorable, je ne m'y serais pas +arrêté sans cette fumée. Après avoir fait bien des détours, après avoir +passé des ruisseaux rapides, je parvins à une maison isolée à l'entrée +des bois et dans les prés les plus solitaires. Un logement passable, +une grange en bois, un potager fermé d'un large ruisseau, deux +fontaines d'une bonne eau, quelques rocs, le bruit des torrents, la +terre partout inclinée, des haies vives, une végétation abondante, un +pré universel prolongé sous les hêtres épars et sous les châtaigniers +jusqu'aux sapins de la montagne: tel est Charrières. Dès le même soir je +pris des arrangements avec le fermier; puis j'allai voir le propriétaire +qui demeure à Montey, une demi-lieue plus loin. Il me fit les offres les +plus obligeantes. Nous convînmes aussitôt, mais d'une manière moins +favorable pour moi que sa première proposition. Ce qu'il voulait +d'abord, n'eût pu être accepté que par un ami; et ce qu'il me força +d'accepter, eût paru généreux de la part d'une ancienne connaissance. Il +faut que cette manière d'agir soit comme naturelle dans quelques lieux, +surtout dans certaines familles. Lorsque j'en parlai dans la sienne à +St.-Maurice, je ne vis point que cela surprît personne. + +Je veux jouir de Charrières avant l'hiver. Je veux y être pour la +récolte des châtaignes, et j'ai bien résolu de ne pas perdre la +tranquille automne. + +Dans vingt jours je prends possession de la maison, de la châtaigneraie, +d'une partie des prés et des vergers. Je laisse aux fermiers l'autre +partie des pâturages et des fruits, le jardin potager, l'endroit destiné +au chanvre, et surtout le terrain labouré. + +Le ruisseau traverse circulairement la partie que je me suis réservée. +Ce sont les plus mauvaises terres, mais les plus beaux ombrages et les +recoins les plus solitaires. La mousse y nuit à la récolte des foins; +les châtaigniers, trop pressés, y donnent peu de fruit; l'on n'y a +ménagé aucune vue sur la longue vallée du Rhône; tout y est sauvage et +abandonné: on n'a pas même débarrassé un endroit resserré entre les +rocs, où les arbres renversés par le vent et consumés de vétusté, +arrêtent la vase et forment une sorte de digue: des aunes et des +coudriers y prirent racine, et rendent ce passage comme impénétrable. +Cependant le ruisseau filtre à travers ces débris; il en sort tout +rempli d'écume pour former un bassin naturel d'une grande pureté. De-là +il s'échappe entre les rocs; il roule sur la mousse ses flots +précipités; et, beaucoup plus bas, il ralentit son cours, quitte les +ombrages, et passe devant la maison sous un pont de trois planches de +sapin. + +On dit que les loups chassés par l'abondance des neiges, descendent, en +hiver, chercher jusques-là les os et les restes des viandes qu'il faut à +l'homme même dans les vallées pastorales. La crainte de ces animaux a +longtemps laissé cette demeure inhabitée. Pour moi ce n'est pas les +loups que j'y craindrai. Que les hommes me laissent libres, du moins +près de leurs antres! + + + + +LETTRE VI. + +DATX +St.-Maurice, 26 Août, I. + + +Un instant peut changer nos affections, mais ces instants sont rares. + +C'était hier: j'ai remis au lendemain pour vous écrire; je ne voulais +pas que ce trouble passât si vite. J'ai senti que je touchais quelque +chose dans le vide. J'avais comme de la joie, je me suis laissé aller; +il est toujours bon de savoir ce que c'est. + +N'allez pas rire de moi, parce que j'ai fait tout un jour comme si je +perdais la raison. Il s'en est peu fallu, je vous assure, que je n'aie +été assez simple pour ne pas soutenir ma folie un quart-d'heure. + +J'entrais à St.-Maurice. Une voiture de voyage allait au pas, et +plusieurs personnes descendaient aussi le pont. Vous savez déjà que de +ce nombre était une femme. Mon habillement français me fit apparemment +remarquer; je fus salué. Sa bouche est ronde; son regard......... pour +sa taille, pour tout le reste, je ne le sais pas plus que je ne sais son +âge: je ne m'inquiète pas de tout cela: il se peut même qu'elle ne soit +pas très-jolie. + +Je n'ai point examiné dans quelle auberge ils allaient, mais je suis +resté à St.-Maurice. Je crois que l'aubergiste, (c'est chez lui que je +vais toujours) m'aura mis à la même table parce qu'ils sont Français: il +me semble qu'il me l'a proposé. Vous pensez bien que je n'ai pas fait +chercher quelque chose de délicat pour le dessert afin de lui en offrir. + +J'ai passé le reste de la journée près du Rhône. Ils doivent être partis +ce matin; ils vont jusqu'à Sion: c'est le chemin de Leuck, où l'un des +voyageurs va prendre les bains. On dit que la route est belle. + +C'est une chose étonnante que l'accablement où un homme qui a quelque +force laisse consumer sa vie, pendant qu'il faut si peu pour le tirer de +sa léthargie. + +Croyez-vous qu'un homme qui achève son âge sans avoir aimé, soit +vraiment entré dans les mystères de la vie, que son coeur lui soit bien +connu, et que l'étendue de son existence lui soit dévoilée! Il me semble +qu'il est resté comme en suspens; et qu'il n'a vu que de loin ce que le +monde aurait été pour lui. + +Je ne me tais pas avec vous, parce que vous ne direz point: le voilà +amoureux. Jamais ce sot mot, qui rend ridicule celui qui le dit ou celui +de qui on le dit, ne sera dit de moi, je l'espère, par d'autres que par +des sots. + +Quand deux verres de punch ont écarté nos défiances, ont pressé nos +idées, dans cette impulsion qui nous soutient, nous croyons que +désormais nous allons avoir plus de force dans le caractère et vivre +plus libres; mais le lendemain matin nous nous ennuyons un peu plus. + +Si le temps n'était pas à l'orage, je ne sais comment je passerais la +journée: mais le tonnerre retentit déjà dans les rochers, le vent +devient très-violent; j'aime beaucoup tout ce mouvement des airs. S'il +pleut l'après-midi, il y aura de la fraîcheur, et du moins je pourrai +lire auprès du feu. + +Le courrier qui va arriver dans une heure, doit m'apporter des livres +depuis Lausanne où je suis abonné; mais s'il m'oublie, je ferai mieux, +et le temps se trouvera passé de même; je vous écrirai, pourvu que j'aie +seulement le courage de commencer. + + + + +LETTRE VII. + +DATX +St.-Maurice, 3 Septembre, I. + + +Je suis monté hier jusqu'à la région des glaces perpétuelles, sur la +dent du Midi. Avant que le soleil parût dans la vallée, j'étais déjà +parvenu sur le massif de roc qui domine la ville, et je traversais le +replain[15] en partie cultivé, qui le couvre. Je continuai par une pente +rapide, à travers d'épaisses forêts de sapins dont plusieurs parties +furent couchées par d'anciens hivers: ruines fécondes, vaste et confus +amas d'une végétation morte et reproduite de ses vieux débris. A huit +heures j'atteignis le sommet découvert qui surmonte cette pente, et qui +forme le premier degré remarquable de la musse étonnante dont la cime +restait encore si loin de moi. Alors je renvoyai mon guide, je m'essayai +avec mes propres forces; je voulais que rien de mercenaire n'altérât +cette liberté alpestre, et que nul homme de la plaine n'affaiblît +l'austérité d'une région sauvage. Je sentis s'agrandir mon être ainsi +livré seul aux obstacles et aux dangers d'une nature difficile, loin des +entraves factices et de l'industrieuse oppression des hommes. + +Je voyais avec une sorte de fermeté voluptueuse, s'éloigner rapidement +le seul homme que je dusse trouver dans ces vastes précipices. Je +laissai à terre montre, argent, tout ce qui était sur moi, et à-peu-près +tous mes vêtements, et je m'éloignai sans prendre soin de les cacher. +Ainsi, direz-vous, le premier acte de mon indépendance fut au moins une +bizarrerie; et je ressemblai à ces enfants trop contraints, qui ne font +que des étourderies lorsqu'on les laisse à eux-mêmes. Je conviens qu'il +y eut bien quelque puérilité dans mon empressement de tout abandonner, +et dans accoutrement nouveau; mais enfin j'en marchais plus à mon aise, +et tenant le plus souvent entre les dents la branche que j'avais coupée +pour m'aider dans les descentes, je me mis à gravir avec les mains la +crête de rocs qui joint ce sommet secondaire à la masse principale. +Plusieurs fois je me traînai entre deux abîmes dont je n'apercevais pas +le fond. Je parvins ainsi jusqu'aux granits. + +Mon guide m'avait dit que je ne pourrais pas m'élever davantage. Je fus +en effet arrêté longtemps; mais enfin je trouvai, en redescendant un +peu, des passages plus praticables; et les gravissant avec l'audace d'un +montagnard, j'arrivai à une sorte de bassin rempli d'une neige glacée et +encroûtée que les étés n'ont jamais fondue. Je montai encore beaucoup; +mais, parvenu au pied du pic le plus élevé de toute la dent, je ne pus +en atteindre la pointe dont l'escarpement se trouvait à peine incliné, +et qui m'a paru passer d'environ cinq cents pieds le point où j'étais. + +Quoique j'eusse traversé peu de neiges, comme je n'avais pris aucunes +précautions contre elles, mes yeux fatigués de leur éclat et brûlés par +la réflexion du soleil de midi sur leur surface glacée, ne purent bien +discerner les objets. D'ailleurs beaucoup des sommets que j'apercevais +me sont inconnus: je n'ai pu être certain que des plus remarquables. +Depuis que je suis en Suisse, je ne lis que de Saussure, Bourrit, +Tableaux de la Suisse, etc., mais je suis encore fort étranger dans les +Alpes. Je n'ai pu néanmoins méconnaître la cime colossale du Mont-Blanc +qui s'élevait sensiblement au-dessus de moi; celle du Velan; une autre +plus éloignée, mais plus haute, que je suppose être le Mont-Rosa; et la +dent de Morcle, de l'autre côté de la vallée, vis-à-vis, près de moi, +mais plus bas, par de-là les abîmes. Le bloc de granit que je ne pouvais +monter nuisait beaucoup à la partie la plus frappante peut-être de cet +immense tableau. C'est derrière lui que s'étendaient les longues +profondeurs du Valais, bordées de l'un et de l'autre côté par les +glaciers de Sanetz, de Lauter-brunnen et des Pennines, et terminées par +les dômes du Gothard et du Titlis, les neiges de la Furca, les pyramides +du Schreckhorn et du Finster-aar-horn. + +Mais cette vue des sommets abaissés sous les pieds de l'homme: cette vue +si grande, si imposante, si éloignée de la monotone nullité du paysage +des plaines, n'était pas encore ce que je cherchais dans la nature +libre, dans l'immobilité silencieuse, dans l'air pur. Sur les terres +basses, c'est une nécessité que l'homme naturel soit sans cesse altéré; +en respirant cette atmosphère sociale si épaisse, si orageuse, si pleine +de fermentation, toujours ébranlée par le bruit des arts, le fracas des +plaisirs ostensibles, les cris de la haine et les perpétuels +gémissements de l'anxiété et des douleurs. Mais là, sur ces monts +déserts, où le ciel est plus immense; où l'air est plus fixe, et les +temps moins rapides, et la vie plus permanente: là, la nature entière +exprime éloquemment un ordre plus grand, une harmonie plus visible, un +ensemble éternel: là, l'homme retrouve sa forme altérable mais +indestructible; il respire l'air sauvage loin des émanations sociales; +son être est à lui comme à l'univers: il vit d'une vie réelle dans +l'unité sublime. + +Voilà ce que je voulais éprouver; ce que je cherchais du moins. +Incertain de moi-même dans l'ordre de choses arrangé à grands frais par +d'ingénieux enfants[16], je suis monté demander à la nature pourquoi je +suis mal au milieu d'eux. Je voulais savoir enfin si mon existence est +étrangère dans l'ordre humain, ou si l'ordre social actuel s'éloigne de +l'harmonie éternelle, comme une sorte d'irrégularité ou d'exception +accidentelle dans le mouvement du monde. Enfin je crois être sûr de moi. +Il est des moments qui dissipent la défiance, les prévenions, les +incertitudes; et où l'on connaît ce qui est, par une impérieuse et +inébranlable conviction. + +Qu'il soit donc ainsi. Je vivrai misérable et presque ridicule sur une +terre assujettie aux caprices de ce monde éphémère; opposant à mes +ennuis cette conviction qui me place intérieurement auprès de l'homme +tel qu'il serait. Et s'il se rencontre quelqu'un d'un caractère assez +peu flexible pour que son être formé sur le modèle antérieur, ne puisse +être livré aux empreintes sociales: si, dis-je, le hasard me fait +rencontrer un tel homme, nous nous entendrons; il me restera; je serai à +lui pour toujours; nous reporterons l'un vers l'autre nos rapports avec +le reste du monde; et, quittés des autres hommes dont nous plaindrions +les vains besoins, nous suivrons, s'il se peut, une vie plus naturelle, +plus égale. Cependant qui pourra dire si elle serait plus heureuse, sans +accord avec les choses, et passée au milieu des peuples souffrants? + +Je ne saurais vous donner une idée juste de ce monde nouveau; ni vous +exprimer la permanence des monts, dans une langue des plaines. Les +heures m'y semblaient à-la-fois et plus tranquilles et plus fécondes: et +comme si le roulement des astres eût été ralenti dans le calme +universel, je trouvais dans la lenteur et l'énergie de ma pensée, une +succession que rien ne précipitait et qui pourtant devançait son cours +habituel. Quand je voulus estimer sa durée, je vis que le soleil ne +l'avait pas suivie; et je jugeai que le sentiment de l'existence est +réellement plus pesant et plus stérile dans l'agitation des terres +humaines. Je vis que malgré la lenteur des mouvements apparents, c'est +dans les montagnes, sur leurs cimes paisibles, que la pensée, moins +pressée, est plus véritablement active: l'homme des vallées consume, +sans en jouir, sa durée inquiète et irritable; semblable à ces insectes +toujours mobiles qui perdent leurs efforts en vaines oscillations, et +que d'autres, aussi faibles mais plus tranquilles, laissent derrière eux +dans leur marche directe et toujours soutenue. + +La journée était ardente, l'horizon fumeux, et les vallées vaporeuses. +L'éclat des glaces remplissait l'atmosphère inférieure de leurs reflets +lumineux; mais une pureté inconnue semblait essentielle à l'air que je +respirais. A cette hauteur, nulle exhalaison des lieux bas, nul accident +de lumière ne troublait, ne divisait la vague et sombre profondeur des +cieux. Leur couleur apparente n'était plus ce bleu pâle et éclairé, doux +revêtement des plaines, agréable et délicat mélange qui forme à la terre +habitée une enceinte visible où l'oeil se repose et s'arrête. Là l'éther +indiscernable laissait la vue se perdre dans l'immensité sans bornes; au +milieu de l'éclat du soleil et des glacières, chercher d'autres mondes +et d'autres soleils comme sous le vaste ciel des nuits; et par-dessus +l'atmosphère embrasée des feux du jour, pénétrer un univers nocturne. + +Insensiblement des vapeurs s'élevèrent des glacières et formèrent des +nuages sous mes pieds. L'éclat des neiges ne fatigua plus mes yeux, et +le ciel devint plus sombre encore et plus profond. Un brouillard couvrit +les Alpes, quelques pics isolés sortaient seuls de cet océan de vapeurs; +de filets de neige éclatante retenus dans les fentes de leurs aspérités, +rendaient le granit plus noir et plus sévère. Le dôme neigeux du +Mont-Blanc élevait sa masse inébranlable sur cette mer grise et mobile, +sur ces brumes amoncelées que le vent creusait et soulevait en ondes +immenses. Un point noir parut dans leurs abîmes; il s'éleva rapidement, +il vint droit à moi, c'était le puissant aigle des Alpes, ses ailes +étaient humides et son oeil farouche; il cherchait une proie, mais à la +vue d'un homme il se mit à fuir avec un cri sinistre, il disparut en se +précipitant dans les nuages. Ce cri fut vingt fois répété; mais par des +sons secs, sans aucun prolongement, semblables à autant de cris isolés +dans le silence universel. Puis tout rentra dans un calme absolu; comme +si le son lui-même eût cessé d'être, et que la propriété des corps +sonores eût été effacée de l'univers. Jamais le silence n'a été connu +dans les vallées tumultueuses: ce n'est que sur les cimes froides que +règne cette immobilité, cette solennelle permanence que nulle langue +n'exprimera, que l'imagination n'atteindra pas. Sans les souvenirs +apportés des plaines, l'homme n'y pourrait croire qu'il soit hors de lui +quelque mouvement dans la nature; le cours même des astres lui serait +inexplicable; et jusqu'aux variations des vapeurs tout lui semblerait +subsister dans le changement même. Chaque moment présent lui paraissant +continu, il aurait la certitude sans avoir jamais le sentiment de la +succession des choses; et les perpétuelles mutations de l'univers +seraient à sa pensée un mystère impénétrable. + +Je voudrais avoir conservé des traces plus sûres non pas de mes +sensations générales dans ces contrées muettes, elles ne seront point +oubliées, mais des idées qu'elles amenèrent et dont ma mémoire n'a +presque rien gardé. Dans des lieux si différents, l'imagination peut à +peine rappeler un ordre de pensées que semblent repousser tous les +objets présents. Il eût fallu écrire ce que j'éprouvais; mais alors +j'eusse bientôt cessé de sentir d'une manière extraordinaire. Il y a +dans ce soin de conserver sa pensée pour la retrouver ailleurs, quelque +chose de servile, et qui tient aux soins d'une vie dépendante. Ce n'est +pas dans les moments d'énergie que l'on s'occupe des autres temps ou des +autres hommes: on ne penserait pas alors pour des convenances factices, +pour la renommée, ou même pour l'utilité publique. On est plus naturel, +on ne pense pas même pour user du moment présent: on ne commande pas à +ses idées, on ne veut pas réfléchir, on ne demande pas à son esprit +d'approfondir une matière, de découvrir des choses cachées, de trouver +ce qui n'a pas été dit. La pensée n'est pas active et réglée, mais +passive et libre: on songe, on s'abandonne; on est profond sans esprit, +grand sans enthousiasme, énergique sans volonté; on rêve, on ne médite +point. Ne soyez pas surpris que je n'aie rien à vous dire après avoir eu +pendant plus de six heures des sensations et des idées que ma vie +entière ne ramènera peut-être pas. Vous savez comment fut trompée +l'attente de ces hommes du Dauphiné qui herborisaient avec J.-J. Ils +parvinrent à un sommet dont la position était propre à échauffer un +génie poétique: ils attendaient un beau morceau d'éloquence; l'auteur de +Julie s'assit à terre, se mit à jouer avec quelques brins d'herbe, et ne +dit mot. + +Il pouvait être cinq heures lorsque je remarquai combien les ombres +s'allongeaient, et que j'éprouvai quelque froid dans l'angle ouvert au +couchant où j'étais resté longtemps immobile sur le granit. Je n'y +pouvais prendre de mouvement: la marche était trop difficile sur ces +escarpements. Les vapeurs étaient dissipées; et je vis que la soirée +serait belle, même dans les vallées. + +J'aurais été dans un vrai danger si les nuages se fussent épaissis; mais +je n'y avais pas songé jusqu'à ce moment. La couche d'air grossier qui +enveloppe la terre m'était trop étrangère dans l'air pur que je +respirais, vers les confins de l'éther: et toute prudence s'était +éloignée de moi, comme si elle n'eût été qu'une convenance de la vie +factice. + +En redescendant sur la terre habitée, je sentis que je reprenais la +longue chaîne des sollicitudes et des ennuis. Je rentrai a dix heures: +la lune donnait sur ma fenêtre. Le Rhône roulait avec bruit: il ne +faisait aucun vent; tout dormait dans la ville. Je songeai aux monts que +je quittais, à Charrières que je vais habiter, à la liberté que je me +suis donnée. + + + + +LETTRE VIII. + +DATX +St.-Maurice, 14 septembre, I. + + +Je reviens d'une course de plusieurs jours dans les montagnes. Je ne +vous en dirai rien; j'ai bien d'autres choses à vous apprendre. J'avais +découvert un site étonnant, et je me promettais d'y retourner plusieurs +fois, car il n'est pas loin de St.-Maurice. Avant de me coucher, +j'ouvris une lettre; elle n'était point de votre écriture: le mot +pressée, écrit d'une manière très-apparente, me donna de l'inquiétude. +Tout est suspect à celui qui n'échappe qu'avec peine à d'anciennes +contraintes. Dans mon repos, tout changement devait me répugner; je +n'attendais rien de favorable, et je pouvais beaucoup craindre. + +Je crois que vous soupçonnerez facilement ce dont il s'agit. Je fus +frappé, accablé; puis je me décidai à tout négliger, à tout surmonter, +à abandonner pour toujours ce qui me rapprocherait des choses que j'ai +quittées. Cependant après bien des incertitudes, plus sensé ou plus +faible, j'ai cru voir qu'il fallait perdre un temps pour assurer le +repos de l'avenir. Je cède; j'abandonne Charrières, et je me prépare à +partir. Nous parlerons de cette malheureuse affaire. + +Ce matin je ne pouvais supporter la pensée d'un si grand changement; et +même je me mis à délibérer de nouveau. Enfin j'allai à Charrières +prendre d'autres dispositions et annoncer mon départ. C'est là que je me +suis décidé irrévocablement. Je voulais écarter l'idée de la saison qui +s'avance, et des ennuis dont je sens déjà le poids. J'ai été dans les +prés; on les fauchait pour la dernière fois. Je me suis arrêté sur un +roc pour ne voir que le ciel, il se voilait de brumes. J'ai regardé les +châtaigniers, j'ai vu des feuilles qui tombaient. Alors je me suis +rapproché du ruisseau, comme si j'eusse craint qu'il ne fût aussi tari; +mais il coulait toujours. + +Inexplicable nécessité des choses humaines! Je vais à Lyon. J'irai à +Paris, voilà qui est résolu. Adieu. Plaignons l'homme qui trouve bien +peu, et à qui ce peu est encore enlevé. + +Enfin, du moins, nous nous verrons à Lyon. + + + + +LETTRE IX. + +DATX +Lyon; 22 Octobre, I. + + +Je partis pour Méterville le surlendemain de votre départ de Lyon. J'y +ai passé dix-huit jours. Vous savez quelle inquiétude m'environne, et de +quels misérables soins je suis embarrassé sans avoir rien de +satisfaisant à m'en promettre. Mais attendant une lettre qui ne pouvait +arriver qu'au bout de douze à quinze jours, j'allai passer ce temps à +Méterville. + +Si je ne sais pas rester indifférent et calme au milieu des ennuis dont +je dois m'occuper, et dont l'issue paraît dépendre de moi; je me sens au +moins capable de les oublier absolument dès que je n'y puis rien faire. +Je sais attendre avec sécurité l'avenir quelque alarmant qu'il puisse +être, dès que le soin de le prévenir ne demandant plus mon attention +présente, je puis en suspendre le souvenir et en détourner ma pensée. + +En effet je ne chercherais pas, pour les plus beaux jours de ma vie, une +paix plus profonde que la sécurité de ce court intervalle. Il fut +pourtant obtenu entre des sollicitudes dont le terme ne saurait être +prévu: et comment? par des moyens si simples qu'ils feraient rire tant +d'hommes à qui ce calme ne sera jamais connu. + +Cette terre est peu considérable, et dans une situation plus tranquille +que brillante. Vous connaissez ses maîtres, leurs caractères, leurs +procédés, leur amitié simple, leurs manières attachantes. J'y arrivai +dans un moment favorable. On devait le lendemain commencer à cueillir le +raisin d'un grand treillage exposé au midi et qui regarde les bois +d'Armand. Il fut décidé à souper que ce raisin destiné à faire une pièce +de vin soigné, serait cueilli par nos mains seules, et avec choix, pour +laisser quelque jours à la maturité des grappes les moins avancées. Le +lendemain, dès que le brouillard fut un peu dissipé, je mis un van sur +une brouette; et j'allais le premier au fonds du clos commencer la +récolte: je la fis presque seul, sans chercher un moyen plus prompt; +j'aimais cette lenteur; je voyais à regret quelqu'autre y travailler: +elle dura, je crois, douze jours. Ma brouette allait et revenait dans +des chemins négligés et remplis d'une herbe humide; je choisissais les +moins unis, les plus difficiles: et les jours coulaient ainsi dans +l'oubli, au milieu des brouillards, parmi les fruits, au soleil +d'automne. Et quand le soir était venu, on versait du thé dans du lait +encore chaud; on riait des hommes qui cherchent le plaisir, on se +promenait derrière de vieilles charmilles, et l'on se couchait content. +J'ai vu les vanités de la vie, et je porte en mon coeur l'ardent principe +de ses plus vastes passions. J'y porte aussi le sentiment des grandes +choses sociales, et celui de l'ordre philosophique: j'ai lu Marc-Auréle, +il ne m'a point surpris; je conçois les vertus difficiles, et jusqu'à +l'héroïsme des monastères. Tout cela peut animer mon âme, et ne la +remplit pas. Cette brouette que je charge de fruit et pousse doucement, +la soutient mieux. Il semble qu'elle voiture paisiblement mes heures, et +que son mouvement utile et lent, sa marche mesurée conviennent à +l'habitude ordinaire de la vie. + + + + +LETTRE X. + +DATX +Paris, 20 juin, seconde année. + + +Rien ne se termine: les misérables affaires qui me retiennent ici se +prolongent chaque jour; et plus je m'irrite de ces retards, plus leur +terme devient incertain. Les faiseurs d'affaires pressent les choses +avec le sang froid de gens à qui leur durée est habituelle, et qui +d'ailleurs se plaisent dans cette marche lente et embarrassée digne de +leur âme astucieuse, et si commode pour leurs ruses cachées. J'aurais +plus de mal à vous en dire s'ils m'en faisaient moins: au reste vous +savez mon opinion constante sur ce métier que j'ai toujours regardé +comme le plus plat et le plus funeste. Un homme de loi me promène de +difficultés en difficultés: croyant que je dois être intéressé et sans +droiture, il marchande pour sa partie; il pense, en m'excédant de +lenteurs et de formalités, me réduire à donner ce que je ne puis +accorder, puisque je ne l'ai pas. Ainsi après avoir passé six mois à +Lyon malgré moi, je suis encore condamné à en passer davantage peut-être +ici. + +L'année s'écoule: en voilà une encore à retrancher de mon existence. +J'ai perdu le printemps presque sans murmure, mais l'été dans Paris! Je +passe une partie du temps dans les dégoûts inséparables de ce qu'on +appelle faire ses affaires: et quand je voudrais rester en repos le +reste du jour, et chercher dans ma demeure une sorte d'asile contre ces +longs ennuis, j'y trouve un ennui plus intolérable. J'y suis dans le +silence au milieu du bruit; et seul je n'ai rien à faire dans un monde +turbulent. Il n'y a point ici de milieu entre l'inquiétude et +l'inaction; il faut s'ennuyer si l'on n'a des affaires et des passions. +Je suis là, ne sachant que faire, dans ma chambre ébranlée du +retentissement perpétuel de tous les cris, de tous les travaux, de toute +l'inquiétude d'un peuple actif. J'ai sous ma fenêtre une sorte de place +publique remplie de charlatans, de faiseurs de tours, de marchandes de +fruits et de crieurs de tous genres. Vis-à-vis est le mur élevé d'un +monument public; le soleil l'éclaire depuis deux heures jusqu'au soir: +cette masse blanche et aride tranche durement sur le ciel bleu; et les +plus beaux jours sont pour moi les plus pénibles. Un colporteur +infatigable répète les titres de ses journaux: sa voix dure et monotone +semble ajouter à l'aridité de cette place brûlée du soleil: et si +j'entends quelque blanchisseuse chanter à sa fenêtre sous les toits, je +perds patience et je m'en vais. Voici trois jours qu'un pauvre estropié +et ulcéré se place au coin d'une rue tout près de moi, et là il demande +d'une voix élevée et lamentable durant douze grandes heures. Imaginez +l'effet de cette plainte répétée à intervalles égaux pendant les beaux +jours fixes. Il faut que je reste dehors tout le jour jusqu'à ce qu'il +change de place. Mais où aller? je connais ici très-peu de monde; ce +serait un grand hasard que dans si peu de personnes il y en eût une +seule à qui je convinsse: aussi ne vais-je nulle part. Pour les +promenades publiques il y en a de fort belles à Paris; mais pas une où +je puisse rester une demi-heure sans ennui. + +Je ne connais rien qui fatigue tant nos jours que cette perpétuelle +lenteur de toutes choses. Elle retient sans cesse dans un état +d'attente: elle fait que la vie s'écoule avant que l'on ait atteint le +point où l'on prétendait commencer à vivre. De quoi me plaindrai-je +pourtant? combien peu d'hommes ne perdent pas leur vie! Et ceux qui la +passent dans les cachots construits par la bienfaisance des lois! Mais +comment peut-il se résoudre à vivre celui qui supporte dans un cachot +vingt années de jeunesse? il ignore toujours combien il y doit rester +encore: si le moment de la délivrance était proche! J'oubliais ceux qui +n'oseraient finir volontairement: les hommes ne leur ont pas au moins +permis de mourir. Et nous osons gémir sur nous-mêmes! + + + + +LETTRE XI. + +DATX +Paris, 27 juin, II. + + +Je passe assez souvent deux heures à la bibliothèque: non pas +précisément pour m'instruire, ce désir-là se refroidit sensiblement; +mais parce que ne sachant trop avec quoi remplir ces heures qui pourtant +coulent irréparables, je les trouve moins pénibles quand je les emploie +au dehors, que s'il faut les consumer chez moi. Des occupations un peu +commandées me conviennent dans mon découragement: trop de liberté me +laisserait dans l'indolence. J'ai plus de tranquillité entre des gens +silencieux comme moi, que seul au milieu d'une population tumultueuse. +J'aime ces longues salles, les unes solitaires, les autres remplies de +gens attentifs, antique et froid dépôt des efforts et de toutes les +vanités humaines. + +Quand je lis Bougainville, Chardin, Laloubère, je me pénètre de +l'ancienne mémoire des terres épuisées, de la renommée d'une sagesse +lointaine, ou de la jeunesse des îles heureuses: mais oubliant enfin et +Persépolis, et Benarès, et Tinian même, je réunis les temps et les lieux +dans le point présent où les conceptions humaines les perçoivent tous. +Je vois ces esprits avides qui acquièrent dans le silence et la +contention, tandis que l'éternel oubli, roulant sur leurs têtes savantes +et séduites, amène leur mort nécessaire, et va dissiper en un moment de +la nature, et leur être, et leur pensée, et leur siècle. + +Les salles environnent une cour longue, tranquille, couverte d'herbe, où +sont deux ou trois statues, quelques ruines, et un bassin d'eau verte +qui paraît ancienne comme ces monuments. Je sors rarement sans m'arrêter +un quart-d'heure dans cette enceinte silencieuse. J'aime à rêver en +marchant sur ces vieux pavés que l'on a tirés des carrières, pour +préparer aux pieds de l'homme une surface sèche et stérile. Mais le tem +et l'abandon les remettent en quelque sorte sous la terre en les +recouvrant d'une couche nouvelle, et en redonnant au sol sa végétation +et des teintes de son aspect naturel. Quelquefois je trouve ces pavés +plus éloquents que les livres que je viens d'admirer. + +Hier, en consultant l'Encyclopédie, j'ouvris le volume à un endroit que +je ne cherchais pas, et je ne me rappelle pas quel était cet article: +mais il s'agissait d'un homme qui, fatigué d'agitations et de revers, se +jeta dans une solitude absolue par une de ces résolutions victorieuses +des obstacles, et qui font qu'on s'applaudit tous les jours d'en avoir +eu un de volonté, forte. L'idée de cette vie indépendante n'a rappelé à +mon imagination ni les libres solitudes de l'Imaüs, ni les îles faciles +de la Pacifique, ni les Alpes plus accessibles et déjà tant regrettées. +Mais un souvenir distinct, m'a présenté d'une manière frappante, et avec +une sorte de surprise et d'inspiration, les rochers stériles et les bois +de Fontainebleau. + +Il faut que je vous parle davantage de ce lieu un peu étranger au milieu +de nos campagnes. Vous comprendrez mieux alors comment je m'y suis +fortement attaché. + +Vous savez que, jeune encore, je demeurai quelques années à Paris. Les +parents avec qui j'étais, malgré leur goût pour la ville, passèrent +plusieurs fois le mois de septembre à la campagne chez des amis. Une +année ce fut à Fontainebleau, et deux autres fois depuis nous allâmes +chez ces mêmes personnes qui demeurèrent alors au pied de la forêt, vers +la rivière. J'avais, je crois, quatorze, quinze et dix-sept ans lorsque +je vis Fontainebleau. Après une enfance casanière, inactive et ennuyée, +si je sentais en homme à certains égards, j'étais enfant à beaucoup +d'autres. Embarrassé, incertain; pressentant tout peut-être, mais ne +connaissant rien; étranger à ce qui m'environnait, je n'avais d'autre +caractère décidé que d'être inquiet et malheureux. La première fois je +n'allais point seul dans la forêt; je me rappelle peu de ce que j'y +éprouvais, je sais seulement que je préférai ce lieu à tous ceux que +j'avais vus, et qu'il fut le seul où je désirai de retourner. L'année +suivante, je parcourus avidement ces solitudes; je m'y égarais à +dessein, content lorsque j'avais perdu toute trace de ma route et que je +n'apercevais aucun chemin fréquenté. Quand j'atteignais l'extrémité de +la forêt, je voyais avec peine ces vastes plaines nues et ces rochers +dans l'éloignement. Je retournais aussitôt, je m'enfonçais dans le plus +épais du bois; et quand je trouvais un endroit découvert et fermé de +toutes parts, où je ne voyais que des sables et des genièvres, +j'éprouvais un sentiment de paix, de liberté, de joie sauvage, pouvoir +de la nature sentie pour la première fois dans l'âge facilement heureux. +Je n'étais pas gai pourtant: presque heureux, je n'avais que l'agitation +du bien-être. Je m'ennuyais en jouissant, et je rentrais toujours +triste. Plusieurs fois j'étais dans les bois avant que le soleil parût. +Je gravissais les sommets encore dans l'ombre; je me mouillais dans la +bruyère pleine de rosée; et quand le soleil paraissait, je regrettais +la clarté incertaine qui précède l'aurore. J'aimais les fondrières, les +vallons obscurs, les bois épais; j'aimais les collines couvertes de +bruyère; j'aimais beaucoup les grès renversés et les rocs ruineux; +j'aimais bien plus ces sables vastes et mobiles, dont nul pas d'homme ne +marquait l'aride surface sillonnée çà et là par la trace inquiète de la +biche ou du lièvre en fuite. Quand j'entendais un écureuil, quand je +faisais partir un daim, je m'arrêtais, j'étais assez bien, et pour un +moment je ne cherchais plus rien. C'est à cette époque que je remarquai +le bouleau, arbre solitaire qui m'attristait déjà et que depuis je ne +rencontre jamais sans plaisir. J'aime le bouleau; j'aime cette écorce +blanche, lisse et crevassée; cette tige agreste; ces branches qui +s'inclinent vers la terre; la mobilité des feuilles; et tout cet +abandon, simplicité de la nature, attitude des déserts. + +Temps perdus, et qu'on ne saurait oublier! Illusion trop vaine d'une +sensibilité expansive! Que l'homme est grand dans son inexpérience: +qu'il serait fécond, si le regard froid de son semblable, si le souffle +aride de l'injustice ne venait pas sécher son coeur! J'avais besoin de +bonheur. J'étais né pour souffrir. Vous connaissez ces jours sombres, +voisins des frimas, dont l'aurore elle-même épaississant les brumes, ne +commence la lumière que par des traits sinistres d'une couleur ardente +sur les nues amoncelées. Ce voile ténébreux, ces rafales orageuses, ces +lueurs pâles, ces sifflements à travers les arbres qui plient et +frémissent, ces déchirements prolongés semblables à des gémissements +funèbres: voilà le matin de la vie: à midi, des tempêtes plus froides et +plus continues; le soir, des ténèbres plus épaisses: et la journée de +l'homme est achevée. + +Le prestige spécieux, infini, qui naît avec le coeur de l'homme, et qui +semblait devoir subsister autant que lui, se ranima un jour: j'allai +jusqu'à croire que j'aurais des désirs satisfaits. Ce feu subit et trop +impétueux, brûla dans le vide, et s'éteignit sans avoir rien éclairé. +Ainsi, dans la saison des orages, apparaissent pour l'effroi de l'être +vivant, des éclairs instantanés dans la nuit ténébreuse. + +C'était en mars: j'étais à Lu.** Il y avait des violettes au pied des +buissons et des lilas, dans un petit pré bien printanier, bien +tranquille, incliné au soleil de midi. La maison était au-dessus, +beaucoup plus haut. Un jardin en terrasse ôtait la vue des fenêtres. +Sous le pré, des rocs difficiles et droits comme des murs: au fonds, un +large torrent; et par de-là, d'autres rochers couverts de prés, de +haies, et de sapins! Les murs antiques de la ville passaient à travers +tout cela: il y avait un hibou dans leurs vieilles tours. Le soir, la +lune éclairait: des cors se répondaient dans l'éloignement; et la voix +que je n'entendrai plus....! Tout cela m'a trompé. Ma vie n'a encore eu +que cette seule erreur. Pourquoi donc ce souvenir de Fontainebleau, et +non pas celui de Lu?** + + + + +LETTRE XII. + +DATX +28 juillet, II. + + +Enfin je me crois dans le désert. Il y a ici des espaces où l'on +n'aperçoit aucune trace d'hommes. Je me suis soustrait pour une saison, +à ces soins inquiets qui usent notre durée, qui confondent notre vie +avec les ténèbres qui la précèdent et les ténèbres qui la suivent, ne +lui laissant d'autre avantage que d'être elle-même un néant moins +tranquille. + +Quand je passai, le soir, le long de la forêt, et que je descendis à +Valvin, sous les bois, dans le silence, il me sembla que j'allais me +perdre dans des torrents, des fondrières, des lieux romantiques et +terribles. J'ai trouvé des collines de grès culbutés, des formes +petites, un sol assez plat et à peine pittoresque: mais le silence, et +l'abandon, et la stérilité m'ont suffi. + +Entendez-vous bien le plaisir que je sens quand mon pied s'enfonce dans +un sable mobile et brûlant: quand j'avance avec peine, et qu'il n'y a +point d'eau, point de fraîcheur, point d'ombrage? Je vois un espace +inculte et muet; des roches ruineuses, dépouillées et ébranlées: et les +forces de la nature assujetties à la force des temps. N'est-ce pas comme +si j'étais paisible, quand je trouve, au-dehors, sous le ciel ardent, +d'autres difficultés et d'autres excès que ceux de mon coeur. + +Je ne m'oriente point: au contraire, je m'égare quand je puis. Souvent +je vais en ligne droite, sans suivre de sentiers. Je cherche à ne +conserver aucun renseignement, et à ne pas connaître la forêt, afin +d'avoir toujours quelque chose à y trouver. Il y a un chemin que j'aime +à suivre: il décrit un cercle comme la forêt elle-même, en sorte qu'il +ne va ni aux plaines ni à la ville; il ne suit aucune direction +ordinaire; il n'est ni dans les vallons, ni sur les hauteurs; il semble +n'avoir point de fin; il passe à travers tout, et n'arrive à rien: je +crois que j'y marcherais toute ma vie. + +Le soir, il faut bien rentrer, dites-vous; et vous plaisantez déjà de ma +prétendue solitude: mais vous vous trompez; vous me croyez à +Fontainebleau, ou dans un village, dans une chaumière. Rien de tout +cela. Je n'aime pas plus les maisons _champêtres_ de ces pays-ci que +leurs villages, ni leurs villages que leurs villes. Si je condamne le +faste, je hais la misère. Autrement, il eût mieux valu rester à Paris; +j'y eusse trouvé l'un et l'autre. + +Mais voici ce que je ne vous ai point dit dans ma dernière lettre +remplie de l'agitation qui me presse quelquefois. + +Un jour que je parcourais ces bois-ci, je vis, dans un lieu épais, deux +biches fuir devant un loup. Il était assez près d'elles; je jugeai qu'il +les devait atteindre, et je m'avançai du même côté pour voir la +résistance, et l'aider s'il se pouvait. Elles sortirent du bois dans une +place découverte, occupée par des roches et des bruyères; mais lorsque +j'arrivai je ne les vis plus. Je descendis dans tous les fonds de cette +sorte de lande creusée et inégale, où l'on avait taillé beaucoup de grès +pour les pavés: je ne trouvai rien. En suivant une autre direction pour +rentrer dans le bois, je vis un chien, qui d'abord me regardait en +silence, et qui n'aboya que lorsque je m'éloignai de lui. En effet, +j'arrivais presqu'à l'entrée de la demeure pour laquelle il veillait. +C'était une sorte de souterrain fermé en partie naturellement par les +rocs, et en partie par des grès rassemblés, par des branches de +genévriers, de la bruyère et de la mousse. Un ouvrier qui, pendant plus +de trente ans avait taillé des pavés dans les carrières voisines, +n'ayant ni bien ni famille, s'était retiré là pour quitter, avant de +mourir, un travail forcé, pour échapper aux mépris et aux hôpitaux. Je +lui vis un lit et une armoire: il y avait auprès de son rocher quelques +légumes dans un terrain assez aride; et ils vivaient lui, son chien et +son chat, d'eau, de pain et de liberté. J'ai beaucoup travaillé, me +dit-il, je n'ai jamais rien eu; mais enfin je suis tranquille, et puis +je mourrai bientôt. Cet homme grossier me disait l'histoire humaine. +Mais la savait-il? Croyait-il d'autres hommes plus heureux? Souffrait-il +en se comparant à d'autres? Je n'examinerai point tout cela. J'étais +bien jeune. Son air rustre et un peu farouche, m'occupait beaucoup. Je +lui avais offert un écu; il l'accepta, et me dit qu'il aurait du vin: ce +mot là diminua de mon estime pour lui. Du vin! me disais-je; il y a des +choses plus utiles: c'est peut-être le vin, l'inconduite qui l'auront +mené là, et non pas le goût de la solitude. Pardonne, homme simple, +malheureux solitaire! Je n'avais point appris alors que l'on buvait +l'oubli des douleurs. Maintenant je suis homme, je connais l'amertume +qui navre, et les dégoûts qui ôtent les forces: je sais respecter celui +dont le premier besoin est de cesser un moment de gémir. Je suis indigné +quand je vois des hommes à qui la vie est facile, reprocher durement à +un pauvre qu'il boit du vin, et qu'il n'a pas de pain. Quelle âme ont +donc reçue ces gens-là qui ne connaissent pas de plus grande misère que +d'avoir faim? + +Vous concevez à présent la force de ce souvenir qui me vint inopinément +à la bibliothèque. Son idée rapide me livra à tout le sentiment d'une +vie réelle, d'une sage simplicité, de l'indépendance de l'homme dans une +nature possédée. + +Ce n'est pas que je prenne pour une telle vie celle que je mène ici: et +que, dans mes grès, au milieu des plaines misérables, je me croie +l'homme de la nature. Autant vaudrait, comme un homme du quartier +St.-Paul, montrer à mes voisins les beautés champêtres d'un pot de +réséda appuyé sur la gouttière, et d'un jardin de persil encaissé sur un +côté de la fenêtre, ou donner à un demi-arpent de terre entouré d'un +ruisseau, des noms de promontoires et de solitudes maritimes d'un autre +hémisphère, pour rappeler de grands souvenirs et des moeurs lointaines +entre les plâtres et les toits de chaume d'une paroisse champenoise. + +Seulement, puisque je suis condamné à toujours attendre la vie, je +m'essaie à végéter absolument seul et isolé: j'ai mieux aimé passer +quatre mois ainsi, que de les perdre à Paris dans d'autres puérilités +plus grandes et plus misérables. Je veux vous dire, quand nous nous +verrons, comment je me suis choisi un manoir, et comment je l'ai fermé; +comment j'y ai transporté le peu d'effets que j'ai amenés ici sans +mettre personne dans mon secret; comment je me nourris de fruits et de +certains légumes; où je vais chercher de l'eau; comment je suis vêtu +quand il pleut; et toutes les précautions que je prends pour rester bien +caché, et pour que nul Parisien, passant huit jours à la campagne, ne +vienne ici se moquer de moi. + +Vous rirez aussi, mais j'y consens; car votre rire ne sera point comme +le leur; et j'ai ri de tout ceci avant vous. Je trouve pourtant que +cette vie a bien de la douceur, quand, pour en mieux sentir l'avantage, +je sors de la forêt, que je pénètre dans les terres cultivées, que je +vois au loin un château fastueux dans les campagnes nues: quand, après +une lieue labourée et déserte, j'aperçois cent chaumières entassées, +odieux amas dont les rues, les étables et les potagers, les murs, les +planchers, les toits humides, et jusqu'aux hardes et aux meubles, ne +paraissent qu'une même fange, dans laquelle toutes les femmes crient, +tous les enfants pleurent, tous les hommes suent. Et si, parmi tant +d'avilissement et de douleurs, je cherche, pour ces malheureux, une paix +morale et des espérances religieuses; je vois pour patriarche, un prêtre +avide, sinistre, aigri par les regrets, séparé trop tôt du monde; un +jeune homme chagrin, sans dignité, sans sagesse, sans onction, que l'on +ne vénère pas, que l'on voit vivre, qui damne les faibles, et ne console +pas les bons: et pour tout signe d'espérance et d'union, ce signe de +crainte et d'abnégation; ce gibet sanctifié, étrange emblème, triste +reste d'institutions antiques et grandes que l'on a misérablement +perverties. + +Il est pourtant des hommes qui voient cela bien tranquillement, et qui +ne se doutent même pas qu'on puisse le voir d'une autre manière. + +Triste et vaine conception d'un monde meilleur! Indicible extension +d'amour! Regret des temps qui coulent inutiles! Sentiment universel[17], +soutiens et dévore ma vie: que serait-elle sans ta beauté sinistre? +C'est par toi qu'elle est sentie: c'est par toi qu'elle périra. + +Que quelquefois encore, sous le ciel d'automne, dans ces derniers beaux +jours que les brumes remplissent d'incertitude, assis près de l'eau qui +emporte la feuille jaunie, j'entende les accents simples et profonds +d'une mélodie primitive. Qu'un jour, montant le Grimsel ou le Titlis, +seul avec l'homme des montagnes, j'entende sur l'herbe courte, auprès +des neiges, les sons romantiques que connaissent les vaches +d'Underwalden et d'Hasly: et que là, une fois avant la mort, je puisse +dire à un homme qui m'entende: Si nous avions vécu! + + + + +LETTRE XIII. + +DATX +Fontainebleau, 31 juillet, II. + + +Quand un sentiment invincible nous entraîne loin des choses que l'on +possède, et nous remplit de volupté, puis de regrets, en nous faisant +pressentir des biens que rien ne peut donner, cette sensation profonde +et fugitive n'est qu'un témoignage intérieur de la supériorité de nos +facultés sur notre destinée. C'est cette raison même qui le rend si +court, et le change aussitôt en regret: il est délicieux, puis +déchirant. L'abattement suit toute impulsion immodérée. Nous souffrons +de n'être pas ce que nous pourrions être; mais si nous nous trouvions +dans l'ordre de choses qui manque à nos désirs, nous n'aurions plus ni +cet excès des désirs, ni cette surabondance des facultés: nous ne +jouirions plus du plaisir d'être au-delà de nos destinées, d'être plus +grand que ce qui nous entoure, plus fécond que nous n'avons besoin de +l'être. Dans l'occasion de ces voluptés mêmes que nos conceptions +pressentaient si ardemment, nous resterons froids et souvent rêveurs, +indifférents, ennuyés même; parce qu'on ne peut pas être d'une manière +effective plus que soi-même: parce que nous sentons alors la limite +irrésistible de la nature des êtres, et qu'employant nos facultés à des +choses positives, nous ne les trouvons plus pour nous transporter +au-delà, dans la région supposée des choses idéales soumises à l'empire +de l'homme réel. + +Mais pourquoi ces choses seraient-elles purement idéales? C'est ce que +je ne saurais concevoir. Pourquoi ce qui n'est point, semble-t-il +davantage selon la nature de l'homme que ce qui est? La vie positive est +aussi comme un songe; c'est elle qui n'a point d'ensemble, point de +suite, point de but. Elle a des parties certaines et fixes: elle en a +d'autres qui ne sont que hasard et discordance, qui passent comme des +ombres, et dans lesquelles on ne trouve jamais ce qu'on a vu. Ainsi, +dans le sommeil, on pense en même temps des choses vraies et suivies, et +d'autres bizarres, désunies et chimériques, qui se lient, je ne sais +comment, aux premières. Le même mélange compose, et les rêves de la +nuit, et les sentiments du jour. La sagesse antique a dit que le moment +du réveil viendrait enfin..... + + + + +LETTRE XIV. + +DATX +Fontainebleau, 7 août, II. + + +M. R*. que vous connaissez, disait dernièrement: quand je prends ma +tasse de café j'arrange bien le monde. Je me permets aussi ces sortes de +songes; et lorsque je marche dans les bruyères, entre les genièvres +encore humides, je me surprends quelquefois à imaginer les hommes +heureux. Je vous l'assure, il me semble qu'ils pourraient l'être. Je ne +veux pas faire une autre espèce, ni un autre globe; je ne veux pas tout +réformer: ces sortes d'hypothèses ne mènent à rien, dites-vous, +puisqu'elles ne sont applicables à rien de connu. Eh bien, prenons ce +qui existe nécessairement; prenons le tel qu'il est, en arrangeant +seulement ce qu'il y a d'accidentel. Je ne veux pas des espèces +chimériques, ou nouvelles; mais, voilà mes matériaux, d'après eux je +fais mon plan selon ma pensée. + +Je voudrais deux points; un climat fixe, des hommes vrais. Si je sais +quand la pluie fera déborder les eaux, quand le soleil séchera mes +plantes, quand l'ouragan ébranlera ma demeure, c'est à mon industrie à +lutter contre les forces naturelles contraires à mes besoins: mais quand +j'ignore le moment de chaque chose, quand le mal m'opprime sans que le +danger m'ait averti, quand la prudence peut me perdre, et que les +intérêts des autres confiés à mes précautions m'interdisent +l'insouciance, et jusqu'à la sécurité, n'est-ce pas une nécessité que ma +vie soit inquiète et malheureuse? N'en est-ce pas une que l'inaction +succède à des travaux forcés, et que, comme l'a si bien dit Voltaire, je +consume tous mes jours dans les convulsions de l'inquiétude, ou dans la +léthargie de l'ennui. + +Si les hommes sont presque tous dissimulés, si la duplicité des uns +force au moins les autres à la réserve, n'est-ce pas une nécessité +qu'ils joignent au mal inévitable que plusieurs cherchent à faire aux +autres en leur propre faveur, une masse beaucoup plus grande de maux +inutiles? N'est-ce pas une nécessité que l'on se nuise réciproquement, +malgré soi, que chacun s'observe et se prévienne, que les ennemis soient +inventifs, et que les amis soient prudents? N'est-ce pas une nécessité +qu'un homme de bien soit perdu dans l'opinion par un propos indiscret, +par un faux jugement; qu'une inimitié, née d'un soupçon mal fondé, +devienne mortelle; que ceux qui auraient voulu bien faire soient +découragés; que de faux principes s'établissent; que la ruse soit plus +utile que la sagesse, la valeur, la magnanimité; que des enfants +reprochent à un père de famille de n'avoir pas fait ce qu'on appelle une +rouerie, et que des Etats périssent pour ne s'être pas permis un crime? +Dans cette perpétuelle incertitude, je demande ce que devient la morale; +et dans l'incertitude des choses, ce que devient la sûreté: sans sûreté, +sans morale, je demande si le bonheur n'est pas un rêve d'enfant? + +L'instant de la mort resterait inconnu: il n'y a pas de mal sans durée; +et pour vingt autres raisons, la mort ne doit pas être mise au nombre +des malheurs. Il est bon d'ignorer quand tout doit finir; car on +commencerait rarement ce que l'on saurait ne pas achever. Je veux donc +que chez l'homme, à-peu-près tel qu'il est, l'ignorance de la durée de +la vie ait plus d'utilité que d'inconvénients; mais l'incertitude des +choses de la vie n'est point comme celle de leur terme. Un incident que +vous n'avez pu prévoir dérange votre plan, et vous prépare de longues +contrariétés: pour la mort elle anéantit votre plan, elle ne le dérange +pas; vous ne souffrirez point de ce que vous ne saurez pas. Le plan de +ceux qui restent en peut être contrarié: mais c'est avoir assez de +certitude que d'avoir celle de ses propres affaires; et je ne veux pas +imaginer des choses tout-à-fait bonnes selon l'homme. Le monde que +j'arrange me serait suspect s'il ne contenait plus de mal, et je ne +supposerais qu'avec une sorte d'effroi une harmonie parfaite: il me +semble que la nature n'en admet pas de telle. + +Un climat fixe, et surtout des hommes vrais, inévitablement vrais, cela +me suffit. Je suis heureux, si je sais ce qui est. Je laisse au ciel ses +orages et ses foudres; à la terre les boues, les sécheresses; au sol la +stérilité; à nos corps leur faiblesse, leurs besoins, leur dégénération; +aux hommes leurs différences et leurs incompatibilités, leur +inconstance, leurs erreurs, leurs vices mêmes, et leur nécessaire +égoïsme; au temps sa lenteur et son irrévocabilité: ma cité est heureuse +si les choses sont réglées, si les pensées sont connues. Il ne lui faut +plus qu'une bonne législation: et, si les pensées sont connues, il est +impossible qu'elle ne l'ait pas. + + + + +LETTRE XV. + +DATX +Fontainebleau, 9 août, II. + + +Parmi quelques volumes d'un format commode que j'apportai ici je ne sais +trop pourquoi, j'ai trouvé le roman ingénieux de Phrosine et Mélidor. Je +l'ai parcouru, j'en ai lu et relu la fin. Il est des jours pour les +douleurs: nous aimons à les chercher dans nous, à suivre leurs +profondeurs, et à rester surpris devant leurs proportions démesurées: +nous essayons, du moins dans les misères humaines, cet infini que nous +voulons donner à notre ombre avant qu'un souffle du temps l'efface. + +Ce moment déplorable, cette situation sinistre, cette mort nocturne au +milieu des voluptés mystérieuses! Dans ces brouillards ténébreux, tant +d'amour, tant de pertes et d'affreuses vengeances! et ce déchirement +d'un coeur trompé quand Phrosine, cherchant à la nage le roc et le +flambeau, entraînée par la lueur perfide, périt épuisée dans la vaste +mer!... + +Je ne connais pas de dénouement plus beau, de mort plus lamentable. Le +jour finissait, il n'y avait point de lune: il n'y avait point de +mouvement; le ciel était calme, les arbres immobiles. Quelques insectes +sous l'herbe, un seul oiseau éloigné chantaient dans la chaleur du soir. +Je m'assis, je restai longtemps: il me semble que je n'eus que des idées +vagues. Je parcourais la terre et les siècles; je frémissais de l'oeuvre +de l'homme. Je reviens à moi, je me trouve dans ce chaos; j'y vois ma +vie perdue; je pressens les temps futurs du monde. Rochers de Rugi! si +j'avais eu là vos abîmes![18] + +La nuit était déjà sombre. Je me retirai lentement; je marchais au +hasard, j'étais rempli d'ennui. J'avais besoin de larmes, mais je ne pus +que gémir. Les premiers temps ne sont plus: j'ai les tourmentes de la +jeunesse, et n'en ai point les consolations. Mon coeur encore fatigué du +feu d'un âge inutile, est flétri et desséché comme s'il était dans +l'épuisement de l'âge refroidi. Je suis éteint, sans être calmé. Il y en +a qui jouissent de leurs maux; mais pour moi tout a passé: je n'ai ni +joie, ni espérance, ni repos: il ne me reste rien, je n'ai plus de +larmes. + + + + +LETTRE XVI. + +DATX +Fontainebleau, 12 août, II. + + +Que de sentiments augustes! Que de souvenirs! Quelle majesté tranquille +dans une nuit douce, calme, éclairée! Quelle grandeur! Cependant l'âme +est accablée d'incertitudes. Elle voit que le sentiment qu'elle a reçu +des choses la livre aux erreurs: elle voit qu'il y a des vérités, mais +qu'elles sont dans un grand éloignement. On ne saurait comprendre la +nature, à la vue de ces astres immenses dans le ciel toujours le même. + +Il y a là une permanence qui nous confond: c'est pour l'homme une +effrayante éternité. Tout passe; l'homme passe; et les mondes ne passent +pas? La pensée est dans un abîme entre les vicissitudes de la terre et +les cieux immuables.[19] + + + + +LETTRE XVII. + +DATX +Fontainebleau, 14 août, II. + + +Je vais dans les bois avant que le soleil éclaire; je le vois se lever +pour un beau jour; je marche dans la fougère encore humide, dans les +ronces, parmi les biches, sous les bouleaux du mont Chauvet: un +sentiment de ce bonheur qui était possible, m'agite avec force, me +pousse et m'oppresse. Je monte, je descends, je vais comme un homme qui +veut jouir: puis un soupir, quelque humeur, et tout un jour misérable. + + + + +LETTRE XVIII. + +DATX +Fontainebleau, 17 août, II. + + +Même ici, je n'aime que le soir. L'aurore me plaît un moment: je crois +que je sentirais sa beauté, mais le jour qui va la suivre doit être si +long! J'ai bien une terre libre à parcourir; mais elle n'est pas assez +sauvage, assez imposante. Les formes en sont basses; les roches petites +et monotones; la végétation n'y a pas en général cette force, cette +profusion qui m'est nécessaire; on n'y entend bruire aucun torrent dans +des profondeurs inaccessibles: c'est une terre des plaines. Rien ne +m'opprime ici, rien ne me satisfait. Je crois même que l'ennui augmente: +c'est que je ne souffre pas assez. Je suis donc plus heureux? Point du +tout: souffrir ou être malheureux, ce n'est pas la même chose; jouir ou +être heureux, ce n'est pas non plus une même chose. + +Ma situation est douce, et je mène une triste vie. Je suis ici on ne +peut mieux; libre, tranquille, bien portant, sans affaires, indifférent +sur l'avenir dont je n'attends rien, et perdant sans peine le passé dont +je n'ai pas joui. Mais il y a dans moi une inquiétude qui ne me quittera +pas; c'est un besoin que je ne connais pas, que je ne conçois pas, qui +me commande, qui m'absorbe, qui m'emporte au-delà des êtres +périssables..... Vous vous trompez, et je m'y étais trompé moi-même: ce +n'est pas le besoin d'aimer. Il y a une distance bien grande du vide de +mon coeur à l'amour qu'il a tant désiré; mais il y a l'infini entre ce +que je suis, et ce que j'ai besoin d'être. L'amour est immense, il n'est +pas infini. Je ne veux point jouir; je veux espérer, je voudrais savoir! +Il me faut des illusions sans bornes, qui s'éloignent pour me tromper +toujours. Que m'importe ce qui peut finir? L'heure qui arrivera dans +soixante années est là tout auprès de moi. Je n'aime point ce qui se +prépare, s'approche, arrive, et n'est plus. Je veux un bien, un rêve, +une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au-delà de moi, plus +grande que mon attente elle-même, plus grande que tout ce qui passe. Je +voudrais être toute intelligence, et que l'ordre éternel du monde..... +Et, il y a trente ans, l'ordre était, et je n'étais point! + +Accident éphémère et inutile, je n'existais pas, je n'existerai pas: je +trouve avec étonnement mon idée plus vaste que mon être; et, si je +considère que ma vie est ridicule à mes propres yeux, je me perds dans +des ténèbres impénétrables. Plus heureux, sans doute, celui qui coupe du +bois, qui fait du charbon, et qui prend de l'eau bénite quand le +tonnerre gronde! Il vit comme la brute? Non: mais il chante en +travaillant. Je ne connaîtrai point sa paix, et je passerai comme lui. +Le temps aura fait couler sa vie; l'agitation, l'inquiétude, les +fantômes d'une puérile grandeur égarent et précipitent la mienne. + + + + +LETTRE XIX. + +DATX +Fontainebleau, 18 août, II. + + +Il est pourtant des moments où je me vois plein d'espérance et de +liberté; le temps et les choses descendent devant moi avec une +majestueuse harmonie; et je me sens heureux, comme si je pouvais l'être: +je me suis surpris revenant à mes anciennes années; j'ai retrouvé dans +la rose les beautés du plaisir et sa céleste éloquence. Heureux! moi? +Cependant je le suis; et heureux avec plénitude, comme celui qui se +réveille des alarmes d'un songe pour rentrer dans une vie de paix et de +liberté; comme celui qui sort de la fange des cachots, et revoit, âpres +dix ans, la sérénité du ciel; heureux comme l'homme qui aime ... celle +qu'il a sauvée de la mort! Mais l'instant passe: un nuage devant le +soleil intercepte sa lumière féconde; les oiseaux se taisent; l'ombre +en s'étendant, entraîne et chasse devant elle et mon rêve et ma joie. + +Alors je me mets à marcher; je vais, je me hâte pour rentrer tristement: +et bientôt je retourne dans les bois parce que le soleil peut paraître +encore. Il y a dans tout cela quelque chose qui tranquillise et qui +console. Ce que c'est? je ne le sais pas bien: mais quand la douleur +m'endort, le temps ne s'arrête point; et j'aime à voir mûrir le fruit +qu'un vent d'automne fera tomber. + + + + +LETTRE XX. + +DATX +Fontainebleau, 27 août, II. + + +Combien peu il faut à l'homme qui veut seulement vivre: et combien il +faut à celui qui veut vivre content et employer ses jours! Celui-là +serait bien plus heureux qui aurait la force de renoncer au bonheur, et +de voir qu'il est trop difficile: mais faut-il donc qu'il reste toujours +seul? La paix elle-même est un triste bien si on n'espère point la +partager. + +Je sais que plusieurs trouvent assez de permanence dans un bien du +moment; et que d'autres savent se borner à une manière d'être sans ordre +et sans goût. J'en ai vu se faire la barbe devant un miroir cassé. Les +langes des enfants étaient étendus à la fenêtre: une de leurs robes +pendait contre le tuyau du poêle: leur mère les lavait auprès de la +table sans nappe, où étaient servis sur des plats recousus, du bouilli +réchauffé avec des petits oignons, et les restes du dindon du dimanche. +Il y aurait eu de la soupe grasse si le chat n'eût pas renversé le +bouillon. On appelle cela une vie simple: pour moi je l'appelle une vie +malheureuse, si elle est momentanée; je l'appelle une vie de misère, si +elle est forcée et durable; mais si elle est volontaire, si l'on ne s'y +déplaît pas, si l'on compte subsister ainsi, je l'appelle une existence +ridicule. + +C'est une bien belle chose, dans les livres, que le mépris des +richesses; mais avec un _ménage_ et point d'argent, il faut ou ne rien +sentir, ou avoir un force inébranlable; or je doute qu'avec un grand +caractère on se soumette à une telle vie. On supporte tout ce qui est +accidentel; mais c'est adopter cette misère que d'y plier pour toujours +sa volonté. Ces stoïciens là manqueraient-ils du sentiment des choses +convenables qui apprend à l'homme que vivre ainsi n'est point vivre +selon sa nature? Leur simplicité sans ordre, sans délicatesse, sans +honte, ressemble plus, à mon avis, à la sale abnégation d'un moine +mendiant, à la grossière pénitence d'un Fakir, qu'à la fermeté, qu'à +l'indifférence philosophique. + +Il est une propreté, un soin, un accord, un ensemble dans la simplicité +elle-même. Mais ces gens dont je parle, n'ont pas un miroir de vingt +sous, et ils vont au spectacle: ils ont de la faïence écornée, et des +habits de fin drap: ils ont des manchettes bien plissées à des chemises +d'une toile grossière: s'ils se promènent, c'est aux Champs-Elysées; ces +solitaires y vont voir les passants, disent-ils: et pour voir ces +passants, ils vont s'en faire mépriser et s'asseoir sur quelques restes +d'herbe parmi la poussière que l'ait la foule. Dans leur flegme +philosophique ils dédaignent ces convenances arbitraires, et mangent +leurs brioches, à terre, entre les enfants et les chiens, entre les +pieds de ceux qui vont et reviennent. Là ils étudient l'homme en jasant +avec les bonnes et les nourrices: là ils méditent une brochure, où les +rois seront avertis des dangers de l'ambition; où le luxe de la bonne +société sera réformé; où tous les hommes apprendront qu'il faut modérer +ses désirs, vivre selon la nature, manger des gâteaux de Nanterre et +boire _à la fraîche_. + +Je ne veux pas vous en dire plus. Si j'allais vous mener trop loin dans +la disposition à plaisanter certaines choses, vous pourriez rire aussi +de la manière bizarre dont je vis dans ma forêt: car il y a bien quelque +puérilité à se faire un désert auprès d'une capitale. Il faut que vous +conveniez pourtant qu'il reste encore de la distance entre mes bois près +de Paris, et un tonneau dans Athènes: et je vous accorderai de mon côté +que les Grecs, policés comme nous, pouvaient faire plus que nous des +choses singulières, parce qu'ils étaient plus près des anciens teins. Le +tonneau fut choisi pour y mener publiquement, et dans la maturité de +l'âge, la vie d'un sage. Cela est bien extraordinaire; mais +l'extraordinaire ne choquait pas excessivement les Grecs. L'usage, les +choses reçues ne formaient point leur code suprême. Tout chez eux +pouvait avoir son caractère particulier: et ce qu'il était rare d'y +rencontrer, c'était une chose qui leur fût ordinaire et universelle. +Comme un peuple qui fait, ou qui continue l'essai de la vie sociale, ils +semblaient chercher l'expérience des institutions et des usages, et +ignorer encore qu'elles étaient les habitudes exclusivement bonnes. Mais +nous à qui il ne reste plus aucun doute là-dessus, nous qui avons, en +tout, adopté le mieux possible, nous faisons bien de consacrer nos +moindres manières, et de punir de mépris l'homme assez stupide pour +sortir d'une trace si bien connue. Au reste, ce qui m'excuse +sérieusement, moi qui n'ai nulle envie d'imiter les cyniques, c'est que +je ne prétends point me faire honneur d'un caprice de jeune homme; ni, +au milieu des hommes, opposer directement ma manière à la leur, dans des +choses que le devoir ne me prescrit point. Je me permets une singularité +indifférente par elle-même, et que je juge m'être bonne à certains +égards. Elle choquerait leur manière de penser: il me semble que c'est +le seul inconvénient qu'elle puisse avoir, et je la leur cache afin de +l'éviter. + + + + +LETTRE XXI. + +DATX +Fontainebleau, 1 septembre, II. + + +Il fait de bien beaux jours et je suis dans une paix profonde. Autrefois +j'aurais joui davantage dans cette liberté entière, dans cet abandon de +toute affaire, de tout projet, dans cette indifférence sur tout ce qui +peut arriver. + +Je commence à sentir que j'avance dans la vie. Ces impressions +délicieuses, ces émotions subites qui m'agitaient autrefois et +m'entraînaient si loin d'un monde de tristesse, je ne les retrouve plus +qu'altérées et affaiblies. Ce désir ineffable que réveillait dans moi +chaque sentiment de quelque beauté dans les choses naturelles, cette +espérance pleine d'incertitudes et de charme, ce feu céleste qui éblouit +et consume un coeur jeune, cette volupté expansive dont il éclaire devant +lui le fantôme immense, tout cela n'est déjà plus. Je commence à voir +ce qui est utile, ce qui est commode, et non plus ce qui est beau. + +Vous qui connaissez mes besoins sans bornes, dites moi ce que je ferai +de la vie, quand j'aurai perdu ces moments d'illusions qui brillaient +dans ses ténèbres comme les lueurs orageuses dans une nuit sinistre? Ils +la rendaient plus sombre, je l'avouerai, mais ils montraient qu'elle +pouvait changer, et que la lumière subsistait encore. Maintenant que +deviendrai-je s'il faut que je me borne à ce qui est; et que je reste +contenu dans ma manière de vivre, dans mes intérêts personnels, dans le +soin de me lever, de m'occuper, de me coucher? + +J'étais bien différent dans ces temps où il était possible que +j'aimasse. J'avais été romanesque dans mon enfance, et alors encore +j'imaginai une retraite selon mes goûts. J'avais faussement réuni dans +un point du Dauphiné, l'idée des formes alpestres à celles d'un climat +d'oliviers, de citronniers; mais enfin le mot de _Chartreuse_ m'avait +frappé: et c'était là, près de Grenoble, que je rêvais ma demeure. Je +croyais alors que des lieux heureux faisaient beaucoup pour une vie +heureuse; et que là, avec une femme aimée, je posséderais cette félicité +inaltérable dont le besoin remplissait mon coeur trompé. + +Mais voici une chose bien étrange, dont je ne puis rien conclure, et +dont je n'affirmerai rien sinon que le fait est tel. Je n'avais jamais +rien vu, ni rien lu, que je sache, qui m'eût donné quelque connaissance +du local de la Grande Chartreuse. Je savais uniquement que cette +solitude était dans les montagnes du Dauphiné. Mon imagination composa +d'après cette notion confuse et d'après ses propres penchants, le site +où devait être le monastère, et, près de lui, ma demeure. Elle approcha +singulièrement de la vérité; car, voyant longtemps après une gravure qui +représentait ces mêmes lieux, je me dis avant d'avoir lu: voilà la +Grande Chartreuse, tant elle me rappela ce que j'avais imaginé. Et quand +il se trouva que c'était elle effectivement, cela me fit frémir de +surprise et de regret: et il me sembla que j'avais perdu une chose qui +m'était comme destinée. Depuis ce projet de ma première jeunesse, je +n'entends point sans une émotion pleine d'amertume, ce mot Chartreuse. + +Plus je rétrograde dans ma jeunesse, plus je trouve les impressions +profondes. Si je passe l'âge où les idées ont déjà de l'étendue; si je +cherche dans mon enfance, ces premières fantaisies d'un coeur +mélancolique qui n'a jamais eu de véritable enfance, et qui s'attachait +aux émotions fortes et aux choses extraordinaires avant qu'il fût +seulement décidé s'il aimerait, ou n'aimerait pas les jeux; si, dis-je, +je cherche ce que j'éprouvais à sept ans, à six ans, à cinq ans, je +trouve des impressions aussi ineffaçables, plus confiantes, plus douces +et formées par ces illusions entières dont aucun autre âge n'a possédé +le bonheur. + +Je ne me trompe point d'époque: je sais, avec certitude, quel âge +j'avais lorsque j'ai pensé à telles choses, lorsque j'ai lu tel livre. +J'ai lu l'histoire du Japon de Koempfer, dans ma place ordinaire, auprès +d'une certaine fenêtre, dans cette maison près du Rhône, que mon père a +quittée un peu avant sa mort. L'été suivant, j'ai lu Robinson-Crusoé. +C'est alors que je perdis cette exactitude que l'on avait remarquée en +moi: il me devint impossible de l'aire sans plume, des calculs moins +compliqués que celui que j'avais fait à quatre ans et demi, sans rien +écrire et sans savoir aucune règle d'arithmétique, si ce n'est +l'addition; calcul qui avait tant surpris toutes les personnes +rassemblées chez Mad. Belp. dans cette soirée dont vous savez +l'histoire. + +La faculté de percevoir les rapports indéterminés l'emporta alors sur +celle de combiner des rapports mathématiques. Les relations morales +devenaient sensibles: le sentiment du beau commençait à naître......... + +DATX +3 septembre. + +J'ai vu qu'insensiblement j'allais raisonner. Je me suis arrêté. +Lorsqu'il ne s'agit que du sentiment on peut ne consulter que soi, mais +dans les choses qui doivent être discutées, il y a toujours beaucoup à +gagner quand on peut savoir ce qu'en ont pensé d'autres hommes. J'ai +précisément ici un volume qui contient _Les pensées philosophiques_ de +_Diderot_, son _Traité du beau_, etc. Je l'ai pris, et je suis sorti. + +Si je suis de l'avis de Diderot, peut-être il paraîtra que c'est parce +qu'il parle le dernier, et je conviens que cela fait ordinairement +beaucoup: mais je modifie sa pensée à ma manière, car je parle encore +après lui. + +Laissant Wolf, Crouzas, et le sixième sens d'Hutcheson, je pense +à-peu-près comme tous les autres: et c'est pour cela que je ne pense +point que la définition du beau puisse être exprimée d'une manière si +simple, et si brève, que l'a fait Diderot. Je crois, comme lui, que le +sentiment de la beauté ne peut exister hors de la perception des +rapports; mais de quels rapports? S'il arrive que l'on songe au beau +quand on voit des rapports quel conques, ce n'est pas qu'on en ait alors +la perception, l'on ne fait que l'imaginer. Parce qu'on voit des +rapports, on suppose un centre, on pense à des analogies, on s'attend à +une extension nouvelle de l'âme et des idées; mais ce qui est beau ne +fait pas seulement penser à tout cela comme par réminiscence ou par +occasion, il le contient et le montre. C'est un avantage sans doute +quand une définition peut être exprimée par un seul mot: mais il ne faut +pas que cette concision la rende trop générale et dès-lors fausse. + +Je dirais donc: _Le beau est ce qui excite en nous l'idée de rapports +disposés vers une même fin, selon des convenances analogues à notre +nature._ Cette définition, renferme les notions d'ordre, de proportions, +d'unité, et même d'utilité. + +Ces rapports sont ordonnés vers un centre, ou un but; ce qui fait +l'ordre et l'unité. Ils suivent des convenances qui ne sont autre chose +que la proportion, la régularité, la symétrie, la simplicité selon que +l'une ou l'autre de ces convenances se trouve plus ou moins essentielles +à la nature du tout que ces rapports composent. Ce tout est l'unité +sans laquelle il n'y a pas de résultat, ni d'ouvrage qui puisse être +beau, parce qu'alors il n'y a pas même d'ouvrage. Tout produit doit être +un: ou n'a rien fait ai on n'a pas mis d'ensemble à ce qu'on a fait. Une +chose n'est pas belle sans ensemble; elle n'est pas une chose, mais un +assemblage de choses qui pourront produire l'unité et la beauté, lorsque +unies à ce qui leur manque encore, elles formeront un tout. Jusques-là +ce sont des matériaux: leur réunion n'opère point de beauté, quoiqu'ils +puissent être beaux en particulier, comme ces composés individuels, +entiers et complets peut-être, mais dont l'assemblage encore informe, +n'est pas un ouvrage: ainsi une compilation des plus belles pensées +morales éparses et sans liaison, ne forme point un traité de morale. + +Dès-lors que cet ensemble plus ou moins composé, mais pourtant un et +complet, a des analogies sensibles avec la nature de l'homme, il lui est +utile directement ou indirectement. Il peut servir à ses besoins, ou du +moins étendre ses connaissances; il peut être pour lui un moyen +nouveau, ou l'occasion d'une industrie nouvelle; il peut ajouter à son +être, et plaire à son espoir inquiet, à son avidité. + +La chose est plus belle, il y a vraiment unité, lorsque les rapports +perçus sont exacts, lorsqu'ils concourent à un centre commun: et s'il +n'y a précisément que ce qu'il faut pour coopérer à ce résultat, la +beauté est plus grande, il y a simplicité. Toute qualité est altérée par +le mélange d'une qualité étrangère: lorsqu'il n'y a point de mélange, la +chose est plus exacte, plus symétrique, plus simple, plus une, plus +belle; elle est parfaite. + +La notion d'utilité entre principalement de deux manières dans celles de +la beauté. D'abord l'utilité de chaque partie pour leur fin commune; +puis l'utilité du tout pour nous qui avons des analogies avec ce tout. + +On lit dans _Philosophie de la nature: Il me semble que le philosophe +peut définir la beauté l'accord expressif d'un tout avec ses parties_. + +J'ai trouvé dans une note, que vous l'aviez ainsi définie autrefois: +_La convenance des diverses parties d'une chose avec leur destination +commune, selon les moyens les plus féconds à-la-fois et les plus +simples._ Ce qui se rapproche du sentiment de Crouzas, à +l'assaisonnement près. Car il compte cinq caractères du beau; et il +définit ainsi la proportion qui en est un, _l'unité_ assaisonnée _de +variété, de régularité et d'ordre dans chaque partie_. + +Si la chose bien ordonnée, analogue à nous et dans laquelle nous +trouvons de la beauté, nous paraît supérieure ou égale à ce que nous +contenons en nous, nous la disons belle. Si elle nous paraît inférieure, +nous la disons jolie. Si ses analogies avec nous sont relatives à des +choses de peu d'importance; mais qui servent directement à nos habitudes +et à nos désirs présents, nous la disons agréable. Quand elle suit les +convenances de notre âme, en animant, en étendant notre pensée, en +généralisant, en exaltant nos affections, en nous montrant dans les +choses extérieures des analogies grandes ou nouvelles, qui nous +donnent, une extension inespérée et le sentiment d'un ordre immense, +universel, d'une fin commune à beaucoup d'êtres, nous la disons sublime. + +La perception des rapports ordonnés, produit l'idée de la beauté: et +l'extension de l'âme, occasionnée par leur analogie avec notre nature, +en est le sentiment. + +Quand les rapports indiqués ont quelque chose de vague et d'immense; +quand l'on sent bien mieux qu'on ne voit, leur convenances avec nous et +avec une partie de la nature, il en résulte un sentiment délicieux, +plein d'espoir et d'illusions, une jouissance indéfinie qui promet des +jouissances sans bornes. Voilà le genre de beauté qui charme, qui +entraîne. Le joli amuse la pensée, le beau soutient l'âme, le sublime +l'étonne ou l'exalte; mais ce qui séduit et passionne les coeurs, ce sont +des beautés plus vagues et plus étendues encore, peu connues, jamais +expliquées, mystérieuses et ineffables. + +Ainsi dans les coeurs faits pour aimer, l'amour embellit toutes choses, +et rend délicieux le sentiment de la nature entière. Comme il établit +en nous le rapport le plus grand qu'on puisse connaître hors de soi, il +nous rend habiles un sentiment de tous les rapports, de toutes les +harmonies; il découvre à nos affections un monde nouveau. Emportés par +ce mouvement rapide, séduits par cette énergie qui promet tout, et dont +rien encore n'a pu nous désabuser, nous cherchons, nous sentons, nous +aimons, nous voulons tout ce que la nature contient pour l'homme. + +Mais les dégoûts de la vie viennent nous comprimer et nous forcer de +nous replier en nous-mêmes. Dans notre marche rétrograde, nous nous +attachons à abandonner les choses extérieures, et à nous contenir dans +nos besoins positifs; centre de tristesse, où l'amertume et le silence +de tant de choses, n'attendent pas la mort, pour creuser à nos coeurs ce +vide du tombeau où se consument et s'éteignent tout ce qu'ils pouvaient +avoir de candeur, de grâces, de désirs et de bonté primitive. + + + + +LETTRE XXII. + +DATX +Fontainebleau, 12 octobre, II. + + +Il fallait bien revoir une fois tous les sites que j'aimais à +fréquenter. Je parcours les plus éloignés, avant que les nuits soient +froides, que les arbres se dépouillent, que les oiseaux s'éloignent. + +Hier je me mis en chemin avant le jour; la lune éclairait encore, et +malgré l'aurore on pouvait discerner les ombres. Le vallon de Changy +restait dans la nuit; déjà j'étais sur les sommités d'Avon. Je descendis +aux Basses-loges, et j'arrivais à Valvin, lorsque le soleil, s'élevant +derrière Samoreau, colora les rochers de Samois. + +Valvin n'est point un village, et n'a pas de terres labourées. L'auberge +est isolée, au pied d'une éminence, sur une petite plage facile, entre +la rivière et les bois. Il faudrait supporter l'ennui du coche, voiture +très-désagréable, et arriver a Valvin ou à Thomery par eau, le soir, +quand la côte est sombre et que les cerfs brament dans la forêt. Ou +bien, au lever du soleil, quand tout repose encore, quand le cri du +batelier fait fuir les biches, quand il retentit sous les hauts +peupliers et dans les collines de bruyère toutes fumantes sous les +premiers feux du jour. + +C'est beaucoup si l'on peut, dans un pays plat, rencontrer ces faibles +effets, qui du moins sont intéressants à certaines heures. Mais le +moindre changement les détruit: dépeuplez de bêtes fauves les bois +voisins, ou coupez ceux qui couvrent le coteau, Valvin ne sera plus +rien. Tel qu'il est même, je ne me soucierais pas de m'y arrêter: dans +le jour, c'est un lieu très-ordinaire; de plus l'auberge n'est pas +logeable. + +En quittant Valvin je montai vers le nord; je passai près d'un amas de +grès dont la situation, dans une terre unie et découverte, entourée de +bois et inclinée vers le couchant d'été, donne un sentiment d'abandon +mêlé de quelque tristesse. En m'éloignant, je comparais ce lieu à un +autre qui m'avait fait une impression opposée près de Bouvron. Trouvant +ces deux lieux fort semblables, excepté sous le rapport de l'exposition, +j'entrevis enfin la raison de ces effets contraires que j'avais éprouvé, +vers les Alpes, dans des lieux en apparence les mêmes. Ainsi m'ont +attristé Bulle et Planfayon, quoique leurs pâturages, sur les limites de +la Gruyère, en portent le caractère, et qu'on reconnaisse aussitôt dans +la manière de leurs sites, les habitudes et le ton de la montagne. Ainsi +j'ai regretté, jadis, de ne pouvoir rester dans une gorge perdue et +stérile de la dent du Midi. Ainsi je trouvai l'ennui à Iverdun; et, sur +le même lac de Neuchâtel, un bien-être remarquable: ainsi s'expliqueront +la douceur de Vevay, la mélancolie de l'Underwalden; et par des raisons +semblables peut-être, les divers caractères de tous les peuples. Ils +sont modifiés par les différences des expositions, des climats, des +vapeurs, autant et plus encore que par celles des lois et des +habitudes[20]. En effet, ces dernières oppositions ont eu elles-mêmes, +dans le principe, de semblables causes physiques. + +Ensuite je tournai vers le couchant, et je cherchai la fontaine du +Mont-Chauvet. On a pratiqué, avec les grès dont tout cet endroit est +couvert, un abri qui protège sa source contre le soleil et l'éboulement +du sable, ainsi qu'un banc circulaire où l'on vient déjeuner en puisant +de son eau. L'on y rencontre quelquefois des chasseurs, des promeneurs, +des ouvriers; mais quelquefois aussi, une triste société de valets de +Paris et de marchandes du quartier St.-Martin ou de la rue St.-Jacques, +retirés dans une ville où le roi _fait des voyages_. Ils sont attirés, +de ce côté, par l'eau qu'il est commode de trouver quand on veut manger +entre voisins un pâté froid: et par un certain grès creusé +naturellement, qu'on rencontre sur le chemin, et qu'ils s'amusent +beaucoup à voir. Ils le vénèrent, ils le nomment _confessionnal_; ils y +reconnaissent avec attendrissement ces _jeux de la nature_ qui imitent +les choses saintes, et qui attestent que la religion de Jésus crucifié +est la fin de toutes choses. + +Pour moi je descendis dans le vallon retiré où cette eau trop faible se +perd sans former de ruisseau. En tournant vers la croix du Grand-Veneur, +je trouvai une solitude austère comme l'abandon que je cherche. Je +passai derrière les rochers de Cuvier; j'étais plein de tristesse: je +m'arrêtai longtemps dans les gorges d'Aspremont. Vers le soir, je +m'approchai des solitudes du Grand-Franchart, ancien monastère isolé +dans les collines et les sables; ruines abandonnées que même loin des +hommes, les vanités humaines consacrèrent au fanatisme de l'humilité, à +la passion d'étonner le peuple. Depuis ce temps, des brigands y +remplacèrent, dit-on, les moines; ils y ramenèrent des principes de +liberté, mais pour le malheur de ce qui n'était pas libre avec eux. La +nuit approchait; je me choisis une retraite dans une sorte de parloir +dont j'enfonçai la porte antique, et où je rassemblai quelques débris de +bois avec de la fougère et d'autres herbes, afin de ne point passer la +nuit sur la pierre. Alors je m'éloignai pour quelques heures encore, car +la lune devait éclairer. + +Elle éclaira en effet, et faiblement, comme pour ajouter à la solitude +de ce monument désert. Pas un cri, pas un oiseau, pas un mouvement +n'interrompit le silence durant la nuit entière. Mais quand tout ce qui +nous opprime est suspendu, quand tout dort et nous laisse au repos, les +fantômes veillent dans notre propre coeur. + +Le lendemain, je pris au midi: pendant que j'étais entre les hauteurs, +il fit un orage que je vis se former avec beaucoup de plaisir. Je +trouvai facilement un abri dans ces rocs presque partout creusés ou +suspendus les uns sur les autres. J'aimais à voir, du fond de mon antre, +les genévriers et les bouleaux résister à l'effort des vents, quoique +privés d'une terre féconde et d'un sol commode; et conserver leur +existence libre et pauvre, quoiqu'ils n'eussent d'autre soutien que les +parois des roches entrouvertes entre lesquelles ils se balançaient, ni +d'autre nourriture qu'une humidité terreuse amassée dans les fentes où +leurs racines s'étaient introduites. + +Dès que la pluie diminua, je m'enfonçai dans les bois humides et +embellis. Je suivis les bords de la forêt vers Reclose, la Vignette et +Bouvron. Me rapprochant ensuite du petit Mont-Chauvet jusqu'à la croix +Hérant, je me dirigeai entre Malmontagne et la Route aux nymphes. Je +rentrai vers le soir avec quelque regret, et content de ma course; si +toute fois quelque chose peut me donner précisément du plaisir ou du +regret. + +Il y a dans moi un dérangement, une sorte de délire, qui n'est pas celui +des passions, qui n'est pas non plus de la folie: c'est le désordre des +ennuis; c'est la discordance qu'ils ont commencée entre moi et les +choses; c'est l'inquiétude que des besoins longtemps comprimés ont mis à +la place des désirs. + +Je ne veux plus de désirs, ils ne me trompent point. Je ne veux pas +qu'ils s'éteignent, ce silence absolu serait plus sinistre encore. +Cependant c'est la vaine beauté d'une rose devant l'oeil qui ne s'ouvre +plus; ils montrent ce que je ne saurais posséder, ce que je puis à peine +voir. Si l'espérance semble encore jeter une lueur dans la nuit qui +m'environne, elle n'annonce rien que l'amertume qu'elle exhale en +s'éclipsant; elle n'éclaire que l'étendue de ce vide où je cherchais, et +où je n'ai rien trouvé. + +De doux climats, de beaux lieux, le ciel des nuits, des sons ineffables, +d'anciens souvenirs; les temps, l'occasion; une nature belle, +expressive, des affections sublimes, tout a passé devant moi; tout +m'appelle, et tout m'abandonne. Je suis seul; les forces de mon coeur ne +sont point communiquées, elles réagissent dans lui, elles attendent: me +voilà dans le monde, errant, solitaire au milieu de la foule qui ne +m'est rien; comme l'homme frappé dès longtemps d'une surdité +accidentelle, dont l'oeil avide se fixe sur tous ces êtres muets qui +passent et s'agitent devant lui. Il voit tout, et tout lui est refusé: +il devine les sons qu'il aime, il les cherche, et ne les entend pas: il +souffre le silence de toutes choses au milieu du bruit du monde. Tout se +montre à lui, il ne saurait rien saisir: l'harmonie universelle est dans +les choses extérieures, elle est dans son imagination, elle n'est plus +dans son coeur: il est séparé de l'ensemble des êtres, il n'y a plus de +contact; tout existe en vain devant lui, il vit seul, il est absent dans +le monde vivant. + + + + +LETTRE XXIII. + +DATX +Fontainebleau, 18 octobre, II. + + +L'homme connaîtrait-il aussi la longue paix de l'automne, après +l'inquiétude de ses fortes années? Comme le feu, après s'être hâté de +consumer, dure en s'éteignant. + +Longtemps avant l'équinoxe, les feuilles tombaient en quantité; +cependant la forêt conserve encore beaucoup de sa verdure, et toute sa +beauté. Il y a plus de quarante jours, tout paraissait devoir finir +avant le temps: et voici que tout subsiste par-delà le terme prévu; +recevant aux limites de la destruction, une durée prolongée, qui, sur le +penchant de sa ruine, s'arrête avec beaucoup de grâce et de sécurité, et +qui s'affaiblissant dans une douce lenteur, semble tenir à-la-fois et du +repos de la mort qui s'offre, et du charme de la vie perdue. + + + + +LETTRE XXIV. + +DATX +Fontainebleau, 28 octobre, II. + + +Lorsque les frimas s'éloignent, je m'en aperçois à peine: le printemps +passe, et ne m'a pas attaché; l'été passe, je ne le regrette point. Mais +je me plais à marcher sur les feuilles tombées, aux derniers, beaux +jours, dans la forêt dépouillée. + +D'où vient à l'homme la plus durable des jouissances de son coeur, cette +volupté de la mélancolie, ce charme plein de secrets, qui le fait vivre +de ses douleurs et s'aimer encore dans le sentiment de sa ruine? Je +m'attache à la saison heureuse qui bientôt ne sera plus: un intérêt +tardif, un plaisir qui paraît contradictoire m'amène à elle alors +qu'elle va finir. Une même loi morale me rend pénible l'idée de la +destruction, et m'en fait aimer ici le sentiment dans ce qui doit cesser +avant moi. Il est naturel que nous jouissions mieux de l'existence +périssable, lorsqu'avertis de toute sa fragilité, nous la sentons +néanmoins durer en nous. Quand la mort nous sépare de tout, tout reste +pourtant; tout subsiste sans nous. Mais, à la chute des feuilles, la +végétation s'arrête, elle meurt; nous, nous restons pour des générations +nouvelles: et l'automne est délicieuse parce que le printemps doit venir +encore pour nous. + +Le printemps est plus beau dans la nature; mais l'homme a tellement fait +que l'automne est plus douce. La verdure qui naît, l'oiseau qui chante, +la fleur qui s'ouvre; et ce feu qui revient affermir la vie, ces +ombrages qui protègent d'obscurs asiles; et ces herbes fécondes, ces +fruits sans culture, ces nuits faciles qui permettent l'indépendance! +Saison du bonheur! je vous redoute trop dans mon ardente inquiétude. Je +trouve plus de repos vers le soir de l'année: et la saison où tout +paraît finir, est la seule où je dorme en paix sur la terre de l'homme. + + + + +LETTRE XXV. + +DATX +Fontainebleau, 6 novembre, II. + + +Je quitte mes bois. J'avais eu quelque intention d'y rester pendant +l'hiver: mais si je veux me délivrer enfin des affaires qui m'ont +rapproché de Paris, je ne puis les négliger plus longtemps. On me +rappelle, on me presse, on me fait entendre que puisque je reste +tranquillement à la campagne, apparemment je puis me passer que tout +cela finisse. Ils no se doutent guères de la manière dont j'y vis; car +s'ils le savaient, ils diraient plutôt le contraire, ils croiraient +bonnement que c'est par économie. + +Je crois encore que même sans cela, je me serais décidé à quitter la +forêt. C'est avec beaucoup de bonheur que je suis parvenu à être ignoré +jusqu'à présent. La fumée me trahirait; je ne saurais échapper aux +bûcherons, aux charbonniers, aux chasseurs: je n'oublie pas que je suis +dans un pays très-policé. D'ailleurs je n'ai pu prendre les arrangements +qu'il faudrait pour vivre ainsi en toute saison; il pourrait m'arriver +de ne savoir trop que devenir pendant les neiges molles, pendant les +dégels et les pluies froides. + +Je vais donc laisser la forêt, le mouvement, l'habitude rêveuse, et la +faible mais paisible image d'une terre libre. + + * * * * * + +Vous me demandez ce que je pense de Fontainebleau, indépendamment et des +souvenirs qui pouvaient me le rendre plus intéressant, et de la manière +dont j'y ai passé ces moments-ci. + +Cette terre-là est peu de chose en général, et il faut aussi fort peu de +chose pour en gâter les meilleurs recoins. Les sensations que peuvent +donner les lieux auxquels la nature n'a point imprimé un grand +caractère, sont nécessairement variables et en quelque sorte précaires. +Il faut vingt siècles pour changer une _Alpe_. Un vent de nord, +quelques arbres abattus, une plantation nouvelle, la comparaison avec +d'autres lieux suffisent pour rendre des sites ordinaires +très-différents d'eux-mêmes. Une forêt remplie de bêtes fauves perdra +beaucoup si elle n'en contient plus; et un endroit qui n'est qu'agréable +perdra plus encore si on le voit avec les yeux d'un autre âge. + +J'aime ici l'étendue de la forêt, la majesté des bois dans quelques +parties, la solitude des petites vallées, la liberté des landes +sablonneuses; beaucoup de hêtres et de bouleaux; une sorte de propreté +et d'aisance extérieure dans la ville; l'avantage assez grand de n'avoir +jamais de boues, et celui non moins rare de voir peu de misère; de +belles routes, une grande diversité de chemins; et une multitude +d'_accidents_, quoique à la vérité trop petits et trop semblables. Mais +ce séjour ne saurait convenir réellement qu'à celui qui ne connaît et +n'imagine rien de plus. Il n'est pas un site d'un grand caractère auquel +on puisse sérieusement comparer ces terres basses qui n'ont ni vagues, +ni torrents, rien qui étonne ou qui attache; surface monotone à qui il +ne resterait plus aucune beauté si l'on en coupait les bois; assemblage +trivial et muet de petites plaines de bruyère, de petits ravins, et de +rochers mesquins uniformément amassés; terre des plaines dans laquelle +on peut trouver beaucoup d'hommes avides du sort qu'ils se promettent, +et pas un satisfait de celui qu'il a. + +La paix d'un lieu semblable n'est que le silence d'un abandon momentané; +sa solitude n'est point assez sauvage. Il faut à cet abandon un ciel pur +du soir, un ciel incertain mais calme d'automne, le soleil de dix heures +entre les brouillards. Il faut des bêtes fauves errantes dans ces +solitudes: elles sont intéressantes et pittoresques, quand on entend des +cerfs bramer la nuit à des distances inégales, quand l'écureuil saute de +branches en branches dans les beaux bois de Tillas avec son petit cri +d'alarme. Sons isolés de l'être vivant! vous ne peuplez point les +solitudes, comme le dit mal l'expression vulgaire, vous les rendez plus +profondes, plus mystérieuses; c'est par vous qu'elles sont romantiques. + + + + +LETTRE XXVI. + +DATX +Paris, 9 février, troisième année. + + +Il faut que je vous dise toutes mes faiblesses, afin que vous me +souteniez; car je suis bien incertain: quelquefois j'ai pitié de +moi-même, et quelquefois aussi je sens autrement. + +Quand je rencontre un cabriolet mené par une femme telle à-peu-près que +j'en imagine, je vais droit le long du cheval jusqu'à ce que la roue me +touche presque; alors je ne regarde plus, je serre le bras en me +courbant un peu, et la roue passe. + +Une fois j'étais ainsi dans l'imaginaire, les yeux occupés sans être +précisément fixes. Aussi fut-elle obligée d'arrêter, j'avais oublié la +roue; elle avait et de la jeunesse et de la maturité; elle était presque +belle, et extrêmement aimable. Elle retint son cheval, sourit +à-peu-près, et parut ne pas vouloir sourire. Je la regardais encore, et +sans voir ni le cheval ni la roue, je me trouvai lui répondre.... Je +suis sûr que mon oeil était déjà rempli de douleur. Le cheval fut +détourné, elle se penchait pour voir si la roue ne me toucherait point. +Je restai dans mon songe; mais un peu plus loin, je heurtai du pied ces +fagots que les fruitiers font pour vendre à des pauvres: alors je ne vis +plus rien.--Ne serait-il pas temps de prendre de la fermeté, d'entrer +dans l'oubli? Je veux dire, de ne s'occuper que de ... ce qui convient à +l'homme. Ne faut-il pas laisser toutes ces puérilités qui me fatiguent +et m'affaiblissent? + +Je les voudrais bien ôter de moi: mais, je ne sais que mettre à la +place; et quand je me dis, il faut être homme enfin, je ne trouve que de +l'incertitude. Dans votre première lettre, dites-moi ce que c'est +qu'être homme. + + + + +LETTRE XXVII. + +DATX +Paris, 11 février, III. + + +Je ne conçois pas du tout ce qu'ils entendent par amour-propre. Ils le +blâment, et ils disent qu'il faut en avoir: j'aurais conclu de-là que +cet amour de soi et des convenances est bon et nécessaire, qu'il est +inséparable du sentiment de l'honneur, et que ses excès seuls étant +funestes comme le doivent être tous les excès, il faut considérer si les +choses qu'on fait par amour-propre sont bonnes ou mauvaises, et non les +critiquer uniquement, parce que c'est l'amour-propre qui paraît les +faire faire. + +Ce n'est pas cela pourtant. Il faut avoir de l'amour-propre; quiconque +n'en a pas est un pied-plat: et il ne faut rien faire par amour-propre; +ce qui est bon pour soi-même, ou au moins indifférent, devient mauvais +quand c'est l'amour-propre qui nous y porte. Vous qui connaissez mieux +la société, expliquez-moi, je vous prie, ses secrets. J'imagine qu'il +vous sera plus facile de répondre à cette question-ci qu'à celle de ma +dernière lettre. Au reste, comme vous êtes brouillé avec l'idéal, voici +un exemple, afin que le problème qu'il faut résoudre en soit un de +science-pratique. + +Un étranger demeure depuis peu à la campagne chez des amis opulents: il +croit devoir à ses amis et à lui-même de ne pas s'avilir dans l'opinion +des gens de la maison, et il suppose que les apparences sont tout pour +cette classe d'hommes. Il ne recevait point chez lui, il ne voyait +personne de la ville: un seul individu, un parent qui vient par hasard, +se trouve être un homme original et d'ailleurs peu aisé, dont la manière +bizarre et l'extérieur assez commun, doivent donner à des domestiques +l'idée d'une condition basse. On ne parle pas à ces gens-là; on ne peut +pas les mettre au fait par un mot, on ne s'explique pas avec eux, ils ne +savent pas qui vous êtes; ils ne vous voient d'autre connaissance qu'un +homme qui est loin, de leur en imposer et dont ils se permettent de +rire. Aussi la personne dont je parle fut très-contrariée; on l'en blâme +d'autant plus, que c'est à l'occasion d'un parent, voilà une réputation +d'amour-propre établie; et cependant je trouve qu'elle l'est bien +mal-à-propos. + + + + +LETTRE XXVIII. + +DATX +Paris, 27 février, III. + + +Vous ne pouviez me demander plus à propos d'où vient l'expression de +pied-plat. Ce matin, je ne le savais pas davantage que vous; je crains +bien de ne le pas savoir mieux ce soir, quoiqu'on m'ait dit ce que je +vais vous rendre. + +Puisque les Gaulois ont été soumis aux Romains, c'est qu'ils étaient +faits pour servir; puisque les Francs ont envahi les Gaules, c'est +qu'ils étaient nés pour vaincre: conclusions frappantes. Or, les Galles +ou Welches avaient les pieds fort plats, et les Francs les avaient fort +élevés. Les Francs méprisèrent tous ces pieds-plats, ces vaincus, ces +serfs, ses cultivateurs: et maintenant que les descendants des Francs +sont très-exposés à obéir aux enfants des Gaulois; un pied-plat est +encore un homme fait pour servir. Je ne me rappelle point où je lisais +dernièrement, qu'il n'y a pas en France une famille qui puisse +prétendre, avec quelque fondement, descendre de cette horde du Nord qui +prit un pays déjà pris que ses maîtres ne savaient comment garder. Mais +ces origines qui échappent à l'art par excellence, à la science +héraldique se trouvent prouvées par le fait: dans la foule la plus +confuse on distinguera facilement les petits neveux des Scythes[21], et +tous les pieds-plats reconnaîtront leurs maîtres. Je ne me ressouviens +point des formes plus ou moins nobles de votre pied; mais je vous +avertis que le mien est celui des conquérants: c'est à vous de voir si +vous pouvez conserver avec moi le ton familier. + + + + +LETTRE XXIX. + +DATX +Paris, 7 mars, III. + + +Je n'aime point un pays où le pauvre est réduit à demander au nom de +Dieu. Quel peuple que celui chez qui l'homme n'est rien par lui-même! + +Quand ce malheureux me dit: que le bon Jésus! que la Vierge....! Quand +il m'exprime ainsi sa triste reconnaissance, je ne me sens point porté à +m'applaudir dans un secret orgueil, parce que je suis libre de chaînes +ridicules ou adorées, et de ces préjugés contraires qui mènent aussi le +monde. Mais plutôt ma tête se baisse sans que j'y songe, mes yeux se +fixent vers la terre: je me sens affligé, humilié, en voyant l'esprit de +l'homme si vaste et si stupide. + +Lorsque c'est un homme infirme qui mendie tout un jour, avec le cri des +longues douleurs, au milieu d'une ville populeuse, je m'indigne, et je +heurterais volontiers ces gens qui font un détour en passant auprès de +lui, qui le voient et ne l'entendent pas. Je me trouve avec humeur au +milieu de cette tourbe de plats tyrans: j'imagine un plaisir juste et +mâle à voir l'incendie vengeur anéantir ces villes et tout leur ouvrage, +ces arts de caprice, ces livres inutiles, ces ateliers, ces forges, ces +chantiers. Cependant, sais-je ce qu'il faudrait, ce que l'on peut +l'aire? Je ne voudrais rien. + +Je regarde les choses positives: je rentre dans le doute; je vois une +obscurité profonde. J'abandonnerai l'idée même d'un monde meilleur! Las +et rebuté, je plains seulement une existence stérile et des besoins +fortuits. Ne sachant où je suis, j'attends le jour qui doit tout +terminer, et ne rien éclaircir. + +A la porte d'un spectacle, à l'entrée pour les premières loges, +l'infortuné n'a pas trouvé un seul individu qui lui donnât: ils +n'avaient rien; et la sentinelle qui veillait pour les gens comme il +faut, le repoussa rudement. Il alla vers le bureau du parterre, où la +sentinelle chargée d'un ministère moins auguste tâcha de ne pas +l'apercevoir. Je l'avais suivi des yeux. Enfin, un homme qui me parut un +garçon de boutique et qui tenait déjà la pièce qu'il fallait pour son +billet, le refusa doucement, hésita, chercha dans sa poche et n'en tira +rien; il finit par lui donner la pièce d'argent, et s'en retourna. Le +pauvre sentit le sacrifice; il le regardait s'en aller et fit quelques +pas selon ses forces, il était entraîné à le suivre: je vis qu'il le +sentait bien. + + + + +LETTRE XXX. + +DATX +Paris, 7 mars, III. + + +Il faisait sombre et un peu froid; j'étais abattu, je marchais parce que +je ne pouvais rien faire. Je passai auprès de quelques fleurs posées sur +un mur à hauteur d'appui. Une jonquille était fleurie. C'est la plus +forte expression du désir: c'était le premier parfum de l'année. Je +sentis tout le bonheur destiné à l'homme. Cette indicible harmonie des +êtres, le fantôme du monde idéal fut tout entier dans moi: jamais je +n'éprouvai quelque chose de plus grand, et de si instantané. Je ne +saurais trouver quelle forme, quelle analogie, quel rapport secret a pu +me faire voir dans cette fleur une beauté illimitée, l'expression, +l'élégance, l'attitude d'une femme heureuse et simple dans toute la +grâce et la splendeur de la saison d'aimer. Je ne concevrai point cette +puissance, cette immensité que rien n'exprimera, cette forme que rien +ne contiendra, cette idée d'un monde meilleur, que l'on sent et que la +nature n'aurait pas fait; cette lueur céleste que nous croyons saisir, +qui nous passionne, qui nous entraîne, et qui n'est qu'une ombre +indiscernable, errante, égarée dans le ténébreux abîme. + +Mais cette ombre, cette image élyséenne, embellie dans le vague, +puissante de tout le prestige de l'inconnu, devenue nécessaire dans nos +misères, devenue naturelle à nos coeurs opprimés, quel homme a pu +l'entrevoir une fois seulement et l'oublier jamais? + +Quand la résistance, quand l'inertie d'une puissance morte, brute, +immonde nous entrave, nous enveloppe, nous comprime, nous retient +plongés dans les incertitudes, les dégoûts, les puérilités, les folies +imbéciles ou cruelles; quand on ne sait rien; quand on ne possède rien; +quand tout passe devant nous comme les figures bizarres d'un songe +odieux et ridicule; qui réprimera dans nos coeurs le besoin d'un autre +ordre, d'un autre nature? + +Cette lumière ne serait-elle qu'une lueur fantastique? Elle séduit, elle +subjugue dans la nuit universelle. On s'y attache, on la suit: si elle +nous égare, elle nous éclaire et nous embrasse. Nous imaginons, nous +voyons une terre de paix, d'ordre, d'union, de justice; où tous sentent, +veulent et jouissent avec la délicatesse qui fait les plaisirs, avec la +simplicité qui les multiplie. Quand on a eu la perception des délices +inaltérables et permanentes; quand on a imaginé la candeur de la +volupté; combien les soins, les voeux, les plaisirs du monde visible sont +vains et misérables! Tout est froid, tout est vide: on végète dans un +lieu d'exil; et, du sein des dégoûts, on fixe dans sa patrie imaginaire +ce coeur chargé d'ennuis. Tout ce qui l'occupe ici, tout ce qui l'arrête +n'est plus qu'une chaîne avilissante: on rirait de pitié, si l'on +n'était accablé de douleurs. Et lorsque l'imagination reportée vers ces +lieux meilleurs, compare un monde raisonnable au monde où tout fatigue +et tout ennuie, l'on ne sait plus si cette grande conception n'est +qu'une idée heureuse et qui peut distraire des choses réelles, ou si la +vie sociale n'est pas elle-même une longue distraction. + + + + +LETTRE XXXI. + +DATX +Paris, 30 mars, III. + + +J'ai beaucoup de soin dans les petites choses; je songe alors à mes +intérêts. Je ne néglige rien dans les détails, dans ces minuties qui +feraient sourire de pitié des hommes raisonnables: et si les choses +sérieuses me semblent petites, les petites ont pour moi de la valeur. Il +faudra que je me rende raison de ces bizarreries; que je voie si je +suis, par caractère, étroit et minutieux? S'il s'agissait de choses +vraiment importantes, si j'étais chargé de la félicité d'un peuple, je +sens que je trouverais une énergie égale à ma destinée sous ce poids +difficile et beau. Mais j'ai honte des affaires de la vie civile: tous +ces soins d'hommes ne sont, à mes tristes yeux, que des soucis +d'enfants. Beaucoup de grandes choses ne me paraissent que des embarras +misérables, où l'on s'engage avec plus de légèreté que d'énergie; et +dans lesquels l'homme ne chercherait pas sa grandeur, s'il n'était +affaibli et troublé dans une perfection trompeuse. + +Je vous le dis avec simplicité, si je vois ainsi, ce n'est pas ma faute, +et je ne m'entête pas d'une vaine prétention: souvent j'ai voulu voir +autrement, je ne l'ai jamais pu. Que vous dirai-je? plus misérable +qu'eux, je souffre parmi eux, parce qu'ils sont faibles; et dans une +nature plus forte, je souffrirais encore, parce qu'ils m'ont affaibli +comme eux. + +Si vous pouviez voir comme je m'occupe de ces riens qu'on quitterait à +douze ans: comme j'aime ces ronds de bois dur et propre, qui servent +d'assiette vers les montagnes: comme je conserve de vieux journaux, non +pas pour les relire, mais on pourrait envelopper quelque chose, un +papier simple est si commode! comme à la vue d'une planche bien +régulière, bien unie, je dirais volontiers, que cela est beau! tandis +qu'un bijou bien travaillé me semble à peine curieux, et qu'une chaîne +de diamants me fait hausser les épaules. + +Je ne vois que l'utilité première: les rapports indirects ont peine à me +devenir familiers; et je perdrais dix louis avec moins de regret, qu'un +couteau bien proportionné que j'aurai longtemps porté sur moi. + +Vous me disiez, il y a déjà du temps: Ne négligez point vos affaires; +n'allez pas perdre ce qui vous reste, car vous n'êtes point de caractère +à acquérir. Je crois que vous ne serez pas aujourd'hui d'un autre avis. + +Suis je borné aux petits intérêts? Attribuerai-je ces singularités au +goût des choses simples, à l'habitude des ennuis, ou bien sont-elles une +manie puérile, signe d'inaptitude aux choses solides, mâles et +généreuses?--C'est quand je vois tant de grands enfants séchés par l'âge +et par l'intérêt, parler d'occupations _sérieuses_: c'est quand je porte +l'oeil du dégoût sur ma vie réprimée; quand je considère tout ce que +l'espèce humaine demande, et ce que nul ne fait: c'est alors que je +fronce le sourcil, que mon oeil se fixe, et qu'un frémissement +involontaire fait trembler mes lèvres. Aussi mes yeux se creusent et +s'abattent, et je deviens comme un homme fatigué de veilles. Un +important m'a dit: Vous travaillez donc beaucoup! Heureusement je n'ai +pas ri. L'air laborieux manquait à ma honte. + +Tous ces hommes qui, dans le fait, ne sont rien, et que pourtant il faut +bien voir quelquefois, me dédommagent un peu de l'ennui qu'inspirent +leurs villes. J'en aime assez les plus raisonnables; ceux-là m'amusent. + + + + +LETTRE XXXII. + +DATX +Paris, 29 avril, III. + + +Il y a quelque temps qu'à la bibliothèque j'entendis nommer près de moi +le célèbre L.... Une autre fois je me trouvai à la même table que lui; +l'encre manquait, je lui passai mon écritoire: ce matin je l'aperçus en +arrivant, et je me plaçai auprès de lui. Il eut la complaisance de me +communiquer des idylles qu'il trouva dans un vieux manuscrit latin, et +qui sont d'un auteur grec fort peu connu. Je copiai seulement la moins +longue, car l'heure de sortir approchait. La voici telle que je viens de +la traduire. + + * * * * * + +Je suis hors d'état de m'attacher à aucune chose, et je ne saurais plus +m'occuper d'aucune. Malgré tous mes efforts, je reviens toujours à toi; +et mes idées, que je voudrais un moment tourner vers d'autres objets, +me présentent toujours ton image. Il semble que mon existence soit liée +à la tienne, et que je ne sois pas tout entier là où tu n'es pas: toutes +mes facultés seraient perdues si je ne t'aimais point. + +Ecoute: je vais te parler simplement et comme un homme qui n'a pas +besoin de cacher ce qu'il désire. Depuis que je t'ai vue, voici deux +fois que l'hiver a glace nos ruisseaux et blanchi nos prés; mais il n'a +pas refroidi mon coeur. Que deviendrai-je si je cesse de t'aimer? Où +seront mes plaisirs, et à quoi passerai-je ma vie? Si tu m'ôtes +l'espérance, que restera-t-il pour me soutenir? Vois la fleur épuisée +par les feux du soleil; si l'on cesse de l'arroser, elle se flétrit, +elle souffre, elle meurt. + +Je suis bien jeune encore: si tu le veux, je t'aimerai longtemps. Nous +vivrons dans la même vallée, et nos troupeaux irons dans les mêmes +pâturages. Si les loups avides enlèvent tes agneaux, j'accourrai, je +combattrai le loup furieux, je rapporterai près du toi l'agneau encore +épouvanté. Tu me souriras en le rassurant; et, comme lui, j'oublierai +le danger. Si la mortalité s'attache à mes brebis et qu'elle respecte +les tiennes, je me consolerai en voyant qu'elle ne t'a rien enlevé. Si +elle ravage ton troupeau, je t'offrirai mes brebis les plus douces, mes +béliers les plus beaux; je les aimerai davantage si tu les accepte, ils +seront plus à moi quand je le les aurai donnés. + +Lorsque les vents d'hiver souffleront dans la vallée, quand les frimas +couvriront nos prairies, j'irai dans les forêts et je rapporterai les +branches des ifs et des pins que l'hiver ne dépouille point: je +couvrirai ton toit d'une verdure nouvelle, et la neige ne pénétrera pas +dans les foyers. Quand l'herbe renaîtra, et que la saison sera encore +mauvaise, j'appellerai tes brebis; elles sortiront avec les miennes, et +tu resteras dans la demeure. Mais aussi, dès qu'il y aura de beaux +moments, j'observerai la fleur encore fermée; j'écarterai l'ombre qui la +retarderait, je t'apporterai la première qui fleurira. + +Mais si tu me commandes de te fuir, j'oublierai la feuille nouvelle. Le +soleil du printemps et les jours d'été seront pour moi comme les +brouillards qui finissent l'année, comme les nuits sombres de l'hiver. +Je serai seul au milieu des pasteurs, comme si j'étais abandonné dans un +pays stérile; je serai muet au milieu de leurs chants; et je +m'éloignerai des sacrifices et des danses, afin de ne point importuner +de ma tristesse ceux qui peuvent avoir du plaisir.[22] + + + + +LETTRE XXXIII. + +DATX +Paris, 7 mai, III. + + +Si je ne me trompe, mes idylles ne sont pas fort intéressantes pour +vous, me dit hier l'auteur dont je vous ai parlé, qui me cherchait des +yeux et qui me fit signe lorsque j'arrivai. J'allais tâcher de répondre +quelque chose qui fût honnête et pourtant vrai, lorsqu'en me regardant, +il m'en évita le soin, et ajouta aussitôt: peut-être aimerez-vous mieux +un fragment moral ou philosophique, qui a été attribué à Aristippe, dont +Varron a parlé, et que depuis l'on a cru perdu. Il ne l'était pas +pourtant, puisqu'il a été traduit au quinzième siècle en français de ce +temps-là. Je l'ai trouvé manuscrit, et ajouté à la suite de Plutarque +dans un exemplaire imprimé d'Amyot, que personne n'ouvrait parce qu'il y +manque beaucoup de feuilles. + +J'ai avoué que n'étant pas un érudit, j'avais en effet le malheur +d'aimer mieux les choses que les mots, et que j'étais beaucoup plus +curieux des sentiments d'Aristippe que d'une églogue, fût-elle de Bion, +ou de Théocrite. + +On n'a point, à ce qu'il m'a paru, de preuves suffisantes que ce petit +écrit soit d'Aristippe; et l'on doit à sa mémoire de ne pas lui +attribuer ce que peut-être il désavouerait. Mais s'il est de lui, ce +grec célèbre, aussi mal jugé qu'Epicure, et que l'on a cru voluptueux +avec mollesse, ou d'une philosophie trop facile, avait cependant cette +sévérité qu'exige la prudence et l'ordre, seule sévérité qui convienne à +l'homme né pour jouir et passager sur la terre. + +J'ai changé comme j'ai pu, en français moderne, ce langage quelquefois +heureux, mais suranné, que j'ai eu de la peine à comprendre en plusieurs +endroits. Voici donc tout ce morceau intitulé dans le manuscrit _Manuel +de Pseusophanes_, à l'exception de près de deux lignes que l'on n'a pu +déchiffrer. + + + + +MANUEL. + + +Tu viens de t'éveiller sombre, abattu, déjà fatigué du temps qui +commence. Tu as porté sur la vie le regard du dégoût: tu l'as trouvée +vaine, pesante; dans une heure tu la sentiras plus tolérable: +aura-t-elle donc changé? + +Elle n'a point de forme déterminée. Tout ce que l'homme éprouve est dans +son coeur: ce qu'il connaît est dans sa pensée. Il est tout entier dans +lui-même. + +Quelles pertes peuvent t'accabler ainsi? Que peux-tu perdre? Est-il hors +de toi quelque chose qui soit à toi? Qu'importe ce qui peut périr? Tout +passe, excepté la justice cachée sous le voile des choses inconstantes. +Tout est vain pour l'homme, s'il ne s'avance point d'un pas égal et +tranquille, selon les lois de l'intelligence. + +Tout s'agite autour de toi, tout menace: si tu te livres aux alarmes, +tes sollicitudes seront sans terme. Tu ne posséderas point les choses +qui ne sauraient être possédées, et tu perdras ta vie qui +t'appartenait. Ce qui arrive, passe à jamais. Ce sont des accidents +nécessaires qui s'engendrent en un cercle éternel, ils s'effacent comme +l'ombre imprévue et fugitive. + +Quels sont les maux? des craintes imaginaires, des besoins d'opinion, +des contrariétés d'un jour. Faible esclave! tu t'attaches à ce qui n'est +point, tu sers des fantômes. Abandonne à la foule trompée ce qui est +illusoire, vain et mortel. Ne songes qu'à l'intelligence qui est le +principe de l'ordre du monde, et à l'homme qui en est l'instrument: à +l'intelligence qu'il faut suivre, à l'homme qu'il faut aider. + +L'intelligence lutte contre la résistance de la matière, contre ces lois +aveugles dont l'effet inconnu fut nommé le hasard. Quand la force qui +t'a été donnée à suivi l'intelligence, quand tu as servi à l'ordre du +monde que veux-tu davantage? Tu as fait selon ta nature: et qu'y a-t-il +de meilleur pour l'être qui sent et qui connaît, que de subsister selon +sa nature? + +Chaque jour, en naissant à une nouvelle vie, souviens-toi que tu as +résolu de ne point passer en vain sur cette terre. Le monde s'avance +vers son but. Mais toi, tu t'arrêtes, tu rétrogrades, tu reste dans un +état de suspension et de langueur. Tes jours écoulés se reproduiront-ils +dans un temps meilleur? La vie se fond toute entière dans ce présent que +tu négliges pour le sacrifier à l'avenir: le présent est le temps, +l'avenir n'est que son apparence. + +Vis en toi-même, et cherche ce qui ne périt point. Examine ce que +veulent nos passions inconsidérées: de tant de choses, en est-il une qui +suffise à l'homme? L'intelligence ne trouve qu'en elle-même l'aliment de +sa vie: sois juste et fort. Nul ne connaît le jour qui doit suivre: tu +ne trouveras point de paix dans les choses; cherche-là dans ton coeur. La +force est la loi de la nature: la puissance c'est la volonté; l'énergie +dans les peines est meilleure que l'apathie dans les voluptés. Celui qui +obéit et qui souffre, est souvent plus grand que celui qui jouit ou qui +commande. Ce que tu crains est vain, ce que tu désires est vain. Une +seule chose te sera bonne, c'est d'être ce que la nature a voulu. + +Tu es intelligence et matière. Le monde n'est pas autre chose. +L'harmonie modifie les corps: et le tout tend à la perfection par +l'amélioration perpétuelle de ses diverses parties. Cette loi de +l'univers est aussi la loi des individus;................. Ainsi tout +est bon quand l'intelligence le dirige; et tout est mauvais quand +l'intelligence l'abandonne. Use des biens du corps; mais avec la +prudence qui les soumet à l'ordre. Une volupté que l'on possède selon la +nature universelle, est meilleure qu'une privation qu'elle ne demande +pas: et l'acte le plus indifférent de notre vie est moins mauvais que +l'effort de ces vertus sans but qui retardent la sagesse. + +Il n'y a pas d'autre morale que celle du coeur de l'homme; ni d'autre +science ou d'autre sagesse que la connaissance de ses besoins, et la +juste estimation des moyens de bonheur. Laisse la science inutile, et +les systèmes surnaturels, et les dogmes mystérieux. Laisse à des +intelligences supérieures ou différentes, ce qui est loin de toi, ce que +ton intelligence ne discerne pus bien: cela ne lui fût point destiné. + +Console, éclaire et soutiens tes semblables: ton rôle a été marqué pur +la place que tu occupes dans l'immensité de l'être vivant. Connais et +suis les lois de l'homme; et tu aideras les autres hommes à les +connaître, à les suivre. Considère, et montre leur le centre et la fin +des choses: qu'ils voient la raison de ce qui les surprend, +l'instabilité de ce qui les trouble, le néant de ce qui les entraîne. + +Ne t'isole point de l'ensemble du monde; regarde toujours l'univers, et +souviens toi de la justice. Tu auras rempli ta vie: tu auras fait ce qui +est de l'homme. + + + + +LETTRE XXXIV. + +(EXTRAIT DE DEUX LETTRES.) + +DATX +Paris, 2 et 4 juin, III. + + +Les premiers acteurs vont quelquefois à Bordeaux, à Marseille, à Lyon; +mais le spectacle n'est bon qu'à Paris. La tragédie et la vraie comédie +exigent un ensemble trop difficile à trouver ailleurs. L'exécution des +meilleures pièces devient indifférente, ou même ridicule, si elles ne +sont pas jouées avec un talent qui approche de la perfection: un homme +de goût n'y trouve aucun agrément lorsqu'il n'y peut pas applaudir à une +imitation noble et exacte de l'expression naturelle. Pour les pièces +dont le genre est le comique du second ordre, il peut suffire que +l'acteur principal ait un vrai talent. Le burlesque n'exige pas le même +accord, la même harmonie; il souffre plutôt des discordances, parce +qu'il est fondé lui-même sur le sentiment délicat de quelques +discordances: mais dans un sujet héroïque on ne peut supporter des +fautes qui font rire le parterre. + +Il est des spectateurs heureux qui n'ont pas besoin d'une grande +vraisemblance: ils croyent toujours voir une chose réelle; et de quelque +manière qu'on joue, c'est une nécessité qu'ils pleurent dès qu'il y a +des soupirs ou un poignard. Mais ceux qui ne pleurent pas ne vont guères +au spectacle pour entendre ce qu'ils pourraient lire chez eux: ils y +vont pour voir comment on l'exprime, et pour comparer dans un même +passage, le jeu de tel avec celui de tel autre. + + * * * * * + +J'ai vu, à peu de jours de distance, le rôle difficile de Mahomet par +les trois acteurs seuls capables de l'essayer. M ... mal costumé, +débitant ses tirades d'une manière trop animée, trop peu solennelle, et +pressant surtout à l'excès la dernière, ne m'a fait plaisir que dans +trois ou quatre passages où j'ai reconnu ce _tragédien_ supérieur qu'on +admire dans les rôles qui lui conviennent mieux. + +S. joue bien ce rôle, il l'a bien étudié, il le raisonne assez bien; +mais il est toujours acteur, et n'est point Mahomet. + +B. m'a paru entendre vraiment ce rôle extraordinaire. Sa manière +extraordinaire elle-même, paraissait bien celle d'un prophète de +l'Orient: mais peut-être elle n'était pas aussi grande, aussi auguste, +aussi imposante qu'il l'eût fallu pour un législateur conquérant, un +envoyé du ciel destiné à convaincre par l'étonnement, à soumettre, à +triompher, à régner. Il est vrai que Mahomet, _chargé des soins de +l'autel et du trône_, n'était pas aussi fastueux que Voltaire l'a fait, +comme il n'était pas non plus aussi fourbe. Mais l'acteur dont je parle +n'est peut-être pas même le Mahomet de l'histoire, tandis qu'il devrait +être, celui de la tragédie. Cependant il m'a plus satisfait que les deux +autres, quoique le secondait un physique plus beau, et que le premier +possède des moyens en général bien plus grands. B. seul a bien arrêté +l'imprécation de Palmyre. S. a tiré son _sabre_: je craignais qu'on ne +se mît à rire. M. y a porté la main, et son regard atterait Palmyre: à +quoi servait donc cette main sur le cimeterre, cette menace contre une +femme, contre Palmyre jeune et aimée. B. n'était pas même armé, ce qui +m'a fait plaisir. Lorsque, lassé d'entendre Palmyre, il voulut enfin +l'arrêter, son regard profond et terrible sembla le lui commander au nom +d'un Dieu, et la forcer de rester suspendue entre la terreur de son +ancienne croyance, et ce désespoir de la conscience et de l'amour +trompés. + + * * * * * + +Comment peut-on prétendre sérieusement que la manière d'exprimer est une +affaire de convention? C'est la même erreur que celle de ce proverbe si +faux dans l'acception qu'on lui donne ordinairement: il ne faut pas +disputer des goûts et des couleurs. + +Que prouvait M. R*. en chantant sur les mêmes notes: _J'ai perdu mon +Euridice: J'ai trouvé mon Euridice?_ Les mêmes notes peuvent servir à +exprimer la plus grande joie, ou la douleur la plus amère; on n'en +disconvient pas: mais le sens musical est-il tout entier dans les notes? +Quand vous substituez le mot trouvé au mot perdu, quand vous mettez la +joie à la place de la douleur, vous conservez les mêmes notes; mais vous +changez absolument les moyens secondaires de l'expression. Il est +incontestable qu'un étranger, qui ne comprendrait ni l'un ni l'autre de +ces deux mots, ne s'y tromperait pourtant pas. Ces moyens secondaires +font aussi partie de la musique: qu'on dise, si l'on veut, que la note +est arbitraire; + + * * * * * + +Cette pièce (Mahomet) est l'une des plus belles de Voltaire; mais +peut-être chez un autre peuple, n'eût-il point fait du prophète +conquérant l'amant de Palmyre. Il est vrai que l'amour de Mahomet est +mâle, absolu, et même un peu farouche: il n'aime point comme Titus, mais +peut-être serait-il mieux qu'il n'aimât point. On connaît la passion de +Mahomet pour les femmes; mais il est probable que dans ce coeur ambitieux +et profond, après tant d'années de dissimulation, de retraite, de +périls et de triomphes, cette passion n'était pas de l'amour. + +Cet amour pour Palmyre était peu convenable à ses hautes destinées, et à +son génie: l'amour n'est point à sa place dans un coeur sévère que ses +projets remplissent, que le besoin de l'autorité vieillit, qui ne +connaît de plaisirs que par oubli, et pour qui le bonheur même ne serait +qu'une distraction. + +Que signifie: L'amour seul me console? Qui le forçait à chercher le +trône de l'Orient, à quitter ses femmes et son obscure indépendance pour +porter l'encensoir et le sceptre et les armes? L'amour seul me console! +Régler le sort des peuples, changer le culte et les lois d'une partie du +globe, sur les débris du monde élever l'Arabie, est-ce donc une vie si +triste, une inaction si léthargique? C'est un soin difficile: sans +doute, mais c'est précisément le cas de ne pas aimer. Ces nécessités[23] +du coeur commencent dans le vide de l'âme: qui a de grandes choses à +faire, a bien moins besoin d'amour. + +Si du moins cet homme qui, dès longtemps n'a plus d'égaux, et qui doit +régir en Dieu l'univers prévenu; si ce favori du Dieu des batailles +aimait une femme qui pût l'aider à tromper l'univers, ou une femme née +pour régner, une Zénobie; si du moins il était aimé: mais ce Mahomet qui +asservit la nature à son austérité, le voilà ivre d'amour pour un enfant +qui ne pense pas à lui. + +Je sais qu'une nuit de Palmyre est le plus grand plaisir de l'homme; +mais enfin ce n'est qu'un plaisir. S'occuper d'une femme extraordinaire +et dont on est aimé, c'est davantage: c'est un plaisir très-grand, c'est +un devoir même; mais enfin ce n'est qu'un devoir secondaire. + +Je ne conçois pas ces _puissances_ à qui un regard d'une maîtresse fait +la loi. Je crois sentir ce que peut l'amour; mais un homme qui gouverne +n'est pas à lui. L'amour entraîne à des erreurs, à des illusions, à des +fautes; et les fautes de l'homme puissant sont trop importantes, trop +funestes, elles sont des malheurs publics. + +Je n'aime pas ces hommes chargés d'un grand pouvoir, qui oublient de +gouverner dès qu'ils trouvent à s'occuper autrement; qui placent leurs +affections avant leur affaire, et croient que si tout leur est soumis +c'est pour leur amusement; qui arrangent selon les fantaisies de leur +vie privée, les besoins des nations; et qui feraient hacher leur armée +pour voir leur maîtresse. Je plains les peuples que leur, maître n'aime +qu'après toutes les autres choses qu'il aime; ces peuples qui seront +livrés, si la fille de chambre d'une favorite s'aperçoit qu'on peut +gagner quelque chose à les trahir. + + + + +LETTRE XXXV. + +DATX +Paris, 8 juillet, III. + + +Enfin, j'ai un homme sûr pour finir les choses dont le soin me retenait +ici. D'ailleurs elles sont presque achevées: il n'y a plus de remède, et +il est bien connu que me voilà ruiné. Il ne me reste pas même de quoi +subsister jusqu'à ce qu'un événement, peut-être très-éloigné, vienne +changer ma situation. Je ne sens pas d'inquiétude; et je ne vois pas que +j'aie beaucoup perdu en perdant tout, puisque je ne jouissais de rien. +Je puis devenir, il est vrai, plus malheureux que je n'étais; mais je ne +deviendrai pas moins heureux. Je suis seul, je n'ai que mes propres +besoins: assurément tant que je ne serai ni malade, ni dans les fers, +mon sort sera toujours supportable. Je crains peu le malheur, tant je +suis las d'être inutilement heureux. Il faut bien que la vie ait des +temps de revers; c'est le moment de la résistance et du courage. On +espère alors: on se dit; je passe la saison de l'épreuve, je consume mon +malheur, il est vrai semblable que le bien lui succédera. Mais dans la +prospérité, lorsque les choses extérieures semblent nous mettre au +nombre des heureux, et que pourtant le coeur ne jouit de rien, on +supporte impatiemment de voir ainsi se perdre ce que la fortune +n'accordera pas toujours. On déplore la tristesse du plus beau temps de +la vie: on craint ce malheur inconnu que l'on attend de l'instabilité +des choses: on le craint d'autant plus, qu'étant malheureux même sans +lui, on doit regarder comme tout-à-fait insupportable ce poids nouveau +dont il doit nous surcharger. C'est ainsi que ceux qui vivent dans leurs +terres, supportent mieux de s'y ennuyer pendant l'hiver qu'ils appellent +d'avance la saison triste, que l'été dont ils attendent les agréments de +la campagne. + +Il ne me reste aucun moyen de remédier à rien de ce qui est fait; et je +ne saurais voir quel parti je dois prendre jusqu'à ce que nous en ayons +parlé ensemble; ainsi je ne songe qu'au présent. Me voilà débarrassé de +tous soins: jamais je n'ai été si tranquille. Je pars pour Lyon; je +passerai chez vous dix jours dans la plus douce insouciance, et nous +verrons ensuite. + + + + +PREMIER FRAGMENT. + +DATX +Cinquième année. + + +Si le bonheur suivait la proportion de nos privations ou de nos biens, +il y aurait trop d'inégalité entre les hommes. Si le bonheur dépendait +uniquement du caractère, cette inégalité serait trop grande encore. S'il +dépendait absolument de la combinaison du caractère et des +circonstances, les hommes que favorisent de concert, et leur prudence et +leur destinée, auraient trop d'avantages. Il y aurait des hommes +très-heureux et des hommes excessivement malheureux; mais ce ne sont pas +les circonstances seules qui font notre sort: ce n'est pas même le seul +concours des circonstances actuelles avec la trace, ou avec l'habitude +laissée par les circonstances passées, ou avec les dispositions +particulières de notre caractère. La combinaison de ces causes a des +effets très-étendus; mais elle ne fait pas seule notre humeur difficile +et chagrine, notre ennui, notre mécontentement, notre dégoût des choses, +et des hommes, et de toute la vie humaine. Nous avons en nous-mêmes ce +principe général de refroidissement, et d'aversion ou d'indifférence: +nous l'avons tous, indépendamment de ce que nos inclinations +individuelles et nos habitudes peuvent faire pour y ajouter ou pour en +affaiblir les suites. Une certaine modification de nos humeurs, une +certaine situation de tout notre être doivent produire en nous cette +affection morale. C'est une nécessité que nous ayons de la douleur, +comme de la joie: nous avons besoin de nous fâcher contre les choses, +comme nous avons besoin d'en jouir. + +L'homme ne saurait désirer et posséder sans interruption, comme il ne +peut toujours souffrir. La continuité d'un ordre de sensations heureuses +ou de sensations malheureuses, ne peut subsister longtemps dans la +privation absolue des sensations contraires. La mutabilité des choses de +la vie ne permet pas cette constance dans les affections que nous en +recevons; et quand même il en serait autrement, notre organisation n'est +pas susceptible d'invariabilité. + +Si l'homme qui croit à sa fortune ne voit point le malheur venir du +dehors à sa rencontre, il ne saurait tarder à le découvrir dans +lui-même. Si l'infortuné ne reçoit pas de consolations extérieures, il +en trouvera bientôt dans son coeur. + +Quand nous avons tout arrangé, tout obtenu pour jouir toujours, nous +avons peu fait pour le bonheur. Il faut bien que quelque chose nous +mécontente et nous afflige: et si nous sommes parvenus à écarter tout le +mal, ce sera le bien lui-même qui nous déplaira. + +Mais si la faculté de jouir ou celle de souffrir ne peut être exercée, +ni l'une ni l'autre, à l'exclusion totale de celle que notre nature +destine à la contre-balancer, chacune du moins peut l'être +accidentellement beaucoup plus que l'autre: ainsi les circonstances, +sans être tout pour nous, auront pourtant une grande influence sur +notre habitude intérieure. Si les hommes que le sort favorise n'ont pas +de grands sujets de douleur, les plus petites choses suffiront pour en +exciter en eux; au défaut de causes, tout deviendra occasion. Ceux que +l'adversité poursuit, ayant de grandes occasion de souffrir, souffriront +fortement; mais ayant assez souffert à-la-fois, ils ne souffriront pas +habituellement: aussitôt que les circonstances les laisseront à +eux-mêmes, ils ne souffriront plus, car le besoin de souffrir est +satisfait en eux; et même ils jouiront, parce que le besoin opposé +réagit d'autant plus constamment que l'autre besoin rempli, nous a +emporté plus loin dans la direction contraire[24]. + +Ces deux forces contraires tendent à l'équilibre; mais elles n'y +arrivent point, à moins que ce ne soit pour l'espèce entière. S'il n'y +avait pas de tendance à l'équilibre, il n'y aurait pas d'ordre: si +l'équilibre s'établissait dans les détails, tout serait fixe, il n'y +aurait pas de mouvement. Dans chacune de ces suppositions, il n'y aurait +point un ensemble unique et varié, le monde ne serait pas. + +Il me semble que l'homme très-malheureux, mais inégalement et par +reprises isolées, doit avoir une propension habituelle à la joie, au +calme, aux jouissances affectueuses, à la confiance, à l'amitié, à la +droiture. + +L'homme très-malheureux, mais également, lentement, uniformément, sera +dans une lutte perpétuelle des deux principes moteurs; il sera d'une +humeur incertaine, difficile, irritable. Toujours imaginant le bien, et +toujours par cette raison même, s'irritant du mal, minutieux dans le +sentiment de cette alternative, il sera plus fatigué que séduit par les +moindres illusions; il est aussitôt détrompé; tout le décourage, comme +tout l'intéresse. + +Celui qui est continuellement moitié heureux, en quelque sorte, et +moitié malheureux, approchera de l'équilibre: assez égal, il sera bon, +plutôt que d'un grand caractère; sa vie sera plus douce qu'heureuse; il +aura du jugement, et peu de génie. + +Celui qui jouit habituellement, et sans avoir jamais de malheur visible, +ne sera séduit par rien: car il n'a plus besoin de jouir; et dans son +bien être extérieur, il éprouve secrètement un perpétuel besoin de +souffrir. Il ne sera pas expansif, indulgent, aimant; mais il sera +indifférent dans la jouissance des plus grands biens, et susceptible de +trouver un malheur dans le plus petit inconvénient. Habitué à ne point +éprouver de revers, il sera confiant, mais confiant en lui-même ou dans +son sort, et non point envers les autres hommes: il ne sent pas le +besoin de leur appui; et comme sa fortune est meilleure que celle du +plus grand nombre, il est bien près de se sentir plus sage que tous. Il +veut toujours jouir, et surtout il veut paraître jouir beaucoup, et +cependant il éprouve un besoin interne de souffrir; ainsi dans le +moindre prétexte, il trouvera facilement un motif de se fâcher contre +les choses, d'être indisposé contre les hommes. N'étant pas vraiment +bien, mais n'ayant pas à espérer d'être mieux, il ne désirera rien d'une +manière positive; mais il aimera le changement en général, et il +l'aimera dans les détails plus que dans l'ensemble. Ayant trop, il sera +prompt à tout quitter. Il trouvera quelque plaisir, il mettra une sorte +de vanité à être irrité, aliéné, souffrant, mécontent. Il sera +difficile, il sera exigeant: sans cela que lui resterait-il de cette +supériorité qu'il prétend avoir sur les autres hommes, et qu'il +affecterait encore si même il n'y prétendait plus. Il sera dur, il +cherchera à s'entourer d'esclaves, pour que d'autres avouent cette +supériorité; pour qu'ils en souffrent du moins, quand lui-même n'en +jouit pas. + +Je doute qu'il soit bon à l'homme actuel d'être habituellement fortuné, +sans avoir jamais eu le sort contre lui. Peut-être l'homme heureux, +parmi nous, est celui qui a beaucoup souffert; mais non pas +habituellement et de cette manière lentement comprimante qui abat les +facultés sans être assez extrême pour exciter l'énergie secrète de +l'âme, pour la réduire heureusement à chercher en elle des ressources +qu'elle ne se connaissait pas[25]. + +C'est un avantage pour la vie entière d'avoir été malheureux dans l'âge +où la tête et le coeur commencent à vivre. C'est la leçon du sort: elle +forme les hommes bons[26]; elle étend les idées, et mûrit les coeurs +avant que la vieillesse les ait affaiblis; elle fait l'homme assez tôt +pour qu'il soit entièrement homme. Si elle ôte la joie et les plaisirs, +elle inspire le sentiment de l'ordre et le goût des biens domestiques: +elle donne le plus grand bonheur que nous devions attendre, celui de +n'en attendre d'autre que de végéter utiles et paisibles. On est bien +moins malheureux quand on ne veut plus que vivre: on est plus près +d'être utile, lorsqu'étant encore dans la force de l'âge, on ne cherche +plus rien pour soi. Je ne vois que le malheur qui puisse, avant la +vieillesse, mûrir ainsi les hommes ordinaires. + +La vraie bonté exige des conceptions étendues, une âme grande et des +passions réprimées. Si la bonté est le premier mérite de l'homme, si les +perfections morales sont essentielles au bonheur; c'est parmi ceux qui +ont beaucoup souffert dans les premières années de la vie du coeur, que +l'on trouvera les hommes les mieux organisés pour eux-mêmes et pour +l'intérêt de tous; les hommes les plus justes, les plus sensés, les +moins éloignés du bonheur et le plus invariablement attachés à la vertu. + +Qu'importe à l'ordre social qu'un vieillard ait renoncé aux objets des +passions, et qu'un homme faible n'ait pas le projet de nuire? De bonnes +gens ne sont pas des hommes bons; ceux qui ne font bien que par +faiblesse, pourront faire beaucoup de mal dans des circonstances +différentes. Susceptible de défiance, d'animosité, de superstitions, et +surtout d'entêtement, l'instrument aveugle de plusieurs choses louables +où le portait son penchant, sera le vil jouet d'une idée folle qui +dérangera sa tête, d'une manie qui gâtera son coeur, ou de quelque projet +funeste auquel un fourbe saura l'employer. + +Mais l'homme de bien est invariable: il n'a les passions d'aucune +coterie, ni les habitudes d'aucun état; on ne l'emploie pas: il ne peut +avoir ni animosité, ni ostentation, ni manies: il n'est étonné ni du +bien, parce qu'il l'eût fait également, ni du mal, parce qu'il est dans +la nature: il s'indigne contre le crime, et ne hait pas le coupable; il +méprise la bassesse de l'âme, mais il ne s'irrite pas contre un vers à +cause que le malheureux n'a point d'ailes. + +Il n'est pas l'ennemi du superstitieux, car il n'a pas de superstitions +contraires: il cherche l'origine souvent, très-sage[27] de tant +d'opinions devenues insensées, et il rit de ce qu'on a ainsi pris le +change. Il a des vertus, non par fanatisme, mais parce qu'il cherche +l'ordre: il fait le bien pour diminuer l'inutilité de sa vie: il préfère +les jouissances des autres aux siennes, car les autres peuvent jouir, et +lui ne le peut guère: il aime seulement à se réserver ce qui procure les +moyens d'être bon à quelque chose, et aussi de vivre sans trouble, car +il faut du calme à qui n'attend pas de plaisirs. Il n'est point défiant; +mais comme il n'est pas séduit, il pense quelquefois à contenir la +facilité de son coeur: il sait s'amuser à être un peu victime, mais il +n'entend pas qu'on le prenne pour dupe. Il peut avoir à souffrir de +quelques fripons: il n'est pas leur jouet. Il laissera parfois à +certains hommes à qui il est utile, le petit plaisir de se donner en +cachette les airs de le protéger. Il n'est pas content de ce qu'il fait, +parce qu'il sent qu'on pourrait faire beaucoup plus: il l'est seulement +un peu de ses intentions, sans être plus fier de cette organisation +intérieure qu'il ne le serait d'avoir reçu un nez d'une belle forme. Il +consumera ainsi ses heures en se traînant vers le mieux; quelquefois +d'un pas énergique quoiqu'embarrassé; plus souvent avec incertitude, +avec un peu de faiblesse, avec le sourire du découragement. + +Quand il est nécessaire d'opposer le mérite de l'homme à quelques autres +mérites feints ou inutiles, par lesquels on prétend tout confondre et +tout avilir; il dit que le premier mérite est l'imperturbable droiture +de l'homme de bien, puisque c'est le plus certainement utile; on lui +répond qu'il est orgueilleux, et il rit. Il souffre les peines, il +pardonne les torts domestiques: on lui dit, que ne faites-vous de plus +grandes choses? il rit. Ces grandes choses lui sont confiées; il est +accusé par les amis d'un traître, et condamné par celui qu'on trahit: il +sourit, et s'en va. Les siens lui disent que c'est une injustice inouïe; +et il rit davantage. + + * * * * * + + * * * * * + + * * * * * + + + + +SECOND FRAGMENT. + +DATX +Sixième année. + + +Je ne suis pas surpris que la justesse des idées soit assez rare en +morale. Les anciens qui n'avaient pas l'expérience des siècles, ont +plusieurs fois songé à mettre la destinée du coeur de l'homme entre les +mains des sages. La politique moderne est plus profonde; elle a livré +l'unique science aux prédicateurs, et à cette foule que les imprimeurs +appellent hommes de lettres: mais elle protège solennellement l'art de +faire des fleurs en sucre, et l'invention des perruques d'une nouvelle +forme. + +Dès que l'on observe les peines d'une certaine classe d'hommes, et qu'on +commence à découvrir leurs causes, on reconnaît qu'une des choses les +plus nouvelles et les plus utiles que l'on pût faire, serait de les +prémunir contre des vérités qui les trompent, contre des vertus qui les +perdent............. + +Le mépris de l'or est une chose absurde. Sans doute préférer l'or à son +devoir est un crime: mais ne sait-on pas que la raison prescrit de +préférer le devoir à la vie comme aux richesses. Si la vie n'en est pas +moins un bien en général, pourquoi l'or n'en serait-il pas aussi un. +Quelques hommes indépendants et isolés font très-bien de s'en passer: +mais tous ne sont pas dans ce cas; et ces déclamations si vaines, qui +ont un coté faux, nuisent beaucoup à la vertu. Vous avez rendu +contradictoires les principes de conduite: si la vertu n'est que +l'effort vers l'ordre, est-ce par tant de désordre et de confusion que +vous prétendez y amener les hommes? Pour moi qui estime encore plus dans +l'homme les qualités du coeur que celles de l'esprit, je pense néanmoins +que l'instituteur d'un peuple trouverait plus de ressources pour +contenir de mauvais coeurs, que pour concilier des esprits faux. + +Les chrétiens, et d'autres, ont soutenu que la continence perpétuelle +était une vertu; ils ne l'ont pas exigée des hommes, ils ne l'ont même +conseillée qu'à ceux qui prétendraient à la perfection. Quelque absolue +et quelque indiscrète que doive être une loi qui vient du ciel, elle n'a +pas osé davantage. Quand on demande aux hommes de ne pas aimer l'argent, +on ne saurait y mettre trop de modération et de justesse. L'abnégation +religieuse ou philosophique a pu conduire plusieurs individus à une +indifférence sincère pour les richesses et même pour toute propriété; +mais dans la vie ordinaire le désir de l'or est inévitable. Avec l'or, +dans quelque lieu habité que je paraisse, je fais un signe; ce signe +dit: Que l'on me prévienne, que l'on me nourrisse, que l'on m'habille, +que l'on me désennuie, que l'on me considère, que l'on serve moi et les +miens, que tout jouisse auprès de moi; si quelqu'un souffre qu'il le +déclare, ses peines sont finies! Et comme il a été dit, il est fait. + +Ceux qui méprisent l'or sont comme ceux qui méprisent la gloire, qui +méprisent les femmes, qui méprisent les talents, la valeur, le mérite. +Quand l'imbécillité de l'esprit, l'impuissance des organes, ou la +grossièreté de l'âme rendent incapable d'user d'un bien sans le +pervertir, on calomnie ce bien, ne voyant pas que c'est sa propre +bassesse que l'on accuse. Un homme crapuleux méprise les femmes, un +raisonneur épais blâme l'esprit, un sophiste moralise contre l'argent. +Sans doute les faibles esclaves de leurs passions, des sots ingénieux, +les bourgeois étonnés seront plus malheureux ou plus méchants quand ils +seront riches. Ces gens-là doivent avoir peu, parce que, posséder ou +abuser, c'est pour eux la même chose. Sans doute encore, celui qui +devient riche, et qui se met à vivre le plus qu'il peut en riche, ne +gagne pas, et quelquefois perd à changer de situation. Mais pourquoi +n'est-il pas mieux qu'auparavant, c'est qu'il n'est pas plus riche: plus +opulent, il est plus gêné et plus inquiet. Il a de grands revenus, et il +s'arrange si bien que le moindre incident les dérange, et qu'il accumule +des dettes jusqu'à sa ruine. Il est clair que cet homme est pauvre. +Centupler ses besoins; faire tout pour l'ostentation; avoir vingt +chevaux parce qu'un tel en a quinze, et si demain il en a vingt, en +avoir bien vite trente; c'est s'embarrasser dans les chaînes d'une +pénurie plus pénible et plus soucieuse que la première. Mais avoir une +maison commode et saine, un intérieur bien ordonné, de la propreté, une +certaine abondance, une élégance simple, s'arrêter là quant même la +fortune deviendrait quatre fois plus grande, employer le reste à tirer +un ami d'embarras, à parer d'avance aux événements funestes, à donner à +l'homme bon devenu malheureux ce qu'il a donné dans sa jeunesse à de +plus heureux que lui, à remplacer la vache de cette mère de famille qui +n'en avait qu'une, à envoyer du grain chez ce cultivateur dont le champ +vient d'être grêlé, à réparer le chemin où des chars[28] sont versés, où +les chevaux se blessent; s'occuper selon ses facultés et ses goûts; +donner à ses enfants des connaissances, l'esprit d'ordre et des talents: +tout cela vaut bien la misère gauchement prônée par la fausse sagesse. + +Le mépris de l'or, inconsidérément recommandé dans l'âge qui ignore sa +valeur, a souvent ôté à des hommes supérieurs, l'un des plus grands +moyens, et peut-être le plus sûr de ne point vivre inutiles comme la +foule. + +Combien de jeunes personnes, dans le choix d'un maître, se piquent de +compter les biens pour rien; et se précipitent ainsi dans tous les +dégoûts d'un sort gêné et précaire, et dans l'ennui habituel qui seul +contient tant de maux........ + +Un homme sensé, tranquille, et qui méprise un caractère folâtre, se +laisse séduire par quelque conformité dans les goûts; il abandonne au +vulgaire la gaieté, l'humeur riante, et même la vivacité, l'activité: +il prend une femme sérieuse, triste, que la première contrariété rend +mélancolique, que les chagrins aigrissent, qui avec l'âge devient +taciturne, impérieuse, austère et brusque; et qui s'attachant avec +humeur à se passer de tout, et se passant bientôt de tout par humeur et +pour en donner aux autres la leçon, rendra toute sa maison malheureuse. + +Ce n'était, pas dans un sens trivial qu'Epicure disait: Le sage choisit +pour ami un caractère gai et complaisant. Un philosophe de vingt ans +passe légèrement sur ce conseil; et c'est beaucoup s'il n'en est pas +révolté, car il a rejeté les préjugés communs; mais il en sentira +l'importance quand il aura quitté ceux de la sagesse. + +C'est peu de chose de n'être point comme le vulgaire des hommes; mais +c'est avoir fait un pas vers la sagesse, que de n'être plus comme le +vulgaire des sages. + + + + +LETTRE XXXVI. + +DATX +Lyon, 7 avril, VI. + + + * * * * * + + * * * * * + +Monts superbes, écroulement des neiges amoncelées, paix solitaire du +vallon dans la forêt, feuilles jaunies qu'emporte le ruisseau +silencieux! que seriez-vous à l'homme si vous ne lui parliez point des +autres hommes. La nature serait muette, s'ils n'étaient plus. Si je +restais seul sur la terre, que me feraient, et les sons de la nuit +austère, et le silence solennel des grandes vallées, et la lumière du +couchant dans un ciel rempli de mélancolie, sur les eaux calmes. La +nature sentie n'est que dans les rapports humains; et l'éloquence des +choses n'est rien que l'éloquence de l'homme. La terre féconde, les +cieux immenses, les eaux passagères ne sont qu'une expression des +rapports que nos coeurs produisent et contiennent. + +Convenance entière: amitié des anciens! Quand celui qui possédait +l'affection sans bornes, recevait des tablettes où il voyait les traits +de la main d'un ami, lui restait-il des yeux pour examiner alors les +beautés d'un site, ou les dimensions d'un glacier. Mais les relations de +la vie humaine sont multipliées; la perception de ces rapports est +incertaine, inquiète, pleine de froideurs et de dégoûts; l'amitié +antique est toujours loin de nos coeurs, ou de notre destinée. Les +liaisons restent incomplètes entre l'espoir et les précautions, entre +les délices que l'on attend et l'amertume qu'on éprouve. L'intimité +elle-même est entravée par les ennuis, ou affaiblie par le partage, ou +arrêtée par les circonstances. L'homme vieillit, et son coeur rebuté +vieillit avant lui. Si tout ce qu'il peut aimer est dans l'homme, tout +ce qu'il évite est aussi dans lui. Là où sont tant de convenances +sociales, là et par des conséquences d'une nécessité invincible, se +trouvent aussi toutes les discordances. Ainsi, celui qui craint plus +qu'il n'espère, reste un peu éloigné de l'homme. Les choses mortes sont +moins puissantes, mais elles sont plus à nous, elles sont ce que nous +les faisons. Elles contiennent moins ce que nous cherchons; mais nous +sommes plus assurés d'y trouver, à notre choix, les choses qu'elles +contiennent. Ce sont les biens de la médiocrité, bornés mais certains. +La passion cherche l'homme; quelquefois la raison se trouve réduite à le +quitter pour des choses moins bonnes et moins funestes. Ainsi s'est +formé un lieu puissant de l'homme à cet ami de l'homme pris hors de son +espèce, et qui lui convient tant, parce qu'il est moins que nous et +qu'il est plus que les choses insensibles. S'il fallait que l'homme prît +au hasard un ami, il lui vaudrait mieux le prendre dans l'espèce des +chiens que dans celle des hommes. Le dernier de ses semblables lui +donnerait moins de consolations et moins de paix que le dernier de ces +animaux. + +Et quand une famille est dans la solitude, non pas dans celle du désert, +mais dans celle de l'isolément ou de la misère: quand ces êtres +faibles, souffrants, qui ont tant de moyens d'être malheureux, et si peu +d'être satisfaits, qui n'ont que des instants pour jouir et qu'un jour +pour vivre; quand le père et sa femme, quand la mère et ses filles n'ont +point de condescendance, n'ont point d'union, qu'ils ne veulent pas +aimer les mêmes choses, qu'ils ne savent pas se soumettre aux mêmes +misères, et soutenir ensemble, à distances égales, la chaîne des +douleurs; quand par égoïsme ou par humeur, chacun refusant ses forces, +la laisse traîner pesamment sur le sol inégal, et creuser le long sillon +où germent avec une fécondité sinistre, les ronces qui les déchirent +tous: O hommes! qu'êtes-vous donc pour l'homme? + +Quand une attention, une parole de paix, de bienveillance, de pardon +généreux, sont reçues avec dédain, avec humeur, avec une indifférence +qui glace.... Nature universelle! tu l'as fait ainsi pour que la vertu +fût sublime, et que le coeur de l'homme devînt meilleur encore et plus +résigné sous le poids qui l'écrase. + + + + +LETTRE XXXVII. + +DATX +Lyon, 2 mai, VI. + + +J'ai des moments où je désespérerais de contenir l'inquiétude qui +m'agite: tout m'entraîne alors et m'enlève avec une force immodérée; et +de cette hauteur, je retombe avec épouvante, et je me perds dans l'abîme +qu'elle a creusé. + +Si j'étais absolument seul, ces moments-là seraient intolérables; mais +j'écris, et il semble que le soin de vous exprimer ce que j'éprouve soit +une distraction qui en adoucisse le sentiment. A qui m'ouvrirais-je +ainsi? quel autre supporterait le fatigant bavardage d'une manie sombre, +d'une sensibilité si vaine? C'est mon seul plaisir de vous conter ce que +je ne puis dire qu'à vous, ce que je ne voudrais dire à nul autre, ce +que d'autres ne voudraient pas entendre. Que m'importe le contenu de +mes lettres? plus elles sont longues et plus j'y mets de temps, plus +elles valent pour moi: et si je ne me trompe, l'épaisseur du paquet ne +vous a jamais rebuté. On parlerait ensemble pendant dix heures, pourquoi +ne s'écrirait-on pas pendant deux? + +Je ne veux point vous faire un reproche. Vous êtes moins long, moins +diffus que moi. Vos affaires vous fatiguent, vous écrivez avec moins de +plaisir même à ceux gué vous aimez. Vous me dites ce que vous avez à me +dire dans l'intimité: mais moi solitaire, moi rêveur au moins bizarre, +je n'ai rien à dire, et j'en suis d'autant plus long. Tout ce qui me +passe par la tête, tout ce que je dirais en jasant, je l'écris si +l'occasion se présente: mais tout ce que je pense, tout ce que je sens, +je vous l'écris nécessairement; c'est un besoin pour moi. Quand je +cesserai, dites que je ne sens plus rien, que mon âme s'éteint, que je +suis devenu tranquille et raisonnable, que je passe enfin mes jours à +manger, dormir, jouer aux cartes. Je serais plus heureux! + +Je voudrais avoir un métier; il animerait mes bras, et endormirait ma +tête. Un talent ne vaudrait pas cela: cependant si je savais peindre, je +crois que je serais moins inquiet. J'ai été longtemps dans la stupeur; +je regrette de m'être éveillé. J'étais dans un abattement plus +tranquille que l'abattement actuel. + +De tous les moments rapides et incertains où j'ai cru dans ma simplicité +qu'on était sur la terre pour y vivre, aucun ne s'est embelli d'une +erreur aussi durable, aucun ne m'a laissé de si profonds souvenirs que +ces vingt jours d'oubli et d'espérance, où vers l'équinoxe de Mars, +devant les rochers, près du torrent, entre la jacinthe heureuse et la +simple violette, j'allai m'imaginer qu'il me serait donné d'aimer. + +Je touchai ce que je ne devais jamais saisir. Sans goûts, sans +espérance, j'aurais pu végéter ennuyé mais tranquille: je pressentais +l'énergie humaine, mais dans ma vie ténébreuse, je supportais mon +sommeil. Quelle force sinistre m'a ouvert le monde pour m'ôter les +consolations du néant? + +Entraîné dans une activité expansive; avide de tout aimer, de tout +soutenir, de tout consoler; toujours combattu entre le besoin de voir +changer tant de choses funestes, et cette conviction qu'elles ne seront +point changées; je reste fatigué des maux de la vie, et plus indigné de +la perfide séduction de ses plaisirs, l'oeil toujours arrêté sur +l'immense amas des haines, des iniquités, des opprobres et des misères +de la terre égarée. + +Et moi! voici ma vingt-septième année: les beaux jours sont passés, je +ne les ai pas même vus. Malheureux, dans l'âge du bonheur, +qu'attendrai-je des autres âges? J'ai passé dans le vide et les ennuis +la saison heureuse de la confiance et de l'espoir. Partout comprimé, +souffrant, le coeur vide et navré, j'ai atteint, jeune encore, les +regrets de la vieillesse. Dans l'habitude de voir toutes les fleurs de +la vie se flétrir sous mes pas stériles, je suis comme ces vieillards +que tout a fui: mais plus malheureux qu'eux, j'ai tout perdu longtemps +avant de finir moi-même. Avec une âme avide, je ne puis reposer dans ce +silence de mort. + +Souvenir des ans dès longtemps passés, des choses à jamais effacées, des +lieux qu'on, ne reverra pas, des hommes qui ont changé! Sentiment de la +vie perdue! + +Quels lieux furent jamais pour moi ce qu'ils sont pour les autres +hommes? quels temps furent tolérables, et sous quel ciel ai-je trouvé le +repos du coeur? J'ai vu le remuement des villes, et le vide des +campagnes, et l'austérité des monts; j'ai vu la grossièreté de +l'ignorance, et le tourment des arts; j'ai vu les vertus inutiles, les +succès indifférents et tous les biens perdus dans tous les maux; l'homme +et le sort, toujours inégaux, se trompant sans cesse, et dans la lutte +effrénée de toutes les passions, l'odieux vainqueur recevoir pour prix +de son triomphe le plus pesant chaînon des maux qu'il a su faire. + +Si l'homme était conformé pour le malheur, je le plaindrais bien moins; +et considérant sa durée passagère, je mépriserais pour lui comme pour +moi le tourment d'un jour. Mais tous les biens l'environnent, mais +toutes ses facultés lui commandent de jouir, mais tout lui dit, sois +heureux: et l'homme a dit, le bonheur sera pour la brute; l'art, la +science, la gloire, la grandeur seront pour moi. Sa mortalité, ses +douleurs, ses crimes eux-mêmes ne sont que la plus faible moitié de sa +misère. Je déplore ses pertes; l'indifférence, l'union, la possession +tranquille. Je déplore cent années que mille millions d'êtres sensibles +épuisent dans les sollicitudes et la contrainte, au milieu de ce qui +ferait la sécurité, la liberté, la joie; et vivant d'amertume sur une +terre voluptueuse, parce qu'ils ont voulu des biens imaginaires, et des +biens exclusifs. + +Cependant tout cela est peu de chose; car je ne le voyais point il y a +un demi-siècle, et dans un demi-siècle je ne le verrai point. + +Je me disais: s'il n'appartient pas à ma destinée inféconde de ramener à +des moeurs primordiales une contrée circonscrite et isolée: si je dois +m'efforcer d'oublier le monde, et me croire assez heureux d'obtenir pour +moi des jours tolérables sur cette terre séduite; je ne demande alors +qu'un bien, qu'une ombre dans ce songe vain dont je ne veux plus +m'éveiller. Il reste sur la terre telle qu'elle est, une illusion qui +peut encore m'abuser: elle est la seule; j'aurais la sagesse d'en être +trompé; le reste n'en vaut pas l'effort. Voilà ce que je me disais +alors: mais le hasard seul pouvait m'en permettre l'inestimable erreur. +Le hasard est lent et incertain; la vie rapide, irrévocable: son +printemps passe; et ce besoin trompé, en achevant de perdre ma vie, doit +enfin aliéner mon coeur et altérer ma nature. Quelquefois déjà je sens +que je m'aigris; je m'indigne, mes affections se resserrent; +l'impatience rendra ma volonté farouche; et une sorte de mépris me porte +à des desseins grands mais austères. Cependant cette amertume ne dure +point dans toute sa force; et je m'abandonne ensuite, comme si je +sentais que les hommes distraits, et les choses incertaines, et ma vie +si courte ne méritent pas l'inquiétude d'un jour, et qu'un réveil sévère +est inutile quand on doit sitôt s'endormir pour jamais. + + + + +LETTRE XXXVIII. + +DATX +Lyon, 8 mai, VI. + + +J'ai été jusqu'à Blammont, chez le chirurgien qui a remis si adroitement +le bras de cet officier tombé de cheval en revenant de Chessel. + +Vous n'avez pas oublié comment, lorsque nous entrâmes chez lui, à cette +occasion, il y a plus de douze ans, il se hâta d'aller cueillir dans son +jardin les plus beaux abricots; et comment, en revenant les mains +pleines, ce vieillard, déjà infirme, heurta du pied le pas de la porte, +ce qui fit tomber à terre presque tout le fruit qu'il tenait. Sa fille +lui dit brusquement: voilà comme vous faites toujours; vous voulez vous +mêler de tout, et c'est pour tout gâter; ne pouvez-vous pas rester sur +votre chaise? c'est bien présentable à présent. Nous avions le coeur +navré; car il souffrait et ne répondait rien. Le malheureux! il est +plus malheureux encore. Il est paralytique; il est couché dans un +véritable lit de douleurs, il n'a auprès de lui que cette misérable qui +est sa fille. Depuis plusieurs mois il ne parle plus, mais le bras droit +n'est pas encore attaqué, il s'en sert pour faire des signes. Il en fit +que j'eus le chagrin de ne pouvoir expliquer: il voulait dire à sa fille +de m'offrir quelque chose. Elle ne l'entendit pas, et cela arrive +très-souvent. Lorsqu'il lui survint quelques affaires au-dehors, j'en +profitai pour que son malheureux père sût du moins que ses maux étaient +sentis, car il a encore une oreille assez bonne. Il me fit comprendre +que cette fille, regardant sa fin comme très-prochaine, se refusait à +tout ce qui pourrait diminuer de quelques sous l'héritage assez +considérable qu'il lui laisse: mais que quoiqu'il en eût eu bien des +chagrins, il lui pardonnait tout, afin de ne pas cesser d'aimer, à son +dernier moment, le seul être qui lui restât à aimer. Un vieillard voir +ainsi expirer sa vie! un père finir avec tant d'amertume dans sa propre +maison! Et nos lois ne peuvent rien! + +Il faut qu'un tel abîme de misères touche aux perceptions de +l'immortalité. S'il était possible que dans un âge de raison, j'eusse +manqué essentiellement à mon père, je serais malheureux toute la vie, +parce qu'il n'est plus, et que ma faute serait aussi irréparable que +monstrueuse. On pourrait dire, il est vrai, qu'un mal fait à celui qui +ne le sent plus, qui n'existe plus, est actuellement chimérique en +quelque sorte et indifférent, comme le sont les choses tout-à-fait +passées. Je ne saurais le nier; et cependant j'en serais inconsolable. +La raison de ce sentiment est bien difficile à trouver; car s'il n'était +autre que le sentiment d'une chute avilissante dont on a perdu +l'occasion de se relever avec une noblesse qui puisse consoler +intérieurement, on trouverait ce même dédommagement dans la vérité de +l'intention. Lorsqu'il ne s'agit que de notre propre estime, le désir +d'une chose louable doit nous satisfaire comme son exécution. Celle-ci +ne diffère du désir que par ses suites, et il n'en peut être aucune +pour l'offensé qui ne vit plus. L'on voit pourtant le sentiment de cette +injustice dont les effets ne subsistent plus, nous accabler encore, nous +avilir, nous déchirer comme si elle devait avoir des résultats éternels. +On dirait que l'offensé n'est qu'absent, et que nous devons retrouver +les rapports que nous avions avec lui, mais dans un état de permanence +que ne permettra plus de rien changer, de rien réparer, et où le mal +sera perpétuel malgré nos remords. + +L'esprit humain trouve toujours à se perdre dans cette liaison des +choses effectuées avec leurs conséquences inconnues. Il pourrait +imaginer que ces conceptions d'un ordre futur et d'une suite sans borne +aux choses présentes, n'ont d'autres fondements que la possibilité de +leurs suppositions, et qu'elles doivent être comptées parmi les moyens +qui retiennent l'homme dans la diversité, dans les oppositions et dans +la perpétuelle incertitude, où le plonge la perception incomplète des +propriétés et de l'enchaînement des choses. + +Puisque ma lettre n'est pas fermée, il faut que je vous cite Montaigne. +Je viens de rencontrer par hasard un passage si analogue à l'idée dont +j'étais occupé, que j'en ai été frappé et satisfait. Il y a dans cette +conformité des pensées, un principe de joie secrète: c'est elle qui rend +l'homme nécessaire à l'homme, parce qu'elle rend nos idées fécondes, +parce qu'elle donne de l'assurance à notre imagination et confirme en +nous l'opinion de ce que nous sommes. + +On ne trouve point dans Montaigne ce que l'on cherche, on rencontre ce +qui s'y trouve. Il faut l'ouvrir au hasard et c'est rendre une sorte +d'hommage à sa manière. Elle est très-indépendante sans être burlesque, +ou affectée; et je ne suis pas surpris qu'un anglais ait mis les +_Essais_ au-dessus de tout. On a reproché à Montaigne deux choses qui le +font admirable, et dont je n'ai nul besoin de le disculper entre nous. + +C'est au chapitre huitième du livre second qu'il dit: «Comme je scay, +par une trop certaine expérience, il n'est aucune si douce consolation +en la perte de nos amis, que celle que nous apporte la science de +n'avoir rien oublié à leur dire, et d'avoir eu avec eux une parfaite et +entière communication.» + +Cette entière communication avec l'être moral semblable à nous et mis +auprès de nous dans des rapports respectés, semble une partie +essentielle du rôle qui nous est départi pour l'emploi de notre durée. +Nous sommes mécontents de nous quand l'acte étant fini, nous avons perdu +sans retour le mérite de l'exécution dans la scène qui nous était +confiée. + +Ceci prouve, me direz-vous peut-être, que nous pressentons une autre +durée. Je vous l'accorde; et nous conviendrons aussi que le chien, qui +ne veut plus alimenter sa vie parce que son maître a perdu la sienne, et +qui s'élance dans le bûcher embrasé où l'on consume son corps, veut +mourir avec lui, parce qu'il croit fermement le dogme de l'immortalité, +et qu'il a la certitude consolante de le rejoindre dans un autre monde. + +Je n'aime pas à rire de ce qu'on veut mettre à la place du désespoir, et +cependant j'allais plaisanter si je ne m'étais retenu. La confiance +dont l'homme se nourrit dans les opinions qu'il aime, et où il ne peut +rien voir, est respectable, puisqu'elle diminue quelquefois l'amertume +de ses misères; mais il y a quelque chose de comique dans cette +inviolabilité religieuse dont il prétend l'environner. Il n'appellerait +pas sacrilège celui qui assurerait qu'un fils peut sans crime égorger +son père; il le conduirait à la maison des fous, et ne se fâcherait pas: +mais il devient furieux si on ose lui dire que peut être il mourra comme +un chêne ou un renard, tant il a peur de le croire. Ne saurait-il +s'apercevoir qu'il prouve sa propre incertitude. Sa foi est aussi fausse +que celle de certains dévots qui crieraient à l'impiété si l'on doutait +qu'un poulet mangé, le vendredi, pût nous plonger dans l'enfer, et qui +pourtant en mangent en secret; tant il y a de proportion entre la +terreur d'un supplice éternel, et le plaisir de manger deux bouchées de +viande sans attendre le dimanche. + +Que ne prend-on le parti de laisser à la libre fantaisie de chacun les +choses dont on peut rire, et même les espérances que tous ne peuvent +également recevoir. La morale gagnerait beaucoup à abandonner la force +d'un fanatisme éphémère, pour s'appuyer avec majesté sur l'inviolable +évidence. Si vous voulez des principes qui parlent au coeur, rappelez +ceux qui sont dans le coeur de tout homme bien organisé. + +Dites: sur une terre de plaisirs, et de tristesse; la destination de +l'homme est d'accroître le sentiment de la joie, de féconder l'énergie +expansive; et de combattre, dans tout ce qui sent, le principe de +l'avilissement et des douleurs....... + + * * * * * + + + + +TROISIÈME FRAGMENT. + +_De l'expression romantique, et du RANZ DES VACHES_. + + +...Le romanesque séduit les imaginations vives et fleuries; le +romantique suffit seul aux âmes profondes, à la véritable sensibilité. +La nature est pleine d'effets romantiques dans les pays simples: une +longue culture les détruit dans les terres vieillies, surtout dans les +plaines dont l'homme s'assujettit facilement toutes les parties. + +Les effets romantiques sont les accents d'une langue primitive que les +hommes ne connaissent pas tous, et qui devient étrangère à plusieurs +contrées. On cesse bientôt de les entendre, quand on ne vit plus avec +eux; et cependant cette harmonie romantique est la seule qui conserve à +nos coeurs les couleurs de la jeunesse et la fraîcheur de la vie. +L'homme de la société ne sent plus ces effets trop éloignés de ses +habitudes: il finit par dire, Que m'importe? Il est comme ces +tempéraments fatigués du feu desséchant d'un poison lent et habituel; il +se trouve vieilli dans l'âge de la force, et les ressorts de la vie sont +relâchés en lui, quoiqu'il garde l'extérieur d'un homme. + +Mais vous, que le vulgaire croit semblables à lui, parce que vous vivez +avec simplicité, parce que vous avez du génie sans avoir les prétentions +de l'esprit, ou simplement parce qu'il vous voit vivre, et que, comme +lui, vous mangez et vous dormez; hommes primitifs, jetez ça et là dans +le siècle vain, pour conserver la trace des choses naturelles, vous vous +reconnaissez, vous vous entendez dans une langue que la foule ne sait +point, quand le soleil d'octobre paraît dans les brouillards sur les +bois jaunis; quand un filet d'eau coule et tombe dans un pré fermé +d'arbres, au coucher de la lune; quand sous le ciel d'été, dans un jour +sans nuages, une voix de femme chante à quatre heures, un peu au loin, +au milieu des murs et des toits d'une grande ville. + +Imaginez une plaine d'une eau limpide et blanche. Elle est vaste, mais +circonscrite; sa forme oblongue et un peu circulaire, se prolonge vers +le couchant d'hiver. Des sommets élevés, des chaînes majestueuses la +ferment de trois côtés. Vous êtes assis sur la pente de la montagne, +au-dessus de la grève du nord, que les flots quittent et recouvrent. Des +rochers perpendiculaires sont derrière vous; ils montent jusqu'à la +région des nues: le triste vent du pôle n'a jamais soufflé sur cette +rive heureuse. A votre gauche, les montagnes s'ouvrent, une vallée +tranquille s'étend dans leurs profondeurs, un torrent descend des cimes +neigeuses qui la ferment: et quand le soleil du matin paraît entre leurs +dents glacées, sur les brouillards, quand des voix de la montagne +indiquent les chalets, au-dessus des prés encore dans l'ombre; c'est le +réveil d'une terre primitive, c'est un monument de nos destinées +méconnues! + +Voici les premiers moments nocturnes; l'heure du repos et de la +tristesse sublime. La vallée est fumeuse, elle commence à s'obscurcir. +Vers le midi, le lac est dans la nuit: les immenses rochers qui le +ferment, sont une zone ténébreuse sous le dôme glacé qui les surmonte, +et qui semble retenir dans ses frimas la lumière du jour. Ses derniers +feux jaunissent les nombreux châtaigniers sur les rocs sauvages; ils +passent en longs traits sous les hautes flèches du sapin alpestre; ils +brunissent les monts; ils allument les neiges; ils embrasent les airs; +et l'eau sans vagues, brillante de lumière et confondue avec les cieux, +est devenue infinie comme eux, et plus pure encore, plus éthérée, plus +belle. Son calme étonne, sa limpidité trompe, la splendeur aérienne +qu'elle répète semble creuser ses profondeurs; et sous ses monts séparés +du globe et comme suspendus dans les airs, vous trouvez à vos pieds le +vide des cieux et l'immensité du monde. Il y a là un temps de prestige +et d'oubli. L'on ne sait plus où est le ciel, où sont les monts, ni sur +quoi l'on est porté soi-même; on ne trouve plus de niveau, il n'y a +plus d'horizon; les idées sont changées, les sensations inconnues, vous +êtes sortis de la vie commune. Et lorsque l'ombre a couvert cette vallée +d'eau; lorsque l'oeil ne discerne plus ni les objets, ni les distances; +lorsque le vent du soir a soulevé les ondes: alors, vers le couchant, +l'extrémité du lac reste seule éclairée d'une pâle lueur, mais tout ce +que les monts entourent n'est qu'un gouffre indiscernable; et au milieu +des ténèbres et du silence, vous entendez à mille pieds sous vous, +s'agiter ces vagues toujours répétées, qui passent et ne cessent point, +qui frémissent sur la grève à intervalles égaux, qui s'engouffrent dans +les roches, qui se brisent sur la rive, et dont les bruits romantiques +semblent résonner d'un long murmure dans l'abîme invisible. + +C'est dans les sons que la nature a placé la plus forte expression du +caractère romantique: et c'est surtout au sens de l'ouïe que l'on peut +rendre sensibles, en peu de traits et d'une manière énergique, les lieux +et les choses extraordinaires. Les odeurs occasionnent des perceptions +rapides et immenses, mais vagues: celles de la vue semblent intéresser +davantage l'esprit que le coeur: on admire ce qu'on voit, mais on sent ce +qu'on entend[29]. La voix d'une femme aimée sera plus belle encore que +ses traits; les sons que rendent des lieux sublimes feront une +impression plus profonde et plus durable que leurs formes. Je n'ai point +vu de tableau des Alpes qui me les rendît présentes, comme le peut faire +un air vraiment alpestre. + +Le _Ranz des vaches_ ne rappelle pas seulement des souvenirs, il peint. +Je sais que Rousseau a dit le contraire, mais je crois qu'il s'est +trompé. Cet effet n'est point imaginaire: il est arrivé que deux +personnes parcourant séparément les planches de _tableaux pittoresques +de la Suisse_, on dit toutes deux à la vue du Grimsel: voilà où il faut +entendre le ranz des vaches. S'il est exprimé d'une manière plus juste +que savante, si celui qui le joue le sent bien; les premiers sons vous +placent dans les hautes vallées, près des rocs nus et d'un gris +roussâtre, sous le ciel froid, sous le soleil ardent. On est sur la +croupe des sommets arrondis et couverts de pâturages. On se pénètre de +la lenteur des choses, et de la grandeur des lieux: on y trouve la +marche tranquille des vaches, et le mouvement mesuré de leurs grosses +cloches, près des nuages, dans l'étendue doucement inclinée depuis la +crête des granits inébranlables jusqu'aux granits ruinés des ravins +neigeux. Les vents frémissent d'une manière austère dans les mélèzes +éloignés: on discerne le roulement du torrent caché dans les précipices +qu'il s'est creusé durant de longs siècles. A ces bruits solitaires dans +l'espace, succèdent les accents hâtés et pesants des Küheren[30], +expression nomade d'un plaisir sans gaîté, d'une joie des montagnes. +Les chants cessent; l'homme s'éloigne; les cloches ont passé les +mélèzes: on n'entend plus que le choc des cailloux roulants, et la chute +interrompue des marbres que le torrent pousse vers les vallées. Le vent +apporte ou recule ces sons alpestres; et quand il les perd, tout paraît +froid, immobile et mort. C'est le domaine de l'homme qui n'a pas +d'empressement: il sort du toit, bas et large, que de lourdes pierres +assurent contre les tempêtes: si le soleil est brûlant, si le vent est +fort, si le tonnerre roule sous ses pieds, il ne le sait pas. Il marche +du côté où les vaches doivent être, elles y sont; il les appelle, elles +se rassemblent, elles s'approchent successivement; et il retourne avec +la même lenteur, chargé de ce lait destiné aux plaines qu'il ne +connaîtra pas. Les vaches s'arrêtent, elles ruminent; il n'y a plus de +mouvement visible, il n'y a plus d'hommes. L'air est froid, le vent a +cessé avec la lumière du soir; il ne reste que la lueur des neiges +antiques, et la chute des eaux dont le bruissement sauvage, en s'élevant +des abîmes, semble ajouter à la permanence silencieuse des hautes cimes, +et des glaciers, et de la nuit. + + + + +LETTRE XXXIX. + +DATX +Lyon, 11 mai, VI. + + +Ce que peut avoir de séduisant la multitude de rapports qui lient chaque +individu à ceux de son espèce et à l'univers; cette attente expansive +que donne à un coeur jeune tout un monde à expérimenter; ce dehors +inconnu et fantastique, ce prestige est décoloré, fugitif, évanoui. Ce +monde terrestre offert à l'action de mon être est devenu aride et nu: +j'y cherchais la vie de l'âme, il ne la contient pas. + +J'ai vu la vallée doucement éclairée dans l'ombre, sous le voile humide, +charme vaporeux du matin; elle était belle. Je l'ai vue changer et se +flétrir: l'astre qui consume a passé sur elle; il l'a embrasée, il l'a +fatiguée de lumière; il l'a laissée sèche, vieillie et d'une stérilité +pénible à voir. Ainsi s'est levé lentement, ainsi s'est dissipé le voile +heureux de nos jours. Il n'y a plus de ces demi-ténèbres, de ces +espaces cachés qui plaisent tant à pénétrer. Il n'y a plus de clartés +douteuses où se puissent reposer mes yeux. Tout est aride et fatigant, +comme le sable qui brûle sous le ciel de Zaara: et toutes les choses de +la vie dépouillées de ce revêtement, présentent, dans une vérité +rebutante, le savant et triste mécanisme de leur squelette découvert. +Leurs mouvements continus, nécessaires, irrésistibles m'entraînent sans +m'intéresser, et m'agitent sans me faire vivre. + +Voilà plusieurs années que le mal menace, se prépare, se décide, se +fixe. Si le malheur du moins ne vient rompre cet uniforme ennui, il +faudra que tout cela finisse. + + + + +LETTRE XL. + +DATX +Lyon, 14 mai, VI. + + +J'étais près de la Saône, derrière le long mur où nous marchions +autrefois ensemble, lorsque nous parlions de Tinian au sortir de +l'enfance, que nous aspirions au bonheur, que nous avions l'intention de +vivre. Je considérais cette rivière qui coulait de même qu'alors; et ce +ciel d'automne aussi tranquille, aussi beau que dans ces temps-là dont +il ne subsiste plus rien. Une voiture venait: je me retirai +insensiblement; et je continuai à marcher les yeux occupés des feuilles +jaunies que le vent promenait sur l'herbe sèche, et dans la poussière du +chemin. La voiture s'arrêta, M.me Del** était seule avec sa fille, +âgée de six ans. Je montai et j'allai jusqu'à sa campagne, où je ne +voulus pas entrer. Vous savez que M.me Del** n'a pas vingt-cinq ans, +et qu'elle est bien changée: mais elle parle avec la même grâce simple +et parfaite; ses yeux ont une expression plus douloureuse et non moins +belle. Nous n'avons rien dit de son mari: vous vous rappelez qu'il n'a +guères que trente ans de plus qu'elle, et que c'est une sorte de +financier fort instruit quand il s'agit de l'or, mais nul dans tout le +reste. Femme infortunée! Voilà une vie perdue: et le sort semblait la +lui promettre si heureuse! Que lui manquait-il pour mériter le bonheur, +et pour faire le bonheur d'un autre! Quel esprit! quelle âme! quelle +pureté d'intentions! Tout cela est inutile. Il y a bientôt cinq ans que +je ne l'avais vue. Elle renvoyait sa voiture à la ville: je me fis +descendre auprès de l'endroit où elle m'avait rencontré; j'y restai fort +tard. + +Comme j'allais rentrer, un homme âgé, faible, et qui paraissait abattu +par la misère, s'approcha de moi en me regardant beaucoup: il me nomma, +et me demanda quelques secours. Je ne sus pas le reconnaître pour le +moment; mais ensuite je fus accablé en me rappelant que ce ne pouvait +être que ce professeur de _troisième_, si laborieux et si bon. Je me +suis informé ce matin: mais je ne sais si je pourrai découvrir le triste +grenier où sans doute il passe ses derniers jours. L'infortuné aura cru +que je ne voulais pas le reconnaître. Si je le trouve, il faut qu'il ait +une chambre et quelques livres qui lui rendent ses habitudes; car il me +semble qu'il y voit encore bien. Je ne sais ce que je dois lui promettre +de votre part, marquez-le moi: comme il ne s'agit pas d'un moment, mais +du reste de sa vie, je ne ferai rien sans avoir vos intentions. + +J'avais passé plus d'une heure je crois, à hésiter de quel côté j'irais +pour marcher un peu. Quoique cet endroit fût plus loin de ma demeure, +j'y fus comme entraîné: apparemment c'était par le besoin d'une +tristesse qui pût convenir à celle dont j'étais déjà rempli. + +J'aurais volontiers affirmé que je ne la reverrais jamais. C'était une +chose comme résolue, et cependant..... Son idée, quoiqu'affaiblie par le +découragement, par le temps, par l'affaiblissement même de ma confiance +à un genre d'affections trop trompées et trop inutiles, son idée se +trouvait comme liée aux sentiments de mon existence et de ma durée au +milieu des choses. Je la voyais en moi, mais comme le souvenir +ineffaçable d'un songe passé, comme ces idées de bonheur dont on garde +l'empreinte, et qui ne sont plus de mon âge. + +Car je suis un homme fait: les dégoûts m'ont mûri: grâce à ma destinée, +je n'ai d'autre maître que ce peu de raison qu'on reçoit d'en haut, sans +savoir pourquoi. Je ne suis point sous le joug des passions; les désirs +ne m'égarent point; la volupté ne me corrompra pas. J'ai laissé là +toutes ces futilités des âmes fortes: je n'aurai point le ridicule de +jouir des choses romanesques dont on doit revenir, ni d'être dupe d'un +beau sentiment. Je me sens en état de voir avec indifférence un site +heureux, un beau ciel, une action vertueuse, une scène touchante; et si +j'y mettais assez d'importance, je pourrais, comme l'homme du meilleur +ton, bâiller toujours en souriant toujours, m'amuser consumé de +chagrins, et mourir d'ennui avec beaucoup de calme et de dignité. + +Dans le premier moment, j'ai été surpris de _la_ voir, et maintenant je +le suis encore, parce que je ne vois pas à quoi cela peut mener. Mais +quelle nécessité y a-t-il que cela mène à quelque chose? que d'incidents +isolés dans le cours du monde, ou qui n'ont pas de résultats que nous +puissions connaître! Je ne parviens pas à me défaire de cette sorte +d'instinct qui cherche une suite et des conséquences à chaque chose, +surtout à celles que le hasard amène. Je veux toujours y voir, et +l'effet d'une intention, et un moyen de la nécessité. Je m'amuse de ce +singulier penchant: il nous a fourni plus d'une occasion de rire +ensemble; et, dans ce moment-ci, je ne le trouve point du tout +incommode. + +Il est certain que si j'avais su la rencontrer, je n'aurais pas été de +ce côté: je crois pourtant que j'aurais eu tort. Un rêveur doit tout +voir; et un rêveur n'a malheureusement pas grand chose à craindre. +Faudrait-il d'ailleurs éviter tout ce qui tient à la vie de l'âme, et +tout ce qui l'avertit de ses pertes? le pourrait-on? Une odeur, un son, +un trait de lumière me diront de même qu'il y a autre chose dans la +nature humaine que digérer et m'assoupir. Un mouvement de joie dans le +coeur du malheureux, ou le soupir de celui qui jouit, tout m'avertira de +cette mystérieuse combinaison dont l'intelligence entretient et change +sans cesse la suite infinie, et dont les corps ne sont que les matériaux +qu'une idée éternelle arrange comme les figures d'une chose invisible, +qu'elle roule comme des dés, qu'elle calcule comme des nombres. + +Revenu sur le bord de la Saône, je me disais après l'avoir quittée: +l'oeil est incompréhensible! Non-seulement il reçoit pour ainsi dire +l'infini, mais il semble le reproduire. Il voit tout un monde; et ce +qu'il rend, ce qu'il peut, ce qu'il exprime est plus vaste encore. Une +grâce qui entraîne tout, une éloquence douce et profonde, une expression +plus étendue que les choses exprimées, l'harmonie qui fait le lien +universel, tout cela est dans l'oeil d'une femme. Tout cela, et plus +encore, est dans la voix illimitée de celle qui sent. Lorsqu'elle parle, +elle tire de l'oubli les affections et les idées, elle éveille l'âme de +sa léthargie, elle l'entraîne et la conduit dans tout le domaine de sa +vie morale. Lorsqu'elle chante, il semble qu'elle agite les choses, +qu'elle les déplace, qu'elle les forme, et qu'elle crée des sentiments +nouveaux. La vie naturelle n'est plus la vie ordinaire: tout est +romantique, animé, enivrant. Là, assise en repos, ou occupée d'autre +chose, elle nous emporte, elle nous précipite avec elle dans le monde +immense; et notre vie s'agrandit de ce mouvement sublime et calme. +Combien, alors, paraissent froids ces hommes qui se remuent tant pour de +si petites choses; dans quel néant ils nous retiennent, et qu'il est +fatigant de vivre parmi des êtres turbulents et muets! + +Mais quand tous les efforts, tous les talents, tous les succès, et tous +les dons du hasard ont formé un visage admirable, un corps parlait, une +manière fine, une âme grande, un coeur délicat, un esprit étendu; il ne +faut qu'un jour pour que l'ennui et le découragement commencent à tout +anéantir dans le vide d'un cloître, dans les dégoûts d'un mariage +trompeur, dans la nullité d'une vie fastidieuse. + +Je veux continuer à la voir. Elle n'attend plus rien; nous serons bien +ensemble. Elle ne sera pas surprise que je sois consumé d'ennui, et je +n'ai point à craindre d'ajouter au sien. Notre situation est fixe, et +tellement, que je ne changerai pas la mienne en allant chez elle dès +qu'elle aura quitté la campagne. + +Je me figure déjà avec quelle grâce riante et fatiguée, elle reçoit une +société qui l'excède; et avec quelle impatience elle attend le lendemain +des jours de plaisir. + +Je vois tous les jours à-peu-près les mêmes ennuis. Les concerts, les +soirs, tous ces passe-temps sont le travail des prétendus heureux: il +leur est à charge, comme celui de la vigne l'est à l'homme de journée; +et davantage, car il ne porte pas avec lui sa consolation, il ne produit +rien. + + + + +LETTRE XLI. + +DATX +Lyon, 18 mai, VI. + + +L'on dirait que le sort s'attache à ramener l'homme sous la chaîne qu'il +a voulu secouer malgré le sort. Que m'a-t-il servi de tout quitter pour +chercher une vie plus libre? Si j'ai vu des choses selon ma nature, ce +ne fut qu'en passant, sans en jouir, et comme pour redoubler en moi +l'impatience de les posséder. + +Je ne suis point l'esclave des passions, je suis plus malheureux, leur +vanité ne me trompera point; mais enfin ne faut-il pas que la vie soit +remplie par quelque chose? Quand l'existence est vide, peut-elle +satisfaire? Si la vie du coeur n'est qu'un néant agité, ne vaut-il pas +mieux la laisser pour un néant plus tranquille? Il me semble que +l'intelligence cherche un résultat: je voudrais que l'on me dît quel est +celui de ma vie. Je veux quelque chose qui voile et entraîne mes +heures; car je ne saurais toujours les sentir rouler si pesamment sur +moi, seules et lentes, sans désirs, sans illusions, sans but. Si je ne +puis connaître de la vie que ses misères, est-ce un bien de l'avoir +reçue? est-ce une sagesse de la conserver? + +Vous ne pensez pas que trop faible contre les maux de l'humanité, je +n'ose même en soutenir la crainte: vous me connaissez mieux. Ce n'est +point dans le malheur que je songerais à rejeter la vie: la résistance +éveille l'âme et lui donne une attitude plus fière; l'on se retrouve +enfin, quand il faut lutter contre de grandes douleurs; on peut se +plaire dans son énergie, on a du moins quelque chose à faire. Mais ce +sont les embarras, les ennuis, les contraintes, l'insipidité de la vie +qui me fatiguent et me rebutent. L'homme passionné peut se résoudre à +souffrir, puisqu'il prétend jouir un jour; mais quelle considération +peut soutenir l'homme qui n'attend rien. Je suis las de mener une vie si +vaine. Il est vrai que je pourrais prendre patience encore; mais ma vie +passe sans que je fasse rien d'utile, et sans que je jouisse, sans +espoir, comme sans paix. Pensez-vous qu'avec une âme indomptable, tout +cela puisse durer de longues années? + +Je croirais qu'il y a aussi une raison des choses physiques; et que la +nécessité elle-même a une marche suivie, une sorte de fin que +l'intelligence peut pressentir. Je me demande quelquefois où me conduira +cette contrainte qui m'enchaîne à l'ennui, cette apathie d'où je ne puis +jamais sortir; cet ordre de choses nul et insipide dont je ne saurais me +débarrasser, où tout manque, diffère, s'éloigne; où toute probabilité +s'évanouit; où l'effort est détourné; où tout changement avorte; où +l'attente est toujours trompée, même celle d'un malheur du moins +énergique; où l'on dirait qu'une volonté ennemie s'attache à me retenir +dans un état de suspension et d'entraves, à me leurrer par des choses +vagues et des espérances évasives, afin de consumer ma durée entière +sans qu'elle ait rien atteint, rien produit, rien possédé. Je revois le +triste souvenir des longues années perdues. J'observe comment cet avenir +qui séduit toujours, change et s'amoindrit en s'approchant. Frappé d'un +souffle de mort à la lueur funèbre du présent, il se décolore dès +l'instant où l'on veut jouir; et laissant derrière lui les séductions +qui le masquaient et le prestige déjà vieilli, il passe seul, abandonné, +traînant avec pesanteur son spectre épuisé et hideux, comme s'il +insultait à la fatigue que donne le glissement sinistre de sa chaîne +éternelle: lorsque je pressens cet espace désenchanté où vont se traîner +les restes de ma jeunesse et de ma vie; et que ma pensée cherche à +suivre d'avance la pente uniforme où tout coule et se perd; que +trouvez-vous que je puisse attendre à son terme, et qui pourrait me +cacher l'abîme où tout cela va finir? Ne faudra-t-il pas bien que, las +et rebuté, quand je suis assuré de ne pouvoir rien, je cherche au moins +du repos? Et quand une force inévitable pèse sur moi sans relâche, +comment reposerai-je, si ce n'est en me précipitant moi-même? + +Il faut que toute chose ait une fin selon sa nature. Puisque ma vie +relative est retranchée du cours du monde, pourquoi végéter longtemps +encore inutile au monde et fatigant à moi-même? Pour le vain instinct +d'exister! Pour respirer et avancer en âge! Pour m'éveiller amèrement +quand tout repose, et chercher les ténèbres quand la terre fleurit: pour +n'avoir que le besoin des désirs, et ne connaître que le songe de +l'existence: pour rester déplacé, isolé sur la scène des afflictions +humaines, quand nul n'est heureux pur moi, quand, je n'ai que l'idée du +rôle d'un homme: pour tenir à une vie perdue, lâche esclave que la vie +repousse et qui s'attache à son ombre, avide de l'existence, comme si +l'existence réelle lui était laissée, et voulant être misérablement +faute d'oser n'être plus! + +Que me feront tous ces sophismes d'une philosophie douce et flatteuse, +vain déguisement d'un instinct pusillanime, vaine sagesse des patients +qui perpétue les maux si bien supportés, et qui légitime notre +servitude par une nécessité imaginaire. + +Attendez, me dira-t-on, le mal moral s'épuise par sa durée même: +attendez; les temps changeront, et vous serez satisfait; ou s'ils +restent semblables, vous serez changé vous-même. En usant du présent tel +qu'il est, vous aurez affaibli le sentiment trop impétueux d'un avenir +meilleur; et quand vous aurez toléré la vie, elle deviendra bonne à +votre coeur plus tranquille.--Une passion cesse, une perte s'oublie, un +malheur se répare: moi, je n'ai point de passions, je ne plains ni perte +ni malheur, rien qui puisse cesser, qui puisse être oublié, qui puisse +être réparé. Une passion nouvelle peut distraire de celle qui vieillit: +mais où trouverai-je un aliment pour mon coeur quand il aura perdu cette +soif qui le consume? Il désire tout, il veut tout, il contient tout. Que +mettre à la place de cet infini qu'exige ma pensée? Les regrets, +s'oublient, d'autres biens les effacent: mais quels biens pourront +tromper des regrets universels? Tout ce qui est propre à la nature +humaine appartient à mon être; il a voulu s'en nourrir selon sa nature, +il s'est épuisé sur une ombre impalpable: savez-vous quelque bien qui +console du regret du monde? Si mon malheur est dans le néant de ma vie, +le temps calmera-t-il des maux que le temps aggrave: et dois-je espérer +qu'ils cessent, quand c'est par leur durée même qu'ils sont +intolérables?--Attendez: des temps meilleurs produiront peut-être ce que +semble vous interdire votre destinée présente.--Hommes d'un jour, qui +projetez en vieillissant, et qui raisonnez, pour un avenir reculé quand +la mort est sur vos pas; en rêvant des illusions consolantes dans +l'instabilité des choses, ne sentirez-vous jamais leur cours rapide; ne +verrez-vous point que votre vie s'endort en se balançant; et que cette +vicissitude qui soutient votre coeur trompé, ne l'agite que pour +l'éteindre à jamais dans une secousse dernière et prochaine? Si la vie +de l'homme était éternelle, si seulement elle était plus longue, si +seulement elle restait semblable jusques près de sa dernière heure, +alors l'espérance pourrait me séduire, et j'attendrais peut-être ce qui +du moins serait possible. Mais y a-t-il quelque permanence dans la vie? +Le jour futur peut-il avoir les besoins du jour présent, et ce qu'il +fallait aujourd'hui sera-t-il bon demain? Notre coeur change plus +rapidement que les saisons annuelles; leurs vicissitudes souffrent du +moins quelque permanence, parce qu'elles se répètent dans l'étendue des +siècles. Mais nos jours que rien ne renouvelle, n'ont pas deux heures +qui puissent être semblables: leurs saisons, qui ne se réparent pas, ont +chacune leurs besoins; s'il en est une qui ait perdu ce qui lui était +propre, elle l'a perdu sans retour, et nul autre âge ne saurait posséder +ce que l'âge puissant n'a pas atteint.--C'est le propre de l'insensé de +prétendre lutter contre la nécessité. Le sage reçoit les choses telles +que sa destinée les donne; il ne s'attache qu'à les considérer sous les +rapports-qui peuvent les lui rendre heureuses: sans s'inquiéter +inutilement dans quelles voies il erre sur ce globe, il sait posséder, +à chaque gîte qui marque sa course, et les douceurs des convenances, et +la sécurité du repos; et devant sitôt trouver, quoiqu'il arrive, le +terme de sa marche, il va sans effort, il s'égare même sans inquiétude. +Que lui servirait de vouloir davantage, de résister à la force du monde, +et de chercher à éviter des chaînes et une ruine inévitable? Nul +individu ne saurait arrêter le cours universel, et rien n'est plus vain +que la plainte des maux attachés nécessairement à notre nature.--Si tout +est nécessaire, que prétendez-vous opposer à mes ennuis? Pourquoi les +blâmer; puis-je sentir autrement? Si au contraire notre sort particulier +est dans nos mains, si l'homme peut choisir et vouloir, il existera pour +lui des obstacles qu'il ne saurait vaincre, et des misères auxquelles il +ne pourra soustraire sa vie: mais tout l'effort du genre humain ne +pourrait faire plus contre lui que de l'anéantir. Celui-là seul peut +être soumis à tout, qui veut absolument vivre; mais celui qui ne prétend +à rien, ne peut être soumis à rien. Vous exigez que je me résigne à des +maux inévitables; je le veux bien aussi: mais quand je consens à tout +quitter, il n'y a plus pour moi de maux inévitables. + +Les biens nombreux qui restent à l'homme dans le malheur même ne +sauraient me retenir. Il y a plus de biens que de maux, cela est vrai +dans le sens absolu, et pourtant ce serait s'abuser étrangement que de +compter ainsi. Un seul mal que nous ne pouvons oublier anéantit l'effet +de vingt biens dont nous paraissons jouir; et malgré les promesses du +raisonnement, il est beaucoup de maux que l'on ne saurait cesser de +sentir qu'avec des efforts et du temps, si du moins l'on n'est sectaire +et un peu fanatique. Le temps, il est vrai, dissipe ces maux, et la +résistance du sage les use plus vite encore; mais l'industrieuse +imagination des autres hommes les a tellement multipliés, qu'ils seront +toujours remplacés avant leur terme: et comme les biens passent ainsi +que les douleurs, y eût-il dans l'homme dix plaisirs pour une seule +peine, si l'amertume d'une seule peine corrompt cent plaisirs pendant +toute sa durée, la vie sera au moins indifférente et inutile à qui n'a +plus d'illusions. Le mal reste, le bien n'est plus: par quel prestige, +pour quelle fin porterais-je la vie? Le dénouement est connu; +qu'y-a-t-il à faire encore? La perte vraiment irréparable est celle des +désirs. + +Je sais qu'un penchant naturel attache l'homme à la vie; mais c'est en +quelque sorte un instinct d'habitude, il ne prouve nullement que la vie +soit bonne. L'être, par cela qu'il existe, doit tenir à l'existence: la +raison seule peut lui faire voir le néant sans effroi. Il est +remarquable que l'homme dont la raison affecte tant de mépriser +l'instinct, s'autorise de ce qu'il a de plus aveugle pour justifier les +sophismes de cette même raison. + +On objectera que l'impatience de la vie tient à l'impétuosité des +passions; et que le vieillard s'y attache à mesure que l'âge le calme et +l'éclaire. Je ne veux pas examiner en ce moment, si la raison de l'homme +qui s'éteint vaut plus que celle de l'homme dans sa force; si chaque +âge n'a pas sa manière de sentir convenable alors, et déplacée dans +d'autres temps; si enfin nos institutions stériles, si nos vertus de +vieillards, ouvrages de la caducité, du moins dans leur principe, +prouvent solidement en faveur de l'âge refroidi. Je répondrais +seulement: toute chose mélangée est regrettée au moment de sa perte; une +perte sans retour n'est jamais vue froidement après une longue +possession; et notre imagination, que nous voyons toujours dans la vie +abandonner un bien dès qu'il est atteint, pour fixer nos efforts sur +celui qui nous reste à acquérir, ne s'arrête dans ce qui finit que sur +le bien qui nous est enlevé, et non sur le mal dont nous sommes +délivrés. + +Ce n'est pas ainsi que l'on doit estimer la valeur de la vie effective +pour la plupart des hommes. Mais chaque jour de cette existence dont ils +espèrent sans cesse, demandez-leur si le moment présent les satisfait, +les mécontente, ou leur est indifférent: vos résultats seront sûrs +alors. Toute autre estimation n'est qu'un moyen ne s'en imposer à +soi-même; et je veux mettre une vérité claire et simple, à la place des +idées confuses, et des sophismes rebattus. + +L'on me dira sérieusement: arrêtez vos désirs; bornez ces besoins trop +avides: mettez vos affections dans les choses faciles: pourquoi chercher +ce que les circonstances éloignent? pourquoi exiger ce dont les hommes +se passent si bien? pourquoi vouloir des choses utiles, tant d'autres +n'y pensent même pas? pourquoi vous plaindre des douleurs publiques; +voyez-vous qu'elles troublent le sommeil d'un seul heureux? que servent +ces pensées d'une âme forte et cet instinct des choses sublimes? ne +sauriez-vous rêver la perfection sans y prétendre amener la foule qui +s'en rit, tout en gémissant? et vous faut-il, pour jouir de votre vie, +une existence grande ou simple, des circonstances énergiques, des lieux +choisis, des hommes et des choses selon votre coeur? Tout est bon à +l'homme pourvu qu'il existe; et partout où il peut vivre, il peut vivre +bien. S'il a une bonne réputation, quelques connaissances qui lui +veuillent du bien, une maison et de quoi se présenter dans le monde, que +lui faut-il davantage? Certes je n'ai rien à répondre à ces conseils +qu'un homme mûr me donnerait, et je les crois très-bons en effet pour +ceux qui les trouvent tels. + +Cependant je suis plus calme maintenant, et je commence à me lasser de +mon impatience elle-même. Des idées sombres, mais tranquilles, me +deviennent plus familières. Je songe volontiers à ceux qui, dans le +matin de leurs jours, ont trouvé leur éternelle nuit: ce sentiment me +repose et me console; c'est l'instinct du soir. Mais pourquoi ce besoin +des ténèbres? pourquoi la lumière m'est-elle pénible? Ils le sauront un +jour; quand ils auront changé; quand je ne serai plus. + +Quand vous ne serez plus! méditez-vous un crime?--Si, fatigué des maux +de la vie, et surtout désabusé de ses biens, déjà suspendu sur l'abîme +marqué pour le moment suprême, retenu par l'ami, accusé par le +moraliste, condamné par ma patrie, coupable aux yeux de l'homme social, +j'avais à répondre à ses efforts, à ses reproches; voici ce me semble ce +que je pourrais dire. + +J'ai tout examiné, tout connu; si je n'ai pas tout éprouvé, j'ai du +moins tout pressenti. Vos douleurs ont flétri mon âme; elles sont +intolérables parce qu'elles sont sans but. Vos plaisirs sont illusoires, +fugitifs, un jour suffit pour les connaître et les quitter. J'ai cherché +en moi le bonheur, mais sans fanatisme; j'ai vu qu'il n'était pas fait +pour l'homme seul: je le proposai à ceux qui m'environnaient, ils +n'avaient pas le loisir d'y songer. J'interrogeai la multitude que +flétrit la misère, et les privilégiés que l'ennui opprime; ils m'ont +dit, nous souffrons aujourd'hui, mais nous jouirons demain. Pour moi je +sais que le jour qui se prépare va marcher sur la trace du jour qui +s'écoule. Vivez, vous que peut tromper encore un prestige heureux; mais +moi, fatigué de ce qui peut égarer l'espoir, sans attente et presque +sans désir, je ne dois plus vivre. Je juge la vie comme l'homme qui +descend dans la tombe, qu'elle s'ouvre donc pour moi: reculerais-je le +terme quand il est déjà atteint? La nature offre des illusions à croire +et à aimer; elle ne lève le voile qu'au moment marqué pour la mort: elle +ne l'a pas levé pour vous, vivez: elle l'a levé pour moi, ma vie n'est +déjà plus. + +Il se peut que le vrai bien de l'homme soit son indépendance morale, et +que ses misères ne soient que le sentiment de sa propre faiblesse dans +des situations multipliées; que tout soit songe hors de lui, et que la +paix soit dans le coeur inaccessible aux illusions. Mais sur quoi se +reposera sa pensée désabusée? que faire dans la vie quand on est +indifférent à tout ce qu'elle renferme? Quand la passion de toutes +choses, quand ce besoin universel des âmes fortes a consumé nos coeurs; +quand le charme abandonne nos désirs détrompés, l'irrémédiable ennui +naît de ces cendres refroidies: funèbre, sinistre, il absorbe tout +espoir, il règne sur les ruines, il dévore, il éteint. D'un effort +invincible, il creuse notre tombe, asile qui donnera du moins le repos +par l'oubli, le calme dans le néant. + +Sans les désirs, que faire de la vie? Végéter stupidement; se traîner +sur la trace inanimée des soins et des affaires; ramper énervés dans la +bassesse de l'esclave, ou la nullité de la foule; penser sans servir +l'ordre universel; sentir sans vivre! Ainsi, jouet lamentable d'une +destinée que rien n'explique, l'homme abandonnera sa vie aux hasards et +des choses et des temps. Ainsi, trompé par l'opposition de ses voeux, de +sa raison, de ses lois, de sa nature, il se hâte d'un pas riant et plein +d'audace vers la nuit sépulcrale. L'oeil ardent, mais inquiet au milieu +des fantômes, et le coeur chargé de douleurs, il cherche et s'égare, il +végète et s'endort. + +Harmonie du monde! Rêve sublime! Fin morale, reconnaissance sociale, +lois, devoirs, mots sacrés parmi les hommes! je ne puis vous braver +qu'aux yeux de la foule trompée. + +A la vérité, j'abandonne des amis que je vais affliger, ma patrie dont +je n'ai point assez payé les bienfaits, tous les hommes que je devais +servir: ce sont des regrets et non pas des remords. Qui, plus que moi, +pourra sentir le prix de l'union, l'autorité des devoirs, le bonheur +d'être utile? J'espérais faire quelque bien, ce fut le plus flatteur, le +plus insensé de mes rêves. Dans la perpétuelle incertitude d'une +existence toujours agitée, précaire, asservie, vous suivez tous, +aveugles et dociles, la trace battue de l'ordre établi; abandonnant +ainsi votre vie à vos habitudes, et la perdant sans peine comme vous +perdriez un jour. Je pourrais, entraîné de même par cette déviation +universelle, laisser quelques bienfaits dans ces voies d'erreur: mais ce +bien, facile à tous, sera fait sans moi par les hommes bons. Il en est; +qu'ils vivent, et qu'utiles à quelque chose, ils se trouvent heureux. +Pour moi, au sein de cet abîme de maux, je ne serai point consolé, je +l'avoue, si je ne fais pas plus. Un infortuné près de moi sera +peut-être soulagé, cent mille gémiront: et moi, impuissant au milieu +d'eux, je verrai sans cesse attribuer à la nature des choses, les fruits +amers de l'égarement humain; et se perpétuer comme l'oeuvre inévitable de +la nécessité, ces misères où je crois sentir le caprice accidentel d'une +perfectibilité qui s'essaye! Que l'on me condamne sévèrement, si je +refuse le sacrifice d'une vie heureuse au bien général: mais lorsque, +devant rester inutile, j'appelle une mort trop longtemps attendue, j'ai +des regrets, je le répète, et non pas des remords. + +Sous le poids d'un malheur passager, considérant la mobilité des +impressions et des événements, sans doute je devrais attendre des jours +plus favorables. Mais le mal qui pèse sur mes ans, n'est point un mal +passager. Ce vide dans lequel ils s'écoulent lentement, qui le remplira? +Qui rendra des désirs à ma vie, et une attente à ma volonté? C'est le +bien lui-même que je trouve inutile; fassent les hommes qu'il n'y ait +plus que des maux à déplorer! Durant l'orage, l'espoir soutient; et l'on +s'affermit contre le danger parce qu'il peut finir; mais si le calme +lui-même vous fatigue, qu'espérerez-vous alors? Si demain peut être bon, +je veux bien attendre; mais si ma destinée est telle que demain ne +pouvant être meilleur, puisse être plus malheureux encore, je ne verrai +point ce jour funeste. + +Si c'est un devoir réel d'achever la vie qui m'a été donnée, sans doute +je braverai ses misères; le temps rapide les entraînera bientôt. Quelque +opprimés que puissent être nos jours, ils sont tolérables, puisqu'ils +sont bornés. La mort et la vie sont en mon pouvoir; je ne tiens pas à +l'une, je ne désire point l'autre, que la raison décide si j'ai le droit +de choisir entre elles. + +C'est un crime, me dit-on, de déserter la vie; mais ces mêmes sophistes +qui me défendent la mort, m'exposent ou m'envoient à elle. Leurs +innovations la multiplient autour de moi, leurs préceptes m'y +conduisent, ou leurs lois me la donnent. C'est une gloire de renoncer à +la vie quand elle est bonne, c'est une justice de tuer celui qui veut +vivre; et cette mort que l'on doit chercher quand on la redoute, ce +serait un crime de s'y livrer quand on la désire! Sous cent prétextes, +ou spécieux, ou ridicules, vous vous jouez de mon existence: moi seul je +n'aurais plus de droits sur moi-même? Quand j'aime la vie, je dois la +mépriser; quand je suis heureux, vous m'envoyez mourir: et si je veux la +mort, c'est alors que vous me la défendez; vous m'imposez la vie quand +je l'abhorre[31]. + +Si je ne puis m'ôter la vie, je ne puis non plus m'exposer à une mort +probable. Est-ce là cette prudence que vous demandez de vos sujets? Sur +le champ de bataille, ils doivent calculer les probabilités avant de +marcher à l'ennemi, et vos héros sont tous des criminels. L'ordre que +vous leur donnez ne les justifie point: vous n'avez pas le droit de les +envoyer à la mort, s'ils n'ont pas eu le droit de consentir à y être +envoyés. Une même démence autorise vos fureurs et dicte vos préceptes: +et tant d'inconséquence pourrait justifier tant d'injustice! Si je n'ai +point sur moi-même ce droit de mort, qui l'a donne à la société? Ai-je +cédé ce que je n'avais point? Quel principe social avez-vous inventé, +qui m'explique comment un corps acquiert un pouvoir interne et +réciproque que ses membres n'avaient point, et comment j'ai donné pour +m'opprimer, un droit que je n'avais pas même pour échapper à +l'oppression? Dira-t-on que si l'homme isolé jouit de ce droit naturel, +il l'aliène en devenant membre de la société? Mais ce droit est +inaliénable par sa nature, et nul ne saurait faire une convention qui +lui ôte tout pouvoir de la rompre quand on la fera servir à son +préjudice. On a prouvé, avant moi, que l'homme n'a pas le droit de +renoncer à sa liberté, ou en d'autres termes, de cesser d'être homme: +comment perdrait-il le droit le plus essentiel, le plus sûr, le plus +irrésistible de cette même liberté, le seul qui garantisse son +indépendance, et qui lui reste toujours contre le malheur? Jusques à +quand de palpables absurdités asserviront-elles les hommes? + +Si ce pouvait être un crime d'abandonner la vie, c'est vous que +j'accuserais, vous dont les innovations funestes m'ont conduit à vouloir +la mort, que sans vous j'eusse éloignée; cette mort, perte universelle +que rien ne répare, triste et dernier refuge qu'encore vous osez +m'interdire, comme s'il vous restait quelque prise sur ma dernière +heure, et que là aussi les formes de votre législation pussent limiter +des droits placés hors du monde qu'elle gouverne. Opprimez ma vie; la +loi est souvent aussi le droit du plus fort: mais la mort est la borne +que je veux poser à votre pouvoir. Ailleurs vous commanderez, ici il +faut prouver. + +Dites-moi clairement, sans vos détours habituels, sans cette vaine +éloquence des mots qui ne me trompera pas, sans ces grands noms mal +entendus de force, de vertu, d'ordre éternel, de destination morale; +dites-moi simplement si les lois de la société sont faites pour le monde +actuel et vrai, ou pour une vie future et éloignée de nous? Si elles +sont faites pour le monde positif, dites-moi comment des lois relatives +à un ordre de choses, peuvent m'obliger quand cet ordre n'est plus; +comment ce qui règle la vie peut s'étendre au-delà; comment le mode +selon lequel nous avons déterminé nos rapports peut subsister quand ces +rapports ont fini; et comment j'ai pu jamais consentir que nos +conventions me retinssent quand je n'en voudrais plus? Quel est le +fondement, je veux dire le prétexte de vos lois? N'ont-elles pas promis +_le bonheur de tous_; quand je veux la mort, apparemment je ne me sens +pas heureux. Le pacte qui m'opprime, doit-il être irrévocable? Un +engagement onéreux dans les choses particulières de la vie, peut trouver +au moins des compensations; et l'on peut sacrifier un avantage quand il +nous reste la faculté d'en posséder d'autres: mais l'abnégation totale +peut-elle entrer dans l'idée d'un homme qui conserve quelque notion de +droit et de vérité? Toute société est fondée sur une réunion de +facultés, un échange de services: mais quand je nuis à la société, ne +refuse-t-elle pas de me protéger? Si donc elle ne fait rien pour moi, ou +si elle fait beaucoup contre moi, j'ai aussi le droit de refuser de la +servir. Notre pacte ne lui convient plus, elle le rompt: il ne me +convient plus, je le romps aussi: je ne me révolte pas, je sors. + +C'est un dernier effort de votre tyrannie jalouse. Trop de victimes vous +échapperaient; trop de preuves de la misère publique s'élèveraient +contre le vain bruit de vos promesses, et découvriraient vos codes +astucieux dans leur nudité aride et leur corruption financière. J'étais +simple de vous parler de justice! j'ai vu le sourire de la pitié dans +votre regard paternel. Il me dit que c'est la force et l'intérêt qui +mènent les hommes. Vous l'avez voulu: et bien! comment votre loi +sera-t-elle maintenue? Qui punira-t-elle de son infraction? +Atteindra-t-elle celui qui n'est plus? Vengera-t-elle sur les siens son +effort méprisé? Quelle démence inutile! Multipliez nos misères, il le +faut pour les grandes choses que vous projetez, il le faut pour le genre +de gloire que vous cherchez: asservissez, tourmentez, mais du moins ayez +un but; soyez iniques et froidement atroces; mais du moins ne le soyez +pas en vain. Quelle dérision qu'une loi de servitude qui ne sera ni +obéie ni vengée! + +Où votre force finit, vos impostures commencent: tant il est nécessaire +à votre empire que vous ne cessiez pas de vous jouer des hommes! C'est +la nature, c'est l'intelligence suprême qui veulent que je plie ma tête +sous le joug insultant et lourd. Elles veulent que je m'attache à ma +chaîne, et que je la traîne docilement, jusqu'à l'instant où il vous +plaira de la briser sur ma tête. Quoique vous fassiez, un Dieu vous +livre ma vie; et l'ordre du monde serait interverti si votre esclave +échappait. + +L'Eternel m'a donné l'existence et m'a chargé de mon rôle individuel +dans l'harmonie de ses oeuvres; je dois le remplir jusqu'à la fin, et je +n'ai pas le droit de me soustraire à son empire.--Vous oubliez trop tôt +l'âme que vous m'avez donnée. Ce corps terrestre n'est que poussière, ne +vous en souvient-il plus? Mais mon intelligence, souffle impérissable +émanée de l'intelligence universelle, ne pourra jamais se soustraire à +sa loi. Comment quitterais-je l'empire du maître de toutes choses? Je ne +change que de lieu; les lieux ne sont rien pour celui qui contient et +gouverne tout. Il ne m'a pas placé plus exclusivement sur la terre que +dans la contrée où il m'a fait naître. + +La nature veille à ma conservation; je dois aussi me conserver pour +obéir à ses lois; et puisqu'elle m'a donné la crainte de la mort, elle +me défend de la chercher. C'est une belle phrase: mais la nature me +conserve, ou m'immole à son gré; du moins le cours des choses n'a point +en cela de loi connue. Lorsque je veux vivre, un gouffre s'entr'ouvre +pour m'engloutir, la foudre descend me consumer. Si la nature m'ôte la +vie qu'elle m'a fait aimer, je me l'ôte quand je ne l'aime plus: si elle +m'arrache un bien, je rejette un mal: si elle livre mon existence au +cours arbitraire des événements, je la quitte ou la conserve avec choix. +Puisqu'elle m'a donné la faculté de vouloir et de choisir, j'en use dans +la circonstance où j'ai à décider entre les plus grands intérêts; et je +ne saurais comprendre que faire servir la liberté reçue d'elle, à +choisir ce qu'elle m'inspire, ce soit l'outrager. Ouvrage de la nature, +j'interroge ses lois, j'y trouve ma liberté. Placé dans l'ordre social, +je réponds aux préceptes erronés des moralistes, et je rejette des lois +que nul législateur n'avait le droit de faire. + +Dans tout ce que n'interdit pas une loi supérieure et évidente, mon +désir est ma loi, puisqu'il est le signe de l'impulsion naturelle; il +est mon droit par cela seul qu'il est mon désir. La vie n'est pas bonne +pour moi si, désabusé de ses biens, je n'ai plus d'elle que ses maux: +elle m'est funeste alors; je la quitte, c'est le droit de l'être qui +choisit et qui veut[32]. + +Si j'ose prononcer où tant d'hommes ont douté, c'est d'après une +conviction intime: si ma décision se trouve conforme à mes besoins, elle +n'est dictée du moins par aucune partialité: si je suis égaré, j'ose +affirmer que je ne suis pas coupable, ne concevant pas comment je +pourrais l'être. + + * * * * * + +J'ai voulu savoir ce que je pouvais faire: je ne décide point ce que je +ferai. Je n'ai ni désespoir, ni passion: il suffit à ma sécurité d'être +certain que le poids inutile pourra être secoué quand il me pressera +trop. Dès longtemps la vie me fatigue, et elle me fatigue tous les jours +davantage: mais je ne suis point passionné. Je trouve aussi quelque +répugnance à perdre irrévocablement mon être. S'il fallait choisir à +l'instant, ou de briser tous les liens, ou d'y rester nécessairement +attaché pendant vingt ans encore, je crois que j'hésiterais peu: mais je +me hâte moins, parce que dans quelques mois je le pourrai comme +aujourd'hui, et que les Alpes sont le seul lieu qui convienne à la +manière dont je voudrais m'éteindre. + + + + +LETTRE XLII. + +DATX +Lyon, 29 mai, VI. + + +J'ai lu plusieurs fois votre lettre entière. Un intérêt trop vif l'a +dictée. Je respecte l'amitié qui vous trompe: j'ai senti que je n'étais +pas aussi seul que je le prétendais. Vous faites valoir ingénieusement +des motifs très-louables: mais croyez que s'il y a beaucoup à dire à +l'homme passionné que le désespoir entraîne, il n'y a pas un mot solide +à répondre à l'homme tranquille qui raisonne sa mort. + +Ce n'est pas que j'aie rien décidé. L'ennui m'accable, le dégoût +m'attere. Je sais que ce mal est en moi. Que ne puis-je être content de +manger et de dormir? car enfin je mange et je dors. La vie que je traîne +n'est pas très-malheureuse. Chacun de mes jours est supportable, mais +leur ensemble m'accable. Il faut que l'être organisé agisse, et qu'il +agisse selon sa nature. Lui suffit-il d'être bien abrité, bien +chaudement, bien mollement couché, nourri de fruits délicats, environné +du murmure des eaux et du parfum des fleurs. Vous le retenez immobile: +cette mollesse le fatigue, ces essences l'importunent, ces aliments +choisis ne le nourrissent pas. Retirez vos dons et vos chaînes; qu'il +agisse, qu'il souffre même; qu'il agisse, c'est jouir et vivre. + +Cependant l'apathie m'est devenue comme naturelle; il semble que l'idée +d'une vie active m'effraye ou m'étonne. Les choses étroites me +répugnent, et leur habitude m'attache. Les grandes choses me séduiront +toujours, et ma paresse les craindrait. Je ne sais ce que je suis, ce +que j'aime, ce que je veux; je gémis sans cause, je désire sans objet, +et je ne vois rien, sinon que je ne suis pas à ma place. + +Ce pouvoir que l'homme ne saurait perdre, ce pouvoir de cesser d'être, +je l'envisage non pas comme l'objet d'un désir constant, non pas comme +celui d'une résolution irrévocable, mais comme la consolation qui reste +dans les maux prolongés, comme le terme toujours possible des dégoûts et +de l'importunité. C'est là ma chimère. Tout homme a fait, dit-on, des +châteaux en Espagne. Quelquefois le sort les réalise. + + * * * * * + +Vous me rappelez le mot éloquent qui termine une lettre de _Mylord +Edouard_. Je n'y vois pas une preuve contre moi. Je pense de même sur le +principe; mais la loi sans exception, qui défend de quitter +volontairement la vie, ne m'en paraît pas une conséquence. + +La moralité de l'homme, et son enthousiasme, l'inquiétude de ses voeux, +le besoin d'extension qui lui est habituel, semblent annoncer que sa fin +n'est pas dans les choses fugitives; que son action n'est pas bornée aux +spectres visibles; que sa pensée a pour objet les concepts nécessaires +et éternels; que son affaire est de travailler à l'amélioration ou à la +réparation du monde; que sa destination est, en quelque sorte, +d'élaborer, de subtiliser, d'organiser, de donner à la matière plus +d'énergie, aux êtres plus de puissance, aux organes plus de perfection, +aux germes plus de fécondité, aux rapports des choses plus de rectitude, +à l'ordre plus d'empire. + +On le regarde comme l'agent de la nature, employé par elle à achever, à +polir son ouvrage; à mettre en oeuvre les portions de la matière brute +qui lui sont accessibles; à soumettre aux lois de l'harmonie les +composés informes; à purifier les métaux, à embellir les plantes; à +dégager ou combiner les principes; à changer les substances grossières +en substances volatiles, et la matière inerte en matière active; à +rapprocher de lui les êtres moins avancés, et à s'élever et s'avancer +lui-même vers le principe universel de feu, de lumière, d'ordre, +d'harmonie, d'activité. + +Dans cette hypothèse, l'homme qui est digne d'un aussi grand ministère, +vainqueur des obstacles et des dégoûts, reste à son poste jusqu'au +dernier moment. Je respecte cette constance; mais il ne m'est pas +prouvé que ce soit là son poste. Si l'homme survit à la mort apparente, +pourquoi, je le répète, son poste exclusif est-il plutôt sur la terre +que dans la condition, dans le lieu où il est né. Si au contraire la +mort est le terme absolu de son existence, de quoi peut-il être chargé +si ce n'est d'une amélioration sociale. Ses devoirs subsistent, mais +nécessairement bornés à la vie présente, ils ne peuvent ni l'obliger +au-delà, ni l'obliger de rester obligé. C'est dans l'ordre social qu'il +doit contribuer à l'ordre. Parmi les hommes il doit servir les hommes. +Sans doute l'homme de bien ne quittera pas la vie tant qu'il pourra y +être utile: être utile et être heureux sont pour lui une même chose; +s'il souffre et qu'en même temps il fasse beaucoup de bien, il est plus +satisfait que mécontent. Mais quand le mal qu'il éprouve est plus grand +que le bien qu'il opère, il peut tout quitter: il le devrait quand il +est inutile et malheureux, s'il pouvait être assuré que sous ces deux +rapports, son sort ne changera pas. On lui a donné la vie sans son +consentement; s'il était encore forcé de la garder, quelle liberté lui +resterait-il? Il peut aliéner ses autres droits, mais jamais celui-là: +sans ce dernier asile, sa dépendance est affreuse. Souffrir beaucoup +pour être un peu utile, c'est une vertu qu'on peut conseiller dans la +vie, mais non un devoir qu'on puisse prescrire à celui qui s'en retire. +Tant que vous usez des choses, c'est une vertu obligatoire; à ces +conditions, vous êtes membre de la cité: mais quand vous renoncez au +pacte, le pacte ne vous oblige plus. Qu'entend-on d'ailleurs par être +utile, en disant que chacun peut l'être. Un cordonnier, en faisant bien +son métier, sauve à ses pratiques le désagrément d'avoir des cors: +cependant je doute qu'un cordonnier très-malheureux, soit en conscience +obligé de ne mourir que de paralysie, afin de continuer à bien prendre +la mesure du pied. Quand c'est ainsi que nous sommes utiles, il nous est +bien permis de cesser de l'être. L'homme est souvent admirable en +supportant la vie; mais ce n'est pas à dire qu'il y soit toujours +obligé. + +Il me semble que voilà beaucoup de mots pour une chose très-simple. Mais +quelque simple que je la trouve, ne pensez pas que je m'entête de cette +idée, et que je mette plus d'importance à l'acte volontaire qui peut +terminer la vie, qu'à un autre acte de cette même vie. Je ne vois pas +que mourir soit une si grande affaire; tant d'hommes meurent sans avoir +le temps d'y penser, sans même le savoir. Une mort volontaire doit être +réfléchie sans doute, mais il en est de même de toute les actions dont +les conséquences ne sont pas bornées à l'instant présent. + +Quand une situation devient probable, voyons aussitôt ce qu'elle pourra +exiger de nous. Il est bon d'y avoir pensé d'avance, afin de ne se pas +trouver dans l'alternative d'agir sans avoir délibéré, ou de perdre en +délibérations l'occasion d'agir. Un homme qui sans s'être fait des +principes, se trouve seul avec une femme, ne se met pas à raisonner ses +devoirs; il commence par manquer aux engagements les plus saints, il y +pensera peut-être ensuite. Combien d'actions héroïques n'eussent pas +été faites s'il eût fallu avant de hasarder sa vie, donner une heure à +la discussion. + +Je vous le répète, je n'ai point pris de résolution: mais j'aime à voir +qu'une ressource infaillible par elle-même, et dont l'idée peut souvent +diminuer mon impatience, ne m'est pas interdite. + + + + +LETTRE XLIII. + +DATX +Lyon, 30 mai, VI. + + +La Bruyère a dit: Je ne haïrais pas d'être livré par la confiance à une +personne raisonnable et d'en être gouverné en toutes choses, et +absolument, et toujours. Je serais sûr de bien faire, sans avoir le soin +de délibérer: je jouirais de la tranquillité de celui qui est gouverné +par la raison. + +Moi je vous dis que je voudrais être esclave afin d'être indépendant: +mais je ne le dis qu'à vous. Je ne sais si vous appellerez cela une +plaisanterie. Un homme chargé d'un rôle dans ce monde et qui peut faire +céder les choses à sa volonté est sans doute plus libre qu'un esclave, +ou du moins il a une vie plus satisfaisante, puisqu'il peut vivre selon +sa pensée. Mais il y a des hommes entravés de toutes parts. S'ils font +un mouvement, cette chaîne inextricable qui les enveloppe comme un +filet, les repousse dans leur nullité; c'est un ressort qui réagit +d'autant plus qu'il est heurté avec plus de force. Que voulez-vous que +fasse un pauvre homme ainsi embarrassé. Malgré sa liberté apparente, il +ne peut pas plus _produire au-dehors des actes de sa vie_ que celui qui +consume la sienne dans un cachot. Ceux qui ont trouvé à leur cage un +côté faible, et dont le sort avait oublié de river les fers, +s'attribuant ce hasard heureux, viennent vous dire: courage! il faut +entreprendre, il faut oser; faites comme nous. Ils ne voient point que +ce n'est pas eux qui ont fait. Je ne dis pas que le hasard produise les +choses; mais je crois qu'elles sont conduites au moins en partie, par +une force étrangère à l'homme; et qu'il faut, pour réussir, un concours +indépendant de notre volonté. + +S'il n'y avait pas une force morale qui modifiât ce que nous appelons +les probabilités du hasard, le cours du monde serait dans une +incertitude bien plus grande. Un calcul changerait plus souvent le sort +d'un peuple: toute destinée serait livrée à une supputation obscure: le +monde serait autre, il n'aurait plus de lois, puisqu'elles n'auraient +plus de suite. Qui n'en voit l'impossibilité? Il y aurait contradiction; +des hommes de bien deviendraient fortunés! + +S'il n'y a point une force générale qui entraîne toutes choses, quel +singulier prestige empêche les hommes de voir avec effroi, que pour +avoir des miroirs, des chandelles romaines, des cravates élastiques et +des dragées de baptême, ils ont tout arrangé de manière qu'une seule +faute ou un seul événement peut flétrir et corrompre toute une existence +d'homme. Une femme, pour avoir oublié l'avenir durant moins d'une +minute, n'a plus dans cet avenir que neuf mois d'amères sollicitudes et +une vie d'opprobre. L'odieux étourdi qui vient de tuer sa victime, va le +lendemain perdre à jamais sa santé en oubliant à son tour. Et vous ne +voyez pas que cet état des choses où un incident perd la vie morale, où +un seul caprice enlève mille hommes, et que vous appelez l'édifice +social, n'est qu'un amas de misères masquées et d'erreurs illusoires, et +que vous êtes ces enfants qui pensent avoir des jouets d'un grand prix +parce qu'ils sont couverts de papier doré. Vous dites tranquillement: +c'est comme cela que le monde est fait. Sans doute; et n'est-ce pas une +preuve que nous ne sommes autre chose dans l'univers que des figures +burlesques qu'un charlatan agite, oppose, promène en tous sens; fait +rire, battre, pleurer, sauter, pour amuser..... qui? Je ne le sais pas. +Mais c'est pour cela que je voudrais être esclave: ma volonté serait +soumise, et ma pensée serait libre. Au contraire, dans ma prétendue +indépendance, il faudrait que je fisse selon ma pensée: cependant je ne +le puis pas, et je ne saurais voir clairement pourquoi je ne le pourrais +pas; il s'ensuit que tout mon être est dans l'assujettissement, sans se +résoudre à le souffrir. + +Je ne sais pas bien ce que je veux. Heureux celui qui ne veut que faire +ses affaires; il peut se montrer à lui-même son but. Rien de grand (je +le sens profondément), rien de ce qui est possible à l'homme et sublime +selon sa pensée, n'est inaccessible à ma nature: et pourtant, je le sens +de même, ma fin est manquée, ma vie est perdue, stérilisée: elle est +déjà frappée de mort; son agitation est aussi vaine qu'immodérée; elle +est puissante, mais stérile, oisive et ardente au milieu du paisible et +éternel travail des êtres. Je ne sais que vouloir; il faut donc que je +veuille toutes choses, car enfin je ne puis trouver de repos quand je +suis consumé de besoins, je ne puis m'arrêter à rien dans le vide. Je +voudrais être heureux! Mais quel homme aura le droit d'exiger le bonheur +sur une terre où presque tous s'épuisent tout entiers seulement à +diminuer leurs misères. + +Si je n'ai point la paix du bonheur, il me faut l'activité d'une vie +forte. Certes je ne veux pas me traîner de degrés en degrés; prendre +place dans la société; avoir des supérieurs, avoués pour tels, afin +d'avoir des inférieurs à mépriser. Rien n'est burlesque comme cette +hiérarchie des mépris qui descend selon des proportions très-exactement +nuancées, et embrasse tout l'état, depuis le prince soumis à Dieu seul, +dit-il, jusqu'au plus pauvre décroteur du faubourg, soumis à la femme +qui le loge la nuit sur de la paille usée. Un maître d'hôtel n'ose +marcher dans l'appartement de monsieur; mais dès qu'il s'est retourné +vers la cuisine, le voilà qui règne. Vous prendriez pour le dernier des +hommes le marmiton qui tremble sous lui: pas du tout; car il commande +très-durement à la femme pauvre qui vient emporter les ordures, et qui +gagne quelques sous par sa protection. Le valet que l'on charge des +commissions, est homme de confiance: il donne lui-même ses commissions +au valet dont la figure moins heureuse est laissée aux gros ouvrages: et +le mendiant qui a su se mettre en vogue, accable de tout son génie le +mendiant qui n'a pas d'ulcère. + +Celui-là seul aura pleinement vécu qui passe sa vie entière dans la +position à laquelle son caractère le rend propre: ou bien celui-là +encore dont le génie embrasse les divers objets, que sa destinée +conduit dans toutes les situations possibles à l'homme, et qui dans +toutes, sait être ce que sa situation demande. Dans les dangers, il est +Morgan; maître d'un peuple, il est Lycurgue; chez des barbares, il est +Odin; chez les Grecs, il est Alcibiade; dans le crédule Orient, il est +Zerdust: il vit dans la retraite comme Philoclès; maître du monde, il +gouverne comme Trajan[33]; dans une terre sauvage, il s'affermit pour +d'autres temps, il dompte les caymans, il traverse les fleuves à la +nage, il poursuit le bouquetin sur les granits glacés, il allume sa pipe +à la lave des volcans[34], il détruit autour de son asile l'ours du +Nord, percé des flèches que lui-même a faites. Mais l'homme doit si peu +vivre, et la durée de ce qu'il laisse après lui a tant d'incertitude! Si +son coeur n'était pas avide, peut-être sa raison lui dirait-elle de vivre +seulement sans douleurs, en donnant auprès de lui le bonheur à quelques +amis dignes d'en jouir sans détruire son ouvrage. + +Les sages, dit-on, vivant sans passion, vivent sans impatience; et comme +ils voient toutes choses d'un même oeil, ils trouvent dans leur quiétude +la paix et la dignité de la vie. Mais de grands obstacles s'opposent +souvent à cette tranquille indifférence. Pour recevoir le présent comme +il s'offre, et mépriser l'espoir ainsi que les craintes de l'avenir, il +n'est qu'un moyen sûr, facile et simple, c'est d'éloigner de son idée +cet avenir dont la pensée agite toujours, puisqu'elle est toujours +incertaine. Pour n'avoir ni craintes ni désir, il faut tout abandonner à +l'événement comme à une sorte de nécessité, jouir ou souffrir selon +qu'il arrive; et, l'heure suivante dût-elle amener la mort, n'en pas +user moins paisiblement de l'instant présent. Une âme ferme habituée à +des considérations élevées, peut parvenir à l'indifférence du sage sur +ce que les hommes inquiets ou prévenus appellent des malheurs et des +biens: mais quand il faut songer à cet avenir, comment n'en être pas +inquiété? S'il faut le disposer, comment l'oublier? S'il faut arranger, +projeter, conduire, comment n'avoir point de sollicitude? On doit +prévoir les incidents, les obstacles, les succès; or, les prévoir, c'est +les craindre ou les espérer. Pour faire, il faut vouloir; et vouloir, +c'est être dépendant. Le grand mal est d'être force d'agir librement. +L'esclave a bien plus de facilité pour être véritablement libre. Il n'a +que des devoirs personnels; il est conduit par la loi de sa nature: +c'est la loi naturelle à l'homme, et elle est simple. Il est encore +soumis à son maître; mais cette loi là est claire. Epictète fut plus +heureux que Marc-Aurèle. L'esclave est exempt de sollicitudes, elles +sont pour l'homme libre: l'esclave n'est pas obligé de chercher sans +cesse à accorder lui-même avec le cours des choses; concordance toujours +incertaine et inquiétante, perpétuelle difficulté de la vie de l'homme +qui veut raisonner sa vie. Certainement c'est une nécessité, c'est un +devoir de songer à l'avenir, de s'en occuper, d'y mettre même ses +affections lorsqu'on est responsable du sort des autres. L'indifférence +alors n'est plus permise; et quel est l'homme, même isolé en apparence, +qui ne puisse être bon à quelque chose, et qui par conséquent ne doive +en chercher les moyens? Quel est celui dont l'insouciance n'entraînera +jamais d'autres maux que les siens propres? + +Le sage d'Epicure ne doit avoir ni femme ni enfants, mais cela même ne +suffit pas encore. Dès-lors que les intérêts de quelqu'autre sont +attachés à notre prudence, des soins petits et inquiétants altèrent +notre paix, inquiètent notre âme, et souvent même éteignent notre génie. + +Qu'arrivera-t-il à celui que de telles entraves compriment, et qui est +né pour s'en irriter? Il luttera péniblement entre ces soins auxquels il +se livre malgré lui, et le dédain qui les lui rend étrangers. Il ne sera +ni au-dessus des événements parce qu'il ne le doit pas, ni propre à en +bien user. Il sera variable dans la sagesse, et impatient ou gauche dans +les affaires: et il ne fera rien de bon parce qu'il ne pourra rien faire +selon sa nature. Il ne faut être ni père ni époux, si l'on veut vivre +indépendant: il faudrait peut-être n'avoir pas même d'amis; mais être +ainsi seul, c'est vivre bien tristement, c'est vivre inutile. Un homme +qui règle la destinée publique, qui médite et fait de grandes choses, +peut ne tenir à aucun individu en particulier, les peuples sont ses +amis; et, bienfaiteur des hommes, il peut se dispenser de l'être d'un +homme: mais il me semble que dans la vie obscure, il faut au moins +chercher quelqu'un avec qui l'on ait des devoirs à remplir. Cette +indépendance philosophique est une vie commode, mais froide. Celui qui +n'est pas enthousiaste doit la trouver insipide à la longue. Il est +affreux de finir ses jours on disant: nul coeur n'a été heureux par mon +moyen; nulle félicité d'homme n'a été mon ouvrage; j'ai passé impassible +et nul, comme le glacier qui dans les autres des montagnes, a résisté +aux feux du midi, mais qui n'est pas descendu dans la vallée protéger de +ses eaux les pâturages flétris sous leurs rayons brûlants. + +La religion finit toutes ses anxiétés; elle fixe tant d'incertitudes; +elle donne un but qui n'étant jamais atteint, n'est jamais dévoilé; elle +nous assujettit pour nous mettre en paix avec nous-mêmes; elle nous +promet des biens dont l'espoir reste toujours, parce que nous ne +saurions en faire l'épreuve; elle écarte l'idée du néant, elle écarte +les passions de la vie; elle nous débarrasse de nos maux désespérants, +de nos biens fugitifs; et elle met à la place un songe dont l'espérance, +meilleure peut-être que tous les biens réels, dure du moins jusqu'à la +mort. Elle est aussi bienfaisante qu'elle est solennelle: mais elle +semble n'exister que pour ouvrir au coeur de l'homme des abîmes nouveaux. +Elle est fondée sur des dogmes que plusieurs ne peuvent croire: en +désirant ses effets, ils ne peuvent les éprouver; en regrettant sa +sécurité, ils ne sauraient en jouir: ils cherchent ces célestes +espérances, et ils ne voient qu'un rêve des mortels; ils aiment la +récompense de l'homme bon, mais ils ne voient pas qu'ils aient mérité de +la nature; ils voudraient perpétuer, leur être, et ils voient que tout +passe. Tandis que le novice à peine tonsuré, entend distinctement les +anges qui célèbrent ses jeunes et ses mérites, eux qui ont le sentiment +de la vertu, savent assez qu'ils n'atteignent point sa sublime hauteur: +accablés de leur faiblesse et du vide de leurs destins, ils n'ont pas +une autre attente que de désirer, de s'agiter et de passer comme l'ombre +qui n'a rien connu. + + + + +LETTRE XLIV. + +DATX +Lyon, 15 juin, VI. + + +J'ai relu, j'ai pesé vos objections, ou si vous voulez, vos reproches: +c'est ici une question sérieuse; je vais y répondre à-peu-près. Si les +heures que l'on passe à discuter sont ordinairement perdues, celles +qu'on passe à s'écrire ne le sont point. + +Croyez-vous bien sérieusement que cette opinion, qui, dites-vous, ajoute +à mon malheur, dépende de moi? Le plus sûr est de croire: je ne le +conteste pas. Vous me rappelez aussi ce que l'on n'a pas moins dit, que +cette croyance est nécessaire pour sanctionner la morale. + +J'observe d'abord que je ne prétends point décider; que j'aimerais même +à ne pas nier, mais que je trouve au moins téméraire d'affirmer. Sans +doute c'est un malheur que de pencher à croire impossible ce dont on +désirerait la réalité, mais j'ignore comment on peut échapper à ce +malheur[35] quand on y est tombé. + +La mort, dites-vous, n'existe point pour l'homme. Vous trouvez impie le +_hic jacet_. L'homme de bien, l'homme de génie n'est pas là sous ce +marbre froid, dans cette cendre morte. Qui dit cela? Dans ce sens _hic +jacet_ sera faux sur la tombe d'un chien: son instinct fidèle et +industrieux n'est plus là. Où est-il? Il n'est plus. + +Vous me demandez ce, qu'est devenu le mouvement, l'esprit, l'âme de ce +corps qui vient de pourrir: la réponse est très-simple. Quand le feu de +votre cheminée s'éteint, sa lumière, sa chaleur, son mouvement enfin le +quitte, comme chacun sait, et s'en va dans un autre monde pour y être +éternellement récompensé s'il a réchauffé vos pieds, et éternellement +puni s'il a brûlé vos pantoufles. + +Ainsi l'harmonie de la lyre que l'Ephore vient de faire briser, passera +de pipeaux en sifflets, jusqu'à ce qu'elle ait expié par des sons plus +austères ces modulations voluptueuses qui corrompaient la morale. Rien +ne peut être anéanti. Non: un être, un corpuscule n'est pas anéanti; +mais une forme, un rapport, une faculté le sont. Je voudrais bien que +l'âme de l'homme bon et infortuné lui survécût pour un bonheur immortel. +Mais si l'idée de cette félicité céleste a quelque chose de céleste +elle-même, cela ne prouve point qu'elle ne soit pas un rêve. Ce dogme +est beau et consolant sans doute; mais ce que j'y vois de beau, ce que +j'y trouverais de consolant, loin de me le prouver, ne me donne pas même +l'espérance de le croire. Quand un sophiste s'avisera de me dire que si +je suis dix jours soumis à sa doctrine, je recevrai au bout de ce temps +des facultés surnaturelles, que je resterai invulnérable, toujours +jeune, possédant tout ce qu'il faut au bonheur, puissant pour faire le +bien, et dans une sorte d'impuissance de vouloir aucun mal; ce songe +flattera sans doute mon imagination, j'en regretterai peut-être les +promesses séduisantes, mais je ne pourrai pas y voir la vérité. + +En vain il m'objectera que je ne cours aucun risque à le croire. S'il me +promettait plus encore pour être persuadé que le soleil luit à minuit, +cela ne serait pas en mon pouvoir. S'il me disait ensuite: à la vérité, +je vous faisais un mensonge, et je trompe de même les autres hommes; +mais ne les avertissez point, car c'est, pour les consoler; ne +pourrais-je lui répliquer que sur ce globe âpre et fangeux, où discutent +et souffrent dans une même incertitude, quelques cent millions +d'immortels gais ou navrés, ivres ou moroses, sémillants ou imbéciles, +trompés ou atroces, nul n'a encore prouvé que ce fût un devoir de dire +ce qu'on croit consolant, et de taire ce que l'on croit vrai. + +Très-inquiets et plus ou moins malheureux, nous attendons sans cesse +l'heure suivante, le jour suivant, l'année suivante. Il nous faut à la +fin une vie suivante. Nous avons existé sans vivre; nous vivrons donc un +jour; conséquence plus flatteuse que juste. Si elle est une consolation +pour le malheureux; cela même est une raison de plus pour que la vérité +m'en soit suspecte. C'est un assez beau rêve qui dure jusqu'à ce qu'on +s'endorme pour jamais. Conservons cet espoir: heureux celui qui l'a! +Mais convenons que la raison qui le rend si universel n'est pas +difficile à trouver. + +Il est vrai qu'on ne risque rien d'y croire quand on peut: mais il ne +l'est pas moins que le grand Paschal a dit une puérilité quand il a dit: +Croyez, parce que vous ne risquez rien de croire, et que vous risquez +beaucoup en ne croyant pas. Ce raisonnement est décisif, s'il s'agit de +la conduite, il est absurde quand c'est la foi que l'on demande. Croire +a-t-il jamais dépendu de la volonté? + +L'homme de bien ne peut que désirer l'immortalité. On a osé dire d'après +cela: le méchant seul n'y croit pas. Ce jugement téméraire place dans la +classe de ceux qui ont à redouter une justice éternelle, plusieurs des +plus sages et des plus grands des hommes. Ce mot de l'intolérance serait +atroce, s'il n'était pas imbécile. + +Tout homme qui croit finir en mourant est l'ennemi de la société; il est +nécessairement égoïste et méchant avec prudence: autre erreur. Helvétius +connaissait mieux les différences du coeur humain, lorsqu'il disait: il y +a des hommes si malheureusement nés qu'ils ne sauraient se trouver +heureux que par des actions qui mènent à la Grève. Il y a aussi des +hommes qui ne peuvent être bien qu'au milieu des hommes contents, qui se +sentent dans tout ce qui jouit et souffre, et qui ne sauraient être +satisfaits d'eux-mêmes que s'ils contribuent à l'ordre des choses et à +la félicité des hommes. Ceux-là tâchent de bien faire sans croire +beaucoup à l'étang de soufre. + +Au moins, objectera-t-on, la foule n'est pas ainsi organisée. Dans le +vulgaire des hommes, chaque individu ne cherche que son intérêt +personnel, et sera méchant s'il n'est utilement trompé. Ceci peut être +vrai jusqu'à un certain point. Si les hommes ne devaient et ne pouvaient +jamais être détrompés, il n'y aurait plus qu'à décider si l'intérêt +public donne le droit de tromper, et si c'est un crime ou du moins un +mal de dire la vérité contraire. Mais, si cette erreur utile, ou donnée +pour telle, ne peut avoir qu'un temps; s'il est inévitable qu'un jour on +cesse de croire sur parole; ne faut-il point avouer que tout votre +édifice moral restera sans appui quand une fois ce brillant échafaudage +se sera écroulé. Pour prendre des moyens plus faciles et plus courts +d'assurer le présent, vous exposez l'avenir à la subversion la plus +sinistre et peut-être la plus irrémédiable. Si au contraire vous eussiez +su trouver dans le coeur humain les bases naturelles de sa moralité; si +vous eussiez su y mettre ce qui pouvait manquer au mode social, aux +institutions de la cité; votre ouvrage plus difficile, il est vrai, et +plus savant, eût été durable comme le monde. + +Si donc il arrivait que mal persuadé de ce que n'ont pas cru eux-mêmes +plusieurs des plus vénérés d'entre vous, on vînt à dire: les nations +commencent à vouloir des certitudes et à distinguer les choses +positives; la morale se déprave, et la foi n'est plus. Il faut se hâter +de prouver aux hommes qu'indépendamment d'une vie future, la justice est +nécessaire à leurs coeurs; que pour l'individu même, il n'y a point de +bonheur sans la raison; et que les vertus morales sont des lois de la +nature aussi nécessaires à l'homme en société que les lois des besoins +des sens. Si, dis-je, il était de ces hommes justes et amis de l'ordre +par leur nature, dont le premier besoin fût de ramener les hommes à plus +d'union, de conformités et de jouissances: si, laissant dans le doute ce +qui n'a jamais été prouvé, ils rappelaient aux hommes les principes de +justice et d'amour universel qu'on ne saurait contester: s'ils se +permettaient de leur parler des voies invariables du bonheur: si, +entraînés par la vérité qu'ils sentent, qu'ils voient et que vous +reconnaissez vous-mêmes, ils consacraient leur vie à l'annoncer de +différentes manières et à la persuader avec le temps: pardonnez, +ministres de vérité, à des moyens qui ne sont pas précisément les +vôtres, mais qui serviront la vérité; considérez, je vous prie, qu'il +n'est plus d'usage de lapider, que les miracles modernes ont fait +beaucoup rire, que les temps sont changés, et qu'il faudra que vous +changiez avec eux. + +Je quitte les interprètes du ciel, que leur grand caractère, rend +très-utiles ou très-funestes, tout-à-fait bons ou tout-à-fait médians, +les uns vénérables, les autres dignes d'exécration. Je reviens à votre +lettre. Je ne réponds pas à tous ses points, parce que la mienne serait +trop longue; mais je ne saurais laisser passer une objection spécieuse +en effet, sans observer qu'elle n'est pas aussi fondée qu'elle pourrait +d'abord le paraître. + +La nature est conduite par des forces inconnues et selon des lois +mystérieuses: l'ordre est sa mesure, l'intelligence est son mobile: il +n'y a pas bien loin, dit-on, de ces données prouvées et obscures, à nos +dogmes inexplicables. Plus loin qu'on ne pense.[36] + +Beaucoup d'hommes extraordinaires ont cru aux présages, aux songes, aux +moyens secrets des forces invisibles; beaucoup d'hommes extraordinaires +ont donc été superstitieux: je le veux bien, mais du moins ce ne fut pas +à la manière des petits esprits. L'historien d'Alexandre dit qu'il était +superstitieux, frère Labre l'était aussi: mais Alexandre et frère Labre +ne l'étaient pas de la même manière, il y avait bien quelques +différences entre leurs pensées. Je crois que nous reparlerons de cela +une autre fois. + +Pour les efforts presque surnaturels que la religion fit faire, je n'y +vois pas une grande preuve d'origine divine. Tous les genres de +fanatisme ont produit des choses qui surprennent quand on est de +sang-froid. + +Quand vos dévots ont trente mille livres de rente, et qu'ils donnent +beaucoup de sous aux pauvres, on vante leurs aumônes. Quand les +bourreaux leur _ouvrent le ciel_, on crie que sans la grâce d'en haut, +ils n'auraient jamais eu la force d'accepter une félicité éternelle. En +général, je n'aperçois point ce que leurs vertus peuvent avoir qui +m'étonnât à leur place. Le prix est assez grand: mais eux sont souvent +bien petits. Pour aller droit, ils ont sans cesse besoin de voir l'enfer +à gauche, le purgatoire à droite, et le ciel en face. Je ne dis pas +qu'il n'y ait point d'exceptions; il me suffit qu'elles soient rares. + +Si la religion a fait de grandes choses, c'est avec des moyens immenses. +Celles que la bonté du coeur a faites tout naturellement, sont moins +éclatantes peut-être, moins opiniâtres et moins prônées, mais plus sûres +comme plus utiles. + +Le stoïcisme eut aussi ses héros. Il les eut sans promesses éternelles, +sans menaces infinies. Si un culte eût fait tant avec si peu, on en +tirerait de belles preuves de son institution divine. + +DATX +A demain. + + * * * * * + +Examinez deux choses: si la religion n'est pas un des plus faibles +moyens sur la classe qui reçoit ce qu'on appelle de l'éducation: et s'il +n'est pas absurde qu'il ne soit donné de l'éducation qu'à la dixième +partie des hommes. + +Quand on a dit que le Stoïcien n'avait qu'une fausse vertu, parce qu'il +ne prétendait pas à la vie éternelle, on a porté l'impudence du zèle à +un excès rare. + +C'est un exemple non moins curieux de l'absurdité où la fureur du dogme +peut entraîner même un bon esprit, que ce mot du célèbre Tilotson: la +véritable raison pour laquelle un homme est athée, c'est qu'il est +méchant. + +Je veux que les lois civiles se trouvent insuffisantes pour cette +multitude que l'on ne forme pas, dont on ne s'inquiète pas, que l'on +fait naître et qu'on abandonne au hasard des affections ineptes et des +habitudes crapuleuse. Cela prouve seulement qu'il n'y a que misère et +confusion sous le calme apparent des vastes Etats; que la politique, +dans la véritable acception de ce mot, s'est absentée de notre terre où +la diplomatie, où l'administration financière font des pays florissants +pour les poèmes, et gagnent des victoires pour les gazettes. + +Je ne veux point discuter une question compliquée: que l'histoire +prononce! Mais n'est-il pas notoire que les terreurs de l'avenir ont +retenu bien peu de gens disposés à n'être retenus par aucune autre +chose. Pour le reste des hommes, il est des freins plus naturels, plus +directs, et dès-lors plus puissants. Puisque l'homme avait reçu le +sentiment de l'ordre, puisqu'il était dans sa nature, il fallait en +rendre le besoin sensible à tous les individus. Il fût resté moins de +scélérats que vos dogmes n'en laissent; et vous eussiez eu de moins tous +ceux qu'ils font. + +On dit que les premiers crimes mettent aussitôt dans le coeur le supplice +du remords, et qu'ils y laissent pour toujours le trouble; et l'on dit +qu'un athée, s'il est conséquent, doit voler son ami et assassiner son +ennemi: c'est une des contradictions que je croyais voir dans les écrits +des défenseurs de la foi. Mais il ne peut y en avoir, puisque les hommes +qui écrivent sur des choses révellées n'auraient aucun prétexte qui +excusât l'incertitude et les variations: ils en sont tellement éloignés, +qu'ils n'en pardonnent pas même l'apparence à ces profanes qui annoncent +avoir reçu en partage une raison faible et non inspirée, le doute et non +l'infaillibilité. + +Qu'importe, diront-ils encore, d'être content de soi-même si l'on ne +croit pas à la vie future? Il importe au repos de celle-ci, laquelle est +tout alors. + +S'il n'y avait point d'immortalité, poursuivent-ils, qu'est-ce que +l'homme vertueux aurait gagné à bien faire? Il y aurait gagné tout ce +que l'homme vertueux estime, et perdu seulement ce que l'homme vertueux +n'estime pas, c'est-à-dire ce que vos passions ambitionnent souvent +malgré votre croyance. + +Sans l'espérance et la terreur de la vie future, vous ne reconnaissez +point de mobile: mais la tendance à l'ordre ne peut-elle faire une +partie essentielle de nos inclinations, de notre _instinct_, comme la +tendance à la conservation, à la reproduction? N'est-ce rien que de +vivre dans le calme et la sécurité du juste? + +Dans l'habitude trop exclusive de lier à vos désirs immortels et à vos +idées célestes, tout sentiment magnanime, toute idée droite et pure, +vous supposez toujours que tout ce qui n'est pas surnaturel est vil, que +tout ce qui n'exalte pas l'homme jusqu'au séjour des béatitudes, le +rabaisse nécessairement au niveau de la brute; que des vertus terrestres +ne sont qu'un déguisement misérable; et qu'une âme bornée à la vie +présente n'a que des désirs infâmes et des pensées immondes. Ainsi +l'homme juste et bon, qui, après quarante ans de patience dans les +douleurs, d'équité parmi les fourbes, et d'efforts généreux que le ciel +doit couronner, viendrait à reconnaître la fausseté des dogmes qui +faisaient sa consolation, et qui soutenaient sa vie laborieuse dans +l'attente d'un repos céleste; ce sage dont l'âme est nourrie du calme de +la vertu, et pour qui bien faire c'est vivre, changeant de besoins +présents parce qu'il a changé de système sur l'avenir, et ne voulant +plus du bonheur actuel parce qu'il pourrait bien ne pas durer toujours, +va tramer une perfidie contre l'ancien ami qui n'a jamais douté de son +coeur; il va s'occuper des moyens vils mais secrets d'obtenir de l'or et +du pouvoir; et pourvu qu'il échappe à la justice des hommes, il va +croire que son intérêt se trouve désormais à tromper les bons, à +opprimer les malheureux, à ne garder de l'honnête homme qu'un dehors +prudent, et à mettre dans son coeur tous les vices qu'il avait abhorré +jusqu'alors? Sérieusement, je n'aimerais pas faire une pareille question +à vos sectaires, à ces vertueux exclusifs; car s'ils me répondaient par +la négative, je leur dirais qu'ils sont très-inconséquents, or il ne +faut jamais perdre de vue que des inspirés n'ont pas d'excuse en cela; +et s'ils osaient avancer l'affirmative, ils me feraient pitié. + +Si l'idée de l'immortalité a tous les caractères d'un songe admirable, +celle de l'anéantissement n'est pas susceptible d'une démonstration +rigoureuse. L'homme de bien désire nécessairement de ne pas périr tout +entier: n'est-ce pas assez pour l'affermir? + +Si, pour être juste, on avait besoin de l'espoir d'une vie future, cette +possibilité vague serait encore suffisante. Elle est superflue pour +celui qui raisonne sa vie; les considérations du temps présent peuvent +lui donner moins de satisfaction, mais elles le persuadent de même; car +il a le besoin présent d'être juste. Les autres hommes n'écoutent que +les intérêts du moment. Ils pensent au paradis quand il s'agit des rites +religieux; mais dans les choses morales, la crainte des suites, celle de +l'opinion, celle des lois, les penchants de l'âme sont leur seule règle. +Les devoirs imaginaires sont fidèlement observés par quelques-uns; les +véritables sont sacrifiés par presque tous quand il n'y a pas de danger +temporel. + +Donnez aux hommes la justesse de l'esprit et la bonté du coeur, vous +aurez une telle majorité d'hommes de bien, que le reste sera entraîné +par ses intérêts même les plus directs et les plus grossiers. Au +contraire, vous rendez les esprits faux et les âmes petites. Depuis +trente siècles, les résultats sont dignes de la sagesse des moyens. Tous +les genres de contrainte ont des effets funestes, et des résultats +éphémères: il faudra enfin persuader. + +J'ai de la peine à quitter un sujet aussi important qu'inépuisable. + +Je suis si loin d'avoir de la partialité contre le Christianisme, que je +déplore ce que la plupart de ses zélateurs ne pensent guère à déplorer +eux-mêmes. Je me plaindrais volontiers comme eux, de la perte du +christianisme: avec cette différence néanmoins qu'ils le regrettent tel +qu'il fut exécuté, tel même qu'il existait il y a un demi-siècle; et que +je ne trouve pas que ce christianisme-là soit bien regrettable. + +Les conquérants, les esclaves, les poètes, les prêtres _païens_ et les +nourrices parvinrent à défigurer les traditions de la Sagesse antique à +force de mêler les races, de détruire les écrits, d'expliquer et de +confondre les allégories, de laisser le sens profond et vrai pour +chercher des idées absurdes qu'on puisse admirer, et de personnifier les +êtres abstraits afin d'avoir beaucoup à adorer. + +Les grandes conceptions étaient avilies. Le Principe de vie, +l'Intelligence, la Lumière, l'Eternel n'était plus que le mari de Junon: +l'Harmonie, la Fécondité, le lien des êtres, n'étaient plus que l'amante +d'Adonis: la Sagesse impérissable n'était plus connue que par son hibou: +les grandes idées de l'immortalité et de la rémunération consistaient +dans la crainte de tourner une roue et dans l'espoir de se promener sous +des rameaux verts. La Divinité indivisible était partagée en une +multitude hiérarchique agitée de passions misérables: le résultat, du +génie des races primitives, les emblèmes des lois universelles n'étaient +plus que des pratiques superstitieuses, dont les enfants riaient dans +les villes. + +Rome avait changé le monde, et Rome changeait. La Terre inquiète, +agitée, opprimée ou menacée, instruite et trompée, ignorante et +désabusée, avait tout perdu sans avoir rien remplacé; encore endormie +dans l'erreur, elle était déjà étonnée du bruit confus des vérités que +la science cherchait. + +Une même domination, les mêmes intérêts, la même terreur, le même esprit +de ressentiment et de vengeance contre le Peuple-roi, tout rapprochait +les nations. Leurs habitudes étaient interrompues, leurs constitutions +n'étaient plus; l'amour de la cité, l'esprit de séparation, d'isolement, +de haine pour les étrangers, s'était affaibli dans le désir général de +résister aux vainqueurs de la terre, ou dans la nécessité d'en recevoir +des lois: le nom de Rome avait tout réuni. Les vieilles religions des +peuples n'étaient plus que des traditions de province: le Dieu du +Capitole avait fait oublier leurs Dieux, et l'apothéose des empereurs le +faisait oublier lui-même; partout, les autels les plus fréquentés +étaient ceux des Césars. + +C'était la plus grande époque de l'histoire du monde: il fallait élever +un monument majestueux et simple sur ces monuments ruinés des diverses +régions connues. + +Il fallait une croyance sublime puisque la morale était méconnue: il +fallait des dogmes impénétrables peut-être, mais nullement risibles, +puisque les lumières s'étendaient. Puisque tous les cultes étaient +avilis, il fallait un culte majestueux et digne de l'homme qui cherche à +agrandir son âme par l'idée d'un Dieu du monde. Il fallait des rites +imposants, rares, désirés, mystérieux mais simples, des rites comme +surnaturels, mais aussi convenables à la raison de l'homme qu'à son +coeur. Il fallait ce qu'un grand génie pouvait seul établir, et que je ne +fais qu'entrevoir. + +Mais vous avez fabriqué, raccommodé, essayé, corrigé, recommencé je ne +sais quel amas incohérent de cérémonies triviales et de dogmes un peu +propres à scandaliser les faibles: vous avez mêlé ce composé hasardeux à +une morale quelquefois fausse, souvent fort belle, et habituellement +austère, seul point sur lequel vous n'ayez pas été gauches. Vous passez +quelques centaines d'années à arranger tout cela par inspiration; et +votre lent ouvrage, industrieusement réparé, mais mal conçu, n'est fait +pour durer qu'à-peu-près autant de temps que vous en mettez à l'achever. + +Jamais on ne fit une maladresse plus surprenante que de confier le +sacerdoce aux premiers venus, et d'avoir une populace d'hommes-de-Dieu. +On multiplia hors de toute mesure ce sacrifice auguste dont la nature +était essentiellement l'unité: on parut ne voir jamais que les effets +directs et les convenances du moment: on mit partout des sacrificateurs +et des confesseurs; on fit partout des prêtres et des moines, ils se +mêlèrent de tout, et partout on en trouve des troupes dans le luxe ou +dans la mendicité. + +Cette multitude est commode, dit-on, pour les fidèles. Mais il n'est pas +bon qu'en cela le peuple trouve ainsi toutes ses commodités au coin de +sa rue. Il est insensé de confier les fonctions religieuses à des +millions d'individus: c'est les abandonner continuellement aux derniers +des hommes; c'est en compromettre la sainte dignité; c'est effacer +l'empreinte sacrée dans un commerce trop habituel; c'est avancer de +beaucoup l'instant ou doit périr tout ce qui n'a pas des fondements +impérissables. + + + + +LETTRE XLV. + +DATX +Chessel, 27 juillet, VI. + + + * * * * * + + * * * * * + +Je n'ai jamais affirmé que ce fût une faiblesse d'avoir une larme pour +des maux qui ne nous sont point personnels, pour un malheureux qui nous +est étranger, mais qui nous est connu. Il est mort: c'est peu de chose, +qui est-ce qui ne meurt pas? mais il a été constamment malheureux et +triste; jamais l'existence ne lui a été bonne; il n'a encore eu que des +douleurs, et maintenant il n'a plus rien. Je l'ai vu, je l'ai plaint: je +le respectais, il était malheureux et bon. Il n'a pas eu des malheurs +éclatants: mais en entrant dans la vie, il s'est trouvé sur une longue +trace de dégoûts et d'ennuis; il y est resté, il y a vécu, il y a +vieilli avant l'âge, il s'y est éteint. + +Je n'ai pas oublié ce bien de campagne qu'il désirait, et que j'allai +voir avec lui, parce que j'en connaissais le propriétaire. Je lui +disais; vous y serez bien, vous y aurez des années meilleures, elles +vous feront oublier les autres; vous prendrez cet appartement-ci, vous y +serez seul et tranquille.--J'y serais heureux, mais je ne le crois +pas.--Vous le serez demain, vous allez passer l'acte.--Vous verrez que +je ne l'aurai point. + +Il ne l'eut pas: vous savez comment tout cela tourna. La multitude des +hommes vivants est sacrifiée à la prospérité de quelques-uns; comme le +plus grand nombre des enfants meurt, et est sacrifié à l'existence de +ceux qui resteront; comme des millions de glands le sont à la beauté des +grands chênes qui doivent couvrir librement un vaste espace. Et, ce qui +est déplorable, c'est que dans cette foule que le sort abandonne et +repousse dans les marais bourbeux de la vie, il se trouve des hommes qui +ne sauraient descendre comme leur sort, et dont l'énergie impuissante +s'indigne en s'y consumant. Les lois générales sont fort belles: je +leur sacrifierais volontiers un an, deux, dix ans même de ma vie; mais +tout mon être, c'est trop: ce n'est rien dans la nature, c'est tout pour +moi. Dans ce grand mouvement, sauve qui peut, dit-on: cela serait assez +bien, si le tour de chacun venait tôt ou tard, ou si du moins on pouvait +l'espérer toujours: mais quand la vie s'écoule, quoique l'instant de la +mort reste incertain, l'on sait bien du moins que l'on s'en va. +Dites-moi où est l'espérance de l'homme qui arrive à soixante ans sans +avoir encore autre chose que de l'espérance! Ces lois de l'ensemble, ce +soin des espèces, ce mépris des individus, cette marche des êtres est +bien dure pour nous qui sommes des individus. J'admire cette providence +qui taille tout en grand; mais comme l'homme est culbuté parmi les +rognures! et que nous sommes plaisants de nous croire quelque chose! +Dieux par la pensée, insectes pour le bonheur, nous sommes ce Jupiter +dont le temple est aux petites maisons; il prend pour une cassolette +d'encens l'écuelle de bois où fume la soupe qu'on apporte dans sa loge; +il règne sur l'Olympe, jusqu'à l'instant où le plus vil geôlier lui +donnant un soufflet, le rappelle à la vérité, pour qu'il baise la main +et mouille de larmes son pain moisi. + +Infortuné! vous avez vu vos cheveux blanchir, et dans tant de jours, +vous n'en avez pas eu un de contentement, pas un; pas même le jour du +mariage funeste, du mariage d'inclination qui vous a donné une femme +estimable, et qui vous a perdu tous deux. Tranquilles, aimants, sages, +vertueux, religieux, tous deux la bonté même, vous avez vécu plus mal +ensemble que ces insensés que leurs passions entraînent, qu'aucun +principe ne retient, et qui ne sauraient imaginer à quoi peut servir la +bonté du coeur. Vous vous êtes marié pour vous aider mutuellement, +disiez-vous, pour adoucir vos peines en les partageant, pour faire votre +salut: et le même soir, le premier soir, mécontents l'un de l'autre et +de votre destinée, vous n'eûtes plus d'autre vertu ni d'autre +consolation à attendre que la patience de vous supporter jusqu'au +tombeau. Quel fut donc votre malheur, votre crime? de vouloir le bien, +de le vouloir trop, de ne pouvoir jamais le négliger, de le vouloir +minutieusement et avec assez de passion pour ne le considérer que dans +le détail du moment présent. + +Vous voyez que je les connaissais. On paraissait me voir avec plaisir: +on voulait me convertir; et quoique ce projet n'ait pas absolument +réussi, nous jasions assez ensemble. C'est lui surtout dont le malheur +me frappait. Sa femme n'était ni moins bonne ni moins estimable; mais +plus faible, elle trouvait dans son abnégation un certain repos où +devait s'engourdir sa douleur. Dévote avec tendresse, offrant ses +amertumes, et remplie de l'idée d'une récompense future, elle souffrait, +mais d'une manière qui n'était pas sans dédommagement. Il y avait +d'ailleurs dans ses maux quelque chose de volontaire; elle était +malheureuse par goût; et ses gémissements, comme ceux des saints, +quoique très-pénibles quelquefois, lui étaient précieux et nécessaires. + +Pour lui, il était religieux sans être absorbé par la dévotion: il était +religieux par devoir, mais sans fanatisme, et sans faiblesses comme sans +momerie; pour réprimer ses passions, et non pas pour en suivre une plus +particulière. Je n'assurerais pas même qu'il ait joui de cette +conviction sans laquelle la religion peut plaire, mais ne saurait +suffire. + +Ce n'est pas tout: on voyait comment il eût pu être heureux; on sentait +même que les causes de son malheur n'étaient pas dans lui. Mais sa femme +eût été à-peu-près la même, dans quelque situation qu'elle eût vécu: +elle eût trouvé partout le moyen de se tourmenter et d'affliger les +autres, en ne voulant que le bien, en ne s'occupant nullement +d'elle-même, en croyant sans cesse se sacrifier pour tous; mais en ne +sacrifiant jamais ses idées, en prenant sur elle tous les efforts, +excepté celui de changer sa manière. Il semblait donc que son malheur +appartînt en quelque sorte à sa nature; et on était plus disposé à s'en +consoler et à prendre là-dessus son parti, comme sur l'effet d'une +destinée irrévocable. Au contraire, son mari eût vécu comme un autre, +s'il eût vécu avec tout autre qu'avec elle. On sait quel remède trouver +à un mal ordinaire, et surtout à un mal qui ne mérite pas de ménagement: +mais c'est une misère à laquelle on ne peut espérer de terme, de ne +pouvoir que plaindre celle dont la perpétuelle manie nous déplaît avec +amitié, nous harcèle avec douceur, et nous impatiente toujours sans se +déconcerter jamais; qui ne nous fait mal que par une sorte de nécessité, +qui n'oppose à notre indignation que des larmes pieuses, qui en +s'excusant fait pis encore qu'elle n'avait fait; et qui avec de +l'esprit, mais dans un aveuglément inconcevable, fait en gémissant tout +ce qu'il faut pour nous pousser à bout. + +Si quelques hommes ont été un fléau pour l'homme, ce sont bien les +législateurs profonds qui ont rendu le mariage indissoluble, afin que +l'on fut _forcé_ de s'aimer. Pour compléter l'histoire de la sagesse +humaine, il nous en manque un, qui voyant la nécessité de s'assurer de +l'homme suspecté d'un crime et l'injustice de rendre malheureux en +attendant son jugement celui qui peut être innocent, ordonne dans tous +les cas vingt ans de cachot provisoirement, au lieu d'un mois de prison, +afin que la nécessité de s'y faire adoucisse le sort du détenu et lui +rende sa chaîne aimable. + +On ne remarque pas assez quelle insupportable répétition de peines +comprimantes, et souvent mortelles, produisent dans le secret des +appartements, ces humeurs difficiles, ces manies tracassières, ces +habitudes orgueilleuses à-la-fois et petites, où s'engagent, par hasard, +sans le soupçonner et sans pouvoir s'en retirer, tant de femmes à qui on +n'a jamais cherché à faire connaître le coeur humain. Elles achèvent leur +vie avant d'avoir découvert qu'il est bon de savoir vivre avec les +hommes: elles élèvent des enfants ineptes comme elles; c'est une +génération de maux, jusqu'à ce qu'il survienne un tempérament heureux +qui se forme lui-même un caractère; et tout cela, parce qu'on a cru +leur donner une éducation très-suffisante en leur apprenant à coudre, +danser, mettre le couvert et lire les psaumes en latin. + +Je ne sais pas quel bien il peut résulter de ce qu'on ait des idées +étroites, et je ne vois pas qu'une imbécile ignorance soit de la +simplicité: l'étendue des vues produit au contraire moins d'égoïsme, +moins d'opiniâtreté, plus de bonne-foi, une délicatesse officieuse, et +cent moyens de conciliation. Chez les gens trop bornés, à moins que le +coeur ne soit d'une bonté extrême, et qu'il faut rarement attendre, vous +ne voyez qu'humeur, oppositions, entêtement ridicule, altercations +perpétuelles; et la plus faible altercation devient en deux minutes une +dispute pleine d'aigreur. Des reproches amers, des soupçons hideux, des +manières brutes semblent, à la moindre occasion, brouiller ces gens-là +pour jamais. Il y a cependant chez eux une chose heureuse, c'est que +comme l'humeur est leur seul mobile, si quelque bêtise vient les +divertir, ou si quelque tracasserie contre une autre personne vient les +réunir, voilà mes gens qui rient ensemble et se parlent à l'oreille, +après s'être traités avec le dernier mépris: une demi-heure plus tard, +voici une fureur nouvelle; un quart-d'heure après cela chante ensemble. +Il faut rendre à de telles gens cette justice qu'il ne résulte +ordinairement rien de leur brutalité, si ce n'est un dégoût +insurmontable dans ceux que des circonstances particulières engageraient +à vivre avec eux. + +Vous êtes hommes, vous vous dites chrétiens: et cependant, malgré les +lois que vous ne sauriez désavouer, et malgré celles que vous adorez, +vous fomentez, vous perpétuez une extrême inégalité entre les lumières +et les sentiments des hommes. Cette inégalité est dans la nature; mais +vous l'avez augmentée contre toute mesure, quand vous deviez au +contraire travailler à la restreindre. Il faut bien que les prodiges de +votre industrie soient une surabondance funeste, puisque vous n'avez ni +le temps, ni les facultés de faire tant de choses indispensables. La +masse des hommes est brute, inepte et livrée à elle-même; tous vos maux +viennent de-là: ou ne les faites pas exister, ou donnez-leur une +existence d'homme. + +_Que conclure, à la fin, de tous mes longs propos?_ C'est que l'homme +étant peu de chose dans la nature, et étant tout pour lui-même, il +devrait bien s'occuper un peu moins des lois du monde, et un peu plus +des siennes; laisser peut-être celles des hautes-sciences qui sont +sublimes, et qui n'ont pas séché une seule larme dans les hameaux et au +quatrième étage; laisser peut-être certains arts admirables et inutiles; +laisser des passions héroïques et funestes; tâcher, s'il se peut, +d'avoir des institutions qui arrêtent l'homme et qui cessent de +l'abrutir, d'avoir moins de science et moins d'ignorance; et convenir +enfin que si l'homme n'est pas un ressort aveugle qu'il faille +abandonner aux forces de la fatalité, que si ses mouvements ont quelque +chose de spontané, la morale est la seule science de l'homme livré à la +providence de l'homme. + +Vous laissez aller sa veuve dans un couvent: vous faites très-bien, je +crois. C'est-là qu'elle eût dû vivre: elle était née pour le cloître, +mais je soutiens qu'elle n'y eût pas trouvé plus de bonheur. Ce n'est +donc pas pour elle que je dis que vous faites bien. Mais en la prenant +chez vous, vous étaleriez une générosité inutile; elle n'en serait pas +plus heureuse. Votre bienfaisance prudente et éclairée se soucie peu des +apparences, et ne considère dans le bien à faire, que la somme plus ou +moins grande du bien qui doit en résulter. + + + + +LETTRE XLVI. + +DATX +Lyon, 2 août, VI. + + +Quand le jour commence, je suis abattu; je me sens triste et inquiet; je +ne puis m'attacher à rien; je ne vois pas comment je remplirai tant +d'heures. Quand il est dans sa force, il m'accable; je me retire dans +l'obscurité, je tâche de m'occuper, et je ferme tout pour ne pas savoir +qu'il n'a point de nuages. Mais lorsque sa lumière s'adoucit, et que je +sens autour de moi ce charme d'une soirée heureuse qui m'est devenu si +étranger, je m'afflige, je m'abandonne; dans ma vie commode, je suis +fatigué de plus d'amertumes que l'homme pressé par le malheur. On m'a +dit: vous êtes tranquille maintenant. + +Le paralytique est tranquille dans son lit de douleur. Consumer les +jours de l'âge fort, comme le vieillard passe les jours du repos! +Toujours attendre, et ne rien espérer; toujours de l'inquiétude sans +désirs, et de l'agitation sans objet; des heures constamment nulles; des +conversations où l'on parle pour placer des mots, où l'on évite de dire +des choses; des repas où l'on mange par excès d'ennui; de froides +parties de campagne dont on n'a jamais désiré que la fin; des amis sans +intimité; des plaisirs pour l'apparence; du rire pour contenter ceux qui +bâillent comme vous; et pas un sentiment de joie dans deux années! Avoir +sans cesse le corps inactif, la tête agitée, l'âme malheureuse, et +n'échapper que fort mal dans le sommeil même à ce sentiment d'amertumes, +de contrainte, et d'ennuis inquiets: c'est la lente agonie du coeur; ce +n'est pas ainsi que l'homme devait vivre. + +DATX +3 août. + +S'il vit ainsi, me direz-vous, c'est donc ainsi qu'il devait vivre: ce +qui existe est selon l'ordre; où seraient les causes, si elles n'étaient +pas dans la nature? Il faudra que j'en convienne avec vous: mais cet +ordre de choses n'est que momentané; il n'est point selon l'ordre +essentiel, à moins que tout ne soit déterminé irrésistiblement. Si tout +est nécessaire, il l'est que j'agisse comme s'il n'y avait point de +nécessité: ce que nous disons est vain; il n'y a point de sentiment +préférable au sentiment contraire, point d'erreur, point d'utilité. Mais +s'il en est autrement, avouons nos écarts; examinons où nous en sommes; +cherchons comment on pourrait réparer tant de pertes. La résignation est +souvent bonne aux individus; elle ne peut être que fatale à l'espèce. +C'est ainsi que va le monde, est le mot d'un bourgeois quand on le dit +des misères publiques; ce n'est celui du sage que dans les cas +particuliers. + +Dira-t-on qu'il ne faut pas s'arrêter du beau imaginaire, au bonheur +absolu; mais aux détails d'une utilité directe dans l'ordre actuel: et +que la perfection n'étant pas accessible à l'homme, et surtout aux +hommes, il est à-la-fois inutile et romanesque de les en entretenir. +Mais la nature elle-même prépare toujours le plus pour obtenir le +moins. Dans mille graines, une seule germera. Nous voudrions apercevoir +quel serait le mieux possible, non pas précisément dans l'espoir de +l'atteindre, mais afin de nous en approcher davantage que si nous +envisagions seulement pour terme de nos efforts, ce qu'ils pourront en +effet produire. Je cherche des données qui m'indiquent les besoins de +l'homme; et je les cherche dans moi, pour me tromper moins. Je trouve +dans mes sensations un exemple limité, mais sûr; et en observant le seul +homme que je puisse bien sentir, je m'attache à découvrir quel pourrait +être l'homme en général. + +Vous seuls savez remplir votre vie, hommes simples et justes, pleins de +confiance et d'affections expansives, de sentiment et de calme; qui +sentez votre existence avec plénitude, et qui voulez voir l'oeuvre de vos +jours! Vous placez votre joie dans l'ordre et la paix domestique, sur le +front pur d'un ami, sur la lèvre heureuse d'une femme. Ne venez point +vous soumettre dans nos villes à la médiocrité misérable, à l'ennui +superbe. N'oubliez pas les choses naturelles: ne livrez pas votre coeur à +la vaine tourmente des passions équivoques; leur objet toujours +indirect, fatigue et suspend la vie jusqu'à l'âge infirme qui déplore +trop lard le néant où se perdit la faculté de bien faire. + +Je suis comme ces infortunés en qui une impression trop violente a pour +jamais irrité la sensibilité de certaines fibres, et qui ne sauraient +éviter de retomber dans leur manie toutes les fois que l'imagination, +frappée d'un objet analogue, renouvelle en eux cette première émotion. +Le sentiment des rapports me montre toujours les convenances harmoniques +comme l'ordre et la fin de la nature. Ce besoin de chercher les +résultats dès que je vois les données, cet instinct à qui il répugne que +nous soyons en vain...... Croyez-vous que je le puisse vaincre? Ne +voyez-vous pas qu'il est dans moi, qu'il est plus fort que ma volonté, +qu'il m'est nécessaire, qu'il faut qu'il m'éclaire ou m'égare, qu'il me +rende malheureux et que je lui obéisse? Ne voyez-vous pas que je suis +déplacé, isolé, lassé; que je ne trouve rien, que l'ennui me tue. Je +rejette tout ce qui passe; je me presse, je me hâte par dégoût; +j'échappe au présent, je ne désire point l'avenir; je me consume, je +dévore mes jours, et je me précipite vers le terme de mes ennuis, sans +désirer rien après eux. On dit que le temps n'est rapide qu'à l'homme +heureux: on dit faux; je le vois passer maintenant avec une vitesse que +je ne lui connaissais pas. Puisse le dernier des hommes n'être jamais +heureux ainsi! + +Je ne vous le dissimule point, j'avais un moment compté sur quelque +douceur intérieure: je suis bien désabusé. Qu'attendais-je en effet? que +les hommes sussent arranger ces détails que les circonstances leur +abandonnent, user des avantages que peuvent offrir ou les facultés +intérieures, ou quelque conformité de caractère, établir et régler ces +riens dont on ne se lasse pas, et qui peuvent embellir ou tromper les +heures; qu'ils sussent ne point perdre dans l'ennui leurs années les +plus tolérables, et n'être pas plus malheureux par leur maladresse que +par le sort lui-même; qu'ils sussent vivre! Devais-je donc ignorer qu'il +n'en est point ainsi; et ne savais-je pas assez que cette apathie, et +surtout cette sorte de crainte et de défiance mutuelles, cette +incertitude, cette ridicule réserve qui étant l'instinct des uns, +devient le devoir des autres, condamnaient tous les hommes à se voir +avec ennui, à se lier avec indifférence, à s'aimer avec lassitude, à se +convenir inutilement, et à bâiller tous les jours ensemble, faute de se +dire une fois, ne bâillons plus. + +En toutes choses, et partout, les hommes perdent leur existence; ils se +fâchent ensuite contre eux-mêmes, ils croient que ce fut leur faute. +Malgré l'indulgence pour nos propres faiblesses, peut-être sommes-nous +trop sévères en cela, trop portés à nous attribuer ce que nous ne +pouvions éviter. Lorsque le temps est passé, nous oublions les détails +de cette fatalité impénétrable dans ses causes, et à peine sensible dans +ses résultats. + +Tout ce qu'on espérait se détruit sourdement; toutes les fleurs se +flétrissent, tous les germes avortent; tout tombe, comme ces fruits +naissants qu'une gelée a frappés de mort, qui ne mûriront point, qui +périront tous, mais qui végètent encore plus ou moins longtemps +suspendus à la branche stérilisée, comme si la cause de leur ruine eût +voulu rester inconnue. + +On a la santé, l'intimité; on voit dans ses mains ce qu'il faut pour une +vie assez douce: les moyens sont tout simples, tout naturels; nous les +tenons, ils nous échappent pourtant. Comment cela se fait-il? La réponse +serait longue et difficile: je la préférerais à bien des traités de +philosophie; elle n'est pas même dans les trois mille _lois_ de +Pythagore. + +Peut-être se laisse-t-on trop aller à négliger des choses indifférentes +par elles-mêmes, et que pourtant il faut désirer, ou du moins recevoir, +pour que les heures soient occupées sans langueur. Il y a une sorte de +dédain, qui est une prétention fort vaine, mais à laquelle on se trouve +entraîné sans y songer. On voit beaucoup d'hommes; chacun d'eux, livré +à d'autres goûts, est ou se montre insensible à bien des choses dont +nous ne voulons pas alors paraître plus émus que lui. Il se forme dans +nous une certaine habitude d'indifférence et de renoncement; elle ne +coûte point de sacrifices, mais elle augmente l'ennui. Ces riens qui +pris chacun à part, étaient tous inutiles, devenaient bons par leur +ensemble; ils entretenaient cette activité des affections qui fait la +vie. Ils n'étaient pas des causes suffisantes de sensations, mais ils +nous faisaient échapper au malheur de n'en plus avoir. Ces biens, si +faibles, convenaient mieux à notre nature, que la puérile grandeur qui +les rejette, et qui ne les remplacera pas. Le vide devient fastidieux à +la longue; il dégénère en une morne habitude: et, bien trompés dans +notre superbe indolence, nous laissons se dissiper en une triste fumée +la lumière de la vie, faute du souffle qui l'animerait. + +Je vous le répète, le temps fuit avec une vitesse qui s'accroît à mesure +que l'âge change. Mes jours perdus s'entassent derrière moi: ils +remplissent l'espace vague de leurs ombres sans couleur; ils amoncèlent +leurs squelettes atténués: c'est le ténébreux simulacre d'un monument +funèbre. Et si mon regard inquiet se détourne et cherche à se reposer +sur la chaîne, jadis plus heureuse, des jours que prépare l'avenir; il +se trouve que leurs formes pleines et leurs riantes images ont beaucoup +perdu. Leurs couleurs pâlissent: cet espace voilé qui les embellissait +d'une grâce céleste dans la magie de l'incertitude, découvre maintenant +à nu leurs fantômes arides et chagrins. A la lueur austère qui les +montre dans l'éternelle nuit, j'en discerne déjà le dernier qui s'avance +seul sur l'abîme, et n'a plus rien devant lui. + +Vous souvient-il de nos vains désirs, de nos projets d'enfant? La joie +d'un beau ciel, l'oubli du monde, et la liberté des déserts! + +Jeune enchantement d'un coeur vierge, qui croit au bonheur, qui veut ce +qu'il désire, et ignore la vie! Simplicité de l'espérance, qu'êtes-vous +devenue? Le silence des forêts, la pureté des eaux, les fruits naturels, +l'habitude intime nous suffisaient alors. Le monde réel n'a rien qui +remplace ces besoins d'un coeur juste, d'un esprit incertain, premier +songe de nos premiers printemps. + +Quand une heure plus favorable vient placer sur nos fronts une sérénité +imprévue, quelque nuance fugitive de paix et de bien-être, l'heure +suivante se hâte d'y fixer les traits chagrins et fatigués, les rides +abreuvées d'amertumes qui en effacent pour jamais la candeur primitive. + +Depuis cet âge qui est déjà si loin de moi, les instants épars qui ont +pu rappeler l'idée du bonheur, ne forment pas dans ma vie un demi-jour +que je dusse consentir à voir renouveler. C'est ce qui caractérise ma +fatigante destinée: d'autres sont bien plus malheureux, mais j'ignore +s'il fut jamais un homme moins heureux. Je me dis, que l'on est porté à +la plainte; que l'on sent tous les détails de ses propres misères, +tandis qu'on affaiblit, ou qu'on ignore celles que l'on n'éprouve pas +soi-même: et pourtant je me crois juste, en pensant que l'on ne saurait +moins jouir, moins vivre, être plus constamment au-dessous de ses +besoins. + +Je ne suis pas souffrant, impatienté, irrité; je suis lassé, abattu; je +suis dans l'accablement. Quelquefois, à la vérité, un mouvement imprévu +m'élance hors de la sphère étroite où je me sentais comprimé. Ce +mouvement est si rapide, que je ne puis le prévenir: ce sentiment me +remplit et m'entraîne sans que j'aie pensé à la vanité de son impulsion: +je perds ainsi ce repos raisonné qui éternise nos maux, en les calculant +avec son froid compas, avec ses formules savantes et mortelles. + +Alors, j'oublie ces considérations accidentelles, chaînons misérables +dont ma faiblesse a tissu le fragile lien: je vois seulement, d'un côté, +mon âme avec ses forces et ses désirs, comme un principe moteur borné +mais indépendant, que rien ne peut empêcher de s'éteindre à son terme, +que rien aussi ne peut empêcher d'être selon sa nature; et de l'autre, +toutes choses sur la terre humaine comme son domaine nécessaire, comme +les moyens de son action, les matériaux de sa vie. Je méprise cette +prudence timide et lente, qui pour des jouets qu'elle travaille, oublie +la puissance du génie, laisse éteindre le feu du coeur, et perd à jamais +ce qui fait la vie pour arranger des ombres puériles. + +Je me demande ce que je fais; pourquoi je ne me mets pas à vivre; quelle +force m'enchaîne, quand je suis libre; quelle faiblesse me retient quand +je sens une énergie dont l'effort réprimé me consume; ce que j'attends, +quand je n'espère rien; ce que je cherche ici, quand je n'y aime rien, +n'y désire rien; quelle fatalité me force à faire ce que je ne veux +point, sans que je voie comment elle me le fait faire? + +Il est facile de s'y soustraire; il en est temps, il le faut: et à peine +ce mot est dit, que l'impulsion s'arrête, l'énergie s'éteint, et me +voilà replongé dans le sommeil où s'anéantit ma vie. Le temps coule +uniformément: je me lève avec dégoût, je me couche fatigué, je me +réveille sans désirs. Je m'enferme, et je m'ennuie: je vais dehors, et +je gémis. Si le temps est sombre, je le trouve triste; et s'il est beau, +je le trouve inutile. La ville m'est insipide, et la campagne m'est +odieuse. La vue des malheureux m'afflige; celle des heureux ne me trompe +point. Je ris amèrement quand je vois des hommes qui se tourmentent; et +si quelques-uns sont plus calmes, je ris, en songeant qu'on les croit +contents. + +Je vois tout le ridicule du personnage que je fais; je me rebute, et je +ris de mon impatience. Cependant je cherche dans chaque chose, le +caractère bizarre et double qui la rend un moyen de nos misères; et ce +comique d'oppositions qui fait de la terre humaine une scène +contradictoire où toutes choses sont importantes au sein de la vanité de +toutes choses. Je me précipite ainsi, ne sachant plus de quel côté me +diriger. Je m'agite, parce que je ne trouve point d'activité; je parle, +afin de ne point penser; je m'anime, par stupeur. Je crois même que je +plaisante: je ris de douleur, et l'on me trouve gai. Voilà qui va bien, +disent-ils, il prend son parti. Il faut que je le prenne, car je n'y +pourrai plus tenir. + +DATX +5 août. + +Je crois, je sens que tout cela va changer. Plus j'observe ce que +j'éprouve, plus j'en viendrais à me convaincre que les choses de la vie +sont indiquées, préparées et mûries dans une marche progressive dirigée +par une force inconnue. + +Dès qu'une série d'incidents marche vers un terme, ce résultat qu'elle +annonce, se trouve aussitôt un centre que beaucoup d'autres incidents +environnent avec une tendance marquée. Cette tendance qui les unit au +centre par des liens universels, nous le fait paraître comme un but +qu'une intention de la nature se serait proposé, comme un chaînon +qu'elle travaillerait à dessein selon ses lois générales, et où nous +cherchons à découvrir, à pressentir dans des rapports individuels, la +marche, l'ordre, et les harmonies du plan du monde. + +Si nous y sommes trompés, c'est peut-être par notre seul empressement. +Nos désirs cherchent toujours à anticiper sur l'ordre des événements, et +leur impatience ne saurait attendre cette tardive maturité. + +On dirait aussi qu'une volonté inconnue, qu'une intelligence d'une +nature indéfinissable nous entraîne par des apparences, par la marche +des nombres, par des songes dont les rapports avec les faits surpassent +de beaucoup les probabilités du hasard. On dirait que tous les moyens +lui servent à nous séduire, que les sciences occultes, que les résultats +extraordinaires de la divination, et les vastes effets dus à des causes +imperceptibles, sont l'ouvrage de cette industrie cachée; qu'elle +précipite ainsi ce que nous croyons conduire; qu'elle nous égare, afin +de varier le monde. Si vous voulez avoir un sentiment de cette force +invisible, et de l'impuissance où l'ordre même se trouve de produire la +perfection, calculez toutes les forces bien connues, et vous verrez +qu'elles n'ont pas leur résultat direct. Faites plus; imaginez un ordre +de choses où toutes les convenances particulières soient observées, où +toutes les destinations particulières soient remplies: vous trouverez, +je crois, que l'ordre de chaque chose ne produirait pas le véritable +ordre des choses; que tout serait trop bien; que non-seulement ce n'est +pas ainsi que va le monde, mais que ce n'est pas même ainsi qu'il +pourrait aller, et qu'une perpétuelle déviation dans les détails opposés +semble être la grande loi de l'universalité des choses. + +Voici des faits sur un objet où les probabilités peuvent être calculées +rigoureusement, des songes relatifs à la loterie de Paris. J'en ai connu +douze ou quinze avant les tirages. La personne âgée qui les faisait, +n'avait assurément ni le démon de Socrate, ni aucune donnée +cabalistique: elle était pourtant mieux fondée à s'entêter de ses +songes, que moi à l'en dissuader. La plupart furent réalisés: il y avait +au moins vingt mille à parier contre un, que l'événement ne les +justifierait pas ainsi. Elle fut séduite, elle rêva encore; elle mit, et +rien alors ne se réalisa. + +On n'ignore pas que les hommes sont trompés et par de faux calculs, et +par la passion; mais, dans ce qui peut être supputé mathématiquement, +est-il bien vrai que tous les siècles croient à ce qui n'a en sa faveur +qu'autant d'incidents que le hasard en doit donner? + +Moi-même qui assurément ne m'occupais guère de ces sortes de rêves, il +m'est arrivé trois fois de rêver que je voyais les numéros sortis. Un de +ces songes n'eut point de rapport avec l'événement du lendemain: le +second en eut un aussi frappant que si l'on eût deviné un nombre sur +quatre-vingt mille. Le dernier fut plus étrange: j'avais vu, dans cet +ordre: 7, 39, 72, 81.. Je n'avais pas vu le cinquième numéro, et quant +au troisième, je l'avais mal discerné, je n'étais pas assuré si c'était +72 ou 70. J'avais même noté tous deux, mais je penchai pour le 72. Pour +cette fois, je voulus mettre au moins le quaterne; et je mis, 7, 39, 72, +81. Si j'eusse choisi le 70, j'eusse eu le quaterne, ce qui est déjà +extraordinaire: mais ce qui l'est bien davantage, c'est que ma note +faite exactement selon l'ordre dans lequel j'avais vu les quatre +numéros, porta un terne déterminé, et que c'eût été un quaterne +déterminé, si, en hésitant entre le 70 et le 72, j'eusse choisi le 70. + +Est-il dans la nature une intention qui leurre les hommes, ou du moins +beaucoup d'hommes? Serait-ce un de ses moyens, une loi nécessaire pour +les faire ce qu'ils sont? ou bien, tous les peuples ont-ils été dans le +délire, en trouvant que les choses réalisées surpassaient évidemment +l'occurrence naturelle? La philosophie moderne le nie; elle nie tout ce +qu'elle n'explique pas. Elle a remplacé celle qui expliquait ce qui +n'était point. + +Je suis loin d'affirmer, et même de croire positivement, qu'il y ait en +effet dans la nature une force qui séduise les hommes, indépendamment du +prestige de leurs passions; qu'il existe une chaîne occulte de rapports, +soit dans les nombres, soit dans les affections, qui puisse faire juger, +ou sentir d'avance, ces choses futures que nous croyons accidentelles. +Je ne dis pas, cela est: mais n'y a-t-il point quelque témérité à dire, +cela n'est pas?[37] + +Serait-il même impossible que les pressentiments appartinssent à un mode +particulier d'organisation, et qu'ils fussent impossibles aux autres +hommes? Nous voyons, par exemple, que la plupart ne sauraient concevoir +des rapports entre l'odeur qu'exhale une plante, et les moyens du +bonheur du monde. Doivent-ils pour cela regarder comme une erreur de +l'imagination le sentiment de ces rapports? Ces deux perceptions si +étrangères l'une à l'autre pour plusieurs esprits, le sont-elles pour le +génie qui peut suivre la chaîne qui les unit? Celui qui abattait les +hautes têtes des pavots, savait bien qu'il serait entendu: il savait +aussi que ses esclaves ne le comprendraient point, qu'ils n'auraient +point son secret. + +Vous ne prendrez pas tout ceci plus sérieusement que je ne le dis. Mais +je suis las des choses certaines, et je cherche partout des voies +d'espérance. + +Si vous venez bientôt, cela pourra me donner un peu de courage: celui +d'attendre toujours des lendemains est du moins quelque chose pour qui +n'en a pas d'autre. + + + + +LETTRE XLVII + +DATX +Lyon, 18 août, VI. + + +Vous renvoyez en deux mots tous mes possibles dans la région des songes. +Pressentiments, propriétés secrètes des nombres, pierre philosophale, +influences mutuelles des astres, sciences cabalistiques, haute magie, +toutes chimères déclarées telles par la certitude une et infaillible. +Vous avez l'empire; on ne saurait mieux user du sacerdoce suprême. +Cependant je suis opiniâtre comme tous les hérésiarques: il y a plus, +votre science certaine m'est suspecte, je vous soupçonne d'être heureux. + +Supposons un moment que rien ne vous réussit: vous souffrirez alors que +je vous expose jusqu'où vont mes doutes. + +On dit que l'homme conduit et gouverne, que le hasard n'est rien. Tout +cela se peut: voyons pourtant si ce hasard ne ferait pas quelque chose. +Je veux que ce soit l'homme qui fasse toutes les choses humaines: mais +il les fait avec des moyens, avec des facultés; d'où les a-t-il? Les +forces physiques, ou la santé, la justesse et l'étendue de l'esprit, les +richesses, le pouvoir composent à peu près ces moyens. Il est vrai que +la sagesse ou la modération peuvent maintenir la santé, mais le hasard +donne et quelquefois rétablit une forte constitution. Il est vrai que la +prudence évite quelques dangers, mais le hasard préserve à tout moment +d'être blessé ou mutilé. Le travail améliore nos facultés morales ou +intellectuelles; le hasard les donne, et souvent il les développe, ou +les préserve de tant d'accidents dont un seul pourrait les détruire. La +sagesse fait parvenir au pouvoir un homme dans un siècle; le hasard +l'offre à tous les autres maîtres des destinées vulgaires. La prudence, +la conduite élèvent lentement quelques fortunes; tous les jours le +hasard en fait rapidement. L'histoire du monde ressemble beaucoup à +celle de ce commissionnaire qui gagna cent louis en vingt ans de courses +et d'épargnes, et qui ensuite mit à la loterie un seul écu, et en reçut +soixante-quinze mille. + +Tout est loterie. La guerre n'est plus qu'une loterie pour presque tous, +à l'exception du général en chef, qui cependant n'en est rien moins que +tout à fait exempt. Dans la tactique moderne, l'officier qui va être +comblé d'honneurs et élevé à un grade supérieur, voit auprès de lui le +guerrier aussi brave, plus savant, plus robuste, oublié pour jamais dans +le tas des morts. + +Si tant de choses se font par hasard, et que pourtant le hasard ne +puisse rien faire; il y a dans la nature, ou une grande force cachée, +ou un nombre de forces inconnues qui suivent des lois inaccessibles aux +démonstrations des sciences humaines. + +On peut _prouver_ que le fluide électrique n'existe pas. On peut prouver +qu'un corps aimanté ne saurait agir sur un autre sans le toucher; et que +la faculté de se diriger vers tel point de la terre est une propriété +occulte et par trop péripatéticienne. On avait prouvé que l'on ne +pouvait voyager dans les airs, que l'on ne pouvait brûler des corps +éloignés de soi, que l'on ne pouvait précipiter la foudre ou allumer des +volcans. On sait encore aujourd'hui que l'homme qui fait un chêne, ne +peut pas faire de l'or. On sait que la lune peut causer les marées, mais +non pas influer sur la végétation. Il est prouvé que tous les effets des +affections de la mère sur le foetus sont des contes de vieilles, et que +tous les peuples qui les ont vus, ne les ont pas vus. On sait que +l'hypothèse d'un fluide pensant n'est qu'une impiété absurde; mais que +certains hommes ont la permission de faire avant déjeuner une sorte +d'âme universelle ou de nature métaphysique, que l'on peut rompre en +autant d'âmes universelles que bon semble, afin que chacun digère la +sienne. + +Il est _certain_ qu'un Châtillon reçut, selon la promesse de saint +Bernard, cent fois autant de terres labourables à la charrue d'en haut, +qu'il en avait donné ici-bas aux moines de Clairvaux. Il est certain que +l'empire du Mogol est dans une grande prospérité, quand son maître pèse +deux livres de plus que l'année précédente. Il est certain que l'âme +survit au corps, excepté s'il est écrasé par la chute subite d'un roc, +car alors elle n'a pas le temps de s'enfuir[38]; et il faut qu'elle +meure là. Tout le monde a su que les comètes sont dans l'usage +d'engendrer des monstres, et qu'il y a d'excellentes recettes pour se +préserver de cette contagion. Tout le monde convient qu'un individu de +ce petit globe où rampent nos génies impérissables, a trouvé les lois du +mouvement et de la position respective de cent milliards de mondes. Nous +sommes admirablement certains, et c'est pure malice, si tous les temps +et tous les peuples s'accusent mutuellement d'erreur. + +Pourquoi chercher à rire des Anciens qui regardaient les nombres comme +le principe universel. L'étendue, les forces, la durée, toutes les +propriétés des choses naturelles ne suivent-elles pas les lois des +nombres? Ce qui est à la fois réel et mystérieux, n'est-il pas ce qui +nous avance le plus dans la profondeur des secrets de la nature? +N'est-elle pas elle-même une perpétuelle expression d'évidence et de +mystère, visible et impénétrable, calculable et infinie, prouvée et +inconcevable, contenant tous les principes de l'être et toute la vanité +des songes? Elle se découvre à nous et nous ne la voyons pas; nous avons +analysé ses lois, et nous ne saurions imaginer ses procédés; elle nous a +laissé prouver que nous remuerions un globe, mais le mouvement d'un +insecte est l'abîme où elle nous abandonne. Elle nous donne une heure +d'existence au milieu du néant; elle nous montre et nous supprime; elle +nous produit pour que nous ayons été. Elle nous fait un oeil qui pourrait +tout voir; elle met devant lui toute la mécanique, toute l'organisation +des choses, toute la métaphysique de l'être infini: nous regardons, nous +allons connaître; et voilà qu'elle ferme à jamais cet oeil si +admirablement préparé. + +Pourquoi donc, ô hommes qui passez aujourd'hui! voulez-vous des +certitudes? et jusques à quand faudra-t-il vous affirmer nos rêves pour +que votre vanité dise: «Je sais»? Vous êtes moins petits quand vous +ignorez. Vous voulez qu'en parlant de la nature, on vous dise comme vos +balances et vos chiffres: ceci est, ceci n'est pas. Eh bien, voici un +roman: sachez, soyez certains. + +Le Nombre ... Nos dictionnaires définissent le nombre une collection +d'unités: en sorte que l'unité qui est le principe de tous les nombres, +devient étrangère au terme qui les exprime. Je suis fâché que notre +langue n'ait pas un mot qui comprenne l'unité, et tous ses produits plus +ou moins directs, plus ou moins complexes. Supposons tous deux que le +mot nombre veut dire cela: et puisque j'ai un songe à vous conter, je +vais reprendre un peu le ton des grandes vérités que je veux vous +envoyer par le courrier de demain. + +Ecoutez: c'est de l'Antiquité; mais elle ne savait pas le calcul des +fluxions[39]. + +Le nombre est le principe de toute dimension, de toute harmonie, de +toute propriété, de toute agrégation; il est la loi de l'univers +organisé. + +Sans les lois des nombres, la matière serait une masse informe, +indigeste; elle serait le Chaos. La matière arrangée selon ces lois est +le Monde. La nécessité de ces lois est le Destin; leur puissance et +leurs propriétés sont la Nature: et la conception universelle de ces +propriétés est Dieu. + +Les analogies de ces propriétés forment la doctrine magique, secret de +toutes les initiations, principe de tous les dogmes, base de tous les +cultes, source des relations morales et de tous les devoirs. + +Je me hâte; et vous me saurez gré de tant de discrétion, car je pourrais +suivre la filiation de toutes les idées cabalistiques et religieuses. +Je rapporterais aux nombres les religions du feu; je prouverais que +l'idée même de l'Esprit pur est le résultat de certains calculs; je +réunirais dans un même enchaînement tout ce qui a pu asservir ou flatter +l'imagination humaine. Cet aperçu d'un monde mystérieux ne serait pas +sans intérêt; mais il ne vaudrait pas l'odeur numérique exhalée de sept +fleurs de jasmin que le souffle de l'air va porter et perdre dans le +sable sur votre terrasse de Chessel. + +Cependant sans les nombres, point de fleurs, point de terrasse. Tout +phénomène est nombre ou proportion. Les formes, l'espace, la durée, sont +des effets, des produits du nombre; mais le nombre n'est produit, n'est +modifié, n'est perpétué que par lui-même. La musique, c'est-à-dire la +science de toute harmonie, est une expression des nombres. Notre musique +elle-même, la musique des sons, source des plus fortes impressions que +l'homme puisse éprouver, est fondée sur les nombres. + +Si j'étais versé dans l'astrologie, je vous dirais bien d'autres choses; +mais enfin toute la vie n'est-elle pas réglée sur les nombres: sans eux, +qui saurait l'heure d'un office, d'un enterrement; qui pourrait danser, +qui saurait quand il est _bon couper les ongles_? + +L'Unité est assurément le principe, comme l'image de toute unité; et dès +lors de tout ouvrage complet, de tout concept, de tout projet, de tout +achèvement, de la perfection, de l'ensemble. Ainsi tout nombre complexe +est un, ainsi toute perception est une, ainsi l'univers est un. + +Un est aux nombres engendrés, comme le rouge est aux couleurs, ou Adam +aux générations humaines. Car Adam était le premier, et le mot Adam +signifie rouge. C'est ce qui fait que la matière du grand oeuvre doit se +nommer Adam lorsqu'elle est poussée au rouge, parce que la quintessence +rouge de l'univers est comme Adam qu'Adonaï forma de quintessence. + +Pythagore a dit: «Cultivez assidûment la science des nombres; nos vices +et nos crimes ne sont que des erreurs de calcul.» Ce mot si utile, et +d'une vérité si profonde, est sans doute ce qui peut être dit de mieux +sur les nombres. Mais voici ce que Pythagore n'a point dit[40]. + +Sans Un, il n'y aurait ni deux, ni trois: l'unité est donc le principe +universel. Un est infini par ce qui sort de lui: il produit +coéternellement deux et même trois, d'où vient tout le reste. Quoique +infini, il est impénétrable; il est assurément dans tout; il ne peut +cesser, nul ne l'a fait; il ne saurait changer: de plus il n'est ni +visible, ni bleu, ni large, ni épais, ni lourd: c'est comme qui +dirait ... plus qu'un nombre. + +Pour Deux, c'est très différent. S'il n'y avait pas deux, il n'y aurait +qu'un. Or, quand tout est un, tout est semblable; quand tout est +semblable, il n'y a pas de discordance; là où il n'y a pas de +discordance, là est la perfection: c'est donc deux qui brouille tout. +Voilà le mauvais principe, c'est Satan. Aussi, de tous nos chiffres, le +chiffre deux est celui qui a la forme la plus sinistre, l'angle le plus +aigu. + +Cependant sans deux, il n'y aurait point de composition, point de +rapports, point d'harmonie. Deux est l'élément de toute chose composée +en tant que composée. Deux est le symbole et le moyen de toute +génération. Il y avait deux chérubins sur l'Arche, et les oiseaux ont +deux ailes: ce qui fait de deux le principe de l'élévation. + +Trois réunit l'expression de l'ensemble et celle de la composition; +c'est l'harmonie parfaite. La raison en est palpable, c'est un nombre +composé qui ne peut être divisé que par un. De trois points placés dans +des rapports égaux, naît la plus simple des figures. Cette figure triple +n'est pourtant qu'une, ainsi que l'harmonie parfaite. Et, dans la +sagesse orientale, la puissance qui créa, Brahma; la puissance qui +conserve, Vitsnou; et la puissance qui détruira, Routren; ces trois +puissances réunies, n'est-ce pas Trimourti? Dans Trimourti, ne +reconnaissez-vous pas trois, c'est ce qui fait Chiven, l'Etre suprême. + +Dans les choses de la terre, trente-trois, nombre exprimé par deux +trois, n'est-il pas celui de l'âge de perfection pour l'homme? et +l'homme, qui est bien la plus belle oeuvre de Chiven, n'a-t-il pas eu +trois âmes autrefois? + +Trois est le principe de perfection: c'est le nombre de la chose +composée, et ramenée à l'unité, de la chose élevée à l'agrégation, et +achevée par l'unité. Trois est le nombre mystérieux du premier ordre: +aussi y a-t-il trois règnes dans les choses terrestres; et pour tout +composé organique trois accidents, formation, vie, décomposition. + +Quatre ressemble beaucoup au corps, parce que le corps a quatre +facultés. Il renferme aussi toute la religion du serment: comment cela? +je l'ignore, mais puisqu'un maître l'a dit, sans doute ses disciples +l'expliqueront. + +Cinq est protégé par Vénus: car elle préside au mariage, et cinq a dans +sa forme quelque chose d'heureux qu'on ne saurait définir. De là vient +que nous avons cinq sens, et cinq doigts; il n'en faut pas chercher +d'autres raisons. + +Je ne sais rien sur le nombre Six, sinon que le cube a six faces. Tout +le reste m'a paru indigne des grandes choses que j'ai rassemblées sur +d'autres nombres. + +Mais Sept est d'une importance extrême. Il représente toutes les +créatures; ce qui le rend d'autant plus intéressant qu'elles nous +appartiennent toutes, droit divin transféré depuis longtemps et que +prouvent la bride et le filet, malgré ce qu'en disent quelquefois les +ours, les lions, les serpents. Cet empire a manqué être perdu par le +péché; mais il faut mettre deux sept ensemble, l'un détruira l'autre; +car le baptême étant aussi là-dedans, soixante-dix-sept signifie +l'abolition de tous les péchés par le baptême, comme saint Augustin l'a +démontré aux académies d'Afrique. + +On voit facilement dans Sept, l'union de deux nombres parfaits, de deux +principes de perfection; union complétée en quelque sorte et consolidée +par cette unité sublime qui lui imprime un grand caractère d'ensemble, +et qui fait que sept n'est pas six. C'est là le nombre mystérieux du +second ordre; ou si l'on veut, le principe de tous les nombres très +composés. Les divers aspects de la lune l'ont prouvé, et en conséquence +on a choisi le septième jour pour celui du repos. Les fêtes religieuses +rendirent ainsi ce nombre sacré chez tous les peuples. De là l'idée des +cycles septenaires, liée à celle du grand Cataclysme. «Dieu a imprimé +partout dans l'univers le caractère sacré du nombre sept», dit +Joachitès. Dans le _ciel étoilé_, tout a été fait par sept. Toute la +mysticité ancienne est pleine du nombre sept: c'est le plus mystérieux +des nombres apocalyptiques, des nombres du culte mithriaque et des +mystères d'initiation. Sept étoiles du génie lumineux, sept Gâhanbards, +sept Amschaspands ou anges d'Ormusd. Les Juifs ont leur semaine d'année; +et le carré de sept était le vrai nombre de leur période jubilaire. On +remarquait que, du moins pour notre planète et même pour notre système +planétaire, le nombre sept était le plus particulièrement indiqué par +les phénomènes naturels. Sept planètes du premier ordre[41]; sept +métaux[42]; sept odeurs[43]; sept saveurs; sept rayons de lumière; sept +tons; sept articulations simples de la voix humaine[44]. + +Sept années font une semaine de la vie; et quarante-neuf la grande +semaine. L'enfant qui naît à sept mois peut vivre. A quatorze soleils, +il voit: à sept lunes il a des dents: à sept ans les dents se +renouvellent; et l'on fait commencer alors le discernement du bien et du +mal. A quatorze ans, l'homme peut engendrer: à vingt et un, il est +parvenu à une sorte de maturité qui a fait choisir ce temps pour la +majorité politique et légale. Vingt-huit est l'époque d'un grand +changement dans les affections humaines et dans les couleurs de la vie. +A trente-cinq, la jeunesse finit. A quarante-deux, la progression +rétrograde de nos facultés commence. A quarante-neuf, la plus belle vie +est à sa moitié, quant à la durée extrême, et à son automne pour les +sensations: on aperçoit les premières rides physiques et morales. A +cinquante-six, commence la vieillesse. Soixante-trois est la première +époque de la mort naturelle. (Je me rappelle que vous blâmez cette +expression: nous dirons donc, mort nécessaire, mort amenée par les +causes générales du déclin de la vie.) Je veux dire que si l'on meurt de +vieillesse à quatre-vingt-quatre, à quatre-vingt-dix-huit ans, on meurt +d'âge à soixante-trois: c'est la première époque où la vie finisse par +les maladies de la décrépitude. Beaucoup de personnages célèbres sont +morts à soixante-dix ans, à quatre-vingt-quatre, à quatre-vingt-dix-huit, +à cent quatre (ou cent cinq). Aristote, Abélard, Héloïse, Luther, +Constantin, chah Abbas, Nostradamus[45] et Mahomet moururent à +soixante-trois; et Cléopâtre sentit bien qu'il fallait attendre +vingt-huit jours pour mourir après Antoine. + +Neuf! Si l'on en croit les hordes mongoles et plusieurs peuplades de la +Nigritie, voilà le plus harmonique des nombres complexes. C'est le carré +du seul nombre qui ne soit divisible que par l'unité: c'est le principe +des productions indirectes: c'est le mystère multiplié par le mystère. +On peut voir dans le _Zend-Avesta_ combien neuf était vénéré d'une +partie de l'Orient. Dans la Géorgie, dans l'Iranved, tout se fait par +neuf: les Avares et les Chinois l'ont aimé particulièrement. Les +musulmans de la Syrie comptent quatre-vingt-dix-neuf attributs de la +divinité; et les peuples de la partie orientale de l'Inde connaissent +dix-huit mondes, neuf bons, neuf mauvais. + +Mais le signe de ce nombre a la queue en bas, comme une comète qui +sème[46] des monstres; et neuf est l'emblème de toute vicissitude +funeste: en Suisse, particulièrement, les bises destructives durent neuf +jours. Quatre-vingt-un, ou neuf multiplié par lui-même, est le nombre de +la grande climatérique[47]; tout homme qui aime l'ordre doit mourir à +cet âge, et Denis d'Héraclée donna en cela un grand exemple au monde. + +J'avoue que dix-huit ans passe pour un assez bel âge; et pourtant c'est +la destruction multipliée par le mauvais principe: mais il y a moyen de +s'entendre. Dans dix-huit ans il y a deux cent seize mois, nombre très +funeste et très compliqué. On y voit d'abord quatre-vingt-un multiplié +par deux, ce qui est épouvantable. Dans l'excédent cinquante-quatre, on +trouve un serment et Vénus. Quatre et cinq réunis, ressemblent donc fort +au mariage, état qui séduit à dix-huit ans; qui n'est bon à rien pour +l'un et l'autre sexe, vers quarante-cinq ou cinquante-quatre ans; qui ne +laisse pas d'être ridicule à quatre-vingt-un; et qui peut, en tout +temps, par ses plaisirs même, altérer, désoler, dégrader la nature +humaine d'après les horreurs attachées au culte du nombre cinq. Qu'y +a-t-il de pire que d'empoisonner sa vie par une jouissance de cinq? +c'est à dix-huit ans que ces dangers sont dans leur force; il n'est donc +point d'âge plus funeste. Voilà ce qu'on ne pouvait découvrir que par +les nombres; et c'est ainsi que les nombres sont le fondement de la +morale. + +Que si vous trouvez dans tout cela quelque incertitude, repoussez le +doute, redoublez de foi; voici maintenant ce que disait la première +lumière des premiers siècles[48]. Dix est justice et béatitude résultant +de la créature qui est sept, et de la Trinité qui est trois. Onze, c'est +le péché parce qu'il transgresse dix ou la justice. Vous voyez le plus +haut point du sublime; après quoi il faut se taire: saint Augustin +lui-même n'en a pas su davantage. + +S'il me restait assez de papier, je vous prouverais l'existence de la +pierre philosophale. Je vous prouverais que tant d'hommes savants et +célèbres n'étaient pas des radoteurs: je vous prouverais qu'elle n'est +pas plus étonnante que la boussole; qu'elle n'est pas plus inconcevable +que le chêne provenu du gland que vous avez semé; mais qu'il l'est, ou +qu'il devrait l'être, que des étourdis, qui en finissant leurs humanités +ont fait un madrigal, décident que Sthall, Becher, Paracelse, ont mérité +les petites maisons. + +Allez voir vos jasmins: laissez mes doutes et mes preuves. Je cherche un +peu de délire, afin de pouvoir au moins rire de moi: car il y a un +certain repos, un plaisir, bizarre si l'on veut, à considérer que tout +est songe. Cela peut distraire de tant de rêves plus sérieux, et +affaiblir ceux de notre inquiétude. + +Vous ne voulez pas que l'imagination nous entraîne, parce qu'elle nous +égare: mais quand il s'agit des jouissances individuelles de la pensée, +notre destination présente ne serait-elle pas dans les écarts? Tous les +hommes ont rêvé; tous en ont eu besoin: quand le génie du mal les fit +vivre, le génie du bien les fit dormir et songer. + + + + +LETTRE XLVIII + +DATX +Méterville, 1er septembre, VI. + + +Dans quelque indifférence que l'on traîne ses années, il arrive pourtant +que l'on aperçoive le ciel dans une nuit sans nuages. On voit les astres +immenses; ce n'est pas une fantaisie de l'imagination, ils sont là sous +nos yeux: on voit leurs distances bien plus vastes, et ces soleils qui +semblent montrer des mondes où des êtres différents de nous naissent, +sentent et meurent. + +La tige du jeune sapin est auprès de moi, droite et fixe, elle s'avance +dans l'air, elle semble n'avoir ni vie ni mouvement; mais elle subsiste, +et si elle se connaît elle-même, son secret et sa vie sont dans elle; +elle croît invisiblement. Elle est la même dans la nuit, et dans le +jour; elle est la même sous la froide neige, et sous le soleil des étés. +Elle tourne avec la terre; elle tourne immobile parmi tous ces mondes. +La cigale s'agite pendant le repos de l'homme, elle mourra: le sapin +tombera; les mondes changeront. Où seront nos livres, nos renommées, nos +craintes, notre prudence, et la maison que l'on voudrait bâtir, et le +blé que la grêle n'a pas couché? Pour quel temps amassez-vous? pour quel +siècle est votre espérance? Encore la révolution d'un astre, encore une +heure de sa durée, et tout ce qui est vous ne sera plus: tout ce qui est +vous, sera plus perdu, plus anéanti, plus impossible que s'il n'eût +jamais été. Celui dont le malheur vous accable, sera mort. Celle qui est +belle, sera morte. Le fils qui vous survivra sera mort. + +Vous avez rassemblé les moyens des arts[49]; vous voyez sur la lune +comme si elle était près de vos télescopes; vous y cherchez du +mouvement; il n'y en a point; il y en a eu, mais elle est morte. Et le +lieu, le globe où vous êtes sera mort comme elle. A quoi vous +arrêtez-vous? Vous auriez pu faire un mémoire pour votre procès, ou +finir une ode dont on eût parlé demain au soir. Intelligence des mondes! +qu'ils sont vains les soins de l'homme! Quelles risibles sollicitudes +pour des incidents d'une heure! Quels tourments insensés pour arranger +les détails de cette vie qu'un souffle du temps va dissiper! Regarder, +jouir de ce qui passe, imaginer, s'abandonner; ce serait là tout notre +être. Mais, régler, établir, connaître, posséder; que de démence! + +Cependant celui qui ne veut point s'inquiéter pour des jours incertains, +n'aura pas le repos qui laisse l'homme à lui-même, ou le délassement qui +peut distraire de ces dégoûts qu'on préfère à la vie tranquille: il +n'aura pas, quand il la voudra, la coupe pleine de café ou de vin qui +doit écarter pour un moment le mortel ennui. Il n'y aura point d'ordre +et de suite dans ce qu'il sera forcé de faire; il n'y aura pas de +sécurité pour les siens. Parce que sa pensée aura embrassé le monde dans +ses hautes conceptions, il arrivera que son génie, éteint par la +langueur, n'aura plus même ces hautes conceptions: parce que sa pensée +aura cherché trop de vérités dans la nature des choses, il ne sera plus +donné à sa pensée elle-même de se maintenir selon sa propre nature. + +On ne parle que de réprimer ses passions, et d'avoir la force de faire +ce qu'il faut: mais, au milieu de tant d'impénétrabilité, montrez donc +ce qu'il faut. Pour moi, je ne le sais pas, et j'ose soupçonner que +plusieurs autres l'ignorent. Tous les sectaires ont prétendu le dire, et +le montrer avec évidence; leurs preuves surnaturelles nous ont laissés +dans un doute plus grand. Peut-être une connaissance certaine et un but +connu, ne sont-ils ni selon notre nature, ni selon nos besoins. +Cependant il faut vouloir. C'est une triste nécessité, c'est une +sollicitude intolérable d'être toujours contraint d'avoir une volonté, +quand on ne sait sur quoi la régler. + +Souvent je me repose dans cette idée que le cours accidentel des choses +et les effets directs de nos intentions ne sauraient être qu'une +apparence, et que toute chose humaine est nécessaire et déterminée par +la marche irrésistible de l'ensemble des choses. Il me semble que c'est +une vérité dont j'ai le sentiment: mais quand je perds de vue les +considérations générales, je m'inquiète et je projette comme un autre. +Quelquefois au contraire, je m'efforce d'approfondir tout ceci, pour +savoir si ma volonté peut avoir une base, et si mes vues peuvent se +rapporter à un plan suivi. Vous pensez bien que dans cette obscurité +impénétrable, tout m'échappe, jusqu'aux probabilités elles-mêmes: je me +lasse bientôt; je me rebute; et je ne vois rien de certain, si ce n'est +peut-être l'inévitable incertitude de ce que les hommes voudraient +connaître. + +Ces conceptions étendues qui rendent l'homme si superbe, et si avide +d'empire, d'espérances et de durée, sont-elles plus vastes que les +cieux réfléchis sur la surface d'un peu d'eau de pluie qui s'évapore au +premier vent? Le métal que l'art a poli reçoit l'image d'une partie de +l'univers; nous la recevons comme lui.--Mais il n'a pas le sentiment de +ce contact.--Ce sentiment a quelque chose d'étonnant qu'il nous plaît +d'appeler divin. Et ce chien qui vous suit, n'a-t-il pas le sentiment +des forêts, des piqueurs et du fusil, dont son oeil reçoit l'empreinte en +en répercutant les figures? Cependant après avoir poursuivi quelques +lièvres, léché la main de ses maîtres, et déterré quelques taupes, il +meurt; vous l'abandonnez aux corbeaux, dont l'instinct perçoit les +propriétés des cadavres, et vous avouez qu'il n'a plus ce sentiment. + +Ces conceptions dont l'immensité surprend notre faiblesse, et remplit +d'enthousiasme nos coeurs bornés, sont peut-être moins pour la nature que +le plus imparfait des miroirs pour l'industrie humaine: et pourtant +l'homme le brise sans regret. Dites qu'il est affreux à notre âme avide +de n'avoir qu'une existence accidentelle; dites qu'il est sublime +d'espérer la réunion au principe de l'ordre impérissable: n'affirmez +rien de plus. + +L'homme qui travaille à s'élever, est comme ces ombres du soir qui +s'étendent pendant une heure, qui deviennent plus vastes que leurs +causes, qui semblent grandir en s'épuisant; et qu'une seconde fait +disparaître. + +Et moi aussi j'ai des moments d'oubli, de force, de grandeur; j'ai des +besoins démesurés; _sepulchri immemor_! Mais je vois les monuments des +générations effacées; je vois le caillou soumis à la main de l'homme, et +qui existera cent siècles après lui. J'abandonne les soins de ce qui +passe, et ces pensées du présent déjà perdu. Je m'arrête étonné: +j'écoute ce qui subsiste encore; je voudrais entendre ce qui +subsistera: je cherche dans le mouvement de la forêt, dans le bruit des +pins, quelques-uns des accents de la langue éternelle. + +Force vivante! Dieu du monde! j'admire ton oeuvre, si l'homme doit +rester; et j'en suis atterré, s'il ne reste pas. + + + + +LETTRE XLIX + +DATX +Méterville, 14 septembre, VI. + + +Ainsi, parce que je n'ai point d'horreur pour vos dogmes, je serais près +de les révérer? Je pense que c'est tout le contraire. Vous avez, je +crois, projeté de me convertir: et vous n'avez pas ri! + +Dites-moi, me savez-vous quelque intérêt à ne pas admettre vos opinions +religieuses? Si je n'ai contre elles ni intérêt, ni partialité, ni +passion, ni éloignement même: quelle prise auront-elles pour +s'introduire dans une tête sans systèmes, et dans un coeur que le remord +ne leur préparera jamais. + +_C'est l'intérêt des passions qui empêche d'être chrétien_. Je dirais +volontiers que voilà un argument bien misérable. Je vous parle en +ennemi: nous sommes en état de guerre, vous en voulez un peu à ma +liberté. Si vous accusez les non-crédules de n'avoir pas la conscience +pure, j'accuserai les crédules de n'avoir pas un zèle sincère. Il +résultera de tout cela de vains mots, un bavardage répété partout +jusqu'à la satiété, et qui jamais ne prouvera rien. + +Et si j'allais vous dire qu'il n'y a de chrétiens que les méchants, +puisqu'il n'y a qu'eux qui aient besoin de chimères pour ne pas voler, +égorger, trahir. Certains chrétiens dont l'humeur dévote et la croyance +burlesque ont dérangé le coeur et l'esprit, se trouvent toujours entre le +désir du crime et la crainte du diable. Selon la méthode vulgaire de +juger des autres par soi-même, ils sont alarmés dès qu'ils voient un +homme qui ne se signe point: il n'est pas des nôtres, il est contre +nous; il ne craint pas ce que nous craignons, donc il ne craint rien, +donc il est capable de tout; il n'a pas les mains jointes, c'est qu'il +les cache; il y a sûrement un stylet dans l'une et du poison dans +l'autre. + +Je n'en veux point à ces bonnes gens: comment croiraient-ils que l'ordre +suffise, le désordre est dans leurs idées? D'autres parmi eux me diront: +Voyez tout ce que j'ai souffert, d'où aurais-je tiré ma force, si je ne +l'avais pas reçue d'en haut?--Mon ami, d'autres ont souffert davantage, +et n'ont rien reçu d'en haut: il y a encore cette différence qu'ils n'en +font pas tant de bruit, et ne se croient pas bien grands pour cela. On +souffre, comme on marche. Quel est l'homme qui peut faire vingt mille +lieues? Celui qui fait une lieue par jour et qui vit soixante ans. +Chaque matin ramène des forces nouvelles; et l'espérance éteinte, laisse +encore un espoir vague. + +_Les lois sont évidemment insuffisantes_. Eh bien, je veux vous montrer +des êtres plus forts que vous, et qui sont presque toujours indomptés; +qui vivent au milieu de vous, non seulement sans frein religieux, mais +même sans lois; dont les besoins sont souvent très mal satisfaits; qui +rencontrent ce qu'on leur refuse, et ne font pas un mouvement pour +l'arracher: et parmi eux, trente-neuf au moins sur quarante mourront +sans avoir nui, tandis que vous prônez l'effet de la grâce, si, parmi +vos chrétiens, il y en a dans ce cas, trois sur quatre.--Où sont ces +êtres miraculeux, ces sages?--Ne vous fâchez point; ce ne sont pas des +philosophes, ce n'est pas du tout des êtres miraculeux, ce n'est pas +des chrétiens; c'est tout bonnement ces dogues qui ne sont ni muselés, +ni gouvernés, ni catéchisés, et que vous rencontrez à tout moment, sans +exiger que leur gueule terrible fasse, pour vous rassurer, un signe +sacré.--Vous plaisantez.--De bonne foi que voulez-vous qu'on fasse autre +chose. + +Toutes les religions s'anathématisent, parce qu'aucune ne porte un +caractère divin. Je sais bien que la vôtre a ce caractère, mais que le +reste de la terre ne le voit point, parce qu'il est caché: je suis comme +le reste de la terre, je discerne fort mal ce qui est invisible. + +On ne dit pas que la religion chrétienne soit mauvaise; mais que pour la +croire, il faut la croire divine, ce qui n'est pas aisé. Elle peut être +fort belle, comme ouvrage humain; mais une religion ne saurait être +humaine, quelque terrestres que soient ses ministres. + +Pour la sagesse, elle est humaine; elle n'aime pas à s'élever dans les +nues pour retomber en débris; elle exalte moins les têtes, mais elle ne +les expose point à l'oubli des devoirs par le mépris de ses lois +démasquées. Elle ne défend point d'examen, et ne craint point +d'objections; il n'y aura pas de prétexte pour la méconnaître; la +dépravation du coeur reste seule contre elle; et si la sagesse humaine +était la base des institutions morales, son empire serait à peu près +universel, puisqu'on ne pourrait se soustraire à ses lois sans faire par +là même un aveu formel de sa turpitude.--Nous ne convenons pas de cela; +nous n'approuvons pas la sagesse.--C'est que vous êtes conséquents. + +Je laisse les hommes de parti qui font semblant d'être de bonne foi, et +qui vont jusqu'à se faire des amis pour qu'on sache qu'ils les ont +convertis: je reviens à vous qui êtes vraiment persuadé, et qui +voudriez me donner ce repos que je n'aurai point. + +Je n'aime pas plus que l'on soit intolérant contre la religion qu'en sa +faveur. Je n'approuve guère davantage ses adversaires déclarés, que ses +zélateurs fanatiques. Je ne décide pas que l'on doive se hâter, dans +certains pays, de détromper un peuple qui croit vraiment, pourvu qu'il +ait passé le moment des guerres sacrées, et qu'il ne soit déjà plus dans +la ferveur des conversions. Mais quand un culte est désenchanté, je +trouve ridicule qu'on prétende ramener ses prestiges: quand l'arche est +usée, quand les lévites embarrassés et pensifs autour de ses débris, me +crient: n'approchez pas, votre souffle profane les ternirait; je suis +obligé de les examiner, pour voir s'ils parlent sérieusement.--Sérieusement? +Sans doute; et l'Eglise qui ne périra point, va rendre à la foi des +peuples, cette antique ferveur dont le retour vous paraît chimérique?--Je +ne suis pas fâché que vous en fassiez l'expérience: je n'en conteste +point le succès; et je le désirerais volontiers; ce serait un fait curieux. + +Puisque c'est toujours à _eux_ que je finis par m'adresser, il est temps +de fermer une lettre qui n'est pas pour vous. Nous garderons chacun nos +opinions sur ce point; et nous nous entendrons très bien sur les autres. +Les manies superstitieuses et les écarts du zèle, n'existent pas plus +pour un véritable homme de bien, que les périls tant exagérés de ce +qu'_ils_ appellent ridiculement athéisme. Je ne désire point que vous +renonciez à cette croyance; mais il est très utile qu'on cesse de la +regarder comme indispensable au coeur de l'homme; car si l'on est +conséquent, et qu'on prétende qu'il n'y a pas de morale sans elle, il +faut rallumer les bûchers. + + + + +LETTRE L + +DATX +Lyon, 22 juin, septième année. + + +Depuis que la mode n'a plus cette uniformité locale qui en faisait aux +yeux de tant de gens une manière d'être nécessaire, et à peu près une +loi de la nature; chaque femme pouvant choisir la mise qu'elle veut +adopter, chaque homme veut aussi décider celle qui convient. + +Les gens qui entrent dans l'âge où l'on aime à blâmer, ce qui n'est pas +comme autrefois, trouvent de très mauvais goût que l'on n'ait plus les +cheveux dressés au-dessus du front, le chignon relevé et empâté, la +partie inférieure du corps tout à nu sous une voûte d'un noble diamètre, +et les talons juchés sur de hautes pointes. Ces usages vénérables +maintenaient une grande pureté de moeurs; mais depuis, les femmes ont +perverti leur goût, au point d'imiter les seuls peuples qui aient eu du +goût: elles ont cessé d'être plus larges que hautes; et ayant quitté par +degrés les corps ferrés et baleinés, elles outragent la nature jusqu'à +pouvoir respirer et manger quoique habillées. + +Je conçois qu'une mise perfectionnée choque ceux à qui plaisait la +roideur ancienne, la manière des Goths; mais je ne puis les excuser de +mettre une si risible importance à ces changements qui étaient +inévitables. + +Dites-moi si vous avez trouvé de nouvelles raisons de ce que nous avons +déjà remarqué ensemble sur ces ennemis déclarés des moeurs actuelles. Ce +sont presque infailliblement des hommes sans moeurs. Les autres, s'ils +les blâment, n'y mettent du moins pas cette chaleur qui m'est suspecte. + +Personne ne sera surpris que les hommes qui se sont joué des moeurs +parlent ensuite de _bonnes moeurs_ avec exclamation; qu'ils en exigent si +sévèrement des femmes, après avoir passé leur vie à tâcher de les leur +ôter; et qu'ils les méprisent toutes, parce que plusieurs d'elles ont eu +le malheur de ne les pas mépriser eux-mêmes. C'est une petite hypocrisie +dont je crois même qu'ils ne s'aperçoivent pas: c'est davantage encore +et bien plus communément, un effet de la dépravation de leurs goûts, des +excès de leurs habitudes, et du désir secret de trouver une résistance +sérieuse pour avoir la vanité de la vaincre: c'est une suite de l'idée +que d'autres ont probablement joui des mêmes faiblesses, et de la +crainte qu'on leur manque à eux-mêmes, comme ils sont parvenus à faire +manquer à d'autres en leur faveur. + +Lorsque les années font qu'ils n'ont plus d'intérêt à introduire le +mépris de tous les droits, l'intérêt de leurs passions, qui fut toujours +leur seule loi, commence à les avertir qu'on violera ces mêmes droits à +leur égard. Ils ont contribué à faire perdre les moeurs sévères qui les +gênaient, ils déclament maintenant contre les moeurs libres qui les +inquiètent. Ils prêchent bien vainement; des choses bonnes recommandées +par de tels hommes, tombent dans le mépris, au lieu d'en recevoir une +nouvelle autorité. + +Aussi vainement quelques-uns disent que s'ils s'élèvent contre des moeurs +licencieuses, c'est qu'ils en ont reconnu les dangers: cette cause, +quelquefois réelle, n'est pas celle à laquelle on croit, parce qu'on +sait bien qu'ordinairement l'homme qui a été injuste quand cela lui +était commode pendant l'âge des passions, ne devient juste ensuite que +par des motifs personnels. Sa justice, plus honteuse que sa licence +même, est encore plus méprisée, parce qu'elle est moins franche. + +Mais que des jeunes gens soient choqués subitement et avant la +réflexion, par des choses dont la nature est de plaire à leurs sens, et +qu'ils ne pourraient improuver naturellement, qu'après y avoir pensé: +voilà, à mon avis, la plus grande preuve d'une dépravation réelle. Je +suis surpris que des gens sensés regardent cela comme une dernière voix +de _la nature qui se révolte_ et qui rappelle au fond des coeurs ses lois +méconnues. La corruption, disent-ils, ne peut franchir de certaines +bornes: cela les rassure et les console. + +Pour moi, je crois voir le contraire. Je voudrais savoir ce que vous en +penserez, et si je serai seul à voir ainsi; car je n'assure point que ce +soit la vérité, je conviens même que beaucoup d'apparences sont contre +moi. + +Ma manière de penser là-dessus ne pouvait guère résulter que de ce que +j'éprouve personnellement: je n'étudie pas, je ne fais pas +d'observations systématiques; j'en serais assez peu capable. Je +réfléchis par occasion; je me rappelle ce que j'ai senti. Quand cela me +conduit à examiner ce que je ne sais pas par moi-même, c'est du moins en +cherchant mes données dans ce qui m'est connu avec plus de certitude, +c'est-à-dire dans moi: ces données n'ayant rien de supposé ou +d'hypothétique, servent à me découvrir plusieurs choses dans ce qui leur +est analogue ou opposé. + +Je sais qu'avec le vulgaire des hommes il y a des inconvénients à ce que +gâte la bêtise de leurs idées, la brutalité de leurs sensations, et la +fade suffisance qui abuse de tout ce qui n'avertit pas que l'on sera +réprimé. Je ne dis point que les femmes dont la mise paraît trop libre, +soient tout à fait exemptes de blâme: celles d'entre elles qui n'en +méritent pas un autre, oublient du moins qu'on vit parmi la foule, et +cet oubli est une imprudence. Mais ce n'est point d'elles qu'il s'agit; +je parle de la sensation que la légèreté de leurs vêtements peut faire +sur les hommes de différents caractères. + +Je cherche pourquoi des hommes qui se permettent tout, et qui, loin de +respecter ce qu'ils appellent pudeur, montrent jusque dans leurs +discours qu'ils ne connaissent pas même les lois du goût, pourquoi des +hommes qui ne raisonnent point leur conduite et qui s'abandonnent aux +fantaisies de l'instant présent, s'avisent de trouver de l'indécence à +des choses où je n'en sens point, et où la réflexion même ne blâmerait +que l'inconvenance du moment. Comment en trouvent-ils à des choses qui +par elles-mêmes et lorsqu'elles ne sont point déplacées, paraissent +toutes simples à d'autres, et qui plairaient même à ceux qui aiment une +pudeur réelle et non l'hypocrisie ou la superstition de la pudeur. + +C'est une erreur funeste de mettre aux mots et à la partie extérieure +des choses, une importance si grande; il suffira d'être familiarisé avec +ces fantômes par quelque habitude, même légitime, pour cesser d'en +mettre aux choses elles-mêmes. + +Lorsqu'une dévote qui ne pouvait à seize ans souffrir qu'on l'embrassât +dans des jeux de société; qui, mariée à vingt-deux, n'envisageait +qu'avec horreur la première nuit, reçoit à vingt-quatre son directeur +dans ses bras; je ne crois pas que ce soit tout à fait hypocrisie de sa +part. J'y vois beaucoup plus la sottise des préceptes qui lui furent +donnés. Il peut y avoir chez elle de la mauvaise foi, d'autant plus +qu'une morale fausse altère toujours la candeur de l'âme, et qu'une +longue contrainte inspire le déguisement et la duplicité. Mais s'il y a +de la fausseté dans son coeur, il y a bien plus encore d'ineptie dans sa +tête. On lui a rendu l'esprit faux, on l'a retenue sans cesse dans la +terreur des devoirs chimériques; on ne lui a pas donné le moindre +sentiment des devoirs réels. Au lieu de lui montrer la véritable fin +des choses, on l'a habituée à tout rapporter à une fin imaginaire. Les +rapports ne sont plus sensibles; les proportions deviennent arbitraires; +les causes, les effets sont comptés pour rien; les convenances des +choses sont impossibles à découvrir. Elle n'imagine pas même qu'il +puisse exister une raison du mal et du bien, hors de la règle qu'on lui +a imposée, et dans d'autres rapports que les relations obscures entre +ses habitudes les plus secrètes et la volonté impénétrable des +intelligences qui veulent toujours autrement que l'homme. + +On lui a dit: «Fermez les yeux; puis marchez droit devant vous, c'est le +chemin du bonheur et de la gloire; c'est le seul; la perte, l'horreur, +les abîmes, l'éternelle damnation remplissent tout le reste de +l'espace.» Elle va donc aveuglément, et elle s'égare en suivant une +ligne oblique. Cela devait arriver: Si vous marchiez les yeux fermés, +dans un espace ouvert de toute part, vous ne retrouveriez point votre +première direction, lorsqu'une fois vous l'auriez perdue, et souvent +même vous ne sauriez pas que vous la perdez. Si donc elle ne s'aperçoit +point de son erreur, elle se détourne toujours davantage, elle se perd +avec confiance. Si elle s'en aperçoit, elle se trouble et s'abandonne; +car elle ne connaît pas de proportions dans le mal, elle croit n'avoir +rien de plus à perdre, dès qu'elle a perdu cette première innocence +qu'elle estimait seule et qu'elle ne saurait retrouver. + +On a vu des filles simples se maintenir avec ignorance dans la sagesse +la plus sévère, et avoir horreur d'un baiser comme d'un sacrilège; mais +s'il est obtenu, elles pensent qu'il n'y a plus rien à conserver, et se +livrent uniquement, parce qu'elles se croient déjà livrées. On ne leur +avait jamais dit les conséquences plus ou moins grandes des diverses +choses. On avait voulu les préserver seulement contre le premier pas, +comme si l'on eût eu la certitude que ce premier pas ne serait jamais +franchi, ou que l'on serait toujours là pour les retenir ensuite. + +La dévote dont je parlais, n'évitait pas des imprudences, mais elle +redoutait un fantôme. Il s'ensuivra naturellement que lorsqu'on lui aura +dit à l'autel, de coucher avec son mari, elle l'égratignera les premiers +jours, et quelque temps après couchera avec un autre qui lui parlera du +salut et des mortifications de la chair. Elle était effrayée quand on +lui baisait la main, mais c'était par instinct; elle s'y fait, et ne +l'est plus quand on jouit d'elle. C'était son ambition d'être placée au +ciel parmi les vierges; mais elle n'est plus vierge; cela est +irrémédiable, que lui importe le reste? Elle devait tout à Jésus son +époux céleste, et à l'exemple que la Sainte Vierge donna. Maintenant +elle n'est plus la suivante de la Vierge, elle n'est plus épouse +céleste; un homme l'a possédée, si un autre homme la possède aussi, quel +grand changement cela fera-t-il? Les droits d'un mari font très peu +d'impression sur elle; elle n'a jamais réfléchi à des choses si +mondaines; il est très possible même qu'elle les ignore; et il est très +certain, du moins, qu'elle n'en est pas frappée, parce qu'elle n'en sent +pas la raison. + +A la vérité, elle a reçu l'ordre d'être fidèle; mais c'est un mot dont +l'impression a passé, parce qu'elle appartenait à un ordre de choses sur +lequel elle n'arrête pas ses idées, sur lequel elle rougirait de +s'entretenir avec elle-même. Dès qu'elle a couché avec un homme, ce qui +l'embarrassait le plus est fait; et s'il arrive qu'en l'absence de son +mari, un homme, plus saint que lui, ait l'adresse de répondre à ses +scrupules dans un moment de désirs ou de besoins, elle cédera comme elle +a cédé en se mariant; elle jouira avec moins de terreur que lors de ses +premières jouissances, parce que c'est une chose qui n'est plus +nouvelle, et qui fait un moins grand changement dans son état. Comme +elle ne s'inquiète point d'une prudence terrestre, comme elle aurait +horreur de porter des précautions dans le péché, de l'attention et de la +réflexion dans un acte qu'elle permet à ses sens, mais dont son âme +écarte la souillure; il arrivera encore qu'elle sera enceinte, et que +souvent elle ignorera, ou doutera si son mari est le père de l'enfant +dont elle le charge. Si même elle le sait, elle aimera mieux le laisser +dans l'erreur, pourvu qu'elle ne prononce pas un mensonge, que de +l'exposer à se mettre dans une colère qui offenserait Dieu, que de +s'exposer elle-même à médire du prochain en nommant son séducteur. + +Il est très vrai que la religion, mieux entendue, ne lui permettrait pas +une pareille conduite: et je ne parle ici contre aucune religion. La +morale, bien conçue par tous, ferait les hommes très justes, et dès lors +très bons et très heureux. La religion, qui est la morale moins +raisonnée, moins prouvée, moins persuadée par les raisons directes des +choses; mais soutenue par ce qui étonne, mais affermie, mais nécessitée +par une sanction divine; la religion, _bien entendue_, ferait les hommes +parfaitement purs. Si je parle d'une dévote, c'est parce que l'erreur +morale n'est nulle part plus grande et plus éloignée des vrais besoins +du coeur humain que dans les erreurs des dévots. J'admire la religion +telle qu'elle devait être; je l'admire comme un grand ouvrage. Je n'aime +point qu'en s'élevant contre les religions, on nie leur beauté, et l'on +méconnaisse ou désavoue le bien qu'elles étaient destinées à faire. Ces +hommes ont tort: le bien qui est fait, en est-il moins un bien pour être +fait d'une manière contraire à leur pensée? Que l'on cherche des moyens +de faire mieux avec moins; mais que l'on convienne du bien qui s'est +fait autrement, car enfin il s'en est fait beaucoup. Voilà quelques +mots de ma profession de foi: nous nous sommes crus, je pense, trop +éloignés l'un de l'autre en ceci. + +Si vous voulez absolument que je revienne à mon premier objet par une +transition selon les règles, vous me mettrez dans un grand embarras. +Mais quoique mes lettres ressemblent beaucoup trop à des traités, et que +je vous écrive en solitaire qui parle avec son ami comme il rêve en +lui-même, je vous avertis que j'y veux conserver toute la liberté +épistolaire quand cela m'arrange. + +Ces hommes dont les jouissances inconsidérées ou mal choisies, ont +perverti les affections, et abruti les sens, ne voient plus, je crois, +dans l'amour physique que les grossièretés de leurs habitudes: ils ont +perdu le délicieux pressentiment du plaisir. Une nudité les choque, +parce qu'il n'y a plus chez eux d'intervalle entre la sensation qu'ils +en reçoivent, et l'appétit brut auquel se réduit toute leur volupté. Ce +besoin réveillé dans eux, leur plairait encore en rappelant du moins ces +plaisirs informes que cherchent des sens plus lascifs qu'embrasés; mais +comme ils n'ont pas conservé la véritable pudeur, ils ont laissé les +dégoûts se mêler dans les plaisirs. Comme ils n'ont pas su distinguer ce +qui convenait, d'avec ce qui ne convenait pas, même dans l'abandon des +sens, ils ont cherché de ces femmes qui corrompent les moeurs, en perdant +les manières; et qui sont méprisables, non pas précisément parce +qu'elles donnent le plaisir, mais parce qu'elles le dénaturent, parce +qu'elles le détruisent en mettant la licence à la place de la liberté. +Comme en se permettant ce qui répugne à des sens délicats, et en +confondant des choses d'un ordre très différent, ils ont laissé +s'échapper les séduisantes illusions; comme leurs imprudences ont été +punies par des suites funestes et rebutantes, ils ont perdu la candeur +de la volupté avec les incertitudes du désir. Leur imagination n'est +plus allumée que par l'habitude: leurs sensations plus indécentes +qu'avides, leurs idées plus grossières que voluptueuses, leur mépris +pour les femmes, preuve assez claire du mépris qu'ils ont eux-mêmes +mérité, tout leur rappelle ce que l'amour a d'odieux, et peut-être ce +qu'il a de dangereux. Son charme primitif, sa grâce si puissante sur les +âmes pures, tout ce qu'il a d'aimable et d'heureux n'est plus pour eux. +Ils sont parvenus à ce point qu'il ne leur faut que des filles pour +s'amuser sans retenue, et avec leur dédain habituel; ou des femmes très +modestes qui puissent leur en imposer encore quand aucune délicatesse ne +les contient plus, et qui, n'étant pas des femmes à leur égard, ne leur +donnent point le sentiment importun de ce qu'ils ont perdu. + +N'est-il pas visible que si une mise un peu libre leur déplaît, c'est +que leur imagination dégradée et leurs sens affaiblis ne peuvent plus +être émus que par une sorte de surprise? Ce qui fait leur humeur +chagrine, c'est le dépit de ne plus pouvoir sentir dans des occasions +ordinaires et faciles. Ils n'ont plus la faculté de voir que les choses +qui ont été cachées et qui sont découvertes subitement: comme un homme +presque aveugle n'est averti de la présence de la lumière qu'en passant +brusquement des ténèbres à une grande clarté. + +Quiconque entend quelque chose aux moeurs, trouvera que la femme +méprisable est celle qui, scrupuleuse et sévère dans ses habitudes +visibles, prépare pendant plusieurs jours de réflexions, le moyen d'en +imposer à un mari qui met son honneur ou sa satisfaction à la posséder +seul. Elle rit avec son amant; elle plaisante son mari trompé: je mets +au-dessus d'elle une courtisane, qui conserve quelque dignité, quelque +choix, et surtout quelque loyauté dans ses moeurs trop libres. + +Si les hommes étaient seulement sincères; malgré leurs intérêts +personnels, leurs oppositions et leurs vices, la Terre serait encore +belle. + +Si la morale qu'on leur prêche était vraie, conséquente, jamais +exagérée; si elle leur montrait la raison des devoirs en conservant +leurs justes proportions; si elle ne tendait qu'à leur fin réelle: il ne +resterait dans chaque nation autre chose à faire que de contenir une +poignée d'hommes, dont la tête mal organisée ne pourrait reconnaître la +justice. + +On pourrait mettre ces esprits de travers avec les imbéciles et les +maniaques: le nombre des premiers ne serait pas grand. Il est peu +d'hommes qui ne soient pas susceptibles de raison; mais beaucoup ne +savent où trouver la vérité parmi ces erreurs publiques qui affectent de +porter son nom; si même ils la rencontrent, ils ne savent comment la +reconnaître à cause de la manière gauche, rebutante et fausse dont on la +présente. + +Le bien inutile, le mal imaginaire, les vertus chimériques, +l'incertitude absorbent notre temps, et nos facultés, et nos volontés; +comme tant de travaux et de soins superflus ou contradictoires +empêchent, dans un pays florissant, de faire ceux qui seraient utiles et +ceux qui auraient un but invariable. + +Quand il n'y a plus de principe dans le coeur, on est bien scrupuleux sur +les apparences publiques et sur les devoirs d'opinion: cette sévérité +déplacée est un témoignage peu suspect des reproches intérieurs. «En +réfléchissant, dit J.-J., à la folie de nos maximes qui sacrifient +toujours à la décence la véritable honnêteté, je comprends pourquoi le +langage est d'autant plus chaste que les coeurs sont plus corrompus, et +pourquoi les procédés sont d'autant plus exacts que ceux qui les ont +sont plus malhonnêtes.» + +Peut-être est-ce un avantage d'avoir peu joui: il est bien difficile que +des plaisirs tant répétés, le soient toujours sans mélange et sans +satiété. Ainsi altérés ou seulement affaiblis par l'habitude qui dissipe +les illusions, ils ne donnent plus cette surprise qui avertit d'un +bonheur auquel on ne croyait pas, ou qu'on n'attendait pas: ils ne +portent plus l'imagination de l'homme au-delà de ce qu'il concevait: ils +ne l'élèvent plus par une progression dont le dernier terme est devenu +trop connu: l'espérance rebutée l'abandonne à ce sentiment pénible d'une +volupté qui s'échappe, à ce sentiment du retour qui, si souvent, est +venu la refroidir. On se souvient trop qu'il n'y a rien au-delà; et ce +bonheur jadis tant imaginé, tant espéré, tant possédé, n'est plus qu'un +amusement d'une heure et le passe-temps de l'indifférence. Des sens +épuisés, ou du moins satisfaits, ne s'embrasent plus à une première +émotion; la présence d'une femme ne les étonne plus; ses beautés +dévoilées ne les agitent plus d'un frémissement universel; la séduisante +expression de ses désirs ne donne plus à l'homme qu'elle aime une +félicité inattendue. Il sait quelle est la jouissance qu'il obtient; il +peut imaginer qu'elle finira; sa volupté n'a plus rien de surnaturel: +celle qu'il possède n'est plus qu'une femme; et lui-même a tout perdu, +il ne sait plus aimer qu'avec les facultés d'un homme. + + * * * * * + +Il est bien l'heure de finir; le jour commence. Si vous êtes revenu hier +à Chessel, vous allez, en ce moment, visiter vos fruits. Pour moi qui +n'ai rien de semblable à faire, et qui suis très peu touché d'un beau +matin depuis que je ne sais pas employer le jour, je vais me coucher. Je +ne suis point fâché quand le jour paraît, d'avoir encore une nuit tout +entière à passer, afin d'arriver sans peine à l'après-midi dont je me +soucie peu. + + + + +LETTRE LI + +DATX +Paris, 2 septembre, VII. + + +Un nommé saint Félix, qui fut ermite à Franchard[50], a, dit-on, sa +sépulture auprès de ce monastère sous la _Roche qui pleure_. C'est un +grès dont le cube peut avoir les dimensions d'une chambre de grandeur +ordinaire. Selon les saisons, il en suinte, ou il en coule goutte à +goutte, de l'eau qui tombe sur une pierre plate un peu concave: et comme +les siècles l'ont creusée par l'effet insensible et continu de l'eau, +cette eau a des vertus particulières. Prise pendant neuf jours, elle +guérit les yeux des petits enfants. On y apporte ceux qui ont mal aux +yeux, ou qui pourraient y avoir mal un jour; au bout de la neuvaine, +plusieurs sont en bon état. + +Je ne sais trop à quel propos je vous parle aujourd'hui d'un endroit +auquel je n'ai point songé depuis longtemps. Je me sens triste, et +j'écris. Quand je suis d'une humeur plus heureuse, je parviens à me +passer de vous; mais dans les moments sombres, je vous cherche. Je sais +bien des gens qui prendraient cela fort mal; c'est leur affaire: +assurément ils n'auront pas à se plaindre de moi, ce n'est pas eux que +je chercherai dans ma tristesse. Au reste, j'ai laissé ma fenêtre +ouverte toute la nuit; et la matinée est tranquille, douce et nébuleuse: +je conçois que j'aie pensé à ce monument d'une religion mélancolique +dans les bruyères et les sables de la forêt. Le coeur de l'homme si +mobile, si périssable, trouve une sorte de perpétuité dans cette +communication des sentiments populaires qui les propage, les accroît, et +semble les éterniser. Un ermite grossier, sale, stupide, fourbe +peut-être, et inutile au monde, appelle sur son tombeau toutes les +générations. En affectant de se vouer au néant sur la terre, il y trouve +une vénération immortelle. Il dit aux hommes: «Je renonce à tout ce que +prétendent vos désirs, je ne suis pas digne d'être l'un de vous»; et +cette abnégation le place sur l'autel, entre le pouvoir suprême et +toutes les espérances des hommes. + +Les hommes veulent qu'on aille à la gloire avec fracas, ou avec un +détour hypocrite; en les massacrant, ou en les trompant; en insultant à +leur malheur, ou à leur crédulité. Celui qui les écrase est auguste, +celui qui les abrutit est vénérable. Tout cela m'est fort égal, quant à +moi. Je me sens très disposé à mettre l'opinion des sages avant celle du +peuple. Posséder l'estime de mes amis et la bienveillance publique, +serait un besoin pour moi; une grande réputation ne serait qu'un +amusement; je n'aurai point de passion pour elle, j'aurais tout au plus +un caprice. Que peut faire au bonheur de mes jours une renommée qui, +pendant que je vis, n'est presque rien encore, et qui s'agrandira quand +je ne serai plus rien? C'est l'orgueil des vivants qui prononce avec +tant de respect les grands noms des morts. Je ne vois pas un avantage +bien solide à servir dans mille ans aux passions des divers partis, et +aux caprices de l'opinion. Il me suffit que l'homme vrai ne puisse pas +accuser ma mémoire; le reste est vanité. Le hasard en décide trop +souvent, et les moyens m'en déplaisent plus souvent encore: je ne +voudrais être ni un Charles XII, ni un Pacôme. Chercher la gloire sans +l'atteindre est trop humiliant; la mériter et la perdre est triste +peut-être; et l'obtenir n'est pas la première fin de l'homme. + +Dites-moi si les plus grands noms sont ceux des hommes justes. Quand +nous pouvons faire des choses bonnes, faisons-les pour elles-mêmes; et +si notre sort nous éloigne des grandes choses, n'abandonnons pas du +moins ce que la gloire ne récompensera point: laissons les incertitudes, +et soyons bons dans l'obscurité. Assez d'hommes, cherchant la renommée +pour elle-même, donneront à l'état une impulsion peut-être nécessaire +dans les grands Etats: pour nous, cherchons seulement à faire ce qui +devrait donner la gloire, et soyons indifférents sur ces fantaisies du +destin qui l'accordent souvent au bonheur, la refusent quelquefois à +l'héroïsme, et la donnent si rarement à la pureté des intentions. + +Je me sens depuis quelques jours un grand regret des choses simples. Je +m'ennuie déjà à Paris: ce n'est pas que la ville me déplaise absolument, +mais je ne saurais jamais me plaire dans des lieux où je ne suis qu'en +passant. Et puis voici cette saison qui me rappelle toujours quelle +douceur on pourrait trouver à la vie domestique, si deux amis, à la tête +de deux familles peu nombreuses et bien unies, possédaient deux foyers +voisins au fond des prés, entre des bois, près d'une ville, et loin +pourtant de son influence. On consacre le matin aux occupations +sérieuses: et la soirée est pour ces petites choses, qui intéressent +autant que les grandes, quand celles-ci n'agitent pas trop. Je ne +désirerais point maintenant une vie tout à fait obscure et oubliée dans +les montagnes: je ne veux plus des choses si simples; puisque je n'ai pu +avoir très peu, je veux avoir davantage. Les refus obstinés de mon sort +ont accru mes besoins: je cherchais cette simplicité où repose le coeur +de l'homme, je ne désire maintenant que celle où son esprit peut aussi +jouer un rôle. Je veux jouir de la paix, et avoir le plaisir d'arranger +cette paix. Là où elle règne universellement, elle serait trop facile; +et trouvant tout ce qu'il faudrait aux désirs du sage, je ne trouverais +pas de quoi remplir les heures d'un esprit inquiet. Je commence à +projeter, à porter les yeux sur l'avenir, à penser à un autre âge: +j'aurais aussi la manie de vivre! + +Je ne sais si vous faites assez d'attention à ces riens, qui +rapprochent, qui lient tous les individus de la maison, et les amis qui +viennent s'y joindre; à ces minuties qui cessent d'en être, puisqu'on +s'y attache, qu'on s'empresse pour elles, et qu'on se hâte d'y courir +ensemble. Lorsque aux premiers jours secs après l'hiver, le soleil +échauffe l'herbe où l'on est tous assis; ou lorsque les femmes chantent +dans une pièce sans lumière, tandis que la lune luit derrière les +chênes; n'est-on pas aussi bien que rangés en cercle pour dire avec +effort des phrases insipides, ou encaissés dans une loge à l'opéra où +l'haleine de deux mille corps d'une propreté et d'une santé plus ou +moins suspecte, vous met tout en sueur. Et ces soins amusants et répétés +d'une vie libre! Si, en avançant en âge, nous ne les cherchons plus, +nous les partageons du moins; nous voyons nos femmes les aimer, et nos +enfants en faire leurs délices. Violettes que l'on trouve avec tant de +jouissance, que l'on cherche avec tant d'intérêt! fraises, mûrons[51], +noisettes; récolte des poires sauvages, des châtaignes abattues; pommes +de sapin pour le foyer d'automne! douces habitudes d'une vie plus +naturelle! Bonheur des hommes simples, simplicité des terres +heureuses!... Je vous vois; vous me glacez. Vous dites: j'attendais une +exclamation pastorale. Vaut-il mieux en faire sur les roulades d'une +cantatrice? + +Vous avez tort: vous êtes trop raisonnable; quel plaisir y avez-vous +gagné? Cependant j'ai bien peur de devenir assez tôt raisonnable comme +vous. + +Il est arrivé. Qui? _Lui_. Il mérite bien de n'être pas nommé: je crois +qu'il sera des nôtres un jour, il a une forme de tête ... Vous rirez +peut-être aussi de cela: mais vraiment la direction du nez forme, avec +la ligne du front, un angle si peu sensible!... Comme vous voudrez; +laissons cela. Mais si je vous accorde que Lavater est un enthousiaste, +vous m'accorderez qu'il n'est pas un radoteur. Je soutiens que de +trouver le caractère et surtout les facultés des hommes dans leurs +traits, c'est une conception du génie, et non pas un écart de +l'imagination. Examinez la tête d'un des hommes les plus étonnants des +siècles modernes. Vous le savez; en voyant son buste j'ai deviné que +c'était lui. Je n'avais nul autre indice que le rapport de ce qu'il +avait fait avec ce que je voyais. Heureusement je n'étais pas seul, et +ce fait prouve en ma faveur. Au reste, nulles recherches peut-être ne +sont moins susceptibles de la certitude des sciences exactes. Après des +siècles on pourra connaître assez bien le caractère, les inclinations, +les moyens naturels; mais on sera toujours exposé à l'erreur pour cette +partie du caractère, que les causes accidentelles modifient, sans avoir +le temps ou le pouvoir d'altérer sensiblement les traits. De tous les +ouvrages sur ce sujet difficile, les fragments de Lavater forment, je +crois, le plus curieux[52]: je vous le porterai; nous l'avons parcouru +trop superficiellement à Méterville, il faut que nous le lisions de +nouveau. Je n'en veux rien dire de plus aujourd'hui, parce que je +prévois que nous aurons le plaisir de beaucoup disputer. + + + + +LETTRE LII + +DATX +Paris, 9 octobre, VII. + + +Je suis très content de votre jeune ami. Je pense qu'il sera aimable +homme, et je me crois sûr qu'il ne sera pas un aimable. Il part demain +pour Lyon. Vous lui rappellerez qu'il laisse ici deux personnes dont il +ne sera pas oublié. Vous devinez bien la seconde: elle est digne de +l'aimer en mère; mais elle est trop aimable pour n'être pas aimée d'une +autre manière, et il est trop jeune pour prévenir et éviter ce charme +qui se glisserait dans un attachement d'ailleurs si légitime. Je ne suis +point fâché qu'il parte: vous êtes prévenu, vous lui parlerez avec +prudence. + +Il me paraît justifier tout l'intérêt que vous prenez à lui: s'il était +votre fils, je vous féliciterais. Le vôtre serait précisément de cet +âge: et lui, il n'a plus de père! Votre fils et sa mère devaient périr +avant l'âge. Je n'évite point de vous en parler. Les anciennes douleurs +nous attristent sans nous déchirer: leur amertume profonde, mais adoucie +par le temps et rendue tolérable, nous devient comme nécessaire; elle +nous ramène à nos longues habitudes; elle plaît à nos coeurs avides +d'émotions, et qui cherchent l'infini jusque dans leurs regrets. Votre +fille vous reste; bonne, aimable, intéressante comme ceux qui ne sont +plus; elle peut les remplacer pour vous. Quelque grandes que soient vos +pertes, votre malheur n'est pas celui de l'infortuné, mais seulement +celui de l'homme. Si ceux que vous n'avez plus vous étaient restés, +votre bonheur eût passé la mesure accordée aux heureux. Donnons à leur +mémoire ces souvenirs qu'elle mérite si bien, sans trop nous arrêter au +sentiment des peines irrémédiables: conservez la paix, la modération +que rien ne doit ôter entièrement à l'homme; et plaignez-moi de rester +loin de vous en cela. + +Je reviens à celui que vous appelez mon protégé. Je pourrais dire que +c'est plutôt le vôtre; mais en effet vous êtes plus que son protecteur, +et je ne vois pas ce que son père eût pu faire de mieux pour lui. Il me +paraît le bien sentir, et je le crois d'autant plus qu'il n'y met aucune +affectation. Quoique dans notre course à la campagne, nous ayons parlé +de vous à chaque coin de bois, à chaque bout de prairie, il ne m'a +presque rien dit des obligations qu'il vous a: il n'avait pas besoin de +m'en parler, je vous connais trop; il ne devait pas m'en parler, je ne +suis pas _un_ de vos amis. Cependant je sais ce qu'il en a dit à madame +T**** avec qui, je le répète, il se plaisait beaucoup, et qui vous est +elle-même très attachée. + +Je vous avais écrit que nous irions voir incessamment les environs de +Paris: il faut vous rendre compte de cette course, afin qu'avant mon +départ pour Lyon vous ayez une longue lettre de moi, et que vous ne +puissiez plus me dire que cette année-ci je n'écris que trois lignes[53] +comme un homme répandu dans le monde. + +Il n'a pas tardé à s'ennuyer à Paris. Si son âge est curieux, ce n'est +guère de cette curiosité qu'une grande ville peut longtemps alimenter. +Il est moins curieux d'une médaille, que d'un château ruiné dans les +bois: quoiqu'il ait des manières agréables, il laissera le cercle le +mieux composé pour une forêt bien giboyeuse; et, malgré son goût +naissant pour les arts, il quittera volontiers un soleil levant de +Vernet pour une belle matinée, et le paysage le plus _vrai_ de Hue, +pour les vallons de Bièvre ou de Montmorency. + +Vous êtes pressé de savoir où nous avons été, ce qui nous est arrivé. +D'abord il ne nous est rien arrivé: pour le reste, vous le verrez, mais +pas encore; j'aime les écarts. Savez-vous qu'il serait très possible +qu'un jour il aimât Paris, quoique maintenant il ne puisse en convenir. +C'est possible, dites-vous assez froidement, et vous voulez poursuivre; +mais je vous arrête, je veux que vous en soyez convaincu. + +Il n'est pas naturel à un jeune homme qui sent beaucoup d'aimer une +capitale, attendu qu'une capitale n'est pas absolument naturelle à +l'homme. Il lui faut un air pur, un beau ciel, une vaste campagne +ouverte aux courses, aux découvertes, à la chasse, à la liberté. La paix +laborieuse des fermes et des bois, lui plaît mieux que la turbulente +mollesse de nos prisons. Les peuples chasseurs ne conçoivent pas qu'un +homme libre puisse se courber au travail de la terre: pour lui, il ne +voit pas comment un homme peut s'enfermer dans une ville, et encore +moins comment il aimera lui-même un jour ce qui le choque maintenant. Le +temps viendra néanmoins où la plus belle campagne, quoique toujours +belle à ses yeux, lui sera comme étrangère. Un nouvel ordre d'idées +absorbera son attention; d'autres sensations se mettront naturellement à +la place de celles qui lui étaient seules naturelles. Quand le sentiment +des choses factices lui sera aussi familier que celui des choses +simples, celui-ci s'effacera insensiblement dans son coeur: ce n'est pas +parce que le premier lui plaira plus, mais parce qu'il l'agitera +davantage. Les relations de l'homme à l'homme excitent toutes nos +passions; elles sont accompagnées de tant de trouble, elles nous +maintiennent dans une agitation si continue, que le repos après elle +nous accable, comme le silence de ces déserts nus où il n'y a ni +variété ni mouvement, rien à chercher, rien à espérer. Les soins et le +sentiment de la vie rustique animent l'âme sans l'inquiéter; ils la +rendent heureuse: les sollicitudes de la vie sociale l'agitent, +l'entraînent, l'exaltent, la pressent de toute part; ils l'asservissent. +Ainsi le gros jeu retient l'homme en le fatiguant; sa funeste habitude +lui rend nécessaires ces alternatives d'espoir et de crainte qui le +passionnent et le consument. + +Il faut que je revienne à ce que je dois vous dire: cependant comptez +que je ne manquerai pas de m'interrompre encore; j'ai d'excellentes +dispositions à raisonner mal à propos. + +Nous résolûmes d'aller à pied: cette manière lui convint fort, mais +heureusement elle ne fut point du goût de son domestique: alors, pour +n'avoir pas avec nous un mécontent qui eût suivi de mauvaise grâce nos +arrangements très simples, je trouvai quelques commissions à lui donner +à Paris, et nous l'y laissâmes, ce qui ne lui plut pas davantage ... Je +suis bien aise de m'arrêter à vous dire que les valets aiment la +dépense. Ils en partagent les commodités et les avantages, ils n'en ont +pas les inquiétudes: ils n'en jouissent pas non plus assez directement +pour en être comme rassasiés, et pour n'y plus mettre de prix. Comment +donc ne l'aimeraient-ils point? ils ont trouvé le secret de la faire +servir à leur vanité. Quand la voiture du maître est la plus belle de la +ville, il est clair que le laquais est un être d'une certaine +importance: s'il a l'humeur modeste, au moins ne peut-il se refuser au +plaisir d'être le premier laquais du quartier. J'en sais un qui a été +entendu, disant: Un domestique peut tirer vanité de servir un maître +riche, puisqu'un noble met son honneur à servir un grand roi, puisqu'il +dit, avec un si plaisant orgueil, le roi mon maître. Cet homme aura lu +dans l'antichambre, et il se perdra. + +Je pris tout simplement dans les commissionnaires, un homme dont on me +répondit. Il porta le peu de linge et d'effets nécessaires; il nous fut +commode en beaucoup de choses, et ne nous gêna pour aucune. Il parut +très content de se promener sans fatigue à la suite de gens qui le +nourrissaient bien, et le traitaient encore mieux: et nous ne fûmes pas +fâchés, dans une course de ce genre, d'avoir à notre disposition un +homme avec qui on pouvait quitter, sans se compromettre, le ton des +maîtres. C'était un compagnon de voyage fort serviable, fort discret; +mais qui enfin osait quelquefois marcher à côté de nous, et même nous +parler de sa curiosité et de ses remarques, sans que nous fussions +obligés de le contenir dans le silence, et de le renvoyer derrière avec +un demi-regard d'une certaine dignité. + +Nous partîmes le quatorze septembre; il faisait un beau temps d'automne, +et nous l'eûmes avec peu d'interruption pendant toute notre course. Ciel +calme, soleil faible et souvent caché, matinées de brouillards, belles +soirées, terre humide et chemins propres; le temps enfin le plus +favorable, et partout beaucoup de fruits. Nous étions bien portants, +d'assez bonne humeur: lui, avide de voir, et tout prêt à admirer; moi, +assez content de prendre de l'exercice, et surtout d'aller au hasard. +Quant à l'argent, beaucoup de personnages de roman n'en ont pas besoin; +ils vont toujours leur train, ils font leurs affaires, ils vivent +partout sans qu'on sache comment ils en ont, et souvent quoiqu'on voie +qu'ils n'en doivent pas avoir: ce privilège est beau; mais il se trouve +des aubergistes qui ne sont pas au fait, et nous crûmes à propos d'en +emporter. Ainsi il ne manqua rien, à l'un pour s'amuser beaucoup, à +l'autre pour faire avec lui une tournée agréable; et plusieurs pauvres +furent justement surpris de ce que des gens qui dépensaient un peu d'or +pour leur plaisir, trouvaient quelques sous pour les besoins du +misérable. + +Suivez-nous sur un plan des environs de Paris. Imaginez un cercle dont +le centre soit le beau pont de Neuilly près de Paris, vers le couchant +d'été. Ce cercle est coupé deux fois par la Seine, et une fois par la +Marne. Laissez la petite portion comprise entre la Marne et la petite +rivière de Bièvre: prenez seulement le grand contour qui commence à la +Marne, qui coupe la Seine au-dessous de Paris, et qui finit à Antony sur +la Bièvre: vous aurez à peu près la trace que nous avons suivie pour +visiter, sans nous éloigner beaucoup, les sites les plus boisés, les +plus jolis ou les plus passables d'une contrée qui n'est point belle, +mais qui est assez agréable et assez variée............................ + + * * * * * + + * * * * * + +Voilà vingt jours assez bien passés, et qui n'ont coûté qu'à peu près +onze louis. Si nous eussions fait cette course d'une manière en +apparence plus commode, nous eussions été assujettis et souvent +contrariés; nous eussions dépensé beaucoup plus, et certainement elle +nous eût donné moins d'amusement et de bonne humeur. + +Un inconvénient encore plus grand dans des choses de ce genre, ce serait +d'y porter une économie trop contrainte. S'il faut craindre à chaque +auberge le moment où la carte paraîtra, et s'arranger en demandant à +dîner, de manière à dépenser le moins possible, il vaut beaucoup mieux +ne pas sortir de chez soi. Tout plaisir où l'on ne porte pas quelque +aisance et une certaine liberté, cesse d'en être un. Il ne devient pas +seulement indifférent, mais désagréable; il donnait un espoir qu'il n'a +pu remplir; il n'est pas ce qu'il devait être; et, quelque peu de soins +ou d'argent qu'il ait coûté, c'est au moins un sacrifice en pure +perte........................ + + * * * * * + + * * * * * + +Dans le peu que je connais en France, Chessel et Fontainebleau sont les +seuls endroits où je consentirais volontiers à me fixer, et Chessel, le +seul où je désirerais vivre. Vous m'y verrez bientôt. + +Je vous avais déjà dit que les trembles et les bouleaux de Chessel +n'étaient pas comme d'autres trembles et d'autres bouleaux: les +châtaigniers et les étangs, et le bateau n'y sont pas comme ailleurs. Le +ciel d'automne est là comme le ciel de la patrie. Ce raisin muscat, ces +reines-marguerites d'une couleur pâle que vous n'aimiez point, et que +maintenant nous aimons ensemble; et l'odeur du foin de Chessel, dans +cette belle grange où nous sautions quand j'étais enfant! Quel foin! +quels fromages à la crème! les belles vaches! Comme les marrons, en +sortant du sac, roulent agréablement sur le plancher au-dessus de mon +cabinet! il semble que ce soit un bruit de la jeunesse. Mais soyez-y. + +Mon ami, il n'y a plus de bonheur. Vous avez des affaires; vous avez un +état: votre raison mûrit; votre coeur ne change pas, mais le mien se +serre. Vous n'avez plus le temps de mettre les marrons sous la cendre, +il faut qu'on vous les prépare; qu'avez-vous fait de nos plaisirs? + +J'y serai dans six jours: cela est décidé. + + + + +LETTRE LIII + +DATX +Fribourg[54], 11 mars, huitième année. + + +Je ne vois pas comment j'aurais pu faire si cet héritage ne fût point +venu: je ne l'attendais assurément pas; et cependant j'étais plus +fatigué du présent, que je n'étais inquiet de l'avenir. Dans l'ennui +d'être seul, je trouvais du moins l'avantage de la sécurité. Je ne +songeais guère à la crainte de manquer du nécessaire; et maintenant que +je n'ai cette crainte d'aucune manière, je sens quel vide c'est pour un +coeur sans passions que de n'avoir point d'heureux à faire, et de ne +vivre qu'avec des étrangers, quand on a enfin ce qu'il faut pour une vie +aisée. + +Il était temps que je partisse: j'étais bien à la fois et fort mal. +J'avais l'usage de ces biens que tant de gens cherchent sans les +connaître, et que plusieurs condamnent par dépit, dont la privation +serait pénible dans la société, mais dont la possession donne peu de +jouissances. Je ne suis point de ceux qui comptent l'opulence pour rien. +Sans être chez moi, sans rien posséder, sans dépendance comme sans +embarras, j'avais ce qui me convenait assez dans une ville comme Lyon, +un logement décent, des chevaux, et une table où je pouvais recevoir +des ... des amis. Une autre manière de vivre m'eût ennuyé davantage dans +une grande ville, mais celle-là ne me satisfaisait pas. Elle pourrait +tromper si on en partageait la jouissance avec quelqu'un qui y trouvât +du plaisir; mais je suis destiné à être toujours comme si je n'étais +pas. + +Nous le disions souvent: un homme raisonnable n'est pas ordinairement +malheureux lorsqu'il est libre, et qu'il a un peu de ce pouvoir que +donne l'argent. Cependant me voici dans la Suisse, sans plaisir, rempli +d'ennui, et ne sachant quelle résolution prendre. Je n'ai point de +famille; je ne tiens à rien ici; vous n'y viendrez point: je suis bien +désolé. J'ai quelque espoir confus que cela ne subsistera pas ainsi. +Puisque je peux me fixer enfin, il faut songer à le faire: le reste +viendra peut-être. + +Il tombe encore de la neige; j'attendrai à Fribourg que la saison soit +plus avancée. Vous savez que le domestique que j'ai emmené est d'ici. Sa +mère est très malade, et n'a pas d'autre enfant que lui: c'est à +Fribourg qu'elle demeure; elle aura la consolation de l'avoir auprès +d'elle; et, pour un mois environ, je suis aussi bien ici qu'ailleurs. + + + + +LETTRE LIV + +DATX +Fribourg, 25 mars, VIII. + + +Vous trouvez que ce n'était pas la peine de quitter sitôt Lyon pour +m'arrêter dans une ville. Je vous envoie pour réponse une vue de +Fribourg. Quoiqu'elle ne soit pas exacte, et que l'artiste ait jugé à +propos de composer au lieu de copier fidèlement, vous y verrez du moins +que je suis au milieu des rocs: être à Fribourg, c'est aussi être à la +campagne. La ville est dans les rochers, et sur les rochers. Presque +toutes ses rues ont une pente rapide; mais malgré cette situation +incommode, elle est beaucoup mieux bâtie que la plupart des petites +villes de France. Dans les environs, et aux portes mêmes de la ville, +il y a plusieurs sites pittoresques et un peu sauvages. + +L'ermitage, dit _la Madelaine_, ne mérite pas sa célébrité. Il est +occupé par une espèce de fou qui est devenu à moitié saint, ne trouvant +plus d'autre sottise à faire. Cet homme n'a jamais eu l'esprit de son +état: dans le gouvernement, il ne fut point magistrat; et dans +l'ermitage, il ne fut point ermite: il portait le cilice sous l'habit +d'officier, et le pantalon de hussard sous la robe du désert. + +Le roc a été bien choisi par le fondateur: il est sec, et dans une bonne +exposition: la persévérance des deux hommes qui l'ont percé seuls, est +sûrement très remarquable. Mais cet ermitage, que tous les curieux +visitent, est du nombre des choses qu'il est inutile d'aller voir, et +dont on a une idée suffisante quand on en sait les dimensions. + +Je n'ai rien à vous dire des habitants, parce que je n'ai pas le talent +de connaître un peuple pour avoir parlé quelques moments à deux ou trois +personnes: la nature ne m'a point fait voyageur. J'aperçois seulement +quelque chose d'antique dans les habitudes; le vieux caractère ne s'y +perd qu'avec lenteur. Les hommes et les lieux ont encore la physionomie +helvétique. Les voyageurs y viennent peu: il n'y a point de lac, point +de glacier considérables, point de monuments. Cependant ceux qui ne vont +que dans la partie occidentale de la Suisse, devraient au moins +traverser le canton de Fribourg au pied de ses montagnes: les terres +basses de Genève, de Morges, d'Yverdun, de Nidau, d'Anet, ne sont point +suisses; elles ressemblent à celles des autres peuples. + + + + +LETTRE LV + +DATX +Fribourg, 30 mars, VIII. + + +Je juge comme autrefois la beauté d'un site pittoresque; mais je la sens +moins, ou la manière dont je la sens ne me suffit plus. Je pourrais +dire: je me souviens que cela est beau. Autrefois aussi je quittais les +beaux lieux; c'était l'impatience du désir, l'inquiétude que donne la +jouissance qu'on a seul, et qu'on pourrait posséder davantage. Je les +quitte aujourd'hui; c'est l'ennui de leur silence. Ils ne parlent pas +assez haut pour moi: je n'y entends pas, je n'y trouve pas ce que je +voudrais voir, ce que je voudrais entendre: et je sens qu'à force de ne +plus me trouver dans les choses, j'en viens à ce point de ne plus me +trouver dans moi-même. + +Je commence à voir les beautés physiques comme les illusions morales: +tout se décolore insensiblement; et cela devait être. Le sentiment des +convenances visibles n'est que la perception indirecte d'une harmonie +intellectuelle. Comment trouverais-je dans les choses ces mouvements qui +ne sont plus dans mon coeur, cette éloquence des passions que je n'ai +pas; et ces sons silencieux, ces élans de l'espérance, ces voix de +l'être qui jouit, prestige d'un monde déjà quitté[55]. + + + + +LETTRE LVI + +DATX +Thun, 2 mai, VIII. + + +Il faut que tout s'éteigne: c'est lentement et par degrés, que l'homme +étend son être; et c'est ainsi qu'il doit le perdre. + +Je ne sens plus que ce qui est extraordinaire. Il me faut des sons +romantiques pour que je commence à entendre, et des lieux sublimes pour +que je me rappelle ce que j'aimais dans un autre âge. + + + + +LETTRE LVII + +DATX +Des bains du Schwartz-sée, +6 mai, matin, VIII. + + +Les neiges ont quitté de bonne heure les parties basses des montagnes. +Je fais des courses pour me choisir une demeure. Je comptais m'arrêter +ici deux jours: le vallon est uni, les montagnes escarpées depuis leurs +bases; il n'y a que des pâturages, des sapins et de l'eau; c'est une +solitude comme je les aime, et le temps est bon: mais je m'ennuie. + +Nous avons passé des heures agréables sur votre étang de Chessel. Vous +le trouviez trop petit; mais ici que le lac est bien encadré, et d'une +étendue très commode, vous seriez indigné contre celui qui tient les +bains. Il y reçoit dans l'été plusieurs malades à qui l'exercice et un +moyen de passer le temps seraient nécessaires, et il n'a pas un bateau +quoique le lac soit poissonneux. + + + + +LETTRE LVIII + +DATX +6, soir. + + +Il y a ici comme ailleurs, et peut-être un peu plus qu'ailleurs, des +pères de famille intimement convaincus qu'une femme pour avoir des +moeurs, doit à peine savoir lire; attendu que celles qui s'avisent de +savoir écrire, écrivent tout de suite à des amants, et que celles qui +écrivent très mal n'ont jamais d'amants. Il y a plus; pour que leurs +filles deviennent de bonnes ménagères, il convient qu'elles ne sachent +que faire la soupe et compter le linge de cuisine. + +Cependant un mari dont la femme n'a d'autre talent que de faire cuire le +bouilli frais et le bouilli salé, s'ennuie, se lasse d'être chez lui, et +prend l'habitude de n'y être pas. Il s'en éloigne davantage lorsque sa +femme ainsi délaissée et abandonnée aux embarras de la maison, prend une +humeur difficile: il finit par n'y être jamais dès qu'elle a trente ans, +et par employer au-dehors, parmi tant d'occasions de dépenses, l'argent +qu'il faut pour échapper à son ennui, l'argent qui eût mis de l'aisance +dans la maison. La misère s'y introduit; l'humeur y augmente; les +enfants, toujours seuls avec leur mère mécontente, n'attendent que +l'âge d'échapper, comme leur père, aux dégoûts de cette vie domestique; +tandis que les fils et les parents eussent pu s'y attacher si +l'amabilité d'une femme y eût établi, dès sa jeunesse, des habitudes +heureuses. + +Ces pères de famille avouent ces petits inconvénients-là: mais quelles +sont les choses où l'on n'en trouve pas? D'ailleurs il faut aussi être +juste avec eux; il y a compensation, les marmites sont très bien lavées. + +Ces bonnes ménagères savent, avec exactitude, le nombre des mailles que +leurs filles doivent tricoter en une heure, et combien de chandelle on +peut brûler après souper dans une maison réglée: elles sont assez ce +qu'il faut à certains hommes, qui passent les deux tiers de leurs jours +à boire et à fumer. Le grand point pour eux est de ne consacrer à leurs +maisons et à leurs enfants, qu'autant de batz[56] qu'ils donnent d'écus +au cabaret[57]; et dès lors ils se marient pour avoir une excellente +servante. + +Dans les lieux où ces principes dominent, l'on voit peu de mariages +rompus, parce qu'on ne quitte pas volontiers une servante qui fait bien +son état, à laquelle on ne donne pas de gages, et qui a apporté du bien; +mais l'on y voit aussi rarement cette union qui fait le bonheur de la +vie, qui suffit à l'homme, qui le dispense de chercher ailleurs des +plaisirs moins vrais avec des inconvénients certains. + +Les partisans de ces principes sont capables de vous objecter le peu +d'intimité des mariages à Paris, ou dans d'autres lieux à peu près +semblables. Comme si les raisons qui empêchent de penser à l'intimité +dans les capitales où il ne s'agit pas d'union conjugale, pouvaient se +trouver dans des moeurs très différentes, et dans des lieux où +l'intimité ferait le bonheur. C'est une chose pénible à y voir que la +manière dont les deux sexes s'isolent. Rien n'est si triste, surtout +pour les femmes qui n'en sont point dédommagées, et pour lesquelles il +n'y a point d'heures agréables, point de lieux, de délassement. +Rebutées, aigries et réduites à une économie sévère ou au désordre, +elles se mettent à suivre l'ordre avec chagrin et par dépit; se +réunissent très peu entre elles; ne s'aiment point du tout; et se font +dévotes, parce qu'elles ne connaissent que l'église où elles puissent +aller. + + + + +LETTRE LIX + +DATX +Du chât. de Chupru, 22 mai, VIII. + + +A deux heures nous étions déjà dans le bois à la recherche des fraises. +Elles couvraient les pentes méridionales: plusieurs étaient à peine +formées, mais un grand nombre avaient déjà les couleurs et le parfum de +la maturité. La fraise est une des plus aimables productions naturelles: +elle est abondante et salubre, elle mûrit jusque sous les climats +polaires: elle me paraît dans les fruits, ce qu'est la violette parmi +les fleurs, suave, belle et simple. Son odeur se répand avec le léger +souffle des airs, lorsqu'il s'introduit, par intervalles, sous la voûte +des bois pour agiter doucement les buissons épineux et les lianes qui se +soutiennent sur les troncs élevés. Elle est entraînée dans les ombrages +les plus épais avec la chaude haleine du sol où la fraise mûrit; elle +vient s'y mêler à la fraîcheur humide, et semble s'exhaler des mousses +et des ronces. Harmonies sauvages! vous êtes formées de ces contrastes. + +Tandis que nous sentions à peine le mouvement de l'air dans la solitude +couverte et sombre, un vent orageux passait librement sur la cime des +sapins; leurs branches frémissaient d'un ton pittoresque en se courbant +contre les branches qui les heurtaient. Quelquefois les hautes tiges se +séparaient dans leur balancement, et l'on voyait alors leurs têtes +pyramidales éclairées de toute la lumière du jour et brûlées de ses +feux, au-dessus des ombres de cette terre silencieuse où s'abreuvaient +leurs racines. + +Quand nos corbeilles furent remplies, nous quittâmes le bois, les uns +gais, les autres contents. Nous allâmes par des sentiers étroits, à +travers des prés fermés de haies, le long desquelles sont plantés des +merisiers élevés et de grands poiriers sauvages. Terre encore +patriarcale quand les hommes ne le sont plus! J'étais bien, sans avoir +eu précisément du plaisir. Je me disais: que ce qu'on appelle plaisirs +purs, n'est, en quelque sorte, que des plaisirs qu'on ne fait +qu'essayer: que l'économie dans les jouissances est l'industrie du +bonheur: qu'il ne suffit pas qu'un plaisir soit sans remord, ni même +qu'il soit sans mélange pour être un plaisir pur; qu'il faut encore +qu'on n'en ait accepté que ce qui était nécessaire pour en percevoir le +sentiment, pour en nourrir l'espoir, et que l'on sache réserver, pour +d'autres temps, ses plus séduisantes promesses. C'est une bien douce +volupté de prolonger la jouissance en éludant le désir, de ne point +précipiter sa joie, de ne point user sa vie. L'on ne jouit bien du +présent que lorsqu'on attend un avenir au moins égal; et l'on perd tout +bonheur si l'on veut être absolument heureux. C'est cette loi de la +nature qui fait le charme inexprimable d'un premier amour. Il faut à nos +jouissances un peu de lenteur, de la continuité dans leurs progressions, +et quelque incertitude dans leur terme. Il nous faudrait une volupté +habituelle, et non des émotions extrêmes et passagères: il nous faudrait +la tranquille possession qui se suffit à elle-même dans sa paix +domestique, et non cette fièvre de plaisir dont l'ivresse consumante +anéantit dans la satiété nos coeurs ennuyés de ses retours, de ses +dégoûts, de la vanité de son espoir, de la fatigue de ses regrets. Mais +notre raison elle-même doit-elle songer, dans la société inquiète, à cet +état de bonheur sans plaisirs, à cette quiétude si méconnue, à ce +bien-être constant et simple où l'on ne pense pas à jouir, où l'on n'a +plus besoin de désirer? + +Tel devait être le coeur de l'homme: mais l'homme a changé sa vie, il a +dénaturé son coeur: et les ombres colossales sont venues fatiguer ses +désirs, parce que les proportions naturelles des êtres vrais ont paru +trop exactes à sa folle grandeur. Les vanités sociales me rappellent +souvent cette fastueuse puérilité d'un prince qui se crut grand, +lorsqu'il fit dessiner en lampions le chiffre de l'Autocratrice sur la +pente d'une montagne de plusieurs lieues. + +Nous avons aussi taillé les montagnes, mais nos travaux ont été moins +gigantesques. Ils furent faits de nos mains, et non de celles des +esclaves; nous n'avions pas des maîtres à recevoir, mais des amis à +placer. + +Un ravin profond borde les bois du château; il est creusé dans des rocs +très escarpés et très sauvages. Au haut de ces rocs, au fond du bois, il +paraît que l'on a autrefois coupé des pierres: les angles que ce travail +a laissés ont été arrondis par le temps; mais il en résulte une sorte +d'enceinte formant à peu près la moitié d'un hexagone, et dont la +capacité est très propre à recevoir commodément six ou huit personnes. +Après avoir un peu nivelé le fond de pierres, et avoir achevé le gradin +destiné à servir de buffet, nous fîmes un siège circulaire avec de +grosses branches recouvertes de feuilles. La table fut une planche posée +sur des éclats de bois laissés par les ouvriers qui venaient de couper +près de là quelques arpents de hêtres. + +Tout cela fut préparé le matin. Le secret fut gardé, et nous conduisîmes +nos hôtes, chargés de fraises, dans ce réduit sauvage qu'ils ne +connaissaient pas. Les femmes parurent flattées de trouver les agréments +d'une simplicité délicate au milieu d'une scène de terreur. Des branches +de pins étaient allumées dans un angle de roc suspendu sur un précipice +que les branches avancées des hêtres rendaient moins effrayant. Des +cuillères de buis faites à la manière du Koukisberg[58], des tasses +d'une porcelaine élégante, des corbeilles de merises étaient placées +sans ordre le long du gradin de pierre avec des assiettées de la crème +épaisse des montagnes, et des jattes remplies de cette seconde crème qui +peut seule servir pour le café, et dont le goût d'amande très légèrement +parfumé, n'est guère connu que vers les Alpes. Des carafons contenaient +une eau chargée de sucre préparée pour les fraises. + +Le café n'était ni moulu, ni grillé. Il faut laisser aux femmes ces +sortes de soins, qu'elles aiment ordinairement à prendre elles-mêmes: +elles sentent si bien qu'il faut préparer sa jouissance, et du moins en +partie, devoir à soi ce que l'on veut posséder! Un plaisir qui s'offre +sans être un peu cherché par le désir, perd souvent de sa grâce; comme +un bien trop attendu a laissé passer l'instant qui lui donnait du +mérite. + +Tout était préparé, tout paraissait prévu, mais quand on voulut faire le +café, il se trouva que la chose la plus facile était celle qui nous +manquait; il n'y avait pas d'eau. On se mit à réunir des cordes qui +semblaient n'avoir eu d'autre destination que de lier les branches +apportées pour nos sièges, et de courber celles qui nous donnaient de +l'ombre: et non sans avoir cassé quelques carafes, on en remplit enfin +deux de l'eau glaciale du torrent trois cents pieds au-dessous de nous. + +La réunion fut intime, et le rire sincère. Le temps était beau; le vent +mugissait dans cette longue enceinte d'une sombre profondeur où le +torrent, tout blanc d'écume, roulait entre les rochers anguleux. Le +K-hou-hou chantait dans les bois, et les bois plus élevés multipliaient +tous ces sons austères: on entendait à une grande distance les grosses +cloches des vaches qui montaient au Kousin-berg. L'odeur sauvage du +sapin brûlé s'unissait à ces bruits montagnards: et au milieu des fruits +simples, dans un asile désert, le café fumait sur une table d'amis. + +Cependant les seuls d'entre nous qui jouirent de cet instant, furent +ceux qui n'en sentaient pas l'harmonie morale. Triste faculté de penser +à ce qui n'est point présent!... Mais il n'était pas parmi nous deux +coeurs semblables. La mystérieuse nature n'a point placé dans chaque +homme le but de sa vie. Le vide et l'accablante vérité sont dans le coeur +qui se cherche lui-même: l'illusion entraînante ne peut venir que de +celui qu'on aime. On ne sent pas la vanité des biens possédés par un +autre; et chacun se trompant ainsi, des coeurs amis deviennent vraiment +heureux au milieu du néant de tous les biens directs. + +Pour moi, je me mis à rêver au lieu d'avoir du plaisir. Cependant il me +faut peu de chose, mais j'ai besoin que ce peu soit d'accord: les biens +les plus séduisants ne sauraient m'attacher si j'y découvre de la +discordance; et la plus faible jouissance que rien ne flétrit, suffit à +tous mes désirs. C'est ce qui me rend la simplicité nécessaire; elle +seule est harmonique. Aujourd'hui le site était trop beau. Notre salle +pittoresque, notre foyer rustique, un goûter de fruits et de crème, +notre intimité momentanée, le chant de quelques oiseaux, et le vent qui +à tout moment jetait dans nos tasses des feuilles de sapin, c'était +assez: mais le torrent dans l'ombre, et les bruits éloignés de la +montagne, c'était beaucoup trop; j'étais le seul qui entendît. + + + + +LETTRE LX + +DATX +Villeneuve, 16 juin, VIII. + + +Je viens de parcourir presque toutes les vallées habitables qui sont +entre Charmey, Thun, Sion, Saint-Maurice et Vevey. Je n'ai pas été avec +espérance, pour admirer ou pour jouir. J'ai revu les montagnes que +j'avais vues il y a près de sept années. Je n'y ai point porté ce +sentiment d'un âge qui cherchait avidement leurs beautés sauvages. +C'étaient les noms anciens, mais moi aussi je porte le même nom! Je me +suis assis auprès de Chillon sur la grève. J'entendais les vagues, et je +cherchais encore à les entendre. Là, où j'ai été jadis, cette grève si +belle dans mes souvenirs, ces ondes que la France n'a point, et les +hautes cimes, et Chillon, et le Léman ne m'ont pas surpris, ne m'ont pas +satisfait. J'étais là, comme j'eusse été ailleurs. J'ai retrouvé les +lieux; je ne puis ramener les temps. + +Quel homme suis-je maintenant? Si je ne sentais l'ordre, si je n'aimais +encore à être la cause de quelque bien, je croirais que le sentiment des +choses est déjà éteint, et que la partie de mon être qui se lie à la +nature ordonnée a cessé sa vie. + +Vous n'attendez de moi ni des narrations historiques, ni des +descriptions comme en doit faire celui qui voyage pour observer, pour +s'instruire lui-même, ou pour faire connaître au public des lieux +nouveaux. Un solitaire ne vous parlera point des hommes que vous +fréquentez plus que lui. Il n'aura pas d'aventures, il ne vous fera pas +le roman de sa vie. Mais nous sommes convenus que je continuerais à vous +dire ce que j'éprouve, parce que c'est moi que vous avez accoutumé, et +non pas ce qui m'environne. Quand nous nous entretenons l'un avec +l'autre, c'est de nous-mêmes, car rien n'est plus près de nous. Il +m'arrive souvent d'être surpris que nous ne vivions pas ensemble: cela +me paraît contradictoire et comme impossible. Il faut que ce soit une +destinée secrète qui m'ait entraîné à chercher je ne sais quoi loin de +vous, tandis que je pouvais rester où vous êtes ne pouvant vous emmener +où je suis. + +Je ne saurais dire quel besoin m'a rappelé dans une terre extraordinaire +dont je ne retrouve plus les beautés, et où je ne me retrouve point +moi-même. Mon premier besoin n'était-il pas dans cette habitude de +penser, de sentir ensemble? N'était-ce pas une nécessité de rêver nous +seuls sur cette agitation qui, dans un coeur périssable creuse un abîme +d'avidité qui semble ne pouvoir être rempli que par des choses +impérissables? Nous nous mettions à sourire de ce mouvement toujours +ardent et toujours trompé; nous applaudissions à l'adresse qui en a tiré +parti pour nous faire immortels; nous cherchions avec empressement +quelques exemples des illusions les plus grossières et les plus +puissantes, afin de nous figurer aussi que la mort elle-même et toutes +choses visibles n'étaient que des fantômes, et que l'intelligence +subsisterait pour un rêve meilleur. Nous nous abandonnions avec une +sorte d'indifférence et d'impassibilité à l'oubli des choses de la +terre; et dans l'accord de nos âmes, nous imaginions l'harmonie d'un +monde divin caché sous la représentation du monde visible. Mais +maintenant je suis seul, je n'ai plus rien qui me soutienne. Il y a +quatre jours, j'ai réveillé un homme qui mourait dans la neige sur le +Sanetz. Sa femme, ses deux enfants, qui vivent par lui, et dont il +paraît être pleinement le mari et le père, comme l'étaient les +patriarches, comme on l'est encore aux montagnes et dans les déserts; +tous trois faibles et demi-morts de crainte et de froid, l'appelaient +dans les rochers et au bord du glacier. Nous les avons rencontrés. +Imaginez une femme et deux enfants heureux. Et tout le reste du jour, je +respirais en homme libre, je marchais avec plus d'activité. Mais depuis, +le même silence est autour de moi, et il ne se passe rien qui me fasse +sentir mon existence. + +J'ai donc cherché dans toutes les vallées pour acquérir un pâturage +isolé, mais facilement accessible, d'une température un peu douce, bien +situé, traversé par un ruisseau, et d'où l'on entende ou la chute d'un +torrent, ou les vagues d'un lac. Je veux maintenant une possession non +pas importante, mais étendue, et d'un genre tel que la vallée du Rhône +n'en offre pas. Je veux aussi bâtir en bois, ce qui sera plus facile ici +que dans le bas Valais. Dès que je serai fixé, j'irai à Saint-Maurice et +à Charrières. Je ne me suis pas soucié d'y passer à présent, de crainte +que ma paresse naturelle, et l'attachement que je prends si facilement +pour les lieux dont j'ai quelque habitude, ne me fissent rester à +Charrières. Je préfère choisir un lieu commode et y bâtir à ma manière, +comme il convient à présent que je puis me fixer pour du temps, et +peut-être pour toujours. + +Hantz qui parle le roman, et qui sait aussi un peu l'allemand de +l'Oberland, suivait les vallées et les chemins, et s'informait dans les +villages. Pour moi j'allais de chalets en chalets à travers les +montagnes, et dans des lieux où il n'eût pas osé passer, quoiqu'il soit +plus robuste que moi, et plus habitué dans les Alpes; et où je n'aurais +point passé moi-même si je n'eusse été seul. + +J'ai trouvé un domaine qui me conviendrait beaucoup, mais je ne sais pas +si je pourrai l'avoir. Il y a trois propriétaires: deux sont de la +Gruyère, le troisième est à Vevey. Celui-ci, dit-on, n'a pas l'intention +de vendre: cependant il me faut le tout. + +Si vous avez connaissance de quelque carte nouvelle de la Suisse, ou +d'une carte topographique de quelques-unes de ses parties, +envoyez-les-moi. Toutes celles que j'ai pu trouver sont pleines de +fautes; quoique dans les modernes il y en ait de bien soignées pour +l'exécution, et qui marquent avec beaucoup d'exactitude la position de +plusieurs lieux. Il faut avouer qu'il y a peu de pays dont le plan soit +aussi difficile à faire. + +Je pensais à essayer celui du peu d'espace compris entre Vevey, +Saint-Gingouph, Aigle, Sepey, Etivaz, Montbovon et Sempsales; dans la +supposition toutefois que j'aurai le pâturage dont je vous parle près de +la dent de Jamant, dont j'aurais fait le sommet de mes principaux +triangles. Je me promettais de passer dans cette fatigue la saison +inquiète de la chaleur et des beaux jours. Je l'aurais entrepris l'année +prochaine: mais j'y ai renoncé. Lorsque toutes les gorges, tous les +revers, tous les aspects, me seraient connus avec exactitude, il ne me +resterait plus rien à trouver. Il vaut mieux conserver le seul moyen +d'échapper aux moments d'ennuis intolérables, en m'égarant dans des +lieux nouveaux; en cherchant avec impatience ce qui ne m'intéresse +point; en grimpant avec ardeur les dents les plus difficiles pour +vérifier un angle, pour m'assurer d'une ligne que j'oublierai ensuite, +afin de retourner l'observer comme si j'avais un but. + + + + +LETTRE LXI + +DATX +Saint-Saphorin, 26 juin, VIII. + + +Je ne me repens point d'avoir emmené Hantz. Dites à Mme T*** que je +la remercie de me l'avoir donné. Il me paraît franc et susceptible +d'attachement. Il est intelligent; et d'ailleurs il donne du cor avec +plus de goût que je ne l'aurais espéré. + +Le soir, dès que la lune est levée, je prends deux bateaux. Je n'ai dans +le mien qu'un seul rameur; et quand nous sommes avancés sur le lac, il a +une bouteille de vin à boire, pour rester assis et ne dire mot. Hantz +est dans l'autre bateau, dont les rameurs frappent les ondes en passant +et repassant un peu au loin, devant le mien qui reste immobile, ou +doucement entraîné par les faibles vagues. Il a avec lui son cor; et +deux femmes allemandes chantent à l'unisson. + +C'est un bien bon homme, et il faudra que je le fixe auprès de moi, car +il trouve son sort assez doux. Il me dit qu'il n'a plus d'inquiétude et +qu'il espère que je le garderai toujours. Je crois qu'il a raison: +irais-je m'ôter le seul bien que j'aie, un homme qui est content? + +J'avais sacrifié pour des connaissances assez intimes les seules +ressources qui me restassent alors. Pour laisser ensemble ceux qui +paraissent devoir trouver ensemble quelque bonheur, j'ai abandonné le +seul espoir qui pouvait me flatter. Ces sacrifices, et d'autres encore, +n'ont produit aucun bien: mais voilà un valet qui est heureux; et je +n'ai rien fait pour lui, si ce n'est de le traiter en homme. Je l'estime +parce qu'il n'en est pas surpris: puisqu'il trouve cela tout simple, il +n'en abusera point. Il n'est pas vrai d'ailleurs que ce soit la bonté +qui produise ordinairement l'insolence, c'est la faiblesse. Hantz voit +bien que je lui parle avec une certaine confiance, mais il sent fort +bien aussi que je saurais parler en maître. + +Vous ne soupçonneriez pas qu'il s'est mis à lire la _Julie_ de J.-J. +Hier il disait, en dirigeant son bateau vers le rivage de Savoie, c'est +donc là Meillerie! Mais que ceci ne vous inquiète pas; rappelez-vous +qu'il est sans prétentions. Il ne serait pas avec moi s'il avait de +l'esprit d'antichambre. + +C'est surtout la mélodie[59] des sons qui, réunissant l'étendue sans +limites précises à un mouvement sensible mais vague, donne à l'âme ce +sentiment de l'infini qu'elle croit posséder en durée et en étendue. + +J'avoue qu'il est naturel à l'homme de se croire moins borné, moins +fini, de se croire plus grand que sa vie présente, lorsqu'il arrive +qu'une perception subite lui montre les contrastes et l'équilibre, le +lien, l'organisation de l'univers. Ce sentiment lui paraît comme une +découverte d'un monde à connaître, comme un premier aperçu de ce qui +pourrait lui être dévoilé un jour. + +J'aime ces chants dont je ne comprends point les paroles. Elles nuisent +toujours pour moi à la beauté de l'air, ou du moins à son effet. Il est +presque impossible que les idées soient entièrement d'accord avec celles +que me donnent les sons. D'ailleurs l'accent allemand a quelque chose +de plus romantique. Les syllabes sourdes et indéterminées ne me plaisent +point dans la musique. Notre _e_ muet est désagréable quand le chant +force à le faire sentir: et on prononce presque toujours d'une manière +fausse et rebutante la syllabe inutile des rimes féminines, parce que en +effet on ne saurait guère la prononcer autrement. + +J'aime beaucoup l'unisson de deux ou de plusieurs voix; il laisse à la +mélodie tout son pouvoir et toute sa simplicité. Pour la savante +harmonie, ses beautés me sont étrangères: ne sachant pas la musique, je +ne jouis point de ce qui n'est qu'art ou difficultés. + +Le lac est bien beau, lorsque la lune blanchit nos deux voiles, et que +les échos de Chillon répètent les sons du cor; quand le mur immense de +Meillerie oppose ses ténèbres à la douce clarté du ciel, aux lumières +mobiles des eaux; quand les vagues se brisent contre nos bateaux +arrêtés, quand elles font entendre au loin leur roulement sur les +cailloux innombrables que la Vevayse a descendus des montagnes. + +Vous qui savez jouir, que n'êtes-vous là pour entendre deux voix de +femme, sur les eaux, dans la nuit! Mais moi, je devrais tout laisser. +Cependant j'aime à être averti de mes pertes, quand l'austère beauté des +lieux peut me faire oublier combien tout est vain dans l'homme jusqu'à +ses regrets. + +Etang de Chessel! Là, nos promenades étaient moins belles, et plus +heureuses. La nature accable le coeur de l'homme, mais l'intimité le +satisfait: on s'appuie mutuellement, on parle, et tout s'oublie. + +J'aurai le lieu en question: mais il faut attendre quelques jours encore +avant d'avoir les certitudes nécessaires pour terminer. Je ferai +aussitôt commencer les travaux, car la saison s'avance. + + + + +LETTRE LXII + +DATX +Juillet, VIII. + + +J'oublie toujours de vous demander une copie du _Manuel de +Pseusophanes_: je ne sais comment j'ai perdu celle que j'avais gardée. +Je n'y verrai rien dont je dusse avoir besoin d'être averti: mais, si je +le lis les matins, il me rappellera d'une manière plus présente combien +je devrais avoir honte de tant de faiblesses. + +J'ai l'intention d'y joindre une note sur certains règlements d'hygiène, +sur ces choses d'une habitude individuelle et locale auxquelles je crois +qu'on ne met pas assez d'importance. Aristippe ne pouvait guère les +prescrire à son disciple imaginaire, ou à ses disciples réels: mais +cette note sera plus utile encore que des considérations générales pour +maintenir en moi ce bien-être, cette aptitude physique qui soutient +notre âme si physique elle-même. + +J'ai deux grands malheurs: un seul me détruirait peut-être; mais je vis +entre deux parce qu'ils sont contraires. Sans cette habitude triste, ce +découragement, cet abandon, sans cette humeur tranquille contre tout ce +qu'on pourrait désirer, l'activité qui me presse et m'agite me +consumerait plutôt, et aussi vainement: mon ennui sert du moins à +l'affaiblir. La raison la calmerait; mais entre ces deux grandes forces +ma raison est bien faible: tout ce qu'elle peut faire c'est d'appeler +l'une à son secours quand l'autre prend le dessus. On végète ainsi: +quelquefois même on s'endort. + + + + +LETTRE LXIII + +DATX +Juillet, VIII. + + +Il était minuit: la lune avait passé; le lac[60] semblait agité; les +cieux étaient tranquilles, la nuit profonde et belle. Il y avait de +l'incertitude sur la terre. On entendit frémir les bouleaux, et des +feuilles de peupliers tombèrent: les pins rendirent des murmures +sauvages; des sons romantiques descendaient de la montagne; de grosses +vagues roulaient sur la grève. Alors l'effraie se mit à gémir sous les +roches caverneuses; et quand elle cessa, les vagues étaient affaiblies, +le silence fut austère. + +Le rossignol plaça de loin en loin dans la paix inquiète, cet accent +solitaire, unique et répété, ce chant des nuits heureuses, sublime +expression d'une mélodie primitive; indicible élan d'amours et de +douleur; voluptueux comme le besoin qui me consume; simple, mystérieux, +immense comme le coeur qui aime. + +Abandonné dans une sorte de repos funèbre au balancement mesuré de ces +ondes pâles, muettes, à jamais mobiles, je me pénétrai de leur mouvement +toujours lent et toujours le même, de cette paix durable, de ces sons +isolés dans le long silence. La nature me sembla trop belle; et les +eaux, et la terre, et la nuit trop faciles, trop heureuses: la paisible +harmonie des choses fut sévère à mon coeur agité. Je songeai au printemps +du monde périssable, et au printemps de ma vie. Je vis ces années qui +passent, tristes et stériles, de l'éternité future dans l'éternité +perdue. Je vis ce présent, toujours vain et jamais possédé, détacher du +vague avenir sa chaîne indéfinie; approcher ma mort enfin visible; +traîner dans la nuit universelle les fantômes de mes jours; les +atténuer, les dissiper; atteindre la dernière ombre, dévorer aussi +froidement ce jour après lequel il n'en sera plus, et fermer l'abîme +muet. + +Comme si tous les hommes n'avaient point passé, et tous passé en vain! +Comme si la vie était réelle, et existante essentiellement: comme si la +perception de l'univers était l'idée d'un être positif, et le moi de +l'homme quelque autre chose que l'expression accidentelle d'une harmonie +éphémère! Que veux-je? Que suis-je? Que demander à la nature? Est-il un +système universel, des convenances ordonnées; des droits selon nos +besoins? L'intelligence conduit-elle les résultats que mon intelligence +voudrait attendre? Toute cause est invisible, toute fin trompeuse; toute +forme change, toute durée s'épuise: et le tourment du coeur insatiable +est le mouvement aveugle d'un météore errant dans le vide où il doit se +perdre. Rien n'est possédé comme il est conçu: rien n'est connu comme il +existe. Nous voyons les rapports, et non les essences: nous n'usons pas +des choses, mais de leurs images. Cette nature cherchée au-dehors, et +impénétrable dans nous, est partout ténébreuse. Je sens, est le seul mot +de l'homme qui ne veut que des vérités. Et ce qui fait la certitude de +mon être, en est aussi le supplice. Je sens, j'existe pour me consumer +en désirs indomptables, pour m'abreuver de la séduction d'un monde +fantastique, pour rester atterré de sa voluptueuse erreur. + +Le bonheur ne serait pas la première loi de la nature humaine! Le +plaisir ne serait pas le premier moteur du monde sensible! Si nous ne +cherchons pas le plaisir, quel sera notre but? Si vivre n'est +qu'exister, qu'avons-nous besoin de vivre? Nous ne saurions découvrir +ni la première cause, ni le vrai motif d'aucun être: le pourquoi de +l'univers reste inaccessible à l'intelligence individuelle. La fin de +notre existence nous est inconnue; tous les actes de la vie restent sans +but; nos désirs, nos sollicitudes, nos affections deviennent ridicules, +si ces actes ne tendent pas au plaisir, si ces affections ne se le +proposent pas. + +L'homme s'aime lui-même, il aime l'homme, il aime tout ce qui est animé. +Cet amour paraît nécessaire à l'être organisé, c'est le mobile des +forces qui le conservent. L'homme s'aime lui-même; sans ce principe +actif, pourquoi agirait-il, et comment subsisterait-il? L'homme aime les +hommes, parce qu'il sent comme eux, parce qu'il est près d'eux dans +l'ordre du monde: sans ce rapport, quelle serait sa vie? + +L'homme aime tous les êtres animés. S'il cessait de souffrir en voyant +souffrir, s'il cessait de sentir avec tout ce qui a des sensations +analogues aux siennes, il ne s'intéresserait plus à ce qui ne serait pas +lui, il cesserait peut-être de s'aimer lui-même: sans doute il n'est +point d'affection bornée à l'individu, puisqu'il n'est point d'être +essentiellement isolé. + +Si l'homme sent dans tout ce qui est animé, les biens et les maux de ce +qui l'environne sont aussi réels pour lui que ses affections +personnelles; il faut à son bonheur le bonheur de ce qu'il connaît; il +est lié à tout ce qui sent; il vit dans le monde organisé. + +Cet enchaînement de rapports dont il est le centre et qui ne peuvent +finir entièrement qu'aux bornes du monde, le constitue partie de +l'univers, unité numérique dans le nombre de la nature. Le lien que +forment ces liens personnels est l'ordre du monde, et la force qui +perpétue son harmonie est la loi naturelle. Cet instinct nécessaire qui +conduit l'être animé, passif lorsqu'il veut, actif lorsqu'il fait +vouloir, est un assujettissement aux lois générales. Obéir à l'esprit +de ces lois serait la science de l'être qui voudrait librement. Si +l'homme est libre en délibérant, c'est la science de la vie humaine: ce +qu'il veut lorsqu'il est assujetti, lui indique comment il doit vouloir +là où il est indépendant. + +Un être isolé n'est jamais parfait; son existence est incomplète; il +n'est ni vraiment heureux, ni vraiment bon. Le complément de chaque +chose fut placé hors d'elle, mais il est réciproque. Il y a une sorte de +fin pour les êtres naturels: ils la trouvent dans cet accord harmonique +qui fait que deux corps rapprochés sont productifs, que deux sensations +mutuellement partagées deviennent plus heureuses. C'est dans cette +harmonie que tout ce qui existe s'achève, que tout ce qui est animé se +repose et jouit. Ce complément de l'individu est principalement dans +l'espèce. Pour l'homme, ce complément a deux modes dissemblables et +analogues: voilà ce qui lui fut donné; il a deux manières de sentir sa +vie, le reste est douleur ou fumée. + +Toute possession que l'on ne partage point exaspère nos désirs, sans +remplir nos coeurs: elle ne les nourrit point, elle les creuse et les +épuise. + +Pour que l'union soit harmonique, celui qui jouit avec nous doit être +semblable et différent. Cette convenance dans la même espèce se trouve +ou dans la différence des individus, ou dans l'opposition des sexes. Le +premier accord produit l'harmonie qui résulte de deux êtres semblables +et différents avec le moindre degré d'opposition et le plus grand de +similitude. Le second donne un résultat harmonique produit par la plus +grande différence possible entre des semblables[61]. Tout choix, toute +affection, toute union, tout bonheur est dans ces deux modes. Ce qui +s'en écarte peut nous séduire, mais nous trompe et nous lasse: ce qui +leur est contraire nous égare et nous rend vicieux ou malheureux. + +Nous n'avons plus de législateurs. Quelques Anciens avaient entrepris de +conduire l'homme par son coeur: nous les blâmons ne pouvant les suivre. +Le soin des lois financières et pénales fait oublier les institutions. +Nul génie n'a su trouver toutes les lois de la société, tous les devoirs +de la vie dans le besoin qui unit les hommes, dans celui qui unit les +sexes. + +L'unité de l'espèce est divisée. Des êtres semblables sont pourtant +assez différents pour que leurs oppositions mêmes les portent à s'aimer: +séparés par leurs goûts, mais nécessaires l'un à l'autre, ils +s'éloignent dans leurs habitudes, et sont ramenés par un besoin mutuel. +Ceux qui naissent de leur union, formés également de tous deux, +perpétueront pourtant ces différences. Cet effet essentiel de l'énergie +donnée à l'animal, ce résultat suprême de son organisation sera le +moment de la plénitude de sa vie, le dernier degré de ses affections, et +en quelque sorte l'expression harmonique de ses facultés. Là est le +pouvoir de l'homme physique; là est la grandeur de l'homme moral; là est +l'âme tout entière, et qui n'a pas pleinement aimé, n'a pas possédé sa +vie. + +Des affections abstraites, des passions spéculatives ont obtenu l'encens +des individus et des peuples. Les affections heureuses ont été réprimées +ou avilies: l'industrie sociale a opposé les hommes que l'harmonie +primitive aurait conciliés[62]. + +L'amour doit gouverner la terre que l'ambition fatigue. L'amour est ce +feu paisible et fécond, cette chaleur des cieux qui anime et renouvelle, +qui fait naître et fleurir, qui donne les couleurs, la grâce, +l'espérance et la vie. L'ambition est ce feu stérile qui brûle sous les +glaces, qui consume sans rien animer, qui creuse d'immenses cavernes, +qui ébranle sourdement, éclate en ouvrant des abîmes, et laisse un +siècle de désolation sur la contrée qu'étonna sa lumière d'une heure. + +Lorsqu'une agitation nouvelle étend les rapports de l'homme qui essaie +sa vie, il se livre avidement, il demande à toute la nature, il +s'abandonne, il s'exalte lui-même; il place son existence dans l'amour, +et dans tout il ne voit que l'amour seul. Tout autre sentiment se perd +dans ce sentiment profond, toute pensée y ramène, tout espoir y repose. +Tout est douleur, vide, abandon, si l'amour s'éloigne; s'il s'approche, +tout est joie, espoir, félicité. Une voix lointaine, un son dans les +airs, l'agitation des branches, le frémissement des eaux, tout +l'annonce, tout l'exprime, tout imite ses accents et augmente les +désirs. La grâce de la nature est dans le mouvement d'un bras; +l'harmonie du monde est dans l'expression d'un regard. C'est pour +l'amour que la lumière du matin vient éveiller les êtres et colorer les +cieux; pour lui les feux de midi font fermenter la terre humide sous la +mousse des forêts; c'est à lui que le soir destine l'aimable mélancolie +de ses lueurs mystérieuses. Cette fontaine est celle de Vaucluse, ces +rochers ceux de Meillerie, cette avenue celle des pamplemousses. Le +silence protège les rêves de l'amour, le mouvement des eaux pénètre de +sa douce agitation; la fureur des vagues inspire ses efforts orageux: et +tout commandera ses plaisirs quand la nuit sera douce, quand la lune +embellira la nuit, quand la volupté sera dans les ombres et la lumière, +dans la solitude, dans les airs et les eaux et la nuit. + +Heureux délire! seul moment resté à l'homme. Cette fleur rare, isolée, +passagère sous le ciel nébuleux, sans abri, battue des vents, fatiguée +par les orages, languit et meurt sans s'épanouir: le froid de l'air, une +vapeur, un souffle font avorter l'espoir dans son bouton flétri. On +passe au-delà, on espère encore, on se hâte; plus loin, sur un sol aussi +stérile, on en voit qui seront précaires, douteuses, instantanées comme +elle, et qui comme elle périront inutiles. Heureux celui qui possède ce +que l'homme doit chercher, et qui jouit de tout ce que l'homme doit +sentir! Heureux encore, dit-on, celui qui ne cherche rien, ne sent rien, +n'a besoin de rien, et pour qui exister c'est vivre. + +Ce n'est pas seulement une erreur triste et farouche, mais une erreur +très funeste, de condamner ce plaisir vrai, nécessaire, qui toujours +attendu, toujours renaissant, indépendant des saisons et prolongé sur la +plus belle partie de nos jours, forme le lien le plus énergique et le +plus séduisant des sociétés humaines. C'est une sagesse bien singulière, +qu'une sagesse contraire à l'ordre naturel. Toute faculté, toute énergie +est une perfection[63]. Il est beau d'être plus fort que ses passions; +mais c'est stupidité d'applaudir au silence des sens et du coeur; c'est +se croire plus parfait par cela même que l'on est moins capable de +l'être. + +Celui qui est homme sait aimer l'amour sans oublier que l'amour n'est +qu'un accident de la vie: et quand il aura ses illusions, il en jouira, +il les possédera; mais sans oublier que les vérités les plus sévères +sont encore avant les illusions les plus heureuses. Celui qui est homme +sait choisir ou attendre avec prudence, aimer avec continuité, se donner +sans faiblesse comme sans réserve. L'activité d'une passion profonde +est pour lui l'ardeur du bien, le feu du génie: il trouve dans l'amour, +l'énergie voluptueuse, la mâle jouissance du coeur juste, sensible et +grand; il atteint le bonheur et sait s'en nourrir. + +L'amour ridicule ou coupable, est une faiblesse avilissante; l'amour +juste, est le charme de la vie: et la démence n'est que dans la gauche +austérité qui confond un sentiment noble avec un sentiment vil, et qui +condamne indistinctement l'amour parce n'imaginant que des hommes +abrutis, elle ne peut imaginer que des passions misérables. + +Ce plaisir reçu, ce plaisir donné; cette progression cherchée et +obtenue; ce bonheur que l'on offre et que l'on espère; cette confiance +voluptueuse qui nous fait tout attendre du coeur aimé; cette volupté plus +grande encore de rendre heureux ce qu'on aime, de se suffire +mutuellement, d'être nécessaire l'un à l'autre; cette plénitude de +sentiment et d'espoir agrandit l'âme et la presse de vivre. Indicible +abandon! L'homme qui l'a pu connaître n'en a jamais rougi; et celui qui +n'est pas fait pour le sentir, n'est pas né pour juger l'amour. + +Je ne condamnerai point celui qui n'a pas aimé; mais celui qui ne peut +pas aimer. Les circonstances déterminent nos affections; mais les +sentiments expansifs sont naturels à l'homme dont l'organisation morale +est parfaite: celui qui est incapable d'aimer est nécessairement +incapable d'un sentiment magnanime, d'une affection sublime. Il peut +être probe, bon, industrieux, prudent; il peut avoir des qualités +douces, et même des vertus par réflexion; mais il n'est pas homme, il +n'a ni âme, ni génie; je veux bien le connaître, il aura ma confiance et +jusqu'à mon estime, mais il ne sera pas mon ami. Coeurs vraiment +sensibles! qu'une destinée sinistre a comprimés dès le printemps, qui +vous blâmera de n'avoir point aimé? Tout sentiment généreux vous était +naturel; tout le feu des passions était dans votre mâle intelligence; +l'amour lui était nécessaire, il devait l'alimenter, il eût achevé de la +former pour de grandes choses: mais rien ne vous a été donné, et le +silence de l'amour a commencé le néant où s'éteint votre vie. + +Le sentiment de l'honnête et du juste, le besoin de l'ordre et des +convenances morales, conduit nécessairement au besoin d'aimer. Le beau +est l'objet de l'amour; l'harmonie est son principe et son but: toute +perfection, tout mérite semble lui appartenir, les grâces aimables +l'appellent, une moralité expansive et vertueuse le fixe: et l'amour +n'existe pas à la vérité sans le prestige de la beauté corporelle; mais +il semble tenir plus encore à l'harmonie intellectuelle, aux grâces de +la pensée, aux profondeurs du sentiment. + +L'union, l'espérance, l'admiration, les prestiges, vont toujours +croissant jusqu'à l'intimité parfaite; elle remplit l'âme que cette +progression agrandissait. Là s'arrête et rétrograde l'homme ardent sans +être sensible, et n'ayant d'autre besoin que celui du plaisir. Mais +l'homme aimant ne change pas ainsi; plus il obtient, plus il est lié; +plus il est aimé, plus il aime; plus il possède ce qu'il a désiré, plus +il chérit ce qu'il possède. Ayant tout reçu, il croit tout devoir: celle +qui se donne à lui devient nécessaire à son être: des années de +jouissance n'ont pas changé ses désirs, elles ont ajouté à son amour la +confiance d'une habitude heureuse, et les délices d'une libre mais +délicate intimité. + +On prétend condamner l'amour comme une affection tout à fait sensuelle, +et n'ayant d'autre principe qu'un besoin qu'on appelle grossier. Mais je +ne vois rien dans nos désirs les plus compliqués dont la véritable fin +ne soit un des premiers besoins physiques: le sentiment n'est que leur +expression indirecte; l'homme intellectuel ne fut jamais qu'un fantôme. +Nos besoins éveillent en nous la perception de leur objet positif, et +les perceptions innombrables des objets qui leur sont analogues. Les +moyens directs ne rempliraient pas seuls la vie; mais ces impulsions +accessoires l'occupent tout entière, parce qu'elles n'ont point de +bornes. Celui qui ne saurait vivre sans espérer de soumettre la terre, +n'y eût pas songé s'il n'eût pas eu faim. Nos besoins réunissent deux +modifications d'un même principe, l'appétit et le sentiment: la +prépondérance de l'une sur l'autre dépendra de l'organisation +individuelle et des circonstances déterminantes. Tout but d'un désir +naturel est légitime: tous les moyens qu'il inspire sont bons s'ils +n'attaquent les droits de personne, et s'ils ne produisent dans +nous-mêmes aucun désordre réel qui compense son utilité. + +Vous avez trop étendu les devoirs. Vous avez dit: Demandons plus, afin +d'obtenir assez. Vous vous êtes trompé: si vous exigez trop des hommes, +ils se rebuteront[64]: si vous voulez qu'ils montrent des vertus +chimériques, ils les montreront; ils disent que cela coûte peu. Mais +parce que ces vertus ne sont pas dans leur nature, ils auront une +conduite cachée tout à fait contraire; et parce que cette conduite sera +cachée, vous ne pourrez en arrêter les excès. Il ne vous restera que ces +moyens dangereux dont la vaine tentative augmentera le mal, en +augmentant la contrainte et l'opposition entre le devoir et les +penchants. Vous croirez d'abord que vos lois seront mieux suivies, parce +que l'infraction en sera mieux masquée; mais un jugement faux, un goût +dépravé, une dissimulation habituelle, et des ruses hypocrites, en +seront les véritables résultats. + +Les plaisirs de l'amour contiennent de grandes oppositions physiques, +ses désirs agitent l'imagination, ses besoins changent les organes: +c'est donc l'objet sur lequel la manière de sentir et de voir devait +varier davantage. Il fallait prévenir les suites de cette trop grande +différence, et non pas y joindre des lois morales qui soient propres à +l'accroître encore. Mais les vieillards ont fait ces lois; et les +vieillards n'ayant plus le sentiment de l'amour, ne sauraient avoir ni +la véritable pudeur, ni la délicatesse du goût. Ils ont très mal entendu +ce que leur âge ne devait plus entendre. Ils auraient entièrement +proscrit l'amour, s'ils avaient pu trouver d'autres moyens de +reproduction. Leurs sensations surannées ont flétri ce qu'il fallait +contenir dans les grâces du désir; et pour éviter quelques écarts odieux +à leur impuissance, ils imaginèrent des entraves si gauches, que la +société est troublée tous les jours par de véritables crimes que ne se +reproche même point l'honnête homme qui n'a pas réfléchi[65]. + +C'est dans l'amour qu'il fallait permettre tout ce qui n'est pas +vraiment nuisible: c'est par l'amour que l'homme se perfectionne ou +s'avilit: c'est en cela surtout qu'il fallait retenir son imagination +dans les bornes d'une juste liberté, qu'il fallait mettre son bonheur +dans les limites de ses devoirs, qu'il fallait régler son jugement par +le sentiment précis de la raison des lois. C'était le plus puissant +moyen naturel de lui donner la perception de toutes les délicatesses du +goût et de leur vraie base, d'ennoblir et de réprimer ses affections, +d'imprimer à toutes ses sensations une sorte de volupté sincère et +droite, d'inspirer à l'homme mal organisé, quelque chose de la +sensibilité de l'homme supérieur, de les réunir, de les concilier, de +former une patrie réelle, et d'instituer une véritable société. + +Laissez-nous des plaisirs légitimes; c'est notre droit, c'est votre +devoir. J'imagine que vous avez cru faire quelque chose par +l'établissement du mariage[66]. Mais l'union dans laquelle les résultats +de vos institutions nous forcent de suivre les convenances du hasard, ou +de chercher celles de la fortune, à la place des convenances réelles; +l'union qu'un moment peut flétrir pour toujours, et que tant de dégoûts +altèrent nécessairement; une telle union ne nous suffit pas. Je vous +demande un prestige qui puisse se perpétuer: vous me donnez un lien dans +lequel je vois à nu le fer d'un esclavage sans terme, sous ces fleurs +d'un jour dont vous l'aviez maladroitement couvert, et que vous-même +avez déjà fanées. Je vous demande un prestige qui puisse déguiser ou +rajeunir ma vie; la nature me l'avait donné! Vous osez me parler des +ressources qui me restent. Vous souffririez que, vil contempteur d'un +engagement où la promesse doit être observée religieusement puisqu'elle +est donnée, j'aille persuader à une femme d'être méprisable afin que je +l'aime[67]. Moins directement coupable, mais non moins inconsidéré, +m'efforcerai-je de troubler une famille, de désoler des parents, de +déshonorer celle à qui ce genre d'honneur est si nécessaire dans la +société? Ou bien, pour n'attaquer aucun droit, pour n'exposer personne, +irai-je, dans des lieux méprisés, chercher celles qui peuvent être à +moi, non par une douce liberté de moeurs, non par un désir naturel, mais +parce que leur métier les donne à tous? N'étant plus à elles-mêmes, +elles ne sont plus des femmes, mais je ne sais quoi d'analogue à elles +que l'oubli de toute délicatesse, l'inaptitude aux sentiments généreux, +et le joug de la misère, livrent aux caprices les plus bruts de l'homme +en qui une telle habitude dépravera aussi les sensations et les désirs. +Il reste des circonstances possibles, j'en conviens, mais elles sont +très rares, et quelquefois elles ne se rencontrent point dans une vie +entière. Les uns, retenus par la raison[68], consument leurs jours dans +des privations nécessaires et injustes; les autres, en nombre bien plus +grand, se jouent du devoir qui les contrarie. + +Ce devoir a cessé d'en être un dans l'opinion, parce que son observation +est contraire à l'ordre naturel des choses. Le mépris qu'on en fait mène +pourtant à l'habitude de n'obéir qu'à l'usage, de se faire à soi-même +une règle selon ses penchants, et de mépriser toute obligation dont +l'infraction ne conduit pas positivement aux peines légales, ou à la +honte dans la société. C'est la suite inévitable des bassesses réelles +dont on s'amuse tous les jours. Quelle moralité voulez-vous attendre +d'une femme qui trompe celui par qui elle vit, ou pour qui elle devrait +vivre; qui est sa première amie, et se joue de sa confiance; qui détruit +son repos, ou rit de lui s'il le conserve; et qui s'impose la nécessité +de le trahir jusqu'aux bornes de sa vie, en laissant à ses affections +l'enfant qui ne lui appartient pas? De tous les engagements, le mariage +n'est-il pas celui dans lequel la confiance et la bonne foi importent le +plus à la sécurité de la vie? Quelle misérable probité que celle qui +paie scrupuleusement un écu, et compte pour un vain mot la promesse la +plus sacrée qui soit entre les hommes! Quelle moralité voulez-vous +attendre de l'être qui s'attachait à persuader une femme en se moquant +d'elle, qui la méprise parce qu'elle a été telle qu'il la voulait, la +déshonore parce qu'elle l'a aimé; la quitte parce qu'il en a joui, et +l'abandonne quand elle a le malheur visible d'avoir partagé ses +plaisirs[69]. Quelle moralité, quelle équité voulez-vous attendre de cet +homme, au moins inconséquent, qui exige de sa femme des sacrifices qu'il +ne paie point, et qui la veut sage et inaccessible, tandis qu'il va +perdre, dans des habitudes secrètes, l'attachement dont il l'assure, et +qu'elle a droit de prétendre pour que sa fidélité ne soit pas un injuste +esclavage. + +Des plaisirs sans choix dégradent l'homme, des plaisirs coupables le +corrompent; mais l'amour sans passion ne l'avilit point. Il y a un âge +pour aimer et jouir: il y en a un pour jouir sans amour. Le coeur n'est +pas toujours jeune; et même s'il l'est encore, il ne rencontre pas +toujours ce qu'il peut vraiment aimer. + +Toute jouissance est un bien lorsqu'elle est exempte et d'injustice et +d'excès, lorsqu'elle est amenée par les convenances naturelles, et +possédée selon les désirs d'une organisation délicate. + +L'hypocrisie de l'amour est un des fléaux de la société. Pourquoi +l'amour sortirait-il de la loi commune? pourquoi n'être pas en cela +comme dans tout le reste, juste et sincère? Celui-là seul est +certainement éloigné de tout mal, qui cherche avec naïveté ce qui peut +le faire jouir sans remord. Toute vertu imaginaire ou accidentelle m'est +suspecte: quand je la vois sortir orgueilleusement de sa base erronée, +je cherche, et je découvre une laideur interne sous le costume des +préjugés, sous le masque fragile de la dissimulation. + +Permettez, autorisez des plaisirs, afin que l'on ait des vertus: montrez +la raison des lois, afin qu'on les vénère; invitez à jouir, afin d'être +écouté quand vous commandez de souffrir. Elevez l'âme par le sentiment +des voluptés naturelles; vous la rendrez forte et grande, elle +respectera les privations légitimes, elle en jouira même dans la +conviction de leur utilité sociale. + +Je veux que l'homme use librement de ses facultés, quand elles +n'attaquent point d'autres droits. Je veux qu'il jouisse, afin d'être +bon; qu'il soit animé par le plaisir, mais dirigé par l'équité visible; +que sa vie soit juste, heureuse et même voluptueuse. J'aime que celui +qui pense raisonne ses devoirs: je fais peu de cas d'une femme qui n'est +retenue dans les siens que par une sorte de terreur superstitieuse pour +tout ce qui appartient à des jouissances dont elle n'oserait s'avouer le +désir. + +J'aime qu'on se dise: ceci est-il mal, et pourquoi l'est-il? S'il +l'est, on se l'interdit, s'il ne l'est point, on en jouit avec un choix +sévère, avec la prudence qui est l'art d'y trouver une volupté plus +grande; mais sans autre réserve, sans honte, sans déguisement[70]. + +La vraie pudeur doit seule contenir la volupté. La pudeur est une +perception exquise, une partie de la sensibilité parfaite; c'est la +grâce des sens, et le charme de l'amour. Elle évite tout ce que nos +organes repoussent; elle permet ce qu'ils désirent; elle sépare ce que +la nature a laissé à notre intelligence le soin de séparer: et c'est +principalement l'oubli de cette réserve voluptueuse qui éteint l'amour +dans l'indiscrète liberté du mariage. + + * * * * * + + * * * * *[71] + + * * * * * + + + + +LETTRE LXIV + +DATX +Saint-Saphorin, 10 juillet, VIII. + + +Il n'y a pas l'ombre de sens dans la manière dont je vis ici. Je sais +que j'y fais des sottises, et je les continue sans pourtant tenir +beaucoup à les continuer. Mais si je ne fais pas plus sagement, c'est +que je ne puis parvenir à y mettre de l'importance. Je passe sur le lac +la moitié du jour et la moitié de la nuit; et quand je m'en éloignerai, +je serai tellement habitué au balancement des vagues, au bruit des eaux, +que je me déplairai sur un sol immobile, et dans le silence des prés. + +Les uns me prennent pour un homme dont quelque amour a un peu dérangé la +tête, d'autres soutiennent que je suis un Anglais qui a le spleen; les +bateliers ont appris à Hantz que j'étais l'amant d'une belle femme +étrangère qui vient de partir subitement de Lausanne. Il faudra que je +cesse mes courses nocturnes, car les plus sensés me plaignent, et les +meilleurs me prennent pour un fou. On lui a dit à Vevay: «N'êtes-vous +pas au service de cet Anglais dont on parle tant?» Le mal gagne; et pour +les gens de la côte, je crois qu'ils se moqueraient de moi si je n'avais +pas d'argent: heureusement je passe pour fort riche. L'aubergiste veut +absolument me dire: «Milord»; et je suis très respecté. Riche étranger, +ou Milord, sont synonymes. + +De plus, en revenant du lac, je me mets ordinairement à écrire, en sorte +que je me couche quand il fait grand jour. Une fois les gens de +l'auberge entendant quelque bruit dans ma chambre, et surpris que je me +fusse levé sitôt, montèrent me demander si je ne prendrais rien le +matin. Je leur répondis que je ne soupais point, et que j'allais me +coucher. Je ne me lève donc qu'à midi, ou même à une heure; je prends du +thé, j'écris; puis au lieu de dîner, je prends encore du thé, je ne +mange autre chose que du pain et du beurre, et aussitôt je vais au lac. +La première fois que j'allai seul dans un petit bateau que j'avais fait +chercher exprès pour cela, ils remarquèrent que Hantz restait au rivage, +et que je partais à la fin du jour: il y eut assemblée au cabaret, et +ils décidèrent que pour cette fois le spleen avait pris le dessus, et +que je fournirais un beau suicide aux annales du village. + +Je suis fâché de n'avoir pas pensé d'avance à l'effet que ces +singularités pourraient produire. Je n'aime pas à être remarqué, mais je +ne l'ai su que quand tout cela était une habitude déjà prise; et je +pense qu'on ne parlerait pas moins si j'allais en changer pour le peu de +jours que je dois encore passer ici. Comme je n'y savais que faire, j'ai +cherché à consumer les heures. Quand je suis actif, je n'ai pas d'autres +besoins; mais si je m'ennuie, j'aime du moins à m'ennuyer avec mollesse. + +Le thé est d'un grand secours pour s'ennuyer d'une manière calme. Entre +les poisons un peu lents qui font les délices de l'homme, je crois que +c'est un de ceux qui conviennent le mieux à ses ennuis. Il donne une +émotion faible et soutenue: comme elle est exempte des dégoûts du +retour, elle dégénère en une habitude de paix et d'indifférence, en une +faiblesse qui tranquillise le coeur que ses besoins fatigueraient, et +nous débarrasse de notre force malheureuse. J'en ai pris l'usage à +Paris, puis à Lyon: mais ici, j'ai eu l'imprudence de la porter jusqu'à +l'excès. Ce qui me rassure, c'est que je vais avoir un domaine et des +ouvriers, cela m'occupera et me retiendra. Je me fais beaucoup de mal +maintenant; mais comptez sur moi, je vais devenir sage par nécessité. + +Je m'aperçois, ou je crois m'apercevoir que le changement qui s'est fait +en moi, a été beaucoup avancé par l'usage journalier du thé et du vin. +Je crois que, toutes choses d'ailleurs égales, les buveurs d'eau +conservent bien plus longtemps la délicatesse des sensations, et en +quelque sorte leur première candeur. L'usage des stimulants vieillit nos +organes. Ces émotions outrées et qui ne sont pas dans l'ordre des +convenances naturelles entre nous et les choses, effacent les émotions +simples et détruisent cette proportion pleine d'harmonie qui nous +rendait sensibles à tous les rapports extérieurs, quand nous n'avions, +pour ainsi dire, de sentiments que par eux. + +Tel est le coeur humain; le principe le plus essentiel des lois pénales +n'a pas d'autre fondement. Si on ôte la proportion entre les peines et +les délits, si on veut trop presser le ressort de la crainte, on perd sa +souplesse; et si on va encore plus loin, il arrive enfin qu'on le brise: +on donne aux âmes le courage du crime; on éteint toute énergie dans +celles qui ont de la faiblesse, et l'on entraîne les autres à des vertus +atroces. Si l'on porte au-delà des limites naturelles l'émotion des +organes, on les rend insensibles à des impressions plus modérées. En +employant trop souvent, en excitant mal à propos leurs facultés +extrêmes, on émousse leurs forces habituelles; on les réduit à ne +pouvoir que trop, ou rien; on détruit cette proportion ordonnée pour les +circonstances diverses, qui nous unissait aux choses muettes +elles-mêmes, et nous y attachait par des convenances intimes. Elle nous +laissait toujours dans l'attente ou l'espoir, en nous montrant partout +des occasions de sentir; elle nous laissait ignorer la borne du +possible; elle nous laissait croire que nos coeurs avaient des moyens +immenses, puisque ces moyens étaient indéfinis, et puisque toujours +relatifs aux choses du dehors, ils pouvaient toujours devenir plus +grands dans des situations inconnues. + +Il existe encore une différence essentielle entre l'habitude d'être ému +par l'impression des autres objets, ou celle de l'être par l'impulsion +interne d'un excitatif donné par notre caprice ou par un incident +fortuit, et non par l'occurrence des temps. Nous ne suivons plus le +cours du monde; nous sommes animés lorsqu'il nous abandonnerait au +repos; et souvent c'est lorsqu'il nous animerait, que nous nous trouvons +dans l'abattement que nos excès produisent. Cette fatigue, cette +indifférence, nous rend inaccessibles aux impressions des choses, à ces +mobiles extérieurs qui, devenus étrangers à nos habitudes, se trouvent +fréquemment en discordance ou en opposition avec nos besoins. + +Ainsi l'homme a tout fait pour se séparer du reste de la nature, pour se +rendre indépendant du cours des choses. Mais cette liberté, qui n'est +point selon sa nature, n'est pas une vraie liberté: elle est comme la +licence d'un peuple qui a brisé le joug des lois et des moeurs +nationales, elle ôte bien plus qu'elle ne donne, elle met l'impuissance +du désordre à la place d'une dépendance légitime qui s'accorderait avec +nos besoins. Cette indépendance illusoire qui détruit nos facultés pour +y substituer nos caprices, nous rend semblables à cet homme qui, malgré +l'autorité du magistrat, voulait absolument élever dans la place +publique le monument d'un culte étranger, au lieu de se borner à en +dresser chez lui les autels: il se fit exiler dans un désert de sable +mouvant, où personne ne s'opposa à sa volonté, mais où sa volonté ne put +rien produire; il y mourut libre, mais sans autels domestiques aussi +bien que sans temples, sans aliments comme sans lois, sans amis comme +sans maîtres[72]. + +Je conviens qu'il serait plus à propos de raisonner moins sur l'usage du +thé, et d'en cesser l'excès; mais dès qu'on a quelque habitude de ces +sortes de choses, on ne sait plus où s'arrêter. S'il est difficile de +quitter une telle habitude, il ne l'est pas moins peut-être de la +régler, à moins que l'on ne puisse également régler toute sa manière de +vivre. Je ne sais comment avoir beaucoup d'ordre dans une chose, quand +il m'est interdit d'en avoir dans le reste; comment mettre de la suite +dans ma conduite, quand je n'ai aucun espoir d'en avoir une qui soit +constante, et qui s'accorde avec mes autres habitudes. C'est encore +ainsi que je ne sais rien faire sans moyens: plusieurs hommes ont cet +art de créer les moyens, ou de faire beaucoup avec très peu. Pour moi, +je saurais peut-être employer mes moyens avec ordre et utilité: mais le +premier pas demande un autre art; et cet art, je ne l'ai point. Je crois +que ce défaut vient de ce qu'il m'est impossible de voir les choses +autrement que dans toute leur étendue, celle du moins que je puis +saisir. Je veux donc que leurs principales convenances soient toutes +observées; et le sentiment de l'ordre, poussé peut-être trop loin, ou +du moins trop exclusif, ne me permet de rien faire et de rien conduire +dans le désordre. J'aime mieux m'abandonner que de faire ce que je ne +saurais bien faire. Il y a des hommes qui sans rien avoir, établissent +leur ménage; ils empruntent, ils font valoir, ils s'intriguent, ils +paieront quand ils pourront; en attendant, ils vivent et dorment +tranquilles, quelquefois même ils réussissent. Je n'aurais pu me +résoudre à une vie si précaire; et quand j'aurais voulu m'y hasarder, je +n'aurais pas eu les talents nécessaires. Cependant celui qui, avec cette +industrie, réussit à faire subsister sa famille, sans s'avilir, et sans +manquer à ses engagements, est sans doute un homme louable. Pour moi, je +ne serais guère capable que de me résoudre à manquer de tout, comme si +c'était une loi de la nécessité. Je chercherai toujours à employer le +mieux possible des moyens suffisants, ou à rendre tels, par mes +privations personnelles, ceux qui ne le seraient pas sans cela. Je +ferais jour et nuit des choses convenables, réglées et assurées, pour +donner le nécessaire à un ami, à un enfant; mais entreprendre dans +l'incertitude, mais rendre suffisants à force d'industrie hasardée, des +moyens très insuffisants par eux-mêmes, c'est ce que je ne saurais +espérer de moi. + +Il résulte d'une telle disposition, ce grand inconvénient, que je ne +puis vivre bien, sagement, et dans l'ordre, ni même suivre mes goûts ou +songer à mes besoins, qu'avec des facultés à peu près certaines; et que +si je suis peut-être au nombre des hommes capables d'user bien de ce +qu'on appelle une grande fortune, ou même d'une médiocrité facile; je +suis aussi du nombre de ceux qui, dans le dénuement, se trouvent sans +ressources et ne savent faire autre chose que d'éviter la misère, le +ridicule ou la bassesse, quand le sort ne les place pas lui-même +au-dessus du besoin. + +La prospérité est plus difficile à soutenir que l'adversité, dit-on +généralement. Mais c'est le contraire pour l'homme qui n'est pas soumis +à des passions positives; qui aime à faire bien ce qu'il fait, qui a +pour premier besoin celui de l'ordre, et qui considère plutôt l'ensemble +des choses que leurs détails. + +L'adversité convient à un homme ferme et un peu enthousiaste, dont l'âme +s'attache à une vertu austère, et dont heureusement l'esprit n'en voit +pas l'incertitude[73]. Mais l'adversité est bien triste, bien +décourageante pour celui qui n'y trouve rien à son usage, parce qu'il +voudrait faire bien, et que pour faire il faut pouvoir; parce qu'il +voudrait être utile, et que le malheureux trouve peu d'occasions de +l'être. N'étant pas soutenu par le noble fanatisme d'Epictète, il sait +bien résister au malheur, mais mal à une vie malheureuse dont il se +rebute enfin, sentant qu'il y perd tout son être. L'homme religieux, et +surtout celui qui est certain d'un Dieu rémunérateur, a un grand +avantage: il est bien facile de supporter le mal quand le mal est le +plus grand bien que l'on puisse éprouver. J'avoue que je ne saurais voir +ce qu'il y a d'étonnant dans la vertu d'un homme qui lutte sous l'oeil de +son Dieu; et qui sacrifie des caprices d'une heure à une félicité sans +bornes et sans terme. Un homme tout à fait persuadé ne peut faire +autrement, à moins qu'il ne soit en délire. Il me paraît démontré que +celui qui succombe à la vue de l'or, à la vue d'une belle femme ou des +autres objets des passions terrestres, n'a pas la foi. Il est évident +qu'il ne voit bien que la terre: s'il voyait avec la même certitude ce +ciel et cet enfer dont il se rappelle quelquefois; s'ils étaient là, +comme les choses de la terre, présents dans sa pensée, il serait +impossible qu'il succombât jamais. Où est le sujet qui jouissant de sa +raison, ne sera pas dans l'impuissance de contrevenir à l'ordre de son +prince, s'il lui a dit: «Vous voilà dans mon sérail au milieu de toutes +mes femmes; pendant cinq minutes n'en approchez aucune; j'ai l'oeil sur +vous; si vous êtes fidèle pendant ce peu de temps, tous ces plaisirs et +d'autres vous seront permis ensuite pendant trente années d'une +prospérité constante.» Qui ne voit que cet homme, quelque ardent qu'on +le suppose, n'a pas même besoin de force pour résister pendant un temps +si court: il n'a besoin que de croire à la parole de son prince. +Assurément les tentations du chrétien ne sont pas plus fortes, et la vie +de l'homme est bien moins devant l'éternité, que cinq minutes comparées +à trente années: il y a l'infini de distance entre le bonheur promis au +chrétien, et les plaisirs offerts au sujet dont je parle: enfin la +parole du prince peut laisser quelque incertitude, celle de Dieu n'en +peut laisser aucune. Si donc il n'est pas démontré que sur cent mille de +ceux qu'on appelle vrais chrétiens, il y en a tout au plus un qui ait +presque la foi, il me l'est à moi que rien au monde ne peut être +démontré. + +Pour les conséquences de ceci, vous les trouverez très simples: et je +veux revenir aux besoins que donne l'habitude des fermentés. Il faut +vous rassurer et achever de vous dire comment vous pouvez m'en croire, +malgré que je promette de me réformer précisément dans le temps que je +me contiens le moins, et que je donne à l'habitude une force plus +grande. + +Il y a encore un aveu à vous faire auparavant, c'est que je commence à +perdre enfin le sommeil: quand le thé m'a trop fatigué, je n'y connais +d'autre remède que le vin, je ne dors que par ce moyen, et voilà encore +un excès; car il faut bien en prendre autant qu'il se puisse sans que la +tête en soit affectée visiblement. Je ne sais rien de plus ridicule +qu'un homme qui prostitue sa pensée devant des étrangers; et dont on +dit, il a bu, en voyant ce qu'il fait, ce qu'il dit. Mais pour soi-même, +rien n'est plus doux à la raison que de la déconcerter un peu +quelquefois. Je prétends encore qu'un demi-désordre serait autant à sa +place dans l'intimité, qu'un véritable excès devient honteux devant les +hommes, et avilissant dans le secret même. + +Plusieurs des vins de Lavaux que l'on recueille ici près, entre Lausanne +et Vevay, passent pour dangereux. Mais quand je suis seul, je ne fais +usage que du Courtailloux: c'est un vin de Neuchâtel que l'on estime +autant que le petit bourgogne: Tissot le regarde comme aussi salubre. + +Dès que je serai propriétaire, je ne manquerai point de moyens de passer +les heures, et d'occuper aux soins d'arranger, de bâtir, +d'approvisionner, cette activité intérieure dont les besoins ne me +laissent aucun repos dans l'inaction. Pendant le temps que dureront ces +embarras, je diminuerai graduellement l'usage du vin; et quant au thé +j'en quitterai tout à fait l'habitude; je veux à l'avenir n'en prendre +que rarement. Lorsque tout sera arrangé, et que je pourrai commencer à +suivre la manière de vivre que depuis si longtemps j'aurais voulu +prendre, je me trouverai ainsi préparé à m'y conformer sans éprouver les +inconvénients d'un changement trop subit et trop grand. + +Pour les besoins de l'ennui, j'espère ne les plus connaître dès que je +pourrai assujettir toutes mes habitudes à un plan général; j'occuperai +facilement les heures; je mettrai à la place des désirs et des +jouissances, l'intérêt que l'on prend à faire ce qu'on a cru bon, et le +plaisir de céder à ses propres lois. + +Ce n'est pas que je me figure un bonheur qui ne m'est pas destiné, ou +qui du moins est encore bien loin de moi. J'imagine seulement que je ne +sentirai plus le poids du temps, que je pourrai prévenir l'ennui +ordinaire, et que je ne m'ennuierai plus qu'à ma manière. + +Je ne veux pas m'assujettir à une règle monastique. Je me réserverai des +ressources pour les instants où le vide sera plus accablant, mais la +plupart seront prises dans le mouvement et dans l'activité. Les autres +ressources auront leurs limites assez étroites, et l'extraordinaire +lui-même sera réglé. Jusqu'à ce que ma vie soit remplie, j'ai besoin +d'une règle fixe. Autrement il me faudrait des excès sans autre terme +que celui de mes forces, et encore comment rempliraient-ils un vide sans +bornes. J'ai vu quelque part, que l'homme qui sent n'a pas besoin de +vin. Cela peut être vrai pour celui qui n'en a point l'habitude. Lorsque +j'ai été quelques jours sobre et occupé, ma tête s'agite excessivement, +le sommeil se perd. J'ai besoin d'un excès qui me tire de mon apathie +inquiète, et qui dérange un peu cette raison divine dont la vérité gêne +notre imagination, et ne remplit pas nos coeurs. + +Il y a une chose qui me surprend. Je vois des gens qui paraissent boire +uniquement pour le plaisir de la bouche, pour le goût, et prendre un +verre de vin, comme ils prendraient une bavaroise. Cela n'est pas +pourtant, mais ils le croient; et si vous le leur demandez, ils seront +même surpris de votre question. + +Je vais donc m'interdire ces moyens de tromper les besoins du plaisir et +l'inutilité des heures. Je ne sais pas si ce que je mettrai à la place +ne sera pas moindre encore, mais enfin je me dirai, voici un ordre +établi, il faut le suivre. Afin de le suivre constamment, j'aurai soin +qu'il ne soit pas d'une exactitude scrupuleuse, ni d'une trop grande +uniformité; car il se trouverait des prétextes et même des motifs de +manquer à la règle; et si une fois on y manque, il n'y a plus de raison +pour qu'on ne la secoue pas tout à fait. + +Il est bon que ce qui plaît soit limité par une loi antérieure. Au +moment où on l'éprouve, il en coûte de le soumettre à une règle qui le +borne. Ceux mêmes qui en ont la force, ont encore eu tort de n'avoir pas +décidé dans le temps propre à la réflexion, ce que la réflexion doit +décider, et d'avoir attendu le moment où ses raisonnements altèrent les +affections agréables qu'ils sont forcés de combattre. En pensant aux +raisons de ne pas jouir davantage, on réduit à bien peu de chose la +jouissance qu'on se permet: car il est de la nature du plaisir qu'il +soit possédé avec une sorte d'abandon et de plénitude. Il se dissipe +lorsqu'on veut le borner autrement que par la nécessité; et puisqu'il +faut pourtant que la raison le borne, le seul moyen de concilier ces +deux choses qui sans cela seraient contraires, c'est d'imposer d'avance +au plaisir la retenue d'une loi générale. + +Quelque faible que soit une impression, le moment où elle agit sur nous +est celui d'une sorte de passion. La chose actuelle est difficilement +estimée à sa juste valeur: ainsi dans les objets de la vue, la +proximité, la présence agrandissent les dimensions. C'est avant les +désirs qu'il faut se faire des principes contre eux. Dans le moment de +la passion, le souvenir de cette règle n'est plus la voix importune de +la froide réflexion, mais la loi de la nécessité, et cette loi +n'attriste pas un homme sage. + +Il est donc essentiel que la loi soit générale; celle des cas +particuliers est trop suspecte. Cependant abandonnons quelque chose aux +circonstances: c'est une liberté que l'on conserve, parce qu'on n'a pu +tout prévoir, et parce qu'il faut se soumettre à ses propres lois +seulement de la même manière que notre nature nous a soumis à celles de +la nécessité. Nos affections doivent avoir de l'indépendance, mais une +indépendance contenue dans des limites qu'elle ne puisse passer. Elles +sont semblables aux mouvements du corps qui n'ont point de grâce s'ils +sont gênés, contraints, et trop uniformes; mais qui manquent de décence +comme d'utilité, s'ils sont brusques, irréguliers ou involontaires. + +C'est un excès dans l'ordre même que de prétendre nuancer parfaitement, +modérer, régler ses jouissances, et les ménager avec la plus sévère +économie, pour les rendre durables et même perpétuelles. Cette +régularité absolue est trop rarement possible: le plaisir nous séduit, +il nous emporte, comme la tristesse nous retient et nous enchaîne. Nous +vivons au milieu des songes; et de tous nos songes, l'ordre parfait +pourrait bien être le moins naturel. + +Ce que j'ai peine à me figurer, c'est comment on cherche l'ivresse des +boissons quand on a celle des choses. N'est-ce pas le besoin d'être ému +qui fait nos passions? Quand nous sommes agités par elles, que +pouvons-nous trouver dans le vin, si ce n'est un repos qui suspende leur +action immodérée? + +Apparemment l'homme chargé de grandes choses, cherche aussi dans le vin +l'oubli, le calme, et non pas l'énergie. C'est ainsi que le café en +m'agitant, rend quelquefois le sommeil à ma tête fatiguée d'une autre +agitation. Ce n'est pas ordinairement le besoin des impressions +énergiques qui entraîne les âmes fortes aux excès des vins ou des +liqueurs. Une âme forte, occupée de grandes choses, trouve dans leur +habitude une activité plus digne d'elle en les gouvernant selon l'ordre. +Le vin ne peut que la reposer. Autrement pourquoi tant de héros de +l'histoire? pourquoi tant de gouvernants? pourquoi des maîtres du monde +auraient-ils bu? C'était, chez plusieurs peuples, un honneur de beaucoup +boire: mais des hommes extraordinaires ont fait de même dans des temps +où l'on ne mettait à cela aucune gloire. Je laisse donc tous ceux que +l'opinion entraîna, et tous ceux des gouvernants qui furent des hommes +très ordinaires: il reste quelques hommes forts et occupés de choses +utiles, ceux-là n'ont pu chercher dans le vin que le repos d'une tête +surchargée de ces soins dont l'habitude atténue l'importance, mais sans +la détruire, puisqu'il n'y a rien au-delà. + + + + +LETTRE LXV + +DATX +Saint-Saphorin, 14 juillet, VIII. + + +Soyez assuré que votre manière de penser ne sera pas combattue: si +j'avais assez de faiblesse pour qu'il me fût un jour nécessaire en ceci +d'être ramené à la raison, je retrouverais votre lettre. J'aurais +d'autant plus de honte de moi, que j'aurais bien changé, car maintenant +je pense absolument comme vous. Jusque-là, si elle est inutile sous ce +rapport, elle ne m'en satisfait pas moins. Elle est pleine de cette +sollicitude de la vraie amitié qui fait redouter par-dessus toutes +choses, que l'homme en qui on a mis une partie de soi-même, se laisse +aller à cesser d'être homme de bien. + +Non, je n'oublierai jamais que l'argent est un des plus grands moyens de +l'homme, et que c'est par son usage qu'il se montre ce qu'il est. Le +mieux possible nous est rarement permis: je veux dire que les +convenances sont si opposées, qu'on ne peut presque jamais faire bien +sous tous les rapports. Je crois que c'en est une essentielle de vivre +avec une certaine décence, et d'établir dans sa maison des habitudes +commodes, une manière réglée. Mais, passé cela, l'on ne saurait excuser +un homme raisonnable d'employer à des superfluités ce qui lui permet de +faire tant de choses meilleures. + +Personne ne sait que je veux me fixer ici: cependant je fais faire à +Lausanne et à Vevay, quelques meubles et diverses autres choses. On a +pensé apparemment que j'étais en état de sacrifier une somme un peu +forte aux caprices d'un séjour momentané: on aura cru que j'allais +prendre une maison seulement pour passer l'été. Voilà comment on a +trouvé que je faisais de la dépense; et comment j'ai obtenu beaucoup de +respects, quoique j'eusse le malheur d'avoir la tête un peu dérangée. + +Ceux qui ont à louer des maisons de quelque apparence ne m'abordent pas +comme un homme ordinaire: et moi, je suis tenté de rendre ces mêmes +hommages à mes louis quand je songe que voilà déjà un heureux. Hantz me +donne de l'espérance, si celui-là est satisfait sans que j'y aie pensé, +d'autres le seront peut-être à présent que je puis quelque chose. Le +dénuement, la gêne, l'incertitude lient les mains dans les choses mêmes +que l'argent ne fait pas. On ne peut s'arranger en rien: on ne peut +avoir aucun projet suivi. On est au milieu d'hommes que la misère +accable, on a quelque aisance extérieure, et cependant on ne peut rien +faire pour eux; on ne peut même leur faire connaître cette impuissance, +afin que du moins ils ne soient pas indignés. Où est celui qui songe à +la fécondité de l'argent? Les hommes le perdent comme ils dissipent +leurs forces, leur santé, leurs ans. Il est si aisé de l'entasser ou de +le prodiguer: si difficile de l'employer bien! + +Je sais un curé près de Fribourg, qui est mal vêtu, qui se nourrit mal, +qui ne dépense pas un demi-batz sans nécessité; mais il donne tout, et +le donne avec intelligence. Un de ses paroissiens, je l'ai entendu, +parlait de son avarice; mais cette avarice est bien belle! + +Quand on s'arrête à l'importance du temps et à celle de l'argent, on ne +peut voir qu'avec peine la perte d'une minute, ou celle d'un batz. +Cependant le train des choses nous entraîne: une convenance arbitraire +emporte vingt louis, tandis qu'un malheureux n'a pu obtenir un écu. Le +hasard nous donne ou nous ôte trente fois plus qu'il ne faudrait pour +consoler l'infortuné. Un autre hasard condamne à l'inaction celui dont +le génie aurait conservé l'état. Un boulet brise cette tête que l'on +croyait destinée aux grandes choses, et que trente ans de soins avaient +préparée. Dans cette incertitude, sous la loi de la nécessité, que +deviennent nos calculs et l'exactitude des détails? + +Sans cette incertitude, on ne voudrait pas avoir des mouchoirs de +batiste; ceux de toile serviraient aussi bien, et l'on pourrait en +donner à ce pauvre homme de journée qui se prive de tabac quand on +l'emploie dans l'intérieur d'une maison, parce qu'il n'a pas de mouchoir +dont il ose se servir _devant le monde_. + +Ce serait une vie heureuse que celle qu'on passerait comme ce curé +respectable. Si j'étais pasteur de village, je voudrais me hâter de +faire ainsi, avant qu'une grande habitude me rendît nécessaire l'usage +de ce qui compose une vie aisée. Mais il faut être célibataire, être +seul, être indépendant de l'opinion; sans quoi l'on peut perdre dans +trop d'exactitude, les occasions de sortir des bornes d'une utilité si +restreinte. S'arranger de cette manière c'est trop limiter son sort; +mais aussi, sortez de là; et vous voilà comme assujetti à tous ces +besoins convenus dont il est difficile de marquer le terme, et qui +entraînent si loin de l'ordre réel, qu'on voit des gens ayant cent mille +livres de revenu, craindre une dépense de vingt francs. + +On ne s'arrête pas assez à ce qu'éprouve une femme qui se traîne sur une +route avec son enfant, qui manque de pain pour elle et pour lui-même, et +qui enfin trouve ou reçoit une pièce de six sous. Alors elle entre avec +confiance dans une maison où elle aura de la paille; avant de s'y +coucher, elle lui fait une panade; et dès qu'il dort, elle s'endort +contente, laissant à la providence les besoins du lendemain. + +Que de maux à prévenir, à réparer! que de consolations à donner! que de +plaisirs à faire qui sont là en quelque sorte, dans une bourse d'or, +comme des germes cachés et oubliés, et qui n'attendent pour produire des +fruits admirables que l'industrie d'un bon coeur! Toute une campagne est +misérable et avilie: les besoins, l'inquiétude, le désordre ont flétri +tous les coeurs; tous souffrent et s'irritent; l'humeur, les divisions, +les maladies, la mauvaise nourriture, l'éducation brutale, les habitudes +malheureuses, tout peut être changé. L'union, l'ordre, la paix, la +confiance peuvent être ramenés; et l'espérance elle-même, et les moeurs +heureuses! Fécondité de l'argent! + +Celui qui a pris un état, celui dont la vie peut être réglée, dont le +revenu est toujours le même, qui est contenu dans cela et borné là, +comme un homme l'est par les lois de sa nature, l'héritier d'un petit +patrimoine, un ministre de campagne, un rentier tranquille peuvent +calculer ce qu'ils ont, fixer leur dépense annuelle, réduire leurs +besoins personnels aux besoins absolus, et compter alors tous les sous +qui leur restent, comme des jouissances qui ne périront point. Il ne +doit pas sortir de leurs mains une seule monnaie qui ne ramène la joie +ou le repos dans le coeur d'un malheureux. + +J'entre avec affection dans cette cuisine patriarcale, sous un toit +simple, dans l'angle de la vallée. J'y vois des légumes que l'on apprête +avec un peu de lait, parce qu'ils sont moins coûteux ainsi qu'avec le +beurre. On y fait une soupe avec des herbes, parce que le bouillon gras +a été porté à une demi-lieue de là chez un malade. Les plus beaux fruits +se vendent à la ville, et leur produit sert à distribuer à chacune des +femmes les moins aisées de l'endroit, quelques bichets de farine de maïs +qu'on ne leur donne pas comme une aumône, mais dont on leur montre à +faire _des gaudes_ et des galettes. Pour les fruits salubres et qui ne +sont pas d'un grand prix, tels que les cerises, les groseilles, le +raisin commun, on les consomme avec autant de plaisir que ces belles +poires ou ces pêches qui ne rafraîchiraient pas mieux et dont on a tiré +un bien meilleur parti. + +Dans la maison tout est propre, mais d'une simplicité rigoureuse. Si +l'avarice ou la misère avaient fait cette loi, ce serait triste à voir, +mais c'est l'économie de la bienfaisance. Ses privations raisonnées, sa +sévérité volontaire, sont plus douces que toutes les recherches et +l'abondance d'une vie voluptueuse: celles-ci deviennent des besoins dont +on ne supporterait pas d'être privé, mais auxquels on ne trouve point de +plaisir; les premières donnent des jouissances toujours répétées, et qui +nous laissent notre indépendance. Des étoffes de ménage, fines, mais +fortes et peu salissantes, composent presque tout l'habillement des +enfants et du père. Sa femme ne porte que des robes blanches de toile de +coton; et tous les ans, on trouve des prétextes pour répartir plus de +deux cents aunes de toile entre ceux qui sans cela auraient à peine des +chemises. Il n'y a d'autre porcelaine que deux tasses du Japon, qui +servaient jadis dans la maison paternelle; tout le reste est d'un bois +très dur, agréable à l'oeil et que l'on maintient dans une grande +propreté; il se casse difficilement, et on le renouvelle à peu de frais; +en sorte que l'on n'a pas besoin de craindre ou de gronder, et qu'on a +de l'ordre sans humeur, de l'activité sans inquiétude. On n'a point de +domestique: comme les soins du ménage sont peu considérables et bien +réglés, on se sert soi-même afin d'être libre. De plus on n'aime ni à +surveiller, ni à perdre: on se trouve plus heureux avec plus de peine, +et plus de confiance. Seulement une femme qui mendiait auparavant, vient +tous les jours pendant une heure, elle fait l'ouvrage le moins propre, +et elle emporte chaque fois le salaire convenu. Avec cette manière +d'être, on connaît au juste ce qu'on dépense; car là on sait le prix +d'un oeuf, et l'on sait aussi donner sans aucun regret un sac de blé au +débiteur pauvre poursuivi par un riche créancier. + +Il importe à l'ordre même qu'on le suive sans répugnance: les besoins +positifs sont faciles à contenir par l'habitude, dans les bornes du +simple nécessaire; mais les besoins de l'ennui n'auraient point de +bornes et mèneraient d'ailleurs aux besoins d'opinion, illimités comme +eux. On a tout prévu pour ne laisser aucun dégoût interrompre l'accord +de l'ensemble. On ne fait pas usage des stimulants, ils rendent nos +sensations trop irrégulières: ils donnent à la fois l'avidité et +l'abattement. Le vin et le café sont interdits. Le thé seul est admis, +mais aucun prétexte ne peut rendre son usage fréquent: on en prend +régulièrement une fois tous les cinq jours. Aucune fête ne vient +troubler l'imagination par ses plaisirs espérés, par son indifférence +imprévue ou affectée, par les dégoûts et l'ennui qui succèdent également +aux désirs trompés et aux désirs satisfaits. Tous les jours sont à peu +près semblables, afin que tous soient heureux. Quand les uns sont pour +le plaisir et les autres pour le travail; l'homme qui n'est pas +contraint par une nécessité absolue, devient bientôt mécontent de tous, +et curieux d'essayer une autre manière de vivre. Il faut à l'incertitude +de nos coeurs, ou l'uniformité pour la fixer, ou une variété perpétuelle +qui la suspende et la séduise toujours. Avec les amusements +s'introduiraient les dépenses; et l'on perdrait à s'ennuyer dans les +plaisirs, les moyens d'être contents et aimés au milieu d'une bourgade +contente. Cependant il ne faut pas que toutes les heures de la vie +soient insipides et sans joie. On se fait à l'uniformité de l'ennui, +mais le caractère en est altéré, l'humeur devient difficile et chagrine; +au milieu de la paix des choses, on n'a plus la paix de l'âme et le +calme du bonheur. Cet homme de bien l'a senti. Il a voulu que les +services qu'il rend, que l'ordre qu'il a établi donnassent à sa famille +la félicité d'une vie simple, et non pas l'amertume des privations et de +la misère. Chaque jour a pour les enfants un moment de fête, tel qu'on +en peut avoir chaque jour. Il ne finit jamais sans qu'ils se soient +réjouis, sans que leurs parents aient eu le plaisir des pères, celui de +voir leurs enfants devenir toujours meilleurs en restant toujours aussi +contents. Le repas du soir se fait de bonne heure; il est composé de +choses simples, mais qu'ils aiment, et que souvent on leur laisse +disposer eux-mêmes. Après le souper, les jeux en commun chez soi, ou +chez des voisins honnêtes, les courses, la promenade, la gaieté +nécessaire à leur jeunesse et si bonne à tout âge, ne leur manquent +jamais. Tant le maître de la maison est convaincu que le bonheur attache +aux vertus, comme les vertus disposent au bonheur. + +Voilà comme il faudrait vivre: voilà comme j'aimerais à faire, surtout +si j'avais un revenu considérable. Mais vous savez quelle chimère je +nourris dans ma pensée. Je n'y crois pas, et pourtant je ne saurais m'y +refuser. Le sort qui ne m'a donné ni femme, ni enfants, ni patrie; je ne +sais quelle inquiétude qui m'a isolé, qui m'a toujours empêché de +prendre un rôle sur la scène du monde, ainsi que font les autres hommes; +ma destinée enfin, semble me retenir, elle me laisse dans l'attente et +ne me permet pas d'en sortir; elle ne dispose point de moi, mais elle +m'empêche d'en disposer moi-même. Il semble qu'il y ait une force qui me +retienne et me prépare en secret, que mon existence ait une fin +terrestre encore inconnue, et que je sois réservé pour une chose que je +ne saurais soupçonner. C'est une illusion peut-être: cependant je ne +puis volontairement détruire ce que je crois pressentir, ce que le temps +peut me réserver. + +A la vérité je pourrais m'arranger ici à peu près de la manière dont je +parle; j'aurais un objet insuffisant, mais du moins certain; et voyant à +quoi je dois m'attacher, je m'efforcerais d'occuper à ces soins +journaliers l'inquiétude qui me presse. En faisant dans un cercle +étroit, le bien de quelques hommes, je parviendrais à oublier combien je +suis inutile aux hommes. Peut-être même prendrais-je ce parti, si je ne +me trouvais pas dans un isolement qui ne m'y offrirait point de douceur +intérieure; si j'avais un enfant que je formerais, que je suivrais dans +les détails: si j'avais une femme qui aimât les soins d'un ménage bien +conduit, à qui il fût naturel d'entrer dans mes vues, qui pût trouver +des plaisirs dans l'intimité domestique, et jouir comme moi de toutes +ces choses qui n'ont de prix que celui d'une simplicité volontaire. + +Bientôt il me suffirait de suivre l'ordre dans les choses de la vie +privée. Le vallon ignoré serait pour moi la seule terre humaine. On n'y +souffrirait plus, et je deviendrais content. Puisque dans quelques +années je serai un peu de poussière que les vers auront abandonné, j'en +viendrais à ce point de regarder comme un monument assez grand la +fontaine dont j'aurais amené les eaux intarissables; et ce serait assez +pour l'emploi de mes jours que dix familles trouvassent mon existence +utile. + +Dans une terre convenable, je jouirais plus de cette simplicité des +montagnes, que je ne jouirais dans une grande ville de toutes les +habitudes de l'opulence. Mon parquet serait un plancher de sapin; au +lieu de boiseries vernies, j'aurais des murs de sapin; mes meubles ne +seraient point d'acajou, ils seraient de chêne ou de sapin. Je me +plairais à voir arranger les châtaignes sous la cendre, au foyer de la +cuisine; comme j'aime à être assis sur un meuble élégant à vingt pieds +de distance d'un feu de salon, à la lumière de quarante bougies. + +Mais je suis seul; et outre cette raison, j'en ai d'autres encore de +faire différemment. Si je savais qui partagera ma manière de vivre, je +saurais selon quels besoins et quels goûts il faut que je la dispose. Si +je pouvais être assez utile dans ma vie domestique, je verrais à borner +là toute considération de l'avenir: mais dans l'ignorance où je suis de +ceux avec qui je vivrai et de ce que je deviendrai moi-même, je ne veux +point rompre des rapports qui peuvent devenir nécessaires, et je ne puis +non plus adopter des habitudes trop particulières. Je vais donc +m'arranger selon les lieux, mais d'une manière qui n'écarte de moi +personne de ceux dont on peut dire: c'est un des nôtres. + +Je ne possède pas un bien considérable; et ce n'est point d'ailleurs +dans un vallon des Alpes que j'irais introduire un luxe déplacé. Ces +lieux-là permettent la simplicité que j'aime. Ce n'est pas que les excès +y soient ignorés, non plus que les besoins d'opinion. L'on ne peut pas +dire précisément que le pays soit simple, mais il convient à la +simplicité. L'aisance y semble plus douce qu'ailleurs, et le luxe moins +séduisant. Beaucoup de choses naturelles n'y sont pas encore ridicules. +Il n'y faut pas aller vivre, si l'on est réduit à très peu; mais si l'on +a seulement assez, on y sera mieux qu'ailleurs. + +Je vais donc m'y arranger, comme si j'étais à peu près sûr d'y passer ma +vie entière. J'y vais établir en tout la manière de vivre que les +circonstances m'indiquent. Après que je me serai pourvu des choses +nécessaires, il ne me restera pas plus de huit mille livres d'un revenu +clair; mais ce sera suffisant, et j'y serai moins gêné avec cela, +qu'avec le double dans une campagne ordinaire, ou le quadruple dans une +grande ville. + + + + +LETTRE LXVI + +DATX +19 juillet, VIII. + + +Quand on n'aime pas à changer de domestique, on doit être satisfait d'en +avoir un dont l'opinion permette à peu près ce qu'on veut. Le mien +s'arrange bonnement de ce qui me convient. Si son maître est mal nourri, +il se contente de l'être un peu mieux que lui; si dans des lieux où il +n'existe point de lits, je passe la nuit tout habillé sur le foin, il +s'y place de même sans me faire trop valoir tant de condescendance. Je +n'en abuse point, et je viens de faire monter ici un matelas pour lui. + +Au reste j'aime à avoir quelqu'un qui, rigoureusement parlant, n'ait pas +besoin de moi. Les gens qui ne peuvent rien par eux-mêmes et qui sont +réduits naturellement et par inaptitude, à devoir tout à autrui, sont +trop difficiles. N'ayant jamais rien acquis par leurs propres moyens, +ils n'ont point eu l'occasion de connaître la valeur des choses, et de +se soumettre à des privations volontaires; en sorte que toutes leur sont +odieuses. Ils ne distinguent point de la misère, une économie +raisonnable; ni de la lésinerie, une gêne momentanée que les +circonstances prescrivent; et leurs prétentions ont d'autant moins de +bornes, que sans vous ils ne pourraient prétendre à rien. Laissez-les à +eux-mêmes, ils auront à peine du pain de seigle; prenez-les chez vous, +ils dédaignent les légumes; la viande de boucherie est bien commune, et +leur santé ne saurait s'accommoder de l'eau. + +Je suis enfin chez moi; et cela dans les Alpes. Il n'y a pas bien des +années que c'eût été pour moi un grand bonheur; maintenant j'y trouve le +plaisir d'être occupé. J'ai des ouvriers de la Gruyère pour bâtir ma +maison de bois, et pour y faire des poêles à la manière du pays. J'ai +commencé par faire élever un grand toit couvert d'_anscelles_, qui +joindra la grange et la maison, et sous lequel seront le bûcher, la +fontaine, etc. C'est maintenant l'atelier général, et on y a pratiqué à +la hâte quelques cases où l'on passe la nuit, pendant que la beauté de +la saison le permet. De cette manière les ouvriers ne sont point +dérangés, l'ouvrage avancera beaucoup plus. Ils font aussi leur cuisine +en commun: et me voilà à la tête d'un petit Etat très laborieux et bien +uni. Hantz, mon premier ministre, daigne quelquefois manger avec eux. Je +suis parvenu à lui faire comprendre que quoiqu'il eût l'intendance de +mes bâtiments, s'il voulait se faire aimer de mon peuple, il ferait bien +de ne point mépriser des hommes de condition libre, des paysans, des +ouvriers à qui peut-être la philosophie du siècle donnerait l'impudence +de l'appeler valet. + +Si vous trouvez un moment, envoyez-moi vos idées sur tous les détails +auxquels vous penserez, afin qu'en disposant les choses pour longtemps, +et peut-être pour la vie, je ne fasse rien qu'il faille ensuite changer. + +Adressez à Imenstròm par Vevey. + + + + +LETTRE LXVII + +DATX +Imenstròm, 21 juillet, VIII. + + +Ma chartreuse n'est éclairée par l'aurore en aucune saison, et ce n'est +que dans l'hiver qu'elle voit le coucher du soleil. Vers le solstice +d'été, on ne le voit pas se coucher, et on ne l'aperçoit le matin que +trois heures après le moment où il a passé l'horizon. Il sort alors +entre les tiges droites des sapins près d'un sommet nu, qu'il éclaire +plus haut que lui dans les cieux; il paraît porté sur l'eau du torrent, +au-dessus de sa chute; ses rayons divergent avec le plus grand éclat à +travers le bois noir; le disque lumineux repose sur la montagne boisée +et sauvage dont la pente reste encore dans l'ombre, c'est l'oeil +étincelant d'un colosse ténébreux. + +Mais c'est aux approches de l'équinoxe, que les soirées seront +admirables et vraiment dignes d'une tête plus jeune. La gorge +d'Imenstròm s'abaisse et s'ouvre vers le couchant d'hiver: sa pente +méridionale sera dans l'ombre; celle que j'occupe et qui regarde le +midi, tout éclairée de la splendeur du couchant, verra le soleil +s'éteindre dans le lac immense embrasé de ses feux. Et ma vallée +profonde sera comme un asile d'une douce température, entre la plaine +ardente fatiguée de lumière, et la froide neige des cimes qui la ferment +à l'orient. + +J'ai soixante-dix arpents de prés plus ou moins bons; vingt de bois +assez beaux; et à peu près trente-cinq, dont la surface est toute en +rocs, en fondrières trop humides, ou toujours dans l'ombre, et en bois +ou très faibles, ou à peu près inaccessibles. Ceci ne donnera presque +aucun produit; c'est un espace stérile, dont on ne tire d'autre avantage +que le plaisir de l'enfermer chez soi et de pouvoir, si l'on veut, le +disposer pour l'agrément. + +Ce qui me plaît dans cette propriété, outre la situation, c'est que +toutes les parties en sont contiguës et peuvent être réunies par une +clôture commune: de plus, elle ne contient ni champs, ni vignes. La +vigne y pourrait réussir d'après l'exposition; il y en avait même +autrefois: on a mis des châtaigniers à la place, et je les préfère de +beaucoup. + +Le froment y réussit mal; le seigle y serait très beau, dit-on, mais il +ne me servirait que comme moyen d'échange; les fromages peuvent le faire +plus commodément. Je veux simplifier tous les travaux et les soins de la +maison, afin d'avoir de l'ordre et peu d'embarras. + +Je ne veux point de vignes, parce qu'elles exigent un travail pénible, +et que j'aime voir l'homme occupé, mais non surchargé, parce que leur +produit est trop incertain, trop irrégulier, et que j'aime à savoir ce +que j'ai, ce que je puis. Je n'aime point les champs, parce que le +travail qu'ils demandent est trop inégal; parce qu'une grêle, et ici les +gelées du mois de mai peuvent trop facilement enlever leur récolte; +parce que leur aspect est presque continuellement, ou désagréable, ou du +moins fort indifférent pour moi. + +De l'herbe, du bois et du fruit, voilà tout ce que je veux, surtout dans +ce pays-ci. Malheureusement le fruit manque à Imenstròm. C'est un grand +inconvénient; il faut attendre beaucoup pour jouir des arbres que l'on +plante; et moi qui aime à être en sécurité pour l'avenir, mais qui ne +compte que sur le présent, je n'aime pas attendre. Comme il n'y avait +point ici de maison, on n'y a mis aucun arbre fruitier, à l'exception +des châtaigniers et de quelques pruniers très vieux, qui apparemment +appartiennent au temps où il y avait de la vigne et sans doute des +habitations: car ceci paraît avoir été partagé entre divers +propriétaires. Depuis la réunion de ces différentes possessions, ce +n'était plus qu'un pâturage où les vaches s'arrêtaient lorsqu'elles +commençaient à monter au printemps, et lorsqu'elles redescendaient pour +l'hiver. + +Cet automne et le printemps prochain, je planterai beaucoup de pommiers +et de merisiers, quelques poiriers et quelques pruniers. Pour les autres +fruits qui viendraient difficilement ici, je préfère m'en passer. Quand +on a dans un lieu ce qu'il peut naturellement produire, je trouve que +l'on est assez bien. Les soins que l'on se donnerait pour y avoir ce que +le climat n'accorde qu'avec peine, coûteraient plus que la chose ne +vaudrait. + +Par une raison semblable, je ne prétendrai pas avoir chez moi toutes les +choses qui me seront nécessaires, ou dont je ferai usage. Il en est +beaucoup qu'il vaut mieux se procurer par échange. Je ne désapprouve +point que dans un grand domaine, on fasse tout chez soi, sa toile, son +pain, son vin; qu'on ait dans sa basse-cour porcs, dindes, paons, +pintades, lapins et tout ce qui peut, étant bien administré, donner +quelque avantage. Mais j'ai vu avec surprise ces ménages mesquins et +embarrassés, où pour une économie toujours incertaine et souvent +onéreuse, on se donnait cent sollicitudes, cent causes d'humeur, cent +occasions de pertes. Les opérations rurales sont toutes utiles, mais la +plupart ne le sont que lorsqu'on a les moyens de les faire un peu en +grand. Autrement il vaut mieux se borner à son affaire et la bien +conduire. En simplifiant, on rend l'ordre plus facile, l'esprit moins +inquiet, les subalternes plus fidèles, et la vie domestique bien plus +douce. + +Si je pouvais faire faire annuellement cent pièces de toile, je verrais +peut-être à me donner chez moi cet embarras: mais irai-je, pour quelques +aunes, semer du chanvre et du lin, avoir le soin de le faire tirer, de +le faire rouir, de le faire tiller, avoir des fileuses, envoyer je ne +sais où faire la toile, et encore ailleurs la blanchir? Quand tout +serait bien calculé; quand j'aurais évalué les pertes, les infidélités, +l'ouvrage mal fait, les frais indirects, je suis persuadé que je +trouverais ma toile très chère. Au lieu que sans tout ce soin, je la +choisis comme je veux. Je ne la paie que ce qu'elle vaut réellement, +parce que j'en achète une quantité à la fois, et que je la prends dans +un magasin. D'ailleurs, je ne change de marchands, comme d'ouvriers ou +de domestiques, que quand il m'est impossible de faire autrement: cela, +quoi que l'on dise, arrive rarement, quand on choisit avec l'intention +de ne pas changer, et que l'on fait de son côté ce qui est juste pour +les satisfaire soi-même ... + + + + +LETTRE LXVIII + +DATX +Im., 23 juillet, VIII. + + +J'ai fait à peu près les mêmes réflexions que vous sur mon nouveau +séjour. Je trouve, il est vrai, qu'un froid médiocre est naturellement +plus incommode qu'une chaleur très grande; je hais les vents du nord et +les neiges; de tous temps mes idées se sont portées vers ces beaux +climats qui n'ont point d'hivers; et autrefois il me semblait pour +ainsi dire chimérique que l'on vécût à Archangel, à Jeniseick. J'ai +peine à sentir que les travaux du commerce et des arts puissent se faire +sur une terre perdue vers le pôle, où pendant une si longue saison les +liquides sont solides, la terre pétrifiée, et l'air extérieur mortel. +C'est le Nord qui me paraît inhabitable; quant à la Torride, je ne vois +pas de même pourquoi les Anciens l'ont crue telle. Ses sables sont +arides sans doute, mais on sent d'abord que les contrées bien arrosées +doivent y convenir beaucoup à l'homme, en lui donnant peu de besoins, et +en subvenant, par les produits d'une végétation forte et perpétuelle, au +seul besoin absolu qu'il y éprouve. La neige a, dit-on, ses avantages; +cela est certain; elle fertilise des terres peu fécondes, mais +j'aimerais mieux les terres naturellement fertiles, ou fertilisées par +d'autres moyens. Elle a ses beautés; cela doit être, car l'on en +découvre toujours dans les choses, en les considérant sous tous leurs +aspects; mais les beautés de la neige sont les dernières que je +découvrirai. + +Mais maintenant que la vie indépendante n'est qu'un songe oublié, +maintenant que je ne chercherais autre chose que de rester immobile, si +la faim, le froid, ou l'ennui ne me forçaient de me remuer, je commence +à juger des climats par réflexion plus que par sentiment. Pour passer le +temps comme je puis dans ma chambre, autant vaut le ciel glacé des +Samoïèdes que le doux ciel de l'Ionie. Ce que je craindrais le plus, ce +serait peut-être le beau temps perpétuel de ces contrées ardentes, où le +vieillard n'a pas vu pleuvoir dix fois. Je trouve les beaux jours bien +commodes; mais malgré le froid, les brumes, la tristesse, je supporte +bien mieux l'ennui des mauvais temps que celui des beaux jours. + +Je ne dors plus comme autrefois. L'inquiétude des nuits, le désir du +repos me font songer à tant d'insectes qui tourmentent l'homme dans les +pays chauds et dans les étés de plusieurs pays du Nord. Les déserts ne +sont plus à moi: les besoins de convention me deviennent naturels. Que +m'importe l'indépendance de l'homme? Il me faut de l'argent, et avec de +l'argent, je puis être bien à Pétersbourg comme à Naples. Dans le Nord +l'homme est assujetti par les besoins et les obstacles: dans le Midi il +est asservi par l'indolence et la volupté. Dans le Nord le malheureux +n'a pas d'asile; il est nu, il a froid, il a faim, et la nature serait +pour lui aussi terrible que l'aumône et les cachots. Sous l'Equateur, il +a les forêts; et la nature lui suffit quand l'homme n'y est pas. Là il +trouve des asiles contre la misère et l'oppression; mais moi, lié par +mes habitudes et ma destinée, je ne dois pas aller si loin. Je cherche +une cellule commode où je puisse respirer, dormir, me chauffer, me +promener en long et en large, et compter ma dépense. C'est donc beaucoup +si je la puis bâtir près d'un rocher suspendu et menaçant, près d'une +eau bruyante, qui me rappellent de temps à autre que j'eusse pu faire +autre chose. + +Cependant j'ai pensé à Lugano. Je voulais l'aller voir; j'y ai renoncé. +C'est un climat facile: on n'y a pas à souffrir l'ardeur des plaines +d'Italie, ni les brusques alternatives et la froide intempérie des +Alpes: la neige y tombe rarement, et n'y reste pas. On y a, dit-on, des +oliviers; et les sites y sont beaux; mais c'est un coin bien reculé. Je +craignais encore plus la manière italienne; et quand après cela, j'ai +songé aux maisons de pierres, je n'ai pas pris la peine d'y aller. Ce +n'est plus être en Suisse. J'aimerais bien mieux Chessel, et j'y devrais +être, mais il paraît que je ne le puis. J'ai été conduit ici par une +force qui n'est peut-être que l'effet de mes premières idées sur la +Suisse, mais qui me semble être autre chose. Lugano a un lac, mais un +lac n'eût pas suffi pour que je vous quittasse. + +Cette partie de la Suisse où je me fixe est devenue comme ma patrie, ou +comme un pays où j'aurais passé des années heureuses dans les premiers +temps de la vie. J'y suis avec indifférence, et c'est une grande preuve +de mon malheur; mais je crois que je serais mal partout ailleurs. Ce +beau bassin de la partie occidentale du Léman si vaste, si romantique, +si bien environné; ces maisons de bois, ces chalets, ces vaches qui vont +et reviennent avec leurs cloches des montagnes; les facilités des +plaines et la proximité des hautes Alpes; une sorte d'habitude anglaise, +française et suisse à la fois; un langage que j'entends, un autre qui +est le mien, un autre plus rare que je ne comprends pas; une variété +tranquille que tout cela donne; une certaine union peu connue des +catholiques; la douce mélodie d'une terre qui voit le couchant, mais un +couchant éloigné du Nord; cette longue plaine d'eau courbée, prolongée, +indéfinie, dont les vapeurs lointaines s'élèvent sous le soleil de midi, +s'allument et s'embrasent aux feux du soir, et dont la nuit laisse +entendre les vagues qui se forment, qui viennent, qui grossissent et +s'étendent pour se perdre sur la rive où l'on repose: cet ensemble +entretient l'homme dans une situation qu'il ne trouve pas ailleurs. Je +n'en jouis pas, et j'aurais peine à m'en passer. Dans d'autres lieux, je +serais étranger; je pourrais attendre un site plus heureux, et quand je +veux reprocher aux choses l'impuissance et le néant où je vis, je +saurais de quelle chose me plaindre: mais ici je ne puis l'attribuer +qu'à des désirs vagues, à des besoins trompeurs. Il faut donc que je +cherche en moi les ressources qui y sont peut-être sans que je les +connaisse; et si mon impatience est sans remède, mon incertitude sera du +moins finie. + +Je dois avouer que j'aime à posséder, même sans jouir: soit que la +vanité des choses, ne me laissant plus d'espoir, m'inspire une tristesse +convenable à l'habitude de ma pensée; soit que, n'ayant pas d'autres +jouissances à attendre, je trouve de la douceur à une amertume qui ne +fait pas précisément souffrir, et qui laisse l'âme découragée dans le +repos d'une mollesse douloureuse. Tant d'indifférence pour des choses +séduisantes par elles-mêmes, et autrefois désirées, triste témoignage de +l'insatiable avidité de nos coeurs, flatte encore leur inquiétude: elle +paraît à leur ambition ingénieuse une marque de notre supériorité sur ce +que les hommes cherchent, et sur toutes les choses que la nature nous +avait données, comme assez grandes pour l'homme. + +Je voudrais connaître la terre entière. Je voudrais, non pas la voir, +mais l'avoir vue: car la vie est trop courte pour que je surmonte ma +paresse naturelle. Moi qui crains le moindre voyage, et même quelquefois +un simple déplacement, irais-je me mettre à courir le monde afin +d'obtenir, si par hasard j'en revenais, le rare avantage de savoir, deux +ou trois ans avant ma fin, des choses qui ne me serviraient pas. + +Que celui-là voyage, qui compte sur ses moyens, qui préfère des +sensations nouvelles, qui attend de ce qu'il ne connaît pas des succès +ou des plaisirs, et pour qui voyager c'est vivre. Je ne suis ni homme de +guerre, ni commerçant, ni curieux, ni savant, ni homme à système; je +suis mauvais observateur des choses usuelles; et je ne rapporterais du +bout du monde rien d'utile à mon pays. Je voudrais avoir vu, et être +rentré dans ma chartreuse avec la certitude de n'en jamais sortir: je ne +suis plus propre qu'à finir en paix. Vous vous rappellerez sans doute, +qu'un jour, tandis que nous parlions de la manière dont on passe le +temps sur les vaisseaux avec la pipe, le punch et les cartes; vous vous +rappelez que moi, qui hais les cartes, qui ne fume point, et qui bois +peu, je ne vous fis d'autre réponse que de mettre mes pantoufles, de +vous entraîner dans la pièce du déjeuner, de fermer vite la fenêtre, et +de me mettre à me promener avec vous à petits pas, sur le tapis, auprès +du guéridon où fumait la bouilloire. Et vous me parlez encore de +voyages! Je vous le répète, je ne suis plus propre qu'à finir en paix, +en conduisant ma maison dans la médiocrité, la simplicité, l'aisance, +afin d'y voir des amis contents. De quelle autre chose irais-je +m'inquiéter; et pourquoi passer ma vie à la préparer? Encore quelques +étés et quelques hivers, et votre ami, le grand voyageur, sera un peu de +cendre humaine. Vous lui rappelez qu'il doit être utile; c'est bien son +espoir: il fournira à la terre quelques onces d'humus, autant vaut-il +que ce soit en Europe. + +Si je pouvais d'autres choses, je m'y livrerais; je les regarderais +comme un devoir, et cela me ranimerait un peu: mais pour moi, je ne veux +rien faire. Si je parviens à n'être pas seul dans ma maison de bois; si +je parviens à ce que tous y soient à peu près heureux, on dira que je +suis un homme utile; je n'en croirai rien. Ce n'est pas être utile que +de faire, avec de l'argent, ce que l'argent peut faire partout, et +d'améliorer le sort de deux ou trois personnes, quand il y a des hommes +qui perdent ou qui sauvent des milliers d'hommes. Mais enfin je serais +content en voyant que l'on est content. Dans ma chambre bien close, +j'oublierai tout le reste: je deviendrai étroit comme ma destinée, et +peut-être je parviendrai à croire que ma vallée est une partie +essentielle du monde. + +A quoi me servirait donc d'avoir vu le globe, et pourquoi le +désirerais-je? Il faut que je cherche à vous le dire, afin de le savoir +moi-même. D'abord vous pensez bien que le regret de ne l'avoir pas vu +m'affecte assez peu. Si j'avais mille ans à vivre, je partirais demain. +Comme il en est autrement, les relations des Cook, des Norden, des +Pallas, m'ont dit sur les autres contrées ce que j'ai besoin d'en +savoir. Mais si je les avais vues, je comparerais une sensation avec une +autre sensation du même ordre sous un autre ciel; je verrais peut-être +un peu plus clair dans les rapports entre l'homme et les choses; et +comme il faudra que j'écrive parce que je n'ai rien à faire, je dirais +peut-être des choses moins inutiles. + +En rêvant seul, sans lumière, dans une nuit pluvieuse, auprès d'un beau +feu qui tombe en débris, j'aimerais à me dire: J'ai vu les sables et les +mers et les monts, les capitales et les déserts, les nuits du tropique +et les nuits boréales; j'ai vu la Croix du Sud et la Petite Ourse; j'ai +souffert une chaleur de 145 degrés, un froid de 130[74]. J'ai marché +dans les neiges de l'Equateur, et j'ai vu l'ardeur du jour allumer les +pins sous le cercle polaire: j'ai comparé les formes simples du Caucase +avec les anfractuosités des Alpes, et les hautes forêts des monts +Félices avec le granit nu de la Thébaïde: j'ai vu l'Irlande toujours +humide, et la Libye toujours aride: j'ai passé le long hiver +d'Edimbourg sans souffrir du froid, et j'ai vu des chameaux gelés dans +l'Abyssinie: j'ai mâché le bétel, j'ai pris l'opium, j'ai bu l'ava: j'ai +séjourné dans une bourgade où l'on m'aurait cuit si l'on ne m'eût pas +cru empoisonné, puis chez un peuple qui m'a adoré parce que j'y suis +venu dans un de ces globes dont le peuple d'Europe s'amuse: j'ai vu +l'Esquimau satisfait avec ses poissons gâtés et sort huile de baleine; +j'ai vu le faiseur d'affaires mécontent de ses vins de Chypre et de +Constance: j'ai vu l'homme libre faire deux cents lieues à la poursuite +d'un ours, et le bourgeois manger, grossir, peser sa marchandise et +attendre l'extrême-onction dans la boutique sombre que sa mère +achalanda. La fille d'un mandarin mourut de honte parce qu'une heure +trop tôt son mari avait aperçu son pied découvert: dans le Pacifique, +deux jeunes filles montèrent sur le pont, prirent à la main l'unique +vêtement qui les couvrait, s'avancèrent ainsi nues parmi les matelots +étrangers, en emmenèrent à terre, et jouirent à la vue du navire. Un +sauvage se tua de désespoir devant le meurtrier de son ami: le vrai +fidèle vendit la femme qui l'avait aimé, qui l'avait sauvé, qui l'avait +nourri, et la vendit davantage en apprenant qu'il l'avait rendue +enceinte. + +Mais quand j'aurais vu ces choses et beaucoup d'autres; quand je vous +dirais, je les ai vues; hommes trompés et construits pour l'être! ne les +savez-vous pas? en êtes-vous moins fanatiques de vos idées étroites? en +avez-vous moins besoin de l'être pour qu'il vous reste quelque décence +morale? + +Non: ce n'est que songes! il vaut mieux acheter de l'huile en gros, la +revendre en détail, et gagner deux sous par livre[75]. + +Ce que je dirais à l'homme qui pense n'en aurait pas une autorité +beaucoup plus grande. Nos livres peuvent suffire à l'homme impartial, +toute l'expérience du globe est dans nos cabinets. Celui qui n'a rien vu +par lui-même, et qui est sans préventions, sait mieux que beaucoup de +voyageurs. Sans doute si cet homme d'un esprit droit, si cet observateur +avait parcouru le monde, il saurait mieux encore; mais la différence ne +serait pas assez grande pour être essentielle: ils pressent dans les +rapports des autres les choses qu'ils n'ont pas senties, mais qu'à leur +place il eût vues. + +Si les Anacharsis, les Pythagore, les Démocrite vivaient maintenant, il +est probable qu'ils ne voyageraient pas; car tout est divulgué. La +science secrète n'est plus dans un lieu particulier; il n'y a plus de +moeurs inconnues, il n'y a plus d'institutions extraordinaires: il n'est +plus indispensable d'aller au loin. S'il fallait tout voir par soi-même, +maintenant que la terre est si grande et la science si compliquée, la +vie entière ne suffirait ni à la multiplicité des choses qu'il faudrait +étudier, ni à l'étendue des lieux qu'il faudrait parcourir. On n'a plus +ces grands desseins, parce que leur objet devenu trop vaste, a passé les +facultés et l'espoir même de l'homme; comment conviendraient-ils à mes +facultés solitaires, à mon espoir éteint? + +Que vous dirai-je encore? La servante qui trait ses vaches, qui met son +lait reposer, qui en lève la crème et la bat, sait bien qu'elle fait du +beurre. Quand elle le sert, et qu'elle voit qu'on l'étend avec plaisir +sur le pain, et qu'on met des feuilles nouvelles dans la théière, parce +que le beurre est bon, voilà sa peine payée; son travail est beau, car +elle a fait ce qu'elle a voulu faire. Mais quand un homme cherche ce qui +est juste et utile, sait-il ce qu'il produira, et s'il produira quelque +chose? + +En vérité c'est un lieu bien tranquille que cette gorge d'Imenstròm, où +je ne vois au-dessus de moi que le sapin noir, le roc nu, le ciel +infini: plus bas s'étendent au loin les terres que l'homme travaille. + +Dans d'autres âges, on estimait la durée de la vie par le nombre des +printemps: et moi dont il faut que le toit de bois devienne semblable à +celui des hommes antiques, je compterai ainsi ce qui me reste par le +nombre de fois que vous y viendrez passer, selon votre promesse, un mois +de chaque année. + + + + +LETTRE LXIX + +DATX +Im., 27 juill., VIII. + + +J'apprends avec plaisir que M. de Fonsalbe est revenu de Saint-Domingue; +mais on dit qu'il est ruiné, et de plus marié; on me dit encore qu'il a +quelque affaire à Zurich, et qu'il doit y aller bientôt. + +Recommandez-lui de passer ici: il sera bien reçu. Cependant il faut le +prévenir qu'il le sera fort mal sous d'autres rapports. Je crois que +ceux-là lui importent peu; car s'il n'a bien changé, c'est un excellent +coeur. Un bon coeur change-t-il? + +Je le plaindrais peu d'avoir eu son habitation dévastée par les ouragans +et ses espérances détruites, s'il n'était pas marié; mais puisqu'il +l'est je le plains beaucoup. S'il a vraiment une femme, il lui sera +pénible de ne la pas voir heureuse; s'il n'a avec lui qu'une personne +qui porte son nom; il sera plongé dans bien des dégoûts auxquels +l'aisance seule permet d'échapper. On ne m'a pas marqué qu'il eût, ou +qu'il n'eût pas d'enfants. + +Faites-lui promettre de passer par Vevey, et de s'arrêter ici plusieurs +jours. Le frère de Mme Dellemar m'est peut-être destiné.--Il me +vient une espérance. Dites-moi quelque chose à son sujet, vous qui le +connaissez davantage. Félicitez sa soeur de ce qu'il a échappé à ce +dernier malheur dans la traversée. Non: ne _lui_ dites rien de ma part; +laissez périr les temps passés. + +Mais apprenez-moi quand il viendra; et dites-moi, dans notre langue, +votre pensée sur sa femme. Je souhaite qu'elle fasse avec lui le voyage; +c'est même à peu près nécessaire. La saison favorable pour voir la +Suisse est un prétexte qui vous servira à les décider. Si l'on craint +l'embarras ou les frais, assurez qu'elle pourra être agréablement et +convenablement à Vevey, pendant qu'il terminera ses affaires à Zurich. + + + + +LETTRE LXX + +DATX +Im., 29 juill., VIII. + + +Quoique ma dernière lettre ne soit partie qu'avant-hier, je vous écris +sans avoir rien de particulier à vous dire. Si vous recevez les deux +lettres à la fois, ne cherchez point dans celle-ci quelque chose de +pressant; je vous préviens qu'elle ne vous apprendra rien, sinon qu'il +fait un temps d'hiver: c'est pour cela que je vous écris, et que je +passe l'après-midi auprès du feu. La neige couvre les montagnes, les +nuages sont très bas, une pluie froide inonde les vallées; il fait froid +même au bord du lac; il n'y avait ici que cinq degrés à midi, et il n'y +en avait pas deux un peu avant le lever du soleil[76]. + +Je ne trouve point désagréables ces petits hivers au milieu de l'été. +Jusqu'à un certain point le changement convient même aux hommes +constants, même à ceux que leurs habitudes entraînent. Il est des +organes qu'une action trop continue fatigue: je jouis entièrement du feu +maintenant, au lieu que dans l'hiver il me gêne, et je m'en éloigne +habituellement. + +Ces vicissitudes plus subites et plus grandes que dans les plaines, +rendent plus intéressante, en quelque sorte, la température incommode +des montagnes. Ce n'est point au maître qui le nourrit bien et le laisse +en repos, que le chien s'attache davantage, mais à celui qui le corrige +et le caresse, le menace et lui pardonne. Un climat irrégulier, orageux, +incertain devient nécessaire à notre inquiétude: un climat plus facile +et plus uniforme qui nous satisfait, nous laisse indifférents. + +Peut-être les jours égaux, le ciel sans nuages, l'été perpétuel +donnent-ils plus d'imagination à la multitude: ce qui viendrait de ce +que les premiers besoins absorbent alors moins d'heures, et de ce que +les hommes sont plus semblables dans ces contrées où il y a moins de +diversité dans les temps, dans les formes, dans toutes choses. Mais les +lieux pleins d'oppositions, de beautés et d'horreur, où l'on éprouve des +situations contraires et des sentiments rapides, élèvent l'imagination +de certains hommes vers le romantique, le mystérieux, l'idéal. + +Des champs toujours tempérés peuvent nourrir des savants profonds; des +sables toujours brûlés peuvent contenir des gymnosophistes et des +ascètes: mais la Grèce montagneuse, froide et douce, sévère et riante, +la Grèce couverte de neige et d'oliviers eut Orphée, Homère, Epiménide; +la Calédonie plus difficile, plus changeante, plus polaire et moins +heureuse, produisit Ossian. + +Quand les arbres, les eaux, les nuages sont peuplés par les âmes des +ancêtres, par les esprits des héros, par les dryades, par les divinités; +quand des êtres invisibles sont enchaînés dans les cavernes, ou portés +par les vents; quand ils errent sur les tombeaux silencieux, et qu'on +les entend gémir dans les airs pendant la nuit ténébreuse; quelle patrie +pour le coeur de l'homme! quel monde pour l'éloquence[77]! + +Sous un ciel toujours le même, dans une plaine sans bornes, des palmiers +droits ombragent les rives d'un fleuve large et muet: le musulman s'y +fait asseoir sur des carreaux, il y fume tout le jour entre les +éventails qu'on agite devant lui. + +Mais des rochers mousseux s'avancent sur l'abîme des vagues soulevées, +une brume épaisse les a séparés du monde pendant un long hiver: +maintenant le ciel est beau, la violette et la fraise fleurissent, les +jours grandissent, les forêts s'animent. Sur l'océan tranquille, les +filles des guerriers chantent les combats et l'espérance de la patrie. +Voici que les nuages s'assemblent; la mer se soulève, le tonnerre brise +les chênes antiques; les barques sont englouties; la neige couvre les +cimes; les torrents ébranlent la cabane, ils creusent des précipices. Le +vent change; le ciel est clair et froid. A la lueur des étoiles on +distingue des planches sur la mer encore menaçante; les filles des +guerriers ne sont plus. Les vents se taisent, tout est calme; on entend +des voix humaines au-dessus des rochers, et des _gouttes froides tombent +du toit_. Le Calédonien s'arme, il part dans la nuit, il franchit les +monts et les torrents, il court à Fingal: il lui dit: «Slisama est +morte, mais je l'ai entendue, elle ne nous quittera pas, elle a nommé +tes amis, elle nous a commandé de vaincre.» + +C'est au Nord que semblent appartenir l'héroïsme de l'enthousiasme, et +les songes gigantesques d'une mélancolie sublime[78]. A la Torride +appartiennent les conceptions austères, les rêveries mystiques, les +dogmes impénétrables, les sciences secrètes, magiques, cabalistiques, et +les passions opiniâtres des solitaires. + +Le mélange des peuples et la complication des causes, ou relatives au +climat, ou étrangères à lui qui modifient le tempérament de l'homme, ont +fourni des raisons spécieuses contre la grande influence des climats. Il +semble d'ailleurs que l'on n'ait fait qu'entrevoir et les moyens, et les +effets de cette influence. On n'a considéré généralement que le plus ou +moins de chaleur: et cette cause, loin d'être unique, n'est peut-être +pas la principale. + +Si même il était possible que la somme annuelle de la chaleur fût la +même en Norvège et dans le Yémen, la différence resterait encore très +grande, et presque aussi grande peut-être entre l'Arabe et le Norvégien. +L'un ne connaît qu'une nature permanente, l'égalité des jours, la +continuité de la saison, et la brûlante uniformité d'une terre aride. +L'autre, après une longue saison de brumes ténébreuses où la terre est +glacée, les eaux immobiles et le ciel bouleversé par les vents, verra +une saison nouvelle éclairer constamment les cieux, animer les eaux, +féconder la terre fleurie et embellie par les teintes harmonieuses et +les sons romantiques. Il a dans le printemps des heures d'une beauté +inexprimable; il a les jours d'automne plus attachants encore par cette +tristesse même qui remplit l'âme sans l'égarer, qui, au lieu de l'agiter +d'un plaisir trompeur, la pénètre et la nourrit d'une volupté pleine de +mystère, de grandeur et d'ennuis. + +Peut-être les aspects différents de la terre et des cieux, et la +permanence ou la mobilité des accidents de la nature ne peuvent-ils +faire d'impression que sur les hommes bien organisés, et non sur cette +multitude qui paraît condamnée, soit par incapacité, soit par misère à +n'avoir que l'instinct animal. Mais ces hommes dont les facultés sont +plus étendues, sont ceux qui mènent leur pays; ceux qui par les +institutions, par l'exemple, par les forces publiques ou secrètes, +entraînent le vulgaire; et le vulgaire lui-même obéit en bien des +manières à ces mobiles, quoiqu'il ne les observe pas. + +Parmi ces causes, l'une des principales sans doute est dans l'atmosphère +dont nous sommes pénétrés. Les émanations, les exhalaisons végétales et +terrestres changent avec la culture et avec d'autres circonstances, lors +même que la température ne change pas sensiblement. Ainsi quand on +observe que le peuple de telle contrée a changé, quoique son climat soit +resté le même, il me semble que l'on ne fait pas une objection solide; +on ne parle que de la température, et cependant l'air d'un lieu ne +saurait convenir souvent aux habitants d'un autre lieu, dont les étés et +les hivers paraissent semblables. + +Les causes morales et politiques agissent d'abord avec plus de force que +l'influence du climat: elles ont un effet présent et rapide qui surmonte +les causes physiques, quoique celles-ci plus durables, soient plus +puissantes à la longue. Personne n'est surpris que les Parisiens aient +changé depuis le temps où Julien écrivit son _Misopogon_. La force des +choses a mis à la place de l'ancien caractère parisien, un caractère +composé de celui des habitants d'une très grande ville non maritime, et +de celui des Picards, des Normands, des Champenois, des Tourangeaux, +des Gascons, des Français en général, des Européens même, et enfin des +sujets d'une monarchie tempérée dans ses formes extérieures. + + + + +LETTRE LXXI + +DATX +Im., 3 août, VIII. + + +S'il est une chose dans le spectacle du monde, qui m'arrête quelquefois, +et quelquefois m'étonne: c'est cet être qui nous paraît la fin de tant +de moyens, et qui semble n'être le moyen d'aucune fin: qui est tout sur +la terre, et qui n'est rien pour elle, rien pour lui-même[79]: qui +cherche, qui combine, qui s'inquiète, qui réforme, et qui pourtant fait +toujours de la même manière des choses nouvelles, et avec un espoir +toujours nouveau des choses toujours les mêmes: dont la nature est +l'activité, ou plutôt l'inquiétude de l'activité: qui s'agite pour +trouver ce qu'il cherche, et s'agite bien plus lorsqu'il n'a rien à +chercher: qui, dans ce qu'il a atteint, ne voit qu'un moyen pour +atteindre une autre chose; et lorsqu'il jouit, ne trouve dans ce qu'il +avait désiré, qu'une force nouvelle pour s'avancer vers ce qu'il ne +désirait pas: qui aime mieux aspirer à ce qu'il craignait, que de ne +plus rien attendre: dont le plus grand malheur serait de n'avoir à +souffrir de rien: que les obstacles enivrent, que les plaisirs +accablent; qui ne s'attache au repos que quand il l'a perdu: et qui, +toujours emporté d'illusions en illusions, n'a pas, ne peut pas avoir +autre chose, et ne fait jamais que rêver la vie. + + + + +LETTRE LXXII + +DATX +Im., 6 août, VIII. + + +Je ne saurais être surpris que vos amis me blâment de m'être confiné +dans un endroit solitaire et ignoré. Je devais m'y attendre; et je dois +aussi convenir avec eux que mes goûts paraissent quelquefois en +contradiction. Je pense cependant que cette opposition n'est +qu'apparente, et n'existera qu'aux yeux de celui qui me croira un +penchant décidé pour la campagne. Mais je n'aime pas exclusivement ce +qu'on appelle vivre à la campagne; je n'ai point non plus d'éloignement +pour la ville. Je sais bien lequel des deux genres de vie je préfère +naturellement, mais je serais embarrassé de dire lequel me convient tout +à fait maintenant. + +A ne considérer que les lieux seulement, il existe peu de villes où il +ne me fût désagréable de me fixer; mais il n'y en a point peut-être que +je ne préférasse à la campagne, telle que je l'ai vue dans plusieurs +provinces. Si je voulais imaginer la meilleure situation possible pour +moi, ce ne serait pas dans une ville. Cependant je ne donne pas une +préférence décidée à la campagne; car si, dans une situation gênée, il y +est plus facile qu'à la ville de mener une vie supportable; je crois +qu'avec de l'aisance il est plus facile dans les grandes villes +qu'ailleurs, de vivre tout à fait bien selon le lieu. Tout cela est +donc sujet à tant d'exceptions, que je ne saurais décider en général. Ce +que j'aime, ce n'est pas précisément une chose de telle nature, mais +celle que je vois le plus près de la perfection dans son genre, celle +que je reconnais être le plus selon sa nature. + +Je préférerais la vie du plus misérable Norvégien dans ses roches +glacées, à celle que mènent d'innombrables petits bourgeois de certaines +villes dans lesquelles, tout enveloppés de leurs habitudes, pâles de +chagrins, et vivant de bêtises, ils se croient supérieurs à l'être +insouciant et robuste qui végète dans la campagne, et qui rit tous les +dimanches. + +J'aime assez une ville petite, propre, bien située, bien bâtie, qui a +pour promenade publique un parc bien planté et non d'insipides +boulevards: où l'on voit un marché commode, et de belles fontaines: où +l'on peut réunir, quoique en petit nombre, des gens non pas +extraordinaires, célèbres, ni même savants; mais pensant bien, se voyant +avec plaisir, et ne manquant pas d'esprit: une petite ville enfin où il +y a aussi peu qu'il se puisse de misère, de boue, de division, de propos +de commère, de dévotion bourgeoise, et de calomnie. + +J'aime mieux encore une très grande ville qui réunisse tous les +avantages et toutes les séductions de l'industrie humaine: où l'on +trouve les manières les plus heureuses, et l'esprit le plus éclairé: où +l'on puisse, dans son immense population, espérer un ami, et faire des +connaissances telles qu'on les désire: où l'on puisse se perdre quand on +veut dans la foule, être à la fois connu, respecté, libre et ignoré; +prendre le train de vie que l'on aime, et en changer même sans faire +parler de soi: où l'on puisse en tout choisir, s'arranger, s'habituer, +sans avoir d'autres juges que les personnes dont on est vraiment connu. +Paris est la ville qui réunit à un plus haut degré les avantages des +villes; ainsi, quoique je l'aie vraisemblablement quittée pour toujours, +je ne saurais être surpris que tant de gens de goût, et tant de gens à +passions, en préfèrent le séjour à tout autre. + +Quand on n'est point propre aux occupations de la campagne, on s'y +trouve étranger; on sent qu'on n'a pas les facultés convenables à la vie +que l'on a choisie, et qu'on ferait mieux un autre rôle que peut-être +pourtant on aime, ou on approuve moins. Pour vivre dans une terre, il +faut avoir les habitudes rurales; il n'est guère temps de les prendre +lorsqu'on n'est plus dans la jeunesse. Il faut avoir les bras +travailleurs, et s'amuser à planter, à greffer, à faner soi-même: il +faudrait aussi aimer la chasse ou la pêche. Autrement on voit que l'on +n'est pas là ce qu'on y devrait être, et l'on se dit: à Paris, je ne +sentirais pas cette disconvenance; ma manière serait d'accord avec les +choses, quoique ma manière et les choses ne puissent y être d'accord +avec mes véritables goûts. Ainsi l'on ne retrouve plus sa place dans +l'ordre du monde, quand on en est sorti trop longtemps. Des habitudes +constantes dans la jeunesse dénaturent notre tempérament et nos +affections: et s'il arrive ensuite que l'on soit tout à fait libre, l'on +ne saurait plus choisir qu'à peu près ce qu'il faut, il n'y a plus rien +qui convienne tout à fait. + +A Paris on est bien pour quelque temps; mais il me semble qu'on n'y est +pas bien pour la vie entière, et que la nature de l'homme n'est pas de +rester toujours dans les pierres, entre les tuiles et la boue, à jamais +séparé des grandes scènes de la nature! Les grâces de la société ne sont +point sans prix; c'est une distraction qui entraîne nos fantaisies; mais +elle ne remplit pas notre âme, elle ne dédommage pas de tout ce qu'on a +perdu, elle ne saurait suffire à celui qui n'a qu'elle dans la ville, +qui n'est pas dupe des promesses d'un vain bruit, et qui sait le +malheur des plaisirs. + +Sans doute, s'il est un sort satisfaisant, c'est celui du propriétaire +qui, sans autres soins, et sans état comme sans passions, tranquille +dans un domaine agréable, dirige avec sagesse ses terres, sa maison, sa +famille et lui-même: et, ne cherchant point les succès et les amertumes +du monde, veut seulement jouir chaque jour de ses plaisirs faibles et +répétés, de cette joie douce, mais durable, que chaque jour peut +reproduire. + +Avec une femme, comme il en est; avec un ou deux enfants, et un ami +comme vous savez; avec de la santé, un terrain suffisant dans un site +heureux, et l'esprit d'ordre, on a toute la félicité que l'homme sage +puisse maintenir dans son coeur. Je possède une partie de ces biens: mais +celui qui a dix besoins, n'est pas heureux quand neuf sont remplis: +l'homme est, et doit être ainsi fait. La plainte me conviendrait mal; et +pourtant le bonheur reste loin de moi. + +Je ne regrette point Paris; mais je me rappelle une conversation que +j'eus un jour avec un officier de distinction qui venait de quitter le +service, et de se fixer à Paris. J'étais chez M. T*** vers le soir: il y +avait du monde, mais on descendit au jardin, et nous restâmes nous trois +seulement; il fit apporter du porter: un peu après il sortit, et je me +trouvai seul avec cet officier. Je n'ai pu oublier certaines parties de +notre entretien. Je ne vous dirai point comment il vint à rouler sur ce +sujet, et si le porter après dîner n'entra pas pour beaucoup dans cette +sorte d'épanchement: quoi qu'il en soit, voici à peu de chose près ses +propres termes. Vous verrez un homme qui compte n'être jamais las de +s'amuser: et il pourrait ne se pas tromper en cela, parce qu'il prétend +assujettir ses amusements mêmes à un ordre qui lui soit personnel, et +les rendre ainsi les instruments d'une sorte de passion qui ne finisse +qu'avec lui-même. Je trouvai remarquable ce qu'il me disait: le +lendemain matin, voyant que je m'en rappelais assez bien, je me mis à +l'écrire pour le garder parmi mes notes. Le voici: par paresse, je ne +veux pas le transcrire, mais vous me le renverrez. + +«...J'ai voulu avoir un état, je l'ai eu; et j'ai vu que cela ne menait +à rien de bon, du moins pour moi. J'ai encore vu qu'il n'y avait qu'une +chose _extérieure_ qui pût valoir la peine qu'on s'en inquiétât: c'est +l'or. Il en faut; et il est aussi bon d'en avoir assez, qu'il est +nécessaire de n'en pas chercher immodérément. L'or est une force: il +représente toutes les facultés de l'homme, puisqu'il lui ouvre toutes +les voies, puisqu'il lui donne droit à toutes les jouissances; et je ne +vois pas qu'il soit moins utile à l'homme de bien qu'au voluptueux, pour +remplir ses vues. J'ai aussi été dupe de l'envie d'observer et de +savoir, je l'ai poussée trop loin: j'ai appris avec beaucoup de peine +des choses inutiles à la raison de l'homme, et que j'oublie dès à +présent. Ce n'est pas qu'il n'y ait quelque volupté dans cet oubli, mais +je l'ai payée trop cher. J'ai un peu voyagé, j'ai vécu en Italie, j'ai +traversé la Russie, j'ai aperçu la Chine. Ces voyages-là m'ayant +beaucoup ennuyé, quand je n'ai plus eu d'affaires j'ai voulu voyager +pour mon plaisir. Les étrangers ne parlaient que de vos Alpes; j'y ai +couru comme un autre. + +--Vous avez été dédommagé de l'ennui des plaines russes. + +--Je suis allé voir de quelle couleur est la neige dans l'été, si le +granit des Alpes est dur, si l'eau descend vite en tombant de haut, et +diverses autres choses semblables. + +--Sérieusement, vous n'en avez pas été satisfait, vous n'en avez +rapporté aucun souvenir agréable, aucune observation?... + +--Je sais la forme des chaudières où l'on fait le fromage; et je suis en +état de juger si les planches des _Tableaux topographiques de la Suisse_ +sont exactes, ou si les artistes se sont amusés, ce qui leur est arrivé +souvent. Que m'importe que des rochers roulés par quelques hommes en +aient écrasé un plus grand nombre qui se trouvait dessous. Si la neige +et la bise règnent neuf mois dans les prés où une chose aussi étonnante +arriva jadis, je ne les choisirai point pour y vivre maintenant. Je suis +charmé qu'à Amsterdam, un peuple assez nombreux gagne du pain et de la +bière en déchargeant des tonneaux de café; pour moi, je trouve du café +ailleurs sans respirer le mauvais air de la Hollande, et sans me +morfondre à Hambourg. Tout pays a du bon: l'on prétend que Paris a moins +de mauvais qu'un autre endroit; je ne décide point cela, mais j'ai mes +habitudes à Paris, et j'y reste. Quand on a du sens, et de quoi vivre, +on peut s'arranger partout où il y a des êtres sociables. Notre coeur, +notre tête et notre bourse font plus à notre bonheur que les lieux. J'ai +trouvé le plus hideux libertinage dans les déserts du Wolga, j'ai vu les +plus risibles prétentions dans les humbles vallées des Alpes. A +Astracan, à Lausanne, à Naples, l'homme gémit comme à Paris: il rit à +Paris comme à Lausanne ou à Naples. Partout les pauvres souffrent, et +les autres se tourmentent. Il est vrai que la manière dont le peuple se +divertit à Paris, n'est guère la manière dont j'aime à voir rire le +peuple: mais convenez aussi que je ne saurais trouver ailleurs une +société plus agréable, et une vie plus commode. Je suis revenu de ces +fantaisies qui absorbent trop de temps et de moyens. Je n'ai plus qu'un +goût dominant, ou si vous voulez, une manie; celle-là ne me quittera +pas, car elle n'a rien de chimérique et ne se donne pas de grands +embarras pour un vain but. J'aime à tirer le meilleur parti de mon +temps, de mon argent, de tout mon être. La passion de l'ordre occupe +mieux, et produit bien plus que les autres passions; elle ne sacrifie +rien en pure perte. Le bonheur est moins coûteux que les plaisirs. + +--Soit! mais de quel bonheur parlons-nous? Passer ses jours à faire sa +partie, à dîner, et à parler d'une actrice nouvelle; cela peut être +assez commode, comme vous le dites fort bien, mais cette vie ne fera +point le bonheur de celui qui a de grands besoins. + +--Vous voulez des sensations fortes, des émotions extrêmes: c'est la +soif d'une âme généreuse, et votre âge peut encore y être trompé. Quant +à moi, je me soucie peu d'admirer une heure, et de m'ennuyer un mois; +j'aime mieux m'amuser souvent et ne m'ennuyer jamais. Ma manière d'être +ne me lassera pas, parce que j'y joins l'ordre et que je m'attache à cet +ordre.» + +Voilà tout ce que j'ai conservé de notre entretien qui a duré une grande +heure sur le même ton. J'avoue que s'il ne me réduisit pas au silence, +il me fit du moins beaucoup rêver. + + + + +LETTRE LXXIII + +DATX +Im., septembre, VIII. + + +Vous me laissez dans une grande solitude. Avec qui vivrai-je lorsque +vous serez errant par-delà les mers? C'est maintenant que je vais être +seul. Votre voyage ne sera pas long; cela se peut: mais gagnerai-je +beaucoup à votre retour? Ces fonctions nouvelles qui vous assujettiront +sans relâche, vous ont donc fait oublier mes montagnes et la promesse +que vous m'aviez faite? Avez-vous cru Bordeaux si près des Alpes? + +Je n'écrirais pas jusqu'à votre retour; je n'aime point ces lettres +aventurées qui ne sauraient rencontrer que par hasard celui qui les +attend; et dont la réponse, qui ne peut venir qu'au bout de trois mois, +peut ne venir qu'au bout d'un an. Pour moi, qui ne remuerai pas d'ici, +j'espère en recevoir avant votre retour. + +Je suis fâché que M. de F*** ait des affaires à terminer à Hambourg, +avant celle de Zurich; mais puisqu'il prévoit qu'elles seront longues, +peut-être la mauvaise saison sera passée avant qu'il vienne en Suisse. +Ainsi vous pourrez arranger les choses pour ce temps-là, comme elles +étaient projetées pour cet automne. Ne partez point sans qu'il ait +promis formellement de s'arrêter ici plusieurs jours. + +Vous voyez si cela m'importe. Je n'ai nul espoir de vous avoir: qu'au +moins j'aie quelqu'un que vous aimiez. Ce que vous me dites de lui, me +satisferait beaucoup, si les projets d'une exécution éloignée me +séduisaient. Je ne veux plus croire au succès des choses incertaines. + + + + +LETTRE LXXIV + +DATX +Im., 15 juin, neuvième année. + + +J'ai reçu votre billet avec une joie ridicule. Bordeaux m'a semblé un +moment plus près de mon lac, que Port-au-Prince, ou l'île de Gorée. Vos +affaires ont donc réussi: c'est beaucoup. L'âme s'arrange pour se +nourrir de cela, quand elle n'a pas d'autres aliments. + +Pour moi je suis dans un ennui profond. Vous comprenez que je ne +m'ennuie pas; au contraire, je m'occupe; mais je péris d'inanition. + +Il convient d'être concis comme vous. Je suis à Imenstròm. Je n'ai +aucune nouvelle de M. de Fonsalbe. D'ailleurs je n'espère plus rien: +cependant ... Adieu. _Si vales bene est; ego quidem valeo._ + + +DATX +16 juin. + +Quand je songe que vous vivez occupé et tranquille, tantôt travaillant +avec intérêt, tantôt prenant plaisir à ces distractions qui reposent, +j'en viens presque au point de blâmer l'indépendance que j'aime beaucoup +pourtant. Il est incontestable que l'homme a besoin d'un but qui le +séduise, d'un assujettissement qui l'entraîne et lui commande. Cependant +il est beau d'être libre, de choisir ce qui convient à ses moyens, et de +n'être point comme l'esclave qui fait toujours le travail d'un autre. +Mais j'ai trop le temps de sentir toute l'inutilité, toute la vanité de +ce que je fais. Cette froide estimation de la valeur réelle des choses +tient de bien près au dégoût de toutes. + +Vous faites vendre Chessel: vous allez acquérir près de Bordeaux. Ne +nous reverrions-nous jamais? Vous étiez si bien! mais il faut que la +destinée de chacun soit remplie. Il ne suffit pas que l'on paraisse +content: moi aussi je parais devoir l'être; et je ne suis pas heureux. +Quand vous le serez, envoyez-moi du sauternes; je n'en veux pas +auparavant. Mais vous le serez, vous dont le coeur obéit à la raison. +Vous le serez homme bon, homme sage que j'admire, et ne puis imiter: +vous savez employer la vie; moi, je l'attends. Je cherche toujours +au-delà, comme si les heures n'étaient pas perdues; comme si l'éternelle +mort n'était pas plus près que mes songes. + + + + +LETTRE LXXV + +DATX +Im., 28 juin, IX. + + +Je n'attendrai plus des jours meilleurs. Les mois changent, les années +se succèdent; tout se renouvelle en vain; je reste le même. Au milieu de +ce que j'ai désiré, tout me manque; je n'ai rien obtenu, je ne possède +rien: l'ennui consume ma durée dans un long silence. Soit que les vaines +sollicitudes de la vie me fassent oublier les choses naturelles, soit +que l'inutile besoin de jouir me ramène à leur ombre, le vide +m'environne tous les jours, et chaque saison semble l'étendre davantage +autour de moi. Nulle intimité n'a consolé mes ennuis dans les longues +brumes de l'hiver. Le printemps vint pour la nature, il ne vint point +pour moi. Les jours de vie réveillèrent tous les êtres: leur feu +indomptable me fatigua sans me ranimer; je devins étranger dans le monde +heureux. Et maintenant les fleurs sont tombées, le lis a passé lui-même: +la chaleur augmente, les jours sont plus longs, les nuits sont plus +belles! Saison heureuse! Les beaux jours me sont inutiles, les douces +nuits me sont amères. Paix des ombrages! brisement des vagues! silence! +lune! oiseaux qui chantiez dans la nuit! sentiments des jeunes années, +qu'êtes-vous devenus? + +Les fantômes sont restés: ils paraissent devant moi; ils passent, +repassent, s'éloignent, reparaissent comme une nuée mobile sous cent +formes pâles et gigantesques. Vainement je cherche à commencer avec +tranquillité la nuit du tombeau; mes yeux ne se ferment point. Ces +fantômes de la vie se montrent sans relâche, en se jouant +silencieusement; ils approchent et fuient, s'abîment et reparaissent: je +les vois tous, et je n'entends rien; je les fixe, c'est une fumée; je +les cherche, ils ne sont plus. J'écoute, j'appelle, je n'entends pas ma +voix elle-même, et je reste dans un vide intolérable, seul, perdu, +incertain, pressé d'inquiétude et d'étonnement, au milieu des ombres +errantes, dans l'espace impalpable et muet. Nature impénétrable! ta +splendeur m'accable, et tes bienfaits me consument. Que sont pour moi +ces longs jours? Leur lumière commence trop tôt; leur brûlant midi +m'épuise et la navrante harmonie de leurs soirées célestes fatigue les +cendres de mon coeur: le génie qui s'endormait sous ses ruines, a frémi +du mouvement de la vie. + +Les neiges fondent sur les sommets; les nuées orageuses roulent dans la +vallée: malheureux que je suis! les cieux s'embrasent, la terre mûrit, +le stérile hiver est resté dans moi. Douces lueurs du couchant qui +s'éteint! grandes ombres des neiges perdurables!... Et l'homme n'aurait +que d'amères voluptés quand le torrent roule au loin dans le silence +universel, quand les chalets se ferment pour la paix de la nuit, quand +la lune monte sur le Velan! + +Dès que je sortis de cette enfance que l'on regrette, j'imaginai, je +sentis une vie réelle; mais je n'ai trouvé que des sensations +fantastiques: je voyais des êtres, il n'y a que des ombres: je voulais +de l'harmonie, je ne trouvai que des contraires. Alors je devins sombre +et profond; le vide creusa mon coeur; des besoins sans bornes me +consumèrent dans le silence, et l'ennui de la vie fut mon seul sentiment +dans l'âge où l'on commence à vivre. Tout me montrait cette félicité +pleine, universelle, dont l'image idéale est pourtant dans le coeur de +l'homme, et dont les moyens si naturels semblent effacés de la nature. +Je n'essayais encore que des douleurs inconnues: mais quand je vis les +Alpes, les rives de leurs lacs, le silence de leurs chalets, la +permanence, l'égalité des temps et des choses, je reconnus des traits +isolés de cette nature pressentie: je vis les reflets de la lune sur le +schiste des roches et sur les toits de bois; je vis des hommes sans +désirs; je marchai sur l'herbe courte des montagnes; j'entendis des sons +d'un autre monde. + +Je redescendis sur la terre; là s'évanouit cette foi aveugle à +l'existence absolue des êtres, cette chimère de rapports réguliers, de +perfections, de jouissances positives; brillante supposition dont +s'amuse un coeur neuf, et dont sourit douloureusement celui que plus de +profondeur a refroidi, ou qu'un plus long temps a mûri. + +Mutations sans terme, action sans but, impénétrabilité universelle; +voilà ce qui nous est connu de ce monde où nous régnons. + +Une destinée indomptable efface nos songes: et que met-elle dans cet +espace qu'encore il faut remplir? Le pouvoir fatigue: le plaisir +échappe: la gloire est pour nos cendres: la religion est un système du +malheureux: l'amour avait les couleurs de la vie, l'ombre vient, la rose +pâlit, elle tombe, et voici l'éternelle nuit. + +Cependant notre âme était grande: elle voulait, elle devait: qu'a-t-elle +fait? J'ai vu sans peine étendue sur la terre et frappée de mort, la +tige antique fécondée par deux cents printemps. Elle a nourri l'être +animé, elle l'a reçu dans ses asiles; elle a bu les eaux de l'air, elle +subsistait malgré les vents orageux; elle meurt au milieu des arbres nés +de son fruit. Sa destinée est accomplie; elle a reçu ce qui lui fut +promis: elle n'est plus, elle a été. + +Mais ce sapin placé par les hasards sur le bord du marais! Il s'élevait +sauvage, fort et superbe, comme au milieu des rochers déserts, comme +l'arbre des forêts profondes: énergie trop vaine! les racines +s'abreuvent dans une eau fétide, elles plongent dans la vase impure: la +tige s'affaiblit et se fatigue; la cime penchée par les vents humides, +se courbe avec découragement; les fruits, rares et faibles, tombent dans +la bourbe et s'y perdent inutiles. Languissant, informe, jauni, vieilli +avant le temps et déjà incliné sur le marais, il semble demander l'orage +qui doit l'y renverser; car sa vie a cessé longtemps avant sa chute. + + + + +LETTRE LXXVI + +DATX +2 juillet, IX. + + +Hantz avait raison, il restera avec moi. Il a un frère qui était +fontainier à six lieues d'ici. + +J'avais beaucoup de tuyaux à poser, je l'ai fait venir. Il m'a plu: +c'est un homme discret et honnête: il est simple, et il a une sorte +d'assurance, telle que la doivent donner quelques moyens naturels, et la +conscience d'une droiture inaltérable. Sans être très robuste, il est +bon travailleur, il fait bien et avec exactitude. Il n'a été avec moi ni +gêné, ni empressé; ni bas, ni familier. Alors j'allai moi-même dans son +village pour savoir ce qu'on y pensait de lui; j'y vis même sa femme. A +mon retour je lui fis établir une fontaine dans un endroit où il ne +concevait guère que j'en pusse faire quelque usage. Ensuite, pendant +qu'il achevait les autres travaux, on éleva auprès de cette fontaine, +une petite maison de paysan, à la manière du pays, contenant sous un +même toit plusieurs chambres, la cuisine, la grange et l'étable: tout +cela suffisant seulement pour un petit ménage, et pour _hiverner_ deux +vaches. Vous voyez que les voilà installés, lui et sa femme: il a le +terrain nécessaire, les deux vaches et quelques autres choses. A présent +les tuyaux peuvent manquer, j'ai un fontainier qui ne manquera pas. En +vingt jours sa maison a été prête: c'est un des avantages de ce genre de +construction; quand on a les matériaux, dix hommes peuvent en élever une +semblable en deux semaines, et l'on n'a pas besoin d'attendre que les +plâtres soient essuyés. + +Le vingtième jour tout était prêt. Le soir était beau; je le fis avertir +de quitter l'ouvrage un peu plus tôt, et le menant là, je lui dis: +«Cette maison, cette provision de bois que vous renouvellerez chez moi +tous les ans, ces deux vaches, et le pré jusqu'à cette haie sont +désormais consacrés à votre usage, et le seront toujours si vous vous +conduisez bien, comme il m'est presque impossible d'en douter.» + +Je vais vous dire deux choses qui vous feront voir si cet homme ne +méritait pas cela, et davantage. Sentant apparemment que l'étendue d'un +service devait assez répondre de celle de la reconnaissance dans un coeur +juste, il insista seulement sur ce que les choses étaient singulièrement +semblables à ce qu'il avait imaginé comme devant remplir tous ses +désirs, à ce que depuis son mariage il envisageait, sans espérance, +comme le bien suprême, à ce qu'il eût demandé uniquement au Ciel s'il +eût pu former un voeu qui dût être exaucé. Cela vous plaira; mais ce qui +va vous surprendre, le voici. Il est marié depuis huit ans: il n'a point +eu d'enfants; la misère eût été leur seul patrimoine, car chargé d'une +dette laissée par son père, il trouvait difficilement dans son travail +le nécessaire pour lui et sa femme: mais maintenant elle est enceinte. +Considérez le peu de facilités et même d'occasions que laisse au +développement de nos facultés un état habituel d'indigence; et jugez si +l'on peut avoir, dans des sentiments sans ostentation ni intérieure ni +extérieure, plus de noblesse naturelle et plus de justesse. + +Je me trouve bien heureux d'avoir quelque chose sans être obligé de le +devoir à un état qui me forcerait de vivre en riche, et de perdre à des +sottises ce qui peut tant produire. Je conviens avec les moralistes que +de grands biens sont un avantage souvent trompeur, et que nous rendons +très souvent funeste; mais je ne leur accorderai jamais qu'une fortune +indépendante ne soit pas un des grands moyens pour le bonheur, et même +pour la sagesse. + + + + +LETTRE LXXVII + +DATX +6 juillet, IX. + + +Dans cette contrée inégale où les incidents de la nature, réunis dans un +espace étroit, opposent les formes, les produits, les climats; l'espèce +humaine elle-même ne peut avoir un caractère uniforme. Les différences +des races y sont plus marquées qu'ailleurs; elles furent moins +confondues par le mélange dans ces terres reculées, qu'on crut longtemps +inaccessibles, dans ces vallées profondes, retraite antique des hordes +fugitives ou épuisées. Ces tribus étrangères les unes aux autres, sont +restées isolées dans leurs limites sauvages; elles ont conservé autant +d'habitudes particulières dans l'administration, le langage et les +moeurs, que leurs montagnes ont de vallons, ou quelquefois de pâturages +et de hameaux. Il arrive qu'en passant et repassant un torrent six fois +dans une route d'une heure, on trouve autant de races d'une physionomie +distincte, et dont les traditions confirment la différente origine. + +Les cantons subsistant maintenant[80] sont formés d'une multitude +d'Etats. Les faibles ont été réunis par crainte, par alliance, par +besoin ou par force, aux républiques déjà puissantes. Celles-ci, à force +de négocier, de s'arrondir, de gagner les esprits, d'envahir ou de +vaincre, sont parvenues, après cinq siècles de prospérités, à posséder +toutes les terres qui peuvent entendre les cloches de leurs capitales. + +Respectable faiblesse! Si on a su, si on a pu y trouver les moyens de ce +bonheur public vraisemblable dans une enceinte marquée par la nature des +choses, impossible dans une contrée immense livrée au sinistre orgueil +des conquêtes, et à l'ostentation de l'empire plus funeste encore. + +Vous jugez bien que je voulais parler seulement des traits du visage: je +suis persuadé que vous me rendrez cette justice. Dans certaines parties +de l'Oberland, dans ces pâturages dont la pente générale est à l'Ouest +et au Nord-Ouest, les femmes ont une blancheur que l'on remarquerait +dans les villes, et une fraîcheur de teint que l'on n'y trouverait pas. +Ailleurs, au pied des montagnes assez près de Fribourg, j'ai vu des +traits d'une grande beauté dont le caractère général était une majesté +tranquille. Une servante de fermier n'avait de remarquable que le +contour de la joue; mais il était si beau, il donnait à tout le visage +une expression si auguste et si calme, qu'un artiste eût pu prendre sur +cette tête l'idée d'une Sémiramis ou d'une Catherine. + +Mais l'éclat du visage et certains traits étonnants ou superbes, sont +très loin de la perfection générale des formes, et de cette grâce +pleine d'harmonie qui fait la vraie beauté. Je ne veux pas juger une +question qu'on peut trouver très délicate: mais il semble qu'il y ait +ici quelque rudesse dans les formes, et qu'en général on y voie des +traits frappants ou une beauté pittoresque, plutôt qu'une beauté finie. +Dans les lieux dont je vous parlais d'abord, le haut de la joue est très +saillant: cela est presque universel, et Porta trouverait le modèle +commun dans une tête de brebis. + +S'il arrive qu'une paysanne française[81] soit jolie à dix-huit ans, +avant vingt-deux son visage hâlé paraît fatigué, abruti; mais dans ces +montagnes, les femmes conservent en fanant leurs prés, tout l'éclat de +la jeunesse. On ne traverse point leur pays sans surprise: cependant à +ne prendre même que le visage, si un artiste y trouvait un modèle, ce +serait une exception. + +On assure que rien n'est si rare dans la plus grande partie de la Suisse +qu'un beau sein. Je sais un peintre qui va jusqu'à prétendre que +beaucoup de femmes du pays n'en ont pas même l'idée. Il soutient que +certains défauts y sont assez universels pour que la plupart n'imaginent +pas que l'on doive être autrement, et pour qu'elles regardent comme +chimériques des tableaux faits d'après nature en Grèce, en Angleterre, +en France. Quoique ce genre de perfection paraisse appartenir à une +sorte de beauté qui n'est pas celle du pays, je ne puis croire qu'il y +manque universellement: comme si les grâces les plus intéressantes +étaient exclues par le nom moderne qui réunit tant de familles dont +l'origine n'a rien de commun, et dont les différences très marquées +subsistent encore. + +Si pourtant cette observation se trouvait fondée, ainsi que celle d'une +certaine irrégularité dans les formes, on l'expliquerait par cette +rudesse qui semble appartenir à l'atmosphère des Alpes. Il est très vrai +que la Suisse qui a de fort beaux hommes, et plus particulièrement dans +le sein des montagnes, comme dans l'Hasly et le haut Valais, contient +néanmoins une quantité bien remarquable de crétins, et surtout de +demi-crétins goitreux, imbéciles, difformes. Beaucoup d'individus, sans +avoir des goitres, paraissent attaqués de la même maladie que les +goitreux. On peut attribuer ces gonflements, ces engorgements à des +parties trop brutes de l'eau, et surtout de l'air, qui s'arrêtent, +embarrassent les conduits, et semblent rapprocher la nutrition de +l'homme de celle de la plante. La terre y serait-elle assez travaillée +pour les autres animaux, mais trop sauvage encore pour l'homme? + +Ne se pourrait-il point que les plaines couvertes d'un _humus_ élaboré +par une trituration perpétuelle, donnassent à l'atmosphère des vapeurs +plus assimilées aux besoins de l'être très organisé; et qu'il émanât des +rochers, des fondrières, et des eaux toujours dans l'ombre, des +particules grossières, trop incultes en quelque sorte, et funestes à des +organes délicats? le nitre des neiges subsistantes au milieu de l'été, +peut s'introduire trop facilement dans nos pores ouverts. La neige +produit des effets secrets et incontestables sur les nerfs, et sur les +hommes attaqués de la goutte ou d'un rhumatisme: un effet encore plus +caché sur notre organisation entière n'est pas invraisemblable. Ainsi la +nature qui mélange toutes choses, aurait compensé par des dangers +inconnus les romantiques beautés des terres que l'homme n'a pas +soumises. + + + + +LETTRE LXXVIII + +DATX +Im., 16 juillet, IX. + + +Je suis tout à fait de votre avis; et même j'aurais dû moins attendre +pour me décider à écrire. Il y a quelque chose qui soutient l'âme dans +ce commerce avec les êtres pensants des divers siècles. Imaginer que +l'on pourra être à côté de Pythagore, de Plutarque, ou d'Ossian dans le +cabinet d'un L** futur, c'est une illusion qui a de la grandeur, c'est +un des plus nobles hochets de l'homme. Celui qui a vu comme la larme est +brûlante sur la joue du malheureux, se met à rêver une idée plus +séduisante encore: il croit qu'il pourra dire à l'homme d'une humeur +chagrine le prix de la joie de son semblable; qu'il pourra prévenir les +gémissements de la victime qu'on oublie; qu'il pourra rendre au coeur +navré quelque énergie, en lui rappelant ces perceptions vastes ou +consolantes, qui égarent les uns et soutiennent les autres. + +On croit voir que nos maux tiennent à peu de chose, et que le bien moral +est dans la main de l'homme. On suit des conséquences théoriques qui +mènent à l'idée du bonheur universel; on oublie cette force qui nous +maintient dans l'état de confusion où se perd le genre humain; on se +dit: Je combattrai les erreurs, je suivrai les résultats des principes +naturels, je dirai des choses bonnes, ou qui pourront le devenir. Alors +on se croit moins inutile et moins abandonné sur la terre: on réunit le +songe des grandes choses à la paix d'une vie obscure; on jouit de +l'idéal, et on en jouit vraiment, parce qu'on croit le rendre utile. + +L'ordre des choses idéales est comme un monde nouveau qui n'est point +réalisé, mais qui est possible: le génie humain va y chercher l'idée +d'une harmonie selon nos besoins, et rapporte sur la terre des +modifications plus heureuses esquissées d'après ce type surnaturel. + +La constante versatilité de l'homme prouve qu'il est habile à des +habitudes contraires. L'on pourrait, en rassemblant des choses +effectuées dans des temps et des lieux divers, former un ensemble moins +difficile à son coeur que tout ce qui lui a été proposé jusqu'à présent. +Voilà ma tâche. + +On n'atteint sans ennui le soir de la journée, qu'en s'imposant un +travail quelconque, fût-il vain du reste. Je m'avancerai vers le soir de +la vie, trompé, si je puis, et soutenu par l'espoir d'ajouter à ces +moyens qui furent donnés à l'homme. Il faut des illusions à mon coeur +trop grand pour n'en être pas avide, et trop faible pour s'en passer. + +Puisque le sentiment du bonheur est notre premier besoin, que pourra +faire celui qui ne l'attend pas à présent, et qui n'ose pas l'attendre +ensuite? Ne faudra-t-il point qu'il en cherche l'expression dans un oeil +ami, sur le front de l'être qui est comme lui[82]? C'est une nécessité +qu'il soit avide de la joie de son semblable; il n'a d'autre bonheur que +celui qu'il donne. Quand il n'a point ranimé dans un autre le sentiment +de la vie, quand il n'a pas fait jouir, le froid de la mort est au fond +de son coeur rebuté: il semble qu'il finisse dans les ténèbres du néant. + +On parle d'hommes qui se suffisent à eux-mêmes, et se nourrissent de +leur propre sagesse: s'ils ont l'éternité devant eux, je les admire et +les envie; s'ils ne l'ont point, je ne les comprends pas. + +Pour moi, non seulement je ne suis point heureux, non seulement je ne le +serai point; mais si les suppositions vraisemblables que je pourrais +faire se trouvaient réalisées, je ne le serais pas encore. Les +affections de l'homme sont un abîme d'avidité, de regrets et d'erreurs. + +Je ne vous dis pas ce que je sens, ce que je voudrais, ce que je suis: +je ne vois plus mes besoins, à peine je sais mes désirs. Si vous croyez +connaître mes goûts, vous y serez trompé. Vous direz, entre vos landes +solitaires et vos grandes eaux: Où est celui qui ne m'a plus? où est +l'ami que je n'ai trouvé ni en Afrique, ni aux Antilles? Voici le temps +nébuleux que désire sa tristesse; il se promène, il songe à mes regrets +et au vide de ses années; il écoute vers le couchant, comme si les sons +du piano de ma fille devaient parvenir à son oreille solitaire; il voit +les jasmins rangés sur ma terrasse, il voit mon bonnet de nuit passer +derrière leurs branches fleuries, il regarde sur le sable la trace de +mes pantoufles, il veut respirer la brise du soir. Vains songes, vous +dis-je, j'aurai déjà changé. Et d'ailleurs, avons-nous le même ciel, +nous qui avons cherché dans des climats opposés une terre étrangère à +celle de nos premiers jours? + +Pendant vos douces soirées, un vent d'hiver peut terminer ici des jours +brûlants. Le soleil consumait l'herbe autour des vacheries; le lendemain +les vaches se pressent pour sortir, elles croient la trouver rafraîchie +par l'humidité de la nuit: mais deux pieds de neige surchargent le toit +sous lequel les voilà retenues, et elles seront réduites à boire leur +propre lait. Je suis moi-même plus incertain, plus variable que ce +climat bizarre. Ce que j'aime aujourd'hui, ce qui ne me déplaît pas, +lorsque vous l'aurez lu me déplaira peut-être, et le changement ne sera +pas grand. Le temps me convient, il est calme, tout est muet; je sors +pour longtemps: un quart d'heure après on me voit rentrer. Un écureuil, +en m'entendant, a grimpé jusqu'à la cime d'un sapin. Je laissais toutes +ces idées: un merle chante au-dessus de moi. Je reviens, je m'enferme +dans mon cabinet. Il faut à la fin chercher un livre qui ne m'ennuie +pas. Si l'on vient demander quelque chose, prendre un ordre, on s'excuse +de me déranger; mais ils m'ont rendu service. Cette amertume s'en va +comme elle était venue; si je suis distrait, je suis content. Ne le +pouvais-je pas moi-même? non. J'aime ma douleur, je m'y attache tant +qu'elle dure: quand elle n'est plus, j'y trouve une insigne folie. + +Je suis bien changé, vous dis-je. Je me rappelle que la vie +m'impatientait, et qu'il y a eu un moment où je la supportais comme un +mal qui n'avait plus que quelques mois à durer. Mais ce souvenir me +paraît maintenant celui d'une chose étrangère à moi; il me surprendrait +même si la mobilité dans mes sensations pouvait me surprendre. Je ne +vois pas du tout pourquoi partir, comme je ne vois pas bien pourquoi +rester. Je suis las; mais dans ma lassitude, je trouve qu'on n'est pas +mal quand on se repose. La vie m'ennuie et m'amuse. Venir, s'élever, +faire grand bruit, s'inquiéter de tout, mesurer l'orbite des comètes; +et, après quelques jours, se coucher là sous l'herbe d'un cimetière: +cela me semble assez burlesque pour être vu jusqu'au bout. + +Mais pourquoi prétendre que c'est l'habitude des ennuis, ou le malheur +d'une manière sombre, qui dérangent, qui confondent nos désirs et nos +vues, qui altèrent notre vie elle-même dans ce sentiment de la chute et +du néant des jours de l'homme? Il ne faut point qu'une humeur +mélancolique décide des couleurs de la vie. Ne demandez point au fils +des Incas enchaîné dans les mines d'où l'on tira l'or du palais de ses +ancêtres et des temples du Soleil, ou au bourgeois laborieux et +irréprochable dont la vieillesse mendie infirme et dédaignée; ne +demandez point à d'innombrables malheureux ce que valent et les +espérances et les prospérités humaines; ne demandez point à Héraclite +quelle est l'importance de nos projets, ou à Hégésias quelle est celle +de la vie. C'est Voltaire comblé de succès, fêté dans les cours et +admiré dans l'Europe; c'est Voltaire célèbre, adroit, spirituel et +fortuné; c'est Sénèque auprès du trône des Césars, et près d'y monter +lui-même; c'est Sénèque soutenu par la sagesse, amusé par les honneurs, +et riche de trente millions: c'est Sénèque utile aux hommes, et Voltaire +se jouant de leurs fantaisies, qui vous diront les jouissances de l'âme +et le repos du coeur, la valeur et la duré du mouvement de nos jours. + +Mon ami! je reste encore quelques heures sur la terre. Nous sommes de +pauvres insensés quand nous vivons; mais nous sommes si nuls quand nous +ne vivons pas! Et puis l'on a toujours des affaires à terminer: j'en ai +maintenant une grande, je veux mesurer l'eau qui tombera ici pendant dix +années. Pour le thermomètre, je l'ai abandonné: il faudrait se lever +dans la nuit; et quand la nuit est sombre, il faudrait conserver de la +lumière, et la mettre dans un cabinet, parce que j'aime toujours la plus +grande obscurité dans ma chambre. (Voilà pourtant un point essentiel où +mon goût n'a pas encore changé.) D'ailleurs pour que je pusse prendre +quelque intérêt à observer ici la température, il faudrait que je +cessasse d'ignorer ce qui se passe ailleurs. Je voudrais avoir des +observations faites au Sénégal sur les sables, et à la cime des +montagnes du Labrador. Une autre chose m'intéresse davantage: je +voudrais savoir si l'on pénètre de nouveau dans l'intérieur de +l'Afrique. Ces contrées vastes, superbes, inconnues, où l'on pourrait, +je pense ... Je suis séparé du monde. Si l'on en reçoit des notions plus +précises, donnez-les-moi. Je ne sais si vous m'entendez. + + + +LETTRE LXXIX + +DATX +17 juillet, IX. + + +Si je vous disais que le pressentiment de quelque célébrité ne saurait +me flatter un peu; pour la première fois vous ne me croiriez pas; vous +penseriez qu'au moins je m'abuse, et vous auriez raison. Il est bien +difficile que le besoin de s'estimer soi-même se trouve entièrement +détaché de ce plaisir non moins naturel, d'être estimé par certains +hommes, et de savoir qu'ils disent, c'est l'un des nôtres. Mais le goût +de la paix, une certaine indolence de l'âme dont les ennuis ont augmenté +chez moi l'habitude, pourrait bien me faire oublier cette séduction, +comme j'en ai oublié d'autres. J'ai besoin d'être retenu et excité par +la crainte du reproche que j'aurais à me faire, si n'améliorant rien, ne +faisant rien que d'user pesamment des choses comme elles sont, j'allais +encore négliger le seul moyen d'énergie qui s'accorde avec l'obscurité +de ma vie. + +Ne faut-il point que l'homme soit quelque chose, et qu'il remplisse dans +un sens ou dans un autre, un rôle _expressif_? Autrement il tombera dans +l'abattement, et perdra la dignité de son être: il méconnaîtra ses +facultés; ou s'il les sent, ce sera pour le supplice de son âme +combattue. Il ne sera point écouté, suivi, considéré. Ce peu de bien +même que la vie la plus nulle doit encore produire, ne sera plus en son +pouvoir. C'est un précepte très beau et très utile, que celui de la +simplicité: mais il a été bien mal entendu. L'esprit qui ne voit pas les +diverses faces des choses, pervertit les meilleurs maximes; il avilit la +sagesse elle-même en lui étant ses moyens, en la plongeant dans la +pénurie, en la déshonorant par le désordre qui en résulte. + +Assurément un homme de lettres[83] en linge sale, logé dans le grenier, +recousant ses hardes, et copiant je ne sais quoi pour vivre, sera +difficilement un être utile au monde, et jouissant de l'autorité +nécessaire pour faire quelque bien. A cinquante ans, il s'allie avec la +blanchisseuse qui a sa chambre sur le même palier; ou s'il a gagné +quelque chose, c'est sa servante qu'il épouse. A-t-il donc voulu +ridiculiser la morale, et la livrer aux sarcasmes des hommes légers? Il +fait plus de tort à l'opinion que le prêtre _marié_ qu'on paie pour en +appeler journellement à ce culte qu'il a trahi, que le moine factieux +qui vante la paix et l'abnégation, que ces charlatans de la probité, +dont un certain monde est plein, qui répètent à chaque phrase, moeurs! +vertus! honnête homme! et à qui dès lors on ne prêterait pas un louis +sans billet. + +Tout homme qui a l'esprit juste et qui veut être utile, ne fût-ce que +dans sa vie privée, tout homme enfin qui est digne de quelque +considération, la cherche. Il se conduit de manière à l'obtenir jusque +dans les choses où l'opinion des hommes est vaine par elle-même, pourvu +que ce soin n'exige de lui rien de contraire à ses devoirs ou aux +résultats essentiels de son caractère. S'il est une règle sans +exception, je pense que ce doit être celle-ci: et j'affirmerais +volontiers que c'est toujours par quelque vice du coeur ou du jugement, +que l'on dédaigne et que l'on affecte de dédaigner l'estime publique, +partout où la justice n'en commande pas le sacrifice. + +On peut être considéré dans la vie la plus obscure, si on s'environne de +quelque aisance, si on a de l'ordre chez soi et une sorte de dignité +dans l'habitude de sa vie. On peut l'être dans la pauvreté même, quand +on a un nom, quand on a fait des choses connues, quand on a une manière +plus grande que son sort, quand on sait faire distinguer de ce qui +serait misère dans le vulgaire, jusqu'au dénuement d'une extrême +médiocrité. L'homme qui a un caractère élevé n'est point confondu parmi +la foule; et si pour l'éviter il fallait descendre à des soins +minutieux, je crois qu'il se résoudrait à le faire. Je crois encore +qu'il n'y aurait point en cela de vanité: le sentiment des convenances +naturelles porte chaque homme à se mettre à sa place, à tendre à ce que +les autres l'y mettent. Si c'était un vain désir de primer, l'homme +supérieur craindrait l'obscurité du désert et ses privations, comme il +craint la bassesse et la misère du cinquième étage; mais il craint de +s'avilir, et ne craint point de n'être pas élevé: il ne répugne pas à +son être de n'avoir point un grand rôle, mais d'en avoir un qui soit +contraire à sa nature. + +Si une sorte d'autorité est nécessaire dans tous les actes de la vie, +elle est indispensable à l'écrivain. La considération publique est un de +ses plus puissants moyens: sans elle il ne fait qu'un état; et cet état +devient bas, parce qu'il remplace une grande fonction. + +Il est absurde et révoltant qu'un auteur ose parler à l'homme de ses +devoirs, sans être lui-même homme de bien[84]. Mais si le moraliste +pervers n'obtient que du mépris, le moraliste inconnu reste tellement +inutile que quand il n'en devient pas lui-même ridicule, ses écrits du +moins le deviennent. Tout ce qui devrait être saint parmi les hommes a +perdu sa force, lorsque les livres de philosophie, de religion, de +morale furent étalés, à trois sous la pièce, au milieu de la boue des +quais; lorsque leurs pages solennelles furent livrées aux charcutiers +pour envelopper des cervelas. + +L'opinion, la célébrité, fussent-elles vaines en elles-mêmes, ne doivent +être ni méprisées, ni même négligées, puisqu'elles sont un des grands +moyens qui puissent conduire aux fins les plus louables comme les plus +importantes. C'est également un excès de ne rien faire pour elles, ou de +ne faire que pour elles. Les grandes choses que l'on exécute sont belles +de leur seule grandeur, et sans qu'il soit besoin de songer à les +produire, à les faire valoir: il n'en saurait être de même de celles que +l'on pense. La fermeté de celui qui périt au fond des eaux est un +exemple perdu: la pensée la plus juste, la conception la plus sage le +sont également, si on ne les communique pas; leur utilité dépend de leur +expression, c'est leur célébrité qui les rend fécondes. + +Il faudrait peut-être que des écrits philosophiques fussent toujours +précédés par un bon livre d'un genre agréable, qui fût bien répandu, +bien lu, bien goûté[85]. Celui qui a un nom, parle avec plus de +confiance: il fait plus et il fait mieux, parce qu'il espère ne pas +faire en vain. Malheureusement on n'a pas toujours le courage ou les +moyens de prendre des précautions semblables: les écrits, comme tant +d'autres choses, sont soumis à l'occasion même inaperçue; ils sont +déterminés par une impulsion souvent étrangère à nos plans et à nos +projets. + +Faire un livre pour avoir un nom, c'est une tâche: elle a quelque chose +de rebutant et de servile; et quoique je convienne des raisons qui +semblent me l'imposer, je n'ose l'entreprendre, et je l'abandonnerais. + +Je ne veux cependant pas commencer par l'ouvrage que je projette. Il est +trop important et trop vaste pour que je l'achève jamais: c'est beaucoup +si je le vois approcher un jour de l'idée que j'ai conçue. Cette +perspective trop éloignée ne me soutiendrait pas. Je crois qu'il est bon +que je me fasse auteur, afin d'avoir le courage de continuer à l'être. +Ce sera un parti pris et déclaré; en sorte que je le suivrai comme pour +remplir ma destination. + + + + +LETTRE LXXX + +DATX +2 août, IX. + + +Je pense comme vous qu'il faudrait un roman, un véritable roman tel +qu'il en est quelques-uns: mais c'est un grand ouvrage qui m'arrêterait +longtemps. A plusieurs égards j'y serais assez peu propre, et il +faudrait que le plan m'en vînt comme par inspiration. + +Je crois que j'écrirai un voyage. Je veux que ceux qui le liront +parcourent avec moi tout le monde soumis à l'homme. Quand nous aurons +regardé ensemble, quand nous aurons pris l'habitude d'une manière +commune à eux et à moi, nous rentrerons et nous raisonnerons. Ainsi deux +amis d'un certain âge sortent ensemble dans la campagne, examinent, +rêvent, ne se parlent pas, et s'indiquent seulement les objets avec leur +canne; mais le soir auprès de la cheminée, ils jasent sur ce qu'ils ont +vu dans leur promenade. + +La scène de la vie a de grandes beautés. Il faut se considérer comme +étant là seulement pour voir: il faut s'y intéresser sans illusion, sans +passion, mais sans indifférence; comme on s'intéresse aux vicissitudes, +aux passions, aux dangers d'un récit imaginaire: celui-là est écrit avec +bien de l'éloquence. + +Le cours du monde est un drame assez suivi pour être attachant; assez +varié pour exciter l'intérêt; assez fixe, assez réglé pour plaire à la +raison, pour amuser par des systèmes; assez incertain pour éveiller les +désirs, pour alimenter les passions. Si nous étions impassibles dans la +vie, l'idée de la mort serait intolérable: mais les douleurs nous +aliènent, les dégoûts nous rebutent, l'impuissance et les sollicitudes +font oublier de voir; et l'on s'en va froidement, comme on quitte les +loges quand un voisin exigeant, quand la sueur du front, quand l'air +vicié par la foule, ont remplacé le désir par la gêne, et la curiosité +par l'impatience. + +Quel style j'adopterai? Aucun. J'écrirai, comme on parle, sans y songer: +s'il faut faire autrement, je n'écrirai point. Il y a cette différence +néanmoins que la parole ne peut être corrigée, au lieu que l'on peut +ôter des choses écrites, ce qui choque à la lecture. + +Dans des temps moins avancés, les poètes et les sophistes lisaient leurs +livres aux assemblées des peuples. Il faut que les choses soient lues +selon la manière dont elles ont été faites, et qu'elles soient faites +selon qu'elles doivent être lues. L'art de lire est comme celui +d'écrire. Les grâces et la vérité de l'expression dans la lecture sont +infinies comme les modifications de la pensée: je conçois à peine qu'un +homme qui lit mal, puisse avoir une plume heureuse, un esprit juste et +vaste. Sentir avec génie, et être incapable d'exprimer, paraît aussi +incompatible que d'exprimer avec force ce qu'on ne sent pas. + +Quelque parti que l'on prenne sur la question si tout a été ou n'a pas +été dit en morale, on ne saurait conclure qu'il n'y ait plus rien à +faire pour cette science, la seule de l'homme. Il ne suffit pas qu'une +chose soit dite: il faut qu'elle soit publiée, prouvée, persuadée à +tous, universellement reconnue. Il n'y a rien de fait tant que la loi +expresse n'est pas soumise aux lois de l'Ethique[86], tant que l'opinion +ne voit pas les choses sous leurs véritables rapports. + +Il faudra s'élever contre le désordre, tant que le désordre subsistera. +Ne voyons-nous pas tous les jours de ces choses qui sont plutôt la faute +de l'esprit que la suite des passions, où il y a plus d'erreur que de +perversité, et qui sont moins le crime d'un particulier qu'un effet +presque inévitable de l'insouciance ou de l'ineptie publique? + +N'est-il plus besoin de dire aux riches dont la fortune est +indépendante: Par quelle fatalité vivez-vous plus pauvres que ceux qui +travaillent à la journée dans vos terres? + +De dire aux enfants qui n'ont pas ouvert les yeux sur la bassesse de +leur infidélité: Vous êtes de véritables voleurs, et des voleurs que la +loi devrait punir plus sévèrement que celui qui vole un étranger. Au vol +manifeste, vous ajoutez la plus odieuse perfidie. Le domestique qui +prend est puni avec plus de rigueur qu'un étranger, parce qu'il abuse de +la confiance, et parce qu'il est nécessaire que l'on jouisse de la +sécurité, du moins chez soi. Ces raisons, justes pour un homme à gages, +ne sont-elles pas bien plus fortes pour le fils de la maison? Qui peut +tromper plus impunément? Qui manque à des devoirs plus sacrés? A qui +est-il plus triste de ne pouvoir donner sa confiance? Si l'on objecte +des considérations qui peuvent arrêter la loi, c'est prouver davantage +la nécessité d'éclairer l'opinion, de ne la pas abandonner comme on l'a +trop fait, de surmonter son indolence, de fixer ses variations, et +surtout de la faire assez respecter pour qu'elle puisse ce que n'osent +pas nos lois irrésolues. + +N'est-il plus besoin de dire à ces femmes pleines de sensibilité, +d'intentions pures, de jeunesse et de candeur? Pourquoi livrer au +premier fourbe tant d'avantages inestimables? Ne voyez-vous pas dans ses +lettres mêmes, au milieu du jargon romanesque de ses gauches sentiments, +des expressions dont une seule suffirait pour déceler la mince estime +qu'il a pour vous, et la bassesse dans laquelle il se sent lui-même? Il +vous amuse, il vous entraîne, il vous joue; il vous prépare la honte et +l'abandon. Vous le sentiriez, vous le sauriez; mais par faiblesse, par +indolence peut-être, vous hasardez l'honneur de vos jours. Peut-être +c'est pour l'amusement d'une nuit que vous corrompez votre vie entière. +La loi ne l'atteindra pas; il aura l'infâme liberté de rire de vous. +Comment avez-vous pris ce misérable pour un homme? Ne valait-il pas +mieux attendre et attendre encore? Quelle distance d'un homme à un +homme! Femmes aimables, ne sentirez-vous pas ce que vous valez?--Le +besoin d'aimer!--Il ne vous excuse pas. Le premier des besoins est celui +de ne pas s'avilir: et les besoins du coeur doivent eux-mêmes vous rendre +indifférent quiconque n'a de l'homme autre chose que de n'être pas +femme.--Ceux de l'âge!--Si nos institutions morales sont dans l'enfance, +si nous avons tout confondu, si notre raison va à tâtons; votre +imprudence, moins impardonnable alors, n'est pas pour cela justifiée. + +Le nom de femme est grand pour nous, quand notre âme est pure. +Apparemment le nom d'homme peut aussi en imposer un peu à des coeurs +jeunes: mais de quelque douceur que ces illusions s'environnent, ne vous +y laissez pas trop surprendre. Si l'homme est l'ami naturel de la femme, +les femmes n'ont souvent pas de plus funeste ennemi. Tous les hommes ont +les sens de leur sexe; mais attendez celui qui en a l'âme. Que peut +avoir de commun avec vous cet être qui n'a que des sens? Les verrats +sont aussi des mâles.................... + + * * * * *[87] + + * * * * * + +«N'est-il pas arrivé plusieurs fois que le sentiment du bonheur nous ait +entraîné dans un abîme de maux, que nos désirs les plus naturels aient +altéré notre nature, et que nous nous soyons avidement enivrés +d'amertumes. On a toute la candeur de la jeunesse, tous les désirs de +l'inexpérience, les besoins d'une vie nouvelle, l'espérance d'un coeur +droit. On a toutes les facultés de l'amour; il faut aimer. On a tous +les moyens du plaisir; il faut être aimée. On entre dans la vie; qu'y +faire sans amour? On a beauté, fraîcheur, grâce, légèreté, noblesse, +expression heureuse. Pourquoi l'harmonie de ces mouvements, cette +décence voluptueuse, cette voix faite pour tout dire, ce sourire fait +pour tout entraîner, ce regard fait pour changer le coeur de l'homme? +pourquoi cette délicatesse du coeur, et cette sensibilité profonde? +L'âge, le désir, les convenances, l'âme, les sens, tout le veut; c'est +une nécessité. Tout exprime et demande l'amour; cette peau si douce, et +d'un blanc si heureusement nuancé: cette main formée par les plus +tendres caresses: cet oeil dont les ressources sont inconnues s'il ne dit +pas, je consens à être aimée: ce sein qui sans amour, est immobile, +muet, inutile, et qui se flétrirait un jour sans avoir été divinisé: ces +formes, ces contours qui changeraient sans avoir été connus, admirés, +possédés: ces sentiments si tendres, si vastes, si voluptueux et si +grands, l'ambition du coeur, l'héroïsme de la passion! Cette loi +délicieuse que la loi du monde a dictée; il la faut suivre. Ce rôle +enivrant, que l'on sait si bien, que tout rappelle, que le jour inspire, +et que la nuit commande; quelle femme jeune, sensible, aimante, +imaginera de ne le point remplir? + +«Aussi ne l'imagine-t-on pas. Les coeurs justes, nobles, purs sont les +premiers perdus. Plus susceptibles d'élévation, ils doivent être séduits +par celle que l'amour donne. Ils se nourrissent d'erreur en croyant se +nourrir d'estime; ils se trouvent aimer un amant, parce qu'ils ont aimé +la vertu; ils sont trompés par des misérables, parce que ne pouvant +vraiment aimer qu'un homme de bien, ils croient sentir que celui qui se +présente pour réaliser leur chimère est nécessairement tel. + +«L'énergie de l'âme, l'estime, la confiance, le besoin d'en montrer, +celui d'en avoir; des sacrifices à récompenser, une fidélité à +couronner, un espoir à entretenir, une progression à suivre, +l'agitation, l'intolérable inquiétude du coeur et des sens; le désir si +louable de commencer à payer tant d'amour; le désir non moins juste de +resserrer, de consacrer, de perpétuer, d'_éterniser_ des liens si chers; +d'autres désirs encore; certaine crainte, certaine curiosité; des +hasards qui l'indiquent, le destin qui le veut; tout livre une femme +aimante dans les bras du Lovelace. Elle aime, il s'amuse: elle se donne, +il s'amuse: elle jouit, il s'amuse: elle rêve la durée, le bonheur, le +long charme d'un amour mutuel; elle est dans les songes célestes; elle +voit cet oeil que le plaisir embrase, elle voudrait donner une félicité +plus grande; mais le monstre s'amuse: les bras du plaisir la plongent +dans l'abîme, elle dévore une volupté terrible. + +«Le lendemain elle est surprise, inquiète, rêveuse: de sombres +pressentiments commencent des peines affreuses et une vie d'amertumes. +Estime des hommes, tendresse paternelle, douce conscience, fierté d'une +âme pure; paix, fortune, honneur, espérance, amour: tout a passé. Il ne +s'agit plus d'aimer et de vivre; il faut dévorer ses larmes, et traîner +des jours précaires, flétris, misérables. Il ne s'agit plus de s'avancer +dans les illusions, dans l'amour et dans la vie; il faut repousser les +songes, chercher l'amertume et attendre la mort. Femmes sincères et +aimantes, belles de toutes les grâces extérieures et des charmes de +l'âme, si faites pour être purement, tendrement, constamment aimées!... +N'aimez pas.» + + + + +LETTRE LXXXI + +DATX +5 août, IX. + + +Vous convenez que la morale doit seule occuper sérieusement l'écrivain +qui veut se proposer un objet utile et grand: mais vous trouvez que +certaines opinions sur la nature des êtres pour lesquelles, dites-vous, +j'ai paru pencher jusqu'ici, ne s'accordent pas avec la recherche des +lois morales et de la base des devoirs. + +Je n'aimerais pas à me contredire, et je tâcherai de l'éviter: mais je +ne puis reprocher à ma faiblesse les variations de l'incertitude. J'ai +beau examiner et mettre à cet examen de l'impartialité, et même quelque +sévérité, je ne puis trouver là de véritables contradictions. + +Il pourrait y en avoir entre diverses choses que j'ai dites, si on +voulait les regarder comme des affirmations positives, comme les +diverses parties d'un même système, d'un même corps de principes donnés +pour certains, liés entre eux et déduits les uns des autres. Mais les +pensées isolées, les doutes sur des choses impénétrables peuvent varier +sans être contradictoires. J'avoue même qu'il y a telle conjecture sur +la marche de la nature que je trouve quelquefois très probable, et +d'autrefois beaucoup moins, selon la manière dont mon imagination +s'arrête à la considérer. + +Il m'arrive de dire: Tout est nécessaire; si le monde est inexplicable +dans ce principe, dans les autres il semble impossible. Et après avoir +vu ainsi, il m'arrivera le lendemain de me dire au contraire: Tant de +choses sont conduites selon l'intelligence qu'il paraît évident que +beaucoup de choses sont conduites par elle. Peut-être elle choisit dans +les possibles qui résultent de l'essence nécessaire des choses; et la +nature de ces possibles contenus dans une sphère limitée, est telle que +le monde ne pouvant exister que selon certains modes, chaque chose +néanmoins est susceptible de plusieurs modifications différentes. +L'intelligence n'est pas souveraine de la matière, mais elle l'emploie: +elle ne peut ni la faire, ni la détruire, ni la dénaturer ou changer ses +lois; mais elle peut l'agiter, la travailler, la composer. Ce n'est pas +une toute-puissance, c'est une industrie immense, mais pourtant bornée +par les lois nécessaires de l'essence des êtres; c'est une alchimie +sublime que l'homme appelle surnaturelle, parce qu'il ne peut la +concevoir. + +Vous me dites que voilà deux systèmes opposés, et qu'on ne saurait +admettre en même temps. J'en conviens: mais il n'y a point là de +contradiction, je ne vous les donne que pour des hypothèses; non +seulement je ne les admets pas tous deux, mais je n'admets positivement +ni l'un ni l'autre, et je ne prétends pas connaître ce que l'homme ne +connaît point. + +Tout système général sur la nature des êtres et les lois du monde n'est +jamais qu'une idée hasardée. Il se peut que quelques hommes aient cru à +leurs songes, ou aient voulu que les autres y crussent; mais c'est un +charlatanisme ridicule, ou un prodige d'entêtement. Pour moi, je ne sais +que douter: et si je dis positivement, tout est nécessaire; ou bien, il +est une force secrète qui se propose un but que quelquefois nous pouvons +pressentir; je n'emploie ces expressions affirmatives que pour éviter de +répéter sans cesse, il me semble, je suppose, j'imagine. Cette manière +de parler ne saurait annoncer que je m'en prétende certain; et je ne +dois pas craindre que l'on s'y trompe, car quel homme, s'il n'est en +démence, s'avisera d'affirmer ce qu'il est impossible que l'on sache. + +Il en est tout autrement lorsque abandonnant ces recherches obscures, +nous nous attachons à la seule science humaine, à la morale. L'oeil de +l'homme qui ne peut rien discerner dans l'essence des êtres, peut tout +voir dans les relations de l'homme. Là nous trouvons une lumière +disposée pour nos organes; là nous pouvons découvrir, raisonner, +affirmer. C'est là que nous sommes responsables de nos idées, de leur +enchaînement, de leur accord, de leur vérité: c'est là qu'il faut +chercher des principes certains, et que les conséquences contradictoires +seraient inexcusables. + +On peut faire une seule objection contre l'étude de la morale: c'est une +difficulté très forte, il est vrai, mais qui pourtant ne doit pas nous +arrêter. Si tout est nécessaire, que produiront nos recherches, nos +préceptes, nos vertus? Mais la nécessité de toutes choses n'est pas +prouvée: le sentiment contraire conduit l'homme, et c'est assez pour que +dans tous les actes de la vie il se regarde comme livré à lui-même. Le +stoïcien croyait à la vertu malgré le destin: et ces Orientaux qui +conservent le dogme de la fatalité, agissent, craignent, désirent comme +les autres hommes. Si même je regardais comme probable la loi +universelle de la nécessité, je pourrais encore chercher les principes +des meilleures institutions humaines. En traversant un lac dans un jour +d'orage, je me dirai: si les événements sont invinciblement déterminés, +il m'importe peu que les bateliers soient ivres ou non. Cependant, comme +il en peut être autrement, je leur recommanderai de ne boire qu'après +leur arrivée. Si tout est nécessaire, il l'est que j'aie ce soin, il +l'est encore que je l'appelle faussement de la prudence. + +Je n'entends rien aux subtilités par lesquelles ont prétend accorder le +libre arbitre avec la prescience: le choix de l'homme, avec l'absolue +puissance de son Dieu: l'horreur infinie que l'auteur de toute justice a +nécessairement pour le péché, les moyens inconcevables qu'il a employés +pour le prévenir ou le réparer, avec l'empire continuel de l'injustice +et notre pouvoir de faire des crimes tant que bon nous semble. Je trouve +quelques difficultés à concilier la bonté infinie qui créa +volontairement l'homme et la science indubitable de ce qui en +résulterait, avec l'éternité de supplices affreux pour les quarante-neuf +cinquantièmes des hommes tant aimés. Je pourrais comme un autre parler +longuement, adroitement ou savamment sur ces questions impénétrables: +mais si jamais j'écris, je m'attacherai plutôt à ce qui concerne l'homme +réuni en société dans sa vie temporelle; parce qu'il me semble qu'en +observant seulement les conséquences pour lesquelles on a des données +certaines, je pourrai penser des choses vraies et en dire d'utiles. + +Je parviendrai jusqu'à un certain point à connaître l'homme, mais je ne +puis deviner la nature. Je n'entends pas bien deux principes opposés, +coéternellement faisant et défaisant. Je n'entends pas bien l'univers +formé si tard, là où il n'y avait rien, subsistant pour un temps +seulement, et coupant ainsi en trois parties l'indivisible éternité. Je +n'aime point à parler sérieusement de ce que j'ignore; _animalis homo +non percipit ea quae sunt spiritus Dei,_ «Paulus ad Corinth.», I, c. 2. + +Je n'entendrai jamais comment l'homme qui reconnaît en lui de +l'intelligence, peut prétendre que le monde ne contient pas +d'intelligence. Malheureusement je ne vois pas mieux comment une faculté +se trouve être une substance. On me dit: La pensée n'est pas un corps, +un être physiquement divisible, ainsi la mort ne la détruira pas; elle a +commencé pourtant, mais vous voyez qu'elle ne saurait finir, et que +puisqu'elle n'est pas un corps, elle est nécessairement un esprit. Je +l'avoue, j'ai le malheur de ne pas trouver que cet argument victorieux +ait le sens commun. + +Celui-ci est plus spécieux. Puisqu'il existe des religions anciennement +établies, puisqu'elles font partie des institutions humaines, +puisqu'elles paraissent naturelles à notre faiblesse, et qu'elles sont +le frein ou la consolation de plusieurs, il est bon de suivre et de +soutenir la religion du pays où l'on vit: si l'on se permet de n'y point +croire, il faut du moins n'en rien dire, et quand on écrit pour les +hommes, il ne faut pas les dissuader d'une croyance qu'ils aiment. C'est +votre avis; mais voici pourquoi je ne saurais le suivre. + +Je n'irai pas maintenant affaiblir une croyance religieuse dans les +vallées des Cévennes ou de l'Apennin, ni même auprès de moi dans la +Maurienne ou le Schweitzerland: mais en parlant de morale, comment ne +rien dire des religions? Ce serait une affectation déplacée: elle ne +tromperait personne; elle ne ferait qu'embarrasser ce que j'aurais à +dire, et en ôter l'ensemble qui peut seul le rendre utile. On prétend +qu'il faut respecter des opinions sur lesquelles reposent l'espérance de +beaucoup, et malheureusement toute la morale de plusieurs. Je crois +cette réserve convenable et sage chez celui qui ne traite +qu'accidentellement des questions morales, ou qui écrit dans des vues +différentes de celles qui seront nécessairement les miennes. Mais si en +écrivant sur les institutions humaines je parvenais à ne point parler +des systèmes religieux, on n'y verrait autre chose que des ménagements +pour quelque parti puissant. Ce serait une faiblesse condamnable: en +osant me charger d'une telle fonction, je dois surtout m'en imposer les +devoirs. Je ne puis répondre de mes moyens, et ils seront plus ou moins +insuffisants: mais les intentions dépendent de moi, si elles ne sont +point invariablement pures et fermes, je suis indigne d'un aussi beau +ministère. Je n'aurai pas un ennemi personnel dans la littérature, comme +je n'en aurai jamais dans ma vie privée; mais quand il s'agit de dire +aux hommes ce que je regarde comme vrai, je ne dois pas craindre de +mécontenter une secte ou un parti. Je n'en veux à aucun, mais je n'ai de +lois à recevoir d'aucun. J'attaquerai les choses et non les hommes: si +les hommes s'en fâchent, si je deviens un objet d'horreur pour la +charité de quelques-uns, je n'en serai point surpris, mais je ne veux +pas même le prévoir. Si l'on peut se dispenser de parler des religions +dans bien des écrits, je n'ai pas cette liberté que je regrette à +plusieurs égards: tout homme impartial avouera que ce silence est +impossible dans un _ouvrage_ tel que doit être celui que je projette, le +seul auquel je puisse mettre de l'importance. + +En écrivant sur les affections de l'homme et sur le système général de +l'Ethique, je parlerai donc des religions; et certes en en parlant, je +ne puis en dire d'autres choses que celles que j'en pense. C'est parce +que je ne saurais éviter d'en parler alors que je ne m'attache point à +écarter de nos lettres ce qui par hasard s'y présente sur ce sujet: +autrement, malgré une certaine contrainte qui en résulterait, j'aimerais +mieux taire ce que je sens devoir vous déplaire, ou plutôt vous +affliger. + +Je vous le demande à vous-même, si dans quelques chapitres il m'arrive +d'examiner les religions comme des institutions accidentelles, et de +parler de celle qu'on dit être venue de Jérusalem, comme on trouverait +bon que j'en parlasse si j'étais né à Jérusalem; je vous le demande, +quel inconvénient véritable en résultera-t-il dans les lieux où s'agite +l'esprit européen, où les idées sont nettes et les conceptions +désenchantées, où l'on vit dans l'oubli des prestiges, dans l'étude +sans voile dès sciences positives et démontrées? + +Je voudrais ne rien ôter de la tête de ceux qui l'ont déjà assez vide +pour dire: s'il n'y avait pas d'enfer, ce ne serait pas la peine d'être +honnête homme. Peut-être arrivera-t-il cependant que je sois lu par un +de ces hommes-là, je ne me flatte pas qu'il ne puisse résulter aucun mal +quelconque de ce que je ferai dans l'intention de produire un bien: mais +peut-être aussi diminuerai-je le nombre de ces bonnes âmes qui ne +croient au devoir qu'en croyant à l'enfer. Peut-être parviendrai-je à ce +que le devoir reste, quand les reliques et les démons cornus auront +achevé de passer de mode. On ne peut pas éviter que la foule elle-même +en vienne plus ou moins vite, et certainement dans peu de temps, à +mépriser l'une des deux idées qu'on l'a très imprudemment habituée à ne +recevoir qu'ensemble: il faut donc lui prouver qu'elles peuvent très +bien être séparées sans que l'oubli de l'une entraîne la subversion de +l'autre. + +Je crois que ce moment s'approche beaucoup: l'on reconnaîtra plus +universellement la nécessité de ne plus fonder sur ce qui s'écroule, cet +asile moral hors duquel on vivrait dans un état de guerre secrète, et au +milieu d'une perfidie plus odieuse que les vengeances et les longues +haines des hordes sauvages. + + + + +LETTRE LXXXII + +DATX +Im., 6 août, IX. + + +Je ne sais si je sortirai de mes montagnes neigeuses; si j'irai voir +cette jolie campagne dont vous me faites une description si +intéressante, où l'hiver est si facile, et le printemps si doux, où les +eaux vertes brisent leurs vagues nées en Amérique. Celles que je vois ne +viennent pas de si loin: dans les fentes de mes rochers où je cherche la +nuit comme le triste chat-huant, l'étendue conviendrait mal à mon oeil et +à ma pensée. Le regret de n'être pas avec vous s'accroît tous les jours. +Je ne me le reproche pas, j'en suis plutôt surpris; je cherche pourquoi, +je ne trouve rien, mais je vous dis que je n'ai pu faire autrement. +J'irai un jour; cela est résolu. Je veux vous voir chez vous: je veux +rapporter de là le secret d'être heureux, quand rien ne manque que +nous-mêmes. + +Je verrai en même temps le pont du Gard et le canal de Languedoc. Je +verrai la Grande-Chartreuse, en allant, et non en rentrant ici: et vous +savez pourquoi! J'aime mon asile; je l'aimerai tous les jours davantage, +mais je ne me sens plus assez fort pour vivre seul. Nous allons parler +d'autre chose. + +Tout sera achevé dans très peu de jours. En voici déjà quatre que je +couche dans mon appartement. + +Quand je laisse mes fenêtres ouvertes pendant la nuit, j'entends très +distinctement l'eau de la fontaine tomber dans le bassin: lorsqu'un peu +de vent l'agite, elle se brise sur les barres de fer destinées à +soutenir les vases que l'on veut remplir. Il n'est guère d'accidents +naturels aussi romantiques que le bruit d'un peu d'eau tombant sur l'eau +tranquille, quand tout est nocturne, et qu'on distingue seulement dans +le fond de la vallée, un torrent qui roule sourdement derrière les +arbres épais, au milieu du silence. + +La fontaine est sous un grand toit, comme je pense vous l'avoir dit: le +bruit de sa chute est moins agreste que si elle était en plein air: mais +il est plus extraordinaire, et plus heureux. Abrité sans être enfermé, +reposant dans un bon lit au milieu du désert, possédant chez soi les +biens sauvages, on réunit les commodités de la mollesse et la force de +la nature. Il semble que notre industrie ait disposé des choses +primitives sans changer leurs lois; et qu'un empire si facile ne +connaisse point de bornes. Voilà tout l'homme. + +Ce grand toit, ce couvert dont vous voyez que je suis très content, a +sept toises de large, et plus de vingt en longueur sur la même ligne que +les autres bâtiments. C'est en effet la chose la plus commode: il joint +la grange à la maison; il ne touche point à celle-ci, il ne communique +avec elle que par une galerie d'une construction légère, et qu'on +pourrait couper facilement en cas d'incendie. Voiture, char à banc, +chars de travail, outils, bois à brûler, atelier de menuiserie, +fontaine, lavoir, tout s'y trouve sans confusion: et l'on peut y +travailler, y laver, y faire toutes les choses nécessaires sans être +gêné par le soleil, la neige ou la boue. + +Puisque je n'espère plus vous voir ici que dans un temps reculé, je vous +dirai toute ma manière d'être: je vous décrirai toute mon habitation, et +peut-être il y aura des instants où je me figurerai que vous la +partagez, que nous examinons, que nous délibérons, que nous réformons. + + + + +LETTRE LXXXIII + +DATX +24 septembre, IX. + + +J'attendais avec quelque impatience que vous eussiez fini vos courses: +j'ai des choses nouvelles à vous dire. + +M. de Fonsalbe est ici. Il y est depuis cinq semaines, il y restera: sa +femme y a été. Quoiqu'il ait passé des années sur les mers, c'est un +homme égal et tranquille. Il ne joue pas, ne chasse pas, ne fume pas; +il ne boit point; il n'a jamais dansé, il ne chante jamais; il n'est +point triste, mais je crois qu'il l'a été beaucoup. Son front réunit les +traits heureux du calme de l'âme, et les traits profonds du malheur. Son +oeil, qui n'exprime ordinairement qu'une sorte de repos et de +découragement, est fait pour tout exprimer; sa tête a quelque chose +d'extraordinaire; et au milieu de son calme habituel, si une idée +grande, si un sentiment énergique vient l'éveiller, il prend, sans y +penser, l'attitude muette du commandement. J'ai vu admirer un acteur qui +disait fort bien le «Je le veux, je l'ordonne» de Néron; mais Fonsalbe +le dit mieux. + +Je vous parle sans partialité: il n'est pas aussi égal intérieurement +qu'au-dehors; mais s'il a le malheur, ou le défaut de ne pouvoir être +heureux, il a trop de sens pour être mécontent. C'est lui qui achèvera +de guérir mon impatience; car il a pris son parti, et de plus il m'a +prouvé, sans réplique, que je devais prendre le mien. Il prétend que +lorsque avec la santé on a une vie indépendante, et que l'on n'a que +cela, il faut être un sot pour être heureux, et un fou pour être +malheureux. D'après quoi vous sentez que je ne pouvais dire autre chose +sinon que je n'étais ni heureux ni malheureux: je l'ai dit, et +maintenant il faut que je m'arrange de manière à avoir dit vrai. + +Je commence pourtant à trouver quelque chose de plus que la vie +indépendante et la santé. Fonsalbe sera un ami, et un ami dans ma +solitude. Je ne dis pas un ami tel que nous l'entendions autrefois. Nous +ne sommes plus dans un âge d'héroïsme. Il s'agit de passer doucement ses +jours: les grandes choses ne me regardent pas. Je m'attache à trouver +bon, vous dis-je, ce que ma destinée me donne: le beau moyen pour cela +que de rêver l'amitié à la manière des Anciens! Laissons les amis selon +l'antiquité, et les amis selon les villes. Imaginez un terme moyen. Que +cela! direz-vous: et moi je vous dis que c'est beaucoup. + +J'ai encore une autre pensée: Fonsalbe a un fils et une fille. Mais +j'attends, pour vous en dire davantage, que mon projet soit +définitivement arrêté: d'ailleurs ceci tient à plusieurs détails qui +vous sont encore inconnus, et dont je dois vous instruire. Fonsalbe m'a +déjà dit que je pouvais vous parler de tout ce qui le concerne, et qu'il +ne vous regardait point comme un tiers; seulement vous brûlerez les +lettres. + + + + +LETTRE LXXXIV + +DATX +Saint-Maurice, 7 octobre, IX. + + +Un Américain ami de Fonsalbe, vient de passer ici pour se rendre en +Italie. Ils sont allés ensemble jusqu'à Saint-Branchier, au pied des +montagnes. Je les accompagnai: je comptais m'arrêter à Saint-Maurice, +mais j'ai continué jusqu'à la cascade de Pissevache, qui est entre cette +ville et Martigni, et que j'avais vue autrefois seulement depuis la +route. + +Là, j'ai attendu le retour de la voiture. Il faisait un temps agréable, +l'air était calme et très doux: j'ai pris, tout habillé, un bain de +vapeurs froides. Le volume d'eau est considérable, et sa chute a près de +trois cents pieds. Je m'en approchai autant qu'il me parut possible; et +en un moment, je fus mouillé comme si j'eusse été plongé dans l'eau. + +Je retrouvai pourtant quelque chose des anciennes impressions lorsque je +fus assis dans la vapeur qui rejaillit vers les nues, au bruit si +imposant de cette eau qui sort d'une glace muette et coule sans cesse +d'une source immobile, qui se perd avec fracas sans jamais finir, qui se +précipite pour creuser des abîmes, et qui semble tomber éternellement. +Nos années et les siècles de l'homme descendent ainsi: nos jours +s'échappent du silence, la nécessité les montre, ils glissent dans +l'oubli. Le cours de leurs fantômes pressés s'écroule avec un bruit +uniforme, et se dissipe en se répétant toujours. Il en reste une fumée +qui monte, qui rétrograde, et dont les ombres déjà passées enveloppent +cette chaîne inexplicable et inutile, monument perpétuel d'une force +inconnue, expression bizarre et mystérieuse de l'énergie du monde. + +Je vous avoue qu'Imenstròm, et mes souvenirs, et mes habitudes, et mes +projets d'enfant, mes arbres, mon cabinet, que tout ce qui a pu +distraire mes affections, fut bien petit, bien misérable à mes yeux. +Cette eau glaciale, active, pénétrante, et comme remplie de mouvement, +ce fracas solennel d'un torrent qui tombe, ce nuage qui s'élance +perpétuellement dans les airs, cette situation du corps et de la pensée, +dissipa l'oubli où des années d'efforts parvenaient peut-être à me +plonger. + +Séparé de tous les lieux par cette atmosphère d'eau et par ce bruit +immense, je voyais tous les lieux devant moi, je ne me voyais plus dans +aucun. Immobile, j'étais ému pourtant d'un mouvement extraordinaire. En +sécurité au milieu des ruines menaçantes, j'étais comme englouti par les +eaux et vivant dans l'abîme: j'avais quitté la terre, et je jugeais ma +vie ridicule; elle me faisait pitié: un songe de la pensée remplaça ces +jours puérils par des jours employés. Je vis plus distinctement que je +ne les avais jamais vues, ces pages heureuses et éloignées du rouleau +des temps. Les Moïse, les Lycurgue prouvèrent indirectement au monde +leur possibilité: leur existence future m'a été prouvée dans les +Alpes....................... + + * * * * * + + * * * * * + +Quand les hommes des temps où il n'était pas ridicule d'être un homme +extraordinaire, se retiraient dans une solitude profonde et dans les +antres des montagnes, ce n'était pas seulement pour méditer les +institutions qu'ils préparaient, on peut aussi penser chez soi, et s'il +faut du silence, on peut le trouver dans une ville: ce n'était pas +seulement pour en imposer aux peuples, un simple miracle de la _magie_ +eût été plutôt fait et n'eût pas eu moins de pouvoir sur les +imaginations. Mais l'âme la moins assujettie n'échappe pas entièrement à +l'empire de l'habitude, à cette conclusion si persuasive pour la foule +et spécieuse pour le génie lui-même, à cet argument de la routine qui +tire de l'état le plus ordinaire de l'homme, un témoignage naturel et +une preuve de sa destination. Il faut se séparer des choses humaines non +pas pour voir comment elles pourraient être autrement, mais pour oser le +croire. On n'a pas besoin de cet isolement pour imaginer les moyens +qu'on veut employer, mais pour en espérer le succès. On va dans la +retraite, on y vit; l'habitude des choses anciennes s'affaiblit, +l'extraordinaire est jugé sans partialité, il n'est plus romanesque: on +y croit, on revient, on réussit. + + * * * * * + + * * * * *[88] + +Je me rapprochai de la route avant le retour de Fonsalbe: j'étais très +mouillé; il prétendit qu'on eût pu arriver jusqu'à l'endroit même de la +chute sans cet inconvénient-là. C'est où je l'attendais; il réussit +d'abord: mais la colonne d'eau qui s'élève était très mobile, quoiqu'il +n'y eût aucun vent sensible dans la vallée. Nous allions nous retirer +lorsque en une seconde il fut inondé; alors il se laissa entraîner, et +je le menai à la place même où je m'étais assis: mais je craignais que +les variations inopinées de la pression de l'air n'affectassent sa +poitrine, bien moins forte que la mienne, nous nous retirâmes presque +aussitôt. J'avais essayé en vain de m'en faire entendre autrement que +par signes; mais lorsque nous fûmes éloignés de plusieurs toises, je lui +demandai avant que son étonnement cessât, ce que devenaient dans une +semblable situation les petites habitudes de l'homme, et même ses +affections les plus puissantes et les passions qu'il croit indomptables. + +Nous nous promenions, allant et revenant de la cascade à la route. Nous +convînmes que l'homme le plus fortement organisé peut n'avoir aucune +passion positive, malgré son aptitude à toutes; et qu'il y eut plusieurs +fois de tels hommes, soit parmi les maîtres des peuples, soit parmi les +mages, les gymnosophistes ou les sages, soit parmi les fidèles vrais et +persuadés de certaines religions, comme l'islamisme ou le christianisme. + +L'homme supérieur a toutes les facultés de l'homme; il peut éprouver +toutes les affections humaines; il s'arrête aux plus grandes de celles +que sa destinée lui donne. Celui qui fait céder de grandes pensées à des +idées petites ou personnelles; celui qui ayant à faire ou à décider des +choses importantes, est ému par de petites affections et des intérêts +misérables, n'est pas un homme supérieur. + +L'homme supérieur voit toujours au-delà de ce qu'il est et de ce qu'il +fait; loin de rester derrière sa destinée, il devance toujours ce +qu'elle peut lui permettre: et ce mouvement naturel de son âme, n'est +point la passion du pouvoir et des grandeurs. Il est au-dessus des +grandeurs et du pouvoir: il aime ce qui est utile, noble et juste; il +aime ce qui est beau. Il reçoit la puissance parce qu'il en faut pour +établir ce qui est utile et beau: mais il aimerait une vie simple, parce +qu'une vie simple peut être pure et belle. Il fait quelquefois ce que +les passions humaines peuvent faire; mais il y a dans lui une chose +impossible, c'est qu'il le fasse par passion. Non seulement l'homme +supérieur, le véritable homme d'Etat n'est point passionné pour les +femmes, n'aime point le jeu, n'aime point le vin: mais je prétends qu'il +n'est pas même ambitieux. Quand il fait comme ces êtres nés pour le +regarder avec surprise, il ne le fait point par les mobiles qu'ils +connaissent. Il n'est ni défiant, ni confiant; ni dissimulé, ni ouvert; +ni reconnaissant, ni ingrat; il n'est rien de tout cela: son coeur +attend, son intelligence conduit. Pendant qu'il est à sa place, il +marche à sa fin qui est l'ordre en grand, et une amélioration du sort +des hommes. Il voit, il veut, il fait. Il est juste et absolu. Celui +dont on peut dire, il a tel faible ou tel penchant, est un homme comme +les autres. Mais l'homme né pour gouverner, gouverne: il est le maître, +et n'est rien autre chose. + + + + +LETTRE LXXXV + +DATX +Im., 12 octobre, IX. + + +Je le craignais aussi, il était naturel de penser que cette sorte de +mollesse où mon ennui m'a jeté, deviendrait bientôt une habitude presque +insurmontable: mais quand j'y ai songé davantage, j'ai cru voir que je +n'avais rien à en craindre, que le mal était déjà dans moi, et qu'il me +serait toujours trop naturel d'être ainsi dans des circonstances +semblables aux circonstances présentes. J'ai cru voir de même que dans +une autre situation j'aurais toujours un autre caractère. La manière +dont je végète dans l'ordre de choses où je me trouve n'aura aucune +influence sur celle que je prendrais si les temps venaient à me +prescrire autant d'activité que maintenant ils en demandent peu de moi. +Que me servirait de vouloir rester debout à l'heure du repos, ou vivant +dans ma tombe? Un homme laborieux et qui ne veut point perdre le jour, +doit-il pour cela se refuser au sommeil de la nuit? Ma nuit est trop +longue à la vérité: mais est-ce ma faute si les jours sont courts, si +les nuits sont ténébreuses dans la saison où je suis né? Je veux, comme +un autre, me montrer au-dehors quand l'été viendra; en attendant je dors +auprès du feu pendant les frimas. Je crois que Fonsalbe devient dormeur +comme moi. C'est une bizarrerie bien digne de la misère de l'homme, que +notre manière triste et tranquille dans la plus belle retraite d'un si +beau pays, et dans l'aisance au milieu de quelques infortunés plus +contents que nous ne le serons jamais. + +Il faut que je vous apprenne quelque chose de nos manies, vous trouverez +qu'habituellement notre langueur n'a rien d'amer. Il est inutile de vous +dire que je n'ai point une nombreuse livrée: à la campagne et dans notre +manière de vivre, les domestiques ont leurs occupations; les cordons +pourraient aller dix fois avant que personne vînt. J'ai cherché la +commodité et non l'appareil: j'ai d'ailleurs évité les dépenses sans +but; et j'aime autant me fatiguer moi-même à verser de l'eau d'une +carafe dans un verre, que de sonner pour qu'un laquais vigoureux accoure +le faire depuis l'extrémité de la maison. Comme Fonsalbe et moi nous ne +faisons guère un mouvement l'un sans l'autre, un cordon communique de +sa chambre à coucher à la mienne, et à mon cabinet. La manière de le +tirer varie: nous nous avertissons ainsi, non pas selon le besoin, mais +selon nos fantaisies; en sorte que le cordon va très souvent. + +Plus ces fantaisies sont burlesques, plus elles nous amusent. Ce sont +les jouets de notre oisiveté: nous sommes princes en ceci; et, sans +avoir d'Etats à gouverner, nous suivons des caprices un peu bouffons. +Nous croyons, comme eux, que c'est toujours quelque chose que d'avoir +ri; avec cette différence néanmoins que notre rire ne mortifiera +personne. Quelquefois une puérilité nous arrête pendant que nous +comptons les mondes avec Lambert: quelquefois, encore remplis de +l'enthousiasme de Pindare, nous nous amusons de la démarche imposante +d'un poulet d'Inde, ou des manières athlétiques de deux matous épris +d'amour qui se disputent leur héroïne. + +Depuis quelque temps nous nous sommes avisés de convenir que celui qui +serait une demi-heure sans pouvoir se rendormir, éveillerait l'autre +afin qu'il eût aussi son heure de patience; et que celui qui ferait un +songe bien comique, ou de nature à produire une émotion forte, en +avertirait aussitôt, afin que le lendemain en prenant le thé on +l'expliquât selon l'antique science secrète. + +Je puis maintenant me jouer un peu avec le sommeil: je commence à le +retrouver depuis que j'ai renoncé au café, depuis que je ne prends de +thé que fort modérément et que je le remplace quelquefois par de la +groseille, du petit-lait, ou simplement par un verre d'eau. Je dormais +sans m'en apercevoir pour ainsi dire, et sans repos comme sans +jouissance. En m'endormant et en m'éveillant, j'étais absolument le même +qu'au milieu du jour; mais à présent j'obtiens, pendant quelques +minutes, ce sentiment des progrès du sommeil, cet affaiblissement +voluptueux qui annonce l'oubli de la vie, et dont le retour journalier +la rend supportable aux malheureux en la suspendant, en la divisant sans +cesse. Alors on est bien au lit, même Lorsqu'on n'y dort point. Vers le +matin je me mets sur l'estomac. Je ne dors pas, je ne suis pas éveillé; +je suis bien. C'est alors que je rêve en paix. Dans ces moments de +calme, j'aime à voir la vie; il me semble alors qu'elle m'est étrangère; +je n'y ai point de rôle. Ce qui m'arrête surtout maintenant, c'est le +fracas des moyens et le néant des résultats; cet immense travail des +êtres, et cette fin incertaine, stérile et peut-être contradictoire, ou +ces fins opposées et vaines. La mousse mûrit sur la roche battue des +flots; mais son fruit périra. La violette fleurit inutile sous le +buisson du désert. Ainsi l'homme désire, et mourra. Il naît au hasard, +il s'essaie sans but, il lutte sans objet, il sent et pense en vain, il +passe sans avoir vécu; et celui qui obtient de vivre, passera aussi. +César a gagné cinquante batailles, il a vaincu la terre; il a passé. +Mahomet, Pythagore ont passé. Le cèdre qui ombrageait les troupeaux a +passé comme le gramen que les troupeaux foulaient. + +Plus on cherche à voir, plus on se plonge dans la nuit. Tous agissent +pour se conserver et se reproduire: la fin de leurs actions est visible; +comment celle de leur être ne l'est-elle point? L'animal a les organes, +les forces, l'industrie pour subsister et se perpétuer: il agit pour +vivre et il vit: il agit pour se reproduire, et il se reproduit. Mais +pourquoi vivre; pourquoi se perpétuer? Je n'entends rien à cela. La bête +broute et meurt: l'homme mange, et meurt. Un matin je songeais à tout ce +qu'il fait avant de mourir; j'eus tellement besoin de rire que je tirai +deux fois le cordon; mais en déjeunant nous ne pûmes jamais rire: ce +jour-là Fonsalbe s'imagina de trouver du sérieux dans les arts, dans la +gloire, dans les hautes sciences, dans la métaphysique des trinités, je +ne sais quoi encore dans quoi. Depuis ce déjeuner, j'ai remis sur ma +table _De l'esprit des choses_, et j'en ai lu un volume presque entier. + +Je vous avoue que ce système de la réparation du monde ne me choque +point du tout. Il n'est pas moderne, mais cela ne peut lui donner que +plus d'autorité. Il est grand, il est spécieux: l'auteur est entré dans +ses profondeurs; et j'ai pris le parti de lui savoir gré de l'extrême +obscurité des termes, on en sera d'autant moins frappé de celle des +choses. Je croirais volontiers que cette hypothèse d'une dégradation +fortuite, et d'une lente régénération; d'une force qui vivifie, qui +élève, qui subtilise, et d'une autre qui corrompt et qui dégrade, n'est +pas le moins plausible de nos rêves sur la nature des choses. Je +voudrais seulement qu'on nous dît comment s'est faite, ou du moins +comment s'est dû faire cette grande révolution; pourquoi le monde +échappa ainsi à l'Eternel; comment il s'est pu qu'il le permît, ou qu'il +ne pût pas l'empêcher; et quelle force étrangère à sa puissance +universelle, a produit l'universel cataclysme? Ce système expliquera +tout, excepté la principale difficulté; mais le dogme oriental des Deux +Principes était plus clair. + +Quoi qu'il en puisse être sur une question si peu faite pour l'habitant +de la terre, je ne connais rien qui rende mieux raison du phénomène +perpétuel dont tous les accidents accablent notre intelligence, et +déconcertent notre curieuse avidité. Nous voyons tous les individus +s'agglomérer et se propager en espèces, pour marcher avec une force +multipliée et continue vers je ne sais quel but dont ils sont repoussés +sans cesse. Une industrie céleste produit sans relâche, et par des +moyens infinis. Un principe d'inertie, une force morte résiste +froidement; elle éteint, elle détruit en masse. Tous les agents +particuliers sont passifs: ils tendent néanmoins avec ardeur vers ce +qu'ils ne sauraient soupçonner; et le but de cette tendance générale, +inconnu d'eux, paraît l'être nécessairement de tout ce qui existe. Non +seulement le système des êtres semble plein de contrastes dans les +moyens, et d'oppositions dans les produits; mais la force qui le meut +paraît vague, inquiète, énervée ou balancée par une force +indéfinissable; la nature paraît empêchée dans sa marche, et comme +embarrassée et incertaine. + +Nous croirons discerner une lueur dans l'abîme, si nous entrevoyons les +mondes comme des sphères d'activité, comme des ateliers de régénération +où la matière travaillée graduellement et subtilisée par un principe de +vie, doit passer de l'état passif et brut, à ce point d'élaboration, de +ténuité, qui la rendra enfin susceptible d'être imprégnée de feu, et +pénétrée de lumière. Elle sera employée par l'intelligence, non plus +comme des matériaux informes, mais comme un instrument perfectionné, +puis comme un agent direct, et enfin comme une partie essentielle de +l'être unique, qui alors deviendra vraiment universel et vraiment un. + +Le boeuf est fort et puissant; il ne le sait même pas: il absorbe une +multitude de végétaux, il dévore un pré; quel grand avantage en va-t-il +retirer? Il rumine, il végète pesamment dans l'étable où l'enferme un +homme triste, pesant, inutile comme lui. L'homme le tuera, il le +mangera, il n'en sera pas mieux; et après que le boeuf sera mort, l'homme +mourra. Que restera-t-il de tous deux? un peu d'engrais qui produira des +herbes nouvelles, et un peu d'herbe qui nourrira des chairs nouvelles. +Quelle vaine et muette vicissitude de vie et de mort! quel froid +univers! Et comment est-il bon qu'il soit au lieu de n'être pas? + +Mais si cette fermentation silencieuse et terrible qui semble ne +produire que pour immoler, ne faire que pour que l'on ait été, ne +montrer les germes que pour les dissiper, ou n'accorder le sentiment de +la vie que pour donner le frémissement de la mort; si cette force qui +meut dans les ténèbres la matière éternelle, lance quelques lueurs pour +essayer la lumière; si cette puissance qui combat le repos et qui promet +la vie, broie et pulvérise son oeuvre afin de la préparer pour un grand +dessein; si ce monde où nous paraissons n'est que l'essai du monde; si +ce qui est, ne fait qu'annoncer ce qui doit être; cette surprise que le +mal visible excite en nous ne paraît-elle pas expliquée? Le présent +travaille pour l'avenir; l'arrangement du monde est que le monde actuel +soit consumé; ce grand sacrifice était nécessaire, et n'est grand qu'à +nos yeux. Nous passons dans l'heure du désastre, mais il le fallait; et +l'histoire des êtres d'aujourd'hui est dans ce seul mot, ils ont vécu. +L'ordre fécond et invariable sera le produit de la crise laborieuse qui +nous anéantit: l'oeuvre est déjà commencée; et les siècles de vie +subsisteront quand nous, nos plaintes, notre espérance et nos systèmes +auront à jamais passé. + +Voilà ce que les Anciens pressentaient: ils conservaient le sentiment de +la détresse de la terre. Cette idée vaste et profonde a produit les +institutions des premiers âges; elles durèrent dans la mémoire des +peuples comme le grand monument d'une mélancolie sublime. Mais des +hordes restées barbares, et des hordes formées par quelques fugitifs qui +avaient oublié les traditions antiques en errant dans leurs forêts, des +Pélasges, des Scythes, des Scandinaves ont répandu les dogmes gothiques, +les fictions des versificateurs, et la fausse magie[89] des sauvages: +alors l'histoire des choses en est devenue l'énigme jusqu'au jour où un +homme étonnant qui a trop peu vécu, s'est mis à déchirer quelque partie +du voile étendu par les barbares[90]. + +Ensuite je fais un mouvement qui me distrait, je change d'attitude, et +je ne revois plus rien de tout cela. + +D'autres fois je me trouve dans une situation indéfinissable; je ne dors +ni ne veille, et cette incertitude me plaît beaucoup. J'aime à mêler, à +confondre les idées du jour et celles du sommeil. Souvent il me reste un +peu de l'agitation douce que laisse un songe animé, effrayant, +singulier, rempli de ces rapports mystérieux et de cette incohérence +pittoresque qui amusent l'imagination. + +Le génie de l'homme éveillé n'atteindrait pas ce que lui présentent les +caprices de la nuit. Il y a quelque temps que je vis une éruption de +volcans; mais jamais l'horreur des volcans ne fut aussi grande, aussi +épouvantable et aussi belle. Je voyais depuis un lieu élevé; j'étais, je +crois, à la fenêtre d'un palais, et plusieurs personnes étaient auprès +de moi. C'était pendant la nuit, mais elle était éclairée. La Lune et +Saturne paraissaient dans le ciel, entre des nuages épars, et entraînés +rapidement quoique tout le reste fût calme. Saturne était près de la +Terre; il paraissait plus grand que la Lune, et son anneau, blanc comme +le métal que le feu va mettre en fusion, éclairait la plaine immense +cultivée et peuplée. Une longue chaîne, très éloignée, mais bien +visible, de monts neigeux, élevés, uniformes, réunissait la plaine et +les cieux. J'examinais; un vent terrible passe sur la campagne, enlève +et dissipe culture, habitations, forêts; et en deux secondes ne laisse +qu'un désert de sable aride, rouge et comme embrasé par un feu +intérieur. Alors l'anneau de Saturne se détache, il glisse dans les +cieux, il descend avec une rapidité sinistre, il va toucher la haute +cime des neiges; et en même temps elles sont agitées et comme +travaillées dans leurs bases, elles s'élèvent, s'ébranlent et roulent +sans changer, comme les vagues énormes d'une mer que le tremblement du +globe entier soulèverait. Après quelques instants, des feux vomis du +sommet de ces ondes blanches retombent des cieux où ils se sont élancés, +et coulent en fleuves brûlants. Les monts étaient pâles et embrasés +selon qu'ils s'élevaient ou s'abaissaient dans leur mouvement lugubre; +et ce grand désastre s'accomplissait au milieu du silence plus lugubre +encore. + +Vous pensez sans doute que dans cette ruine de la terre, je m'éveillai +plein d'horreur avant la catastrophe: mais mon songe n'a pas fini selon +les règles. Je ne m'éveillai point, les feux cessèrent, l'on se trouva +dans un grand calme: la nuit était obscure; on ferma les fenêtres, on se +mit à jaser dans le salon, nous parlâmes du feu d'artifice, et mon rêve +continua. + +J'entends dire et répéter que nos rêves dépendent de ce dont nous avons +été frappés les jours précédents. Je crois bien que nos rêves, ainsi que +toutes nos idées et nos sensations, ne sont composés que de parties déjà +familières et dont nous avons fait l'épreuve. Mais je pense que ce +composé n'a souvent pas d'autre rapport avec le passé. Tout ce que nous +imaginons ne peut être formé que de ce qui est; mais nous rêvons, comme +nous imaginons, des choses nouvelles, et qui n'ont souvent avec ce que +nous avons vu précédemment, aucun rapport que nous puissions découvrir. +Quelques-uns de ces rêves reviennent constamment de la même manière, et +semblables dans plusieurs de leurs moindres détails, sans que nous y +pensions durant l'intervalle qui s'écoule entre leurs diverses époques. +J'ai vu en songe des sites plus beaux que tous ceux des Alpes, plus +beaux que ceux que j'aurais pu imaginer, et je les ai vus toujours les +mêmes. Dès mon enfance je me suis trouvé, en rêve, auprès d'une des +premières villes de l'Europe. L'aspect du pays différait essentiellement +de celui des terres qui environnent réellement cette capitale que je +n'ai jamais vue: et toutes les fois que j'ai rêvé qu'étant en voyage, +j'approchais de cette ville, j'ai toujours trouvé le pays tel que je +l'avais rêvé la première fois, et non pas tel que je le sais être. + +Douze ou quinze fois peut-être, j'ai vu en rêve un lieu de la Suisse que +je connaissais déjà avant le premier de ces rêves: et néanmoins, quand +j'y passe ainsi en songe, je le vois toujours très différent de ce qu'il +est réellement, et toujours le même que je l'ai rêvé la première fois. + +Il y a plusieurs semaines que j'ai vu une vallée délicieuse, si +parfaitement disposée selon mes goûts, que je doute qu'il en existe de +semblables. La nuit dernière je l'ai vue encore: et j'y ai trouvé de +plus un vieillard, tout seul, qui mangeait de mauvais pain à la porte +d'une petite cabane fort misérable. «Je vous attendais, m'a-t-il dit, je +savais que vous deviez venir; dans quelques jours je n'y serai plus, et +vous trouverez ici du changement.» Ensuite nous avons été sur le lac, +dans un petit bateau qu'il a fait tourner en se jetant dans l'eau. +J'allai au fond; je me noyais, et je m'éveillai. + +Fonsalbe prétend qu'un tel rêve doit être prophétique, et que je verrai +un lac et une vallée semblables. Afin que le songe s'accomplisse, nous +avons arrêté que si je trouve jamais un pareil lieu, j'irai sur l'eau, +pourvu que le bateau soit bien construit, que le temps soit calme, et +qu'il n'y ait point de vieillard. + + + + +LETTRE LXXXVI + +DATX +Im., 16 novembre, IX. + + +Vous avez très bien deviné ce que je n'avais fait que laisser entrevoir. +Vous en concluez que déjà je me regarde comme un célibataire: et j'avoue +que celui qui se regarde comme destiné à l'être, est bien près de s'y +résoudre. + +Puisque la vie se trouve sans mouvement quand on lui ôte ses plus +honnêtes mensonges, je crois avec vous, que l'on peut perdre plus qu'on +ne gagne à se tenir trop sur la défensive, à se refuser à ce lien +hasardeux qui promet tant de délices, qui occasionne tant d'amertumes. +Sans lui la vie domestique est vide et froide, surtout pour l'homme +sédentaire. Heureux celui qui ne vit pas seul, et qui n'a pas à gémir de +ne point vivre seul! + +Je ne vois rien que l'on puisse de bonne foi nier ou combattre dans ce +que vous dites en faveur du mariage. Ce que je vous objecterai, c'est ce +dont vous ne parlez pas. + +On doit se marier, cela est prouvé: mais ce qui est devoir sous un +rapport, peut devenir folie, bêtise ou crime sous un autre. Il n'est pas +si facile de concilier les divers principes de notre conduite. On sait +que le célibat en général est un mal: mais que l'on puisse en blâmer tel +ou tel particulier, c'est une question très différente. Je me défends, +il est vrai, ce que je dis tend à m'excuser moi-même; mais qu'importe +que cette cause soit la mienne, si elle est bonne. Je ne veux faire en +sa faveur qu'une observation dont la justesse me paraît évidente: et je +suis bien aise de vous la faire à vous qui m'auriez volontiers contesté, +un certain soir, l'extrême besoin d'une réforme pour mettre de l'unité, +de l'accord, de la simplicité dans les règles de nos devoirs; à vous qui +m'avez accusé d'exagération lorsque j'avançais qu'il est plus difficile +et plus rare d'avoir assez de discernement pour connaître le devoir, que +de trouver assez de forces pour le suivre. Vous aviez pour vous de +grandes autorités anciennes et modernes: j'en avais d'aussi grandes; et +de très bonnes intentions peuvent avoir trompé sur cela les Solon, les +Cicéron, et d'autres encore. + +L'on suppose que notre code moral est fait. Il n'y a donc plus qu'à dire +aux hommes: suivez-le; si vous étiez de bonne foi, vous seriez toujours +justes[91]. Mais moi, j'ai le malheur de prétendre que ce code est +encore à faire: je me mets au nombre de ceux qui y voient des +contradictions, principes de fréquentes incertitudes, et qui plaignent +les hommes justes plus embarrassés dans le choix que faibles dans +l'exécution. J'ai vu des circonstances où je défie l'homme le plus +inaccessible à toute considération personnelle de prononcer sans douter, +et où le moraliste le plus exercé ne prononcera jamais aussi vite qu'il +est souvent nécessaire d'agir. + +Mais de tous ces cas difficiles, je n'en veux qu'un; c'est celui dont +j'ai à me disculper, et j'y reviens. Il faut rendre une femme heureuse, +et préparer le bonheur de ses enfants: il faut donc avant tout +s'arranger de manière à avoir la certitude, ou du moins la probabilité +de le pouvoir. On doit encore à soi-même et à ses autres devoirs futurs +de se ménager la faculté de les remplir, et par conséquent la +probabilité d'être dans une situation qui nous le permette, et qui nous +donne au moins la partie du bonheur nécessaire à l'emploi de la vie. +C'est autant une faute qu'une imprudence de prendre une femme qui +remplira nos jours de désordre, de dégoûts ou d'opprobre; d'en prendre +une qu'il faudra chasser ou abandonner; ou une avec qui tout bonheur +mutuel sera impossible. C'est une faute de donner la naissance à des +êtres pour qui on ne pourra probablement rien. Il fallait être à peu +près assuré, sinon de leur laisser un sort indépendant, du moins de leur +donner les avantages moraux de l'éducation, et les moyens de faire +quelque chose, de remplir dans la société un rôle qui ne soit ni +misérable ni déshonnête. + +Vous pouvez, en route, ne point choisir votre gîte, et considérer comme +supportable l'auberge que vous rencontrez. Mais vous choisirez au moins +votre domicile; vous ne vous fixerez pas pour la vie, vous n'acquerrez +pas un domaine sans avoir examiné s'il vous convient. Vous ne ferez donc +pas, au hasard, un choix plus important encore, et par lui-même, et +parce qu'il est irrévocable. + +Sans doute il ne faut pas aspirer à une perfection absolue ou +chimérique: il ne faut pas chercher dans les autres ce qu'on n'oserait +prétendre leur offrir soi-même, et juger ce qui se présente avec assez +de sévérité pour ne jamais atteindre ce qu'on cherche. Mais +approuverons-nous l'homme impatient qui se jette dans les bras du +premier venu, et qui sera forcé de rompre dans trois mois avec l'ami si +inconsidérément choisi, ou de s'interdire toute sa vie une amitié réelle +pour en conserver une fausse. + +Ces difficultés dans le mariage ne sont pas les mêmes pour tous; elles +sont en quelque sorte particulières à une certaine classe d'hommes, et +dans cette classe elles sont fréquentes et grandes. On répond du sort +d'autrui; on est assujetti à des considérations multipliées; et il peut +arriver que les circonstances ne permettent aucun choix raisonnable +jusqu'à l'âge de n'en plus espérer. + + + + +LETTRE LXXXVII + +DATX +20 novembre, IX. + + +Que la vie est mélangée: que l'art de s'y conduire est difficile! que de +chagrins pour avoir bien fait: que de désordres pour avoir tout sacrifié +à l'ordre: que de trouble pour avoir voulu tout régler quand notre +destinée ne voulait point de règle! + +Vous ne savez trop ce que je veux vous dire avec ce préambule; mais, +occupé de Fonsalbe, plein de l'idée de ses ennuis, de ce qui lui est +arrivé, de ce qui devait lui arriver, de ce que je sais, de ce qu'il m'a +appris, je vois un abîme d'injustices, de dégoûts, de regrets; et, ce +qui est plus déplorable, dans cette suite de misères je ne vois rien +d'étonnant, et rien qui lui soit particulier. Si tous les secrets +étaient connus, si l'on voyait dans l'endroit caché des coeurs l'amertume +qui les ronge, tous ces hommes contents, ces maisons agréables, ces +cercles légers ne seraient plus qu'une multitude d'infortunés rongeant +le frein qui les comprime, et dévorant la lie épaisse de ce calice de +douleurs dont ils ne verront point le fond. Ils voilent toutes leurs +peines; ils élèvent leurs fausses joies, ils s'agitent pour les faire +briller à ces yeux jaloux toujours ouverts sur autrui. Ils se placent +dans le point de vue favorable, afin que cette larme qui reste dans leur +oeil, lui donne un éclat apparent, et soit enviée de loin comme +l'expression du plaisir. La vanité sociale est de paraître heureux. +Tout homme se prétend seul à plaindre dans tout, et s'arrange de manière +à être félicité de tout. S'il parle au confident de ses peines, son oeil, +sa bouche, son attitude, tout est douleur; malgré la force de son +caractère, de profonds soupirs accusent sa destinée lamentable, et sa +démarche est celle d'un homme qui n'a plus qu'à mourir. Des étrangers +entrent; sa tête s'affermit, son sourcil s'élève, son oeil se fixe, il +fait entendre que les revers ne sauraient l'atteindre, qu'il se joue du +sort, qu'il peut payer tous les plaisirs; il n'est pas jusqu'à sa +cravate qui ne se trouve aussitôt disposée d'une manière plus heureuse; +et il marche comme un homme que le bonheur agite, et qui cède aux grands +desseins de sa destinée. + +Cette vaine montre, cette manie des beaux dehors n'est ignorée que des +sots; et pourtant presque tous les hommes en sont dupes. La fête où vous +n'êtes pas vous paraît un plaisir, au moment même où celle qui vous +occupe n'est qu'un fardeau de plus. Il jouit de cent choses! +dites-vous.--Ne jouissez-vous pas de ces mêmes choses, et de beaucoup +d'autres peut-être?--Je parais en jouir, mais ...--Homme trompé! ces mais +ne sont-ils pas aussi pour lui? Tous ces heureux se montrent avec leur +visage des fêtes, comme le peuple sort avec l'habit des dimanches. La +misère reste dans les greniers et dans les cabinets. La joie ou la +patience sont sur ces lèvres qu'on observe; le découragement, les +douleurs, la rage des passions et de l'ennui sont au fond des coeurs +ulcérés. Dans cette grande population, tout l'extérieur est préparé, il +est brillant ou supportable; l'intérieur est affreux. C'est à ces +conditions que nous avons obtenu d'espérer. Si nous ne pensions pas que +les autres sont mieux; et qu'ainsi nous pourrons être mieux nous-mêmes, +qui de nous traînerait jusqu'au bout ses jours imbéciles? + +Plein d'un projet beau, raisonné, mais un peu romanesque, Fonsalbe +partit pour l'Amérique espagnole. Il fut retenu à la Martinique par un +incident assez bizarre qui paraissait devoir être de peu de durée, et +qui eut pourtant de longues suites. Forcé d'abandonner enfin ses +desseins, il allait repasser la mer, et n'en attendait que l'occasion. +Un parent éloigné chez qui il avait demeuré pendant tout son séjour aux +Antilles, tombe malade, et meurt au bout de peu de jours. Il lui fait +entendre en mourant, que sa consolation serait de lui laisser sa fille, +dont il croyait faire le bonheur en la lui donnant. F*** qui n'avait +nullement pensé à elle, lui objecte qu'ayant vécu plus de six mois dans +la même maison sans avoir formé avec elle aucune liaison particulière, +il lui était sans doute, et lui resterait indifférent. Le père insiste, +il lui apprend que sa fille était portée à l'aimer, et qu'elle le lui +avait dit en refusant de contracter un autre mariage. F*** n'objecte +plus rien, il hésite; il met à la place de ses projets renversés, celui +de remplir doucement et honnêtement le rôle d'une vie obscure, de rendre +une femme heureuse, et d'avoir de bonne heure des enfants, afin de les +former: il songe que les défauts de celle qu'on lui propose sont ceux de +l'éducation, et que ses qualités sont naturelles; il se décide; il +promet. Le père meurt: quelques mois se passent: son fils et sa fille se +préparaient à diviser le bien qu'il leur avait laissé. On était en +guerre; des vaisseaux ennemis croisent devant l'île; on s'attend à un +débarquement. Sous ce prétexte, le futur beau-frère de F*** dispose +tout, comme pour se retirer subitement lorsqu'il le faudrait, et se +mettre en sûreté; mais pendant la nuit, il se rend à la flotte avec tous +les nègres de l'habitation, emportant ce qui pouvait être emporté. On a +su depuis qu'il s'était établi dans une île anglaise, où son sort ne fut +pas heureux. + +Sa soeur ainsi dépouillée, parut craindre que F*** ne l'abandonnât malgré +sa promesse. Alors il précipita son mariage pour lequel il eût attendu +le consentement de sa famille: mais ce soupçon, auquel il ne daigna +faire aucune autre réponse, n'était pas propre à augmenter son estime +pour une femme qu'il prit ainsi sans en avoir ni bonne ni mauvaise +opinion, et sans autre attachement que celui d'une amitié ordinaire. + +Une union sans amour peut fort bien être heureuse. Mais les caractères +se convenaient peu; ils se convenaient pourtant en quelque chose; et +c'est dans un semblable cas que l'amour serait bon, je pense, pour les +rapprocher tout à fait. La raison était peut-être une ressource +suffisante; mais la raison n'agit pleinement qu'au sein de l'ordre: la +fortune s'opposa à une vie suivie et réglée.............. + + * * * * * + + * * * * * + +On ne vit qu'une fois: on tient à son système quand il est en même temps +celui de la raison, et celui du coeur: on croit devoir hasarder le bien +qu'on ne pourra jamais faire si on attend des certitudes. Je ne sais si +vous verrez de même: mais je sens que F*** a bien fait; il en a été +puni, il devait l'être; a-t-il donc mal fait pour cela? Si on ne vit +qu'une fois ... Devoir réel, seule consolation d'une vie fugitive! sainte +morale! sagesse du coeur de l'homme! il n'a point manqué à vos lois. Il a +laissé certaines idées d'un jour, il a oublié nos petites règles: +l'habitué du coin, le législateur du quartier le condamneraient; mais +ces hommes de l'antiquité que trente siècles vénérèrent, ces hommes +justes et grands, ils auraient fait, ils ont fait comme lui........... + + * * * * * + +Plus je connais Fonsalbe, plus je vois que nous resterons ensemble. Nous +l'avons décidé ainsi; la nature des choses l'avait décidé avant nous: je +suis heureux qu'il n'ait pas d'état. Il tiendra ici votre place, autant +qu'un ami nouveau peut remplacer un ami de vingt années, autant que je +pourrai trouver dans mon sort une ombre de nos anciens songes. + +L'intimité entre F*** et moi devance le progrès du temps, et elle a déjà +le caractère vénérable de l'ancienneté. Sa confiance n'a point de +bornes; et comme c'est un homme très discret et naturellement réservé, +vous jugez si j'en sens le prix. Je lui dois beaucoup: ma vie est un peu +moins inutile, et elle deviendra tranquille malgré ce poids intérieur +qu'il peut me faire oublier quelquefois, mais qu'il ne saurait lever. Il +a rendu à mes déserts quelque chose de leur beauté heureuse, et du +_romantisme_ de leurs sites _alpestres_: un infortuné, un ami y trouve +des heures assez douces qu'il n'avait pas connues. Nous nous promenons, +nous jasons, nous allons au hasard; nous sommes bien quand nous sommes +ensemble. Je vois tous les jours davantage quels coeurs une destinée +contraire peut cacher parmi les hommes qui ne les connaissent pas, et +dans un ordre de choses où ils se chercheraient vainement eux-mêmes. + +Fonsalbe a vécu tristement dans de perpétuelles inquiétudes, et sans +jouir de rien: il a deux ou trois ans de plus que moi; il sent que la +vie s'écoule. Je lui disais: le passé est plus étranger pour nous que +l'existence d'un inconnu, il n'en reste rien de réel: les souvenirs +qu'il laisse sont trop vains pour être comptés comme des biens ou des +maux par un homme sage. Quel fondement peuvent avoir les plaintes ou les +regrets de ce qui n'est plus? Si vous eussiez été le plus heureux des +hommes, le jour présent serait-il meilleur? Si vous eussiez souffert +des maux affreux ... Il me laissait dire, mais je m'arrêtai moi-même. Je +sentis que s'il eût passé dix années dans un caveau humide, sa santé en +fût restée altérée; que les peines morales peuvent aussi laisser des +impressions ineffaçables; et que quand un homme sensé se plaint des +malheurs qu'il paraît ne plus éprouver, c'est leurs suites et leurs +conséquences diverses qu'il déplore. + +Quand on a volontairement laissé échapper l'occasion de bien faire, on +ne la retrouve ordinairement pas: et c'est ainsi qu'est punie la +négligence de ceux dont la nature était de faire le bien, mais que +retiennent les considérations du moment, ou les intérêts de leurs +passions. Quelques-uns de nous joignent à cette disposition naturelle la +volonté raisonnée de la suivre, et l'habitude de faire taire toute +passion contraire; leur unique intention, leur premier désir est de +jouer bien en tout le rôle d'homme, et d'exécuter ce qu'ils jugent être +bon: verront-ils sans regret s'éloigner d'eux toute possibilité de faire +bien ces choses qu'on ne peut faire qu'une fois; ces choses qui +n'appartiennent qu'à la vie privée, mais qui sont importantes parce que +très peu d'hommes songent réellement à les bien faire. + +Ce n'est pas une partie de la vie aussi peu étendue, aussi secondaire +qu'on le pense, de faire pour sa femme non pas seulement ce que le +devoir prescrit, mais ce qu'une raison éclairée conseille, et même tout +ce qu'elle permet. Bien des hommes remplissent avec honneur de grandes +fonctions publiques, qui n'eussent pas su agir dans leur intérieur, +comme F*** eût fait s'il eût eu une femme d'un esprit juste et d'un +caractère sûr, une femme qui fût ce qu'il fallait pour qu'il suivît sa +pensée. + +Les plaisirs de la confiance et de l'intimité sont grands entre des +amis: mais, animés et multipliés par tous ces détails qu'occasionne le +sentiment de la différence des sexes, ces plaisirs délicats n'ont plus +de bornes. Est-il une habitude domestique plus délicieuse que d'être bon +et juste aux yeux d'une femme aimée; de faire tout pour elle, et de n'en +rien exiger; d'en attendre tout ce qui est naturel et honnête, et de +n'en rien prétendre d'exclusif; de la rendre estimable, et de la laisser +à elle-même; de la soutenir, de la conseiller, de la protéger, sans la +gouverner, sans l'assujettir; d'en faire une amie qui ne cache rien et +qui n'ait rien à cacher, sans lui interdire des choses, indifférentes +alors, mais que d'autres tairaient et devraient s'interdire; de la +rendre la plus parfaite mais la plus libre qu'il se puisse, d'avoir sur +elle tous les droits afin de lui rendre toute la liberté qu'une âme +droite puisse accepter; et de faire ainsi, du moins dans l'obscurité de +notre vie, la félicité d'un être humain digne de recevoir le bonheur +sans le corrompre, et la liberté de l'esprit sans en être corrompu? + + + + +LETTRE LXXXVIII + +DATX +Im., 30 novembre, IX. + + +Il fait aujourd'hui le temps que j'aimerais pour écrire des riens +pendant cinq ou six heures, pour jaser de choses insignifiantes, pour +lire de bonnes parodies, pour _passer le temps_. Depuis plusieurs jours +je suis autant que jamais dans cette disposition; et vous auriez la +lettre la plus longue qu'on ait encore reçue à Bordeaux, si je ne devais +pas mesurer avec Fonsalbe la pente d'un filet d'eau qu'il veut amener +dans la partie la plus haute de mes prés, et qu'aucune sécheresse ne +pourra tarir, puisqu'il sort d'un petit glacier. Cependant on peut bien +prendre le temps de vous dire que le ciel est précisément tel que je +l'attendais. + +Ils n'ont pas besoin d'attendre, ceux qui vivent comme il convient, qui +ne prennent de la nature que ce qu'ils en ont arrangé à leur manière, et +qui sont les hommes de l'homme. Les saisons, le moment du jour, l'état +du ciel, tout cela leur est étranger. Leurs habitudes sont comme la +règle des moines: c'est une autre loi qui ne considère qu'elle-même; +elle ne voit point dans la loi naturelle un ordre supérieur, mais +seulement une suite d'incidents à peu près périodiques, une série de +moyens ou d'obstacles qu'il faut employer ou vaincre selon la fantaisie +des circonstances. Sans décider si c'est un mal ou non, j'avoue qu'il en +doit être ainsi. Les opérations publiques, et presque tous les genres +d'affaires, ont leur moment réglé longtemps d'avance: elles exigent, à +époque fixe, le concours de beaucoup d'hommes; on ne pourrait les faire, +on ne saurait comment s'entendre si elles suivaient d'autres convenances +que celles qui leur sont propres. Cette nécessité entraîne le reste: et +l'homme des villes, qui ne dépend plus des événements naturels, qui même +les voit ou le gêner souvent ou le servir par hasard, se décide, et doit +se décider à arranger ses habitudes selon son état, selon les habitudes +de ceux qu'il voit, selon l'habitude publique, selon l'opinion de la +classe dont il est, ou que ses prétentions envisagent. + +Une grande ville a toujours à peu près le même aspect, les occupations +et les délassements y sont toujours à peu près les mêmes, on prend donc +volontiers une manière d'être uniforme. Il serait effectivement fort +incommode de se lever dès le matin dans les longs jours, de se coucher +plus tôt en décembre. Il est agréable et salubre de voir l'aurore; mais +que ferait-on après l'avoir vue entre les toits, après avoir entendu +deux serins pendus à une lucarne _saluer_ le soleil levant? Un beau +ciel, une douce température, une nuit éclairée par la lune ne changent +rien à votre manière: vous finissez par dire, à quoi cela sert-il? et +même en trouvant mauvais l'ordre de choses qui le fait dire, il faudrait +convenir que celui qui le dit n'a pas tout à fait tort: et qu'on serait +au moins original si on allait faire lever exprès son portier et courir +de grand matin pour entendre les moineaux chanter sur le boulevard; si +on allait s'asseoir, à la fenêtre d'un salon, derrière les rideaux, pour +se séparer des lumières et du bruit, pour donner un moment à la nature, +pour voir avec recueillement l'astre des nuits briller dans le ruisseau. + +Mais dans mon ravin des Alpes, les jours de dix-huit heures ressemblent +peu aux jours de neuf heures. J'ai conservé quelques habitudes de la +ville parce que je les trouve assez douces, et même convenables pour moi +qui ne saurais prendre toutes celles du lieu: cependant avec quatre +pieds de neige et douze degrés de glace, je ne puis vivre précisément de +la même manière que quand la sécheresse allume les pins dans les bois, +et que l'on fait des fromages cinq mille pieds au-dessus de moi. + +Il me faut un certain mauvais temps pour agir au-dehors, un autre pour +me promener, un autre pour faire des courses, un autre pour rester +auprès du feu quoiqu'il ne fasse point froid, et un autre encore pour me +placer à la cheminée de la cuisine pendant que l'on fait ces choses du +ménage qui ne sont pas de tous les jours, et que je réserve autant qu'il +se peut pour ces moments-là. Vous voyez qu'afin de vous dire mon plan, +je mêle ce qui est déjà pratiqué à ce qui le sera seulement: je suppose +que j'ai déjà suivi mon genre de vie tel que je commence à le suivre en +effet, et tel que je le dispose pour les autres saisons et pour les +choses encore à faire. + +Je n'osais parler des beaux jours: il faut pourtant le confesser enfin, +je ne les aime pas; je veux dire que je ne les aime plus. Le beau temps +embellit la campagne, il semble y augmenter l'existence; on l'éprouve +généralement ainsi. Mais moi, je suis plus mécontent quand il fait très +beau. J'ai vainement lutté contre ce mal-être intérieur, je n'ai pas été +le plus fort; alors j'ai pris un autre parti beaucoup plus commode, j'ai +éludé le mal que je ne pouvais détruire. Fonsalbe veut bien condescendre +à ma faiblesse: les excès modérés de la table seront pour ces jours sans +nuages, si beaux à tous les yeux, et si accablants aux miens. Ils seront +les jours de la mollesse: nous les commencerons tard, et nous les +passerons aux lumières. S'il se rencontre des choses plaisantes à lire, +des choses d'un certain comique, on les met de côté pour ces +matinées-là. Après le dîner on s'enferme, avec du vin ou du punch. Dans +la liberté de l'intimité, dans la sécurité de l'homme qui n'a jamais à +craindre son propre coeur, trouvant quelquefois insuffisant et tout le +reste et l'amitié elle-même, avides d'essayer un peu cette folie que +nous avons perdue sans être sages, nous cherchons le sentiment actif et +passionné de la chose présente, à la place de ce sentiment exact et +mesuré de toutes choses, de ce concept silencieux qui refroidit l'homme +et surcharge sa faiblesse. + +Minuit arrive ainsi: et l'on est délivré ... oui, l'on est délivré du +temps; du temps précieux et irréparable, qu'il est souvent impossible de +ne pas perdre et plus souvent impossible d'aimer. + +Quand on a la tête inquiétée et dérangée par l'imagination, +l'observation, l'étude, par les dégoûts et les passions, par les +habitudes, par la raison, croyez-vous que ce soit une chose si facile +que d'avoir assez de temps, et surtout de n'en avoir jamais trop? Nous +sommes, il est vrai, des solitaires, des campagnards, mais nous avons +nos manies: nous sommes au milieu de la nature, mais nous l'observons. +D'ailleurs, je crois que même dans l'état sauvage, beaucoup d'hommes ont +trop d'esprit pour ne pas s'ennuyer. + +Nous avons perdu les passe-temps d'une société choisie; nous prétendons +nous en consoler en songeant aux ennuis, aux contraintes futiles et +inévitables de la société en général. Cependant n'aurait-on pu parvenir +à ne voir que des connaissances intimes? Que mettrons-nous à la place de +cette manière que les femmes seules peuvent avoir, qu'elles ont dans les +capitales de la France, de cette manière qu'elles rendent si heureuse, +et qui les rend aussi nécessaires à l'homme de goût qu'à l'homme +passionné? C'est par là que notre solitude est profonde, et que nous y +sommes dans le vide des déserts. + +A d'autres égards, je croirais que notre manière de vivre est à peu près +celle qui emploie mieux le temps. Nous avons quitté le mouvement de la +ville; le silence qui nous environne semble d'abord donner à la durée +des heures une constance, une immobilité qui attriste l'homme habitué à +précipiter sa vie. Insensiblement et en changeant de régime, on s'y fait +un peu. En redevenant calme, on trouve que les jours ne sont pas +beaucoup plus longs ici qu'ailleurs. Si je n'avais cent raisons, les +unes assez solides, les autres un peu misérables, de ne point vivre en +montagnard, j'aurais un mouvement égal, une nourriture égale, une +manière égale: sans agitation, sans espoir, sans désir, sans attente; +n'imaginant pas, ne pensant guère, ne voulant rien de plus, et ne +songeant à rien de nouveau, je passerais d'une saison à une autre, et du +temps présent à la vieillesse, comme on passe des longs jours aux jours +d'hiver sans apercevoir leur affaiblissement uniforme: quand la nuit +viendrait, j'en conclurais seulement qu'il faut des lumières; et quand +les neiges commenceraient, je dirais qu'il faut allumer les poêles. De +temps à autre j'apprendrais de vos nouvelles, et je quitterais un moment +ma pipe pour vous répondre que je me porte bien. Je deviendrais content: +je parviendrais à trouver l'anéantissement des jours assez rapide dans +la froide tranquillité des Alpes: je me livrerais à cette suite +d'incuriosité, d'oubli et de lenteur, où repose l'homme des montagnes +dans l'abandon de leurs grandes solitudes. + + + + +LETTRE LXXXIX + +DATX +Im., 6 décembre, IX. + + +J'ai voulu vous annoncer dès le jour même ce moment, jadis si désiré, +qui pourrait faire époque dans ma vie, si j'étais entièrement revenu de +mes songes, ou peut-être si je n'avais rien perdu de leur première +erreur. Je suis tout à fait chez moi: les travaux sont finis. C'est +enfin l'instant de prendre un train de vie qui emploie certaines heures, +et qui fasse oublier les autres: je puis faire ce que je veux, mais le +malheur est que je ne vois pas bien ce que je dois faire. + +C'est cependant une douce chose que l'aisance: on peut tout arranger, +suivre les convenances, choisir et régler. Avec de l'aisance, la raison +peut éviter le malheur dans la vie ordinaire. Les riches seraient +heureux s'ils avaient de l'aisance: mais les riches aiment mieux se +faire pauvres. Je plains celui que des circonstances impérieuses +réduisent à monter sa maison au niveau de ce qu'il possède. Il n'y a +point de bonheur domestique sans une certaine surabondance nécessaire à +la sécurité. Si l'on trouve plus de paix et de bonne humeur dans les +cabanes que dans les palais, c'est que l'aisance est bien plus rare dans +les palais que dans les cabanes. Les malheureux, au milieu de l'or, ne +savent comment vivre! S'ils avaient su borner leurs prétentions et +celles de leur famille, ils auraient tout, car l'or fait tout: mais dans +leurs mains inconsidérées, l'or ne fait rien. Ils le veulent ainsi: que +leurs goûts soient satisfaits! Mais dans notre médiocrité, donnons du +moins d'autres exemples. + +Pour n'être pas vraiment malheureux, il ne faut qu'un bien; on le nomme +raison, sagesse ou vertu. Pour être satisfait, je crois qu'il en faut +quatre, beaucoup de raison, de la santé, quelque fortune, et un peu de +ce bonheur qui consiste à avoir le sort pour soi. A la vérité, chacun de +ces trois autres biens n'est rien sans la raison, et la raison est +beaucoup sans eux. Elle peut les donner enfin, ou consoler de leur +perte; mais eux ne la donnent pas, et ce qu'ils donnent sans elle n'a +qu'un éclat extérieur, une apparence dont le coeur n'est pas longtemps +abusé. Avouons que l'on est bien sur la terre quand on peut et qu'on +sait. Pouvoir sans savoir, est fort dangereux: savoir sans pouvoir, est +inutile et triste. + +Pour moi, qui ne prétends pas vivre, mais seulement regarder la vie, je +ferai bien de me mettre à imaginer du moins le rôle d'un homme. Je veux +passer tous les jours quatre heures dans mon cabinet. J'appellerai cela +du travail; ce n'en est pas un pourtant, car il n'est pas permis de +poser une serrure ou d'ourler un mouchoir le jour du repos, mais on est +très libre de faire un chapitre du _Monde primitif_. Puisque j'ai résolu +d'écrire, je ne serais pas excusable si je ne le faisais pas +maintenant[92]. J'ai tout ce qu'il me faut, loisir, tranquillité, ennui, +bibliothèque bornée, mais suffisante; et au lieu de secrétaire, un ami +qui me fera continuer, et qui soutient qu'en écrivant on peut faire +quelque bien tôt ou tard. + +Avant de m'occuper des faiblesses des hommes, il faut que je vous parle +de la mienne pour la dernière fois. Fonsalbe avec qui je n'aurais pas +d'autres secrets, mais qui ne soupçonne rien de ceci, me fait sentir +tous les jours, et par sa présence, et par nos entretiens où le nom de +sa soeur revient si souvent, combien j'étais éloigné de cet oubli devenu +mon seul asile. + +Il a parlé de moi dans ses lettres à Mme Del***, et il l'a fait comme +de ma part. Je ne savais comment prévenir cela, ne pouvant en donner à +Fonsalbe aucune raison: mais j'en suis d'autant plus fâché qu'elle aura +dû juger contradictoire que je ne suivisse pas ce que moi-même j'avais +dit. + +Ne trouvez point bizarre l'amertume que je cherche dans ces souvenirs, +et les soins inutiles que je prends pour les éloigner, comme si je +n'étais pas sûr de moi. Je ne suis ni fanatique, ni incertain dans ma +droiture. Mes intentions me resteront soumises, mais ma pensée ne l'est +pas; et si j'ai toute l'assurance de l'homme qui veut ce qu'il doit, +j'ai toute la faiblesse de celui que rien n'a fixé. Cependant je n'aime +point; je suis trop malheureux pour cela. Comment donc se fait-il?... +Vous ne sauriez m'entendre, quand je ne m'entends pas moi-même. + +Il y a bien des années que je la vis, mais comme j'étais destiné à +n'avoir que le songe de mon existence, il en résulta seulement que son +souvenir restait fixé dans ma mémoire, et attaché au sentiment de +continuité de mon être. Voilà pour ces temps dont tout est perdu. + +Le besoin d'aimer était devenu l'existence elle-même, et le sentiment +des choses n'était que l'attente et le pressentiment de cette heure qui +commence la lumière de la vie. Mais si dans le cours insipide de mes +jours, il s'en trouvait un qui parût offrir le seul bien que la nature +contînt alors pour mon coeur, ce souvenir était dans moi comme pour m'en +éloigner. Sans avoir aimé, je me voyais dans une sorte d'impuissance +d'aimer désormais, ainsi que ces hommes en qui une passion profonde a +détruit le pouvoir de sentir une affection nouvelle. Ce souvenir n'était +pas l'amour, puisque je n'y trouvais point de consolation, point +d'aliment: il me laissait dans le vide, et il semblait m'y retenir: il +ne me donnait rien, et il semblait s'opposer à ce qu'il me fût donné +quelque chose. Je restais ainsi sans posséder ni l'ivresse heureuse que +l'amour soutient, ni cette mélancolie amère et voluptueuse dont aiment à +se consumer nos coeurs encore remplis d'un amour malheureux. + +Je ne veux point vous faire la fatigante histoire de mes ennuis. J'ai +caché dans mes déserts ma fortune sinistre: elle entraînerait ce qui +m'environne; elle a manqué vous envelopper vous-même. Vous avez voulu +tout quitter pour devenir triste et inutile comme moi, mais je vous ai +forcé de reprendre vos distractions. Vous avez cru même que j'en avais +aussi trouvé; j'ai entretenu doucement votre erreur. Vous avez su que +mon calme ressemblait au sourire du désespoir, j'aurais voulu que vous +y fussiez plus longtemps trompé: je prenais pour vous écrire le moment +où je riais ... où je ris de pitié sur moi-même, sur ma destinée, sur +tant de choses dont je vois les hommes gémir en répétant qu'elles vont +cesser. + +Je vous en dis trop: mais le sentiment de ma destinée m'élève et +m'accable; je ne puis chercher quelque chose en moi, sans y trouver le +fantôme de ce qui ne me sera jamais donné. + +C'est une nécessité qu'en vous parlant d'_elle_, je sois tout à fait +moi. Je n'entends pas bien quelle réserve je devais m'imposer en cela. +Elle sentait comme moi, une même langue nous était commune; sont-ils si +nombreux ceux qui s'entendent? Cependant je ne me livrais pas à tant +d'illusions. Je vous le répète, je ne veux point vous arrêter sur ces +temps que l'oubli doit effacer, et qui sont déjà dans l'abîme: le songe +du bonheur a passé avec leurs ombres dans la mort de l'homme et des +siècles. Pourquoi ces souvenirs exhalés d'un long trépas? ils viennent +étendre sur les restes vivants de l'homme l'amertume du sépulcre +universel où il descendra tout entier. Je ne cherche point à justifier +ce coeur brisé qui vous est trop bien connu, et qui ne conserve dans ses +ruines que l'inquiétude de la vie. Vous savez ses ennuis, ses espérances +éteintes, ses désirs inexplicables, ses besoins démesurés: ne l'excusez +pas, soutenez-le, relevez ses débris; rendez-lui, si vous en savez les +moyens, et le feu de la vie, et le calme de la raison, tout le mouvement +du génie, et toute l'impassibilité du sage: je ne veux point vous porter +à plaindre ses folies profondes. + +Enfin le hasard le plus inattendu me fit la rencontrer près de la Saône, +dans un jour de tristesse. Cet événement si simple m'étonna pourtant. Je +trouvai de la douceur à la voir quelquefois. Une âme ardente et +tranquille, fatiguée, désabusée, immense, devait fixer l'inquiétude et +le perpétuel supplice de mon coeur. Cette grâce de tout son être, ce fini +inexprimable dans le mouvement, dans la voix!... Je n'aime point: +souvenez-vous-en, et dites-vous bien tout mon malheur. + +Mais ma tristesse devenait plus constante et plus amère. Si Mme D*** +eût été libre, j'y eusse trouvé le plaisir d'être enfin malheureux à ma +manière: mais elle ne l'était point, et je me retirai avant qu'il me +devînt impossible de supporter ailleurs le poids du temps. Tout +m'ennuyait alors, mais actuellement tout m'est indifférent. Il arrive +même que quelque chose m'amuse; je pouvais donc vous parler de tout +ceci. Je ne suis plus fait pour aimer, je suis éteint. Peut-être +serais-je bon mari; j'aurais beaucoup d'attachement. Je commence à +songer aux plaisirs de l'amour, je ne suis plus digne d'une amante. +L'amour lui-même ne me donnerait plus qu'une femme, et un ami. Comme nos +affections changent! comme le coeur se détruit; comme la vie passe, avant +de finir! + +Je vous disais donc combien j'aimais à être ennuyé avec elle de tout ce +qui fait les _délices_ de la vie: j'aimais bien plus les soirées +tranquilles. Cela ne pouvait pas durer. + +Il m'est arrivé, rarement mais quelquefois, d'oublier que je suis sur la +terre comme une ombre qui s'y promène, qui voit, et ne peut rien saisir. +C'est là ma loi, quand j'ai voulu m'y soustraire, j'en ai été puni: +quand l'illusion commence, mes misères s'aggravent. Je me suis senti à +côté du bonheur, j'en ai été épouvanté. Peut-être ces cendres que je +crois éteintes se seraient-elles ranimées. Il fallut partir. + +Maintenant je suis dans un vallon perdu. Je m'attache à oublier de +vivre. J'ai cherché le thé pour m'affaiblir, et jusqu'au vin pour +m'égarer. Je bâtis, je cultive; je me joue avec tout cela. J'ai trouvé +quelques bonnes gens, et je compte aller au _cabaret_[93] pour découvrir +des hommes: je me lève tard, je me couche tard; je suis lent à manger; +je m'occupe de tout; j'essaie de toutes les attitudes; j'aime la nuit; +je presse le temps, je dévore mes heures froides, je suis avide de les +voir dans le passé. + +Fonsalbe est son frère: nous parlons d'elle, je ne puis l'en empêcher, +il l'aime beaucoup. Fonsalbe sera mon ami: je le veux, il est isolé. Je +le veux aussi pour moi: sans lui, que deviendrais-je? Mais il ne saura +pas combien l'idée de sa soeur est présente dans ces solitudes. Ces +gorges sombres! ces eaux romantiques! elles étaient muettes, elles le +seront toujours: cette idée n'y met point la paix de l'oubli du monde, +mais l'abandon des déserts. Un soir nous étions sous les pins: leurs +cimes agitées étaient remplies des sons de la montagne, nous parlions, +il la pleurait! Mais un frère a des larmes. + +Je ne fais point de serments, je ne fais point de voeux: je méprise ces +protestations si vaines, cette éternité que l'homme croit ajouter à ses +passions d'un jour. Je ne promets rien, je ne sais rien, tout passe, +tout homme change: mais je me trompe bien moi-même, ou il ne m'arrivera +pas d'aimer. Quand le dévot a rêvé sa béatitude, il n'en cherche plus +dans le monde terrestre; et s'il vient à perdre ses sublimes illusions, +il ne trouve aucun charme dans les choses trop inférieures aux premiers +songes. + +Et elle traînera la chaîne de ses jours avec cette force désabusée, avec +ce calme de la douleur qui lui va si bien. Plusieurs de nous seraient +peut-être moins à leur place s'ils étaient moins loin d'être heureux. +Cette vie passée dans l'indifférence au milieu de tous les agréments de +la vie, et dans l'ennui avec une santé inaltérable; ces chagrins sans +humeur, cette tristesse sans amertume, ce sourire des peines cachées; +cette simplicité qui abandonne tout quand on pourrait tout prétendre, +ces regrets sans plainte, cet abandon sans effort, ce découragement dont +on dédaigne l'affliction; tant de biens négligés, tant de pertes +oubliées, tant de facultés dont on ne veut plus rien faire: tout cela +est plein d'harmonie, et n'appartient qu'à elle. Contente, heureuse, +possédant tout ce qui semblait lui être dû, peut-être eût-elle moins été +elle-même. L'adversité est bonne à qui la porte ainsi: et je suppose que +le bonheur vînt maintenant, qu'en ferait-elle? il n'est plus temps. + +Que lui reste-t-il? Que nous restera-t-il dans cet abandon de la vie, +seule destinée qui nous soit commune? Quand tout échappe jusqu'aux rêves +de nos désirs; quand le songe de l'aimable et de l'honnête vieillit +lui-même dans notre pensée incertaine; quand l'image sublime de +l'harmonie dans sa grâce idéale, descend des lieux célestes, s'approche +de la terre et se trouve enveloppée de brumes et de ténèbres; quand rien +ne subsiste de nos besoins, de nos affections, de nos espérances; quand +nous passons nous-mêmes avec la fuite invariable des choses, et dans +l'inévitable instabilité du monde! mes amis, mes seuls amis, Elle que +j'ai perdue, Vous qui vivez loin de moi, vous qui seuls me donnez encore +le sentiment de la vie! Que nous restera-t-il, et que sommes-nous? + +S'il ne peut rester de nos sentiments fugitifs que le sentiment +accablant de leur mobilité; cherchons ce vrai immuable, seule conception +qui soutienne l'âme fatiguée du délire de nos espérances, plus navrée +encore et plus étonnée d'elle-même quand elle a perdu leur amertume. La +justice seule est évidente à tous; elle l'est à leur dernier comme à +leur premier moment: sa lumière ne changera pas. Vous la suivez en paix, +je la cherche dans mon inquiétude; et cette union du moins ne nous sera +pas ôtée. + + + + +SUPPLÉMENT DE 1833 + + + + +LETTRE XC[94] + +DATX +Imenstròm, 28 juin, X. + + +La soeur de Fonsalbe est ici, elle est venue sans être attendue, et dans +le dessein de rester seulement quelques jours avec son frère. + +Vous la trouveriez à présent aussi aimable, aussi remarquable, et plus +peut-être qu'elle ne le fut jamais. Cette apparition inopinée, le +changement des temps, d'ineffaçables souvenirs, les lieux, la saison, +tout semblait d'accord. Et il faut vous dire que s'il peut être une +beauté plus accomplie aux yeux d'un artiste, aucune ne réunirait +davantage ce qui fait généralement pour moi le charme des femmes. + +Nous ne pouvions ici la recevoir comme vous l'eussiez fait à Bordeaux; +mais, au pied de nos montagnes, il nous restait à nous arranger selon la +circonstance. On devait faucher deux prés, le soir, jusqu'à une heure +assez avancée, puis, de grand matin, pour éviter entièrement l'ardeur du +jour. J'avais déjà eu le projet de donner, dans cette occasion, quelque +encouragement à mes travailleurs: des musiciens furent appelés de Vevey +et de Lausanne. Une collation, ou, si on veut, un souper champêtre +commençant à minuit, et assez varié pour être du goût des faucheurs +mêmes, fut destiné à remplir l'intervalle entre les travaux du soir et +ceux du lendemain. + +Il arriva qu'un peu avant la fin du jour je passai devant un escalier de +six à sept marches. Elle était au-dessus; elle prononça mon nom. C'était +bien sa voix, mais avec quelque chose d'imprévu, d'inaccoutumé, de tout +à fait inimitable. Je regardai sans répondre, sans savoir que je ne +répondais pas. Une demi-jour fantastique, un voile aérien, un brouillard +l'environnait. C'était une forme indécise qui faisait presque +disparaître tout vêtement; c'était un parfum de beauté idéale, une +illusion voluptueuse, ayant un instant d'inconcevable vérité. Ainsi +devait finir mon erreur enfin connue. Il est donc vrai, me disais-je +deux pas plus loin, cet attachement tenait de la passion: le joug a +existé. De cette faiblesse ont dépendu d'autres incertitudes. Ces +années-là sont irrévocables; mais aujourd'hui demeure libre, aujourd'hui +est encore à moi. + +Je m'absentai, en prévenant Fonsalbe. Je m'avançai vers le haut de la +vallée. Je marchais sans bruit dans ma préoccupation attentive. J'étais +fortement averti; mais le prestige me suivait, et la puissance du passé +me paraissait invincible. Toutes ces idées d'aimer et de n'être plus +seul m'inondaient dans la tranquille obscurité d'un lieu désert. Il y +eut un moment où j'aurais dit, comme ceux dont plus d'une fois j'ai +condamné la mollesse: La posséder et mourir! + +Cependant, se figurer dans le silence que demain tout peut finir sur la +terre, c'est en même temps apprécier d'un regard plus ferme ce qu'on a +fait et ce qu'on doit faire des dons de la vie. Ce que j'en ai fait! +jeune encore, je m'arrête au moment fatal. Elle et le désert, ce serait +le triomphe du coeur. Non, l'oubli du monde, et sans elle, voilà ma loi. +L'austère travail et l'avenir! + +Je me trouvais placé au détour de la vallée; entre les rocs d'où le +torrent se précipite, et les chants que j'avais moi-même ordonnés: ils +commençaient au loin. Mais ces bruits de fête, le simple mouvement de +l'air les dissipait par intervalles, et je savais l'instant où ils +cesseraient. Le torrent au contraire subsistait dans sa force, +s'écoulant, mais s'écoulant toujours, à la manière des siècles. La fuite +de l'eau est comme la fuite de nos années. On l'a beaucoup redit; mais +dans plus de mille ans, on le redira: le cours de l'eau restera, pour +nous, l'image la plus frappante de l'inexorable passage des heures. Voix +du torrent au milieu des ombres, seule voix solennelle sous la paix des +cieux, sois seule entendue! + +Rien n'est sérieux s'il ne peut être durable. Vues de haut, que sont les +choses d'ont nous séparera notre dernier souffle? Hésiterai-je entre une +rencontre du hasard et les fins de ma destinée, entre une séduisante +fantaisie et le juste, le généreux emploi des forces de la pensée? Je +céderais à l'idée d'un lien imparfait, d'une affection sans but, d'un +plaisir aveugle! Ne sais-je pas les promesses, qu'en devenant veuve, +elle a faites à sa famille? Ainsi l'union entière se trouve interdite; +ainsi la question est simple, et ne doit plus m'arrêter. Qu'y aurait-il +de digne de l'homme dans l'amusement trompeur d'un stérile amour? +Consacrer au seul plaisir les facultés de la vie, c'est se livrer +soi-même à l'éternelle mort. Quelque fragiles que soient ces facultés, +j'en suis responsable: il faut qu'elles portent leurs fruits. Ces +bienfaits de l'existence, je les conserverai, je les honorerai, je ne +veux du moins m'affaiblir au-dedans de moi qu'à l'instant inévitable. +Profondeurs de l'espace, serait-ce en vain qu'il nous est donné de vous +apercevoir? La majesté de la nuit répète d'âge en âge: malheur à toute +âme qui se complaît dans la servitude! + +Sommes-nous faits pour jouir ici de l'entraînement des désirs? Après +cette attente, après les succès, que dirons-nous de la satisfaction de +quelques journées? Si la vie n'est que cela, elle n'est rien. Un an, dix +ans de volupté, c'est un futile amusement, et une trop prompte amertume! +Que restera-t-il de ces désirs, quand les générations souffrantes ou +follement distraites passeront sur nos cendres? Comptons pour peu de +chose ce qui se dissipe rapidement. Au milieu du grand jeu du monde, +cherchons un autre partage: c'est de nos fortes résolutions que quelque +effet subsistera peut-être.--L'homme est périssable.--Il se peut, mais +périssons en résistant, et, si le néant nous est réservé, ne faisons pas +que ce soit une justice. + +Vous le savez, je me décourageais, croyant que mes dispositions +changeaient déjà. Trop facilement je m'étais persuadé que ma jeunesse +n'était plus. Mais ces différences avaient eu pour cause, comme je crois +vous l'avoir dit depuis, des erreurs de régime, et cela est en grande +partie réparé. J'avais mal observé la mobilité qui me caractérise, et +qui contribue à mes incertitudes. C'est constamment une grande +inconstance, bien plus dans les impressions que dans les opinions, ou +même dans les penchants. Elle ne tient pas aux progrès des années; elle +redevient ce qu'elle était. L'habitude de me contenir et de réprimer +d'abord tous mes mouvements intérieurs m'en avait laissé méconnaître +souvent moi-même les oppositions. Mais, je le vois, à quarante ans de +distance, je ne différerai pas plus que cent fois je n'ai différé d'un +quart d'heure à l'autre. Ainsi est agitée, au milieu de l'air, la cime +d'un arbre trop flexible; et, si vous la regardez à une autre époque, +vous la verrez céder encore, mais céder de même. + +Chaque incident, chaque idée qui survient, les moindres détails +opportuns ou incommodes, quelques souvenirs, de légères craintes, toutes +ces émotions fortuites peuvent changer, à mes yeux, l'aspect du monde, +l'appréciation de nos facultés et la valeur de nos jours. Tandis qu'on +me parle de choses indifférentes, et que j'écoute avec tranquillité, +avec indolence; tandis que me reprochant ma froideur dans ces +conversations, je sais gré à ceux qui me la pardonnent, j'ai passé +plusieurs fois du dégoût de cette existence si bornée que tout +embarrasse et tout inquiète, au sentiment non moins naturel de la +curieuse variété des choses, ou de l'amusante sagacité qui nous appelle +à en jouir quelque temps encore. Néanmoins ce qui me paraît si +facilement offrir un autre aspect, c'est moins l'ensemble du grand +phénomène que chaque conséquence relative à nous, et moins l'ordre +général que ma propre aptitude. Cet ordre visible a deux faces; l'une +nous captive, et l'autre nous déconcerte: tout dépend d'une certaine +confiance en nous-mêmes. Sans cesse elle me manque, et elle renaît sans +cesse. Nous sommes si faibles, mais notre industrie a tant de dextérité! +Un hasard favorable, un vent plus doux, un rayon de lumière, le +mouvement d'une herbe fleurie, les gouttes de la rosée me disent que je +m'arrangerai de toute chose. Mais les nuages se rapprochent, le +bouvreuil ne chante plus, une lettre se fait attendre, ou dans mes +essais quelque pensée mal rendue restera inutile; je ne vois plus alors +que des obstacles, des lenteurs, de sourdes résistances, des desseins +trompés, les déplaisirs des heureux, les souffrances de la multitude, +et me voici le jouet de la force qui nous brisera tous. + +Du moins cette mobilité n'est pas de nature à ébranler les principes de +conduite. Il n'importe même que le but se présente seulement comme +vraisemblable, s'il est unique. Affermis en un sens, n'attendons pas +d'autres clartés: nous pouvons marcher dans les sentiers peu connus. +Ainsi tout se décide. Je suis ce que j'étais: si je le veux, je serai ce +que je pouvais être. Certainement c'est peu de chose; mais enfin ne +descendons plus au-dessous de nous-mêmes. + + + + +DATX +30 juin. + + +Je vous écris longuement. Je dis en beaucoup de paroles ce que j'aurais +pu vous apprendre en trois lignes, mais c'était ma manière, et +d'ailleurs j'ai du loisir. Rien ne m'occupe, rien ne m'attache; je me +sens encore suspendu dans le vide. Il me faut, je pense, un jour de +plus, un seul. Cela finira puisque je l'ai résolu; mais à présent tout +me semble attristé. Je ne suis pas indécis, mais ému jusqu'à une sorte +de stupeur et de lassitude. Je continue ma lettre pour m'appuyer sur +vous. + + * * * * * + +Je restai seul quelque temps encore. Déjà j'étais moins étranger à la +tranquille harmonie de la nature. Je rentrai pendant le souper avant que +les chants cessassent. + +Désormais n'attendez plus de moi, ni une paresse inexcusable, ni +l'ancienne irrésolution. La santé et l'aisance sont des facilités qu'on +ne réunit pas toujours: je les possède, et j'en ferai usage. Que cette +déclaration devienne ma règle. Si je parle aux hommes de leurs +faiblesses volontaires, ne convient-il pas que je ne m'en permette +aucune? Vous savez que jadis j'ai eu, dans mes vains projets, quelques +velléités africaines. Mais à cette époque, tout s'est accordé pour +rendre impraticable un dessein que d'ailleurs il aurait fallu mûrir +davantage, et maintenant il serait tard pour se livrer aux études qui en +prépareraient l'exécution. + +Que faire donc? Je crois définitivement qu'il ne m'est donné que +d'écrire.--Sur quels sujets?--Déjà vous le savez à peu près.--D'après +quel modèle?--Assurément je n'imiterai personne, à moins que ce ne soit +par une sorte de caprice, et dans un court passage. Je crois très +déplacé de prendre la manière d'un autre, si on peut en avoir une à soi. +Quant à celui qui n'a pas la sienne, c'est-à-dire qui n'est jamais +entraîné, jamais inspiré, à quoi lui sert d'écrire?--Quel style +enfin?--Ni rigoureusement classique, ni inconsidérément libre. Pour +mériter d'être lu, il faut observer les convenances réelles.--Mais qui +en jugera?--Moi apparemment. N'ai-je pas lu les auteurs qui +travaillèrent avec circonspection, comme ceux qui écrivirent avec plus +d'indépendance? C'est à moi de prendre, selon mes moyens, un milieu qui +convienne, d'un côté à mon sujet ou à mon siècle, et de l'autre à mon +caractère, sans manquer à dessein aux règles admises, mais sans les +étudier expressément.--Quelles seront les garanties de succès?--Les +seules naturelles. S'il ne suffit pas de dire des choses vraies, et de +s'efforcer de les exposer d'une manière persuasive, je n'aurai point de +succès: voilà tout. Je ne crois pas qu'il soit indispensable d'être +approuvé de son vivant, à moins qu'on ne se voie condamné au malheur +d'attendre de sa plume ses moyens de subsistance. + +Passez les premiers, vous qui demandez de la gloire présente, de la +gloire de salon. Passez, hommes de société, hommes considérables dans +les pays où tout dépend de ces accointances, vous qui êtes féconds en +idées du jour, en livres de parti, en expédients pour produire de +l'effet, et qui, même après avoir tout adopté, tout quitté, tout repris, +tout usé, trouvez encore à esquisser quelques pamphlets indécis, afin de +faire dire: le voilà avec ses mots expressifs et ingénieusement accolés, +bien qu'un peu rebattus. Passez les premiers, hommes séduisants et +séduits, car enfin vous passerez vite, et il est bon que vous ayez votre +temps; montrez-vous donc aujourd'hui dans votre adresse et votre +prospérité. + +Ne serait-on pas à peu près sûr de rendre un ouvrage utile, sans le +déshonorer par des intrigues pour hâter la célébrité de l'auteur? +Restez-vous dans la retraite, ou même vivez-vous sans bruit dans une +capitale; enfin, votre nom est-il inconnu, et votre livre ne +s'écoule-t-il pas? Qu'un certain nombre d'exemplaires en soient déposés +dans les principales bibliothèques, ou envoyés, sans en demander compte, +à des libraires dans les grandes villes; tôt ou tard cet écrit sera mis +à sa place avec autant de vraisemblance que si vous aviez mendié des +suffrages. + +Ainsi ma tâche est indiquée. Il ne me reste plus qu'à la remplir, si ce +n'est avec bonheur, avec éclat, du moins avec quelque zèle et quelque +dignité. Je renonce à diverses choses, me bornant presque à éviter la +douleur. Serai-je à plaindre dans la retraite, ayant l'activité, +l'espérance et l'amitié? Etre occupé sans devenir trop laborieux +contribue essentiellement à la paix de l'âme, de tous les biens le moins +illusoire. On n'a plus besoin de plaisirs, puisque les avantages les +plus simples donnent des jouissances: c'est ainsi que tant d'hommes +bien portants s'accommodent des aliments les moins recherchés. + +Qui ne voit que l'espérance est préférable aux souvenirs? Dans notre +vie, continuel passage, l'avenir importe seul: ce qui est arrivé +disparaît, et le présent même nous échappe s'il ne sert de moyen. +D'agréables traces du passé ne me paraissent un grand avantage que pour +les imaginations faibles, qui, après avoir été un peu vives, deviennent +débiles. Ces hommes-là, s'étant figuré les choses autrement qu'elles ne +doivent être, se sont passionnés. L'épreuve les a désabusés; ne pouvant +plus imaginer avec exagération, ils n'imaginent plus. Les fictions +vraies pour ainsi dire leur étant interdites, ils auraient besoin de +riants souvenirs; sans cela nulle pensée ne les flatte. Mais celui dont +l'imagination est puissante et juste peut toujours se faire une idée +assez positive des divers biens, lorsque le sort lui laisse du calme: il +n'est pas au nombre de ceux qui ne connaissent en cela que ce qu'ils ont +appris anciennement. + +Il me restera pour la douceur journalière de la vie notre correspondance +et Fonsalbe: ces deux liens me suffiront. Jusque dans nos lettres, +cherchons le vrai sans pesantes dissertations comme sans systèmes +opiniâtres: invoquons le vrai immuable. Quelle autre conception +soutiendrait l'âme, fatiguée quelquefois de ses vagues espérances, mais +bien plus étonnée d'elle-même, bien plus délaissée quand elle a perdu et +les langueurs, et les délices de cette active incertitude. La justice du +moins a son évidence. Généralement vous recevez en paix les lumières +morales; je les poursuis dans mon inquiétude: notre union subsistera. + +On n'est pas encore parvenu à se procurer l'autre partie des lettres +d'Oberman. On n'a recueilli que le fragment suivant qui s'est trouvé +sans date. + + + + +DERNIÈRE PARTIE D'UNE LETTRE + +SANS DATE CONNUE + + +...Que d'infortunés auront dit, de siècle en siècle, que les fleurs nous +ont été accordées pour couvrir notre chaîne, pour nous abuser tous au +commencement, et contribuer même à nous retenir jusqu'au terme! Elles +font plus, mais assez vainement peut-être: elles semblent indiquer ce +que nulle tête mortelle n'approfondira. + +Si les fleurs n'étaient que belles sous nos yeux, elles séduiraient +encore; mais quelquefois leur parfum entraîne, comme une heureuse +condition de l'existence, comme un appel subit, un retour à la vie plus +intime. Soit que j'aie chercher ces émanations invisibles, soit surtout +qu'elles s'offrent, qu'elles surprennent, je les reçois comme une +expression forte, mais précaire, d'une pensée dont le monde matériel +renferme et voile le secret. + +Les couleurs aussi doivent avoir leur éloquence: tout peut être symbole. +Mais les odeurs sont plus pénétrantes, sans doute parce qu'elles sont +plus mystérieuses, et que s'il nous faut dans notre conduite ordinaire +de palpables vérités, les grands mouvements de l'âme ont pour principe +une vérité d'un autre ordre, le vrai essentiel, et cependant +inaccessible dans nos voies chancelantes. + +Jonquille! violette! tubéreuse! vous n'avez que des instants afin de ne +pas accabler notre faiblesse, ou peut-être pour nous laisser dans +l'incertitude où s'agite notre esprit, tantôt généreux, tantôt +découragé. Non, je n'ai vu ni le sindrimal du Ceylan, ni le gulmikek de +Perse, ni le pé-gé-hong de la Chine méridionale, mais ce serait assez de +la jonquille ou du jasmin pour me faire dire que, tels que nous sommes, +nous pourrions séjourner dans un monde meilleur. + +Que veux-je? Espérer, puis n'espérer plus, c'est être ou n'être plus: +voilà l'homme, sans doute. Mais comment se fait-il qu'après les chants +d'une voie émue, après les parfums des fleurs, et les soupirs de +l'imagination, et les élans de la pensée, il faille mourir? + +Et il se peut que le sort le voulant ainsi, on entende s'approcher +secrètement une femme remplie de grâce aimante, et que derrière quelque +rideau, mais sûre d'être bien visible, à cause des rayons du couchant, +elle se montre sans autre voile pour la première fois, se recule vite, +et revienne d'elle-même, en souriant de sa voluptueuse résolution. Mais +ensuite il faudra vieillir. Où sont aujourd'hui les violettes qui +fleurirent pour d'anciennes générations? + +Il est deux fleurs silencieuses en quelque sorte, et à peu près dénuées +d'odeur, mais qui, par leur attitude assez durable, m'attachent à un +point que je ne saurais dire. Les souvenirs qu'elles suscitent ramènent +fortement au passé, comme si ces liens des temps annonçaient des jours +heureux. Ces fleurs simples, ce sont le barbeau des champs, et la hâtive +pâquerette, la marguerite des prés. + +Le barbeau est la fleur de la vie rurale. Il faudrait le revoir dans la +liberté des loisirs naturels, au milieu des blés, au bruit des fermes, +au chant des coqs (O), sur le sentier des vieux cultivateurs: je ne +voudrais pas répondre que cela quelquefois n'allât jusqu'aux larmes. + +La violette et la marguerite des prés sont rivales. Même saison, même +simplicité. La violette captive dès le premier printemps; la pâquerette +se fait aimer d'année en année. Elles sont l'une à l'autre ce qu'est un +portrait, ouvrage du pinceau, à côté d'un buste en marbre. La violette +rappelle le plus pur sentiment de l'amour: tel il se présente à des +coeurs droits. Mais enfin cet amour même, si persuasif et si suave, n'est +qu'un bel accident de la vie. Il se dissipe tandis que la paix des +campagnes nous reste jusqu'à la dernière heure. La marguerite est le +signe patriarcal de ce doux repos. + +Si j'arrive à la vieillesse, si, un jour, plein de pensées encore, mais +renonçant à parler aux hommes, j'ai auprès de moi un ami pour recevoir +mes adieux à la terre, qu'on place ma chaîne sur l'herbe courte, et que +de tranquilles marguerites soient là devant moi, sous le soleil, sous le +ciel immense, afin qu'en laissant la vie qui passe je retrouve quelque +chose de l'illusion infinie. + + + + +SUPPLÉMENT DE 1840 + + + + +LETTRE XCI + +DATX +Sans date connue[95]. + + +Je ne vous ai jamais conté l'embarras où je me suis vu, un jour que je +voulais franchir les Alpes d'Italie. + +Je viens de me rappeler fortement cette circonstance, en lisant quelque +part: «Nous n'avons peut-être reçu la vie présente que pour rencontrer, +malgré nos faiblesses, des occasions d'accomplir avec énergie ce que le +moment veut de nous.» Ainsi, employer toutes ses forces à propos, et +sans passion comme sans crainte, ce serait être pleinement homme. On a +rarement ce bonheur. Quant à moi, je ne l'ai éprouvé qu'à demi dans ces +montagnes, puisqu'il ne s'agissait que de mon propre salut. + +Je ne pourrai vous rendre compte de l'événement qu'avec des détails tout +personnels: il ne se compose pas d'autre chose. + +J'allais à la cité d'Aoste et j'étais déjà dans le Valais, lorsque +j'entendis un étranger dire, dans l'auberge, qu'il ne se hasarderait +point à passer sans guide le Saint-Bernard. Je résolus aussitôt de le +passer seul: je prétendis que d'après la disposition des gorges, ou la +direction des eaux, j'arriverais à l'hospice en devançant les muletiers, +et en ne prenant d'eux aucun renseignement. + +Je sortis de Martigny à pied par un temps très beau. Impatient de voir +du moins dans l'éloignement quelque site curieux, je marchais d'autant +plus vite qu'au-dessus de Saint-Branchier je n'apercevais rien de +semblable. Arrivé à Liddes, je me figurai que je ne trouverais plus +avant l'hospice aucune espèce d'hôtellerie. Celle de Liddes avait épuisé +sa provision de pain, et n'était pourvue d'aucun légume. Il y restait +uniquement un morceau de mouton, auquel je ne touchai pas. Je pris peu +de vin; mais, à cette heure inusitée, il n'en fallut pas plus pour me +donner un tel besoin d'ombre et de repos, que je m'endormis derrière +quelques arbustes. + +J'étais sans montre, et au moment de mon réveil je ne soupçonnai pas que +j'eusse demeuré là plusieurs heures. Quand je me remis en chemin, ce fut +avec la seule idée d'arriver au but: je n'avais plus d'autre espérance. +La nature n'encourage pas toujours les illusions que pourtant elle nous +destina. Aucune diversion ne s'offrait, ni la beauté des vallées, ni la +singularité des costumes, ni même l'effet de l'air accoutumé des +montagnes. Le ciel avait entièrement changé d'aspect. De sombres nuages +enveloppaient les cimes dont je m'approchais; toutefois cela ne put me +désabuser à l'égard de l'heure; puisque à cette élévation ils s'amassent +souvent avec promptitude. + +Peu de minutes après, la neige tombait en abondance. Je passai au +village de Saint-Pierre, sans questionner personne. J'étais décidé à +poursuivre mon entreprise, malgré le froid, et bien qu'au-delà il +n'existât plus de chemin tracé. De toute manière, il n'était plus +question de se diriger avec quelque certitude. Je n'apercevais les +rochers qu'à l'instant d'y toucher, mais je n'en cherchais d'autre cause +que l'épaisseur du nuage et de la neige. Quand l'obscurité fut assez +grande pour que la nuit seule pût l'expliquer, je compris enfin ma +situation. + +La glace vive au pied de laquelle j'arrivai, ainsi que le manque de +toute issue praticable pour des mulets, me prouvèrent que j'étais hors +de la voie. Je m'arrêtai, comme pour délibérer à loisir; mais un total +engourdissement des bras m'en dissuada aussitôt. S'il devenait +impraticable d'attendre le jour dans le lieu où j'étais parvenu, il +semblait également impossible de trouver le monastère, dont me +séparaient peut-être des abîmes. Un seul parti se présenta, de consulter +le bruit de l'eau, afin de me rapprocher du courant principal qui, de +chute en chute, devait passer auprès des dernières habitations que +j'eusse vues en montant. A la vérité j'étais dans les ténèbres, et au +milieu de roches dont j'aurais eu peine à sortir en plein jour. +L'évidence du danger me soutint. Il fallait ou périr, ou se rendre sans +trop de retard au village qui devait être distant de près de trois +lieues. + +J'eus assez promptement un succès; j'arrivai au torrent qu'il importait +de ne plus quitter. Si je m'étais engagé de nouveau dans les roches, +peut-être n'aurais-je pas su en redescendre. Nivelé à demi par l'effet +de siècles, le lit de la Drance devait présenter une aspérité moins +redoutable en quelques endroits que les continuelles anfractuosités des +masses voisines. Alors s'établit la lutte contre les obstacles; alors +commença la jouissance toute particulière que suscitait la grandeur du +péril. J'entrai dans le courant bruyant et inégal, avec la résolution de +le suivre jusqu'à ce que cette tentative hasardeuse se terminât ou par +quelque accident tout à fait grave, ou par la vue d'une lumière au +village. Je me livrai ainsi au cours de cette onde glaciale. Quand elle +tombait de haut, je tombais avec elle. Une fois la chute fut si forte +que je croyais le terme arrivé, mais un bassin assez profond me reçut. +Je ne sais comment j'en sortis: il me semble que les dents, à défaut des +mains, saisirent quelque avance de roche. Quant aux yeux, ils n'étaient +guère utiles, et je les laissais, je crois, se fermer lorsque +j'attendais un choc trop violent. J'avançais avec une ardeur que nulle +lassitude ne paraissait devoir suspendre, heureux apparemment de suivre +une impulsion fixe, de continuer un effort sans incertitude. Commençant +à me faire à ces mouvements brusques, à cette sorte d'audace, j'oubliais +le village de Saint-Pierre, seul asile auquel je pusse atteindre, +lorsqu'une clarté me l'indiqua. Je la vis avec une indifférence qui, +sans doute, tenait plus de l'irréflexion que du vrai courage, et +néanmoins je me rendis, comme je pus, à cette demeure dont les habitants +étaient auprès du feu. Un coin manquait au volet de la petite fenêtre de +leur cuisine: je dus la vie à cet incident. + +C'était une auberge comme on en rencontre dans les montagnes. +Naturellement il y manquait beaucoup de choses, mais j'y trouvai des +soins dont j'avais besoin. Placé à l'angle intérieur d'une vaste +cheminée, principale pièce de la maison, je passai une heure, ou +davantage, dans l'oubli de cet état d'exaltation dont j'avais entretenu +le singulier bonheur. Nul et triste depuis ma délivrance, je fis ce +qu'on voulut: on me donna du vin chaud, ne sachant pas que j'avais +surtout besoin d'une nourriture plus solide. + +Un de mes hôtes m'avait vu gravir la montagne vers la fin du jour +pendant ces bourrasques de neige que redoutent les montagnards mêmes, et +il avait dit ensuite dans le village: «Il a passé ce soir un étranger +qui allait là-haut; de ce temps-ci, c'est autant de mort.» Lorsque plus +tard ces braves gens reconnurent qu'effectivement j'eusse été perdu sans +le mauvais état de leur volet, un d'eux s'écria en patois: «Mon Dieu, ce +que c'est que de nous!» + +Le lendemain on m'apporta mes vêtements bien sèches et à peu près +réparés; mais je ne pus me défaire d'un frisson assez fort, et +d'ailleurs plusieurs pieds de neige sur le sol s'opposaient à ce que je +me remisse volontiers en route. Je passai la moitié de la journée chez +le curé de cette faible bourgade, et je dînai avec lui: je n'avais pas +mangé depuis quarante et quelques heures. Le jour suivant, la neige +ayant disparu sous le soleil du matin, je franchis sans guide les cinq +lieues difficiles, et les symptômes de fièvre me quittèrent pendant ma +marche. A l'hospice, où je fus bien accueilli, j'eus néanmoins le +malheur de ne pas tout approuver. Je trouvais déplacée une variété de +mets qu'en des lieux semblables je ne qualifiais pas d'hospitalité +attentive, mais de recherche; et il me sembla aussi que dans la +chapelle, cette église de la montagne, une simplicité plus solennelle +eût mieux convenu que la prétention des enjolivements. Je restai le soir +au petit village de Saint-Remi, en Italie. Le torrent de la Doire se +brise contre un angle des murs de l'auberge. Ma fenêtre resta ouverte, +et, toute la nuit, ce fracas m'éveilla ou m'assoupit alternativement, à +ma grande satisfaction. + +Plus bas, dans la vallée, je rencontrai des gens chargés de ces goîtres +énormes qui m'avaient beaucoup frappé de l'autre côté du Saint-Bernard, +à l'époque de mes premières incursions dans le Valais. A un quart de +lieue de Saint-Maurice, il est un village tellement garanti des vents +froids par sa situation très remarquable, que des lauriers ou des +grenadiers pourraient y subsister sans autre abri en toute saison; mais +assurément les habitants n'y songent guère. Trop bien préservés des +frimas, et dès lors affligés de crétinisme, ils végètent indifférents au +pied de leurs immenses rochers, ne sachant pas même ce que c'est que ce +mouvement des étrangers qui passent à si peu de distance de l'autre côté +du fleuve. Je résolus d'aller voir de plus près, en redescendant vers la +Suisse, ces hommes endormis dans une lourde ignorance, pauvres sans le +savoir, et infirmes sans précisément souffrir: je crois ces infortunés +plus heureux que nous. + + * * * * * + +Sans l'exactitude scrupuleuse de mon récit, il serait si peu susceptible +d'intérêt, que votre amitié même ne lui en trouverait pas. Pour moi, je +ne me rappelle que trop une fatigue que je ne ressentais pas alors, mais +qui m'a privé sans retour de la fermeté des pieds. J'oublierai moins +encore que, jusqu'à présent, les deux heures de ma vie où je fus le plus +animé, le moins mécontent de moi-même, le moins éloigné de l'enivrement +du bonheur, ont été celles où, pénétré de froid, consumé d'efforts, +consumé de besoin, poussé quelquefois de précipices en précipices avant +de les apercevoir et n'en sortant vivant qu'avec surprise, je me disais +toujours, et je disais simplement dans ma fierté sans témoins: Pour +cette minute encore, je veux ce que je dois, je fais ce que je veux. + + + + +NOTES DE L'EDITION DE 1833 + + +NOTE A (_Observations_) + +Oberman a besoin d'être un peu deviné. Il est loin, par exemple, de +prendre un parti définitif sur plusieurs questions qu'il aborde; mais +peut-être conclut-il davantage dans la suite de ses lettres. Jusqu'à +présent cette seconde partie manque presque entière. + + +NOTE B (_Lettre II_, p. 30[96], ligne 22) + +Il est à croire que le ciel de Genève ressemble beaucoup à celui des +lieux voisins. + + +NOTE C (_Lettre II_, p. 31, ligne 30) + +Cette hauteur peut être considérée comme se rattachant aux Alpes, mais +difficilement au Jura. + + +NOTE D (_Lettre VII_, p. 66, ligne 13) + +On ne sait pas précisément où commence ce qui est ici appelé _éther_. + + +NOTE E (_Lettre XX_, p. 91, ligne 31) + +Sans doute l'auteur de ces lettres aurait demandé grâce pour ces détails +et pour quelques autres, s'il en avait prévu la publication. + + +NOTE F (_Même lettre_, p. 93, ligne 11) + +Cette circonstance du tonneau est contestée pour plusieurs raisons. + +NOTE G (_Lettre XXXVIII_ [_3e fragment_], p. 158, ligne 11) + +On a fait plusieurs essais de paroles adaptées à cette _marche_ des +pasteurs. Un de ces morceaux, en patois de la Gruyère, contient +quarante-huit vers. + + _Les armaillis di Columbette + Dé bon matin sé son leva,_ etc. + +Une de ces sortes d'églogues, composée, dit-on, dans l'Appenzel, en +langage allemand, finit à peu près ainsi: «Retraites profondes, +tranquille oubli! O paix des hommes et des lieux, ô paix des vallées et +des lacs! pasteurs indépendants, familles ignorées, naïves coutumes! +donnez à nos coeurs le calme des chalets et le renoncement sous le ciel +sévère. Montagnes indomptées! froid asile! dernier repos d'une âme libre +et simple!» + + +NOTE H (_Lettre XLIII_, p. 191, ligne 7) + +L'auteur ne dit pas expressément ce qu'il entend ici par religion, mais +on voit qu'il s'agit en particulier de la croyance des Occidentaux. + + +NOTE I (_Lettre LXII_, p. 286, ligne 2) + +A cette lettre était joint ce qui suit: + +«Le _Manuel_ me fait souvenir de quelques autres morceaux que m'a aussi +communiqués le même savant. Ses recherches avaient moins pour objet ce +qu'il pouvait trouver précieux que ce qui lui paraissait original, ou +même bizarre. + +«Voici le plus court de ces morceaux de littérature, ou, si vous voulez, +de philosophie étrange. + +«Examinez toutefois: il se peut que les aperçus d'un homme du Danube ne +s'éloignent pas de la vérité.» + + +CHANT FUNÈBRE D'UN MOLDAVE. + +_Traduit de l'esclavon_ + +«Si nous sommes émus profondément, aussitôt nous songeons à quitter la +terre. Qu'y aurait-il de mieux, après une heure de délices? Comment +imaginer un autre lendemain à de grandes jouissances? Mourons: c'est le +dernier espoir de la volupté, le dernier mot, le dernier cri du désir. + +«Si vous désirez vivre encore, contenez-vous; suspendez ainsi votre +chute. Jouir, c'est commencer à périr; se priver, c'est s'arranger pour +vivre. La volupté apparaît à l'issue des choses, à l'un et à l'autre +terme; elle communique la vie, et elle donne la mort. L'entière volupté, +c'est la transformation. + +«Comme un enfant, l'homme s'amuse de peu de chose sur la terre, mais +enfin sa destination est de choisir parmi ce qu'elle offre. Quand ces +choix sont accomplis, c'est la mort qu'il veut voir: ce jeu longtemps +redouté pourra seul désormais lui faire impression. + +«N'avez-vous jamais désiré la mort? C'est que vous n'avez pas achevé +l'expérience de la vie. Mais si vos jours sont faciles et voluptueux, si +le sort vous poursuit de ses faveurs, si vous êtes au faîte, tombez; la +mort devient votre seul avenir. + +«On aime à s'approcher de la mort, à se retirer, à la considérer de +nouveau, jusqu'à ce que la saisir paraisse une forte joie. Que de beauté +dans la tempête! C'est qu'elle promet la mort. Les éclairs montrent les +abîmes, et la foudre les ouvre. + +«Quel plus grand objet de curiosité! Quel besoin plus impérieux! Il est +fini pour chacun de nous, selon ses forces, l'examen des choses du +monde. Mais derrière la mort se trouve la région immense avec toute sa +lumière, ou la nuit perpétuelle. + +«Ils redoutent moins la mort, les hommes d'un grand caractère, les +hommes de génie, les hommes qui sont dans la force de l'âge. Serait-ce +parce qu'ils ne croient pas à la destruction malgré leur indépendance, +et que d'autres y croient malgré leur foi? + +«La mort n'est pas un mal, puisqu'elle est universelle. Le mal c'est +l'exception aux lois suprêmes. Réunissons sans amertume ce qui est +nécessairement notre partage. Comme accident, et lorsqu'elle étonne, la +mort peut affliger; quand on y arrive naturellement, elle est +consolante. + +«Attendons et puis mourons. Si la vie actuelle n'est qu'une sujétion, +qu'elle finisse; si elle ne conduit à rien, s'il doit être inutile +d'avoir vécu, soyons délivrés de ce leurre. Mourons, ou pour vivre +réellement, ou pour ne plus feindre de vivre. + +«La mort reste inconnue. Lorsque nous l'interrogeons, elle n'est pas là; +quand elle se présente; quand elle frappe, nous n'avons plus de voix. La +mort retient un des mots de l'énigme universelle, un mot que la terre +n'entendra jamais.» + +Condamnerons-nous ce rêveur du Danube? Mettrons-nous au nombre des +vaines fantaisies de l'imagination toute idée étrangère à une frivolité +dont la multitude ne veut pas sortir? + +Peut-être, dans ces moments où semble commencer une heure de sommeil, +dans les campagnes, vers midi, peut-être avez-vous éprouvé une +impression indéfinissable, heureux sentiment d'une vie chancelante, pour +ainsi dire, mais plus naturelle et plus libre. Tous les bruits +s'éloignent, tous les objets échappent. Une pensée dernière se présente +avec tant de vérité qu'après cette sorte d'illusion demi-vivante, +imprévue et fugitive, il ne peut y avoir rien, si ce n'est l'entier +oubli, ou un réveil subit. + +Nous aurions à remarquer surtout de quoi se composent alors ces rapides +images. Souvent une femme apparaît. Il ne s'agit pas de grâce ordinaire, +de charme prolongé, de voluptueuse espérance. C'est plus que le plaisir, +c'est la pureté de l'idéal; c'est la possession entrevue comme un +devoir, comme un simple fait, comme une entraînante nécessité. Mais le +sein de cette femme exprime avec énergie qu'elle nourrira. Ainsi est +accomplie notre mission. Sans trouble et sans regret nous pourrions +mourir. Donner la vie et franchir, en fermant l'oeil, les bornes du monde +connu, voilà peut-être ce qu'il y a d'essentiel ici dans notre +destination. Le reste ne serait qu'un moyen assez indifférent de +consumer les autres minutes pour arriver au but. + +Je ne dis pas que ce léger rêve, dans les instants dont nous parlons, +que cette figure abrégée de la vie, au milieu du tranquille oubli de +tant de choses, que cette paisible et puissante émotion soit la même +chez la plupart des hommes. Je l'ignore; mais enfin elle ne m'est pas +particulière, sans doute. + +Transmettre la vie et la perdre, ce serait dans l'ordre apparent notre +principal office sur la terre. Cependant je demanderai s'il n'est plus +de songes dans le dernier sommeil? Je demande si réellement la loi de +mort sera inflexible? Plusieurs d'entre nous ont vu se fortifier à +quelques égards leur intelligence: ne pourraient-ils résister quand +d'autres succombent? + + +NOTE K (_Lettre LXIII_, p. 301, à la dernière ligne de la note) + +Il faut redire ici que, sauf les additions désignées comme telles, +l'édition présente reste conforme à la première. + + +NOTE L (_Lettre LXVII_, p. 326, ligne 13) + +On peut douter que la vigne ait jamais donné quelque produit dans ce +vallon. + + +NOTE M _(Lettre LXVIII_, p. 335, ligne 25) + +L'anecdote connue à laquelle ceci paraît faire allusion n'a rien +d'authentique. + + +NOTE N (_Lettre LXXXIX_, p. 425, dernière ligne) + +Il paraît que cette dernière phrase n'appartient pas à cette lettre, qui +devait se terminer comme il suit: + +«...Que lui reste-t-il? Que nous restera-t-il dans cet abandon, seule +destinée qui nous soit commune? Quand le songe de l'aimable et de +l'honnête vieillit en notre pensée incertaine; quand l'image de +l'harmonie descend des lieux célestes, s'approche de la terre, et se +trouve enveloppée de brumes et de ténèbres; quand rien ne subsiste de +nos affections ou de notre espoir; quand nous passons avec la fuite +invariable des choses et dans l'inévitable instabilité du monde! mes +amis! elle que j'ai perdue, vous qui vivez loin de moi! comment se +féliciter du don d'existence? + +«Qu'y a-t-il qui nous soutienne réellement? Que sommes-nous? tristes +composés de matière aveugle et de libre pensée, d'espérance et de +servitude; poussés par un souffle invisible malgré nos murmures; +rampants à la vue des clartés de l'espace sur un sol immonde, et roulés +comme des insectes dans les sentiers fangeux de la vie, mais, jusqu'à la +dernière chute, rêvant les pures délices d'une destination sublime.» + +NOTE O (_Dernière lettre_, p. 435) + +A cette époque, Oberman avait peut-être quitté Imenstròm. Peut-être +aussi, sans avoir été obligé de rentrer dans les villes, regrettait-il +le mouvement si champêtre des grandes métairies. Les pâturages des Alpes +septentrionales et des hautes Alpes sont souvent dans des situations +très pittoresques; mais on n'y connaît qu'une récolte, et on n'y fait +toute l'année qu'une même chose. + + + + +INDICATIONS + +Les chiffres, sans autre désignation, indiquent les lettres et non les +pages. + + +ADVERSITÉ, 64. + +AISANCE. De l'aisance réelle, 89. + +AMITIÉ, 36, 63. + +AMOUR, 89. Voyez aussi FEMMES. De l'amour, de ses effets et de son +importance, 63. + +AMOUR-PROPRE, 27. + +ARGENT. Du mépris de l'argent, 2e fragment. De l'emploi de l'argent, +65. + +AUTOMNE, 24. + +AUTEUR, voyez ECRIVAIN. + +BEAU (du), 21. + +BONHEUR. Des causes du bonheur, 1er fragment. + +CAMPAGNES. De nos campagnes, 12. Voyez aussi VILLES. + +CÉLIBAT, 86. + +CICÉRON, 4, en note. + +CHRISTIANISME. Du christianisme, et des grandes choses qu'il eût pu +faire, 44, p. 202 et suiv. + +CLIMATS. Des divers climats, 68. Effets des différents climats, 70. + +CONTRADICTIONS, 81. + +DÉSIRS. Du prestige du désir dans le coeur qui ignore la vie, 39. + +DEVOIRS. Incertitude des devoirs, 86. + +DIVORCE, voyez MARIAGE. + +DOMESTIQUES, 52, 66. + +DOGMES, voyez FOI, MYSTÈRES, RELIGION. + +ECRIVAIN. De l'écrivain qui veut être utile: la considération publique +lui est nécessaire, 79. Il est absurde qu'un écrivain moraliste ne soit +pas homme de bien, 79. + +ENNUI de la vie, 41, etc. + +ETAT, voyez aussi HOMME. Sur le choix d'un état; sur ce qu'on appelle +prendre un état, 1. + +FEMMES, 87, etc. Voyez aussi MODE, MISE, AMOUR. De certaines maximes +dans l'éducation des femmes, 50. De quelques usages relatifs à +l'éducation des femmes, 58. De l'amour dans les femmes, 80. + +FIN. Fins impénétrables de la nature, 85. De la fin qu'il faut proposer +aux habitudes de sa vie dans l'incertitude de la vie entière, et dans +l'ignorance de sa fin essentielle, 89, etc. + +FOI, 38, 44. Voyez aussi RELIGION. + +GLOIRE, 51. + +GOUVERN., voyez HOMME. + +HOMME. De l'homme considéré comme le grand agent de la nature, et comme +chargé par l'intelligence universelle des fonctions de la réintégration +des êtres, 42. De l'homme qui a vraiment vécu, 43. De l'homme des +sociétés présentes, 46, 87. De l'avidité de l'âme humaine, 13, 48. De +l'homme, partie, du monde organisé, 71. De ce que l'homme est à l'homme, +36. De l'homme bon, 1er fragment. De l'homme de bien, 1er frag. De +l'amour dans l'homme qui gouverne, 34, 84. De l'homme supérieur, de +l'homme d'Etat, 84 à la fin. + +IDÉAL, 13, 14. Du monde imaginaire de l'idée d'un monde heureux, 14. Du +monde idéal, 30 et 46, p. 216. + +IMMORTALITÉ, 44, 60, 61. Du désir de l'immortal., 18. Perceptions qui +semblent annoncer l'immortal., 38. + +INCERTITUDE DES NOTIONS HUMAINES, 47. + +INCOMPATIBILITÉ D'HUMEURS, 45. + +INDÉPENDANCE, 43. + +INQUIÉTUDE. De l'inquiétude de l'âme, de ses misères et de ses besoins +démesurés, 37. + +MAHOMET. Du rôle de Mahomet, 34. + +MALHEUR. 1er fragment. + +MANIÈRE DE VIVRE, voyez VIE, SIMPLICITÉ. + +MANUEL ATTRIBUÉ À ARISTIPPE, 33. + +MARIAGE, 86 et 63, pp. 208, 297, 289, 299, etc. Indissolubilité du +mariage, p. 403. + +MISE. De ce qu'on appelle une mise trop libre, 50. + +MODE, 50. + +MOLLESSE. D'une certaine mollesse dans les habitudes de la vie, 85. + +MONTAGNES, 7, 3e frag., etc. + +MONTAIGNE, 38. + +MOEURS, 50, etc. Voyez aussi AMOUR, FEMMES, MISE, MODE, MORALE. Des moeurs +opposées, 68. + +MORALE. Voyez aussi CONTRADICTIONS, DEVOIRS, RELIGION, MOEURS, Erreur de +la morale, 2e frag. La morale est l'unique science, 80. + +MORALISTE. Voyez ECRIVAIN. + +MORT VOLONTAIRE, 41, 42. + +MYSTÈRES. L'idée de certaines forces mystérieuses dans la nature diffère +essentiellement de la superstition, 44. De l'obscurité de la nature +comparée aux mystères du dogme, 44. Forces et effets mystérieux de la +nature, 44, 47. + +NATURE. Voyez aussi MYSTÈRES, SYSTÈMES. Combinaisons de la nature, 40, +pp. 158, 162. Nature impénétrable, 48. + +NÉCESSITÉ. De la nécessité ou de la force inconnue, 43. + +NOMBRES, 47. + +OSSIAN, 70. + +PLAISIRS. De ce qu'on nomme plaisirs purs, 59. Il n'y a de plaisir réel +que celui que l'on donne, 59. + +PROSPÉRITÉ. De l'effet d'une prospérité suivie sur les hommes +ordinaires, 1er frag. + +RANZ DES VACHES, 3e frag. + +RÉPARATION. Du système de la réparation du monde, 42, 85. + +RELIGION. De la religion, 43, 44, p. 327 [191], 338 [197], etc. Voyez +aussi FOI, CHRISTIANISME, etc. Si les religions doivent être la base de +la morale, 49. De la nécessité de parler des religions en écrivant sur +la morale, 81. + +ROMANESQUE. De l'homme romanesque, 4. + +ROMANTIQUE. De l'expression romantique, 3e frag. + +SENSATIONS, 7, etc. Changement dans les sensations, 60, etc. + +SENSIBLE. De l'homme sensible, de la sensibilité, 4, 12, etc. + +SIMPLICITÉ. D'une simplicité basse et grossière, 20. Des jouissances +dans la simplicité, 51. Famille dans les montagnes, 65. + +SITES. Sur les beaux sites, 55. + +SONGES (des), 85. + +SOUFFRIR. Du besoin de souffrir, 1er fragment. + +STIMULANTS. Les habitudes de notre vie sociale, et particulièrement +celles des stimulants détruisent l'accord entre nous et les choses, 64. +De l'espèce de repos qu'ils peuvent donner, 88. + +SUICIDE. Voyez MORT VOLONTAIRE. + +SUISSE, SUISSES. Voyez aussi CLIMAT, MONTAGNES, etc. Sur les Suisses, +32, _note_. Sur la Suisse, 58. Quelques observations particulières sur +les peuples de la Suisse, et sur la nature du pays en général, 77. + +SYSTÈMES. Voyez RÉPARATION, NOMBRES, etc. + +UNION. De l'union dans les familles, 36, 45. + +VÉRITÉ. Toute institution ne doit être fondée que sur la vérité, et ne +doit être soutenue que par des vérités, 41, etc. + +VIE. Voyez aussi FIN, HOMME, VILLE. La vie est semblable à nos songes, +13. Emploi de la vie, 43. Vanité de la vie, 46. Semaines de la vie, 47. +De la vie du coeur, 55, _note_. De la vie réglée, 65. De la vie de la +campagne et de celle de la ville, 72. Des besoins indéfinis de l'homme, +et du néant de la vie commune, 75, etc., etc. Spectacle de la vie +humaine, 80. + +VILLE. De la vie des villes, 88. Voyez aussi VIE. Comment l'âge augmente +le goût pour les capitales, et comment ceux qui préféraient, dans un +sens, les choses aux hommes et la campagne à la ville, peuvent venir à +préférer plus tard la ville et la société, 52, 88. + +VOL. Du vol fait par les enfants; il est impuni, et c'est le plus +coupable, 80. + +VOYAGES, 68. + + + + +NOTES: + +[1] Je suis loin d'inférer de-là qu'un bon roman ne soit pas un bon +livre. De plus, outre ce que j'appellerais les véritables romans, il est +des écrits agréables ou d'un vrai mérite, que l'on range communément +dans cette classe, tels que _Numa_, _la Chaumière Ind._, etc. + +[2] Le genre pastoral, le genre descriptif ont beaucoup d'expressions +rebattues, dont les moins tolérables, à mon avis, sont les figures +employées quelques millions de fois, et qui dès la première +affaiblissaient l'objet qu'elles prétendaient agrandir. L'émail des +prés, l'azur des cieux, le cristal des eaux; les lys et les roses de son +teint; les gages de son amour; l'innocence du hameau; des torrents +s'échappèrent de ses yeux, il fondit et inonda les assistants; +contempler les merveilles de la nature; jeter quelques fleurs sur sa +tombe: et tant d'autres que je ne veux pas condamner exclusivement, mais +que j'aime mieux, ne point rencontrer. + +[3] Campagne de celui à qui les lettres sont adressées. + +[4] Depuis les portes de Lyon l'on voit distinctement à l'horizon les +sommets des Alpes. + +[5] On trouve souvent Lausanne avec un seul n; effectivement il n'y en +avait qu'un dans l'ancien nom _Lausone_; mais il y a deux n dans les +actes de la ville moderne. + +[6] Ou petit Jura. + +[7] Je n'ai pas été surpris de trouver dans ces lettres plusieurs +passages un peu romanesques. Les coeurs mûris avant l'âge, joignent aux +sentiments d'un autre temps, quelque chose de cette force exagérée et +illusoire qui caractérise la première saison de la vie. Celui qui a reçu +les facultés de l'homme, est, ou a été ce qu'on appelle romanesque: mais +chacun l'est à sa manière. Les passions, les vertus, les faiblesses sont +à-peu-près communes à tous; mais elles ne sont pas semblables dans tous. +Un homme par exemple, peut faire des chansons, ou des vers sur l'amour; +mais il y mettra moins de Flore, de Nymphes et de flamme que les poètes +des almanachs. + +[8] Le mot _Vaud_ ne veut point dire ici vallée, mais il vient du +Celtique dont on a fait Welches: les Suisses de la partie allemande +appellent le pays de Vaud _Welschland_. Les Germains désignaient les +Gaulois par le mot Wale; d'où viennent les noms de la principauté de +_Galles_, du pays de Vaud, de ce qu'on appelle dans la Belgique pays +_Walon_, de la Gascogne, etc. + +[9] De Genève ou Léman, et non pas lac Léman. + +[10] Ou Yverdon. + +[11] Ceci ne me serait pas juste, si on l'entendait de la rive +septentrionale toute entière. + +[12] Ses besoins ne seront pas toujours aussi simples: et ce sera +peut-être parce qu'il n'aura pas eu cela qu'il voudra davantage. + +[13] Appliquer à la sagesse cette idée que tout est vanité, n'est-ce +pas, pourra-t-on dire, la pousser jusqu'à l'exagération? + +On entend par sagesse cette doctrine des sages, qui est sublime et +pourtant vaine, au moins dans un sens. Quant au moyen raisonné de passer +ses jours en recevant et en produisant le plus de bien possible, on ne +peut en effet l'accuser de vanité. La vraie sagesse a pour objet +l'emploi de la vie, l'amélioration de notre existence; et cette +existence étant tout, quelque peu durable, quelque peu importante même +qu'on la puisse supposer, il est évident que ce n'est point dans cette +sagesse-là qu'O. trouve de l'erreur et de la vanité. + +[14] Cicéron ne fut point un homme ordinaire, il fut même un grand +homme; il eut de très-grandes qualités, et de très-grands talents; il +remplit un beau rôle; il écrivit très-bien sur des matières +philosophiques: mais je ne vois pas qu'il ait eu l'âme d'un sage. O. +n'aimait point qu'on en ait seulement la plume: Il trouvait d'ailleurs +qu'un homme d'Etat rencontre l'occasion de se montrer tout ce qu'il est: +il croyait encore qu'un homme d'Etat peut faire des fautes, mais ne peut +pas être faible; qu'un père de la patrie n'a pas besoin de flatter; que +la vanité est quelquefois la ressource presque inévitable de ceux qui +restent inconnus, mais qu'un maître du monde ne peut en avoir que par +petitesse d'âme. Je le soupçonne aussi de ne point aimer qu'un consul de +Rome pleure _plurimis lacrymis_, parce que madame son épouse est obligée +de changer de demeure. Voilà probablement sa manière de penser sur cet +orateur dont le génie n'était peut-être pas aussi grand que les talents. +Au reste, en interprétant son sentiment d'après la manière de voir que +ses lettres annoncent, je crains de me tromper, car je m'aperçois que je +lui prête tout-à-fait le mien. Je suis bien aise que l'auteur de _de +Officiis_ ait réussi dans l'affaire de Catilina; mais je voudrais qu'il +eût été grand dans ses revers. + +[15] Ce mot, qu'il serait difficile de remplacer par une expression +aussi juste, a été adopté ici apparemment pour cette raison: comme il +est usité dans les Alpes, je ne l'ai point changé. + +[16] Jeune homme qui sentez comme lui, ne décidez point que vous +sentirez toujours de même. Vous ne changerez pas, mais les temps vous +calmeront: vous mettrez ce qui est, à la place de ce que vous aimiez. +Vous vous lasserez; vous voudrez une vie commode: ce consentement est +très-commode. Vous direz: Si l'espèce subsiste, chaque individu ne +faisant que passer, c'est peu la peine qu'il raisonne pour lui-même et +qu'il s'inquiète. Vous chercherez des délassements; vous vous mettrez à +table, vous verrez le côté bizarre de chaque chose, vous sourirez dans +l'intimité. Vous trouverez une sorte de mollesse assez heureuse dans +votre ennui même: et vous passerez, en oubliant que vous n'avez pas +vécu. Plusieurs ont enfin passé de même. + +[17] On a communément une idée trop étroite de l'homme sensible: on en +fait un personnage ridicule, j'en ai vu faire une femme, je veux dire +une de ces femmes qui pleurent sur l'indisposition de leur oiseau, que +le sang d'une piqûre d'aiguille fait pâmer, et qui frémissent au son de +certaines syllabes, comme serpent, araignée, fossoyeur, petite vérole, +tombeau, vieillesse. + +J'imagine une certaine modération dans ce qui nous émeut, une +combinaison subite des sentiments contraires, une habitude de +supériorité sur l'affection même qui nous commande; une gravité de +l'âme, et une profondeur de la pensée; une étendue qui appelle aussitôt +en nous la perception secrète que la nature voulut opposer à la +sensation visible; une sagesse du coeur dans sa perpétuelle agitation; un +mélange enfin, une harmonie de toutes choses qui n'appartient qu'à +l'homme d'une vaste sensibilité; dans sa force, il a pressenti tout ce +qui est destiné à l'homme; dans sa modération, lui seul a connu la +mélancolie du plaisir, et les grâces de la douleur. + +L'homme qui sent avec chaleur, et même avec profondeur, mais sans +modération, consume dans des choses indifférentes, cette force presque +surnaturelle. Je ne dis pas qu'il ne la trouvera plus dans les occasions +du génie: il est des hommes grands dans les petites choses, et qui +pourtant le sont encore dans les grandes circonstances. Malgré leur +mérite réel, ce caractère a deux inconvénients. Ils seront regardés +comme fous par les sots et par plusieurs gens d'esprit, et ils seront +prudemment évités par des hommes mêmes qui sentiront leur prix, et qui +concevront d'eux, une haute opinion. Ils dégradent le génie en le +prostituant à des choses tout-à-fait vulgaires, et parmi les derniers +des hommes. Par-là ils fournissent à la foule des prétextes spécieux +pour prétendre que le bon sens vaut mieux que le génie, parce qu'il n'a +pas ses écarts; et pour prétendre, ce qui est plus funeste, que les +hommes droits, forts, expansifs, généreux, ne sont pas au-dessus des +hommes prudents, ingénieux, réguliers, toujours retenus, et souvent +personnels. + +[18] Le mont Rugi est près de Lucerne; le lac est au pied de ses rocs +perpendiculaires. + +[19] Les cieux ne sont pas immuables: chaque écolier dira cela. + +[20] Il faudrait pourtant sans doute en excepter les moeurs nationales +chez les peuples qui ont eu des législateurs, comme les Spartiates, les +Hébreux, les Péruviens, les Parsis. + +[21] Plusieurs savants prétendent que les Francs sont le même peuple que +les Russes, et qu'ainsi ils sont originaires de cette contrée dont les +hordes semblent destinées de temps immémorial, à dompter les nations, et +à..... recommencer leur ouvrage. + +[22] La scène paraît être dans la partie élevée du Péloponèse. Ces +peuples pasteurs étaient connus pour leurs moeurs simples et heureuses, +entre Corinthe et Lacédémoue déjà très-changée. Il y a beaucoup de +fictions sans doute dans ce qui a été dit des Arcadiens; mais l'Arcadie +était dans la Grèce ce qu'est la Suisse dans l'Europe occidentale. Même +sol, même climat, mêmes habitudes, autant que cette ressemblance peut +exister dans des lieux éloignés et dans des siècles fort différents. + +Les Arcadiens avaient la manie de donner leurs hommes aux puissances +voisines, et de les donner à la première venue, en sorte qu'ils se +trouvaient quelquefois réduits à se battre les uns contre les autres. +Voyez Thucidide, liv. 7. + +Ce service dans l'étranger considéré sous d'autres rapports, a fait plus +de mal aux Suisses qu'il n'en avait fait aux Arcadiens. Les Arcadiens +différaient beaucoup des peuples chez lesquels leur jeunesse servait. +Mais les vallées suisses devaient différer plus encore des capitales de +leurs voisins. Les moeurs modernes ne sont à-peu-près que des habitudes; +elles n'ont pas la force, la sanction que des moyens perdus maintenant, +donnaient aux Institutions anciennes. Les Suisses avaient donc +doublement à craindre de perdre les leurs, lorsque la jeunesse dont +l'audace, l'inexpérience et l'activité frondent si volontiers les vieux +usages, rapporterait les manières brillantes des grandes villes dans des +rochers trop rustiques à leurs yeux. + +Les Suisses ont été reconnus pour sages, parce qu'en effet ils ont eu +des vues nationales lorsque les autres cabinets en avaient de +ministérielles: mais pourquoi leurs guerres en Italie? Pourquoi?.... et +surtout pourquoi ce service dans l'étranger? Pour entretenir le peuple +dans l'art des guerriers, sans pourtant partager les fléaux de la +perpétuelle agitation de, l'Europe. Ce motif, plausible, n'était pas +suffisant: le temps en a fait voir les raisons, et elles seraient trop +longues à dire. Pour remédier à un excédent de population. Telle est la +faiblesse de notre politique: elle sait éluder les maux, mais non les +réparer; elle n'ose surtout les prévenir. + +Comment les anciens de la Suisse n'empêchèrent-ils pas ce mal dont ils +ne pouvaient ignorer les dangers et la honte? c'est qu'un peuple pauvre, +au milieu des peuples qui aiment l'argent, et qui en ont, l'aime +excessivement lui-même, dès qu'il commence à le connaître. C'est que +dans les conseils et dans les assemblées des cantons, tandis que les +affaires du second ordre étaient réglées par des hommes mûrs, qui +formaient le gouvernement, les questions importantes passaient à la +pluralité des voix dans le corps en qui résidait la souveraineté. Or le +souverain y était principalement composé de jeunes gens plus ou moins +surpris de conduire l'Etat, ou plus avides de courses, de dangers et +d'honneurs, que d'une prospérité obscure et tranquille; de jeunes gens +plus occupés de montrer leur pouvoir, et d'entraîner les vieillards sous +leurs lois, que de se soumettre eux-mêmes aux moeurs antiques et aux +maximes que les vieillards voulaient conserver. C'est enfin que la +Suisse n'avait pas une véritable diète; et que son union imparfaite, et +troublée, selon les temps, soit par l'ambition de quelques-uns de ses +confédérés, soit par l'opposition des religions, ne permettait guère de +statuer sur ce qui eût paru attaquer l'indépendance individuelle des +cantons. + +Quoique cette confédération mérite d'être respectée autant peut-être +qu'aucune de celles dont l'histoire ait parlé, on pourrait observer que +les cantons réunis en nombre suffisant, et à-peu-près délivrés de la +crainte de l'Autriche, eussent dû revoir leurs constitutions dans une +assemblée générale. En gardant chacun leur souveraineté et la différence +de leurs lois, ils eussent consenti tous à régler selon l'intérêt +commun, ce que l'intérêt de la patrie exigeait de tous. On eût réparé +les fautes qu'avait faites une politique fausse ou personnelle. Ces +hommes simples et d'un sens droit, ces magistrats d'alors qui avaient +une patrie, et dont l'âme était pure, eussent achevé et consolidé le +bonheur d'un pays, que sa situation, sa révolution très-heureuse, et +d'autres circonstances destinaient au bonheur. Ils eussent senti, par +exemple, que Berne, Fribourg, etc. eurent des vues étroites, lorsque +pour réprimer la noblesse, ils la gênèrent en la laissant subsister: +c'était entretenir exprès un ennemi intérieur. Admettre des nobles, et +leur ôter des prérogatives que l'on réserve à d'autres, ce n'est pas les +contenir, c'est les mécontenter: c'est préparer des troubles. Un corps +dont la nature est de chercher et de vouloir les distinctions, qui ne +peut cesser d'y prétendre, et dont l'existence est fondée sur elles, +doit être ou expulsé ou réduit à une entière impuissance, ou enfin mis +au-dessus de tout, si ce n'est par le pouvoir, au moins par les +honneurs. Mais il est contradictoire de recevoir des nobles, et de leur +interdire ce que la noblesse cherche nécessairement; de marquer la +limite de leur élévation, tandis que la nature de la noblesse est de +s'élever toujours; et d'exiger de ceux d'entre eux à qui on accorde du +pouvoir, qu'ils renoncent aux titres que l'opinion met au-dessus, et +pour lesquels seuls ordinairement les nobles, cherchent le pouvoir. + +Cette longue note s'écarte trop de son premier objet; il est temps de la +terminer. + +[23] On sait que Cicéron a employé la même expression en parlant de +l'amitié. + +[24] Dans l'état de malheur, la réaction doit être, plus forte; puisque +la nature de l'être organisé le pousse plus particulièrement à son bien +être comme à sa conservation. + +[25] Tout cela, quoique exprimé d'une manière positive, ne doit pas être +regardé comme vrai _rigoureusement_. + +[26] Il y a des hommes qu'elle aigrit; c'est ceux qui ne sont point +méchants, et non pas ceux qui sont bons. + +[27] Les idées obscures ou profondes s'altèrent avec le temps, et on +s'habitue à les considérer sous un autre aspect: lorsqu'elles commencent +à devenir absurdes, le peuple commence à les trouver divines; +lorsqu'elles le sont tout-à-fait, il veut mourir pour elles. Ce n'est +que vingt siècles après qu'il aime autant travailler et boire. + +[28] Le mot char n'est pas usité en ce sens, du moins dans la plus +grande partie de la France, où les charrettes à deux roues sont plus en +usage. Mais en Suisse et dans plusieurs autres endroits, on nomme ainsi +les chariots légers, les voitures de campagne à quatre roues qui y +servent au lieu de charrettes. + +[29] Le clavecin des couleurs était ingénieux; celui des odeurs eût +intéressé davantage. + +[30] _Küher_ en allemand, _Armailli_ en _roman_, homme qui conduit les +vaches aux montagnes, qui passe la saison entière dans les pâturages +élevés, et y fait des fromages. En général, les Armaillis restent ainsi +quatre et cinq mois dans les Hautes-Alpes, entièrement séparés des +femmes, et souvent mêmes des autres hommes. + +[31] Beccaria a dit d'excellentes choses contre la peine de mort: mais +je ne saurais penser comme lui sur celles-ci. Il prétend que le citoyen +_n'ayant pu aliéner que la portion de sa liberté la plus petite +possible_, n'a pu consentir à la perte de sa vie: il ajoute que _n'ayant +pas le droit de se tuer lui-même_, il n'a pu céder à la cité le droit de +le tuer. + +Je crois qu'il importe de ne dire que des choses justes et +incontestables, lorsqu'il s'agit des principes qui servent de base aux +lois positives ou à la morale. Il y a du danger à appuyer les meilleures +choses par des raisons seulement spécieuses. Lorsqu'un jour leur +illusion se trouve évanouie, la vérité même qu'elles paraissaient +soutenir en est ébranlée. Les choses vraies ont leur raison réelle, il +n'en faut pas chercher d'arbitraires. Si la législation morale et +politique de l'antiquité n'avait été fondée que sur des principes +évidents, sa puissance moins persuasive, il est vrai, dans les premiers +temps, et moins propre à faire des enthousiastes, fût restée +inébranlable. Si l'on essayait maintenant de construire cet édifice que +l'on n'a pas encore élevé, je conviens que peut-être il ne serait utile +que quand les années l'auraient cimenté, mais cette considération ne +détruit point sa beauté, et ne dispense pas de l'entreprendre. + +On ne fait que douter, supposer, chercher, rêver; il pense et ne +raisonne guère; il examine et ne décide pas, n'établit pas. Ce qu'il dit +n'est rien, si l'on veut, mais peut mener à quelque chose. Si dans sa +manière indépendante et sans système, il suit pourtant quelque principe, +c'est surtout celui de ne dire que des vérités en faveur de la vérité +même, et de ne rien admettre que tous les temps ne pussent avouer; de ne +pas confondre la bonté de l'intention avec la justesse des preuves, et +de ne pas croire qu'il soit indifférent par quelle voie l'on persuade +les meilleures choses. L'histoire de tant de sectes religieuses et +politiques a prouvé que les moyens expéditifs ne produisent que +l'ouvrage d'un jour. Cette manière de voir m'a parue d'une grande +importance, et c'est principalement à cause d'elle que je publie ces +lettres si vides sous d'autres rapports, et si vagues. + +[32] Je sens combien cette lettre est propre à scandaliser. Je dois +avertir que l'on verra dans la suite la manière de penser d'un autre âge +sur la même question. J'ai déjà lu le passage que j'indique: il blâme le +suicide, et peut-être il scandalisera tout autant que celui-ci; mais il +ne choquera que les mêmes personnes. + +[33] Ceci a beaucoup de rapport à un fait rapporté dans l'_Histoire des +voyages_. Un Islandais a dit à un savant Danois, qu'il avait allumé +plusieurs fois sa pipe à un ruisseau de feu qui coula en Islande pendant +près de deux années. + +[34] Si O. avait lu davantage, et écrit plus tard, il aurait pu +apprendre que Théodose fut bien plus grand que Trajan: cela se dit +maintenant, en attendant qu'on le dise aussi de Constantin. + +[35] En lisant la _Démonstration Evangélique._ + +[36] Il y a effectivement quelque différence entre avouer qu'il existe +des choses inexplicables à l'homme, ou affirmer que l'explication +inconcevable de ces choses est juste et infaillible. Il est encore +différent de dire, dans les ténèbres; je ne vois pas: ou de dire; je +vois une lumière divine, vous qui me suivez, non-seulement ne dites +point que vous ne la voyez pas, mais voyez-la, sinon vous êtes anathème. + +[37] «C'est une sotte présomption d'aller dédaignant et condamnant pour +faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable: qui est un vice ordinaire +de ceux qui pensent avoir quelque suffisance, outre la commune. J'en +faisais ainsi autrefois...... et à présent je trouve que j'étais pour le +moins autant à plaindre moi-même.» + +MONTAIGNE, _Essais_, liv. I, chap. 26. + +[38] On peut voir dans la 7e _Epître_ de Sénèque cette opinion +commune chez les stoïciens, et les raisons non moins remarquables par +lesquelles Sénèque la réfute. + +[39] On n'a pu avoir l'intention de plaisanter des sciences qu'il +admirait, et qu'il ne possédait pas. Sans doute il désirait seulement +que les vastes progrès modernes ne portassent pas si inconsidérément les +demi-savants à mépriser l'Antiquité, à rire de ses conceptions +profondes. + +[40] Dans toutes les sectes, les disciples, ou beaucoup d'entre les +disciples sont moins grands hommes que leur maître. Ils défigurent sa +pensée, surtout quand le fanatisme superstitieux, ou l'ambition +d'innover se joignent aux erreurs de l'esprit. + +Pythagore, ainsi que Jésus, n'a pas écrit (du moins les écrits de +Pythagore, perdus maintenant, paraissent n'avoir pas été bien reconnus +des Anciens eux-mêmes): les successeurs, ou prétendus tels, de l'un et +de l'autre, ont montré qu'ils sentaient tout l'avantage de cette +circonstance. + +Considérons un moment le nombre comme Pythagore paraît l'avoir entendu. + +Si depuis un lieu élevé et qui domine une vaste étendue, on discerne +dans la plaine, entre les hautes forêts, quelques-uns de ces êtres qui +se soutiennent debout; si l'on vient à se rappeler que les forêts sont +abattues, que les fleuves sont dirigés, que les pyramides sont élevées, +que la terre est changée par eux, on éprouve de l'étonnement. Le temps +est leur grand moyen; le temps est une série de nombres. Ce sont les +nombres rassemblés ou successifs, qui font tous les phénomènes, les +vicissitudes, les combinaisons, toutes les oeuvres individuelles de +l'univers. La force, l'organisation, l'espace, l'ordre, la durée ne sont +rien sans les nombres. Tous les moyens de la nature sont une suite des +propriétés des nombres; la réunion de ces moyens est la nature +elle-même; cette harmonie sans bornes est le principe infini par lequel +tout ce qui existe existe ainsi: et le génie de Pythagore vaut bien les +esprits qui ne l'entendent pas. + +Pythagore paraît avoir dit que tout était fait selon les propriétés des +nombres, mais non par leur vertu. + +Voyez dans _De mysteriis numerorum_ par Bungo, ce que Porphyre, +Nicomaque, etc., ont dit sur les nombres. + +Voyez _Lois_ de Pythagore 2036, 2038, etc., dans _Voyages_ de Pythagore. +On peut remarquer en parcourant ce volume de l'ancienne sagesse, ces +trois mille cinq cents sentences dites _Lois_ de Pythagore, combien il y +est peu question des nombres. + +[41] Apparemment cette époque est antérieure aux dernières d'entre les +découvertes modernes: au reste neuf est comme sept, un nombre sacré. + +[42] Comme il en fallait sept, et qu'il était impossible de ne pas +admettre le platine, on rejetait le mercure, qui semble avoir un +caractère particulier, et différer des autres métaux par diverses +propriétés, entre autres, par celle de rester dans un état de fusion, +même à un degré de froid que l'on a cru longtemps passer le froid +naturel de notre âge. Malheureusement la chimie moderne reconnaît un +plus grand nombre de métaux; mais il est probable alors qu'il y en aura +quarante-neuf, ce qui revient au même. + +[43] Linnaeus divisait les odeurs végétales en sept classes: de Saussure +en admet une huitième; mais on voit bien qu'il ne doit y en avoir que +sept pour la gamme. + +[44] Les Grecs avaient sept voyelles. Les grammairiens français en +reconnaissent aussi sept, les trois _e_, et les quatre autres. + +[45] Son tombeau est à Salon, petite ville à quatre lieues d'Aix. Il est +dit dans l'épitaphe que Nostradamus (dont la plume fut divine à peu de +chose près, _penè divino calamo_) vécut soixante-deux ans six mois et +dix jours. + +[46] Voyez plus haut dans la même lettre. + +[47] Les climatériques d'Hippocrate sont les septièmes années, ce qui +est analogue à ce qu'on a dit au nombre sept. + +[48] De l'Eglise. + +[49] On est enfin parvenu au point d'amener la lune à une proximité +apparente de notre oeil, plus grande que celle des montagnes que dans +certains climats l'oeil nu distingue parfaitement, quoiqu'elles soient +éloignées de plus d'une journée de marche. + +[50] Dans la forêt de Fontainebleau. + +[51] Fruits de la ronce. + +[52] _Essai sur la physiognomonie_, etc., par J.-G. Lavater de Zurich, +ministre. + +[53] Relatif à des lettres supprimées. + +[54] Freyburg, ville de franchises. + +[55] Nos jours, que rien ne ramène, se composent de moments orageux qui +élèvent l'âme en la déchirant; de longues sollicitudes qui la fatiguent, +l'énervent, l'avilissent; de temps indifférents qui l'arrêtent dans le +repos s'ils sont rares, et dans l'ennui ou la mollesse s'ils ont de la +continuité. Il y a aussi quelques éclairs de plaisir pour l'enfance du +coeur. La paix est le partage d'un homme sur dix mille. Pour le bonheur, +il éveille, il agite; on le veut, on le cherche, on s'épuise; il est +vrai qu'on l'espère, et peut-être on l'aurait, si la mort ou la +décrépitude ne venaient avant lui. + +Cependant la vie n'est pas odieuse en général. Elle a ses douceurs pour +l'homme de bien: il s'agit seulement d'imposer à son coeur le repos que +l'âme a conservé quand elle est restée juste. On s'effraie de n'avoir +plus d'illusions; on se demande avec quoi l'on remplira ses jours. C'est +une erreur: il ne s'agit pas d'occuper son coeur, mais de parvenir à le +distraire sans l'égarer; et quand l'espérance n'est plus, il nous reste, +pour arriver jusqu'à la fin, un peu de curiosité et quelques habitudes. + +C'est assez pour atteindre la nuit; le sommeil est naturel, quand on +n'est pas agité. + +[56] Batzen, à peu près la septième partie de la livre tournois. + +[57] Voyez une note de la lettre LXXXIX [p. 423]. + +[58] Petite contrée montueuse où l'on trouve des usages qui lui sont +particuliers, et même quelque chose d'assez extraordinaire dans les +moeurs. + +[59] La mélodie, si l'on prend cette expression dans toute l'étendue +dont elle est susceptible, peut aussi résulter d'une suite de couleurs +ou d'une suite d'odeurs. La mélodie peut résulter de toute suite bien +ordonnée de certaines sensations, de toute série convenable de ces +effets, dont la propriété est d'exciter en nous ce que nous appelons +exclusivement un sentiment. + +[60] Rien n'indique quel lac ce peut être; ce n'est point celui de +Genève. Le commencement de la lettre manque; et j'en ai supprimé la fin. + +[61] La plus grande différence sans opposition repoussante, comme la +plus grande similitude sans uniformité insipide. + +[62] Notre industrie sociale a opposé les hommes que le véritable art +social devait concilier. + +[63] Quelques-uns vantent leur froideur comme le calme de la sagesse; il +en est qui prétendent au stérile honneur d'être inaccessibles: c'est +l'aveugle qui se croit mieux organisé que le commun des hommes, parce +que la cécité lui évite des distractions. + +[64] Ce qui doit exalter l'imagination, déranger l'esprit, passionner le +coeur, et interdire tout raisonnement, réussit d'autant mieux qu'on y +joint plus d'austérité: mais il n'en est pas des institutions durables, +des lois temporelles et civiles, des moeurs intérieures, et de tout ce +qui permet l'examen, comme de l'impulsion du fanatisme dont la nature +est de porter à tout ce qui est difficile, et de faire vénérer tout ce +qui est extraordinaire. Cette distinction essentielle paraît avoir été +oubliée. On a très bien observé dans l'homme ses affections multipliées, +et en quelque sorte les incidents de son coeur; mais il reste à faire un +grand pas au-delà. Il est si important que la considération de son +utilité pourra entraîner à l'essayer; il est si difficile qu'en +l'entreprenant on sera bien persuadé de ne faire qu'une tentative. + +[65] C'est dans l'amour que la déviation est devenue extrême chez les +nations à qui nous trouvons des moeurs: et c'est ce qui concerne l'amour +que nous avons exclusivement appelé moeurs. + +[66] J'ai mal usé du droit d'éditeur; j'ai retranché des passages de +plusieurs lettres, et cependant j'ai laissé trop de choses au moins +inutiles. Mais cette négligence ne serait pas aussi excusable dans une +lettre comme celle-ci: c'est à dessein que j'ai laissé ce mot sur le +mariage. Je ne l'ai pas supprimé, parce que je n'ai pas en vue la foule +de ceux qui lisent: elle seule pourrait ne pas trouver évident que cela +n'attaque ni l'utilité, ni la beauté de l'institution du mariage, ni +même tout ce qu'il y a d'heureux dans un mariage heureux. + +[67] Il y avait ici dans le texte: Je ne la presserai point d'être +fourbe en ma faveur, je m'y refuserais même; et je ne ferais rien en +cela que de très simple, rien qui ne soit, pour quiconque y a su penser, +un devoir rigoureux dont l'infraction l'avilirait. Nulle force du désir, +nulle passion mutuelle même ne peut servir d'excuse. + +[68] On l'est aussi par la timidité du sentiment. L'on a distingué dans +toute affection de notre être deux choses analogues, mais non +semblables, le sentiment et l'appétit. L'amour du coeur donne aux hommes +sensibles beaucoup de réserve et d'embarras: le sentiment est plus fort +alors que le besoin direct. Mais comme il n'y a point de sensibilité +profonde dans une organisation intérieurement faible, celui qui est +ainsi dans une véritable passion, n'est plus le même dans l'amour sans +passion; s'il est retenu alors, c'est par ses devoirs, et nullement par +sa timidité. + +[69] Je n'ai pas encore découvert la différence entre le misérable qui +rend une femme enceinte, puis l'abandonne, et le soldat qui, dans le +saccage d'une ville, en jouit et l'égorge. Celui-ci serait-il moins +infâme, et parce que du moins il ne la trompe pas, et parce que +ordinairement il est ivre. + +[70] Vraisemblablement on objectera que le vulgaire est incapable de +chercher ainsi la raison de ses devoirs, et surtout de le faire sans +partialité. Mais la difficulté d'estimer ainsi ses devoirs n'est pas +très grande en elle-même, et n'existe guère que dans la confusion +présente de la morale. D'ailleurs, dans des institutions différentes des +nôtres, il n'y aurait peut-être point des esprits aussi instruits que +parmi nous, mais il n'y aurait certainement pas une foule aussi stupide +et surtout aussi trompée. + +[71] Voici une partie de ce que j'ai retranché du texte. L'on trouvera +peut-être que j'eusse dû le supprimer entièrement. Mais je réponds pour +cette circonstance-ci et pour d'autres, que l'on peut se permettre de +parler aux hommes quand on n'a rien dans sa pensée qu'on doive leur +taire. Je suis responsable de ce que je publie. J'ose juger les devoirs: +si jamais on peut me dire qu'il me soit arrivé de manquer à un seul +devoir réel, non seulement je ne les jugerai plus, mais je renoncerai +pour toujours au droit d'écrire. + +«J'aurais peu de confiance dans une femme qui ne sentirait pas la raison +de ses devoirs, qui les suivrait strictement, aveuglément et par +l'instinct de la prévention. Il peut arriver qu'une telle conduite soit +sûre, mais ce genre de conduite ne me satisfera pas. J'estime davantage +une femme que rien absolument ne pourrait engager à trahir celui qui +reposerait sur sa foi, mais qui, dans sa liberté naturelle, n'étant liée +ni par une promesse quelconque, ni par un attachement sérieux, et se +trouvant dans des circonstances assez particulières pour l'y déterminer, +jouirait de plusieurs hommes, et en jouirait même dans l'ivresse, dans +la nudité, dans la délicate folie du plaisir.» + +[72] Les stimulants de la Torride pourraient avoir contribué à nous +vieillir. Leurs feux agissent moins dans l'Inde parce qu'on y est moins +actif; mais l'inquiétude européenne, excitée par leur fermentation, +produit ces hommes remuants et agités, dont le reste du globe voit la +manie avec un étonnement toujours nouveau. _Rév_. + +Je ne dis pas que dans l'état présent des choses, ce ne soit pas un +allégement pour des individus, et même pour un corps de peuple, que +cette activité valeureuse et spirituelle qui voit dans le mal le plaisir +de le souffrir gaiement, et dans le désordre le côté burlesque que +présentent toutes les choses de la vie. L'homme qui tient aux objets de +ses désirs dit bien souvent: «Que le monde est triste!» Celui qui ne +prétend plus autre chose que de ne pas souffrir, se dit: «Que la vie est +bizarre!» C'est déjà trouver les choses moins malheureuses que de les +trouver comiques: c'est plus encore quand on s'amuse de toutes les +contrariétés qu'on éprouve; et quand, afin de mieux rire, on cherche les +dangers. Pour les Français, s'ils ont jamais Naples, ils bâtiront une +salle de bal dans le cratère du Vésuve. + +[73] L'homme de bien est inébranlable dans sa vertu sévère; l'homme à +systèmes cherche souvent des vertus austères. + +[74] Ceci ne peut s'entendre que du thermomètre de Fahrenheit. 145 +degrés au-dessus de zéro, ou 113 au-dessus de la congélation naturelle +de l'eau répond à 50 degrés et quelque chose du thermomètre dit de +Réaumur: et 130 degrés au-dessous de zéro répond à 72 au-dessous de +glace. On prétend qu'un froid de 70 degrés n'est pas sans exemple à la +New-Zemble. Mais je ne sais si l'on a vu sur les rives mêmes de la +Gambie 50 degrés. La chaleur extrême de la Thébaïde est, dit-on, de 38: +et celle de la Guinée paraît tellement au-dessous de 50, que je doute +qu'elle aille à ce point en aucun lieu, si ce n'est tout à fait +accidentellement, comme pendant le passage du Samiel. Peut-être faut-il +aussi douter des 70 degrés de glace dans les contrées habitées +quelconques; malgré qu'on ait prétendu les avoir vus à Jeniseick. + +Voici le résultat d'observations faites en 1786. A Ostroug-Viliki, au +61e degré, le mercure gela le 4 novembre. Le thermomètre de Réaumur +indiquait 31 degrés et demi. Le matin du 1er décembre il descendit à +40; le même jour à 51; et le 7 décembre à 60. Ceci rendrait +vraisemblable un froid de 70 degrés soit dans la New-Zemble, soit dans +les parties les plus septentrionales de la Russie qui sont beaucoup plus +près du pôle, et qui pourtant ont des habitations. + +[75] Allusion à Démocrite apparemment. + +[76] Thermomètre dit de Réaumur. + +[77] C'est une grande facilité pour un poète: celui qui veut dire tout +ce qu'il imagine a un grand avantage sur celui qui ne doit dire que des +choses positives, qui ne dit que ce qu'il croit. + +[78] Encore un aperçu vague et peut-être hasardé. Cette observation +serait même inutile ici; mais elle ne l'est pas en général, et pour les +autres passages auxquels elle ne peut se trouver applicable. + +[79] Il est bien probable que les autres parties de la nature seraient +aussi obscures à nos yeux. Si nous trouvons dans l'homme plus de sujets +de surprise, c'est que nous y voyons plus de choses. C'est surtout dans +l'intérieur des êtres que nous rencontrons partout les bornes de nos +conceptions. Dans un objet qui nous est beaucoup connu, nous sentons que +l'inconnu est lié au connu; nous voyons que nous sommes près de +concevoir le reste, et que pourtant nous ne le concevrons point: ces +bornes nous remplissent d'étonnement. + +[80] Avant la révolution de la Suisse. + +[81] Le mot _française_ est trop général. + +[82] «O Eternel! Tu es admirable dans l'ordre des mondes; mais tu es +adorable dans le regard expressif de l'homme bon qui rompt le pain qui +lui reste dans la main de son frère.» Ce sont, je crois, les propres +mots de M** dans le beau chapitre _Dieu_, an 2440. + +[83] Expression qui ne convient qu'ici. Je n'aime pas qu'on désigne +ainsi des savants, ou de grands écrivains; mais des folliculaires, des +gens qui _font le métier_, ou, tout au plus ceux qui sont exactement ou +seulement hommes de lettres. Un magistrat n'est pas un homme de loi. +Montesquieu, Boulanger, Helvétius n'étaient pas des hommes de lettres: +je sais plusieurs auteurs Vivants qui n'en sont pas. + +[84] Il est absurde et révoltant qu'il se charge de chercher les +principes, et d'examiner la vérité des vertus, s'il prend pour règle de +sa propre conduite les faciles maximes de la société, la fausse morale +convenue. Aucun homme ne doit se mêler de dire aux hommes leurs devoirs +et la raison morale de leurs actions, s'il n'est rempli du sentiment de +l'ordre, s'il ne veut avant tout, non pas précisément la prospérité, +mais la félicité publique; si l'unique fin de sa pensée n'est pas +d'ajouter à ce bonheur obscur, à ce bien-être du coeur, source de tout +bien, que la déviation des êtres altère sans cesse, et que +l'intelligence doit ramener et maintenir sans cesse. Quiconque a +d'autres passions, et ne soumet pas à cette idée toute affection +humaine; quiconque peut chercher sérieusement les femmes, les honneurs, +les biens, l'amour même ou la gloire, n'est pas né pour la magistrature +auguste d'instituteur des hommes. + +Celui qui prêche une religion sans la suivre intérieurement, sans y +vénérer la loi suprême de son coeur, est un méprisable charlatan. Ne vous +irritez pas contre lui, n'allez pas haïr sa personne: mais que sa +duplicité vous indigne; et, s'il le faut pour qu'il ne puisse plus +corrompre le coeur humain, plongez-le dans l'opprobre; qu'il y reste. + +Celui qui sans soumettre personnellement ses goûts, ses désirs, toutes +ses vues à l'ordre et à l'équité morale, ose parler de morale à l'homme, +à l'homme qui a comme lui l'égoïsme naturel de l'individu et la +faiblesse d'un mortel! celui-là est un charlatan plus détestable: il +avilit les choses sublimes; il perd tout ce qui nous restait. S'il a la +fureur d'écrire, qu'il fasse des contes, qu'il travaille des petits +vers: s'il a le talent d'écrire, qu'il traduise, qu'il fasse un honnête +métier, qu'il soit _homme de lettres_, qu'il explique les arts, qu'il +soit utile à sa manière: qu'il travaille pour de l'argent, pour la +réputation; que plus désintéressé, il travaille pour l'honneur d'un +corps, pour l'avancement des sciences, pour la renommée de son pays; +mais qu'il laisse à l'homme de bien ce qu'on appelait la fonction des +sages, et au prédicateur le métier des moeurs. + +L'imprimerie a fait dans le monde social un grand changement. Il était +impossible que sa vaste influence ne fît aucun mal, mais elle pouvait en +faire beaucoup moins. Les inconvénients qui devaient en résulter ont été +sentis, mais les moyens employés pour les arrêter n'en ont pas produit +de moins graves. Il me semblerait pourtant que dans l'état actuel des +choses en Europe, on pourrait concilier et la liberté d'écrire, et les +moyens de séparer de l'utilité des livres les excès qui tendent à +compenser cette utilité reconnue. Le mal résulte principalement des +démences de l'esprit de parti, et du nombre étonnant des livres qui ne +contiennent rien. Le temps, dira-t-on, fait oublier ce qui est injuste +ou mauvais. Il s'en faut de beaucoup que cela suffise, soit aux +particuliers, soit au public même. L'auteur est mort quand l'opinion se +forme ou se rectifie; et le public prend un esprit funeste +d'indifférence pour le vrai et l'honnête, au milieu de cette incertitude +dont il sort presque toujours sur les choses passées, mais où il rentre +toujours sur les choses présentes. Dans ma supposition, il serait permis +d'écrire tout ce qui est permis maintenant: l'opinion même serait aussi +libre. Mais ceux qui ne veulent pas l'attendre pendant un demi-siècle, +ceux qui ne peuvent pas s'en rapporter à eux-mêmes, ou qui n'aiment pas +à lire vingt volumes pour rencontrer un livre, trouveraient aussi +commode qu'utile ce garant indirect, cette voie tracée, que rien +absolument ne les obligerait de suivre. Cette institution exigerait la +plus intègre impartialité: mais rien n'empêcherait d'écrire contre ce +qu'elle aurait approuvé; ainsi son intérêt le plus direct serait de +mériter la considération publique qu'elle n'aurait aucun moyen +d'asservir. On objecte toujours que les hommes justes sont trop rares; +j'ignore s'ils le sont autant qu'on affecte de le dire; mais ce qui +n'est pas vrai du moins, c'est qu'il n'y en ait point. + +[85] Ainsi _L'Esprit des lois_ le fut par les _Lettres persanes_. + +[86] On trouve le passage suivant, qui m'a paru curieux, dans des +lettres publiées par un nommé Matthews: «C'est une suite nécessaire et +du degré de dépravation où en est arrivée l'espèce humaine, et de l'état +actuel de la société en général qu'il y ait beaucoup d'institutions +également incompatibles avec le christianisme et la morale.» Lettre VIII +de _Voyage à la rivière de Sierra Leone_, Paris, an V. + +[87] J'ai supprimé quelques pages où il s'agissait de circonstances +particulières et d'une personne dont je ne vois pas qu'il soit parlé +dans aucun autre endroit de ces lettres. J'y ai, en quelque sorte, +substitué ce qui suit: c'est un morceau tiré d'ailleurs, qui dit à peu +près les mêmes choses d'une manière générale, et que son analogie avec +ce que j'ai retranché m'a engagé à placer ici. + +[88] Ces suppressions interrompent la suite des idées; je suis fâché +qu'elles aient dû me paraître convenables. Il en est de même dans +plusieurs autres lettres. + +[89] On voit que le mot _magie_ doit être pris ici dans son premier +sens, et non pas dans l'acception nouvelle: en sorte que par fausse +magie, il faut entendre à peu près la magie des modernes. + +[90] B ... mourut à 37 ans, et il avait fait l'_Antiq. dev._'. + +[91] C'est le sens du mot de Solon, et du passage de _De Officiis_ qui +ont apparemment donné lieu de citer Cicéron et Solon. + +[92] Des jours pleins de tristesse, l'habitude rêveuse d'une âme +comprimée, les longs ennuis qui perpétuent le sentiment du néant de la +vie, peuvent exciter ou entretenir le besoin de dire sa pensée; ils +furent souvent favorables à des écrits dont la poésie exprime les +profondeurs du sentiment, et les conceptions vastes de l'âme humaine que +ses douleurs ont rendue impénétrable et comme infinie. Mais un ouvrage +important par son objet, par son ensemble et son étendue, un ouvrage que +l'on consacre aux hommes, et qu'on destine à rester, ne s'entreprend que +lorsqu'on a une manière de vivre à peu près fixée, et qu'on est sans +inquiétude sur le sort des siens. Pour O. il vivait seul, et je ne vois +pas que la situation favorable où il se trouve maintenant lui fût +indispensable. + +[93] Ce qui est impossible en France est encore faisable dans presque +toute la Suisse. Il y est reçu de s'y rencontrer vers le soir dans des +maisons qui ne sont autre chose que des cabarets choisis. Ni l'âge, ni +la noblesse, ni les premières magistratures ne font une loi du +contraire. + +[94] A l'époque de la première édition, la lettre et le fragment +suivants n'avaient pas encore été recueillis. + +[95] Cette lettre d'Oberman, recueillie depuis l'édition précédente, a +déjà été imprimée dans _Les Navigateurs._ + +[96] Nous ajoutons au numéro de la lettre le renvoi à la page et à la +ligne de notre édition. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oberman, by Sénancour + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OBERMAN *** + +***** This file should be named 32808-8.txt or 32808-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/2/8/0/32808/ + +Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team +at DP Europe (http://dp.rastko.net). + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/32808-8.zip b/32808-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..58e65a7 --- /dev/null +++ b/32808-8.zip diff --git a/32808-h.zip b/32808-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..3210229 --- /dev/null +++ b/32808-h.zip diff --git a/32808-h/32808-h.htm b/32808-h/32808-h.htm new file mode 100644 index 0000000..703b246 --- /dev/null +++ b/32808-h/32808-h.htm @@ -0,0 +1,14030 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" +"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> + <head> +<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> +<title> + The Project Gutenberg eBook of Oberman, par Sénancour. +</title> +<style type="text/css"> + p {margin-top:.75em;text-align:justify;margin-bottom:.75em;text-indent:2%;} + +.c {text-align:center;text-indent:0%;} + +.block {margin:10% 18% 10% 18%} + +.hang {text-indent:-2%;margin-left: 5%;margin-top:.25em;margin-bottom:.25em;} + +.date {text-align:right;margin-right:5%;} + +.nind {text-indent:0%;} + +.points {font-weight:bold;text-align:center;text-indent:0%;letter-spacing:10px;font-size:110%;} + + h1,h2,h4 {text-align:center;clear:both;} + + h3 {margin-top:15%;text-align:center;clear:both;} + +.top5 {margin-top:5%;} + + hr.full {width:100%;margin:5% auto 5% auto;border:4px double gray;} + + table {margin-left:auto;margin-right:auto;border:none;text-align:left;} + + body{margin-left:10%;margin-right:10%;background:#fdfdfd;color:black;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:medium;} + +a:link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} + + link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} + +a:visited {background-color:#ffffff;color:purple;text-decoration:none;} + +a:hover {background-color:#ffffff;color:#FF0000;text-decoration:underline;} + +.smcap {font-variant:small-caps;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:95%;} + + sup {font-size:75%;} + +.footnotes {border:2px gray solid;margin-top:15%;clear:both;} + +.footnote {width:95%;margin:auto 3% 1% auto;font-size:0.9em;position:relative;} + +.label {position:relative;left:-.5em;top:0;text-align:left;font-size:.8em;} + +.fnanchor {vertical-align:30%;font-size:.8em;} +</style> + </head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Oberman, by Sénancour + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oberman + +Author: Sénancour + +Release Date: June 14, 2010 [EBook #32808] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OBERMAN *** + + + + +Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team +at DP Europe (http://dp.rastko.net). + + + + + + +</pre> + +<hr class="full" /> + +<h1>OBERMAN.</h1> + +<h2>LETTRES</h2> + +<h3 class="top5">PUBLIÉES<br /><br /> +<span class="smcap">par</span> M... SÉNANCOUR,</h3> + +<p class="c"><b>AUTEUR DE <i>RÉVERIES SUR LA NATURE<br /> +DE L'HOMME.....</i></b></p> + +<table cellpadding="4" cellspacing="0" summary="pythagore" style="border-top:1px black solid;border-bottom:1px solid black;margin:10% auto 10%;font-weight:bold;"> +<tr><td align="left">Étudie l'homme, et non les hommes.</td></tr> +<tr><td align="left"></td><td align="right">PYTHAGORE.</td></tr> +</table> + +<div class="block"><p>Le présent ouvrage est mis sous la sauvegarde des lois et de la +probité des Citoyens. Nous poursuivrons devant les tribunaux tout +contrefacteur, distributeur ou débitant d'éditions contrefaites. +Deux exemplaires de la présente édition originale sont, +conformément à la loi, déposés à la Bibliothèque Nationale.</p> + +<p class="date">CERIOUX.</p></div> + +<h3>TABLE</h3> + +<table summary="toc" cellspacing="0" cellpadding="0" style="font-weight:bold;"> +<tr><td>Edition de 1804</td></tr> +<tr><td><i>Observations</i></td></tr> +<tr><td>Première année</td></tr> +<tr><td><p class="hang"><a href="#LETTRE_PREMIERE">Lettre I., </a> +<a href="#LETTRE_II">II., </a> +<a href="#LETTRE_III">III., </a> +<a href="#LETTRE_IV">IV., </a> +<a href="#LETTRE_V">V., </a> +<a href="#LETTRE_VI">VI., </a> +<a href="#LETTRE_VII">VII., </a> +<a href="#LETTRE_VIII">VIII., </a> +<a href="#LETTRE_IX">IX.</a></p></td></tr> +<tr><td>Deuxième année</td></tr> +<tr><td><p class="hang"><a href="#LETTRE_X">Lettre X., </a> +<a href="#LETTRE_XI">XI., </a> +<a href="#LETTRE_XII">XII., </a> +<a href="#LETTRE_XIII">XIII., </a> +<a href="#LETTRE_XIV">XIV., </a> +<a href="#LETTRE_XV">XV., </a> +<a href="#LETTRE_XVI">XVI., </a> +<a href="#LETTRE_XVII">XVII., </a> +<a href="#LETTRE_XVIII">XVIII., </a> +<a href="#LETTRE_XIX">XIX., </a> +<a href="#LETTRE_XX">XX., </a> +<a href="#LETTRE_XXI">XXI., </a> +<a href="#LETTRE_XXII">XXII., </a> +<a href="#LETTRE_XXIII">XXIII., </a> +<a href="#LETTRE_XXIV">XXIV., </a> +<a href="#LETTRE_XXV">XXV.</a></p></td></tr> +<tr><td>Troisième année</td></tr> +<tr><td><p class="hang"><a href="#LETTRE_XXVI">Lettre XXVI., </a> +<a href="#LETTRE_XXVII">XXVII., </a> +<a href="#LETTRE_XXVIII">XXVIII., </a> +<a href="#LETTRE_XXIX">XXIX., </a> +<a href="#LETTRE_XXX">XXX., </a> +<a href="#LETTRE_XXXI">XXXI., </a> +<a href="#LETTRE_XXXII">XXXII., </a> +<a href="#LETTRE_XXXIII">XXXIII., </a> +<a href="#MANUEL">Manuel de Pseusophanes, </a> +<a href="#LETTRE_XXXIV">XXXIV., </a> +<a href="#LETTRE_XXXV">XXXV.</a></p></td></tr> +<tr><td>Cinquième année</td></tr> +<tr><td><p class="hang"><a href="#PREMIER_FRAGMENT">Premier fragment.</a></p></td></tr> +<tr><td>Sixième année<br /> +(2e et 3e fragments)</td></tr> +<tr><td><p class="hang"><a href="#SECOND_FRAGMENT">Second fragment., </a> +<a href="#LETTRE_XXXVI">Lettre XXXVI., </a> +<a href="#LETTRE_XXXVII">XXXVII., </a> +<a href="#LETTRE_XXXVIII">XXXVIII., </a> +<a href="#TROISIEME_FRAGMENT">Troisième fragment., </a> +<a href="#LETTRE_XXXIX">XXXIX., </a> +<a href="#LETTRE_XL">XL., </a> +<a href="#LETTRE_XLI">XLI., </a> +<a href="#LETTRE_XLII">XLII., </a> +<a href="#LETTRE_XLIII">XLIII., </a> +<a href="#LETTRE_XLIV">XLIV., </a> +<a href="#LETTRE_XLV">XLV., </a> +<a href="#LETTRE_XLVI">XLVI., </a> +<a href="#LETTRE_XLVII">XLVII, </a> +<a href="#LETTRE_XLVIII">XLVIII, </a> +<a href="#LETTRE_XLIX">XLIX</a></p></td></tr> +<tr><td>Septième année</td></tr> +<tr><td><p class="hang"><a href="#LETTRE_L">Lettre L, </a> +<a href="#LETTRE_LI">LI, </a> +<a href="#LETTRE_LII">LII</a></p></td></tr> +<tr><td>Huitième année</td></tr> +<tr><td><p class="hang"><a href="#LETTRE_LIII">Lettre LIII, </a> +<a href="#LETTRE_LIV">LIV, </a> +<a href="#LETTRE_LV">LV, </a> +<a href="#LETTRE_LVI">LVI, </a> +<a href="#LETTRE_LVII">LVII, </a> +<a href="#LETTRE_LVIII">LVIII, </a> +<a href="#LETTRE_LIX">LIX, </a> +<a href="#LETTRE_LX">LX, </a> +<a href="#LETTRE_LXI">LXI, </a> +<a href="#LETTRE_LXII">LXII, </a> +<a href="#LETTRE_LXIII">LXIII, </a> +<a href="#LETTRE_LXIV">LXIV, </a> +<a href="#LETTRE_LXV">LXV, </a> +<a href="#LETTRE_LXVI">LXVI, </a> +<a href="#LETTRE_LXVII">LXVII, </a> +<a href="#LETTRE_LXVIII">LXVIII, </a> +<a href="#LETTRE_LXIX">LXIX, </a> +<a href="#LETTRE_LXX">LXX, </a> +<a href="#LETTRE_LXXI">LXXI, </a> +<a href="#LETTRE_LXXII">LXXII, </a> +<a href="#LETTRE_LXXIII">LXXIII</a></p></td></tr> +<tr><td>Neuvième année</td></tr> +<tr><td><p class="hang"><a href="#LETTRE_LXXIV">Lettre LXXIV, </a> +<a href="#LETTRE_LXXV">LXXV, </a> +<a href="#LETTRE_LXXVI">LXXVI, </a> +<a href="#LETTRE_LXXVII">LXXVII, </a> +<a href="#LETTRE_LXXVIII">LXXVIII, </a> +<a href="#LETTRE_LXXIX">LXXIX, </a> +<a href="#LETTRE_LXXX">LXXX, </a> +<a href="#LETTRE_LXXXI">LXXXI, </a> +<a href="#LETTRE_LXXXII">LXXXII, </a> +<a href="#LETTRE_LXXXIII">LXXXIII, </a> +<a href="#LETTRE_LXXXIV">LXXXIV, </a> +<a href="#LETTRE_LXXXV">LXXXV, </a> +<a href="#LETTRE_LXXXVI">LXXXVI, </a> +<a href="#LETTRE_LXXXVII">LXXXVII, </a> +<a href="#LETTRE_LXXXVIII">LXXXVIII, </a> +<a href="#LETTRE_LXXXIX">LXXXIX</a></p></td></tr> +<tr><td><p class="hang"><a href="#SUPPLEMENT_DE_1833">Supplément de 1833</a></p></td></tr> +<tr><td>Dixième année</td></tr> +<tr><td><p class="hang"><a href="#LETTRE_XC">XC</a></p></td></tr> +<tr><td><p class="hang"><a href="#SUPPLEMENT_DE_1840">Supplément de 1840</a></p></td></tr> +<tr><td><p class="hang"><a href="#LETTRE_XCI">XCI</a></p></td></tr> +<tr><td><a href="#NOTES_DE_LEDITION_DE_1833">Notes de l'édition de 1833</a></td></tr> +<tr><td><a href="#INDICATIONS">Indications</a></td></tr> +<tr><td><a href="#NOTES">NOTES</a></td></tr> +</table> + +<h3><a name="OBSERVATIONS" id="OBSERVATIONS"></a>OBSERVATIONS.</h3> + +<p>On verra dans ces lettres l'expression d'un homme qui sent, et non d'un +homme qui travaille. Ce sont des mémoires très-indifférents aux +étrangers, mais qui peuvent intéresser les adeptes. Plusieurs verront +avec plaisir ce que l'un d'eux a senti: plusieurs ont senti de même; il +s'est trouvé que celui-ci l'a dit, ou a essayé de le dire. Mais il doit +être jugé par l'ensemble de sa vie, et non par ses premières années; par +toutes ses lettres, et non par tel passage ou hasardé, ou romanesque, ou +peut-être faux.</p> + +<p>De semblables lettres sans art, sans intrigue, doivent avoir mauvaise +grâce hors de la société éparse et secrète dont la nature avait fait +membre celui qui les écrivit. Les individus qui la composent sont la +plupart inconnus: cette espèce de monument privé que laisse un homme +comme eux, ne peut leur être adressé que par la voie publique, au risque +d'ennuyer un grand nombre de personnes graves, instruites, ou aimables. +Le devoir d'un éditeur est seulement de prévenir qu'on n'y trouve ni +esprit, ni science; que ce n'est pas un <i>ouvrage</i>; et que peut-être même +on dira: ce n'est pas un livre <i>raisonnable</i>.</p> + +<p>Nous avons beaucoup d'écrits où le genre humain se trouve peint en +quelques lignes. Si cependant ces longues lettres faisaient à-peu-près +connaître un seul homme, elles pourraient être, et neuves, et utiles. Il +s'en faut de beaucoup qu'elles remplissent même cet objet borné: mais si +elles ne contiennent point tout ce que l'on pourrait attendre, elles +contiennent du moins quelque chose; c'est assez peut-être pour les faire +excuser.</p> + +<p>Ces lettres ne sont pas un <i>roman</i><a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>. Il n'y a point de mouvement +dramatique, d'événements préparés et conduits, point de dénouement; rien +de ce qu'on appelle l'intérêt d'un ouvrage, de cette série progressive, +de ces incidents, de cet aliment de la curiosité, magie de plusieurs +bons écrits, et charlatanisme de plusieurs mauvais.</p> + +<p>On y trouvera des descriptions; de celles qui servent à mieux faire +entendre les choses naturelles, et à donner des lumières, peut-être trop +négligées, sur les rapports de l'homme avec ce qu'il appelle +l'<i>inanimé</i>.</p> + +<p>On y trouvera des passions: mais celles d'un homme qui était né pour +recevoir ce qu'elles promettent, et pour n'avoir point une passion; pour +tout employer, et pour n'avoir qu'une seule fin.</p> + +<p>On y trouvera de l'amour: mais l'amour senti d'une manière qui peut-être +n'avait pas été dite.</p> + +<p>On y trouvera des longueurs: elles peuvent être dans la nature; le +cœur est rarement précis, il n'est point dialecticien. On y +trouvera des répétitions: mais si les choses sont bonnes, pourquoi +éviter soigneusement d'y revenir? Les répétitions de <i>Clarisse</i>, le +désordre (et le prétendu égoïsme) de Montaigne n'ont jamais rebuté que +des lecteurs seulement ingénieux. L'éloquent J. J. était souvent diffus. +Celui qui écrivit ces lettres paraît n'avoir pas craint les longueurs et +les écarts d'un style libre: il a écrit sa pensée. Il est vrai que J. J. +avait le droit d'être un peu long: pour lui, s'il a usé de la même +liberté, c'est tout simplement parce qu'il la trouvait bonne et +naturelle.</p> + +<p>On y trouvera des contradictions, du moins ce qu'on nomme souvent ainsi. +Mais pourquoi serait-on choqué de voir, dans des matières incertaines, +le pour et le contre dits par le même homme? Puisqu'il faut qu'on les +réunisse pour s'en approprier le sentiment, pour peser, décider, +choisir, n'est-ce pas une même chose qu'ils soient dans un seul livre ou +dans des livres différents? Au contraire, exposés par le même homme, ils +le sont avec une force plus égale, d'une manière plus analogue, et vous +voyez mieux ce qu'il vous convient d'adopter. Nos affections, nos +désirs, nos sentiments mêmes, et jusqu'à nos opinions, changent avec les +leçons des événements; les occasions de la réflexion, avec l'âge, avec +tout notre être. Ne voyez-vous pas que celui qui est si exactement +d'accord avec lui-même, vous trompe, ou se trompe? Il a un système; il +joue un rôle. L'homme sincère vous dit: j'ai senti comme cela, je sens +comme ceci; voilà mes matériaux, bâtissez vous-même l'édifice de votre +pensée. Ce n'est pas à l'homme froid à juger les différences des +sensations humaines: puisqu'il n'en connaît pas l'étendue, il n'en +connaît pas la versatilité. Pourquoi diverses manières de voir +seraient-elles plus étonnantes dans les divers âges d'un même homme, et +quelquefois au même moment, que dans des hommes différents? On observe, +on cherche; on ne décide pas. Voulez-vous exiger que celui qui prend la +balance rencontre d'abord le poids qui en fixera l'équilibre? Tout doit +être d'accord sans doute dans un ouvrage exact et raisonné sur des +matières positives. Mais voulez-vous que Montaigne soit vrai à la +manière de Hume, et Sénèque régulier comme Bézout? Je croirais même +qu'on devrait attendre autant ou plus d'oppositions entre les différents +âges d'un même homme, qu'entre plusieurs hommes éclairés du même âge. +C'est pour cela qu'il n'est pas bon que les législateurs soient tous des +vieillards; à moins que ce ne soit un corps d'homme vraiment choisis, et +capable de suivre leurs conceptions générales et leurs souvenirs, plutôt +que leur pensée présente. L'homme qui ne s'occupe que des sciences +exactes, est le seul qui n'ait point à craindre d'être jamais surpris de +ce qu'il a écrit dans un autre âge.</p> + +<p>Ces lettres sont aussi inégales, aussi irrégulières dans leur style que +dans le reste. Une chose seulement m'a plu; c'est de n'y point trouver +ces expressions exagérées et triviales dans lesquelles un écrivain +devrait toujours voir du ridicule, ou au moins de la faiblesse<a +name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>. Ces expressions ont par +elles-mêmes quelque chose de vicieux, ou bien leur trop fréquent usage, +en en faisant des applications fausses, altéra leurs premières +acceptions, et fit oublier leur énergie.</p> + +<p>Ce n'est pas que je prétende justifier le style des lettres. J'aurais +quelque chose à dire sur des expressions qui pourront paraître hardies, +et que pourtant je n'ai pas changées: mais quant aux incorrections, je +n'y sais point d'excuse recevable. Je ne me dissimule pas qu'un critique +trouvera beaucoup à reprendre: je n'ai point prétendu <i>enrichir le +public</i> d'un ouvrage travaillé; mais donner à lire à quelques personnes +éparses dans l'Europe, les sensations, les opinions, les songes libres +et incorrects d'un homme souvent isolé, qui écrivit dans l'intimité, et +non pour son libraire.</p> + +<hr style="width: 15%;" /> + +<p>L'éditeur ne s'est proposé et ne se proposera qu'un seul objet: tout ce +qui portera son nom tendra aux mêmes résultats: soit qu'il écrive, ou +qu'il publie seulement, il ne s'écartera point d'un but moral. Il ne +cherche pas encore à l'<i>atteindre</i>; un écrit important, et de nature à +être utile, un véritable <i>ouvrage</i> que l'on peut seulement hasarder +d'esquisser, mais non prétendre jamais finir, ne doit pas être publié +promptement, ni même entrepris trop-tôt.</p> + +<hr style="width: 15%;" /> + +<p>Les <i>Notes</i> sont toutes de l'Editeur.</p> + +<h3><a name="LETTRE_PREMIERE" id="LETTRE_PREMIERE"></a>LETTRE PREMIÈRE</h3> + +<p class="date">Genève, 8 juillet, première année. </p> + +<p class="nind">Il ne s'est passé que vingt jours depuis que je vous écrivis de Lyon. Je +n'annonçais aucun projet nouveau, je n'en avais pas; et maintenant j'ai +tout quitté, me voici sur une terre étrangère.</p> + +<p>Je crains que ma lettre ne vous trouve point à Chessel<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>, et que vous +ne puissiez me répondre aussi vite que je le désirerais. J'ai besoin de +savoir ce que vous pensez, ou du moins ce que vous penserez lorsque vous +aurez lu. Vous savez s'il me serait indifférent d'avoir des torts avec +vous: cependant je crains que vous ne m'en trouviez, et je ne suis pas +bien assuré moi-même de n'en point avoir. Je n'ai pas même pris le temps +de vous consulter. Je l'eusse bien désiré dans un moment aussi décisif: +encore aujourd'hui, je ne sais comment juger une résolution qui détruit +tout ce qu'on avait arrangé, qui me transporte brusquement dans une +situation nouvelle, qui me destine à des choses que je n'avais pas +prévues et dont je ne saurais même pressentir l'enchaînement et les +conséquences.</p> + +<p>Il faut vous dire plus. L'exécution fut, il est vrai, aussi précipitée +que la décision: mais ce n'est pas le temps seul qui m'a manqué pour +vous en écrire. Quand même je l'aurais eu, je crois que vous l'eussiez +ignoré de même. J'aurais craint votre prudence: j'ai cru sentir cette +fois la nécessité de n'en avoir pas. Une prudence étroite et pusillanime +dans ceux de qui le sort m'a fait dépendre, a perdu mes premières +années, et je crois bien qu'elle m'a nui pour toujours. La sagesse veut +marcher entre la défiance et la témérité; le sentier est difficile: il +faut la suivre dans les choses qu'elle voit; mais dans les choses +inconnues, nous n'avons que l'instinct. S'il est plus dangereux que la +prudence, il fait aussi de plus grandes choses: il nous perd, ou nous +sauve: sa témérité devient quelquefois notre seul asile, et c'est +peut-être à lui de réparer les maux que la prudence a pu faire.</p> + +<p>Il fallait laisser le joug s'appesantir sans retour, ou le secouer +inconsidérément: l'alternative me parut inévitable. Si vous en jugez de +même, dites-le moi pour me rassurer. Vous savez assez quelle misérable +chaîne on allait river. On voulait que je fisse ce qu'il m'était +impossible de faire bien; que j'eusse un état pour son produit, que +j'employasse les facultés de mon être à ce qui choque essentiellement sa +nature. Aurais-je dû me plier à une condescendance momentanée; tromper +un parent en lui persuadant que j'entreprenais pour l'avenir, ce que je +n'aurais commencé qu'avec le désir de le cesser; et vivre ainsi dans un +état violent, dans une répugnance perpétuelle? Qu'il reconnaisse +l'impuissance où j'étais de le satisfaire, qu'il m'excuse! Il finira par +sentir que les conditions si diverses et si opposées, où les caractères +les plus contraires trouvent ce qui leur est propre, ne peuvent convenir +indifféremment à tous les caractères; que ce n'est pas assez qu'un état, +qui a pour objet des intérêts et des démêlés contentieux, soit regardé +comme honnête, parce qu'on y acquiert, sans voler, trente ou quarante +mille livres de rente; et qu'enfin je n'ai pu renoncer à être homme, +pour être homme d'affaires.</p> + +<p>Je ne cherche point à vous persuader, je vous rappelle les faits; jugez. +Un ami doit juger sans trop d'indulgence; vous l'avez dit.</p> + +<p>Si vous aviez été à Lyon, je ne me serais pas décidé sans vous +consulter; il eût fallu me cacher de vous, au lieu que j'ai eu seulement +à me taire. Comme on cherche, dans le hasard même, des raisons qui +autorisent aux choses que l'on croit nécessaires, j'ai trouvé votre +absence favorable. Je n'aurais jamais pu agir contre votre opinion, +mais je n'ai pas été fâché de le faire sans votre avis; tant que je +sentais tout ce que pouvait alléguer la raison contre la loi que +m'imposait une sorte de nécessité, contre le sentiment qui m'entraînait. +J'ai écouté davantage cette impulsion secrète, mais impérieuse, que ces +froids motifs de balancer et de suspendre, qui, sous le nom de prudence, +tenaient peut-être beaucoup à mon habitude paresseuse, et à quelque +faiblesse dans l'exécution. Je suis parti, je m'en félicite: mais quel +homme peut jamais savoir s'il a fait sagement, ou non, pour les +conséquences éloignées des choses?</p> + +<p>Je vous ai dit pourquoi je n'ai pas fait ce qu'on voulait; il faut vous +dire pourquoi je n'ai pas fait autre chose. J'examinais si je +rejetterais absolument le parti que l'on voulait me faire prendre; cela +m'a conduit à examiner quel autre je prendrais, et à quelle +détermination je m'arrêterais.</p> + +<p>Il fallait choisir, il fallait commencer, pour la vie peut-être, ce que +tant de gens, qui n'ont en eux aucune autre chose, appellent un état. +Je n'en trouvai point qui ne fût étranger à ma nature, ou contraire à ma +pensée. J'interrogeai mon être, je considérai rapidement tout ce qui +m'entourait; je demandai aux hommes s'ils sentaient comme moi; je +demandai aux choses si elles étaient selon mes penchants; et je vis +qu'il n'y avait pas d'accord entre moi et la société, ni entre mes +besoins et les choses qu'elle a faites. Je m'arrêtai avec effroi, +sentant que j'allais livrer ma vie à des ennuis intolérables, à des +dégoûts sans terme comme sans objet. J'offris successivement à mon cœur +ce que les hommes cherchent dans les divers états qu'ils embrassent. Je +voulus même embellir, par le prestige de l'imagination, ces objets +multipliés qu'ils proposent à leurs passions, et la fin chimérique à +laquelle ils consacrent leurs années. Je le voulais, je ne le pus pas. +Pourquoi la terre est-elle ainsi désenchantée à mes yeux? Je ne connais +point la satiété, je trouve partout le vide.</p> + +<p>Dans ce jour, le premier où je sentis tout le néant qui m'environne, +dans ce jour qui a changé ma vie, si les pages de ma destinée se +fussent trouvées entre mes mains pour être déroulées ou fermées à +jamais; avec quelle indifférence j'eusse abandonné la vaine succession +de ces heures si longues et si fugitives, que tant d'amertumes +flétrissent, et que nulle véritable joie ne consolera! Vous le savez, +j'ai le malheur de ne pouvoir être jeune: les longs ennuis de mes +premiers ans ont apparemment détruit la séduction. Les dehors fleuris ne +m'en imposent pas: et mes yeux demi-fermés ne sont jamais éblouis; trop +fixes, ils ne sont point surpris.</p> + +<p>Ce jour d'irrésolution fut du moins un jour de lumière: il me fit +reconnaître en moi ce que je n'y voyais pas distinctement. Dans la plus +grande anxiété où j'eusse jamais été, j'ai joui pour la première fois de +la conscience de mon être. Poursuivi jusque dans le triste repos de mon +apathie habituelle, forcé d'être quelque chose, je fus enfin moi-même: +et dans ces agitations jusqu'alors inconnues, je trouvai une énergie, +d'abord contrainte et pénible, mais dont la plénitude fut une sorte de +repos que je n'avais pas encore éprouvé. Cette situation douce et +inattendue amena la réflexion qui me détermina. Je crus voir la raison +de ce qu'on observe tous les jours, que les différences positives du +sort ne sont pas les causes principales du bonheur ou du malheur des +hommes.</p> + +<p>Je me dis: la vie réelle de l'homme est en lui-même, celle qu'il reçoit +du dehors n'est qu'accidentelle et subordonnée. Les choses agissent sur +lui bien plus encore selon la situation où elles le trouvent, que selon +leur propre nature. Dans le cours d'une vie entière, perpétuellement +modifié par elles, il peut devenir leur ouvrage. Mais comme dans cette +succession toujours mobile, lui seul subsiste quoique altéré, tandis que +les objets extérieurs relatifs à lui changent entièrement; il en résulte +que chacune de leurs impressions sur lui, dépend bien plus pour son +bonheur ou son malheur, de l'état où elle le trouve, que de la sensation +qu'elle lui apporte, et du changement présent qu'elle fait en lui. +Ainsi dans chaque moment particulier de sa vie, ce qui importe surtout à +l'homme, c'est d'être ce qu'il doit être. Les dispositions favorables +des choses viendront ensuite, c'est une utilité du second ordre pour +chacun des moments présents. Mais la suite de ces impulsions devenant, +par leur ensemble, le vrai principe des mobiles intérieurs de l'homme, +si chacune de ces impressions est à-peu-près indifférente, leur totalité +fait pourtant notre destinée. Tout nous importerait-il également dans ce +cercle de rapports et de résultats mutuels? L'homme dont la liberté +absolue est si incertaine, et la liberté apparente si limitée, serait-il +contraint à un choix perpétuel qui demanderait une volonté constante, +toujours libre et puissante? Tandis qu'il ne peut diriger que si peu +d'événements, et qu'il ne saurait régler la plupart de ses affections, +lui importe-t-il, pour la paix de sa vie, de tout prévoir, de tout +conduire, de tout déterminer dans une sollicitude qui, même avec des +succès non interrompus, ferait encore le tourment de cette même vie? +S'il est également nécessaire de maîtriser ces deux mobiles dont +l'action est toujours réciproque; si pourtant cet ouvrage est au-dessus +des forces de l'homme, et si l'effort même qui tendrait à le produire +est précisément opposé au repos qu'on en attend, comment obtenir +à-peu-près ce résultat nécessaire en renonçant au moyen impraticable qui +paraît d'abord le pouvoir seul produire? La réponse à cette question +serait le grand-œuvre de la sagesse humaine, et le principal objet que +l'on puisse proposer à cette loi intérieure qui nous fait chercher la +félicité. Je crus trouver à ce problème une solution analogue à mes +besoins présents: peut-être contribuèrent-ils à me la faire adopter.</p> + +<p>Je pensai que le premier état des choses était surtout important dans +cette oscillation toujours réagissante, et qui par conséquent dérive +toujours plus ou moins de ce premier état. Je me dis: soyons d'abord ce +que nous devons être; plaçons-nous où il convient à notre nature, puis +livrons-nous au cours des choses, en nous efforçant seulement de nous +maintenir semblables à nous-mêmes. Ainsi, quoiqu'il arrive, et sans +sollicitudes étrangères, nous disposerons des choses; non pas en les +changeant elles-mêmes, ce qui nous importe peu, mais en maîtrisant les +impressions qu'elles feront sur nous, ce qui seul nous importe, ce qui +est le plus facile, ce qui maintient davantage notre être en le +circonscrivant et en reportant sur lui-même l'effort conservateur. +Quelque effet que produisent sur nous les choses par leur influence +absolue que nous ne pourrons changer, du moins nous conserverons +toujours beaucoup du premier mouvement imprimé, et nous approcherons, +par ce moyen, plus que nous ne saurions l'espérer par aucun autre, de +l'heureuse permanence du sage.</p> + +<p>Dès que l'homme réfléchit, dès qu'il n'est plus entraîné par le premier +désir et par les lois inaperçues de l'instinct, toute équité, toute +moralité devient en un sens une affaire de calcul, et sa prudence est +dans l'estimation du plus ou du moins. Je crus voir dans ma conclusion +un résultat aussi clair que celui d'une opération sur les nombres. Comme +je vous fais l'histoire de mes intentions, et non celle de mon esprit; +et que je veux bien moins justifier ma décision que vous dire comment je +me suis décidé, je ne chercherai pas à vous rendre un meilleur compte de +mon calcul.</p> + +<p>Conformément à cette manière de voir, je quitte les soins éloignés et +multipliés de l'avenir, qui sont toujours si fatigants et souvent si +vains; je m'attache seulement à disposer, une fois pour la vie, et moi +et les choses. Je ne me dissimule point combien cet ouvrage doit sans +doute rester imparfait, et combien je serai entravé par les événements: +mais je ferai du moins ce que je trouverai en mon pouvoir.</p> + +<p>J'ai cru nécessaire de changer les choses avant de me changer moi-même. +Ce premier but pouvait être beaucoup plus promptement atteint que le +second; et ce n'eût point été dans mon ancienne manière de vivre que +j'eusse pu m'occuper sérieusement de moi. L'alternative du moment +difficile où je me trouvais, me força de songer d'abord aux changements +extérieurs. C'est dans l'indépendance des choses, comme dans le silence +des passions, que l'on peut étudier son être. Je vais choisir une +retraite dans ces monts tranquilles dont la vue a frappé mon enfance +elle-même<a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a>. J'ignore où je m'arrêterai, mais écrivez-moi à Lausanne.</p> + +<h3><a name="LETTRE_II" id="LETTRE_II"></a>LETTRE II.</h3> + +<p class="date">Lausanne<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>, 9 juillet, I.<br /> +</p> + +<p>J'arrivai de nuit à Genève: j'y logeai dans une assez triste auberge, où +mes fenêtres donnaient sur une cour, je n'en fus point fâché. Entrant +dans une aussi belle contrée, je me ménageais volontiers l'espèce de +surprise d'un spectacle nouveau; je la réservais pour la plus belle +heure du jour; je le voulais avoir dans sa plénitude, et sans affaiblir +son impression en l'éprouvant par degré.</p> + +<p>En sortant de Genève, je me mis en route, seul, libre, sans but +déterminé, sans autre guide qu'une carte assez bonne, que je porte sur +moi.</p> + +<p>J'entrais dans l'indépendance. J'allais vivre dans le seul pays +peut-être de l'Europe, où dans un climat assez favorable, on trouve +encore les sévères beautés des sites naturels. Devenu calme par l'effet +même de l'énergie que les circonstances de mon départ avait éveillée en +moi, content de posséder mon être pour la première fois de mes jours si +vains, cherchant des jouissances simples et grandes avec l'avidité d'un +cœur jeune, et cette sensibilité, fruit amer et précieux de mes longs +ennuis; j'étais ardent et paisible. Je fus heureux sous le beau ciel de +Genève, lorsque le soleil paraissant au-dessus des hautes neiges, +éclaira à mes yeux cette terre admirable. C'est près de Copet que je vis +l'aurore, non pas inutilement belle comme je l'avais vue tant de fois, +mais d'une beauté sublime et assez grande pour ramener le voile des +illusions sur mes yeux découragés.</p> + +<p>Vous n'avez point vu cette terre à laquelle Tavernier ne trouvait +comparable qu'un seul lieu dans l'Orient. Vous ne vous en ferez pas une +idée juste; les grands effets de la nature ne s'imaginent point tels +qu'ils sont. Si j'avais moins senti la grandeur et l'harmonie de +l'ensemble, si la pureté de l'air n'y ajoutait pas une expression que +les mots ne sauraient rendre, si j'étais un autre, j'essayerais de vous +peindre ces monts neigeux et embrasés, ces vallées vaporeuses; les noirs +escarpements de la côte de Savoye; les collines de la Vaux et du +Jorat<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>, peut-être trop riantes, mais surmontées par les Alpes de +Gruyère et d'Ormont; et les vastes eaux du Léman, et le mouvement de ses +vagues, et sa paix mesurée. Peut-être mon état intérieur ajouta-t-il au +prestige de ces lieux; peut-être nul homme n'a-t-il éprouvé à leur +aspect tout ce que j'ai senti<a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>.</p> + +<p>C'est le propre d'une sensibilité profonde de recevoir une volupté plus +grande de l'opinion d'elle-même que de ses jouissances positives: +celles-ci laissent apercevoir leurs bornes; mais celles que promettent +ce sentiment d'une puissance illimitée, sont immenses comme elle, et +semblent nous indiquer le monde inconnu que nous cherchons toujours. Je +n'oserais décider que l'homme dont l'habitude des douleurs a navré le +cœur, n'ait point reçu de ses misères mêmes, une aptitude à des plaisirs +inconnus des heureux, et ayant sur les leurs l'avantage d'une plus +grande indépendance, et d'une durée qui soutient la vieillesse +elle-même. Pour moi, j'ai éprouvé dans ce moment auquel il n'a manqué +qu'un autre cœur qui sentît avec le mien, comment une heure de vie peut +valoir une année d'existence; combien tout est relatif dans nous, et +hors de nous; et comment nos misères viennent surtout de notre +déplacement dans l'ordre des choses.</p> + +<p>La grande route de Genève à Lausanne est partout agréable, elle suit +généralement les rives du lac; et comme elle me conduisait vers les +montagnes, je ne pensai point à la quitter. Je ne m'arrêtai qu'auprès de +Lausanne sur une pente, d'où l'on n'apercevait pas la ville, et où +j'attendis la fin du jour.</p> + +<p>Les soirées sont désagréables dans les auberges, excepté lorsque le feu +et la nuit aident à attendre le souper. Dans les longs jours on ne peut +éviter cette heure d'ennui qu'en évitant aussi de voyager pendant la +chaleur: c'est précisément ce que je ne fais point. Depuis mes courses +au Forez, j'ai pris l'usage d'aller à pied si la campagne est +intéressante; et quand je marche, une sorte d'impatience ne me permet de +m'arrêter que lorsque je suis presque arrivé. Les voitures sont +nécessaires pour se débarrasser promptement de la poussière des grandes +routes, et des ornières boueuses des plaines; mais lorsqu'on est sans +affaires et dans une vraie campagne, je ne vois pas de motif pour courir +la poste, et je trouve qu'on est trop dépendant si l'on va avec ses +chevaux. J'avoue qu'en arrivant à pied l'on est moins bien reçu d'abord +dans les auberges; mais il ne faut que quelques minutes à un aubergiste +qui sait son métier, pour s'apercevoir que s'il y a de la poussière sur +les souliers il n'y a pas de paquet sur l'épaule, et qu'ainsi l'on +pourrait être en état de le faire gagner assez pour qu'il ôte son +chapeau d'une certaine manière. Vous verrez bientôt les servantes vous +dire tout comme à un autre: Monsieur a-t-il déjà donné ses ordres?</p> + +<p>J'étais donc sous les pins du Jorat: la soirée était belle, les bois +silencieux, l'air calme, le couchant vapoureux, mais sans nuages. Tout +paraissait fixe, éclairé, immobile: et dans un moment où je levai les +yeux après les avoir tenus longtemps arrêtés sur la mousse qui me +portait, j'eus une illusion imposante que mon état de rêverie +prolongea. La pente rapide qui s'étendait jusqu'au lac se trouvait +cachée pour moi sous le tertre où j'étais assis; et la surface du lac +très-inclinée, semblait élever dans les airs sa rive opposée. Des +vapeurs voilaient en partie les Alpes de Savoye confondues avec elles et +revêtues des mêmes teintes: la lumière du couchant et le vague de l'air +dans les profondeurs du Valais élevèrent ces montagnes et les séparèrent +de la terre, en rendant leurs extrémités indiscernables; et leur colosse +sans forme, sans couleur, sombre et neigeux, éclairé et comme invisible, +ne me parut qu'un amas de nuées orageuses suspendues dans l'espace: il +n'était plus d'autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul, +au sein de l'immensité.</p> + +<p>Ce moment-là fut digne de la première journée d'une vie nouvelle: j'en +éprouverai peu de semblables. Je me promettais de finir celle-ci en vous +en parlant tout à mon aise, mais le sommeil appesantit ma tête et ma +main: les souvenirs et le plaisir de vous les dire ne sauraient +l'éloigner; et je ne veux pas continuer à vous rendre si faiblement ce +que j'ai mieux senti.</p> + +<p>Près de Nion j'ai vu le Mont-Blanc assez à découvert, et depuis ses +bases apparentes; mais l'heure n'était point favorable, il était mal +éclairé.</p> + +<h3><a name="LETTRE_III" id="LETTRE_III"></a>LETTRE III.</h3> + +<p class="date">Cully, 11 juillet, 1.<br /> +</p> + +<p>Je ne veux point parcourir la Suisse en voyageur, on en curieux. Je +cherche à être là, parce qu'il me semble que je serais mal ailleurs: +c'est le seul pays, voisin du mien, qui contienne généralement de ces +choses que je désire.</p> + +<p>J'ignore encore de quel côté je me dirigerai: je ne connais ici +personne, et n'y ayant aucune sorte de relation, je ne puis choisir que +d'après des raisons prises de la nature des lieux. Le climat est +difficile en Suisse, surtout dans les situations que je préférerais. Il +me faut un séjour fixe pour l'hiver; c'est ce que je voudrais d'abord +décider: mais l'hiver est long dans le contrées élevées.</p> + +<p>A Lausanne on me disait: C'est ici la plus belle partie de la Suisse, +celle que tous les étrangers aiment. Vous avez vu Genève et les bords +du lac; il vous reste à voir Iverdun, Neuchâtel et Berne: on va encore +au Locle qui est célèbre par son industrie. Pour le reste de la Suisse, +c'est un pays bien sauvage: on reviendra de la manie anglaise d'aller se +fatiguer et s'exposer pour voir de la glace et dessiner des cascades. +Vous vous fixerez ici: le pays de Vaud<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a> est le seul qui convienne à un +étranger; et même dans le pays de Vaud il n'y a que Lausanne, surtout +pour un Français.</p> + +<p>Je les ai assurés que je ne choisirais pas Lausanne, et ils ont cru que +je me trompais. Le pays de Vaud a de grandes beautés, mais je suis +persuadé d'avance que sa partie basse est une de celles de la Suisse +que j'aimerai le moins. La terre et les hommes y sont, à peu de chose +près, comme ailleurs: je cherche d'autres mœurs, et une autre nature. Si +je savais l'allemand, je crois que j'irais du côté de Lucerne: mais l'on +n'entend le français que dans un tiers de la Suisse, et ce tiers en est +précisément la partie la plus riante et la moins éloignée des habitudes +françaises, ce qui me met dans une grande incertitude. J'ai presque +résolu de voir les bords de Neuchâtel, et le bas-Valais; après quoi +j'irai près de Schwitz, ou dans l'Underwalden, malgré l'inconvénient +très-grand d'une langue qui m'est tout-à-fait étrangère.</p> + +<p>J'ai remarqué un petit lac que les cartes nomment de Bré, ou de Bray, +situé à une certaine élévation dans les terres, au-dessus de Cully: +j'étais venu dans cette ville pour en aller visiter les rives presque +inconnues et éloignées des grandes routes. J'y ai renoncé; je crains que +le pays ne soit trop ordinaire, et que la manière de vivre des gens de +la campagne, si près de Lausanne, ne me convienne encore moins.</p> + +<p>Je voulais traverser le lac<a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a>; et j'avais, hier, retenu un bateau pour +me rendre sur la côte de Savoye. Il a fallu renoncer à ce dessein: le +temps a été mauvais tout le jour, et le lac est encore fort agité. +L'orage est passé, la soirée est belle. Mes fenêtres donnent sur le lac; +l'écume blanche des vagues est jetée quelquefois jusques dans ma +chambre, elle a même mouillé le toit. Le vent souffle du Sud-Ouest, en +sorte que c'est précisément ici que les vagues ont plus de force et +d'élévation. Je vous assure que ce mouvement et ces sons mesurés donnent +à l'âme une forte impulsion. Si j'avais à sortir de la vie ordinaire, si +j'avais à vivre, et que pourtant je me sentisse découragé, je voudrais +être un quart-d'heure seul devant un lac agité: je crois qu'il ne serait +plus de grandes choses qui ne me fussent naturelles.</p> + +<p>J'attends avec quelqu'impatience la réponse que je vous ai demandée; et +quoi-qu'elle ne puisse en effet arriver encore, je pense à tout moment +à envoyer à Lausanne pour voir si on ne néglige pas de me la faire +parvenir. Sans doute elle me dira bien positivement ce que vous pensez, +ce que vous présumez de l'avenir; et si j'ai eu tort, étant moi, de +faire ce qui chez beaucoup d'autres eût été une conduite pleine de +légéreté. Je vous consultais sur des riens, et j'ai pris sans vous la +résolution la plus importante. Vous ne refuserez pas pourtant de me dire +votre opinion: il faut qu'elle me réprime, ou me rassure. Vous avez déjà +oublié que je me suis arrangé en ceci comme si je voulais vous en faire +un secret: les torts d'un ami peuvent entrer dans notre pensée, mais non +dans nos sentiments. Je vous félicite d'avoir à me pardonner des +faiblesses: sans cela je n'aurais pas tant de plaisir à m'appuyer sur +vous; ma propre force ne me donnerait pas la sécurité que me donne la +vôtre.</p> + +<p>Je vous écris comme je vous parlerais, comme on se parle à soi-même. +Quelquefois on n'a rien à se dire l'un à l'autre, on a pourtant besoin +de se parler; c'est souvent alors que l'on bavarde le plus à son aise. +Je ne connais de promenade qui donne un vrai plaisir que celle que l'on +fait sans but, lorsque l'on va uniquement pour aller, et que l'on +cherche sans vouloir aucune chose; lorsque le temps est tranquille, un +peu couvert, que l'on n'a point d'affaires, que l'on ne veut pas savoir +l'heure, et que l'on se met à pénétrer au hasard dans les fondrières et +les bois d'un pays inconnu; lorsqu'on parle des champignons, des biches, +des feuilles rousses qui commencent à tomber; lorsque je vous dis: Voilà +une place qui ressemble bien à celle où mon père s'arrêta, il y a dix +ans, pour jouer au petit-palet avec moi, et où il laissa son couteau de +chasse que le lendemain l'on ne put jamais retrouver. Lorsque vous me +dites: L'endroit où nous venons de traverser le ruisseau eût bien plû au +mien. Dans les derniers temps de sa vie, il se faisait conduire à une +grande lieue de la ville dans un bois bien épais, où il y avait quelques +rochers et de l'eau; alors il descendait de la calèche, et il allait, +quelquefois seul, quelquefois avec moi, s'asseoir sur un grès: nous +lisions les <i>Vies des Pères du Désert</i>. Il me disait: Si dans ma +jeunesse j'étais entré dans un monastère, comme Dieu m'y appelait, je +n'aurais pas eu tous les chagrins que j'ai eus dans le monde, je ne +serais pas aujourd'hui si infirme et si cassé; mais je n'aurais point de +fils, et en mourant, je ne laisserais rien sur la terre....... Et +maintenant il n'est plus! Ils ne sont plus!</p> + +<p>Il y a des hommes qui croyent se promener, à la campagne, lorsqu'ils +marchent en ligne droite dans une allée sablée. Ils ont dîné, ils vont +jusqu'à la statue, et ils reviennent au trictrac. Mais quand nous nous +perdions dans les bois du Forez, nous allions librement et au hasard. Il +y avait quelque chose de solennel à ces souvenirs d'un temps déjà +reculé, qui semblaient venir à nous dans l'épaisseur et la majesté des +bois. Comme l'âme s'agrandit lorsqu'elle rencontre des choses belles, et +qu'elle ne les a pas prévues! Je n'aime point que ce qui appartient au +cœur soit préparé et réglé: laissons l'esprit chercher avec ordre, et +symétriser ce qu'il travaille. Pour le cœur, il ne travaille pas; et si +vous lui demandez de produire, il ne produira rien: la culture le rend +stérile. Vous vous rappelez des lettres que R... écrivait à L... qu'il +appelait son ami. Il y avait bien de l'esprit dans ces lettres, mais +aucun abandon. Chacune contenait quelque chose de distinct, et roulait +sur un sujet particulier; chaque paragraphe avait son objet et sa +pensée. Tout cela était arrangé comme pour l'impression; c'était des +chapitres d'un livre didactique. Nous ne ferons point comme cela, je +pense: aurions-nous besoin d'esprit? Quand des amis se parlent c'est +pour se dire tout ce qui leur vient en tête. Il y a une chose que je +vous demande; c'est que vos lettres soient longues, que vous soyez +longtemps à m'écrire, que je sois longtemps à vous lire: souvent je vous +donnerai l'exemple. Quant au contenu, je ne m'en inquiète point: +nécessairement nous ne dirons que ce que nous pensons, ce que nous +sentons: et n'est-ce pas cela qu'il faut que nous disions? Quand on veut +jaser, s'avise-t-on de dire? parlons sur telle chose, faisons des +divisions, et commençons par celle-ci.</p> + +<p>On apportait le souper lorsque je me suis mis à écrire, et voilà que +l'on vient de me dire: Mais, Monsieur, le poisson est tout froid, il ne +sera plus bon, au moins. Adieu donc. Ce sont des truites du Rhône. Ils +me les vantent, comme s'ils ne voyaient pas que je mangerai seul.</p> + +<h3><a name="LETTRE_IV" id="LETTRE_IV"></a>LETTRE IV.</h3> + +<p class="date">Thiel, 19 juillet, 1.<br /> +</p> + +<p>J'ai passé à Iverdun<a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a><a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a>; j'ai vu Neuchâtel, Bienne et leurs environs. +Je m'arrête quelques jours à Thiel sur les frontières de Neuchâtel et de +Berne. J'avais pris à Lausanne une de ces berlines de remise +très-communes en Suisse. Je ne craignais pas l'ennui de la voiture; +j'étais trop occupé de ma position, de mes espérances si vagues, de +l'avenir incertain, du présent déjà inutile, et de l'intolérable vide +que je trouve partout.</p> + +<p>Je vous envoie quelques mots écrits des divers lieux de mon passage.</p> + +<p class="date">D'Iverdun.<br /> +</p> + +<p>J'ai joui un moment de me sentir libre et dans des lieux plus beaux; +j'ai cru y trouver une vie meilleure: mais je vous avouerai que je ne +suis pas content. A Moudon, au centre du pays de Vaud, je me demandais: +Vivrais-je heureux dans ces lieux si vantés et si désirés? mais un +profond ennui m'a fait partir aussitôt. J'ai cherché ensuite a m'en +imposer à moi-même, en attribuant principalement cette impression à +l'effet d'une tristesse locale. Le sol de Moudon est boisé et +pittoresque, mais il n'y a point de lac. Je me décidai à rester le soir +à Iverdun, espérant retrouver sur ses rives, ce bien être mêlé de +tristesse que je préfère à la joie. La vallée est belle, et la ville est +l'une des plus jolies de la Suisse. Malgré le pays, malgré le lac, +malgré la beauté du jour, j'ai trouvé Iverdun plus triste que Moudon. +Quels lieux me faudra-t-il donc?</p> + +<p class="date">De Neuchâtel.<br /> +</p> + +<p>J'ai quitté ce matin Iverdun, jolie ville, agréable à d'autres yeux, et +triste aux miens. Je ne sais pas bien encore ce qui peut la rendre telle +pour moi; mais je ne me suis point trouvé le même aujourd'hui. S'il +fallait différer le choix d'un séjour tel que je le cherche, je me +résoudrais plus volontiers à attendre un an près de Neuchâtel, qu'un +mois près d'Iverdun.</p> + +<p class="date">De S.<sup>t</sup> Biaise.<br /> +</p> + +<p>Je reviens d'une course dans le Val de Travers. C'est là que j'ai +commencé à sentir dans quel pays je suis. Les bords du lac de Genève +sont admirables sans doute, cependant il semble que l'on pourrait +trouver ailleurs les mêmes beautés, car pour les hommes on voit d'abord +qu'ils y sont comme dans les plaines, eux et ce qui les concerne<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>. +Mais ce vallon, creusé dans le Jura, porte un caractère grand et simple; +il est sauvage et animé; il est à-la-fois paisible et romantique; et +quoiqu'il n'ait point de lac, il m'a frappé davantage que les bords de +Neuchâtel et même de Genève. La terre paraît ici moins assujettie à +l'homme, et l'homme moins abandonné à des convenances misérables. L'œil +n'y est pas importuné sans cesse par des terres labourées, des vignes et +des maisons de plaisance, odieuses richesses de tant de pays malheureux. +Mais de gros villages; mais des maisons de pierre; mais de la recherche, +de la vanité, des titres, de l'esprit, de la causticité! Où +m'emportaient de vains rêves? A chaque pas que l'on fait ici, l'illusion +revient et s'éloigne; à chaque pas on espère, on se décourage; on est +perpétuellement changé sur cette terre si différente et des autres et +d'elle-même. Je vais dans les Alpes.</p> + +<p class="date">De Thiel.<br /> +</p> + +<p>J'allais à Vevay par Morat, et je ne croyais pas m'arrêter ici: mais +hier j'ai été frappé, à mon réveil, du plus beau spectacle que l'aurore +puisse produire dans une contrée dont la beauté réelle, est pourtant +plus riante que sublime. Cela m'a entraîné à passer ici quelques jours.</p> + +<p>Ma fenêtre était restée ouverte la nuit, selon mon usage. Vers les +quatre heures, je fus éveillé par l'éclat du jour et par l'odeur des +foins que l'on avait coupés pendant la fraîcheur, à la lumière de la +lune. Je m'attendais à une vue ordinaire; mais j'eus un instant +d'étonnement. Les pluies du solstice avaient conservé l'abondance des +eaux accrues précédemment par la fonte des neiges du Jura. L'espace +entre le lac et la Thièle était inondé presqu'entièrement; les parties +les plus élevées formaient des pâturages isolés au milieu de ces plaines +d'eau sillonnées par le vent frais du matin. On apercevait les vagues du +lac que le vent poussait au loin sur la rive demi-submergée. Des +chèvres, des vaches, et leur conducteur, qui tirait de son cornet des +sons agrestes, passaient en ce moment sur une langue de terre restée à +sec entre la plaine inondée et la Thièle. Des pierres placées aux +endroits les plus difficiles, soutenaient, ou continuaient cette sorte +de chaussée naturelle: on ne distinguait point le pâturage que ces +dociles animaux devaient atteindre; et, à voir leur démarche lente et +mal assurée, on eût dit qu'ils allaient s'avancer et se perdre dans le +lac. Les hauteurs d'Anet, et les bois épais du Julemont, sortaient du +sein des eaux comme une île encore sauvage et inhabitée. La chaîne +montueuse du Vuilly bordait le lac à l'horizon. Vers le sud, l'étendue +s'en prolongeait derrière les coteaux de Mont-mirail; et par-delà tous +ces objets, soixante lieues de glaces séculaires imposaient à toute la +contrée la majesté inimitable de ces traits hardis de la nature, qui +font les lieux sublimes.</p> + +<p>Je dînai avec le receveur du péage. Sa manière ne me déplut pas. C'est +un homme plus occupé de fumer et de boire, que de haïr, de projetter, de +s'affliger. Il me semble que j'aimerais assez dans les autres ces +habitudes que je ne prendrai point. Elles font échapper à l'ennui; elles +remplissent les heures, sans que l'on ait l'inquiétude de les remplir: +elles dispensent un homme de beaucoup de choses plus mauvaises, et +mettent du moins à la place de ce calme du bonheur qu'on ne voit sur +aucun front, celui d'une distraction suffisante qui concilie tout, et ne +nuit qu'aux acquisitions de l'esprit.</p> + +<p>Le soir je pris la clef pour rentrer dans la nuit, et n'être point +assujetti à l'heure. La lune n'était pas levée, je me promenais le long +des eaux vertes de la Thièle. Mais me sentant disposé à rêver longtemps, +et trouvant dans la chaleur de la nuit la facilité de la passer toute +entière au dehors, je pris la route de St. Blaise: je la quittai à un +petit village nommé Marin, qui a le lac au sud; je descendis une pente +escarpée, et je me plaçai sur le sable où venaient expirer les vagues. +L'air était calme, on n'apercevait aucune voile sur le lac. Tous +reposaient, les uns dans l'oubli des travaux, d'autres dans celui des +douleurs. La lune parut: je restai longtemps. Vers le matin, elle +répandait sur les terres et sur les eaux l'ineffable mélancolie de ses +dernières lueurs. La nature paraît bien grande à l'homme, lorsque, dans +un long recueillement, il entend le roulement des ondes sur la rive +solitaire, dans le calme d'une nuit encore ardente et éclairée par la +lune qui finit.</p> + +<p>Indicible sensibilité! charme et tourment de nos vaines années; vaste +conscience d'une nature partout accablante et partout impénétrable! +passion universelle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux abandon: +tout ce qu'un cœur mortel peut contenir de besoins et d'ennuis profonds; +j'ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. J'ai fait un +pas sinistre vers l'âge d'affaiblissement: j'ai dévoré dix années de ma +vie. Heureux l'homme simple dont le cœur est toujours jeune!</p> + +<p>Là, dans la paix de la nuit, j'interrogeai ma destinée incertaine, mon +cœur agité, et cette nature inconcevable qui, contenant toutes choses, +semble pourtant ne pas contenir ce que cherchent mes désirs. Qui suis-je +donc, me disais-je? Quel triste mélange d'affection universelle, et +d'indifférence pour tous les objets de la vie positive? Une imagination +romanesque me porte-t-elle à chercher, dans un ordre bizarre, des objets +préférés par cela seul que leur existence chimérique pouvant se +modifier arbitrairement, se revêt à mes yeux de formes spécieuse, et +d'une beauté pure et sans mélange plus fantastique encore.</p> + +<p>Ainsi, voyant dans les choses des rapports qui n'y sont point, et +cherchant toujours ce que je n'obtiendrai jamais, étranger dans la +nature réelle, ridicule au milieu des hommes, je n'aurai que des +affections vaines: et soit que je vive selon moi-même, soit que je vive +selon les hommes, je n'aurai dans l'oppression extérieure, ou dans ma +propre contrainte, que l'éternel tourment d'une vie toujours réprimée et +toujours misérable. Mais les écarts d'une imagination ardente et +immodérée sont sans constance comme sans règle: jouet de ses passions +mobiles et de leur ardeur aveugle et indomptée, un tel homme n'aura ni +continuité dans ses goûts, ni paix dans son cœur.</p> + +<p>Que puis-je avoir de commun avec lui? Tous mes goûts sont uniformes, +tout ce que j'aime est facile et naturel: je ne veux que des habitudes +simples, des amis paisibles, une vie toujours la même. Comment mes vœux +seraient-ils désordonnés? je n'y vois que les besoins, que le sentiment +de l'harmonie et des convenances. Comment mes affections seraient-elles +odieuses aux hommes? je n'aime que ce qu'ont aimé les meilleurs d'entre +eux; je ne cherche rien aux dépens d'aucun d'eux; je cherche ce que +chacun peut avoir, ce qui est nécessaire aux besoins de tous, ce qui +finirait leurs misères, ce qui rapproche, unit, console: je ne veux que +la vie des peuples bons, ma paix dans la paix de tous<a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a>. Je n'aime, il +est vrai, que la nature; mais c'est pour cela qu'en, m'aimant moi-même, +je ne m'aime point exclusivement; et que les autres hommes sont encore +dans la nature, ce que j'en aime davantage. Un sentiment impérieux +m'attache à toutes les impressions aimantes; mon cœur plein de lui-même, +de l'humanité, et de l'accord primitif des êtres, n'a jamais connu de +passions personnelles ou irascibles. Je m'aime moi-même, mais c'est dans +la nature, c'est dans l'ordre qu'elle veut, c'est en société avec +l'homme qu'elle fit, et d'accord avec l'universalité des choses. A la +vérité, jusqu'à présent du moins, rien de ce qui existe n'a pleinement +mon affection, et un vide inexprimable est la constante habitude de mon +âme altérée. Mais tout ce que j'aime pourrait exister, la terre entière +pourrait être selon mon cœur, sans que rien fût changé dans la nature ou +dans l'homme lui-même, excepté les accidents éphémères de l'œuvre +sociale.</p> + +<p>Non, l'homme singulier ou romanesque n'est pas ainsi. Sa folie a des +causes factices. Il ne se trouve point de suite ni d'ensemble dans ses +affections; et comme il n'y a d'erreur et de bizarreries que dans les +innovations humaines, tous les objets de sa démence sont pris dans +l'ordre de choses qui excite les passions immodérées des hommes, et +l'industrieuse fermentation de leurs esprits toujours agités en sens +contraires.</p> + +<p>Pour moi, j'aime les choses existantes; je les aime comme elles sont. Je +ne désire, je ne cherche, je n'imagine rien hors de la nature. Loin que +ma pensée divague et se porte sur des objets difficiles ou bizarres, +éloignés ou extraordinaires; et qu'indifférent pour ce qui s'offre à +moi, pour ce que la nature produit habituellement, j'aspire à ce qui +m'est refusé, à des choses étrangères et rares, à des circonstances +invraisemblables et à une destinée romanesque; je ne veux au contraire, +je ne demande à la nature et aux hommes, je ne demande pour ma vie +entière que ce que la nature contient nécessairement, ce que les hommes +doivent tous posséder, ce qui peut seul occuper nos jours et remplir nos +cœurs, ce qui fait la vie. Comme il ne me faut point des choses +difficiles où privilégiées, il ne me faut pas non plus des choses +nouvelles, changeantes, multipliées. Ce qui m'a plu, me plaira toujours; +ce qui a suffi à mes besoins, leur suffira dans tous les temps: le jour +semblable au jour qui fut heureux, est encore un jour heureux pour moi; +et comme les besoins positifs de ma nature sont toujours à-peu-près les +mêmes, ne cherchant que ce qu'ils exigent, je désire toujours à-peu-près +les mêmes choses. Si je suis satisfait aujourd'hui, je le serai demain, +je le serai toute l'année, je le serai toute la vie: et si mon sort est +toujours le même, mes vœux toujours simples, seront toujours remplis.</p> + +<p>L'amour du pouvoir ou des richesses est presqu'aussi étranger à ma +nature que l'envie, la vengeance ou les haines. Rien ne doit aliéner de +moi les autres hommes, je ne suis le rival d'aucun d'eux: je ne puis pas +plus les envier que les haïr; je refuserais ce qui les passionne, je +refuserais de triompher d'eux: je ne veux pas même les surpasser en +vertu. Je me repose dans ma bonté naturelle. Heureux qu'il ne me faille +point d'efforts pour ne pas faire le mal, je ne me tourmenterai point +sans nécessité; et pourvu que je sois homme de bien, je ne prétendrai +pas être vertueux. Ce mérite est très-grand, mais j'ai le bonheur qu'il +ne me soit pas indispensable, et je le leur abandonne: c'est détruire la +seule rivalité qui pût subsister entre nous. Leurs vertus sont +ambitieuses comme leurs passions: ils les étalent fastueusement; et ce +qu'ils y cherchent surtout, c'est la primauté. Je ne suis point leur +concurrent; je ne le serai pas même en cela. Que perdrai-je à leur +abandonner cette supériorité? Dans ce qu'ils appellent vertus, les unes, +seules utiles, sont naturellement dans l'homme constitué comme je me +trouve l'être, et comme je penserais volontiers que tout homme l'est +primitivement; les autres compliquées, difficiles, imposantes et +superbes, ne dérivent point immédiatement de la nature de l'homme: c'est +pour cela que je les trouve ou fausses ou vaines, et que je suis peu +curieux d'en obtenir le mérite, au moins incertain. Je n'ai pas besoin +d'effort pour atteindre ce qui est dans ma nature, et je n'en veux point +faire pour parvenir à ce qui lui est contraire. Ma raison le repousse, +et me dit que, dans moi du moins, ces vertus fastueuses seraient des +altérations étrangères et un commencement de déviation. Le seul effort +que l'amour du bien exige de moi, c'est une vigilance soutenue, qui ne +permette jamais aux maximes de notre fausse morale de s'introduire dans +une âme trop droite pour les parer de beaux dehors, et trop simple pour +les contenir. Telle est la vertu que je me dois à moi-même, et le devoir +que je m'impose. Je sens irrésistiblement que mes penchants sont +naturels: il ne me reste qu'à m'observer bien moi-même pour écarter de +cette direction générale toute impulsion particulière qui pourrait s'y +mêler; pour me conserver toujours simple et toujours droit, au milieu +des perpétuelles altérations et des bouleversements que peuvent me +préparer l'oppression, d'un sort précaire, et les subversions de tant de +choses mobiles. Je dois rester, quoiqu'il arrive, toujours le même et +toujours moi; non pas précisément tel que je suis dans des habitudes +contraires à mes besoins; mais tel que je me sens, tel que je veux +être, tel que je suis dans cette vie intérieure, seul asile de mes +tristes affections.</p> + +<p>Je m'interrogerai, je m'observerai, je sonderai ce cœur naturellement +vrai et aimant, mais que tant de dégoûts peuvent avoir déjà rebuté. Je +déterminerai ce que je suis; je veux dire ce que je dois être: et cet +état une fois bien connu, je m'efforcerai de le conserver toute ma vie, +convaincu que rien de ce qui m'est naturel n'est dangereux ou +condamnable, persuadé que l'on n'est jamais bien que quand on est selon +sa nature, et décidé à ne jamais réprimer en moi que ce qui tendrait à +altérer ma forme originelle.</p> + +<p>J'ai connu l'enthousiasme des vertus difficiles; dans ma superbe erreur, +je pensais remplacer tous les mobiles de la vie sociale par ce mobile +aussi illusoire<a name="FNanchor_13_13" id="FNanchor_13_13"></a><a href="#Footnote_13_13" class="fnanchor">[13]</a>. Ma fermeté stoïque bravait le malheur comme les +passions; et je me tenais assuré d'être le plus heureux des hommes, si +j'en étais le plus vertueux. L'illusion a duré près d'un mois dans sa +force; un seul incident la dissipée. C'est alors, que toute l'amertume +d'une vie décolorée et fugitive vint remplir mon âme dans l'abandon du +dernier prestige qui l'abusât. Depuis ce moment, je ne prétends plus +employer ma vie, je cherche seulement à la remplir: je ne veux plus en +jouir, mais seulement la tolérer: je n'exige point qu'elle soit +vertueuse, mais qu'elle ne soit jamais coupable.</p> + +<p>Et cela même, où l'espérer, où l'obtenir? Où trouver des jours +commodes, simples, occupés, uniformes? Où fuir le malheur? Je ne veux +que cela. Mais quelle destinée que celle où les douleurs restent, où les +plaisirs ne sont plus! Peut-être quelques jours paisibles me seront-ils +donnés: mais plus de charme, plus d'ivresse, jamais un moment de pure +joie; jamais! et je n'ai pas vingt-un ans! et je suis né sensible; +ardent! et je n'ai jamais joui! et après la mort...... Rien non plus +dans la vie: rien dans la nature...... Je ne pleurai point; car je n'ai +plus de larmes. Je sentis que je me refroidissais; je me levai, je +marchai sur la grève; et le mouvement me fut utile.</p> + +<p>Insensiblement je revins à ma première recherche. Comment me fixer? le +puis-je? et quel lieu choisirai-je? Comment, parmi les hommes, vivre +autrement qu'eux; ou comment vivre loin d'eux sur cette terre dont ils +fatiguent les derniers recoins? Ce n'est qu'avec de l'argent que l'on +peut obtenir même ce que l'argent ne paye pas; et que l'on peut éviter +ce qu'il procure. La fortune que je pouvais attendre se détruit. Le peu +que je possède maintenant devient incertain. Mon absence achèvera +peut-être de tout perdre; et je ne suis point d'un caractère à me faire +un sort nouveau. Je crois qu'il faut en cela laisser aller les choses. +Ma situation tient à des circonstances dont les résultats sont encore +éloignés. Il n'est pas certain que, même en sacrifiant les années +présentes, je trouvasse les moyens de disposer à mon gré l'avenir. +J'attendrai; je ne veux pas écouter une prudence inutile qui me +livrerait de nouveau à des ennuis devenus intolérables. Mais il m'est +impossible maintenant de m'arranger pour toujours, de prendre une +position fixe, et une manière de vivre qui ne change plus. Il faut bien +différer, et longtemps peut-être: ainsi se passe la vie! Il faut livrer +des années encore aux caprices du sort, à l'enchaînement des +circonstances, à de prétendues convenances. Je vais vivre comme au +hasard, et sans plan déterminé, en attendant le moment où je pourrai +suivre le seul qui me convienne. Heureux encore si dans le temps que +j'abandonne, je parviens à préparer un temps meilleur: si je puis +choisir, pour ma vie future, les lieux, la manière, les habitudes, +régler mes affections, me réprimer; et retenir dans l'isolement et dans +les bornes d'une nécessité accidentelle, ce cœur avide et simple, à qui +rien ne sera donné: si je puis lui apprendre à s'alimenter lui-même dans +son dénuement, à reposer dans le vide, à rester calme dans ce silence +odieux, à subsister dans une nature muette.</p> + +<p>Vous qui me connaissez, qui m'entendez; mais qui, plus heureux peut-être +et plus sage, cédez sans impatience aux habitudes de la vie; vous savez +quels sont en moi, dans l'éloignement où nous sommes destinés à vivre, +les besoins qui ne peuvent être satisfaits. Il est une chose qui me +console, c'est de vous avoir: ce sentiment ne cessera point. Mais, nous +nous le sommes toujours dit; il faut que mon ami sente comme moi; il +faut que notre destinée soit la même; il faut qu'on puisse passer +ensemble sa vie. Combien de fois j'ai regretté que nous ne soyons pas +ainsi l'un à l'autre! Avec qui l'intimité sans réserve pourra-t-elle +m'être aussi douce, m'être aussi naturelle? N'avez-vous pas été jusqu'à +présent ma seule habitude? Vous connaissez ce mot admirable: <i>Est +aliquid sacri in antiquis necessitudinibus.</i> Je suis fâché qu'il n'ait +pas été dit par Épicure, ou même par Léontium, plutôt que par un +orateur<a name="FNanchor_14_14" id="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14" class="fnanchor">[14]</a>. Vous êtes le point où j'aime à me reposer dans +l'inquiétude qui m'égare, où j'aime à revenir lorsque j'ai parcouru +toutes choses; et que je me suis trouvé seul dans le monde. Si nous +vivions ensemble, si nous nous suffisions, je m'arrêterais là, je +connaîtrais le repos, je ferais quelque chose sur la terre, et ma vie +commencerait. Mais il faut que j'attende, que je cherche, que je me hâte +vers l'inconnu, et que sans savoir où je vais, je fuie le présent comme +si j'avais quelque espoir dans l'avenir.</p> + +<p>Vous excusez mon départ; vous le justifiez même: et cependant, indulgent +avec des étrangers, vous n'oubliez pas que l'amitié demande une justice +plus austère. Vous avez raison, il le fallait; c'est la force des +choses. Je ne vois qu'avec une sorte d'indignation cette vie ridicule +que j'ai quittée: mais je ne m'en impose pas sur celle que j'attends. Je +ne commence qu'avec effroi des années pleines d'incertitudes, et je +trouve quelque chose de sinistre à ce nuage épais qui reste devant moi.</p> + +<h3><a name="LETTRE_V" id="LETTRE_V"></a>LETTRE V.</h3> + +<p class="date">St.-Maurice, 18 Août, I.<br /> +</p> + +<p>J'attendais pour vous écrire que j'eusse un séjour fixe. Enfin je suis +décidé: je passerai l'hiver ici. Je ferai auparavant des courses peu +considérables; mais dès que l'automne sera avancée, je ne me déplacerai +plus.</p> + +<p>Je devais traverser le canton de Fribourg, et entrer dans le Valais par +les montagnes; mais les pluies m'ont forcé de me rendre à Vevay par +Payerne et Lausanne. Le temps était remis lorsque j'entrai à Vevay, mais +quelque temps qu'il eût fait, je n'eusse pu me résoudre à continuer ma +route en voiture. Entre Lausanne et Vevay le chemin s'élève et s'abaisse +continuellement, presque toujours à mi-côte, entre des vignobles assez +ennuyeux à mon avis dans une telle contrée. Mais Vevay, Clarens, +Chillon, les trois lieues depuis St.-Saphorin jusqu'à Villeneuve +surpassent ce que j'ai vu jusqu'ici. C'est du côté de Rolle qu'on admire +le lac de Genève; pour moi je ne veux pas en décider, mais c'est à +Vevay, à Chillon surtout, que je le trouve dans toute sa beauté. Que n'y +a-t-il dans cet admirable bassin, à la vue de la dent de Jamant, de +l'aiguille du Midi et des neiges du Velan, là devant les rochers de +Meillerie, un sommet sortant des eaux, une île escarpée, bien ombragée, +de difficile accès; et, dans cette île, deux maisons, trois au plus! je +n'irais pas plus loin. Pourquoi la nature ne contient-elle presque +jamais ce que notre imagination compose pour nos besoins? Ne serait-ce +point que les hommes nous réduisent à imaginer, à vouloir ce que la +nature ne forme pas ordinairement; et que, si elle se trouve l'avoir +préparé quelque part, ils le détruisent bientôt?</p> + +<p>J'ai couché à Villeneuve, lieu triste dans un si beau pays. J'ai +parcouru, avant la chaleur du jour, les collines boisées de St.-Tryphon, +et les vergers continuels qui remplissent la vallée jusqu'à Bex. Je +marchais entre deux chaînes d'Alpes d'une grande hauteur: au milieu de +leurs neiges, je suivais une route unie le long d'un pays abondant, qui +semble avoir été dans des temps reculés presqu'entièrement couvert par +les eaux.</p> + +<p>La vallée où coule le Rhône depuis Martigny jusqu'au lac, est coupée +à-peu-près au milieu par des rochers couverts de pâturages et de forêts, +qui forment les premiers gradins des dents de Morcle et du Midi, et qui +ne sont séparés que par le lit du fleuve. Vers le nord, ces rocs sont en +grande partie couverts de bois de châtaigniers surmontés par des sapins. +C'est dans ces lieux un peu sauvages, qu'est ma demeure sur la base de +l'aiguille du Midi. Cette cime est l'une des plus belles des Alpes: elle +en est aussi l'une des plus élevées, si l'on ne considère pas uniquement +sa hauteur absolue, mais aussi son élévation, visible, et l'amphithéâtre +si bien ménagé qui développe toute la majesté de ses formes. De tous les +sommets dont des calculs trigonométriques, ou les estimations du +baromètre ont déterminé la hauteur, je n'en vois aucun, d'après le +simple aperçu des cartes et l'écoulement des eaux, dont la base soit +assise dans des vallées aussi profondes; je me crois fondé à lui donner +une élévation apparente à-peu-près aussi grande qu'à aucun autre sommet +de l'Europe.</p> + +<p>A la vue de ces gorges habitées, fertiles, et pourtant sauvages, je +quittai la route d'Italie qui se détourne en cet endroit pour passer à +Bex, et me dirigeant vers le pont du Rhône, je pris des sentiers à +travers des prés tels que nos peintres n'en font guère. Le pont, le +château et le cours du Rhône en cet endroit, forment un coup-d'œil +très-pittoresque: quant à la ville, je n'y vis de remarquable qu'une +sorte de simplicité. Son site est un peu triste, mais de la tristesse +que j'aime. Les montagnes sont belles, la vallée est unie; les rochers +touchent la ville et semblent la couvrir; le sourd roulement du Rhône +remplit de mélancolie cette terre comme séparée du globe, et qui paraît +creusée et fermée de toutes parts. Peuplée, cultivée, chargée de fruits +et de vignes, elle semble pourtant affligée et embellie de toute +l'austérité des déserts, lorsque des nuages noirs l'obscurcissent, +roulent sur les flancs de ses montagnes, en brunissent les sombres +sapins, se rapprochent, s'entassent, s'arrêtent immobiles, et semblent +la recouvrir toute entière comme un toit ténébreux: ou lorsque dans un +jour sans nuages, l'ardeur du soleil s'y concentre, en fait fermenter +les vapeurs invisibles, agite d'une ardeur importune ce qui respire sous +le ciel aride, et fait de sa solitude trop belle, un amer abandon.</p> + +<p>Les pluies froides que je venais d'éprouver en passant le Jorat, qui +n'est qu'une butte auprès des Alpes, et les neiges dont j'ai vu se +blanchir alors les monts de la Savoye, au milieu de l'été, m'ont fait +projetez plus sérieusement à la rigueur, et plus encore à la durée des +hivers dans la partie élevée de la Suisse. Je désirais réunir les +beautés des montagnes et la température des plaines. J'espérais trouver +dans les hautes vallées quelques pentes exposées au midi, précaution +bonne pour les beaux froids, mais très-peu suffisante contre les mois +nébuleux, et surtout contre la lenteur du printemps. Décidé pourtant à +ne point vivre ici dans les villes, je me croyais bien dédommagé de ces +inconvénients si je pouvais avoir pour hôtes de bons montagnards, dans +une simple vacherie, à l'abri des vents froids, près d'un torrent, dans +les pâturages et les sapins toujours verts.</p> + +<p>L'événement en a décidé autrement. J'ai trouvé ici un climat doux; non +pas dans les montagnes, à la vérité, mais entre les montagnes. Je me +suis laissé entraîner à rester près de St.-Maurice. Je ne vous dirai +point comment cela s'est fait; et je serais très-embarrassé s'il fallait +que je m'en rendisse compte.</p> + +<p>Ce que vous pourrez d'abord trouver bizarre, c'est que l'ennui profond +que j'ai éprouvé ici pendant quatre jours pluvieux, a beaucoup contribué +à m'y arrêter. Le découragement m'a pris: j'ai craint pour l'hiver, non +pas l'ennui de la solitude, mais l'ennui de la neige. Du reste j'ai été +décidé involontairement, sans choix, et par une sorte d'instinct qui +semblait me dire que tel était ce qui arriverait.</p> + +<p>Quand on vit que je songeais à m'arrêter dans le pays, plusieurs +personnes me témoignèrent de l'empressement d'une manière obligeante et +simple. Le propriétaire d'une maison fort jolie et voisine de la ville +fut le seul avec qui je me liai. Il me pressa d'habiter sa campagne, ou +de choisir entre d'autres, dont il me parla, et qui appartenaient à ses +amis. Mais je voulais une situation pittoresque, et une maison où je +fusse seul. Heureusement je sentis à temps, que si j'allais voir ces +diverses demeures, je me laisserais engager par complaisance, ou par +faiblesse, à en prendre une, quand même elles seraient toutes fort +éloignées de ce que je désirais. Alors le regret d'un mauvais choix ne +m'aurait laissé d'autre parti honnête à prendre que de quitter +tout-à-fait l'endroit. Je lui dis franchement mes motifs, et il me parut +les goûter assez. Je me mis à parcourir, les environs, à visiter les +sites qui me plaisaient davantage, et à chercher une demeure au hasard, +sans m'informer même s'il y en avait dans ces endroits-là.</p> + +<p>Je cherchais depuis deux jours: et c'était dans un pays où près de la +ville on trouve des lieux reculés comme au fond des déserts, et où par +conséquent je n'avais destiné que trois jours à des recherches que je ne +voulais pas étendre au loin. J'avais vu beaucoup d'habitations dans des +lieux qui ne me convenaient point, et plusieurs sites heureux sans +bâtiments, où dont les maisons de pierre et de construction misérable, +commençaient à me faire renoncer à mon projet, lorsque j'aperçus un peu +de fumée derrière de nombreux châtaigniers.</p> + +<p>Les eaux, l'épaisseur des ombrages, la solitude des prés de toute cette +pente me plaisaient beaucoup: mais elle est inclinée vers le nord, et +comme je voulais une exposition plus favorable, je ne m'y serais pas +arrêté sans cette fumée. Après avoir fait bien des détours, après avoir +passé des ruisseaux rapides, je parvins à une maison isolée à l'entrée +des bois et dans les prés les plus solitaires. Un logement passable, +une grange en bois, un potager fermé d'un large ruisseau, deux +fontaines d'une bonne eau, quelques rocs, le bruit des torrents, la +terre partout inclinée, des haies vives, une végétation abondante, un +pré universel prolongé sous les hêtres épars et sous les châtaigniers +jusqu'aux sapins de la montagne: tel est Charrières. Dès le même soir je +pris des arrangements avec le fermier; puis j'allai voir le propriétaire +qui demeure à Montey, une demi-lieue plus loin. Il me fit les offres les +plus obligeantes. Nous convînmes aussitôt, mais d'une manière moins +favorable pour moi que sa première proposition. Ce qu'il voulait +d'abord, n'eût pu être accepté que par un ami; et ce qu'il me força +d'accepter, eût paru généreux de la part d'une ancienne connaissance. Il +faut que cette manière d'agir soit comme naturelle dans quelques lieux, +surtout dans certaines familles. Lorsque j'en parlai dans la sienne à +St.-Maurice, je ne vis point que cela surprît personne.</p> + +<p>Je veux jouir de Charrières avant l'hiver. Je veux y être pour la +récolte des châtaignes, et j'ai bien résolu de ne pas perdre la +tranquille automne.</p> + +<p>Dans vingt jours je prends possession de la maison, de la châtaigneraie, +d'une partie des prés et des vergers. Je laisse aux fermiers l'autre +partie des pâturages et des fruits, le jardin potager, l'endroit destiné +au chanvre, et surtout le terrain labouré.</p> + +<p>Le ruisseau traverse circulairement la partie que je me suis réservée. +Ce sont les plus mauvaises terres, mais les plus beaux ombrages et les +recoins les plus solitaires. La mousse y nuit à la récolte des foins; +les châtaigniers, trop pressés, y donnent peu de fruit; l'on n'y a +ménagé aucune vue sur la longue vallée du Rhône; tout y est sauvage et +abandonné: on n'a pas même débarrassé un endroit resserré entre les +rocs, où les arbres renversés par le vent et consumés de vétusté, +arrêtent la vase et forment une sorte de digue: des aunes et des +coudriers y prirent racine, et rendent ce passage comme impénétrable. +Cependant le ruisseau filtre à travers ces débris; il en sort tout +rempli d'écume pour former un bassin naturel d'une grande pureté. De-là +il s'échappe entre les rocs; il roule sur la mousse ses flots +précipités; et, beaucoup plus bas, il ralentit son cours, quitte les +ombrages, et passe devant la maison sous un pont de trois planches de +sapin.</p> + +<p>On dit que les loups chassés par l'abondance des neiges, descendent, en +hiver, chercher jusques-là les os et les restes des viandes qu'il faut à +l'homme même dans les vallées pastorales. La crainte de ces animaux a +longtemps laissé cette demeure inhabitée. Pour moi ce n'est pas les +loups que j'y craindrai. Que les hommes me laissent libres, du moins +près de leurs antres!</p> + +<h3><a name="LETTRE_VI" id="LETTRE_VI"></a>LETTRE VI.</h3> + +<p class="date">St.-Maurice, 26 Août, I.<br /> +</p> + +<p>Un instant peut changer nos affections, mais ces instants sont rares.</p> + +<p>C'était hier: j'ai remis au lendemain pour vous écrire; je ne voulais +pas que ce trouble passât si vite. J'ai senti que je touchais quelque +chose dans le vide. J'avais comme de la joie, je me suis laissé aller; +il est toujours bon de savoir ce que c'est.</p> + +<p>N'allez pas rire de moi, parce que j'ai fait tout un jour comme si je +perdais la raison. Il s'en est peu fallu, je vous assure, que je n'aie +été assez simple pour ne pas soutenir ma folie un quart-d'heure.</p> + +<p>J'entrais à St.-Maurice. Une voiture de voyage allait au pas, et +plusieurs personnes descendaient aussi le pont. Vous savez déjà que de +ce nombre était une femme. Mon habillement français me fit apparemment +remarquer; je fus salué. Sa bouche est ronde; son regard......... pour +sa taille, pour tout le reste, je ne le sais pas plus que je ne sais son +âge: je ne m'inquiète pas de tout cela: il se peut même qu'elle ne soit +pas très-jolie.</p> + +<p>Je n'ai point examiné dans quelle auberge ils allaient, mais je suis +resté à St.-Maurice. Je crois que l'aubergiste, (c'est chez lui que je +vais toujours) m'aura mis à la même table parce qu'ils sont Français: il +me semble qu'il me l'a proposé. Vous pensez bien que je n'ai pas fait +chercher quelque chose de délicat pour le dessert afin de lui en offrir.</p> + +<p>J'ai passé le reste de la journée près du Rhône. Ils doivent être partis +ce matin; ils vont jusqu'à Sion: c'est le chemin de Leuck, où l'un des +voyageurs va prendre les bains. On dit que la route est belle.</p> + +<p>C'est une chose étonnante que l'accablement où un homme qui a quelque +force laisse consumer sa vie, pendant qu'il faut si peu pour le tirer de +sa léthargie.</p> + +<p>Croyez-vous qu'un homme qui achève son âge sans avoir aimé, soit +vraiment entré dans les mystères de la vie, que son cœur lui soit bien +connu, et que l'étendue de son existence lui soit dévoilée! Il me semble +qu'il est resté comme en suspens; et qu'il n'a vu que de loin ce que le +monde aurait été pour lui.</p> + +<p>Je ne me tais pas avec vous, parce que vous ne direz point: le voilà +amoureux. Jamais ce sot mot, qui rend ridicule celui qui le dit ou celui +de qui on le dit, ne sera dit de moi, je l'espère, par d'autres que par +des sots.</p> + +<p>Quand deux verres de punch ont écarté nos défiances, ont pressé nos +idées, dans cette impulsion qui nous soutient, nous croyons que +désormais nous allons avoir plus de force dans le caractère et vivre +plus libres; mais le lendemain matin nous nous ennuyons un peu plus.</p> + +<p>Si le temps n'était pas à l'orage, je ne sais comment je passerais la +journée: mais le tonnerre retentit déjà dans les rochers, le vent +devient très-violent; j'aime beaucoup tout ce mouvement des airs. S'il +pleut l'après-midi, il y aura de la fraîcheur, et du moins je pourrai +lire auprès du feu.</p> + +<p>Le courrier qui va arriver dans une heure, doit m'apporter des livres +depuis Lausanne où je suis abonné; mais s'il m'oublie, je ferai mieux, +et le temps se trouvera passé de même; je vous écrirai, pourvu que j'aie +seulement le courage de commencer.</p> + +<h3><a name="LETTRE_VII" id="LETTRE_VII"></a>LETTRE VII.</h3> + +<p class="date">St.-Maurice, 3 Septembre, I.<br /> +</p> + +<p>Je suis monté hier jusqu'à la région des glaces perpétuelles, sur la +dent du Midi. Avant que le soleil parût dans la vallée, j'étais déjà +parvenu sur le massif de roc qui domine la ville, et je traversais le +replain<a name="FNanchor_15_15" id="FNanchor_15_15"></a><a href="#Footnote_15_15" class="fnanchor">[15]</a> en partie cultivé, qui le couvre. Je continuai par une pente +rapide, à travers d'épaisses forêts de sapins dont plusieurs parties +furent couchées par d'anciens hivers: ruines fécondes, vaste et confus +amas d'une végétation morte et reproduite de ses vieux débris. A huit +heures j'atteignis le sommet découvert qui surmonte cette pente, et qui +forme le premier degré remarquable de la musse étonnante dont la cime +restait encore si loin de moi. Alors je renvoyai mon guide, je m'essayai +avec mes propres forces; je voulais que rien de mercenaire n'altérât +cette liberté alpestre, et que nul homme de la plaine n'affaiblît +l'austérité d'une région sauvage. Je sentis s'agrandir mon être ainsi +livré seul aux obstacles et aux dangers d'une nature difficile, loin des +entraves factices et de l'industrieuse oppression des hommes.</p> + +<p>Je voyais avec une sorte de fermeté voluptueuse, s'éloigner rapidement +le seul homme que je dusse trouver dans ces vastes précipices. Je +laissai à terre montre, argent, tout ce qui était sur moi, et à-peu-près +tous mes vêtements, et je m'éloignai sans prendre soin de les cacher. +Ainsi, direz-vous, le premier acte de mon indépendance fut au moins une +bizarrerie; et je ressemblai à ces enfants trop contraints, qui ne font +que des étourderies lorsqu'on les laisse à eux-mêmes. Je conviens qu'il +y eut bien quelque puérilité dans mon empressement de tout abandonner, +et dans accoutrement nouveau; mais enfin j'en marchais plus à mon aise, +et tenant le plus souvent entre les dents la branche que j'avais coupée +pour m'aider dans les descentes, je me mis à gravir avec les mains la +crête de rocs qui joint ce sommet secondaire à la masse principale. +Plusieurs fois je me traînai entre deux abîmes dont je n'apercevais pas +le fond. Je parvins ainsi jusqu'aux granits.</p> + +<p>Mon guide m'avait dit que je ne pourrais pas m'élever davantage. Je fus +en effet arrêté longtemps; mais enfin je trouvai, en redescendant un +peu, des passages plus praticables; et les gravissant avec l'audace d'un +montagnard, j'arrivai à une sorte de bassin rempli d'une neige glacée et +encroûtée que les étés n'ont jamais fondue. Je montai encore beaucoup; +mais, parvenu au pied du pic le plus élevé de toute la dent, je ne pus +en atteindre la pointe dont l'escarpement se trouvait à peine incliné, +et qui m'a paru passer d'environ cinq cents pieds le point où j'étais.</p> + +<p>Quoique j'eusse traversé peu de neiges, comme je n'avais pris aucunes +précautions contre elles, mes yeux fatigués de leur éclat et brûlés par +la réflexion du soleil de midi sur leur surface glacée, ne purent bien +discerner les objets. D'ailleurs beaucoup des sommets que j'apercevais +me sont inconnus: je n'ai pu être certain que des plus remarquables. +Depuis que je suis en Suisse, je ne lis que de Saussure, Bourrit, +Tableaux de la Suisse, etc., mais je suis encore fort étranger dans les +Alpes. Je n'ai pu néanmoins méconnaître la cime colossale du Mont-Blanc +qui s'élevait sensiblement au-dessus de moi; celle du Velan; une autre +plus éloignée, mais plus haute, que je suppose être le Mont-Rosa; et la +dent de Morcle, de l'autre côté de la vallée, vis-à-vis, près de moi, +mais plus bas, par de-là les abîmes. Le bloc de granit que je ne pouvais +monter nuisait beaucoup à la partie la plus frappante peut-être de cet +immense tableau. C'est derrière lui que s'étendaient les longues +profondeurs du Valais, bordées de l'un et de l'autre côté par les +glaciers de Sanetz, de Lauter-brunnen et des Pennines, et terminées par +les dômes du Gothard et du Titlis, les neiges de la Furca, les pyramides +du Schreckhorn et du Finster-aar-horn.</p> + +<p>Mais cette vue des sommets abaissés sous les pieds de l'homme: cette vue +si grande, si imposante, si éloignée de la monotone nullité du paysage +des plaines, n'était pas encore ce que je cherchais dans la nature +libre, dans l'immobilité silencieuse, dans l'air pur. Sur les terres +basses, c'est une nécessité que l'homme naturel soit sans cesse altéré; +en respirant cette atmosphère sociale si épaisse, si orageuse, si pleine +de fermentation, toujours ébranlée par le bruit des arts, le fracas des +plaisirs ostensibles, les cris de la haine et les perpétuels +gémissements de l'anxiété et des douleurs. Mais là, sur ces monts +déserts, où le ciel est plus immense; où l'air est plus fixe, et les +temps moins rapides, et la vie plus permanente: là, la nature entière +exprime éloquemment un ordre plus grand, une harmonie plus visible, un +ensemble éternel: là, l'homme retrouve sa forme altérable mais +indestructible; il respire l'air sauvage loin des émanations sociales; +son être est à lui comme à l'univers: il vit d'une vie réelle dans +l'unité sublime.</p> + +<p>Voilà ce que je voulais éprouver; ce que je cherchais du moins. +Incertain de moi-même dans l'ordre de choses arrangé à grands frais par +d'ingénieux enfants<a name="FNanchor_16_16" id="FNanchor_16_16"></a><a href="#Footnote_16_16" class="fnanchor">[16]</a>, je suis monté demander à la nature pourquoi je +suis mal au milieu d'eux. Je voulais savoir enfin si mon existence est +étrangère dans l'ordre humain, ou si l'ordre social actuel s'éloigne de +l'harmonie éternelle, comme une sorte d'irrégularité ou d'exception +accidentelle dans le mouvement du monde. Enfin je crois être sûr de moi. +Il est des moments qui dissipent la défiance, les prévenions, les +incertitudes; et où l'on connaît ce qui est, par une impérieuse et +inébranlable conviction.</p> + +<p>Qu'il soit donc ainsi. Je vivrai misérable et presque ridicule sur une +terre assujettie aux caprices de ce monde éphémère; opposant à mes +ennuis cette conviction qui me place intérieurement auprès de l'homme +tel qu'il serait. Et s'il se rencontre quelqu'un d'un caractère assez +peu flexible pour que son être formé sur le modèle antérieur, ne puisse +être livré aux empreintes sociales: si, dis-je, le hasard me fait +rencontrer un tel homme, nous nous entendrons; il me restera; je serai à +lui pour toujours; nous reporterons l'un vers l'autre nos rapports avec +le reste du monde; et, quittés des autres hommes dont nous plaindrions +les vains besoins, nous suivrons, s'il se peut, une vie plus naturelle, +plus égale. Cependant qui pourra dire si elle serait plus heureuse, sans +accord avec les choses, et passée au milieu des peuples souffrants?</p> + +<p>Je ne saurais vous donner une idée juste de ce monde nouveau; ni vous +exprimer la permanence des monts, dans une langue des plaines. Les +heures m'y semblaient à-la-fois et plus tranquilles et plus fécondes: et +comme si le roulement des astres eût été ralenti dans le calme +universel, je trouvais dans la lenteur et l'énergie de ma pensée, une +succession que rien ne précipitait et qui pourtant devançait son cours +habituel. Quand je voulus estimer sa durée, je vis que le soleil ne +l'avait pas suivie; et je jugeai que le sentiment de l'existence est +réellement plus pesant et plus stérile dans l'agitation des terres +humaines. Je vis que malgré la lenteur des mouvements apparents, c'est +dans les montagnes, sur leurs cimes paisibles, que la pensée, moins +pressée, est plus véritablement active: l'homme des vallées consume, +sans en jouir, sa durée inquiète et irritable; semblable à ces insectes +toujours mobiles qui perdent leurs efforts en vaines oscillations, et +que d'autres, aussi faibles mais plus tranquilles, laissent derrière eux +dans leur marche directe et toujours soutenue.</p> + +<p>La journée était ardente, l'horizon fumeux, et les vallées vaporeuses. +L'éclat des glaces remplissait l'atmosphère inférieure de leurs reflets +lumineux; mais une pureté inconnue semblait essentielle à l'air que je +respirais. A cette hauteur, nulle exhalaison des lieux bas, nul accident +de lumière ne troublait, ne divisait la vague et sombre profondeur des +cieux. Leur couleur apparente n'était plus ce bleu pâle et éclairé, doux +revêtement des plaines, agréable et délicat mélange qui forme à la terre +habitée une enceinte visible où l'œil se repose et s'arrête. Là l'éther +indiscernable laissait la vue se perdre dans l'immensité sans bornes; au +milieu de l'éclat du soleil et des glacières, chercher d'autres mondes +et d'autres soleils comme sous le vaste ciel des nuits; et par-dessus +l'atmosphère embrasée des feux du jour, pénétrer un univers nocturne.</p> + +<p>Insensiblement des vapeurs s'élevèrent des glacières et formèrent des +nuages sous mes pieds. L'éclat des neiges ne fatigua plus mes yeux, et +le ciel devint plus sombre encore et plus profond. Un brouillard couvrit +les Alpes, quelques pics isolés sortaient seuls de cet océan de vapeurs; +de filets de neige éclatante retenus dans les fentes de leurs aspérités, +rendaient le granit plus noir et plus sévère. Le dôme neigeux du +Mont-Blanc élevait sa masse inébranlable sur cette mer grise et mobile, +sur ces brumes amoncelées que le vent creusait et soulevait en ondes +immenses. Un point noir parut dans leurs abîmes; il s'éleva rapidement, +il vint droit à moi, c'était le puissant aigle des Alpes, ses ailes +étaient humides et son œil farouche; il cherchait une proie, mais à la +vue d'un homme il se mit à fuir avec un cri sinistre, il disparut en se +précipitant dans les nuages. Ce cri fut vingt fois répété; mais par des +sons secs, sans aucun prolongement, semblables à autant de cris isolés +dans le silence universel. Puis tout rentra dans un calme absolu; comme +si le son lui-même eût cessé d'être, et que la propriété des corps +sonores eût été effacée de l'univers. Jamais le silence n'a été connu +dans les vallées tumultueuses: ce n'est que sur les cimes froides que +règne cette immobilité, cette solennelle permanence que nulle langue +n'exprimera, que l'imagination n'atteindra pas. Sans les souvenirs +apportés des plaines, l'homme n'y pourrait croire qu'il soit hors de lui +quelque mouvement dans la nature; le cours même des astres lui serait +inexplicable; et jusqu'aux variations des vapeurs tout lui semblerait +subsister dans le changement même. Chaque moment présent lui paraissant +continu, il aurait la certitude sans avoir jamais le sentiment de la +succession des choses; et les perpétuelles mutations de l'univers +seraient à sa pensée un mystère impénétrable.</p> + +<p>Je voudrais avoir conservé des traces plus sûres non pas de mes +sensations générales dans ces contrées muettes, elles ne seront point +oubliées, mais des idées qu'elles amenèrent et dont ma mémoire n'a +presque rien gardé. Dans des lieux si différents, l'imagination peut à +peine rappeler un ordre de pensées que semblent repousser tous les +objets présents. Il eût fallu écrire ce que j'éprouvais; mais alors +j'eusse bientôt cessé de sentir d'une manière extraordinaire. Il y a +dans ce soin de conserver sa pensée pour la retrouver ailleurs, quelque +chose de servile, et qui tient aux soins d'une vie dépendante. Ce n'est +pas dans les moments d'énergie que l'on s'occupe des autres temps ou des +autres hommes: on ne penserait pas alors pour des convenances factices, +pour la renommée, ou même pour l'utilité publique. On est plus naturel, +on ne pense pas même pour user du moment présent: on ne commande pas à +ses idées, on ne veut pas réfléchir, on ne demande pas à son esprit +d'approfondir une matière, de découvrir des choses cachées, de trouver +ce qui n'a pas été dit. La pensée n'est pas active et réglée, mais +passive et libre: on songe, on s'abandonne; on est profond sans esprit, +grand sans enthousiasme, énergique sans volonté; on rêve, on ne médite +point. Ne soyez pas surpris que je n'aie rien à vous dire après avoir eu +pendant plus de six heures des sensations et des idées que ma vie +entière ne ramènera peut-être pas. Vous savez comment fut trompée +l'attente de ces hommes du Dauphiné qui herborisaient avec J.-J. Ils +parvinrent à un sommet dont la position était propre à échauffer un +génie poétique: ils attendaient un beau morceau d'éloquence; l'auteur de +Julie s'assit à terre, se mit à jouer avec quelques brins d'herbe, et ne +dit mot.</p> + +<p>Il pouvait être cinq heures lorsque je remarquai combien les ombres +s'allongeaient, et que j'éprouvai quelque froid dans l'angle ouvert au +couchant où j'étais resté longtemps immobile sur le granit. Je n'y +pouvais prendre de mouvement: la marche était trop difficile sur ces +escarpements. Les vapeurs étaient dissipées; et je vis que la soirée +serait belle, même dans les vallées.</p> + +<p>J'aurais été dans un vrai danger si les nuages se fussent épaissis; mais +je n'y avais pas songé jusqu'à ce moment. La couche d'air grossier qui +enveloppe la terre m'était trop étrangère dans l'air pur que je +respirais, vers les confins de l'éther: et toute prudence s'était +éloignée de moi, comme si elle n'eût été qu'une convenance de la vie +factice.</p> + +<p>En redescendant sur la terre habitée, je sentis que je reprenais la +longue chaîne des sollicitudes et des ennuis. Je rentrai a dix heures: +la lune donnait sur ma fenêtre. Le Rhône roulait avec bruit: il ne +faisait aucun vent; tout dormait dans la ville. Je songeai aux monts que +je quittais, à Charrières que je vais habiter, à la liberté que je me +suis donnée.</p> + +<h3><a name="LETTRE_VIII" id="LETTRE_VIII"></a>LETTRE VIII.</h3> + +<p class="date">St.-Maurice, 14 septembre, I.<br /> +</p> + +<p>Je reviens d'une course de plusieurs jours dans les montagnes. Je ne +vous en dirai rien; j'ai bien d'autres choses à vous apprendre. J'avais +découvert un site étonnant, et je me promettais d'y retourner plusieurs +fois, car il n'est pas loin de St.-Maurice. Avant de me coucher, +j'ouvris une lettre; elle n'était point de votre écriture: le mot +pressée, écrit d'une manière très-apparente, me donna de l'inquiétude. +Tout est suspect à celui qui n'échappe qu'avec peine à d'anciennes +contraintes. Dans mon repos, tout changement devait me répugner; je +n'attendais rien de favorable, et je pouvais beaucoup craindre.</p> + +<p>Je crois que vous soupçonnerez facilement ce dont il s'agit. Je fus +frappé, accablé; puis je me décidai à tout négliger, à tout surmonter, +à abandonner pour toujours ce qui me rapprocherait des choses que j'ai +quittées. Cependant après bien des incertitudes, plus sensé ou plus +faible, j'ai cru voir qu'il fallait perdre un temps pour assurer le +repos de l'avenir. Je cède; j'abandonne Charrières, et je me prépare à +partir. Nous parlerons de cette malheureuse affaire.</p> + +<p>Ce matin je ne pouvais supporter la pensée d'un si grand changement; et +même je me mis à délibérer de nouveau. Enfin j'allai à Charrières +prendre d'autres dispositions et annoncer mon départ. C'est là que je me +suis décidé irrévocablement. Je voulais écarter l'idée de la saison qui +s'avance, et des ennuis dont je sens déjà le poids. J'ai été dans les +prés; on les fauchait pour la dernière fois. Je me suis arrêté sur un +roc pour ne voir que le ciel, il se voilait de brumes. J'ai regardé les +châtaigniers, j'ai vu des feuilles qui tombaient. Alors je me suis +rapproché du ruisseau, comme si j'eusse craint qu'il ne fût aussi tari; +mais il coulait toujours.</p> + +<p>Inexplicable nécessité des choses humaines! Je vais à Lyon. J'irai à +Paris, voilà qui est résolu. Adieu. Plaignons l'homme qui trouve bien +peu, et à qui ce peu est encore enlevé.</p> + +<p>Enfin, du moins, nous nous verrons à Lyon.</p> + +<h3><a name="LETTRE_IX" id="LETTRE_IX"></a>LETTRE IX.</h3> + +<p class="date">Lyon; 22 Octobre, I.<br /> +</p> + +<p>Je partis pour Méterville le surlendemain de votre départ de Lyon. J'y +ai passé dix-huit jours. Vous savez quelle inquiétude m'environne, et de +quels misérables soins je suis embarrassé sans avoir rien de +satisfaisant à m'en promettre. Mais attendant une lettre qui ne pouvait +arriver qu'au bout de douze à quinze jours, j'allai passer ce temps à +Méterville.</p> + +<p>Si je ne sais pas rester indifférent et calme au milieu des ennuis dont +je dois m'occuper, et dont l'issue paraît dépendre de moi; je me sens au +moins capable de les oublier absolument dès que je n'y puis rien faire. +Je sais attendre avec sécurité l'avenir quelque alarmant qu'il puisse +être, dès que le soin de le prévenir ne demandant plus mon attention +présente, je puis en suspendre le souvenir et en détourner ma pensée.</p> + +<p>En effet je ne chercherais pas, pour les plus beaux jours de ma vie, une +paix plus profonde que la sécurité de ce court intervalle. Il fut +pourtant obtenu entre des sollicitudes dont le terme ne saurait être +prévu: et comment? par des moyens si simples qu'ils feraient rire tant +d'hommes à qui ce calme ne sera jamais connu.</p> + +<p>Cette terre est peu considérable, et dans une situation plus tranquille +que brillante. Vous connaissez ses maîtres, leurs caractères, leurs +procédés, leur amitié simple, leurs manières attachantes. J'y arrivai +dans un moment favorable. On devait le lendemain commencer à cueillir le +raisin d'un grand treillage exposé au midi et qui regarde les bois +d'Armand. Il fut décidé à souper que ce raisin destiné à faire une pièce +de vin soigné, serait cueilli par nos mains seules, et avec choix, pour +laisser quelque jours à la maturité des grappes les moins avancées. Le +lendemain, dès que le brouillard fut un peu dissipé, je mis un van sur +une brouette; et j'allais le premier au fonds du clos commencer la +récolte: je la fis presque seul, sans chercher un moyen plus prompt; +j'aimais cette lenteur; je voyais à regret quelqu'autre y travailler: +elle dura, je crois, douze jours. Ma brouette allait et revenait dans +des chemins négligés et remplis d'une herbe humide; je choisissais les +moins unis, les plus difficiles: et les jours coulaient ainsi dans +l'oubli, au milieu des brouillards, parmi les fruits, au soleil +d'automne. Et quand le soir était venu, on versait du thé dans du lait +encore chaud; on riait des hommes qui cherchent le plaisir, on se +promenait derrière de vieilles charmilles, et l'on se couchait content. +J'ai vu les vanités de la vie, et je porte en mon cœur l'ardent principe +de ses plus vastes passions. J'y porte aussi le sentiment des grandes +choses sociales, et celui de l'ordre philosophique: j'ai lu Marc-Auréle, +il ne m'a point surpris; je conçois les vertus difficiles, et jusqu'à +l'héroïsme des monastères. Tout cela peut animer mon âme, et ne la +remplit pas. Cette brouette que je charge de fruit et pousse doucement, +la soutient mieux. Il semble qu'elle voiture paisiblement mes heures, et +que son mouvement utile et lent, sa marche mesurée conviennent à +l'habitude ordinaire de la vie.</p> + +<h3><a name="LETTRE_X" id="LETTRE_X"></a>LETTRE X.</h3> + +<p class="date">Paris, 20 juin, seconde année.<br /> +</p> + +<p>Rien ne se termine: les misérables affaires qui me retiennent ici se +prolongent chaque jour; et plus je m'irrite de ces retards, plus leur +terme devient incertain. Les faiseurs d'affaires pressent les choses +avec le sang froid de gens à qui leur durée est habituelle, et qui +d'ailleurs se plaisent dans cette marche lente et embarrassée digne de +leur âme astucieuse, et si commode pour leurs ruses cachées. J'aurais +plus de mal à vous en dire s'ils m'en faisaient moins: au reste vous +savez mon opinion constante sur ce métier que j'ai toujours regardé +comme le plus plat et le plus funeste. Un homme de loi me promène de +difficultés en difficultés: croyant que je dois être intéressé et sans +droiture, il marchande pour sa partie; il pense, en m'excédant de +lenteurs et de formalités, me réduire à donner ce que je ne puis +accorder, puisque je ne l'ai pas. Ainsi après avoir passé six mois à +Lyon malgré moi, je suis encore condamné à en passer davantage peut-être +ici.</p> + +<p>L'année s'écoule: en voilà une encore à retrancher de mon existence. +J'ai perdu le printemps presque sans murmure, mais l'été dans Paris! Je +passe une partie du temps dans les dégoûts inséparables de ce qu'on +appelle faire ses affaires: et quand je voudrais rester en repos le +reste du jour, et chercher dans ma demeure une sorte d'asile contre ces +longs ennuis, j'y trouve un ennui plus intolérable. J'y suis dans le +silence au milieu du bruit; et seul je n'ai rien à faire dans un monde +turbulent. Il n'y a point ici de milieu entre l'inquiétude et +l'inaction; il faut s'ennuyer si l'on n'a des affaires et des passions. +Je suis là, ne sachant que faire, dans ma chambre ébranlée du +retentissement perpétuel de tous les cris, de tous les travaux, de toute +l'inquiétude d'un peuple actif. J'ai sous ma fenêtre une sorte de place +publique remplie de charlatans, de faiseurs de tours, de marchandes de +fruits et de crieurs de tous genres. Vis-à-vis est le mur élevé d'un +monument public; le soleil l'éclaire depuis deux heures jusqu'au soir: +cette masse blanche et aride tranche durement sur le ciel bleu; et les +plus beaux jours sont pour moi les plus pénibles. Un colporteur +infatigable répète les titres de ses journaux: sa voix dure et monotone +semble ajouter à l'aridité de cette place brûlée du soleil: et si +j'entends quelque blanchisseuse chanter à sa fenêtre sous les toits, je +perds patience et je m'en vais. Voici trois jours qu'un pauvre estropié +et ulcéré se place au coin d'une rue tout près de moi, et là il demande +d'une voix élevée et lamentable durant douze grandes heures. Imaginez +l'effet de cette plainte répétée à intervalles égaux pendant les beaux +jours fixes. Il faut que je reste dehors tout le jour jusqu'à ce qu'il +change de place. Mais où aller? je connais ici très-peu de monde; ce +serait un grand hasard que dans si peu de personnes il y en eût une +seule à qui je convinsse: aussi ne vais-je nulle part. Pour les +promenades publiques il y en a de fort belles à Paris; mais pas une où +je puisse rester une demi-heure sans ennui.</p> + +<p>Je ne connais rien qui fatigue tant nos jours que cette perpétuelle +lenteur de toutes choses. Elle retient sans cesse dans un état +d'attente: elle fait que la vie s'écoule avant que l'on ait atteint le +point où l'on prétendait commencer à vivre. De quoi me plaindrai-je +pourtant? combien peu d'hommes ne perdent pas leur vie! Et ceux qui la +passent dans les cachots construits par la bienfaisance des lois! Mais +comment peut-il se résoudre à vivre celui qui supporte dans un cachot +vingt années de jeunesse? il ignore toujours combien il y doit rester +encore: si le moment de la délivrance était proche! J'oubliais ceux qui +n'oseraient finir volontairement: les hommes ne leur ont pas au moins +permis de mourir. Et nous osons gémir sur nous-mêmes!</p> + +<h3><a name="LETTRE_XI" id="LETTRE_XI"></a>LETTRE XI.</h3> + +<p class="date">Paris, 27 juin, II.<br /> +</p> + +<p>Je passe assez souvent deux heures à la bibliothèque: non pas +précisément pour m'instruire, ce désir-là se refroidit sensiblement; +mais parce que ne sachant trop avec quoi remplir ces heures qui pourtant +coulent irréparables, je les trouve moins pénibles quand je les emploie +au dehors, que s'il faut les consumer chez moi. Des occupations un peu +commandées me conviennent dans mon découragement: trop de liberté me +laisserait dans l'indolence. J'ai plus de tranquillité entre des gens +silencieux comme moi, que seul au milieu d'une population tumultueuse. +J'aime ces longues salles, les unes solitaires, les autres remplies de +gens attentifs, antique et froid dépôt des efforts et de toutes les +vanités humaines.</p> + +<p>Quand je lis Bougainville, Chardin, Laloubère, je me pénètre de +l'ancienne mémoire des terres épuisées, de la renommée d'une sagesse +lointaine, ou de la jeunesse des îles heureuses: mais oubliant enfin et +Persépolis, et Benarès, et Tinian même, je réunis les temps et les lieux +dans le point présent où les conceptions humaines les perçoivent tous. +Je vois ces esprits avides qui acquièrent dans le silence et la +contention, tandis que l'éternel oubli, roulant sur leurs têtes savantes +et séduites, amène leur mort nécessaire, et va dissiper en un moment de +la nature, et leur être, et leur pensée, et leur siècle.</p> + +<p>Les salles environnent une cour longue, tranquille, couverte d'herbe, où +sont deux ou trois statues, quelques ruines, et un bassin d'eau verte +qui paraît ancienne comme ces monuments. Je sors rarement sans m'arrêter +un quart-d'heure dans cette enceinte silencieuse. J'aime à rêver en +marchant sur ces vieux pavés que l'on a tirés des carrières, pour +préparer aux pieds de l'homme une surface sèche et stérile. Mais le tem +et l'abandon les remettent en quelque sorte sous la terre en les +recouvrant d'une couche nouvelle, et en redonnant au sol sa végétation +et des teintes de son aspect naturel. Quelquefois je trouve ces pavés +plus éloquents que les livres que je viens d'admirer.</p> + +<p>Hier, en consultant l'Encyclopédie, j'ouvris le volume à un endroit que +je ne cherchais pas, et je ne me rappelle pas quel était cet article: +mais il s'agissait d'un homme qui, fatigué d'agitations et de revers, se +jeta dans une solitude absolue par une de ces résolutions victorieuses +des obstacles, et qui font qu'on s'applaudit tous les jours d'en avoir +eu un de volonté, forte. L'idée de cette vie indépendante n'a rappelé à +mon imagination ni les libres solitudes de l'Imaüs, ni les îles faciles +de la Pacifique, ni les Alpes plus accessibles et déjà tant regrettées. +Mais un souvenir distinct, m'a présenté d'une manière frappante, et avec +une sorte de surprise et d'inspiration, les rochers stériles et les bois +de Fontainebleau.</p> + +<p>Il faut que je vous parle davantage de ce lieu un peu étranger au milieu +de nos campagnes. Vous comprendrez mieux alors comment je m'y suis +fortement attaché.</p> + +<p>Vous savez que, jeune encore, je demeurai quelques années à Paris. Les +parents avec qui j'étais, malgré leur goût pour la ville, passèrent +plusieurs fois le mois de septembre à la campagne chez des amis. Une +année ce fut à Fontainebleau, et deux autres fois depuis nous allâmes +chez ces mêmes personnes qui demeurèrent alors au pied de la forêt, vers +la rivière. J'avais, je crois, quatorze, quinze et dix-sept ans lorsque +je vis Fontainebleau. Après une enfance casanière, inactive et ennuyée, +si je sentais en homme à certains égards, j'étais enfant à beaucoup +d'autres. Embarrassé, incertain; pressentant tout peut-être, mais ne +connaissant rien; étranger à ce qui m'environnait, je n'avais d'autre +caractère décidé que d'être inquiet et malheureux. La première fois je +n'allais point seul dans la forêt; je me rappelle peu de ce que j'y +éprouvais, je sais seulement que je préférai ce lieu à tous ceux que +j'avais vus, et qu'il fut le seul où je désirai de retourner. L'année +suivante, je parcourus avidement ces solitudes; je m'y égarais à +dessein, content lorsque j'avais perdu toute trace de ma route et que je +n'apercevais aucun chemin fréquenté. Quand j'atteignais l'extrémité de +la forêt, je voyais avec peine ces vastes plaines nues et ces rochers +dans l'éloignement. Je retournais aussitôt, je m'enfonçais dans le plus +épais du bois; et quand je trouvais un endroit découvert et fermé de +toutes parts, où je ne voyais que des sables et des genièvres, +j'éprouvais un sentiment de paix, de liberté, de joie sauvage, pouvoir +de la nature sentie pour la première fois dans l'âge facilement heureux. +Je n'étais pas gai pourtant: presque heureux, je n'avais que l'agitation +du bien-être. Je m'ennuyais en jouissant, et je rentrais toujours +triste. Plusieurs fois j'étais dans les bois avant que le soleil parût. +Je gravissais les sommets encore dans l'ombre; je me mouillais dans la +bruyère pleine de rosée; et quand le soleil paraissait, je regrettais +la clarté incertaine qui précède l'aurore. J'aimais les fondrières, les +vallons obscurs, les bois épais; j'aimais les collines couvertes de +bruyère; j'aimais beaucoup les grès renversés et les rocs ruineux; +j'aimais bien plus ces sables vastes et mobiles, dont nul pas d'homme ne +marquait l'aride surface sillonnée çà et là par la trace inquiète de la +biche ou du lièvre en fuite. Quand j'entendais un écureuil, quand je +faisais partir un daim, je m'arrêtais, j'étais assez bien, et pour un +moment je ne cherchais plus rien. C'est à cette époque que je remarquai +le bouleau, arbre solitaire qui m'attristait déjà et que depuis je ne +rencontre jamais sans plaisir. J'aime le bouleau; j'aime cette écorce +blanche, lisse et crevassée; cette tige agreste; ces branches qui +s'inclinent vers la terre; la mobilité des feuilles; et tout cet +abandon, simplicité de la nature, attitude des déserts.</p> + +<p>Temps perdus, et qu'on ne saurait oublier! Illusion trop vaine d'une +sensibilité expansive! Que l'homme est grand dans son inexpérience: +qu'il serait fécond, si le regard froid de son semblable, si le souffle +aride de l'injustice ne venait pas sécher son cœur! J'avais besoin de +bonheur. J'étais né pour souffrir. Vous connaissez ces jours sombres, +voisins des frimas, dont l'aurore elle-même épaississant les brumes, ne +commence la lumière que par des traits sinistres d'une couleur ardente +sur les nues amoncelées. Ce voile ténébreux, ces rafales orageuses, ces +lueurs pâles, ces sifflements à travers les arbres qui plient et +frémissent, ces déchirements prolongés semblables à des gémissements +funèbres: voilà le matin de la vie: à midi, des tempêtes plus froides et +plus continues; le soir, des ténèbres plus épaisses: et la journée de +l'homme est achevée.</p> + +<p>Le prestige spécieux, infini, qui naît avec le cœur de l'homme, et qui +semblait devoir subsister autant que lui, se ranima un jour: j'allai +jusqu'à croire que j'aurais des désirs satisfaits. Ce feu subit et trop +impétueux, brûla dans le vide, et s'éteignit sans avoir rien éclairé. +Ainsi, dans la saison des orages, apparaissent pour l'effroi de l'être +vivant, des éclairs instantanés dans la nuit ténébreuse.</p> + +<p>C'était en mars: j'étais à Lu.** Il y avait des violettes au pied des +buissons et des lilas, dans un petit pré bien printanier, bien +tranquille, incliné au soleil de midi. La maison était au-dessus, +beaucoup plus haut. Un jardin en terrasse ôtait la vue des fenêtres. +Sous le pré, des rocs difficiles et droits comme des murs: au fonds, un +large torrent; et par de-là, d'autres rochers couverts de prés, de +haies, et de sapins! Les murs antiques de la ville passaient à travers +tout cela: il y avait un hibou dans leurs vieilles tours. Le soir, la +lune éclairait: des cors se répondaient dans l'éloignement; et la voix +que je n'entendrai plus....! Tout cela m'a trompé. Ma vie n'a encore eu +que cette seule erreur. Pourquoi donc ce souvenir de Fontainebleau, et +non pas celui de Lu?**</p> + +<h3><a name="LETTRE_XII" id="LETTRE_XII"></a>LETTRE XII.</h3> + +<p class="date">28 juillet, II.<br /> +</p> + +<p>Enfin je me crois dans le désert. Il y a ici des espaces où l'on +n'aperçoit aucune trace d'hommes. Je me suis soustrait pour une saison, +à ces soins inquiets qui usent notre durée, qui confondent notre vie +avec les ténèbres qui la précèdent et les ténèbres qui la suivent, ne +lui laissant d'autre avantage que d'être elle-même un néant moins +tranquille.</p> + +<p>Quand je passai, le soir, le long de la forêt, et que je descendis à +Valvin, sous les bois, dans le silence, il me sembla que j'allais me +perdre dans des torrents, des fondrières, des lieux romantiques et +terribles. J'ai trouvé des collines de grès culbutés, des formes +petites, un sol assez plat et à peine pittoresque: mais le silence, et +l'abandon, et la stérilité m'ont suffi.</p> + +<p>Entendez-vous bien le plaisir que je sens quand mon pied s'enfonce dans +un sable mobile et brûlant: quand j'avance avec peine, et qu'il n'y a +point d'eau, point de fraîcheur, point d'ombrage? Je vois un espace +inculte et muet; des roches ruineuses, dépouillées et ébranlées: et les +forces de la nature assujetties à la force des temps. N'est-ce pas comme +si j'étais paisible, quand je trouve, au-dehors, sous le ciel ardent, +d'autres difficultés et d'autres excès que ceux de mon cœur.</p> + +<p>Je ne m'oriente point: au contraire, je m'égare quand je puis. Souvent +je vais en ligne droite, sans suivre de sentiers. Je cherche à ne +conserver aucun renseignement, et à ne pas connaître la forêt, afin +d'avoir toujours quelque chose à y trouver. Il y a un chemin que j'aime +à suivre: il décrit un cercle comme la forêt elle-même, en sorte qu'il +ne va ni aux plaines ni à la ville; il ne suit aucune direction +ordinaire; il n'est ni dans les vallons, ni sur les hauteurs; il semble +n'avoir point de fin; il passe à travers tout, et n'arrive à rien: je +crois que j'y marcherais toute ma vie.</p> + +<p>Le soir, il faut bien rentrer, dites-vous; et vous plaisantez déjà de ma +prétendue solitude: mais vous vous trompez; vous me croyez à +Fontainebleau, ou dans un village, dans une chaumière. Rien de tout +cela. Je n'aime pas plus les maisons <i>champêtres</i> de ces pays-ci que +leurs villages, ni leurs villages que leurs villes. Si je condamne le +faste, je hais la misère. Autrement, il eût mieux valu rester à Paris; +j'y eusse trouvé l'un et l'autre.</p> + +<p>Mais voici ce que je ne vous ai point dit dans ma dernière lettre +remplie de l'agitation qui me presse quelquefois.</p> + +<p>Un jour que je parcourais ces bois-ci, je vis, dans un lieu épais, deux +biches fuir devant un loup. Il était assez près d'elles; je jugeai qu'il +les devait atteindre, et je m'avançai du même côté pour voir la +résistance, et l'aider s'il se pouvait. Elles sortirent du bois dans une +place découverte, occupée par des roches et des bruyères; mais lorsque +j'arrivai je ne les vis plus. Je descendis dans tous les fonds de cette +sorte de lande creusée et inégale, où l'on avait taillé beaucoup de grès +pour les pavés: je ne trouvai rien. En suivant une autre direction pour +rentrer dans le bois, je vis un chien, qui d'abord me regardait en +silence, et qui n'aboya que lorsque je m'éloignai de lui. En effet, +j'arrivais presqu'à l'entrée de la demeure pour laquelle il veillait. +C'était une sorte de souterrain fermé en partie naturellement par les +rocs, et en partie par des grès rassemblés, par des branches de +genévriers, de la bruyère et de la mousse. Un ouvrier qui, pendant plus +de trente ans avait taillé des pavés dans les carrières voisines, +n'ayant ni bien ni famille, s'était retiré là pour quitter, avant de +mourir, un travail forcé, pour échapper aux mépris et aux hôpitaux. Je +lui vis un lit et une armoire: il y avait auprès de son rocher quelques +légumes dans un terrain assez aride; et ils vivaient lui, son chien et +son chat, d'eau, de pain et de liberté. J'ai beaucoup travaillé, me +dit-il, je n'ai jamais rien eu; mais enfin je suis tranquille, et puis +je mourrai bientôt. Cet homme grossier me disait l'histoire humaine. +Mais la savait-il? Croyait-il d'autres hommes plus heureux? Souffrait-il +en se comparant à d'autres? Je n'examinerai point tout cela. J'étais +bien jeune. Son air rustre et un peu farouche, m'occupait beaucoup. Je +lui avais offert un écu; il l'accepta, et me dit qu'il aurait du vin: ce +mot là diminua de mon estime pour lui. Du vin! me disais-je; il y a des +choses plus utiles: c'est peut-être le vin, l'inconduite qui l'auront +mené là, et non pas le goût de la solitude. Pardonne, homme simple, +malheureux solitaire! Je n'avais point appris alors que l'on buvait +l'oubli des douleurs. Maintenant je suis homme, je connais l'amertume +qui navre, et les dégoûts qui ôtent les forces: je sais respecter celui +dont le premier besoin est de cesser un moment de gémir. Je suis indigné +quand je vois des hommes à qui la vie est facile, reprocher durement à +un pauvre qu'il boit du vin, et qu'il n'a pas de pain. Quelle âme ont +donc reçue ces gens-là qui ne connaissent pas de plus grande misère que +d'avoir faim?</p> + +<p>Vous concevez à présent la force de ce souvenir qui me vint inopinément +à la bibliothèque. Son idée rapide me livra à tout le sentiment d'une +vie réelle, d'une sage simplicité, de l'indépendance de l'homme dans une +nature possédée.</p> + +<p>Ce n'est pas que je prenne pour une telle vie celle que je mène ici: et +que, dans mes grès, au milieu des plaines misérables, je me croie +l'homme de la nature. Autant vaudrait, comme un homme du quartier +St.-Paul, montrer à mes voisins les beautés champêtres d'un pot de +réséda appuyé sur la gouttière, et d'un jardin de persil encaissé sur un +côté de la fenêtre, ou donner à un demi-arpent de terre entouré d'un +ruisseau, des noms de promontoires et de solitudes maritimes d'un autre +hémisphère, pour rappeler de grands souvenirs et des mœurs lointaines +entre les plâtres et les toits de chaume d'une paroisse champenoise.</p> + +<p>Seulement, puisque je suis condamné à toujours attendre la vie, je +m'essaie à végéter absolument seul et isolé: j'ai mieux aimé passer +quatre mois ainsi, que de les perdre à Paris dans d'autres puérilités +plus grandes et plus misérables. Je veux vous dire, quand nous nous +verrons, comment je me suis choisi un manoir, et comment je l'ai fermé; +comment j'y ai transporté le peu d'effets que j'ai amenés ici sans +mettre personne dans mon secret; comment je me nourris de fruits et de +certains légumes; où je vais chercher de l'eau; comment je suis vêtu +quand il pleut; et toutes les précautions que je prends pour rester bien +caché, et pour que nul Parisien, passant huit jours à la campagne, ne +vienne ici se moquer de moi.</p> + +<p>Vous rirez aussi, mais j'y consens; car votre rire ne sera point comme +le leur; et j'ai ri de tout ceci avant vous. Je trouve pourtant que +cette vie a bien de la douceur, quand, pour en mieux sentir l'avantage, +je sors de la forêt, que je pénètre dans les terres cultivées, que je +vois au loin un château fastueux dans les campagnes nues: quand, après +une lieue labourée et déserte, j'aperçois cent chaumières entassées, +odieux amas dont les rues, les étables et les potagers, les murs, les +planchers, les toits humides, et jusqu'aux hardes et aux meubles, ne +paraissent qu'une même fange, dans laquelle toutes les femmes crient, +tous les enfants pleurent, tous les hommes suent. Et si, parmi tant +d'avilissement et de douleurs, je cherche, pour ces malheureux, une paix +morale et des espérances religieuses; je vois pour patriarche, un prêtre +avide, sinistre, aigri par les regrets, séparé trop tôt du monde; un +jeune homme chagrin, sans dignité, sans sagesse, sans onction, que l'on +ne vénère pas, que l'on voit vivre, qui damne les faibles, et ne console +pas les bons: et pour tout signe d'espérance et d'union, ce signe de +crainte et d'abnégation; ce gibet sanctifié, étrange emblème, triste +reste d'institutions antiques et grandes que l'on a misérablement +perverties.</p> + +<p>Il est pourtant des hommes qui voient cela bien tranquillement, et qui +ne se doutent même pas qu'on puisse le voir d'une autre manière.</p> + +<p>Triste et vaine conception d'un monde meilleur! Indicible extension +d'amour! Regret des temps qui coulent inutiles! Sentiment universel<a name="FNanchor_17_17" id="FNanchor_17_17"></a><a href="#Footnote_17_17" class="fnanchor">[17]</a>, +soutiens et dévore ma vie: que serait-elle sans ta beauté sinistre? +C'est par toi qu'elle est sentie: c'est par toi qu'elle périra.</p> + +<p>Que quelquefois encore, sous le ciel d'automne, dans ces derniers beaux +jours que les brumes remplissent d'incertitude, assis près de l'eau qui +emporte la feuille jaunie, j'entende les accents simples et profonds +d'une mélodie primitive. Qu'un jour, montant le Grimsel ou le Titlis, +seul avec l'homme des montagnes, j'entende sur l'herbe courte, auprès +des neiges, les sons romantiques que connaissent les vaches +d'Underwalden et d'Hasly: et que là, une fois avant la mort, je puisse +dire à un homme qui m'entende: Si nous avions vécu!</p> + +<h3><a name="LETTRE_XIII" id="LETTRE_XIII"></a>LETTRE XIII.</h3> + +<p class="date">Fontainebleau, 31 juillet, II.<br /> +</p> + +<p>Quand un sentiment invincible nous entraîne loin des choses que l'on +possède, et nous remplit de volupté, puis de regrets, en nous faisant +pressentir des biens que rien ne peut donner, cette sensation profonde +et fugitive n'est qu'un témoignage intérieur de la supériorité de nos +facultés sur notre destinée. C'est cette raison même qui le rend si +court, et le change aussitôt en regret: il est délicieux, puis +déchirant. L'abattement suit toute impulsion immodérée. Nous souffrons +de n'être pas ce que nous pourrions être; mais si nous nous trouvions +dans l'ordre de choses qui manque à nos désirs, nous n'aurions plus ni +cet excès des désirs, ni cette surabondance des facultés: nous ne +jouirions plus du plaisir d'être au-delà de nos destinées, d'être plus +grand que ce qui nous entoure, plus fécond que nous n'avons besoin de +l'être. Dans l'occasion de ces voluptés mêmes que nos conceptions +pressentaient si ardemment, nous resterons froids et souvent rêveurs, +indifférents, ennuyés même; parce qu'on ne peut pas être d'une manière +effective plus que soi-même: parce que nous sentons alors la limite +irrésistible de la nature des êtres, et qu'employant nos facultés à des +choses positives, nous ne les trouvons plus pour nous transporter +au-delà, dans la région supposée des choses idéales soumises à l'empire +de l'homme réel.</p> + +<p>Mais pourquoi ces choses seraient-elles purement idéales? C'est ce que +je ne saurais concevoir. Pourquoi ce qui n'est point, semble-t-il +davantage selon la nature de l'homme que ce qui est? La vie positive est +aussi comme un songe; c'est elle qui n'a point d'ensemble, point de +suite, point de but. Elle a des parties certaines et fixes: elle en a +d'autres qui ne sont que hasard et discordance, qui passent comme des +ombres, et dans lesquelles on ne trouve jamais ce qu'on a vu. Ainsi, +dans le sommeil, on pense en même temps des choses vraies et suivies, et +d'autres bizarres, désunies et chimériques, qui se lient, je ne sais +comment, aux premières. Le même mélange compose, et les rêves de la +nuit, et les sentiments du jour. La sagesse antique a dit que le moment +du réveil viendrait enfin.....</p> + +<h3><a name="LETTRE_XIV" id="LETTRE_XIV"></a>LETTRE XIV.</h3> + +<p class="date">Fontainebleau, 7 août, II.<br /> +</p> + +<p>M. R*. que vous connaissez, disait dernièrement: quand je prends ma +tasse de café j'arrange bien le monde. Je me permets aussi ces sortes de +songes; et lorsque je marche dans les bruyères, entre les genièvres +encore humides, je me surprends quelquefois à imaginer les hommes +heureux. Je vous l'assure, il me semble qu'ils pourraient l'être. Je ne +veux pas faire une autre espèce, ni un autre globe; je ne veux pas tout +réformer: ces sortes d'hypothèses ne mènent à rien, dites-vous, +puisqu'elles ne sont applicables à rien de connu. Eh bien, prenons ce +qui existe nécessairement; prenons le tel qu'il est, en arrangeant +seulement ce qu'il y a d'accidentel. Je ne veux pas des espèces +chimériques, ou nouvelles; mais, voilà mes matériaux, d'après eux je +fais mon plan selon ma pensée.</p> + +<p>Je voudrais deux points; un climat fixe, des hommes vrais. Si je sais +quand la pluie fera déborder les eaux, quand le soleil séchera mes +plantes, quand l'ouragan ébranlera ma demeure, c'est à mon industrie à +lutter contre les forces naturelles contraires à mes besoins: mais quand +j'ignore le moment de chaque chose, quand le mal m'opprime sans que le +danger m'ait averti, quand la prudence peut me perdre, et que les +intérêts des autres confiés à mes précautions m'interdisent +l'insouciance, et jusqu'à la sécurité, n'est-ce pas une nécessité que ma +vie soit inquiète et malheureuse? N'en est-ce pas une que l'inaction +succède à des travaux forcés, et que, comme l'a si bien dit Voltaire, je +consume tous mes jours dans les convulsions de l'inquiétude, ou dans la +léthargie de l'ennui.</p> + +<p>Si les hommes sont presque tous dissimulés, si la duplicité des uns +force au moins les autres à la réserve, n'est-ce pas une nécessité +qu'ils joignent au mal inévitable que plusieurs cherchent à faire aux +autres en leur propre faveur, une masse beaucoup plus grande de maux +inutiles? N'est-ce pas une nécessité que l'on se nuise réciproquement, +malgré soi, que chacun s'observe et se prévienne, que les ennemis soient +inventifs, et que les amis soient prudents? N'est-ce pas une nécessité +qu'un homme de bien soit perdu dans l'opinion par un propos indiscret, +par un faux jugement; qu'une inimitié, née d'un soupçon mal fondé, +devienne mortelle; que ceux qui auraient voulu bien faire soient +découragés; que de faux principes s'établissent; que la ruse soit plus +utile que la sagesse, la valeur, la magnanimité; que des enfants +reprochent à un père de famille de n'avoir pas fait ce qu'on appelle une +rouerie, et que des Etats périssent pour ne s'être pas permis un crime? +Dans cette perpétuelle incertitude, je demande ce que devient la morale; +et dans l'incertitude des choses, ce que devient la sûreté: sans sûreté, +sans morale, je demande si le bonheur n'est pas un rêve d'enfant?</p> + +<p>L'instant de la mort resterait inconnu: il n'y a pas de mal sans durée; +et pour vingt autres raisons, la mort ne doit pas être mise au nombre +des malheurs. Il est bon d'ignorer quand tout doit finir; car on +commencerait rarement ce que l'on saurait ne pas achever. Je veux donc +que chez l'homme, à-peu-près tel qu'il est, l'ignorance de la durée de +la vie ait plus d'utilité que d'inconvénients; mais l'incertitude des +choses de la vie n'est point comme celle de leur terme. Un incident que +vous n'avez pu prévoir dérange votre plan, et vous prépare de longues +contrariétés: pour la mort elle anéantit votre plan, elle ne le dérange +pas; vous ne souffrirez point de ce que vous ne saurez pas. Le plan de +ceux qui restent en peut être contrarié: mais c'est avoir assez de +certitude que d'avoir celle de ses propres affaires; et je ne veux pas +imaginer des choses tout-à-fait bonnes selon l'homme. Le monde que +j'arrange me serait suspect s'il ne contenait plus de mal, et je ne +supposerais qu'avec une sorte d'effroi une harmonie parfaite: il me +semble que la nature n'en admet pas de telle.</p> + +<p>Un climat fixe, et surtout des hommes vrais, inévitablement vrais, cela +me suffit. Je suis heureux, si je sais ce qui est. Je laisse au ciel ses +orages et ses foudres; à la terre les boues, les sécheresses; au sol la +stérilité; à nos corps leur faiblesse, leurs besoins, leur dégénération; +aux hommes leurs différences et leurs incompatibilités, leur +inconstance, leurs erreurs, leurs vices mêmes, et leur nécessaire +égoïsme; au temps sa lenteur et son irrévocabilité: ma cité est heureuse +si les choses sont réglées, si les pensées sont connues. Il ne lui faut +plus qu'une bonne législation: et, si les pensées sont connues, il est +impossible qu'elle ne l'ait pas.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XV" id="LETTRE_XV"></a>LETTRE XV.</h3> + +<p class="date">Fontainebleau, 9 août, II.<br /> +</p> + +<p>Parmi quelques volumes d'un format commode que j'apportai ici je ne sais +trop pourquoi, j'ai trouvé le roman ingénieux de Phrosine et Mélidor. Je +l'ai parcouru, j'en ai lu et relu la fin. Il est des jours pour les +douleurs: nous aimons à les chercher dans nous, à suivre leurs +profondeurs, et à rester surpris devant leurs proportions démesurées: +nous essayons, du moins dans les misères humaines, cet infini que nous +voulons donner à notre ombre avant qu'un souffle du temps l'efface.</p> + +<p>Ce moment déplorable, cette situation sinistre, cette mort nocturne au +milieu des voluptés mystérieuses! Dans ces brouillards ténébreux, tant +d'amour, tant de pertes et d'affreuses vengeances! et ce déchirement +d'un cœur trompé quand Phrosine, cherchant à la nage le roc et le +flambeau, entraînée par la lueur perfide, périt épuisée dans la vaste +mer!...</p> + +<p>Je ne connais pas de dénouement plus beau, de mort plus lamentable. Le +jour finissait, il n'y avait point de lune: il n'y avait point de +mouvement; le ciel était calme, les arbres immobiles. Quelques insectes +sous l'herbe, un seul oiseau éloigné chantaient dans la chaleur du soir. +Je m'assis, je restai longtemps: il me semble que je n'eus que des idées +vagues. Je parcourais la terre et les siècles; je frémissais de l'œuvre +de l'homme. Je reviens à moi, je me trouve dans ce chaos; j'y vois ma +vie perdue; je pressens les temps futurs du monde. Rochers de Rugi! si +j'avais eu là vos abîmes!<a name="FNanchor_18_18" id="FNanchor_18_18"></a><a href="#Footnote_18_18" class="fnanchor">[18]</a></p> + +<p>La nuit était déjà sombre. Je me retirai lentement; je marchais au +hasard, j'étais rempli d'ennui. J'avais besoin de larmes, mais je ne pus +que gémir. Les premiers temps ne sont plus: j'ai les tourmentes de la +jeunesse, et n'en ai point les consolations. Mon cœur encore fatigué du +feu d'un âge inutile, est flétri et desséché comme s'il était dans +l'épuisement de l'âge refroidi. Je suis éteint, sans être calmé. Il y en +a qui jouissent de leurs maux; mais pour moi tout a passé: je n'ai ni +joie, ni espérance, ni repos: il ne me reste rien, je n'ai plus de +larmes.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XVI" id="LETTRE_XVI"></a>LETTRE XVI.</h3> + +<p class="date">Fontainebleau, 12 août, II.<br /> +</p> + +<p>Que de sentiments augustes! Que de souvenirs! Quelle majesté tranquille +dans une nuit douce, calme, éclairée! Quelle grandeur! Cependant l'âme +est accablée d'incertitudes. Elle voit que le sentiment qu'elle a reçu +des choses la livre aux erreurs: elle voit qu'il y a des vérités, mais +qu'elles sont dans un grand éloignement. On ne saurait comprendre la +nature, à la vue de ces astres immenses dans le ciel toujours le même.</p> + +<p>Il y a là une permanence qui nous confond: c'est pour l'homme une +effrayante éternité. Tout passe; l'homme passe; et les mondes ne passent +pas? La pensée est dans un abîme entre les vicissitudes de la terre et +les cieux immuables.<a name="FNanchor_19_19" id="FNanchor_19_19"></a><a href="#Footnote_19_19" class="fnanchor">[19]</a></p> + +<h3><a name="LETTRE_XVII" id="LETTRE_XVII"></a>LETTRE XVII.</h3> + +<p class="date">Fontainebleau, 14 août, II.<br /> +</p> + +<p>Je vais dans les bois avant que le soleil éclaire; je le vois se lever +pour un beau jour; je marche dans la fougère encore humide, dans les +ronces, parmi les biches, sous les bouleaux du mont Chauvet: un +sentiment de ce bonheur qui était possible, m'agite avec force, me +pousse et m'oppresse. Je monte, je descends, je vais comme un homme qui +veut jouir: puis un soupir, quelque humeur, et tout un jour misérable.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XVIII" id="LETTRE_XVIII"></a>LETTRE XVIII.</h3> + +<p class="date">Fontainebleau, 17 août, II.<br /> +</p> + +<p>Même ici, je n'aime que le soir. L'aurore me plaît un moment: je crois +que je sentirais sa beauté, mais le jour qui va la suivre doit être si +long! J'ai bien une terre libre à parcourir; mais elle n'est pas assez +sauvage, assez imposante. Les formes en sont basses; les roches petites +et monotones; la végétation n'y a pas en général cette force, cette +profusion qui m'est nécessaire; on n'y entend bruire aucun torrent dans +des profondeurs inaccessibles: c'est une terre des plaines. Rien ne +m'opprime ici, rien ne me satisfait. Je crois même que l'ennui augmente: +c'est que je ne souffre pas assez. Je suis donc plus heureux? Point du +tout: souffrir ou être malheureux, ce n'est pas la même chose; jouir ou +être heureux, ce n'est pas non plus une même chose.</p> + +<p>Ma situation est douce, et je mène une triste vie. Je suis ici on ne +peut mieux; libre, tranquille, bien portant, sans affaires, indifférent +sur l'avenir dont je n'attends rien, et perdant sans peine le passé dont +je n'ai pas joui. Mais il y a dans moi une inquiétude qui ne me quittera +pas; c'est un besoin que je ne connais pas, que je ne conçois pas, qui +me commande, qui m'absorbe, qui m'emporte au-delà des êtres +périssables..... Vous vous trompez, et je m'y étais trompé moi-même: ce +n'est pas le besoin d'aimer. Il y a une distance bien grande du vide de +mon cœur à l'amour qu'il a tant désiré; mais il y a l'infini entre ce +que je suis, et ce que j'ai besoin d'être. L'amour est immense, il n'est +pas infini. Je ne veux point jouir; je veux espérer, je voudrais savoir! +Il me faut des illusions sans bornes, qui s'éloignent pour me tromper +toujours. Que m'importe ce qui peut finir? L'heure qui arrivera dans +soixante années est là tout auprès de moi. Je n'aime point ce qui se +prépare, s'approche, arrive, et n'est plus. Je veux un bien, un rêve, +une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au-delà de moi, plus +grande que mon attente elle-même, plus grande que tout ce qui passe. Je +voudrais être toute intelligence, et que l'ordre éternel du monde..... +Et, il y a trente ans, l'ordre était, et je n'étais point!</p> + +<p>Accident éphémère et inutile, je n'existais pas, je n'existerai pas: je +trouve avec étonnement mon idée plus vaste que mon être; et, si je +considère que ma vie est ridicule à mes propres yeux, je me perds dans +des ténèbres impénétrables. Plus heureux, sans doute, celui qui coupe du +bois, qui fait du charbon, et qui prend de l'eau bénite quand le +tonnerre gronde! Il vit comme la brute? Non: mais il chante en +travaillant. Je ne connaîtrai point sa paix, et je passerai comme lui. +Le temps aura fait couler sa vie; l'agitation, l'inquiétude, les +fantômes d'une puérile grandeur égarent et précipitent la mienne.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XIX" id="LETTRE_XIX"></a>LETTRE XIX.</h3> + +<p class="date">Fontainebleau, 18 août, II.<br /> +</p> + +<p>Il est pourtant des moments où je me vois plein d'espérance et de +liberté; le temps et les choses descendent devant moi avec une +majestueuse harmonie; et je me sens heureux, comme si je pouvais l'être: +je me suis surpris revenant à mes anciennes années; j'ai retrouvé dans +la rose les beautés du plaisir et sa céleste éloquence. Heureux! moi? +Cependant je le suis; et heureux avec plénitude, comme celui qui se +réveille des alarmes d'un songe pour rentrer dans une vie de paix et de +liberté; comme celui qui sort de la fange des cachots, et revoit, âpres +dix ans, la sérénité du ciel; heureux comme l'homme qui aime... celle +qu'il a sauvée de la mort! Mais l'instant passe: un nuage devant le +soleil intercepte sa lumière féconde; les oiseaux se taisent; l'ombre +en s'étendant, entraîne et chasse devant elle et mon rêve et ma joie.</p> + +<p>Alors je me mets à marcher; je vais, je me hâte pour rentrer tristement: +et bientôt je retourne dans les bois parce que le soleil peut paraître +encore. Il y a dans tout cela quelque chose qui tranquillise et qui +console. Ce que c'est? je ne le sais pas bien: mais quand la douleur +m'endort, le temps ne s'arrête point; et j'aime à voir mûrir le fruit +qu'un vent d'automne fera tomber.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XX" id="LETTRE_XX"></a>LETTRE XX.</h3> + +<p class="date">Fontainebleau, 27 août, II.<br /> +</p> + +<p>Combien peu il faut à l'homme qui veut seulement vivre: et combien il +faut à celui qui veut vivre content et employer ses jours! Celui-là +serait bien plus heureux qui aurait la force de renoncer au bonheur, et +de voir qu'il est trop difficile: mais faut-il donc qu'il reste toujours +seul? La paix elle-même est un triste bien si on n'espère point la +partager.</p> + +<p>Je sais que plusieurs trouvent assez de permanence dans un bien du +moment; et que d'autres savent se borner à une manière d'être sans ordre +et sans goût. J'en ai vu se faire la barbe devant un miroir cassé. Les +langes des enfants étaient étendus à la fenêtre: une de leurs robes +pendait contre le tuyau du poêle: leur mère les lavait auprès de la +table sans nappe, où étaient servis sur des plats recousus, du bouilli +réchauffé avec des petits oignons, et les restes du dindon du dimanche. +Il y aurait eu de la soupe grasse si le chat n'eût pas renversé le +bouillon. On appelle cela une vie simple: pour moi je l'appelle une vie +malheureuse, si elle est momentanée; je l'appelle une vie de misère, si +elle est forcée et durable; mais si elle est volontaire, si l'on ne s'y +déplaît pas, si l'on compte subsister ainsi, je l'appelle une existence +ridicule.</p> + +<p>C'est une bien belle chose, dans les livres, que le mépris des +richesses; mais avec un <i>ménage</i> et point d'argent, il faut ou ne rien +sentir, ou avoir un force inébranlable; or je doute qu'avec un grand +caractère on se soumette à une telle vie. On supporte tout ce qui est +accidentel; mais c'est adopter cette misère que d'y plier pour toujours +sa volonté. Ces stoïciens là manqueraient-ils du sentiment des choses +convenables qui apprend à l'homme que vivre ainsi n'est point vivre +selon sa nature? Leur simplicité sans ordre, sans délicatesse, sans +honte, ressemble plus, à mon avis, à la sale abnégation d'un moine +mendiant, à la grossière pénitence d'un Fakir, qu'à la fermeté, qu'à +l'indifférence philosophique.</p> + +<p>Il est une propreté, un soin, un accord, un ensemble dans la simplicité +elle-même. Mais ces gens dont je parle, n'ont pas un miroir de vingt +sous, et ils vont au spectacle: ils ont de la faïence écornée, et des +habits de fin drap: ils ont des manchettes bien plissées à des chemises +d'une toile grossière: s'ils se promènent, c'est aux Champs-Elysées; ces +solitaires y vont voir les passants, disent-ils: et pour voir ces +passants, ils vont s'en faire mépriser et s'asseoir sur quelques restes +d'herbe parmi la poussière que l'ait la foule. Dans leur flegme +philosophique ils dédaignent ces convenances arbitraires, et mangent +leurs brioches, à terre, entre les enfants et les chiens, entre les +pieds de ceux qui vont et reviennent. Là ils étudient l'homme en jasant +avec les bonnes et les nourrices: là ils méditent une brochure, où les +rois seront avertis des dangers de l'ambition; où le luxe de la bonne +société sera réformé; où tous les hommes apprendront qu'il faut modérer +ses désirs, vivre selon la nature, manger des gâteaux de Nanterre et +boire <i>à la fraîche</i>.</p> + +<p>Je ne veux pas vous en dire plus. Si j'allais vous mener trop loin dans +la disposition à plaisanter certaines choses, vous pourriez rire aussi +de la manière bizarre dont je vis dans ma forêt: car il y a bien quelque +puérilité à se faire un désert auprès d'une capitale. Il faut que vous +conveniez pourtant qu'il reste encore de la distance entre mes bois près +de Paris, et un tonneau dans Athènes: et je vous accorderai de mon côté +que les Grecs, policés comme nous, pouvaient faire plus que nous des +choses singulières, parce qu'ils étaient plus près des anciens teins. Le +tonneau fut choisi pour y mener publiquement, et dans la maturité de +l'âge, la vie d'un sage. Cela est bien extraordinaire; mais +l'extraordinaire ne choquait pas excessivement les Grecs. L'usage, les +choses reçues ne formaient point leur code suprême. Tout chez eux +pouvait avoir son caractère particulier: et ce qu'il était rare d'y +rencontrer, c'était une chose qui leur fût ordinaire et universelle. +Comme un peuple qui fait, ou qui continue l'essai de la vie sociale, ils +semblaient chercher l'expérience des institutions et des usages, et +ignorer encore qu'elles étaient les habitudes exclusivement bonnes. Mais +nous à qui il ne reste plus aucun doute là-dessus, nous qui avons, en +tout, adopté le mieux possible, nous faisons bien de consacrer nos +moindres manières, et de punir de mépris l'homme assez stupide pour +sortir d'une trace si bien connue. Au reste, ce qui m'excuse +sérieusement, moi qui n'ai nulle envie d'imiter les cyniques, c'est que +je ne prétends point me faire honneur d'un caprice de jeune homme; ni, +au milieu des hommes, opposer directement ma manière à la leur, dans des +choses que le devoir ne me prescrit point. Je me permets une singularité +indifférente par elle-même, et que je juge m'être bonne à certains +égards. Elle choquerait leur manière de penser: il me semble que c'est +le seul inconvénient qu'elle puisse avoir, et je la leur cache afin de +l'éviter.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXI" id="LETTRE_XXI"></a>LETTRE XXI.</h3> + +<p class="date">Fontainebleau, 1 septembre, II.<br /> +</p> + +<p>Il fait de bien beaux jours et je suis dans une paix profonde. Autrefois +j'aurais joui davantage dans cette liberté entière, dans cet abandon de +toute affaire, de tout projet, dans cette indifférence sur tout ce qui +peut arriver.</p> + +<p>Je commence à sentir que j'avance dans la vie. Ces impressions +délicieuses, ces émotions subites qui m'agitaient autrefois et +m'entraînaient si loin d'un monde de tristesse, je ne les retrouve plus +qu'altérées et affaiblies. Ce désir ineffable que réveillait dans moi +chaque sentiment de quelque beauté dans les choses naturelles, cette +espérance pleine d'incertitudes et de charme, ce feu céleste qui éblouit +et consume un cœur jeune, cette volupté expansive dont il éclaire devant +lui le fantôme immense, tout cela n'est déjà plus. Je commence à voir +ce qui est utile, ce qui est commode, et non plus ce qui est beau.</p> + +<p>Vous qui connaissez mes besoins sans bornes, dites moi ce que je ferai +de la vie, quand j'aurai perdu ces moments d'illusions qui brillaient +dans ses ténèbres comme les lueurs orageuses dans une nuit sinistre? Ils +la rendaient plus sombre, je l'avouerai, mais ils montraient qu'elle +pouvait changer, et que la lumière subsistait encore. Maintenant que +deviendrai-je s'il faut que je me borne à ce qui est; et que je reste +contenu dans ma manière de vivre, dans mes intérêts personnels, dans le +soin de me lever, de m'occuper, de me coucher?</p> + +<p>J'étais bien différent dans ces temps où il était possible que +j'aimasse. J'avais été romanesque dans mon enfance, et alors encore +j'imaginai une retraite selon mes goûts. J'avais faussement réuni dans +un point du Dauphiné, l'idée des formes alpestres à celles d'un climat +d'oliviers, de citronniers; mais enfin le mot de <i>Chartreuse</i> m'avait +frappé: et c'était là, près de Grenoble, que je rêvais ma demeure. Je +croyais alors que des lieux heureux faisaient beaucoup pour une vie +heureuse; et que là, avec une femme aimée, je posséderais cette félicité +inaltérable dont le besoin remplissait mon cœur trompé.</p> + +<p>Mais voici une chose bien étrange, dont je ne puis rien conclure, et +dont je n'affirmerai rien sinon que le fait est tel. Je n'avais jamais +rien vu, ni rien lu, que je sache, qui m'eût donné quelque connaissance +du local de la Grande Chartreuse. Je savais uniquement que cette +solitude était dans les montagnes du Dauphiné. Mon imagination composa +d'après cette notion confuse et d'après ses propres penchants, le site +où devait être le monastère, et, près de lui, ma demeure. Elle approcha +singulièrement de la vérité; car, voyant longtemps après une gravure qui +représentait ces mêmes lieux, je me dis avant d'avoir lu: voilà la +Grande Chartreuse, tant elle me rappela ce que j'avais imaginé. Et quand +il se trouva que c'était elle effectivement, cela me fit frémir de +surprise et de regret: et il me sembla que j'avais perdu une chose qui +m'était comme destinée. Depuis ce projet de ma première jeunesse, je +n'entends point sans une émotion pleine d'amertume, ce mot Chartreuse.</p> + +<p>Plus je rétrograde dans ma jeunesse, plus je trouve les impressions +profondes. Si je passe l'âge où les idées ont déjà de l'étendue; si je +cherche dans mon enfance, ces premières fantaisies d'un cœur +mélancolique qui n'a jamais eu de véritable enfance, et qui s'attachait +aux émotions fortes et aux choses extraordinaires avant qu'il fût +seulement décidé s'il aimerait, ou n'aimerait pas les jeux; si, dis-je, +je cherche ce que j'éprouvais à sept ans, à six ans, à cinq ans, je +trouve des impressions aussi ineffaçables, plus confiantes, plus douces +et formées par ces illusions entières dont aucun autre âge n'a possédé +le bonheur.</p> + +<p>Je ne me trompe point d'époque: je sais, avec certitude, quel âge +j'avais lorsque j'ai pensé à telles choses, lorsque j'ai lu tel livre. +J'ai lu l'histoire du Japon de Kœmpfer, dans ma place ordinaire, auprès +d'une certaine fenêtre, dans cette maison près du Rhône, que mon père a +quittée un peu avant sa mort. L'été suivant, j'ai lu Robinson-Crusoé. +C'est alors que je perdis cette exactitude que l'on avait remarquée en +moi: il me devint impossible de l'aire sans plume, des calculs moins +compliqués que celui que j'avais fait à quatre ans et demi, sans rien +écrire et sans savoir aucune règle d'arithmétique, si ce n'est +l'addition; calcul qui avait tant surpris toutes les personnes +rassemblées chez Mad. Belp. dans cette soirée dont vous savez +l'histoire.</p> + +<p>La faculté de percevoir les rapports indéterminés l'emporta alors sur +celle de combiner des rapports mathématiques. Les relations morales +devenaient sensibles: le sentiment du beau commençait à naître.........</p> + +<p class="date">3 septembre.<br /> +</p> + +<p>J'ai vu qu'insensiblement j'allais raisonner. Je me suis arrêté. +Lorsqu'il ne s'agit que du sentiment on peut ne consulter que soi, mais +dans les choses qui doivent être discutées, il y a toujours beaucoup à +gagner quand on peut savoir ce qu'en ont pensé d'autres hommes. J'ai +précisément ici un volume qui contient <i>Les pensées philosophiques</i> de +<i>Diderot</i>, son <i>Traité du beau</i>, etc. Je l'ai pris, et je suis sorti.</p> + +<p>Si je suis de l'avis de Diderot, peut-être il paraîtra que c'est parce +qu'il parle le dernier, et je conviens que cela fait ordinairement +beaucoup: mais je modifie sa pensée à ma manière, car je parle encore +après lui.</p> + +<p>Laissant Wolf, Crouzas, et le sixième sens d'Hutcheson, je pense +à-peu-près comme tous les autres: et c'est pour cela que je ne pense +point que la définition du beau puisse être exprimée d'une manière si +simple, et si brève, que l'a fait Diderot. Je crois, comme lui, que le +sentiment de la beauté ne peut exister hors de la perception des +rapports; mais de quels rapports? S'il arrive que l'on songe au beau +quand on voit des rapports quel conques, ce n'est pas qu'on en ait alors +la perception, l'on ne fait que l'imaginer. Parce qu'on voit des +rapports, on suppose un centre, on pense à des analogies, on s'attend à +une extension nouvelle de l'âme et des idées; mais ce qui est beau ne +fait pas seulement penser à tout cela comme par réminiscence ou par +occasion, il le contient et le montre. C'est un avantage sans doute +quand une définition peut être exprimée par un seul mot: mais il ne faut +pas que cette concision la rende trop générale et dès-lors fausse.</p> + +<p>Je dirais donc: <i>Le beau est ce qui excite en nous l'idée de rapports +disposés vers une même fin, selon des convenances analogues à notre +nature.</i> Cette définition, renferme les notions d'ordre, de proportions, +d'unité, et même d'utilité.</p> + +<p>Ces rapports sont ordonnés vers un centre, ou un but; ce qui fait +l'ordre et l'unité. Ils suivent des convenances qui ne sont autre chose +que la proportion, la régularité, la symétrie, la simplicité selon que +l'une ou l'autre de ces convenances se trouve plus ou moins essentielles +à la nature du tout que ces rapports composent. Ce tout est l'unité +sans laquelle il n'y a pas de résultat, ni d'ouvrage qui puisse être +beau, parce qu'alors il n'y a pas même d'ouvrage. Tout produit doit être +un: ou n'a rien fait ai on n'a pas mis d'ensemble à ce qu'on a fait. Une +chose n'est pas belle sans ensemble; elle n'est pas une chose, mais un +assemblage de choses qui pourront produire l'unité et la beauté, lorsque +unies à ce qui leur manque encore, elles formeront un tout. Jusques-là +ce sont des matériaux: leur réunion n'opère point de beauté, quoiqu'ils +puissent être beaux en particulier, comme ces composés individuels, +entiers et complets peut-être, mais dont l'assemblage encore informe, +n'est pas un ouvrage: ainsi une compilation des plus belles pensées +morales éparses et sans liaison, ne forme point un traité de morale.</p> + +<p>Dès-lors que cet ensemble plus ou moins composé, mais pourtant un et +complet, a des analogies sensibles avec la nature de l'homme, il lui est +utile directement ou indirectement. Il peut servir à ses besoins, ou du +moins étendre ses connaissances; il peut être pour lui un moyen +nouveau, ou l'occasion d'une industrie nouvelle; il peut ajouter à son +être, et plaire à son espoir inquiet, à son avidité.</p> + +<p>La chose est plus belle, il y a vraiment unité, lorsque les rapports +perçus sont exacts, lorsqu'ils concourent à un centre commun: et s'il +n'y a précisément que ce qu'il faut pour coopérer à ce résultat, la +beauté est plus grande, il y a simplicité. Toute qualité est altérée par +le mélange d'une qualité étrangère: lorsqu'il n'y a point de mélange, la +chose est plus exacte, plus symétrique, plus simple, plus une, plus +belle; elle est parfaite.</p> + +<p>La notion d'utilité entre principalement de deux manières dans celles de +la beauté. D'abord l'utilité de chaque partie pour leur fin commune; +puis l'utilité du tout pour nous qui avons des analogies avec ce tout.</p> + +<p>On lit dans <i>Philosophie de la nature: Il me semble que le philosophe +peut définir la beauté l'accord expressif d'un tout avec ses parties</i>.</p> + +<p>J'ai trouvé dans une note, que vous l'aviez ainsi définie autrefois: +<i>La convenance des diverses parties d'une chose avec leur destination +commune, selon les moyens les plus féconds à-la-fois et les plus +simples.</i> Ce qui se rapproche du sentiment de Crouzas, à +l'assaisonnement près. Car il compte cinq caractères du beau; et il +définit ainsi la proportion qui en est un, <i>l'unité</i> assaisonnée <i>de +variété, de régularité et d'ordre dans chaque partie</i>.</p> + +<p>Si la chose bien ordonnée, analogue à nous et dans laquelle nous +trouvons de la beauté, nous paraît supérieure ou égale à ce que nous +contenons en nous, nous la disons belle. Si elle nous paraît inférieure, +nous la disons jolie. Si ses analogies avec nous sont relatives à des +choses de peu d'importance; mais qui servent directement à nos habitudes +et à nos désirs présents, nous la disons agréable. Quand elle suit les +convenances de notre âme, en animant, en étendant notre pensée, en +généralisant, en exaltant nos affections, en nous montrant dans les +choses extérieures des analogies grandes ou nouvelles, qui nous +donnent, une extension inespérée et le sentiment d'un ordre immense, +universel, d'une fin commune à beaucoup d'êtres, nous la disons sublime.</p> + +<p>La perception des rapports ordonnés, produit l'idée de la beauté: et +l'extension de l'âme, occasionnée par leur analogie avec notre nature, +en est le sentiment.</p> + +<p>Quand les rapports indiqués ont quelque chose de vague et d'immense; +quand l'on sent bien mieux qu'on ne voit, leur convenances avec nous et +avec une partie de la nature, il en résulte un sentiment délicieux, +plein d'espoir et d'illusions, une jouissance indéfinie qui promet des +jouissances sans bornes. Voilà le genre de beauté qui charme, qui +entraîne. Le joli amuse la pensée, le beau soutient l'âme, le sublime +l'étonne ou l'exalte; mais ce qui séduit et passionne les cœurs, ce sont +des beautés plus vagues et plus étendues encore, peu connues, jamais +expliquées, mystérieuses et ineffables.</p> + +<p>Ainsi dans les cœurs faits pour aimer, l'amour embellit toutes choses, +et rend délicieux le sentiment de la nature entière. Comme il établit +en nous le rapport le plus grand qu'on puisse connaître hors de soi, il +nous rend habiles un sentiment de tous les rapports, de toutes les +harmonies; il découvre à nos affections un monde nouveau. Emportés par +ce mouvement rapide, séduits par cette énergie qui promet tout, et dont +rien encore n'a pu nous désabuser, nous cherchons, nous sentons, nous +aimons, nous voulons tout ce que la nature contient pour l'homme.</p> + +<p>Mais les dégoûts de la vie viennent nous comprimer et nous forcer de +nous replier en nous-mêmes. Dans notre marche rétrograde, nous nous +attachons à abandonner les choses extérieures, et à nous contenir dans +nos besoins positifs; centre de tristesse, où l'amertume et le silence +de tant de choses, n'attendent pas la mort, pour creuser à nos cœurs ce +vide du tombeau où se consument et s'éteignent tout ce qu'ils pouvaient +avoir de candeur, de grâces, de désirs et de bonté primitive.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXII" id="LETTRE_XXII"></a>LETTRE XXII.</h3> + +<p class="date">Fontainebleau, 12 octobre, II.<br /> +</p> + +<p>Il fallait bien revoir une fois tous les sites que j'aimais à +fréquenter. Je parcours les plus éloignés, avant que les nuits soient +froides, que les arbres se dépouillent, que les oiseaux s'éloignent.</p> + +<p>Hier je me mis en chemin avant le jour; la lune éclairait encore, et +malgré l'aurore on pouvait discerner les ombres. Le vallon de Changy +restait dans la nuit; déjà j'étais sur les sommités d'Avon. Je descendis +aux Basses-loges, et j'arrivais à Valvin, lorsque le soleil, s'élevant +derrière Samoreau, colora les rochers de Samois.</p> + +<p>Valvin n'est point un village, et n'a pas de terres labourées. L'auberge +est isolée, au pied d'une éminence, sur une petite plage facile, entre +la rivière et les bois. Il faudrait supporter l'ennui du coche, voiture +très-désagréable, et arriver a Valvin ou à Thomery par eau, le soir, +quand la côte est sombre et que les cerfs brament dans la forêt. Ou +bien, au lever du soleil, quand tout repose encore, quand le cri du +batelier fait fuir les biches, quand il retentit sous les hauts +peupliers et dans les collines de bruyère toutes fumantes sous les +premiers feux du jour.</p> + +<p>C'est beaucoup si l'on peut, dans un pays plat, rencontrer ces faibles +effets, qui du moins sont intéressants à certaines heures. Mais le +moindre changement les détruit: dépeuplez de bêtes fauves les bois +voisins, ou coupez ceux qui couvrent le coteau, Valvin ne sera plus +rien. Tel qu'il est même, je ne me soucierais pas de m'y arrêter: dans +le jour, c'est un lieu très-ordinaire; de plus l'auberge n'est pas +logeable.</p> + +<p>En quittant Valvin je montai vers le nord; je passai près d'un amas de +grès dont la situation, dans une terre unie et découverte, entourée de +bois et inclinée vers le couchant d'été, donne un sentiment d'abandon +mêlé de quelque tristesse. En m'éloignant, je comparais ce lieu à un +autre qui m'avait fait une impression opposée près de Bouvron. Trouvant +ces deux lieux fort semblables, excepté sous le rapport de l'exposition, +j'entrevis enfin la raison de ces effets contraires que j'avais éprouvé, +vers les Alpes, dans des lieux en apparence les mêmes. Ainsi m'ont +attristé Bulle et Planfayon, quoique leurs pâturages, sur les limites de +la Gruyère, en portent le caractère, et qu'on reconnaisse aussitôt dans +la manière de leurs sites, les habitudes et le ton de la montagne. Ainsi +j'ai regretté, jadis, de ne pouvoir rester dans une gorge perdue et +stérile de la dent du Midi. Ainsi je trouvai l'ennui à Iverdun; et, sur +le même lac de Neuchâtel, un bien-être remarquable: ainsi s'expliqueront +la douceur de Vevay, la mélancolie de l'Underwalden; et par des raisons +semblables peut-être, les divers caractères de tous les peuples. Ils +sont modifiés par les différences des expositions, des climats, des +vapeurs, autant et plus encore que par celles des lois et des +habitudes<a name="FNanchor_20_20" id="FNanchor_20_20"></a><a href="#Footnote_20_20" class="fnanchor">[20]</a>. En effet, ces dernières oppositions ont eu elles-mêmes, +dans le principe, de semblables causes physiques.</p> + +<p>Ensuite je tournai vers le couchant, et je cherchai la fontaine du +Mont-Chauvet. On a pratiqué, avec les grès dont tout cet endroit est +couvert, un abri qui protège sa source contre le soleil et l'éboulement +du sable, ainsi qu'un banc circulaire où l'on vient déjeuner en puisant +de son eau. L'on y rencontre quelquefois des chasseurs, des promeneurs, +des ouvriers; mais quelquefois aussi, une triste société de valets de +Paris et de marchandes du quartier St.-Martin ou de la rue St.-Jacques, +retirés dans une ville où le roi <i>fait des voyages</i>. Ils sont attirés, +de ce côté, par l'eau qu'il est commode de trouver quand on veut manger +entre voisins un pâté froid: et par un certain grès creusé +naturellement, qu'on rencontre sur le chemin, et qu'ils s'amusent +beaucoup à voir. Ils le vénèrent, ils le nomment <i>confessionnal</i>; ils y +reconnaissent avec attendrissement ces <i>jeux de la nature</i> qui imitent +les choses saintes, et qui attestent que la religion de Jésus crucifié +est la fin de toutes choses.</p> + +<p>Pour moi je descendis dans le vallon retiré où cette eau trop faible se +perd sans former de ruisseau. En tournant vers la croix du Grand-Veneur, +je trouvai une solitude austère comme l'abandon que je cherche. Je +passai derrière les rochers de Cuvier; j'étais plein de tristesse: je +m'arrêtai longtemps dans les gorges d'Aspremont. Vers le soir, je +m'approchai des solitudes du Grand-Franchart, ancien monastère isolé +dans les collines et les sables; ruines abandonnées que même loin des +hommes, les vanités humaines consacrèrent au fanatisme de l'humilité, à +la passion d'étonner le peuple. Depuis ce temps, des brigands y +remplacèrent, dit-on, les moines; ils y ramenèrent des principes de +liberté, mais pour le malheur de ce qui n'était pas libre avec eux. La +nuit approchait; je me choisis une retraite dans une sorte de parloir +dont j'enfonçai la porte antique, et où je rassemblai quelques débris de +bois avec de la fougère et d'autres herbes, afin de ne point passer la +nuit sur la pierre. Alors je m'éloignai pour quelques heures encore, car +la lune devait éclairer.</p> + +<p>Elle éclaira en effet, et faiblement, comme pour ajouter à la solitude +de ce monument désert. Pas un cri, pas un oiseau, pas un mouvement +n'interrompit le silence durant la nuit entière. Mais quand tout ce qui +nous opprime est suspendu, quand tout dort et nous laisse au repos, les +fantômes veillent dans notre propre cœur.</p> + +<p>Le lendemain, je pris au midi: pendant que j'étais entre les hauteurs, +il fit un orage que je vis se former avec beaucoup de plaisir. Je +trouvai facilement un abri dans ces rocs presque partout creusés ou +suspendus les uns sur les autres. J'aimais à voir, du fond de mon antre, +les genévriers et les bouleaux résister à l'effort des vents, quoique +privés d'une terre féconde et d'un sol commode; et conserver leur +existence libre et pauvre, quoiqu'ils n'eussent d'autre soutien que les +parois des roches entrouvertes entre lesquelles ils se balançaient, ni +d'autre nourriture qu'une humidité terreuse amassée dans les fentes où +leurs racines s'étaient introduites.</p> + +<p>Dès que la pluie diminua, je m'enfonçai dans les bois humides et +embellis. Je suivis les bords de la forêt vers Reclose, la Vignette et +Bouvron. Me rapprochant ensuite du petit Mont-Chauvet jusqu'à la croix +Hérant, je me dirigeai entre Malmontagne et la Route aux nymphes. Je +rentrai vers le soir avec quelque regret, et content de ma course; si +toute fois quelque chose peut me donner précisément du plaisir ou du +regret.</p> + +<p>Il y a dans moi un dérangement, une sorte de délire, qui n'est pas celui +des passions, qui n'est pas non plus de la folie: c'est le désordre des +ennuis; c'est la discordance qu'ils ont commencée entre moi et les +choses; c'est l'inquiétude que des besoins longtemps comprimés ont mis à +la place des désirs.</p> + +<p>Je ne veux plus de désirs, ils ne me trompent point. Je ne veux pas +qu'ils s'éteignent, ce silence absolu serait plus sinistre encore. +Cependant c'est la vaine beauté d'une rose devant l'œil qui ne s'ouvre +plus; ils montrent ce que je ne saurais posséder, ce que je puis à peine +voir. Si l'espérance semble encore jeter une lueur dans la nuit qui +m'environne, elle n'annonce rien que l'amertume qu'elle exhale en +s'éclipsant; elle n'éclaire que l'étendue de ce vide où je cherchais, et +où je n'ai rien trouvé.</p> + +<p>De doux climats, de beaux lieux, le ciel des nuits, des sons ineffables, +d'anciens souvenirs; les temps, l'occasion; une nature belle, +expressive, des affections sublimes, tout a passé devant moi; tout +m'appelle, et tout m'abandonne. Je suis seul; les forces de mon cœur ne +sont point communiquées, elles réagissent dans lui, elles attendent: me +voilà dans le monde, errant, solitaire au milieu de la foule qui ne +m'est rien; comme l'homme frappé dès longtemps d'une surdité +accidentelle, dont l'œil avide se fixe sur tous ces êtres muets qui +passent et s'agitent devant lui. Il voit tout, et tout lui est refusé: +il devine les sons qu'il aime, il les cherche, et ne les entend pas: il +souffre le silence de toutes choses au milieu du bruit du monde. Tout se +montre à lui, il ne saurait rien saisir: l'harmonie universelle est dans +les choses extérieures, elle est dans son imagination, elle n'est plus +dans son cœur: il est séparé de l'ensemble des êtres, il n'y a plus de +contact; tout existe en vain devant lui, il vit seul, il est absent dans +le monde vivant.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXIII" id="LETTRE_XXIII"></a>LETTRE XXIII.</h3> + +<p class="date">Fontainebleau, 18 octobre, II.<br /> +</p> + +<p>L'homme connaîtrait-il aussi la longue paix de l'automne, après +l'inquiétude de ses fortes années? Comme le feu, après s'être hâté de +consumer, dure en s'éteignant.</p> + +<p>Longtemps avant l'équinoxe, les feuilles tombaient en quantité; +cependant la forêt conserve encore beaucoup de sa verdure, et toute sa +beauté. Il y a plus de quarante jours, tout paraissait devoir finir +avant le temps: et voici que tout subsiste par-delà le terme prévu; +recevant aux limites de la destruction, une durée prolongée, qui, sur le +penchant de sa ruine, s'arrête avec beaucoup de grâce et de sécurité, et +qui s'affaiblissant dans une douce lenteur, semble tenir à-la-fois et du +repos de la mort qui s'offre, et du charme de la vie perdue.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXIV" id="LETTRE_XXIV"></a>LETTRE XXIV.</h3> + +<p class="date">Fontainebleau, 28 octobre, II.<br /> +</p> + +<p>Lorsque les frimas s'éloignent, je m'en aperçois à peine: le printemps +passe, et ne m'a pas attaché; l'été passe, je ne le regrette point. Mais +je me plais à marcher sur les feuilles tombées, aux derniers, beaux +jours, dans la forêt dépouillée.</p> + +<p>D'où vient à l'homme la plus durable des jouissances de son cœur, cette +volupté de la mélancolie, ce charme plein de secrets, qui le fait vivre +de ses douleurs et s'aimer encore dans le sentiment de sa ruine? Je +m'attache à la saison heureuse qui bientôt ne sera plus: un intérêt +tardif, un plaisir qui paraît contradictoire m'amène à elle alors +qu'elle va finir. Une même loi morale me rend pénible l'idée de la +destruction, et m'en fait aimer ici le sentiment dans ce qui doit cesser +avant moi. Il est naturel que nous jouissions mieux de l'existence +périssable, lorsqu'avertis de toute sa fragilité, nous la sentons +néanmoins durer en nous. Quand la mort nous sépare de tout, tout reste +pourtant; tout subsiste sans nous. Mais, à la chute des feuilles, la +végétation s'arrête, elle meurt; nous, nous restons pour des générations +nouvelles: et l'automne est délicieuse parce que le printemps doit venir +encore pour nous.</p> + +<p>Le printemps est plus beau dans la nature; mais l'homme a tellement fait +que l'automne est plus douce. La verdure qui naît, l'oiseau qui chante, +la fleur qui s'ouvre; et ce feu qui revient affermir la vie, ces +ombrages qui protègent d'obscurs asiles; et ces herbes fécondes, ces +fruits sans culture, ces nuits faciles qui permettent l'indépendance! +Saison du bonheur! je vous redoute trop dans mon ardente inquiétude. Je +trouve plus de repos vers le soir de l'année: et la saison où tout +paraît finir, est la seule où je dorme en paix sur la terre de l'homme.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXV" id="LETTRE_XXV"></a>LETTRE XXV.</h3> + +<p class="date">Fontainebleau, 6 novembre, II.<br /> +</p> + +<p>Je quitte mes bois. J'avais eu quelque intention d'y rester pendant +l'hiver: mais si je veux me délivrer enfin des affaires qui m'ont +rapproché de Paris, je ne puis les négliger plus longtemps. On me +rappelle, on me presse, on me fait entendre que puisque je reste +tranquillement à la campagne, apparemment je puis me passer que tout +cela finisse. Ils no se doutent guères de la manière dont j'y vis; car +s'ils le savaient, ils diraient plutôt le contraire, ils croiraient +bonnement que c'est par économie.</p> + +<p>Je crois encore que même sans cela, je me serais décidé à quitter la +forêt. C'est avec beaucoup de bonheur que je suis parvenu à être ignoré +jusqu'à présent. La fumée me trahirait; je ne saurais échapper aux +bûcherons, aux charbonniers, aux chasseurs: je n'oublie pas que je suis +dans un pays très-policé. D'ailleurs je n'ai pu prendre les arrangements +qu'il faudrait pour vivre ainsi en toute saison; il pourrait m'arriver +de ne savoir trop que devenir pendant les neiges molles, pendant les +dégels et les pluies froides.</p> + +<p>Je vais donc laisser la forêt, le mouvement, l'habitude rêveuse, et la +faible mais paisible image d'une terre libre.</p> + +<hr style="width: 15%;" /> + +<p>Vous me demandez ce que je pense de Fontainebleau, indépendamment et des +souvenirs qui pouvaient me le rendre plus intéressant, et de la manière +dont j'y ai passé ces moments-ci.</p> + +<p>Cette terre-là est peu de chose en général, et il faut aussi fort peu de +chose pour en gâter les meilleurs recoins. Les sensations que peuvent +donner les lieux auxquels la nature n'a point imprimé un grand +caractère, sont nécessairement variables et en quelque sorte précaires. +Il faut vingt siècles pour changer une <i>Alpe</i>. Un vent de nord, +quelques arbres abattus, une plantation nouvelle, la comparaison avec +d'autres lieux suffisent pour rendre des sites ordinaires +très-différents d'eux-mêmes. Une forêt remplie de bêtes fauves perdra +beaucoup si elle n'en contient plus; et un endroit qui n'est qu'agréable +perdra plus encore si on le voit avec les yeux d'un autre âge.</p> + +<p>J'aime ici l'étendue de la forêt, la majesté des bois dans quelques +parties, la solitude des petites vallées, la liberté des landes +sablonneuses; beaucoup de hêtres et de bouleaux; une sorte de propreté +et d'aisance extérieure dans la ville; l'avantage assez grand de n'avoir +jamais de boues, et celui non moins rare de voir peu de misère; de +belles routes, une grande diversité de chemins; et une multitude +d'<i>accidents</i>, quoique à la vérité trop petits et trop semblables. Mais +ce séjour ne saurait convenir réellement qu'à celui qui ne connaît et +n'imagine rien de plus. Il n'est pas un site d'un grand caractère auquel +on puisse sérieusement comparer ces terres basses qui n'ont ni vagues, +ni torrents, rien qui étonne ou qui attache; surface monotone à qui il +ne resterait plus aucune beauté si l'on en coupait les bois; assemblage +trivial et muet de petites plaines de bruyère, de petits ravins, et de +rochers mesquins uniformément amassés; terre des plaines dans laquelle +on peut trouver beaucoup d'hommes avides du sort qu'ils se promettent, +et pas un satisfait de celui qu'il a.</p> + +<p>La paix d'un lieu semblable n'est que le silence d'un abandon momentané; +sa solitude n'est point assez sauvage. Il faut à cet abandon un ciel pur +du soir, un ciel incertain mais calme d'automne, le soleil de dix heures +entre les brouillards. Il faut des bêtes fauves errantes dans ces +solitudes: elles sont intéressantes et pittoresques, quand on entend des +cerfs bramer la nuit à des distances inégales, quand l'écureuil saute de +branches en branches dans les beaux bois de Tillas avec son petit cri +d'alarme. Sons isolés de l'être vivant! vous ne peuplez point les +solitudes, comme le dit mal l'expression vulgaire, vous les rendez plus +profondes, plus mystérieuses; c'est par vous qu'elles sont romantiques.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXVI" id="LETTRE_XXVI"></a>LETTRE XXVI.</h3> + +<p class="date">Paris, 9 février, troisième année.<br /> +</p> + +<p>Il faut que je vous dise toutes mes faiblesses, afin que vous me +souteniez; car je suis bien incertain: quelquefois j'ai pitié de +moi-même, et quelquefois aussi je sens autrement.</p> + +<p>Quand je rencontre un cabriolet mené par une femme telle à-peu-près que +j'en imagine, je vais droit le long du cheval jusqu'à ce que la roue me +touche presque; alors je ne regarde plus, je serre le bras en me +courbant un peu, et la roue passe.</p> + +<p>Une fois j'étais ainsi dans l'imaginaire, les yeux occupés sans être +précisément fixes. Aussi fut-elle obligée d'arrêter, j'avais oublié la +roue; elle avait et de la jeunesse et de la maturité; elle était presque +belle, et extrêmement aimable. Elle retint son cheval, sourit +à-peu-près, et parut ne pas vouloir sourire. Je la regardais encore, et +sans voir ni le cheval ni la roue, je me trouvai lui répondre.... Je +suis sûr que mon œil était déjà rempli de douleur. Le cheval fut +détourné, elle se penchait pour voir si la roue ne me toucherait point. +Je restai dans mon songe; mais un peu plus loin, je heurtai du pied ces +fagots que les fruitiers font pour vendre à des pauvres: alors je ne vis +plus rien.—Ne serait-il pas temps de prendre de la fermeté, d'entrer +dans l'oubli? Je veux dire, de ne s'occuper que de... ce qui convient à +l'homme. Ne faut-il pas laisser toutes ces puérilités qui me fatiguent +et m'affaiblissent?</p> + +<p>Je les voudrais bien ôter de moi: mais, je ne sais que mettre à la +place; et quand je me dis, il faut être homme enfin, je ne trouve que de +l'incertitude. Dans votre première lettre, dites-moi ce que c'est +qu'être homme.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXVII" id="LETTRE_XXVII"></a>LETTRE XXVII.</h3> + +<p class="date">Paris, 11 février, III.<br /> +</p> + +<p>Je ne conçois pas du tout ce qu'ils entendent par amour-propre. Ils le +blâment, et ils disent qu'il faut en avoir: j'aurais conclu de-là que +cet amour de soi et des convenances est bon et nécessaire, qu'il est +inséparable du sentiment de l'honneur, et que ses excès seuls étant +funestes comme le doivent être tous les excès, il faut considérer si les +choses qu'on fait par amour-propre sont bonnes ou mauvaises, et non les +critiquer uniquement, parce que c'est l'amour-propre qui paraît les +faire faire.</p> + +<p>Ce n'est pas cela pourtant. Il faut avoir de l'amour-propre; quiconque +n'en a pas est un pied-plat: et il ne faut rien faire par amour-propre; +ce qui est bon pour soi-même, ou au moins indifférent, devient mauvais +quand c'est l'amour-propre qui nous y porte. Vous qui connaissez mieux +la société, expliquez-moi, je vous prie, ses secrets. J'imagine qu'il +vous sera plus facile de répondre à cette question-ci qu'à celle de ma +dernière lettre. Au reste, comme vous êtes brouillé avec l'idéal, voici +un exemple, afin que le problème qu'il faut résoudre en soit un de +science-pratique.</p> + +<p>Un étranger demeure depuis peu à la campagne chez des amis opulents: il +croit devoir à ses amis et à lui-même de ne pas s'avilir dans l'opinion +des gens de la maison, et il suppose que les apparences sont tout pour +cette classe d'hommes. Il ne recevait point chez lui, il ne voyait +personne de la ville: un seul individu, un parent qui vient par hasard, +se trouve être un homme original et d'ailleurs peu aisé, dont la manière +bizarre et l'extérieur assez commun, doivent donner à des domestiques +l'idée d'une condition basse. On ne parle pas à ces gens-là; on ne peut +pas les mettre au fait par un mot, on ne s'explique pas avec eux, ils ne +savent pas qui vous êtes; ils ne vous voient d'autre connaissance qu'un +homme qui est loin, de leur en imposer et dont ils se permettent de +rire. Aussi la personne dont je parle fut très-contrariée; on l'en blâme +d'autant plus, que c'est à l'occasion d'un parent, voilà une réputation +d'amour-propre établie; et cependant je trouve qu'elle l'est bien +mal-à-propos.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXVIII" id="LETTRE_XXVIII"></a>LETTRE XXVIII.</h3> + +<p class="date">Paris, 27 février, III.<br /> +</p> + +<p>Vous ne pouviez me demander plus à propos d'où vient l'expression de +pied-plat. Ce matin, je ne le savais pas davantage que vous; je crains +bien de ne le pas savoir mieux ce soir, quoiqu'on m'ait dit ce que je +vais vous rendre.</p> + +<p>Puisque les Gaulois ont été soumis aux Romains, c'est qu'ils étaient +faits pour servir; puisque les Francs ont envahi les Gaules, c'est +qu'ils étaient nés pour vaincre: conclusions frappantes. Or, les Galles +ou Welches avaient les pieds fort plats, et les Francs les avaient fort +élevés. Les Francs méprisèrent tous ces pieds-plats, ces vaincus, ces +serfs, ses cultivateurs: et maintenant que les descendants des Francs +sont très-exposés à obéir aux enfants des Gaulois; un pied-plat est +encore un homme fait pour servir. Je ne me rappelle point où je lisais +dernièrement, qu'il n'y a pas en France une famille qui puisse +prétendre, avec quelque fondement, descendre de cette horde du Nord qui +prit un pays déjà pris que ses maîtres ne savaient comment garder. Mais +ces origines qui échappent à l'art par excellence, à la science +héraldique se trouvent prouvées par le fait: dans la foule la plus +confuse on distinguera facilement les petits neveux des Scythes<a name="FNanchor_21_21" id="FNanchor_21_21"></a><a href="#Footnote_21_21" class="fnanchor">[21]</a>, et +tous les pieds-plats reconnaîtront leurs maîtres. Je ne me ressouviens +point des formes plus ou moins nobles de votre pied; mais je vous +avertis que le mien est celui des conquérants: c'est à vous de voir si +vous pouvez conserver avec moi le ton familier.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXIX" id="LETTRE_XXIX"></a>LETTRE XXIX.</h3> + +<p class="date">Paris, 7 mars, III.<br /> +</p> + +<p>Je n'aime point un pays où le pauvre est réduit à demander au nom de +Dieu. Quel peuple que celui chez qui l'homme n'est rien par lui-même!</p> + +<p>Quand ce malheureux me dit: que le bon Jésus! que la Vierge....! Quand +il m'exprime ainsi sa triste reconnaissance, je ne me sens point porté à +m'applaudir dans un secret orgueil, parce que je suis libre de chaînes +ridicules ou adorées, et de ces préjugés contraires qui mènent aussi le +monde. Mais plutôt ma tête se baisse sans que j'y songe, mes yeux se +fixent vers la terre: je me sens affligé, humilié, en voyant l'esprit de +l'homme si vaste et si stupide.</p> + +<p>Lorsque c'est un homme infirme qui mendie tout un jour, avec le cri des +longues douleurs, au milieu d'une ville populeuse, je m'indigne, et je +heurterais volontiers ces gens qui font un détour en passant auprès de +lui, qui le voient et ne l'entendent pas. Je me trouve avec humeur au +milieu de cette tourbe de plats tyrans: j'imagine un plaisir juste et +mâle à voir l'incendie vengeur anéantir ces villes et tout leur ouvrage, +ces arts de caprice, ces livres inutiles, ces ateliers, ces forges, ces +chantiers. Cependant, sais-je ce qu'il faudrait, ce que l'on peut +l'aire? Je ne voudrais rien.</p> + +<p>Je regarde les choses positives: je rentre dans le doute; je vois une +obscurité profonde. J'abandonnerai l'idée même d'un monde meilleur! Las +et rebuté, je plains seulement une existence stérile et des besoins +fortuits. Ne sachant où je suis, j'attends le jour qui doit tout +terminer, et ne rien éclaircir.</p> + +<p>A la porte d'un spectacle, à l'entrée pour les premières loges, +l'infortuné n'a pas trouvé un seul individu qui lui donnât: ils +n'avaient rien; et la sentinelle qui veillait pour les gens comme il +faut, le repoussa rudement. Il alla vers le bureau du parterre, où la +sentinelle chargée d'un ministère moins auguste tâcha de ne pas +l'apercevoir. Je l'avais suivi des yeux. Enfin, un homme qui me parut un +garçon de boutique et qui tenait déjà la pièce qu'il fallait pour son +billet, le refusa doucement, hésita, chercha dans sa poche et n'en tira +rien; il finit par lui donner la pièce d'argent, et s'en retourna. Le +pauvre sentit le sacrifice; il le regardait s'en aller et fit quelques +pas selon ses forces, il était entraîné à le suivre: je vis qu'il le +sentait bien.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXX" id="LETTRE_XXX"></a>LETTRE XXX.</h3> + +<p class="date">Paris, 7 mars, III.<br /> +</p> + +<p>Il faisait sombre et un peu froid; j'étais abattu, je marchais parce que +je ne pouvais rien faire. Je passai auprès de quelques fleurs posées sur +un mur à hauteur d'appui. Une jonquille était fleurie. C'est la plus +forte expression du désir: c'était le premier parfum de l'année. Je +sentis tout le bonheur destiné à l'homme. Cette indicible harmonie des +êtres, le fantôme du monde idéal fut tout entier dans moi: jamais je +n'éprouvai quelque chose de plus grand, et de si instantané. Je ne +saurais trouver quelle forme, quelle analogie, quel rapport secret a pu +me faire voir dans cette fleur une beauté illimitée, l'expression, +l'élégance, l'attitude d'une femme heureuse et simple dans toute la +grâce et la splendeur de la saison d'aimer. Je ne concevrai point cette +puissance, cette immensité que rien n'exprimera, cette forme que rien +ne contiendra, cette idée d'un monde meilleur, que l'on sent et que la +nature n'aurait pas fait; cette lueur céleste que nous croyons saisir, +qui nous passionne, qui nous entraîne, et qui n'est qu'une ombre +indiscernable, errante, égarée dans le ténébreux abîme.</p> + +<p>Mais cette ombre, cette image élyséenne, embellie dans le vague, +puissante de tout le prestige de l'inconnu, devenue nécessaire dans nos +misères, devenue naturelle à nos cœurs opprimés, quel homme a pu +l'entrevoir une fois seulement et l'oublier jamais?</p> + +<p>Quand la résistance, quand l'inertie d'une puissance morte, brute, +immonde nous entrave, nous enveloppe, nous comprime, nous retient +plongés dans les incertitudes, les dégoûts, les puérilités, les folies +imbéciles ou cruelles; quand on ne sait rien; quand on ne possède rien; +quand tout passe devant nous comme les figures bizarres d'un songe +odieux et ridicule; qui réprimera dans nos cœurs le besoin d'un autre +ordre, d'un autre nature?</p> + +<p>Cette lumière ne serait-elle qu'une lueur fantastique? Elle séduit, elle +subjugue dans la nuit universelle. On s'y attache, on la suit: si elle +nous égare, elle nous éclaire et nous embrasse. Nous imaginons, nous +voyons une terre de paix, d'ordre, d'union, de justice; où tous sentent, +veulent et jouissent avec la délicatesse qui fait les plaisirs, avec la +simplicité qui les multiplie. Quand on a eu la perception des délices +inaltérables et permanentes; quand on a imaginé la candeur de la +volupté; combien les soins, les vœux, les plaisirs du monde visible sont +vains et misérables! Tout est froid, tout est vide: on végète dans un +lieu d'exil; et, du sein des dégoûts, on fixe dans sa patrie imaginaire +ce cœur chargé d'ennuis. Tout ce qui l'occupe ici, tout ce qui l'arrête +n'est plus qu'une chaîne avilissante: on rirait de pitié, si l'on +n'était accablé de douleurs. Et lorsque l'imagination reportée vers ces +lieux meilleurs, compare un monde raisonnable au monde où tout fatigue +et tout ennuie, l'on ne sait plus si cette grande conception n'est +qu'une idée heureuse et qui peut distraire des choses réelles, ou si la +vie sociale n'est pas elle-même une longue distraction.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXXI" id="LETTRE_XXXI"></a>LETTRE XXXI.</h3> + +<p class="date">Paris, 30 mars, III.<br /> +</p> + +<p>J'ai beaucoup de soin dans les petites choses; je songe alors à mes +intérêts. Je ne néglige rien dans les détails, dans ces minuties qui +feraient sourire de pitié des hommes raisonnables: et si les choses +sérieuses me semblent petites, les petites ont pour moi de la valeur. Il +faudra que je me rende raison de ces bizarreries; que je voie si je +suis, par caractère, étroit et minutieux? S'il s'agissait de choses +vraiment importantes, si j'étais chargé de la félicité d'un peuple, je +sens que je trouverais une énergie égale à ma destinée sous ce poids +difficile et beau. Mais j'ai honte des affaires de la vie civile: tous +ces soins d'hommes ne sont, à mes tristes yeux, que des soucis +d'enfants. Beaucoup de grandes choses ne me paraissent que des embarras +misérables, où l'on s'engage avec plus de légèreté que d'énergie; et +dans lesquels l'homme ne chercherait pas sa grandeur, s'il n'était +affaibli et troublé dans une perfection trompeuse.</p> + +<p>Je vous le dis avec simplicité, si je vois ainsi, ce n'est pas ma faute, +et je ne m'entête pas d'une vaine prétention: souvent j'ai voulu voir +autrement, je ne l'ai jamais pu. Que vous dirai-je? plus misérable +qu'eux, je souffre parmi eux, parce qu'ils sont faibles; et dans une +nature plus forte, je souffrirais encore, parce qu'ils m'ont affaibli +comme eux.</p> + +<p>Si vous pouviez voir comme je m'occupe de ces riens qu'on quitterait à +douze ans: comme j'aime ces ronds de bois dur et propre, qui servent +d'assiette vers les montagnes: comme je conserve de vieux journaux, non +pas pour les relire, mais on pourrait envelopper quelque chose, un +papier simple est si commode! comme à la vue d'une planche bien +régulière, bien unie, je dirais volontiers, que cela est beau! tandis +qu'un bijou bien travaillé me semble à peine curieux, et qu'une chaîne +de diamants me fait hausser les épaules.</p> + +<p>Je ne vois que l'utilité première: les rapports indirects ont peine à me +devenir familiers; et je perdrais dix louis avec moins de regret, qu'un +couteau bien proportionné que j'aurai longtemps porté sur moi.</p> + +<p>Vous me disiez, il y a déjà du temps: Ne négligez point vos affaires; +n'allez pas perdre ce qui vous reste, car vous n'êtes point de caractère +à acquérir. Je crois que vous ne serez pas aujourd'hui d'un autre avis.</p> + +<p>Suis je borné aux petits intérêts? Attribuerai-je ces singularités au +goût des choses simples, à l'habitude des ennuis, ou bien sont-elles une +manie puérile, signe d'inaptitude aux choses solides, mâles et +généreuses?—C'est quand je vois tant de grands enfants séchés par l'âge +et par l'intérêt, parler d'occupations <i>sérieuses</i>: c'est quand je porte +l'œil du dégoût sur ma vie réprimée; quand je considère tout ce que +l'espèce humaine demande, et ce que nul ne fait: c'est alors que je +fronce le sourcil, que mon œil se fixe, et qu'un frémissement +involontaire fait trembler mes lèvres. Aussi mes yeux se creusent et +s'abattent, et je deviens comme un homme fatigué de veilles. Un +important m'a dit: Vous travaillez donc beaucoup! Heureusement je n'ai +pas ri. L'air laborieux manquait à ma honte.</p> + +<p>Tous ces hommes qui, dans le fait, ne sont rien, et que pourtant il faut +bien voir quelquefois, me dédommagent un peu de l'ennui qu'inspirent +leurs villes. J'en aime assez les plus raisonnables; ceux-là m'amusent.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXXII" id="LETTRE_XXXII"></a>LETTRE XXXII.</h3> + +<p class="date">Paris, 29 avril, III.<br /> +</p> + +<p>Il y a quelque temps qu'à la bibliothèque j'entendis nommer près de moi +le célèbre L.... Une autre fois je me trouvai à la même table que lui; +l'encre manquait, je lui passai mon écritoire: ce matin je l'aperçus en +arrivant, et je me plaçai auprès de lui. Il eut la complaisance de me +communiquer des idylles qu'il trouva dans un vieux manuscrit latin, et +qui sont d'un auteur grec fort peu connu. Je copiai seulement la moins +longue, car l'heure de sortir approchait. La voici telle que je viens de +la traduire.</p> + +<hr style="width: 15%;" /> + +<p>Je suis hors d'état de m'attacher à aucune chose, et je ne saurais plus +m'occuper d'aucune. Malgré tous mes efforts, je reviens toujours à toi; +et mes idées, que je voudrais un moment tourner vers d'autres objets, +me présentent toujours ton image. Il semble que mon existence soit liée +à la tienne, et que je ne sois pas tout entier là où tu n'es pas: toutes +mes facultés seraient perdues si je ne t'aimais point.</p> + +<p>Ecoute: je vais te parler simplement et comme un homme qui n'a pas +besoin de cacher ce qu'il désire. Depuis que je t'ai vue, voici deux +fois que l'hiver a glace nos ruisseaux et blanchi nos prés; mais il n'a +pas refroidi mon cœur. Que deviendrai-je si je cesse de t'aimer? Où +seront mes plaisirs, et à quoi passerai-je ma vie? Si tu m'ôtes +l'espérance, que restera-t-il pour me soutenir? Vois la fleur épuisée +par les feux du soleil; si l'on cesse de l'arroser, elle se flétrit, +elle souffre, elle meurt.</p> + +<p>Je suis bien jeune encore: si tu le veux, je t'aimerai longtemps. Nous +vivrons dans la même vallée, et nos troupeaux irons dans les mêmes +pâturages. Si les loups avides enlèvent tes agneaux, j'accourrai, je +combattrai le loup furieux, je rapporterai près du toi l'agneau encore +épouvanté. Tu me souriras en le rassurant; et, comme lui, j'oublierai +le danger. Si la mortalité s'attache à mes brebis et qu'elle respecte +les tiennes, je me consolerai en voyant qu'elle ne t'a rien enlevé. Si +elle ravage ton troupeau, je t'offrirai mes brebis les plus douces, mes +béliers les plus beaux; je les aimerai davantage si tu les accepte, ils +seront plus à moi quand je le les aurai donnés.</p> + +<p>Lorsque les vents d'hiver souffleront dans la vallée, quand les frimas +couvriront nos prairies, j'irai dans les forêts et je rapporterai les +branches des ifs et des pins que l'hiver ne dépouille point: je +couvrirai ton toit d'une verdure nouvelle, et la neige ne pénétrera pas +dans les foyers. Quand l'herbe renaîtra, et que la saison sera encore +mauvaise, j'appellerai tes brebis; elles sortiront avec les miennes, et +tu resteras dans la demeure. Mais aussi, dès qu'il y aura de beaux +moments, j'observerai la fleur encore fermée; j'écarterai l'ombre qui la +retarderait, je t'apporterai la première qui fleurira.</p> + +<p>Mais si tu me commandes de te fuir, j'oublierai la feuille nouvelle. Le +soleil du printemps et les jours d'été seront pour moi comme les +brouillards qui finissent l'année, comme les nuits sombres de l'hiver. +Je serai seul au milieu des pasteurs, comme si j'étais abandonné dans un +pays stérile; je serai muet au milieu de leurs chants; et je +m'éloignerai des sacrifices et des danses, afin de ne point importuner +de ma tristesse ceux qui peuvent avoir du plaisir.<a name="FNanchor_22_22" id="FNanchor_22_22"></a><a href="#Footnote_22_22" class="fnanchor">[22]</a></p> + +<h3><a name="LETTRE_XXXIII" id="LETTRE_XXXIII"></a>LETTRE XXXIII.</h3> + +<p class="date">Paris, 7 mai, III.<br /> +</p> + +<p>Si je ne me trompe, mes idylles ne sont pas fort intéressantes pour +vous, me dit hier l'auteur dont je vous ai parlé, qui me cherchait des +yeux et qui me fit signe lorsque j'arrivai. J'allais tâcher de répondre +quelque chose qui fût honnête et pourtant vrai, lorsqu'en me regardant, +il m'en évita le soin, et ajouta aussitôt: peut-être aimerez-vous mieux +un fragment moral ou philosophique, qui a été attribué à Aristippe, dont +Varron a parlé, et que depuis l'on a cru perdu. Il ne l'était pas +pourtant, puisqu'il a été traduit au quinzième siècle en français de ce +temps-là. Je l'ai trouvé manuscrit, et ajouté à la suite de Plutarque +dans un exemplaire imprimé d'Amyot, que personne n'ouvrait parce qu'il y +manque beaucoup de feuilles.</p> + +<p>J'ai avoué que n'étant pas un érudit, j'avais en effet le malheur +d'aimer mieux les choses que les mots, et que j'étais beaucoup plus +curieux des sentiments d'Aristippe que d'une églogue, fût-elle de Bion, +ou de Théocrite.</p> + +<p>On n'a point, à ce qu'il m'a paru, de preuves suffisantes que ce petit +écrit soit d'Aristippe; et l'on doit à sa mémoire de ne pas lui +attribuer ce que peut-être il désavouerait. Mais s'il est de lui, ce +grec célèbre, aussi mal jugé qu'Epicure, et que l'on a cru voluptueux +avec mollesse, ou d'une philosophie trop facile, avait cependant cette +sévérité qu'exige la prudence et l'ordre, seule sévérité qui convienne à +l'homme né pour jouir et passager sur la terre.</p> + +<p>J'ai changé comme j'ai pu, en français moderne, ce langage quelquefois +heureux, mais suranné, que j'ai eu de la peine à comprendre en plusieurs +endroits. Voici donc tout ce morceau intitulé dans le manuscrit <i>Manuel +de Pseusophanes</i>, à l'exception de près de deux lignes que l'on n'a pu +déchiffrer.</p> + +<h3><a name="MANUEL" id="MANUEL"></a>MANUEL.</h3> + +<p>Tu viens de t'éveiller sombre, abattu, déjà fatigué du temps qui +commence. Tu as porté sur la vie le regard du dégoût: tu l'as trouvée +vaine, pesante; dans une heure tu la sentiras plus tolérable: +aura-t-elle donc changé?</p> + +<p>Elle n'a point de forme déterminée. Tout ce que l'homme éprouve est dans +son cœur: ce qu'il connaît est dans sa pensée. Il est tout entier dans +lui-même.</p> + +<p>Quelles pertes peuvent t'accabler ainsi? Que peux-tu perdre? Est-il hors +de toi quelque chose qui soit à toi? Qu'importe ce qui peut périr? Tout +passe, excepté la justice cachée sous le voile des choses inconstantes. +Tout est vain pour l'homme, s'il ne s'avance point d'un pas égal et +tranquille, selon les lois de l'intelligence.</p> + +<p>Tout s'agite autour de toi, tout menace: si tu te livres aux alarmes, +tes sollicitudes seront sans terme. Tu ne posséderas point les choses +qui ne sauraient être possédées, et tu perdras ta vie qui +t'appartenait. Ce qui arrive, passe à jamais. Ce sont des accidents +nécessaires qui s'engendrent en un cercle éternel, ils s'effacent comme +l'ombre imprévue et fugitive.</p> + +<p>Quels sont les maux? des craintes imaginaires, des besoins d'opinion, +des contrariétés d'un jour. Faible esclave! tu t'attaches à ce qui n'est +point, tu sers des fantômes. Abandonne à la foule trompée ce qui est +illusoire, vain et mortel. Ne songes qu'à l'intelligence qui est le +principe de l'ordre du monde, et à l'homme qui en est l'instrument: à +l'intelligence qu'il faut suivre, à l'homme qu'il faut aider.</p> + +<p>L'intelligence lutte contre la résistance de la matière, contre ces lois +aveugles dont l'effet inconnu fut nommé le hasard. Quand la force qui +t'a été donnée à suivi l'intelligence, quand tu as servi à l'ordre du +monde que veux-tu davantage? Tu as fait selon ta nature: et qu'y a-t-il +de meilleur pour l'être qui sent et qui connaît, que de subsister selon +sa nature?</p> + +<p>Chaque jour, en naissant à une nouvelle vie, souviens-toi que tu as +résolu de ne point passer en vain sur cette terre. Le monde s'avance +vers son but. Mais toi, tu t'arrêtes, tu rétrogrades, tu reste dans un +état de suspension et de langueur. Tes jours écoulés se reproduiront-ils +dans un temps meilleur? La vie se fond toute entière dans ce présent que +tu négliges pour le sacrifier à l'avenir: le présent est le temps, +l'avenir n'est que son apparence.</p> + +<p>Vis en toi-même, et cherche ce qui ne périt point. Examine ce que +veulent nos passions inconsidérées: de tant de choses, en est-il une qui +suffise à l'homme? L'intelligence ne trouve qu'en elle-même l'aliment de +sa vie: sois juste et fort. Nul ne connaît le jour qui doit suivre: tu +ne trouveras point de paix dans les choses; cherche-là dans ton cœur. La +force est la loi de la nature: la puissance c'est la volonté; l'énergie +dans les peines est meilleure que l'apathie dans les voluptés. Celui qui +obéit et qui souffre, est souvent plus grand que celui qui jouit ou qui +commande. Ce que tu crains est vain, ce que tu désires est vain. Une +seule chose te sera bonne, c'est d'être ce que la nature a voulu.</p> + +<p>Tu es intelligence et matière. Le monde n'est pas autre chose. +L'harmonie modifie les corps: et le tout tend à la perfection par +l'amélioration perpétuelle de ses diverses parties. Cette loi de +l'univers est aussi la loi des individus;. . . . . . . . . . . . . . . . . Ainsi tout +est bon quand l'intelligence le dirige; et tout est mauvais quand +l'intelligence l'abandonne. Use des biens du corps; mais avec la +prudence qui les soumet à l'ordre. Une volupté que l'on possède selon la +nature universelle, est meilleure qu'une privation qu'elle ne demande +pas: et l'acte le plus indifférent de notre vie est moins mauvais que +l'effort de ces vertus sans but qui retardent la sagesse.</p> + +<p>Il n'y a pas d'autre morale que celle du cœur de l'homme; ni d'autre +science ou d'autre sagesse que la connaissance de ses besoins, et la +juste estimation des moyens de bonheur. Laisse la science inutile, et +les systèmes surnaturels, et les dogmes mystérieux. Laisse à des +intelligences supérieures ou différentes, ce qui est loin de toi, ce que +ton intelligence ne discerne pus bien: cela ne lui fût point destiné.</p> + +<p>Console, éclaire et soutiens tes semblables: ton rôle a été marqué pur +la place que tu occupes dans l'immensité de l'être vivant. Connais et +suis les lois de l'homme; et tu aideras les autres hommes à les +connaître, à les suivre. Considère, et montre leur le centre et la fin +des choses: qu'ils voient la raison de ce qui les surprend, +l'instabilité de ce qui les trouble, le néant de ce qui les entraîne.</p> + +<p>Ne t'isole point de l'ensemble du monde; regarde toujours l'univers, et +souviens toi de la justice. Tu auras rempli ta vie: tu auras fait ce qui +est de l'homme.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXXIV" id="LETTRE_XXXIV"></a>LETTRE XXXIV.</h3> + +<h4>(EXTRAIT DE DEUX LETTRES.)</h4> + +<p class="date">Paris, 2 et 4 juin, III.</p> + +<p>Les premiers acteurs vont quelquefois à Bordeaux, à Marseille, à Lyon; +mais le spectacle n'est bon qu'à Paris. La tragédie et la vraie comédie +exigent un ensemble trop difficile à trouver ailleurs. L'exécution des +meilleures pièces devient indifférente, ou même ridicule, si elles ne +sont pas jouées avec un talent qui approche de la perfection: un homme +de goût n'y trouve aucun agrément lorsqu'il n'y peut pas applaudir à une +imitation noble et exacte de l'expression naturelle. Pour les pièces +dont le genre est le comique du second ordre, il peut suffire que +l'acteur principal ait un vrai talent. Le burlesque n'exige pas le même +accord, la même harmonie; il souffre plutôt des discordances, parce +qu'il est fondé lui-même sur le sentiment délicat de quelques +discordances: mais dans un sujet héroïque on ne peut supporter des +fautes qui font rire le parterre.</p> + +<p>Il est des spectateurs heureux qui n'ont pas besoin d'une grande +vraisemblance: ils croyent toujours voir une chose réelle; et de quelque +manière qu'on joue, c'est une nécessité qu'ils pleurent dès qu'il y a +des soupirs ou un poignard. Mais ceux qui ne pleurent pas ne vont guères +au spectacle pour entendre ce qu'ils pourraient lire chez eux: ils y +vont pour voir comment on l'exprime, et pour comparer dans un même +passage, le jeu de tel avec celui de tel autre.</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p>J'ai vu, à peu de jours de distance, le rôle difficile de Mahomet par +les trois acteurs seuls capables de l'essayer. M... mal costumé, +débitant ses tirades d'une manière trop animée, trop peu solennelle, et +pressant surtout à l'excès la dernière, ne m'a fait plaisir que dans +trois ou quatre passages où j'ai reconnu ce <i>tragédien</i> supérieur qu'on +admire dans les rôles qui lui conviennent mieux.</p> + +<p>S. joue bien ce rôle, il l'a bien étudié, il le raisonne assez bien; +mais il est toujours acteur, et n'est point Mahomet.</p> + +<p>B. m'a paru entendre vraiment ce rôle extraordinaire. Sa manière +extraordinaire elle-même, paraissait bien celle d'un prophète de +l'Orient: mais peut-être elle n'était pas aussi grande, aussi auguste, +aussi imposante qu'il l'eût fallu pour un législateur conquérant, un +envoyé du ciel destiné à convaincre par l'étonnement, à soumettre, à +triompher, à régner. Il est vrai que Mahomet, <i>chargé des soins de +l'autel et du trône</i>, n'était pas aussi fastueux que Voltaire l'a fait, +comme il n'était pas non plus aussi fourbe. Mais l'acteur dont je parle +n'est peut-être pas même le Mahomet de l'histoire, tandis qu'il devrait +être, celui de la tragédie. Cependant il m'a plus satisfait que les deux +autres, quoique le secondait un physique plus beau, et que le premier +possède des moyens en général bien plus grands. B. seul a bien arrêté +l'imprécation de Palmyre. S. a tiré son <i>sabre</i>: je craignais qu'on ne +se mît à rire. M. y a porté la main, et son regard atterait Palmyre: à +quoi servait donc cette main sur le cimeterre, cette menace contre une +femme, contre Palmyre jeune et aimée. B. n'était pas même armé, ce qui +m'a fait plaisir. Lorsque, lassé d'entendre Palmyre, il voulut enfin +l'arrêter, son regard profond et terrible sembla le lui commander au nom +d'un Dieu, et la forcer de rester suspendue entre la terreur de son +ancienne croyance, et ce désespoir de la conscience et de l'amour +trompés.</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p>Comment peut-on prétendre sérieusement que la manière d'exprimer est une +affaire de convention? C'est la même erreur que celle de ce proverbe si +faux dans l'acception qu'on lui donne ordinairement: il ne faut pas +disputer des goûts et des couleurs.</p> + +<p>Que prouvait M. R*. en chantant sur les mêmes notes: <i>J'ai perdu mon +Euridice: J'ai trouvé mon Euridice?</i> Les mêmes notes peuvent servir à +exprimer la plus grande joie, ou la douleur la plus amère; on n'en +disconvient pas: mais le sens musical est-il tout entier dans les notes? +Quand vous substituez le mot trouvé au mot perdu, quand vous mettez la +joie à la place de la douleur, vous conservez les mêmes notes; mais vous +changez absolument les moyens secondaires de l'expression. Il est +incontestable qu'un étranger, qui ne comprendrait ni l'un ni l'autre de +ces deux mots, ne s'y tromperait pourtant pas. Ces moyens secondaires +font aussi partie de la musique: qu'on dise, si l'on veut, que la note +est arbitraire;</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p>Cette pièce (Mahomet) est l'une des plus belles de Voltaire; mais +peut-être chez un autre peuple, n'eût-il point fait du prophète +conquérant l'amant de Palmyre. Il est vrai que l'amour de Mahomet est +mâle, absolu, et même un peu farouche: il n'aime point comme Titus, mais +peut-être serait-il mieux qu'il n'aimât point. On connaît la passion de +Mahomet pour les femmes; mais il est probable que dans ce cœur ambitieux +et profond, après tant d'années de dissimulation, de retraite, de +périls et de triomphes, cette passion n'était pas de l'amour.</p> + +<p>Cet amour pour Palmyre était peu convenable à ses hautes destinées, et à +son génie: l'amour n'est point à sa place dans un cœur sévère que ses +projets remplissent, que le besoin de l'autorité vieillit, qui ne +connaît de plaisirs que par oubli, et pour qui le bonheur même ne serait +qu'une distraction.</p> + +<p>Que signifie: L'amour seul me console? Qui le forçait à chercher le +trône de l'Orient, à quitter ses femmes et son obscure indépendance pour +porter l'encensoir et le sceptre et les armes? L'amour seul me console! +Régler le sort des peuples, changer le culte et les lois d'une partie du +globe, sur les débris du monde élever l'Arabie, est-ce donc une vie si +triste, une inaction si léthargique? C'est un soin difficile: sans +doute, mais c'est précisément le cas de ne pas aimer. Ces nécessités<a name="FNanchor_23_23" id="FNanchor_23_23"></a><a href="#Footnote_23_23" class="fnanchor">[23]</a> +du cœur commencent dans le vide de l'âme: qui a de grandes choses à +faire, a bien moins besoin d'amour.</p> + +<p>Si du moins cet homme qui, dès longtemps n'a plus d'égaux, et qui doit +régir en Dieu l'univers prévenu; si ce favori du Dieu des batailles +aimait une femme qui pût l'aider à tromper l'univers, ou une femme née +pour régner, une Zénobie; si du moins il était aimé: mais ce Mahomet qui +asservit la nature à son austérité, le voilà ivre d'amour pour un enfant +qui ne pense pas à lui.</p> + +<p>Je sais qu'une nuit de Palmyre est le plus grand plaisir de l'homme; +mais enfin ce n'est qu'un plaisir. S'occuper d'une femme extraordinaire +et dont on est aimé, c'est davantage: c'est un plaisir très-grand, c'est +un devoir même; mais enfin ce n'est qu'un devoir secondaire.</p> + +<p>Je ne conçois pas ces <i>puissances</i> à qui un regard d'une maîtresse fait +la loi. Je crois sentir ce que peut l'amour; mais un homme qui gouverne +n'est pas à lui. L'amour entraîne à des erreurs, à des illusions, à des +fautes; et les fautes de l'homme puissant sont trop importantes, trop +funestes, elles sont des malheurs publics.</p> + +<p>Je n'aime pas ces hommes chargés d'un grand pouvoir, qui oublient de +gouverner dès qu'ils trouvent à s'occuper autrement; qui placent leurs +affections avant leur affaire, et croient que si tout leur est soumis +c'est pour leur amusement; qui arrangent selon les fantaisies de leur +vie privée, les besoins des nations; et qui feraient hacher leur armée +pour voir leur maîtresse. Je plains les peuples que leur, maître n'aime +qu'après toutes les autres choses qu'il aime; ces peuples qui seront +livrés, si la fille de chambre d'une favorite s'aperçoit qu'on peut +gagner quelque chose à les trahir.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXXV" id="LETTRE_XXXV"></a>LETTRE XXXV.</h3> + +<p class="date">Paris, 8 juillet, III.<br /> +</p> + +<p>Enfin, j'ai un homme sûr pour finir les choses dont le soin me retenait +ici. D'ailleurs elles sont presque achevées: il n'y a plus de remède, et +il est bien connu que me voilà ruiné. Il ne me reste pas même de quoi +subsister jusqu'à ce qu'un événement, peut-être très-éloigné, vienne +changer ma situation. Je ne sens pas d'inquiétude; et je ne vois pas que +j'aie beaucoup perdu en perdant tout, puisque je ne jouissais de rien. +Je puis devenir, il est vrai, plus malheureux que je n'étais; mais je ne +deviendrai pas moins heureux. Je suis seul, je n'ai que mes propres +besoins: assurément tant que je ne serai ni malade, ni dans les fers, +mon sort sera toujours supportable. Je crains peu le malheur, tant je +suis las d'être inutilement heureux. Il faut bien que la vie ait des +temps de revers; c'est le moment de la résistance et du courage. On +espère alors: on se dit; je passe la saison de l'épreuve, je consume mon +malheur, il est vrai semblable que le bien lui succédera. Mais dans la +prospérité, lorsque les choses extérieures semblent nous mettre au +nombre des heureux, et que pourtant le cœur ne jouit de rien, on +supporte impatiemment de voir ainsi se perdre ce que la fortune +n'accordera pas toujours. On déplore la tristesse du plus beau temps de +la vie: on craint ce malheur inconnu que l'on attend de l'instabilité +des choses: on le craint d'autant plus, qu'étant malheureux même sans +lui, on doit regarder comme tout-à-fait insupportable ce poids nouveau +dont il doit nous surcharger. C'est ainsi que ceux qui vivent dans leurs +terres, supportent mieux de s'y ennuyer pendant l'hiver qu'ils appellent +d'avance la saison triste, que l'été dont ils attendent les agréments de +la campagne.</p> + +<p>Il ne me reste aucun moyen de remédier à rien de ce qui est fait; et je +ne saurais voir quel parti je dois prendre jusqu'à ce que nous en ayons +parlé ensemble; ainsi je ne songe qu'au présent. Me voilà débarrassé de +tous soins: jamais je n'ai été si tranquille. Je pars pour Lyon; je +passerai chez vous dix jours dans la plus douce insouciance, et nous +verrons ensuite.</p> + +<h3><a name="PREMIER_FRAGMENT" id="PREMIER_FRAGMENT"></a>PREMIER FRAGMENT.</h3> + +<p class="date">Cinquième année.<br /> +</p> + +<p>Si le bonheur suivait la proportion de nos privations ou de nos biens, +il y aurait trop d'inégalité entre les hommes. Si le bonheur dépendait +uniquement du caractère, cette inégalité serait trop grande encore. S'il +dépendait absolument de la combinaison du caractère et des +circonstances, les hommes que favorisent de concert, et leur prudence et +leur destinée, auraient trop d'avantages. Il y aurait des hommes +très-heureux et des hommes excessivement malheureux; mais ce ne sont pas +les circonstances seules qui font notre sort: ce n'est pas même le seul +concours des circonstances actuelles avec la trace, ou avec l'habitude +laissée par les circonstances passées, ou avec les dispositions +particulières de notre caractère. La combinaison de ces causes a des +effets très-étendus; mais elle ne fait pas seule notre humeur difficile +et chagrine, notre ennui, notre mécontentement, notre dégoût des choses, +et des hommes, et de toute la vie humaine. Nous avons en nous-mêmes ce +principe général de refroidissement, et d'aversion ou d'indifférence: +nous l'avons tous, indépendamment de ce que nos inclinations +individuelles et nos habitudes peuvent faire pour y ajouter ou pour en +affaiblir les suites. Une certaine modification de nos humeurs, une +certaine situation de tout notre être doivent produire en nous cette +affection morale. C'est une nécessité que nous ayons de la douleur, +comme de la joie: nous avons besoin de nous fâcher contre les choses, +comme nous avons besoin d'en jouir.</p> + +<p>L'homme ne saurait désirer et posséder sans interruption, comme il ne +peut toujours souffrir. La continuité d'un ordre de sensations heureuses +ou de sensations malheureuses, ne peut subsister longtemps dans la +privation absolue des sensations contraires. La mutabilité des choses de +la vie ne permet pas cette constance dans les affections que nous en +recevons; et quand même il en serait autrement, notre organisation n'est +pas susceptible d'invariabilité.</p> + +<p>Si l'homme qui croit à sa fortune ne voit point le malheur venir du +dehors à sa rencontre, il ne saurait tarder à le découvrir dans +lui-même. Si l'infortuné ne reçoit pas de consolations extérieures, il +en trouvera bientôt dans son cœur.</p> + +<p>Quand nous avons tout arrangé, tout obtenu pour jouir toujours, nous +avons peu fait pour le bonheur. Il faut bien que quelque chose nous +mécontente et nous afflige: et si nous sommes parvenus à écarter tout le +mal, ce sera le bien lui-même qui nous déplaira.</p> + +<p>Mais si la faculté de jouir ou celle de souffrir ne peut être exercée, +ni l'une ni l'autre, à l'exclusion totale de celle que notre nature +destine à la contre-balancer, chacune du moins peut l'être +accidentellement beaucoup plus que l'autre: ainsi les circonstances, +sans être tout pour nous, auront pourtant une grande influence sur +notre habitude intérieure. Si les hommes que le sort favorise n'ont pas +de grands sujets de douleur, les plus petites choses suffiront pour en +exciter en eux; au défaut de causes, tout deviendra occasion. Ceux que +l'adversité poursuit, ayant de grandes occasion de souffrir, souffriront +fortement; mais ayant assez souffert à-la-fois, ils ne souffriront pas +habituellement: aussitôt que les circonstances les laisseront à +eux-mêmes, ils ne souffriront plus, car le besoin de souffrir est +satisfait en eux; et même ils jouiront, parce que le besoin opposé +réagit d'autant plus constamment que l'autre besoin rempli, nous a +emporté plus loin dans la direction contraire<a name="FNanchor_24_24" id="FNanchor_24_24"></a><a href="#Footnote_24_24" class="fnanchor">[24]</a>.</p> + +<p>Ces deux forces contraires tendent à l'équilibre; mais elles n'y +arrivent point, à moins que ce ne soit pour l'espèce entière. S'il n'y +avait pas de tendance à l'équilibre, il n'y aurait pas d'ordre: si +l'équilibre s'établissait dans les détails, tout serait fixe, il n'y +aurait pas de mouvement. Dans chacune de ces suppositions, il n'y aurait +point un ensemble unique et varié, le monde ne serait pas.</p> + +<p>Il me semble que l'homme très-malheureux, mais inégalement et par +reprises isolées, doit avoir une propension habituelle à la joie, au +calme, aux jouissances affectueuses, à la confiance, à l'amitié, à la +droiture.</p> + +<p>L'homme très-malheureux, mais également, lentement, uniformément, sera +dans une lutte perpétuelle des deux principes moteurs; il sera d'une +humeur incertaine, difficile, irritable. Toujours imaginant le bien, et +toujours par cette raison même, s'irritant du mal, minutieux dans le +sentiment de cette alternative, il sera plus fatigué que séduit par les +moindres illusions; il est aussitôt détrompé; tout le décourage, comme +tout l'intéresse.</p> + +<p>Celui qui est continuellement moitié heureux, en quelque sorte, et +moitié malheureux, approchera de l'équilibre: assez égal, il sera bon, +plutôt que d'un grand caractère; sa vie sera plus douce qu'heureuse; il +aura du jugement, et peu de génie.</p> + +<p>Celui qui jouit habituellement, et sans avoir jamais de malheur visible, +ne sera séduit par rien: car il n'a plus besoin de jouir; et dans son +bien être extérieur, il éprouve secrètement un perpétuel besoin de +souffrir. Il ne sera pas expansif, indulgent, aimant; mais il sera +indifférent dans la jouissance des plus grands biens, et susceptible de +trouver un malheur dans le plus petit inconvénient. Habitué à ne point +éprouver de revers, il sera confiant, mais confiant en lui-même ou dans +son sort, et non point envers les autres hommes: il ne sent pas le +besoin de leur appui; et comme sa fortune est meilleure que celle du +plus grand nombre, il est bien près de se sentir plus sage que tous. Il +veut toujours jouir, et surtout il veut paraître jouir beaucoup, et +cependant il éprouve un besoin interne de souffrir; ainsi dans le +moindre prétexte, il trouvera facilement un motif de se fâcher contre +les choses, d'être indisposé contre les hommes. N'étant pas vraiment +bien, mais n'ayant pas à espérer d'être mieux, il ne désirera rien d'une +manière positive; mais il aimera le changement en général, et il +l'aimera dans les détails plus que dans l'ensemble. Ayant trop, il sera +prompt à tout quitter. Il trouvera quelque plaisir, il mettra une sorte +de vanité à être irrité, aliéné, souffrant, mécontent. Il sera +difficile, il sera exigeant: sans cela que lui resterait-il de cette +supériorité qu'il prétend avoir sur les autres hommes, et qu'il +affecterait encore si même il n'y prétendait plus. Il sera dur, il +cherchera à s'entourer d'esclaves, pour que d'autres avouent cette +supériorité; pour qu'ils en souffrent du moins, quand lui-même n'en +jouit pas.</p> + +<p>Je doute qu'il soit bon à l'homme actuel d'être habituellement fortuné, +sans avoir jamais eu le sort contre lui. Peut-être l'homme heureux, +parmi nous, est celui qui a beaucoup souffert; mais non pas +habituellement et de cette manière lentement comprimante qui abat les +facultés sans être assez extrême pour exciter l'énergie secrète de +l'âme, pour la réduire heureusement à chercher en elle des ressources +qu'elle ne se connaissait pas<a name="FNanchor_25_25" id="FNanchor_25_25"></a><a href="#Footnote_25_25" class="fnanchor">[25]</a>.</p> + +<p>C'est un avantage pour la vie entière d'avoir été malheureux dans l'âge +où la tête et le cœur commencent à vivre. C'est la leçon du sort: elle +forme les hommes bons<a name="FNanchor_26_26" id="FNanchor_26_26"></a><a href="#Footnote_26_26" class="fnanchor">[26]</a>; elle étend les idées, et mûrit les cœurs +avant que la vieillesse les ait affaiblis; elle fait l'homme assez tôt +pour qu'il soit entièrement homme. Si elle ôte la joie et les plaisirs, +elle inspire le sentiment de l'ordre et le goût des biens domestiques: +elle donne le plus grand bonheur que nous devions attendre, celui de +n'en attendre d'autre que de végéter utiles et paisibles. On est bien +moins malheureux quand on ne veut plus que vivre: on est plus près +d'être utile, lorsqu'étant encore dans la force de l'âge, on ne cherche +plus rien pour soi. Je ne vois que le malheur qui puisse, avant la +vieillesse, mûrir ainsi les hommes ordinaires.</p> + +<p>La vraie bonté exige des conceptions étendues, une âme grande et des +passions réprimées. Si la bonté est le premier mérite de l'homme, si les +perfections morales sont essentielles au bonheur; c'est parmi ceux qui +ont beaucoup souffert dans les premières années de la vie du cœur, que +l'on trouvera les hommes les mieux organisés pour eux-mêmes et pour +l'intérêt de tous; les hommes les plus justes, les plus sensés, les +moins éloignés du bonheur et le plus invariablement attachés à la vertu.</p> + +<p>Qu'importe à l'ordre social qu'un vieillard ait renoncé aux objets des +passions, et qu'un homme faible n'ait pas le projet de nuire? De bonnes +gens ne sont pas des hommes bons; ceux qui ne font bien que par +faiblesse, pourront faire beaucoup de mal dans des circonstances +différentes. Susceptible de défiance, d'animosité, de superstitions, et +surtout d'entêtement, l'instrument aveugle de plusieurs choses louables +où le portait son penchant, sera le vil jouet d'une idée folle qui +dérangera sa tête, d'une manie qui gâtera son cœur, ou de quelque projet +funeste auquel un fourbe saura l'employer.</p> + +<p>Mais l'homme de bien est invariable: il n'a les passions d'aucune +coterie, ni les habitudes d'aucun état; on ne l'emploie pas: il ne peut +avoir ni animosité, ni ostentation, ni manies: il n'est étonné ni du +bien, parce qu'il l'eût fait également, ni du mal, parce qu'il est dans +la nature: il s'indigne contre le crime, et ne hait pas le coupable; il +méprise la bassesse de l'âme, mais il ne s'irrite pas contre un vers à +cause que le malheureux n'a point d'ailes.</p> + +<p>Il n'est pas l'ennemi du superstitieux, car il n'a pas de superstitions +contraires: il cherche l'origine souvent, très-sage<a name="FNanchor_27_27" id="FNanchor_27_27"></a><a href="#Footnote_27_27" class="fnanchor">[27]</a> de tant +d'opinions devenues insensées, et il rit de ce qu'on a ainsi pris le +change. Il a des vertus, non par fanatisme, mais parce qu'il cherche +l'ordre: il fait le bien pour diminuer l'inutilité de sa vie: il préfère +les jouissances des autres aux siennes, car les autres peuvent jouir, et +lui ne le peut guère: il aime seulement à se réserver ce qui procure les +moyens d'être bon à quelque chose, et aussi de vivre sans trouble, car +il faut du calme à qui n'attend pas de plaisirs. Il n'est point défiant; +mais comme il n'est pas séduit, il pense quelquefois à contenir la +facilité de son cœur: il sait s'amuser à être un peu victime, mais il +n'entend pas qu'on le prenne pour dupe. Il peut avoir à souffrir de +quelques fripons: il n'est pas leur jouet. Il laissera parfois à +certains hommes à qui il est utile, le petit plaisir de se donner en +cachette les airs de le protéger. Il n'est pas content de ce qu'il fait, +parce qu'il sent qu'on pourrait faire beaucoup plus: il l'est seulement +un peu de ses intentions, sans être plus fier de cette organisation +intérieure qu'il ne le serait d'avoir reçu un nez d'une belle forme. Il +consumera ainsi ses heures en se traînant vers le mieux; quelquefois +d'un pas énergique quoiqu'embarrassé; plus souvent avec incertitude, +avec un peu de faiblesse, avec le sourire du découragement.</p> + +<p>Quand il est nécessaire d'opposer le mérite de l'homme à quelques autres +mérites feints ou inutiles, par lesquels on prétend tout confondre et +tout avilir; il dit que le premier mérite est l'imperturbable droiture +de l'homme de bien, puisque c'est le plus certainement utile; on lui +répond qu'il est orgueilleux, et il rit. Il souffre les peines, il +pardonne les torts domestiques: on lui dit, que ne faites-vous de plus +grandes choses? il rit. Ces grandes choses lui sont confiées; il est +accusé par les amis d'un traître, et condamné par celui qu'on trahit: il +sourit, et s'en va. Les siens lui disent que c'est une injustice inouïe; +et il rit davantage.</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<h3><a name="SECOND_FRAGMENT" id="SECOND_FRAGMENT"></a>SECOND FRAGMENT.</h3> + +<p class="date">Sixième année.<br /> +</p> + +<p>Je ne suis pas surpris que la justesse des idées soit assez rare en +morale. Les anciens qui n'avaient pas l'expérience des siècles, ont +plusieurs fois songé à mettre la destinée du cœur de l'homme entre les +mains des sages. La politique moderne est plus profonde; elle a livré +l'unique science aux prédicateurs, et à cette foule que les imprimeurs +appellent hommes de lettres: mais elle protège solennellement l'art de +faire des fleurs en sucre, et l'invention des perruques d'une nouvelle +forme.</p> + +<p>Dès que l'on observe les peines d'une certaine classe d'hommes, et qu'on +commence à découvrir leurs causes, on reconnaît qu'une des choses les +plus nouvelles et les plus utiles que l'on pût faire, serait de les +prémunir contre des vérités qui les trompent, contre des vertus qui les +perdent. . . . . . . . . . . . .</p> + +<p>Le mépris de l'or est une chose absurde. Sans doute préférer l'or à son +devoir est un crime: mais ne sait-on pas que la raison prescrit de +préférer le devoir à la vie comme aux richesses. Si la vie n'en est pas +moins un bien en général, pourquoi l'or n'en serait-il pas aussi un. +Quelques hommes indépendants et isolés font très-bien de s'en passer: +mais tous ne sont pas dans ce cas; et ces déclamations si vaines, qui +ont un coté faux, nuisent beaucoup à la vertu. Vous avez rendu +contradictoires les principes de conduite: si la vertu n'est que +l'effort vers l'ordre, est-ce par tant de désordre et de confusion que +vous prétendez y amener les hommes? Pour moi qui estime encore plus dans +l'homme les qualités du cœur que celles de l'esprit, je pense néanmoins +que l'instituteur d'un peuple trouverait plus de ressources pour +contenir de mauvais cœurs, que pour concilier des esprits faux.</p> + +<p>Les chrétiens, et d'autres, ont soutenu que la continence perpétuelle +était une vertu; ils ne l'ont pas exigée des hommes, ils ne l'ont même +conseillée qu'à ceux qui prétendraient à la perfection. Quelque absolue +et quelque indiscrète que doive être une loi qui vient du ciel, elle n'a +pas osé davantage. Quand on demande aux hommes de ne pas aimer l'argent, +on ne saurait y mettre trop de modération et de justesse. L'abnégation +religieuse ou philosophique a pu conduire plusieurs individus à une +indifférence sincère pour les richesses et même pour toute propriété; +mais dans la vie ordinaire le désir de l'or est inévitable. Avec l'or, +dans quelque lieu habité que je paraisse, je fais un signe; ce signe +dit: Que l'on me prévienne, que l'on me nourrisse, que l'on m'habille, +que l'on me désennuie, que l'on me considère, que l'on serve moi et les +miens, que tout jouisse auprès de moi; si quelqu'un souffre qu'il le +déclare, ses peines sont finies! Et comme il a été dit, il est fait.</p> + +<p>Ceux qui méprisent l'or sont comme ceux qui méprisent la gloire, qui +méprisent les femmes, qui méprisent les talents, la valeur, le mérite. +Quand l'imbécillité de l'esprit, l'impuissance des organes, ou la +grossièreté de l'âme rendent incapable d'user d'un bien sans le +pervertir, on calomnie ce bien, ne voyant pas que c'est sa propre +bassesse que l'on accuse. Un homme crapuleux méprise les femmes, un +raisonneur épais blâme l'esprit, un sophiste moralise contre l'argent. +Sans doute les faibles esclaves de leurs passions, des sots ingénieux, +les bourgeois étonnés seront plus malheureux ou plus méchants quand ils +seront riches. Ces gens-là doivent avoir peu, parce que, posséder ou +abuser, c'est pour eux la même chose. Sans doute encore, celui qui +devient riche, et qui se met à vivre le plus qu'il peut en riche, ne +gagne pas, et quelquefois perd à changer de situation. Mais pourquoi +n'est-il pas mieux qu'auparavant, c'est qu'il n'est pas plus riche: plus +opulent, il est plus gêné et plus inquiet. Il a de grands revenus, et il +s'arrange si bien que le moindre incident les dérange, et qu'il accumule +des dettes jusqu'à sa ruine. Il est clair que cet homme est pauvre. +Centupler ses besoins; faire tout pour l'ostentation; avoir vingt +chevaux parce qu'un tel en a quinze, et si demain il en a vingt, en +avoir bien vite trente; c'est s'embarrasser dans les chaînes d'une +pénurie plus pénible et plus soucieuse que la première. Mais avoir une +maison commode et saine, un intérieur bien ordonné, de la propreté, une +certaine abondance, une élégance simple, s'arrêter là quant même la +fortune deviendrait quatre fois plus grande, employer le reste à tirer +un ami d'embarras, à parer d'avance aux événements funestes, à donner à +l'homme bon devenu malheureux ce qu'il a donné dans sa jeunesse à de +plus heureux que lui, à remplacer la vache de cette mère de famille qui +n'en avait qu'une, à envoyer du grain chez ce cultivateur dont le champ +vient d'être grêlé, à réparer le chemin où des chars<a name="FNanchor_28_28" id="FNanchor_28_28"></a><a href="#Footnote_28_28" class="fnanchor">[28]</a> sont versés, où +les chevaux se blessent; s'occuper selon ses facultés et ses goûts; +donner à ses enfants des connaissances, l'esprit d'ordre et des talents: +tout cela vaut bien la misère gauchement prônée par la fausse sagesse.</p> + +<p>Le mépris de l'or, inconsidérément recommandé dans l'âge qui ignore sa +valeur, a souvent ôté à des hommes supérieurs, l'un des plus grands +moyens, et peut-être le plus sûr de ne point vivre inutiles comme la +foule.</p> + +<p>Combien de jeunes personnes, dans le choix d'un maître, se piquent de +compter les biens pour rien; et se précipitent ainsi dans tous les +dégoûts d'un sort gêné et précaire, et dans l'ennui habituel qui seul +contient tant de maux........</p> + +<p>Un homme sensé, tranquille, et qui méprise un caractère folâtre, se +laisse séduire par quelque conformité dans les goûts; il abandonne au +vulgaire la gaieté, l'humeur riante, et même la vivacité, l'activité: +il prend une femme sérieuse, triste, que la première contrariété rend +mélancolique, que les chagrins aigrissent, qui avec l'âge devient +taciturne, impérieuse, austère et brusque; et qui s'attachant avec +humeur à se passer de tout, et se passant bientôt de tout par humeur et +pour en donner aux autres la leçon, rendra toute sa maison malheureuse.</p> + +<p>Ce n'était, pas dans un sens trivial qu'Epicure disait: Le sage choisit +pour ami un caractère gai et complaisant. Un philosophe de vingt ans +passe légèrement sur ce conseil; et c'est beaucoup s'il n'en est pas +révolté, car il a rejeté les préjugés communs; mais il en sentira +l'importance quand il aura quitté ceux de la sagesse.</p> + +<p>C'est peu de chose de n'être point comme le vulgaire des hommes; mais +c'est avoir fait un pas vers la sagesse, que de n'être plus comme le +vulgaire des sages.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXXVI" id="LETTRE_XXXVI"></a>LETTRE XXXVI.</h3> + +<p class="date">Lyon, 7 avril, VI.<br /> +</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p>Monts superbes, écroulement des neiges amoncelées, paix solitaire du +vallon dans la forêt, feuilles jaunies qu'emporte le ruisseau +silencieux! que seriez-vous à l'homme si vous ne lui parliez point des +autres hommes. La nature serait muette, s'ils n'étaient plus. Si je +restais seul sur la terre, que me feraient, et les sons de la nuit +austère, et le silence solennel des grandes vallées, et la lumière du +couchant dans un ciel rempli de mélancolie, sur les eaux calmes. La +nature sentie n'est que dans les rapports humains; et l'éloquence des +choses n'est rien que l'éloquence de l'homme. La terre féconde, les +cieux immenses, les eaux passagères ne sont qu'une expression des +rapports que nos cœurs produisent et contiennent.</p> + +<p>Convenance entière: amitié des anciens! Quand celui qui possédait +l'affection sans bornes, recevait des tablettes où il voyait les traits +de la main d'un ami, lui restait-il des yeux pour examiner alors les +beautés d'un site, ou les dimensions d'un glacier. Mais les relations de +la vie humaine sont multipliées; la perception de ces rapports est +incertaine, inquiète, pleine de froideurs et de dégoûts; l'amitié +antique est toujours loin de nos cœurs, ou de notre destinée. Les +liaisons restent incomplètes entre l'espoir et les précautions, entre +les délices que l'on attend et l'amertume qu'on éprouve. L'intimité +elle-même est entravée par les ennuis, ou affaiblie par le partage, ou +arrêtée par les circonstances. L'homme vieillit, et son cœur rebuté +vieillit avant lui. Si tout ce qu'il peut aimer est dans l'homme, tout +ce qu'il évite est aussi dans lui. Là où sont tant de convenances +sociales, là et par des conséquences d'une nécessité invincible, se +trouvent aussi toutes les discordances. Ainsi, celui qui craint plus +qu'il n'espère, reste un peu éloigné de l'homme. Les choses mortes sont +moins puissantes, mais elles sont plus à nous, elles sont ce que nous +les faisons. Elles contiennent moins ce que nous cherchons; mais nous +sommes plus assurés d'y trouver, à notre choix, les choses qu'elles +contiennent. Ce sont les biens de la médiocrité, bornés mais certains. +La passion cherche l'homme; quelquefois la raison se trouve réduite à le +quitter pour des choses moins bonnes et moins funestes. Ainsi s'est +formé un lieu puissant de l'homme à cet ami de l'homme pris hors de son +espèce, et qui lui convient tant, parce qu'il est moins que nous et +qu'il est plus que les choses insensibles. S'il fallait que l'homme prît +au hasard un ami, il lui vaudrait mieux le prendre dans l'espèce des +chiens que dans celle des hommes. Le dernier de ses semblables lui +donnerait moins de consolations et moins de paix que le dernier de ces +animaux.</p> + +<p>Et quand une famille est dans la solitude, non pas dans celle du désert, +mais dans celle de l'isolément ou de la misère: quand ces êtres +faibles, souffrants, qui ont tant de moyens d'être malheureux, et si peu +d'être satisfaits, qui n'ont que des instants pour jouir et qu'un jour +pour vivre; quand le père et sa femme, quand la mère et ses filles n'ont +point de condescendance, n'ont point d'union, qu'ils ne veulent pas +aimer les mêmes choses, qu'ils ne savent pas se soumettre aux mêmes +misères, et soutenir ensemble, à distances égales, la chaîne des +douleurs; quand par égoïsme ou par humeur, chacun refusant ses forces, +la laisse traîner pesamment sur le sol inégal, et creuser le long sillon +où germent avec une fécondité sinistre, les ronces qui les déchirent +tous: O hommes! qu'êtes-vous donc pour l'homme?</p> + +<p>Quand une attention, une parole de paix, de bienveillance, de pardon +généreux, sont reçues avec dédain, avec humeur, avec une indifférence +qui glace.... Nature universelle! tu l'as fait ainsi pour que la vertu +fût sublime, et que le cœur de l'homme devînt meilleur encore et plus +résigné sous le poids qui l'écrase.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXXVII" id="LETTRE_XXXVII"></a>LETTRE XXXVII.</h3> + +<p class="date">Lyon, 2 mai, VI.<br /> +</p> + +<p>J'ai des moments où je désespérerais de contenir l'inquiétude qui +m'agite: tout m'entraîne alors et m'enlève avec une force immodérée; et +de cette hauteur, je retombe avec épouvante, et je me perds dans l'abîme +qu'elle a creusé.</p> + +<p>Si j'étais absolument seul, ces moments-là seraient intolérables; mais +j'écris, et il semble que le soin de vous exprimer ce que j'éprouve soit +une distraction qui en adoucisse le sentiment. A qui m'ouvrirais-je +ainsi? quel autre supporterait le fatigant bavardage d'une manie sombre, +d'une sensibilité si vaine? C'est mon seul plaisir de vous conter ce que +je ne puis dire qu'à vous, ce que je ne voudrais dire à nul autre, ce +que d'autres ne voudraient pas entendre. Que m'importe le contenu de +mes lettres? plus elles sont longues et plus j'y mets de temps, plus +elles valent pour moi: et si je ne me trompe, l'épaisseur du paquet ne +vous a jamais rebuté. On parlerait ensemble pendant dix heures, pourquoi +ne s'écrirait-on pas pendant deux?</p> + +<p>Je ne veux point vous faire un reproche. Vous êtes moins long, moins +diffus que moi. Vos affaires vous fatiguent, vous écrivez avec moins de +plaisir même à ceux gué vous aimez. Vous me dites ce que vous avez à me +dire dans l'intimité: mais moi solitaire, moi rêveur au moins bizarre, +je n'ai rien à dire, et j'en suis d'autant plus long. Tout ce qui me +passe par la tête, tout ce que je dirais en jasant, je l'écris si +l'occasion se présente: mais tout ce que je pense, tout ce que je sens, +je vous l'écris nécessairement; c'est un besoin pour moi. Quand je +cesserai, dites que je ne sens plus rien, que mon âme s'éteint, que je +suis devenu tranquille et raisonnable, que je passe enfin mes jours à +manger, dormir, jouer aux cartes. Je serais plus heureux!</p> + +<p>Je voudrais avoir un métier; il animerait mes bras, et endormirait ma +tête. Un talent ne vaudrait pas cela: cependant si je savais peindre, je +crois que je serais moins inquiet. J'ai été longtemps dans la stupeur; +je regrette de m'être éveillé. J'étais dans un abattement plus +tranquille que l'abattement actuel.</p> + +<p>De tous les moments rapides et incertains où j'ai cru dans ma simplicité +qu'on était sur la terre pour y vivre, aucun ne s'est embelli d'une +erreur aussi durable, aucun ne m'a laissé de si profonds souvenirs que +ces vingt jours d'oubli et d'espérance, où vers l'équinoxe de Mars, +devant les rochers, près du torrent, entre la jacinthe heureuse et la +simple violette, j'allai m'imaginer qu'il me serait donné d'aimer.</p> + +<p>Je touchai ce que je ne devais jamais saisir. Sans goûts, sans +espérance, j'aurais pu végéter ennuyé mais tranquille: je pressentais +l'énergie humaine, mais dans ma vie ténébreuse, je supportais mon +sommeil. Quelle force sinistre m'a ouvert le monde pour m'ôter les +consolations du néant?</p> + +<p>Entraîné dans une activité expansive; avide de tout aimer, de tout +soutenir, de tout consoler; toujours combattu entre le besoin de voir +changer tant de choses funestes, et cette conviction qu'elles ne seront +point changées; je reste fatigué des maux de la vie, et plus indigné de +la perfide séduction de ses plaisirs, l'œil toujours arrêté sur +l'immense amas des haines, des iniquités, des opprobres et des misères +de la terre égarée.</p> + +<p>Et moi! voici ma vingt-septième année: les beaux jours sont passés, je +ne les ai pas même vus. Malheureux, dans l'âge du bonheur, +qu'attendrai-je des autres âges? J'ai passé dans le vide et les ennuis +la saison heureuse de la confiance et de l'espoir. Partout comprimé, +souffrant, le cœur vide et navré, j'ai atteint, jeune encore, les +regrets de la vieillesse. Dans l'habitude de voir toutes les fleurs de +la vie se flétrir sous mes pas stériles, je suis comme ces vieillards +que tout a fui: mais plus malheureux qu'eux, j'ai tout perdu longtemps +avant de finir moi-même. Avec une âme avide, je ne puis reposer dans ce +silence de mort.</p> + +<p>Souvenir des ans dès longtemps passés, des choses à jamais effacées, des +lieux qu'on, ne reverra pas, des hommes qui ont changé! Sentiment de la +vie perdue!</p> + +<p>Quels lieux furent jamais pour moi ce qu'ils sont pour les autres +hommes? quels temps furent tolérables, et sous quel ciel ai-je trouvé le +repos du cœur? J'ai vu le remuement des villes, et le vide des +campagnes, et l'austérité des monts; j'ai vu la grossièreté de +l'ignorance, et le tourment des arts; j'ai vu les vertus inutiles, les +succès indifférents et tous les biens perdus dans tous les maux; l'homme +et le sort, toujours inégaux, se trompant sans cesse, et dans la lutte +effrénée de toutes les passions, l'odieux vainqueur recevoir pour prix +de son triomphe le plus pesant chaînon des maux qu'il a su faire.</p> + +<p>Si l'homme était conformé pour le malheur, je le plaindrais bien moins; +et considérant sa durée passagère, je mépriserais pour lui comme pour +moi le tourment d'un jour. Mais tous les biens l'environnent, mais +toutes ses facultés lui commandent de jouir, mais tout lui dit, sois +heureux: et l'homme a dit, le bonheur sera pour la brute; l'art, la +science, la gloire, la grandeur seront pour moi. Sa mortalité, ses +douleurs, ses crimes eux-mêmes ne sont que la plus faible moitié de sa +misère. Je déplore ses pertes; l'indifférence, l'union, la possession +tranquille. Je déplore cent années que mille millions d'êtres sensibles +épuisent dans les sollicitudes et la contrainte, au milieu de ce qui +ferait la sécurité, la liberté, la joie; et vivant d'amertume sur une +terre voluptueuse, parce qu'ils ont voulu des biens imaginaires, et des +biens exclusifs.</p> + +<p>Cependant tout cela est peu de chose; car je ne le voyais point il y a +un demi-siècle, et dans un demi-siècle je ne le verrai point.</p> + +<p>Je me disais: s'il n'appartient pas à ma destinée inféconde de ramener à +des mœurs primordiales une contrée circonscrite et isolée: si je dois +m'efforcer d'oublier le monde, et me croire assez heureux d'obtenir pour +moi des jours tolérables sur cette terre séduite; je ne demande alors +qu'un bien, qu'une ombre dans ce songe vain dont je ne veux plus +m'éveiller. Il reste sur la terre telle qu'elle est, une illusion qui +peut encore m'abuser: elle est la seule; j'aurais la sagesse d'en être +trompé; le reste n'en vaut pas l'effort. Voilà ce que je me disais +alors: mais le hasard seul pouvait m'en permettre l'inestimable erreur. +Le hasard est lent et incertain; la vie rapide, irrévocable: son +printemps passe; et ce besoin trompé, en achevant de perdre ma vie, doit +enfin aliéner mon cœur et altérer ma nature. Quelquefois déjà je sens +que je m'aigris; je m'indigne, mes affections se resserrent; +l'impatience rendra ma volonté farouche; et une sorte de mépris me porte +à des desseins grands mais austères. Cependant cette amertume ne dure +point dans toute sa force; et je m'abandonne ensuite, comme si je +sentais que les hommes distraits, et les choses incertaines, et ma vie +si courte ne méritent pas l'inquiétude d'un jour, et qu'un réveil sévère +est inutile quand on doit sitôt s'endormir pour jamais.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXXVIII" id="LETTRE_XXXVIII"></a>LETTRE XXXVIII.</h3> + +<p class="date">Lyon, 8 mai, VI.<br /> +</p> + +<p>J'ai été jusqu'à Blammont, chez le chirurgien qui a remis si adroitement +le bras de cet officier tombé de cheval en revenant de Chessel.</p> + +<p>Vous n'avez pas oublié comment, lorsque nous entrâmes chez lui, à cette +occasion, il y a plus de douze ans, il se hâta d'aller cueillir dans son +jardin les plus beaux abricots; et comment, en revenant les mains +pleines, ce vieillard, déjà infirme, heurta du pied le pas de la porte, +ce qui fit tomber à terre presque tout le fruit qu'il tenait. Sa fille +lui dit brusquement: voilà comme vous faites toujours; vous voulez vous +mêler de tout, et c'est pour tout gâter; ne pouvez-vous pas rester sur +votre chaise? c'est bien présentable à présent. Nous avions le cœur +navré; car il souffrait et ne répondait rien. Le malheureux! il est +plus malheureux encore. Il est paralytique; il est couché dans un +véritable lit de douleurs, il n'a auprès de lui que cette misérable qui +est sa fille. Depuis plusieurs mois il ne parle plus, mais le bras droit +n'est pas encore attaqué, il s'en sert pour faire des signes. Il en fit +que j'eus le chagrin de ne pouvoir expliquer: il voulait dire à sa fille +de m'offrir quelque chose. Elle ne l'entendit pas, et cela arrive +très-souvent. Lorsqu'il lui survint quelques affaires au-dehors, j'en +profitai pour que son malheureux père sût du moins que ses maux étaient +sentis, car il a encore une oreille assez bonne. Il me fit comprendre +que cette fille, regardant sa fin comme très-prochaine, se refusait à +tout ce qui pourrait diminuer de quelques sous l'héritage assez +considérable qu'il lui laisse: mais que quoiqu'il en eût eu bien des +chagrins, il lui pardonnait tout, afin de ne pas cesser d'aimer, à son +dernier moment, le seul être qui lui restât à aimer. Un vieillard voir +ainsi expirer sa vie! un père finir avec tant d'amertume dans sa propre +maison! Et nos lois ne peuvent rien!</p> + +<p>Il faut qu'un tel abîme de misères touche aux perceptions de +l'immortalité. S'il était possible que dans un âge de raison, j'eusse +manqué essentiellement à mon père, je serais malheureux toute la vie, +parce qu'il n'est plus, et que ma faute serait aussi irréparable que +monstrueuse. On pourrait dire, il est vrai, qu'un mal fait à celui qui +ne le sent plus, qui n'existe plus, est actuellement chimérique en +quelque sorte et indifférent, comme le sont les choses tout-à-fait +passées. Je ne saurais le nier; et cependant j'en serais inconsolable. +La raison de ce sentiment est bien difficile à trouver; car s'il n'était +autre que le sentiment d'une chute avilissante dont on a perdu +l'occasion de se relever avec une noblesse qui puisse consoler +intérieurement, on trouverait ce même dédommagement dans la vérité de +l'intention. Lorsqu'il ne s'agit que de notre propre estime, le désir +d'une chose louable doit nous satisfaire comme son exécution. Celle-ci +ne diffère du désir que par ses suites, et il n'en peut être aucune +pour l'offensé qui ne vit plus. L'on voit pourtant le sentiment de cette +injustice dont les effets ne subsistent plus, nous accabler encore, nous +avilir, nous déchirer comme si elle devait avoir des résultats éternels. +On dirait que l'offensé n'est qu'absent, et que nous devons retrouver +les rapports que nous avions avec lui, mais dans un état de permanence +que ne permettra plus de rien changer, de rien réparer, et où le mal +sera perpétuel malgré nos remords.</p> + +<p>L'esprit humain trouve toujours à se perdre dans cette liaison des +choses effectuées avec leurs conséquences inconnues. Il pourrait +imaginer que ces conceptions d'un ordre futur et d'une suite sans borne +aux choses présentes, n'ont d'autres fondements que la possibilité de +leurs suppositions, et qu'elles doivent être comptées parmi les moyens +qui retiennent l'homme dans la diversité, dans les oppositions et dans +la perpétuelle incertitude, où le plonge la perception incomplète des +propriétés et de l'enchaînement des choses.</p> + +<p>Puisque ma lettre n'est pas fermée, il faut que je vous cite Montaigne. +Je viens de rencontrer par hasard un passage si analogue à l'idée dont +j'étais occupé, que j'en ai été frappé et satisfait. Il y a dans cette +conformité des pensées, un principe de joie secrète: c'est elle qui rend +l'homme nécessaire à l'homme, parce qu'elle rend nos idées fécondes, +parce qu'elle donne de l'assurance à notre imagination et confirme en +nous l'opinion de ce que nous sommes.</p> + +<p>On ne trouve point dans Montaigne ce que l'on cherche, on rencontre ce +qui s'y trouve. Il faut l'ouvrir au hasard et c'est rendre une sorte +d'hommage à sa manière. Elle est très-indépendante sans être burlesque, +ou affectée; et je ne suis pas surpris qu'un anglais ait mis les +<i>Essais</i> au-dessus de tout. On a reproché à Montaigne deux choses qui le +font admirable, et dont je n'ai nul besoin de le disculper entre nous.</p> + +<p>C'est au chapitre huitième du livre second qu'il dit: «Comme je scay, +par une trop certaine expérience, il n'est aucune si douce consolation +en la perte de nos amis, que celle que nous apporte la science de +n'avoir rien oublié à leur dire, et d'avoir eu avec eux une parfaite et +entière communication.»</p> + +<p>Cette entière communication avec l'être moral semblable à nous et mis +auprès de nous dans des rapports respectés, semble une partie +essentielle du rôle qui nous est départi pour l'emploi de notre durée. +Nous sommes mécontents de nous quand l'acte étant fini, nous avons perdu +sans retour le mérite de l'exécution dans la scène qui nous était +confiée.</p> + +<p>Ceci prouve, me direz-vous peut-être, que nous pressentons une autre +durée. Je vous l'accorde; et nous conviendrons aussi que le chien, qui +ne veut plus alimenter sa vie parce que son maître a perdu la sienne, et +qui s'élance dans le bûcher embrasé où l'on consume son corps, veut +mourir avec lui, parce qu'il croit fermement le dogme de l'immortalité, +et qu'il a la certitude consolante de le rejoindre dans un autre monde.</p> + +<p>Je n'aime pas à rire de ce qu'on veut mettre à la place du désespoir, et +cependant j'allais plaisanter si je ne m'étais retenu. La confiance +dont l'homme se nourrit dans les opinions qu'il aime, et où il ne peut +rien voir, est respectable, puisqu'elle diminue quelquefois l'amertume +de ses misères; mais il y a quelque chose de comique dans cette +inviolabilité religieuse dont il prétend l'environner. Il n'appellerait +pas sacrilège celui qui assurerait qu'un fils peut sans crime égorger +son père; il le conduirait à la maison des fous, et ne se fâcherait pas: +mais il devient furieux si on ose lui dire que peut être il mourra comme +un chêne ou un renard, tant il a peur de le croire. Ne saurait-il +s'apercevoir qu'il prouve sa propre incertitude. Sa foi est aussi fausse +que celle de certains dévots qui crieraient à l'impiété si l'on doutait +qu'un poulet mangé, le vendredi, pût nous plonger dans l'enfer, et qui +pourtant en mangent en secret; tant il y a de proportion entre la +terreur d'un supplice éternel, et le plaisir de manger deux bouchées de +viande sans attendre le dimanche.</p> + +<p>Que ne prend-on le parti de laisser à la libre fantaisie de chacun les +choses dont on peut rire, et même les espérances que tous ne peuvent +également recevoir. La morale gagnerait beaucoup à abandonner la force +d'un fanatisme éphémère, pour s'appuyer avec majesté sur l'inviolable +évidence. Si vous voulez des principes qui parlent au cœur, rappelez +ceux qui sont dans le cœur de tout homme bien organisé.</p> + +<p>Dites: sur une terre de plaisirs, et de tristesse; la destination de +l'homme est d'accroître le sentiment de la joie, de féconder l'énergie +expansive; et de combattre, dans tout ce qui sent, le principe de +l'avilissement et des douleurs.......</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<h3><a name="TROISIEME_FRAGMENT" id="TROISIEME_FRAGMENT"></a>TROISIÈME FRAGMENT.</h3> + +<h4><i>De l'expression romantique, et du RANZ DES VACHES</i>.</h4> + +<p>. . . Le romanesque séduit les imaginations vives et fleuries; le +romantique suffit seul aux âmes profondes, à la véritable sensibilité. +La nature est pleine d'effets romantiques dans les pays simples: une +longue culture les détruit dans les terres vieillies, surtout dans les +plaines dont l'homme s'assujettit facilement toutes les parties.</p> + +<p>Les effets romantiques sont les accents d'une langue primitive que les +hommes ne connaissent pas tous, et qui devient étrangère à plusieurs +contrées. On cesse bientôt de les entendre, quand on ne vit plus avec +eux; et cependant cette harmonie romantique est la seule qui conserve à +nos cœurs les couleurs de la jeunesse et la fraîcheur de la vie. +L'homme de la société ne sent plus ces effets trop éloignés de ses +habitudes: il finit par dire, Que m'importe? Il est comme ces +tempéraments fatigués du feu desséchant d'un poison lent et habituel; il +se trouve vieilli dans l'âge de la force, et les ressorts de la vie sont +relâchés en lui, quoiqu'il garde l'extérieur d'un homme.</p> + +<p>Mais vous, que le vulgaire croit semblables à lui, parce que vous vivez +avec simplicité, parce que vous avez du génie sans avoir les prétentions +de l'esprit, ou simplement parce qu'il vous voit vivre, et que, comme +lui, vous mangez et vous dormez; hommes primitifs, jetez ça et là dans +le siècle vain, pour conserver la trace des choses naturelles, vous vous +reconnaissez, vous vous entendez dans une langue que la foule ne sait +point, quand le soleil d'octobre paraît dans les brouillards sur les +bois jaunis; quand un filet d'eau coule et tombe dans un pré fermé +d'arbres, au coucher de la lune; quand sous le ciel d'été, dans un jour +sans nuages, une voix de femme chante à quatre heures, un peu au loin, +au milieu des murs et des toits d'une grande ville.</p> + +<p>Imaginez une plaine d'une eau limpide et blanche. Elle est vaste, mais +circonscrite; sa forme oblongue et un peu circulaire, se prolonge vers +le couchant d'hiver. Des sommets élevés, des chaînes majestueuses la +ferment de trois côtés. Vous êtes assis sur la pente de la montagne, +au-dessus de la grève du nord, que les flots quittent et recouvrent. Des +rochers perpendiculaires sont derrière vous; ils montent jusqu'à la +région des nues: le triste vent du pôle n'a jamais soufflé sur cette +rive heureuse. A votre gauche, les montagnes s'ouvrent, une vallée +tranquille s'étend dans leurs profondeurs, un torrent descend des cimes +neigeuses qui la ferment: et quand le soleil du matin paraît entre leurs +dents glacées, sur les brouillards, quand des voix de la montagne +indiquent les chalets, au-dessus des prés encore dans l'ombre; c'est le +réveil d'une terre primitive, c'est un monument de nos destinées +méconnues!</p> + +<p>Voici les premiers moments nocturnes; l'heure du repos et de la +tristesse sublime. La vallée est fumeuse, elle commence à s'obscurcir. +Vers le midi, le lac est dans la nuit: les immenses rochers qui le +ferment, sont une zone ténébreuse sous le dôme glacé qui les surmonte, +et qui semble retenir dans ses frimas la lumière du jour. Ses derniers +feux jaunissent les nombreux châtaigniers sur les rocs sauvages; ils +passent en longs traits sous les hautes flèches du sapin alpestre; ils +brunissent les monts; ils allument les neiges; ils embrasent les airs; +et l'eau sans vagues, brillante de lumière et confondue avec les cieux, +est devenue infinie comme eux, et plus pure encore, plus éthérée, plus +belle. Son calme étonne, sa limpidité trompe, la splendeur aérienne +qu'elle répète semble creuser ses profondeurs; et sous ses monts séparés +du globe et comme suspendus dans les airs, vous trouvez à vos pieds le +vide des cieux et l'immensité du monde. Il y a là un temps de prestige +et d'oubli. L'on ne sait plus où est le ciel, où sont les monts, ni sur +quoi l'on est porté soi-même; on ne trouve plus de niveau, il n'y a +plus d'horizon; les idées sont changées, les sensations inconnues, vous +êtes sortis de la vie commune. Et lorsque l'ombre a couvert cette vallée +d'eau; lorsque l'œil ne discerne plus ni les objets, ni les distances; +lorsque le vent du soir a soulevé les ondes: alors, vers le couchant, +l'extrémité du lac reste seule éclairée d'une pâle lueur, mais tout ce +que les monts entourent n'est qu'un gouffre indiscernable; et au milieu +des ténèbres et du silence, vous entendez à mille pieds sous vous, +s'agiter ces vagues toujours répétées, qui passent et ne cessent point, +qui frémissent sur la grève à intervalles égaux, qui s'engouffrent dans +les roches, qui se brisent sur la rive, et dont les bruits romantiques +semblent résonner d'un long murmure dans l'abîme invisible.</p> + +<p>C'est dans les sons que la nature a placé la plus forte expression du +caractère romantique: et c'est surtout au sens de l'ouïe que l'on peut +rendre sensibles, en peu de traits et d'une manière énergique, les lieux +et les choses extraordinaires. Les odeurs occasionnent des perceptions +rapides et immenses, mais vagues: celles de la vue semblent intéresser +davantage l'esprit que le cœur: on admire ce qu'on voit, mais on sent ce +qu'on entend<a name="FNanchor_29_29" id="FNanchor_29_29"></a><a href="#Footnote_29_29" class="fnanchor">[29]</a>. La voix d'une femme aimée sera plus belle encore que +ses traits; les sons que rendent des lieux sublimes feront une +impression plus profonde et plus durable que leurs formes. Je n'ai point +vu de tableau des Alpes qui me les rendît présentes, comme le peut faire +un air vraiment alpestre.</p> + +<p>Le <i>Ranz des vaches</i> ne rappelle pas seulement des souvenirs, il peint. +Je sais que Rousseau a dit le contraire, mais je crois qu'il s'est +trompé. Cet effet n'est point imaginaire: il est arrivé que deux +personnes parcourant séparément les planches de <i>tableaux pittoresques +de la Suisse</i>, on dit toutes deux à la vue du Grimsel: voilà où il faut +entendre le ranz des vaches. S'il est exprimé d'une manière plus juste +que savante, si celui qui le joue le sent bien; les premiers sons vous +placent dans les hautes vallées, près des rocs nus et d'un gris +roussâtre, sous le ciel froid, sous le soleil ardent. On est sur la +croupe des sommets arrondis et couverts de pâturages. On se pénètre de +la lenteur des choses, et de la grandeur des lieux: on y trouve la +marche tranquille des vaches, et le mouvement mesuré de leurs grosses +cloches, près des nuages, dans l'étendue doucement inclinée depuis la +crête des granits inébranlables jusqu'aux granits ruinés des ravins +neigeux. Les vents frémissent d'une manière austère dans les mélèzes +éloignés: on discerne le roulement du torrent caché dans les précipices +qu'il s'est creusé durant de longs siècles. A ces bruits solitaires dans +l'espace, succèdent les accents hâtés et pesants des Küheren<a name="FNanchor_30_30" id="FNanchor_30_30"></a><a href="#Footnote_30_30" class="fnanchor">[30]</a>, +expression nomade d'un plaisir sans gaîté, d'une joie des montagnes. +Les chants cessent; l'homme s'éloigne; les cloches ont passé les +mélèzes: on n'entend plus que le choc des cailloux roulants, et la chute +interrompue des marbres que le torrent pousse vers les vallées. Le vent +apporte ou recule ces sons alpestres; et quand il les perd, tout paraît +froid, immobile et mort. C'est le domaine de l'homme qui n'a pas +d'empressement: il sort du toit, bas et large, que de lourdes pierres +assurent contre les tempêtes: si le soleil est brûlant, si le vent est +fort, si le tonnerre roule sous ses pieds, il ne le sait pas. Il marche +du côté où les vaches doivent être, elles y sont; il les appelle, elles +se rassemblent, elles s'approchent successivement; et il retourne avec +la même lenteur, chargé de ce lait destiné aux plaines qu'il ne +connaîtra pas. Les vaches s'arrêtent, elles ruminent; il n'y a plus de +mouvement visible, il n'y a plus d'hommes. L'air est froid, le vent a +cessé avec la lumière du soir; il ne reste que la lueur des neiges +antiques, et la chute des eaux dont le bruissement sauvage, en s'élevant +des abîmes, semble ajouter à la permanence silencieuse des hautes cimes, +et des glaciers, et de la nuit.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XXXIX" id="LETTRE_XXXIX"></a>LETTRE XXXIX.</h3> + +<p class="date">Lyon, 11 mai, VI.<br /> +</p> + +<p>Ce que peut avoir de séduisant la multitude de rapports qui lient chaque +individu à ceux de son espèce et à l'univers; cette attente expansive +que donne à un cœur jeune tout un monde à expérimenter; ce dehors +inconnu et fantastique, ce prestige est décoloré, fugitif, évanoui. Ce +monde terrestre offert à l'action de mon être est devenu aride et nu: +j'y cherchais la vie de l'âme, il ne la contient pas.</p> + +<p>J'ai vu la vallée doucement éclairée dans l'ombre, sous le voile humide, +charme vaporeux du matin; elle était belle. Je l'ai vue changer et se +flétrir: l'astre qui consume a passé sur elle; il l'a embrasée, il l'a +fatiguée de lumière; il l'a laissée sèche, vieillie et d'une stérilité +pénible à voir. Ainsi s'est levé lentement, ainsi s'est dissipé le voile +heureux de nos jours. Il n'y a plus de ces demi-ténèbres, de ces +espaces cachés qui plaisent tant à pénétrer. Il n'y a plus de clartés +douteuses où se puissent reposer mes yeux. Tout est aride et fatigant, +comme le sable qui brûle sous le ciel de Zaara: et toutes les choses de +la vie dépouillées de ce revêtement, présentent, dans une vérité +rebutante, le savant et triste mécanisme de leur squelette découvert. +Leurs mouvements continus, nécessaires, irrésistibles m'entraînent sans +m'intéresser, et m'agitent sans me faire vivre.</p> + +<p>Voilà plusieurs années que le mal menace, se prépare, se décide, se +fixe. Si le malheur du moins ne vient rompre cet uniforme ennui, il +faudra que tout cela finisse.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XL" id="LETTRE_XL"></a>LETTRE XL.</h3> + +<p class="date">Lyon, 14 mai, VI.<br /> +</p> + +<p>J'étais près de la Saône, derrière le long mur où nous marchions +autrefois ensemble, lorsque nous parlions de Tinian au sortir de +l'enfance, que nous aspirions au bonheur, que nous avions l'intention de +vivre. Je considérais cette rivière qui coulait de même qu'alors; et ce +ciel d'automne aussi tranquille, aussi beau que dans ces temps-là dont +il ne subsiste plus rien. Une voiture venait: je me retirai +insensiblement; et je continuai à marcher les yeux occupés des feuilles +jaunies que le vent promenait sur l'herbe sèche, et dans la poussière du +chemin. La voiture s'arrêta, M.<sup>me</sup> Del** était seule avec sa fille, +âgée de six ans. Je montai et j'allai jusqu'à sa campagne, où je ne +voulus pas entrer. Vous savez que M.<sup>me</sup> Del** n'a pas vingt-cinq ans, +et qu'elle est bien changée: mais elle parle avec la même grâce simple +et parfaite; ses yeux ont une expression plus douloureuse et non moins +belle. Nous n'avons rien dit de son mari: vous vous rappelez qu'il n'a +guères que trente ans de plus qu'elle, et que c'est une sorte de +financier fort instruit quand il s'agit de l'or, mais nul dans tout le +reste. Femme infortunée! Voilà une vie perdue: et le sort semblait la +lui promettre si heureuse! Que lui manquait-il pour mériter le bonheur, +et pour faire le bonheur d'un autre! Quel esprit! quelle âme! quelle +pureté d'intentions! Tout cela est inutile. Il y a bientôt cinq ans que +je ne l'avais vue. Elle renvoyait sa voiture à la ville: je me fis +descendre auprès de l'endroit où elle m'avait rencontré; j'y restai fort +tard.</p> + +<p>Comme j'allais rentrer, un homme âgé, faible, et qui paraissait abattu +par la misère, s'approcha de moi en me regardant beaucoup: il me nomma, +et me demanda quelques secours. Je ne sus pas le reconnaître pour le +moment; mais ensuite je fus accablé en me rappelant que ce ne pouvait +être que ce professeur de <i>troisième</i>, si laborieux et si bon. Je me +suis informé ce matin: mais je ne sais si je pourrai découvrir le triste +grenier où sans doute il passe ses derniers jours. L'infortuné aura cru +que je ne voulais pas le reconnaître. Si je le trouve, il faut qu'il ait +une chambre et quelques livres qui lui rendent ses habitudes; car il me +semble qu'il y voit encore bien. Je ne sais ce que je dois lui promettre +de votre part, marquez-le moi: comme il ne s'agit pas d'un moment, mais +du reste de sa vie, je ne ferai rien sans avoir vos intentions.</p> + +<p>J'avais passé plus d'une heure je crois, à hésiter de quel côté j'irais +pour marcher un peu. Quoique cet endroit fût plus loin de ma demeure, +j'y fus comme entraîné: apparemment c'était par le besoin d'une +tristesse qui pût convenir à celle dont j'étais déjà rempli.</p> + +<p>J'aurais volontiers affirmé que je ne la reverrais jamais. C'était une +chose comme résolue, et cependant..... Son idée, quoiqu'affaiblie par le +découragement, par le temps, par l'affaiblissement même de ma confiance +à un genre d'affections trop trompées et trop inutiles, son idée se +trouvait comme liée aux sentiments de mon existence et de ma durée au +milieu des choses. Je la voyais en moi, mais comme le souvenir +ineffaçable d'un songe passé, comme ces idées de bonheur dont on garde +l'empreinte, et qui ne sont plus de mon âge.</p> + +<p>Car je suis un homme fait: les dégoûts m'ont mûri: grâce à ma destinée, +je n'ai d'autre maître que ce peu de raison qu'on reçoit d'en haut, sans +savoir pourquoi. Je ne suis point sous le joug des passions; les désirs +ne m'égarent point; la volupté ne me corrompra pas. J'ai laissé là +toutes ces futilités des âmes fortes: je n'aurai point le ridicule de +jouir des choses romanesques dont on doit revenir, ni d'être dupe d'un +beau sentiment. Je me sens en état de voir avec indifférence un site +heureux, un beau ciel, une action vertueuse, une scène touchante; et si +j'y mettais assez d'importance, je pourrais, comme l'homme du meilleur +ton, bâiller toujours en souriant toujours, m'amuser consumé de +chagrins, et mourir d'ennui avec beaucoup de calme et de dignité.</p> + +<p>Dans le premier moment, j'ai été surpris de <i>la</i> voir, et maintenant je +le suis encore, parce que je ne vois pas à quoi cela peut mener. Mais +quelle nécessité y a-t-il que cela mène à quelque chose? que d'incidents +isolés dans le cours du monde, ou qui n'ont pas de résultats que nous +puissions connaître! Je ne parviens pas à me défaire de cette sorte +d'instinct qui cherche une suite et des conséquences à chaque chose, +surtout à celles que le hasard amène. Je veux toujours y voir, et +l'effet d'une intention, et un moyen de la nécessité. Je m'amuse de ce +singulier penchant: il nous a fourni plus d'une occasion de rire +ensemble; et, dans ce moment-ci, je ne le trouve point du tout +incommode.</p> + +<p>Il est certain que si j'avais su la rencontrer, je n'aurais pas été de +ce côté: je crois pourtant que j'aurais eu tort. Un rêveur doit tout +voir; et un rêveur n'a malheureusement pas grand chose à craindre. +Faudrait-il d'ailleurs éviter tout ce qui tient à la vie de l'âme, et +tout ce qui l'avertit de ses pertes? le pourrait-on? Une odeur, un son, +un trait de lumière me diront de même qu'il y a autre chose dans la +nature humaine que digérer et m'assoupir. Un mouvement de joie dans le +cœur du malheureux, ou le soupir de celui qui jouit, tout m'avertira de +cette mystérieuse combinaison dont l'intelligence entretient et change +sans cesse la suite infinie, et dont les corps ne sont que les matériaux +qu'une idée éternelle arrange comme les figures d'une chose invisible, +qu'elle roule comme des dés, qu'elle calcule comme des nombres.</p> + +<p>Revenu sur le bord de la Saône, je me disais après l'avoir quittée: +l'œil est incompréhensible! Non-seulement il reçoit pour ainsi dire +l'infini, mais il semble le reproduire. Il voit tout un monde; et ce +qu'il rend, ce qu'il peut, ce qu'il exprime est plus vaste encore. Une +grâce qui entraîne tout, une éloquence douce et profonde, une expression +plus étendue que les choses exprimées, l'harmonie qui fait le lien +universel, tout cela est dans l'œil d'une femme. Tout cela, et plus +encore, est dans la voix illimitée de celle qui sent. Lorsqu'elle parle, +elle tire de l'oubli les affections et les idées, elle éveille l'âme de +sa léthargie, elle l'entraîne et la conduit dans tout le domaine de sa +vie morale. Lorsqu'elle chante, il semble qu'elle agite les choses, +qu'elle les déplace, qu'elle les forme, et qu'elle crée des sentiments +nouveaux. La vie naturelle n'est plus la vie ordinaire: tout est +romantique, animé, enivrant. Là, assise en repos, ou occupée d'autre +chose, elle nous emporte, elle nous précipite avec elle dans le monde +immense; et notre vie s'agrandit de ce mouvement sublime et calme. +Combien, alors, paraissent froids ces hommes qui se remuent tant pour de +si petites choses; dans quel néant ils nous retiennent, et qu'il est +fatigant de vivre parmi des êtres turbulents et muets!</p> + +<p>Mais quand tous les efforts, tous les talents, tous les succès, et tous +les dons du hasard ont formé un visage admirable, un corps parlait, une +manière fine, une âme grande, un cœur délicat, un esprit étendu; il ne +faut qu'un jour pour que l'ennui et le découragement commencent à tout +anéantir dans le vide d'un cloître, dans les dégoûts d'un mariage +trompeur, dans la nullité d'une vie fastidieuse.</p> + +<p>Je veux continuer à la voir. Elle n'attend plus rien; nous serons bien +ensemble. Elle ne sera pas surprise que je sois consumé d'ennui, et je +n'ai point à craindre d'ajouter au sien. Notre situation est fixe, et +tellement, que je ne changerai pas la mienne en allant chez elle dès +qu'elle aura quitté la campagne.</p> + +<p>Je me figure déjà avec quelle grâce riante et fatiguée, elle reçoit une +société qui l'excède; et avec quelle impatience elle attend le lendemain +des jours de plaisir.</p> + +<p>Je vois tous les jours à-peu-près les mêmes ennuis. Les concerts, les +soirs, tous ces passe-temps sont le travail des prétendus heureux: il +leur est à charge, comme celui de la vigne l'est à l'homme de journée; +et davantage, car il ne porte pas avec lui sa consolation, il ne produit +rien.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XLI" id="LETTRE_XLI"></a>LETTRE XLI.</h3> + +<p class="date">Lyon, 18 mai, VI.<br /> +</p> + +<p>L'on dirait que le sort s'attache à ramener l'homme sous la chaîne qu'il +a voulu secouer malgré le sort. Que m'a-t-il servi de tout quitter pour +chercher une vie plus libre? Si j'ai vu des choses selon ma nature, ce +ne fut qu'en passant, sans en jouir, et comme pour redoubler en moi +l'impatience de les posséder.</p> + +<p>Je ne suis point l'esclave des passions, je suis plus malheureux, leur +vanité ne me trompera point; mais enfin ne faut-il pas que la vie soit +remplie par quelque chose? Quand l'existence est vide, peut-elle +satisfaire? Si la vie du cœur n'est qu'un néant agité, ne vaut-il pas +mieux la laisser pour un néant plus tranquille? Il me semble que +l'intelligence cherche un résultat: je voudrais que l'on me dît quel est +celui de ma vie. Je veux quelque chose qui voile et entraîne mes +heures; car je ne saurais toujours les sentir rouler si pesamment sur +moi, seules et lentes, sans désirs, sans illusions, sans but. Si je ne +puis connaître de la vie que ses misères, est-ce un bien de l'avoir +reçue? est-ce une sagesse de la conserver?</p> + +<p>Vous ne pensez pas que trop faible contre les maux de l'humanité, je +n'ose même en soutenir la crainte: vous me connaissez mieux. Ce n'est +point dans le malheur que je songerais à rejeter la vie: la résistance +éveille l'âme et lui donne une attitude plus fière; l'on se retrouve +enfin, quand il faut lutter contre de grandes douleurs; on peut se +plaire dans son énergie, on a du moins quelque chose à faire. Mais ce +sont les embarras, les ennuis, les contraintes, l'insipidité de la vie +qui me fatiguent et me rebutent. L'homme passionné peut se résoudre à +souffrir, puisqu'il prétend jouir un jour; mais quelle considération +peut soutenir l'homme qui n'attend rien. Je suis las de mener une vie si +vaine. Il est vrai que je pourrais prendre patience encore; mais ma vie +passe sans que je fasse rien d'utile, et sans que je jouisse, sans +espoir, comme sans paix. Pensez-vous qu'avec une âme indomptable, tout +cela puisse durer de longues années?</p> + +<p>Je croirais qu'il y a aussi une raison des choses physiques; et que la +nécessité elle-même a une marche suivie, une sorte de fin que +l'intelligence peut pressentir. Je me demande quelquefois où me conduira +cette contrainte qui m'enchaîne à l'ennui, cette apathie d'où je ne puis +jamais sortir; cet ordre de choses nul et insipide dont je ne saurais me +débarrasser, où tout manque, diffère, s'éloigne; où toute probabilité +s'évanouit; où l'effort est détourné; où tout changement avorte; où +l'attente est toujours trompée, même celle d'un malheur du moins +énergique; où l'on dirait qu'une volonté ennemie s'attache à me retenir +dans un état de suspension et d'entraves, à me leurrer par des choses +vagues et des espérances évasives, afin de consumer ma durée entière +sans qu'elle ait rien atteint, rien produit, rien possédé. Je revois le +triste souvenir des longues années perdues. J'observe comment cet avenir +qui séduit toujours, change et s'amoindrit en s'approchant. Frappé d'un +souffle de mort à la lueur funèbre du présent, il se décolore dès +l'instant où l'on veut jouir; et laissant derrière lui les séductions +qui le masquaient et le prestige déjà vieilli, il passe seul, abandonné, +traînant avec pesanteur son spectre épuisé et hideux, comme s'il +insultait à la fatigue que donne le glissement sinistre de sa chaîne +éternelle: lorsque je pressens cet espace désenchanté où vont se traîner +les restes de ma jeunesse et de ma vie; et que ma pensée cherche à +suivre d'avance la pente uniforme où tout coule et se perd; que +trouvez-vous que je puisse attendre à son terme, et qui pourrait me +cacher l'abîme où tout cela va finir? Ne faudra-t-il pas bien que, las +et rebuté, quand je suis assuré de ne pouvoir rien, je cherche au moins +du repos? Et quand une force inévitable pèse sur moi sans relâche, +comment reposerai-je, si ce n'est en me précipitant moi-même?</p> + +<p>Il faut que toute chose ait une fin selon sa nature. Puisque ma vie +relative est retranchée du cours du monde, pourquoi végéter longtemps +encore inutile au monde et fatigant à moi-même? Pour le vain instinct +d'exister! Pour respirer et avancer en âge! Pour m'éveiller amèrement +quand tout repose, et chercher les ténèbres quand la terre fleurit: pour +n'avoir que le besoin des désirs, et ne connaître que le songe de +l'existence: pour rester déplacé, isolé sur la scène des afflictions +humaines, quand nul n'est heureux pur moi, quand, je n'ai que l'idée du +rôle d'un homme: pour tenir à une vie perdue, lâche esclave que la vie +repousse et qui s'attache à son ombre, avide de l'existence, comme si +l'existence réelle lui était laissée, et voulant être misérablement +faute d'oser n'être plus!</p> + +<p>Que me feront tous ces sophismes d'une philosophie douce et flatteuse, +vain déguisement d'un instinct pusillanime, vaine sagesse des patients +qui perpétue les maux si bien supportés, et qui légitime notre +servitude par une nécessité imaginaire.</p> + +<p>Attendez, me dira-t-on, le mal moral s'épuise par sa durée même: +attendez; les temps changeront, et vous serez satisfait; ou s'ils +restent semblables, vous serez changé vous-même. En usant du présent tel +qu'il est, vous aurez affaibli le sentiment trop impétueux d'un avenir +meilleur; et quand vous aurez toléré la vie, elle deviendra bonne à +votre cœur plus tranquille.—Une passion cesse, une perte s'oublie, un +malheur se répare: moi, je n'ai point de passions, je ne plains ni perte +ni malheur, rien qui puisse cesser, qui puisse être oublié, qui puisse +être réparé. Une passion nouvelle peut distraire de celle qui vieillit: +mais où trouverai-je un aliment pour mon cœur quand il aura perdu cette +soif qui le consume? Il désire tout, il veut tout, il contient tout. Que +mettre à la place de cet infini qu'exige ma pensée? Les regrets, +s'oublient, d'autres biens les effacent: mais quels biens pourront +tromper des regrets universels? Tout ce qui est propre à la nature +humaine appartient à mon être; il a voulu s'en nourrir selon sa nature, +il s'est épuisé sur une ombre impalpable: savez-vous quelque bien qui +console du regret du monde? Si mon malheur est dans le néant de ma vie, +le temps calmera-t-il des maux que le temps aggrave: et dois-je espérer +qu'ils cessent, quand c'est par leur durée même qu'ils sont +intolérables?—Attendez: des temps meilleurs produiront peut-être ce que +semble vous interdire votre destinée présente.—Hommes d'un jour, qui +projetez en vieillissant, et qui raisonnez, pour un avenir reculé quand +la mort est sur vos pas; en rêvant des illusions consolantes dans +l'instabilité des choses, ne sentirez-vous jamais leur cours rapide; ne +verrez-vous point que votre vie s'endort en se balançant; et que cette +vicissitude qui soutient votre cœur trompé, ne l'agite que pour +l'éteindre à jamais dans une secousse dernière et prochaine? Si la vie +de l'homme était éternelle, si seulement elle était plus longue, si +seulement elle restait semblable jusques près de sa dernière heure, +alors l'espérance pourrait me séduire, et j'attendrais peut-être ce qui +du moins serait possible. Mais y a-t-il quelque permanence dans la vie? +Le jour futur peut-il avoir les besoins du jour présent, et ce qu'il +fallait aujourd'hui sera-t-il bon demain? Notre cœur change plus +rapidement que les saisons annuelles; leurs vicissitudes souffrent du +moins quelque permanence, parce qu'elles se répètent dans l'étendue des +siècles. Mais nos jours que rien ne renouvelle, n'ont pas deux heures +qui puissent être semblables: leurs saisons, qui ne se réparent pas, ont +chacune leurs besoins; s'il en est une qui ait perdu ce qui lui était +propre, elle l'a perdu sans retour, et nul autre âge ne saurait posséder +ce que l'âge puissant n'a pas atteint.—C'est le propre de l'insensé de +prétendre lutter contre la nécessité. Le sage reçoit les choses telles +que sa destinée les donne; il ne s'attache qu'à les considérer sous les +rapports-qui peuvent les lui rendre heureuses: sans s'inquiéter +inutilement dans quelles voies il erre sur ce globe, il sait posséder, +à chaque gîte qui marque sa course, et les douceurs des convenances, et +la sécurité du repos; et devant sitôt trouver, quoiqu'il arrive, le +terme de sa marche, il va sans effort, il s'égare même sans inquiétude. +Que lui servirait de vouloir davantage, de résister à la force du monde, +et de chercher à éviter des chaînes et une ruine inévitable? Nul +individu ne saurait arrêter le cours universel, et rien n'est plus vain +que la plainte des maux attachés nécessairement à notre nature.—Si tout +est nécessaire, que prétendez-vous opposer à mes ennuis? Pourquoi les +blâmer; puis-je sentir autrement? Si au contraire notre sort particulier +est dans nos mains, si l'homme peut choisir et vouloir, il existera pour +lui des obstacles qu'il ne saurait vaincre, et des misères auxquelles il +ne pourra soustraire sa vie: mais tout l'effort du genre humain ne +pourrait faire plus contre lui que de l'anéantir. Celui-là seul peut +être soumis à tout, qui veut absolument vivre; mais celui qui ne prétend +à rien, ne peut être soumis à rien. Vous exigez que je me résigne à des +maux inévitables; je le veux bien aussi: mais quand je consens à tout +quitter, il n'y a plus pour moi de maux inévitables.</p> + +<p>Les biens nombreux qui restent à l'homme dans le malheur même ne +sauraient me retenir. Il y a plus de biens que de maux, cela est vrai +dans le sens absolu, et pourtant ce serait s'abuser étrangement que de +compter ainsi. Un seul mal que nous ne pouvons oublier anéantit l'effet +de vingt biens dont nous paraissons jouir; et malgré les promesses du +raisonnement, il est beaucoup de maux que l'on ne saurait cesser de +sentir qu'avec des efforts et du temps, si du moins l'on n'est sectaire +et un peu fanatique. Le temps, il est vrai, dissipe ces maux, et la +résistance du sage les use plus vite encore; mais l'industrieuse +imagination des autres hommes les a tellement multipliés, qu'ils seront +toujours remplacés avant leur terme: et comme les biens passent ainsi +que les douleurs, y eût-il dans l'homme dix plaisirs pour une seule +peine, si l'amertume d'une seule peine corrompt cent plaisirs pendant +toute sa durée, la vie sera au moins indifférente et inutile à qui n'a +plus d'illusions. Le mal reste, le bien n'est plus: par quel prestige, +pour quelle fin porterais-je la vie? Le dénouement est connu; +qu'y-a-t-il à faire encore? La perte vraiment irréparable est celle des +désirs.</p> + +<p>Je sais qu'un penchant naturel attache l'homme à la vie; mais c'est en +quelque sorte un instinct d'habitude, il ne prouve nullement que la vie +soit bonne. L'être, par cela qu'il existe, doit tenir à l'existence: la +raison seule peut lui faire voir le néant sans effroi. Il est +remarquable que l'homme dont la raison affecte tant de mépriser +l'instinct, s'autorise de ce qu'il a de plus aveugle pour justifier les +sophismes de cette même raison.</p> + +<p>On objectera que l'impatience de la vie tient à l'impétuosité des +passions; et que le vieillard s'y attache à mesure que l'âge le calme et +l'éclaire. Je ne veux pas examiner en ce moment, si la raison de l'homme +qui s'éteint vaut plus que celle de l'homme dans sa force; si chaque +âge n'a pas sa manière de sentir convenable alors, et déplacée dans +d'autres temps; si enfin nos institutions stériles, si nos vertus de +vieillards, ouvrages de la caducité, du moins dans leur principe, +prouvent solidement en faveur de l'âge refroidi. Je répondrais +seulement: toute chose mélangée est regrettée au moment de sa perte; une +perte sans retour n'est jamais vue froidement après une longue +possession; et notre imagination, que nous voyons toujours dans la vie +abandonner un bien dès qu'il est atteint, pour fixer nos efforts sur +celui qui nous reste à acquérir, ne s'arrête dans ce qui finit que sur +le bien qui nous est enlevé, et non sur le mal dont nous sommes +délivrés.</p> + +<p>Ce n'est pas ainsi que l'on doit estimer la valeur de la vie effective +pour la plupart des hommes. Mais chaque jour de cette existence dont ils +espèrent sans cesse, demandez-leur si le moment présent les satisfait, +les mécontente, ou leur est indifférent: vos résultats seront sûrs +alors. Toute autre estimation n'est qu'un moyen ne s'en imposer à +soi-même; et je veux mettre une vérité claire et simple, à la place des +idées confuses, et des sophismes rebattus.</p> + +<p>L'on me dira sérieusement: arrêtez vos désirs; bornez ces besoins trop +avides: mettez vos affections dans les choses faciles: pourquoi chercher +ce que les circonstances éloignent? pourquoi exiger ce dont les hommes +se passent si bien? pourquoi vouloir des choses utiles, tant d'autres +n'y pensent même pas? pourquoi vous plaindre des douleurs publiques; +voyez-vous qu'elles troublent le sommeil d'un seul heureux? que servent +ces pensées d'une âme forte et cet instinct des choses sublimes? ne +sauriez-vous rêver la perfection sans y prétendre amener la foule qui +s'en rit, tout en gémissant? et vous faut-il, pour jouir de votre vie, +une existence grande ou simple, des circonstances énergiques, des lieux +choisis, des hommes et des choses selon votre cœur? Tout est bon à +l'homme pourvu qu'il existe; et partout où il peut vivre, il peut vivre +bien. S'il a une bonne réputation, quelques connaissances qui lui +veuillent du bien, une maison et de quoi se présenter dans le monde, que +lui faut-il davantage? Certes je n'ai rien à répondre à ces conseils +qu'un homme mûr me donnerait, et je les crois très-bons en effet pour +ceux qui les trouvent tels.</p> + +<p>Cependant je suis plus calme maintenant, et je commence à me lasser de +mon impatience elle-même. Des idées sombres, mais tranquilles, me +deviennent plus familières. Je songe volontiers à ceux qui, dans le +matin de leurs jours, ont trouvé leur éternelle nuit: ce sentiment me +repose et me console; c'est l'instinct du soir. Mais pourquoi ce besoin +des ténèbres? pourquoi la lumière m'est-elle pénible? Ils le sauront un +jour; quand ils auront changé; quand je ne serai plus.</p> + +<p>Quand vous ne serez plus! méditez-vous un crime?—Si, fatigué des maux +de la vie, et surtout désabusé de ses biens, déjà suspendu sur l'abîme +marqué pour le moment suprême, retenu par l'ami, accusé par le +moraliste, condamné par ma patrie, coupable aux yeux de l'homme social, +j'avais à répondre à ses efforts, à ses reproches; voici ce me semble ce +que je pourrais dire.</p> + +<p>J'ai tout examiné, tout connu; si je n'ai pas tout éprouvé, j'ai du +moins tout pressenti. Vos douleurs ont flétri mon âme; elles sont +intolérables parce qu'elles sont sans but. Vos plaisirs sont illusoires, +fugitifs, un jour suffit pour les connaître et les quitter. J'ai cherché +en moi le bonheur, mais sans fanatisme; j'ai vu qu'il n'était pas fait +pour l'homme seul: je le proposai à ceux qui m'environnaient, ils +n'avaient pas le loisir d'y songer. J'interrogeai la multitude que +flétrit la misère, et les privilégiés que l'ennui opprime; ils m'ont +dit, nous souffrons aujourd'hui, mais nous jouirons demain. Pour moi je +sais que le jour qui se prépare va marcher sur la trace du jour qui +s'écoule. Vivez, vous que peut tromper encore un prestige heureux; mais +moi, fatigué de ce qui peut égarer l'espoir, sans attente et presque +sans désir, je ne dois plus vivre. Je juge la vie comme l'homme qui +descend dans la tombe, qu'elle s'ouvre donc pour moi: reculerais-je le +terme quand il est déjà atteint? La nature offre des illusions à croire +et à aimer; elle ne lève le voile qu'au moment marqué pour la mort: elle +ne l'a pas levé pour vous, vivez: elle l'a levé pour moi, ma vie n'est +déjà plus.</p> + +<p>Il se peut que le vrai bien de l'homme soit son indépendance morale, et +que ses misères ne soient que le sentiment de sa propre faiblesse dans +des situations multipliées; que tout soit songe hors de lui, et que la +paix soit dans le cœur inaccessible aux illusions. Mais sur quoi se +reposera sa pensée désabusée? que faire dans la vie quand on est +indifférent à tout ce qu'elle renferme? Quand la passion de toutes +choses, quand ce besoin universel des âmes fortes a consumé nos cœurs; +quand le charme abandonne nos désirs détrompés, l'irrémédiable ennui +naît de ces cendres refroidies: funèbre, sinistre, il absorbe tout +espoir, il règne sur les ruines, il dévore, il éteint. D'un effort +invincible, il creuse notre tombe, asile qui donnera du moins le repos +par l'oubli, le calme dans le néant.</p> + +<p>Sans les désirs, que faire de la vie? Végéter stupidement; se traîner +sur la trace inanimée des soins et des affaires; ramper énervés dans la +bassesse de l'esclave, ou la nullité de la foule; penser sans servir +l'ordre universel; sentir sans vivre! Ainsi, jouet lamentable d'une +destinée que rien n'explique, l'homme abandonnera sa vie aux hasards et +des choses et des temps. Ainsi, trompé par l'opposition de ses vœux, de +sa raison, de ses lois, de sa nature, il se hâte d'un pas riant et plein +d'audace vers la nuit sépulcrale. L'œil ardent, mais inquiet au milieu +des fantômes, et le cœur chargé de douleurs, il cherche et s'égare, il +végète et s'endort.</p> + +<p>Harmonie du monde! Rêve sublime! Fin morale, reconnaissance sociale, +lois, devoirs, mots sacrés parmi les hommes! je ne puis vous braver +qu'aux yeux de la foule trompée.</p> + +<p>A la vérité, j'abandonne des amis que je vais affliger, ma patrie dont +je n'ai point assez payé les bienfaits, tous les hommes que je devais +servir: ce sont des regrets et non pas des remords. Qui, plus que moi, +pourra sentir le prix de l'union, l'autorité des devoirs, le bonheur +d'être utile? J'espérais faire quelque bien, ce fut le plus flatteur, le +plus insensé de mes rêves. Dans la perpétuelle incertitude d'une +existence toujours agitée, précaire, asservie, vous suivez tous, +aveugles et dociles, la trace battue de l'ordre établi; abandonnant +ainsi votre vie à vos habitudes, et la perdant sans peine comme vous +perdriez un jour. Je pourrais, entraîné de même par cette déviation +universelle, laisser quelques bienfaits dans ces voies d'erreur: mais ce +bien, facile à tous, sera fait sans moi par les hommes bons. Il en est; +qu'ils vivent, et qu'utiles à quelque chose, ils se trouvent heureux. +Pour moi, au sein de cet abîme de maux, je ne serai point consolé, je +l'avoue, si je ne fais pas plus. Un infortuné près de moi sera +peut-être soulagé, cent mille gémiront: et moi, impuissant au milieu +d'eux, je verrai sans cesse attribuer à la nature des choses, les fruits +amers de l'égarement humain; et se perpétuer comme l'œuvre inévitable de +la nécessité, ces misères où je crois sentir le caprice accidentel d'une +perfectibilité qui s'essaye! Que l'on me condamne sévèrement, si je +refuse le sacrifice d'une vie heureuse au bien général: mais lorsque, +devant rester inutile, j'appelle une mort trop longtemps attendue, j'ai +des regrets, je le répète, et non pas des remords.</p> + +<p>Sous le poids d'un malheur passager, considérant la mobilité des +impressions et des événements, sans doute je devrais attendre des jours +plus favorables. Mais le mal qui pèse sur mes ans, n'est point un mal +passager. Ce vide dans lequel ils s'écoulent lentement, qui le remplira? +Qui rendra des désirs à ma vie, et une attente à ma volonté? C'est le +bien lui-même que je trouve inutile; fassent les hommes qu'il n'y ait +plus que des maux à déplorer! Durant l'orage, l'espoir soutient; et l'on +s'affermit contre le danger parce qu'il peut finir; mais si le calme +lui-même vous fatigue, qu'espérerez-vous alors? Si demain peut être bon, +je veux bien attendre; mais si ma destinée est telle que demain ne +pouvant être meilleur, puisse être plus malheureux encore, je ne verrai +point ce jour funeste.</p> + +<p>Si c'est un devoir réel d'achever la vie qui m'a été donnée, sans doute +je braverai ses misères; le temps rapide les entraînera bientôt. Quelque +opprimés que puissent être nos jours, ils sont tolérables, puisqu'ils +sont bornés. La mort et la vie sont en mon pouvoir; je ne tiens pas à +l'une, je ne désire point l'autre, que la raison décide si j'ai le droit +de choisir entre elles.</p> + +<p>C'est un crime, me dit-on, de déserter la vie; mais ces mêmes sophistes +qui me défendent la mort, m'exposent ou m'envoient à elle. Leurs +innovations la multiplient autour de moi, leurs préceptes m'y +conduisent, ou leurs lois me la donnent. C'est une gloire de renoncer à +la vie quand elle est bonne, c'est une justice de tuer celui qui veut +vivre; et cette mort que l'on doit chercher quand on la redoute, ce +serait un crime de s'y livrer quand on la désire! Sous cent prétextes, +ou spécieux, ou ridicules, vous vous jouez de mon existence: moi seul je +n'aurais plus de droits sur moi-même? Quand j'aime la vie, je dois la +mépriser; quand je suis heureux, vous m'envoyez mourir: et si je veux la +mort, c'est alors que vous me la défendez; vous m'imposez la vie quand +je l'abhorre<a name="FNanchor_31_31" id="FNanchor_31_31"></a><a href="#Footnote_31_31" class="fnanchor">[31]</a>.</p> + +<p>Si je ne puis m'ôter la vie, je ne puis non plus m'exposer à une mort +probable. Est-ce là cette prudence que vous demandez de vos sujets? Sur +le champ de bataille, ils doivent calculer les probabilités avant de +marcher à l'ennemi, et vos héros sont tous des criminels. L'ordre que +vous leur donnez ne les justifie point: vous n'avez pas le droit de les +envoyer à la mort, s'ils n'ont pas eu le droit de consentir à y être +envoyés. Une même démence autorise vos fureurs et dicte vos préceptes: +et tant d'inconséquence pourrait justifier tant d'injustice! Si je n'ai +point sur moi-même ce droit de mort, qui l'a donne à la société? Ai-je +cédé ce que je n'avais point? Quel principe social avez-vous inventé, +qui m'explique comment un corps acquiert un pouvoir interne et +réciproque que ses membres n'avaient point, et comment j'ai donné pour +m'opprimer, un droit que je n'avais pas même pour échapper à +l'oppression? Dira-t-on que si l'homme isolé jouit de ce droit naturel, +il l'aliène en devenant membre de la société? Mais ce droit est +inaliénable par sa nature, et nul ne saurait faire une convention qui +lui ôte tout pouvoir de la rompre quand on la fera servir à son +préjudice. On a prouvé, avant moi, que l'homme n'a pas le droit de +renoncer à sa liberté, ou en d'autres termes, de cesser d'être homme: +comment perdrait-il le droit le plus essentiel, le plus sûr, le plus +irrésistible de cette même liberté, le seul qui garantisse son +indépendance, et qui lui reste toujours contre le malheur? Jusques à +quand de palpables absurdités asserviront-elles les hommes?</p> + +<p>Si ce pouvait être un crime d'abandonner la vie, c'est vous que +j'accuserais, vous dont les innovations funestes m'ont conduit à vouloir +la mort, que sans vous j'eusse éloignée; cette mort, perte universelle +que rien ne répare, triste et dernier refuge qu'encore vous osez +m'interdire, comme s'il vous restait quelque prise sur ma dernière +heure, et que là aussi les formes de votre législation pussent limiter +des droits placés hors du monde qu'elle gouverne. Opprimez ma vie; la +loi est souvent aussi le droit du plus fort: mais la mort est la borne +que je veux poser à votre pouvoir. Ailleurs vous commanderez, ici il +faut prouver.</p> + +<p>Dites-moi clairement, sans vos détours habituels, sans cette vaine +éloquence des mots qui ne me trompera pas, sans ces grands noms mal +entendus de force, de vertu, d'ordre éternel, de destination morale; +dites-moi simplement si les lois de la société sont faites pour le monde +actuel et vrai, ou pour une vie future et éloignée de nous? Si elles +sont faites pour le monde positif, dites-moi comment des lois relatives +à un ordre de choses, peuvent m'obliger quand cet ordre n'est plus; +comment ce qui règle la vie peut s'étendre au-delà; comment le mode +selon lequel nous avons déterminé nos rapports peut subsister quand ces +rapports ont fini; et comment j'ai pu jamais consentir que nos +conventions me retinssent quand je n'en voudrais plus? Quel est le +fondement, je veux dire le prétexte de vos lois? N'ont-elles pas promis +<i>le bonheur de tous</i>; quand je veux la mort, apparemment je ne me sens +pas heureux. Le pacte qui m'opprime, doit-il être irrévocable? Un +engagement onéreux dans les choses particulières de la vie, peut trouver +au moins des compensations; et l'on peut sacrifier un avantage quand il +nous reste la faculté d'en posséder d'autres: mais l'abnégation totale +peut-elle entrer dans l'idée d'un homme qui conserve quelque notion de +droit et de vérité? Toute société est fondée sur une réunion de +facultés, un échange de services: mais quand je nuis à la société, ne +refuse-t-elle pas de me protéger? Si donc elle ne fait rien pour moi, ou +si elle fait beaucoup contre moi, j'ai aussi le droit de refuser de la +servir. Notre pacte ne lui convient plus, elle le rompt: il ne me +convient plus, je le romps aussi: je ne me révolte pas, je sors.</p> + +<p>C'est un dernier effort de votre tyrannie jalouse. Trop de victimes vous +échapperaient; trop de preuves de la misère publique s'élèveraient +contre le vain bruit de vos promesses, et découvriraient vos codes +astucieux dans leur nudité aride et leur corruption financière. J'étais +simple de vous parler de justice! j'ai vu le sourire de la pitié dans +votre regard paternel. Il me dit que c'est la force et l'intérêt qui +mènent les hommes. Vous l'avez voulu: et bien! comment votre loi +sera-t-elle maintenue? Qui punira-t-elle de son infraction? +Atteindra-t-elle celui qui n'est plus? Vengera-t-elle sur les siens son +effort méprisé? Quelle démence inutile! Multipliez nos misères, il le +faut pour les grandes choses que vous projetez, il le faut pour le genre +de gloire que vous cherchez: asservissez, tourmentez, mais du moins ayez +un but; soyez iniques et froidement atroces; mais du moins ne le soyez +pas en vain. Quelle dérision qu'une loi de servitude qui ne sera ni +obéie ni vengée!</p> + +<p>Où votre force finit, vos impostures commencent: tant il est nécessaire +à votre empire que vous ne cessiez pas de vous jouer des hommes! C'est +la nature, c'est l'intelligence suprême qui veulent que je plie ma tête +sous le joug insultant et lourd. Elles veulent que je m'attache à ma +chaîne, et que je la traîne docilement, jusqu'à l'instant où il vous +plaira de la briser sur ma tête. Quoique vous fassiez, un Dieu vous +livre ma vie; et l'ordre du monde serait interverti si votre esclave +échappait.</p> + +<p>L'Eternel m'a donné l'existence et m'a chargé de mon rôle individuel +dans l'harmonie de ses œuvres; je dois le remplir jusqu'à la fin, et je +n'ai pas le droit de me soustraire à son empire.—Vous oubliez trop tôt +l'âme que vous m'avez donnée. Ce corps terrestre n'est que poussière, ne +vous en souvient-il plus? Mais mon intelligence, souffle impérissable +émanée de l'intelligence universelle, ne pourra jamais se soustraire à +sa loi. Comment quitterais-je l'empire du maître de toutes choses? Je ne +change que de lieu; les lieux ne sont rien pour celui qui contient et +gouverne tout. Il ne m'a pas placé plus exclusivement sur la terre que +dans la contrée où il m'a fait naître.</p> + +<p>La nature veille à ma conservation; je dois aussi me conserver pour +obéir à ses lois; et puisqu'elle m'a donné la crainte de la mort, elle +me défend de la chercher. C'est une belle phrase: mais la nature me +conserve, ou m'immole à son gré; du moins le cours des choses n'a point +en cela de loi connue. Lorsque je veux vivre, un gouffre s'entr'ouvre +pour m'engloutir, la foudre descend me consumer. Si la nature m'ôte la +vie qu'elle m'a fait aimer, je me l'ôte quand je ne l'aime plus: si elle +m'arrache un bien, je rejette un mal: si elle livre mon existence au +cours arbitraire des événements, je la quitte ou la conserve avec choix. +Puisqu'elle m'a donné la faculté de vouloir et de choisir, j'en use dans +la circonstance où j'ai à décider entre les plus grands intérêts; et je +ne saurais comprendre que faire servir la liberté reçue d'elle, à +choisir ce qu'elle m'inspire, ce soit l'outrager. Ouvrage de la nature, +j'interroge ses lois, j'y trouve ma liberté. Placé dans l'ordre social, +je réponds aux préceptes erronés des moralistes, et je rejette des lois +que nul législateur n'avait le droit de faire.</p> + +<p>Dans tout ce que n'interdit pas une loi supérieure et évidente, mon +désir est ma loi, puisqu'il est le signe de l'impulsion naturelle; il +est mon droit par cela seul qu'il est mon désir. La vie n'est pas bonne +pour moi si, désabusé de ses biens, je n'ai plus d'elle que ses maux: +elle m'est funeste alors; je la quitte, c'est le droit de l'être qui +choisit et qui veut<a name="FNanchor_32_32" id="FNanchor_32_32"></a><a href="#Footnote_32_32" class="fnanchor">[32]</a>.</p> + +<p>Si j'ose prononcer où tant d'hommes ont douté, c'est d'après une +conviction intime: si ma décision se trouve conforme à mes besoins, elle +n'est dictée du moins par aucune partialité: si je suis égaré, j'ose +affirmer que je ne suis pas coupable, ne concevant pas comment je +pourrais l'être.</p> + +<hr style="width: 15%;" /> + +<p>J'ai voulu savoir ce que je pouvais faire: je ne décide point ce que je +ferai. Je n'ai ni désespoir, ni passion: il suffit à ma sécurité d'être +certain que le poids inutile pourra être secoué quand il me pressera +trop. Dès longtemps la vie me fatigue, et elle me fatigue tous les jours +davantage: mais je ne suis point passionné. Je trouve aussi quelque +répugnance à perdre irrévocablement mon être. S'il fallait choisir à +l'instant, ou de briser tous les liens, ou d'y rester nécessairement +attaché pendant vingt ans encore, je crois que j'hésiterais peu: mais je +me hâte moins, parce que dans quelques mois je le pourrai comme +aujourd'hui, et que les Alpes sont le seul lieu qui convienne à la +manière dont je voudrais m'éteindre.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XLII" id="LETTRE_XLII"></a>LETTRE XLII.</h3> + +<p class="date">Lyon, 29 mai, VI.<br /> +</p> + +<p>J'ai lu plusieurs fois votre lettre entière. Un intérêt trop vif l'a +dictée. Je respecte l'amitié qui vous trompe: j'ai senti que je n'étais +pas aussi seul que je le prétendais. Vous faites valoir ingénieusement +des motifs très-louables: mais croyez que s'il y a beaucoup à dire à +l'homme passionné que le désespoir entraîne, il n'y a pas un mot solide +à répondre à l'homme tranquille qui raisonne sa mort.</p> + +<p>Ce n'est pas que j'aie rien décidé. L'ennui m'accable, le dégoût +m'attere. Je sais que ce mal est en moi. Que ne puis-je être content de +manger et de dormir? car enfin je mange et je dors. La vie que je traîne +n'est pas très-malheureuse. Chacun de mes jours est supportable, mais +leur ensemble m'accable. Il faut que l'être organisé agisse, et qu'il +agisse selon sa nature. Lui suffit-il d'être bien abrité, bien +chaudement, bien mollement couché, nourri de fruits délicats, environné +du murmure des eaux et du parfum des fleurs. Vous le retenez immobile: +cette mollesse le fatigue, ces essences l'importunent, ces aliments +choisis ne le nourrissent pas. Retirez vos dons et vos chaînes; qu'il +agisse, qu'il souffre même; qu'il agisse, c'est jouir et vivre.</p> + +<p>Cependant l'apathie m'est devenue comme naturelle; il semble que l'idée +d'une vie active m'effraye ou m'étonne. Les choses étroites me +répugnent, et leur habitude m'attache. Les grandes choses me séduiront +toujours, et ma paresse les craindrait. Je ne sais ce que je suis, ce +que j'aime, ce que je veux; je gémis sans cause, je désire sans objet, +et je ne vois rien, sinon que je ne suis pas à ma place.</p> + +<p>Ce pouvoir que l'homme ne saurait perdre, ce pouvoir de cesser d'être, +je l'envisage non pas comme l'objet d'un désir constant, non pas comme +celui d'une résolution irrévocable, mais comme la consolation qui reste +dans les maux prolongés, comme le terme toujours possible des dégoûts et +de l'importunité. C'est là ma chimère. Tout homme a fait, dit-on, des +châteaux en Espagne. Quelquefois le sort les réalise.</p> + +<hr style="width: 15%;" /> + +<p>Vous me rappelez le mot éloquent qui termine une lettre de <i>Mylord +Edouard</i>. Je n'y vois pas une preuve contre moi. Je pense de même sur le +principe; mais la loi sans exception, qui défend de quitter +volontairement la vie, ne m'en paraît pas une conséquence.</p> + +<p>La moralité de l'homme, et son enthousiasme, l'inquiétude de ses vœux, +le besoin d'extension qui lui est habituel, semblent annoncer que sa fin +n'est pas dans les choses fugitives; que son action n'est pas bornée aux +spectres visibles; que sa pensée a pour objet les concepts nécessaires +et éternels; que son affaire est de travailler à l'amélioration ou à la +réparation du monde; que sa destination est, en quelque sorte, +d'élaborer, de subtiliser, d'organiser, de donner à la matière plus +d'énergie, aux êtres plus de puissance, aux organes plus de perfection, +aux germes plus de fécondité, aux rapports des choses plus de rectitude, +à l'ordre plus d'empire.</p> + +<p>On le regarde comme l'agent de la nature, employé par elle à achever, à +polir son ouvrage; à mettre en œuvre les portions de la matière brute +qui lui sont accessibles; à soumettre aux lois de l'harmonie les +composés informes; à purifier les métaux, à embellir les plantes; à +dégager ou combiner les principes; à changer les substances grossières +en substances volatiles, et la matière inerte en matière active; à +rapprocher de lui les êtres moins avancés, et à s'élever et s'avancer +lui-même vers le principe universel de feu, de lumière, d'ordre, +d'harmonie, d'activité.</p> + +<p>Dans cette hypothèse, l'homme qui est digne d'un aussi grand ministère, +vainqueur des obstacles et des dégoûts, reste à son poste jusqu'au +dernier moment. Je respecte cette constance; mais il ne m'est pas +prouvé que ce soit là son poste. Si l'homme survit à la mort apparente, +pourquoi, je le répète, son poste exclusif est-il plutôt sur la terre +que dans la condition, dans le lieu où il est né. Si au contraire la +mort est le terme absolu de son existence, de quoi peut-il être chargé +si ce n'est d'une amélioration sociale. Ses devoirs subsistent, mais +nécessairement bornés à la vie présente, ils ne peuvent ni l'obliger +au-delà, ni l'obliger de rester obligé. C'est dans l'ordre social qu'il +doit contribuer à l'ordre. Parmi les hommes il doit servir les hommes. +Sans doute l'homme de bien ne quittera pas la vie tant qu'il pourra y +être utile: être utile et être heureux sont pour lui une même chose; +s'il souffre et qu'en même temps il fasse beaucoup de bien, il est plus +satisfait que mécontent. Mais quand le mal qu'il éprouve est plus grand +que le bien qu'il opère, il peut tout quitter: il le devrait quand il +est inutile et malheureux, s'il pouvait être assuré que sous ces deux +rapports, son sort ne changera pas. On lui a donné la vie sans son +consentement; s'il était encore forcé de la garder, quelle liberté lui +resterait-il? Il peut aliéner ses autres droits, mais jamais celui-là: +sans ce dernier asile, sa dépendance est affreuse. Souffrir beaucoup +pour être un peu utile, c'est une vertu qu'on peut conseiller dans la +vie, mais non un devoir qu'on puisse prescrire à celui qui s'en retire. +Tant que vous usez des choses, c'est une vertu obligatoire; à ces +conditions, vous êtes membre de la cité: mais quand vous renoncez au +pacte, le pacte ne vous oblige plus. Qu'entend-on d'ailleurs par être +utile, en disant que chacun peut l'être. Un cordonnier, en faisant bien +son métier, sauve à ses pratiques le désagrément d'avoir des cors: +cependant je doute qu'un cordonnier très-malheureux, soit en conscience +obligé de ne mourir que de paralysie, afin de continuer à bien prendre +la mesure du pied. Quand c'est ainsi que nous sommes utiles, il nous est +bien permis de cesser de l'être. L'homme est souvent admirable en +supportant la vie; mais ce n'est pas à dire qu'il y soit toujours +obligé.</p> + +<p>Il me semble que voilà beaucoup de mots pour une chose très-simple. Mais +quelque simple que je la trouve, ne pensez pas que je m'entête de cette +idée, et que je mette plus d'importance à l'acte volontaire qui peut +terminer la vie, qu'à un autre acte de cette même vie. Je ne vois pas +que mourir soit une si grande affaire; tant d'hommes meurent sans avoir +le temps d'y penser, sans même le savoir. Une mort volontaire doit être +réfléchie sans doute, mais il en est de même de toute les actions dont +les conséquences ne sont pas bornées à l'instant présent.</p> + +<p>Quand une situation devient probable, voyons aussitôt ce qu'elle pourra +exiger de nous. Il est bon d'y avoir pensé d'avance, afin de ne se pas +trouver dans l'alternative d'agir sans avoir délibéré, ou de perdre en +délibérations l'occasion d'agir. Un homme qui sans s'être fait des +principes, se trouve seul avec une femme, ne se met pas à raisonner ses +devoirs; il commence par manquer aux engagements les plus saints, il y +pensera peut-être ensuite. Combien d'actions héroïques n'eussent pas +été faites s'il eût fallu avant de hasarder sa vie, donner une heure à +la discussion.</p> + +<p>Je vous le répète, je n'ai point pris de résolution: mais j'aime à voir +qu'une ressource infaillible par elle-même, et dont l'idée peut souvent +diminuer mon impatience, ne m'est pas interdite.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XLIII" id="LETTRE_XLIII"></a>LETTRE XLIII.</h3> + +<p class="date">Lyon, 30 mai, VI.<br /> +</p> + +<p>La Bruyère a dit: Je ne haïrais pas d'être livré par la confiance à une +personne raisonnable et d'en être gouverné en toutes choses, et +absolument, et toujours. Je serais sûr de bien faire, sans avoir le soin +de délibérer: je jouirais de la tranquillité de celui qui est gouverné +par la raison.</p> + +<p>Moi je vous dis que je voudrais être esclave afin d'être indépendant: +mais je ne le dis qu'à vous. Je ne sais si vous appellerez cela une +plaisanterie. Un homme chargé d'un rôle dans ce monde et qui peut faire +céder les choses à sa volonté est sans doute plus libre qu'un esclave, +ou du moins il a une vie plus satisfaisante, puisqu'il peut vivre selon +sa pensée. Mais il y a des hommes entravés de toutes parts. S'ils font +un mouvement, cette chaîne inextricable qui les enveloppe comme un +filet, les repousse dans leur nullité; c'est un ressort qui réagit +d'autant plus qu'il est heurté avec plus de force. Que voulez-vous que +fasse un pauvre homme ainsi embarrassé. Malgré sa liberté apparente, il +ne peut pas plus <i>produire au-dehors des actes de sa vie</i> que celui qui +consume la sienne dans un cachot. Ceux qui ont trouvé à leur cage un +côté faible, et dont le sort avait oublié de river les fers, +s'attribuant ce hasard heureux, viennent vous dire: courage! il faut +entreprendre, il faut oser; faites comme nous. Ils ne voient point que +ce n'est pas eux qui ont fait. Je ne dis pas que le hasard produise les +choses; mais je crois qu'elles sont conduites au moins en partie, par +une force étrangère à l'homme; et qu'il faut, pour réussir, un concours +indépendant de notre volonté.</p> + +<p>S'il n'y avait pas une force morale qui modifiât ce que nous appelons +les probabilités du hasard, le cours du monde serait dans une +incertitude bien plus grande. Un calcul changerait plus souvent le sort +d'un peuple: toute destinée serait livrée à une supputation obscure: le +monde serait autre, il n'aurait plus de lois, puisqu'elles n'auraient +plus de suite. Qui n'en voit l'impossibilité? Il y aurait contradiction; +des hommes de bien deviendraient fortunés!</p> + +<p>S'il n'y a point une force générale qui entraîne toutes choses, quel +singulier prestige empêche les hommes de voir avec effroi, que pour +avoir des miroirs, des chandelles romaines, des cravates élastiques et +des dragées de baptême, ils ont tout arrangé de manière qu'une seule +faute ou un seul événement peut flétrir et corrompre toute une existence +d'homme. Une femme, pour avoir oublié l'avenir durant moins d'une +minute, n'a plus dans cet avenir que neuf mois d'amères sollicitudes et +une vie d'opprobre. L'odieux étourdi qui vient de tuer sa victime, va le +lendemain perdre à jamais sa santé en oubliant à son tour. Et vous ne +voyez pas que cet état des choses où un incident perd la vie morale, où +un seul caprice enlève mille hommes, et que vous appelez l'édifice +social, n'est qu'un amas de misères masquées et d'erreurs illusoires, et +que vous êtes ces enfants qui pensent avoir des jouets d'un grand prix +parce qu'ils sont couverts de papier doré. Vous dites tranquillement: +c'est comme cela que le monde est fait. Sans doute; et n'est-ce pas une +preuve que nous ne sommes autre chose dans l'univers que des figures +burlesques qu'un charlatan agite, oppose, promène en tous sens; fait +rire, battre, pleurer, sauter, pour amuser..... qui? Je ne le sais pas. +Mais c'est pour cela que je voudrais être esclave: ma volonté serait +soumise, et ma pensée serait libre. Au contraire, dans ma prétendue +indépendance, il faudrait que je fisse selon ma pensée: cependant je ne +le puis pas, et je ne saurais voir clairement pourquoi je ne le pourrais +pas; il s'ensuit que tout mon être est dans l'assujettissement, sans se +résoudre à le souffrir.</p> + +<p>Je ne sais pas bien ce que je veux. Heureux celui qui ne veut que faire +ses affaires; il peut se montrer à lui-même son but. Rien de grand (je +le sens profondément), rien de ce qui est possible à l'homme et sublime +selon sa pensée, n'est inaccessible à ma nature: et pourtant, je le sens +de même, ma fin est manquée, ma vie est perdue, stérilisée: elle est +déjà frappée de mort; son agitation est aussi vaine qu'immodérée; elle +est puissante, mais stérile, oisive et ardente au milieu du paisible et +éternel travail des êtres. Je ne sais que vouloir; il faut donc que je +veuille toutes choses, car enfin je ne puis trouver de repos quand je +suis consumé de besoins, je ne puis m'arrêter à rien dans le vide. Je +voudrais être heureux! Mais quel homme aura le droit d'exiger le bonheur +sur une terre où presque tous s'épuisent tout entiers seulement à +diminuer leurs misères.</p> + +<p>Si je n'ai point la paix du bonheur, il me faut l'activité d'une vie +forte. Certes je ne veux pas me traîner de degrés en degrés; prendre +place dans la société; avoir des supérieurs, avoués pour tels, afin +d'avoir des inférieurs à mépriser. Rien n'est burlesque comme cette +hiérarchie des mépris qui descend selon des proportions très-exactement +nuancées, et embrasse tout l'état, depuis le prince soumis à Dieu seul, +dit-il, jusqu'au plus pauvre décroteur du faubourg, soumis à la femme +qui le loge la nuit sur de la paille usée. Un maître d'hôtel n'ose +marcher dans l'appartement de monsieur; mais dès qu'il s'est retourné +vers la cuisine, le voilà qui règne. Vous prendriez pour le dernier des +hommes le marmiton qui tremble sous lui: pas du tout; car il commande +très-durement à la femme pauvre qui vient emporter les ordures, et qui +gagne quelques sous par sa protection. Le valet que l'on charge des +commissions, est homme de confiance: il donne lui-même ses commissions +au valet dont la figure moins heureuse est laissée aux gros ouvrages: et +le mendiant qui a su se mettre en vogue, accable de tout son génie le +mendiant qui n'a pas d'ulcère.</p> + +<p>Celui-là seul aura pleinement vécu qui passe sa vie entière dans la +position à laquelle son caractère le rend propre: ou bien celui-là +encore dont le génie embrasse les divers objets, que sa destinée +conduit dans toutes les situations possibles à l'homme, et qui dans +toutes, sait être ce que sa situation demande. Dans les dangers, il est +Morgan; maître d'un peuple, il est Lycurgue; chez des barbares, il est +Odin; chez les Grecs, il est Alcibiade; dans le crédule Orient, il est +Zerdust: il vit dans la retraite comme Philoclès; maître du monde, il +gouverne comme Trajan<a name="FNanchor_33_33" id="FNanchor_33_33"></a><a href="#Footnote_33_33" class="fnanchor">[33]</a>; dans une terre sauvage, il s'affermit pour +d'autres temps, il dompte les caymans, il traverse les fleuves à la +nage, il poursuit le bouquetin sur les granits glacés, il allume sa pipe +à la lave des volcans<a name="FNanchor_34_34" id="FNanchor_34_34"></a><a href="#Footnote_34_34" class="fnanchor">[34]</a>, il détruit autour de son asile l'ours du +Nord, percé des flèches que lui-même a faites. Mais l'homme doit si peu +vivre, et la durée de ce qu'il laisse après lui a tant d'incertitude! Si +son cœur n'était pas avide, peut-être sa raison lui dirait-elle de vivre +seulement sans douleurs, en donnant auprès de lui le bonheur à quelques +amis dignes d'en jouir sans détruire son ouvrage.</p> + +<p>Les sages, dit-on, vivant sans passion, vivent sans impatience; et comme +ils voient toutes choses d'un même œil, ils trouvent dans leur quiétude +la paix et la dignité de la vie. Mais de grands obstacles s'opposent +souvent à cette tranquille indifférence. Pour recevoir le présent comme +il s'offre, et mépriser l'espoir ainsi que les craintes de l'avenir, il +n'est qu'un moyen sûr, facile et simple, c'est d'éloigner de son idée +cet avenir dont la pensée agite toujours, puisqu'elle est toujours +incertaine. Pour n'avoir ni craintes ni désir, il faut tout abandonner à +l'événement comme à une sorte de nécessité, jouir ou souffrir selon +qu'il arrive; et, l'heure suivante dût-elle amener la mort, n'en pas +user moins paisiblement de l'instant présent. Une âme ferme habituée à +des considérations élevées, peut parvenir à l'indifférence du sage sur +ce que les hommes inquiets ou prévenus appellent des malheurs et des +biens: mais quand il faut songer à cet avenir, comment n'en être pas +inquiété? S'il faut le disposer, comment l'oublier? S'il faut arranger, +projeter, conduire, comment n'avoir point de sollicitude? On doit +prévoir les incidents, les obstacles, les succès; or, les prévoir, c'est +les craindre ou les espérer. Pour faire, il faut vouloir; et vouloir, +c'est être dépendant. Le grand mal est d'être force d'agir librement. +L'esclave a bien plus de facilité pour être véritablement libre. Il n'a +que des devoirs personnels; il est conduit par la loi de sa nature: +c'est la loi naturelle à l'homme, et elle est simple. Il est encore +soumis à son maître; mais cette loi là est claire. Epictète fut plus +heureux que Marc-Aurèle. L'esclave est exempt de sollicitudes, elles +sont pour l'homme libre: l'esclave n'est pas obligé de chercher sans +cesse à accorder lui-même avec le cours des choses; concordance toujours +incertaine et inquiétante, perpétuelle difficulté de la vie de l'homme +qui veut raisonner sa vie. Certainement c'est une nécessité, c'est un +devoir de songer à l'avenir, de s'en occuper, d'y mettre même ses +affections lorsqu'on est responsable du sort des autres. L'indifférence +alors n'est plus permise; et quel est l'homme, même isolé en apparence, +qui ne puisse être bon à quelque chose, et qui par conséquent ne doive +en chercher les moyens? Quel est celui dont l'insouciance n'entraînera +jamais d'autres maux que les siens propres?</p> + +<p>Le sage d'Epicure ne doit avoir ni femme ni enfants, mais cela même ne +suffit pas encore. Dès-lors que les intérêts de quelqu'autre sont +attachés à notre prudence, des soins petits et inquiétants altèrent +notre paix, inquiètent notre âme, et souvent même éteignent notre génie.</p> + +<p>Qu'arrivera-t-il à celui que de telles entraves compriment, et qui est +né pour s'en irriter? Il luttera péniblement entre ces soins auxquels il +se livre malgré lui, et le dédain qui les lui rend étrangers. Il ne sera +ni au-dessus des événements parce qu'il ne le doit pas, ni propre à en +bien user. Il sera variable dans la sagesse, et impatient ou gauche dans +les affaires: et il ne fera rien de bon parce qu'il ne pourra rien faire +selon sa nature. Il ne faut être ni père ni époux, si l'on veut vivre +indépendant: il faudrait peut-être n'avoir pas même d'amis; mais être +ainsi seul, c'est vivre bien tristement, c'est vivre inutile. Un homme +qui règle la destinée publique, qui médite et fait de grandes choses, +peut ne tenir à aucun individu en particulier, les peuples sont ses +amis; et, bienfaiteur des hommes, il peut se dispenser de l'être d'un +homme: mais il me semble que dans la vie obscure, il faut au moins +chercher quelqu'un avec qui l'on ait des devoirs à remplir. Cette +indépendance philosophique est une vie commode, mais froide. Celui qui +n'est pas enthousiaste doit la trouver insipide à la longue. Il est +affreux de finir ses jours on disant: nul cœur n'a été heureux par mon +moyen; nulle félicité d'homme n'a été mon ouvrage; j'ai passé impassible +et nul, comme le glacier qui dans les autres des montagnes, a résisté +aux feux du midi, mais qui n'est pas descendu dans la vallée protéger de +ses eaux les pâturages flétris sous leurs rayons brûlants.</p> + +<p>La religion finit toutes ses anxiétés; elle fixe tant d'incertitudes; +elle donne un but qui n'étant jamais atteint, n'est jamais dévoilé; elle +nous assujettit pour nous mettre en paix avec nous-mêmes; elle nous +promet des biens dont l'espoir reste toujours, parce que nous ne +saurions en faire l'épreuve; elle écarte l'idée du néant, elle écarte +les passions de la vie; elle nous débarrasse de nos maux désespérants, +de nos biens fugitifs; et elle met à la place un songe dont l'espérance, +meilleure peut-être que tous les biens réels, dure du moins jusqu'à la +mort. Elle est aussi bienfaisante qu'elle est solennelle: mais elle +semble n'exister que pour ouvrir au cœur de l'homme des abîmes nouveaux. +Elle est fondée sur des dogmes que plusieurs ne peuvent croire: en +désirant ses effets, ils ne peuvent les éprouver; en regrettant sa +sécurité, ils ne sauraient en jouir: ils cherchent ces célestes +espérances, et ils ne voient qu'un rêve des mortels; ils aiment la +récompense de l'homme bon, mais ils ne voient pas qu'ils aient mérité de +la nature; ils voudraient perpétuer, leur être, et ils voient que tout +passe. Tandis que le novice à peine tonsuré, entend distinctement les +anges qui célèbrent ses jeunes et ses mérites, eux qui ont le sentiment +de la vertu, savent assez qu'ils n'atteignent point sa sublime hauteur: +accablés de leur faiblesse et du vide de leurs destins, ils n'ont pas +une autre attente que de désirer, de s'agiter et de passer comme l'ombre +qui n'a rien connu.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XLIV" id="LETTRE_XLIV"></a>LETTRE XLIV.</h3> + +<p class="date">Lyon, 15 juin, VI.<br /> +</p> + +<p>J'ai relu, j'ai pesé vos objections, ou si vous voulez, vos reproches: +c'est ici une question sérieuse; je vais y répondre à-peu-près. Si les +heures que l'on passe à discuter sont ordinairement perdues, celles +qu'on passe à s'écrire ne le sont point.</p> + +<p>Croyez-vous bien sérieusement que cette opinion, qui, dites-vous, ajoute +à mon malheur, dépende de moi? Le plus sûr est de croire: je ne le +conteste pas. Vous me rappelez aussi ce que l'on n'a pas moins dit, que +cette croyance est nécessaire pour sanctionner la morale.</p> + +<p>J'observe d'abord que je ne prétends point décider; que j'aimerais même +à ne pas nier, mais que je trouve au moins téméraire d'affirmer. Sans +doute c'est un malheur que de pencher à croire impossible ce dont on +désirerait la réalité, mais j'ignore comment on peut échapper à ce +malheur<a name="FNanchor_35_35" id="FNanchor_35_35"></a><a href="#Footnote_35_35" class="fnanchor">[35]</a> quand on y est tombé.</p> + +<p>La mort, dites-vous, n'existe point pour l'homme. Vous trouvez impie le +<i>hic jacet</i>. L'homme de bien, l'homme de génie n'est pas là sous ce +marbre froid, dans cette cendre morte. Qui dit cela? Dans ce sens <i>hic +jacet</i> sera faux sur la tombe d'un chien: son instinct fidèle et +industrieux n'est plus là. Où est-il? Il n'est plus.</p> + +<p>Vous me demandez ce, qu'est devenu le mouvement, l'esprit, l'âme de ce +corps qui vient de pourrir: la réponse est très-simple. Quand le feu de +votre cheminée s'éteint, sa lumière, sa chaleur, son mouvement enfin le +quitte, comme chacun sait, et s'en va dans un autre monde pour y être +éternellement récompensé s'il a réchauffé vos pieds, et éternellement +puni s'il a brûlé vos pantoufles.</p> + +<p>Ainsi l'harmonie de la lyre que l'Ephore vient de faire briser, passera +de pipeaux en sifflets, jusqu'à ce qu'elle ait expié par des sons plus +austères ces modulations voluptueuses qui corrompaient la morale. Rien +ne peut être anéanti. Non: un être, un corpuscule n'est pas anéanti; +mais une forme, un rapport, une faculté le sont. Je voudrais bien que +l'âme de l'homme bon et infortuné lui survécût pour un bonheur immortel. +Mais si l'idée de cette félicité céleste a quelque chose de céleste +elle-même, cela ne prouve point qu'elle ne soit pas un rêve. Ce dogme +est beau et consolant sans doute; mais ce que j'y vois de beau, ce que +j'y trouverais de consolant, loin de me le prouver, ne me donne pas même +l'espérance de le croire. Quand un sophiste s'avisera de me dire que si +je suis dix jours soumis à sa doctrine, je recevrai au bout de ce temps +des facultés surnaturelles, que je resterai invulnérable, toujours +jeune, possédant tout ce qu'il faut au bonheur, puissant pour faire le +bien, et dans une sorte d'impuissance de vouloir aucun mal; ce songe +flattera sans doute mon imagination, j'en regretterai peut-être les +promesses séduisantes, mais je ne pourrai pas y voir la vérité.</p> + +<p>En vain il m'objectera que je ne cours aucun risque à le croire. S'il me +promettait plus encore pour être persuadé que le soleil luit à minuit, +cela ne serait pas en mon pouvoir. S'il me disait ensuite: à la vérité, +je vous faisais un mensonge, et je trompe de même les autres hommes; +mais ne les avertissez point, car c'est, pour les consoler; ne +pourrais-je lui répliquer que sur ce globe âpre et fangeux, où discutent +et souffrent dans une même incertitude, quelques cent millions +d'immortels gais ou navrés, ivres ou moroses, sémillants ou imbéciles, +trompés ou atroces, nul n'a encore prouvé que ce fût un devoir de dire +ce qu'on croit consolant, et de taire ce que l'on croit vrai.</p> + +<p>Très-inquiets et plus ou moins malheureux, nous attendons sans cesse +l'heure suivante, le jour suivant, l'année suivante. Il nous faut à la +fin une vie suivante. Nous avons existé sans vivre; nous vivrons donc un +jour; conséquence plus flatteuse que juste. Si elle est une consolation +pour le malheureux; cela même est une raison de plus pour que la vérité +m'en soit suspecte. C'est un assez beau rêve qui dure jusqu'à ce qu'on +s'endorme pour jamais. Conservons cet espoir: heureux celui qui l'a! +Mais convenons que la raison qui le rend si universel n'est pas +difficile à trouver.</p> + +<p>Il est vrai qu'on ne risque rien d'y croire quand on peut: mais il ne +l'est pas moins que le grand Paschal a dit une puérilité quand il a dit: +Croyez, parce que vous ne risquez rien de croire, et que vous risquez +beaucoup en ne croyant pas. Ce raisonnement est décisif, s'il s'agit de +la conduite, il est absurde quand c'est la foi que l'on demande. Croire +a-t-il jamais dépendu de la volonté?</p> + +<p>L'homme de bien ne peut que désirer l'immortalité. On a osé dire d'après +cela: le méchant seul n'y croit pas. Ce jugement téméraire place dans la +classe de ceux qui ont à redouter une justice éternelle, plusieurs des +plus sages et des plus grands des hommes. Ce mot de l'intolérance serait +atroce, s'il n'était pas imbécile.</p> + +<p>Tout homme qui croit finir en mourant est l'ennemi de la société; il est +nécessairement égoïste et méchant avec prudence: autre erreur. Helvétius +connaissait mieux les différences du cœur humain, lorsqu'il disait: il y +a des hommes si malheureusement nés qu'ils ne sauraient se trouver +heureux que par des actions qui mènent à la Grève. Il y a aussi des +hommes qui ne peuvent être bien qu'au milieu des hommes contents, qui se +sentent dans tout ce qui jouit et souffre, et qui ne sauraient être +satisfaits d'eux-mêmes que s'ils contribuent à l'ordre des choses et à +la félicité des hommes. Ceux-là tâchent de bien faire sans croire +beaucoup à l'étang de soufre.</p> + +<p>Au moins, objectera-t-on, la foule n'est pas ainsi organisée. Dans le +vulgaire des hommes, chaque individu ne cherche que son intérêt +personnel, et sera méchant s'il n'est utilement trompé. Ceci peut être +vrai jusqu'à un certain point. Si les hommes ne devaient et ne pouvaient +jamais être détrompés, il n'y aurait plus qu'à décider si l'intérêt +public donne le droit de tromper, et si c'est un crime ou du moins un +mal de dire la vérité contraire. Mais, si cette erreur utile, ou donnée +pour telle, ne peut avoir qu'un temps; s'il est inévitable qu'un jour on +cesse de croire sur parole; ne faut-il point avouer que tout votre +édifice moral restera sans appui quand une fois ce brillant échafaudage +se sera écroulé. Pour prendre des moyens plus faciles et plus courts +d'assurer le présent, vous exposez l'avenir à la subversion la plus +sinistre et peut-être la plus irrémédiable. Si au contraire vous eussiez +su trouver dans le cœur humain les bases naturelles de sa moralité; si +vous eussiez su y mettre ce qui pouvait manquer au mode social, aux +institutions de la cité; votre ouvrage plus difficile, il est vrai, et +plus savant, eût été durable comme le monde.</p> + +<p>Si donc il arrivait que mal persuadé de ce que n'ont pas cru eux-mêmes +plusieurs des plus vénérés d'entre vous, on vînt à dire: les nations +commencent à vouloir des certitudes et à distinguer les choses +positives; la morale se déprave, et la foi n'est plus. Il faut se hâter +de prouver aux hommes qu'indépendamment d'une vie future, la justice est +nécessaire à leurs cœurs; que pour l'individu même, il n'y a point de +bonheur sans la raison; et que les vertus morales sont des lois de la +nature aussi nécessaires à l'homme en société que les lois des besoins +des sens. Si, dis-je, il était de ces hommes justes et amis de l'ordre +par leur nature, dont le premier besoin fût de ramener les hommes à plus +d'union, de conformités et de jouissances: si, laissant dans le doute ce +qui n'a jamais été prouvé, ils rappelaient aux hommes les principes de +justice et d'amour universel qu'on ne saurait contester: s'ils se +permettaient de leur parler des voies invariables du bonheur: si, +entraînés par la vérité qu'ils sentent, qu'ils voient et que vous +reconnaissez vous-mêmes, ils consacraient leur vie à l'annoncer de +différentes manières et à la persuader avec le temps: pardonnez, +ministres de vérité, à des moyens qui ne sont pas précisément les +vôtres, mais qui serviront la vérité; considérez, je vous prie, qu'il +n'est plus d'usage de lapider, que les miracles modernes ont fait +beaucoup rire, que les temps sont changés, et qu'il faudra que vous +changiez avec eux.</p> + +<p>Je quitte les interprètes du ciel, que leur grand caractère, rend +très-utiles ou très-funestes, tout-à-fait bons ou tout-à-fait médians, +les uns vénérables, les autres dignes d'exécration. Je reviens à votre +lettre. Je ne réponds pas à tous ses points, parce que la mienne serait +trop longue; mais je ne saurais laisser passer une objection spécieuse +en effet, sans observer qu'elle n'est pas aussi fondée qu'elle pourrait +d'abord le paraître.</p> + +<p>La nature est conduite par des forces inconnues et selon des lois +mystérieuses: l'ordre est sa mesure, l'intelligence est son mobile: il +n'y a pas bien loin, dit-on, de ces données prouvées et obscures, à nos +dogmes inexplicables. Plus loin qu'on ne pense.<a name="FNanchor_36_36" id="FNanchor_36_36"></a><a href="#Footnote_36_36" class="fnanchor">[36]</a></p> + +<p>Beaucoup d'hommes extraordinaires ont cru aux présages, aux songes, aux +moyens secrets des forces invisibles; beaucoup d'hommes extraordinaires +ont donc été superstitieux: je le veux bien, mais du moins ce ne fut pas +à la manière des petits esprits. L'historien d'Alexandre dit qu'il était +superstitieux, frère Labre l'était aussi: mais Alexandre et frère Labre +ne l'étaient pas de la même manière, il y avait bien quelques +différences entre leurs pensées. Je crois que nous reparlerons de cela +une autre fois.</p> + +<p>Pour les efforts presque surnaturels que la religion fit faire, je n'y +vois pas une grande preuve d'origine divine. Tous les genres de +fanatisme ont produit des choses qui surprennent quand on est de +sang-froid.</p> + +<p>Quand vos dévots ont trente mille livres de rente, et qu'ils donnent +beaucoup de sous aux pauvres, on vante leurs aumônes. Quand les +bourreaux leur <i>ouvrent le ciel</i>, on crie que sans la grâce d'en haut, +ils n'auraient jamais eu la force d'accepter une félicité éternelle. En +général, je n'aperçois point ce que leurs vertus peuvent avoir qui +m'étonnât à leur place. Le prix est assez grand: mais eux sont souvent +bien petits. Pour aller droit, ils ont sans cesse besoin de voir l'enfer +à gauche, le purgatoire à droite, et le ciel en face. Je ne dis pas +qu'il n'y ait point d'exceptions; il me suffit qu'elles soient rares.</p> + +<p>Si la religion a fait de grandes choses, c'est avec des moyens immenses. +Celles que la bonté du cœur a faites tout naturellement, sont moins +éclatantes peut-être, moins opiniâtres et moins prônées, mais plus sûres +comme plus utiles.</p> + +<p>Le stoïcisme eut aussi ses héros. Il les eut sans promesses éternelles, +sans menaces infinies. Si un culte eût fait tant avec si peu, on en +tirerait de belles preuves de son institution divine.</p> + +<p class="date">A demain.<br /> +</p> + +<hr style="width: 15%;" /> + +<p>Examinez deux choses: si la religion n'est pas un des plus faibles +moyens sur la classe qui reçoit ce qu'on appelle de l'éducation: et s'il +n'est pas absurde qu'il ne soit donné de l'éducation qu'à la dixième +partie des hommes.</p> + +<p>Quand on a dit que le Stoïcien n'avait qu'une fausse vertu, parce qu'il +ne prétendait pas à la vie éternelle, on a porté l'impudence du zèle à +un excès rare.</p> + +<p>C'est un exemple non moins curieux de l'absurdité où la fureur du dogme +peut entraîner même un bon esprit, que ce mot du célèbre Tilotson: la +véritable raison pour laquelle un homme est athée, c'est qu'il est +méchant.</p> + +<p>Je veux que les lois civiles se trouvent insuffisantes pour cette +multitude que l'on ne forme pas, dont on ne s'inquiète pas, que l'on +fait naître et qu'on abandonne au hasard des affections ineptes et des +habitudes crapuleuse. Cela prouve seulement qu'il n'y a que misère et +confusion sous le calme apparent des vastes Etats; que la politique, +dans la véritable acception de ce mot, s'est absentée de notre terre où +la diplomatie, où l'administration financière font des pays florissants +pour les poèmes, et gagnent des victoires pour les gazettes.</p> + +<p>Je ne veux point discuter une question compliquée: que l'histoire +prononce! Mais n'est-il pas notoire que les terreurs de l'avenir ont +retenu bien peu de gens disposés à n'être retenus par aucune autre +chose. Pour le reste des hommes, il est des freins plus naturels, plus +directs, et dès-lors plus puissants. Puisque l'homme avait reçu le +sentiment de l'ordre, puisqu'il était dans sa nature, il fallait en +rendre le besoin sensible à tous les individus. Il fût resté moins de +scélérats que vos dogmes n'en laissent; et vous eussiez eu de moins tous +ceux qu'ils font.</p> + +<p>On dit que les premiers crimes mettent aussitôt dans le cœur le supplice +du remords, et qu'ils y laissent pour toujours le trouble; et l'on dit +qu'un athée, s'il est conséquent, doit voler son ami et assassiner son +ennemi: c'est une des contradictions que je croyais voir dans les écrits +des défenseurs de la foi. Mais il ne peut y en avoir, puisque les hommes +qui écrivent sur des choses révellées n'auraient aucun prétexte qui +excusât l'incertitude et les variations: ils en sont tellement éloignés, +qu'ils n'en pardonnent pas même l'apparence à ces profanes qui annoncent +avoir reçu en partage une raison faible et non inspirée, le doute et non +l'infaillibilité.</p> + +<p>Qu'importe, diront-ils encore, d'être content de soi-même si l'on ne +croit pas à la vie future? Il importe au repos de celle-ci, laquelle est +tout alors.</p> + +<p>S'il n'y avait point d'immortalité, poursuivent-ils, qu'est-ce que +l'homme vertueux aurait gagné à bien faire? Il y aurait gagné tout ce +que l'homme vertueux estime, et perdu seulement ce que l'homme vertueux +n'estime pas, c'est-à-dire ce que vos passions ambitionnent souvent +malgré votre croyance.</p> + +<p>Sans l'espérance et la terreur de la vie future, vous ne reconnaissez +point de mobile: mais la tendance à l'ordre ne peut-elle faire une +partie essentielle de nos inclinations, de notre <i>instinct</i>, comme la +tendance à la conservation, à la reproduction? N'est-ce rien que de +vivre dans le calme et la sécurité du juste?</p> + +<p>Dans l'habitude trop exclusive de lier à vos désirs immortels et à vos +idées célestes, tout sentiment magnanime, toute idée droite et pure, +vous supposez toujours que tout ce qui n'est pas surnaturel est vil, que +tout ce qui n'exalte pas l'homme jusqu'au séjour des béatitudes, le +rabaisse nécessairement au niveau de la brute; que des vertus terrestres +ne sont qu'un déguisement misérable; et qu'une âme bornée à la vie +présente n'a que des désirs infâmes et des pensées immondes. Ainsi +l'homme juste et bon, qui, après quarante ans de patience dans les +douleurs, d'équité parmi les fourbes, et d'efforts généreux que le ciel +doit couronner, viendrait à reconnaître la fausseté des dogmes qui +faisaient sa consolation, et qui soutenaient sa vie laborieuse dans +l'attente d'un repos céleste; ce sage dont l'âme est nourrie du calme de +la vertu, et pour qui bien faire c'est vivre, changeant de besoins +présents parce qu'il a changé de système sur l'avenir, et ne voulant +plus du bonheur actuel parce qu'il pourrait bien ne pas durer toujours, +va tramer une perfidie contre l'ancien ami qui n'a jamais douté de son +cœur; il va s'occuper des moyens vils mais secrets d'obtenir de l'or et +du pouvoir; et pourvu qu'il échappe à la justice des hommes, il va +croire que son intérêt se trouve désormais à tromper les bons, à +opprimer les malheureux, à ne garder de l'honnête homme qu'un dehors +prudent, et à mettre dans son cœur tous les vices qu'il avait abhorré +jusqu'alors? Sérieusement, je n'aimerais pas faire une pareille question +à vos sectaires, à ces vertueux exclusifs; car s'ils me répondaient par +la négative, je leur dirais qu'ils sont très-inconséquents, or il ne +faut jamais perdre de vue que des inspirés n'ont pas d'excuse en cela; +et s'ils osaient avancer l'affirmative, ils me feraient pitié.</p> + +<p>Si l'idée de l'immortalité a tous les caractères d'un songe admirable, +celle de l'anéantissement n'est pas susceptible d'une démonstration +rigoureuse. L'homme de bien désire nécessairement de ne pas périr tout +entier: n'est-ce pas assez pour l'affermir?</p> + +<p>Si, pour être juste, on avait besoin de l'espoir d'une vie future, cette +possibilité vague serait encore suffisante. Elle est superflue pour +celui qui raisonne sa vie; les considérations du temps présent peuvent +lui donner moins de satisfaction, mais elles le persuadent de même; car +il a le besoin présent d'être juste. Les autres hommes n'écoutent que +les intérêts du moment. Ils pensent au paradis quand il s'agit des rites +religieux; mais dans les choses morales, la crainte des suites, celle de +l'opinion, celle des lois, les penchants de l'âme sont leur seule règle. +Les devoirs imaginaires sont fidèlement observés par quelques-uns; les +véritables sont sacrifiés par presque tous quand il n'y a pas de danger +temporel.</p> + +<p>Donnez aux hommes la justesse de l'esprit et la bonté du cœur, vous +aurez une telle majorité d'hommes de bien, que le reste sera entraîné +par ses intérêts même les plus directs et les plus grossiers. Au +contraire, vous rendez les esprits faux et les âmes petites. Depuis +trente siècles, les résultats sont dignes de la sagesse des moyens. Tous +les genres de contrainte ont des effets funestes, et des résultats +éphémères: il faudra enfin persuader.</p> + +<p>J'ai de la peine à quitter un sujet aussi important qu'inépuisable.</p> + +<p>Je suis si loin d'avoir de la partialité contre le Christianisme, que je +déplore ce que la plupart de ses zélateurs ne pensent guère à déplorer +eux-mêmes. Je me plaindrais volontiers comme eux, de la perte du +christianisme: avec cette différence néanmoins qu'ils le regrettent tel +qu'il fut exécuté, tel même qu'il existait il y a un demi-siècle; et que +je ne trouve pas que ce christianisme-là soit bien regrettable.</p> + +<p>Les conquérants, les esclaves, les poètes, les prêtres <i>païens</i> et les +nourrices parvinrent à défigurer les traditions de la Sagesse antique à +force de mêler les races, de détruire les écrits, d'expliquer et de +confondre les allégories, de laisser le sens profond et vrai pour +chercher des idées absurdes qu'on puisse admirer, et de personnifier les +êtres abstraits afin d'avoir beaucoup à adorer.</p> + +<p>Les grandes conceptions étaient avilies. Le Principe de vie, +l'Intelligence, la Lumière, l'Eternel n'était plus que le mari de Junon: +l'Harmonie, la Fécondité, le lien des êtres, n'étaient plus que l'amante +d'Adonis: la Sagesse impérissable n'était plus connue que par son hibou: +les grandes idées de l'immortalité et de la rémunération consistaient +dans la crainte de tourner une roue et dans l'espoir de se promener sous +des rameaux verts. La Divinité indivisible était partagée en une +multitude hiérarchique agitée de passions misérables: le résultat, du +génie des races primitives, les emblèmes des lois universelles n'étaient +plus que des pratiques superstitieuses, dont les enfants riaient dans +les villes.</p> + +<p>Rome avait changé le monde, et Rome changeait. La Terre inquiète, +agitée, opprimée ou menacée, instruite et trompée, ignorante et +désabusée, avait tout perdu sans avoir rien remplacé; encore endormie +dans l'erreur, elle était déjà étonnée du bruit confus des vérités que +la science cherchait.</p> + +<p>Une même domination, les mêmes intérêts, la même terreur, le même esprit +de ressentiment et de vengeance contre le Peuple-roi, tout rapprochait +les nations. Leurs habitudes étaient interrompues, leurs constitutions +n'étaient plus; l'amour de la cité, l'esprit de séparation, d'isolement, +de haine pour les étrangers, s'était affaibli dans le désir général de +résister aux vainqueurs de la terre, ou dans la nécessité d'en recevoir +des lois: le nom de Rome avait tout réuni. Les vieilles religions des +peuples n'étaient plus que des traditions de province: le Dieu du +Capitole avait fait oublier leurs Dieux, et l'apothéose des empereurs le +faisait oublier lui-même; partout, les autels les plus fréquentés +étaient ceux des Césars.</p> + +<p>C'était la plus grande époque de l'histoire du monde: il fallait élever +un monument majestueux et simple sur ces monuments ruinés des diverses +régions connues.</p> + +<p>Il fallait une croyance sublime puisque la morale était méconnue: il +fallait des dogmes impénétrables peut-être, mais nullement risibles, +puisque les lumières s'étendaient. Puisque tous les cultes étaient +avilis, il fallait un culte majestueux et digne de l'homme qui cherche à +agrandir son âme par l'idée d'un Dieu du monde. Il fallait des rites +imposants, rares, désirés, mystérieux mais simples, des rites comme +surnaturels, mais aussi convenables à la raison de l'homme qu'à son +cœur. Il fallait ce qu'un grand génie pouvait seul établir, et que je ne +fais qu'entrevoir.</p> + +<p>Mais vous avez fabriqué, raccommodé, essayé, corrigé, recommencé je ne +sais quel amas incohérent de cérémonies triviales et de dogmes un peu +propres à scandaliser les faibles: vous avez mêlé ce composé hasardeux à +une morale quelquefois fausse, souvent fort belle, et habituellement +austère, seul point sur lequel vous n'ayez pas été gauches. Vous passez +quelques centaines d'années à arranger tout cela par inspiration; et +votre lent ouvrage, industrieusement réparé, mais mal conçu, n'est fait +pour durer qu'à-peu-près autant de temps que vous en mettez à l'achever.</p> + +<p>Jamais on ne fit une maladresse plus surprenante que de confier le +sacerdoce aux premiers venus, et d'avoir une populace d'hommes-de-Dieu. +On multiplia hors de toute mesure ce sacrifice auguste dont la nature +était essentiellement l'unité: on parut ne voir jamais que les effets +directs et les convenances du moment: on mit partout des sacrificateurs +et des confesseurs; on fit partout des prêtres et des moines, ils se +mêlèrent de tout, et partout on en trouve des troupes dans le luxe ou +dans la mendicité.</p> + +<p>Cette multitude est commode, dit-on, pour les fidèles. Mais il n'est pas +bon qu'en cela le peuple trouve ainsi toutes ses commodités au coin de +sa rue. Il est insensé de confier les fonctions religieuses à des +millions d'individus: c'est les abandonner continuellement aux derniers +des hommes; c'est en compromettre la sainte dignité; c'est effacer +l'empreinte sacrée dans un commerce trop habituel; c'est avancer de +beaucoup l'instant ou doit périr tout ce qui n'a pas des fondements +impérissables.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XLV" id="LETTRE_XLV"></a>LETTRE XLV.</h3> + +<p class="date">Chessel, 27 juillet, VI.<br /> +</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p>Je n'ai jamais affirmé que ce fût une faiblesse d'avoir une larme pour +des maux qui ne nous sont point personnels, pour un malheureux qui nous +est étranger, mais qui nous est connu. Il est mort: c'est peu de chose, +qui est-ce qui ne meurt pas? mais il a été constamment malheureux et +triste; jamais l'existence ne lui a été bonne; il n'a encore eu que des +douleurs, et maintenant il n'a plus rien. Je l'ai vu, je l'ai plaint: je +le respectais, il était malheureux et bon. Il n'a pas eu des malheurs +éclatants: mais en entrant dans la vie, il s'est trouvé sur une longue +trace de dégoûts et d'ennuis; il y est resté, il y a vécu, il y a +vieilli avant l'âge, il s'y est éteint.</p> + +<p>Je n'ai pas oublié ce bien de campagne qu'il désirait, et que j'allai +voir avec lui, parce que j'en connaissais le propriétaire. Je lui +disais; vous y serez bien, vous y aurez des années meilleures, elles +vous feront oublier les autres; vous prendrez cet appartement-ci, vous y +serez seul et tranquille.—J'y serais heureux, mais je ne le crois +pas.—Vous le serez demain, vous allez passer l'acte.—Vous verrez que +je ne l'aurai point.</p> + +<p>Il ne l'eut pas: vous savez comment tout cela tourna. La multitude des +hommes vivants est sacrifiée à la prospérité de quelques-uns; comme le +plus grand nombre des enfants meurt, et est sacrifié à l'existence de +ceux qui resteront; comme des millions de glands le sont à la beauté des +grands chênes qui doivent couvrir librement un vaste espace. Et, ce qui +est déplorable, c'est que dans cette foule que le sort abandonne et +repousse dans les marais bourbeux de la vie, il se trouve des hommes qui +ne sauraient descendre comme leur sort, et dont l'énergie impuissante +s'indigne en s'y consumant. Les lois générales sont fort belles: je +leur sacrifierais volontiers un an, deux, dix ans même de ma vie; mais +tout mon être, c'est trop: ce n'est rien dans la nature, c'est tout pour +moi. Dans ce grand mouvement, sauve qui peut, dit-on: cela serait assez +bien, si le tour de chacun venait tôt ou tard, ou si du moins on pouvait +l'espérer toujours: mais quand la vie s'écoule, quoique l'instant de la +mort reste incertain, l'on sait bien du moins que l'on s'en va. +Dites-moi où est l'espérance de l'homme qui arrive à soixante ans sans +avoir encore autre chose que de l'espérance! Ces lois de l'ensemble, ce +soin des espèces, ce mépris des individus, cette marche des êtres est +bien dure pour nous qui sommes des individus. J'admire cette providence +qui taille tout en grand; mais comme l'homme est culbuté parmi les +rognures! et que nous sommes plaisants de nous croire quelque chose! +Dieux par la pensée, insectes pour le bonheur, nous sommes ce Jupiter +dont le temple est aux petites maisons; il prend pour une cassolette +d'encens l'écuelle de bois où fume la soupe qu'on apporte dans sa loge; +il règne sur l'Olympe, jusqu'à l'instant où le plus vil geôlier lui +donnant un soufflet, le rappelle à la vérité, pour qu'il baise la main +et mouille de larmes son pain moisi.</p> + +<p>Infortuné! vous avez vu vos cheveux blanchir, et dans tant de jours, +vous n'en avez pas eu un de contentement, pas un; pas même le jour du +mariage funeste, du mariage d'inclination qui vous a donné une femme +estimable, et qui vous a perdu tous deux. Tranquilles, aimants, sages, +vertueux, religieux, tous deux la bonté même, vous avez vécu plus mal +ensemble que ces insensés que leurs passions entraînent, qu'aucun +principe ne retient, et qui ne sauraient imaginer à quoi peut servir la +bonté du cœur. Vous vous êtes marié pour vous aider mutuellement, +disiez-vous, pour adoucir vos peines en les partageant, pour faire votre +salut: et le même soir, le premier soir, mécontents l'un de l'autre et +de votre destinée, vous n'eûtes plus d'autre vertu ni d'autre +consolation à attendre que la patience de vous supporter jusqu'au +tombeau. Quel fut donc votre malheur, votre crime? de vouloir le bien, +de le vouloir trop, de ne pouvoir jamais le négliger, de le vouloir +minutieusement et avec assez de passion pour ne le considérer que dans +le détail du moment présent.</p> + +<p>Vous voyez que je les connaissais. On paraissait me voir avec plaisir: +on voulait me convertir; et quoique ce projet n'ait pas absolument +réussi, nous jasions assez ensemble. C'est lui surtout dont le malheur +me frappait. Sa femme n'était ni moins bonne ni moins estimable; mais +plus faible, elle trouvait dans son abnégation un certain repos où +devait s'engourdir sa douleur. Dévote avec tendresse, offrant ses +amertumes, et remplie de l'idée d'une récompense future, elle souffrait, +mais d'une manière qui n'était pas sans dédommagement. Il y avait +d'ailleurs dans ses maux quelque chose de volontaire; elle était +malheureuse par goût; et ses gémissements, comme ceux des saints, +quoique très-pénibles quelquefois, lui étaient précieux et nécessaires.</p> + +<p>Pour lui, il était religieux sans être absorbé par la dévotion: il était +religieux par devoir, mais sans fanatisme, et sans faiblesses comme sans +momerie; pour réprimer ses passions, et non pas pour en suivre une plus +particulière. Je n'assurerais pas même qu'il ait joui de cette +conviction sans laquelle la religion peut plaire, mais ne saurait +suffire.</p> + +<p>Ce n'est pas tout: on voyait comment il eût pu être heureux; on sentait +même que les causes de son malheur n'étaient pas dans lui. Mais sa femme +eût été à-peu-près la même, dans quelque situation qu'elle eût vécu: +elle eût trouvé partout le moyen de se tourmenter et d'affliger les +autres, en ne voulant que le bien, en ne s'occupant nullement +d'elle-même, en croyant sans cesse se sacrifier pour tous; mais en ne +sacrifiant jamais ses idées, en prenant sur elle tous les efforts, +excepté celui de changer sa manière. Il semblait donc que son malheur +appartînt en quelque sorte à sa nature; et on était plus disposé à s'en +consoler et à prendre là-dessus son parti, comme sur l'effet d'une +destinée irrévocable. Au contraire, son mari eût vécu comme un autre, +s'il eût vécu avec tout autre qu'avec elle. On sait quel remède trouver +à un mal ordinaire, et surtout à un mal qui ne mérite pas de ménagement: +mais c'est une misère à laquelle on ne peut espérer de terme, de ne +pouvoir que plaindre celle dont la perpétuelle manie nous déplaît avec +amitié, nous harcèle avec douceur, et nous impatiente toujours sans se +déconcerter jamais; qui ne nous fait mal que par une sorte de nécessité, +qui n'oppose à notre indignation que des larmes pieuses, qui en +s'excusant fait pis encore qu'elle n'avait fait; et qui avec de +l'esprit, mais dans un aveuglément inconcevable, fait en gémissant tout +ce qu'il faut pour nous pousser à bout.</p> + +<p>Si quelques hommes ont été un fléau pour l'homme, ce sont bien les +législateurs profonds qui ont rendu le mariage indissoluble, afin que +l'on fut <i>forcé</i> de s'aimer. Pour compléter l'histoire de la sagesse +humaine, il nous en manque un, qui voyant la nécessité de s'assurer de +l'homme suspecté d'un crime et l'injustice de rendre malheureux en +attendant son jugement celui qui peut être innocent, ordonne dans tous +les cas vingt ans de cachot provisoirement, au lieu d'un mois de prison, +afin que la nécessité de s'y faire adoucisse le sort du détenu et lui +rende sa chaîne aimable.</p> + +<p>On ne remarque pas assez quelle insupportable répétition de peines +comprimantes, et souvent mortelles, produisent dans le secret des +appartements, ces humeurs difficiles, ces manies tracassières, ces +habitudes orgueilleuses à-la-fois et petites, où s'engagent, par hasard, +sans le soupçonner et sans pouvoir s'en retirer, tant de femmes à qui on +n'a jamais cherché à faire connaître le cœur humain. Elles achèvent leur +vie avant d'avoir découvert qu'il est bon de savoir vivre avec les +hommes: elles élèvent des enfants ineptes comme elles; c'est une +génération de maux, jusqu'à ce qu'il survienne un tempérament heureux +qui se forme lui-même un caractère; et tout cela, parce qu'on a cru +leur donner une éducation très-suffisante en leur apprenant à coudre, +danser, mettre le couvert et lire les psaumes en latin.</p> + +<p>Je ne sais pas quel bien il peut résulter de ce qu'on ait des idées +étroites, et je ne vois pas qu'une imbécile ignorance soit de la +simplicité: l'étendue des vues produit au contraire moins d'égoïsme, +moins d'opiniâtreté, plus de bonne-foi, une délicatesse officieuse, et +cent moyens de conciliation. Chez les gens trop bornés, à moins que le +cœur ne soit d'une bonté extrême, et qu'il faut rarement attendre, vous +ne voyez qu'humeur, oppositions, entêtement ridicule, altercations +perpétuelles; et la plus faible altercation devient en deux minutes une +dispute pleine d'aigreur. Des reproches amers, des soupçons hideux, des +manières brutes semblent, à la moindre occasion, brouiller ces gens-là +pour jamais. Il y a cependant chez eux une chose heureuse, c'est que +comme l'humeur est leur seul mobile, si quelque bêtise vient les +divertir, ou si quelque tracasserie contre une autre personne vient les +réunir, voilà mes gens qui rient ensemble et se parlent à l'oreille, +après s'être traités avec le dernier mépris: une demi-heure plus tard, +voici une fureur nouvelle; un quart-d'heure après cela chante ensemble. +Il faut rendre à de telles gens cette justice qu'il ne résulte +ordinairement rien de leur brutalité, si ce n'est un dégoût +insurmontable dans ceux que des circonstances particulières engageraient +à vivre avec eux.</p> + +<p>Vous êtes hommes, vous vous dites chrétiens: et cependant, malgré les +lois que vous ne sauriez désavouer, et malgré celles que vous adorez, +vous fomentez, vous perpétuez une extrême inégalité entre les lumières +et les sentiments des hommes. Cette inégalité est dans la nature; mais +vous l'avez augmentée contre toute mesure, quand vous deviez au +contraire travailler à la restreindre. Il faut bien que les prodiges de +votre industrie soient une surabondance funeste, puisque vous n'avez ni +le temps, ni les facultés de faire tant de choses indispensables. La +masse des hommes est brute, inepte et livrée à elle-même; tous vos maux +viennent de-là: ou ne les faites pas exister, ou donnez-leur une +existence d'homme.</p> + +<p><i>Que conclure, à la fin, de tous mes longs propos?</i> C'est que l'homme +étant peu de chose dans la nature, et étant tout pour lui-même, il +devrait bien s'occuper un peu moins des lois du monde, et un peu plus +des siennes; laisser peut-être celles des hautes-sciences qui sont +sublimes, et qui n'ont pas séché une seule larme dans les hameaux et au +quatrième étage; laisser peut-être certains arts admirables et inutiles; +laisser des passions héroïques et funestes; tâcher, s'il se peut, +d'avoir des institutions qui arrêtent l'homme et qui cessent de +l'abrutir, d'avoir moins de science et moins d'ignorance; et convenir +enfin que si l'homme n'est pas un ressort aveugle qu'il faille +abandonner aux forces de la fatalité, que si ses mouvements ont quelque +chose de spontané, la morale est la seule science de l'homme livré à la +providence de l'homme.</p> + +<p>Vous laissez aller sa veuve dans un couvent: vous faites très-bien, je +crois. C'est-là qu'elle eût dû vivre: elle était née pour le cloître, +mais je soutiens qu'elle n'y eût pas trouvé plus de bonheur. Ce n'est +donc pas pour elle que je dis que vous faites bien. Mais en la prenant +chez vous, vous étaleriez une générosité inutile; elle n'en serait pas +plus heureuse. Votre bienfaisance prudente et éclairée se soucie peu des +apparences, et ne considère dans le bien à faire, que la somme plus ou +moins grande du bien qui doit en résulter.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XLVI" id="LETTRE_XLVI"></a>LETTRE XLVI.</h3> + +<p class="date">Lyon, 2 août, VI.<br /> +</p> + +<p>Quand le jour commence, je suis abattu; je me sens triste et inquiet; je +ne puis m'attacher à rien; je ne vois pas comment je remplirai tant +d'heures. Quand il est dans sa force, il m'accable; je me retire dans +l'obscurité, je tâche de m'occuper, et je ferme tout pour ne pas savoir +qu'il n'a point de nuages. Mais lorsque sa lumière s'adoucit, et que je +sens autour de moi ce charme d'une soirée heureuse qui m'est devenu si +étranger, je m'afflige, je m'abandonne; dans ma vie commode, je suis +fatigué de plus d'amertumes que l'homme pressé par le malheur. On m'a +dit: vous êtes tranquille maintenant.</p> + +<p>Le paralytique est tranquille dans son lit de douleur. Consumer les +jours de l'âge fort, comme le vieillard passe les jours du repos! +Toujours attendre, et ne rien espérer; toujours de l'inquiétude sans +désirs, et de l'agitation sans objet; des heures constamment nulles; des +conversations où l'on parle pour placer des mots, où l'on évite de dire +des choses; des repas où l'on mange par excès d'ennui; de froides +parties de campagne dont on n'a jamais désiré que la fin; des amis sans +intimité; des plaisirs pour l'apparence; du rire pour contenter ceux qui +bâillent comme vous; et pas un sentiment de joie dans deux années! Avoir +sans cesse le corps inactif, la tête agitée, l'âme malheureuse, et +n'échapper que fort mal dans le sommeil même à ce sentiment d'amertumes, +de contrainte, et d'ennuis inquiets: c'est la lente agonie du cœur; ce +n'est pas ainsi que l'homme devait vivre.</p> + +<p class="date">3 août.<br /> +</p> + +<p>S'il vit ainsi, me direz-vous, c'est donc ainsi qu'il devait vivre: ce +qui existe est selon l'ordre; où seraient les causes, si elles n'étaient +pas dans la nature? Il faudra que j'en convienne avec vous: mais cet +ordre de choses n'est que momentané; il n'est point selon l'ordre +essentiel, à moins que tout ne soit déterminé irrésistiblement. Si tout +est nécessaire, il l'est que j'agisse comme s'il n'y avait point de +nécessité: ce que nous disons est vain; il n'y a point de sentiment +préférable au sentiment contraire, point d'erreur, point d'utilité. Mais +s'il en est autrement, avouons nos écarts; examinons où nous en sommes; +cherchons comment on pourrait réparer tant de pertes. La résignation est +souvent bonne aux individus; elle ne peut être que fatale à l'espèce. +C'est ainsi que va le monde, est le mot d'un bourgeois quand on le dit +des misères publiques; ce n'est celui du sage que dans les cas +particuliers.</p> + +<p>Dira-t-on qu'il ne faut pas s'arrêter du beau imaginaire, au bonheur +absolu; mais aux détails d'une utilité directe dans l'ordre actuel: et +que la perfection n'étant pas accessible à l'homme, et surtout aux +hommes, il est à-la-fois inutile et romanesque de les en entretenir. +Mais la nature elle-même prépare toujours le plus pour obtenir le +moins. Dans mille graines, une seule germera. Nous voudrions apercevoir +quel serait le mieux possible, non pas précisément dans l'espoir de +l'atteindre, mais afin de nous en approcher davantage que si nous +envisagions seulement pour terme de nos efforts, ce qu'ils pourront en +effet produire. Je cherche des données qui m'indiquent les besoins de +l'homme; et je les cherche dans moi, pour me tromper moins. Je trouve +dans mes sensations un exemple limité, mais sûr; et en observant le seul +homme que je puisse bien sentir, je m'attache à découvrir quel pourrait +être l'homme en général.</p> + +<p>Vous seuls savez remplir votre vie, hommes simples et justes, pleins de +confiance et d'affections expansives, de sentiment et de calme; qui +sentez votre existence avec plénitude, et qui voulez voir l'œuvre de vos +jours! Vous placez votre joie dans l'ordre et la paix domestique, sur le +front pur d'un ami, sur la lèvre heureuse d'une femme. Ne venez point +vous soumettre dans nos villes à la médiocrité misérable, à l'ennui +superbe. N'oubliez pas les choses naturelles: ne livrez pas votre cœur à +la vaine tourmente des passions équivoques; leur objet toujours +indirect, fatigue et suspend la vie jusqu'à l'âge infirme qui déplore +trop lard le néant où se perdit la faculté de bien faire.</p> + +<p>Je suis comme ces infortunés en qui une impression trop violente a pour +jamais irrité la sensibilité de certaines fibres, et qui ne sauraient +éviter de retomber dans leur manie toutes les fois que l'imagination, +frappée d'un objet analogue, renouvelle en eux cette première émotion. +Le sentiment des rapports me montre toujours les convenances harmoniques +comme l'ordre et la fin de la nature. Ce besoin de chercher les +résultats dès que je vois les données, cet instinct à qui il répugne que +nous soyons en vain...... Croyez-vous que je le puisse vaincre? Ne +voyez-vous pas qu'il est dans moi, qu'il est plus fort que ma volonté, +qu'il m'est nécessaire, qu'il faut qu'il m'éclaire ou m'égare, qu'il me +rende malheureux et que je lui obéisse? Ne voyez-vous pas que je suis +déplacé, isolé, lassé; que je ne trouve rien, que l'ennui me tue. Je +rejette tout ce qui passe; je me presse, je me hâte par dégoût; +j'échappe au présent, je ne désire point l'avenir; je me consume, je +dévore mes jours, et je me précipite vers le terme de mes ennuis, sans +désirer rien après eux. On dit que le temps n'est rapide qu'à l'homme +heureux: on dit faux; je le vois passer maintenant avec une vitesse que +je ne lui connaissais pas. Puisse le dernier des hommes n'être jamais +heureux ainsi!</p> + +<p>Je ne vous le dissimule point, j'avais un moment compté sur quelque +douceur intérieure: je suis bien désabusé. Qu'attendais-je en effet? que +les hommes sussent arranger ces détails que les circonstances leur +abandonnent, user des avantages que peuvent offrir ou les facultés +intérieures, ou quelque conformité de caractère, établir et régler ces +riens dont on ne se lasse pas, et qui peuvent embellir ou tromper les +heures; qu'ils sussent ne point perdre dans l'ennui leurs années les +plus tolérables, et n'être pas plus malheureux par leur maladresse que +par le sort lui-même; qu'ils sussent vivre! Devais-je donc ignorer qu'il +n'en est point ainsi; et ne savais-je pas assez que cette apathie, et +surtout cette sorte de crainte et de défiance mutuelles, cette +incertitude, cette ridicule réserve qui étant l'instinct des uns, +devient le devoir des autres, condamnaient tous les hommes à se voir +avec ennui, à se lier avec indifférence, à s'aimer avec lassitude, à se +convenir inutilement, et à bâiller tous les jours ensemble, faute de se +dire une fois, ne bâillons plus.</p> + +<p>En toutes choses, et partout, les hommes perdent leur existence; ils se +fâchent ensuite contre eux-mêmes, ils croient que ce fut leur faute. +Malgré l'indulgence pour nos propres faiblesses, peut-être sommes-nous +trop sévères en cela, trop portés à nous attribuer ce que nous ne +pouvions éviter. Lorsque le temps est passé, nous oublions les détails +de cette fatalité impénétrable dans ses causes, et à peine sensible dans +ses résultats.</p> + +<p>Tout ce qu'on espérait se détruit sourdement; toutes les fleurs se +flétrissent, tous les germes avortent; tout tombe, comme ces fruits +naissants qu'une gelée a frappés de mort, qui ne mûriront point, qui +périront tous, mais qui végètent encore plus ou moins longtemps +suspendus à la branche stérilisée, comme si la cause de leur ruine eût +voulu rester inconnue.</p> + +<p>On a la santé, l'intimité; on voit dans ses mains ce qu'il faut pour une +vie assez douce: les moyens sont tout simples, tout naturels; nous les +tenons, ils nous échappent pourtant. Comment cela se fait-il? La réponse +serait longue et difficile: je la préférerais à bien des traités de +philosophie; elle n'est pas même dans les trois mille <i>lois</i> de +Pythagore.</p> + +<p>Peut-être se laisse-t-on trop aller à négliger des choses indifférentes +par elles-mêmes, et que pourtant il faut désirer, ou du moins recevoir, +pour que les heures soient occupées sans langueur. Il y a une sorte de +dédain, qui est une prétention fort vaine, mais à laquelle on se trouve +entraîné sans y songer. On voit beaucoup d'hommes; chacun d'eux, livré +à d'autres goûts, est ou se montre insensible à bien des choses dont +nous ne voulons pas alors paraître plus émus que lui. Il se forme dans +nous une certaine habitude d'indifférence et de renoncement; elle ne +coûte point de sacrifices, mais elle augmente l'ennui. Ces riens qui +pris chacun à part, étaient tous inutiles, devenaient bons par leur +ensemble; ils entretenaient cette activité des affections qui fait la +vie. Ils n'étaient pas des causes suffisantes de sensations, mais ils +nous faisaient échapper au malheur de n'en plus avoir. Ces biens, si +faibles, convenaient mieux à notre nature, que la puérile grandeur qui +les rejette, et qui ne les remplacera pas. Le vide devient fastidieux à +la longue; il dégénère en une morne habitude: et, bien trompés dans +notre superbe indolence, nous laissons se dissiper en une triste fumée +la lumière de la vie, faute du souffle qui l'animerait.</p> + +<p>Je vous le répète, le temps fuit avec une vitesse qui s'accroît à mesure +que l'âge change. Mes jours perdus s'entassent derrière moi: ils +remplissent l'espace vague de leurs ombres sans couleur; ils amoncèlent +leurs squelettes atténués: c'est le ténébreux simulacre d'un monument +funèbre. Et si mon regard inquiet se détourne et cherche à se reposer +sur la chaîne, jadis plus heureuse, des jours que prépare l'avenir; il +se trouve que leurs formes pleines et leurs riantes images ont beaucoup +perdu. Leurs couleurs pâlissent: cet espace voilé qui les embellissait +d'une grâce céleste dans la magie de l'incertitude, découvre maintenant +à nu leurs fantômes arides et chagrins. A la lueur austère qui les +montre dans l'éternelle nuit, j'en discerne déjà le dernier qui s'avance +seul sur l'abîme, et n'a plus rien devant lui.</p> + +<p>Vous souvient-il de nos vains désirs, de nos projets d'enfant? La joie +d'un beau ciel, l'oubli du monde, et la liberté des déserts!</p> + +<p>Jeune enchantement d'un cœur vierge, qui croit au bonheur, qui veut ce +qu'il désire, et ignore la vie! Simplicité de l'espérance, qu'êtes-vous +devenue? Le silence des forêts, la pureté des eaux, les fruits naturels, +l'habitude intime nous suffisaient alors. Le monde réel n'a rien qui +remplace ces besoins d'un cœur juste, d'un esprit incertain, premier +songe de nos premiers printemps.</p> + +<p>Quand une heure plus favorable vient placer sur nos fronts une sérénité +imprévue, quelque nuance fugitive de paix et de bien-être, l'heure +suivante se hâte d'y fixer les traits chagrins et fatigués, les rides +abreuvées d'amertumes qui en effacent pour jamais la candeur primitive.</p> + +<p>Depuis cet âge qui est déjà si loin de moi, les instants épars qui ont +pu rappeler l'idée du bonheur, ne forment pas dans ma vie un demi-jour +que je dusse consentir à voir renouveler. C'est ce qui caractérise ma +fatigante destinée: d'autres sont bien plus malheureux, mais j'ignore +s'il fut jamais un homme moins heureux. Je me dis, que l'on est porté à +la plainte; que l'on sent tous les détails de ses propres misères, +tandis qu'on affaiblit, ou qu'on ignore celles que l'on n'éprouve pas +soi-même: et pourtant je me crois juste, en pensant que l'on ne saurait +moins jouir, moins vivre, être plus constamment au-dessous de ses +besoins.</p> + +<p>Je ne suis pas souffrant, impatienté, irrité; je suis lassé, abattu; je +suis dans l'accablement. Quelquefois, à la vérité, un mouvement imprévu +m'élance hors de la sphère étroite où je me sentais comprimé. Ce +mouvement est si rapide, que je ne puis le prévenir: ce sentiment me +remplit et m'entraîne sans que j'aie pensé à la vanité de son impulsion: +je perds ainsi ce repos raisonné qui éternise nos maux, en les calculant +avec son froid compas, avec ses formules savantes et mortelles.</p> + +<p>Alors, j'oublie ces considérations accidentelles, chaînons misérables +dont ma faiblesse a tissu le fragile lien: je vois seulement, d'un côté, +mon âme avec ses forces et ses désirs, comme un principe moteur borné +mais indépendant, que rien ne peut empêcher de s'éteindre à son terme, +que rien aussi ne peut empêcher d'être selon sa nature; et de l'autre, +toutes choses sur la terre humaine comme son domaine nécessaire, comme +les moyens de son action, les matériaux de sa vie. Je méprise cette +prudence timide et lente, qui pour des jouets qu'elle travaille, oublie +la puissance du génie, laisse éteindre le feu du cœur, et perd à jamais +ce qui fait la vie pour arranger des ombres puériles.</p> + +<p>Je me demande ce que je fais; pourquoi je ne me mets pas à vivre; quelle +force m'enchaîne, quand je suis libre; quelle faiblesse me retient quand +je sens une énergie dont l'effort réprimé me consume; ce que j'attends, +quand je n'espère rien; ce que je cherche ici, quand je n'y aime rien, +n'y désire rien; quelle fatalité me force à faire ce que je ne veux +point, sans que je voie comment elle me le fait faire?</p> + +<p>Il est facile de s'y soustraire; il en est temps, il le faut: et à peine +ce mot est dit, que l'impulsion s'arrête, l'énergie s'éteint, et me +voilà replongé dans le sommeil où s'anéantit ma vie. Le temps coule +uniformément: je me lève avec dégoût, je me couche fatigué, je me +réveille sans désirs. Je m'enferme, et je m'ennuie: je vais dehors, et +je gémis. Si le temps est sombre, je le trouve triste; et s'il est beau, +je le trouve inutile. La ville m'est insipide, et la campagne m'est +odieuse. La vue des malheureux m'afflige; celle des heureux ne me trompe +point. Je ris amèrement quand je vois des hommes qui se tourmentent; et +si quelques-uns sont plus calmes, je ris, en songeant qu'on les croit +contents.</p> + +<p>Je vois tout le ridicule du personnage que je fais; je me rebute, et je +ris de mon impatience. Cependant je cherche dans chaque chose, le +caractère bizarre et double qui la rend un moyen de nos misères; et ce +comique d'oppositions qui fait de la terre humaine une scène +contradictoire où toutes choses sont importantes au sein de la vanité de +toutes choses. Je me précipite ainsi, ne sachant plus de quel côté me +diriger. Je m'agite, parce que je ne trouve point d'activité; je parle, +afin de ne point penser; je m'anime, par stupeur. Je crois même que je +plaisante: je ris de douleur, et l'on me trouve gai. Voilà qui va bien, +disent-ils, il prend son parti. Il faut que je le prenne, car je n'y +pourrai plus tenir.</p> + +<p class="date">5 août.<br /> +</p> + +<p>Je crois, je sens que tout cela va changer. Plus j'observe ce que +j'éprouve, plus j'en viendrais à me convaincre que les choses de la vie +sont indiquées, préparées et mûries dans une marche progressive dirigée +par une force inconnue.</p> + +<p>Dès qu'une série d'incidents marche vers un terme, ce résultat qu'elle +annonce, se trouve aussitôt un centre que beaucoup d'autres incidents +environnent avec une tendance marquée. Cette tendance qui les unit au +centre par des liens universels, nous le fait paraître comme un but +qu'une intention de la nature se serait proposé, comme un chaînon +qu'elle travaillerait à dessein selon ses lois générales, et où nous +cherchons à découvrir, à pressentir dans des rapports individuels, la +marche, l'ordre, et les harmonies du plan du monde.</p> + +<p>Si nous y sommes trompés, c'est peut-être par notre seul empressement. +Nos désirs cherchent toujours à anticiper sur l'ordre des événements, et +leur impatience ne saurait attendre cette tardive maturité.</p> + +<p>On dirait aussi qu'une volonté inconnue, qu'une intelligence d'une +nature indéfinissable nous entraîne par des apparences, par la marche +des nombres, par des songes dont les rapports avec les faits surpassent +de beaucoup les probabilités du hasard. On dirait que tous les moyens +lui servent à nous séduire, que les sciences occultes, que les résultats +extraordinaires de la divination, et les vastes effets dus à des causes +imperceptibles, sont l'ouvrage de cette industrie cachée; qu'elle +précipite ainsi ce que nous croyons conduire; qu'elle nous égare, afin +de varier le monde. Si vous voulez avoir un sentiment de cette force +invisible, et de l'impuissance où l'ordre même se trouve de produire la +perfection, calculez toutes les forces bien connues, et vous verrez +qu'elles n'ont pas leur résultat direct. Faites plus; imaginez un ordre +de choses où toutes les convenances particulières soient observées, où +toutes les destinations particulières soient remplies: vous trouverez, +je crois, que l'ordre de chaque chose ne produirait pas le véritable +ordre des choses; que tout serait trop bien; que non-seulement ce n'est +pas ainsi que va le monde, mais que ce n'est pas même ainsi qu'il +pourrait aller, et qu'une perpétuelle déviation dans les détails opposés +semble être la grande loi de l'universalité des choses.</p> + +<p>Voici des faits sur un objet où les probabilités peuvent être calculées +rigoureusement, des songes relatifs à la loterie de Paris. J'en ai connu +douze ou quinze avant les tirages. La personne âgée qui les faisait, +n'avait assurément ni le démon de Socrate, ni aucune donnée +cabalistique: elle était pourtant mieux fondée à s'entêter de ses +songes, que moi à l'en dissuader. La plupart furent réalisés: il y avait +au moins vingt mille à parier contre un, que l'événement ne les +justifierait pas ainsi. Elle fut séduite, elle rêva encore; elle mit, et +rien alors ne se réalisa.</p> + +<p>On n'ignore pas que les hommes sont trompés et par de faux calculs, et +par la passion; mais, dans ce qui peut être supputé mathématiquement, +est-il bien vrai que tous les siècles croient à ce qui n'a en sa faveur +qu'autant d'incidents que le hasard en doit donner?</p> + +<p>Moi-même qui assurément ne m'occupais guère de ces sortes de rêves, il +m'est arrivé trois fois de rêver que je voyais les numéros sortis. Un de +ces songes n'eut point de rapport avec l'événement du lendemain: le +second en eut un aussi frappant que si l'on eût deviné un nombre sur +quatre-vingt mille. Le dernier fut plus étrange: j'avais vu, dans cet +ordre: 7, 39, 72, 81.. Je n'avais pas vu le cinquième numéro, et quant +au troisième, je l'avais mal discerné, je n'étais pas assuré si c'était +72 ou 70. J'avais même noté tous deux, mais je penchai pour le 72. Pour +cette fois, je voulus mettre au moins le quaterne; et je mis, 7, 39, 72, +81. Si j'eusse choisi le 70, j'eusse eu le quaterne, ce qui est déjà +extraordinaire: mais ce qui l'est bien davantage, c'est que ma note +faite exactement selon l'ordre dans lequel j'avais vu les quatre +numéros, porta un terne déterminé, et que c'eût été un quaterne +déterminé, si, en hésitant entre le 70 et le 72, j'eusse choisi le 70.</p> + +<p>Est-il dans la nature une intention qui leurre les hommes, ou du moins +beaucoup d'hommes? Serait-ce un de ses moyens, une loi nécessaire pour +les faire ce qu'ils sont? ou bien, tous les peuples ont-ils été dans le +délire, en trouvant que les choses réalisées surpassaient évidemment +l'occurrence naturelle? La philosophie moderne le nie; elle nie tout ce +qu'elle n'explique pas. Elle a remplacé celle qui expliquait ce qui +n'était point.</p> + +<p>Je suis loin d'affirmer, et même de croire positivement, qu'il y ait en +effet dans la nature une force qui séduise les hommes, indépendamment du +prestige de leurs passions; qu'il existe une chaîne occulte de rapports, +soit dans les nombres, soit dans les affections, qui puisse faire juger, +ou sentir d'avance, ces choses futures que nous croyons accidentelles. +Je ne dis pas, cela est: mais n'y a-t-il point quelque témérité à dire, +cela n'est pas?<a name="FNanchor_37_37" id="FNanchor_37_37"></a><a href="#Footnote_37_37" class="fnanchor">[37]</a></p> + +<p>Serait-il même impossible que les pressentiments appartinssent à un mode +particulier d'organisation, et qu'ils fussent impossibles aux autres +hommes? Nous voyons, par exemple, que la plupart ne sauraient concevoir +des rapports entre l'odeur qu'exhale une plante, et les moyens du +bonheur du monde. Doivent-ils pour cela regarder comme une erreur de +l'imagination le sentiment de ces rapports? Ces deux perceptions si +étrangères l'une à l'autre pour plusieurs esprits, le sont-elles pour le +génie qui peut suivre la chaîne qui les unit? Celui qui abattait les +hautes têtes des pavots, savait bien qu'il serait entendu: il savait +aussi que ses esclaves ne le comprendraient point, qu'ils n'auraient +point son secret.</p> + +<p>Vous ne prendrez pas tout ceci plus sérieusement que je ne le dis. Mais +je suis las des choses certaines, et je cherche partout des voies +d'espérance.</p> + +<p>Si vous venez bientôt, cela pourra me donner un peu de courage: celui +d'attendre toujours des lendemains est du moins quelque chose pour qui +n'en a pas d'autre.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XLVII" id="LETTRE_XLVII"></a>LETTRE XLVII</h3> + +<p class="date">Lyon, 18 août, VI.<br /> +</p> + +<p>Vous renvoyez en deux mots tous mes possibles dans la région des songes. +Pressentiments, propriétés secrètes des nombres, pierre philosophale, +influences mutuelles des astres, sciences cabalistiques, haute magie, +toutes chimères déclarées telles par la certitude une et infaillible. +Vous avez l'empire; on ne saurait mieux user du sacerdoce suprême. +Cependant je suis opiniâtre comme tous les hérésiarques: il y a plus, +votre science certaine m'est suspecte, je vous soupçonne d'être heureux.</p> + +<p>Supposons un moment que rien ne vous réussit: vous souffrirez alors que +je vous expose jusqu'où vont mes doutes.</p> + +<p>On dit que l'homme conduit et gouverne, que le hasard n'est rien. Tout +cela se peut: voyons pourtant si ce hasard ne ferait pas quelque chose. +Je veux que ce soit l'homme qui fasse toutes les choses humaines: mais +il les fait avec des moyens, avec des facultés; d'où les a-t-il? Les +forces physiques, ou la santé, la justesse et l'étendue de l'esprit, les +richesses, le pouvoir composent à peu près ces moyens. Il est vrai que +la sagesse ou la modération peuvent maintenir la santé, mais le hasard +donne et quelquefois rétablit une forte constitution. Il est vrai que la +prudence évite quelques dangers, mais le hasard préserve à tout moment +d'être blessé ou mutilé. Le travail améliore nos facultés morales ou +intellectuelles; le hasard les donne, et souvent il les développe, ou +les préserve de tant d'accidents dont un seul pourrait les détruire. La +sagesse fait parvenir au pouvoir un homme dans un siècle; le hasard +l'offre à tous les autres maîtres des destinées vulgaires. La prudence, +la conduite élèvent lentement quelques fortunes; tous les jours le +hasard en fait rapidement. L'histoire du monde ressemble beaucoup à +celle de ce commissionnaire qui gagna cent louis en vingt ans de courses +et d'épargnes, et qui ensuite mit à la loterie un seul écu, et en reçut +soixante-quinze mille.</p> + +<p>Tout est loterie. La guerre n'est plus qu'une loterie pour presque tous, +à l'exception du général en chef, qui cependant n'en est rien moins que +tout à fait exempt. Dans la tactique moderne, l'officier qui va être +comblé d'honneurs et élevé à un grade supérieur, voit auprès de lui le +guerrier aussi brave, plus savant, plus robuste, oublié pour jamais dans +le tas des morts.</p> + +<p>Si tant de choses se font par hasard, et que pourtant le hasard ne +puisse rien faire; il y a dans la nature, ou une grande force cachée, +ou un nombre de forces inconnues qui suivent des lois inaccessibles aux +démonstrations des sciences humaines.</p> + +<p>On peut <i>prouver</i> que le fluide électrique n'existe pas. On peut prouver +qu'un corps aimanté ne saurait agir sur un autre sans le toucher; et que +la faculté de se diriger vers tel point de la terre est une propriété +occulte et par trop péripatéticienne. On avait prouvé que l'on ne +pouvait voyager dans les airs, que l'on ne pouvait brûler des corps +éloignés de soi, que l'on ne pouvait précipiter la foudre ou allumer des +volcans. On sait encore aujourd'hui que l'homme qui fait un chêne, ne +peut pas faire de l'or. On sait que la lune peut causer les marées, mais +non pas influer sur la végétation. Il est prouvé que tous les effets des +affections de la mère sur le fœtus sont des contes de vieilles, et que +tous les peuples qui les ont vus, ne les ont pas vus. On sait que +l'hypothèse d'un fluide pensant n'est qu'une impiété absurde; mais que +certains hommes ont la permission de faire avant déjeuner une sorte +d'âme universelle ou de nature métaphysique, que l'on peut rompre en +autant d'âmes universelles que bon semble, afin que chacun digère la +sienne.</p> + +<p>Il est <i>certain</i> qu'un Châtillon reçut, selon la promesse de saint +Bernard, cent fois autant de terres labourables à la charrue d'en haut, +qu'il en avait donné ici-bas aux moines de Clairvaux. Il est certain que +l'empire du Mogol est dans une grande prospérité, quand son maître pèse +deux livres de plus que l'année précédente. Il est certain que l'âme +survit au corps, excepté s'il est écrasé par la chute subite d'un roc, +car alors elle n'a pas le temps de s'enfuir<a name="FNanchor_38_38" id="FNanchor_38_38"></a><a href="#Footnote_38_38" class="fnanchor">[38]</a>; et il faut qu'elle +meure là. Tout le monde a su que les comètes sont dans l'usage +d'engendrer des monstres, et qu'il y a d'excellentes recettes pour se +préserver de cette contagion. Tout le monde convient qu'un individu de +ce petit globe où rampent nos génies impérissables, a trouvé les lois du +mouvement et de la position respective de cent milliards de mondes. Nous +sommes admirablement certains, et c'est pure malice, si tous les temps +et tous les peuples s'accusent mutuellement d'erreur.</p> + +<p>Pourquoi chercher à rire des Anciens qui regardaient les nombres comme +le principe universel. L'étendue, les forces, la durée, toutes les +propriétés des choses naturelles ne suivent-elles pas les lois des +nombres? Ce qui est à la fois réel et mystérieux, n'est-il pas ce qui +nous avance le plus dans la profondeur des secrets de la nature? +N'est-elle pas elle-même une perpétuelle expression d'évidence et de +mystère, visible et impénétrable, calculable et infinie, prouvée et +inconcevable, contenant tous les principes de l'être et toute la vanité +des songes? Elle se découvre à nous et nous ne la voyons pas; nous avons +analysé ses lois, et nous ne saurions imaginer ses procédés; elle nous a +laissé prouver que nous remuerions un globe, mais le mouvement d'un +insecte est l'abîme où elle nous abandonne. Elle nous donne une heure +d'existence au milieu du néant; elle nous montre et nous supprime; elle +nous produit pour que nous ayons été. Elle nous fait un œil qui pourrait +tout voir; elle met devant lui toute la mécanique, toute l'organisation +des choses, toute la métaphysique de l'être infini: nous regardons, nous +allons connaître; et voilà qu'elle ferme à jamais cet œil si +admirablement préparé.</p> + +<p>Pourquoi donc, ô hommes qui passez aujourd'hui! voulez-vous des +certitudes? et jusques à quand faudra-t-il vous affirmer nos rêves pour +que votre vanité dise: «Je sais»? Vous êtes moins petits quand vous +ignorez. Vous voulez qu'en parlant de la nature, on vous dise comme vos +balances et vos chiffres: ceci est, ceci n'est pas. Eh bien, voici un +roman: sachez, soyez certains.</p> + +<p>Le Nombre... Nos dictionnaires définissent le nombre une collection +d'unités: en sorte que l'unité qui est le principe de tous les nombres, +devient étrangère au terme qui les exprime. Je suis fâché que notre +langue n'ait pas un mot qui comprenne l'unité, et tous ses produits plus +ou moins directs, plus ou moins complexes. Supposons tous deux que le +mot nombre veut dire cela: et puisque j'ai un songe à vous conter, je +vais reprendre un peu le ton des grandes vérités que je veux vous +envoyer par le courrier de demain.</p> + +<p>Ecoutez: c'est de l'Antiquité; mais elle ne savait pas le calcul des +fluxions<a name="FNanchor_39_39" id="FNanchor_39_39"></a><a href="#Footnote_39_39" class="fnanchor">[39]</a>.</p> + +<p>Le nombre est le principe de toute dimension, de toute harmonie, de +toute propriété, de toute agrégation; il est la loi de l'univers +organisé.</p> + +<p>Sans les lois des nombres, la matière serait une masse informe, +indigeste; elle serait le Chaos. La matière arrangée selon ces lois est +le Monde. La nécessité de ces lois est le Destin; leur puissance et +leurs propriétés sont la Nature: et la conception universelle de ces +propriétés est Dieu.</p> + +<p>Les analogies de ces propriétés forment la doctrine magique, secret de +toutes les initiations, principe de tous les dogmes, base de tous les +cultes, source des relations morales et de tous les devoirs.</p> + +<p>Je me hâte; et vous me saurez gré de tant de discrétion, car je pourrais +suivre la filiation de toutes les idées cabalistiques et religieuses. +Je rapporterais aux nombres les religions du feu; je prouverais que +l'idée même de l'Esprit pur est le résultat de certains calculs; je +réunirais dans un même enchaînement tout ce qui a pu asservir ou flatter +l'imagination humaine. Cet aperçu d'un monde mystérieux ne serait pas +sans intérêt; mais il ne vaudrait pas l'odeur numérique exhalée de sept +fleurs de jasmin que le souffle de l'air va porter et perdre dans le +sable sur votre terrasse de Chessel.</p> + +<p>Cependant sans les nombres, point de fleurs, point de terrasse. Tout +phénomène est nombre ou proportion. Les formes, l'espace, la durée, sont +des effets, des produits du nombre; mais le nombre n'est produit, n'est +modifié, n'est perpétué que par lui-même. La musique, c'est-à-dire la +science de toute harmonie, est une expression des nombres. Notre musique +elle-même, la musique des sons, source des plus fortes impressions que +l'homme puisse éprouver, est fondée sur les nombres.</p> + +<p>Si j'étais versé dans l'astrologie, je vous dirais bien d'autres choses; +mais enfin toute la vie n'est-elle pas réglée sur les nombres: sans eux, +qui saurait l'heure d'un office, d'un enterrement; qui pourrait danser, +qui saurait quand il est <i>bon couper les ongles</i>?</p> + +<p>L'Unité est assurément le principe, comme l'image de toute unité; et dès +lors de tout ouvrage complet, de tout concept, de tout projet, de tout +achèvement, de la perfection, de l'ensemble. Ainsi tout nombre complexe +est un, ainsi toute perception est une, ainsi l'univers est un.</p> + +<p>Un est aux nombres engendrés, comme le rouge est aux couleurs, ou Adam +aux générations humaines. Car Adam était le premier, et le mot Adam +signifie rouge. C'est ce qui fait que la matière du grand œuvre doit se +nommer Adam lorsqu'elle est poussée au rouge, parce que la quintessence +rouge de l'univers est comme Adam qu'Adonaï forma de quintessence.</p> + +<p>Pythagore a dit: «Cultivez assidûment la science des nombres; nos vices +et nos crimes ne sont que des erreurs de calcul.» Ce mot si utile, et +d'une vérité si profonde, est sans doute ce qui peut être dit de mieux +sur les nombres. Mais voici ce que Pythagore n'a point dit<a name="FNanchor_40_40" id="FNanchor_40_40"></a><a href="#Footnote_40_40" class="fnanchor">[40]</a>.</p> + +<p>Sans Un, il n'y aurait ni deux, ni trois: l'unité est donc le principe +universel. Un est infini par ce qui sort de lui: il produit +coéternellement deux et même trois, d'où vient tout le reste. Quoique +infini, il est impénétrable; il est assurément dans tout; il ne peut +cesser, nul ne l'a fait; il ne saurait changer: de plus il n'est ni +visible, ni bleu, ni large, ni épais, ni lourd: c'est comme qui +dirait... plus qu'un nombre.</p> + +<p>Pour Deux, c'est très différent. S'il n'y avait pas deux, il n'y aurait +qu'un. Or, quand tout est un, tout est semblable; quand tout est +semblable, il n'y a pas de discordance; là où il n'y a pas de +discordance, là est la perfection: c'est donc deux qui brouille tout. +Voilà le mauvais principe, c'est Satan. Aussi, de tous nos chiffres, le +chiffre deux est celui qui a la forme la plus sinistre, l'angle le plus +aigu.</p> + +<p>Cependant sans deux, il n'y aurait point de composition, point de +rapports, point d'harmonie. Deux est l'élément de toute chose composée +en tant que composée. Deux est le symbole et le moyen de toute +génération. Il y avait deux chérubins sur l'Arche, et les oiseaux ont +deux ailes: ce qui fait de deux le principe de l'élévation.</p> + +<p>Trois réunit l'expression de l'ensemble et celle de la composition; +c'est l'harmonie parfaite. La raison en est palpable, c'est un nombre +composé qui ne peut être divisé que par un. De trois points placés dans +des rapports égaux, naît la plus simple des figures. Cette figure triple +n'est pourtant qu'une, ainsi que l'harmonie parfaite. Et, dans la +sagesse orientale, la puissance qui créa, Brahma; la puissance qui +conserve, Vitsnou; et la puissance qui détruira, Routren; ces trois +puissances réunies, n'est-ce pas Trimourti? Dans Trimourti, ne +reconnaissez-vous pas trois, c'est ce qui fait Chiven, l'Etre suprême.</p> + +<p>Dans les choses de la terre, trente-trois, nombre exprimé par deux +trois, n'est-il pas celui de l'âge de perfection pour l'homme? et +l'homme, qui est bien la plus belle œuvre de Chiven, n'a-t-il pas eu +trois âmes autrefois?</p> + +<p>Trois est le principe de perfection: c'est le nombre de la chose +composée, et ramenée à l'unité, de la chose élevée à l'agrégation, et +achevée par l'unité. Trois est le nombre mystérieux du premier ordre: +aussi y a-t-il trois règnes dans les choses terrestres; et pour tout +composé organique trois accidents, formation, vie, décomposition.</p> + +<p>Quatre ressemble beaucoup au corps, parce que le corps a quatre +facultés. Il renferme aussi toute la religion du serment: comment cela? +je l'ignore, mais puisqu'un maître l'a dit, sans doute ses disciples +l'expliqueront.</p> + +<p>Cinq est protégé par Vénus: car elle préside au mariage, et cinq a dans +sa forme quelque chose d'heureux qu'on ne saurait définir. De là vient +que nous avons cinq sens, et cinq doigts; il n'en faut pas chercher +d'autres raisons.</p> + +<p>Je ne sais rien sur le nombre Six, sinon que le cube a six faces. Tout +le reste m'a paru indigne des grandes choses que j'ai rassemblées sur +d'autres nombres.</p> + +<p>Mais Sept est d'une importance extrême. Il représente toutes les +créatures; ce qui le rend d'autant plus intéressant qu'elles nous +appartiennent toutes, droit divin transféré depuis longtemps et que +prouvent la bride et le filet, malgré ce qu'en disent quelquefois les +ours, les lions, les serpents. Cet empire a manqué être perdu par le +péché; mais il faut mettre deux sept ensemble, l'un détruira l'autre; +car le baptême étant aussi là-dedans, soixante-dix-sept signifie +l'abolition de tous les péchés par le baptême, comme saint Augustin l'a +démontré aux académies d'Afrique.</p> + +<p>On voit facilement dans Sept, l'union de deux nombres parfaits, de deux +principes de perfection; union complétée en quelque sorte et consolidée +par cette unité sublime qui lui imprime un grand caractère d'ensemble, +et qui fait que sept n'est pas six. C'est là le nombre mystérieux du +second ordre; ou si l'on veut, le principe de tous les nombres très +composés. Les divers aspects de la lune l'ont prouvé, et en conséquence +on a choisi le septième jour pour celui du repos. Les fêtes religieuses +rendirent ainsi ce nombre sacré chez tous les peuples. De là l'idée des +cycles septenaires, liée à celle du grand Cataclysme. «Dieu a imprimé +partout dans l'univers le caractère sacré du nombre sept», dit +Joachitès. Dans le <i>ciel étoilé</i>, tout a été fait par sept. Toute la +mysticité ancienne est pleine du nombre sept: c'est le plus mystérieux +des nombres apocalyptiques, des nombres du culte mithriaque et des +mystères d'initiation. Sept étoiles du génie lumineux, sept Gâhanbards, +sept Amschaspands ou anges d'Ormusd. Les Juifs ont leur semaine d'année; +et le carré de sept était le vrai nombre de leur période jubilaire. On +remarquait que, du moins pour notre planète et même pour notre système +planétaire, le nombre sept était le plus particulièrement indiqué par +les phénomènes naturels. Sept planètes du premier ordre<a name="FNanchor_41_41" id="FNanchor_41_41"></a><a href="#Footnote_41_41" class="fnanchor">[41]</a>; sept +métaux<a name="FNanchor_42_42" id="FNanchor_42_42"></a><a href="#Footnote_42_42" class="fnanchor">[42]</a>; sept odeurs<a name="FNanchor_43_43" id="FNanchor_43_43"></a><a href="#Footnote_43_43" class="fnanchor">[43]</a>; sept saveurs; sept rayons de lumière; sept +tons; sept articulations simples de la voix humaine<a name="FNanchor_44_44" id="FNanchor_44_44"></a><a href="#Footnote_44_44" class="fnanchor">[44]</a>.</p> + +<p>Sept années font une semaine de la vie; et quarante-neuf la grande +semaine. L'enfant qui naît à sept mois peut vivre. A quatorze soleils, +il voit: à sept lunes il a des dents: à sept ans les dents se +renouvellent; et l'on fait commencer alors le discernement du bien et du +mal. A quatorze ans, l'homme peut engendrer: à vingt et un, il est +parvenu à une sorte de maturité qui a fait choisir ce temps pour la +majorité politique et légale. Vingt-huit est l'époque d'un grand +changement dans les affections humaines et dans les couleurs de la vie. +A trente-cinq, la jeunesse finit. A quarante-deux, la progression +rétrograde de nos facultés commence. A quarante-neuf, la plus belle vie +est à sa moitié, quant à la durée extrême, et à son automne pour les +sensations: on aperçoit les premières rides physiques et morales. A +cinquante-six, commence la vieillesse. Soixante-trois est la première +époque de la mort naturelle. (Je me rappelle que vous blâmez cette +expression: nous dirons donc, mort nécessaire, mort amenée par les +causes générales du déclin de la vie.) Je veux dire que si l'on meurt de +vieillesse à quatre-vingt-quatre, à quatre-vingt-dix-huit ans, on meurt +d'âge à soixante-trois: c'est la première époque où la vie finisse par +les maladies de la décrépitude. Beaucoup de personnages célèbres sont +morts à soixante-dix ans, à quatre-vingt-quatre, à +quatre-vingt-dix-huit, à cent quatre (ou cent cinq). Aristote, Abélard, +Héloïse, Luther, Constantin, chah Abbas, Nostradamus<a name="FNanchor_45_45" id="FNanchor_45_45"></a><a href="#Footnote_45_45" class="fnanchor">[45]</a> et Mahomet +moururent à soixante-trois; et Cléopâtre sentit bien qu'il fallait +attendre vingt-huit jours pour mourir après Antoine.</p> + +<p>Neuf! Si l'on en croit les hordes mongoles et plusieurs peuplades de la +Nigritie, voilà le plus harmonique des nombres complexes. C'est le carré +du seul nombre qui ne soit divisible que par l'unité: c'est le principe +des productions indirectes: c'est le mystère multiplié par le mystère. +On peut voir dans le <i>Zend-Avesta</i> combien neuf était vénéré d'une +partie de l'Orient. Dans la Géorgie, dans l'Iranved, tout se fait par +neuf: les Avares et les Chinois l'ont aimé particulièrement. Les +musulmans de la Syrie comptent quatre-vingt-dix-neuf attributs de la +divinité; et les peuples de la partie orientale de l'Inde connaissent +dix-huit mondes, neuf bons, neuf mauvais.</p> + +<p>Mais le signe de ce nombre a la queue en bas, comme une comète qui +sème<a name="FNanchor_46_46" id="FNanchor_46_46"></a><a href="#Footnote_46_46" class="fnanchor">[46]</a> des monstres; et neuf est l'emblème de toute vicissitude +funeste: en Suisse, particulièrement, les bises destructives durent neuf +jours. Quatre-vingt-un, ou neuf multiplié par lui-même, est le nombre de +la grande climatérique<a name="FNanchor_47_47" id="FNanchor_47_47"></a><a href="#Footnote_47_47" class="fnanchor">[47]</a>; tout homme qui aime l'ordre doit mourir à +cet âge, et Denis d'Héraclée donna en cela un grand exemple au monde.</p> + +<p>J'avoue que dix-huit ans passe pour un assez bel âge; et pourtant c'est +la destruction multipliée par le mauvais principe: mais il y a moyen de +s'entendre. Dans dix-huit ans il y a deux cent seize mois, nombre très +funeste et très compliqué. On y voit d'abord quatre-vingt-un multiplié +par deux, ce qui est épouvantable. Dans l'excédent cinquante-quatre, on +trouve un serment et Vénus. Quatre et cinq réunis, ressemblent donc fort +au mariage, état qui séduit à dix-huit ans; qui n'est bon à rien pour +l'un et l'autre sexe, vers quarante-cinq ou cinquante-quatre ans; qui ne +laisse pas d'être ridicule à quatre-vingt-un; et qui peut, en tout +temps, par ses plaisirs même, altérer, désoler, dégrader la nature +humaine d'après les horreurs attachées au culte du nombre cinq. Qu'y +a-t-il de pire que d'empoisonner sa vie par une jouissance de cinq? +c'est à dix-huit ans que ces dangers sont dans leur force; il n'est donc +point d'âge plus funeste. Voilà ce qu'on ne pouvait découvrir que par +les nombres; et c'est ainsi que les nombres sont le fondement de la +morale.</p> + +<p>Que si vous trouvez dans tout cela quelque incertitude, repoussez le +doute, redoublez de foi; voici maintenant ce que disait la première +lumière des premiers siècles<a name="FNanchor_48_48" id="FNanchor_48_48"></a><a href="#Footnote_48_48" class="fnanchor">[48]</a>. Dix est justice et béatitude résultant +de la créature qui est sept, et de la Trinité qui est trois. Onze, c'est +le péché parce qu'il transgresse dix ou la justice. Vous voyez le plus +haut point du sublime; après quoi il faut se taire: saint Augustin +lui-même n'en a pas su davantage.</p> + +<p>S'il me restait assez de papier, je vous prouverais l'existence de la +pierre philosophale. Je vous prouverais que tant d'hommes savants et +célèbres n'étaient pas des radoteurs: je vous prouverais qu'elle n'est +pas plus étonnante que la boussole; qu'elle n'est pas plus inconcevable +que le chêne provenu du gland que vous avez semé; mais qu'il l'est, ou +qu'il devrait l'être, que des étourdis, qui en finissant leurs humanités +ont fait un madrigal, décident que Sthall, Becher, Paracelse, ont mérité +les petites maisons.</p> + +<p>Allez voir vos jasmins: laissez mes doutes et mes preuves. Je cherche un +peu de délire, afin de pouvoir au moins rire de moi: car il y a un +certain repos, un plaisir, bizarre si l'on veut, à considérer que tout +est songe. Cela peut distraire de tant de rêves plus sérieux, et +affaiblir ceux de notre inquiétude.</p> + +<p>Vous ne voulez pas que l'imagination nous entraîne, parce qu'elle nous +égare: mais quand il s'agit des jouissances individuelles de la pensée, +notre destination présente ne serait-elle pas dans les écarts? Tous les +hommes ont rêvé; tous en ont eu besoin: quand le génie du mal les fit +vivre, le génie du bien les fit dormir et songer.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XLVIII" id="LETTRE_XLVIII"></a>LETTRE XLVIII</h3> + +<p class="date">Méterville, 1<sup>er</sup> septembre, VI.<br /> +</p> + +<p>Dans quelque indifférence que l'on traîne ses années, il arrive pourtant +que l'on aperçoive le ciel dans une nuit sans nuages. On voit les astres +immenses; ce n'est pas une fantaisie de l'imagination, ils sont là sous +nos yeux: on voit leurs distances bien plus vastes, et ces soleils qui +semblent montrer des mondes où des êtres différents de nous naissent, +sentent et meurent.</p> + +<p>La tige du jeune sapin est auprès de moi, droite et fixe, elle s'avance +dans l'air, elle semble n'avoir ni vie ni mouvement; mais elle subsiste, +et si elle se connaît elle-même, son secret et sa vie sont dans elle; +elle croît invisiblement. Elle est la même dans la nuit, et dans le +jour; elle est la même sous la froide neige, et sous le soleil des étés. +Elle tourne avec la terre; elle tourne immobile parmi tous ces mondes. +La cigale s'agite pendant le repos de l'homme, elle mourra: le sapin +tombera; les mondes changeront. Où seront nos livres, nos renommées, nos +craintes, notre prudence, et la maison que l'on voudrait bâtir, et le +blé que la grêle n'a pas couché? Pour quel temps amassez-vous? pour quel +siècle est votre espérance? Encore la révolution d'un astre, encore une +heure de sa durée, et tout ce qui est vous ne sera plus: tout ce qui est +vous, sera plus perdu, plus anéanti, plus impossible que s'il n'eût +jamais été. Celui dont le malheur vous accable, sera mort. Celle qui est +belle, sera morte. Le fils qui vous survivra sera mort.</p> + +<p>Vous avez rassemblé les moyens des arts<a name="FNanchor_49_49" id="FNanchor_49_49"></a><a href="#Footnote_49_49" class="fnanchor">[49]</a>; vous voyez sur la lune +comme si elle était près de vos télescopes; vous y cherchez du +mouvement; il n'y en a point; il y en a eu, mais elle est morte. Et le +lieu, le globe où vous êtes sera mort comme elle. A quoi vous +arrêtez-vous? Vous auriez pu faire un mémoire pour votre procès, ou +finir une ode dont on eût parlé demain au soir. Intelligence des mondes! +qu'ils sont vains les soins de l'homme! Quelles risibles sollicitudes +pour des incidents d'une heure! Quels tourments insensés pour arranger +les détails de cette vie qu'un souffle du temps va dissiper! Regarder, +jouir de ce qui passe, imaginer, s'abandonner; ce serait là tout notre +être. Mais, régler, établir, connaître, posséder; que de démence!</p> + +<p>Cependant celui qui ne veut point s'inquiéter pour des jours incertains, +n'aura pas le repos qui laisse l'homme à lui-même, ou le délassement qui +peut distraire de ces dégoûts qu'on préfère à la vie tranquille: il +n'aura pas, quand il la voudra, la coupe pleine de café ou de vin qui +doit écarter pour un moment le mortel ennui. Il n'y aura point d'ordre +et de suite dans ce qu'il sera forcé de faire; il n'y aura pas de +sécurité pour les siens. Parce que sa pensée aura embrassé le monde dans +ses hautes conceptions, il arrivera que son génie, éteint par la +langueur, n'aura plus même ces hautes conceptions: parce que sa pensée +aura cherché trop de vérités dans la nature des choses, il ne sera plus +donné à sa pensée elle-même de se maintenir selon sa propre nature.</p> + +<p>On ne parle que de réprimer ses passions, et d'avoir la force de faire +ce qu'il faut: mais, au milieu de tant d'impénétrabilité, montrez donc +ce qu'il faut. Pour moi, je ne le sais pas, et j'ose soupçonner que +plusieurs autres l'ignorent. Tous les sectaires ont prétendu le dire, et +le montrer avec évidence; leurs preuves surnaturelles nous ont laissés +dans un doute plus grand. Peut-être une connaissance certaine et un but +connu, ne sont-ils ni selon notre nature, ni selon nos besoins. +Cependant il faut vouloir. C'est une triste nécessité, c'est une +sollicitude intolérable d'être toujours contraint d'avoir une volonté, +quand on ne sait sur quoi la régler.</p> + +<p>Souvent je me repose dans cette idée que le cours accidentel des choses +et les effets directs de nos intentions ne sauraient être qu'une +apparence, et que toute chose humaine est nécessaire et déterminée par +la marche irrésistible de l'ensemble des choses. Il me semble que c'est +une vérité dont j'ai le sentiment: mais quand je perds de vue les +considérations générales, je m'inquiète et je projette comme un autre. +Quelquefois au contraire, je m'efforce d'approfondir tout ceci, pour +savoir si ma volonté peut avoir une base, et si mes vues peuvent se +rapporter à un plan suivi. Vous pensez bien que dans cette obscurité +impénétrable, tout m'échappe, jusqu'aux probabilités elles-mêmes: je me +lasse bientôt; je me rebute; et je ne vois rien de certain, si ce n'est +peut-être l'inévitable incertitude de ce que les hommes voudraient +connaître.</p> + +<p>Ces conceptions étendues qui rendent l'homme si superbe, et si avide +d'empire, d'espérances et de durée, sont-elles plus vastes que les +cieux réfléchis sur la surface d'un peu d'eau de pluie qui s'évapore au +premier vent? Le métal que l'art a poli reçoit l'image d'une partie de +l'univers; nous la recevons comme lui.—Mais il n'a pas le sentiment de +ce contact.—Ce sentiment a quelque chose d'étonnant qu'il nous plaît +d'appeler divin. Et ce chien qui vous suit, n'a-t-il pas le sentiment +des forêts, des piqueurs et du fusil, dont son œil reçoit l'empreinte en +en répercutant les figures? Cependant après avoir poursuivi quelques +lièvres, léché la main de ses maîtres, et déterré quelques taupes, il +meurt; vous l'abandonnez aux corbeaux, dont l'instinct perçoit les +propriétés des cadavres, et vous avouez qu'il n'a plus ce sentiment.</p> + +<p>Ces conceptions dont l'immensité surprend notre faiblesse, et remplit +d'enthousiasme nos cœurs bornés, sont peut-être moins pour la nature que +le plus imparfait des miroirs pour l'industrie humaine: et pourtant +l'homme le brise sans regret. Dites qu'il est affreux à notre âme avide +de n'avoir qu'une existence accidentelle; dites qu'il est sublime +d'espérer la réunion au principe de l'ordre impérissable: n'affirmez +rien de plus.</p> + +<p>L'homme qui travaille à s'élever, est comme ces ombres du soir qui +s'étendent pendant une heure, qui deviennent plus vastes que leurs +causes, qui semblent grandir en s'épuisant; et qu'une seconde fait +disparaître.</p> + +<p>Et moi aussi j'ai des moments d'oubli, de force, de grandeur; j'ai des +besoins démesurés; <i>sepulchri immemor</i>! Mais je vois les monuments des +générations effacées; je vois le caillou soumis à la main de l'homme, et +qui existera cent siècles après lui. J'abandonne les soins de ce qui +passe, et ces pensées du présent déjà perdu. Je m'arrête étonné: +j'écoute ce qui subsiste encore; je voudrais entendre ce qui +subsistera: je cherche dans le mouvement de la forêt, dans le bruit des +pins, quelques-uns des accents de la langue éternelle.</p> + +<p>Force vivante! Dieu du monde! j'admire ton œuvre, si l'homme doit +rester; et j'en suis atterré, s'il ne reste pas.</p> + +<h3><a name="LETTRE_XLIX" id="LETTRE_XLIX"></a>LETTRE XLIX</h3> + +<p class="date">Méterville, 14 septembre, VI.<br /> +</p> + +<p>Ainsi, parce que je n'ai point d'horreur pour vos dogmes, je serais près +de les révérer? Je pense que c'est tout le contraire. Vous avez, je +crois, projeté de me convertir: et vous n'avez pas ri!</p> + +<p>Dites-moi, me savez-vous quelque intérêt à ne pas admettre vos opinions +religieuses? Si je n'ai contre elles ni intérêt, ni partialité, ni +passion, ni éloignement même: quelle prise auront-elles pour +s'introduire dans une tête sans systèmes, et dans un cœur que le remord +ne leur préparera jamais.</p> + +<p><i>C'est l'intérêt des passions qui empêche d'être chrétien</i>. Je dirais +volontiers que voilà un argument bien misérable. Je vous parle en +ennemi: nous sommes en état de guerre, vous en voulez un peu à ma +liberté. Si vous accusez les non-crédules de n'avoir pas la conscience +pure, j'accuserai les crédules de n'avoir pas un zèle sincère. Il +résultera de tout cela de vains mots, un bavardage répété partout +jusqu'à la satiété, et qui jamais ne prouvera rien.</p> + +<p>Et si j'allais vous dire qu'il n'y a de chrétiens que les méchants, +puisqu'il n'y a qu'eux qui aient besoin de chimères pour ne pas voler, +égorger, trahir. Certains chrétiens dont l'humeur dévote et la croyance +burlesque ont dérangé le cœur et l'esprit, se trouvent toujours entre le +désir du crime et la crainte du diable. Selon la méthode vulgaire de +juger des autres par soi-même, ils sont alarmés dès qu'ils voient un +homme qui ne se signe point: il n'est pas des nôtres, il est contre +nous; il ne craint pas ce que nous craignons, donc il ne craint rien, +donc il est capable de tout; il n'a pas les mains jointes, c'est qu'il +les cache; il y a sûrement un stylet dans l'une et du poison dans +l'autre.</p> + +<p>Je n'en veux point à ces bonnes gens: comment croiraient-ils que l'ordre +suffise, le désordre est dans leurs idées? D'autres parmi eux me diront: +Voyez tout ce que j'ai souffert, d'où aurais-je tiré ma force, si je ne +l'avais pas reçue d'en haut?—Mon ami, d'autres ont souffert davantage, +et n'ont rien reçu d'en haut: il y a encore cette différence qu'ils n'en +font pas tant de bruit, et ne se croient pas bien grands pour cela. On +souffre, comme on marche. Quel est l'homme qui peut faire vingt mille +lieues? Celui qui fait une lieue par jour et qui vit soixante ans. +Chaque matin ramène des forces nouvelles; et l'espérance éteinte, laisse +encore un espoir vague.</p> + +<p><i>Les lois sont évidemment insuffisantes</i>. Eh bien, je veux vous montrer +des êtres plus forts que vous, et qui sont presque toujours indomptés; +qui vivent au milieu de vous, non seulement sans frein religieux, mais +même sans lois; dont les besoins sont souvent très mal satisfaits; qui +rencontrent ce qu'on leur refuse, et ne font pas un mouvement pour +l'arracher: et parmi eux, trente-neuf au moins sur quarante mourront +sans avoir nui, tandis que vous prônez l'effet de la grâce, si, parmi +vos chrétiens, il y en a dans ce cas, trois sur quatre.—Où sont ces +êtres miraculeux, ces sages?—Ne vous fâchez point; ce ne sont pas des +philosophes, ce n'est pas du tout des êtres miraculeux, ce n'est pas +des chrétiens; c'est tout bonnement ces dogues qui ne sont ni muselés, +ni gouvernés, ni catéchisés, et que vous rencontrez à tout moment, sans +exiger que leur gueule terrible fasse, pour vous rassurer, un signe +sacré.—Vous plaisantez.—De bonne foi que voulez-vous qu'on fasse autre +chose.</p> + +<p>Toutes les religions s'anathématisent, parce qu'aucune ne porte un +caractère divin. Je sais bien que la vôtre a ce caractère, mais que le +reste de la terre ne le voit point, parce qu'il est caché: je suis comme +le reste de la terre, je discerne fort mal ce qui est invisible.</p> + +<p>On ne dit pas que la religion chrétienne soit mauvaise; mais que pour la +croire, il faut la croire divine, ce qui n'est pas aisé. Elle peut être +fort belle, comme ouvrage humain; mais une religion ne saurait être +humaine, quelque terrestres que soient ses ministres.</p> + +<p>Pour la sagesse, elle est humaine; elle n'aime pas à s'élever dans les +nues pour retomber en débris; elle exalte moins les têtes, mais elle ne +les expose point à l'oubli des devoirs par le mépris de ses lois +démasquées. Elle ne défend point d'examen, et ne craint point +d'objections; il n'y aura pas de prétexte pour la méconnaître; la +dépravation du cœur reste seule contre elle; et si la sagesse humaine +était la base des institutions morales, son empire serait à peu près +universel, puisqu'on ne pourrait se soustraire à ses lois sans faire par +là même un aveu formel de sa turpitude.—Nous ne convenons pas de cela; +nous n'approuvons pas la sagesse.—C'est que vous êtes conséquents.</p> + +<p>Je laisse les hommes de parti qui font semblant d'être de bonne foi, et +qui vont jusqu'à se faire des amis pour qu'on sache qu'ils les ont +convertis: je reviens à vous qui êtes vraiment persuadé, et qui +voudriez me donner ce repos que je n'aurai point.</p> + +<p>Je n'aime pas plus que l'on soit intolérant contre la religion qu'en sa +faveur. Je n'approuve guère davantage ses adversaires déclarés, que ses +zélateurs fanatiques. Je ne décide pas que l'on doive se hâter, dans +certains pays, de détromper un peuple qui croit vraiment, pourvu qu'il +ait passé le moment des guerres sacrées, et qu'il ne soit déjà plus dans +la ferveur des conversions. Mais quand un culte est désenchanté, je +trouve ridicule qu'on prétende ramener ses prestiges: quand l'arche est +usée, quand les lévites embarrassés et pensifs autour de ses débris, me +crient: n'approchez pas, votre souffle profane les ternirait; je suis +obligé de les examiner, pour voir s'ils parlent +sérieusement.—Sérieusement? Sans doute; et l'Eglise qui ne périra +point, va rendre à la foi des peuples, cette antique ferveur dont le +retour vous paraît chimérique?—Je ne suis pas fâché que vous en fassiez +l'expérience: je n'en conteste point le succès; et je le désirerais +volontiers; ce serait un fait curieux.</p> + +<p>Puisque c'est toujours à <i>eux</i> que je finis par m'adresser, il est temps +de fermer une lettre qui n'est pas pour vous. Nous garderons chacun nos +opinions sur ce point; et nous nous entendrons très bien sur les autres. +Les manies superstitieuses et les écarts du zèle, n'existent pas plus +pour un véritable homme de bien, que les périls tant exagérés de ce +qu'<i>ils</i> appellent ridiculement athéisme. Je ne désire point que vous +renonciez à cette croyance; mais il est très utile qu'on cesse de la +regarder comme indispensable au cœur de l'homme; car si l'on est +conséquent, et qu'on prétende qu'il n'y a pas de morale sans elle, il +faut rallumer les bûchers.</p> + +<h3><a name="LETTRE_L" id="LETTRE_L"></a>LETTRE L</h3> + +<p class="date">Lyon, 22 juin, septième année.<br /> +</p> + +<p>Depuis que la mode n'a plus cette uniformité locale qui en faisait aux +yeux de tant de gens une manière d'être nécessaire, et à peu près une +loi de la nature; chaque femme pouvant choisir la mise qu'elle veut +adopter, chaque homme veut aussi décider celle qui convient.</p> + +<p>Les gens qui entrent dans l'âge où l'on aime à blâmer, ce qui n'est pas +comme autrefois, trouvent de très mauvais goût que l'on n'ait plus les +cheveux dressés au-dessus du front, le chignon relevé et empâté, la +partie inférieure du corps tout à nu sous une voûte d'un noble diamètre, +et les talons juchés sur de hautes pointes. Ces usages vénérables +maintenaient une grande pureté de mœurs; mais depuis, les femmes ont +perverti leur goût, au point d'imiter les seuls peuples qui aient eu du +goût: elles ont cessé d'être plus larges que hautes; et ayant quitté par +degrés les corps ferrés et baleinés, elles outragent la nature jusqu'à +pouvoir respirer et manger quoique habillées.</p> + +<p>Je conçois qu'une mise perfectionnée choque ceux à qui plaisait la +roideur ancienne, la manière des Goths; mais je ne puis les excuser de +mettre une si risible importance à ces changements qui étaient +inévitables.</p> + +<p>Dites-moi si vous avez trouvé de nouvelles raisons de ce que nous avons +déjà remarqué ensemble sur ces ennemis déclarés des mœurs actuelles. Ce +sont presque infailliblement des hommes sans mœurs. Les autres, s'ils +les blâment, n'y mettent du moins pas cette chaleur qui m'est suspecte.</p> + +<p>Personne ne sera surpris que les hommes qui se sont joué des mœurs +parlent ensuite de <i>bonnes mœurs</i> avec exclamation; qu'ils en exigent si +sévèrement des femmes, après avoir passé leur vie à tâcher de les leur +ôter; et qu'ils les méprisent toutes, parce que plusieurs d'elles ont eu +le malheur de ne les pas mépriser eux-mêmes. C'est une petite hypocrisie +dont je crois même qu'ils ne s'aperçoivent pas: c'est davantage encore +et bien plus communément, un effet de la dépravation de leurs goûts, des +excès de leurs habitudes, et du désir secret de trouver une résistance +sérieuse pour avoir la vanité de la vaincre: c'est une suite de l'idée +que d'autres ont probablement joui des mêmes faiblesses, et de la +crainte qu'on leur manque à eux-mêmes, comme ils sont parvenus à faire +manquer à d'autres en leur faveur.</p> + +<p>Lorsque les années font qu'ils n'ont plus d'intérêt à introduire le +mépris de tous les droits, l'intérêt de leurs passions, qui fut toujours +leur seule loi, commence à les avertir qu'on violera ces mêmes droits à +leur égard. Ils ont contribué à faire perdre les mœurs sévères qui les +gênaient, ils déclament maintenant contre les mœurs libres qui les +inquiètent. Ils prêchent bien vainement; des choses bonnes recommandées +par de tels hommes, tombent dans le mépris, au lieu d'en recevoir une +nouvelle autorité.</p> + +<p>Aussi vainement quelques-uns disent que s'ils s'élèvent contre des mœurs +licencieuses, c'est qu'ils en ont reconnu les dangers: cette cause, +quelquefois réelle, n'est pas celle à laquelle on croit, parce qu'on +sait bien qu'ordinairement l'homme qui a été injuste quand cela lui +était commode pendant l'âge des passions, ne devient juste ensuite que +par des motifs personnels. Sa justice, plus honteuse que sa licence +même, est encore plus méprisée, parce qu'elle est moins franche.</p> + +<p>Mais que des jeunes gens soient choqués subitement et avant la +réflexion, par des choses dont la nature est de plaire à leurs sens, et +qu'ils ne pourraient improuver naturellement, qu'après y avoir pensé: +voilà, à mon avis, la plus grande preuve d'une dépravation réelle. Je +suis surpris que des gens sensés regardent cela comme une dernière voix +de <i>la nature qui se révolte</i> et qui rappelle au fond des cœurs ses lois +méconnues. La corruption, disent-ils, ne peut franchir de certaines +bornes: cela les rassure et les console.</p> + +<p>Pour moi, je crois voir le contraire. Je voudrais savoir ce que vous en +penserez, et si je serai seul à voir ainsi; car je n'assure point que ce +soit la vérité, je conviens même que beaucoup d'apparences sont contre +moi.</p> + +<p>Ma manière de penser là-dessus ne pouvait guère résulter que de ce que +j'éprouve personnellement: je n'étudie pas, je ne fais pas +d'observations systématiques; j'en serais assez peu capable. Je +réfléchis par occasion; je me rappelle ce que j'ai senti. Quand cela me +conduit à examiner ce que je ne sais pas par moi-même, c'est du moins en +cherchant mes données dans ce qui m'est connu avec plus de certitude, +c'est-à-dire dans moi: ces données n'ayant rien de supposé ou +d'hypothétique, servent à me découvrir plusieurs choses dans ce qui leur +est analogue ou opposé.</p> + +<p>Je sais qu'avec le vulgaire des hommes il y a des inconvénients à ce que +gâte la bêtise de leurs idées, la brutalité de leurs sensations, et la +fade suffisance qui abuse de tout ce qui n'avertit pas que l'on sera +réprimé. Je ne dis point que les femmes dont la mise paraît trop libre, +soient tout à fait exemptes de blâme: celles d'entre elles qui n'en +méritent pas un autre, oublient du moins qu'on vit parmi la foule, et +cet oubli est une imprudence. Mais ce n'est point d'elles qu'il s'agit; +je parle de la sensation que la légèreté de leurs vêtements peut faire +sur les hommes de différents caractères.</p> + +<p>Je cherche pourquoi des hommes qui se permettent tout, et qui, loin de +respecter ce qu'ils appellent pudeur, montrent jusque dans leurs +discours qu'ils ne connaissent pas même les lois du goût, pourquoi des +hommes qui ne raisonnent point leur conduite et qui s'abandonnent aux +fantaisies de l'instant présent, s'avisent de trouver de l'indécence à +des choses où je n'en sens point, et où la réflexion même ne blâmerait +que l'inconvenance du moment. Comment en trouvent-ils à des choses qui +par elles-mêmes et lorsqu'elles ne sont point déplacées, paraissent +toutes simples à d'autres, et qui plairaient même à ceux qui aiment une +pudeur réelle et non l'hypocrisie ou la superstition de la pudeur.</p> + +<p>C'est une erreur funeste de mettre aux mots et à la partie extérieure +des choses, une importance si grande; il suffira d'être familiarisé avec +ces fantômes par quelque habitude, même légitime, pour cesser d'en +mettre aux choses elles-mêmes.</p> + +<p>Lorsqu'une dévote qui ne pouvait à seize ans souffrir qu'on l'embrassât +dans des jeux de société; qui, mariée à vingt-deux, n'envisageait +qu'avec horreur la première nuit, reçoit à vingt-quatre son directeur +dans ses bras; je ne crois pas que ce soit tout à fait hypocrisie de sa +part. J'y vois beaucoup plus la sottise des préceptes qui lui furent +donnés. Il peut y avoir chez elle de la mauvaise foi, d'autant plus +qu'une morale fausse altère toujours la candeur de l'âme, et qu'une +longue contrainte inspire le déguisement et la duplicité. Mais s'il y a +de la fausseté dans son cœur, il y a bien plus encore d'ineptie dans sa +tête. On lui a rendu l'esprit faux, on l'a retenue sans cesse dans la +terreur des devoirs chimériques; on ne lui a pas donné le moindre +sentiment des devoirs réels. Au lieu de lui montrer la véritable fin +des choses, on l'a habituée à tout rapporter à une fin imaginaire. Les +rapports ne sont plus sensibles; les proportions deviennent arbitraires; +les causes, les effets sont comptés pour rien; les convenances des +choses sont impossibles à découvrir. Elle n'imagine pas même qu'il +puisse exister une raison du mal et du bien, hors de la règle qu'on lui +a imposée, et dans d'autres rapports que les relations obscures entre +ses habitudes les plus secrètes et la volonté impénétrable des +intelligences qui veulent toujours autrement que l'homme.</p> + +<p>On lui a dit: «Fermez les yeux; puis marchez droit devant vous, c'est le +chemin du bonheur et de la gloire; c'est le seul; la perte, l'horreur, +les abîmes, l'éternelle damnation remplissent tout le reste de +l'espace.» Elle va donc aveuglément, et elle s'égare en suivant une +ligne oblique. Cela devait arriver: Si vous marchiez les yeux fermés, +dans un espace ouvert de toute part, vous ne retrouveriez point votre +première direction, lorsqu'une fois vous l'auriez perdue, et souvent +même vous ne sauriez pas que vous la perdez. Si donc elle ne s'aperçoit +point de son erreur, elle se détourne toujours davantage, elle se perd +avec confiance. Si elle s'en aperçoit, elle se trouble et s'abandonne; +car elle ne connaît pas de proportions dans le mal, elle croit n'avoir +rien de plus à perdre, dès qu'elle a perdu cette première innocence +qu'elle estimait seule et qu'elle ne saurait retrouver.</p> + +<p>On a vu des filles simples se maintenir avec ignorance dans la sagesse +la plus sévère, et avoir horreur d'un baiser comme d'un sacrilège; mais +s'il est obtenu, elles pensent qu'il n'y a plus rien à conserver, et se +livrent uniquement, parce qu'elles se croient déjà livrées. On ne leur +avait jamais dit les conséquences plus ou moins grandes des diverses +choses. On avait voulu les préserver seulement contre le premier pas, +comme si l'on eût eu la certitude que ce premier pas ne serait jamais +franchi, ou que l'on serait toujours là pour les retenir ensuite.</p> + +<p>La dévote dont je parlais, n'évitait pas des imprudences, mais elle +redoutait un fantôme. Il s'ensuivra naturellement que lorsqu'on lui aura +dit à l'autel, de coucher avec son mari, elle l'égratignera les premiers +jours, et quelque temps après couchera avec un autre qui lui parlera du +salut et des mortifications de la chair. Elle était effrayée quand on +lui baisait la main, mais c'était par instinct; elle s'y fait, et ne +l'est plus quand on jouit d'elle. C'était son ambition d'être placée au +ciel parmi les vierges; mais elle n'est plus vierge; cela est +irrémédiable, que lui importe le reste? Elle devait tout à Jésus son +époux céleste, et à l'exemple que la Sainte Vierge donna. Maintenant +elle n'est plus la suivante de la Vierge, elle n'est plus épouse +céleste; un homme l'a possédée, si un autre homme la possède aussi, quel +grand changement cela fera-t-il? Les droits d'un mari font très peu +d'impression sur elle; elle n'a jamais réfléchi à des choses si +mondaines; il est très possible même qu'elle les ignore; et il est très +certain, du moins, qu'elle n'en est pas frappée, parce qu'elle n'en sent +pas la raison.</p> + +<p>A la vérité, elle a reçu l'ordre d'être fidèle; mais c'est un mot dont +l'impression a passé, parce qu'elle appartenait à un ordre de choses sur +lequel elle n'arrête pas ses idées, sur lequel elle rougirait de +s'entretenir avec elle-même. Dès qu'elle a couché avec un homme, ce qui +l'embarrassait le plus est fait; et s'il arrive qu'en l'absence de son +mari, un homme, plus saint que lui, ait l'adresse de répondre à ses +scrupules dans un moment de désirs ou de besoins, elle cédera comme elle +a cédé en se mariant; elle jouira avec moins de terreur que lors de ses +premières jouissances, parce que c'est une chose qui n'est plus +nouvelle, et qui fait un moins grand changement dans son état. Comme +elle ne s'inquiète point d'une prudence terrestre, comme elle aurait +horreur de porter des précautions dans le péché, de l'attention et de la +réflexion dans un acte qu'elle permet à ses sens, mais dont son âme +écarte la souillure; il arrivera encore qu'elle sera enceinte, et que +souvent elle ignorera, ou doutera si son mari est le père de l'enfant +dont elle le charge. Si même elle le sait, elle aimera mieux le laisser +dans l'erreur, pourvu qu'elle ne prononce pas un mensonge, que de +l'exposer à se mettre dans une colère qui offenserait Dieu, que de +s'exposer elle-même à médire du prochain en nommant son séducteur.</p> + +<p>Il est très vrai que la religion, mieux entendue, ne lui permettrait pas +une pareille conduite: et je ne parle ici contre aucune religion. La +morale, bien conçue par tous, ferait les hommes très justes, et dès lors +très bons et très heureux. La religion, qui est la morale moins +raisonnée, moins prouvée, moins persuadée par les raisons directes des +choses; mais soutenue par ce qui étonne, mais affermie, mais nécessitée +par une sanction divine; la religion, <i>bien entendue</i>, ferait les hommes +parfaitement purs. Si je parle d'une dévote, c'est parce que l'erreur +morale n'est nulle part plus grande et plus éloignée des vrais besoins +du cœur humain que dans les erreurs des dévots. J'admire la religion +telle qu'elle devait être; je l'admire comme un grand ouvrage. Je n'aime +point qu'en s'élevant contre les religions, on nie leur beauté, et l'on +méconnaisse ou désavoue le bien qu'elles étaient destinées à faire. Ces +hommes ont tort: le bien qui est fait, en est-il moins un bien pour être +fait d'une manière contraire à leur pensée? Que l'on cherche des moyens +de faire mieux avec moins; mais que l'on convienne du bien qui s'est +fait autrement, car enfin il s'en est fait beaucoup. Voilà quelques +mots de ma profession de foi: nous nous sommes crus, je pense, trop +éloignés l'un de l'autre en ceci.</p> + +<p>Si vous voulez absolument que je revienne à mon premier objet par une +transition selon les règles, vous me mettrez dans un grand embarras. +Mais quoique mes lettres ressemblent beaucoup trop à des traités, et que +je vous écrive en solitaire qui parle avec son ami comme il rêve en +lui-même, je vous avertis que j'y veux conserver toute la liberté +épistolaire quand cela m'arrange.</p> + +<p>Ces hommes dont les jouissances inconsidérées ou mal choisies, ont +perverti les affections, et abruti les sens, ne voient plus, je crois, +dans l'amour physique que les grossièretés de leurs habitudes: ils ont +perdu le délicieux pressentiment du plaisir. Une nudité les choque, +parce qu'il n'y a plus chez eux d'intervalle entre la sensation qu'ils +en reçoivent, et l'appétit brut auquel se réduit toute leur volupté. Ce +besoin réveillé dans eux, leur plairait encore en rappelant du moins ces +plaisirs informes que cherchent des sens plus lascifs qu'embrasés; mais +comme ils n'ont pas conservé la véritable pudeur, ils ont laissé les +dégoûts se mêler dans les plaisirs. Comme ils n'ont pas su distinguer ce +qui convenait, d'avec ce qui ne convenait pas, même dans l'abandon des +sens, ils ont cherché de ces femmes qui corrompent les mœurs, en perdant +les manières; et qui sont méprisables, non pas précisément parce +qu'elles donnent le plaisir, mais parce qu'elles le dénaturent, parce +qu'elles le détruisent en mettant la licence à la place de la liberté. +Comme en se permettant ce qui répugne à des sens délicats, et en +confondant des choses d'un ordre très différent, ils ont laissé +s'échapper les séduisantes illusions; comme leurs imprudences ont été +punies par des suites funestes et rebutantes, ils ont perdu la candeur +de la volupté avec les incertitudes du désir. Leur imagination n'est +plus allumée que par l'habitude: leurs sensations plus indécentes +qu'avides, leurs idées plus grossières que voluptueuses, leur mépris +pour les femmes, preuve assez claire du mépris qu'ils ont eux-mêmes +mérité, tout leur rappelle ce que l'amour a d'odieux, et peut-être ce +qu'il a de dangereux. Son charme primitif, sa grâce si puissante sur les +âmes pures, tout ce qu'il a d'aimable et d'heureux n'est plus pour eux. +Ils sont parvenus à ce point qu'il ne leur faut que des filles pour +s'amuser sans retenue, et avec leur dédain habituel; ou des femmes très +modestes qui puissent leur en imposer encore quand aucune délicatesse ne +les contient plus, et qui, n'étant pas des femmes à leur égard, ne leur +donnent point le sentiment importun de ce qu'ils ont perdu.</p> + +<p>N'est-il pas visible que si une mise un peu libre leur déplaît, c'est +que leur imagination dégradée et leurs sens affaiblis ne peuvent plus +être émus que par une sorte de surprise? Ce qui fait leur humeur +chagrine, c'est le dépit de ne plus pouvoir sentir dans des occasions +ordinaires et faciles. Ils n'ont plus la faculté de voir que les choses +qui ont été cachées et qui sont découvertes subitement: comme un homme +presque aveugle n'est averti de la présence de la lumière qu'en passant +brusquement des ténèbres à une grande clarté.</p> + +<p>Quiconque entend quelque chose aux mœurs, trouvera que la femme +méprisable est celle qui, scrupuleuse et sévère dans ses habitudes +visibles, prépare pendant plusieurs jours de réflexions, le moyen d'en +imposer à un mari qui met son honneur ou sa satisfaction à la posséder +seul. Elle rit avec son amant; elle plaisante son mari trompé: je mets +au-dessus d'elle une courtisane, qui conserve quelque dignité, quelque +choix, et surtout quelque loyauté dans ses mœurs trop libres.</p> + +<p>Si les hommes étaient seulement sincères; malgré leurs intérêts +personnels, leurs oppositions et leurs vices, la Terre serait encore +belle.</p> + +<p>Si la morale qu'on leur prêche était vraie, conséquente, jamais +exagérée; si elle leur montrait la raison des devoirs en conservant +leurs justes proportions; si elle ne tendait qu'à leur fin réelle: il ne +resterait dans chaque nation autre chose à faire que de contenir une +poignée d'hommes, dont la tête mal organisée ne pourrait reconnaître la +justice.</p> + +<p>On pourrait mettre ces esprits de travers avec les imbéciles et les +maniaques: le nombre des premiers ne serait pas grand. Il est peu +d'hommes qui ne soient pas susceptibles de raison; mais beaucoup ne +savent où trouver la vérité parmi ces erreurs publiques qui affectent de +porter son nom; si même ils la rencontrent, ils ne savent comment la +reconnaître à cause de la manière gauche, rebutante et fausse dont on la +présente.</p> + +<p>Le bien inutile, le mal imaginaire, les vertus chimériques, +l'incertitude absorbent notre temps, et nos facultés, et nos volontés; +comme tant de travaux et de soins superflus ou contradictoires +empêchent, dans un pays florissant, de faire ceux qui seraient utiles et +ceux qui auraient un but invariable.</p> + +<p>Quand il n'y a plus de principe dans le cœur, on est bien scrupuleux sur +les apparences publiques et sur les devoirs d'opinion: cette sévérité +déplacée est un témoignage peu suspect des reproches intérieurs. «En +réfléchissant, dit J.-J., à la folie de nos maximes qui sacrifient +toujours à la décence la véritable honnêteté, je comprends pourquoi le +langage est d'autant plus chaste que les cœurs sont plus corrompus, et +pourquoi les procédés sont d'autant plus exacts que ceux qui les ont +sont plus malhonnêtes.»</p> + +<p>Peut-être est-ce un avantage d'avoir peu joui: il est bien difficile que +des plaisirs tant répétés, le soient toujours sans mélange et sans +satiété. Ainsi altérés ou seulement affaiblis par l'habitude qui dissipe +les illusions, ils ne donnent plus cette surprise qui avertit d'un +bonheur auquel on ne croyait pas, ou qu'on n'attendait pas: ils ne +portent plus l'imagination de l'homme au-delà de ce qu'il concevait: ils +ne l'élèvent plus par une progression dont le dernier terme est devenu +trop connu: l'espérance rebutée l'abandonne à ce sentiment pénible d'une +volupté qui s'échappe, à ce sentiment du retour qui, si souvent, est +venu la refroidir. On se souvient trop qu'il n'y a rien au-delà; et ce +bonheur jadis tant imaginé, tant espéré, tant possédé, n'est plus qu'un +amusement d'une heure et le passe-temps de l'indifférence. Des sens +épuisés, ou du moins satisfaits, ne s'embrasent plus à une première +émotion; la présence d'une femme ne les étonne plus; ses beautés +dévoilées ne les agitent plus d'un frémissement universel; la séduisante +expression de ses désirs ne donne plus à l'homme qu'elle aime une +félicité inattendue. Il sait quelle est la jouissance qu'il obtient; il +peut imaginer qu'elle finira; sa volupté n'a plus rien de surnaturel: +celle qu'il possède n'est plus qu'une femme; et lui-même a tout perdu, +il ne sait plus aimer qu'avec les facultés d'un homme.</p> + +<p class="top5">Il est bien l'heure de finir; le jour commence. Si vous êtes revenu hier +à Chessel, vous allez, en ce moment, visiter vos fruits. Pour moi qui +n'ai rien de semblable à faire, et qui suis très peu touché d'un beau +matin depuis que je ne sais pas employer le jour, je vais me coucher. Je +ne suis point fâché quand le jour paraît, d'avoir encore une nuit tout +entière à passer, afin d'arriver sans peine à l'après-midi dont je me +soucie peu.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LI" id="LETTRE_LI"></a>LETTRE LI</h3> + +<p class="date">Paris, 2 septembre, VII.<br /> +</p> + +<p>Un nommé saint Félix, qui fut ermite à Franchard<a name="FNanchor_50_50" id="FNanchor_50_50"></a><a href="#Footnote_50_50" class="fnanchor">[50]</a>, a, dit-on, sa +sépulture auprès de ce monastère sous la <i>Roche qui pleure</i>. C'est un +grès dont le cube peut avoir les dimensions d'une chambre de grandeur +ordinaire. Selon les saisons, il en suinte, ou il en coule goutte à +goutte, de l'eau qui tombe sur une pierre plate un peu concave: et comme +les siècles l'ont creusée par l'effet insensible et continu de l'eau, +cette eau a des vertus particulières. Prise pendant neuf jours, elle +guérit les yeux des petits enfants. On y apporte ceux qui ont mal aux +yeux, ou qui pourraient y avoir mal un jour; au bout de la neuvaine, +plusieurs sont en bon état.</p> + +<p>Je ne sais trop à quel propos je vous parle aujourd'hui d'un endroit +auquel je n'ai point songé depuis longtemps. Je me sens triste, et +j'écris. Quand je suis d'une humeur plus heureuse, je parviens à me +passer de vous; mais dans les moments sombres, je vous cherche. Je sais +bien des gens qui prendraient cela fort mal; c'est leur affaire: +assurément ils n'auront pas à se plaindre de moi, ce n'est pas eux que +je chercherai dans ma tristesse. Au reste, j'ai laissé ma fenêtre +ouverte toute la nuit; et la matinée est tranquille, douce et nébuleuse: +je conçois que j'aie pensé à ce monument d'une religion mélancolique +dans les bruyères et les sables de la forêt. Le cœur de l'homme si +mobile, si périssable, trouve une sorte de perpétuité dans cette +communication des sentiments populaires qui les propage, les accroît, et +semble les éterniser. Un ermite grossier, sale, stupide, fourbe +peut-être, et inutile au monde, appelle sur son tombeau toutes les +générations. En affectant de se vouer au néant sur la terre, il y trouve +une vénération immortelle. Il dit aux hommes: «Je renonce à tout ce que +prétendent vos désirs, je ne suis pas digne d'être l'un de vous»; et +cette abnégation le place sur l'autel, entre le pouvoir suprême et +toutes les espérances des hommes.</p> + +<p>Les hommes veulent qu'on aille à la gloire avec fracas, ou avec un +détour hypocrite; en les massacrant, ou en les trompant; en insultant à +leur malheur, ou à leur crédulité. Celui qui les écrase est auguste, +celui qui les abrutit est vénérable. Tout cela m'est fort égal, quant à +moi. Je me sens très disposé à mettre l'opinion des sages avant celle du +peuple. Posséder l'estime de mes amis et la bienveillance publique, +serait un besoin pour moi; une grande réputation ne serait qu'un +amusement; je n'aurai point de passion pour elle, j'aurais tout au plus +un caprice. Que peut faire au bonheur de mes jours une renommée qui, +pendant que je vis, n'est presque rien encore, et qui s'agrandira quand +je ne serai plus rien? C'est l'orgueil des vivants qui prononce avec +tant de respect les grands noms des morts. Je ne vois pas un avantage +bien solide à servir dans mille ans aux passions des divers partis, et +aux caprices de l'opinion. Il me suffit que l'homme vrai ne puisse pas +accuser ma mémoire; le reste est vanité. Le hasard en décide trop +souvent, et les moyens m'en déplaisent plus souvent encore: je ne +voudrais être ni un Charles XII, ni un Pacôme. Chercher la gloire sans +l'atteindre est trop humiliant; la mériter et la perdre est triste +peut-être; et l'obtenir n'est pas la première fin de l'homme.</p> + +<p>Dites-moi si les plus grands noms sont ceux des hommes justes. Quand +nous pouvons faire des choses bonnes, faisons-les pour elles-mêmes; et +si notre sort nous éloigne des grandes choses, n'abandonnons pas du +moins ce que la gloire ne récompensera point: laissons les incertitudes, +et soyons bons dans l'obscurité. Assez d'hommes, cherchant la renommée +pour elle-même, donneront à l'état une impulsion peut-être nécessaire +dans les grands Etats: pour nous, cherchons seulement à faire ce qui +devrait donner la gloire, et soyons indifférents sur ces fantaisies du +destin qui l'accordent souvent au bonheur, la refusent quelquefois à +l'héroïsme, et la donnent si rarement à la pureté des intentions.</p> + +<p>Je me sens depuis quelques jours un grand regret des choses simples. Je +m'ennuie déjà à Paris: ce n'est pas que la ville me déplaise absolument, +mais je ne saurais jamais me plaire dans des lieux où je ne suis qu'en +passant. Et puis voici cette saison qui me rappelle toujours quelle +douceur on pourrait trouver à la vie domestique, si deux amis, à la tête +de deux familles peu nombreuses et bien unies, possédaient deux foyers +voisins au fond des prés, entre des bois, près d'une ville, et loin +pourtant de son influence. On consacre le matin aux occupations +sérieuses: et la soirée est pour ces petites choses, qui intéressent +autant que les grandes, quand celles-ci n'agitent pas trop. Je ne +désirerais point maintenant une vie tout à fait obscure et oubliée dans +les montagnes: je ne veux plus des choses si simples; puisque je n'ai pu +avoir très peu, je veux avoir davantage. Les refus obstinés de mon sort +ont accru mes besoins: je cherchais cette simplicité où repose le cœur +de l'homme, je ne désire maintenant que celle où son esprit peut aussi +jouer un rôle. Je veux jouir de la paix, et avoir le plaisir d'arranger +cette paix. Là où elle règne universellement, elle serait trop facile; +et trouvant tout ce qu'il faudrait aux désirs du sage, je ne trouverais +pas de quoi remplir les heures d'un esprit inquiet. Je commence à +projeter, à porter les yeux sur l'avenir, à penser à un autre âge: +j'aurais aussi la manie de vivre!</p> + +<p>Je ne sais si vous faites assez d'attention à ces riens, qui +rapprochent, qui lient tous les individus de la maison, et les amis qui +viennent s'y joindre; à ces minuties qui cessent d'en être, puisqu'on +s'y attache, qu'on s'empresse pour elles, et qu'on se hâte d'y courir +ensemble. Lorsque aux premiers jours secs après l'hiver, le soleil +échauffe l'herbe où l'on est tous assis; ou lorsque les femmes chantent +dans une pièce sans lumière, tandis que la lune luit derrière les +chênes; n'est-on pas aussi bien que rangés en cercle pour dire avec +effort des phrases insipides, ou encaissés dans une loge à l'opéra où +l'haleine de deux mille corps d'une propreté et d'une santé plus ou +moins suspecte, vous met tout en sueur. Et ces soins amusants et répétés +d'une vie libre! Si, en avançant en âge, nous ne les cherchons plus, +nous les partageons du moins; nous voyons nos femmes les aimer, et nos +enfants en faire leurs délices. Violettes que l'on trouve avec tant de +jouissance, que l'on cherche avec tant d'intérêt! fraises, mûrons<a name="FNanchor_51_51" id="FNanchor_51_51"></a><a href="#Footnote_51_51" class="fnanchor">[51]</a>, +noisettes; récolte des poires sauvages, des châtaignes abattues; pommes +de sapin pour le foyer d'automne! douces habitudes d'une vie plus +naturelle! Bonheur des hommes simples, simplicité des terres +heureuses!... Je vous vois; vous me glacez. Vous dites: j'attendais une +exclamation pastorale. Vaut-il mieux en faire sur les roulades d'une +cantatrice?</p> + +<p>Vous avez tort: vous êtes trop raisonnable; quel plaisir y avez-vous +gagné? Cependant j'ai bien peur de devenir assez tôt raisonnable comme +vous.</p> + +<p>Il est arrivé. Qui? <i>Lui</i>. Il mérite bien de n'être pas nommé: je crois +qu'il sera des nôtres un jour, il a une forme de tête... Vous rirez +peut-être aussi de cela: mais vraiment la direction du nez forme, avec +la ligne du front, un angle si peu sensible!... Comme vous voudrez; +laissons cela. Mais si je vous accorde que Lavater est un enthousiaste, +vous m'accorderez qu'il n'est pas un radoteur. Je soutiens que de +trouver le caractère et surtout les facultés des hommes dans leurs +traits, c'est une conception du génie, et non pas un écart de +l'imagination. Examinez la tête d'un des hommes les plus étonnants des +siècles modernes. Vous le savez; en voyant son buste j'ai deviné que +c'était lui. Je n'avais nul autre indice que le rapport de ce qu'il +avait fait avec ce que je voyais. Heureusement je n'étais pas seul, et +ce fait prouve en ma faveur. Au reste, nulles recherches peut-être ne +sont moins susceptibles de la certitude des sciences exactes. Après des +siècles on pourra connaître assez bien le caractère, les inclinations, +les moyens naturels; mais on sera toujours exposé à l'erreur pour cette +partie du caractère, que les causes accidentelles modifient, sans avoir +le temps ou le pouvoir d'altérer sensiblement les traits. De tous les +ouvrages sur ce sujet difficile, les fragments de Lavater forment, je +crois, le plus curieux<a name="FNanchor_52_52" id="FNanchor_52_52"></a><a href="#Footnote_52_52" class="fnanchor">[52]</a>: je vous le porterai; nous l'avons parcouru +trop superficiellement à Méterville, il faut que nous le lisions de +nouveau. Je n'en veux rien dire de plus aujourd'hui, parce que je +prévois que nous aurons le plaisir de beaucoup disputer.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LII" id="LETTRE_LII"></a>LETTRE LII</h3> + +<p class="date">Paris, 9 octobre, VII.<br /> +</p> + +<p>Je suis très content de votre jeune ami. Je pense qu'il sera aimable +homme, et je me crois sûr qu'il ne sera pas un aimable. Il part demain +pour Lyon. Vous lui rappellerez qu'il laisse ici deux personnes dont il +ne sera pas oublié. Vous devinez bien la seconde: elle est digne de +l'aimer en mère; mais elle est trop aimable pour n'être pas aimée d'une +autre manière, et il est trop jeune pour prévenir et éviter ce charme +qui se glisserait dans un attachement d'ailleurs si légitime. Je ne suis +point fâché qu'il parte: vous êtes prévenu, vous lui parlerez avec +prudence.</p> + +<p>Il me paraît justifier tout l'intérêt que vous prenez à lui: s'il était +votre fils, je vous féliciterais. Le vôtre serait précisément de cet +âge: et lui, il n'a plus de père! Votre fils et sa mère devaient périr +avant l'âge. Je n'évite point de vous en parler. Les anciennes douleurs +nous attristent sans nous déchirer: leur amertume profonde, mais adoucie +par le temps et rendue tolérable, nous devient comme nécessaire; elle +nous ramène à nos longues habitudes; elle plaît à nos cœurs avides +d'émotions, et qui cherchent l'infini jusque dans leurs regrets. Votre +fille vous reste; bonne, aimable, intéressante comme ceux qui ne sont +plus; elle peut les remplacer pour vous. Quelque grandes que soient vos +pertes, votre malheur n'est pas celui de l'infortuné, mais seulement +celui de l'homme. Si ceux que vous n'avez plus vous étaient restés, +votre bonheur eût passé la mesure accordée aux heureux. Donnons à leur +mémoire ces souvenirs qu'elle mérite si bien, sans trop nous arrêter au +sentiment des peines irrémédiables: conservez la paix, la modération +que rien ne doit ôter entièrement à l'homme; et plaignez-moi de rester +loin de vous en cela.</p> + +<p>Je reviens à celui que vous appelez mon protégé. Je pourrais dire que +c'est plutôt le vôtre; mais en effet vous êtes plus que son protecteur, +et je ne vois pas ce que son père eût pu faire de mieux pour lui. Il me +paraît le bien sentir, et je le crois d'autant plus qu'il n'y met aucune +affectation. Quoique dans notre course à la campagne, nous ayons parlé +de vous à chaque coin de bois, à chaque bout de prairie, il ne m'a +presque rien dit des obligations qu'il vous a: il n'avait pas besoin de +m'en parler, je vous connais trop; il ne devait pas m'en parler, je ne +suis pas <i>un</i> de vos amis. Cependant je sais ce qu'il en a dit à madame +T**** avec qui, je le répète, il se plaisait beaucoup, et qui vous est +elle-même très attachée.</p> + +<p>Je vous avais écrit que nous irions voir incessamment les environs de +Paris: il faut vous rendre compte de cette course, afin qu'avant mon +départ pour Lyon vous ayez une longue lettre de moi, et que vous ne +puissiez plus me dire que cette année-ci je n'écris que trois lignes<a name="FNanchor_53_53" id="FNanchor_53_53"></a><a href="#Footnote_53_53" class="fnanchor">[53]</a> +comme un homme répandu dans le monde.</p> + +<p>Il n'a pas tardé à s'ennuyer à Paris. Si son âge est curieux, ce n'est +guère de cette curiosité qu'une grande ville peut longtemps alimenter. +Il est moins curieux d'une médaille, que d'un château ruiné dans les +bois: quoiqu'il ait des manières agréables, il laissera le cercle le +mieux composé pour une forêt bien giboyeuse; et, malgré son goût +naissant pour les arts, il quittera volontiers un soleil levant de +Vernet pour une belle matinée, et le paysage le plus <i>vrai</i> de Hue, +pour les vallons de Bièvre ou de Montmorency.</p> + +<p>Vous êtes pressé de savoir où nous avons été, ce qui nous est arrivé. +D'abord il ne nous est rien arrivé: pour le reste, vous le verrez, mais +pas encore; j'aime les écarts. Savez-vous qu'il serait très possible +qu'un jour il aimât Paris, quoique maintenant il ne puisse en convenir. +C'est possible, dites-vous assez froidement, et vous voulez poursuivre; +mais je vous arrête, je veux que vous en soyez convaincu.</p> + +<p>Il n'est pas naturel à un jeune homme qui sent beaucoup d'aimer une +capitale, attendu qu'une capitale n'est pas absolument naturelle à +l'homme. Il lui faut un air pur, un beau ciel, une vaste campagne +ouverte aux courses, aux découvertes, à la chasse, à la liberté. La paix +laborieuse des fermes et des bois, lui plaît mieux que la turbulente +mollesse de nos prisons. Les peuples chasseurs ne conçoivent pas qu'un +homme libre puisse se courber au travail de la terre: pour lui, il ne +voit pas comment un homme peut s'enfermer dans une ville, et encore +moins comment il aimera lui-même un jour ce qui le choque maintenant. Le +temps viendra néanmoins où la plus belle campagne, quoique toujours +belle à ses yeux, lui sera comme étrangère. Un nouvel ordre d'idées +absorbera son attention; d'autres sensations se mettront naturellement à +la place de celles qui lui étaient seules naturelles. Quand le sentiment +des choses factices lui sera aussi familier que celui des choses +simples, celui-ci s'effacera insensiblement dans son cœur: ce n'est pas +parce que le premier lui plaira plus, mais parce qu'il l'agitera +davantage. Les relations de l'homme à l'homme excitent toutes nos +passions; elles sont accompagnées de tant de trouble, elles nous +maintiennent dans une agitation si continue, que le repos après elle +nous accable, comme le silence de ces déserts nus où il n'y a ni +variété ni mouvement, rien à chercher, rien à espérer. Les soins et le +sentiment de la vie rustique animent l'âme sans l'inquiéter; ils la +rendent heureuse: les sollicitudes de la vie sociale l'agitent, +l'entraînent, l'exaltent, la pressent de toute part; ils l'asservissent. +Ainsi le gros jeu retient l'homme en le fatiguant; sa funeste habitude +lui rend nécessaires ces alternatives d'espoir et de crainte qui le +passionnent et le consument.</p> + +<p>Il faut que je revienne à ce que je dois vous dire: cependant comptez +que je ne manquerai pas de m'interrompre encore; j'ai d'excellentes +dispositions à raisonner mal à propos.</p> + +<p>Nous résolûmes d'aller à pied: cette manière lui convint fort, mais +heureusement elle ne fut point du goût de son domestique: alors, pour +n'avoir pas avec nous un mécontent qui eût suivi de mauvaise grâce nos +arrangements très simples, je trouvai quelques commissions à lui donner +à Paris, et nous l'y laissâmes, ce qui ne lui plut pas davantage... Je +suis bien aise de m'arrêter à vous dire que les valets aiment la +dépense. Ils en partagent les commodités et les avantages, ils n'en ont +pas les inquiétudes: ils n'en jouissent pas non plus assez directement +pour en être comme rassasiés, et pour n'y plus mettre de prix. Comment +donc ne l'aimeraient-ils point? ils ont trouvé le secret de la faire +servir à leur vanité. Quand la voiture du maître est la plus belle de la +ville, il est clair que le laquais est un être d'une certaine +importance: s'il a l'humeur modeste, au moins ne peut-il se refuser au +plaisir d'être le premier laquais du quartier. J'en sais un qui a été +entendu, disant: Un domestique peut tirer vanité de servir un maître +riche, puisqu'un noble met son honneur à servir un grand roi, puisqu'il +dit, avec un si plaisant orgueil, le roi mon maître. Cet homme aura lu +dans l'antichambre, et il se perdra.</p> + +<p>Je pris tout simplement dans les commissionnaires, un homme dont on me +répondit. Il porta le peu de linge et d'effets nécessaires; il nous fut +commode en beaucoup de choses, et ne nous gêna pour aucune. Il parut +très content de se promener sans fatigue à la suite de gens qui le +nourrissaient bien, et le traitaient encore mieux: et nous ne fûmes pas +fâchés, dans une course de ce genre, d'avoir à notre disposition un +homme avec qui on pouvait quitter, sans se compromettre, le ton des +maîtres. C'était un compagnon de voyage fort serviable, fort discret; +mais qui enfin osait quelquefois marcher à côté de nous, et même nous +parler de sa curiosité et de ses remarques, sans que nous fussions +obligés de le contenir dans le silence, et de le renvoyer derrière avec +un demi-regard d'une certaine dignité.</p> + +<p>Nous partîmes le quatorze septembre; il faisait un beau temps d'automne, +et nous l'eûmes avec peu d'interruption pendant toute notre course. Ciel +calme, soleil faible et souvent caché, matinées de brouillards, belles +soirées, terre humide et chemins propres; le temps enfin le plus +favorable, et partout beaucoup de fruits. Nous étions bien portants, +d'assez bonne humeur: lui, avide de voir, et tout prêt à admirer; moi, +assez content de prendre de l'exercice, et surtout d'aller au hasard. +Quant à l'argent, beaucoup de personnages de roman n'en ont pas besoin; +ils vont toujours leur train, ils font leurs affaires, ils vivent +partout sans qu'on sache comment ils en ont, et souvent quoiqu'on voie +qu'ils n'en doivent pas avoir: ce privilège est beau; mais il se trouve +des aubergistes qui ne sont pas au fait, et nous crûmes à propos d'en +emporter. Ainsi il ne manqua rien, à l'un pour s'amuser beaucoup, à +l'autre pour faire avec lui une tournée agréable; et plusieurs pauvres +furent justement surpris de ce que des gens qui dépensaient un peu d'or +pour leur plaisir, trouvaient quelques sous pour les besoins du +misérable.</p> + +<p>Suivez-nous sur un plan des environs de Paris. Imaginez un cercle dont +le centre soit le beau pont de Neuilly près de Paris, vers le couchant +d'été. Ce cercle est coupé deux fois par la Seine, et une fois par la +Marne. Laissez la petite portion comprise entre la Marne et la petite +rivière de Bièvre: prenez seulement le grand contour qui commence à la +Marne, qui coupe la Seine au-dessous de Paris, et qui finit à Antony sur +la Bièvre: vous aurez à peu près la trace que nous avons suivie pour +visiter, sans nous éloigner beaucoup, les sites les plus boisés, les +plus jolis ou les plus passables d'une contrée qui n'est point belle, +mais qui est assez agréable et assez variée.......................</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p>Voilà vingt jours assez bien passés, et qui n'ont coûté qu'à peu près +onze louis. Si nous eussions fait cette course d'une manière en +apparence plus commode, nous eussions été assujettis et souvent +contrariés; nous eussions dépensé beaucoup plus, et certainement elle +nous eût donné moins d'amusement et de bonne humeur.</p> + +<p>Un inconvénient encore plus grand dans des choses de ce genre, ce serait +d'y porter une économie trop contrainte. S'il faut craindre à chaque +auberge le moment où la carte paraîtra, et s'arranger en demandant à +dîner, de manière à dépenser le moins possible, il vaut beaucoup mieux +ne pas sortir de chez soi. Tout plaisir où l'on ne porte pas quelque +aisance et une certaine liberté, cesse d'en être un. Il ne devient pas +seulement indifférent, mais désagréable; il donnait un espoir qu'il n'a +pu remplir; il n'est pas ce qu'il devait être; et, quelque peu de soins +ou d'argent qu'il ait coûté, c'est au moins un sacrifice en pure +perte.......................</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p>Dans le peu que je connais en France, Chessel et Fontainebleau sont les +seuls endroits où je consentirais volontiers à me fixer, et Chessel, le +seul où je désirerais vivre. Vous m'y verrez bientôt.</p> + +<p>Je vous avais déjà dit que les trembles et les bouleaux de Chessel +n'étaient pas comme d'autres trembles et d'autres bouleaux: les +châtaigniers et les étangs, et le bateau n'y sont pas comme ailleurs. Le +ciel d'automne est là comme le ciel de la patrie. Ce raisin muscat, ces +reines-marguerites d'une couleur pâle que vous n'aimiez point, et que +maintenant nous aimons ensemble; et l'odeur du foin de Chessel, dans +cette belle grange où nous sautions quand j'étais enfant! Quel foin! +quels fromages à la crème! les belles vaches! Comme les marrons, en +sortant du sac, roulent agréablement sur le plancher au-dessus de mon +cabinet! il semble que ce soit un bruit de la jeunesse. Mais soyez-y.</p> + +<p>Mon ami, il n'y a plus de bonheur. Vous avez des affaires; vous avez un +état: votre raison mûrit; votre cœur ne change pas, mais le mien se +serre. Vous n'avez plus le temps de mettre les marrons sous la cendre, +il faut qu'on vous les prépare; qu'avez-vous fait de nos plaisirs?</p> + +<p>J'y serai dans six jours: cela est décidé.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LIII" id="LETTRE_LIII"></a>LETTRE LIII</h3> + +<p class="date">Fribourg<a name="FNanchor_54_54" id="FNanchor_54_54"></a><a href="#Footnote_54_54" class="fnanchor">[54]</a>, 11 mars, huitième année.<br /> +</p> + +<p>Je ne vois pas comment j'aurais pu faire si cet héritage ne fût point +venu: je ne l'attendais assurément pas; et cependant j'étais plus +fatigué du présent, que je n'étais inquiet de l'avenir. Dans l'ennui +d'être seul, je trouvais du moins l'avantage de la sécurité. Je ne +songeais guère à la crainte de manquer du nécessaire; et maintenant que +je n'ai cette crainte d'aucune manière, je sens quel vide c'est pour un +cœur sans passions que de n'avoir point d'heureux à faire, et de ne +vivre qu'avec des étrangers, quand on a enfin ce qu'il faut pour une vie +aisée.</p> + +<p>Il était temps que je partisse: j'étais bien à la fois et fort mal. +J'avais l'usage de ces biens que tant de gens cherchent sans les +connaître, et que plusieurs condamnent par dépit, dont la privation +serait pénible dans la société, mais dont la possession donne peu de +jouissances. Je ne suis point de ceux qui comptent l'opulence pour rien. +Sans être chez moi, sans rien posséder, sans dépendance comme sans +embarras, j'avais ce qui me convenait assez dans une ville comme Lyon, +un logement décent, des chevaux, et une table où je pouvais recevoir +des... des amis. Une autre manière de vivre m'eût ennuyé davantage dans +une grande ville, mais celle-là ne me satisfaisait pas. Elle pourrait +tromper si on en partageait la jouissance avec quelqu'un qui y trouvât +du plaisir; mais je suis destiné à être toujours comme si je n'étais +pas.</p> + +<p>Nous le disions souvent: un homme raisonnable n'est pas ordinairement +malheureux lorsqu'il est libre, et qu'il a un peu de ce pouvoir que +donne l'argent. Cependant me voici dans la Suisse, sans plaisir, rempli +d'ennui, et ne sachant quelle résolution prendre. Je n'ai point de +famille; je ne tiens à rien ici; vous n'y viendrez point: je suis bien +désolé. J'ai quelque espoir confus que cela ne subsistera pas ainsi. +Puisque je peux me fixer enfin, il faut songer à le faire: le reste +viendra peut-être.</p> + +<p>Il tombe encore de la neige; j'attendrai à Fribourg que la saison soit +plus avancée. Vous savez que le domestique que j'ai emmené est d'ici. Sa +mère est très malade, et n'a pas d'autre enfant que lui: c'est à +Fribourg qu'elle demeure; elle aura la consolation de l'avoir auprès +d'elle; et, pour un mois environ, je suis aussi bien ici qu'ailleurs.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LIV" id="LETTRE_LIV"></a>LETTRE LIV</h3> + +<p class="date">Fribourg, 25 mars, VIII.<br /> +</p> + +<p>Vous trouvez que ce n'était pas la peine de quitter sitôt Lyon pour +m'arrêter dans une ville. Je vous envoie pour réponse une vue de +Fribourg. Quoiqu'elle ne soit pas exacte, et que l'artiste ait jugé à +propos de composer au lieu de copier fidèlement, vous y verrez du moins +que je suis au milieu des rocs: être à Fribourg, c'est aussi être à la +campagne. La ville est dans les rochers, et sur les rochers. Presque +toutes ses rues ont une pente rapide; mais malgré cette situation +incommode, elle est beaucoup mieux bâtie que la plupart des petites +villes de France. Dans les environs, et aux portes mêmes de la ville, +il y a plusieurs sites pittoresques et un peu sauvages.</p> + +<p>L'ermitage, dit <i>la Madelaine</i>, ne mérite pas sa célébrité. Il est +occupé par une espèce de fou qui est devenu à moitié saint, ne trouvant +plus d'autre sottise à faire. Cet homme n'a jamais eu l'esprit de son +état: dans le gouvernement, il ne fut point magistrat; et dans +l'ermitage, il ne fut point ermite: il portait le cilice sous l'habit +d'officier, et le pantalon de hussard sous la robe du désert.</p> + +<p>Le roc a été bien choisi par le fondateur: il est sec, et dans une bonne +exposition: la persévérance des deux hommes qui l'ont percé seuls, est +sûrement très remarquable. Mais cet ermitage, que tous les curieux +visitent, est du nombre des choses qu'il est inutile d'aller voir, et +dont on a une idée suffisante quand on en sait les dimensions.</p> + +<p>Je n'ai rien à vous dire des habitants, parce que je n'ai pas le talent +de connaître un peuple pour avoir parlé quelques moments à deux ou trois +personnes: la nature ne m'a point fait voyageur. J'aperçois seulement +quelque chose d'antique dans les habitudes; le vieux caractère ne s'y +perd qu'avec lenteur. Les hommes et les lieux ont encore la physionomie +helvétique. Les voyageurs y viennent peu: il n'y a point de lac, point +de glacier considérables, point de monuments. Cependant ceux qui ne vont +que dans la partie occidentale de la Suisse, devraient au moins +traverser le canton de Fribourg au pied de ses montagnes: les terres +basses de Genève, de Morges, d'Yverdun, de Nidau, d'Anet, ne sont point +suisses; elles ressemblent à celles des autres peuples.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LV" id="LETTRE_LV"></a>LETTRE LV</h3> + +<p class="date">Fribourg, 30 mars, VIII.<br /> +</p> + +<p>Je juge comme autrefois la beauté d'un site pittoresque; mais je la sens +moins, ou la manière dont je la sens ne me suffit plus. Je pourrais +dire: je me souviens que cela est beau. Autrefois aussi je quittais les +beaux lieux; c'était l'impatience du désir, l'inquiétude que donne la +jouissance qu'on a seul, et qu'on pourrait posséder davantage. Je les +quitte aujourd'hui; c'est l'ennui de leur silence. Ils ne parlent pas +assez haut pour moi: je n'y entends pas, je n'y trouve pas ce que je +voudrais voir, ce que je voudrais entendre: et je sens qu'à force de ne +plus me trouver dans les choses, j'en viens à ce point de ne plus me +trouver dans moi-même.</p> + +<p>Je commence à voir les beautés physiques comme les illusions morales: +tout se décolore insensiblement; et cela devait être. Le sentiment des +convenances visibles n'est que la perception indirecte d'une harmonie +intellectuelle. Comment trouverais-je dans les choses ces mouvements qui +ne sont plus dans mon cœur, cette éloquence des passions que je n'ai +pas; et ces sons silencieux, ces élans de l'espérance, ces voix de +l'être qui jouit, prestige d'un monde déjà quitté<a name="FNanchor_55_55" id="FNanchor_55_55"></a><a href="#Footnote_55_55" class="fnanchor">[55]</a>.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LVI" id="LETTRE_LVI"></a>LETTRE LVI</h3> + +<p class="date">Thun, 2 mai, VIII.<br /> +</p> + +<p>Il faut que tout s'éteigne: c'est lentement et par degrés, que l'homme +étend son être; et c'est ainsi qu'il doit le perdre.</p> + +<p>Je ne sens plus que ce qui est extraordinaire. Il me faut des sons +romantiques pour que je commence à entendre, et des lieux sublimes pour +que je me rappelle ce que j'aimais dans un autre âge.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LVII" id="LETTRE_LVII"></a>LETTRE LVII</h3> + +<p class="date">Des bains du Schwartz-sée,<br /> +6 mai, matin, VIII.<br /> +</p> + +<p>Les neiges ont quitté de bonne heure les parties basses des montagnes. +Je fais des courses pour me choisir une demeure. Je comptais m'arrêter +ici deux jours: le vallon est uni, les montagnes escarpées depuis leurs +bases; il n'y a que des pâturages, des sapins et de l'eau; c'est une +solitude comme je les aime, et le temps est bon: mais je m'ennuie.</p> + +<p>Nous avons passé des heures agréables sur votre étang de Chessel. Vous +le trouviez trop petit; mais ici que le lac est bien encadré, et d'une +étendue très commode, vous seriez indigné contre celui qui tient les +bains. Il y reçoit dans l'été plusieurs malades à qui l'exercice et un +moyen de passer le temps seraient nécessaires, et il n'a pas un bateau +quoique le lac soit poissonneux.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LVIII" id="LETTRE_LVIII"></a>LETTRE LVIII</h3> + +<p class="date">6, soir.<br /> +</p> + +<p>Il y a ici comme ailleurs, et peut-être un peu plus qu'ailleurs, des +pères de famille intimement convaincus qu'une femme pour avoir des +mœurs, doit à peine savoir lire; attendu que celles qui s'avisent de +savoir écrire, écrivent tout de suite à des amants, et que celles qui +écrivent très mal n'ont jamais d'amants. Il y a plus; pour que leurs +filles deviennent de bonnes ménagères, il convient qu'elles ne sachent +que faire la soupe et compter le linge de cuisine.</p> + +<p>Cependant un mari dont la femme n'a d'autre talent que de faire cuire le +bouilli frais et le bouilli salé, s'ennuie, se lasse d'être chez lui, et +prend l'habitude de n'y être pas. Il s'en éloigne davantage lorsque sa +femme ainsi délaissée et abandonnée aux embarras de la maison, prend une +humeur difficile: il finit par n'y être jamais dès qu'elle a trente ans, +et par employer au-dehors, parmi tant d'occasions de dépenses, l'argent +qu'il faut pour échapper à son ennui, l'argent qui eût mis de l'aisance +dans la maison. La misère s'y introduit; l'humeur y augmente; les +enfants, toujours seuls avec leur mère mécontente, n'attendent que +l'âge d'échapper, comme leur père, aux dégoûts de cette vie domestique; +tandis que les fils et les parents eussent pu s'y attacher si +l'amabilité d'une femme y eût établi, dès sa jeunesse, des habitudes +heureuses.</p> + +<p>Ces pères de famille avouent ces petits inconvénients-là: mais quelles +sont les choses où l'on n'en trouve pas? D'ailleurs il faut aussi être +juste avec eux; il y a compensation, les marmites sont très bien lavées.</p> + +<p>Ces bonnes ménagères savent, avec exactitude, le nombre des mailles que +leurs filles doivent tricoter en une heure, et combien de chandelle on +peut brûler après souper dans une maison réglée: elles sont assez ce +qu'il faut à certains hommes, qui passent les deux tiers de leurs jours +à boire et à fumer. Le grand point pour eux est de ne consacrer à leurs +maisons et à leurs enfants, qu'autant de batz<a name="FNanchor_56_56" id="FNanchor_56_56"></a><a href="#Footnote_56_56" class="fnanchor">[56]</a> qu'ils donnent d'écus +au cabaret<a name="FNanchor_57_57" id="FNanchor_57_57"></a><a href="#Footnote_57_57" class="fnanchor">[57]</a>; et dès lors ils se marient pour avoir une excellente +servante.</p> + +<p>Dans les lieux où ces principes dominent, l'on voit peu de mariages +rompus, parce qu'on ne quitte pas volontiers une servante qui fait bien +son état, à laquelle on ne donne pas de gages, et qui a apporté du bien; +mais l'on y voit aussi rarement cette union qui fait le bonheur de la +vie, qui suffit à l'homme, qui le dispense de chercher ailleurs des +plaisirs moins vrais avec des inconvénients certains.</p> + +<p>Les partisans de ces principes sont capables de vous objecter le peu +d'intimité des mariages à Paris, ou dans d'autres lieux à peu près +semblables. Comme si les raisons qui empêchent de penser à l'intimité +dans les capitales où il ne s'agit pas d'union conjugale, pouvaient se +trouver dans des mœurs très différentes, et dans des lieux où +l'intimité ferait le bonheur. C'est une chose pénible à y voir que la +manière dont les deux sexes s'isolent. Rien n'est si triste, surtout +pour les femmes qui n'en sont point dédommagées, et pour lesquelles il +n'y a point d'heures agréables, point de lieux, de délassement. +Rebutées, aigries et réduites à une économie sévère ou au désordre, +elles se mettent à suivre l'ordre avec chagrin et par dépit; se +réunissent très peu entre elles; ne s'aiment point du tout; et se font +dévotes, parce qu'elles ne connaissent que l'église où elles puissent +aller.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LIX" id="LETTRE_LIX"></a>LETTRE LIX</h3> + +<p class="date">Du chât. de Chupru, 22 mai, VIII.<br /> +</p> + +<p>A deux heures nous étions déjà dans le bois à la recherche des fraises. +Elles couvraient les pentes méridionales: plusieurs étaient à peine +formées, mais un grand nombre avaient déjà les couleurs et le parfum de +la maturité. La fraise est une des plus aimables productions naturelles: +elle est abondante et salubre, elle mûrit jusque sous les climats +polaires: elle me paraît dans les fruits, ce qu'est la violette parmi +les fleurs, suave, belle et simple. Son odeur se répand avec le léger +souffle des airs, lorsqu'il s'introduit, par intervalles, sous la voûte +des bois pour agiter doucement les buissons épineux et les lianes qui se +soutiennent sur les troncs élevés. Elle est entraînée dans les ombrages +les plus épais avec la chaude haleine du sol où la fraise mûrit; elle +vient s'y mêler à la fraîcheur humide, et semble s'exhaler des mousses +et des ronces. Harmonies sauvages! vous êtes formées de ces contrastes.</p> + +<p>Tandis que nous sentions à peine le mouvement de l'air dans la solitude +couverte et sombre, un vent orageux passait librement sur la cime des +sapins; leurs branches frémissaient d'un ton pittoresque en se courbant +contre les branches qui les heurtaient. Quelquefois les hautes tiges se +séparaient dans leur balancement, et l'on voyait alors leurs têtes +pyramidales éclairées de toute la lumière du jour et brûlées de ses +feux, au-dessus des ombres de cette terre silencieuse où s'abreuvaient +leurs racines.</p> + +<p>Quand nos corbeilles furent remplies, nous quittâmes le bois, les uns +gais, les autres contents. Nous allâmes par des sentiers étroits, à +travers des prés fermés de haies, le long desquelles sont plantés des +merisiers élevés et de grands poiriers sauvages. Terre encore +patriarcale quand les hommes ne le sont plus! J'étais bien, sans avoir +eu précisément du plaisir. Je me disais: que ce qu'on appelle plaisirs +purs, n'est, en quelque sorte, que des plaisirs qu'on ne fait +qu'essayer: que l'économie dans les jouissances est l'industrie du +bonheur: qu'il ne suffit pas qu'un plaisir soit sans remord, ni même +qu'il soit sans mélange pour être un plaisir pur; qu'il faut encore +qu'on n'en ait accepté que ce qui était nécessaire pour en percevoir le +sentiment, pour en nourrir l'espoir, et que l'on sache réserver, pour +d'autres temps, ses plus séduisantes promesses. C'est une bien douce +volupté de prolonger la jouissance en éludant le désir, de ne point +précipiter sa joie, de ne point user sa vie. L'on ne jouit bien du +présent que lorsqu'on attend un avenir au moins égal; et l'on perd tout +bonheur si l'on veut être absolument heureux. C'est cette loi de la +nature qui fait le charme inexprimable d'un premier amour. Il faut à nos +jouissances un peu de lenteur, de la continuité dans leurs progressions, +et quelque incertitude dans leur terme. Il nous faudrait une volupté +habituelle, et non des émotions extrêmes et passagères: il nous faudrait +la tranquille possession qui se suffit à elle-même dans sa paix +domestique, et non cette fièvre de plaisir dont l'ivresse consumante +anéantit dans la satiété nos cœurs ennuyés de ses retours, de ses +dégoûts, de la vanité de son espoir, de la fatigue de ses regrets. Mais +notre raison elle-même doit-elle songer, dans la société inquiète, à cet +état de bonheur sans plaisirs, à cette quiétude si méconnue, à ce +bien-être constant et simple où l'on ne pense pas à jouir, où l'on n'a +plus besoin de désirer?</p> + +<p>Tel devait être le cœur de l'homme: mais l'homme a changé sa vie, il a +dénaturé son cœur: et les ombres colossales sont venues fatiguer ses +désirs, parce que les proportions naturelles des êtres vrais ont paru +trop exactes à sa folle grandeur. Les vanités sociales me rappellent +souvent cette fastueuse puérilité d'un prince qui se crut grand, +lorsqu'il fit dessiner en lampions le chiffre de l'Autocratrice sur la +pente d'une montagne de plusieurs lieues.</p> + +<p>Nous avons aussi taillé les montagnes, mais nos travaux ont été moins +gigantesques. Ils furent faits de nos mains, et non de celles des +esclaves; nous n'avions pas des maîtres à recevoir, mais des amis à +placer.</p> + +<p>Un ravin profond borde les bois du château; il est creusé dans des rocs +très escarpés et très sauvages. Au haut de ces rocs, au fond du bois, il +paraît que l'on a autrefois coupé des pierres: les angles que ce travail +a laissés ont été arrondis par le temps; mais il en résulte une sorte +d'enceinte formant à peu près la moitié d'un hexagone, et dont la +capacité est très propre à recevoir commodément six ou huit personnes. +Après avoir un peu nivelé le fond de pierres, et avoir achevé le gradin +destiné à servir de buffet, nous fîmes un siège circulaire avec de +grosses branches recouvertes de feuilles. La table fut une planche posée +sur des éclats de bois laissés par les ouvriers qui venaient de couper +près de là quelques arpents de hêtres.</p> + +<p>Tout cela fut préparé le matin. Le secret fut gardé, et nous conduisîmes +nos hôtes, chargés de fraises, dans ce réduit sauvage qu'ils ne +connaissaient pas. Les femmes parurent flattées de trouver les agréments +d'une simplicité délicate au milieu d'une scène de terreur. Des branches +de pins étaient allumées dans un angle de roc suspendu sur un précipice +que les branches avancées des hêtres rendaient moins effrayant. Des +cuillères de buis faites à la manière du Koukisberg<a name="FNanchor_58_58" id="FNanchor_58_58"></a><a href="#Footnote_58_58" class="fnanchor">[58]</a>, des tasses +d'une porcelaine élégante, des corbeilles de merises étaient placées +sans ordre le long du gradin de pierre avec des assiettées de la crème +épaisse des montagnes, et des jattes remplies de cette seconde crème qui +peut seule servir pour le café, et dont le goût d'amande très légèrement +parfumé, n'est guère connu que vers les Alpes. Des carafons contenaient +une eau chargée de sucre préparée pour les fraises.</p> + +<p>Le café n'était ni moulu, ni grillé. Il faut laisser aux femmes ces +sortes de soins, qu'elles aiment ordinairement à prendre elles-mêmes: +elles sentent si bien qu'il faut préparer sa jouissance, et du moins en +partie, devoir à soi ce que l'on veut posséder! Un plaisir qui s'offre +sans être un peu cherché par le désir, perd souvent de sa grâce; comme +un bien trop attendu a laissé passer l'instant qui lui donnait du +mérite.</p> + +<p>Tout était préparé, tout paraissait prévu, mais quand on voulut faire le +café, il se trouva que la chose la plus facile était celle qui nous +manquait; il n'y avait pas d'eau. On se mit à réunir des cordes qui +semblaient n'avoir eu d'autre destination que de lier les branches +apportées pour nos sièges, et de courber celles qui nous donnaient de +l'ombre: et non sans avoir cassé quelques carafes, on en remplit enfin +deux de l'eau glaciale du torrent trois cents pieds au-dessous de nous.</p> + +<p>La réunion fut intime, et le rire sincère. Le temps était beau; le vent +mugissait dans cette longue enceinte d'une sombre profondeur où le +torrent, tout blanc d'écume, roulait entre les rochers anguleux. Le +K-hou-hou chantait dans les bois, et les bois plus élevés multipliaient +tous ces sons austères: on entendait à une grande distance les grosses +cloches des vaches qui montaient au Kousin-berg. L'odeur sauvage du +sapin brûlé s'unissait à ces bruits montagnards: et au milieu des fruits +simples, dans un asile désert, le café fumait sur une table d'amis.</p> + +<p>Cependant les seuls d'entre nous qui jouirent de cet instant, furent +ceux qui n'en sentaient pas l'harmonie morale. Triste faculté de penser +à ce qui n'est point présent!... Mais il n'était pas parmi nous deux +cœurs semblables. La mystérieuse nature n'a point placé dans chaque +homme le but de sa vie. Le vide et l'accablante vérité sont dans le cœur +qui se cherche lui-même: l'illusion entraînante ne peut venir que de +celui qu'on aime. On ne sent pas la vanité des biens possédés par un +autre; et chacun se trompant ainsi, des cœurs amis deviennent vraiment +heureux au milieu du néant de tous les biens directs.</p> + +<p>Pour moi, je me mis à rêver au lieu d'avoir du plaisir. Cependant il me +faut peu de chose, mais j'ai besoin que ce peu soit d'accord: les biens +les plus séduisants ne sauraient m'attacher si j'y découvre de la +discordance; et la plus faible jouissance que rien ne flétrit, suffit à +tous mes désirs. C'est ce qui me rend la simplicité nécessaire; elle +seule est harmonique. Aujourd'hui le site était trop beau. Notre salle +pittoresque, notre foyer rustique, un goûter de fruits et de crème, +notre intimité momentanée, le chant de quelques oiseaux, et le vent qui +à tout moment jetait dans nos tasses des feuilles de sapin, c'était +assez: mais le torrent dans l'ombre, et les bruits éloignés de la +montagne, c'était beaucoup trop; j'étais le seul qui entendît.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LX" id="LETTRE_LX"></a>LETTRE LX</h3> + +<p class="date">Villeneuve, 16 juin, VIII.<br /> +</p> + +<p>Je viens de parcourir presque toutes les vallées habitables qui sont +entre Charmey, Thun, Sion, Saint-Maurice et Vevey. Je n'ai pas été avec +espérance, pour admirer ou pour jouir. J'ai revu les montagnes que +j'avais vues il y a près de sept années. Je n'y ai point porté ce +sentiment d'un âge qui cherchait avidement leurs beautés sauvages. +C'étaient les noms anciens, mais moi aussi je porte le même nom! Je me +suis assis auprès de Chillon sur la grève. J'entendais les vagues, et je +cherchais encore à les entendre. Là, où j'ai été jadis, cette grève si +belle dans mes souvenirs, ces ondes que la France n'a point, et les +hautes cimes, et Chillon, et le Léman ne m'ont pas surpris, ne m'ont pas +satisfait. J'étais là, comme j'eusse été ailleurs. J'ai retrouvé les +lieux; je ne puis ramener les temps.</p> + +<p>Quel homme suis-je maintenant? Si je ne sentais l'ordre, si je n'aimais +encore à être la cause de quelque bien, je croirais que le sentiment des +choses est déjà éteint, et que la partie de mon être qui se lie à la +nature ordonnée a cessé sa vie.</p> + +<p>Vous n'attendez de moi ni des narrations historiques, ni des +descriptions comme en doit faire celui qui voyage pour observer, pour +s'instruire lui-même, ou pour faire connaître au public des lieux +nouveaux. Un solitaire ne vous parlera point des hommes que vous +fréquentez plus que lui. Il n'aura pas d'aventures, il ne vous fera pas +le roman de sa vie. Mais nous sommes convenus que je continuerais à vous +dire ce que j'éprouve, parce que c'est moi que vous avez accoutumé, et +non pas ce qui m'environne. Quand nous nous entretenons l'un avec +l'autre, c'est de nous-mêmes, car rien n'est plus près de nous. Il +m'arrive souvent d'être surpris que nous ne vivions pas ensemble: cela +me paraît contradictoire et comme impossible. Il faut que ce soit une +destinée secrète qui m'ait entraîné à chercher je ne sais quoi loin de +vous, tandis que je pouvais rester où vous êtes ne pouvant vous emmener +où je suis.</p> + +<p>Je ne saurais dire quel besoin m'a rappelé dans une terre extraordinaire +dont je ne retrouve plus les beautés, et où je ne me retrouve point +moi-même. Mon premier besoin n'était-il pas dans cette habitude de +penser, de sentir ensemble? N'était-ce pas une nécessité de rêver nous +seuls sur cette agitation qui, dans un cœur périssable creuse un abîme +d'avidité qui semble ne pouvoir être rempli que par des choses +impérissables? Nous nous mettions à sourire de ce mouvement toujours +ardent et toujours trompé; nous applaudissions à l'adresse qui en a tiré +parti pour nous faire immortels; nous cherchions avec empressement +quelques exemples des illusions les plus grossières et les plus +puissantes, afin de nous figurer aussi que la mort elle-même et toutes +choses visibles n'étaient que des fantômes, et que l'intelligence +subsisterait pour un rêve meilleur. Nous nous abandonnions avec une +sorte d'indifférence et d'impassibilité à l'oubli des choses de la +terre; et dans l'accord de nos âmes, nous imaginions l'harmonie d'un +monde divin caché sous la représentation du monde visible. Mais +maintenant je suis seul, je n'ai plus rien qui me soutienne. Il y a +quatre jours, j'ai réveillé un homme qui mourait dans la neige sur le +Sanetz. Sa femme, ses deux enfants, qui vivent par lui, et dont il +paraît être pleinement le mari et le père, comme l'étaient les +patriarches, comme on l'est encore aux montagnes et dans les déserts; +tous trois faibles et demi-morts de crainte et de froid, l'appelaient +dans les rochers et au bord du glacier. Nous les avons rencontrés. +Imaginez une femme et deux enfants heureux. Et tout le reste du jour, je +respirais en homme libre, je marchais avec plus d'activité. Mais depuis, +le même silence est autour de moi, et il ne se passe rien qui me fasse +sentir mon existence.</p> + +<p>J'ai donc cherché dans toutes les vallées pour acquérir un pâturage +isolé, mais facilement accessible, d'une température un peu douce, bien +situé, traversé par un ruisseau, et d'où l'on entende ou la chute d'un +torrent, ou les vagues d'un lac. Je veux maintenant une possession non +pas importante, mais étendue, et d'un genre tel que la vallée du Rhône +n'en offre pas. Je veux aussi bâtir en bois, ce qui sera plus facile ici +que dans le bas Valais. Dès que je serai fixé, j'irai à Saint-Maurice et +à Charrières. Je ne me suis pas soucié d'y passer à présent, de crainte +que ma paresse naturelle, et l'attachement que je prends si facilement +pour les lieux dont j'ai quelque habitude, ne me fissent rester à +Charrières. Je préfère choisir un lieu commode et y bâtir à ma manière, +comme il convient à présent que je puis me fixer pour du temps, et +peut-être pour toujours.</p> + +<p>Hantz qui parle le roman, et qui sait aussi un peu l'allemand de +l'Oberland, suivait les vallées et les chemins, et s'informait dans les +villages. Pour moi j'allais de chalets en chalets à travers les +montagnes, et dans des lieux où il n'eût pas osé passer, quoiqu'il soit +plus robuste que moi, et plus habitué dans les Alpes; et où je n'aurais +point passé moi-même si je n'eusse été seul.</p> + +<p>J'ai trouvé un domaine qui me conviendrait beaucoup, mais je ne sais pas +si je pourrai l'avoir. Il y a trois propriétaires: deux sont de la +Gruyère, le troisième est à Vevey. Celui-ci, dit-on, n'a pas l'intention +de vendre: cependant il me faut le tout.</p> + +<p>Si vous avez connaissance de quelque carte nouvelle de la Suisse, ou +d'une carte topographique de quelques-unes de ses parties, +envoyez-les-moi. Toutes celles que j'ai pu trouver sont pleines de +fautes; quoique dans les modernes il y en ait de bien soignées pour +l'exécution, et qui marquent avec beaucoup d'exactitude la position de +plusieurs lieux. Il faut avouer qu'il y a peu de pays dont le plan soit +aussi difficile à faire.</p> + +<p>Je pensais à essayer celui du peu d'espace compris entre Vevey, +Saint-Gingouph, Aigle, Sepey, Etivaz, Montbovon et Sempsales; dans la +supposition toutefois que j'aurai le pâturage dont je vous parle près de +la dent de Jamant, dont j'aurais fait le sommet de mes principaux +triangles. Je me promettais de passer dans cette fatigue la saison +inquiète de la chaleur et des beaux jours. Je l'aurais entrepris l'année +prochaine: mais j'y ai renoncé. Lorsque toutes les gorges, tous les +revers, tous les aspects, me seraient connus avec exactitude, il ne me +resterait plus rien à trouver. Il vaut mieux conserver le seul moyen +d'échapper aux moments d'ennuis intolérables, en m'égarant dans des +lieux nouveaux; en cherchant avec impatience ce qui ne m'intéresse +point; en grimpant avec ardeur les dents les plus difficiles pour +vérifier un angle, pour m'assurer d'une ligne que j'oublierai ensuite, +afin de retourner l'observer comme si j'avais un but.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXI" id="LETTRE_LXI"></a>LETTRE LXI</h3> + +<p class="date">Saint-Saphorin, 26 juin, VIII.<br /> +</p> + +<p>Je ne me repens point d'avoir emmené Hantz. Dites à M<sup>me</sup> T*** que je +la remercie de me l'avoir donné. Il me paraît franc et susceptible +d'attachement. Il est intelligent; et d'ailleurs il donne du cor avec +plus de goût que je ne l'aurais espéré.</p> + +<p>Le soir, dès que la lune est levée, je prends deux bateaux. Je n'ai dans +le mien qu'un seul rameur; et quand nous sommes avancés sur le lac, il a +une bouteille de vin à boire, pour rester assis et ne dire mot. Hantz +est dans l'autre bateau, dont les rameurs frappent les ondes en passant +et repassant un peu au loin, devant le mien qui reste immobile, ou +doucement entraîné par les faibles vagues. Il a avec lui son cor; et +deux femmes allemandes chantent à l'unisson.</p> + +<p>C'est un bien bon homme, et il faudra que je le fixe auprès de moi, car +il trouve son sort assez doux. Il me dit qu'il n'a plus d'inquiétude et +qu'il espère que je le garderai toujours. Je crois qu'il a raison: +irais-je m'ôter le seul bien que j'aie, un homme qui est content?</p> + +<p>J'avais sacrifié pour des connaissances assez intimes les seules +ressources qui me restassent alors. Pour laisser ensemble ceux qui +paraissent devoir trouver ensemble quelque bonheur, j'ai abandonné le +seul espoir qui pouvait me flatter. Ces sacrifices, et d'autres encore, +n'ont produit aucun bien: mais voilà un valet qui est heureux; et je +n'ai rien fait pour lui, si ce n'est de le traiter en homme. Je l'estime +parce qu'il n'en est pas surpris: puisqu'il trouve cela tout simple, il +n'en abusera point. Il n'est pas vrai d'ailleurs que ce soit la bonté +qui produise ordinairement l'insolence, c'est la faiblesse. Hantz voit +bien que je lui parle avec une certaine confiance, mais il sent fort +bien aussi que je saurais parler en maître.</p> + +<p>Vous ne soupçonneriez pas qu'il s'est mis à lire la <i>Julie</i> de J.-J. +Hier il disait, en dirigeant son bateau vers le rivage de Savoie, c'est +donc là Meillerie! Mais que ceci ne vous inquiète pas; rappelez-vous +qu'il est sans prétentions. Il ne serait pas avec moi s'il avait de +l'esprit d'antichambre.</p> + +<p>C'est surtout la mélodie<a name="FNanchor_59_59" id="FNanchor_59_59"></a><a href="#Footnote_59_59" class="fnanchor">[59]</a> des sons qui, réunissant l'étendue sans +limites précises à un mouvement sensible mais vague, donne à l'âme ce +sentiment de l'infini qu'elle croit posséder en durée et en étendue.</p> + +<p>J'avoue qu'il est naturel à l'homme de se croire moins borné, moins +fini, de se croire plus grand que sa vie présente, lorsqu'il arrive +qu'une perception subite lui montre les contrastes et l'équilibre, le +lien, l'organisation de l'univers. Ce sentiment lui paraît comme une +découverte d'un monde à connaître, comme un premier aperçu de ce qui +pourrait lui être dévoilé un jour.</p> + +<p>J'aime ces chants dont je ne comprends point les paroles. Elles nuisent +toujours pour moi à la beauté de l'air, ou du moins à son effet. Il est +presque impossible que les idées soient entièrement d'accord avec celles +que me donnent les sons. D'ailleurs l'accent allemand a quelque chose +de plus romantique. Les syllabes sourdes et indéterminées ne me plaisent +point dans la musique. Notre <i>e</i> muet est désagréable quand le chant +force à le faire sentir: et on prononce presque toujours d'une manière +fausse et rebutante la syllabe inutile des rimes féminines, parce que en +effet on ne saurait guère la prononcer autrement.</p> + +<p>J'aime beaucoup l'unisson de deux ou de plusieurs voix; il laisse à la +mélodie tout son pouvoir et toute sa simplicité. Pour la savante +harmonie, ses beautés me sont étrangères: ne sachant pas la musique, je +ne jouis point de ce qui n'est qu'art ou difficultés.</p> + +<p>Le lac est bien beau, lorsque la lune blanchit nos deux voiles, et que +les échos de Chillon répètent les sons du cor; quand le mur immense de +Meillerie oppose ses ténèbres à la douce clarté du ciel, aux lumières +mobiles des eaux; quand les vagues se brisent contre nos bateaux +arrêtés, quand elles font entendre au loin leur roulement sur les +cailloux innombrables que la Vevayse a descendus des montagnes.</p> + +<p>Vous qui savez jouir, que n'êtes-vous là pour entendre deux voix de +femme, sur les eaux, dans la nuit! Mais moi, je devrais tout laisser. +Cependant j'aime à être averti de mes pertes, quand l'austère beauté des +lieux peut me faire oublier combien tout est vain dans l'homme jusqu'à +ses regrets.</p> + +<p>Etang de Chessel! Là, nos promenades étaient moins belles, et plus +heureuses. La nature accable le cœur de l'homme, mais l'intimité le +satisfait: on s'appuie mutuellement, on parle, et tout s'oublie.</p> + +<p>J'aurai le lieu en question: mais il faut attendre quelques jours encore +avant d'avoir les certitudes nécessaires pour terminer. Je ferai +aussitôt commencer les travaux, car la saison s'avance.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXII" id="LETTRE_LXII"></a>LETTRE LXII</h3> + +<p class="date">Juillet, VIII.<br /> +</p> + +<p>J'oublie toujours de vous demander une copie du <i>Manuel de +Pseusophanes</i>: je ne sais comment j'ai perdu celle que j'avais gardée. +Je n'y verrai rien dont je dusse avoir besoin d'être averti: mais, si je +le lis les matins, il me rappellera d'une manière plus présente combien +je devrais avoir honte de tant de faiblesses.</p> + +<p>J'ai l'intention d'y joindre une note sur certains règlements d'hygiène, +sur ces choses d'une habitude individuelle et locale auxquelles je crois +qu'on ne met pas assez d'importance. Aristippe ne pouvait guère les +prescrire à son disciple imaginaire, ou à ses disciples réels: mais +cette note sera plus utile encore que des considérations générales pour +maintenir en moi ce bien-être, cette aptitude physique qui soutient +notre âme si physique elle-même.</p> + +<p>J'ai deux grands malheurs: un seul me détruirait peut-être; mais je vis +entre deux parce qu'ils sont contraires. Sans cette habitude triste, ce +découragement, cet abandon, sans cette humeur tranquille contre tout ce +qu'on pourrait désirer, l'activité qui me presse et m'agite me +consumerait plutôt, et aussi vainement: mon ennui sert du moins à +l'affaiblir. La raison la calmerait; mais entre ces deux grandes forces +ma raison est bien faible: tout ce qu'elle peut faire c'est d'appeler +l'une à son secours quand l'autre prend le dessus. On végète ainsi: +quelquefois même on s'endort.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXIII" id="LETTRE_LXIII"></a>LETTRE LXIII</h3> + +<p class="date">Juillet, VIII.<br /> +</p> + +<p>Il était minuit: la lune avait passé; le lac<a name="FNanchor_60_60" id="FNanchor_60_60"></a><a href="#Footnote_60_60" class="fnanchor">[60]</a> semblait agité; les +cieux étaient tranquilles, la nuit profonde et belle. Il y avait de +l'incertitude sur la terre. On entendit frémir les bouleaux, et des +feuilles de peupliers tombèrent: les pins rendirent des murmures +sauvages; des sons romantiques descendaient de la montagne; de grosses +vagues roulaient sur la grève. Alors l'effraie se mit à gémir sous les +roches caverneuses; et quand elle cessa, les vagues étaient affaiblies, +le silence fut austère.</p> + +<p>Le rossignol plaça de loin en loin dans la paix inquiète, cet accent +solitaire, unique et répété, ce chant des nuits heureuses, sublime +expression d'une mélodie primitive; indicible élan d'amours et de +douleur; voluptueux comme le besoin qui me consume; simple, mystérieux, +immense comme le cœur qui aime.</p> + +<p>Abandonné dans une sorte de repos funèbre au balancement mesuré de ces +ondes pâles, muettes, à jamais mobiles, je me pénétrai de leur mouvement +toujours lent et toujours le même, de cette paix durable, de ces sons +isolés dans le long silence. La nature me sembla trop belle; et les +eaux, et la terre, et la nuit trop faciles, trop heureuses: la paisible +harmonie des choses fut sévère à mon cœur agité. Je songeai au printemps +du monde périssable, et au printemps de ma vie. Je vis ces années qui +passent, tristes et stériles, de l'éternité future dans l'éternité +perdue. Je vis ce présent, toujours vain et jamais possédé, détacher du +vague avenir sa chaîne indéfinie; approcher ma mort enfin visible; +traîner dans la nuit universelle les fantômes de mes jours; les +atténuer, les dissiper; atteindre la dernière ombre, dévorer aussi +froidement ce jour après lequel il n'en sera plus, et fermer l'abîme +muet.</p> + +<p>Comme si tous les hommes n'avaient point passé, et tous passé en vain! +Comme si la vie était réelle, et existante essentiellement: comme si la +perception de l'univers était l'idée d'un être positif, et le moi de +l'homme quelque autre chose que l'expression accidentelle d'une harmonie +éphémère! Que veux-je? Que suis-je? Que demander à la nature? Est-il un +système universel, des convenances ordonnées; des droits selon nos +besoins? L'intelligence conduit-elle les résultats que mon intelligence +voudrait attendre? Toute cause est invisible, toute fin trompeuse; toute +forme change, toute durée s'épuise: et le tourment du cœur insatiable +est le mouvement aveugle d'un météore errant dans le vide où il doit se +perdre. Rien n'est possédé comme il est conçu: rien n'est connu comme il +existe. Nous voyons les rapports, et non les essences: nous n'usons pas +des choses, mais de leurs images. Cette nature cherchée au-dehors, et +impénétrable dans nous, est partout ténébreuse. Je sens, est le seul mot +de l'homme qui ne veut que des vérités. Et ce qui fait la certitude de +mon être, en est aussi le supplice. Je sens, j'existe pour me consumer +en désirs indomptables, pour m'abreuver de la séduction d'un monde +fantastique, pour rester atterré de sa voluptueuse erreur.</p> + +<p>Le bonheur ne serait pas la première loi de la nature humaine! Le +plaisir ne serait pas le premier moteur du monde sensible! Si nous ne +cherchons pas le plaisir, quel sera notre but? Si vivre n'est +qu'exister, qu'avons-nous besoin de vivre? Nous ne saurions découvrir +ni la première cause, ni le vrai motif d'aucun être: le pourquoi de +l'univers reste inaccessible à l'intelligence individuelle. La fin de +notre existence nous est inconnue; tous les actes de la vie restent sans +but; nos désirs, nos sollicitudes, nos affections deviennent ridicules, +si ces actes ne tendent pas au plaisir, si ces affections ne se le +proposent pas.</p> + +<p>L'homme s'aime lui-même, il aime l'homme, il aime tout ce qui est animé. +Cet amour paraît nécessaire à l'être organisé, c'est le mobile des +forces qui le conservent. L'homme s'aime lui-même; sans ce principe +actif, pourquoi agirait-il, et comment subsisterait-il? L'homme aime les +hommes, parce qu'il sent comme eux, parce qu'il est près d'eux dans +l'ordre du monde: sans ce rapport, quelle serait sa vie?</p> + +<p>L'homme aime tous les êtres animés. S'il cessait de souffrir en voyant +souffrir, s'il cessait de sentir avec tout ce qui a des sensations +analogues aux siennes, il ne s'intéresserait plus à ce qui ne serait pas +lui, il cesserait peut-être de s'aimer lui-même: sans doute il n'est +point d'affection bornée à l'individu, puisqu'il n'est point d'être +essentiellement isolé.</p> + +<p>Si l'homme sent dans tout ce qui est animé, les biens et les maux de ce +qui l'environne sont aussi réels pour lui que ses affections +personnelles; il faut à son bonheur le bonheur de ce qu'il connaît; il +est lié à tout ce qui sent; il vit dans le monde organisé.</p> + +<p>Cet enchaînement de rapports dont il est le centre et qui ne peuvent +finir entièrement qu'aux bornes du monde, le constitue partie de +l'univers, unité numérique dans le nombre de la nature. Le lien que +forment ces liens personnels est l'ordre du monde, et la force qui +perpétue son harmonie est la loi naturelle. Cet instinct nécessaire qui +conduit l'être animé, passif lorsqu'il veut, actif lorsqu'il fait +vouloir, est un assujettissement aux lois générales. Obéir à l'esprit +de ces lois serait la science de l'être qui voudrait librement. Si +l'homme est libre en délibérant, c'est la science de la vie humaine: ce +qu'il veut lorsqu'il est assujetti, lui indique comment il doit vouloir +là où il est indépendant.</p> + +<p>Un être isolé n'est jamais parfait; son existence est incomplète; il +n'est ni vraiment heureux, ni vraiment bon. Le complément de chaque +chose fut placé hors d'elle, mais il est réciproque. Il y a une sorte de +fin pour les êtres naturels: ils la trouvent dans cet accord harmonique +qui fait que deux corps rapprochés sont productifs, que deux sensations +mutuellement partagées deviennent plus heureuses. C'est dans cette +harmonie que tout ce qui existe s'achève, que tout ce qui est animé se +repose et jouit. Ce complément de l'individu est principalement dans +l'espèce. Pour l'homme, ce complément a deux modes dissemblables et +analogues: voilà ce qui lui fut donné; il a deux manières de sentir sa +vie, le reste est douleur ou fumée.</p> + +<p>Toute possession que l'on ne partage point exaspère nos désirs, sans +remplir nos cœurs: elle ne les nourrit point, elle les creuse et les +épuise.</p> + +<p>Pour que l'union soit harmonique, celui qui jouit avec nous doit être +semblable et différent. Cette convenance dans la même espèce se trouve +ou dans la différence des individus, ou dans l'opposition des sexes. Le +premier accord produit l'harmonie qui résulte de deux êtres semblables +et différents avec le moindre degré d'opposition et le plus grand de +similitude. Le second donne un résultat harmonique produit par la plus +grande différence possible entre des semblables<a name="FNanchor_61_61" id="FNanchor_61_61"></a><a href="#Footnote_61_61" class="fnanchor">[61]</a>. Tout choix, toute +affection, toute union, tout bonheur est dans ces deux modes. Ce qui +s'en écarte peut nous séduire, mais nous trompe et nous lasse: ce qui +leur est contraire nous égare et nous rend vicieux ou malheureux.</p> + +<p>Nous n'avons plus de législateurs. Quelques Anciens avaient entrepris de +conduire l'homme par son cœur: nous les blâmons ne pouvant les suivre. +Le soin des lois financières et pénales fait oublier les institutions. +Nul génie n'a su trouver toutes les lois de la société, tous les devoirs +de la vie dans le besoin qui unit les hommes, dans celui qui unit les +sexes.</p> + +<p>L'unité de l'espèce est divisée. Des êtres semblables sont pourtant +assez différents pour que leurs oppositions mêmes les portent à s'aimer: +séparés par leurs goûts, mais nécessaires l'un à l'autre, ils +s'éloignent dans leurs habitudes, et sont ramenés par un besoin mutuel. +Ceux qui naissent de leur union, formés également de tous deux, +perpétueront pourtant ces différences. Cet effet essentiel de l'énergie +donnée à l'animal, ce résultat suprême de son organisation sera le +moment de la plénitude de sa vie, le dernier degré de ses affections, et +en quelque sorte l'expression harmonique de ses facultés. Là est le +pouvoir de l'homme physique; là est la grandeur de l'homme moral; là est +l'âme tout entière, et qui n'a pas pleinement aimé, n'a pas possédé sa +vie.</p> + +<p>Des affections abstraites, des passions spéculatives ont obtenu l'encens +des individus et des peuples. Les affections heureuses ont été réprimées +ou avilies: l'industrie sociale a opposé les hommes que l'harmonie +primitive aurait conciliés<a name="FNanchor_62_62" id="FNanchor_62_62"></a><a href="#Footnote_62_62" class="fnanchor">[62]</a>.</p> + +<p>L'amour doit gouverner la terre que l'ambition fatigue. L'amour est ce +feu paisible et fécond, cette chaleur des cieux qui anime et renouvelle, +qui fait naître et fleurir, qui donne les couleurs, la grâce, +l'espérance et la vie. L'ambition est ce feu stérile qui brûle sous les +glaces, qui consume sans rien animer, qui creuse d'immenses cavernes, +qui ébranle sourdement, éclate en ouvrant des abîmes, et laisse un +siècle de désolation sur la contrée qu'étonna sa lumière d'une heure.</p> + +<p>Lorsqu'une agitation nouvelle étend les rapports de l'homme qui essaie +sa vie, il se livre avidement, il demande à toute la nature, il +s'abandonne, il s'exalte lui-même; il place son existence dans l'amour, +et dans tout il ne voit que l'amour seul. Tout autre sentiment se perd +dans ce sentiment profond, toute pensée y ramène, tout espoir y repose. +Tout est douleur, vide, abandon, si l'amour s'éloigne; s'il s'approche, +tout est joie, espoir, félicité. Une voix lointaine, un son dans les +airs, l'agitation des branches, le frémissement des eaux, tout +l'annonce, tout l'exprime, tout imite ses accents et augmente les +désirs. La grâce de la nature est dans le mouvement d'un bras; +l'harmonie du monde est dans l'expression d'un regard. C'est pour +l'amour que la lumière du matin vient éveiller les êtres et colorer les +cieux; pour lui les feux de midi font fermenter la terre humide sous la +mousse des forêts; c'est à lui que le soir destine l'aimable mélancolie +de ses lueurs mystérieuses. Cette fontaine est celle de Vaucluse, ces +rochers ceux de Meillerie, cette avenue celle des pamplemousses. Le +silence protège les rêves de l'amour, le mouvement des eaux pénètre de +sa douce agitation; la fureur des vagues inspire ses efforts orageux: et +tout commandera ses plaisirs quand la nuit sera douce, quand la lune +embellira la nuit, quand la volupté sera dans les ombres et la lumière, +dans la solitude, dans les airs et les eaux et la nuit.</p> + +<p>Heureux délire! seul moment resté à l'homme. Cette fleur rare, isolée, +passagère sous le ciel nébuleux, sans abri, battue des vents, fatiguée +par les orages, languit et meurt sans s'épanouir: le froid de l'air, une +vapeur, un souffle font avorter l'espoir dans son bouton flétri. On +passe au-delà, on espère encore, on se hâte; plus loin, sur un sol aussi +stérile, on en voit qui seront précaires, douteuses, instantanées comme +elle, et qui comme elle périront inutiles. Heureux celui qui possède ce +que l'homme doit chercher, et qui jouit de tout ce que l'homme doit +sentir! Heureux encore, dit-on, celui qui ne cherche rien, ne sent rien, +n'a besoin de rien, et pour qui exister c'est vivre.</p> + +<p>Ce n'est pas seulement une erreur triste et farouche, mais une erreur +très funeste, de condamner ce plaisir vrai, nécessaire, qui toujours +attendu, toujours renaissant, indépendant des saisons et prolongé sur la +plus belle partie de nos jours, forme le lien le plus énergique et le +plus séduisant des sociétés humaines. C'est une sagesse bien singulière, +qu'une sagesse contraire à l'ordre naturel. Toute faculté, toute énergie +est une perfection<a name="FNanchor_63_63" id="FNanchor_63_63"></a><a href="#Footnote_63_63" class="fnanchor">[63]</a>. Il est beau d'être plus fort que ses passions; +mais c'est stupidité d'applaudir au silence des sens et du cœur; c'est +se croire plus parfait par cela même que l'on est moins capable de +l'être.</p> + +<p>Celui qui est homme sait aimer l'amour sans oublier que l'amour n'est +qu'un accident de la vie: et quand il aura ses illusions, il en jouira, +il les possédera; mais sans oublier que les vérités les plus sévères +sont encore avant les illusions les plus heureuses. Celui qui est homme +sait choisir ou attendre avec prudence, aimer avec continuité, se donner +sans faiblesse comme sans réserve. L'activité d'une passion profonde +est pour lui l'ardeur du bien, le feu du génie: il trouve dans l'amour, +l'énergie voluptueuse, la mâle jouissance du cœur juste, sensible et +grand; il atteint le bonheur et sait s'en nourrir.</p> + +<p>L'amour ridicule ou coupable, est une faiblesse avilissante; l'amour +juste, est le charme de la vie: et la démence n'est que dans la gauche +austérité qui confond un sentiment noble avec un sentiment vil, et qui +condamne indistinctement l'amour parce n'imaginant que des hommes +abrutis, elle ne peut imaginer que des passions misérables.</p> + +<p>Ce plaisir reçu, ce plaisir donné; cette progression cherchée et +obtenue; ce bonheur que l'on offre et que l'on espère; cette confiance +voluptueuse qui nous fait tout attendre du cœur aimé; cette volupté plus +grande encore de rendre heureux ce qu'on aime, de se suffire +mutuellement, d'être nécessaire l'un à l'autre; cette plénitude de +sentiment et d'espoir agrandit l'âme et la presse de vivre. Indicible +abandon! L'homme qui l'a pu connaître n'en a jamais rougi; et celui qui +n'est pas fait pour le sentir, n'est pas né pour juger l'amour.</p> + +<p>Je ne condamnerai point celui qui n'a pas aimé; mais celui qui ne peut +pas aimer. Les circonstances déterminent nos affections; mais les +sentiments expansifs sont naturels à l'homme dont l'organisation morale +est parfaite: celui qui est incapable d'aimer est nécessairement +incapable d'un sentiment magnanime, d'une affection sublime. Il peut +être probe, bon, industrieux, prudent; il peut avoir des qualités +douces, et même des vertus par réflexion; mais il n'est pas homme, il +n'a ni âme, ni génie; je veux bien le connaître, il aura ma confiance et +jusqu'à mon estime, mais il ne sera pas mon ami. Cœurs vraiment +sensibles! qu'une destinée sinistre a comprimés dès le printemps, qui +vous blâmera de n'avoir point aimé? Tout sentiment généreux vous était +naturel; tout le feu des passions était dans votre mâle intelligence; +l'amour lui était nécessaire, il devait l'alimenter, il eût achevé de la +former pour de grandes choses: mais rien ne vous a été donné, et le +silence de l'amour a commencé le néant où s'éteint votre vie.</p> + +<p>Le sentiment de l'honnête et du juste, le besoin de l'ordre et des +convenances morales, conduit nécessairement au besoin d'aimer. Le beau +est l'objet de l'amour; l'harmonie est son principe et son but: toute +perfection, tout mérite semble lui appartenir, les grâces aimables +l'appellent, une moralité expansive et vertueuse le fixe: et l'amour +n'existe pas à la vérité sans le prestige de la beauté corporelle; mais +il semble tenir plus encore à l'harmonie intellectuelle, aux grâces de +la pensée, aux profondeurs du sentiment.</p> + +<p>L'union, l'espérance, l'admiration, les prestiges, vont toujours +croissant jusqu'à l'intimité parfaite; elle remplit l'âme que cette +progression agrandissait. Là s'arrête et rétrograde l'homme ardent sans +être sensible, et n'ayant d'autre besoin que celui du plaisir. Mais +l'homme aimant ne change pas ainsi; plus il obtient, plus il est lié; +plus il est aimé, plus il aime; plus il possède ce qu'il a désiré, plus +il chérit ce qu'il possède. Ayant tout reçu, il croit tout devoir: celle +qui se donne à lui devient nécessaire à son être: des années de +jouissance n'ont pas changé ses désirs, elles ont ajouté à son amour la +confiance d'une habitude heureuse, et les délices d'une libre mais +délicate intimité.</p> + +<p>On prétend condamner l'amour comme une affection tout à fait sensuelle, +et n'ayant d'autre principe qu'un besoin qu'on appelle grossier. Mais je +ne vois rien dans nos désirs les plus compliqués dont la véritable fin +ne soit un des premiers besoins physiques: le sentiment n'est que leur +expression indirecte; l'homme intellectuel ne fut jamais qu'un fantôme. +Nos besoins éveillent en nous la perception de leur objet positif, et +les perceptions innombrables des objets qui leur sont analogues. Les +moyens directs ne rempliraient pas seuls la vie; mais ces impulsions +accessoires l'occupent tout entière, parce qu'elles n'ont point de +bornes. Celui qui ne saurait vivre sans espérer de soumettre la terre, +n'y eût pas songé s'il n'eût pas eu faim. Nos besoins réunissent deux +modifications d'un même principe, l'appétit et le sentiment: la +prépondérance de l'une sur l'autre dépendra de l'organisation +individuelle et des circonstances déterminantes. Tout but d'un désir +naturel est légitime: tous les moyens qu'il inspire sont bons s'ils +n'attaquent les droits de personne, et s'ils ne produisent dans +nous-mêmes aucun désordre réel qui compense son utilité.</p> + +<p>Vous avez trop étendu les devoirs. Vous avez dit: Demandons plus, afin +d'obtenir assez. Vous vous êtes trompé: si vous exigez trop des hommes, +ils se rebuteront<a name="FNanchor_64_64" id="FNanchor_64_64"></a><a href="#Footnote_64_64" class="fnanchor">[64]</a>: si vous voulez qu'ils montrent des vertus +chimériques, ils les montreront; ils disent que cela coûte peu. Mais +parce que ces vertus ne sont pas dans leur nature, ils auront une +conduite cachée tout à fait contraire; et parce que cette conduite sera +cachée, vous ne pourrez en arrêter les excès. Il ne vous restera que ces +moyens dangereux dont la vaine tentative augmentera le mal, en +augmentant la contrainte et l'opposition entre le devoir et les +penchants. Vous croirez d'abord que vos lois seront mieux suivies, parce +que l'infraction en sera mieux masquée; mais un jugement faux, un goût +dépravé, une dissimulation habituelle, et des ruses hypocrites, en +seront les véritables résultats.</p> + +<p>Les plaisirs de l'amour contiennent de grandes oppositions physiques, +ses désirs agitent l'imagination, ses besoins changent les organes: +c'est donc l'objet sur lequel la manière de sentir et de voir devait +varier davantage. Il fallait prévenir les suites de cette trop grande +différence, et non pas y joindre des lois morales qui soient propres à +l'accroître encore. Mais les vieillards ont fait ces lois; et les +vieillards n'ayant plus le sentiment de l'amour, ne sauraient avoir ni +la véritable pudeur, ni la délicatesse du goût. Ils ont très mal entendu +ce que leur âge ne devait plus entendre. Ils auraient entièrement +proscrit l'amour, s'ils avaient pu trouver d'autres moyens de +reproduction. Leurs sensations surannées ont flétri ce qu'il fallait +contenir dans les grâces du désir; et pour éviter quelques écarts odieux +à leur impuissance, ils imaginèrent des entraves si gauches, que la +société est troublée tous les jours par de véritables crimes que ne se +reproche même point l'honnête homme qui n'a pas réfléchi<a name="FNanchor_65_65" id="FNanchor_65_65"></a><a href="#Footnote_65_65" class="fnanchor">[65]</a>.</p> + +<p>C'est dans l'amour qu'il fallait permettre tout ce qui n'est pas +vraiment nuisible: c'est par l'amour que l'homme se perfectionne ou +s'avilit: c'est en cela surtout qu'il fallait retenir son imagination +dans les bornes d'une juste liberté, qu'il fallait mettre son bonheur +dans les limites de ses devoirs, qu'il fallait régler son jugement par +le sentiment précis de la raison des lois. C'était le plus puissant +moyen naturel de lui donner la perception de toutes les délicatesses du +goût et de leur vraie base, d'ennoblir et de réprimer ses affections, +d'imprimer à toutes ses sensations une sorte de volupté sincère et +droite, d'inspirer à l'homme mal organisé, quelque chose de la +sensibilité de l'homme supérieur, de les réunir, de les concilier, de +former une patrie réelle, et d'instituer une véritable société.</p> + +<p>Laissez-nous des plaisirs légitimes; c'est notre droit, c'est votre +devoir. J'imagine que vous avez cru faire quelque chose par +l'établissement du mariage<a name="FNanchor_66_66" id="FNanchor_66_66"></a><a href="#Footnote_66_66" class="fnanchor">[66]</a>. Mais l'union dans laquelle les résultats +de vos institutions nous forcent de suivre les convenances du hasard, ou +de chercher celles de la fortune, à la place des convenances réelles; +l'union qu'un moment peut flétrir pour toujours, et que tant de dégoûts +altèrent nécessairement; une telle union ne nous suffit pas. Je vous +demande un prestige qui puisse se perpétuer: vous me donnez un lien dans +lequel je vois à nu le fer d'un esclavage sans terme, sous ces fleurs +d'un jour dont vous l'aviez maladroitement couvert, et que vous-même +avez déjà fanées. Je vous demande un prestige qui puisse déguiser ou +rajeunir ma vie; la nature me l'avait donné! Vous osez me parler des +ressources qui me restent. Vous souffririez que, vil contempteur d'un +engagement où la promesse doit être observée religieusement puisqu'elle +est donnée, j'aille persuader à une femme d'être méprisable afin que je +l'aime<a name="FNanchor_67_67" id="FNanchor_67_67"></a><a href="#Footnote_67_67" class="fnanchor">[67]</a>. Moins directement coupable, mais non moins inconsidéré, +m'efforcerai-je de troubler une famille, de désoler des parents, de +déshonorer celle à qui ce genre d'honneur est si nécessaire dans la +société? Ou bien, pour n'attaquer aucun droit, pour n'exposer personne, +irai-je, dans des lieux méprisés, chercher celles qui peuvent être à +moi, non par une douce liberté de mœurs, non par un désir naturel, mais +parce que leur métier les donne à tous? N'étant plus à elles-mêmes, +elles ne sont plus des femmes, mais je ne sais quoi d'analogue à elles +que l'oubli de toute délicatesse, l'inaptitude aux sentiments généreux, +et le joug de la misère, livrent aux caprices les plus bruts de l'homme +en qui une telle habitude dépravera aussi les sensations et les désirs. +Il reste des circonstances possibles, j'en conviens, mais elles sont +très rares, et quelquefois elles ne se rencontrent point dans une vie +entière. Les uns, retenus par la raison<a name="FNanchor_68_68" id="FNanchor_68_68"></a><a href="#Footnote_68_68" class="fnanchor">[68]</a>, consument leurs jours dans +des privations nécessaires et injustes; les autres, en nombre bien plus +grand, se jouent du devoir qui les contrarie.</p> + +<p>Ce devoir a cessé d'en être un dans l'opinion, parce que son observation +est contraire à l'ordre naturel des choses. Le mépris qu'on en fait mène +pourtant à l'habitude de n'obéir qu'à l'usage, de se faire à soi-même +une règle selon ses penchants, et de mépriser toute obligation dont +l'infraction ne conduit pas positivement aux peines légales, ou à la +honte dans la société. C'est la suite inévitable des bassesses réelles +dont on s'amuse tous les jours. Quelle moralité voulez-vous attendre +d'une femme qui trompe celui par qui elle vit, ou pour qui elle devrait +vivre; qui est sa première amie, et se joue de sa confiance; qui détruit +son repos, ou rit de lui s'il le conserve; et qui s'impose la nécessité +de le trahir jusqu'aux bornes de sa vie, en laissant à ses affections +l'enfant qui ne lui appartient pas? De tous les engagements, le mariage +n'est-il pas celui dans lequel la confiance et la bonne foi importent le +plus à la sécurité de la vie? Quelle misérable probité que celle qui +paie scrupuleusement un écu, et compte pour un vain mot la promesse la +plus sacrée qui soit entre les hommes! Quelle moralité voulez-vous +attendre de l'être qui s'attachait à persuader une femme en se moquant +d'elle, qui la méprise parce qu'elle a été telle qu'il la voulait, la +déshonore parce qu'elle l'a aimé; la quitte parce qu'il en a joui, et +l'abandonne quand elle a le malheur visible d'avoir partagé ses +plaisirs<a name="FNanchor_69_69" id="FNanchor_69_69"></a><a href="#Footnote_69_69" class="fnanchor">[69]</a>. Quelle moralité, quelle équité voulez-vous attendre de cet +homme, au moins inconséquent, qui exige de sa femme des sacrifices qu'il +ne paie point, et qui la veut sage et inaccessible, tandis qu'il va +perdre, dans des habitudes secrètes, l'attachement dont il l'assure, et +qu'elle a droit de prétendre pour que sa fidélité ne soit pas un injuste +esclavage.</p> + +<p>Des plaisirs sans choix dégradent l'homme, des plaisirs coupables le +corrompent; mais l'amour sans passion ne l'avilit point. Il y a un âge +pour aimer et jouir: il y en a un pour jouir sans amour. Le cœur n'est +pas toujours jeune; et même s'il l'est encore, il ne rencontre pas +toujours ce qu'il peut vraiment aimer.</p> + +<p>Toute jouissance est un bien lorsqu'elle est exempte et d'injustice et +d'excès, lorsqu'elle est amenée par les convenances naturelles, et +possédée selon les désirs d'une organisation délicate.</p> + +<p>L'hypocrisie de l'amour est un des fléaux de la société. Pourquoi +l'amour sortirait-il de la loi commune? pourquoi n'être pas en cela +comme dans tout le reste, juste et sincère? Celui-là seul est +certainement éloigné de tout mal, qui cherche avec naïveté ce qui peut +le faire jouir sans remord. Toute vertu imaginaire ou accidentelle m'est +suspecte: quand je la vois sortir orgueilleusement de sa base erronée, +je cherche, et je découvre une laideur interne sous le costume des +préjugés, sous le masque fragile de la dissimulation.</p> + +<p>Permettez, autorisez des plaisirs, afin que l'on ait des vertus: montrez +la raison des lois, afin qu'on les vénère; invitez à jouir, afin d'être +écouté quand vous commandez de souffrir. Elevez l'âme par le sentiment +des voluptés naturelles; vous la rendrez forte et grande, elle +respectera les privations légitimes, elle en jouira même dans la +conviction de leur utilité sociale.</p> + +<p>Je veux que l'homme use librement de ses facultés, quand elles +n'attaquent point d'autres droits. Je veux qu'il jouisse, afin d'être +bon; qu'il soit animé par le plaisir, mais dirigé par l'équité visible; +que sa vie soit juste, heureuse et même voluptueuse. J'aime que celui +qui pense raisonne ses devoirs: je fais peu de cas d'une femme qui n'est +retenue dans les siens que par une sorte de terreur superstitieuse pour +tout ce qui appartient à des jouissances dont elle n'oserait s'avouer le +désir.</p> + +<p>J'aime qu'on se dise: ceci est-il mal, et pourquoi l'est-il? S'il +l'est, on se l'interdit, s'il ne l'est point, on en jouit avec un choix +sévère, avec la prudence qui est l'art d'y trouver une volupté plus +grande; mais sans autre réserve, sans honte, sans déguisement<a name="FNanchor_70_70" id="FNanchor_70_70"></a><a href="#Footnote_70_70" class="fnanchor">[70]</a>.</p> + +<p>La vraie pudeur doit seule contenir la volupté. La pudeur est une +perception exquise, une partie de la sensibilité parfaite; c'est la +grâce des sens, et le charme de l'amour. Elle évite tout ce que nos +organes repoussent; elle permet ce qu'ils désirent; elle sépare ce que +la nature a laissé à notre intelligence le soin de séparer: et c'est +principalement l'oubli de cette réserve voluptueuse qui éteint l'amour +dans l'indiscrète liberté du mariage.</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p class="c"><span class="points"> . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</span><a name="FNanchor_71_71" id="FNanchor_71_71"></a><a href="#Footnote_71_71" class="fnanchor">[71]</a></p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXIV" id="LETTRE_LXIV"></a>LETTRE LXIV</h3> + +<p class="date">Saint-Saphorin, 10 juillet, VIII.<br /> +</p> + +<p>Il n'y a pas l'ombre de sens dans la manière dont je vis ici. Je sais +que j'y fais des sottises, et je les continue sans pourtant tenir +beaucoup à les continuer. Mais si je ne fais pas plus sagement, c'est +que je ne puis parvenir à y mettre de l'importance. Je passe sur le lac +la moitié du jour et la moitié de la nuit; et quand je m'en éloignerai, +je serai tellement habitué au balancement des vagues, au bruit des eaux, +que je me déplairai sur un sol immobile, et dans le silence des prés.</p> + +<p>Les uns me prennent pour un homme dont quelque amour a un peu dérangé la +tête, d'autres soutiennent que je suis un Anglais qui a le spleen; les +bateliers ont appris à Hantz que j'étais l'amant d'une belle femme +étrangère qui vient de partir subitement de Lausanne. Il faudra que je +cesse mes courses nocturnes, car les plus sensés me plaignent, et les +meilleurs me prennent pour un fou. On lui a dit à Vevay: «N'êtes-vous +pas au service de cet Anglais dont on parle tant?» Le mal gagne; et pour +les gens de la côte, je crois qu'ils se moqueraient de moi si je n'avais +pas d'argent: heureusement je passe pour fort riche. L'aubergiste veut +absolument me dire: «Milord»; et je suis très respecté. Riche étranger, +ou Milord, sont synonymes.</p> + +<p>De plus, en revenant du lac, je me mets ordinairement à écrire, en sorte +que je me couche quand il fait grand jour. Une fois les gens de +l'auberge entendant quelque bruit dans ma chambre, et surpris que je me +fusse levé sitôt, montèrent me demander si je ne prendrais rien le +matin. Je leur répondis que je ne soupais point, et que j'allais me +coucher. Je ne me lève donc qu'à midi, ou même à une heure; je prends du +thé, j'écris; puis au lieu de dîner, je prends encore du thé, je ne +mange autre chose que du pain et du beurre, et aussitôt je vais au lac. +La première fois que j'allai seul dans un petit bateau que j'avais fait +chercher exprès pour cela, ils remarquèrent que Hantz restait au rivage, +et que je partais à la fin du jour: il y eut assemblée au cabaret, et +ils décidèrent que pour cette fois le spleen avait pris le dessus, et +que je fournirais un beau suicide aux annales du village.</p> + +<p>Je suis fâché de n'avoir pas pensé d'avance à l'effet que ces +singularités pourraient produire. Je n'aime pas à être remarqué, mais je +ne l'ai su que quand tout cela était une habitude déjà prise; et je +pense qu'on ne parlerait pas moins si j'allais en changer pour le peu de +jours que je dois encore passer ici. Comme je n'y savais que faire, j'ai +cherché à consumer les heures. Quand je suis actif, je n'ai pas d'autres +besoins; mais si je m'ennuie, j'aime du moins à m'ennuyer avec mollesse.</p> + +<p>Le thé est d'un grand secours pour s'ennuyer d'une manière calme. Entre +les poisons un peu lents qui font les délices de l'homme, je crois que +c'est un de ceux qui conviennent le mieux à ses ennuis. Il donne une +émotion faible et soutenue: comme elle est exempte des dégoûts du +retour, elle dégénère en une habitude de paix et d'indifférence, en une +faiblesse qui tranquillise le cœur que ses besoins fatigueraient, et +nous débarrasse de notre force malheureuse. J'en ai pris l'usage à +Paris, puis à Lyon: mais ici, j'ai eu l'imprudence de la porter jusqu'à +l'excès. Ce qui me rassure, c'est que je vais avoir un domaine et des +ouvriers, cela m'occupera et me retiendra. Je me fais beaucoup de mal +maintenant; mais comptez sur moi, je vais devenir sage par nécessité.</p> + +<p>Je m'aperçois, ou je crois m'apercevoir que le changement qui s'est fait +en moi, a été beaucoup avancé par l'usage journalier du thé et du vin. +Je crois que, toutes choses d'ailleurs égales, les buveurs d'eau +conservent bien plus longtemps la délicatesse des sensations, et en +quelque sorte leur première candeur. L'usage des stimulants vieillit nos +organes. Ces émotions outrées et qui ne sont pas dans l'ordre des +convenances naturelles entre nous et les choses, effacent les émotions +simples et détruisent cette proportion pleine d'harmonie qui nous +rendait sensibles à tous les rapports extérieurs, quand nous n'avions, +pour ainsi dire, de sentiments que par eux.</p> + +<p>Tel est le cœur humain; le principe le plus essentiel des lois pénales +n'a pas d'autre fondement. Si on ôte la proportion entre les peines et +les délits, si on veut trop presser le ressort de la crainte, on perd sa +souplesse; et si on va encore plus loin, il arrive enfin qu'on le brise: +on donne aux âmes le courage du crime; on éteint toute énergie dans +celles qui ont de la faiblesse, et l'on entraîne les autres à des vertus +atroces. Si l'on porte au-delà des limites naturelles l'émotion des +organes, on les rend insensibles à des impressions plus modérées. En +employant trop souvent, en excitant mal à propos leurs facultés +extrêmes, on émousse leurs forces habituelles; on les réduit à ne +pouvoir que trop, ou rien; on détruit cette proportion ordonnée pour les +circonstances diverses, qui nous unissait aux choses muettes +elles-mêmes, et nous y attachait par des convenances intimes. Elle nous +laissait toujours dans l'attente ou l'espoir, en nous montrant partout +des occasions de sentir; elle nous laissait ignorer la borne du +possible; elle nous laissait croire que nos cœurs avaient des moyens +immenses, puisque ces moyens étaient indéfinis, et puisque toujours +relatifs aux choses du dehors, ils pouvaient toujours devenir plus +grands dans des situations inconnues.</p> + +<p>Il existe encore une différence essentielle entre l'habitude d'être ému +par l'impression des autres objets, ou celle de l'être par l'impulsion +interne d'un excitatif donné par notre caprice ou par un incident +fortuit, et non par l'occurrence des temps. Nous ne suivons plus le +cours du monde; nous sommes animés lorsqu'il nous abandonnerait au +repos; et souvent c'est lorsqu'il nous animerait, que nous nous trouvons +dans l'abattement que nos excès produisent. Cette fatigue, cette +indifférence, nous rend inaccessibles aux impressions des choses, à ces +mobiles extérieurs qui, devenus étrangers à nos habitudes, se trouvent +fréquemment en discordance ou en opposition avec nos besoins.</p> + +<p>Ainsi l'homme a tout fait pour se séparer du reste de la nature, pour se +rendre indépendant du cours des choses. Mais cette liberté, qui n'est +point selon sa nature, n'est pas une vraie liberté: elle est comme la +licence d'un peuple qui a brisé le joug des lois et des mœurs +nationales, elle ôte bien plus qu'elle ne donne, elle met l'impuissance +du désordre à la place d'une dépendance légitime qui s'accorderait avec +nos besoins. Cette indépendance illusoire qui détruit nos facultés pour +y substituer nos caprices, nous rend semblables à cet homme qui, malgré +l'autorité du magistrat, voulait absolument élever dans la place +publique le monument d'un culte étranger, au lieu de se borner à en +dresser chez lui les autels: il se fit exiler dans un désert de sable +mouvant, où personne ne s'opposa à sa volonté, mais où sa volonté ne put +rien produire; il y mourut libre, mais sans autels domestiques aussi +bien que sans temples, sans aliments comme sans lois, sans amis comme +sans maîtres<a name="FNanchor_72_72" id="FNanchor_72_72"></a><a href="#Footnote_72_72" class="fnanchor">[72]</a>.</p> + +<p>Je conviens qu'il serait plus à propos de raisonner moins sur l'usage du +thé, et d'en cesser l'excès; mais dès qu'on a quelque habitude de ces +sortes de choses, on ne sait plus où s'arrêter. S'il est difficile de +quitter une telle habitude, il ne l'est pas moins peut-être de la +régler, à moins que l'on ne puisse également régler toute sa manière de +vivre. Je ne sais comment avoir beaucoup d'ordre dans une chose, quand +il m'est interdit d'en avoir dans le reste; comment mettre de la suite +dans ma conduite, quand je n'ai aucun espoir d'en avoir une qui soit +constante, et qui s'accorde avec mes autres habitudes. C'est encore +ainsi que je ne sais rien faire sans moyens: plusieurs hommes ont cet +art de créer les moyens, ou de faire beaucoup avec très peu. Pour moi, +je saurais peut-être employer mes moyens avec ordre et utilité: mais le +premier pas demande un autre art; et cet art, je ne l'ai point. Je crois +que ce défaut vient de ce qu'il m'est impossible de voir les choses +autrement que dans toute leur étendue, celle du moins que je puis +saisir. Je veux donc que leurs principales convenances soient toutes +observées; et le sentiment de l'ordre, poussé peut-être trop loin, ou +du moins trop exclusif, ne me permet de rien faire et de rien conduire +dans le désordre. J'aime mieux m'abandonner que de faire ce que je ne +saurais bien faire. Il y a des hommes qui sans rien avoir, établissent +leur ménage; ils empruntent, ils font valoir, ils s'intriguent, ils +paieront quand ils pourront; en attendant, ils vivent et dorment +tranquilles, quelquefois même ils réussissent. Je n'aurais pu me +résoudre à une vie si précaire; et quand j'aurais voulu m'y hasarder, je +n'aurais pas eu les talents nécessaires. Cependant celui qui, avec cette +industrie, réussit à faire subsister sa famille, sans s'avilir, et sans +manquer à ses engagements, est sans doute un homme louable. Pour moi, je +ne serais guère capable que de me résoudre à manquer de tout, comme si +c'était une loi de la nécessité. Je chercherai toujours à employer le +mieux possible des moyens suffisants, ou à rendre tels, par mes +privations personnelles, ceux qui ne le seraient pas sans cela. Je +ferais jour et nuit des choses convenables, réglées et assurées, pour +donner le nécessaire à un ami, à un enfant; mais entreprendre dans +l'incertitude, mais rendre suffisants à force d'industrie hasardée, des +moyens très insuffisants par eux-mêmes, c'est ce que je ne saurais +espérer de moi.</p> + +<p>Il résulte d'une telle disposition, ce grand inconvénient, que je ne +puis vivre bien, sagement, et dans l'ordre, ni même suivre mes goûts ou +songer à mes besoins, qu'avec des facultés à peu près certaines; et que +si je suis peut-être au nombre des hommes capables d'user bien de ce +qu'on appelle une grande fortune, ou même d'une médiocrité facile; je +suis aussi du nombre de ceux qui, dans le dénuement, se trouvent sans +ressources et ne savent faire autre chose que d'éviter la misère, le +ridicule ou la bassesse, quand le sort ne les place pas lui-même +au-dessus du besoin.</p> + +<p>La prospérité est plus difficile à soutenir que l'adversité, dit-on +généralement. Mais c'est le contraire pour l'homme qui n'est pas soumis +à des passions positives; qui aime à faire bien ce qu'il fait, qui a +pour premier besoin celui de l'ordre, et qui considère plutôt l'ensemble +des choses que leurs détails.</p> + +<p>L'adversité convient à un homme ferme et un peu enthousiaste, dont l'âme +s'attache à une vertu austère, et dont heureusement l'esprit n'en voit +pas l'incertitude<a name="FNanchor_73_73" id="FNanchor_73_73"></a><a href="#Footnote_73_73" class="fnanchor">[73]</a>. Mais l'adversité est bien triste, bien +décourageante pour celui qui n'y trouve rien à son usage, parce qu'il +voudrait faire bien, et que pour faire il faut pouvoir; parce qu'il +voudrait être utile, et que le malheureux trouve peu d'occasions de +l'être. N'étant pas soutenu par le noble fanatisme d'Epictète, il sait +bien résister au malheur, mais mal à une vie malheureuse dont il se +rebute enfin, sentant qu'il y perd tout son être. L'homme religieux, et +surtout celui qui est certain d'un Dieu rémunérateur, a un grand +avantage: il est bien facile de supporter le mal quand le mal est le +plus grand bien que l'on puisse éprouver. J'avoue que je ne saurais voir +ce qu'il y a d'étonnant dans la vertu d'un homme qui lutte sous l'œil de +son Dieu; et qui sacrifie des caprices d'une heure à une félicité sans +bornes et sans terme. Un homme tout à fait persuadé ne peut faire +autrement, à moins qu'il ne soit en délire. Il me paraît démontré que +celui qui succombe à la vue de l'or, à la vue d'une belle femme ou des +autres objets des passions terrestres, n'a pas la foi. Il est évident +qu'il ne voit bien que la terre: s'il voyait avec la même certitude ce +ciel et cet enfer dont il se rappelle quelquefois; s'ils étaient là, +comme les choses de la terre, présents dans sa pensée, il serait +impossible qu'il succombât jamais. Où est le sujet qui jouissant de sa +raison, ne sera pas dans l'impuissance de contrevenir à l'ordre de son +prince, s'il lui a dit: «Vous voilà dans mon sérail au milieu de toutes +mes femmes; pendant cinq minutes n'en approchez aucune; j'ai l'œil sur +vous; si vous êtes fidèle pendant ce peu de temps, tous ces plaisirs et +d'autres vous seront permis ensuite pendant trente années d'une +prospérité constante.» Qui ne voit que cet homme, quelque ardent qu'on +le suppose, n'a pas même besoin de force pour résister pendant un temps +si court: il n'a besoin que de croire à la parole de son prince. +Assurément les tentations du chrétien ne sont pas plus fortes, et la vie +de l'homme est bien moins devant l'éternité, que cinq minutes comparées +à trente années: il y a l'infini de distance entre le bonheur promis au +chrétien, et les plaisirs offerts au sujet dont je parle: enfin la +parole du prince peut laisser quelque incertitude, celle de Dieu n'en +peut laisser aucune. Si donc il n'est pas démontré que sur cent mille de +ceux qu'on appelle vrais chrétiens, il y en a tout au plus un qui ait +presque la foi, il me l'est à moi que rien au monde ne peut être +démontré.</p> + +<p>Pour les conséquences de ceci, vous les trouverez très simples: et je +veux revenir aux besoins que donne l'habitude des fermentés. Il faut +vous rassurer et achever de vous dire comment vous pouvez m'en croire, +malgré que je promette de me réformer précisément dans le temps que je +me contiens le moins, et que je donne à l'habitude une force plus +grande.</p> + +<p>Il y a encore un aveu à vous faire auparavant, c'est que je commence à +perdre enfin le sommeil: quand le thé m'a trop fatigué, je n'y connais +d'autre remède que le vin, je ne dors que par ce moyen, et voilà encore +un excès; car il faut bien en prendre autant qu'il se puisse sans que la +tête en soit affectée visiblement. Je ne sais rien de plus ridicule +qu'un homme qui prostitue sa pensée devant des étrangers; et dont on +dit, il a bu, en voyant ce qu'il fait, ce qu'il dit. Mais pour soi-même, +rien n'est plus doux à la raison que de la déconcerter un peu +quelquefois. Je prétends encore qu'un demi-désordre serait autant à sa +place dans l'intimité, qu'un véritable excès devient honteux devant les +hommes, et avilissant dans le secret même.</p> + +<p>Plusieurs des vins de Lavaux que l'on recueille ici près, entre Lausanne +et Vevay, passent pour dangereux. Mais quand je suis seul, je ne fais +usage que du Courtailloux: c'est un vin de Neuchâtel que l'on estime +autant que le petit bourgogne: Tissot le regarde comme aussi salubre.</p> + +<p>Dès que je serai propriétaire, je ne manquerai point de moyens de passer +les heures, et d'occuper aux soins d'arranger, de bâtir, +d'approvisionner, cette activité intérieure dont les besoins ne me +laissent aucun repos dans l'inaction. Pendant le temps que dureront ces +embarras, je diminuerai graduellement l'usage du vin; et quant au thé +j'en quitterai tout à fait l'habitude; je veux à l'avenir n'en prendre +que rarement. Lorsque tout sera arrangé, et que je pourrai commencer à +suivre la manière de vivre que depuis si longtemps j'aurais voulu +prendre, je me trouverai ainsi préparé à m'y conformer sans éprouver les +inconvénients d'un changement trop subit et trop grand.</p> + +<p>Pour les besoins de l'ennui, j'espère ne les plus connaître dès que je +pourrai assujettir toutes mes habitudes à un plan général; j'occuperai +facilement les heures; je mettrai à la place des désirs et des +jouissances, l'intérêt que l'on prend à faire ce qu'on a cru bon, et le +plaisir de céder à ses propres lois.</p> + +<p>Ce n'est pas que je me figure un bonheur qui ne m'est pas destiné, ou +qui du moins est encore bien loin de moi. J'imagine seulement que je ne +sentirai plus le poids du temps, que je pourrai prévenir l'ennui +ordinaire, et que je ne m'ennuierai plus qu'à ma manière.</p> + +<p>Je ne veux pas m'assujettir à une règle monastique. Je me réserverai des +ressources pour les instants où le vide sera plus accablant, mais la +plupart seront prises dans le mouvement et dans l'activité. Les autres +ressources auront leurs limites assez étroites, et l'extraordinaire +lui-même sera réglé. Jusqu'à ce que ma vie soit remplie, j'ai besoin +d'une règle fixe. Autrement il me faudrait des excès sans autre terme +que celui de mes forces, et encore comment rempliraient-ils un vide sans +bornes. J'ai vu quelque part, que l'homme qui sent n'a pas besoin de +vin. Cela peut être vrai pour celui qui n'en a point l'habitude. Lorsque +j'ai été quelques jours sobre et occupé, ma tête s'agite excessivement, +le sommeil se perd. J'ai besoin d'un excès qui me tire de mon apathie +inquiète, et qui dérange un peu cette raison divine dont la vérité gêne +notre imagination, et ne remplit pas nos cœurs.</p> + +<p>Il y a une chose qui me surprend. Je vois des gens qui paraissent boire +uniquement pour le plaisir de la bouche, pour le goût, et prendre un +verre de vin, comme ils prendraient une bavaroise. Cela n'est pas +pourtant, mais ils le croient; et si vous le leur demandez, ils seront +même surpris de votre question.</p> + +<p>Je vais donc m'interdire ces moyens de tromper les besoins du plaisir et +l'inutilité des heures. Je ne sais pas si ce que je mettrai à la place +ne sera pas moindre encore, mais enfin je me dirai, voici un ordre +établi, il faut le suivre. Afin de le suivre constamment, j'aurai soin +qu'il ne soit pas d'une exactitude scrupuleuse, ni d'une trop grande +uniformité; car il se trouverait des prétextes et même des motifs de +manquer à la règle; et si une fois on y manque, il n'y a plus de raison +pour qu'on ne la secoue pas tout à fait.</p> + +<p>Il est bon que ce qui plaît soit limité par une loi antérieure. Au +moment où on l'éprouve, il en coûte de le soumettre à une règle qui le +borne. Ceux mêmes qui en ont la force, ont encore eu tort de n'avoir pas +décidé dans le temps propre à la réflexion, ce que la réflexion doit +décider, et d'avoir attendu le moment où ses raisonnements altèrent les +affections agréables qu'ils sont forcés de combattre. En pensant aux +raisons de ne pas jouir davantage, on réduit à bien peu de chose la +jouissance qu'on se permet: car il est de la nature du plaisir qu'il +soit possédé avec une sorte d'abandon et de plénitude. Il se dissipe +lorsqu'on veut le borner autrement que par la nécessité; et puisqu'il +faut pourtant que la raison le borne, le seul moyen de concilier ces +deux choses qui sans cela seraient contraires, c'est d'imposer d'avance +au plaisir la retenue d'une loi générale.</p> + +<p>Quelque faible que soit une impression, le moment où elle agit sur nous +est celui d'une sorte de passion. La chose actuelle est difficilement +estimée à sa juste valeur: ainsi dans les objets de la vue, la +proximité, la présence agrandissent les dimensions. C'est avant les +désirs qu'il faut se faire des principes contre eux. Dans le moment de +la passion, le souvenir de cette règle n'est plus la voix importune de +la froide réflexion, mais la loi de la nécessité, et cette loi +n'attriste pas un homme sage.</p> + +<p>Il est donc essentiel que la loi soit générale; celle des cas +particuliers est trop suspecte. Cependant abandonnons quelque chose aux +circonstances: c'est une liberté que l'on conserve, parce qu'on n'a pu +tout prévoir, et parce qu'il faut se soumettre à ses propres lois +seulement de la même manière que notre nature nous a soumis à celles de +la nécessité. Nos affections doivent avoir de l'indépendance, mais une +indépendance contenue dans des limites qu'elle ne puisse passer. Elles +sont semblables aux mouvements du corps qui n'ont point de grâce s'ils +sont gênés, contraints, et trop uniformes; mais qui manquent de décence +comme d'utilité, s'ils sont brusques, irréguliers ou involontaires.</p> + +<p>C'est un excès dans l'ordre même que de prétendre nuancer parfaitement, +modérer, régler ses jouissances, et les ménager avec la plus sévère +économie, pour les rendre durables et même perpétuelles. Cette +régularité absolue est trop rarement possible: le plaisir nous séduit, +il nous emporte, comme la tristesse nous retient et nous enchaîne. Nous +vivons au milieu des songes; et de tous nos songes, l'ordre parfait +pourrait bien être le moins naturel.</p> + +<p>Ce que j'ai peine à me figurer, c'est comment on cherche l'ivresse des +boissons quand on a celle des choses. N'est-ce pas le besoin d'être ému +qui fait nos passions? Quand nous sommes agités par elles, que +pouvons-nous trouver dans le vin, si ce n'est un repos qui suspende leur +action immodérée?</p> + +<p>Apparemment l'homme chargé de grandes choses, cherche aussi dans le vin +l'oubli, le calme, et non pas l'énergie. C'est ainsi que le café en +m'agitant, rend quelquefois le sommeil à ma tête fatiguée d'une autre +agitation. Ce n'est pas ordinairement le besoin des impressions +énergiques qui entraîne les âmes fortes aux excès des vins ou des +liqueurs. Une âme forte, occupée de grandes choses, trouve dans leur +habitude une activité plus digne d'elle en les gouvernant selon l'ordre. +Le vin ne peut que la reposer. Autrement pourquoi tant de héros de +l'histoire? pourquoi tant de gouvernants? pourquoi des maîtres du monde +auraient-ils bu? C'était, chez plusieurs peuples, un honneur de beaucoup +boire: mais des hommes extraordinaires ont fait de même dans des temps +où l'on ne mettait à cela aucune gloire. Je laisse donc tous ceux que +l'opinion entraîna, et tous ceux des gouvernants qui furent des hommes +très ordinaires: il reste quelques hommes forts et occupés de choses +utiles, ceux-là n'ont pu chercher dans le vin que le repos d'une tête +surchargée de ces soins dont l'habitude atténue l'importance, mais sans +la détruire, puisqu'il n'y a rien au-delà.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXV" id="LETTRE_LXV"></a>LETTRE LXV</h3> + +<p class="date">Saint-Saphorin, 14 juillet, VIII.<br /> +</p> + +<p>Soyez assuré que votre manière de penser ne sera pas combattue: si +j'avais assez de faiblesse pour qu'il me fût un jour nécessaire en ceci +d'être ramené à la raison, je retrouverais votre lettre. J'aurais +d'autant plus de honte de moi, que j'aurais bien changé, car maintenant +je pense absolument comme vous. Jusque-là, si elle est inutile sous ce +rapport, elle ne m'en satisfait pas moins. Elle est pleine de cette +sollicitude de la vraie amitié qui fait redouter par-dessus toutes +choses, que l'homme en qui on a mis une partie de soi-même, se laisse +aller à cesser d'être homme de bien.</p> + +<p>Non, je n'oublierai jamais que l'argent est un des plus grands moyens de +l'homme, et que c'est par son usage qu'il se montre ce qu'il est. Le +mieux possible nous est rarement permis: je veux dire que les +convenances sont si opposées, qu'on ne peut presque jamais faire bien +sous tous les rapports. Je crois que c'en est une essentielle de vivre +avec une certaine décence, et d'établir dans sa maison des habitudes +commodes, une manière réglée. Mais, passé cela, l'on ne saurait excuser +un homme raisonnable d'employer à des superfluités ce qui lui permet de +faire tant de choses meilleures.</p> + +<p>Personne ne sait que je veux me fixer ici: cependant je fais faire à +Lausanne et à Vevay, quelques meubles et diverses autres choses. On a +pensé apparemment que j'étais en état de sacrifier une somme un peu +forte aux caprices d'un séjour momentané: on aura cru que j'allais +prendre une maison seulement pour passer l'été. Voilà comment on a +trouvé que je faisais de la dépense; et comment j'ai obtenu beaucoup de +respects, quoique j'eusse le malheur d'avoir la tête un peu dérangée.</p> + +<p>Ceux qui ont à louer des maisons de quelque apparence ne m'abordent pas +comme un homme ordinaire: et moi, je suis tenté de rendre ces mêmes +hommages à mes louis quand je songe que voilà déjà un heureux. Hantz me +donne de l'espérance, si celui-là est satisfait sans que j'y aie pensé, +d'autres le seront peut-être à présent que je puis quelque chose. Le +dénuement, la gêne, l'incertitude lient les mains dans les choses mêmes +que l'argent ne fait pas. On ne peut s'arranger en rien: on ne peut +avoir aucun projet suivi. On est au milieu d'hommes que la misère +accable, on a quelque aisance extérieure, et cependant on ne peut rien +faire pour eux; on ne peut même leur faire connaître cette impuissance, +afin que du moins ils ne soient pas indignés. Où est celui qui songe à +la fécondité de l'argent? Les hommes le perdent comme ils dissipent +leurs forces, leur santé, leurs ans. Il est si aisé de l'entasser ou de +le prodiguer: si difficile de l'employer bien!</p> + +<p>Je sais un curé près de Fribourg, qui est mal vêtu, qui se nourrit mal, +qui ne dépense pas un demi-batz sans nécessité; mais il donne tout, et +le donne avec intelligence. Un de ses paroissiens, je l'ai entendu, +parlait de son avarice; mais cette avarice est bien belle!</p> + +<p>Quand on s'arrête à l'importance du temps et à celle de l'argent, on ne +peut voir qu'avec peine la perte d'une minute, ou celle d'un batz. +Cependant le train des choses nous entraîne: une convenance arbitraire +emporte vingt louis, tandis qu'un malheureux n'a pu obtenir un écu. Le +hasard nous donne ou nous ôte trente fois plus qu'il ne faudrait pour +consoler l'infortuné. Un autre hasard condamne à l'inaction celui dont +le génie aurait conservé l'état. Un boulet brise cette tête que l'on +croyait destinée aux grandes choses, et que trente ans de soins avaient +préparée. Dans cette incertitude, sous la loi de la nécessité, que +deviennent nos calculs et l'exactitude des détails?</p> + +<p>Sans cette incertitude, on ne voudrait pas avoir des mouchoirs de +batiste; ceux de toile serviraient aussi bien, et l'on pourrait en +donner à ce pauvre homme de journée qui se prive de tabac quand on +l'emploie dans l'intérieur d'une maison, parce qu'il n'a pas de mouchoir +dont il ose se servir <i>devant le monde</i>.</p> + +<p>Ce serait une vie heureuse que celle qu'on passerait comme ce curé +respectable. Si j'étais pasteur de village, je voudrais me hâter de +faire ainsi, avant qu'une grande habitude me rendît nécessaire l'usage +de ce qui compose une vie aisée. Mais il faut être célibataire, être +seul, être indépendant de l'opinion; sans quoi l'on peut perdre dans +trop d'exactitude, les occasions de sortir des bornes d'une utilité si +restreinte. S'arranger de cette manière c'est trop limiter son sort; +mais aussi, sortez de là; et vous voilà comme assujetti à tous ces +besoins convenus dont il est difficile de marquer le terme, et qui +entraînent si loin de l'ordre réel, qu'on voit des gens ayant cent mille +livres de revenu, craindre une dépense de vingt francs.</p> + +<p>On ne s'arrête pas assez à ce qu'éprouve une femme qui se traîne sur une +route avec son enfant, qui manque de pain pour elle et pour lui-même, et +qui enfin trouve ou reçoit une pièce de six sous. Alors elle entre avec +confiance dans une maison où elle aura de la paille; avant de s'y +coucher, elle lui fait une panade; et dès qu'il dort, elle s'endort +contente, laissant à la providence les besoins du lendemain.</p> + +<p>Que de maux à prévenir, à réparer! que de consolations à donner! que de +plaisirs à faire qui sont là en quelque sorte, dans une bourse d'or, +comme des germes cachés et oubliés, et qui n'attendent pour produire des +fruits admirables que l'industrie d'un bon cœur! Toute une campagne est +misérable et avilie: les besoins, l'inquiétude, le désordre ont flétri +tous les cœurs; tous souffrent et s'irritent; l'humeur, les divisions, +les maladies, la mauvaise nourriture, l'éducation brutale, les habitudes +malheureuses, tout peut être changé. L'union, l'ordre, la paix, la +confiance peuvent être ramenés; et l'espérance elle-même, et les mœurs +heureuses! Fécondité de l'argent!</p> + +<p>Celui qui a pris un état, celui dont la vie peut être réglée, dont le +revenu est toujours le même, qui est contenu dans cela et borné là, +comme un homme l'est par les lois de sa nature, l'héritier d'un petit +patrimoine, un ministre de campagne, un rentier tranquille peuvent +calculer ce qu'ils ont, fixer leur dépense annuelle, réduire leurs +besoins personnels aux besoins absolus, et compter alors tous les sous +qui leur restent, comme des jouissances qui ne périront point. Il ne +doit pas sortir de leurs mains une seule monnaie qui ne ramène la joie +ou le repos dans le cœur d'un malheureux.</p> + +<p>J'entre avec affection dans cette cuisine patriarcale, sous un toit +simple, dans l'angle de la vallée. J'y vois des légumes que l'on apprête +avec un peu de lait, parce qu'ils sont moins coûteux ainsi qu'avec le +beurre. On y fait une soupe avec des herbes, parce que le bouillon gras +a été porté à une demi-lieue de là chez un malade. Les plus beaux fruits +se vendent à la ville, et leur produit sert à distribuer à chacune des +femmes les moins aisées de l'endroit, quelques bichets de farine de maïs +qu'on ne leur donne pas comme une aumône, mais dont on leur montre à +faire <i>des gaudes</i> et des galettes. Pour les fruits salubres et qui ne +sont pas d'un grand prix, tels que les cerises, les groseilles, le +raisin commun, on les consomme avec autant de plaisir que ces belles +poires ou ces pêches qui ne rafraîchiraient pas mieux et dont on a tiré +un bien meilleur parti.</p> + +<p>Dans la maison tout est propre, mais d'une simplicité rigoureuse. Si +l'avarice ou la misère avaient fait cette loi, ce serait triste à voir, +mais c'est l'économie de la bienfaisance. Ses privations raisonnées, sa +sévérité volontaire, sont plus douces que toutes les recherches et +l'abondance d'une vie voluptueuse: celles-ci deviennent des besoins dont +on ne supporterait pas d'être privé, mais auxquels on ne trouve point de +plaisir; les premières donnent des jouissances toujours répétées, et qui +nous laissent notre indépendance. Des étoffes de ménage, fines, mais +fortes et peu salissantes, composent presque tout l'habillement des +enfants et du père. Sa femme ne porte que des robes blanches de toile de +coton; et tous les ans, on trouve des prétextes pour répartir plus de +deux cents aunes de toile entre ceux qui sans cela auraient à peine des +chemises. Il n'y a d'autre porcelaine que deux tasses du Japon, qui +servaient jadis dans la maison paternelle; tout le reste est d'un bois +très dur, agréable à l'œil et que l'on maintient dans une grande +propreté; il se casse difficilement, et on le renouvelle à peu de frais; +en sorte que l'on n'a pas besoin de craindre ou de gronder, et qu'on a +de l'ordre sans humeur, de l'activité sans inquiétude. On n'a point de +domestique: comme les soins du ménage sont peu considérables et bien +réglés, on se sert soi-même afin d'être libre. De plus on n'aime ni à +surveiller, ni à perdre: on se trouve plus heureux avec plus de peine, +et plus de confiance. Seulement une femme qui mendiait auparavant, vient +tous les jours pendant une heure, elle fait l'ouvrage le moins propre, +et elle emporte chaque fois le salaire convenu. Avec cette manière +d'être, on connaît au juste ce qu'on dépense; car là on sait le prix +d'un œuf, et l'on sait aussi donner sans aucun regret un sac de blé au +débiteur pauvre poursuivi par un riche créancier.</p> + +<p>Il importe à l'ordre même qu'on le suive sans répugnance: les besoins +positifs sont faciles à contenir par l'habitude, dans les bornes du +simple nécessaire; mais les besoins de l'ennui n'auraient point de +bornes et mèneraient d'ailleurs aux besoins d'opinion, illimités comme +eux. On a tout prévu pour ne laisser aucun dégoût interrompre l'accord +de l'ensemble. On ne fait pas usage des stimulants, ils rendent nos +sensations trop irrégulières: ils donnent à la fois l'avidité et +l'abattement. Le vin et le café sont interdits. Le thé seul est admis, +mais aucun prétexte ne peut rendre son usage fréquent: on en prend +régulièrement une fois tous les cinq jours. Aucune fête ne vient +troubler l'imagination par ses plaisirs espérés, par son indifférence +imprévue ou affectée, par les dégoûts et l'ennui qui succèdent également +aux désirs trompés et aux désirs satisfaits. Tous les jours sont à peu +près semblables, afin que tous soient heureux. Quand les uns sont pour +le plaisir et les autres pour le travail; l'homme qui n'est pas +contraint par une nécessité absolue, devient bientôt mécontent de tous, +et curieux d'essayer une autre manière de vivre. Il faut à l'incertitude +de nos cœurs, ou l'uniformité pour la fixer, ou une variété perpétuelle +qui la suspende et la séduise toujours. Avec les amusements +s'introduiraient les dépenses; et l'on perdrait à s'ennuyer dans les +plaisirs, les moyens d'être contents et aimés au milieu d'une bourgade +contente. Cependant il ne faut pas que toutes les heures de la vie +soient insipides et sans joie. On se fait à l'uniformité de l'ennui, +mais le caractère en est altéré, l'humeur devient difficile et chagrine; +au milieu de la paix des choses, on n'a plus la paix de l'âme et le +calme du bonheur. Cet homme de bien l'a senti. Il a voulu que les +services qu'il rend, que l'ordre qu'il a établi donnassent à sa famille +la félicité d'une vie simple, et non pas l'amertume des privations et de +la misère. Chaque jour a pour les enfants un moment de fête, tel qu'on +en peut avoir chaque jour. Il ne finit jamais sans qu'ils se soient +réjouis, sans que leurs parents aient eu le plaisir des pères, celui de +voir leurs enfants devenir toujours meilleurs en restant toujours aussi +contents. Le repas du soir se fait de bonne heure; il est composé de +choses simples, mais qu'ils aiment, et que souvent on leur laisse +disposer eux-mêmes. Après le souper, les jeux en commun chez soi, ou +chez des voisins honnêtes, les courses, la promenade, la gaieté +nécessaire à leur jeunesse et si bonne à tout âge, ne leur manquent +jamais. Tant le maître de la maison est convaincu que le bonheur attache +aux vertus, comme les vertus disposent au bonheur.</p> + +<p>Voilà comme il faudrait vivre: voilà comme j'aimerais à faire, surtout +si j'avais un revenu considérable. Mais vous savez quelle chimère je +nourris dans ma pensée. Je n'y crois pas, et pourtant je ne saurais m'y +refuser. Le sort qui ne m'a donné ni femme, ni enfants, ni patrie; je ne +sais quelle inquiétude qui m'a isolé, qui m'a toujours empêché de +prendre un rôle sur la scène du monde, ainsi que font les autres hommes; +ma destinée enfin, semble me retenir, elle me laisse dans l'attente et +ne me permet pas d'en sortir; elle ne dispose point de moi, mais elle +m'empêche d'en disposer moi-même. Il semble qu'il y ait une force qui me +retienne et me prépare en secret, que mon existence ait une fin +terrestre encore inconnue, et que je sois réservé pour une chose que je +ne saurais soupçonner. C'est une illusion peut-être: cependant je ne +puis volontairement détruire ce que je crois pressentir, ce que le temps +peut me réserver.</p> + +<p>A la vérité je pourrais m'arranger ici à peu près de la manière dont je +parle; j'aurais un objet insuffisant, mais du moins certain; et voyant à +quoi je dois m'attacher, je m'efforcerais d'occuper à ces soins +journaliers l'inquiétude qui me presse. En faisant dans un cercle +étroit, le bien de quelques hommes, je parviendrais à oublier combien je +suis inutile aux hommes. Peut-être même prendrais-je ce parti, si je ne +me trouvais pas dans un isolement qui ne m'y offrirait point de douceur +intérieure; si j'avais un enfant que je formerais, que je suivrais dans +les détails: si j'avais une femme qui aimât les soins d'un ménage bien +conduit, à qui il fût naturel d'entrer dans mes vues, qui pût trouver +des plaisirs dans l'intimité domestique, et jouir comme moi de toutes +ces choses qui n'ont de prix que celui d'une simplicité volontaire.</p> + +<p>Bientôt il me suffirait de suivre l'ordre dans les choses de la vie +privée. Le vallon ignoré serait pour moi la seule terre humaine. On n'y +souffrirait plus, et je deviendrais content. Puisque dans quelques +années je serai un peu de poussière que les vers auront abandonné, j'en +viendrais à ce point de regarder comme un monument assez grand la +fontaine dont j'aurais amené les eaux intarissables; et ce serait assez +pour l'emploi de mes jours que dix familles trouvassent mon existence +utile.</p> + +<p>Dans une terre convenable, je jouirais plus de cette simplicité des +montagnes, que je ne jouirais dans une grande ville de toutes les +habitudes de l'opulence. Mon parquet serait un plancher de sapin; au +lieu de boiseries vernies, j'aurais des murs de sapin; mes meubles ne +seraient point d'acajou, ils seraient de chêne ou de sapin. Je me +plairais à voir arranger les châtaignes sous la cendre, au foyer de la +cuisine; comme j'aime à être assis sur un meuble élégant à vingt pieds +de distance d'un feu de salon, à la lumière de quarante bougies.</p> + +<p>Mais je suis seul; et outre cette raison, j'en ai d'autres encore de +faire différemment. Si je savais qui partagera ma manière de vivre, je +saurais selon quels besoins et quels goûts il faut que je la dispose. Si +je pouvais être assez utile dans ma vie domestique, je verrais à borner +là toute considération de l'avenir: mais dans l'ignorance où je suis de +ceux avec qui je vivrai et de ce que je deviendrai moi-même, je ne veux +point rompre des rapports qui peuvent devenir nécessaires, et je ne puis +non plus adopter des habitudes trop particulières. Je vais donc +m'arranger selon les lieux, mais d'une manière qui n'écarte de moi +personne de ceux dont on peut dire: c'est un des nôtres.</p> + +<p>Je ne possède pas un bien considérable; et ce n'est point d'ailleurs +dans un vallon des Alpes que j'irais introduire un luxe déplacé. Ces +lieux-là permettent la simplicité que j'aime. Ce n'est pas que les excès +y soient ignorés, non plus que les besoins d'opinion. L'on ne peut pas +dire précisément que le pays soit simple, mais il convient à la +simplicité. L'aisance y semble plus douce qu'ailleurs, et le luxe moins +séduisant. Beaucoup de choses naturelles n'y sont pas encore ridicules. +Il n'y faut pas aller vivre, si l'on est réduit à très peu; mais si l'on +a seulement assez, on y sera mieux qu'ailleurs.</p> + +<p>Je vais donc m'y arranger, comme si j'étais à peu près sûr d'y passer ma +vie entière. J'y vais établir en tout la manière de vivre que les +circonstances m'indiquent. Après que je me serai pourvu des choses +nécessaires, il ne me restera pas plus de huit mille livres d'un revenu +clair; mais ce sera suffisant, et j'y serai moins gêné avec cela, +qu'avec le double dans une campagne ordinaire, ou le quadruple dans une +grande ville.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXVI" id="LETTRE_LXVI"></a>LETTRE LXVI</h3> + +<p class="date">19 juillet, VIII.<br /> +</p> + +<p>Quand on n'aime pas à changer de domestique, on doit être satisfait d'en +avoir un dont l'opinion permette à peu près ce qu'on veut. Le mien +s'arrange bonnement de ce qui me convient. Si son maître est mal nourri, +il se contente de l'être un peu mieux que lui; si dans des lieux où il +n'existe point de lits, je passe la nuit tout habillé sur le foin, il +s'y place de même sans me faire trop valoir tant de condescendance. Je +n'en abuse point, et je viens de faire monter ici un matelas pour lui.</p> + +<p>Au reste j'aime à avoir quelqu'un qui, rigoureusement parlant, n'ait pas +besoin de moi. Les gens qui ne peuvent rien par eux-mêmes et qui sont +réduits naturellement et par inaptitude, à devoir tout à autrui, sont +trop difficiles. N'ayant jamais rien acquis par leurs propres moyens, +ils n'ont point eu l'occasion de connaître la valeur des choses, et de +se soumettre à des privations volontaires; en sorte que toutes leur sont +odieuses. Ils ne distinguent point de la misère, une économie +raisonnable; ni de la lésinerie, une gêne momentanée que les +circonstances prescrivent; et leurs prétentions ont d'autant moins de +bornes, que sans vous ils ne pourraient prétendre à rien. Laissez-les à +eux-mêmes, ils auront à peine du pain de seigle; prenez-les chez vous, +ils dédaignent les légumes; la viande de boucherie est bien commune, et +leur santé ne saurait s'accommoder de l'eau.</p> + +<p>Je suis enfin chez moi; et cela dans les Alpes. Il n'y a pas bien des +années que c'eût été pour moi un grand bonheur; maintenant j'y trouve le +plaisir d'être occupé. J'ai des ouvriers de la Gruyère pour bâtir ma +maison de bois, et pour y faire des poêles à la manière du pays. J'ai +commencé par faire élever un grand toit couvert d'<i>anscelles</i>, qui +joindra la grange et la maison, et sous lequel seront le bûcher, la +fontaine, etc. C'est maintenant l'atelier général, et on y a pratiqué à +la hâte quelques cases où l'on passe la nuit, pendant que la beauté de +la saison le permet. De cette manière les ouvriers ne sont point +dérangés, l'ouvrage avancera beaucoup plus. Ils font aussi leur cuisine +en commun: et me voilà à la tête d'un petit Etat très laborieux et bien +uni. Hantz, mon premier ministre, daigne quelquefois manger avec eux. Je +suis parvenu à lui faire comprendre que quoiqu'il eût l'intendance de +mes bâtiments, s'il voulait se faire aimer de mon peuple, il ferait bien +de ne point mépriser des hommes de condition libre, des paysans, des +ouvriers à qui peut-être la philosophie du siècle donnerait l'impudence +de l'appeler valet.</p> + +<p>Si vous trouvez un moment, envoyez-moi vos idées sur tous les détails +auxquels vous penserez, afin qu'en disposant les choses pour longtemps, +et peut-être pour la vie, je ne fasse rien qu'il faille ensuite changer.</p> + +<p>Adressez à Imenstròm par Vevey.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXVII" id="LETTRE_LXVII"></a>LETTRE LXVII</h3> + +<p class="date">Imenstròm, 21 juillet, VIII.<br /> +</p> + +<p>Ma chartreuse n'est éclairée par l'aurore en aucune saison, et ce n'est +que dans l'hiver qu'elle voit le coucher du soleil. Vers le solstice +d'été, on ne le voit pas se coucher, et on ne l'aperçoit le matin que +trois heures après le moment où il a passé l'horizon. Il sort alors +entre les tiges droites des sapins près d'un sommet nu, qu'il éclaire +plus haut que lui dans les cieux; il paraît porté sur l'eau du torrent, +au-dessus de sa chute; ses rayons divergent avec le plus grand éclat à +travers le bois noir; le disque lumineux repose sur la montagne boisée +et sauvage dont la pente reste encore dans l'ombre, c'est l'œil +étincelant d'un colosse ténébreux.</p> + +<p>Mais c'est aux approches de l'équinoxe, que les soirées seront +admirables et vraiment dignes d'une tête plus jeune. La gorge +d'Imenstròm s'abaisse et s'ouvre vers le couchant d'hiver: sa pente +méridionale sera dans l'ombre; celle que j'occupe et qui regarde le +midi, tout éclairée de la splendeur du couchant, verra le soleil +s'éteindre dans le lac immense embrasé de ses feux. Et ma vallée +profonde sera comme un asile d'une douce température, entre la plaine +ardente fatiguée de lumière, et la froide neige des cimes qui la ferment +à l'orient.</p> + +<p>J'ai soixante-dix arpents de prés plus ou moins bons; vingt de bois +assez beaux; et à peu près trente-cinq, dont la surface est toute en +rocs, en fondrières trop humides, ou toujours dans l'ombre, et en bois +ou très faibles, ou à peu près inaccessibles. Ceci ne donnera presque +aucun produit; c'est un espace stérile, dont on ne tire d'autre avantage +que le plaisir de l'enfermer chez soi et de pouvoir, si l'on veut, le +disposer pour l'agrément.</p> + +<p>Ce qui me plaît dans cette propriété, outre la situation, c'est que +toutes les parties en sont contiguës et peuvent être réunies par une +clôture commune: de plus, elle ne contient ni champs, ni vignes. La +vigne y pourrait réussir d'après l'exposition; il y en avait même +autrefois: on a mis des châtaigniers à la place, et je les préfère de +beaucoup.</p> + +<p>Le froment y réussit mal; le seigle y serait très beau, dit-on, mais il +ne me servirait que comme moyen d'échange; les fromages peuvent le faire +plus commodément. Je veux simplifier tous les travaux et les soins de la +maison, afin d'avoir de l'ordre et peu d'embarras.</p> + +<p>Je ne veux point de vignes, parce qu'elles exigent un travail pénible, +et que j'aime voir l'homme occupé, mais non surchargé, parce que leur +produit est trop incertain, trop irrégulier, et que j'aime à savoir ce +que j'ai, ce que je puis. Je n'aime point les champs, parce que le +travail qu'ils demandent est trop inégal; parce qu'une grêle, et ici les +gelées du mois de mai peuvent trop facilement enlever leur récolte; +parce que leur aspect est presque continuellement, ou désagréable, ou du +moins fort indifférent pour moi.</p> + +<p>De l'herbe, du bois et du fruit, voilà tout ce que je veux, surtout dans +ce pays-ci. Malheureusement le fruit manque à Imenstròm. C'est un grand +inconvénient; il faut attendre beaucoup pour jouir des arbres que l'on +plante; et moi qui aime à être en sécurité pour l'avenir, mais qui ne +compte que sur le présent, je n'aime pas attendre. Comme il n'y avait +point ici de maison, on n'y a mis aucun arbre fruitier, à l'exception +des châtaigniers et de quelques pruniers très vieux, qui apparemment +appartiennent au temps où il y avait de la vigne et sans doute des +habitations: car ceci paraît avoir été partagé entre divers +propriétaires. Depuis la réunion de ces différentes possessions, ce +n'était plus qu'un pâturage où les vaches s'arrêtaient lorsqu'elles +commençaient à monter au printemps, et lorsqu'elles redescendaient pour +l'hiver.</p> + +<p>Cet automne et le printemps prochain, je planterai beaucoup de pommiers +et de merisiers, quelques poiriers et quelques pruniers. Pour les autres +fruits qui viendraient difficilement ici, je préfère m'en passer. Quand +on a dans un lieu ce qu'il peut naturellement produire, je trouve que +l'on est assez bien. Les soins que l'on se donnerait pour y avoir ce que +le climat n'accorde qu'avec peine, coûteraient plus que la chose ne +vaudrait.</p> + +<p>Par une raison semblable, je ne prétendrai pas avoir chez moi toutes les +choses qui me seront nécessaires, ou dont je ferai usage. Il en est +beaucoup qu'il vaut mieux se procurer par échange. Je ne désapprouve +point que dans un grand domaine, on fasse tout chez soi, sa toile, son +pain, son vin; qu'on ait dans sa basse-cour porcs, dindes, paons, +pintades, lapins et tout ce qui peut, étant bien administré, donner +quelque avantage. Mais j'ai vu avec surprise ces ménages mesquins et +embarrassés, où pour une économie toujours incertaine et souvent +onéreuse, on se donnait cent sollicitudes, cent causes d'humeur, cent +occasions de pertes. Les opérations rurales sont toutes utiles, mais la +plupart ne le sont que lorsqu'on a les moyens de les faire un peu en +grand. Autrement il vaut mieux se borner à son affaire et la bien +conduire. En simplifiant, on rend l'ordre plus facile, l'esprit moins +inquiet, les subalternes plus fidèles, et la vie domestique bien plus +douce.</p> + +<p>Si je pouvais faire faire annuellement cent pièces de toile, je verrais +peut-être à me donner chez moi cet embarras: mais irai-je, pour quelques +aunes, semer du chanvre et du lin, avoir le soin de le faire tirer, de +le faire rouir, de le faire tiller, avoir des fileuses, envoyer je ne +sais où faire la toile, et encore ailleurs la blanchir? Quand tout +serait bien calculé; quand j'aurais évalué les pertes, les infidélités, +l'ouvrage mal fait, les frais indirects, je suis persuadé que je +trouverais ma toile très chère. Au lieu que sans tout ce soin, je la +choisis comme je veux. Je ne la paie que ce qu'elle vaut réellement, +parce que j'en achète une quantité à la fois, et que je la prends dans +un magasin. D'ailleurs, je ne change de marchands, comme d'ouvriers ou +de domestiques, que quand il m'est impossible de faire autrement: cela, +quoi que l'on dise, arrive rarement, quand on choisit avec l'intention +de ne pas changer, et que l'on fait de son côté ce qui est juste pour +les satisfaire soi-même...</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXVIII" id="LETTRE_LXVIII"></a>LETTRE LXVIII</h3> + +<p class="date">Im., 23 juillet, VIII.<br /> +</p> + +<p>J'ai fait à peu près les mêmes réflexions que vous sur mon nouveau +séjour. Je trouve, il est vrai, qu'un froid médiocre est naturellement +plus incommode qu'une chaleur très grande; je hais les vents du nord et +les neiges; de tous temps mes idées se sont portées vers ces beaux +climats qui n'ont point d'hivers; et autrefois il me semblait pour +ainsi dire chimérique que l'on vécût à Archangel, à Jeniseick. J'ai +peine à sentir que les travaux du commerce et des arts puissent se faire +sur une terre perdue vers le pôle, où pendant une si longue saison les +liquides sont solides, la terre pétrifiée, et l'air extérieur mortel. +C'est le Nord qui me paraît inhabitable; quant à la Torride, je ne vois +pas de même pourquoi les Anciens l'ont crue telle. Ses sables sont +arides sans doute, mais on sent d'abord que les contrées bien arrosées +doivent y convenir beaucoup à l'homme, en lui donnant peu de besoins, et +en subvenant, par les produits d'une végétation forte et perpétuelle, au +seul besoin absolu qu'il y éprouve. La neige a, dit-on, ses avantages; +cela est certain; elle fertilise des terres peu fécondes, mais +j'aimerais mieux les terres naturellement fertiles, ou fertilisées par +d'autres moyens. Elle a ses beautés; cela doit être, car l'on en +découvre toujours dans les choses, en les considérant sous tous leurs +aspects; mais les beautés de la neige sont les dernières que je +découvrirai.</p> + +<p>Mais maintenant que la vie indépendante n'est qu'un songe oublié, +maintenant que je ne chercherais autre chose que de rester immobile, si +la faim, le froid, ou l'ennui ne me forçaient de me remuer, je commence +à juger des climats par réflexion plus que par sentiment. Pour passer le +temps comme je puis dans ma chambre, autant vaut le ciel glacé des +Samoïèdes que le doux ciel de l'Ionie. Ce que je craindrais le plus, ce +serait peut-être le beau temps perpétuel de ces contrées ardentes, où le +vieillard n'a pas vu pleuvoir dix fois. Je trouve les beaux jours bien +commodes; mais malgré le froid, les brumes, la tristesse, je supporte +bien mieux l'ennui des mauvais temps que celui des beaux jours.</p> + +<p>Je ne dors plus comme autrefois. L'inquiétude des nuits, le désir du +repos me font songer à tant d'insectes qui tourmentent l'homme dans les +pays chauds et dans les étés de plusieurs pays du Nord. Les déserts ne +sont plus à moi: les besoins de convention me deviennent naturels. Que +m'importe l'indépendance de l'homme? Il me faut de l'argent, et avec de +l'argent, je puis être bien à Pétersbourg comme à Naples. Dans le Nord +l'homme est assujetti par les besoins et les obstacles: dans le Midi il +est asservi par l'indolence et la volupté. Dans le Nord le malheureux +n'a pas d'asile; il est nu, il a froid, il a faim, et la nature serait +pour lui aussi terrible que l'aumône et les cachots. Sous l'Equateur, il +a les forêts; et la nature lui suffit quand l'homme n'y est pas. Là il +trouve des asiles contre la misère et l'oppression; mais moi, lié par +mes habitudes et ma destinée, je ne dois pas aller si loin. Je cherche +une cellule commode où je puisse respirer, dormir, me chauffer, me +promener en long et en large, et compter ma dépense. C'est donc beaucoup +si je la puis bâtir près d'un rocher suspendu et menaçant, près d'une +eau bruyante, qui me rappellent de temps à autre que j'eusse pu faire +autre chose.</p> + +<p>Cependant j'ai pensé à Lugano. Je voulais l'aller voir; j'y ai renoncé. +C'est un climat facile: on n'y a pas à souffrir l'ardeur des plaines +d'Italie, ni les brusques alternatives et la froide intempérie des +Alpes: la neige y tombe rarement, et n'y reste pas. On y a, dit-on, des +oliviers; et les sites y sont beaux; mais c'est un coin bien reculé. Je +craignais encore plus la manière italienne; et quand après cela, j'ai +songé aux maisons de pierres, je n'ai pas pris la peine d'y aller. Ce +n'est plus être en Suisse. J'aimerais bien mieux Chessel, et j'y devrais +être, mais il paraît que je ne le puis. J'ai été conduit ici par une +force qui n'est peut-être que l'effet de mes premières idées sur la +Suisse, mais qui me semble être autre chose. Lugano a un lac, mais un +lac n'eût pas suffi pour que je vous quittasse.</p> + +<p>Cette partie de la Suisse où je me fixe est devenue comme ma patrie, ou +comme un pays où j'aurais passé des années heureuses dans les premiers +temps de la vie. J'y suis avec indifférence, et c'est une grande preuve +de mon malheur; mais je crois que je serais mal partout ailleurs. Ce +beau bassin de la partie occidentale du Léman si vaste, si romantique, +si bien environné; ces maisons de bois, ces chalets, ces vaches qui vont +et reviennent avec leurs cloches des montagnes; les facilités des +plaines et la proximité des hautes Alpes; une sorte d'habitude anglaise, +française et suisse à la fois; un langage que j'entends, un autre qui +est le mien, un autre plus rare que je ne comprends pas; une variété +tranquille que tout cela donne; une certaine union peu connue des +catholiques; la douce mélodie d'une terre qui voit le couchant, mais un +couchant éloigné du Nord; cette longue plaine d'eau courbée, prolongée, +indéfinie, dont les vapeurs lointaines s'élèvent sous le soleil de midi, +s'allument et s'embrasent aux feux du soir, et dont la nuit laisse +entendre les vagues qui se forment, qui viennent, qui grossissent et +s'étendent pour se perdre sur la rive où l'on repose: cet ensemble +entretient l'homme dans une situation qu'il ne trouve pas ailleurs. Je +n'en jouis pas, et j'aurais peine à m'en passer. Dans d'autres lieux, je +serais étranger; je pourrais attendre un site plus heureux, et quand je +veux reprocher aux choses l'impuissance et le néant où je vis, je +saurais de quelle chose me plaindre: mais ici je ne puis l'attribuer +qu'à des désirs vagues, à des besoins trompeurs. Il faut donc que je +cherche en moi les ressources qui y sont peut-être sans que je les +connaisse; et si mon impatience est sans remède, mon incertitude sera du +moins finie.</p> + +<p>Je dois avouer que j'aime à posséder, même sans jouir: soit que la +vanité des choses, ne me laissant plus d'espoir, m'inspire une tristesse +convenable à l'habitude de ma pensée; soit que, n'ayant pas d'autres +jouissances à attendre, je trouve de la douceur à une amertume qui ne +fait pas précisément souffrir, et qui laisse l'âme découragée dans le +repos d'une mollesse douloureuse. Tant d'indifférence pour des choses +séduisantes par elles-mêmes, et autrefois désirées, triste témoignage de +l'insatiable avidité de nos cœurs, flatte encore leur inquiétude: elle +paraît à leur ambition ingénieuse une marque de notre supériorité sur ce +que les hommes cherchent, et sur toutes les choses que la nature nous +avait données, comme assez grandes pour l'homme.</p> + +<p>Je voudrais connaître la terre entière. Je voudrais, non pas la voir, +mais l'avoir vue: car la vie est trop courte pour que je surmonte ma +paresse naturelle. Moi qui crains le moindre voyage, et même quelquefois +un simple déplacement, irais-je me mettre à courir le monde afin +d'obtenir, si par hasard j'en revenais, le rare avantage de savoir, deux +ou trois ans avant ma fin, des choses qui ne me serviraient pas.</p> + +<p>Que celui-là voyage, qui compte sur ses moyens, qui préfère des +sensations nouvelles, qui attend de ce qu'il ne connaît pas des succès +ou des plaisirs, et pour qui voyager c'est vivre. Je ne suis ni homme de +guerre, ni commerçant, ni curieux, ni savant, ni homme à système; je +suis mauvais observateur des choses usuelles; et je ne rapporterais du +bout du monde rien d'utile à mon pays. Je voudrais avoir vu, et être +rentré dans ma chartreuse avec la certitude de n'en jamais sortir: je ne +suis plus propre qu'à finir en paix. Vous vous rappellerez sans doute, +qu'un jour, tandis que nous parlions de la manière dont on passe le +temps sur les vaisseaux avec la pipe, le punch et les cartes; vous vous +rappelez que moi, qui hais les cartes, qui ne fume point, et qui bois +peu, je ne vous fis d'autre réponse que de mettre mes pantoufles, de +vous entraîner dans la pièce du déjeuner, de fermer vite la fenêtre, et +de me mettre à me promener avec vous à petits pas, sur le tapis, auprès +du guéridon où fumait la bouilloire. Et vous me parlez encore de +voyages! Je vous le répète, je ne suis plus propre qu'à finir en paix, +en conduisant ma maison dans la médiocrité, la simplicité, l'aisance, +afin d'y voir des amis contents. De quelle autre chose irais-je +m'inquiéter; et pourquoi passer ma vie à la préparer? Encore quelques +étés et quelques hivers, et votre ami, le grand voyageur, sera un peu de +cendre humaine. Vous lui rappelez qu'il doit être utile; c'est bien son +espoir: il fournira à la terre quelques onces d'humus, autant vaut-il +que ce soit en Europe.</p> + +<p>Si je pouvais d'autres choses, je m'y livrerais; je les regarderais +comme un devoir, et cela me ranimerait un peu: mais pour moi, je ne veux +rien faire. Si je parviens à n'être pas seul dans ma maison de bois; si +je parviens à ce que tous y soient à peu près heureux, on dira que je +suis un homme utile; je n'en croirai rien. Ce n'est pas être utile que +de faire, avec de l'argent, ce que l'argent peut faire partout, et +d'améliorer le sort de deux ou trois personnes, quand il y a des hommes +qui perdent ou qui sauvent des milliers d'hommes. Mais enfin je serais +content en voyant que l'on est content. Dans ma chambre bien close, +j'oublierai tout le reste: je deviendrai étroit comme ma destinée, et +peut-être je parviendrai à croire que ma vallée est une partie +essentielle du monde.</p> + +<p>A quoi me servirait donc d'avoir vu le globe, et pourquoi le +désirerais-je? Il faut que je cherche à vous le dire, afin de le savoir +moi-même. D'abord vous pensez bien que le regret de ne l'avoir pas vu +m'affecte assez peu. Si j'avais mille ans à vivre, je partirais demain. +Comme il en est autrement, les relations des Cook, des Norden, des +Pallas, m'ont dit sur les autres contrées ce que j'ai besoin d'en +savoir. Mais si je les avais vues, je comparerais une sensation avec une +autre sensation du même ordre sous un autre ciel; je verrais peut-être +un peu plus clair dans les rapports entre l'homme et les choses; et +comme il faudra que j'écrive parce que je n'ai rien à faire, je dirais +peut-être des choses moins inutiles.</p> + +<p>En rêvant seul, sans lumière, dans une nuit pluvieuse, auprès d'un beau +feu qui tombe en débris, j'aimerais à me dire: J'ai vu les sables et les +mers et les monts, les capitales et les déserts, les nuits du tropique +et les nuits boréales; j'ai vu la Croix du Sud et la Petite Ourse; j'ai +souffert une chaleur de 145 degrés, un froid de 130<a name="FNanchor_74_74" id="FNanchor_74_74"></a><a href="#Footnote_74_74" class="fnanchor">[74]</a>. J'ai marché +dans les neiges de l'Equateur, et j'ai vu l'ardeur du jour allumer les +pins sous le cercle polaire: j'ai comparé les formes simples du Caucase +avec les anfractuosités des Alpes, et les hautes forêts des monts +Félices avec le granit nu de la Thébaïde: j'ai vu l'Irlande toujours +humide, et la Libye toujours aride: j'ai passé le long hiver +d'Edimbourg sans souffrir du froid, et j'ai vu des chameaux gelés dans +l'Abyssinie: j'ai mâché le bétel, j'ai pris l'opium, j'ai bu l'ava: j'ai +séjourné dans une bourgade où l'on m'aurait cuit si l'on ne m'eût pas +cru empoisonné, puis chez un peuple qui m'a adoré parce que j'y suis +venu dans un de ces globes dont le peuple d'Europe s'amuse: j'ai vu +l'Esquimau satisfait avec ses poissons gâtés et sort huile de baleine; +j'ai vu le faiseur d'affaires mécontent de ses vins de Chypre et de +Constance: j'ai vu l'homme libre faire deux cents lieues à la poursuite +d'un ours, et le bourgeois manger, grossir, peser sa marchandise et +attendre l'extrême-onction dans la boutique sombre que sa mère +achalanda. La fille d'un mandarin mourut de honte parce qu'une heure +trop tôt son mari avait aperçu son pied découvert: dans le Pacifique, +deux jeunes filles montèrent sur le pont, prirent à la main l'unique +vêtement qui les couvrait, s'avancèrent ainsi nues parmi les matelots +étrangers, en emmenèrent à terre, et jouirent à la vue du navire. Un +sauvage se tua de désespoir devant le meurtrier de son ami: le vrai +fidèle vendit la femme qui l'avait aimé, qui l'avait sauvé, qui l'avait +nourri, et la vendit davantage en apprenant qu'il l'avait rendue +enceinte.</p> + +<p>Mais quand j'aurais vu ces choses et beaucoup d'autres; quand je vous +dirais, je les ai vues; hommes trompés et construits pour l'être! ne les +savez-vous pas? en êtes-vous moins fanatiques de vos idées étroites? en +avez-vous moins besoin de l'être pour qu'il vous reste quelque décence +morale?</p> + +<p>Non: ce n'est que songes! il vaut mieux acheter de l'huile en gros, la +revendre en détail, et gagner deux sous par livre<a name="FNanchor_75_75" id="FNanchor_75_75"></a><a href="#Footnote_75_75" class="fnanchor">[75]</a>.</p> + +<p>Ce que je dirais à l'homme qui pense n'en aurait pas une autorité +beaucoup plus grande. Nos livres peuvent suffire à l'homme impartial, +toute l'expérience du globe est dans nos cabinets. Celui qui n'a rien vu +par lui-même, et qui est sans préventions, sait mieux que beaucoup de +voyageurs. Sans doute si cet homme d'un esprit droit, si cet observateur +avait parcouru le monde, il saurait mieux encore; mais la différence ne +serait pas assez grande pour être essentielle: ils pressent dans les +rapports des autres les choses qu'ils n'ont pas senties, mais qu'à leur +place il eût vues.</p> + +<p>Si les Anacharsis, les Pythagore, les Démocrite vivaient maintenant, il +est probable qu'ils ne voyageraient pas; car tout est divulgué. La +science secrète n'est plus dans un lieu particulier; il n'y a plus de +mœurs inconnues, il n'y a plus d'institutions extraordinaires: il n'est +plus indispensable d'aller au loin. S'il fallait tout voir par soi-même, +maintenant que la terre est si grande et la science si compliquée, la +vie entière ne suffirait ni à la multiplicité des choses qu'il faudrait +étudier, ni à l'étendue des lieux qu'il faudrait parcourir. On n'a plus +ces grands desseins, parce que leur objet devenu trop vaste, a passé les +facultés et l'espoir même de l'homme; comment conviendraient-ils à mes +facultés solitaires, à mon espoir éteint?</p> + +<p>Que vous dirai-je encore? La servante qui trait ses vaches, qui met son +lait reposer, qui en lève la crème et la bat, sait bien qu'elle fait du +beurre. Quand elle le sert, et qu'elle voit qu'on l'étend avec plaisir +sur le pain, et qu'on met des feuilles nouvelles dans la théière, parce +que le beurre est bon, voilà sa peine payée; son travail est beau, car +elle a fait ce qu'elle a voulu faire. Mais quand un homme cherche ce qui +est juste et utile, sait-il ce qu'il produira, et s'il produira quelque +chose?</p> + +<p>En vérité c'est un lieu bien tranquille que cette gorge d'Imenstròm, où +je ne vois au-dessus de moi que le sapin noir, le roc nu, le ciel +infini: plus bas s'étendent au loin les terres que l'homme travaille.</p> + +<p>Dans d'autres âges, on estimait la durée de la vie par le nombre des +printemps: et moi dont il faut que le toit de bois devienne semblable à +celui des hommes antiques, je compterai ainsi ce qui me reste par le +nombre de fois que vous y viendrez passer, selon votre promesse, un mois +de chaque année.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXIX" id="LETTRE_LXIX"></a>LETTRE LXIX</h3> + +<p class="date">Im., 27 juill., VIII.<br /> +</p> + +<p>J'apprends avec plaisir que M. de Fonsalbe est revenu de Saint-Domingue; +mais on dit qu'il est ruiné, et de plus marié; on me dit encore qu'il a +quelque affaire à Zurich, et qu'il doit y aller bientôt.</p> + +<p>Recommandez-lui de passer ici: il sera bien reçu. Cependant il faut le +prévenir qu'il le sera fort mal sous d'autres rapports. Je crois que +ceux-là lui importent peu; car s'il n'a bien changé, c'est un excellent +cœur. Un bon cœur change-t-il?</p> + +<p>Je le plaindrais peu d'avoir eu son habitation dévastée par les ouragans +et ses espérances détruites, s'il n'était pas marié; mais puisqu'il +l'est je le plains beaucoup. S'il a vraiment une femme, il lui sera +pénible de ne la pas voir heureuse; s'il n'a avec lui qu'une personne +qui porte son nom; il sera plongé dans bien des dégoûts auxquels +l'aisance seule permet d'échapper. On ne m'a pas marqué qu'il eût, ou +qu'il n'eût pas d'enfants.</p> + +<p>Faites-lui promettre de passer par Vevey, et de s'arrêter ici plusieurs +jours. Le frère de M<sup>me</sup> Dellemar m'est peut-être destiné.—Il me +vient une espérance. Dites-moi quelque chose à son sujet, vous qui le +connaissez davantage. Félicitez sa sœur de ce qu'il a échappé à ce +dernier malheur dans la traversée. Non: ne <i>lui</i> dites rien de ma part; +laissez périr les temps passés.</p> + +<p>Mais apprenez-moi quand il viendra; et dites-moi, dans notre langue, +votre pensée sur sa femme. Je souhaite qu'elle fasse avec lui le voyage; +c'est même à peu près nécessaire. La saison favorable pour voir la +Suisse est un prétexte qui vous servira à les décider. Si l'on craint +l'embarras ou les frais, assurez qu'elle pourra être agréablement et +convenablement à Vevey, pendant qu'il terminera ses affaires à Zurich.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXX" id="LETTRE_LXX"></a>LETTRE LXX</h3> + +<p class="date">Im., 29 juill., VIII.<br /> +</p> + +<p>Quoique ma dernière lettre ne soit partie qu'avant-hier, je vous écris +sans avoir rien de particulier à vous dire. Si vous recevez les deux +lettres à la fois, ne cherchez point dans celle-ci quelque chose de +pressant; je vous préviens qu'elle ne vous apprendra rien, sinon qu'il +fait un temps d'hiver: c'est pour cela que je vous écris, et que je +passe l'après-midi auprès du feu. La neige couvre les montagnes, les +nuages sont très bas, une pluie froide inonde les vallées; il fait froid +même au bord du lac; il n'y avait ici que cinq degrés à midi, et il n'y +en avait pas deux un peu avant le lever du soleil<a name="FNanchor_76_76" id="FNanchor_76_76"></a><a href="#Footnote_76_76" class="fnanchor">[76]</a>.</p> + +<p>Je ne trouve point désagréables ces petits hivers au milieu de l'été. +Jusqu'à un certain point le changement convient même aux hommes +constants, même à ceux que leurs habitudes entraînent. Il est des +organes qu'une action trop continue fatigue: je jouis entièrement du feu +maintenant, au lieu que dans l'hiver il me gêne, et je m'en éloigne +habituellement.</p> + +<p>Ces vicissitudes plus subites et plus grandes que dans les plaines, +rendent plus intéressante, en quelque sorte, la température incommode +des montagnes. Ce n'est point au maître qui le nourrit bien et le laisse +en repos, que le chien s'attache davantage, mais à celui qui le corrige +et le caresse, le menace et lui pardonne. Un climat irrégulier, orageux, +incertain devient nécessaire à notre inquiétude: un climat plus facile +et plus uniforme qui nous satisfait, nous laisse indifférents.</p> + +<p>Peut-être les jours égaux, le ciel sans nuages, l'été perpétuel +donnent-ils plus d'imagination à la multitude: ce qui viendrait de ce +que les premiers besoins absorbent alors moins d'heures, et de ce que +les hommes sont plus semblables dans ces contrées où il y a moins de +diversité dans les temps, dans les formes, dans toutes choses. Mais les +lieux pleins d'oppositions, de beautés et d'horreur, où l'on éprouve des +situations contraires et des sentiments rapides, élèvent l'imagination +de certains hommes vers le romantique, le mystérieux, l'idéal.</p> + +<p>Des champs toujours tempérés peuvent nourrir des savants profonds; des +sables toujours brûlés peuvent contenir des gymnosophistes et des +ascètes: mais la Grèce montagneuse, froide et douce, sévère et riante, +la Grèce couverte de neige et d'oliviers eut Orphée, Homère, Epiménide; +la Calédonie plus difficile, plus changeante, plus polaire et moins +heureuse, produisit Ossian.</p> + +<p>Quand les arbres, les eaux, les nuages sont peuplés par les âmes des +ancêtres, par les esprits des héros, par les dryades, par les divinités; +quand des êtres invisibles sont enchaînés dans les cavernes, ou portés +par les vents; quand ils errent sur les tombeaux silencieux, et qu'on +les entend gémir dans les airs pendant la nuit ténébreuse; quelle patrie +pour le cœur de l'homme! quel monde pour l'éloquence<a name="FNanchor_77_77" id="FNanchor_77_77"></a><a href="#Footnote_77_77" class="fnanchor">[77]</a>!</p> + +<p>Sous un ciel toujours le même, dans une plaine sans bornes, des palmiers +droits ombragent les rives d'un fleuve large et muet: le musulman s'y +fait asseoir sur des carreaux, il y fume tout le jour entre les +éventails qu'on agite devant lui.</p> + +<p>Mais des rochers mousseux s'avancent sur l'abîme des vagues soulevées, +une brume épaisse les a séparés du monde pendant un long hiver: +maintenant le ciel est beau, la violette et la fraise fleurissent, les +jours grandissent, les forêts s'animent. Sur l'océan tranquille, les +filles des guerriers chantent les combats et l'espérance de la patrie. +Voici que les nuages s'assemblent; la mer se soulève, le tonnerre brise +les chênes antiques; les barques sont englouties; la neige couvre les +cimes; les torrents ébranlent la cabane, ils creusent des précipices. Le +vent change; le ciel est clair et froid. A la lueur des étoiles on +distingue des planches sur la mer encore menaçante; les filles des +guerriers ne sont plus. Les vents se taisent, tout est calme; on entend +des voix humaines au-dessus des rochers, et des <i>gouttes froides tombent +du toit</i>. Le Calédonien s'arme, il part dans la nuit, il franchit les +monts et les torrents, il court à Fingal: il lui dit: «Slisama est +morte, mais je l'ai entendue, elle ne nous quittera pas, elle a nommé +tes amis, elle nous a commandé de vaincre.»</p> + +<p>C'est au Nord que semblent appartenir l'héroïsme de l'enthousiasme, et +les songes gigantesques d'une mélancolie sublime<a name="FNanchor_78_78" id="FNanchor_78_78"></a><a href="#Footnote_78_78" class="fnanchor">[78]</a>. A la Torride +appartiennent les conceptions austères, les rêveries mystiques, les +dogmes impénétrables, les sciences secrètes, magiques, cabalistiques, et +les passions opiniâtres des solitaires.</p> + +<p>Le mélange des peuples et la complication des causes, ou relatives au +climat, ou étrangères à lui qui modifient le tempérament de l'homme, ont +fourni des raisons spécieuses contre la grande influence des climats. Il +semble d'ailleurs que l'on n'ait fait qu'entrevoir et les moyens, et les +effets de cette influence. On n'a considéré généralement que le plus ou +moins de chaleur: et cette cause, loin d'être unique, n'est peut-être +pas la principale.</p> + +<p>Si même il était possible que la somme annuelle de la chaleur fût la +même en Norvège et dans le Yémen, la différence resterait encore très +grande, et presque aussi grande peut-être entre l'Arabe et le Norvégien. +L'un ne connaît qu'une nature permanente, l'égalité des jours, la +continuité de la saison, et la brûlante uniformité d'une terre aride. +L'autre, après une longue saison de brumes ténébreuses où la terre est +glacée, les eaux immobiles et le ciel bouleversé par les vents, verra +une saison nouvelle éclairer constamment les cieux, animer les eaux, +féconder la terre fleurie et embellie par les teintes harmonieuses et +les sons romantiques. Il a dans le printemps des heures d'une beauté +inexprimable; il a les jours d'automne plus attachants encore par cette +tristesse même qui remplit l'âme sans l'égarer, qui, au lieu de l'agiter +d'un plaisir trompeur, la pénètre et la nourrit d'une volupté pleine de +mystère, de grandeur et d'ennuis.</p> + +<p>Peut-être les aspects différents de la terre et des cieux, et la +permanence ou la mobilité des accidents de la nature ne peuvent-ils +faire d'impression que sur les hommes bien organisés, et non sur cette +multitude qui paraît condamnée, soit par incapacité, soit par misère à +n'avoir que l'instinct animal. Mais ces hommes dont les facultés sont +plus étendues, sont ceux qui mènent leur pays; ceux qui par les +institutions, par l'exemple, par les forces publiques ou secrètes, +entraînent le vulgaire; et le vulgaire lui-même obéit en bien des +manières à ces mobiles, quoiqu'il ne les observe pas.</p> + +<p>Parmi ces causes, l'une des principales sans doute est dans l'atmosphère +dont nous sommes pénétrés. Les émanations, les exhalaisons végétales et +terrestres changent avec la culture et avec d'autres circonstances, lors +même que la température ne change pas sensiblement. Ainsi quand on +observe que le peuple de telle contrée a changé, quoique son climat soit +resté le même, il me semble que l'on ne fait pas une objection solide; +on ne parle que de la température, et cependant l'air d'un lieu ne +saurait convenir souvent aux habitants d'un autre lieu, dont les étés et +les hivers paraissent semblables.</p> + +<p>Les causes morales et politiques agissent d'abord avec plus de force que +l'influence du climat: elles ont un effet présent et rapide qui surmonte +les causes physiques, quoique celles-ci plus durables, soient plus +puissantes à la longue. Personne n'est surpris que les Parisiens aient +changé depuis le temps où Julien écrivit son <i>Misopogon</i>. La force des +choses a mis à la place de l'ancien caractère parisien, un caractère +composé de celui des habitants d'une très grande ville non maritime, et +de celui des Picards, des Normands, des Champenois, des Tourangeaux, +des Gascons, des Français en général, des Européens même, et enfin des +sujets d'une monarchie tempérée dans ses formes extérieures.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXI" id="LETTRE_LXXI"></a>LETTRE LXXI</h3> + +<p class="date">Im., 3 août, VIII.<br /> +</p> + +<p>S'il est une chose dans le spectacle du monde, qui m'arrête quelquefois, +et quelquefois m'étonne: c'est cet être qui nous paraît la fin de tant +de moyens, et qui semble n'être le moyen d'aucune fin: qui est tout sur +la terre, et qui n'est rien pour elle, rien pour lui-même<a name="FNanchor_79_79" id="FNanchor_79_79"></a><a href="#Footnote_79_79" class="fnanchor">[79]</a>: qui +cherche, qui combine, qui s'inquiète, qui réforme, et qui pourtant fait +toujours de la même manière des choses nouvelles, et avec un espoir +toujours nouveau des choses toujours les mêmes: dont la nature est +l'activité, ou plutôt l'inquiétude de l'activité: qui s'agite pour +trouver ce qu'il cherche, et s'agite bien plus lorsqu'il n'a rien à +chercher: qui, dans ce qu'il a atteint, ne voit qu'un moyen pour +atteindre une autre chose; et lorsqu'il jouit, ne trouve dans ce qu'il +avait désiré, qu'une force nouvelle pour s'avancer vers ce qu'il ne +désirait pas: qui aime mieux aspirer à ce qu'il craignait, que de ne +plus rien attendre: dont le plus grand malheur serait de n'avoir à +souffrir de rien: que les obstacles enivrent, que les plaisirs +accablent; qui ne s'attache au repos que quand il l'a perdu: et qui, +toujours emporté d'illusions en illusions, n'a pas, ne peut pas avoir +autre chose, et ne fait jamais que rêver la vie.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXII" id="LETTRE_LXXII"></a>LETTRE LXXII</h3> + +<p class="date">Im., 6 août, VIII.<br /> +</p> + +<p>Je ne saurais être surpris que vos amis me blâment de m'être confiné +dans un endroit solitaire et ignoré. Je devais m'y attendre; et je dois +aussi convenir avec eux que mes goûts paraissent quelquefois en +contradiction. Je pense cependant que cette opposition n'est +qu'apparente, et n'existera qu'aux yeux de celui qui me croira un +penchant décidé pour la campagne. Mais je n'aime pas exclusivement ce +qu'on appelle vivre à la campagne; je n'ai point non plus d'éloignement +pour la ville. Je sais bien lequel des deux genres de vie je préfère +naturellement, mais je serais embarrassé de dire lequel me convient tout +à fait maintenant.</p> + +<p>A ne considérer que les lieux seulement, il existe peu de villes où il +ne me fût désagréable de me fixer; mais il n'y en a point peut-être que +je ne préférasse à la campagne, telle que je l'ai vue dans plusieurs +provinces. Si je voulais imaginer la meilleure situation possible pour +moi, ce ne serait pas dans une ville. Cependant je ne donne pas une +préférence décidée à la campagne; car si, dans une situation gênée, il y +est plus facile qu'à la ville de mener une vie supportable; je crois +qu'avec de l'aisance il est plus facile dans les grandes villes +qu'ailleurs, de vivre tout à fait bien selon le lieu. Tout cela est +donc sujet à tant d'exceptions, que je ne saurais décider en général. Ce +que j'aime, ce n'est pas précisément une chose de telle nature, mais +celle que je vois le plus près de la perfection dans son genre, celle +que je reconnais être le plus selon sa nature.</p> + +<p>Je préférerais la vie du plus misérable Norvégien dans ses roches +glacées, à celle que mènent d'innombrables petits bourgeois de certaines +villes dans lesquelles, tout enveloppés de leurs habitudes, pâles de +chagrins, et vivant de bêtises, ils se croient supérieurs à l'être +insouciant et robuste qui végète dans la campagne, et qui rit tous les +dimanches.</p> + +<p>J'aime assez une ville petite, propre, bien située, bien bâtie, qui a +pour promenade publique un parc bien planté et non d'insipides +boulevards: où l'on voit un marché commode, et de belles fontaines: où +l'on peut réunir, quoique en petit nombre, des gens non pas +extraordinaires, célèbres, ni même savants; mais pensant bien, se voyant +avec plaisir, et ne manquant pas d'esprit: une petite ville enfin où il +y a aussi peu qu'il se puisse de misère, de boue, de division, de propos +de commère, de dévotion bourgeoise, et de calomnie.</p> + +<p>J'aime mieux encore une très grande ville qui réunisse tous les +avantages et toutes les séductions de l'industrie humaine: où l'on +trouve les manières les plus heureuses, et l'esprit le plus éclairé: où +l'on puisse, dans son immense population, espérer un ami, et faire des +connaissances telles qu'on les désire: où l'on puisse se perdre quand on +veut dans la foule, être à la fois connu, respecté, libre et ignoré; +prendre le train de vie que l'on aime, et en changer même sans faire +parler de soi: où l'on puisse en tout choisir, s'arranger, s'habituer, +sans avoir d'autres juges que les personnes dont on est vraiment connu. +Paris est la ville qui réunit à un plus haut degré les avantages des +villes; ainsi, quoique je l'aie vraisemblablement quittée pour toujours, +je ne saurais être surpris que tant de gens de goût, et tant de gens à +passions, en préfèrent le séjour à tout autre.</p> + +<p>Quand on n'est point propre aux occupations de la campagne, on s'y +trouve étranger; on sent qu'on n'a pas les facultés convenables à la vie +que l'on a choisie, et qu'on ferait mieux un autre rôle que peut-être +pourtant on aime, ou on approuve moins. Pour vivre dans une terre, il +faut avoir les habitudes rurales; il n'est guère temps de les prendre +lorsqu'on n'est plus dans la jeunesse. Il faut avoir les bras +travailleurs, et s'amuser à planter, à greffer, à faner soi-même: il +faudrait aussi aimer la chasse ou la pêche. Autrement on voit que l'on +n'est pas là ce qu'on y devrait être, et l'on se dit: à Paris, je ne +sentirais pas cette disconvenance; ma manière serait d'accord avec les +choses, quoique ma manière et les choses ne puissent y être d'accord +avec mes véritables goûts. Ainsi l'on ne retrouve plus sa place dans +l'ordre du monde, quand on en est sorti trop longtemps. Des habitudes +constantes dans la jeunesse dénaturent notre tempérament et nos +affections: et s'il arrive ensuite que l'on soit tout à fait libre, l'on +ne saurait plus choisir qu'à peu près ce qu'il faut, il n'y a plus rien +qui convienne tout à fait.</p> + +<p>A Paris on est bien pour quelque temps; mais il me semble qu'on n'y est +pas bien pour la vie entière, et que la nature de l'homme n'est pas de +rester toujours dans les pierres, entre les tuiles et la boue, à jamais +séparé des grandes scènes de la nature! Les grâces de la société ne sont +point sans prix; c'est une distraction qui entraîne nos fantaisies; mais +elle ne remplit pas notre âme, elle ne dédommage pas de tout ce qu'on a +perdu, elle ne saurait suffire à celui qui n'a qu'elle dans la ville, +qui n'est pas dupe des promesses d'un vain bruit, et qui sait le +malheur des plaisirs.</p> + +<p>Sans doute, s'il est un sort satisfaisant, c'est celui du propriétaire +qui, sans autres soins, et sans état comme sans passions, tranquille +dans un domaine agréable, dirige avec sagesse ses terres, sa maison, sa +famille et lui-même: et, ne cherchant point les succès et les amertumes +du monde, veut seulement jouir chaque jour de ses plaisirs faibles et +répétés, de cette joie douce, mais durable, que chaque jour peut +reproduire.</p> + +<p>Avec une femme, comme il en est; avec un ou deux enfants, et un ami +comme vous savez; avec de la santé, un terrain suffisant dans un site +heureux, et l'esprit d'ordre, on a toute la félicité que l'homme sage +puisse maintenir dans son cœur. Je possède une partie de ces biens: mais +celui qui a dix besoins, n'est pas heureux quand neuf sont remplis: +l'homme est, et doit être ainsi fait. La plainte me conviendrait mal; et +pourtant le bonheur reste loin de moi.</p> + +<p>Je ne regrette point Paris; mais je me rappelle une conversation que +j'eus un jour avec un officier de distinction qui venait de quitter le +service, et de se fixer à Paris. J'étais chez M. T*** vers le soir: il y +avait du monde, mais on descendit au jardin, et nous restâmes nous trois +seulement; il fit apporter du porter: un peu après il sortit, et je me +trouvai seul avec cet officier. Je n'ai pu oublier certaines parties de +notre entretien. Je ne vous dirai point comment il vint à rouler sur ce +sujet, et si le porter après dîner n'entra pas pour beaucoup dans cette +sorte d'épanchement: quoi qu'il en soit, voici à peu de chose près ses +propres termes. Vous verrez un homme qui compte n'être jamais las de +s'amuser: et il pourrait ne se pas tromper en cela, parce qu'il prétend +assujettir ses amusements mêmes à un ordre qui lui soit personnel, et +les rendre ainsi les instruments d'une sorte de passion qui ne finisse +qu'avec lui-même. Je trouvai remarquable ce qu'il me disait: le +lendemain matin, voyant que je m'en rappelais assez bien, je me mis à +l'écrire pour le garder parmi mes notes. Le voici: par paresse, je ne +veux pas le transcrire, mais vous me le renverrez.</p> + +<p>«...J'ai voulu avoir un état, je l'ai eu; et j'ai vu que cela ne menait +à rien de bon, du moins pour moi. J'ai encore vu qu'il n'y avait qu'une +chose <i>extérieure</i> qui pût valoir la peine qu'on s'en inquiétât: c'est +l'or. Il en faut; et il est aussi bon d'en avoir assez, qu'il est +nécessaire de n'en pas chercher immodérément. L'or est une force: il +représente toutes les facultés de l'homme, puisqu'il lui ouvre toutes +les voies, puisqu'il lui donne droit à toutes les jouissances; et je ne +vois pas qu'il soit moins utile à l'homme de bien qu'au voluptueux, pour +remplir ses vues. J'ai aussi été dupe de l'envie d'observer et de +savoir, je l'ai poussée trop loin: j'ai appris avec beaucoup de peine +des choses inutiles à la raison de l'homme, et que j'oublie dès à +présent. Ce n'est pas qu'il n'y ait quelque volupté dans cet oubli, mais +je l'ai payée trop cher. J'ai un peu voyagé, j'ai vécu en Italie, j'ai +traversé la Russie, j'ai aperçu la Chine. Ces voyages-là m'ayant +beaucoup ennuyé, quand je n'ai plus eu d'affaires j'ai voulu voyager +pour mon plaisir. Les étrangers ne parlaient que de vos Alpes; j'y ai +couru comme un autre.</p> + +<p>—Vous avez été dédommagé de l'ennui des plaines russes.</p> + +<p>—Je suis allé voir de quelle couleur est la neige dans l'été, si le +granit des Alpes est dur, si l'eau descend vite en tombant de haut, et +diverses autres choses semblables.</p> + +<p>—Sérieusement, vous n'en avez pas été satisfait, vous n'en avez +rapporté aucun souvenir agréable, aucune observation?...</p> + +<p>—Je sais la forme des chaudières où l'on fait le fromage; et je suis en +état de juger si les planches des <i>Tableaux topographiques de la Suisse</i> +sont exactes, ou si les artistes se sont amusés, ce qui leur est arrivé +souvent. Que m'importe que des rochers roulés par quelques hommes en +aient écrasé un plus grand nombre qui se trouvait dessous. Si la neige +et la bise règnent neuf mois dans les prés où une chose aussi étonnante +arriva jadis, je ne les choisirai point pour y vivre maintenant. Je suis +charmé qu'à Amsterdam, un peuple assez nombreux gagne du pain et de la +bière en déchargeant des tonneaux de café; pour moi, je trouve du café +ailleurs sans respirer le mauvais air de la Hollande, et sans me +morfondre à Hambourg. Tout pays a du bon: l'on prétend que Paris a moins +de mauvais qu'un autre endroit; je ne décide point cela, mais j'ai mes +habitudes à Paris, et j'y reste. Quand on a du sens, et de quoi vivre, +on peut s'arranger partout où il y a des êtres sociables. Notre cœur, +notre tête et notre bourse font plus à notre bonheur que les lieux. J'ai +trouvé le plus hideux libertinage dans les déserts du Wolga, j'ai vu les +plus risibles prétentions dans les humbles vallées des Alpes. A +Astracan, à Lausanne, à Naples, l'homme gémit comme à Paris: il rit à +Paris comme à Lausanne ou à Naples. Partout les pauvres souffrent, et +les autres se tourmentent. Il est vrai que la manière dont le peuple se +divertit à Paris, n'est guère la manière dont j'aime à voir rire le +peuple: mais convenez aussi que je ne saurais trouver ailleurs une +société plus agréable, et une vie plus commode. Je suis revenu de ces +fantaisies qui absorbent trop de temps et de moyens. Je n'ai plus qu'un +goût dominant, ou si vous voulez, une manie; celle-là ne me quittera +pas, car elle n'a rien de chimérique et ne se donne pas de grands +embarras pour un vain but. J'aime à tirer le meilleur parti de mon +temps, de mon argent, de tout mon être. La passion de l'ordre occupe +mieux, et produit bien plus que les autres passions; elle ne sacrifie +rien en pure perte. Le bonheur est moins coûteux que les plaisirs.</p> + +<p>—Soit! mais de quel bonheur parlons-nous? Passer ses jours à faire sa +partie, à dîner, et à parler d'une actrice nouvelle; cela peut être +assez commode, comme vous le dites fort bien, mais cette vie ne fera +point le bonheur de celui qui a de grands besoins.</p> + +<p>—Vous voulez des sensations fortes, des émotions extrêmes: c'est la +soif d'une âme généreuse, et votre âge peut encore y être trompé. Quant +à moi, je me soucie peu d'admirer une heure, et de m'ennuyer un mois; +j'aime mieux m'amuser souvent et ne m'ennuyer jamais. Ma manière d'être +ne me lassera pas, parce que j'y joins l'ordre et que je m'attache à cet +ordre.»</p> + +<p>Voilà tout ce que j'ai conservé de notre entretien qui a duré une grande +heure sur le même ton. J'avoue que s'il ne me réduisit pas au silence, +il me fit du moins beaucoup rêver.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXIII" id="LETTRE_LXXIII"></a>LETTRE LXXIII</h3> + +<p class="date">Im., septembre, VIII.<br /> +</p> + +<p>Vous me laissez dans une grande solitude. Avec qui vivrai-je lorsque +vous serez errant par-delà les mers? C'est maintenant que je vais être +seul. Votre voyage ne sera pas long; cela se peut: mais gagnerai-je +beaucoup à votre retour? Ces fonctions nouvelles qui vous assujettiront +sans relâche, vous ont donc fait oublier mes montagnes et la promesse +que vous m'aviez faite? Avez-vous cru Bordeaux si près des Alpes?</p> + +<p>Je n'écrirais pas jusqu'à votre retour; je n'aime point ces lettres +aventurées qui ne sauraient rencontrer que par hasard celui qui les +attend; et dont la réponse, qui ne peut venir qu'au bout de trois mois, +peut ne venir qu'au bout d'un an. Pour moi, qui ne remuerai pas d'ici, +j'espère en recevoir avant votre retour.</p> + +<p>Je suis fâché que M. de F*** ait des affaires à terminer à Hambourg, +avant celle de Zurich; mais puisqu'il prévoit qu'elles seront longues, +peut-être la mauvaise saison sera passée avant qu'il vienne en Suisse. +Ainsi vous pourrez arranger les choses pour ce temps-là, comme elles +étaient projetées pour cet automne. Ne partez point sans qu'il ait +promis formellement de s'arrêter ici plusieurs jours.</p> + +<p>Vous voyez si cela m'importe. Je n'ai nul espoir de vous avoir: qu'au +moins j'aie quelqu'un que vous aimiez. Ce que vous me dites de lui, me +satisferait beaucoup, si les projets d'une exécution éloignée me +séduisaient. Je ne veux plus croire au succès des choses incertaines.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXIV" id="LETTRE_LXXIV"></a>LETTRE LXXIV</h3> + +<p class="date">Im., 15 juin, neuvième année.<br /> +</p> + +<p>J'ai reçu votre billet avec une joie ridicule. Bordeaux m'a semblé un +moment plus près de mon lac, que Port-au-Prince, ou l'île de Gorée. Vos +affaires ont donc réussi: c'est beaucoup. L'âme s'arrange pour se +nourrir de cela, quand elle n'a pas d'autres aliments.</p> + +<p>Pour moi je suis dans un ennui profond. Vous comprenez que je ne +m'ennuie pas; au contraire, je m'occupe; mais je péris d'inanition.</p> + +<p>Il convient d'être concis comme vous. Je suis à Imenstròm. Je n'ai +aucune nouvelle de M. de Fonsalbe. D'ailleurs je n'espère plus rien: +cependant... Adieu. <i>Si vales bene est; ego quidem valeo.</i></p> + +<p class="date">16 juin.<br /> +</p> + +<p>Quand je songe que vous vivez occupé et tranquille, tantôt travaillant +avec intérêt, tantôt prenant plaisir à ces distractions qui reposent, +j'en viens presque au point de blâmer l'indépendance que j'aime beaucoup +pourtant. Il est incontestable que l'homme a besoin d'un but qui le +séduise, d'un assujettissement qui l'entraîne et lui commande. Cependant +il est beau d'être libre, de choisir ce qui convient à ses moyens, et de +n'être point comme l'esclave qui fait toujours le travail d'un autre. +Mais j'ai trop le temps de sentir toute l'inutilité, toute la vanité de +ce que je fais. Cette froide estimation de la valeur réelle des choses +tient de bien près au dégoût de toutes.</p> + +<p>Vous faites vendre Chessel: vous allez acquérir près de Bordeaux. Ne +nous reverrions-nous jamais? Vous étiez si bien! mais il faut que la +destinée de chacun soit remplie. Il ne suffit pas que l'on paraisse +content: moi aussi je parais devoir l'être; et je ne suis pas heureux. +Quand vous le serez, envoyez-moi du sauternes; je n'en veux pas +auparavant. Mais vous le serez, vous dont le cœur obéit à la raison. +Vous le serez homme bon, homme sage que j'admire, et ne puis imiter: +vous savez employer la vie; moi, je l'attends. Je cherche toujours +au-delà, comme si les heures n'étaient pas perdues; comme si l'éternelle +mort n'était pas plus près que mes songes.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXV" id="LETTRE_LXXV"></a>LETTRE LXXV</h3> + +<p class="date">Im., 28 juin, IX.<br /> +</p> + +<p>Je n'attendrai plus des jours meilleurs. Les mois changent, les années +se succèdent; tout se renouvelle en vain; je reste le même. Au milieu de +ce que j'ai désiré, tout me manque; je n'ai rien obtenu, je ne possède +rien: l'ennui consume ma durée dans un long silence. Soit que les vaines +sollicitudes de la vie me fassent oublier les choses naturelles, soit +que l'inutile besoin de jouir me ramène à leur ombre, le vide +m'environne tous les jours, et chaque saison semble l'étendre davantage +autour de moi. Nulle intimité n'a consolé mes ennuis dans les longues +brumes de l'hiver. Le printemps vint pour la nature, il ne vint point +pour moi. Les jours de vie réveillèrent tous les êtres: leur feu +indomptable me fatigua sans me ranimer; je devins étranger dans le monde +heureux. Et maintenant les fleurs sont tombées, le lis a passé lui-même: +la chaleur augmente, les jours sont plus longs, les nuits sont plus +belles! Saison heureuse! Les beaux jours me sont inutiles, les douces +nuits me sont amères. Paix des ombrages! brisement des vagues! silence! +lune! oiseaux qui chantiez dans la nuit! sentiments des jeunes années, +qu'êtes-vous devenus?</p> + +<p>Les fantômes sont restés: ils paraissent devant moi; ils passent, +repassent, s'éloignent, reparaissent comme une nuée mobile sous cent +formes pâles et gigantesques. Vainement je cherche à commencer avec +tranquillité la nuit du tombeau; mes yeux ne se ferment point. Ces +fantômes de la vie se montrent sans relâche, en se jouant +silencieusement; ils approchent et fuient, s'abîment et reparaissent: je +les vois tous, et je n'entends rien; je les fixe, c'est une fumée; je +les cherche, ils ne sont plus. J'écoute, j'appelle, je n'entends pas ma +voix elle-même, et je reste dans un vide intolérable, seul, perdu, +incertain, pressé d'inquiétude et d'étonnement, au milieu des ombres +errantes, dans l'espace impalpable et muet. Nature impénétrable! ta +splendeur m'accable, et tes bienfaits me consument. Que sont pour moi +ces longs jours? Leur lumière commence trop tôt; leur brûlant midi +m'épuise et la navrante harmonie de leurs soirées célestes fatigue les +cendres de mon cœur: le génie qui s'endormait sous ses ruines, a frémi +du mouvement de la vie.</p> + +<p>Les neiges fondent sur les sommets; les nuées orageuses roulent dans la +vallée: malheureux que je suis! les cieux s'embrasent, la terre mûrit, +le stérile hiver est resté dans moi. Douces lueurs du couchant qui +s'éteint! grandes ombres des neiges perdurables!... Et l'homme n'aurait +que d'amères voluptés quand le torrent roule au loin dans le silence +universel, quand les chalets se ferment pour la paix de la nuit, quand +la lune monte sur le Velan!</p> + +<p>Dès que je sortis de cette enfance que l'on regrette, j'imaginai, je +sentis une vie réelle; mais je n'ai trouvé que des sensations +fantastiques: je voyais des êtres, il n'y a que des ombres: je voulais +de l'harmonie, je ne trouvai que des contraires. Alors je devins sombre +et profond; le vide creusa mon cœur; des besoins sans bornes me +consumèrent dans le silence, et l'ennui de la vie fut mon seul sentiment +dans l'âge où l'on commence à vivre. Tout me montrait cette félicité +pleine, universelle, dont l'image idéale est pourtant dans le cœur de +l'homme, et dont les moyens si naturels semblent effacés de la nature. +Je n'essayais encore que des douleurs inconnues: mais quand je vis les +Alpes, les rives de leurs lacs, le silence de leurs chalets, la +permanence, l'égalité des temps et des choses, je reconnus des traits +isolés de cette nature pressentie: je vis les reflets de la lune sur le +schiste des roches et sur les toits de bois; je vis des hommes sans +désirs; je marchai sur l'herbe courte des montagnes; j'entendis des sons +d'un autre monde.</p> + +<p>Je redescendis sur la terre; là s'évanouit cette foi aveugle à +l'existence absolue des êtres, cette chimère de rapports réguliers, de +perfections, de jouissances positives; brillante supposition dont +s'amuse un cœur neuf, et dont sourit douloureusement celui que plus de +profondeur a refroidi, ou qu'un plus long temps a mûri.</p> + +<p>Mutations sans terme, action sans but, impénétrabilité universelle; +voilà ce qui nous est connu de ce monde où nous régnons.</p> + +<p>Une destinée indomptable efface nos songes: et que met-elle dans cet +espace qu'encore il faut remplir? Le pouvoir fatigue: le plaisir +échappe: la gloire est pour nos cendres: la religion est un système du +malheureux: l'amour avait les couleurs de la vie, l'ombre vient, la rose +pâlit, elle tombe, et voici l'éternelle nuit.</p> + +<p>Cependant notre âme était grande: elle voulait, elle devait: qu'a-t-elle +fait? J'ai vu sans peine étendue sur la terre et frappée de mort, la +tige antique fécondée par deux cents printemps. Elle a nourri l'être +animé, elle l'a reçu dans ses asiles; elle a bu les eaux de l'air, elle +subsistait malgré les vents orageux; elle meurt au milieu des arbres nés +de son fruit. Sa destinée est accomplie; elle a reçu ce qui lui fut +promis: elle n'est plus, elle a été.</p> + +<p>Mais ce sapin placé par les hasards sur le bord du marais! Il s'élevait +sauvage, fort et superbe, comme au milieu des rochers déserts, comme +l'arbre des forêts profondes: énergie trop vaine! les racines +s'abreuvent dans une eau fétide, elles plongent dans la vase impure: la +tige s'affaiblit et se fatigue; la cime penchée par les vents humides, +se courbe avec découragement; les fruits, rares et faibles, tombent dans +la bourbe et s'y perdent inutiles. Languissant, informe, jauni, vieilli +avant le temps et déjà incliné sur le marais, il semble demander l'orage +qui doit l'y renverser; car sa vie a cessé longtemps avant sa chute.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXVI" id="LETTRE_LXXVI"></a>LETTRE LXXVI</h3> + +<p class="date">2 juillet, IX.<br /> +</p> + +<p>Hantz avait raison, il restera avec moi. Il a un frère qui était +fontainier à six lieues d'ici.</p> + +<p>J'avais beaucoup de tuyaux à poser, je l'ai fait venir. Il m'a plu: +c'est un homme discret et honnête: il est simple, et il a une sorte +d'assurance, telle que la doivent donner quelques moyens naturels, et la +conscience d'une droiture inaltérable. Sans être très robuste, il est +bon travailleur, il fait bien et avec exactitude. Il n'a été avec moi ni +gêné, ni empressé; ni bas, ni familier. Alors j'allai moi-même dans son +village pour savoir ce qu'on y pensait de lui; j'y vis même sa femme. A +mon retour je lui fis établir une fontaine dans un endroit où il ne +concevait guère que j'en pusse faire quelque usage. Ensuite, pendant +qu'il achevait les autres travaux, on éleva auprès de cette fontaine, +une petite maison de paysan, à la manière du pays, contenant sous un +même toit plusieurs chambres, la cuisine, la grange et l'étable: tout +cela suffisant seulement pour un petit ménage, et pour <i>hiverner</i> deux +vaches. Vous voyez que les voilà installés, lui et sa femme: il a le +terrain nécessaire, les deux vaches et quelques autres choses. A présent +les tuyaux peuvent manquer, j'ai un fontainier qui ne manquera pas. En +vingt jours sa maison a été prête: c'est un des avantages de ce genre de +construction; quand on a les matériaux, dix hommes peuvent en élever une +semblable en deux semaines, et l'on n'a pas besoin d'attendre que les +plâtres soient essuyés.</p> + +<p>Le vingtième jour tout était prêt. Le soir était beau; je le fis avertir +de quitter l'ouvrage un peu plus tôt, et le menant là, je lui dis: +«Cette maison, cette provision de bois que vous renouvellerez chez moi +tous les ans, ces deux vaches, et le pré jusqu'à cette haie sont +désormais consacrés à votre usage, et le seront toujours si vous vous +conduisez bien, comme il m'est presque impossible d'en douter.»</p> + +<p>Je vais vous dire deux choses qui vous feront voir si cet homme ne +méritait pas cela, et davantage. Sentant apparemment que l'étendue d'un +service devait assez répondre de celle de la reconnaissance dans un cœur +juste, il insista seulement sur ce que les choses étaient singulièrement +semblables à ce qu'il avait imaginé comme devant remplir tous ses +désirs, à ce que depuis son mariage il envisageait, sans espérance, +comme le bien suprême, à ce qu'il eût demandé uniquement au Ciel s'il +eût pu former un vœu qui dût être exaucé. Cela vous plaira; mais ce qui +va vous surprendre, le voici. Il est marié depuis huit ans: il n'a point +eu d'enfants; la misère eût été leur seul patrimoine, car chargé d'une +dette laissée par son père, il trouvait difficilement dans son travail +le nécessaire pour lui et sa femme: mais maintenant elle est enceinte. +Considérez le peu de facilités et même d'occasions que laisse au +développement de nos facultés un état habituel d'indigence; et jugez si +l'on peut avoir, dans des sentiments sans ostentation ni intérieure ni +extérieure, plus de noblesse naturelle et plus de justesse.</p> + +<p>Je me trouve bien heureux d'avoir quelque chose sans être obligé de le +devoir à un état qui me forcerait de vivre en riche, et de perdre à des +sottises ce qui peut tant produire. Je conviens avec les moralistes que +de grands biens sont un avantage souvent trompeur, et que nous rendons +très souvent funeste; mais je ne leur accorderai jamais qu'une fortune +indépendante ne soit pas un des grands moyens pour le bonheur, et même +pour la sagesse.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXVII" id="LETTRE_LXXVII"></a>LETTRE LXXVII</h3> + +<p class="date">6 juillet, IX.<br /> +</p> + +<p>Dans cette contrée inégale où les incidents de la nature, réunis dans un +espace étroit, opposent les formes, les produits, les climats; l'espèce +humaine elle-même ne peut avoir un caractère uniforme. Les différences +des races y sont plus marquées qu'ailleurs; elles furent moins +confondues par le mélange dans ces terres reculées, qu'on crut longtemps +inaccessibles, dans ces vallées profondes, retraite antique des hordes +fugitives ou épuisées. Ces tribus étrangères les unes aux autres, sont +restées isolées dans leurs limites sauvages; elles ont conservé autant +d'habitudes particulières dans l'administration, le langage et les +mœurs, que leurs montagnes ont de vallons, ou quelquefois de pâturages +et de hameaux. Il arrive qu'en passant et repassant un torrent six fois +dans une route d'une heure, on trouve autant de races d'une physionomie +distincte, et dont les traditions confirment la différente origine.</p> + +<p>Les cantons subsistant maintenant<a name="FNanchor_80_80" id="FNanchor_80_80"></a><a href="#Footnote_80_80" class="fnanchor">[80]</a> sont formés d'une multitude +d'Etats. Les faibles ont été réunis par crainte, par alliance, par +besoin ou par force, aux républiques déjà puissantes. Celles-ci, à force +de négocier, de s'arrondir, de gagner les esprits, d'envahir ou de +vaincre, sont parvenues, après cinq siècles de prospérités, à posséder +toutes les terres qui peuvent entendre les cloches de leurs capitales.</p> + +<p>Respectable faiblesse! Si on a su, si on a pu y trouver les moyens de ce +bonheur public vraisemblable dans une enceinte marquée par la nature des +choses, impossible dans une contrée immense livrée au sinistre orgueil +des conquêtes, et à l'ostentation de l'empire plus funeste encore.</p> + +<p>Vous jugez bien que je voulais parler seulement des traits du visage: je +suis persuadé que vous me rendrez cette justice. Dans certaines parties +de l'Oberland, dans ces pâturages dont la pente générale est à l'Ouest +et au Nord-Ouest, les femmes ont une blancheur que l'on remarquerait +dans les villes, et une fraîcheur de teint que l'on n'y trouverait pas. +Ailleurs, au pied des montagnes assez près de Fribourg, j'ai vu des +traits d'une grande beauté dont le caractère général était une majesté +tranquille. Une servante de fermier n'avait de remarquable que le +contour de la joue; mais il était si beau, il donnait à tout le visage +une expression si auguste et si calme, qu'un artiste eût pu prendre sur +cette tête l'idée d'une Sémiramis ou d'une Catherine.</p> + +<p>Mais l'éclat du visage et certains traits étonnants ou superbes, sont +très loin de la perfection générale des formes, et de cette grâce +pleine d'harmonie qui fait la vraie beauté. Je ne veux pas juger une +question qu'on peut trouver très délicate: mais il semble qu'il y ait +ici quelque rudesse dans les formes, et qu'en général on y voie des +traits frappants ou une beauté pittoresque, plutôt qu'une beauté finie. +Dans les lieux dont je vous parlais d'abord, le haut de la joue est très +saillant: cela est presque universel, et Porta trouverait le modèle +commun dans une tête de brebis.</p> + +<p>S'il arrive qu'une paysanne française<a name="FNanchor_81_81" id="FNanchor_81_81"></a><a href="#Footnote_81_81" class="fnanchor">[81]</a> soit jolie à dix-huit ans, +avant vingt-deux son visage hâlé paraît fatigué, abruti; mais dans ces +montagnes, les femmes conservent en fanant leurs prés, tout l'éclat de +la jeunesse. On ne traverse point leur pays sans surprise: cependant à +ne prendre même que le visage, si un artiste y trouvait un modèle, ce +serait une exception.</p> + +<p>On assure que rien n'est si rare dans la plus grande partie de la Suisse +qu'un beau sein. Je sais un peintre qui va jusqu'à prétendre que +beaucoup de femmes du pays n'en ont pas même l'idée. Il soutient que +certains défauts y sont assez universels pour que la plupart n'imaginent +pas que l'on doive être autrement, et pour qu'elles regardent comme +chimériques des tableaux faits d'après nature en Grèce, en Angleterre, +en France. Quoique ce genre de perfection paraisse appartenir à une +sorte de beauté qui n'est pas celle du pays, je ne puis croire qu'il y +manque universellement: comme si les grâces les plus intéressantes +étaient exclues par le nom moderne qui réunit tant de familles dont +l'origine n'a rien de commun, et dont les différences très marquées +subsistent encore.</p> + +<p>Si pourtant cette observation se trouvait fondée, ainsi que celle d'une +certaine irrégularité dans les formes, on l'expliquerait par cette +rudesse qui semble appartenir à l'atmosphère des Alpes. Il est très vrai +que la Suisse qui a de fort beaux hommes, et plus particulièrement dans +le sein des montagnes, comme dans l'Hasly et le haut Valais, contient +néanmoins une quantité bien remarquable de crétins, et surtout de +demi-crétins goitreux, imbéciles, difformes. Beaucoup d'individus, sans +avoir des goitres, paraissent attaqués de la même maladie que les +goitreux. On peut attribuer ces gonflements, ces engorgements à des +parties trop brutes de l'eau, et surtout de l'air, qui s'arrêtent, +embarrassent les conduits, et semblent rapprocher la nutrition de +l'homme de celle de la plante. La terre y serait-elle assez travaillée +pour les autres animaux, mais trop sauvage encore pour l'homme?</p> + +<p>Ne se pourrait-il point que les plaines couvertes d'un <i>humus</i> élaboré +par une trituration perpétuelle, donnassent à l'atmosphère des vapeurs +plus assimilées aux besoins de l'être très organisé; et qu'il émanât des +rochers, des fondrières, et des eaux toujours dans l'ombre, des +particules grossières, trop incultes en quelque sorte, et funestes à des +organes délicats? le nitre des neiges subsistantes au milieu de l'été, +peut s'introduire trop facilement dans nos pores ouverts. La neige +produit des effets secrets et incontestables sur les nerfs, et sur les +hommes attaqués de la goutte ou d'un rhumatisme: un effet encore plus +caché sur notre organisation entière n'est pas invraisemblable. Ainsi la +nature qui mélange toutes choses, aurait compensé par des dangers +inconnus les romantiques beautés des terres que l'homme n'a pas +soumises.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXVIII" id="LETTRE_LXXVIII"></a>LETTRE LXXVIII</h3> + +<p class="date">Im., 16 juillet, IX.<br /> +</p> + +<p>Je suis tout à fait de votre avis; et même j'aurais dû moins attendre +pour me décider à écrire. Il y a quelque chose qui soutient l'âme dans +ce commerce avec les êtres pensants des divers siècles. Imaginer que +l'on pourra être à côté de Pythagore, de Plutarque, ou d'Ossian dans le +cabinet d'un L** futur, c'est une illusion qui a de la grandeur, c'est +un des plus nobles hochets de l'homme. Celui qui a vu comme la larme est +brûlante sur la joue du malheureux, se met à rêver une idée plus +séduisante encore: il croit qu'il pourra dire à l'homme d'une humeur +chagrine le prix de la joie de son semblable; qu'il pourra prévenir les +gémissements de la victime qu'on oublie; qu'il pourra rendre au cœur +navré quelque énergie, en lui rappelant ces perceptions vastes ou +consolantes, qui égarent les uns et soutiennent les autres.</p> + +<p>On croit voir que nos maux tiennent à peu de chose, et que le bien moral +est dans la main de l'homme. On suit des conséquences théoriques qui +mènent à l'idée du bonheur universel; on oublie cette force qui nous +maintient dans l'état de confusion où se perd le genre humain; on se +dit: Je combattrai les erreurs, je suivrai les résultats des principes +naturels, je dirai des choses bonnes, ou qui pourront le devenir. Alors +on se croit moins inutile et moins abandonné sur la terre: on réunit le +songe des grandes choses à la paix d'une vie obscure; on jouit de +l'idéal, et on en jouit vraiment, parce qu'on croit le rendre utile.</p> + +<p>L'ordre des choses idéales est comme un monde nouveau qui n'est point +réalisé, mais qui est possible: le génie humain va y chercher l'idée +d'une harmonie selon nos besoins, et rapporte sur la terre des +modifications plus heureuses esquissées d'après ce type surnaturel.</p> + +<p>La constante versatilité de l'homme prouve qu'il est habile à des +habitudes contraires. L'on pourrait, en rassemblant des choses +effectuées dans des temps et des lieux divers, former un ensemble moins +difficile à son cœur que tout ce qui lui a été proposé jusqu'à présent. +Voilà ma tâche.</p> + +<p>On n'atteint sans ennui le soir de la journée, qu'en s'imposant un +travail quelconque, fût-il vain du reste. Je m'avancerai vers le soir de +la vie, trompé, si je puis, et soutenu par l'espoir d'ajouter à ces +moyens qui furent donnés à l'homme. Il faut des illusions à mon cœur +trop grand pour n'en être pas avide, et trop faible pour s'en passer.</p> + +<p>Puisque le sentiment du bonheur est notre premier besoin, que pourra +faire celui qui ne l'attend pas à présent, et qui n'ose pas l'attendre +ensuite? Ne faudra-t-il point qu'il en cherche l'expression dans un œil +ami, sur le front de l'être qui est comme lui<a name="FNanchor_82_82" id="FNanchor_82_82"></a><a href="#Footnote_82_82" class="fnanchor">[82]</a>? C'est une nécessité +qu'il soit avide de la joie de son semblable; il n'a d'autre bonheur que +celui qu'il donne. Quand il n'a point ranimé dans un autre le sentiment +de la vie, quand il n'a pas fait jouir, le froid de la mort est au fond +de son cœur rebuté: il semble qu'il finisse dans les ténèbres du néant.</p> + +<p>On parle d'hommes qui se suffisent à eux-mêmes, et se nourrissent de +leur propre sagesse: s'ils ont l'éternité devant eux, je les admire et +les envie; s'ils ne l'ont point, je ne les comprends pas.</p> + +<p>Pour moi, non seulement je ne suis point heureux, non seulement je ne le +serai point; mais si les suppositions vraisemblables que je pourrais +faire se trouvaient réalisées, je ne le serais pas encore. Les +affections de l'homme sont un abîme d'avidité, de regrets et d'erreurs.</p> + +<p>Je ne vous dis pas ce que je sens, ce que je voudrais, ce que je suis: +je ne vois plus mes besoins, à peine je sais mes désirs. Si vous croyez +connaître mes goûts, vous y serez trompé. Vous direz, entre vos landes +solitaires et vos grandes eaux: Où est celui qui ne m'a plus? où est +l'ami que je n'ai trouvé ni en Afrique, ni aux Antilles? Voici le temps +nébuleux que désire sa tristesse; il se promène, il songe à mes regrets +et au vide de ses années; il écoute vers le couchant, comme si les sons +du piano de ma fille devaient parvenir à son oreille solitaire; il voit +les jasmins rangés sur ma terrasse, il voit mon bonnet de nuit passer +derrière leurs branches fleuries, il regarde sur le sable la trace de +mes pantoufles, il veut respirer la brise du soir. Vains songes, vous +dis-je, j'aurai déjà changé. Et d'ailleurs, avons-nous le même ciel, +nous qui avons cherché dans des climats opposés une terre étrangère à +celle de nos premiers jours?</p> + +<p>Pendant vos douces soirées, un vent d'hiver peut terminer ici des jours +brûlants. Le soleil consumait l'herbe autour des vacheries; le lendemain +les vaches se pressent pour sortir, elles croient la trouver rafraîchie +par l'humidité de la nuit: mais deux pieds de neige surchargent le toit +sous lequel les voilà retenues, et elles seront réduites à boire leur +propre lait. Je suis moi-même plus incertain, plus variable que ce +climat bizarre. Ce que j'aime aujourd'hui, ce qui ne me déplaît pas, +lorsque vous l'aurez lu me déplaira peut-être, et le changement ne sera +pas grand. Le temps me convient, il est calme, tout est muet; je sors +pour longtemps: un quart d'heure après on me voit rentrer. Un écureuil, +en m'entendant, a grimpé jusqu'à la cime d'un sapin. Je laissais toutes +ces idées: un merle chante au-dessus de moi. Je reviens, je m'enferme +dans mon cabinet. Il faut à la fin chercher un livre qui ne m'ennuie +pas. Si l'on vient demander quelque chose, prendre un ordre, on s'excuse +de me déranger; mais ils m'ont rendu service. Cette amertume s'en va +comme elle était venue; si je suis distrait, je suis content. Ne le +pouvais-je pas moi-même? non. J'aime ma douleur, je m'y attache tant +qu'elle dure: quand elle n'est plus, j'y trouve une insigne folie.</p> + +<p>Je suis bien changé, vous dis-je. Je me rappelle que la vie +m'impatientait, et qu'il y a eu un moment où je la supportais comme un +mal qui n'avait plus que quelques mois à durer. Mais ce souvenir me +paraît maintenant celui d'une chose étrangère à moi; il me surprendrait +même si la mobilité dans mes sensations pouvait me surprendre. Je ne +vois pas du tout pourquoi partir, comme je ne vois pas bien pourquoi +rester. Je suis las; mais dans ma lassitude, je trouve qu'on n'est pas +mal quand on se repose. La vie m'ennuie et m'amuse. Venir, s'élever, +faire grand bruit, s'inquiéter de tout, mesurer l'orbite des comètes; +et, après quelques jours, se coucher là sous l'herbe d'un cimetière: +cela me semble assez burlesque pour être vu jusqu'au bout.</p> + +<p>Mais pourquoi prétendre que c'est l'habitude des ennuis, ou le malheur +d'une manière sombre, qui dérangent, qui confondent nos désirs et nos +vues, qui altèrent notre vie elle-même dans ce sentiment de la chute et +du néant des jours de l'homme? Il ne faut point qu'une humeur +mélancolique décide des couleurs de la vie. Ne demandez point au fils +des Incas enchaîné dans les mines d'où l'on tira l'or du palais de ses +ancêtres et des temples du Soleil, ou au bourgeois laborieux et +irréprochable dont la vieillesse mendie infirme et dédaignée; ne +demandez point à d'innombrables malheureux ce que valent et les +espérances et les prospérités humaines; ne demandez point à Héraclite +quelle est l'importance de nos projets, ou à Hégésias quelle est celle +de la vie. C'est Voltaire comblé de succès, fêté dans les cours et +admiré dans l'Europe; c'est Voltaire célèbre, adroit, spirituel et +fortuné; c'est Sénèque auprès du trône des Césars, et près d'y monter +lui-même; c'est Sénèque soutenu par la sagesse, amusé par les honneurs, +et riche de trente millions: c'est Sénèque utile aux hommes, et Voltaire +se jouant de leurs fantaisies, qui vous diront les jouissances de l'âme +et le repos du cœur, la valeur et la duré du mouvement de nos jours.</p> + +<p>Mon ami! je reste encore quelques heures sur la terre. Nous sommes de +pauvres insensés quand nous vivons; mais nous sommes si nuls quand nous +ne vivons pas! Et puis l'on a toujours des affaires à terminer: j'en ai +maintenant une grande, je veux mesurer l'eau qui tombera ici pendant dix +années. Pour le thermomètre, je l'ai abandonné: il faudrait se lever +dans la nuit; et quand la nuit est sombre, il faudrait conserver de la +lumière, et la mettre dans un cabinet, parce que j'aime toujours la plus +grande obscurité dans ma chambre. (Voilà pourtant un point essentiel où +mon goût n'a pas encore changé.) D'ailleurs pour que je pusse prendre +quelque intérêt à observer ici la température, il faudrait que je +cessasse d'ignorer ce qui se passe ailleurs. Je voudrais avoir des +observations faites au Sénégal sur les sables, et à la cime des +montagnes du Labrador. Une autre chose m'intéresse davantage: je +voudrais savoir si l'on pénètre de nouveau dans l'intérieur de +l'Afrique. Ces contrées vastes, superbes, inconnues, où l'on pourrait, +je pense... Je suis séparé du monde. Si l'on en reçoit des notions plus +précises, donnez-les-moi. Je ne sais si vous m'entendez.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXIX" id="LETTRE_LXXIX"></a>LETTRE LXXIX</h3> + +<p class="date">17 juillet, IX.<br /> +</p> + +<p>Si je vous disais que le pressentiment de quelque célébrité ne saurait +me flatter un peu; pour la première fois vous ne me croiriez pas; vous +penseriez qu'au moins je m'abuse, et vous auriez raison. Il est bien +difficile que le besoin de s'estimer soi-même se trouve entièrement +détaché de ce plaisir non moins naturel, d'être estimé par certains +hommes, et de savoir qu'ils disent, c'est l'un des nôtres. Mais le goût +de la paix, une certaine indolence de l'âme dont les ennuis ont augmenté +chez moi l'habitude, pourrait bien me faire oublier cette séduction, +comme j'en ai oublié d'autres. J'ai besoin d'être retenu et excité par +la crainte du reproche que j'aurais à me faire, si n'améliorant rien, ne +faisant rien que d'user pesamment des choses comme elles sont, j'allais +encore négliger le seul moyen d'énergie qui s'accorde avec l'obscurité +de ma vie.</p> + +<p>Ne faut-il point que l'homme soit quelque chose, et qu'il remplisse dans +un sens ou dans un autre, un rôle <i>expressif</i>? Autrement il tombera dans +l'abattement, et perdra la dignité de son être: il méconnaîtra ses +facultés; ou s'il les sent, ce sera pour le supplice de son âme +combattue. Il ne sera point écouté, suivi, considéré. Ce peu de bien +même que la vie la plus nulle doit encore produire, ne sera plus en son +pouvoir. C'est un précepte très beau et très utile, que celui de la +simplicité: mais il a été bien mal entendu. L'esprit qui ne voit pas les +diverses faces des choses, pervertit les meilleurs maximes; il avilit la +sagesse elle-même en lui étant ses moyens, en la plongeant dans la +pénurie, en la déshonorant par le désordre qui en résulte.</p> + +<p>Assurément un homme de lettres<a name="FNanchor_83_83" id="FNanchor_83_83"></a><a href="#Footnote_83_83" class="fnanchor">[83]</a> en linge sale, logé dans le grenier, +recousant ses hardes, et copiant je ne sais quoi pour vivre, sera +difficilement un être utile au monde, et jouissant de l'autorité +nécessaire pour faire quelque bien. A cinquante ans, il s'allie avec la +blanchisseuse qui a sa chambre sur le même palier; ou s'il a gagné +quelque chose, c'est sa servante qu'il épouse. A-t-il donc voulu +ridiculiser la morale, et la livrer aux sarcasmes des hommes légers? Il +fait plus de tort à l'opinion que le prêtre <i>marié</i> qu'on paie pour en +appeler journellement à ce culte qu'il a trahi, que le moine factieux +qui vante la paix et l'abnégation, que ces charlatans de la probité, +dont un certain monde est plein, qui répètent à chaque phrase, mœurs! +vertus! honnête homme! et à qui dès lors on ne prêterait pas un louis +sans billet.</p> + +<p>Tout homme qui a l'esprit juste et qui veut être utile, ne fût-ce que +dans sa vie privée, tout homme enfin qui est digne de quelque +considération, la cherche. Il se conduit de manière à l'obtenir jusque +dans les choses où l'opinion des hommes est vaine par elle-même, pourvu +que ce soin n'exige de lui rien de contraire à ses devoirs ou aux +résultats essentiels de son caractère. S'il est une règle sans +exception, je pense que ce doit être celle-ci: et j'affirmerais +volontiers que c'est toujours par quelque vice du cœur ou du jugement, +que l'on dédaigne et que l'on affecte de dédaigner l'estime publique, +partout où la justice n'en commande pas le sacrifice.</p> + +<p>On peut être considéré dans la vie la plus obscure, si on s'environne de +quelque aisance, si on a de l'ordre chez soi et une sorte de dignité +dans l'habitude de sa vie. On peut l'être dans la pauvreté même, quand +on a un nom, quand on a fait des choses connues, quand on a une manière +plus grande que son sort, quand on sait faire distinguer de ce qui +serait misère dans le vulgaire, jusqu'au dénuement d'une extrême +médiocrité. L'homme qui a un caractère élevé n'est point confondu parmi +la foule; et si pour l'éviter il fallait descendre à des soins +minutieux, je crois qu'il se résoudrait à le faire. Je crois encore +qu'il n'y aurait point en cela de vanité: le sentiment des convenances +naturelles porte chaque homme à se mettre à sa place, à tendre à ce que +les autres l'y mettent. Si c'était un vain désir de primer, l'homme +supérieur craindrait l'obscurité du désert et ses privations, comme il +craint la bassesse et la misère du cinquième étage; mais il craint de +s'avilir, et ne craint point de n'être pas élevé: il ne répugne pas à +son être de n'avoir point un grand rôle, mais d'en avoir un qui soit +contraire à sa nature.</p> + +<p>Si une sorte d'autorité est nécessaire dans tous les actes de la vie, +elle est indispensable à l'écrivain. La considération publique est un de +ses plus puissants moyens: sans elle il ne fait qu'un état; et cet état +devient bas, parce qu'il remplace une grande fonction.</p> + +<p>Il est absurde et révoltant qu'un auteur ose parler à l'homme de ses +devoirs, sans être lui-même homme de bien<a name="FNanchor_84_84" id="FNanchor_84_84"></a><a href="#Footnote_84_84" class="fnanchor">[84]</a>. Mais si le moraliste +pervers n'obtient que du mépris, le moraliste inconnu reste tellement +inutile que quand il n'en devient pas lui-même ridicule, ses écrits du +moins le deviennent. Tout ce qui devrait être saint parmi les hommes a +perdu sa force, lorsque les livres de philosophie, de religion, de +morale furent étalés, à trois sous la pièce, au milieu de la boue des +quais; lorsque leurs pages solennelles furent livrées aux charcutiers +pour envelopper des cervelas.</p> + +<p>L'opinion, la célébrité, fussent-elles vaines en elles-mêmes, ne doivent +être ni méprisées, ni même négligées, puisqu'elles sont un des grands +moyens qui puissent conduire aux fins les plus louables comme les plus +importantes. C'est également un excès de ne rien faire pour elles, ou de +ne faire que pour elles. Les grandes choses que l'on exécute sont belles +de leur seule grandeur, et sans qu'il soit besoin de songer à les +produire, à les faire valoir: il n'en saurait être de même de celles que +l'on pense. La fermeté de celui qui périt au fond des eaux est un +exemple perdu: la pensée la plus juste, la conception la plus sage le +sont également, si on ne les communique pas; leur utilité dépend de leur +expression, c'est leur célébrité qui les rend fécondes.</p> + +<p>Il faudrait peut-être que des écrits philosophiques fussent toujours +précédés par un bon livre d'un genre agréable, qui fût bien répandu, +bien lu, bien goûté<a name="FNanchor_85_85" id="FNanchor_85_85"></a><a href="#Footnote_85_85" class="fnanchor">[85]</a>. Celui qui a un nom, parle avec plus de +confiance: il fait plus et il fait mieux, parce qu'il espère ne pas +faire en vain. Malheureusement on n'a pas toujours le courage ou les +moyens de prendre des précautions semblables: les écrits, comme tant +d'autres choses, sont soumis à l'occasion même inaperçue; ils sont +déterminés par une impulsion souvent étrangère à nos plans et à nos +projets.</p> + +<p>Faire un livre pour avoir un nom, c'est une tâche: elle a quelque chose +de rebutant et de servile; et quoique je convienne des raisons qui +semblent me l'imposer, je n'ose l'entreprendre, et je l'abandonnerais.</p> + +<p>Je ne veux cependant pas commencer par l'ouvrage que je projette. Il est +trop important et trop vaste pour que je l'achève jamais: c'est beaucoup +si je le vois approcher un jour de l'idée que j'ai conçue. Cette +perspective trop éloignée ne me soutiendrait pas. Je crois qu'il est bon +que je me fasse auteur, afin d'avoir le courage de continuer à l'être. +Ce sera un parti pris et déclaré; en sorte que je le suivrai comme pour +remplir ma destination.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXX" id="LETTRE_LXXX"></a>LETTRE LXXX</h3> + +<p class="date">2 août, IX.<br /> +</p> + +<p>Je pense comme vous qu'il faudrait un roman, un véritable roman tel +qu'il en est quelques-uns: mais c'est un grand ouvrage qui m'arrêterait +longtemps. A plusieurs égards j'y serais assez peu propre, et il +faudrait que le plan m'en vînt comme par inspiration.</p> + +<p>Je crois que j'écrirai un voyage. Je veux que ceux qui le liront +parcourent avec moi tout le monde soumis à l'homme. Quand nous aurons +regardé ensemble, quand nous aurons pris l'habitude d'une manière +commune à eux et à moi, nous rentrerons et nous raisonnerons. Ainsi deux +amis d'un certain âge sortent ensemble dans la campagne, examinent, +rêvent, ne se parlent pas, et s'indiquent seulement les objets avec leur +canne; mais le soir auprès de la cheminée, ils jasent sur ce qu'ils ont +vu dans leur promenade.</p> + +<p>La scène de la vie a de grandes beautés. Il faut se considérer comme +étant là seulement pour voir: il faut s'y intéresser sans illusion, sans +passion, mais sans indifférence; comme on s'intéresse aux vicissitudes, +aux passions, aux dangers d'un récit imaginaire: celui-là est écrit avec +bien de l'éloquence.</p> + +<p>Le cours du monde est un drame assez suivi pour être attachant; assez +varié pour exciter l'intérêt; assez fixe, assez réglé pour plaire à la +raison, pour amuser par des systèmes; assez incertain pour éveiller les +désirs, pour alimenter les passions. Si nous étions impassibles dans la +vie, l'idée de la mort serait intolérable: mais les douleurs nous +aliènent, les dégoûts nous rebutent, l'impuissance et les sollicitudes +font oublier de voir; et l'on s'en va froidement, comme on quitte les +loges quand un voisin exigeant, quand la sueur du front, quand l'air +vicié par la foule, ont remplacé le désir par la gêne, et la curiosité +par l'impatience.</p> + +<p>Quel style j'adopterai? Aucun. J'écrirai, comme on parle, sans y songer: +s'il faut faire autrement, je n'écrirai point. Il y a cette différence +néanmoins que la parole ne peut être corrigée, au lieu que l'on peut +ôter des choses écrites, ce qui choque à la lecture.</p> + +<p>Dans des temps moins avancés, les poètes et les sophistes lisaient leurs +livres aux assemblées des peuples. Il faut que les choses soient lues +selon la manière dont elles ont été faites, et qu'elles soient faites +selon qu'elles doivent être lues. L'art de lire est comme celui +d'écrire. Les grâces et la vérité de l'expression dans la lecture sont +infinies comme les modifications de la pensée: je conçois à peine qu'un +homme qui lit mal, puisse avoir une plume heureuse, un esprit juste et +vaste. Sentir avec génie, et être incapable d'exprimer, paraît aussi +incompatible que d'exprimer avec force ce qu'on ne sent pas.</p> + +<p>Quelque parti que l'on prenne sur la question si tout a été ou n'a pas +été dit en morale, on ne saurait conclure qu'il n'y ait plus rien à +faire pour cette science, la seule de l'homme. Il ne suffit pas qu'une +chose soit dite: il faut qu'elle soit publiée, prouvée, persuadée à +tous, universellement reconnue. Il n'y a rien de fait tant que la loi +expresse n'est pas soumise aux lois de l'Ethique<a name="FNanchor_86_86" id="FNanchor_86_86"></a><a href="#Footnote_86_86" class="fnanchor">[86]</a>, tant que l'opinion +ne voit pas les choses sous leurs véritables rapports.</p> + +<p>Il faudra s'élever contre le désordre, tant que le désordre subsistera. +Ne voyons-nous pas tous les jours de ces choses qui sont plutôt la faute +de l'esprit que la suite des passions, où il y a plus d'erreur que de +perversité, et qui sont moins le crime d'un particulier qu'un effet +presque inévitable de l'insouciance ou de l'ineptie publique?</p> + +<p>N'est-il plus besoin de dire aux riches dont la fortune est +indépendante: Par quelle fatalité vivez-vous plus pauvres que ceux qui +travaillent à la journée dans vos terres?</p> + +<p>De dire aux enfants qui n'ont pas ouvert les yeux sur la bassesse de +leur infidélité: Vous êtes de véritables voleurs, et des voleurs que la +loi devrait punir plus sévèrement que celui qui vole un étranger. Au vol +manifeste, vous ajoutez la plus odieuse perfidie. Le domestique qui +prend est puni avec plus de rigueur qu'un étranger, parce qu'il abuse de +la confiance, et parce qu'il est nécessaire que l'on jouisse de la +sécurité, du moins chez soi. Ces raisons, justes pour un homme à gages, +ne sont-elles pas bien plus fortes pour le fils de la maison? Qui peut +tromper plus impunément? Qui manque à des devoirs plus sacrés? A qui +est-il plus triste de ne pouvoir donner sa confiance? Si l'on objecte +des considérations qui peuvent arrêter la loi, c'est prouver davantage +la nécessité d'éclairer l'opinion, de ne la pas abandonner comme on l'a +trop fait, de surmonter son indolence, de fixer ses variations, et +surtout de la faire assez respecter pour qu'elle puisse ce que n'osent +pas nos lois irrésolues.</p> + +<p>N'est-il plus besoin de dire à ces femmes pleines de sensibilité, +d'intentions pures, de jeunesse et de candeur? Pourquoi livrer au +premier fourbe tant d'avantages inestimables? Ne voyez-vous pas dans ses +lettres mêmes, au milieu du jargon romanesque de ses gauches sentiments, +des expressions dont une seule suffirait pour déceler la mince estime +qu'il a pour vous, et la bassesse dans laquelle il se sent lui-même? Il +vous amuse, il vous entraîne, il vous joue; il vous prépare la honte et +l'abandon. Vous le sentiriez, vous le sauriez; mais par faiblesse, par +indolence peut-être, vous hasardez l'honneur de vos jours. Peut-être +c'est pour l'amusement d'une nuit que vous corrompez votre vie entière. +La loi ne l'atteindra pas; il aura l'infâme liberté de rire de vous. +Comment avez-vous pris ce misérable pour un homme? Ne valait-il pas +mieux attendre et attendre encore? Quelle distance d'un homme à un +homme! Femmes aimables, ne sentirez-vous pas ce que vous valez?—Le +besoin d'aimer!—Il ne vous excuse pas. Le premier des besoins est celui +de ne pas s'avilir: et les besoins du cœur doivent eux-mêmes vous rendre +indifférent quiconque n'a de l'homme autre chose que de n'être pas +femme.—Ceux de l'âge!—Si nos institutions morales sont dans l'enfance, +si nous avons tout confondu, si notre raison va à tâtons; votre +imprudence, moins impardonnable alors, n'est pas pour cela justifiée.</p> + +<p>Le nom de femme est grand pour nous, quand notre âme est pure. +Apparemment le nom d'homme peut aussi en imposer un peu à des cœurs +jeunes: mais de quelque douceur que ces illusions s'environnent, ne vous +y laissez pas trop surprendre. Si l'homme est l'ami naturel de la femme, +les femmes n'ont souvent pas de plus funeste ennemi. Tous les hommes ont +les sens de leur sexe; mais attendez celui qui en a l'âme. Que peut +avoir de commun avec vous cet être qui n'a que des sens? Les verrats +sont aussi des mâles....................</p> + +<p class="c"><span class="points"> . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</span><a name="FNanchor_87_87" id="FNanchor_87_87"></a><a href="#Footnote_87_87" class="fnanchor">[87]</a></p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p class="top5">«N'est-il pas arrivé plusieurs fois que le sentiment du bonheur nous ait +entraîné dans un abîme de maux, que nos désirs les plus naturels aient +altéré notre nature, et que nous nous soyons avidement enivrés +d'amertumes. On a toute la candeur de la jeunesse, tous les désirs de +l'inexpérience, les besoins d'une vie nouvelle, l'espérance d'un cœur +droit. On a toutes les facultés de l'amour; il faut aimer. On a tous +les moyens du plaisir; il faut être aimée. On entre dans la vie; qu'y +faire sans amour? On a beauté, fraîcheur, grâce, légèreté, noblesse, +expression heureuse. Pourquoi l'harmonie de ces mouvements, cette +décence voluptueuse, cette voix faite pour tout dire, ce sourire fait +pour tout entraîner, ce regard fait pour changer le cœur de l'homme? +pourquoi cette délicatesse du cœur, et cette sensibilité profonde? +L'âge, le désir, les convenances, l'âme, les sens, tout le veut; c'est +une nécessité. Tout exprime et demande l'amour; cette peau si douce, et +d'un blanc si heureusement nuancé: cette main formée par les plus +tendres caresses: cet œil dont les ressources sont inconnues s'il ne dit +pas, je consens à être aimée: ce sein qui sans amour, est immobile, +muet, inutile, et qui se flétrirait un jour sans avoir été divinisé: ces +formes, ces contours qui changeraient sans avoir été connus, admirés, +possédés: ces sentiments si tendres, si vastes, si voluptueux et si +grands, l'ambition du cœur, l'héroïsme de la passion! Cette loi +délicieuse que la loi du monde a dictée; il la faut suivre. Ce rôle +enivrant, que l'on sait si bien, que tout rappelle, que le jour inspire, +et que la nuit commande; quelle femme jeune, sensible, aimante, +imaginera de ne le point remplir?</p> + +<p>«Aussi ne l'imagine-t-on pas. Les cœurs justes, nobles, purs sont les +premiers perdus. Plus susceptibles d'élévation, ils doivent être séduits +par celle que l'amour donne. Ils se nourrissent d'erreur en croyant se +nourrir d'estime; ils se trouvent aimer un amant, parce qu'ils ont aimé +la vertu; ils sont trompés par des misérables, parce que ne pouvant +vraiment aimer qu'un homme de bien, ils croient sentir que celui qui se +présente pour réaliser leur chimère est nécessairement tel.</p> + +<p>«L'énergie de l'âme, l'estime, la confiance, le besoin d'en montrer, +celui d'en avoir; des sacrifices à récompenser, une fidélité à +couronner, un espoir à entretenir, une progression à suivre, +l'agitation, l'intolérable inquiétude du cœur et des sens; le désir si +louable de commencer à payer tant d'amour; le désir non moins juste de +resserrer, de consacrer, de perpétuer, d'<i>éterniser</i> des liens si chers; +d'autres désirs encore; certaine crainte, certaine curiosité; des +hasards qui l'indiquent, le destin qui le veut; tout livre une femme +aimante dans les bras du Lovelace. Elle aime, il s'amuse: elle se donne, +il s'amuse: elle jouit, il s'amuse: elle rêve la durée, le bonheur, le +long charme d'un amour mutuel; elle est dans les songes célestes; elle +voit cet œil que le plaisir embrase, elle voudrait donner une félicité +plus grande; mais le monstre s'amuse: les bras du plaisir la plongent +dans l'abîme, elle dévore une volupté terrible.</p> + +<p>«Le lendemain elle est surprise, inquiète, rêveuse: de sombres +pressentiments commencent des peines affreuses et une vie d'amertumes. +Estime des hommes, tendresse paternelle, douce conscience, fierté d'une +âme pure; paix, fortune, honneur, espérance, amour: tout a passé. Il ne +s'agit plus d'aimer et de vivre; il faut dévorer ses larmes, et traîner +des jours précaires, flétris, misérables. Il ne s'agit plus de s'avancer +dans les illusions, dans l'amour et dans la vie; il faut repousser les +songes, chercher l'amertume et attendre la mort. Femmes sincères et +aimantes, belles de toutes les grâces extérieures et des charmes de +l'âme, si faites pour être purement, tendrement, constamment aimées!... +N'aimez pas.»</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXXI" id="LETTRE_LXXXI"></a>LETTRE LXXXI</h3> + +<p class="date">5 août, IX.<br /> +</p> + +<p>Vous convenez que la morale doit seule occuper sérieusement l'écrivain +qui veut se proposer un objet utile et grand: mais vous trouvez que +certaines opinions sur la nature des êtres pour lesquelles, dites-vous, +j'ai paru pencher jusqu'ici, ne s'accordent pas avec la recherche des +lois morales et de la base des devoirs.</p> + +<p>Je n'aimerais pas à me contredire, et je tâcherai de l'éviter: mais je +ne puis reprocher à ma faiblesse les variations de l'incertitude. J'ai +beau examiner et mettre à cet examen de l'impartialité, et même quelque +sévérité, je ne puis trouver là de véritables contradictions.</p> + +<p>Il pourrait y en avoir entre diverses choses que j'ai dites, si on +voulait les regarder comme des affirmations positives, comme les +diverses parties d'un même système, d'un même corps de principes donnés +pour certains, liés entre eux et déduits les uns des autres. Mais les +pensées isolées, les doutes sur des choses impénétrables peuvent varier +sans être contradictoires. J'avoue même qu'il y a telle conjecture sur +la marche de la nature que je trouve quelquefois très probable, et +d'autrefois beaucoup moins, selon la manière dont mon imagination +s'arrête à la considérer.</p> + +<p>Il m'arrive de dire: Tout est nécessaire; si le monde est inexplicable +dans ce principe, dans les autres il semble impossible. Et après avoir +vu ainsi, il m'arrivera le lendemain de me dire au contraire: Tant de +choses sont conduites selon l'intelligence qu'il paraît évident que +beaucoup de choses sont conduites par elle. Peut-être elle choisit dans +les possibles qui résultent de l'essence nécessaire des choses; et la +nature de ces possibles contenus dans une sphère limitée, est telle que +le monde ne pouvant exister que selon certains modes, chaque chose +néanmoins est susceptible de plusieurs modifications différentes. +L'intelligence n'est pas souveraine de la matière, mais elle l'emploie: +elle ne peut ni la faire, ni la détruire, ni la dénaturer ou changer ses +lois; mais elle peut l'agiter, la travailler, la composer. Ce n'est pas +une toute-puissance, c'est une industrie immense, mais pourtant bornée +par les lois nécessaires de l'essence des êtres; c'est une alchimie +sublime que l'homme appelle surnaturelle, parce qu'il ne peut la +concevoir.</p> + +<p>Vous me dites que voilà deux systèmes opposés, et qu'on ne saurait +admettre en même temps. J'en conviens: mais il n'y a point là de +contradiction, je ne vous les donne que pour des hypothèses; non +seulement je ne les admets pas tous deux, mais je n'admets positivement +ni l'un ni l'autre, et je ne prétends pas connaître ce que l'homme ne +connaît point.</p> + +<p>Tout système général sur la nature des êtres et les lois du monde n'est +jamais qu'une idée hasardée. Il se peut que quelques hommes aient cru à +leurs songes, ou aient voulu que les autres y crussent; mais c'est un +charlatanisme ridicule, ou un prodige d'entêtement. Pour moi, je ne sais +que douter: et si je dis positivement, tout est nécessaire; ou bien, il +est une force secrète qui se propose un but que quelquefois nous pouvons +pressentir; je n'emploie ces expressions affirmatives que pour éviter de +répéter sans cesse, il me semble, je suppose, j'imagine. Cette manière +de parler ne saurait annoncer que je m'en prétende certain; et je ne +dois pas craindre que l'on s'y trompe, car quel homme, s'il n'est en +démence, s'avisera d'affirmer ce qu'il est impossible que l'on sache.</p> + +<p>Il en est tout autrement lorsque abandonnant ces recherches obscures, +nous nous attachons à la seule science humaine, à la morale. L'œil de +l'homme qui ne peut rien discerner dans l'essence des êtres, peut tout +voir dans les relations de l'homme. Là nous trouvons une lumière +disposée pour nos organes; là nous pouvons découvrir, raisonner, +affirmer. C'est là que nous sommes responsables de nos idées, de leur +enchaînement, de leur accord, de leur vérité: c'est là qu'il faut +chercher des principes certains, et que les conséquences contradictoires +seraient inexcusables.</p> + +<p>On peut faire une seule objection contre l'étude de la morale: c'est une +difficulté très forte, il est vrai, mais qui pourtant ne doit pas nous +arrêter. Si tout est nécessaire, que produiront nos recherches, nos +préceptes, nos vertus? Mais la nécessité de toutes choses n'est pas +prouvée: le sentiment contraire conduit l'homme, et c'est assez pour que +dans tous les actes de la vie il se regarde comme livré à lui-même. Le +stoïcien croyait à la vertu malgré le destin: et ces Orientaux qui +conservent le dogme de la fatalité, agissent, craignent, désirent comme +les autres hommes. Si même je regardais comme probable la loi +universelle de la nécessité, je pourrais encore chercher les principes +des meilleures institutions humaines. En traversant un lac dans un jour +d'orage, je me dirai: si les événements sont invinciblement déterminés, +il m'importe peu que les bateliers soient ivres ou non. Cependant, comme +il en peut être autrement, je leur recommanderai de ne boire qu'après +leur arrivée. Si tout est nécessaire, il l'est que j'aie ce soin, il +l'est encore que je l'appelle faussement de la prudence.</p> + +<p>Je n'entends rien aux subtilités par lesquelles ont prétend accorder le +libre arbitre avec la prescience: le choix de l'homme, avec l'absolue +puissance de son Dieu: l'horreur infinie que l'auteur de toute justice a +nécessairement pour le péché, les moyens inconcevables qu'il a employés +pour le prévenir ou le réparer, avec l'empire continuel de l'injustice +et notre pouvoir de faire des crimes tant que bon nous semble. Je trouve +quelques difficultés à concilier la bonté infinie qui créa +volontairement l'homme et la science indubitable de ce qui en +résulterait, avec l'éternité de supplices affreux pour les quarante-neuf +cinquantièmes des hommes tant aimés. Je pourrais comme un autre parler +longuement, adroitement ou savamment sur ces questions impénétrables: +mais si jamais j'écris, je m'attacherai plutôt à ce qui concerne l'homme +réuni en société dans sa vie temporelle; parce qu'il me semble qu'en +observant seulement les conséquences pour lesquelles on a des données +certaines, je pourrai penser des choses vraies et en dire d'utiles.</p> + +<p>Je parviendrai jusqu'à un certain point à connaître l'homme, mais je ne +puis deviner la nature. Je n'entends pas bien deux principes opposés, +coéternellement faisant et défaisant. Je n'entends pas bien l'univers +formé si tard, là où il n'y avait rien, subsistant pour un temps +seulement, et coupant ainsi en trois parties l'indivisible éternité. Je +n'aime point à parler sérieusement de ce que j'ignore; <i>animalis homo +non percipit ea quae sunt spiritus Dei,</i> «Paulus ad Corinth.», I, c. 2.</p> + +<p>Je n'entendrai jamais comment l'homme qui reconnaît en lui de +l'intelligence, peut prétendre que le monde ne contient pas +d'intelligence. Malheureusement je ne vois pas mieux comment une faculté +se trouve être une substance. On me dit: La pensée n'est pas un corps, +un être physiquement divisible, ainsi la mort ne la détruira pas; elle a +commencé pourtant, mais vous voyez qu'elle ne saurait finir, et que +puisqu'elle n'est pas un corps, elle est nécessairement un esprit. Je +l'avoue, j'ai le malheur de ne pas trouver que cet argument victorieux +ait le sens commun.</p> + +<p>Celui-ci est plus spécieux. Puisqu'il existe des religions anciennement +établies, puisqu'elles font partie des institutions humaines, +puisqu'elles paraissent naturelles à notre faiblesse, et qu'elles sont +le frein ou la consolation de plusieurs, il est bon de suivre et de +soutenir la religion du pays où l'on vit: si l'on se permet de n'y point +croire, il faut du moins n'en rien dire, et quand on écrit pour les +hommes, il ne faut pas les dissuader d'une croyance qu'ils aiment. C'est +votre avis; mais voici pourquoi je ne saurais le suivre.</p> + +<p>Je n'irai pas maintenant affaiblir une croyance religieuse dans les +vallées des Cévennes ou de l'Apennin, ni même auprès de moi dans la +Maurienne ou le Schweitzerland: mais en parlant de morale, comment ne +rien dire des religions? Ce serait une affectation déplacée: elle ne +tromperait personne; elle ne ferait qu'embarrasser ce que j'aurais à +dire, et en ôter l'ensemble qui peut seul le rendre utile. On prétend +qu'il faut respecter des opinions sur lesquelles reposent l'espérance de +beaucoup, et malheureusement toute la morale de plusieurs. Je crois +cette réserve convenable et sage chez celui qui ne traite +qu'accidentellement des questions morales, ou qui écrit dans des vues +différentes de celles qui seront nécessairement les miennes. Mais si en +écrivant sur les institutions humaines je parvenais à ne point parler +des systèmes religieux, on n'y verrait autre chose que des ménagements +pour quelque parti puissant. Ce serait une faiblesse condamnable: en +osant me charger d'une telle fonction, je dois surtout m'en imposer les +devoirs. Je ne puis répondre de mes moyens, et ils seront plus ou moins +insuffisants: mais les intentions dépendent de moi, si elles ne sont +point invariablement pures et fermes, je suis indigne d'un aussi beau +ministère. Je n'aurai pas un ennemi personnel dans la littérature, comme +je n'en aurai jamais dans ma vie privée; mais quand il s'agit de dire +aux hommes ce que je regarde comme vrai, je ne dois pas craindre de +mécontenter une secte ou un parti. Je n'en veux à aucun, mais je n'ai de +lois à recevoir d'aucun. J'attaquerai les choses et non les hommes: si +les hommes s'en fâchent, si je deviens un objet d'horreur pour la +charité de quelques-uns, je n'en serai point surpris, mais je ne veux +pas même le prévoir. Si l'on peut se dispenser de parler des religions +dans bien des écrits, je n'ai pas cette liberté que je regrette à +plusieurs égards: tout homme impartial avouera que ce silence est +impossible dans un <i>ouvrage</i> tel que doit être celui que je projette, le +seul auquel je puisse mettre de l'importance.</p> + +<p>En écrivant sur les affections de l'homme et sur le système général de +l'Ethique, je parlerai donc des religions; et certes en en parlant, je +ne puis en dire d'autres choses que celles que j'en pense. C'est parce +que je ne saurais éviter d'en parler alors que je ne m'attache point à +écarter de nos lettres ce qui par hasard s'y présente sur ce sujet: +autrement, malgré une certaine contrainte qui en résulterait, j'aimerais +mieux taire ce que je sens devoir vous déplaire, ou plutôt vous +affliger.</p> + +<p>Je vous le demande à vous-même, si dans quelques chapitres il m'arrive +d'examiner les religions comme des institutions accidentelles, et de +parler de celle qu'on dit être venue de Jérusalem, comme on trouverait +bon que j'en parlasse si j'étais né à Jérusalem; je vous le demande, +quel inconvénient véritable en résultera-t-il dans les lieux où s'agite +l'esprit européen, où les idées sont nettes et les conceptions +désenchantées, où l'on vit dans l'oubli des prestiges, dans l'étude +sans voile dès sciences positives et démontrées?</p> + +<p>Je voudrais ne rien ôter de la tête de ceux qui l'ont déjà assez vide +pour dire: s'il n'y avait pas d'enfer, ce ne serait pas la peine d'être +honnête homme. Peut-être arrivera-t-il cependant que je sois lu par un +de ces hommes-là, je ne me flatte pas qu'il ne puisse résulter aucun mal +quelconque de ce que je ferai dans l'intention de produire un bien: mais +peut-être aussi diminuerai-je le nombre de ces bonnes âmes qui ne +croient au devoir qu'en croyant à l'enfer. Peut-être parviendrai-je à ce +que le devoir reste, quand les reliques et les démons cornus auront +achevé de passer de mode. On ne peut pas éviter que la foule elle-même +en vienne plus ou moins vite, et certainement dans peu de temps, à +mépriser l'une des deux idées qu'on l'a très imprudemment habituée à ne +recevoir qu'ensemble: il faut donc lui prouver qu'elles peuvent très +bien être séparées sans que l'oubli de l'une entraîne la subversion de +l'autre.</p> + +<p>Je crois que ce moment s'approche beaucoup: l'on reconnaîtra plus +universellement la nécessité de ne plus fonder sur ce qui s'écroule, cet +asile moral hors duquel on vivrait dans un état de guerre secrète, et au +milieu d'une perfidie plus odieuse que les vengeances et les longues +haines des hordes sauvages.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXXII" id="LETTRE_LXXXII"></a>LETTRE LXXXII</h3> + +<p class="date">Im., 6 août, IX.<br /> +</p> + +<p>Je ne sais si je sortirai de mes montagnes neigeuses; si j'irai voir +cette jolie campagne dont vous me faites une description si +intéressante, où l'hiver est si facile, et le printemps si doux, où les +eaux vertes brisent leurs vagues nées en Amérique. Celles que je vois ne +viennent pas de si loin: dans les fentes de mes rochers où je cherche la +nuit comme le triste chat-huant, l'étendue conviendrait mal à mon œil et +à ma pensée. Le regret de n'être pas avec vous s'accroît tous les jours. +Je ne me le reproche pas, j'en suis plutôt surpris; je cherche pourquoi, +je ne trouve rien, mais je vous dis que je n'ai pu faire autrement. +J'irai un jour; cela est résolu. Je veux vous voir chez vous: je veux +rapporter de là le secret d'être heureux, quand rien ne manque que +nous-mêmes.</p> + +<p>Je verrai en même temps le pont du Gard et le canal de Languedoc. Je +verrai la Grande-Chartreuse, en allant, et non en rentrant ici: et vous +savez pourquoi! J'aime mon asile; je l'aimerai tous les jours davantage, +mais je ne me sens plus assez fort pour vivre seul. Nous allons parler +d'autre chose.</p> + +<p>Tout sera achevé dans très peu de jours. En voici déjà quatre que je +couche dans mon appartement.</p> + +<p>Quand je laisse mes fenêtres ouvertes pendant la nuit, j'entends très +distinctement l'eau de la fontaine tomber dans le bassin: lorsqu'un peu +de vent l'agite, elle se brise sur les barres de fer destinées à +soutenir les vases que l'on veut remplir. Il n'est guère d'accidents +naturels aussi romantiques que le bruit d'un peu d'eau tombant sur l'eau +tranquille, quand tout est nocturne, et qu'on distingue seulement dans +le fond de la vallée, un torrent qui roule sourdement derrière les +arbres épais, au milieu du silence.</p> + +<p>La fontaine est sous un grand toit, comme je pense vous l'avoir dit: le +bruit de sa chute est moins agreste que si elle était en plein air: mais +il est plus extraordinaire, et plus heureux. Abrité sans être enfermé, +reposant dans un bon lit au milieu du désert, possédant chez soi les +biens sauvages, on réunit les commodités de la mollesse et la force de +la nature. Il semble que notre industrie ait disposé des choses +primitives sans changer leurs lois; et qu'un empire si facile ne +connaisse point de bornes. Voilà tout l'homme.</p> + +<p>Ce grand toit, ce couvert dont vous voyez que je suis très content, a +sept toises de large, et plus de vingt en longueur sur la même ligne que +les autres bâtiments. C'est en effet la chose la plus commode: il joint +la grange à la maison; il ne touche point à celle-ci, il ne communique +avec elle que par une galerie d'une construction légère, et qu'on +pourrait couper facilement en cas d'incendie. Voiture, char à banc, +chars de travail, outils, bois à brûler, atelier de menuiserie, +fontaine, lavoir, tout s'y trouve sans confusion: et l'on peut y +travailler, y laver, y faire toutes les choses nécessaires sans être +gêné par le soleil, la neige ou la boue.</p> + +<p>Puisque je n'espère plus vous voir ici que dans un temps reculé, je vous +dirai toute ma manière d'être: je vous décrirai toute mon habitation, et +peut-être il y aura des instants où je me figurerai que vous la +partagez, que nous examinons, que nous délibérons, que nous réformons.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXXIII" id="LETTRE_LXXXIII"></a>LETTRE LXXXIII</h3> + +<p class="date">24 septembre, IX.<br /> +</p> + +<p>J'attendais avec quelque impatience que vous eussiez fini vos courses: +j'ai des choses nouvelles à vous dire.</p> + +<p>M. de Fonsalbe est ici. Il y est depuis cinq semaines, il y restera: sa +femme y a été. Quoiqu'il ait passé des années sur les mers, c'est un +homme égal et tranquille. Il ne joue pas, ne chasse pas, ne fume pas; +il ne boit point; il n'a jamais dansé, il ne chante jamais; il n'est +point triste, mais je crois qu'il l'a été beaucoup. Son front réunit les +traits heureux du calme de l'âme, et les traits profonds du malheur. Son +œil, qui n'exprime ordinairement qu'une sorte de repos et de +découragement, est fait pour tout exprimer; sa tête a quelque chose +d'extraordinaire; et au milieu de son calme habituel, si une idée +grande, si un sentiment énergique vient l'éveiller, il prend, sans y +penser, l'attitude muette du commandement. J'ai vu admirer un acteur qui +disait fort bien le «Je le veux, je l'ordonne» de Néron; mais Fonsalbe +le dit mieux.</p> + +<p>Je vous parle sans partialité: il n'est pas aussi égal intérieurement +qu'au-dehors; mais s'il a le malheur, ou le défaut de ne pouvoir être +heureux, il a trop de sens pour être mécontent. C'est lui qui achèvera +de guérir mon impatience; car il a pris son parti, et de plus il m'a +prouvé, sans réplique, que je devais prendre le mien. Il prétend que +lorsque avec la santé on a une vie indépendante, et que l'on n'a que +cela, il faut être un sot pour être heureux, et un fou pour être +malheureux. D'après quoi vous sentez que je ne pouvais dire autre chose +sinon que je n'étais ni heureux ni malheureux: je l'ai dit, et +maintenant il faut que je m'arrange de manière à avoir dit vrai.</p> + +<p>Je commence pourtant à trouver quelque chose de plus que la vie +indépendante et la santé. Fonsalbe sera un ami, et un ami dans ma +solitude. Je ne dis pas un ami tel que nous l'entendions autrefois. Nous +ne sommes plus dans un âge d'héroïsme. Il s'agit de passer doucement ses +jours: les grandes choses ne me regardent pas. Je m'attache à trouver +bon, vous dis-je, ce que ma destinée me donne: le beau moyen pour cela +que de rêver l'amitié à la manière des Anciens! Laissons les amis selon +l'antiquité, et les amis selon les villes. Imaginez un terme moyen. Que +cela! direz-vous: et moi je vous dis que c'est beaucoup.</p> + +<p>J'ai encore une autre pensée: Fonsalbe a un fils et une fille. Mais +j'attends, pour vous en dire davantage, que mon projet soit +définitivement arrêté: d'ailleurs ceci tient à plusieurs détails qui +vous sont encore inconnus, et dont je dois vous instruire. Fonsalbe m'a +déjà dit que je pouvais vous parler de tout ce qui le concerne, et qu'il +ne vous regardait point comme un tiers; seulement vous brûlerez les +lettres.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXXIV" id="LETTRE_LXXXIV"></a>LETTRE LXXXIV</h3> + +<p class="date">Saint-Maurice, 7 octobre, IX.<br /> +</p> + +<p>Un Américain ami de Fonsalbe, vient de passer ici pour se rendre en +Italie. Ils sont allés ensemble jusqu'à Saint-Branchier, au pied des +montagnes. Je les accompagnai: je comptais m'arrêter à Saint-Maurice, +mais j'ai continué jusqu'à la cascade de Pissevache, qui est entre cette +ville et Martigni, et que j'avais vue autrefois seulement depuis la +route.</p> + +<p>Là, j'ai attendu le retour de la voiture. Il faisait un temps agréable, +l'air était calme et très doux: j'ai pris, tout habillé, un bain de +vapeurs froides. Le volume d'eau est considérable, et sa chute a près de +trois cents pieds. Je m'en approchai autant qu'il me parut possible; et +en un moment, je fus mouillé comme si j'eusse été plongé dans l'eau.</p> + +<p>Je retrouvai pourtant quelque chose des anciennes impressions lorsque je +fus assis dans la vapeur qui rejaillit vers les nues, au bruit si +imposant de cette eau qui sort d'une glace muette et coule sans cesse +d'une source immobile, qui se perd avec fracas sans jamais finir, qui se +précipite pour creuser des abîmes, et qui semble tomber éternellement. +Nos années et les siècles de l'homme descendent ainsi: nos jours +s'échappent du silence, la nécessité les montre, ils glissent dans +l'oubli. Le cours de leurs fantômes pressés s'écroule avec un bruit +uniforme, et se dissipe en se répétant toujours. Il en reste une fumée +qui monte, qui rétrograde, et dont les ombres déjà passées enveloppent +cette chaîne inexplicable et inutile, monument perpétuel d'une force +inconnue, expression bizarre et mystérieuse de l'énergie du monde.</p> + +<p>Je vous avoue qu'Imenstròm, et mes souvenirs, et mes habitudes, et mes +projets d'enfant, mes arbres, mon cabinet, que tout ce qui a pu +distraire mes affections, fut bien petit, bien misérable à mes yeux. +Cette eau glaciale, active, pénétrante, et comme remplie de mouvement, +ce fracas solennel d'un torrent qui tombe, ce nuage qui s'élance +perpétuellement dans les airs, cette situation du corps et de la pensée, +dissipa l'oubli où des années d'efforts parvenaient peut-être à me +plonger.</p> + +<p>Séparé de tous les lieux par cette atmosphère d'eau et par ce bruit +immense, je voyais tous les lieux devant moi, je ne me voyais plus dans +aucun. Immobile, j'étais ému pourtant d'un mouvement extraordinaire. En +sécurité au milieu des ruines menaçantes, j'étais comme englouti par les +eaux et vivant dans l'abîme: j'avais quitté la terre, et je jugeais ma +vie ridicule; elle me faisait pitié: un songe de la pensée remplaça ces +jours puérils par des jours employés. Je vis plus distinctement que je +ne les avais jamais vues, ces pages heureuses et éloignées du rouleau +des temps. Les Moïse, les Lycurgue prouvèrent indirectement au monde +leur possibilité: leur existence future m'a été prouvée dans les +Alpes.......................</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p class="top5">Quand les hommes des temps où il n'était pas ridicule d'être un homme +extraordinaire, se retiraient dans une solitude profonde et dans les +antres des montagnes, ce n'était pas seulement pour méditer les +institutions qu'ils préparaient, on peut aussi penser chez soi, et s'il +faut du silence, on peut le trouver dans une ville: ce n'était pas +seulement pour en imposer aux peuples, un simple miracle de la <i>magie</i> +eût été plutôt fait et n'eût pas eu moins de pouvoir sur les +imaginations. Mais l'âme la moins assujettie n'échappe pas entièrement à +l'empire de l'habitude, à cette conclusion si persuasive pour la foule +et spécieuse pour le génie lui-même, à cet argument de la routine qui +tire de l'état le plus ordinaire de l'homme, un témoignage naturel et +une preuve de sa destination. Il faut se séparer des choses humaines non +pas pour voir comment elles pourraient être autrement, mais pour oser le +croire. On n'a pas besoin de cet isolement pour imaginer les moyens +qu'on veut employer, mais pour en espérer le succès. On va dans la +retraite, on y vit; l'habitude des choses anciennes s'affaiblit, +l'extraordinaire est jugé sans partialité, il n'est plus romanesque: on +y croit, on revient, on réussit.</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p class="c"><span class="points"> . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</span><a name="FNanchor_88_88" id="FNanchor_88_88"></a><a href="#Footnote_88_88" class="fnanchor">[88]</a></p> + +<p class="top5">Je me rapprochai de la route avant le retour de Fonsalbe: j'étais très +mouillé; il prétendit qu'on eût pu arriver jusqu'à l'endroit même de la +chute sans cet inconvénient-là. C'est où je l'attendais; il réussit +d'abord: mais la colonne d'eau qui s'élève était très mobile, quoiqu'il +n'y eût aucun vent sensible dans la vallée. Nous allions nous retirer +lorsque en une seconde il fut inondé; alors il se laissa entraîner, et +je le menai à la place même où je m'étais assis: mais je craignais que +les variations inopinées de la pression de l'air n'affectassent sa +poitrine, bien moins forte que la mienne, nous nous retirâmes presque +aussitôt. J'avais essayé en vain de m'en faire entendre autrement que +par signes; mais lorsque nous fûmes éloignés de plusieurs toises, je lui +demandai avant que son étonnement cessât, ce que devenaient dans une +semblable situation les petites habitudes de l'homme, et même ses +affections les plus puissantes et les passions qu'il croit indomptables.</p> + +<p>Nous nous promenions, allant et revenant de la cascade à la route. Nous +convînmes que l'homme le plus fortement organisé peut n'avoir aucune +passion positive, malgré son aptitude à toutes; et qu'il y eut plusieurs +fois de tels hommes, soit parmi les maîtres des peuples, soit parmi les +mages, les gymnosophistes ou les sages, soit parmi les fidèles vrais et +persuadés de certaines religions, comme l'islamisme ou le christianisme.</p> + +<p>L'homme supérieur a toutes les facultés de l'homme; il peut éprouver +toutes les affections humaines; il s'arrête aux plus grandes de celles +que sa destinée lui donne. Celui qui fait céder de grandes pensées à des +idées petites ou personnelles; celui qui ayant à faire ou à décider des +choses importantes, est ému par de petites affections et des intérêts +misérables, n'est pas un homme supérieur.</p> + +<p>L'homme supérieur voit toujours au-delà de ce qu'il est et de ce qu'il +fait; loin de rester derrière sa destinée, il devance toujours ce +qu'elle peut lui permettre: et ce mouvement naturel de son âme, n'est +point la passion du pouvoir et des grandeurs. Il est au-dessus des +grandeurs et du pouvoir: il aime ce qui est utile, noble et juste; il +aime ce qui est beau. Il reçoit la puissance parce qu'il en faut pour +établir ce qui est utile et beau: mais il aimerait une vie simple, parce +qu'une vie simple peut être pure et belle. Il fait quelquefois ce que +les passions humaines peuvent faire; mais il y a dans lui une chose +impossible, c'est qu'il le fasse par passion. Non seulement l'homme +supérieur, le véritable homme d'Etat n'est point passionné pour les +femmes, n'aime point le jeu, n'aime point le vin: mais je prétends qu'il +n'est pas même ambitieux. Quand il fait comme ces êtres nés pour le +regarder avec surprise, il ne le fait point par les mobiles qu'ils +connaissent. Il n'est ni défiant, ni confiant; ni dissimulé, ni ouvert; +ni reconnaissant, ni ingrat; il n'est rien de tout cela: son cœur +attend, son intelligence conduit. Pendant qu'il est à sa place, il +marche à sa fin qui est l'ordre en grand, et une amélioration du sort +des hommes. Il voit, il veut, il fait. Il est juste et absolu. Celui +dont on peut dire, il a tel faible ou tel penchant, est un homme comme +les autres. Mais l'homme né pour gouverner, gouverne: il est le maître, +et n'est rien autre chose.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXXV" id="LETTRE_LXXXV"></a>LETTRE LXXXV</h3> + +<p class="date">Im., 12 octobre, IX.<br /> +</p> + +<p>Je le craignais aussi, il était naturel de penser que cette sorte de +mollesse où mon ennui m'a jeté, deviendrait bientôt une habitude presque +insurmontable: mais quand j'y ai songé davantage, j'ai cru voir que je +n'avais rien à en craindre, que le mal était déjà dans moi, et qu'il me +serait toujours trop naturel d'être ainsi dans des circonstances +semblables aux circonstances présentes. J'ai cru voir de même que dans +une autre situation j'aurais toujours un autre caractère. La manière +dont je végète dans l'ordre de choses où je me trouve n'aura aucune +influence sur celle que je prendrais si les temps venaient à me +prescrire autant d'activité que maintenant ils en demandent peu de moi. +Que me servirait de vouloir rester debout à l'heure du repos, ou vivant +dans ma tombe? Un homme laborieux et qui ne veut point perdre le jour, +doit-il pour cela se refuser au sommeil de la nuit? Ma nuit est trop +longue à la vérité: mais est-ce ma faute si les jours sont courts, si +les nuits sont ténébreuses dans la saison où je suis né? Je veux, comme +un autre, me montrer au-dehors quand l'été viendra; en attendant je dors +auprès du feu pendant les frimas. Je crois que Fonsalbe devient dormeur +comme moi. C'est une bizarrerie bien digne de la misère de l'homme, que +notre manière triste et tranquille dans la plus belle retraite d'un si +beau pays, et dans l'aisance au milieu de quelques infortunés plus +contents que nous ne le serons jamais.</p> + +<p>Il faut que je vous apprenne quelque chose de nos manies, vous trouverez +qu'habituellement notre langueur n'a rien d'amer. Il est inutile de vous +dire que je n'ai point une nombreuse livrée: à la campagne et dans notre +manière de vivre, les domestiques ont leurs occupations; les cordons +pourraient aller dix fois avant que personne vînt. J'ai cherché la +commodité et non l'appareil: j'ai d'ailleurs évité les dépenses sans +but; et j'aime autant me fatiguer moi-même à verser de l'eau d'une +carafe dans un verre, que de sonner pour qu'un laquais vigoureux accoure +le faire depuis l'extrémité de la maison. Comme Fonsalbe et moi nous ne +faisons guère un mouvement l'un sans l'autre, un cordon communique de +sa chambre à coucher à la mienne, et à mon cabinet. La manière de le +tirer varie: nous nous avertissons ainsi, non pas selon le besoin, mais +selon nos fantaisies; en sorte que le cordon va très souvent.</p> + +<p>Plus ces fantaisies sont burlesques, plus elles nous amusent. Ce sont +les jouets de notre oisiveté: nous sommes princes en ceci; et, sans +avoir d'Etats à gouverner, nous suivons des caprices un peu bouffons. +Nous croyons, comme eux, que c'est toujours quelque chose que d'avoir +ri; avec cette différence néanmoins que notre rire ne mortifiera +personne. Quelquefois une puérilité nous arrête pendant que nous +comptons les mondes avec Lambert: quelquefois, encore remplis de +l'enthousiasme de Pindare, nous nous amusons de la démarche imposante +d'un poulet d'Inde, ou des manières athlétiques de deux matous épris +d'amour qui se disputent leur héroïne.</p> + +<p>Depuis quelque temps nous nous sommes avisés de convenir que celui qui +serait une demi-heure sans pouvoir se rendormir, éveillerait l'autre +afin qu'il eût aussi son heure de patience; et que celui qui ferait un +songe bien comique, ou de nature à produire une émotion forte, en +avertirait aussitôt, afin que le lendemain en prenant le thé on +l'expliquât selon l'antique science secrète.</p> + +<p>Je puis maintenant me jouer un peu avec le sommeil: je commence à le +retrouver depuis que j'ai renoncé au café, depuis que je ne prends de +thé que fort modérément et que je le remplace quelquefois par de la +groseille, du petit-lait, ou simplement par un verre d'eau. Je dormais +sans m'en apercevoir pour ainsi dire, et sans repos comme sans +jouissance. En m'endormant et en m'éveillant, j'étais absolument le même +qu'au milieu du jour; mais à présent j'obtiens, pendant quelques +minutes, ce sentiment des progrès du sommeil, cet affaiblissement +voluptueux qui annonce l'oubli de la vie, et dont le retour journalier +la rend supportable aux malheureux en la suspendant, en la divisant sans +cesse. Alors on est bien au lit, même Lorsqu'on n'y dort point. Vers le +matin je me mets sur l'estomac. Je ne dors pas, je ne suis pas éveillé; +je suis bien. C'est alors que je rêve en paix. Dans ces moments de +calme, j'aime à voir la vie; il me semble alors qu'elle m'est étrangère; +je n'y ai point de rôle. Ce qui m'arrête surtout maintenant, c'est le +fracas des moyens et le néant des résultats; cet immense travail des +êtres, et cette fin incertaine, stérile et peut-être contradictoire, ou +ces fins opposées et vaines. La mousse mûrit sur la roche battue des +flots; mais son fruit périra. La violette fleurit inutile sous le +buisson du désert. Ainsi l'homme désire, et mourra. Il naît au hasard, +il s'essaie sans but, il lutte sans objet, il sent et pense en vain, il +passe sans avoir vécu; et celui qui obtient de vivre, passera aussi. +César a gagné cinquante batailles, il a vaincu la terre; il a passé. +Mahomet, Pythagore ont passé. Le cèdre qui ombrageait les troupeaux a +passé comme le gramen que les troupeaux foulaient.</p> + +<p>Plus on cherche à voir, plus on se plonge dans la nuit. Tous agissent +pour se conserver et se reproduire: la fin de leurs actions est visible; +comment celle de leur être ne l'est-elle point? L'animal a les organes, +les forces, l'industrie pour subsister et se perpétuer: il agit pour +vivre et il vit: il agit pour se reproduire, et il se reproduit. Mais +pourquoi vivre; pourquoi se perpétuer? Je n'entends rien à cela. La bête +broute et meurt: l'homme mange, et meurt. Un matin je songeais à tout ce +qu'il fait avant de mourir; j'eus tellement besoin de rire que je tirai +deux fois le cordon; mais en déjeunant nous ne pûmes jamais rire: ce +jour-là Fonsalbe s'imagina de trouver du sérieux dans les arts, dans la +gloire, dans les hautes sciences, dans la métaphysique des trinités, je +ne sais quoi encore dans quoi. Depuis ce déjeuner, j'ai remis sur ma +table <i>De l'esprit des choses</i>, et j'en ai lu un volume presque entier.</p> + +<p>Je vous avoue que ce système de la réparation du monde ne me choque +point du tout. Il n'est pas moderne, mais cela ne peut lui donner que +plus d'autorité. Il est grand, il est spécieux: l'auteur est entré dans +ses profondeurs; et j'ai pris le parti de lui savoir gré de l'extrême +obscurité des termes, on en sera d'autant moins frappé de celle des +choses. Je croirais volontiers que cette hypothèse d'une dégradation +fortuite, et d'une lente régénération; d'une force qui vivifie, qui +élève, qui subtilise, et d'une autre qui corrompt et qui dégrade, n'est +pas le moins plausible de nos rêves sur la nature des choses. Je +voudrais seulement qu'on nous dît comment s'est faite, ou du moins +comment s'est dû faire cette grande révolution; pourquoi le monde +échappa ainsi à l'Eternel; comment il s'est pu qu'il le permît, ou qu'il +ne pût pas l'empêcher; et quelle force étrangère à sa puissance +universelle, a produit l'universel cataclysme? Ce système expliquera +tout, excepté la principale difficulté; mais le dogme oriental des Deux +Principes était plus clair.</p> + +<p>Quoi qu'il en puisse être sur une question si peu faite pour l'habitant +de la terre, je ne connais rien qui rende mieux raison du phénomène +perpétuel dont tous les accidents accablent notre intelligence, et +déconcertent notre curieuse avidité. Nous voyons tous les individus +s'agglomérer et se propager en espèces, pour marcher avec une force +multipliée et continue vers je ne sais quel but dont ils sont repoussés +sans cesse. Une industrie céleste produit sans relâche, et par des +moyens infinis. Un principe d'inertie, une force morte résiste +froidement; elle éteint, elle détruit en masse. Tous les agents +particuliers sont passifs: ils tendent néanmoins avec ardeur vers ce +qu'ils ne sauraient soupçonner; et le but de cette tendance générale, +inconnu d'eux, paraît l'être nécessairement de tout ce qui existe. Non +seulement le système des êtres semble plein de contrastes dans les +moyens, et d'oppositions dans les produits; mais la force qui le meut +paraît vague, inquiète, énervée ou balancée par une force +indéfinissable; la nature paraît empêchée dans sa marche, et comme +embarrassée et incertaine.</p> + +<p>Nous croirons discerner une lueur dans l'abîme, si nous entrevoyons les +mondes comme des sphères d'activité, comme des ateliers de régénération +où la matière travaillée graduellement et subtilisée par un principe de +vie, doit passer de l'état passif et brut, à ce point d'élaboration, de +ténuité, qui la rendra enfin susceptible d'être imprégnée de feu, et +pénétrée de lumière. Elle sera employée par l'intelligence, non plus +comme des matériaux informes, mais comme un instrument perfectionné, +puis comme un agent direct, et enfin comme une partie essentielle de +l'être unique, qui alors deviendra vraiment universel et vraiment un.</p> + +<p>Le bœuf est fort et puissant; il ne le sait même pas: il absorbe une +multitude de végétaux, il dévore un pré; quel grand avantage en va-t-il +retirer? Il rumine, il végète pesamment dans l'étable où l'enferme un +homme triste, pesant, inutile comme lui. L'homme le tuera, il le +mangera, il n'en sera pas mieux; et après que le bœuf sera mort, l'homme +mourra. Que restera-t-il de tous deux? un peu d'engrais qui produira des +herbes nouvelles, et un peu d'herbe qui nourrira des chairs nouvelles. +Quelle vaine et muette vicissitude de vie et de mort! quel froid +univers! Et comment est-il bon qu'il soit au lieu de n'être pas?</p> + +<p>Mais si cette fermentation silencieuse et terrible qui semble ne +produire que pour immoler, ne faire que pour que l'on ait été, ne +montrer les germes que pour les dissiper, ou n'accorder le sentiment de +la vie que pour donner le frémissement de la mort; si cette force qui +meut dans les ténèbres la matière éternelle, lance quelques lueurs pour +essayer la lumière; si cette puissance qui combat le repos et qui promet +la vie, broie et pulvérise son œuvre afin de la préparer pour un grand +dessein; si ce monde où nous paraissons n'est que l'essai du monde; si +ce qui est, ne fait qu'annoncer ce qui doit être; cette surprise que le +mal visible excite en nous ne paraît-elle pas expliquée? Le présent +travaille pour l'avenir; l'arrangement du monde est que le monde actuel +soit consumé; ce grand sacrifice était nécessaire, et n'est grand qu'à +nos yeux. Nous passons dans l'heure du désastre, mais il le fallait; et +l'histoire des êtres d'aujourd'hui est dans ce seul mot, ils ont vécu. +L'ordre fécond et invariable sera le produit de la crise laborieuse qui +nous anéantit: l'œuvre est déjà commencée; et les siècles de vie +subsisteront quand nous, nos plaintes, notre espérance et nos systèmes +auront à jamais passé.</p> + +<p>Voilà ce que les Anciens pressentaient: ils conservaient le sentiment de +la détresse de la terre. Cette idée vaste et profonde a produit les +institutions des premiers âges; elles durèrent dans la mémoire des +peuples comme le grand monument d'une mélancolie sublime. Mais des +hordes restées barbares, et des hordes formées par quelques fugitifs qui +avaient oublié les traditions antiques en errant dans leurs forêts, des +Pélasges, des Scythes, des Scandinaves ont répandu les dogmes gothiques, +les fictions des versificateurs, et la fausse magie<a name="FNanchor_89_89" id="FNanchor_89_89"></a><a href="#Footnote_89_89" class="fnanchor">[89]</a> des sauvages: +alors l'histoire des choses en est devenue l'énigme jusqu'au jour où un +homme étonnant qui a trop peu vécu, s'est mis à déchirer quelque partie +du voile étendu par les barbares<a name="FNanchor_90_90" id="FNanchor_90_90"></a><a href="#Footnote_90_90" class="fnanchor">[90]</a>.</p> + +<p>Ensuite je fais un mouvement qui me distrait, je change d'attitude, et +je ne revois plus rien de tout cela.</p> + +<p>D'autres fois je me trouve dans une situation indéfinissable; je ne dors +ni ne veille, et cette incertitude me plaît beaucoup. J'aime à mêler, à +confondre les idées du jour et celles du sommeil. Souvent il me reste un +peu de l'agitation douce que laisse un songe animé, effrayant, +singulier, rempli de ces rapports mystérieux et de cette incohérence +pittoresque qui amusent l'imagination.</p> + +<p>Le génie de l'homme éveillé n'atteindrait pas ce que lui présentent les +caprices de la nuit. Il y a quelque temps que je vis une éruption de +volcans; mais jamais l'horreur des volcans ne fut aussi grande, aussi +épouvantable et aussi belle. Je voyais depuis un lieu élevé; j'étais, je +crois, à la fenêtre d'un palais, et plusieurs personnes étaient auprès +de moi. C'était pendant la nuit, mais elle était éclairée. La Lune et +Saturne paraissaient dans le ciel, entre des nuages épars, et entraînés +rapidement quoique tout le reste fût calme. Saturne était près de la +Terre; il paraissait plus grand que la Lune, et son anneau, blanc comme +le métal que le feu va mettre en fusion, éclairait la plaine immense +cultivée et peuplée. Une longue chaîne, très éloignée, mais bien +visible, de monts neigeux, élevés, uniformes, réunissait la plaine et +les cieux. J'examinais; un vent terrible passe sur la campagne, enlève +et dissipe culture, habitations, forêts; et en deux secondes ne laisse +qu'un désert de sable aride, rouge et comme embrasé par un feu +intérieur. Alors l'anneau de Saturne se détache, il glisse dans les +cieux, il descend avec une rapidité sinistre, il va toucher la haute +cime des neiges; et en même temps elles sont agitées et comme +travaillées dans leurs bases, elles s'élèvent, s'ébranlent et roulent +sans changer, comme les vagues énormes d'une mer que le tremblement du +globe entier soulèverait. Après quelques instants, des feux vomis du +sommet de ces ondes blanches retombent des cieux où ils se sont élancés, +et coulent en fleuves brûlants. Les monts étaient pâles et embrasés +selon qu'ils s'élevaient ou s'abaissaient dans leur mouvement lugubre; +et ce grand désastre s'accomplissait au milieu du silence plus lugubre +encore.</p> + +<p>Vous pensez sans doute que dans cette ruine de la terre, je m'éveillai +plein d'horreur avant la catastrophe: mais mon songe n'a pas fini selon +les règles. Je ne m'éveillai point, les feux cessèrent, l'on se trouva +dans un grand calme: la nuit était obscure; on ferma les fenêtres, on se +mit à jaser dans le salon, nous parlâmes du feu d'artifice, et mon rêve +continua.</p> + +<p>J'entends dire et répéter que nos rêves dépendent de ce dont nous avons +été frappés les jours précédents. Je crois bien que nos rêves, ainsi que +toutes nos idées et nos sensations, ne sont composés que de parties déjà +familières et dont nous avons fait l'épreuve. Mais je pense que ce +composé n'a souvent pas d'autre rapport avec le passé. Tout ce que nous +imaginons ne peut être formé que de ce qui est; mais nous rêvons, comme +nous imaginons, des choses nouvelles, et qui n'ont souvent avec ce que +nous avons vu précédemment, aucun rapport que nous puissions découvrir. +Quelques-uns de ces rêves reviennent constamment de la même manière, et +semblables dans plusieurs de leurs moindres détails, sans que nous y +pensions durant l'intervalle qui s'écoule entre leurs diverses époques. +J'ai vu en songe des sites plus beaux que tous ceux des Alpes, plus +beaux que ceux que j'aurais pu imaginer, et je les ai vus toujours les +mêmes. Dès mon enfance je me suis trouvé, en rêve, auprès d'une des +premières villes de l'Europe. L'aspect du pays différait essentiellement +de celui des terres qui environnent réellement cette capitale que je +n'ai jamais vue: et toutes les fois que j'ai rêvé qu'étant en voyage, +j'approchais de cette ville, j'ai toujours trouvé le pays tel que je +l'avais rêvé la première fois, et non pas tel que je le sais être.</p> + +<p>Douze ou quinze fois peut-être, j'ai vu en rêve un lieu de la Suisse que +je connaissais déjà avant le premier de ces rêves: et néanmoins, quand +j'y passe ainsi en songe, je le vois toujours très différent de ce qu'il +est réellement, et toujours le même que je l'ai rêvé la première fois.</p> + +<p>Il y a plusieurs semaines que j'ai vu une vallée délicieuse, si +parfaitement disposée selon mes goûts, que je doute qu'il en existe de +semblables. La nuit dernière je l'ai vue encore: et j'y ai trouvé de +plus un vieillard, tout seul, qui mangeait de mauvais pain à la porte +d'une petite cabane fort misérable. «Je vous attendais, m'a-t-il dit, je +savais que vous deviez venir; dans quelques jours je n'y serai plus, et +vous trouverez ici du changement.» Ensuite nous avons été sur le lac, +dans un petit bateau qu'il a fait tourner en se jetant dans l'eau. +J'allai au fond; je me noyais, et je m'éveillai.</p> + +<p>Fonsalbe prétend qu'un tel rêve doit être prophétique, et que je verrai +un lac et une vallée semblables. Afin que le songe s'accomplisse, nous +avons arrêté que si je trouve jamais un pareil lieu, j'irai sur l'eau, +pourvu que le bateau soit bien construit, que le temps soit calme, et +qu'il n'y ait point de vieillard.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXXVI" id="LETTRE_LXXXVI"></a>LETTRE LXXXVI</h3> + +<p class="date">Im., 16 novembre, IX.<br /> +</p> + +<p>Vous avez très bien deviné ce que je n'avais fait que laisser entrevoir. +Vous en concluez que déjà je me regarde comme un célibataire: et j'avoue +que celui qui se regarde comme destiné à l'être, est bien près de s'y +résoudre.</p> + +<p>Puisque la vie se trouve sans mouvement quand on lui ôte ses plus +honnêtes mensonges, je crois avec vous, que l'on peut perdre plus qu'on +ne gagne à se tenir trop sur la défensive, à se refuser à ce lien +hasardeux qui promet tant de délices, qui occasionne tant d'amertumes. +Sans lui la vie domestique est vide et froide, surtout pour l'homme +sédentaire. Heureux celui qui ne vit pas seul, et qui n'a pas à gémir de +ne point vivre seul!</p> + +<p>Je ne vois rien que l'on puisse de bonne foi nier ou combattre dans ce +que vous dites en faveur du mariage. Ce que je vous objecterai, c'est ce +dont vous ne parlez pas.</p> + +<p>On doit se marier, cela est prouvé: mais ce qui est devoir sous un +rapport, peut devenir folie, bêtise ou crime sous un autre. Il n'est pas +si facile de concilier les divers principes de notre conduite. On sait +que le célibat en général est un mal: mais que l'on puisse en blâmer tel +ou tel particulier, c'est une question très différente. Je me défends, +il est vrai, ce que je dis tend à m'excuser moi-même; mais qu'importe +que cette cause soit la mienne, si elle est bonne. Je ne veux faire en +sa faveur qu'une observation dont la justesse me paraît évidente: et je +suis bien aise de vous la faire à vous qui m'auriez volontiers contesté, +un certain soir, l'extrême besoin d'une réforme pour mettre de l'unité, +de l'accord, de la simplicité dans les règles de nos devoirs; à vous qui +m'avez accusé d'exagération lorsque j'avançais qu'il est plus difficile +et plus rare d'avoir assez de discernement pour connaître le devoir, que +de trouver assez de forces pour le suivre. Vous aviez pour vous de +grandes autorités anciennes et modernes: j'en avais d'aussi grandes; et +de très bonnes intentions peuvent avoir trompé sur cela les Solon, les +Cicéron, et d'autres encore.</p> + +<p>L'on suppose que notre code moral est fait. Il n'y a donc plus qu'à dire +aux hommes: suivez-le; si vous étiez de bonne foi, vous seriez toujours +justes<a name="FNanchor_91_91" id="FNanchor_91_91"></a><a href="#Footnote_91_91" class="fnanchor">[91]</a>. Mais moi, j'ai le malheur de prétendre que ce code est +encore à faire: je me mets au nombre de ceux qui y voient des +contradictions, principes de fréquentes incertitudes, et qui plaignent +les hommes justes plus embarrassés dans le choix que faibles dans +l'exécution. J'ai vu des circonstances où je défie l'homme le plus +inaccessible à toute considération personnelle de prononcer sans douter, +et où le moraliste le plus exercé ne prononcera jamais aussi vite qu'il +est souvent nécessaire d'agir.</p> + +<p>Mais de tous ces cas difficiles, je n'en veux qu'un; c'est celui dont +j'ai à me disculper, et j'y reviens. Il faut rendre une femme heureuse, +et préparer le bonheur de ses enfants: il faut donc avant tout +s'arranger de manière à avoir la certitude, ou du moins la probabilité +de le pouvoir. On doit encore à soi-même et à ses autres devoirs futurs +de se ménager la faculté de les remplir, et par conséquent la +probabilité d'être dans une situation qui nous le permette, et qui nous +donne au moins la partie du bonheur nécessaire à l'emploi de la vie. +C'est autant une faute qu'une imprudence de prendre une femme qui +remplira nos jours de désordre, de dégoûts ou d'opprobre; d'en prendre +une qu'il faudra chasser ou abandonner; ou une avec qui tout bonheur +mutuel sera impossible. C'est une faute de donner la naissance à des +êtres pour qui on ne pourra probablement rien. Il fallait être à peu +près assuré, sinon de leur laisser un sort indépendant, du moins de leur +donner les avantages moraux de l'éducation, et les moyens de faire +quelque chose, de remplir dans la société un rôle qui ne soit ni +misérable ni déshonnête.</p> + +<p>Vous pouvez, en route, ne point choisir votre gîte, et considérer comme +supportable l'auberge que vous rencontrez. Mais vous choisirez au moins +votre domicile; vous ne vous fixerez pas pour la vie, vous n'acquerrez +pas un domaine sans avoir examiné s'il vous convient. Vous ne ferez donc +pas, au hasard, un choix plus important encore, et par lui-même, et +parce qu'il est irrévocable.</p> + +<p>Sans doute il ne faut pas aspirer à une perfection absolue ou +chimérique: il ne faut pas chercher dans les autres ce qu'on n'oserait +prétendre leur offrir soi-même, et juger ce qui se présente avec assez +de sévérité pour ne jamais atteindre ce qu'on cherche. Mais +approuverons-nous l'homme impatient qui se jette dans les bras du +premier venu, et qui sera forcé de rompre dans trois mois avec l'ami si +inconsidérément choisi, ou de s'interdire toute sa vie une amitié réelle +pour en conserver une fausse.</p> + +<p>Ces difficultés dans le mariage ne sont pas les mêmes pour tous; elles +sont en quelque sorte particulières à une certaine classe d'hommes, et +dans cette classe elles sont fréquentes et grandes. On répond du sort +d'autrui; on est assujetti à des considérations multipliées; et il peut +arriver que les circonstances ne permettent aucun choix raisonnable +jusqu'à l'âge de n'en plus espérer.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXXVII" id="LETTRE_LXXXVII"></a>LETTRE LXXXVII</h3> + +<p class="date">20 novembre, IX.<br /> +</p> + +<p>Que la vie est mélangée: que l'art de s'y conduire est difficile! que de +chagrins pour avoir bien fait: que de désordres pour avoir tout sacrifié +à l'ordre: que de trouble pour avoir voulu tout régler quand notre +destinée ne voulait point de règle!</p> + +<p>Vous ne savez trop ce que je veux vous dire avec ce préambule; mais, +occupé de Fonsalbe, plein de l'idée de ses ennuis, de ce qui lui est +arrivé, de ce qui devait lui arriver, de ce que je sais, de ce qu'il m'a +appris, je vois un abîme d'injustices, de dégoûts, de regrets; et, ce +qui est plus déplorable, dans cette suite de misères je ne vois rien +d'étonnant, et rien qui lui soit particulier. Si tous les secrets +étaient connus, si l'on voyait dans l'endroit caché des cœurs l'amertume +qui les ronge, tous ces hommes contents, ces maisons agréables, ces +cercles légers ne seraient plus qu'une multitude d'infortunés rongeant +le frein qui les comprime, et dévorant la lie épaisse de ce calice de +douleurs dont ils ne verront point le fond. Ils voilent toutes leurs +peines; ils élèvent leurs fausses joies, ils s'agitent pour les faire +briller à ces yeux jaloux toujours ouverts sur autrui. Ils se placent +dans le point de vue favorable, afin que cette larme qui reste dans leur +œil, lui donne un éclat apparent, et soit enviée de loin comme +l'expression du plaisir. La vanité sociale est de paraître heureux. +Tout homme se prétend seul à plaindre dans tout, et s'arrange de manière +à être félicité de tout. S'il parle au confident de ses peines, son œil, +sa bouche, son attitude, tout est douleur; malgré la force de son +caractère, de profonds soupirs accusent sa destinée lamentable, et sa +démarche est celle d'un homme qui n'a plus qu'à mourir. Des étrangers +entrent; sa tête s'affermit, son sourcil s'élève, son œil se fixe, il +fait entendre que les revers ne sauraient l'atteindre, qu'il se joue du +sort, qu'il peut payer tous les plaisirs; il n'est pas jusqu'à sa +cravate qui ne se trouve aussitôt disposée d'une manière plus heureuse; +et il marche comme un homme que le bonheur agite, et qui cède aux grands +desseins de sa destinée.</p> + +<p>Cette vaine montre, cette manie des beaux dehors n'est ignorée que des +sots; et pourtant presque tous les hommes en sont dupes. La fête où vous +n'êtes pas vous paraît un plaisir, au moment même où celle qui vous +occupe n'est qu'un fardeau de plus. Il jouit de cent choses! +dites-vous.—Ne jouissez-vous pas de ces mêmes choses, et de beaucoup +d'autres peut-être?—Je parais en jouir, mais...—Homme trompé! ces mais +ne sont-ils pas aussi pour lui? Tous ces heureux se montrent avec leur +visage des fêtes, comme le peuple sort avec l'habit des dimanches. La +misère reste dans les greniers et dans les cabinets. La joie ou la +patience sont sur ces lèvres qu'on observe; le découragement, les +douleurs, la rage des passions et de l'ennui sont au fond des cœurs +ulcérés. Dans cette grande population, tout l'extérieur est préparé, il +est brillant ou supportable; l'intérieur est affreux. C'est à ces +conditions que nous avons obtenu d'espérer. Si nous ne pensions pas que +les autres sont mieux; et qu'ainsi nous pourrons être mieux nous-mêmes, +qui de nous traînerait jusqu'au bout ses jours imbéciles?</p> + +<p>Plein d'un projet beau, raisonné, mais un peu romanesque, Fonsalbe +partit pour l'Amérique espagnole. Il fut retenu à la Martinique par un +incident assez bizarre qui paraissait devoir être de peu de durée, et +qui eut pourtant de longues suites. Forcé d'abandonner enfin ses +desseins, il allait repasser la mer, et n'en attendait que l'occasion. +Un parent éloigné chez qui il avait demeuré pendant tout son séjour aux +Antilles, tombe malade, et meurt au bout de peu de jours. Il lui fait +entendre en mourant, que sa consolation serait de lui laisser sa fille, +dont il croyait faire le bonheur en la lui donnant. F*** qui n'avait +nullement pensé à elle, lui objecte qu'ayant vécu plus de six mois dans +la même maison sans avoir formé avec elle aucune liaison particulière, +il lui était sans doute, et lui resterait indifférent. Le père insiste, +il lui apprend que sa fille était portée à l'aimer, et qu'elle le lui +avait dit en refusant de contracter un autre mariage. F*** n'objecte +plus rien, il hésite; il met à la place de ses projets renversés, celui +de remplir doucement et honnêtement le rôle d'une vie obscure, de rendre +une femme heureuse, et d'avoir de bonne heure des enfants, afin de les +former: il songe que les défauts de celle qu'on lui propose sont ceux de +l'éducation, et que ses qualités sont naturelles; il se décide; il +promet. Le père meurt: quelques mois se passent: son fils et sa fille se +préparaient à diviser le bien qu'il leur avait laissé. On était en +guerre; des vaisseaux ennemis croisent devant l'île; on s'attend à un +débarquement. Sous ce prétexte, le futur beau-frère de F*** dispose +tout, comme pour se retirer subitement lorsqu'il le faudrait, et se +mettre en sûreté; mais pendant la nuit, il se rend à la flotte avec tous +les nègres de l'habitation, emportant ce qui pouvait être emporté. On a +su depuis qu'il s'était établi dans une île anglaise, où son sort ne fut +pas heureux.</p> + +<p>Sa sœur ainsi dépouillée, parut craindre que F*** ne l'abandonnât malgré +sa promesse. Alors il précipita son mariage pour lequel il eût attendu +le consentement de sa famille: mais ce soupçon, auquel il ne daigna +faire aucune autre réponse, n'était pas propre à augmenter son estime +pour une femme qu'il prit ainsi sans en avoir ni bonne ni mauvaise +opinion, et sans autre attachement que celui d'une amitié ordinaire.</p> + +<p>Une union sans amour peut fort bien être heureuse. Mais les caractères +se convenaient peu; ils se convenaient pourtant en quelque chose; et +c'est dans un semblable cas que l'amour serait bon, je pense, pour les +rapprocher tout à fait. La raison était peut-être une ressource +suffisante; mais la raison n'agit pleinement qu'au sein de l'ordre: la +fortune s'opposa à une vie suivie et réglée..............</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p class="top5">On ne vit qu'une fois: on tient à son système quand il est en même temps +celui de la raison, et celui du cœur: on croit devoir hasarder le bien +qu'on ne pourra jamais faire si on attend des certitudes. Je ne sais si +vous verrez de même: mais je sens que F*** a bien fait; il en a été +puni, il devait l'être; a-t-il donc mal fait pour cela? Si on ne vit +qu'une fois... Devoir réel, seule consolation d'une vie fugitive! sainte +morale! sagesse du cœur de l'homme! il n'a point manqué à vos lois. Il a +laissé certaines idées d'un jour, il a oublié nos petites règles: +l'habitué du coin, le législateur du quartier le condamneraient; mais +ces hommes de l'antiquité que trente siècles vénérèrent, ces hommes +justes et grands, ils auraient fait, ils ont fait comme lui...........</p> + +<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p class="top5">Plus je connais Fonsalbe, plus je vois que nous resterons ensemble. Nous +l'avons décidé ainsi; la nature des choses l'avait décidé avant nous: je +suis heureux qu'il n'ait pas d'état. Il tiendra ici votre place, autant +qu'un ami nouveau peut remplacer un ami de vingt années, autant que je +pourrai trouver dans mon sort une ombre de nos anciens songes.</p> + +<p>L'intimité entre F*** et moi devance le progrès du temps, et elle a déjà +le caractère vénérable de l'ancienneté. Sa confiance n'a point de +bornes; et comme c'est un homme très discret et naturellement réservé, +vous jugez si j'en sens le prix. Je lui dois beaucoup: ma vie est un peu +moins inutile, et elle deviendra tranquille malgré ce poids intérieur +qu'il peut me faire oublier quelquefois, mais qu'il ne saurait lever. Il +a rendu à mes déserts quelque chose de leur beauté heureuse, et du +<i>romantisme</i> de leurs sites <i>alpestres</i>: un infortuné, un ami y trouve +des heures assez douces qu'il n'avait pas connues. Nous nous promenons, +nous jasons, nous allons au hasard; nous sommes bien quand nous sommes +ensemble. Je vois tous les jours davantage quels cœurs une destinée +contraire peut cacher parmi les hommes qui ne les connaissent pas, et +dans un ordre de choses où ils se chercheraient vainement eux-mêmes.</p> + +<p>Fonsalbe a vécu tristement dans de perpétuelles inquiétudes, et sans +jouir de rien: il a deux ou trois ans de plus que moi; il sent que la +vie s'écoule. Je lui disais: le passé est plus étranger pour nous que +l'existence d'un inconnu, il n'en reste rien de réel: les souvenirs +qu'il laisse sont trop vains pour être comptés comme des biens ou des +maux par un homme sage. Quel fondement peuvent avoir les plaintes ou les +regrets de ce qui n'est plus? Si vous eussiez été le plus heureux des +hommes, le jour présent serait-il meilleur? Si vous eussiez souffert +des maux affreux... Il me laissait dire, mais je m'arrêtai moi-même. Je +sentis que s'il eût passé dix années dans un caveau humide, sa santé en +fût restée altérée; que les peines morales peuvent aussi laisser des +impressions ineffaçables; et que quand un homme sensé se plaint des +malheurs qu'il paraît ne plus éprouver, c'est leurs suites et leurs +conséquences diverses qu'il déplore.</p> + +<p>Quand on a volontairement laissé échapper l'occasion de bien faire, on +ne la retrouve ordinairement pas: et c'est ainsi qu'est punie la +négligence de ceux dont la nature était de faire le bien, mais que +retiennent les considérations du moment, ou les intérêts de leurs +passions. Quelques-uns de nous joignent à cette disposition naturelle la +volonté raisonnée de la suivre, et l'habitude de faire taire toute +passion contraire; leur unique intention, leur premier désir est de +jouer bien en tout le rôle d'homme, et d'exécuter ce qu'ils jugent être +bon: verront-ils sans regret s'éloigner d'eux toute possibilité de faire +bien ces choses qu'on ne peut faire qu'une fois; ces choses qui +n'appartiennent qu'à la vie privée, mais qui sont importantes parce que +très peu d'hommes songent réellement à les bien faire.</p> + +<p>Ce n'est pas une partie de la vie aussi peu étendue, aussi secondaire +qu'on le pense, de faire pour sa femme non pas seulement ce que le +devoir prescrit, mais ce qu'une raison éclairée conseille, et même tout +ce qu'elle permet. Bien des hommes remplissent avec honneur de grandes +fonctions publiques, qui n'eussent pas su agir dans leur intérieur, +comme F*** eût fait s'il eût eu une femme d'un esprit juste et d'un +caractère sûr, une femme qui fût ce qu'il fallait pour qu'il suivît sa +pensée.</p> + +<p>Les plaisirs de la confiance et de l'intimité sont grands entre des +amis: mais, animés et multipliés par tous ces détails qu'occasionne le +sentiment de la différence des sexes, ces plaisirs délicats n'ont plus +de bornes. Est-il une habitude domestique plus délicieuse que d'être bon +et juste aux yeux d'une femme aimée; de faire tout pour elle, et de n'en +rien exiger; d'en attendre tout ce qui est naturel et honnête, et de +n'en rien prétendre d'exclusif; de la rendre estimable, et de la laisser +à elle-même; de la soutenir, de la conseiller, de la protéger, sans la +gouverner, sans l'assujettir; d'en faire une amie qui ne cache rien et +qui n'ait rien à cacher, sans lui interdire des choses, indifférentes +alors, mais que d'autres tairaient et devraient s'interdire; de la +rendre la plus parfaite mais la plus libre qu'il se puisse, d'avoir sur +elle tous les droits afin de lui rendre toute la liberté qu'une âme +droite puisse accepter; et de faire ainsi, du moins dans l'obscurité de +notre vie, la félicité d'un être humain digne de recevoir le bonheur +sans le corrompre, et la liberté de l'esprit sans en être corrompu?</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXXVIII" id="LETTRE_LXXXVIII"></a>LETTRE LXXXVIII</h3> + +<p class="date">Im., 30 novembre, IX.<br /> +</p> + +<p>Il fait aujourd'hui le temps que j'aimerais pour écrire des riens +pendant cinq ou six heures, pour jaser de choses insignifiantes, pour +lire de bonnes parodies, pour <i>passer le temps</i>. Depuis plusieurs jours +je suis autant que jamais dans cette disposition; et vous auriez la +lettre la plus longue qu'on ait encore reçue à Bordeaux, si je ne devais +pas mesurer avec Fonsalbe la pente d'un filet d'eau qu'il veut amener +dans la partie la plus haute de mes prés, et qu'aucune sécheresse ne +pourra tarir, puisqu'il sort d'un petit glacier. Cependant on peut bien +prendre le temps de vous dire que le ciel est précisément tel que je +l'attendais.</p> + +<p>Ils n'ont pas besoin d'attendre, ceux qui vivent comme il convient, qui +ne prennent de la nature que ce qu'ils en ont arrangé à leur manière, et +qui sont les hommes de l'homme. Les saisons, le moment du jour, l'état +du ciel, tout cela leur est étranger. Leurs habitudes sont comme la +règle des moines: c'est une autre loi qui ne considère qu'elle-même; +elle ne voit point dans la loi naturelle un ordre supérieur, mais +seulement une suite d'incidents à peu près périodiques, une série de +moyens ou d'obstacles qu'il faut employer ou vaincre selon la fantaisie +des circonstances. Sans décider si c'est un mal ou non, j'avoue qu'il en +doit être ainsi. Les opérations publiques, et presque tous les genres +d'affaires, ont leur moment réglé longtemps d'avance: elles exigent, à +époque fixe, le concours de beaucoup d'hommes; on ne pourrait les faire, +on ne saurait comment s'entendre si elles suivaient d'autres convenances +que celles qui leur sont propres. Cette nécessité entraîne le reste: et +l'homme des villes, qui ne dépend plus des événements naturels, qui même +les voit ou le gêner souvent ou le servir par hasard, se décide, et doit +se décider à arranger ses habitudes selon son état, selon les habitudes +de ceux qu'il voit, selon l'habitude publique, selon l'opinion de la +classe dont il est, ou que ses prétentions envisagent.</p> + +<p>Une grande ville a toujours à peu près le même aspect, les occupations +et les délassements y sont toujours à peu près les mêmes, on prend donc +volontiers une manière d'être uniforme. Il serait effectivement fort +incommode de se lever dès le matin dans les longs jours, de se coucher +plus tôt en décembre. Il est agréable et salubre de voir l'aurore; mais +que ferait-on après l'avoir vue entre les toits, après avoir entendu +deux serins pendus à une lucarne <i>saluer</i> le soleil levant? Un beau +ciel, une douce température, une nuit éclairée par la lune ne changent +rien à votre manière: vous finissez par dire, à quoi cela sert-il? et +même en trouvant mauvais l'ordre de choses qui le fait dire, il faudrait +convenir que celui qui le dit n'a pas tout à fait tort: et qu'on serait +au moins original si on allait faire lever exprès son portier et courir +de grand matin pour entendre les moineaux chanter sur le boulevard; si +on allait s'asseoir, à la fenêtre d'un salon, derrière les rideaux, pour +se séparer des lumières et du bruit, pour donner un moment à la nature, +pour voir avec recueillement l'astre des nuits briller dans le ruisseau.</p> + +<p>Mais dans mon ravin des Alpes, les jours de dix-huit heures ressemblent +peu aux jours de neuf heures. J'ai conservé quelques habitudes de la +ville parce que je les trouve assez douces, et même convenables pour moi +qui ne saurais prendre toutes celles du lieu: cependant avec quatre +pieds de neige et douze degrés de glace, je ne puis vivre précisément de +la même manière que quand la sécheresse allume les pins dans les bois, +et que l'on fait des fromages cinq mille pieds au-dessus de moi.</p> + +<p>Il me faut un certain mauvais temps pour agir au-dehors, un autre pour +me promener, un autre pour faire des courses, un autre pour rester +auprès du feu quoiqu'il ne fasse point froid, et un autre encore pour me +placer à la cheminée de la cuisine pendant que l'on fait ces choses du +ménage qui ne sont pas de tous les jours, et que je réserve autant qu'il +se peut pour ces moments-là. Vous voyez qu'afin de vous dire mon plan, +je mêle ce qui est déjà pratiqué à ce qui le sera seulement: je suppose +que j'ai déjà suivi mon genre de vie tel que je commence à le suivre en +effet, et tel que je le dispose pour les autres saisons et pour les +choses encore à faire.</p> + +<p>Je n'osais parler des beaux jours: il faut pourtant le confesser enfin, +je ne les aime pas; je veux dire que je ne les aime plus. Le beau temps +embellit la campagne, il semble y augmenter l'existence; on l'éprouve +généralement ainsi. Mais moi, je suis plus mécontent quand il fait très +beau. J'ai vainement lutté contre ce mal-être intérieur, je n'ai pas été +le plus fort; alors j'ai pris un autre parti beaucoup plus commode, j'ai +éludé le mal que je ne pouvais détruire. Fonsalbe veut bien condescendre +à ma faiblesse: les excès modérés de la table seront pour ces jours sans +nuages, si beaux à tous les yeux, et si accablants aux miens. Ils seront +les jours de la mollesse: nous les commencerons tard, et nous les +passerons aux lumières. S'il se rencontre des choses plaisantes à lire, +des choses d'un certain comique, on les met de côté pour ces +matinées-là. Après le dîner on s'enferme, avec du vin ou du punch. Dans +la liberté de l'intimité, dans la sécurité de l'homme qui n'a jamais à +craindre son propre cœur, trouvant quelquefois insuffisant et tout le +reste et l'amitié elle-même, avides d'essayer un peu cette folie que +nous avons perdue sans être sages, nous cherchons le sentiment actif et +passionné de la chose présente, à la place de ce sentiment exact et +mesuré de toutes choses, de ce concept silencieux qui refroidit l'homme +et surcharge sa faiblesse.</p> + +<p>Minuit arrive ainsi: et l'on est délivré... oui, l'on est délivré du +temps; du temps précieux et irréparable, qu'il est souvent impossible de +ne pas perdre et plus souvent impossible d'aimer.</p> + +<p>Quand on a la tête inquiétée et dérangée par l'imagination, +l'observation, l'étude, par les dégoûts et les passions, par les +habitudes, par la raison, croyez-vous que ce soit une chose si facile +que d'avoir assez de temps, et surtout de n'en avoir jamais trop? Nous +sommes, il est vrai, des solitaires, des campagnards, mais nous avons +nos manies: nous sommes au milieu de la nature, mais nous l'observons. +D'ailleurs, je crois que même dans l'état sauvage, beaucoup d'hommes ont +trop d'esprit pour ne pas s'ennuyer.</p> + +<p>Nous avons perdu les passe-temps d'une société choisie; nous prétendons +nous en consoler en songeant aux ennuis, aux contraintes futiles et +inévitables de la société en général. Cependant n'aurait-on pu parvenir +à ne voir que des connaissances intimes? Que mettrons-nous à la place de +cette manière que les femmes seules peuvent avoir, qu'elles ont dans les +capitales de la France, de cette manière qu'elles rendent si heureuse, +et qui les rend aussi nécessaires à l'homme de goût qu'à l'homme +passionné? C'est par là que notre solitude est profonde, et que nous y +sommes dans le vide des déserts.</p> + +<p>A d'autres égards, je croirais que notre manière de vivre est à peu près +celle qui emploie mieux le temps. Nous avons quitté le mouvement de la +ville; le silence qui nous environne semble d'abord donner à la durée +des heures une constance, une immobilité qui attriste l'homme habitué à +précipiter sa vie. Insensiblement et en changeant de régime, on s'y fait +un peu. En redevenant calme, on trouve que les jours ne sont pas +beaucoup plus longs ici qu'ailleurs. Si je n'avais cent raisons, les +unes assez solides, les autres un peu misérables, de ne point vivre en +montagnard, j'aurais un mouvement égal, une nourriture égale, une +manière égale: sans agitation, sans espoir, sans désir, sans attente; +n'imaginant pas, ne pensant guère, ne voulant rien de plus, et ne +songeant à rien de nouveau, je passerais d'une saison à une autre, et du +temps présent à la vieillesse, comme on passe des longs jours aux jours +d'hiver sans apercevoir leur affaiblissement uniforme: quand la nuit +viendrait, j'en conclurais seulement qu'il faut des lumières; et quand +les neiges commenceraient, je dirais qu'il faut allumer les poêles. De +temps à autre j'apprendrais de vos nouvelles, et je quitterais un moment +ma pipe pour vous répondre que je me porte bien. Je deviendrais content: +je parviendrais à trouver l'anéantissement des jours assez rapide dans +la froide tranquillité des Alpes: je me livrerais à cette suite +d'incuriosité, d'oubli et de lenteur, où repose l'homme des montagnes +dans l'abandon de leurs grandes solitudes.</p> + +<h3><a name="LETTRE_LXXXIX" id="LETTRE_LXXXIX"></a>LETTRE LXXXIX</h3> + +<p class="date">Im., 6 décembre, IX.<br /> +</p> + +<p>J'ai voulu vous annoncer dès le jour même ce moment, jadis si désiré, +qui pourrait faire époque dans ma vie, si j'étais entièrement revenu de +mes songes, ou peut-être si je n'avais rien perdu de leur première +erreur. Je suis tout à fait chez moi: les travaux sont finis. C'est +enfin l'instant de prendre un train de vie qui emploie certaines heures, +et qui fasse oublier les autres: je puis faire ce que je veux, mais le +malheur est que je ne vois pas bien ce que je dois faire.</p> + +<p>C'est cependant une douce chose que l'aisance: on peut tout arranger, +suivre les convenances, choisir et régler. Avec de l'aisance, la raison +peut éviter le malheur dans la vie ordinaire. Les riches seraient +heureux s'ils avaient de l'aisance: mais les riches aiment mieux se +faire pauvres. Je plains celui que des circonstances impérieuses +réduisent à monter sa maison au niveau de ce qu'il possède. Il n'y a +point de bonheur domestique sans une certaine surabondance nécessaire à +la sécurité. Si l'on trouve plus de paix et de bonne humeur dans les +cabanes que dans les palais, c'est que l'aisance est bien plus rare dans +les palais que dans les cabanes. Les malheureux, au milieu de l'or, ne +savent comment vivre! S'ils avaient su borner leurs prétentions et +celles de leur famille, ils auraient tout, car l'or fait tout: mais dans +leurs mains inconsidérées, l'or ne fait rien. Ils le veulent ainsi: que +leurs goûts soient satisfaits! Mais dans notre médiocrité, donnons du +moins d'autres exemples.</p> + +<p>Pour n'être pas vraiment malheureux, il ne faut qu'un bien; on le nomme +raison, sagesse ou vertu. Pour être satisfait, je crois qu'il en faut +quatre, beaucoup de raison, de la santé, quelque fortune, et un peu de +ce bonheur qui consiste à avoir le sort pour soi. A la vérité, chacun de +ces trois autres biens n'est rien sans la raison, et la raison est +beaucoup sans eux. Elle peut les donner enfin, ou consoler de leur +perte; mais eux ne la donnent pas, et ce qu'ils donnent sans elle n'a +qu'un éclat extérieur, une apparence dont le cœur n'est pas longtemps +abusé. Avouons que l'on est bien sur la terre quand on peut et qu'on +sait. Pouvoir sans savoir, est fort dangereux: savoir sans pouvoir, est +inutile et triste.</p> + +<p>Pour moi, qui ne prétends pas vivre, mais seulement regarder la vie, je +ferai bien de me mettre à imaginer du moins le rôle d'un homme. Je veux +passer tous les jours quatre heures dans mon cabinet. J'appellerai cela +du travail; ce n'en est pas un pourtant, car il n'est pas permis de +poser une serrure ou d'ourler un mouchoir le jour du repos, mais on est +très libre de faire un chapitre du <i>Monde primitif</i>. Puisque j'ai résolu +d'écrire, je ne serais pas excusable si je ne le faisais pas +maintenant<a name="FNanchor_92_92" id="FNanchor_92_92"></a><a href="#Footnote_92_92" class="fnanchor">[92]</a>. J'ai tout ce qu'il me faut, loisir, tranquillité, ennui, +bibliothèque bornée, mais suffisante; et au lieu de secrétaire, un ami +qui me fera continuer, et qui soutient qu'en écrivant on peut faire +quelque bien tôt ou tard.</p> + +<p>Avant de m'occuper des faiblesses des hommes, il faut que je vous parle +de la mienne pour la dernière fois. Fonsalbe avec qui je n'aurais pas +d'autres secrets, mais qui ne soupçonne rien de ceci, me fait sentir +tous les jours, et par sa présence, et par nos entretiens où le nom de +sa sœur revient si souvent, combien j'étais éloigné de cet oubli devenu +mon seul asile.</p> + +<p>Il a parlé de moi dans ses lettres à M<sup>me</sup> Del***, et il l'a fait comme +de ma part. Je ne savais comment prévenir cela, ne pouvant en donner à +Fonsalbe aucune raison: mais j'en suis d'autant plus fâché qu'elle aura +dû juger contradictoire que je ne suivisse pas ce que moi-même j'avais +dit.</p> + +<p>Ne trouvez point bizarre l'amertume que je cherche dans ces souvenirs, +et les soins inutiles que je prends pour les éloigner, comme si je +n'étais pas sûr de moi. Je ne suis ni fanatique, ni incertain dans ma +droiture. Mes intentions me resteront soumises, mais ma pensée ne l'est +pas; et si j'ai toute l'assurance de l'homme qui veut ce qu'il doit, +j'ai toute la faiblesse de celui que rien n'a fixé. Cependant je n'aime +point; je suis trop malheureux pour cela. Comment donc se fait-il?... +Vous ne sauriez m'entendre, quand je ne m'entends pas moi-même.</p> + +<p>Il y a bien des années que je la vis, mais comme j'étais destiné à +n'avoir que le songe de mon existence, il en résulta seulement que son +souvenir restait fixé dans ma mémoire, et attaché au sentiment de +continuité de mon être. Voilà pour ces temps dont tout est perdu.</p> + +<p>Le besoin d'aimer était devenu l'existence elle-même, et le sentiment +des choses n'était que l'attente et le pressentiment de cette heure qui +commence la lumière de la vie. Mais si dans le cours insipide de mes +jours, il s'en trouvait un qui parût offrir le seul bien que la nature +contînt alors pour mon cœur, ce souvenir était dans moi comme pour m'en +éloigner. Sans avoir aimé, je me voyais dans une sorte d'impuissance +d'aimer désormais, ainsi que ces hommes en qui une passion profonde a +détruit le pouvoir de sentir une affection nouvelle. Ce souvenir n'était +pas l'amour, puisque je n'y trouvais point de consolation, point +d'aliment: il me laissait dans le vide, et il semblait m'y retenir: il +ne me donnait rien, et il semblait s'opposer à ce qu'il me fût donné +quelque chose. Je restais ainsi sans posséder ni l'ivresse heureuse que +l'amour soutient, ni cette mélancolie amère et voluptueuse dont aiment à +se consumer nos cœurs encore remplis d'un amour malheureux.</p> + +<p>Je ne veux point vous faire la fatigante histoire de mes ennuis. J'ai +caché dans mes déserts ma fortune sinistre: elle entraînerait ce qui +m'environne; elle a manqué vous envelopper vous-même. Vous avez voulu +tout quitter pour devenir triste et inutile comme moi, mais je vous ai +forcé de reprendre vos distractions. Vous avez cru même que j'en avais +aussi trouvé; j'ai entretenu doucement votre erreur. Vous avez su que +mon calme ressemblait au sourire du désespoir, j'aurais voulu que vous +y fussiez plus longtemps trompé: je prenais pour vous écrire le moment +où je riais... où je ris de pitié sur moi-même, sur ma destinée, sur +tant de choses dont je vois les hommes gémir en répétant qu'elles vont +cesser.</p> + +<p>Je vous en dis trop: mais le sentiment de ma destinée m'élève et +m'accable; je ne puis chercher quelque chose en moi, sans y trouver le +fantôme de ce qui ne me sera jamais donné.</p> + +<p>C'est une nécessité qu'en vous parlant d'<i>elle</i>, je sois tout à fait +moi. Je n'entends pas bien quelle réserve je devais m'imposer en cela. +Elle sentait comme moi, une même langue nous était commune; sont-ils si +nombreux ceux qui s'entendent? Cependant je ne me livrais pas à tant +d'illusions. Je vous le répète, je ne veux point vous arrêter sur ces +temps que l'oubli doit effacer, et qui sont déjà dans l'abîme: le songe +du bonheur a passé avec leurs ombres dans la mort de l'homme et des +siècles. Pourquoi ces souvenirs exhalés d'un long trépas? ils viennent +étendre sur les restes vivants de l'homme l'amertume du sépulcre +universel où il descendra tout entier. Je ne cherche point à justifier +ce cœur brisé qui vous est trop bien connu, et qui ne conserve dans ses +ruines que l'inquiétude de la vie. Vous savez ses ennuis, ses espérances +éteintes, ses désirs inexplicables, ses besoins démesurés: ne l'excusez +pas, soutenez-le, relevez ses débris; rendez-lui, si vous en savez les +moyens, et le feu de la vie, et le calme de la raison, tout le mouvement +du génie, et toute l'impassibilité du sage: je ne veux point vous porter +à plaindre ses folies profondes.</p> + +<p>Enfin le hasard le plus inattendu me fit la rencontrer près de la Saône, +dans un jour de tristesse. Cet événement si simple m'étonna pourtant. Je +trouvai de la douceur à la voir quelquefois. Une âme ardente et +tranquille, fatiguée, désabusée, immense, devait fixer l'inquiétude et +le perpétuel supplice de mon cœur. Cette grâce de tout son être, ce fini +inexprimable dans le mouvement, dans la voix!... Je n'aime point: +souvenez-vous-en, et dites-vous bien tout mon malheur.</p> + +<p>Mais ma tristesse devenait plus constante et plus amère. Si M<sup>me</sup> D*** +eût été libre, j'y eusse trouvé le plaisir d'être enfin malheureux à ma +manière: mais elle ne l'était point, et je me retirai avant qu'il me +devînt impossible de supporter ailleurs le poids du temps. Tout +m'ennuyait alors, mais actuellement tout m'est indifférent. Il arrive +même que quelque chose m'amuse; je pouvais donc vous parler de tout +ceci. Je ne suis plus fait pour aimer, je suis éteint. Peut-être +serais-je bon mari; j'aurais beaucoup d'attachement. Je commence à +songer aux plaisirs de l'amour, je ne suis plus digne d'une amante. +L'amour lui-même ne me donnerait plus qu'une femme, et un ami. Comme nos +affections changent! comme le cœur se détruit; comme la vie passe, avant +de finir!</p> + +<p>Je vous disais donc combien j'aimais à être ennuyé avec elle de tout ce +qui fait les <i>délices</i> de la vie: j'aimais bien plus les soirées +tranquilles. Cela ne pouvait pas durer.</p> + +<p>Il m'est arrivé, rarement mais quelquefois, d'oublier que je suis sur la +terre comme une ombre qui s'y promène, qui voit, et ne peut rien saisir. +C'est là ma loi, quand j'ai voulu m'y soustraire, j'en ai été puni: +quand l'illusion commence, mes misères s'aggravent. Je me suis senti à +côté du bonheur, j'en ai été épouvanté. Peut-être ces cendres que je +crois éteintes se seraient-elles ranimées. Il fallut partir.</p> + +<p>Maintenant je suis dans un vallon perdu. Je m'attache à oublier de +vivre. J'ai cherché le thé pour m'affaiblir, et jusqu'au vin pour +m'égarer. Je bâtis, je cultive; je me joue avec tout cela. J'ai trouvé +quelques bonnes gens, et je compte aller au <i>cabaret</i><a name="FNanchor_93_93" id="FNanchor_93_93"></a><a href="#Footnote_93_93" class="fnanchor">[93]</a> pour découvrir +des hommes: je me lève tard, je me couche tard; je suis lent à manger; +je m'occupe de tout; j'essaie de toutes les attitudes; j'aime la nuit; +je presse le temps, je dévore mes heures froides, je suis avide de les +voir dans le passé.</p> + +<p>Fonsalbe est son frère: nous parlons d'elle, je ne puis l'en empêcher, +il l'aime beaucoup. Fonsalbe sera mon ami: je le veux, il est isolé. Je +le veux aussi pour moi: sans lui, que deviendrais-je? Mais il ne saura +pas combien l'idée de sa sœur est présente dans ces solitudes. Ces +gorges sombres! ces eaux romantiques! elles étaient muettes, elles le +seront toujours: cette idée n'y met point la paix de l'oubli du monde, +mais l'abandon des déserts. Un soir nous étions sous les pins: leurs +cimes agitées étaient remplies des sons de la montagne, nous parlions, +il la pleurait! Mais un frère a des larmes.</p> + +<p>Je ne fais point de serments, je ne fais point de vœux: je méprise ces +protestations si vaines, cette éternité que l'homme croit ajouter à ses +passions d'un jour. Je ne promets rien, je ne sais rien, tout passe, +tout homme change: mais je me trompe bien moi-même, ou il ne m'arrivera +pas d'aimer. Quand le dévot a rêvé sa béatitude, il n'en cherche plus +dans le monde terrestre; et s'il vient à perdre ses sublimes illusions, +il ne trouve aucun charme dans les choses trop inférieures aux premiers +songes.</p> + +<p>Et elle traînera la chaîne de ses jours avec cette force désabusée, avec +ce calme de la douleur qui lui va si bien. Plusieurs de nous seraient +peut-être moins à leur place s'ils étaient moins loin d'être heureux. +Cette vie passée dans l'indifférence au milieu de tous les agréments de +la vie, et dans l'ennui avec une santé inaltérable; ces chagrins sans +humeur, cette tristesse sans amertume, ce sourire des peines cachées; +cette simplicité qui abandonne tout quand on pourrait tout prétendre, +ces regrets sans plainte, cet abandon sans effort, ce découragement dont +on dédaigne l'affliction; tant de biens négligés, tant de pertes +oubliées, tant de facultés dont on ne veut plus rien faire: tout cela +est plein d'harmonie, et n'appartient qu'à elle. Contente, heureuse, +possédant tout ce qui semblait lui être dû, peut-être eût-elle moins été +elle-même. L'adversité est bonne à qui la porte ainsi: et je suppose que +le bonheur vînt maintenant, qu'en ferait-elle? il n'est plus temps.</p> + +<p>Que lui reste-t-il? Que nous restera-t-il dans cet abandon de la vie, +seule destinée qui nous soit commune? Quand tout échappe jusqu'aux rêves +de nos désirs; quand le songe de l'aimable et de l'honnête vieillit +lui-même dans notre pensée incertaine; quand l'image sublime de +l'harmonie dans sa grâce idéale, descend des lieux célestes, s'approche +de la terre et se trouve enveloppée de brumes et de ténèbres; quand rien +ne subsiste de nos besoins, de nos affections, de nos espérances; quand +nous passons nous-mêmes avec la fuite invariable des choses, et dans +l'inévitable instabilité du monde! mes amis, mes seuls amis, Elle que +j'ai perdue, Vous qui vivez loin de moi, vous qui seuls me donnez encore +le sentiment de la vie! Que nous restera-t-il, et que sommes-nous?</p> + +<p>S'il ne peut rester de nos sentiments fugitifs que le sentiment +accablant de leur mobilité; cherchons ce vrai immuable, seule conception +qui soutienne l'âme fatiguée du délire de nos espérances, plus navrée +encore et plus étonnée d'elle-même quand elle a perdu leur amertume. La +justice seule est évidente à tous; elle l'est à leur dernier comme à +leur premier moment: sa lumière ne changera pas. Vous la suivez en paix, +je la cherche dans mon inquiétude; et cette union du moins ne nous sera +pas ôtée.</p> + +<h3><a name="SUPPLEMENT_DE_1833" id="SUPPLEMENT_DE_1833"></a>SUPPLÉMENT DE 1833</h3> + +<h3><a name="LETTRE_XC" id="LETTRE_XC"></a>LETTRE XC<a name="FNanchor_94_94" id="FNanchor_94_94"></a><a href="#Footnote_94_94" class="fnanchor">[94]</a></h3> + +<p class="date">Imenstròm, 28 juin, X.<br /> +</p> + +<p>La sœur de Fonsalbe est ici, elle est venue sans être attendue, et dans +le dessein de rester seulement quelques jours avec son frère.</p> + +<p>Vous la trouveriez à présent aussi aimable, aussi remarquable, et plus +peut-être qu'elle ne le fut jamais. Cette apparition inopinée, le +changement des temps, d'ineffaçables souvenirs, les lieux, la saison, +tout semblait d'accord. Et il faut vous dire que s'il peut être une +beauté plus accomplie aux yeux d'un artiste, aucune ne réunirait +davantage ce qui fait généralement pour moi le charme des femmes.</p> + +<p>Nous ne pouvions ici la recevoir comme vous l'eussiez fait à Bordeaux; +mais, au pied de nos montagnes, il nous restait à nous arranger selon la +circonstance. On devait faucher deux prés, le soir, jusqu'à une heure +assez avancée, puis, de grand matin, pour éviter entièrement l'ardeur du +jour. J'avais déjà eu le projet de donner, dans cette occasion, quelque +encouragement à mes travailleurs: des musiciens furent appelés de Vevey +et de Lausanne. Une collation, ou, si on veut, un souper champêtre +commençant à minuit, et assez varié pour être du goût des faucheurs +mêmes, fut destiné à remplir l'intervalle entre les travaux du soir et +ceux du lendemain.</p> + +<p>Il arriva qu'un peu avant la fin du jour je passai devant un escalier de +six à sept marches. Elle était au-dessus; elle prononça mon nom. C'était +bien sa voix, mais avec quelque chose d'imprévu, d'inaccoutumé, de tout +à fait inimitable. Je regardai sans répondre, sans savoir que je ne +répondais pas. Une demi-jour fantastique, un voile aérien, un brouillard +l'environnait. C'était une forme indécise qui faisait presque +disparaître tout vêtement; c'était un parfum de beauté idéale, une +illusion voluptueuse, ayant un instant d'inconcevable vérité. Ainsi +devait finir mon erreur enfin connue. Il est donc vrai, me disais-je +deux pas plus loin, cet attachement tenait de la passion: le joug a +existé. De cette faiblesse ont dépendu d'autres incertitudes. Ces +années-là sont irrévocables; mais aujourd'hui demeure libre, aujourd'hui +est encore à moi.</p> + +<p>Je m'absentai, en prévenant Fonsalbe. Je m'avançai vers le haut de la +vallée. Je marchais sans bruit dans ma préoccupation attentive. J'étais +fortement averti; mais le prestige me suivait, et la puissance du passé +me paraissait invincible. Toutes ces idées d'aimer et de n'être plus +seul m'inondaient dans la tranquille obscurité d'un lieu désert. Il y +eut un moment où j'aurais dit, comme ceux dont plus d'une fois j'ai +condamné la mollesse: La posséder et mourir!</p> + +<p>Cependant, se figurer dans le silence que demain tout peut finir sur la +terre, c'est en même temps apprécier d'un regard plus ferme ce qu'on a +fait et ce qu'on doit faire des dons de la vie. Ce que j'en ai fait! +jeune encore, je m'arrête au moment fatal. Elle et le désert, ce serait +le triomphe du cœur. Non, l'oubli du monde, et sans elle, voilà ma loi. +L'austère travail et l'avenir!</p> + +<p>Je me trouvais placé au détour de la vallée; entre les rocs d'où le +torrent se précipite, et les chants que j'avais moi-même ordonnés: ils +commençaient au loin. Mais ces bruits de fête, le simple mouvement de +l'air les dissipait par intervalles, et je savais l'instant où ils +cesseraient. Le torrent au contraire subsistait dans sa force, +s'écoulant, mais s'écoulant toujours, à la manière des siècles. La fuite +de l'eau est comme la fuite de nos années. On l'a beaucoup redit; mais +dans plus de mille ans, on le redira: le cours de l'eau restera, pour +nous, l'image la plus frappante de l'inexorable passage des heures. Voix +du torrent au milieu des ombres, seule voix solennelle sous la paix des +cieux, sois seule entendue!</p> + +<p>Rien n'est sérieux s'il ne peut être durable. Vues de haut, que sont les +choses d'ont nous séparera notre dernier souffle? Hésiterai-je entre une +rencontre du hasard et les fins de ma destinée, entre une séduisante +fantaisie et le juste, le généreux emploi des forces de la pensée? Je +céderais à l'idée d'un lien imparfait, d'une affection sans but, d'un +plaisir aveugle! Ne sais-je pas les promesses, qu'en devenant veuve, +elle a faites à sa famille? Ainsi l'union entière se trouve interdite; +ainsi la question est simple, et ne doit plus m'arrêter. Qu'y aurait-il +de digne de l'homme dans l'amusement trompeur d'un stérile amour? +Consacrer au seul plaisir les facultés de la vie, c'est se livrer +soi-même à l'éternelle mort. Quelque fragiles que soient ces facultés, +j'en suis responsable: il faut qu'elles portent leurs fruits. Ces +bienfaits de l'existence, je les conserverai, je les honorerai, je ne +veux du moins m'affaiblir au-dedans de moi qu'à l'instant inévitable. +Profondeurs de l'espace, serait-ce en vain qu'il nous est donné de vous +apercevoir? La majesté de la nuit répète d'âge en âge: malheur à toute +âme qui se complaît dans la servitude!</p> + +<p>Sommes-nous faits pour jouir ici de l'entraînement des désirs? Après +cette attente, après les succès, que dirons-nous de la satisfaction de +quelques journées? Si la vie n'est que cela, elle n'est rien. Un an, dix +ans de volupté, c'est un futile amusement, et une trop prompte amertume! +Que restera-t-il de ces désirs, quand les générations souffrantes ou +follement distraites passeront sur nos cendres? Comptons pour peu de +chose ce qui se dissipe rapidement. Au milieu du grand jeu du monde, +cherchons un autre partage: c'est de nos fortes résolutions que quelque +effet subsistera peut-être.—L'homme est périssable.—Il se peut, mais +périssons en résistant, et, si le néant nous est réservé, ne faisons pas +que ce soit une justice.</p> + +<p>Vous le savez, je me décourageais, croyant que mes dispositions +changeaient déjà. Trop facilement je m'étais persuadé que ma jeunesse +n'était plus. Mais ces différences avaient eu pour cause, comme je crois +vous l'avoir dit depuis, des erreurs de régime, et cela est en grande +partie réparé. J'avais mal observé la mobilité qui me caractérise, et +qui contribue à mes incertitudes. C'est constamment une grande +inconstance, bien plus dans les impressions que dans les opinions, ou +même dans les penchants. Elle ne tient pas aux progrès des années; elle +redevient ce qu'elle était. L'habitude de me contenir et de réprimer +d'abord tous mes mouvements intérieurs m'en avait laissé méconnaître +souvent moi-même les oppositions. Mais, je le vois, à quarante ans de +distance, je ne différerai pas plus que cent fois je n'ai différé d'un +quart d'heure à l'autre. Ainsi est agitée, au milieu de l'air, la cime +d'un arbre trop flexible; et, si vous la regardez à une autre époque, +vous la verrez céder encore, mais céder de même.</p> + +<p>Chaque incident, chaque idée qui survient, les moindres détails +opportuns ou incommodes, quelques souvenirs, de légères craintes, toutes +ces émotions fortuites peuvent changer, à mes yeux, l'aspect du monde, +l'appréciation de nos facultés et la valeur de nos jours. Tandis qu'on +me parle de choses indifférentes, et que j'écoute avec tranquillité, +avec indolence; tandis que me reprochant ma froideur dans ces +conversations, je sais gré à ceux qui me la pardonnent, j'ai passé +plusieurs fois du dégoût de cette existence si bornée que tout +embarrasse et tout inquiète, au sentiment non moins naturel de la +curieuse variété des choses, ou de l'amusante sagacité qui nous appelle +à en jouir quelque temps encore. Néanmoins ce qui me paraît si +facilement offrir un autre aspect, c'est moins l'ensemble du grand +phénomène que chaque conséquence relative à nous, et moins l'ordre +général que ma propre aptitude. Cet ordre visible a deux faces; l'une +nous captive, et l'autre nous déconcerte: tout dépend d'une certaine +confiance en nous-mêmes. Sans cesse elle me manque, et elle renaît sans +cesse. Nous sommes si faibles, mais notre industrie a tant de dextérité! +Un hasard favorable, un vent plus doux, un rayon de lumière, le +mouvement d'une herbe fleurie, les gouttes de la rosée me disent que je +m'arrangerai de toute chose. Mais les nuages se rapprochent, le +bouvreuil ne chante plus, une lettre se fait attendre, ou dans mes +essais quelque pensée mal rendue restera inutile; je ne vois plus alors +que des obstacles, des lenteurs, de sourdes résistances, des desseins +trompés, les déplaisirs des heureux, les souffrances de la multitude, +et me voici le jouet de la force qui nous brisera tous.</p> + +<p>Du moins cette mobilité n'est pas de nature à ébranler les principes de +conduite. Il n'importe même que le but se présente seulement comme +vraisemblable, s'il est unique. Affermis en un sens, n'attendons pas +d'autres clartés: nous pouvons marcher dans les sentiers peu connus. +Ainsi tout se décide. Je suis ce que j'étais: si je le veux, je serai ce +que je pouvais être. Certainement c'est peu de chose; mais enfin ne +descendons plus au-dessous de nous-mêmes.</p> + +<p class="date">30 juin.<br /> +</p> + +<p>Je vous écris longuement. Je dis en beaucoup de paroles ce que j'aurais +pu vous apprendre en trois lignes, mais c'était ma manière, et +d'ailleurs j'ai du loisir. Rien ne m'occupe, rien ne m'attache; je me +sens encore suspendu dans le vide. Il me faut, je pense, un jour de +plus, un seul. Cela finira puisque je l'ai résolu; mais à présent tout +me semble attristé. Je ne suis pas indécis, mais ému jusqu'à une sorte +de stupeur et de lassitude. Je continue ma lettre pour m'appuyer sur +vous.</p> + +<p class="top5">Je restai seul quelque temps encore. Déjà j'étais moins étranger à la +tranquille harmonie de la nature. Je rentrai pendant le souper avant que +les chants cessassent.</p> + +<p>Désormais n'attendez plus de moi, ni une paresse inexcusable, ni +l'ancienne irrésolution. La santé et l'aisance sont des facilités qu'on +ne réunit pas toujours: je les possède, et j'en ferai usage. Que cette +déclaration devienne ma règle. Si je parle aux hommes de leurs +faiblesses volontaires, ne convient-il pas que je ne m'en permette +aucune? Vous savez que jadis j'ai eu, dans mes vains projets, quelques +velléités africaines. Mais à cette époque, tout s'est accordé pour +rendre impraticable un dessein que d'ailleurs il aurait fallu mûrir +davantage, et maintenant il serait tard pour se livrer aux études qui en +prépareraient l'exécution.</p> + +<p>Que faire donc? Je crois définitivement qu'il ne m'est donné que +d'écrire.—Sur quels sujets?—Déjà vous le savez à peu près.—D'après +quel modèle?—Assurément je n'imiterai personne, à moins que ce ne soit +par une sorte de caprice, et dans un court passage. Je crois très +déplacé de prendre la manière d'un autre, si on peut en avoir une à soi. +Quant à celui qui n'a pas la sienne, c'est-à-dire qui n'est jamais +entraîné, jamais inspiré, à quoi lui sert d'écrire?—Quel style +enfin?—Ni rigoureusement classique, ni inconsidérément libre. Pour +mériter d'être lu, il faut observer les convenances réelles.—Mais qui +en jugera?—Moi apparemment. N'ai-je pas lu les auteurs qui +travaillèrent avec circonspection, comme ceux qui écrivirent avec plus +d'indépendance? C'est à moi de prendre, selon mes moyens, un milieu qui +convienne, d'un côté à mon sujet ou à mon siècle, et de l'autre à mon +caractère, sans manquer à dessein aux règles admises, mais sans les +étudier expressément.—Quelles seront les garanties de succès?—Les +seules naturelles. S'il ne suffit pas de dire des choses vraies, et de +s'efforcer de les exposer d'une manière persuasive, je n'aurai point de +succès: voilà tout. Je ne crois pas qu'il soit indispensable d'être +approuvé de son vivant, à moins qu'on ne se voie condamné au malheur +d'attendre de sa plume ses moyens de subsistance.</p> + +<p>Passez les premiers, vous qui demandez de la gloire présente, de la +gloire de salon. Passez, hommes de société, hommes considérables dans +les pays où tout dépend de ces accointances, vous qui êtes féconds en +idées du jour, en livres de parti, en expédients pour produire de +l'effet, et qui, même après avoir tout adopté, tout quitté, tout repris, +tout usé, trouvez encore à esquisser quelques pamphlets indécis, afin de +faire dire: le voilà avec ses mots expressifs et ingénieusement accolés, +bien qu'un peu rebattus. Passez les premiers, hommes séduisants et +séduits, car enfin vous passerez vite, et il est bon que vous ayez votre +temps; montrez-vous donc aujourd'hui dans votre adresse et votre +prospérité.</p> + +<p>Ne serait-on pas à peu près sûr de rendre un ouvrage utile, sans le +déshonorer par des intrigues pour hâter la célébrité de l'auteur? +Restez-vous dans la retraite, ou même vivez-vous sans bruit dans une +capitale; enfin, votre nom est-il inconnu, et votre livre ne +s'écoule-t-il pas? Qu'un certain nombre d'exemplaires en soient déposés +dans les principales bibliothèques, ou envoyés, sans en demander compte, +à des libraires dans les grandes villes; tôt ou tard cet écrit sera mis +à sa place avec autant de vraisemblance que si vous aviez mendié des +suffrages.</p> + +<p>Ainsi ma tâche est indiquée. Il ne me reste plus qu'à la remplir, si ce +n'est avec bonheur, avec éclat, du moins avec quelque zèle et quelque +dignité. Je renonce à diverses choses, me bornant presque à éviter la +douleur. Serai-je à plaindre dans la retraite, ayant l'activité, +l'espérance et l'amitié? Etre occupé sans devenir trop laborieux +contribue essentiellement à la paix de l'âme, de tous les biens le moins +illusoire. On n'a plus besoin de plaisirs, puisque les avantages les +plus simples donnent des jouissances: c'est ainsi que tant d'hommes +bien portants s'accommodent des aliments les moins recherchés.</p> + +<p>Qui ne voit que l'espérance est préférable aux souvenirs? Dans notre +vie, continuel passage, l'avenir importe seul: ce qui est arrivé +disparaît, et le présent même nous échappe s'il ne sert de moyen. +D'agréables traces du passé ne me paraissent un grand avantage que pour +les imaginations faibles, qui, après avoir été un peu vives, deviennent +débiles. Ces hommes-là, s'étant figuré les choses autrement qu'elles ne +doivent être, se sont passionnés. L'épreuve les a désabusés; ne pouvant +plus imaginer avec exagération, ils n'imaginent plus. Les fictions +vraies pour ainsi dire leur étant interdites, ils auraient besoin de +riants souvenirs; sans cela nulle pensée ne les flatte. Mais celui dont +l'imagination est puissante et juste peut toujours se faire une idée +assez positive des divers biens, lorsque le sort lui laisse du calme: il +n'est pas au nombre de ceux qui ne connaissent en cela que ce qu'ils ont +appris anciennement.</p> + +<p>Il me restera pour la douceur journalière de la vie notre correspondance +et Fonsalbe: ces deux liens me suffiront. Jusque dans nos lettres, +cherchons le vrai sans pesantes dissertations comme sans systèmes +opiniâtres: invoquons le vrai immuable. Quelle autre conception +soutiendrait l'âme, fatiguée quelquefois de ses vagues espérances, mais +bien plus étonnée d'elle-même, bien plus délaissée quand elle a perdu et +les langueurs, et les délices de cette active incertitude. La justice du +moins a son évidence. Généralement vous recevez en paix les lumières +morales; je les poursuis dans mon inquiétude: notre union subsistera.</p> + +<p>On n'est pas encore parvenu à se procurer l'autre partie des lettres +d'Oberman. On n'a recueilli que le fragment suivant qui s'est trouvé +sans date.</p> + +<h3><span class="smcap"><a name="Derniere_partie_dune_lettre" id="Derniere_partie_dune_lettre"></a>Dernière partie d'une lettre</span></h3> + +<h4><span class="smcap">Sans Date Connue</span></h4> + +<p>...Que d'infortunés auront dit, de siècle en siècle, que les fleurs nous +ont été accordées pour couvrir notre chaîne, pour nous abuser tous au +commencement, et contribuer même à nous retenir jusqu'au terme! Elles +font plus, mais assez vainement peut-être: elles semblent indiquer ce +que nulle tête mortelle n'approfondira.</p> + +<p>Si les fleurs n'étaient que belles sous nos yeux, elles séduiraient +encore; mais quelquefois leur parfum entraîne, comme une heureuse +condition de l'existence, comme un appel subit, un retour à la vie plus +intime. Soit que j'aie chercher ces émanations invisibles, soit surtout +qu'elles s'offrent, qu'elles surprennent, je les reçois comme une +expression forte, mais précaire, d'une pensée dont le monde matériel +renferme et voile le secret.</p> + +<p>Les couleurs aussi doivent avoir leur éloquence: tout peut être symbole. +Mais les odeurs sont plus pénétrantes, sans doute parce qu'elles sont +plus mystérieuses, et que s'il nous faut dans notre conduite ordinaire +de palpables vérités, les grands mouvements de l'âme ont pour principe +une vérité d'un autre ordre, le vrai essentiel, et cependant +inaccessible dans nos voies chancelantes.</p> + +<p>Jonquille! violette! tubéreuse! vous n'avez que des instants afin de ne +pas accabler notre faiblesse, ou peut-être pour nous laisser dans +l'incertitude où s'agite notre esprit, tantôt généreux, tantôt +découragé. Non, je n'ai vu ni le sindrimal du Ceylan, ni le gulmikek de +Perse, ni le pé-gé-hong de la Chine méridionale, mais ce serait assez de +la jonquille ou du jasmin pour me faire dire que, tels que nous sommes, +nous pourrions séjourner dans un monde meilleur.</p> + +<p>Que veux-je? Espérer, puis n'espérer plus, c'est être ou n'être plus: +voilà l'homme, sans doute. Mais comment se fait-il qu'après les chants +d'une voie émue, après les parfums des fleurs, et les soupirs de +l'imagination, et les élans de la pensée, il faille mourir?</p> + +<p>Et il se peut que le sort le voulant ainsi, on entende s'approcher +secrètement une femme remplie de grâce aimante, et que derrière quelque +rideau, mais sûre d'être bien visible, à cause des rayons du couchant, +elle se montre sans autre voile pour la première fois, se recule vite, +et revienne d'elle-même, en souriant de sa voluptueuse résolution. Mais +ensuite il faudra vieillir. Où sont aujourd'hui les violettes qui +fleurirent pour d'anciennes générations?</p> + +<p>Il est deux fleurs silencieuses en quelque sorte, et à peu près dénuées +d'odeur, mais qui, par leur attitude assez durable, m'attachent à un +point que je ne saurais dire. Les souvenirs qu'elles suscitent ramènent +fortement au passé, comme si ces liens des temps annonçaient des jours +heureux. Ces fleurs simples, ce sont le barbeau des champs, et la hâtive +pâquerette, la marguerite des prés.</p> + +<p>Le barbeau est la fleur de la vie rurale. Il faudrait le revoir dans la +liberté des loisirs naturels, au milieu des blés, au bruit des fermes, +au chant des coqs (O), sur le sentier des vieux cultivateurs: je ne +voudrais pas répondre que cela quelquefois n'allât jusqu'aux larmes.</p> + +<p>La violette et la marguerite des prés sont rivales. Même saison, même +simplicité. La violette captive dès le premier printemps; la pâquerette +se fait aimer d'année en année. Elles sont l'une à l'autre ce qu'est un +portrait, ouvrage du pinceau, à côté d'un buste en marbre. La violette +rappelle le plus pur sentiment de l'amour: tel il se présente à des +cœurs droits. Mais enfin cet amour même, si persuasif et si suave, n'est +qu'un bel accident de la vie. Il se dissipe tandis que la paix des +campagnes nous reste jusqu'à la dernière heure. La marguerite est le +signe patriarcal de ce doux repos.</p> + +<p>Si j'arrive à la vieillesse, si, un jour, plein de pensées encore, mais +renonçant à parler aux hommes, j'ai auprès de moi un ami pour recevoir +mes adieux à la terre, qu'on place ma chaîne sur l'herbe courte, et que +de tranquilles marguerites soient là devant moi, sous le soleil, sous le +ciel immense, afin qu'en laissant la vie qui passe je retrouve quelque +chose de l'illusion infinie.</p> + +<h3><a name="SUPPLEMENT_DE_1840" id="SUPPLEMENT_DE_1840"></a>SUPPLÉMENT DE 1840</h3> + +<h3><a name="LETTRE_XCI" id="LETTRE_XCI"></a>LETTRE XCI</h3> + +<p class="date">Sans date connue<a name="FNanchor_95_95" id="FNanchor_95_95"></a><a href="#Footnote_95_95" class="fnanchor">[95]</a>.<br /> +</p> + +<p>Je ne vous ai jamais conté l'embarras où je me suis vu, un jour que je +voulais franchir les Alpes d'Italie.</p> + +<p>Je viens de me rappeler fortement cette circonstance, en lisant quelque +part: «Nous n'avons peut-être reçu la vie présente que pour rencontrer, +malgré nos faiblesses, des occasions d'accomplir avec énergie ce que le +moment veut de nous.» Ainsi, employer toutes ses forces à propos, et +sans passion comme sans crainte, ce serait être pleinement homme. On a +rarement ce bonheur. Quant à moi, je ne l'ai éprouvé qu'à demi dans ces +montagnes, puisqu'il ne s'agissait que de mon propre salut.</p> + +<p>Je ne pourrai vous rendre compte de l'événement qu'avec des détails tout +personnels: il ne se compose pas d'autre chose.</p> + +<p>J'allais à la cité d'Aoste et j'étais déjà dans le Valais, lorsque +j'entendis un étranger dire, dans l'auberge, qu'il ne se hasarderait +point à passer sans guide le Saint-Bernard. Je résolus aussitôt de le +passer seul: je prétendis que d'après la disposition des gorges, ou la +direction des eaux, j'arriverais à l'hospice en devançant les muletiers, +et en ne prenant d'eux aucun renseignement.</p> + +<p>Je sortis de Martigny à pied par un temps très beau. Impatient de voir +du moins dans l'éloignement quelque site curieux, je marchais d'autant +plus vite qu'au-dessus de Saint-Branchier je n'apercevais rien de +semblable. Arrivé à Liddes, je me figurai que je ne trouverais plus +avant l'hospice aucune espèce d'hôtellerie. Celle de Liddes avait épuisé +sa provision de pain, et n'était pourvue d'aucun légume. Il y restait +uniquement un morceau de mouton, auquel je ne touchai pas. Je pris peu +de vin; mais, à cette heure inusitée, il n'en fallut pas plus pour me +donner un tel besoin d'ombre et de repos, que je m'endormis derrière +quelques arbustes.</p> + +<p>J'étais sans montre, et au moment de mon réveil je ne soupçonnai pas que +j'eusse demeuré là plusieurs heures. Quand je me remis en chemin, ce fut +avec la seule idée d'arriver au but: je n'avais plus d'autre espérance. +La nature n'encourage pas toujours les illusions que pourtant elle nous +destina. Aucune diversion ne s'offrait, ni la beauté des vallées, ni la +singularité des costumes, ni même l'effet de l'air accoutumé des +montagnes. Le ciel avait entièrement changé d'aspect. De sombres nuages +enveloppaient les cimes dont je m'approchais; toutefois cela ne put me +désabuser à l'égard de l'heure; puisque à cette élévation ils s'amassent +souvent avec promptitude.</p> + +<p>Peu de minutes après, la neige tombait en abondance. Je passai au +village de Saint-Pierre, sans questionner personne. J'étais décidé à +poursuivre mon entreprise, malgré le froid, et bien qu'au-delà il +n'existât plus de chemin tracé. De toute manière, il n'était plus +question de se diriger avec quelque certitude. Je n'apercevais les +rochers qu'à l'instant d'y toucher, mais je n'en cherchais d'autre cause +que l'épaisseur du nuage et de la neige. Quand l'obscurité fut assez +grande pour que la nuit seule pût l'expliquer, je compris enfin ma +situation.</p> + +<p>La glace vive au pied de laquelle j'arrivai, ainsi que le manque de +toute issue praticable pour des mulets, me prouvèrent que j'étais hors +de la voie. Je m'arrêtai, comme pour délibérer à loisir; mais un total +engourdissement des bras m'en dissuada aussitôt. S'il devenait +impraticable d'attendre le jour dans le lieu où j'étais parvenu, il +semblait également impossible de trouver le monastère, dont me +séparaient peut-être des abîmes. Un seul parti se présenta, de consulter +le bruit de l'eau, afin de me rapprocher du courant principal qui, de +chute en chute, devait passer auprès des dernières habitations que +j'eusse vues en montant. A la vérité j'étais dans les ténèbres, et au +milieu de roches dont j'aurais eu peine à sortir en plein jour. +L'évidence du danger me soutint. Il fallait ou périr, ou se rendre sans +trop de retard au village qui devait être distant de près de trois +lieues.</p> + +<p>J'eus assez promptement un succès; j'arrivai au torrent qu'il importait +de ne plus quitter. Si je m'étais engagé de nouveau dans les roches, +peut-être n'aurais-je pas su en redescendre. Nivelé à demi par l'effet +de siècles, le lit de la Drance devait présenter une aspérité moins +redoutable en quelques endroits que les continuelles anfractuosités des +masses voisines. Alors s'établit la lutte contre les obstacles; alors +commença la jouissance toute particulière que suscitait la grandeur du +péril. J'entrai dans le courant bruyant et inégal, avec la résolution de +le suivre jusqu'à ce que cette tentative hasardeuse se terminât ou par +quelque accident tout à fait grave, ou par la vue d'une lumière au +village. Je me livrai ainsi au cours de cette onde glaciale. Quand elle +tombait de haut, je tombais avec elle. Une fois la chute fut si forte +que je croyais le terme arrivé, mais un bassin assez profond me reçut. +Je ne sais comment j'en sortis: il me semble que les dents, à défaut des +mains, saisirent quelque avance de roche. Quant aux yeux, ils n'étaient +guère utiles, et je les laissais, je crois, se fermer lorsque +j'attendais un choc trop violent. J'avançais avec une ardeur que nulle +lassitude ne paraissait devoir suspendre, heureux apparemment de suivre +une impulsion fixe, de continuer un effort sans incertitude. Commençant +à me faire à ces mouvements brusques, à cette sorte d'audace, j'oubliais +le village de Saint-Pierre, seul asile auquel je pusse atteindre, +lorsqu'une clarté me l'indiqua. Je la vis avec une indifférence qui, +sans doute, tenait plus de l'irréflexion que du vrai courage, et +néanmoins je me rendis, comme je pus, à cette demeure dont les habitants +étaient auprès du feu. Un coin manquait au volet de la petite fenêtre de +leur cuisine: je dus la vie à cet incident.</p> + +<p>C'était une auberge comme on en rencontre dans les montagnes. +Naturellement il y manquait beaucoup de choses, mais j'y trouvai des +soins dont j'avais besoin. Placé à l'angle intérieur d'une vaste +cheminée, principale pièce de la maison, je passai une heure, ou +davantage, dans l'oubli de cet état d'exaltation dont j'avais entretenu +le singulier bonheur. Nul et triste depuis ma délivrance, je fis ce +qu'on voulut: on me donna du vin chaud, ne sachant pas que j'avais +surtout besoin d'une nourriture plus solide.</p> + +<p>Un de mes hôtes m'avait vu gravir la montagne vers la fin du jour +pendant ces bourrasques de neige que redoutent les montagnards mêmes, et +il avait dit ensuite dans le village: «Il a passé ce soir un étranger +qui allait là-haut; de ce temps-ci, c'est autant de mort.» Lorsque plus +tard ces braves gens reconnurent qu'effectivement j'eusse été perdu sans +le mauvais état de leur volet, un d'eux s'écria en patois: «Mon Dieu, ce +que c'est que de nous!»</p> + +<p>Le lendemain on m'apporta mes vêtements bien sèches et à peu près +réparés; mais je ne pus me défaire d'un frisson assez fort, et +d'ailleurs plusieurs pieds de neige sur le sol s'opposaient à ce que je +me remisse volontiers en route. Je passai la moitié de la journée chez +le curé de cette faible bourgade, et je dînai avec lui: je n'avais pas +mangé depuis quarante et quelques heures. Le jour suivant, la neige +ayant disparu sous le soleil du matin, je franchis sans guide les cinq +lieues difficiles, et les symptômes de fièvre me quittèrent pendant ma +marche. A l'hospice, où je fus bien accueilli, j'eus néanmoins le +malheur de ne pas tout approuver. Je trouvais déplacée une variété de +mets qu'en des lieux semblables je ne qualifiais pas d'hospitalité +attentive, mais de recherche; et il me sembla aussi que dans la +chapelle, cette église de la montagne, une simplicité plus solennelle +eût mieux convenu que la prétention des enjolivements. Je restai le soir +au petit village de Saint-Remi, en Italie. Le torrent de la Doire se +brise contre un angle des murs de l'auberge. Ma fenêtre resta ouverte, +et, toute la nuit, ce fracas m'éveilla ou m'assoupit alternativement, à +ma grande satisfaction.</p> + +<p>Plus bas, dans la vallée, je rencontrai des gens chargés de ces goîtres +énormes qui m'avaient beaucoup frappé de l'autre côté du Saint-Bernard, +à l'époque de mes premières incursions dans le Valais. A un quart de +lieue de Saint-Maurice, il est un village tellement garanti des vents +froids par sa situation très remarquable, que des lauriers ou des +grenadiers pourraient y subsister sans autre abri en toute saison; mais +assurément les habitants n'y songent guère. Trop bien préservés des +frimas, et dès lors affligés de crétinisme, ils végètent indifférents au +pied de leurs immenses rochers, ne sachant pas même ce que c'est que ce +mouvement des étrangers qui passent à si peu de distance de l'autre côté +du fleuve. Je résolus d'aller voir de plus près, en redescendant vers la +Suisse, ces hommes endormis dans une lourde ignorance, pauvres sans le +savoir, et infirmes sans précisément souffrir: je crois ces infortunés +plus heureux que nous.</p> + +<p class="top5">Sans l'exactitude scrupuleuse de mon récit, il serait si peu susceptible +d'intérêt, que votre amitié même ne lui en trouverait pas. Pour moi, je +ne me rappelle que trop une fatigue que je ne ressentais pas alors, mais +qui m'a privé sans retour de la fermeté des pieds. J'oublierai moins +encore que, jusqu'à présent, les deux heures de ma vie où je fus le plus +animé, le moins mécontent de moi-même, le moins éloigné de l'enivrement +du bonheur, ont été celles où, pénétré de froid, consumé d'efforts, +consumé de besoin, poussé quelquefois de précipices en précipices avant +de les apercevoir et n'en sortant vivant qu'avec surprise, je me disais +toujours, et je disais simplement dans ma fierté sans témoins: Pour +cette minute encore, je veux ce que je dois, je fais ce que je veux.</p> + +<h3><a name="NOTES_DE_LEDITION_DE_1833" id="NOTES_DE_LEDITION_DE_1833"></a>NOTES DE L'EDITION DE 1833</h3> + +<p><span class="smcap">Note A</span> (<a href="#OBSERVATIONS"><i>Observations</i></a>)</p> + +<p>Oberman a besoin d'être un peu deviné. Il est loin, par exemple, de +prendre un parti définitif sur plusieurs questions qu'il aborde; mais +peut-être conclut-il davantage dans la suite de ses lettres. Jusqu'à +présent cette seconde partie manque presque entière.</p> + +<p><span class="smcap">Note B</span> (<a href="#LETTRE_II"><i>Lettre II</i></a>, p. 30<a name="FNanchor_96_96" id="FNanchor_96_96"></a><a href="#Footnote_96_96" class="fnanchor">[96]</a>, ligne 22)</p> + +<p>Il est à croire que le ciel de Genève ressemble beaucoup à celui des +lieux voisins.</p> + +<p><span class="smcap">Note C</span> (<a href="#LETTRE_II"><i>Lettre II</i></a>, p. 31, ligne 30)</p> + +<p>Cette hauteur peut être considérée comme se rattachant aux Alpes, mais +difficilement au Jura.</p> + +<p><span class="smcap">Note D</span> (<a href="#LETTRE_VII"><i>Lettre VII</i></a>, p. 66, ligne 13)</p> + +<p>On ne sait pas précisément où commence ce qui est ici appelé <i>éther</i>.</p> + +<p><span class="smcap">Note E</span> (<a href="#LETTRE_XX"><i>Lettre XX</i></a>, p. 91, ligne 31)</p> + +<p>Sans doute l'auteur de ces lettres aurait demandé grâce pour ces détails +et pour quelques autres, s'il en avait prévu la publication.</p> + +<p><span class="smcap">Note F</span> (<a href="#LETTRE_XX"><i>Même lettre</i></a>, p. 93, ligne 11)</p> + +<p>Cette circonstance du tonneau est contestée pour plusieurs raisons.</p> + +<p><span class="smcap">Note G</span> (<a href="#LETTRE_XXXVIII"><i>Lettre XXXVIII</i></a> [<i>3<sup>e</sup> fragment</i>], p. 158, ligne 11)</p> + +<p>On a fait plusieurs essais de paroles adaptées à cette <i>marche</i> des +pasteurs. Un de ces morceaux, en patois de la Gruyère, contient +quarante-huit vers.</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="poem"> +<tr><td align="left"></td><td align="left"><i>Les armaillis di Columbette</i></td></tr> +<tr><td align="left"></td><td align="left"><i>Dé bon matin sé son leva,</i> etc.</td></tr> +</table> + +<p>Une de ces sortes d'églogues, composée, dit-on, dans l'Appenzel, en +langage allemand, finit à peu près ainsi: «Retraites profondes, +tranquille oubli! O paix des hommes et des lieux, ô paix des vallées et +des lacs! pasteurs indépendants, familles ignorées, naïves coutumes! +donnez à nos cœurs le calme des chalets et le renoncement sous le ciel +sévère. Montagnes indomptées! froid asile! dernier repos d'une âme libre +et simple!»</p> + +<p><span class="smcap">Note H</span> (<a href="#LETTRE_XLIII"><i>Lettre XLIII</i></a>, p. 191, ligne 7)</p> + +<p>L'auteur ne dit pas expressément ce qu'il entend ici par religion, mais +on voit qu'il s'agit en particulier de la croyance des Occidentaux.</p> + +<p><span class="smcap">Note I</span> (<a href="#LETTRE_LXII"><i>Lettre LXII</i></a>, p. 286, ligne 2)</p> + +<p>A cette lettre était joint ce qui suit:</p> + +<p>«Le <i>Manuel</i> me fait souvenir de quelques autres morceaux que m'a aussi +communiqués le même savant. Ses recherches avaient moins pour objet ce +qu'il pouvait trouver précieux que ce qui lui paraissait original, ou +même bizarre.</p> + +<p>«Voici le plus court de ces morceaux de littérature, ou, si vous voulez, +de philosophie étrange.</p> + +<p>«Examinez toutefois: il se peut que les aperçus d'un homme du Danube ne +s'éloignent pas de la vérité.»</p> + +<p class="c top5"><span class="smcap">Chant funèbre d'un Moldave</span>.</p> + +<p class="c"><i>Traduit de l'esclavon</i></p> + +<p>«Si nous sommes émus profondément, aussitôt nous songeons à quitter la +terre. Qu'y aurait-il de mieux, après une heure de délices? Comment +imaginer un autre lendemain à de grandes jouissances? Mourons: c'est le +dernier espoir de la volupté, le dernier mot, le dernier cri du désir.</p> + +<p>«Si vous désirez vivre encore, contenez-vous; suspendez ainsi votre +chute. Jouir, c'est commencer à périr; se priver, c'est s'arranger pour +vivre. La volupté apparaît à l'issue des choses, à l'un et à l'autre +terme; elle communique la vie, et elle donne la mort. L'entière volupté, +c'est la transformation.</p> + +<p>«Comme un enfant, l'homme s'amuse de peu de chose sur la terre, mais +enfin sa destination est de choisir parmi ce qu'elle offre. Quand ces +choix sont accomplis, c'est la mort qu'il veut voir: ce jeu longtemps +redouté pourra seul désormais lui faire impression.</p> + +<p>«N'avez-vous jamais désiré la mort? C'est que vous n'avez pas achevé +l'expérience de la vie. Mais si vos jours sont faciles et voluptueux, si +le sort vous poursuit de ses faveurs, si vous êtes au faîte, tombez; la +mort devient votre seul avenir.</p> + +<p>«On aime à s'approcher de la mort, à se retirer, à la considérer de +nouveau, jusqu'à ce que la saisir paraisse une forte joie. Que de beauté +dans la tempête! C'est qu'elle promet la mort. Les éclairs montrent les +abîmes, et la foudre les ouvre.</p> + +<p>«Quel plus grand objet de curiosité! Quel besoin plus impérieux! Il est +fini pour chacun de nous, selon ses forces, l'examen des choses du +monde. Mais derrière la mort se trouve la région immense avec toute sa +lumière, ou la nuit perpétuelle.</p> + +<p>«Ils redoutent moins la mort, les hommes d'un grand caractère, les +hommes de génie, les hommes qui sont dans la force de l'âge. Serait-ce +parce qu'ils ne croient pas à la destruction malgré leur indépendance, +et que d'autres y croient malgré leur foi?</p> + +<p>«La mort n'est pas un mal, puisqu'elle est universelle. Le mal c'est +l'exception aux lois suprêmes. Réunissons sans amertume ce qui est +nécessairement notre partage. Comme accident, et lorsqu'elle étonne, la +mort peut affliger; quand on y arrive naturellement, elle est +consolante.</p> + +<p>«Attendons et puis mourons. Si la vie actuelle n'est qu'une sujétion, +qu'elle finisse; si elle ne conduit à rien, s'il doit être inutile +d'avoir vécu, soyons délivrés de ce leurre. Mourons, ou pour vivre +réellement, ou pour ne plus feindre de vivre.</p> + +<p>«La mort reste inconnue. Lorsque nous l'interrogeons, elle n'est pas là; +quand elle se présente; quand elle frappe, nous n'avons plus de voix. La +mort retient un des mots de l'énigme universelle, un mot que la terre +n'entendra jamais.»</p> + +<p>Condamnerons-nous ce rêveur du Danube? Mettrons-nous au nombre des +vaines fantaisies de l'imagination toute idée étrangère à une frivolité +dont la multitude ne veut pas sortir?</p> + +<p>Peut-être, dans ces moments où semble commencer une heure de sommeil, +dans les campagnes, vers midi, peut-être avez-vous éprouvé une +impression indéfinissable, heureux sentiment d'une vie chancelante, pour +ainsi dire, mais plus naturelle et plus libre. Tous les bruits +s'éloignent, tous les objets échappent. Une pensée dernière se présente +avec tant de vérité qu'après cette sorte d'illusion demi-vivante, +imprévue et fugitive, il ne peut y avoir rien, si ce n'est l'entier +oubli, ou un réveil subit.</p> + +<p>Nous aurions à remarquer surtout de quoi se composent alors ces rapides +images. Souvent une femme apparaît. Il ne s'agit pas de grâce ordinaire, +de charme prolongé, de voluptueuse espérance. C'est plus que le plaisir, +c'est la pureté de l'idéal; c'est la possession entrevue comme un +devoir, comme un simple fait, comme une entraînante nécessité. Mais le +sein de cette femme exprime avec énergie qu'elle nourrira. Ainsi est +accomplie notre mission. Sans trouble et sans regret nous pourrions +mourir. Donner la vie et franchir, en fermant l'œil, les bornes du monde +connu, voilà peut-être ce qu'il y a d'essentiel ici dans notre +destination. Le reste ne serait qu'un moyen assez indifférent de +consumer les autres minutes pour arriver au but.</p> + +<p>Je ne dis pas que ce léger rêve, dans les instants dont nous parlons, +que cette figure abrégée de la vie, au milieu du tranquille oubli de +tant de choses, que cette paisible et puissante émotion soit la même +chez la plupart des hommes. Je l'ignore; mais enfin elle ne m'est pas +particulière, sans doute.</p> + +<p>Transmettre la vie et la perdre, ce serait dans l'ordre apparent notre +principal office sur la terre. Cependant je demanderai s'il n'est plus +de songes dans le dernier sommeil? Je demande si réellement la loi de +mort sera inflexible? Plusieurs d'entre nous ont vu se fortifier à +quelques égards leur intelligence: ne pourraient-ils résister quand +d'autres succombent?</p> + +<p><span class="smcap">Note K</span> (<a href="#LETTRE_LXIII"><i>Lettre LXIII</i></a>, p. 301, à la dernière ligne de la note)</p> + +<p>Il faut redire ici que, sauf les additions désignées comme telles, +l'édition présente reste conforme à la première.</p> + +<p><span class="smcap">Note L</span> (<a href="#LETTRE_LXVII"><i>Lettre LXVII</i></a>, p. 326, ligne 13)</p> + +<p>On peut douter que la vigne ait jamais donné quelque produit dans ce +vallon.</p> + +<p><span class="smcap">Note </span>M (<a href="#LETTRE_LXVIII"><i>Lettre LXVIII</i></a>, p. 335, ligne 25)</p> + +<p>L'anecdote connue à laquelle ceci paraît faire allusion n'a rien +d'authentique.</p> + +<p><span class="smcap">Note N</span> (<a href="#LETTRE_LXXXIX"><i>Lettre LXXXIX</i></a>, p. 425, dernière ligne)</p> + +<p>Il paraît que cette dernière phrase n'appartient pas à cette lettre, qui +devait se terminer comme il suit:</p> + +<p>«...Que lui reste-t-il? Que nous restera-t-il dans cet abandon, seule +destinée qui nous soit commune? Quand le songe de l'aimable et de +l'honnête vieillit en notre pensée incertaine; quand l'image de +l'harmonie descend des lieux célestes, s'approche de la terre, et se +trouve enveloppée de brumes et de ténèbres; quand rien ne subsiste de +nos affections ou de notre espoir; quand nous passons avec la fuite +invariable des choses et dans l'inévitable instabilité du monde! mes +amis! elle que j'ai perdue, vous qui vivez loin de moi! comment se +féliciter du don d'existence?</p> + +<p>«Qu'y a-t-il qui nous soutienne réellement? Que sommes-nous? tristes +composés de matière aveugle et de libre pensée, d'espérance et de +servitude; poussés par un souffle invisible malgré nos murmures; +rampants à la vue des clartés de l'espace sur un sol immonde, et roulés +comme des insectes dans les sentiers fangeux de la vie, mais, jusqu'à la +dernière chute, rêvant les pures délices d'une destination sublime.»</p> + +<p><span class="smcap">Note O</span> (<a href="#Derniere_partie_dune_lettre"><i>Dernière lettre</i></a>, p. 435)</p> + +<p>A cette époque, Oberman avait peut-être quitté Imenstròm. Peut-être +aussi, sans avoir été obligé de rentrer dans les villes, regrettait-il +le mouvement si champêtre des grandes métairies. Les pâturages des Alpes +septentrionales et des hautes Alpes sont souvent dans des situations +très pittoresques; mais on n'y connaît qu'une récolte, et on n'y fait +toute l'année qu'une même chose.</p> + +<h3><a name="INDICATIONS" id="INDICATIONS"></a>INDICATIONS</h3> +<p> +Les chiffres, sans autre désignation, indiquent les lettres et non les pages.</p> + +<p><span class="smcap">Adversité</span>, <a href="#LETTRE_LXIV">64</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Aisance</span>. De l'aisance réelle, <a href="#LETTRE_LXXXIX">89</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Amitié</span>, <a href="#LETTRE_XXXVI">36</a>, <a href="#LETTRE_LXIII">63</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Amour</span>, <a href="#LETTRE_LXXXIX">89</a>. Voyez aussi <span class="smcap">Femmes</span>. De l'amour, de ses effets et de son +importance, <a href="#LETTRE_LXIII">63</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Amour-propre</span>, <a href="#LETTRE_XXVII">27</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Argent</span>. Du mépris de l'argent, 2<sup>e</sup> fragment. De l'emploi de l'argent, +<a href="#LETTRE_LXV">65</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Automne</span>, <a href="#LETTRE_XXIV">24</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Auteur</span>, voyez <span class="smcap">Ecrivain</span>.</p> + +<p><span class="smcap">Beau</span> (du), <a href="#LETTRE_XXI">21</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Bonheur</span>. Des causes du bonheur, 1<sup>e</sup>r fragment.</p> + +<p><span class="smcap">Campagnes</span>. De nos campagnes, <a href="#LETTRE_XII">12</a>. Voyez aussi <span class="smcap">Villes</span>.</p> + +<p><span class="smcap">Célibat</span>, <a href="#LETTRE_LXXXVI">86</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Cicéron</span>, <a href="#LETTRE_IV">4</a>, en note.</p> + +<p><span class="smcap">Christianisme</span>. Du christianisme, et des grandes choses qu'il eût pu +faire, <a href="#LETTRE_XLIV">44</a>, p. 202 et suiv.</p> + +<p><span class="smcap">Climats</span>. Des divers climats, <a href="#LETTRE_LXVIII">68</a>. Effets des différents climats, <a href="#LETTRE_LXX">70</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Contradictions</span>, <a href="#LETTRE_LXXXI">81</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Désirs</span>. Du prestige du désir dans le cœur qui ignore la vie, <a href="#LETTRE_XXXIX">39</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Devoirs</span>. Incertitude des devoirs, <a href="#LETTRE_LXXXVI">86</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Divorce</span>, voyez <span class="smcap">Mariage</span>.</p> + +<p><span class="smcap">Domestiques</span>, <a href="#LETTRE_LII">52</a>, <a href="#LETTRE_LXVI">66</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Dogmes</span>, voyez <span class="smcap">Foi, Mystères, Religion</span>.</p> + +<p><span class="smcap">Ecrivain</span>. De l'écrivain qui veut être utile: la considération publique +lui est nécessaire, <a href="#LETTRE_LXXIX">79</a>. Il est absurde qu'un écrivain moraliste ne soit +pas homme de bien, <a href="#LETTRE_LXXIX">79</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Ennui</span> de la vie, <a href="#LETTRE_XLI">41</a>, etc.</p> + +<p><span class="smcap">Etat</span>, voyez aussi <span class="smcap">homme</span>. Sur le choix d'un état; sur ce qu'on appelle +prendre un état, <a href="#LETTRE_PREMIERE">1</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Femmes</span>, <a href="#LETTRE_LXXXVII">87</a>, etc. Voyez aussi <span class="smcap">Mode, Mise, Amour</span>. De certaines maximes +dans l'éducation des femmes, <a href="#LETTRE_L">50</a>. De quelques usages relatifs à +l'éducation des femmes, <a href="#LETTRE_LVIII">58</a>. De l'amour dans les femmes, <a href="#LETTRE_LXXX">80</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Fin</span>. Fins impénétrables de la nature, <a href="#LETTRE_LXXXV">85</a>. De la fin qu'il faut proposer +aux habitudes de sa vie dans l'incertitude de la vie entière, et dans +l'ignorance de sa fin essentielle, <a href="#LETTRE_LXXXIX">89</a>, etc.</p> + +<p><span class="smcap">Foi</span>, <a href="#LETTRE_XXXVIII">38</a>, <a href="#LETTRE_XLIV">44</a>. Voyez aussi <span class="smcap">Religion</span>.</p> + +<p><span class="smcap">Gloire</span>, <a href="#LETTRE_LI">51</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Gouvern</span>., voyez <span class="smcap">homme</span>.</p> + +<p><span class="smcap">Homme</span>. De l'homme considéré comme le grand agent de la nature, et comme +chargé par l'intelligence universelle des fonctions de la réintégration +des êtres, <a href="#LETTRE_XLII">42</a>. De l'homme qui a vraiment vécu, <a href="#LETTRE_XLIII">43</a>. De l'homme des +sociétés présentes, <a href="#LETTRE_XLVI">46</a>, <a href="#LETTRE_LXXXVII">87</a>. De l'avidité de l'âme humaine, <a href="#LETTRE_XIII">13</a>, <a href="#LETTRE_XLVIII">48</a>. De +l'homme, partie, du monde organisé, <a href="#LETTRE_LXXI">71</a>. De ce que l'homme est à l'homme, +<a href="#LETTRE_XXXVI">36</a>. De l'homme bon, 1<sup>er</sup> fragment. De l'homme de bien, 1<sup>er</sup> frag. De +l'amour dans l'homme qui gouverne, <a href="#LETTRE_XXXIV">34</a>, <a href="#LETTRE_LXXXIV">84</a>. De l'homme supérieur, de +l'homme d'Etat, 84 à la fin.</p> + +<p><span class="smcap">Idéal</span>, <a href="#LETTRE_XIII">13</a>, <a href="#LETTRE_XIV">14</a>. Du monde imaginaire de l'idée d'un monde heureux, <a href="#LETTRE_XIV">14</a>. Du +monde idéal, 30 et <a href="#LETTRE_XLVI">46</a>, p. 216.</p> + +<p><span class="smcap">Immortalité</span>, <a href="#LETTRE_XLIV">44</a>, <a href="#LETTRE_LX">60</a>, <a href="#LETTRE_LXI">61</a>. Du désir de l'immortal., <a href="#LETTRE_XVIII">18</a>. Perceptions qui +semblent annoncer l'immortal., <a href="#LETTRE_XXXVIII">38</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Incertitude des notions humaines</span>, <a href="#LETTRE_XLVII">47</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Incompatibilité d'humeurs</span>, <a href="#LETTRE_XLV">45</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Indépendance</span>, <a href="#LETTRE_XLIII">43</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Inquiétude</span>. De l'inquiétude de l'âme, de ses misères et de ses besoins +démesurés, <a href="#LETTRE_XXXVII">37</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Mahomet</span>. Du rôle de Mahomet, <a href="#LETTRE_XXXIV">34</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Malheur</span>. 1<sup>e</sup>r fragment.</p> + +<p><span class="smcap">Manière de vivre</span>, voyez <span class="smcap">Vie, Simplicité</span>.</p> + +<p><span class="smcap">Manuel attribué à Aristippe</span>, <a href="#LETTRE_XXXIII">33</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Mariage</span>, 86 et <a href="#LETTRE_LXIII">63</a>, pp. 208, 297, 298, 299, etc. Indissolubilité du +mariage, p. 403.</p> + +<p><span class="smcap">Mise</span>. De ce qu'on appelle une mise trop libre, <a href="#LETTRE_L">50</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Mode</span>, <a href="#LETTRE_L">50</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Mollesse</span>. D'une certaine mollesse dans les habitudes de la vie, <a href="#LETTRE_LXXXV">85</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Montagnes</span>, <a href="#LETTRE_VII">7</a>, 3<sup>e</sup> frag., etc.</p> + +<p><span class="smcap">Montaigne</span>, <a href="#LETTRE_XXXVIII">38</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Mœurs</span>, <a href="#LETTRE_L">50</a>, etc. Voyez aussi <span class="smcap">Amour, Femmes, Mise, Mode, Morale</span>. Des mœurs +opposées, <a href="#LETTRE_LXVIII">68</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Morale</span>. Voyez aussi <span class="smcap">Contradictions, Devoirs, Religion, Mœurs</span>, Erreur de +la morale, 2<sup>e</sup> frag. La morale est l'unique science, <a href="#LETTRE_LXXX">80</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Moraliste</span>. Voyez <span class="smcap">Ecrivain</span>.</p> + +<p><span class="smcap">Mort volontaire</span>, <a href="#LETTRE_XLI">41</a>, <a href="#LETTRE_XLII">42</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Mystères</span>. L'idée de certaines forces mystérieuses dans la nature diffère +essentiellement de la superstition, <a href="#LETTRE_XLIV">44</a>. De l'obscurité de la nature +comparée aux mystères du dogme, <a href="#LETTRE_XLIV">44</a>. Forces et effets mystérieux de la +nature, <a href="#LETTRE_XLIV">44</a>, <a href="#LETTRE_XLVII">47</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Nature</span>. Voyez aussi <span class="smcap">Mystères, Systèmes</span>. Combinaisons de la nature, <a href="#LETTRE_XL">40</a>, +pp. 158, 162. Nature impénétrable, <a href="#LETTRE_XLVIII">48</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Nécessité</span>. De la nécessité ou de la force inconnue, <a href="#LETTRE_XLIII">43</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Nombres</span>, <a href="#LETTRE_XLVII">47</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Ossian</span>, <a href="#LETTRE_LXX">70</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Plaisirs</span>. De ce qu'on nomme plaisirs purs, <a href="#LETTRE_LIX">59</a>. Il n'y a de plaisir réel +que celui que l'on donne, <a href="#LETTRE_LIX">59</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Prospérité</span>. De l'effet d'une prospérité suivie sur les hommes +ordinaires, 1<sup>er</sup> frag.</p> + +<p><span class="smcap">Ranz des vaches</span>, 3<sup>e</sup> frag.</p> + +<p><span class="smcap">Réparation</span>. Du système de la réparation du monde, <a href="#LETTRE_XLII">42</a>, <a href="#LETTRE_LXXXV">85</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Religion</span>. De la religion, <a href="#LETTRE_XLIII">43</a>, <a href="#LETTRE_XLIV">44</a>, p. 327 [191], 338 [197], etc. Voyez +aussi <span class="smcap">Foi, Christianisme</span>, etc. Si les religions doivent être la base de +la morale, <a href="#LETTRE_XLIX">49</a>. De la nécessité de parler des religions en écrivant sur +la morale, <a href="#LETTRE_LXXXI">81</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Romanesque</span>. De l'homme romanesque, <a href="#LETTRE_IV">4</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Romantique</span>. De l'expression romantique, 3<sup>e</sup> frag.</p> + +<p><span class="smcap">Sensations</span>, <a href="#LETTRE_VII">7</a>, etc. Changement dans les sensations, <a href="#LETTRE_LX">60</a>, etc.</p> + +<p><span class="smcap">Sensible</span>. De l'homme sensible, de la sensibilité, <a href="#LETTRE_IV">4</a>, <a href="#LETTRE_XII">12</a>, etc.</p> + +<p><span class="smcap">Simplicité</span>. D'une simplicité basse et grossière, <a href="#LETTRE_XX">20</a>. Des jouissances +dans la simplicité, <a href="#LETTRE_LI">51</a>. Famille dans les montagnes, <a href="#LETTRE_LXV">65</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Sites</span>. Sur les beaux sites, <a href="#LETTRE_LV">55</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Songes</span> (des), <a href="#LETTRE_LXXXV">85</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Souffrir</span>. Du besoin de souffrir, 1<sup>er</sup> fragment.</p> + +<p><span class="smcap">Stimulants</span>. Les habitudes de notre vie sociale, et particulièrement +celles des stimulants détruisent l'accord entre nous et les choses, <a href="#LETTRE_LXIV">64</a>. +De l'espèce de repos qu'ils peuvent donner, <a href="#LETTRE_LXXXVIII">88</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Suicide</span>. Voyez <span class="smcap">Mort volontaire</span>.</p> + +<p><span class="smcap">Suisse, Suisses</span>. Voyez aussi <span class="smcap">Climat, Montagnes</span>, etc. Sur les Suisses, +<a href="#LETTRE_XXXII">32</a>, <i>note</i>. Sur la Suisse, <a href="#LETTRE_LVIII">58</a>. Quelques observations particulières sur +les peuples de la Suisse, et sur la nature du pays en général, <a href="#LETTRE_LXXVII">77</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Systèmes</span>. Voyez <span class="smcap">Réparation, Nombres</span>, etc.</p> + +<p><span class="smcap">Union</span>. De l'union dans les familles, <a href="#LETTRE_XXXVI">36</a>, <a href="#LETTRE_XLV">45</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Vérité</span>. Toute institution ne doit être fondée que sur la vérité, et ne +doit être soutenue que par des vérités, <a href="#LETTRE_XLI">41</a>, etc.</p> + +<p><span class="smcap">Vie</span>. Voyez aussi <span class="smcap">Fin, Homme, Ville</span>. La vie est semblable à nos songes, +<a href="#LETTRE_XIII">13</a>. Emploi de la vie, <a href="#LETTRE_XLIII">43</a>. Vanité de la vie, <a href="#LETTRE_XLVI">46</a>. Semaines de la vie, <a href="#LETTRE_XLVII">47</a>. +De la vie du cœur, <a href="#LETTRE_LV">55</a>, <i>note</i>. De la vie réglée, <a href="#LETTRE_LXV">65</a>. De la vie de la +campagne et de celle de la ville, <a href="#LETTRE_LXXII">72</a>. Des besoins indéfinis de l'homme, +et du néant de la vie commune, <a href="#LETTRE_LXXV">75</a>, etc., etc. Spectacle de la vie +humaine, <a href="#LETTRE_LXXX">80</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Ville</span>. De la vie des villes, <a href="#LETTRE_LXXXVIII">88</a>. Voyez aussi <span class="smcap">Vie</span>. Comment l'âge augmente +le goût pour les capitales, et comment ceux qui préféraient, dans un +sens, les choses aux hommes et la campagne à la ville, peuvent venir à +préférer plus tard la ville et la société, <a href="#LETTRE_LII">52</a>, <a href="#LETTRE_LXXXVIII">88</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Vol</span>. Du vol fait par les enfants; il est impuni, et c'est le plus +coupable, <a href="#LETTRE_LXXX">80</a>.</p> + +<p><span class="smcap">Voyages</span>, <a href="#LETTRE_LXVIII">68</a>.</p> + +<div class="footnotes"> +<h3><a name="NOTES" id="NOTES"></a>NOTES:</h3> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Je suis loin d'inférer de-là qu'un bon roman ne soit pas un +bon livre. De plus, outre ce que j'appellerais les véritables romans, il +est des écrits agréables ou d'un vrai mérite, que l'on range communément +dans cette classe, tels que <i>Numa</i>, <i>la Chaumière Ind.</i>, etc.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Le genre pastoral, le genre descriptif ont beaucoup +d'expressions rebattues, dont les moins tolérables, à mon avis, sont les +figures employées quelques millions de fois, et qui dès la première +affaiblissaient l'objet qu'elles prétendaient agrandir. L'émail des +prés, l'azur des cieux, le cristal des eaux; les lys et les roses de son +teint; les gages de son amour; l'innocence du hameau; des torrents +s'échappèrent de ses yeux, il fondit et inonda les assistants; +contempler les merveilles de la nature; jeter quelques fleurs sur sa +tombe: et tant d'autres que je ne veux pas condamner exclusivement, mais +que j'aime mieux, ne point rencontrer.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> Campagne de celui à qui les lettres sont adressées.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Depuis les portes de Lyon l'on voit distinctement à +l'horizon les sommets des Alpes.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> On trouve souvent Lausanne avec un seul n; effectivement il +n'y en avait qu'un dans l'ancien nom <i>Lausone</i>; mais il y a deux n dans +les actes de la ville moderne.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Ou petit Jura.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> Je n'ai pas été surpris de trouver dans ces lettres +plusieurs passages un peu romanesques. Les cœurs mûris avant l'âge, +joignent aux sentiments d'un autre temps, quelque chose de cette force +exagérée et illusoire qui caractérise la première saison de la vie. +Celui qui a reçu les facultés de l'homme, est, ou a été ce qu'on appelle +romanesque: mais chacun l'est à sa manière. Les passions, les vertus, +les faiblesses sont à-peu-près communes à tous; mais elles ne sont pas +semblables dans tous. Un homme par exemple, peut faire des chansons, ou +des vers sur l'amour; mais il y mettra moins de Flore, de Nymphes et de +flamme que les poètes des almanachs.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> Le mot <i>Vaud</i> ne veut point dire ici vallée, mais il vient +du Celtique dont on a fait Welches: les Suisses de la partie allemande +appellent le pays de Vaud <i>Welschland</i>. Les Germains désignaient les +Gaulois par le mot Wale; d'où viennent les noms de la principauté de +<i>Galles</i>, du pays de Vaud, de ce qu'on appelle dans la Belgique pays +<i>Walon</i>, de la Gascogne, etc.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> De Genève ou Léman, et non pas lac Léman.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> Ou Yverdon.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> Ceci ne me serait pas juste, si on l'entendait de la rive +septentrionale toute entière.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> Ses besoins ne seront pas toujours aussi simples: et ce +sera peut-être parce qu'il n'aura pas eu cela qu'il voudra davantage.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_13" id="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13"><span class="label">[13]</span></a> Appliquer à la sagesse cette idée que tout est vanité, +n'est-ce pas, pourra-t-on dire, la pousser jusqu'à l'exagération? +</p><p> +On entend par sagesse cette doctrine des sages, qui est sublime et +pourtant vaine, au moins dans un sens. Quant au moyen raisonné de passer +ses jours en recevant et en produisant le plus de bien possible, on ne +peut en effet l'accuser de vanité. La vraie sagesse a pour objet +l'emploi de la vie, l'amélioration de notre existence; et cette +existence étant tout, quelque peu durable, quelque peu importante même +qu'on la puisse supposer, il est évident que ce n'est point dans cette +sagesse-là qu'O. trouve de l'erreur et de la vanité.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_14" id="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14"><span class="label">[14]</span></a> Cicéron ne fut point un homme ordinaire, il fut même un +grand homme; il eut de très-grandes qualités, et de très-grands talents; +il remplit un beau rôle; il écrivit très-bien sur des matières +philosophiques: mais je ne vois pas qu'il ait eu l'âme d'un sage. O. +n'aimait point qu'on en ait seulement la plume: Il trouvait d'ailleurs +qu'un homme d'Etat rencontre l'occasion de se montrer tout ce qu'il est: +il croyait encore qu'un homme d'Etat peut faire des fautes, mais ne peut +pas être faible; qu'un père de la patrie n'a pas besoin de flatter; que +la vanité est quelquefois la ressource presque inévitable de ceux qui +restent inconnus, mais qu'un maître du monde ne peut en avoir que par +petitesse d'âme. Je le soupçonne aussi de ne point aimer qu'un consul de +Rome pleure <i>plurimis lacrymis</i>, parce que madame son épouse est obligée +de changer de demeure. Voilà probablement sa manière de penser sur cet +orateur dont le génie n'était peut-être pas aussi grand que les talents. +Au reste, en interprétant son sentiment d'après la manière de voir que +ses lettres annoncent, je crains de me tromper, car je m'aperçois que je +lui prête tout-à-fait le mien. Je suis bien aise que l'auteur de <i>de +Officiis</i> ait réussi dans l'affaire de Catilina; mais je voudrais qu'il +eût été grand dans ses revers.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_15" id="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15"><span class="label">[15]</span></a> Ce mot, qu'il serait difficile de remplacer par une +expression aussi juste, a été adopté ici apparemment pour cette raison: +comme il est usité dans les Alpes, je ne l'ai point changé.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_16" id="Footnote_16_16"></a><a href="#FNanchor_16_16"><span class="label">[16]</span></a> Jeune homme qui sentez comme lui, ne décidez point que +vous sentirez toujours de même. Vous ne changerez pas, mais les temps +vous calmeront: vous mettrez ce qui est, à la place de ce que vous +aimiez. Vous vous lasserez; vous voudrez une vie commode: ce +consentement est très-commode. Vous direz: Si l'espèce subsiste, chaque +individu ne faisant que passer, c'est peu la peine qu'il raisonne pour +lui-même et qu'il s'inquiète. Vous chercherez des délassements; vous +vous mettrez à table, vous verrez le côté bizarre de chaque chose, vous +sourirez dans l'intimité. Vous trouverez une sorte de mollesse assez +heureuse dans votre ennui même: et vous passerez, en oubliant que vous +n'avez pas vécu. Plusieurs ont enfin passé de même.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_17" id="Footnote_17_17"></a><a href="#FNanchor_17_17"><span class="label">[17]</span></a> On a communément une idée trop étroite de l'homme +sensible: on en fait un personnage ridicule, j'en ai vu faire une femme, +je veux dire une de ces femmes qui pleurent sur l'indisposition de leur +oiseau, que le sang d'une piqûre d'aiguille fait pâmer, et qui +frémissent au son de certaines syllabes, comme serpent, araignée, +fossoyeur, petite vérole, tombeau, vieillesse. +</p><p> +J'imagine une certaine modération dans ce qui nous émeut, une +combinaison subite des sentiments contraires, une habitude de +supériorité sur l'affection même qui nous commande; une gravité de +l'âme, et une profondeur de la pensée; une étendue qui appelle aussitôt +en nous la perception secrète que la nature voulut opposer à la +sensation visible; une sagesse du cœur dans sa perpétuelle agitation; un +mélange enfin, une harmonie de toutes choses qui n'appartient qu'à +l'homme d'une vaste sensibilité; dans sa force, il a pressenti tout ce +qui est destiné à l'homme; dans sa modération, lui seul a connu la +mélancolie du plaisir, et les grâces de la douleur. +</p><p> +L'homme qui sent avec chaleur, et même avec profondeur, mais sans +modération, consume dans des choses indifférentes, cette force presque +surnaturelle. Je ne dis pas qu'il ne la trouvera plus dans les occasions +du génie: il est des hommes grands dans les petites choses, et qui +pourtant le sont encore dans les grandes circonstances. Malgré leur +mérite réel, ce caractère a deux inconvénients. Ils seront regardés +comme fous par les sots et par plusieurs gens d'esprit, et ils seront +prudemment évités par des hommes mêmes qui sentiront leur prix, et qui +concevront d'eux, une haute opinion. Ils dégradent le génie en le +prostituant à des choses tout-à-fait vulgaires, et parmi les derniers +des hommes. Par-là ils fournissent à la foule des prétextes spécieux +pour prétendre que le bon sens vaut mieux que le génie, parce qu'il n'a +pas ses écarts; et pour prétendre, ce qui est plus funeste, que les +hommes droits, forts, expansifs, généreux, ne sont pas au-dessus des +hommes prudents, ingénieux, réguliers, toujours retenus, et souvent +personnels.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_18" id="Footnote_18_18"></a><a href="#FNanchor_18_18"><span class="label">[18]</span></a> Le mont Rugi est près de Lucerne; le lac est au pied de +ses rocs perpendiculaires.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_19" id="Footnote_19_19"></a><a href="#FNanchor_19_19"><span class="label">[19]</span></a> Les cieux ne sont pas immuables: chaque écolier dira +cela.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_20" id="Footnote_20_20"></a><a href="#FNanchor_20_20"><span class="label">[20]</span></a> Il faudrait pourtant sans doute en excepter les mœurs +nationales chez les peuples qui ont eu des législateurs, comme les +Spartiates, les Hébreux, les Péruviens, les Parsis.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_21" id="Footnote_21_21"></a><a href="#FNanchor_21_21"><span class="label">[21]</span></a> Plusieurs savants prétendent que les Francs sont le même +peuple que les Russes, et qu'ainsi ils sont originaires de cette contrée +dont les hordes semblent destinées de temps immémorial, à dompter les +nations, et à..... recommencer leur ouvrage.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_22" id="Footnote_22_22"></a><a href="#FNanchor_22_22"><span class="label">[22]</span></a> La scène paraît être dans la partie élevée du Péloponèse. +Ces peuples pasteurs étaient connus pour leurs mœurs simples et +heureuses, entre Corinthe et Lacédémoue déjà très-changée. Il y a +beaucoup de fictions sans doute dans ce qui a été dit des Arcadiens; +mais l'Arcadie était dans la Grèce ce qu'est la Suisse dans l'Europe +occidentale. Même sol, même climat, mêmes habitudes, autant que cette +ressemblance peut exister dans des lieux éloignés et dans des siècles +fort différents. +</p><p> +Les Arcadiens avaient la manie de donner leurs hommes aux puissances +voisines, et de les donner à la première venue, en sorte qu'ils se +trouvaient quelquefois réduits à se battre les uns contre les autres. +Voyez Thucidide, liv. 7. +</p><p> +Ce service dans l'étranger considéré sous d'autres rapports, a fait plus +de mal aux Suisses qu'il n'en avait fait aux Arcadiens. Les Arcadiens +différaient beaucoup des peuples chez lesquels leur jeunesse servait. +Mais les vallées suisses devaient différer plus encore des capitales de +leurs voisins. Les mœurs modernes ne sont à-peu-près que des habitudes; +elles n'ont pas la force, la sanction que des moyens perdus maintenant, +donnaient aux Institutions anciennes. Les Suisses avaient donc +doublement à craindre de perdre les leurs, lorsque la jeunesse dont +l'audace, l'inexpérience et l'activité frondent si volontiers les vieux +usages, rapporterait les manières brillantes des grandes villes dans des +rochers trop rustiques à leurs yeux. +</p><p> +Les Suisses ont été reconnus pour sages, parce qu'en effet ils ont eu +des vues nationales lorsque les autres cabinets en avaient de +ministérielles: mais pourquoi leurs guerres en Italie? Pourquoi?.... et +surtout pourquoi ce service dans l'étranger? Pour entretenir le peuple +dans l'art des guerriers, sans pourtant partager les fléaux de la +perpétuelle agitation de, l'Europe. Ce motif, plausible, n'était pas +suffisant: le temps en a fait voir les raisons, et elles seraient trop +longues à dire. Pour remédier à un excédent de population. Telle est la +faiblesse de notre politique: elle sait éluder les maux, mais non les +réparer; elle n'ose surtout les prévenir. +</p><p> +Comment les anciens de la Suisse n'empêchèrent-ils pas ce mal dont ils +ne pouvaient ignorer les dangers et la honte? c'est qu'un peuple pauvre, +au milieu des peuples qui aiment l'argent, et qui en ont, l'aime +excessivement lui-même, dès qu'il commence à le connaître. C'est que +dans les conseils et dans les assemblées des cantons, tandis que les +affaires du second ordre étaient réglées par des hommes mûrs, qui +formaient le gouvernement, les questions importantes passaient à la +pluralité des voix dans le corps en qui résidait la souveraineté. Or le +souverain y était principalement composé de jeunes gens plus ou moins +surpris de conduire l'Etat, ou plus avides de courses, de dangers et +d'honneurs, que d'une prospérité obscure et tranquille; de jeunes gens +plus occupés de montrer leur pouvoir, et d'entraîner les vieillards sous +leurs lois, que de se soumettre eux-mêmes aux mœurs antiques et aux +maximes que les vieillards voulaient conserver. C'est enfin que la +Suisse n'avait pas une véritable diète; et que son union imparfaite, et +troublée, selon les temps, soit par l'ambition de quelques-uns de ses +confédérés, soit par l'opposition des religions, ne permettait guère de +statuer sur ce qui eût paru attaquer l'indépendance individuelle des +cantons. +</p><p> +Quoique cette confédération mérite d'être respectée autant peut-être +qu'aucune de celles dont l'histoire ait parlé, on pourrait observer que +les cantons réunis en nombre suffisant, et à-peu-près délivrés de la +crainte de l'Autriche, eussent dû revoir leurs constitutions dans une +assemblée générale. En gardant chacun leur souveraineté et la différence +de leurs lois, ils eussent consenti tous à régler selon l'intérêt +commun, ce que l'intérêt de la patrie exigeait de tous. On eût réparé +les fautes qu'avait faites une politique fausse ou personnelle. Ces +hommes simples et d'un sens droit, ces magistrats d'alors qui avaient +une patrie, et dont l'âme était pure, eussent achevé et consolidé le +bonheur d'un pays, que sa situation, sa révolution très-heureuse, et +d'autres circonstances destinaient au bonheur. Ils eussent senti, par +exemple, que Berne, Fribourg, etc. eurent des vues étroites, lorsque +pour réprimer la noblesse, ils la gênèrent en la laissant subsister: +c'était entretenir exprès un ennemi intérieur. Admettre des nobles, et +leur ôter des prérogatives que l'on réserve à d'autres, ce n'est pas les +contenir, c'est les mécontenter: c'est préparer des troubles. Un corps +dont la nature est de chercher et de vouloir les distinctions, qui ne +peut cesser d'y prétendre, et dont l'existence est fondée sur elles, +doit être ou expulsé ou réduit à une entière impuissance, ou enfin mis +au-dessus de tout, si ce n'est par le pouvoir, au moins par les +honneurs. Mais il est contradictoire de recevoir des nobles, et de leur +interdire ce que la noblesse cherche nécessairement; de marquer la +limite de leur élévation, tandis que la nature de la noblesse est de +s'élever toujours; et d'exiger de ceux d'entre eux à qui on accorde du +pouvoir, qu'ils renoncent aux titres que l'opinion met au-dessus, et +pour lesquels seuls ordinairement les nobles, cherchent le pouvoir. +</p><p> +Cette longue note s'écarte trop de son premier objet; il est temps de la +terminer.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_23" id="Footnote_23_23"></a><a href="#FNanchor_23_23"><span class="label">[23]</span></a> On sait que Cicéron a employé la même expression en +parlant de l'amitié.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24_24" id="Footnote_24_24"></a><a href="#FNanchor_24_24"><span class="label">[24]</span></a> Dans l'état de malheur, la réaction doit être, plus forte; +puisque la nature de l'être organisé le pousse plus particulièrement à +son bien être comme à sa conservation.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25_25" id="Footnote_25_25"></a><a href="#FNanchor_25_25"><span class="label">[25]</span></a> Tout cela, quoique exprimé d'une manière positive, ne doit +pas être regardé comme vrai <i>rigoureusement</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_26_26" id="Footnote_26_26"></a><a href="#FNanchor_26_26"><span class="label">[26]</span></a> Il y a des hommes qu'elle aigrit; c'est ceux qui ne sont +point méchants, et non pas ceux qui sont bons.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_27_27" id="Footnote_27_27"></a><a href="#FNanchor_27_27"><span class="label">[27]</span></a> Les idées obscures ou profondes s'altèrent avec le temps, +et on s'habitue à les considérer sous un autre aspect: lorsqu'elles +commencent à devenir absurdes, le peuple commence à les trouver divines; +lorsqu'elles le sont tout-à-fait, il veut mourir pour elles. Ce n'est +que vingt siècles après qu'il aime autant travailler et boire.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_28_28" id="Footnote_28_28"></a><a href="#FNanchor_28_28"><span class="label">[28]</span></a> Le mot char n'est pas usité en ce sens, du moins dans la +plus grande partie de la France, où les charrettes à deux roues sont +plus en usage. Mais en Suisse et dans plusieurs autres endroits, on +nomme ainsi les chariots légers, les voitures de campagne à quatre roues +qui y servent au lieu de charrettes.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_29_29" id="Footnote_29_29"></a><a href="#FNanchor_29_29"><span class="label">[29]</span></a> Le clavecin des couleurs était ingénieux; celui des odeurs +eût intéressé davantage.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_30_30" id="Footnote_30_30"></a><a href="#FNanchor_30_30"><span class="label">[30]</span></a> <i>Küher</i> en allemand, <i>Armailli</i> en <i>roman</i>, homme qui +conduit les vaches aux montagnes, qui passe la saison entière dans les +pâturages élevés, et y fait des fromages. En général, les Armaillis +restent ainsi quatre et cinq mois dans les Hautes-Alpes, entièrement +séparés des femmes, et souvent mêmes des autres hommes.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_31_31" id="Footnote_31_31"></a><a href="#FNanchor_31_31"><span class="label">[31]</span></a> Beccaria a dit d'excellentes choses contre la peine de +mort: mais je ne saurais penser comme lui sur celles-ci. Il prétend que +le citoyen <i>n'ayant pu aliéner que la portion de sa liberté la plus +petite possible</i>, n'a pu consentir à la perte de sa vie: il ajoute que +<i>n'ayant pas le droit de se tuer lui-même</i>, il n'a pu céder à la cité le +droit de le tuer. +</p><p> +Je crois qu'il importe de ne dire que des choses justes et +incontestables, lorsqu'il s'agit des principes qui servent de base aux +lois positives ou à la morale. Il y a du danger à appuyer les meilleures +choses par des raisons seulement spécieuses. Lorsqu'un jour leur +illusion se trouve évanouie, la vérité même qu'elles paraissaient +soutenir en est ébranlée. Les choses vraies ont leur raison réelle, il +n'en faut pas chercher d'arbitraires. Si la législation morale et +politique de l'antiquité n'avait été fondée que sur des principes +évidents, sa puissance moins persuasive, il est vrai, dans les premiers +temps, et moins propre à faire des enthousiastes, fût restée +inébranlable. Si l'on essayait maintenant de construire cet édifice que +l'on n'a pas encore élevé, je conviens que peut-être il ne serait utile +que quand les années l'auraient cimenté, mais cette considération ne +détruit point sa beauté, et ne dispense pas de l'entreprendre. +</p><p> +On ne fait que douter, supposer, chercher, rêver; il pense et ne +raisonne guère; il examine et ne décide pas, n'établit pas. Ce qu'il dit +n'est rien, si l'on veut, mais peut mener à quelque chose. Si dans sa +manière indépendante et sans système, il suit pourtant quelque principe, +c'est surtout celui de ne dire que des vérités en faveur de la vérité +même, et de ne rien admettre que tous les temps ne pussent avouer; de ne +pas confondre la bonté de l'intention avec la justesse des preuves, et +de ne pas croire qu'il soit indifférent par quelle voie l'on persuade +les meilleures choses. L'histoire de tant de sectes religieuses et +politiques a prouvé que les moyens expéditifs ne produisent que +l'ouvrage d'un jour. Cette manière de voir m'a parue d'une grande +importance, et c'est principalement à cause d'elle que je publie ces +lettres si vides sous d'autres rapports, et si vagues.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_32_32" id="Footnote_32_32"></a><a href="#FNanchor_32_32"><span class="label">[32]</span></a> Je sens combien cette lettre est propre à scandaliser. Je +dois avertir que l'on verra dans la suite la manière de penser d'un +autre âge sur la même question. J'ai déjà lu le passage que j'indique: +il blâme le suicide, et peut-être il scandalisera tout autant que +celui-ci; mais il ne choquera que les mêmes personnes.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_33_33" id="Footnote_33_33"></a><a href="#FNanchor_33_33"><span class="label">[33]</span></a> Ceci a beaucoup de rapport à un fait rapporté dans +l'<i>Histoire des voyages</i>. Un Islandais a dit à un savant Danois, qu'il +avait allumé plusieurs fois sa pipe à un ruisseau de feu qui coula en +Islande pendant près de deux années.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_34_34" id="Footnote_34_34"></a><a href="#FNanchor_34_34"><span class="label">[34]</span></a> Si O. avait lu davantage, et écrit plus tard, il aurait pu +apprendre que Théodose fut bien plus grand que Trajan: cela se dit +maintenant, en attendant qu'on le dise aussi de Constantin.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_35_35" id="Footnote_35_35"></a><a href="#FNanchor_35_35"><span class="label">[35]</span></a> En lisant la <i>Démonstration Evangélique.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_36_36" id="Footnote_36_36"></a><a href="#FNanchor_36_36"><span class="label">[36]</span></a> Il y a effectivement quelque différence entre avouer qu'il +existe des choses inexplicables à l'homme, ou affirmer que l'explication +inconcevable de ces choses est juste et infaillible. Il est encore +différent de dire, dans les ténèbres; je ne vois pas: ou de dire; je +vois une lumière divine, vous qui me suivez, non-seulement ne dites +point que vous ne la voyez pas, mais voyez-la, sinon vous êtes +anathème.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_37_37" id="Footnote_37_37"></a><a href="#FNanchor_37_37"><span class="label">[37]</span></a> «C'est une sotte présomption d'aller dédaignant et +condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable: qui est un +vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance, outre la +commune. J'en faisais ainsi autrefois...... et à présent je trouve que +j'étais pour le moins autant à plaindre moi-même.» +</p><p> +<span class="smcap">Montaigne</span>, <i>Essais</i>, liv. I, chap. 26.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_38_38" id="Footnote_38_38"></a><a href="#FNanchor_38_38"><span class="label">[38]</span></a> On peut voir dans la 7<sup>e</sup> <i>Epître</i> de Sénèque cette +opinion commune chez les stoïciens, et les raisons non moins +remarquables par lesquelles Sénèque la réfute.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_39_39" id="Footnote_39_39"></a><a href="#FNanchor_39_39"><span class="label">[39]</span></a> On n'a pu avoir l'intention de plaisanter des sciences +qu'il admirait, et qu'il ne possédait pas. Sans doute il désirait +seulement que les vastes progrès modernes ne portassent pas si +inconsidérément les demi-savants à mépriser l'Antiquité, à rire de ses +conceptions profondes.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_40_40" id="Footnote_40_40"></a><a href="#FNanchor_40_40"><span class="label">[40]</span></a> Dans toutes les sectes, les disciples, ou beaucoup d'entre +les disciples sont moins grands hommes que leur maître. Ils défigurent +sa pensée, surtout quand le fanatisme superstitieux, ou l'ambition +d'innover se joignent aux erreurs de l'esprit. +</p><p> +Pythagore, ainsi que Jésus, n'a pas écrit (du moins les écrits de +Pythagore, perdus maintenant, paraissent n'avoir pas été bien reconnus +des Anciens eux-mêmes): les successeurs, ou prétendus tels, de l'un et +de l'autre, ont montré qu'ils sentaient tout l'avantage de cette +circonstance. +</p><p> +Considérons un moment le nombre comme Pythagore paraît l'avoir entendu. +</p><p> +Si depuis un lieu élevé et qui domine une vaste étendue, on discerne +dans la plaine, entre les hautes forêts, quelques-uns de ces êtres qui +se soutiennent debout; si l'on vient à se rappeler que les forêts sont +abattues, que les fleuves sont dirigés, que les pyramides sont élevées, +que la terre est changée par eux, on éprouve de l'étonnement. Le temps +est leur grand moyen; le temps est une série de nombres. Ce sont les +nombres rassemblés ou successifs, qui font tous les phénomènes, les +vicissitudes, les combinaisons, toutes les œuvres individuelles de +l'univers. La force, l'organisation, l'espace, l'ordre, la durée ne sont +rien sans les nombres. Tous les moyens de la nature sont une suite des +propriétés des nombres; la réunion de ces moyens est la nature +elle-même; cette harmonie sans bornes est le principe infini par lequel +tout ce qui existe existe ainsi: et le génie de Pythagore vaut bien les +esprits qui ne l'entendent pas. +</p><p> +Pythagore paraît avoir dit que tout était fait selon les propriétés des +nombres, mais non par leur vertu. +</p><p> +Voyez dans <i>De mysteriis numerorum</i> par Bungo, ce que Porphyre, +Nicomaque, etc., ont dit sur les nombres. +</p><p> +Voyez <i>Lois</i> de Pythagore 2036, 2038, etc., dans <i>Voyages</i> de Pythagore. +On peut remarquer en parcourant ce volume de l'ancienne sagesse, ces +trois mille cinq cents sentences dites <i>Lois</i> de Pythagore, combien il y +est peu question des nombres.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_41_41" id="Footnote_41_41"></a><a href="#FNanchor_41_41"><span class="label">[41]</span></a> Apparemment cette époque est antérieure aux dernières +d'entre les découvertes modernes: au reste neuf est comme sept, un +nombre sacré.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_42_42" id="Footnote_42_42"></a><a href="#FNanchor_42_42"><span class="label">[42]</span></a> Comme il en fallait sept, et qu'il était impossible de ne +pas admettre le platine, on rejetait le mercure, qui semble avoir un +caractère particulier, et différer des autres métaux par diverses +propriétés, entre autres, par celle de rester dans un état de fusion, +même à un degré de froid que l'on a cru longtemps passer le froid +naturel de notre âge. Malheureusement la chimie moderne reconnaît un +plus grand nombre de métaux; mais il est probable alors qu'il y en aura +quarante-neuf, ce qui revient au même.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_43_43" id="Footnote_43_43"></a><a href="#FNanchor_43_43"><span class="label">[43]</span></a> Linnaeus divisait les odeurs végétales en sept classes: de +Saussure en admet une huitième; mais on voit bien qu'il ne doit y en +avoir que sept pour la gamme.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_44_44" id="Footnote_44_44"></a><a href="#FNanchor_44_44"><span class="label">[44]</span></a> Les Grecs avaient sept voyelles. Les grammairiens français +en reconnaissent aussi sept, les trois <i>e</i>, et les quatre autres.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_45_45" id="Footnote_45_45"></a><a href="#FNanchor_45_45"><span class="label">[45]</span></a> Son tombeau est à Salon, petite ville à quatre lieues +d'Aix. Il est dit dans l'épitaphe que Nostradamus (dont la plume fut +divine à peu de chose près, <i>penè divino calamo</i>) vécut soixante-deux +ans six mois et dix jours.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_46_46" id="Footnote_46_46"></a><a href="#FNanchor_46_46"><span class="label">[46]</span></a> Voyez plus haut dans la même lettre.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_47_47" id="Footnote_47_47"></a><a href="#FNanchor_47_47"><span class="label">[47]</span></a> Les climatériques d'Hippocrate sont les septièmes années, +ce qui est analogue à ce qu'on a dit au nombre sept.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_48_48" id="Footnote_48_48"></a><a href="#FNanchor_48_48"><span class="label">[48]</span></a> De l'Eglise.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_49_49" id="Footnote_49_49"></a><a href="#FNanchor_49_49"><span class="label">[49]</span></a> On est enfin parvenu au point d'amener la lune à une +proximité apparente de notre œil, plus grande que celle des montagnes +que dans certains climats l'œil nu distingue parfaitement, quoiqu'elles +soient éloignées de plus d'une journée de marche.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_50_50" id="Footnote_50_50"></a><a href="#FNanchor_50_50"><span class="label">[50]</span></a> Dans la forêt de Fontainebleau.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_51_51" id="Footnote_51_51"></a><a href="#FNanchor_51_51"><span class="label">[51]</span></a> Fruits de la ronce.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_52_52" id="Footnote_52_52"></a><a href="#FNanchor_52_52"><span class="label">[52]</span></a> <i>Essai sur la physiognomonie</i>, etc., par J.-G. Lavater de +Zurich, ministre.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_53_53" id="Footnote_53_53"></a><a href="#FNanchor_53_53"><span class="label">[53]</span></a> Relatif à des lettres supprimées.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_54_54" id="Footnote_54_54"></a><a href="#FNanchor_54_54"><span class="label">[54]</span></a> Freyburg, ville de franchises.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_55_55" id="Footnote_55_55"></a><a href="#FNanchor_55_55"><span class="label">[55]</span></a> Nos jours, que rien ne ramène, se composent de moments +orageux qui élèvent l'âme en la déchirant; de longues sollicitudes qui +la fatiguent, l'énervent, l'avilissent; de temps indifférents qui +l'arrêtent dans le repos s'ils sont rares, et dans l'ennui ou la +mollesse s'ils ont de la continuité. Il y a aussi quelques éclairs de +plaisir pour l'enfance du cœur. La paix est le partage d'un homme sur +dix mille. Pour le bonheur, il éveille, il agite; on le veut, on le +cherche, on s'épuise; il est vrai qu'on l'espère, et peut-être on +l'aurait, si la mort ou la décrépitude ne venaient avant lui. +</p><p> +Cependant la vie n'est pas odieuse en général. Elle a ses douceurs pour +l'homme de bien: il s'agit seulement d'imposer à son cœur le repos que +l'âme a conservé quand elle est restée juste. On s'effraie de n'avoir +plus d'illusions; on se demande avec quoi l'on remplira ses jours. C'est +une erreur: il ne s'agit pas d'occuper son cœur, mais de parvenir à le +distraire sans l'égarer; et quand l'espérance n'est plus, il nous reste, +pour arriver jusqu'à la fin, un peu de curiosité et quelques habitudes. +</p><p> +C'est assez pour atteindre la nuit; le sommeil est naturel, quand on +n'est pas agité.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_56_56" id="Footnote_56_56"></a><a href="#FNanchor_56_56"><span class="label">[56]</span></a> Batzen, à peu près la septième partie de la livre +tournois.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_57_57" id="Footnote_57_57"></a><a href="#FNanchor_57_57"><span class="label">[57]</span></a> Voyez une note de la <a href="#LETTRE_LXXXIX">lettre LXXXIX</a> [p. 423].</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_58_58" id="Footnote_58_58"></a><a href="#FNanchor_58_58"><span class="label">[58]</span></a> Petite contrée montueuse où l'on trouve des usages qui lui +sont particuliers, et même quelque chose d'assez extraordinaire dans les +mœurs.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_59_59" id="Footnote_59_59"></a><a href="#FNanchor_59_59"><span class="label">[59]</span></a> La mélodie, si l'on prend cette expression dans toute +l'étendue dont elle est susceptible, peut aussi résulter d'une suite de +couleurs ou d'une suite d'odeurs. La mélodie peut résulter de toute +suite bien ordonnée de certaines sensations, de toute série convenable +de ces effets, dont la propriété est d'exciter en nous ce que nous +appelons exclusivement un sentiment.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_60_60" id="Footnote_60_60"></a><a href="#FNanchor_60_60"><span class="label">[60]</span></a> Rien n'indique quel lac ce peut être; ce n'est point celui +de Genève. Le commencement de la lettre manque; et j'en ai supprimé la +fin.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_61_61" id="Footnote_61_61"></a><a href="#FNanchor_61_61"><span class="label">[61]</span></a> La plus grande différence sans opposition repoussante, +comme la plus grande similitude sans uniformité insipide.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_62_62" id="Footnote_62_62"></a><a href="#FNanchor_62_62"><span class="label">[62]</span></a> Notre industrie sociale a opposé les hommes que le +véritable art social devait concilier.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_63_63" id="Footnote_63_63"></a><a href="#FNanchor_63_63"><span class="label">[63]</span></a> Quelques-uns vantent leur froideur comme le calme de la +sagesse; il en est qui prétendent au stérile honneur d'être +inaccessibles: c'est l'aveugle qui se croit mieux organisé que le commun +des hommes, parce que la cécité lui évite des distractions.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_64_64" id="Footnote_64_64"></a><a href="#FNanchor_64_64"><span class="label">[64]</span></a> Ce qui doit exalter l'imagination, déranger l'esprit, +passionner le cœur, et interdire tout raisonnement, réussit d'autant +mieux qu'on y joint plus d'austérité: mais il n'en est pas des +institutions durables, des lois temporelles et civiles, des mœurs +intérieures, et de tout ce qui permet l'examen, comme de l'impulsion du +fanatisme dont la nature est de porter à tout ce qui est difficile, et +de faire vénérer tout ce qui est extraordinaire. Cette distinction +essentielle paraît avoir été oubliée. On a très bien observé dans +l'homme ses affections multipliées, et en quelque sorte les incidents de +son cœur; mais il reste à faire un grand pas au-delà. Il est si +important que la considération de son utilité pourra entraîner à +l'essayer; il est si difficile qu'en l'entreprenant on sera bien +persuadé de ne faire qu'une tentative.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_65_65" id="Footnote_65_65"></a><a href="#FNanchor_65_65"><span class="label">[65]</span></a> C'est dans l'amour que la déviation est devenue extrême +chez les nations à qui nous trouvons des mœurs: et c'est ce qui concerne +l'amour que nous avons exclusivement appelé mœurs.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_66_66" id="Footnote_66_66"></a><a href="#FNanchor_66_66"><span class="label">[66]</span></a> J'ai mal usé du droit d'éditeur; j'ai retranché des +passages de plusieurs lettres, et cependant j'ai laissé trop de choses +au moins inutiles. Mais cette négligence ne serait pas aussi excusable +dans une lettre comme celle-ci: c'est à dessein que j'ai laissé ce mot +sur le mariage. Je ne l'ai pas supprimé, parce que je n'ai pas en vue la +foule de ceux qui lisent: elle seule pourrait ne pas trouver évident que +cela n'attaque ni l'utilité, ni la beauté de l'institution du mariage, +ni même tout ce qu'il y a d'heureux dans un mariage heureux.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_67_67" id="Footnote_67_67"></a><a href="#FNanchor_67_67"><span class="label">[67]</span></a> Il y avait ici dans le texte: Je ne la presserai point +d'être fourbe en ma faveur, je m'y refuserais même; et je ne ferais rien +en cela que de très simple, rien qui ne soit, pour quiconque y a su +penser, un devoir rigoureux dont l'infraction l'avilirait. Nulle force +du désir, nulle passion mutuelle même ne peut servir d'excuse.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_68_68" id="Footnote_68_68"></a><a href="#FNanchor_68_68"><span class="label">[68]</span></a> On l'est aussi par la timidité du sentiment. L'on a +distingué dans toute affection de notre être deux choses analogues, mais +non semblables, le sentiment et l'appétit. L'amour du cœur donne aux +hommes sensibles beaucoup de réserve et d'embarras: le sentiment est +plus fort alors que le besoin direct. Mais comme il n'y a point de +sensibilité profonde dans une organisation intérieurement faible, celui +qui est ainsi dans une véritable passion, n'est plus le même dans +l'amour sans passion; s'il est retenu alors, c'est par ses devoirs, et +nullement par sa timidité.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_69_69" id="Footnote_69_69"></a><a href="#FNanchor_69_69"><span class="label">[69]</span></a> Je n'ai pas encore découvert la différence entre le +misérable qui rend une femme enceinte, puis l'abandonne, et le soldat +qui, dans le saccage d'une ville, en jouit et l'égorge. Celui-ci +serait-il moins infâme, et parce que du moins il ne la trompe pas, et +parce que ordinairement il est ivre.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_70_70" id="Footnote_70_70"></a><a href="#FNanchor_70_70"><span class="label">[70]</span></a> Vraisemblablement on objectera que le vulgaire est +incapable de chercher ainsi la raison de ses devoirs, et surtout de le +faire sans partialité. Mais la difficulté d'estimer ainsi ses devoirs +n'est pas très grande en elle-même, et n'existe guère que dans la +confusion présente de la morale. D'ailleurs, dans des institutions +différentes des nôtres, il n'y aurait peut-être point des esprits aussi +instruits que parmi nous, mais il n'y aurait certainement pas une foule +aussi stupide et surtout aussi trompée.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_71_71" id="Footnote_71_71"></a><a href="#FNanchor_71_71"><span class="label">[71]</span></a> Voici une partie de ce que j'ai retranché du texte. L'on +trouvera peut-être que j'eusse dû le supprimer entièrement. Mais je +réponds pour cette circonstance-ci et pour d'autres, que l'on peut se +permettre de parler aux hommes quand on n'a rien dans sa pensée qu'on +doive leur taire. Je suis responsable de ce que je publie. J'ose juger +les devoirs: si jamais on peut me dire qu'il me soit arrivé de manquer à +un seul devoir réel, non seulement je ne les jugerai plus, mais je +renoncerai pour toujours au droit d'écrire. +</p><p> +«J'aurais peu de confiance dans une femme qui ne sentirait pas la raison +de ses devoirs, qui les suivrait strictement, aveuglément et par +l'instinct de la prévention. Il peut arriver qu'une telle conduite soit +sûre, mais ce genre de conduite ne me satisfera pas. J'estime davantage +une femme que rien absolument ne pourrait engager à trahir celui qui +reposerait sur sa foi, mais qui, dans sa liberté naturelle, n'étant liée +ni par une promesse quelconque, ni par un attachement sérieux, et se +trouvant dans des circonstances assez particulières pour l'y déterminer, +jouirait de plusieurs hommes, et en jouirait même dans l'ivresse, dans +la nudité, dans la délicate folie du plaisir.»</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_72_72" id="Footnote_72_72"></a><a href="#FNanchor_72_72"><span class="label">[72]</span></a> Les stimulants de la Torride pourraient avoir contribué à +nous vieillir. Leurs feux agissent moins dans l'Inde parce qu'on y est +moins actif; mais l'inquiétude européenne, excitée par leur +fermentation, produit ces hommes remuants et agités, dont le reste du +globe voit la manie avec un étonnement toujours nouveau. <i>Rév</i>. +</p><p> +Je ne dis pas que dans l'état présent des choses, ce ne soit pas un +allégement pour des individus, et même pour un corps de peuple, que +cette activité valeureuse et spirituelle qui voit dans le mal le plaisir +de le souffrir gaiement, et dans le désordre le côté burlesque que +présentent toutes les choses de la vie. L'homme qui tient aux objets de +ses désirs dit bien souvent: «Que le monde est triste!» Celui qui ne +prétend plus autre chose que de ne pas souffrir, se dit: «Que la vie est +bizarre!» C'est déjà trouver les choses moins malheureuses que de les +trouver comiques: c'est plus encore quand on s'amuse de toutes les +contrariétés qu'on éprouve; et quand, afin de mieux rire, on cherche les +dangers. Pour les Français, s'ils ont jamais Naples, ils bâtiront une +salle de bal dans le cratère du Vésuve.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_73_73" id="Footnote_73_73"></a><a href="#FNanchor_73_73"><span class="label">[73]</span></a> L'homme de bien est inébranlable dans sa vertu sévère; +l'homme à systèmes cherche souvent des vertus austères.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_74_74" id="Footnote_74_74"></a><a href="#FNanchor_74_74"><span class="label">[74]</span></a> Ceci ne peut s'entendre que du thermomètre de Fahrenheit. +145 degrés au-dessus de zéro, ou 113 au-dessus de la congélation +naturelle de l'eau répond à 50 degrés et quelque chose du thermomètre +dit de Réaumur: et 130 degrés au-dessous de zéro répond à 72 au-dessous +de glace. On prétend qu'un froid de 70 degrés n'est pas sans exemple à +la New-Zemble. Mais je ne sais si l'on a vu sur les rives mêmes de la +Gambie 50 degrés. La chaleur extrême de la Thébaïde est, dit-on, de 38: +et celle de la Guinée paraît tellement au-dessous de 50, que je doute +qu'elle aille à ce point en aucun lieu, si ce n'est tout à fait +accidentellement, comme pendant le passage du Samiel. Peut-être faut-il +aussi douter des 70 degrés de glace dans les contrées habitées +quelconques; malgré qu'on ait prétendu les avoir vus à Jeniseick. +</p><p> +Voici le résultat d'observations faites en 1786. A Ostroug-Viliki, au +61<sup>e</sup> degré, le mercure gela le 4 novembre. Le thermomètre de Réaumur +indiquait 31 degrés et demi. Le matin du 1<sup>er</sup> décembre il descendit à +40; le même jour à 51; et le 7 décembre à 60. Ceci rendrait +vraisemblable un froid de 70 degrés soit dans la New-Zemble, soit dans +les parties les plus septentrionales de la Russie qui sont beaucoup plus +près du pôle, et qui pourtant ont des habitations.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_75_75" id="Footnote_75_75"></a><a href="#FNanchor_75_75"><span class="label">[75]</span></a> Allusion à Démocrite apparemment.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_76_76" id="Footnote_76_76"></a><a href="#FNanchor_76_76"><span class="label">[76]</span></a> Thermomètre dit de Réaumur.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_77_77" id="Footnote_77_77"></a><a href="#FNanchor_77_77"><span class="label">[77]</span></a> C'est une grande facilité pour un poète: celui qui veut +dire tout ce qu'il imagine a un grand avantage sur celui qui ne doit +dire que des choses positives, qui ne dit que ce qu'il croit.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_78_78" id="Footnote_78_78"></a><a href="#FNanchor_78_78"><span class="label">[78]</span></a> Encore un aperçu vague et peut-être hasardé. Cette +observation serait même inutile ici; mais elle ne l'est pas en général, +et pour les autres passages auxquels elle ne peut se trouver +applicable.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_79_79" id="Footnote_79_79"></a><a href="#FNanchor_79_79"><span class="label">[79]</span></a> Il est bien probable que les autres parties de la nature +seraient aussi obscures à nos yeux. Si nous trouvons dans l'homme plus +de sujets de surprise, c'est que nous y voyons plus de choses. C'est +surtout dans l'intérieur des êtres que nous rencontrons partout les +bornes de nos conceptions. Dans un objet qui nous est beaucoup connu, +nous sentons que l'inconnu est lié au connu; nous voyons que nous sommes +près de concevoir le reste, et que pourtant nous ne le concevrons point: +ces bornes nous remplissent d'étonnement.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_80_80" id="Footnote_80_80"></a><a href="#FNanchor_80_80"><span class="label">[80]</span></a> Avant la révolution de la Suisse.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_81_81" id="Footnote_81_81"></a><a href="#FNanchor_81_81"><span class="label">[81]</span></a> Le mot <i>française</i> est trop général.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_82_82" id="Footnote_82_82"></a><a href="#FNanchor_82_82"><span class="label">[82]</span></a> «O Eternel! Tu es admirable dans l'ordre des mondes; mais +tu es adorable dans le regard expressif de l'homme bon qui rompt le pain +qui lui reste dans la main de son frère.» Ce sont, je crois, les propres +mots de M** dans le beau chapitre <i>Dieu</i>, an 2440.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_83_83" id="Footnote_83_83"></a><a href="#FNanchor_83_83"><span class="label">[83]</span></a> Expression qui ne convient qu'ici. Je n'aime pas qu'on +désigne ainsi des savants, ou de grands écrivains; mais des +folliculaires, des gens qui <i>font le métier</i>, ou, tout au plus ceux qui +sont exactement ou seulement hommes de lettres. Un magistrat n'est pas +un homme de loi. Montesquieu, Boulanger, Helvétius n'étaient pas des +hommes de lettres: je sais plusieurs auteurs Vivants qui n'en sont pas.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_84_84" id="Footnote_84_84"></a><a href="#FNanchor_84_84"><span class="label">[84]</span></a> Il est absurde et révoltant qu'il se charge de chercher +les principes, et d'examiner la vérité des vertus, s'il prend pour règle +de sa propre conduite les faciles maximes de la société, la fausse +morale convenue. Aucun homme ne doit se mêler de dire aux hommes leurs +devoirs et la raison morale de leurs actions, s'il n'est rempli du +sentiment de l'ordre, s'il ne veut avant tout, non pas précisément la +prospérité, mais la félicité publique; si l'unique fin de sa pensée +n'est pas d'ajouter à ce bonheur obscur, à ce bien-être du cœur, source +de tout bien, que la déviation des êtres altère sans cesse, et que +l'intelligence doit ramener et maintenir sans cesse. Quiconque a +d'autres passions, et ne soumet pas à cette idée toute affection +humaine; quiconque peut chercher sérieusement les femmes, les honneurs, +les biens, l'amour même ou la gloire, n'est pas né pour la magistrature +auguste d'instituteur des hommes. +</p><p> +Celui qui prêche une religion sans la suivre intérieurement, sans y +vénérer la loi suprême de son cœur, est un méprisable charlatan. Ne vous +irritez pas contre lui, n'allez pas haïr sa personne: mais que sa +duplicité vous indigne; et, s'il le faut pour qu'il ne puisse plus +corrompre le cœur humain, plongez-le dans l'opprobre; qu'il y reste. +</p><p> +Celui qui sans soumettre personnellement ses goûts, ses désirs, toutes +ses vues à l'ordre et à l'équité morale, ose parler de morale à l'homme, +à l'homme qui a comme lui l'égoïsme naturel de l'individu et la +faiblesse d'un mortel! celui-là est un charlatan plus détestable: il +avilit les choses sublimes; il perd tout ce qui nous restait. S'il a la +fureur d'écrire, qu'il fasse des contes, qu'il travaille des petits +vers: s'il a le talent d'écrire, qu'il traduise, qu'il fasse un honnête +métier, qu'il soit <i>homme de lettres</i>, qu'il explique les arts, qu'il +soit utile à sa manière: qu'il travaille pour de l'argent, pour la +réputation; que plus désintéressé, il travaille pour l'honneur d'un +corps, pour l'avancement des sciences, pour la renommée de son pays; +mais qu'il laisse à l'homme de bien ce qu'on appelait la fonction des +sages, et au prédicateur le métier des mœurs. +</p><p> +L'imprimerie a fait dans le monde social un grand changement. Il était +impossible que sa vaste influence ne fît aucun mal, mais elle pouvait en +faire beaucoup moins. Les inconvénients qui devaient en résulter ont été +sentis, mais les moyens employés pour les arrêter n'en ont pas produit +de moins graves. Il me semblerait pourtant que dans l'état actuel des +choses en Europe, on pourrait concilier et la liberté d'écrire, et les +moyens de séparer de l'utilité des livres les excès qui tendent à +compenser cette utilité reconnue. Le mal résulte principalement des +démences de l'esprit de parti, et du nombre étonnant des livres qui ne +contiennent rien. Le temps, dira-t-on, fait oublier ce qui est injuste +ou mauvais. Il s'en faut de beaucoup que cela suffise, soit aux +particuliers, soit au public même. L'auteur est mort quand l'opinion se +forme ou se rectifie; et le public prend un esprit funeste +d'indifférence pour le vrai et l'honnête, au milieu de cette incertitude +dont il sort presque toujours sur les choses passées, mais où il rentre +toujours sur les choses présentes. Dans ma supposition, il serait permis +d'écrire tout ce qui est permis maintenant: l'opinion même serait aussi +libre. Mais ceux qui ne veulent pas l'attendre pendant un demi-siècle, +ceux qui ne peuvent pas s'en rapporter à eux-mêmes, ou qui n'aiment pas +à lire vingt volumes pour rencontrer un livre, trouveraient aussi +commode qu'utile ce garant indirect, cette voie tracée, que rien +absolument ne les obligerait de suivre. Cette institution exigerait la +plus intègre impartialité: mais rien n'empêcherait d'écrire contre ce +qu'elle aurait approuvé; ainsi son intérêt le plus direct serait de +mériter la considération publique qu'elle n'aurait aucun moyen +d'asservir. On objecte toujours que les hommes justes sont trop rares; +j'ignore s'ils le sont autant qu'on affecte de le dire; mais ce qui +n'est pas vrai du moins, c'est qu'il n'y en ait point.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_85_85" id="Footnote_85_85"></a><a href="#FNanchor_85_85"><span class="label">[85]</span></a> Ainsi <i>L'Esprit des lois</i> le fut par les <i>Lettres +persanes</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_86_86" id="Footnote_86_86"></a><a href="#FNanchor_86_86"><span class="label">[86]</span></a> On trouve le passage suivant, qui m'a paru curieux, dans +des lettres publiées par un nommé Matthews: «C'est une suite nécessaire +et du degré de dépravation où en est arrivée l'espèce humaine, et de +l'état actuel de la société en général qu'il y ait beaucoup +d'institutions également incompatibles avec le christianisme et la +morale.» Lettre VIII de <i>Voyage à la rivière de Sierra Leone</i>, Paris, an +V.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_87_87" id="Footnote_87_87"></a><a href="#FNanchor_87_87"><span class="label">[87]</span></a> J'ai supprimé quelques pages où il s'agissait de +circonstances particulières et d'une personne dont je ne vois pas qu'il +soit parlé dans aucun autre endroit de ces lettres. J'y ai, en quelque +sorte, substitué ce qui suit: c'est un morceau tiré d'ailleurs, qui dit +à peu près les mêmes choses d'une manière générale, et que son analogie +avec ce que j'ai retranché m'a engagé à placer ici.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_88_88" id="Footnote_88_88"></a><a href="#FNanchor_88_88"><span class="label">[88]</span></a> Ces suppressions interrompent la suite des idées; je suis +fâché qu'elles aient dû me paraître convenables. Il en est de même dans +plusieurs autres lettres.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_89_89" id="Footnote_89_89"></a><a href="#FNanchor_89_89"><span class="label">[89]</span></a> On voit que le mot <i>magie</i> doit être pris ici dans son +premier sens, et non pas dans l'acception nouvelle: en sorte que par +fausse magie, il faut entendre à peu près la magie des modernes.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_90_90" id="Footnote_90_90"></a><a href="#FNanchor_90_90"><span class="label">[90]</span></a> B... mourut à 37 ans, et il avait fait l'<i>Antiq. dev.</i>'.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_91_91" id="Footnote_91_91"></a><a href="#FNanchor_91_91"><span class="label">[91]</span></a> C'est le sens du mot de Solon, et du passage de <i>De +Officiis</i> qui ont apparemment donné lieu de citer Cicéron et Solon.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_92_92" id="Footnote_92_92"></a><a href="#FNanchor_92_92"><span class="label">[92]</span></a> Des jours pleins de tristesse, l'habitude rêveuse d'une +âme comprimée, les longs ennuis qui perpétuent le sentiment du néant de +la vie, peuvent exciter ou entretenir le besoin de dire sa pensée; ils +furent souvent favorables à des écrits dont la poésie exprime les +profondeurs du sentiment, et les conceptions vastes de l'âme humaine que +ses douleurs ont rendue impénétrable et comme infinie. Mais un ouvrage +important par son objet, par son ensemble et son étendue, un ouvrage que +l'on consacre aux hommes, et qu'on destine à rester, ne s'entreprend que +lorsqu'on a une manière de vivre à peu près fixée, et qu'on est sans +inquiétude sur le sort des siens. Pour O. il vivait seul, et je ne vois +pas que la situation favorable où il se trouve maintenant lui fût +indispensable.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_93_93" id="Footnote_93_93"></a><a href="#FNanchor_93_93"><span class="label">[93]</span></a> Ce qui est impossible en France est encore faisable dans +presque toute la Suisse. Il y est reçu de s'y rencontrer vers le soir +dans des maisons qui ne sont autre chose que des cabarets choisis. Ni +l'âge, ni la noblesse, ni les premières magistratures ne font une loi du +contraire.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_94_94" id="Footnote_94_94"></a><a href="#FNanchor_94_94"><span class="label">[94]</span></a> A l'époque de la première édition, la lettre et le +fragment suivants n'avaient pas encore été recueillis.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_95_95" id="Footnote_95_95"></a><a href="#FNanchor_95_95"><span class="label">[95]</span></a> Cette lettre d'Oberman, recueillie depuis l'édition +précédente, a déjà été imprimée dans <i>Les Navigateurs.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_96_96" id="Footnote_96_96"></a><a href="#FNanchor_96_96"><span class="label">[96]</span></a> Nous ajoutons au numéro de la lettre le renvoi à la page +et à la ligne de notre édition.</p></div> +</div> + +<hr class="full" /> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oberman, by Sénancour + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OBERMAN *** + +***** This file should be named 32808-h.htm or 32808-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/2/8/0/32808/ + +Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team +at DP Europe (http://dp.rastko.net). + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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