summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--32808-0.txt14298
-rw-r--r--32808-0.zipbin0 -> 307634 bytes
-rw-r--r--32808-8.txt14298
-rw-r--r--32808-8.zipbin0 -> 305011 bytes
-rw-r--r--32808-h.zipbin0 -> 314354 bytes
-rw-r--r--32808-h/32808-h.htm14030
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
9 files changed, 42642 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/32808-0.txt b/32808-0.txt
new file mode 100644
index 0000000..8f57014
--- /dev/null
+++ b/32808-0.txt
@@ -0,0 +1,14298 @@
+The Project Gutenberg EBook of Oberman, by Sénancour
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Oberman
+
+Author: Sénancour
+
+Release Date: June 14, 2010 [EBook #32808]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OBERMAN ***
+
+
+
+
+Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team
+at DP Europe (http://dp.rastko.net).
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+OBERMAN.
+
+LETTRES
+
+PUBLIÉES
+
+PAR M ... SÉNANCOUR,
+
+AUTEUR DE _RÉVERIES SUR LA NATURE
+
+DE L'HOMME....._
+
+Étudie l'homme, et non les hommes.
+
+PYTHAGORE.
+
+
+ Le présent ouvrage est mis sous la sauvegarde des lois et de la
+ probité des Citoyens. Nous poursuivrons devant les tribunaux tout
+ contrefacteur, distributeur ou débitant d'éditions contrefaites.
+ Deux exemplaires de la présente édition originale sont,
+ conformément à la loi, déposés à la Bibliothèque Nationale.
+
+ CERIOUX.
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+Edition de 1804
+
+OBSERVATIONS
+
+Première année: Lettre I., II., III., IV., V., VI., VII., VIII., IX.
+
+Deuxième année: Lettre X., XI., XII., XIII., XIV., XV., XVI., XVII.,
+XVIII., XIX., XX., XXI., XXII., XXIII., XXIV., XXV.
+
+Troisième année: Lettre XXVI., XXVII., XXVIII., XXIX., XXX., XXXI.,
+XXXII., XXXIII., Manuel de Pseusophanes, XXXIV., XXXV.
+
+Cinquième année: Premier fragment.
+
+Sixième année: (2e et 3e fragments) Second fragment., Lettre XXXVI.,
+XXXVII., XXXVIII., Troisième fragment., XXXIX., XL., XLI., XLII.,
+XLIII., XLIV., XLV., XLVI., XLVII, XLVIII, XLIX
+
+Septième année: Lettre L, LI, LII
+
+Huitième année: Lettre LIII, LIV, LV, LVI, LVII, LVIII, LIX, LX, LXI,
+LXII, LXIII, LXIV, LXV, LXVI, LXVII, LXVIII, LXIX, LXX, LXXI, LXXII,
+LXXIII
+
+Neuvième année: Lettre LXXIV, LXXV, LXXVI, LXXVII, LXXVIII, LXXIX, LXXX,
+LXXXI, LXXXII, LXXXIII, LXXXIV, LXXXV, LXXXVI, LXXXVII, LXXXVIII, LXXXIX
+
+Supplément de 1833
+
+Dixième année: XC
+
+Supplément de 1840: Lettre XCI
+
+Notes de l'édition de 1833
+
+INDICATIONS
+
+NOTES
+
+
+
+
+OBSERVATIONS.
+
+
+On verra dans ces lettres l'expression d'un homme qui sent, et non d'un
+homme qui travaille. Ce sont des mémoires très-indifférents aux
+étrangers, mais qui peuvent intéresser les adeptes. Plusieurs verront
+avec plaisir ce que l'un d'eux a senti: plusieurs ont senti de même; il
+s'est trouvé que celui-ci l'a dit, ou a essayé de le dire. Mais il doit
+être jugé par l'ensemble de sa vie, et non par ses premières années; par
+toutes ses lettres, et non par tel passage ou hasardé, ou romanesque, ou
+peut-être faux.
+
+De semblables lettres sans art, sans intrigue, doivent avoir mauvaise
+grâce hors de la société éparse et secrète dont la nature avait fait
+membre celui qui les écrivit. Les individus qui la composent sont la
+plupart inconnus: cette espèce de monument privé que laisse un homme
+comme eux, ne peut leur être adressé que par la voie publique, au risque
+d'ennuyer un grand nombre de personnes graves, instruites, ou aimables.
+Le devoir d'un éditeur est seulement de prévenir qu'on n'y trouve ni
+esprit, ni science; que ce n'est pas un _ouvrage_; et que peut-être même
+on dira: ce n'est pas un livre _raisonnable_.
+
+Nous avons beaucoup d'écrits où le genre humain se trouve peint en
+quelques lignes. Si cependant ces longues lettres faisaient à-peu-près
+connaître un seul homme, elles pourraient être, et neuves, et utiles. Il
+s'en faut de beaucoup qu'elles remplissent même cet objet borné: mais si
+elles ne contiennent point tout ce que l'on pourrait attendre, elles
+contiennent du moins quelque chose; c'est assez peut-être pour les
+faire excuser.
+
+Ces lettres ne sont pas un _roman_[1]. Il n'y a point de mouvement
+dramatique, d'événements préparés et conduits, point de dénouement; rien
+de ce qu'on appelle l'intérêt d'un ouvrage, de cette série progressive,
+de ces incidents, de cet aliment de la curiosité, magie de plusieurs
+bons écrits, et charlatanisme de plusieurs mauvais.
+
+On y trouvera des descriptions; de celles qui servent à mieux faire
+entendre les choses naturelles, et à donner des lumières, peut-être trop
+négligées, sur les rapports de l'homme avec ce qu'il appelle
+l'_inanimé_.
+
+On y trouvera des passions: mais celles d'un homme qui était né pour
+recevoir ce qu'elles promettent, et pour n'avoir point une passion; pour
+tout employer, et pour n'avoir qu'une seule fin.
+
+On y trouvera de l'amour: mais l'amour senti d'une manière qui peut-être
+n'avait pas été dite.
+
+On y trouvera des longueurs: elles peuvent être dans la nature; le cœur
+est rarement précis, il n'est point dialecticien. On y trouvera des
+répétitions: mais si les choses sont bonnes, pourquoi éviter
+soigneusement d'y revenir? Les répétitions de _Clarisse_, le désordre
+(et le prétendu égoïsme) de Montaigne n'ont jamais rebuté que des
+lecteurs seulement ingénieux. L'éloquent J. J. était souvent diffus.
+Celui qui écrivit ces lettres paraît n'avoir pas craint les longueurs et
+les écarts d'un style libre: il a écrit sa pensée. Il est vrai que J.
+J. avait le droit d'être un peu long: pour lui, s'il a usé de la même
+liberté, c'est tout simplement parce qu'il la trouvait bonne et
+naturelle.
+
+On y trouvera des contradictions, du moins ce qu'on nomme souvent ainsi.
+Mais pourquoi serait-on choqué de voir, dans des matières incertaines,
+le pour et le contre dits par le même homme? Puisqu'il faut qu'on les
+réunisse pour s'en approprier le sentiment, pour peser, décider,
+choisir, n'est-ce pas une même chose qu'ils soient dans un seul livre ou
+dans des livres différents? Au contraire, exposés par le même homme, ils
+le sont avec une force plus égale, d'une manière plus analogue, et vous
+voyez mieux ce qu'il vous convient d'adopter. Nos affections, nos
+désirs, nos sentiments mêmes, et jusqu'à nos opinions, changent avec
+les leçons des événements; les occasions de la réflexion, avec l'âge,
+avec tout notre être. Ne voyez-vous pas que celui qui est si exactement
+d'accord avec lui-même, vous trompe, ou se trompe? Il a un système; il
+joue un rôle. L'homme sincère vous dit: j'ai senti comme cela, je sens
+comme ceci; voilà mes matériaux, bâtissez vous-même l'édifice de votre
+pensée. Ce n'est pas à l'homme froid à juger les différences des
+sensations humaines: puisqu'il n'en connaît pas l'étendue, il n'en
+connaît pas la versatilité. Pourquoi diverses manières de voir
+seraient-elles plus étonnantes dans les divers âges d'un même homme, et
+quelquefois au même moment, que dans des hommes différents? On observe,
+on cherche; on ne décide pas. Voulez-vous exiger que celui qui prend la
+balance rencontre d'abord le poids qui en fixera l'équilibre? Tout doit
+être d'accord sans doute dans un ouvrage exact et raisonné sur des
+matières positives. Mais voulez-vous que Montaigne soit vrai à la
+manière de Hume, et Sénèque régulier comme Bézout? Je croirais même
+qu'on devrait attendre autant ou plus d'oppositions entre les différents
+âges d'un même homme, qu'entre plusieurs hommes éclairés du même âge.
+C'est pour cela qu'il n'est pas bon que les législateurs soient tous des
+vieillards; à moins que ce ne soit un corps d'homme vraiment choisis, et
+capable de suivre leurs conceptions générales et leurs souvenirs, plutôt
+que leur pensée présente. L'homme qui ne s'occupe que des sciences
+exactes, est le seul qui n'ait point à craindre d'être jamais surpris de
+ce qu'il a écrit dans un autre âge.
+
+Ces lettres sont aussi inégales, aussi irrégulières dans leur style que
+dans le reste. Une chose seulement m'a plu; c'est de n'y point trouver
+ces expressions exagérées et triviales dans lesquelles un écrivain
+devrait toujours voir du ridicule, ou au moins de la faiblesse[2]. Ces
+expressions ont par elles-mêmes quelque chose de vicieux, ou bien leur
+trop fréquent usage, en en faisant des applications fausses, altéra
+leurs premières acceptions, et fit oublier leur énergie.
+
+Ce n'est pas que je prétende justifier le style des lettres. J'aurais
+quelque chose à dire sur des expressions qui pourront paraître hardies,
+et que pourtant je n'ai pas changées: mais quant aux incorrections, je
+n'y sais point d'excuse recevable. Je ne me dissimule pas qu'un critique
+trouvera beaucoup à reprendre: je n'ai point prétendu _enrichir le
+public_ d'un ouvrage travaillé; mais donner à lire à quelques personnes
+éparses dans l'Europe, les sensations, les opinions, les songes libres
+et incorrects d'un homme souvent isolé, qui écrivit dans l'intimité, et
+non pour son libraire.
+
+ * * * * *
+
+L'éditeur ne s'est proposé et ne se proposera qu'un seul objet: tout ce
+qui portera son nom tendra aux mêmes résultats: soit qu'il écrive, ou
+qu'il publie seulement, il ne s'écartera point d'un but moral. Il ne
+cherche pas encore à l'_atteindre_; un écrit important, et de nature à
+être utile, un véritable _ouvrage_ que l'on peut seulement hasarder
+d'esquisser, mais non prétendre jamais finir, ne doit pas être publié
+promptement, ni même entrepris trop-tôt.
+
+ * * * * *
+
+Les _Notes_ sont toutes de l'Editeur.
+
+
+
+
+OBERMAN.
+
+LETTRE PREMIÈRE.
+
+DATX
+Genève, 8 juillet, première année.
+
+
+Il ne s'est passé que vingt jours depuis que je vous écrivis de Lyon. Je
+n'annonçais aucun projet nouveau, je n'en avais pas; et maintenant j'ai
+tout quitté, me voici sur une terre étrangère.
+
+Je crains que ma lettre ne vous trouve point à Chessel[3], et que vous
+ne puissiez me répondre aussi vite que je le désirerais. J'ai besoin de
+savoir ce que vous pensez, ou du moins ce que vous penserez lorsque vous
+aurez lu. Vous savez s'il me serait indifférent d'avoir des torts avec
+vous: cependant je crains que vous ne m'en trouviez, et je ne suis pas
+bien assuré moi-même de n'en point avoir. Je n'ai pas même pris le temps
+de vous consulter. Je l'eusse bien désiré dans un moment aussi décisif:
+encore aujourd'hui, je ne sais comment juger une résolution qui détruit
+tout ce qu'on avait arrangé, qui me transporte brusquement dans une
+situation nouvelle, qui me destine à des choses que je n'avais pas
+prévues et dont je ne saurais même pressentir l'enchaînement et les
+conséquences.
+
+Il faut vous dire plus. L'exécution fut, il est vrai, aussi précipitée
+que la décision: mais ce n'est pas le temps seul qui m'a manqué pour
+vous en écrire. Quand même je l'aurais eu, je crois que vous l'eussiez
+ignoré de même. J'aurais craint votre prudence: j'ai cru sentir cette
+fois la nécessité de n'en avoir pas. Une prudence étroite et pusillanime
+dans ceux de qui le sort m'a fait dépendre, a perdu mes premières
+années, et je crois bien qu'elle m'a nui pour toujours. La sagesse veut
+marcher entre la défiance et la témérité; le sentier est difficile: il
+faut la suivre dans les choses qu'elle voit; mais dans les choses
+inconnues, nous n'avons que l'instinct. S'il est plus dangereux que la
+prudence, il fait aussi de plus grandes choses: il nous perd, ou nous
+sauve: sa témérité devient quelquefois notre seul asile, et c'est
+peut-être à lui de réparer les maux que la prudence a pu faire.
+
+Il fallait laisser le joug s'appesantir sans retour, ou le secouer
+inconsidérément: l'alternative me parut inévitable. Si vous en jugez de
+même, dites-le moi pour me rassurer. Vous savez assez quelle misérable
+chaîne on allait river. On voulait que je fisse ce qu'il m'était
+impossible de faire bien; que j'eusse un état pour son produit, que
+j'employasse les facultés de mon être à ce qui choque essentiellement sa
+nature. Aurais-je dû me plier à une condescendance momentanée; tromper
+un parent en lui persuadant que j'entreprenais pour l'avenir, ce que je
+n'aurais commencé qu'avec le désir de le cesser; et vivre ainsi dans un
+état violent, dans une répugnance perpétuelle? Qu'il reconnaisse
+l'impuissance où j'étais de le satisfaire, qu'il m'excuse! Il finira par
+sentir que les conditions si diverses et si opposées, où les caractères
+les plus contraires trouvent ce qui leur est propre, ne peuvent convenir
+indifféremment à tous les caractères; que ce n'est pas assez qu'un état,
+qui a pour objet des intérêts et des démêlés contentieux, soit regardé
+comme honnête, parce qu'on y acquiert, sans voler, trente ou quarante
+mille livres de rente; et qu'enfin je n'ai pu renoncer à être homme,
+pour être homme d'affaires.
+
+Je ne cherche point à vous persuader, je vous rappelle les faits; jugez.
+Un ami doit juger sans trop d'indulgence; vous l'avez dit.
+
+Si vous aviez été à Lyon, je ne me serais pas décidé sans vous
+consulter; il eût fallu me cacher de vous, au lieu que j'ai eu seulement
+à me taire. Comme on cherche, dans le hasard même, des raisons qui
+autorisent aux choses que l'on croit nécessaires, j'ai trouvé votre
+absence favorable. Je n'aurais jamais pu agir contre votre opinion,
+mais je n'ai pas été fâché de le faire sans votre avis; tant que je
+sentais tout ce que pouvait alléguer la raison contre la loi que
+m'imposait une sorte de nécessité, contre le sentiment qui m'entraînait.
+J'ai écouté davantage cette impulsion secrète, mais impérieuse, que ces
+froids motifs de balancer et de suspendre, qui, sous le nom de prudence,
+tenaient peut-être beaucoup à mon habitude paresseuse, et à quelque
+faiblesse dans l'exécution. Je suis parti, je m'en félicite: mais quel
+homme peut jamais savoir s'il a fait sagement, ou non, pour les
+conséquences éloignées des choses?
+
+Je vous ai dit pourquoi je n'ai pas fait ce qu'on voulait; il faut vous
+dire pourquoi je n'ai pas fait autre chose. J'examinais si je
+rejetterais absolument le parti que l'on voulait me faire prendre; cela
+m'a conduit à examiner quel autre je prendrais, et à quelle
+détermination je m'arrêterais.
+
+Il fallait choisir, il fallait commencer, pour la vie peut-être, ce que
+tant de gens, qui n'ont en eux aucune autre chose, appellent un état.
+Je n'en trouvai point qui ne fût étranger à ma nature, ou contraire à ma
+pensée. J'interrogeai mon être, je considérai rapidement tout ce qui
+m'entourait; je demandai aux hommes s'ils sentaient comme moi; je
+demandai aux choses si elles étaient selon mes penchants; et je vis
+qu'il n'y avait pas d'accord entre moi et la société, ni entre mes
+besoins et les choses qu'elle a faites. Je m'arrêtai avec effroi,
+sentant que j'allais livrer ma vie à des ennuis intolérables, à des
+dégoûts sans terme comme sans objet. J'offris successivement à mon cœur
+ce que les hommes cherchent dans les divers états qu'ils embrassent. Je
+voulus même embellir, par le prestige de l'imagination, ces objets
+multipliés qu'ils proposent à leurs passions, et la fin chimérique à
+laquelle ils consacrent leurs années. Je le voulais, je ne le pus pas.
+Pourquoi la terre est-elle ainsi désenchantée à mes yeux? Je ne connais
+point la satiété, je trouve partout le vide.
+
+Dans ce jour, le premier où je sentis tout le néant qui m'environne,
+dans ce jour qui a changé ma vie, si les pages de ma destinée se
+fussent trouvées entre mes mains pour être déroulées ou fermées à
+jamais; avec quelle indifférence j'eusse abandonné la vaine succession
+de ces heures si longues et si fugitives, que tant d'amertumes
+flétrissent, et que nulle véritable joie ne consolera! Vous le savez,
+j'ai le malheur de ne pouvoir être jeune: les longs ennuis de mes
+premiers ans ont apparemment détruit la séduction. Les dehors fleuris ne
+m'en imposent pas: et mes yeux demi-fermés ne sont jamais éblouis; trop
+fixes, ils ne sont point surpris.
+
+Ce jour d'irrésolution fut du moins un jour de lumière: il me fit
+reconnaître en moi ce que je n'y voyais pas distinctement. Dans la plus
+grande anxiété où j'eusse jamais été, j'ai joui pour la première fois de
+la conscience de mon être. Poursuivi jusque dans le triste repos de mon
+apathie habituelle, forcé d'être quelque chose, je fus enfin moi-même:
+et dans ces agitations jusqu'alors inconnues, je trouvai une énergie,
+d'abord contrainte et pénible, mais dont la plénitude fut une sorte de
+repos que je n'avais pas encore éprouvé. Cette situation douce et
+inattendue amena la réflexion qui me détermina. Je crus voir la raison
+de ce qu'on observe tous les jours, que les différences positives du
+sort ne sont pas les causes principales du bonheur ou du malheur des
+hommes.
+
+Je me dis: la vie réelle de l'homme est en lui-même, celle qu'il reçoit
+du dehors n'est qu'accidentelle et subordonnée. Les choses agissent sur
+lui bien plus encore selon la situation où elles le trouvent, que selon
+leur propre nature. Dans le cours d'une vie entière, perpétuellement
+modifié par elles, il peut devenir leur ouvrage. Mais comme dans cette
+succession toujours mobile, lui seul subsiste quoique altéré, tandis que
+les objets extérieurs relatifs à lui changent entièrement; il en résulte
+que chacune de leurs impressions sur lui, dépend bien plus pour son
+bonheur ou son malheur, de l'état où elle le trouve, que de la sensation
+qu'elle lui apporte, et du changement présent qu'elle fait en lui.
+Ainsi dans chaque moment particulier de sa vie, ce qui importe surtout à
+l'homme, c'est d'être ce qu'il doit être. Les dispositions favorables
+des choses viendront ensuite, c'est une utilité du second ordre pour
+chacun des moments présents. Mais la suite de ces impulsions devenant,
+par leur ensemble, le vrai principe des mobiles intérieurs de l'homme,
+si chacune de ces impressions est à-peu-près indifférente, leur totalité
+fait pourtant notre destinée. Tout nous importerait-il également dans ce
+cercle de rapports et de résultats mutuels? L'homme dont la liberté
+absolue est si incertaine, et la liberté apparente si limitée, serait-il
+contraint à un choix perpétuel qui demanderait une volonté constante,
+toujours libre et puissante? Tandis qu'il ne peut diriger que si peu
+d'événements, et qu'il ne saurait régler la plupart de ses affections,
+lui importe-t-il, pour la paix de sa vie, de tout prévoir, de tout
+conduire, de tout déterminer dans une sollicitude qui, même avec des
+succès non interrompus, ferait encore le tourment de cette même vie?
+S'il est également nécessaire de maîtriser ces deux mobiles dont
+l'action est toujours réciproque; si pourtant cet ouvrage est au-dessus
+des forces de l'homme, et si l'effort même qui tendrait à le produire
+est précisément opposé au repos qu'on en attend, comment obtenir
+à-peu-près ce résultat nécessaire en renonçant au moyen impraticable qui
+paraît d'abord le pouvoir seul produire? La réponse à cette question
+serait le grand-œuvre de la sagesse humaine, et le principal objet que
+l'on puisse proposer à cette loi intérieure qui nous fait chercher la
+félicité. Je crus trouver à ce problème une solution analogue à mes
+besoins présents: peut-être contribuèrent-ils à me la faire adopter.
+
+Je pensai que le premier état des choses était surtout important dans
+cette oscillation toujours réagissante, et qui par conséquent dérive
+toujours plus ou moins de ce premier état. Je me dis: soyons d'abord ce
+que nous devons être; plaçons-nous où il convient à notre nature, puis
+livrons-nous au cours des choses, en nous efforçant seulement de nous
+maintenir semblables à nous-mêmes. Ainsi, quoiqu'il arrive, et sans
+sollicitudes étrangères, nous disposerons des choses; non pas en les
+changeant elles-mêmes, ce qui nous importe peu, mais en maîtrisant les
+impressions qu'elles feront sur nous, ce qui seul nous importe, ce qui
+est le plus facile, ce qui maintient davantage notre être en le
+circonscrivant et en reportant sur lui-même l'effort conservateur.
+Quelque effet que produisent sur nous les choses par leur influence
+absolue que nous ne pourrons changer, du moins nous conserverons
+toujours beaucoup du premier mouvement imprimé, et nous approcherons,
+par ce moyen, plus que nous ne saurions l'espérer par aucun autre, de
+l'heureuse permanence du sage.
+
+Dès que l'homme réfléchit, dès qu'il n'est plus entraîné par le premier
+désir et par les lois inaperçues de l'instinct, toute équité, toute
+moralité devient en un sens une affaire de calcul, et sa prudence est
+dans l'estimation du plus ou du moins. Je crus voir dans ma conclusion
+un résultat aussi clair que celui d'une opération sur les nombres. Comme
+je vous fais l'histoire de mes intentions, et non celle de mon esprit;
+et que je veux bien moins justifier ma décision que vous dire comment je
+me suis décidé, je ne chercherai pas à vous rendre un meilleur compte de
+mon calcul.
+
+Conformément à cette manière de voir, je quitte les soins éloignés et
+multipliés de l'avenir, qui sont toujours si fatigants et souvent si
+vains; je m'attache seulement à disposer, une fois pour la vie, et moi
+et les choses. Je ne me dissimule point combien cet ouvrage doit sans
+doute rester imparfait, et combien je serai entravé par les événements:
+mais je ferai du moins ce que je trouverai en mon pouvoir.
+
+J'ai cru nécessaire de changer les choses avant de me changer moi-même.
+Ce premier but pouvait être beaucoup plus promptement atteint que le
+second; et ce n'eût point été dans mon ancienne manière de vivre que
+j'eusse pu m'occuper sérieusement de moi. L'alternative du moment
+difficile où je me trouvais, me força de songer d'abord aux changements
+extérieurs. C'est dans l'indépendance des choses, comme dans le silence
+des passions, que l'on peut étudier son être. Je vais choisir une
+retraite dans ces monts tranquilles dont la vue a frappé mon enfance
+elle-même[4]. J'ignore où je m'arrêterai, mais écrivez-moi à Lausanne.
+
+
+
+
+LETTRE II.
+
+DATX
+Lausanne[5], 9 juillet, I.
+
+
+J'arrivai de nuit à Genève: j'y logeai dans une assez triste auberge, où
+mes fenêtres donnaient sur une cour, je n'en fus point fâché. Entrant
+dans une aussi belle contrée, je me ménageais volontiers l'espèce de
+surprise d'un spectacle nouveau; je la réservais pour la plus belle
+heure du jour; je le voulais avoir dans sa plénitude, et sans affaiblir
+son impression en l'éprouvant par degré.
+
+En sortant de Genève, je me mis en route, seul, libre, sans but
+déterminé, sans autre guide qu'une carte assez bonne, que je porte sur
+moi.
+
+J'entrais dans l'indépendance. J'allais vivre dans le seul pays
+peut-être de l'Europe, où dans un climat assez favorable, on trouve
+encore les sévères beautés des sites naturels. Devenu calme par l'effet
+même de l'énergie que les circonstances de mon départ avait éveillée en
+moi, content de posséder mon être pour la première fois de mes jours si
+vains, cherchant des jouissances simples et grandes avec l'avidité d'un
+cœur jeune, et cette sensibilité, fruit amer et précieux de mes longs
+ennuis; j'étais ardent et paisible. Je fus heureux sous le beau ciel de
+Genève, lorsque le soleil paraissant au-dessus des hautes neiges,
+éclaira à mes yeux cette terre admirable. C'est près de Copet que je vis
+l'aurore, non pas inutilement belle comme je l'avais vue tant de fois,
+mais d'une beauté sublime et assez grande pour ramener le voile des
+illusions sur mes yeux découragés.
+
+Vous n'avez point vu cette terre à laquelle Tavernier ne trouvait
+comparable qu'un seul lieu dans l'Orient. Vous ne vous en ferez pas une
+idée juste; les grands effets de la nature ne s'imaginent point tels
+qu'ils sont. Si j'avais moins senti la grandeur et l'harmonie de
+l'ensemble, si la pureté de l'air n'y ajoutait pas une expression que
+les mots ne sauraient rendre, si j'étais un autre, j'essayerais de vous
+peindre ces monts neigeux et embrasés, ces vallées vaporeuses; les noirs
+escarpements de la côte de Savoye; les collines de la Vaux et du
+Jorat[6], peut-être trop riantes, mais surmontées par les Alpes de
+Gruyère et d'Ormont; et les vastes eaux du Léman, et le mouvement de ses
+vagues, et sa paix mesurée. Peut-être mon état intérieur ajouta-t-il au
+prestige de ces lieux; peut-être nul homme n'a-t-il éprouvé à leur
+aspect tout ce que j'ai senti[7].
+
+C'est le propre d'une sensibilité profonde de recevoir une volupté plus
+grande de l'opinion d'elle-même que de ses jouissances positives:
+celles-ci laissent apercevoir leurs bornes; mais celles que promettent
+ce sentiment d'une puissance illimitée, sont immenses comme elle, et
+semblent nous indiquer le monde inconnu que nous cherchons toujours. Je
+n'oserais décider que l'homme dont l'habitude des douleurs a navré le
+cœur, n'ait point reçu de ses misères mêmes, une aptitude à des plaisirs
+inconnus des heureux, et ayant sur les leurs l'avantage d'une plus
+grande indépendance, et d'une durée qui soutient la vieillesse
+elle-même. Pour moi, j'ai éprouvé dans ce moment auquel il n'a manqué
+qu'un autre cœur qui sentît avec le mien, comment une heure de vie peut
+valoir une année d'existence; combien tout est relatif dans nous, et
+hors de nous; et comment nos misères viennent surtout de notre
+déplacement dans l'ordre des choses.
+
+La grande route de Genève à Lausanne est partout agréable, elle suit
+généralement les rives du lac; et comme elle me conduisait vers les
+montagnes, je ne pensai point à la quitter. Je ne m'arrêtai qu'auprès de
+Lausanne sur une pente, d'où l'on n'apercevait pas la ville, et où
+j'attendis la fin du jour.
+
+Les soirées sont désagréables dans les auberges, excepté lorsque le feu
+et la nuit aident à attendre le souper. Dans les longs jours on ne peut
+éviter cette heure d'ennui qu'en évitant aussi de voyager pendant la
+chaleur: c'est précisément ce que je ne fais point. Depuis mes courses
+au Forez, j'ai pris l'usage d'aller à pied si la campagne est
+intéressante; et quand je marche, une sorte d'impatience ne me permet de
+m'arrêter que lorsque je suis presque arrivé. Les voitures sont
+nécessaires pour se débarrasser promptement de la poussière des grandes
+routes, et des ornières boueuses des plaines; mais lorsqu'on est sans
+affaires et dans une vraie campagne, je ne vois pas de motif pour courir
+la poste, et je trouve qu'on est trop dépendant si l'on va avec ses
+chevaux. J'avoue qu'en arrivant à pied l'on est moins bien reçu d'abord
+dans les auberges; mais il ne faut que quelques minutes à un aubergiste
+qui sait son métier, pour s'apercevoir que s'il y a de la poussière sur
+les souliers il n'y a pas de paquet sur l'épaule, et qu'ainsi l'on
+pourrait être en état de le faire gagner assez pour qu'il ôte son
+chapeau d'une certaine manière. Vous verrez bientôt les servantes vous
+dire tout comme à un autre: Monsieur a-t-il déjà donné ses ordres?
+
+J'étais donc sous les pins du Jorat: la soirée était belle, les bois
+silencieux, l'air calme, le couchant vapoureux, mais sans nuages. Tout
+paraissait fixe, éclairé, immobile: et dans un moment où je levai les
+yeux après les avoir tenus longtemps arrêtés sur la mousse qui me
+portait, j'eus une illusion imposante que mon état de rêverie
+prolongea. La pente rapide qui s'étendait jusqu'au lac se trouvait
+cachée pour moi sous le tertre où j'étais assis; et la surface du lac
+très-inclinée, semblait élever dans les airs sa rive opposée. Des
+vapeurs voilaient en partie les Alpes de Savoye confondues avec elles et
+revêtues des mêmes teintes: la lumière du couchant et le vague de l'air
+dans les profondeurs du Valais élevèrent ces montagnes et les séparèrent
+de la terre, en rendant leurs extrémités indiscernables; et leur colosse
+sans forme, sans couleur, sombre et neigeux, éclairé et comme invisible,
+ne me parut qu'un amas de nuées orageuses suspendues dans l'espace: il
+n'était plus d'autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul,
+au sein de l'immensité.
+
+Ce moment-là fut digne de la première journée d'une vie nouvelle: j'en
+éprouverai peu de semblables. Je me promettais de finir celle-ci en vous
+en parlant tout à mon aise, mais le sommeil appesantit ma tête et ma
+main: les souvenirs et le plaisir de vous les dire ne sauraient
+l'éloigner; et je ne veux pas continuer à vous rendre si faiblement ce
+que j'ai mieux senti.
+
+Près de Nion j'ai vu le Mont-Blanc assez à découvert, et depuis ses
+bases apparentes; mais l'heure n'était point favorable, il était mal
+éclairé.
+
+
+
+
+LETTRE III.
+
+DATX
+Cully, 11 juillet, 1.
+
+
+Je ne veux point parcourir la Suisse en voyageur, on en curieux. Je
+cherche à être là, parce qu'il me semble que je serais mal ailleurs:
+c'est le seul pays, voisin du mien, qui contienne généralement de ces
+choses que je désire.
+
+J'ignore encore de quel côté je me dirigerai: je ne connais ici
+personne, et n'y ayant aucune sorte de relation, je ne puis choisir que
+d'après des raisons prises de la nature des lieux. Le climat est
+difficile en Suisse, surtout dans les situations que je préférerais. Il
+me faut un séjour fixe pour l'hiver; c'est ce que je voudrais d'abord
+décider: mais l'hiver est long dans le contrées élevées.
+
+A Lausanne on me disait: C'est ici la plus belle partie de la Suisse,
+celle que tous les étrangers aiment. Vous avez vu Genève et les bords
+du lac; il vous reste à voir Iverdun, Neuchâtel et Berne: on va encore
+au Locle qui est célèbre par son industrie. Pour le reste de la Suisse,
+c'est un pays bien sauvage: on reviendra de la manie anglaise d'aller se
+fatiguer et s'exposer pour voir de la glace et dessiner des cascades.
+Vous vous fixerez ici: le pays de Vaud[8] est le seul qui convienne à un
+étranger; et même dans le pays de Vaud il n'y a que Lausanne, surtout
+pour un Français.
+
+Je les ai assurés que je ne choisirais pas Lausanne, et ils ont cru que
+je me trompais. Le pays de Vaud a de grandes beautés, mais je suis
+persuadé d'avance que sa partie basse est une de celles de la Suisse
+que j'aimerai le moins. La terre et les hommes y sont, à peu de chose
+près, comme ailleurs: je cherche d'autres mœurs, et une autre nature. Si
+je savais l'allemand, je crois que j'irais du côté de Lucerne: mais l'on
+n'entend le français que dans un tiers de la Suisse, et ce tiers en est
+précisément la partie la plus riante et la moins éloignée des habitudes
+françaises, ce qui me met dans une grande incertitude. J'ai presque
+résolu de voir les bords de Neuchâtel, et le bas-Valais; après quoi
+j'irai près de Schwitz, ou dans l'Underwalden, malgré l'inconvénient
+très-grand d'une langue qui m'est tout-à-fait étrangère.
+
+J'ai remarqué un petit lac que les cartes nomment de Bré, ou de Bray,
+situé à une certaine élévation dans les terres, au-dessus de Cully:
+j'étais venu dans cette ville pour en aller visiter les rives presque
+inconnues et éloignées des grandes routes. J'y ai renoncé; je crains que
+le pays ne soit trop ordinaire, et que la manière de vivre des gens de
+la campagne, si près de Lausanne, ne me convienne encore moins.
+
+Je voulais traverser le lac[9]; et j'avais, hier, retenu un bateau pour
+me rendre sur la côte de Savoye. Il a fallu renoncer à ce dessein: le
+temps a été mauvais tout le jour, et le lac est encore fort agité.
+L'orage est passé, la soirée est belle. Mes fenêtres donnent sur le lac;
+l'écume blanche des vagues est jetée quelquefois jusques dans ma
+chambre, elle a même mouillé le toit. Le vent souffle du Sud-Ouest, en
+sorte que c'est précisément ici que les vagues ont plus de force et
+d'élévation. Je vous assure que ce mouvement et ces sons mesurés donnent
+à l'âme une forte impulsion. Si j'avais à sortir de la vie ordinaire, si
+j'avais à vivre, et que pourtant je me sentisse découragé, je voudrais
+être un quart-d'heure seul devant un lac agité: je crois qu'il ne serait
+plus de grandes choses qui ne me fussent naturelles.
+
+J'attends avec quelqu'impatience la réponse que je vous ai demandée; et
+quoi-qu'elle ne puisse en effet arriver encore, je pense à tout moment
+à envoyer à Lausanne pour voir si on ne néglige pas de me la faire
+parvenir. Sans doute elle me dira bien positivement ce que vous pensez,
+ce que vous présumez de l'avenir; et si j'ai eu tort, étant moi, de
+faire ce qui chez beaucoup d'autres eût été une conduite pleine de
+légéreté. Je vous consultais sur des riens, et j'ai pris sans vous la
+résolution la plus importante. Vous ne refuserez pas pourtant de me dire
+votre opinion: il faut qu'elle me réprime, ou me rassure. Vous avez déjà
+oublié que je me suis arrangé en ceci comme si je voulais vous en faire
+un secret: les torts d'un ami peuvent entrer dans notre pensée, mais non
+dans nos sentiments. Je vous félicite d'avoir à me pardonner des
+faiblesses: sans cela je n'aurais pas tant de plaisir à m'appuyer sur
+vous; ma propre force ne me donnerait pas la sécurité que me donne la
+vôtre.
+
+Je vous écris comme je vous parlerais, comme on se parle à soi-même.
+Quelquefois on n'a rien à se dire l'un à l'autre, on a pourtant besoin
+de se parler; c'est souvent alors que l'on bavarde le plus à son aise.
+Je ne connais de promenade qui donne un vrai plaisir que celle que l'on
+fait sans but, lorsque l'on va uniquement pour aller, et que l'on
+cherche sans vouloir aucune chose; lorsque le temps est tranquille, un
+peu couvert, que l'on n'a point d'affaires, que l'on ne veut pas savoir
+l'heure, et que l'on se met à pénétrer au hasard dans les fondrières et
+les bois d'un pays inconnu; lorsqu'on parle des champignons, des biches,
+des feuilles rousses qui commencent à tomber; lorsque je vous dis: Voilà
+une place qui ressemble bien à celle où mon père s'arrêta, il y a dix
+ans, pour jouer au petit-palet avec moi, et où il laissa son couteau de
+chasse que le lendemain l'on ne put jamais retrouver. Lorsque vous me
+dites: L'endroit où nous venons de traverser le ruisseau eût bien plû au
+mien. Dans les derniers temps de sa vie, il se faisait conduire à une
+grande lieue de la ville dans un bois bien épais, où il y avait quelques
+rochers et de l'eau; alors il descendait de la calèche, et il allait,
+quelquefois seul, quelquefois avec moi, s'asseoir sur un grès: nous
+lisions les _Vies des Pères du Désert_. Il me disait: Si dans ma
+jeunesse j'étais entré dans un monastère, comme Dieu m'y appelait, je
+n'aurais pas eu tous les chagrins que j'ai eus dans le monde, je ne
+serais pas aujourd'hui si infirme et si cassé; mais je n'aurais point de
+fils, et en mourant, je ne laisserais rien sur la terre....... Et
+maintenant il n'est plus! Ils ne sont plus!
+
+Il y a des hommes qui croyent se promener, à la campagne, lorsqu'ils
+marchent en ligne droite dans une allée sablée. Ils ont dîné, ils vont
+jusqu'à la statue, et ils reviennent au trictrac. Mais quand nous nous
+perdions dans les bois du Forez, nous allions librement et au hasard. Il
+y avait quelque chose de solennel à ces souvenirs d'un temps déjà
+reculé, qui semblaient venir à nous dans l'épaisseur et la majesté des
+bois. Comme l'âme s'agrandit lorsqu'elle rencontre des choses belles, et
+qu'elle ne les a pas prévues! Je n'aime point que ce qui appartient au
+cœur soit préparé et réglé: laissons l'esprit chercher avec ordre, et
+symétriser ce qu'il travaille. Pour le cœur, il ne travaille pas; et si
+vous lui demandez de produire, il ne produira rien: la culture le rend
+stérile. Vous vous rappelez des lettres que R ... écrivait à L ... qu'il
+appelait son ami. Il y avait bien de l'esprit dans ces lettres, mais
+aucun abandon. Chacune contenait quelque chose de distinct, et roulait
+sur un sujet particulier; chaque paragraphe avait son objet et sa
+pensée. Tout cela était arrangé comme pour l'impression; c'était des
+chapitres d'un livre didactique. Nous ne ferons point comme cela, je
+pense: aurions-nous besoin d'esprit? Quand des amis se parlent c'est
+pour se dire tout ce qui leur vient en tête. Il y a une chose que je
+vous demande; c'est que vos lettres soient longues, que vous soyez
+longtemps à m'écrire, que je sois longtemps à vous lire: souvent je vous
+donnerai l'exemple. Quant au contenu, je ne m'en inquiète point:
+nécessairement nous ne dirons que ce que nous pensons, ce que nous
+sentons: et n'est-ce pas cela qu'il faut que nous disions? Quand on veut
+jaser, s'avise-t-on de dire? parlons sur telle chose, faisons des
+divisions, et commençons par celle-ci.
+
+On apportait le souper lorsque je me suis mis à écrire, et voilà que
+l'on vient de me dire: Mais, Monsieur, le poisson est tout froid, il ne
+sera plus bon, au moins. Adieu donc. Ce sont des truites du Rhône. Ils
+me les vantent, comme s'ils ne voyaient pas que je mangerai seul.
+
+
+
+
+LETTRE IV.
+
+DATX
+Thiel, 19 juillet, 1.
+
+
+J'ai passé à Iverdun[10]; j'ai vu Neuchâtel, Bienne et leurs environs.
+Je m'arrête quelques jours à Thiel sur les frontières de Neuchâtel et de
+Berne. J'avais pris à Lausanne une de ces berlines de remise
+très-communes en Suisse. Je ne craignais pas l'ennui de la voiture;
+j'étais trop occupé de ma position, de mes espérances si vagues, de
+l'avenir incertain, du présent déjà inutile, et de l'intolérable vide
+que je trouve partout.
+
+Je vous envoie quelques mots écrits des divers lieux de mon passage.
+
+DATX
+D'Iverdun.
+
+J'ai joui un moment de me sentir libre et dans des lieux plus beaux;
+j'ai cru y trouver une vie meilleure: mais je vous avouerai que je ne
+suis pas content. A Moudon, au centre du pays de Vaud, je me demandais:
+Vivrais-je heureux dans ces lieux si vantés et si désirés? mais un
+profond ennui m'a fait partir aussitôt. J'ai cherché ensuite a m'en
+imposer à moi-même, en attribuant principalement cette impression à
+l'effet d'une tristesse locale. Le sol de Moudon est boisé et
+pittoresque, mais il n'y a point de lac. Je me décidai à rester le soir
+à Iverdun, espérant retrouver sur ses rives, ce bien être mêlé de
+tristesse que je préfère à la joie. La vallée est belle, et la ville est
+l'une des plus jolies de la Suisse. Malgré le pays, malgré le lac,
+malgré la beauté du jour, j'ai trouvé Iverdun plus triste que Moudon.
+Quels lieux me faudra-t-il donc?
+
+DATX
+De Neuchâtel.
+
+J'ai quitté ce matin Iverdun, jolie ville, agréable à d'autres yeux, et
+triste aux miens. Je ne sais pas bien encore ce qui peut la rendre telle
+pour moi; mais je ne me suis point trouvé le même aujourd'hui. S'il
+fallait différer le choix d'un séjour tel que je le cherche, je me
+résoudrais plus volontiers à attendre un an près de Neuchâtel, qu'un
+mois près d'Iverdun.
+
+DATX
+De S.t Biaise.
+
+Je reviens d'une course dans le Val de Travers. C'est là que j'ai
+commencé à sentir dans quel pays je suis. Les bords du lac de Genève
+sont admirables sans doute, cependant il semble que l'on pourrait
+trouver ailleurs les mêmes beautés, car pour les hommes on voit d'abord
+qu'ils y sont comme dans les plaines, eux et ce qui les concerne[11].
+Mais ce vallon, creusé dans le Jura, porte un caractère grand et simple;
+il est sauvage et animé; il est à-la-fois paisible et romantique; et
+quoiqu'il n'ait point de lac, il m'a frappé davantage que les bords de
+Neuchâtel et même de Genève. La terre paraît ici moins assujettie à
+l'homme, et l'homme moins abandonné à des convenances misérables. L'œil
+n'y est pas importuné sans cesse par des terres labourées, des vignes et
+des maisons de plaisance, odieuses richesses de tant de pays malheureux.
+Mais de gros villages; mais des maisons de pierre; mais de la recherche,
+de la vanité, des titres, de l'esprit, de la causticité! Où
+m'emportaient de vains rêves? A chaque pas que l'on fait ici, l'illusion
+revient et s'éloigne; à chaque pas on espère, on se décourage; on est
+perpétuellement changé sur cette terre si différente et des autres et
+d'elle-même. Je vais dans les Alpes.
+
+DATX
+De Thiel.
+
+J'allais à Vevay par Morat, et je ne croyais pas m'arrêter ici: mais
+hier j'ai été frappé, à mon réveil, du plus beau spectacle que l'aurore
+puisse produire dans une contrée dont la beauté réelle, est pourtant
+plus riante que sublime. Cela m'a entraîné à passer ici quelques jours.
+
+Ma fenêtre était restée ouverte la nuit, selon mon usage. Vers les
+quatre heures, je fus éveillé par l'éclat du jour et par l'odeur des
+foins que l'on avait coupés pendant la fraîcheur, à la lumière de la
+lune. Je m'attendais à une vue ordinaire; mais j'eus un instant
+d'étonnement. Les pluies du solstice avaient conservé l'abondance des
+eaux accrues précédemment par la fonte des neiges du Jura. L'espace
+entre le lac et la Thièle était inondé presqu'entièrement; les parties
+les plus élevées formaient des pâturages isolés au milieu de ces plaines
+d'eau sillonnées par le vent frais du matin. On apercevait les vagues du
+lac que le vent poussait au loin sur la rive demi-submergée. Des
+chèvres, des vaches, et leur conducteur, qui tirait de son cornet des
+sons agrestes, passaient en ce moment sur une langue de terre restée à
+sec entre la plaine inondée et la Thièle. Des pierres placées aux
+endroits les plus difficiles, soutenaient, ou continuaient cette sorte
+de chaussée naturelle: on ne distinguait point le pâturage que ces
+dociles animaux devaient atteindre; et, à voir leur démarche lente et
+mal assurée, on eût dit qu'ils allaient s'avancer et se perdre dans le
+lac. Les hauteurs d'Anet, et les bois épais du Julemont, sortaient du
+sein des eaux comme une île encore sauvage et inhabitée. La chaîne
+montueuse du Vuilly bordait le lac à l'horizon. Vers le sud, l'étendue
+s'en prolongeait derrière les coteaux de Mont-mirail; et par-delà tous
+ces objets, soixante lieues de glaces séculaires imposaient à toute la
+contrée la majesté inimitable de ces traits hardis de la nature, qui
+font les lieux sublimes.
+
+Je dînai avec le receveur du péage. Sa manière ne me déplut pas. C'est
+un homme plus occupé de fumer et de boire, que de haïr, de projetter, de
+s'affliger. Il me semble que j'aimerais assez dans les autres ces
+habitudes que je ne prendrai point. Elles font échapper à l'ennui; elles
+remplissent les heures, sans que l'on ait l'inquiétude de les remplir:
+elles dispensent un homme de beaucoup de choses plus mauvaises, et
+mettent du moins à la place de ce calme du bonheur qu'on ne voit sur
+aucun front, celui d'une distraction suffisante qui concilie tout, et ne
+nuit qu'aux acquisitions de l'esprit.
+
+Le soir je pris la clef pour rentrer dans la nuit, et n'être point
+assujetti à l'heure. La lune n'était pas levée, je me promenais le long
+des eaux vertes de la Thièle. Mais me sentant disposé à rêver longtemps,
+et trouvant dans la chaleur de la nuit la facilité de la passer toute
+entière au dehors, je pris la route de St. Blaise: je la quittai à un
+petit village nommé Marin, qui a le lac au sud; je descendis une pente
+escarpée, et je me plaçai sur le sable où venaient expirer les vagues.
+L'air était calme, on n'apercevait aucune voile sur le lac. Tous
+reposaient, les uns dans l'oubli des travaux, d'autres dans celui des
+douleurs. La lune parut: je restai longtemps. Vers le matin, elle
+répandait sur les terres et sur les eaux l'ineffable mélancolie de ses
+dernières lueurs. La nature paraît bien grande à l'homme, lorsque, dans
+un long recueillement, il entend le roulement des ondes sur la rive
+solitaire, dans le calme d'une nuit encore ardente et éclairée par la
+lune qui finit.
+
+Indicible sensibilité! charme et tourment de nos vaines années; vaste
+conscience d'une nature partout accablante et partout impénétrable!
+passion universelle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux abandon:
+tout ce qu'un cœur mortel peut contenir de besoins et d'ennuis profonds;
+j'ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. J'ai fait un
+pas sinistre vers l'âge d'affaiblissement: j'ai dévoré dix années de ma
+vie. Heureux l'homme simple dont le cœur est toujours jeune!
+
+Là, dans la paix de la nuit, j'interrogeai ma destinée incertaine, mon
+cœur agité, et cette nature inconcevable qui, contenant toutes choses,
+semble pourtant ne pas contenir ce que cherchent mes désirs. Qui suis-je
+donc, me disais-je? Quel triste mélange d'affection universelle, et
+d'indifférence pour tous les objets de la vie positive? Une imagination
+romanesque me porte-t-elle à chercher, dans un ordre bizarre, des objets
+préférés par cela seul que leur existence chimérique pouvant se
+modifier arbitrairement, se revêt à mes yeux de formes spécieuse, et
+d'une beauté pure et sans mélange plus fantastique encore.
+
+Ainsi, voyant dans les choses des rapports qui n'y sont point, et
+cherchant toujours ce que je n'obtiendrai jamais, étranger dans la
+nature réelle, ridicule au milieu des hommes, je n'aurai que des
+affections vaines: et soit que je vive selon moi-même, soit que je vive
+selon les hommes, je n'aurai dans l'oppression extérieure, ou dans ma
+propre contrainte, que l'éternel tourment d'une vie toujours réprimée et
+toujours misérable. Mais les écarts d'une imagination ardente et
+immodérée sont sans constance comme sans règle: jouet de ses passions
+mobiles et de leur ardeur aveugle et indomptée, un tel homme n'aura ni
+continuité dans ses goûts, ni paix dans son cœur.
+
+Que puis-je avoir de commun avec lui? Tous mes goûts sont uniformes,
+tout ce que j'aime est facile et naturel: je ne veux que des habitudes
+simples, des amis paisibles, une vie toujours la même. Comment mes vœux
+seraient-ils désordonnés? je n'y vois que les besoins, que le sentiment
+de l'harmonie et des convenances. Comment mes affections seraient-elles
+odieuses aux hommes? je n'aime que ce qu'ont aimé les meilleurs d'entre
+eux; je ne cherche rien aux dépens d'aucun d'eux; je cherche ce que
+chacun peut avoir, ce qui est nécessaire aux besoins de tous, ce qui
+finirait leurs misères, ce qui rapproche, unit, console: je ne veux que
+la vie des peuples bons, ma paix dans la paix de tous[12]. Je n'aime, il
+est vrai, que la nature; mais c'est pour cela qu'en, m'aimant moi-même,
+je ne m'aime point exclusivement; et que les autres hommes sont encore
+dans la nature, ce que j'en aime davantage. Un sentiment impérieux
+m'attache à toutes les impressions aimantes; mon cœur plein de lui-même,
+de l'humanité, et de l'accord primitif des êtres, n'a jamais connu de
+passions personnelles ou irascibles. Je m'aime moi-même, mais c'est dans
+la nature, c'est dans l'ordre qu'elle veut, c'est en société avec
+l'homme qu'elle fit, et d'accord avec l'universalité des choses. A la
+vérité, jusqu'à présent du moins, rien de ce qui existe n'a pleinement
+mon affection, et un vide inexprimable est la constante habitude de mon
+âme altérée. Mais tout ce que j'aime pourrait exister, la terre entière
+pourrait être selon mon cœur, sans que rien fût changé dans la nature ou
+dans l'homme lui-même, excepté les accidents éphémères de l'œuvre
+sociale.
+
+Non, l'homme singulier ou romanesque n'est pas ainsi. Sa folie a des
+causes factices. Il ne se trouve point de suite ni d'ensemble dans ses
+affections; et comme il n'y a d'erreur et de bizarreries que dans les
+innovations humaines, tous les objets de sa démence sont pris dans
+l'ordre de choses qui excite les passions immodérées des hommes, et
+l'industrieuse fermentation de leurs esprits toujours agités en sens
+contraires.
+
+Pour moi, j'aime les choses existantes; je les aime comme elles sont. Je
+ne désire, je ne cherche, je n'imagine rien hors de la nature. Loin que
+ma pensée divague et se porte sur des objets difficiles ou bizarres,
+éloignés ou extraordinaires; et qu'indifférent pour ce qui s'offre à
+moi, pour ce que la nature produit habituellement, j'aspire à ce qui
+m'est refusé, à des choses étrangères et rares, à des circonstances
+invraisemblables et à une destinée romanesque; je ne veux au contraire,
+je ne demande à la nature et aux hommes, je ne demande pour ma vie
+entière que ce que la nature contient nécessairement, ce que les hommes
+doivent tous posséder, ce qui peut seul occuper nos jours et remplir nos
+cœurs, ce qui fait la vie. Comme il ne me faut point des choses
+difficiles où privilégiées, il ne me faut pas non plus des choses
+nouvelles, changeantes, multipliées. Ce qui m'a plu, me plaira toujours;
+ce qui a suffi à mes besoins, leur suffira dans tous les temps: le jour
+semblable au jour qui fut heureux, est encore un jour heureux pour moi;
+et comme les besoins positifs de ma nature sont toujours à-peu-près les
+mêmes, ne cherchant que ce qu'ils exigent, je désire toujours à-peu-près
+les mêmes choses. Si je suis satisfait aujourd'hui, je le serai demain,
+je le serai toute l'année, je le serai toute la vie: et si mon sort est
+toujours le même, mes vœux toujours simples, seront toujours remplis.
+
+L'amour du pouvoir ou des richesses est presqu'aussi étranger à ma
+nature que l'envie, la vengeance ou les haines. Rien ne doit aliéner de
+moi les autres hommes, je ne suis le rival d'aucun d'eux: je ne puis pas
+plus les envier que les haïr; je refuserais ce qui les passionne, je
+refuserais de triompher d'eux: je ne veux pas même les surpasser en
+vertu. Je me repose dans ma bonté naturelle. Heureux qu'il ne me faille
+point d'efforts pour ne pas faire le mal, je ne me tourmenterai point
+sans nécessité; et pourvu que je sois homme de bien, je ne prétendrai
+pas être vertueux. Ce mérite est très-grand, mais j'ai le bonheur qu'il
+ne me soit pas indispensable, et je le leur abandonne: c'est détruire la
+seule rivalité qui pût subsister entre nous. Leurs vertus sont
+ambitieuses comme leurs passions: ils les étalent fastueusement; et ce
+qu'ils y cherchent surtout, c'est la primauté. Je ne suis point leur
+concurrent; je ne le serai pas même en cela. Que perdrai-je à leur
+abandonner cette supériorité? Dans ce qu'ils appellent vertus, les unes,
+seules utiles, sont naturellement dans l'homme constitué comme je me
+trouve l'être, et comme je penserais volontiers que tout homme l'est
+primitivement; les autres compliquées, difficiles, imposantes et
+superbes, ne dérivent point immédiatement de la nature de l'homme: c'est
+pour cela que je les trouve ou fausses ou vaines, et que je suis peu
+curieux d'en obtenir le mérite, au moins incertain. Je n'ai pas besoin
+d'effort pour atteindre ce qui est dans ma nature, et je n'en veux point
+faire pour parvenir à ce qui lui est contraire. Ma raison le repousse,
+et me dit que, dans moi du moins, ces vertus fastueuses seraient des
+altérations étrangères et un commencement de déviation. Le seul effort
+que l'amour du bien exige de moi, c'est une vigilance soutenue, qui ne
+permette jamais aux maximes de notre fausse morale de s'introduire dans
+une âme trop droite pour les parer de beaux dehors, et trop simple pour
+les contenir. Telle est la vertu que je me dois à moi-même, et le devoir
+que je m'impose. Je sens irrésistiblement que mes penchants sont
+naturels: il ne me reste qu'à m'observer bien moi-même pour écarter de
+cette direction générale toute impulsion particulière qui pourrait s'y
+mêler; pour me conserver toujours simple et toujours droit, au milieu
+des perpétuelles altérations et des bouleversements que peuvent me
+préparer l'oppression, d'un sort précaire, et les subversions de tant de
+choses mobiles. Je dois rester, quoiqu'il arrive, toujours le même et
+toujours moi; non pas précisément tel que je suis dans des habitudes
+contraires à mes besoins; mais tel que je me sens, tel que je veux
+être, tel que je suis dans cette vie intérieure, seul asile de mes
+tristes affections.
+
+Je m'interrogerai, je m'observerai, je sonderai ce cœur naturellement
+vrai et aimant, mais que tant de dégoûts peuvent avoir déjà rebuté. Je
+déterminerai ce que je suis; je veux dire ce que je dois être: et cet
+état une fois bien connu, je m'efforcerai de le conserver toute ma vie,
+convaincu que rien de ce qui m'est naturel n'est dangereux ou
+condamnable, persuadé que l'on n'est jamais bien que quand on est selon
+sa nature, et décidé à ne jamais réprimer en moi que ce qui tendrait à
+altérer ma forme originelle.
+
+J'ai connu l'enthousiasme des vertus difficiles; dans ma superbe erreur,
+je pensais remplacer tous les mobiles de la vie sociale par ce mobile
+aussi illusoire[13]. Ma fermeté stoïque bravait le malheur comme les
+passions; et je me tenais assuré d'être le plus heureux des hommes, si
+j'en étais le plus vertueux. L'illusion a duré près d'un mois dans sa
+force; un seul incident la dissipée. C'est alors, que toute l'amertume
+d'une vie décolorée et fugitive vint remplir mon âme dans l'abandon du
+dernier prestige qui l'abusât. Depuis ce moment, je ne prétends plus
+employer ma vie, je cherche seulement à la remplir: je ne veux plus en
+jouir, mais seulement la tolérer: je n'exige point qu'elle soit
+vertueuse, mais qu'elle ne soit jamais coupable.
+
+Et cela même, où l'espérer, où l'obtenir? Où trouver des jours
+commodes, simples, occupés, uniformes? Où fuir le malheur? Je ne veux
+que cela. Mais quelle destinée que celle où les douleurs restent, où les
+plaisirs ne sont plus! Peut-être quelques jours paisibles me seront-ils
+donnés: mais plus de charme, plus d'ivresse, jamais un moment de pure
+joie; jamais! et je n'ai pas vingt-un ans! et je suis né sensible;
+ardent! et je n'ai jamais joui! et après la mort...... Rien non plus
+dans la vie: rien dans la nature...... Je ne pleurai point; car je n'ai
+plus de larmes. Je sentis que je me refroidissais; je me levai, je
+marchai sur la grève; et le mouvement me fut utile.
+
+Insensiblement je revins à ma première recherche. Comment me fixer? le
+puis-je? et quel lieu choisirai-je? Comment, parmi les hommes, vivre
+autrement qu'eux; ou comment vivre loin d'eux sur cette terre dont ils
+fatiguent les derniers recoins? Ce n'est qu'avec de l'argent que l'on
+peut obtenir même ce que l'argent ne paye pas; et que l'on peut éviter
+ce qu'il procure. La fortune que je pouvais attendre se détruit. Le peu
+que je possède maintenant devient incertain. Mon absence achèvera
+peut-être de tout perdre; et je ne suis point d'un caractère à me faire
+un sort nouveau. Je crois qu'il faut en cela laisser aller les choses.
+Ma situation tient à des circonstances dont les résultats sont encore
+éloignés. Il n'est pas certain que, même en sacrifiant les années
+présentes, je trouvasse les moyens de disposer à mon gré l'avenir.
+J'attendrai; je ne veux pas écouter une prudence inutile qui me
+livrerait de nouveau à des ennuis devenus intolérables. Mais il m'est
+impossible maintenant de m'arranger pour toujours, de prendre une
+position fixe, et une manière de vivre qui ne change plus. Il faut bien
+différer, et longtemps peut-être: ainsi se passe la vie! Il faut livrer
+des années encore aux caprices du sort, à l'enchaînement des
+circonstances, à de prétendues convenances. Je vais vivre comme au
+hasard, et sans plan déterminé, en attendant le moment où je pourrai
+suivre le seul qui me convienne. Heureux encore si dans le temps que
+j'abandonne, je parviens à préparer un temps meilleur: si je puis
+choisir, pour ma vie future, les lieux, la manière, les habitudes,
+régler mes affections, me réprimer; et retenir dans l'isolement et dans
+les bornes d'une nécessité accidentelle, ce cœur avide et simple, à qui
+rien ne sera donné: si je puis lui apprendre à s'alimenter lui-même dans
+son dénuement, à reposer dans le vide, à rester calme dans ce silence
+odieux, à subsister dans une nature muette.
+
+Vous qui me connaissez, qui m'entendez; mais qui, plus heureux peut-être
+et plus sage, cédez sans impatience aux habitudes de la vie; vous savez
+quels sont en moi, dans l'éloignement où nous sommes destinés à vivre,
+les besoins qui ne peuvent être satisfaits. Il est une chose qui me
+console, c'est de vous avoir: ce sentiment ne cessera point. Mais, nous
+nous le sommes toujours dit; il faut que mon ami sente comme moi; il
+faut que notre destinée soit la même; il faut qu'on puisse passer
+ensemble sa vie. Combien de fois j'ai regretté que nous ne soyons pas
+ainsi l'un à l'autre! Avec qui l'intimité sans réserve pourra-t-elle
+m'être aussi douce, m'être aussi naturelle? N'avez-vous pas été jusqu'à
+présent ma seule habitude? Vous connaissez ce mot admirable: _Est
+aliquid sacri in antiquis necessitudinibus._ Je suis fâché qu'il n'ait
+pas été dit par Épicure, ou même par Léontium, plutôt que par un
+orateur[14]. Vous êtes le point où j'aime à me reposer dans
+l'inquiétude qui m'égare, où j'aime à revenir lorsque j'ai parcouru
+toutes choses; et que je me suis trouvé seul dans le monde. Si nous
+vivions ensemble, si nous nous suffisions, je m'arrêterais là, je
+connaîtrais le repos, je ferais quelque chose sur la terre, et ma vie
+commencerait. Mais il faut que j'attende, que je cherche, que je me hâte
+vers l'inconnu, et que sans savoir où je vais, je fuie le présent comme
+si j'avais quelque espoir dans l'avenir.
+
+Vous excusez mon départ; vous le justifiez même: et cependant, indulgent
+avec des étrangers, vous n'oubliez pas que l'amitié demande une justice
+plus austère. Vous avez raison, il le fallait; c'est la force des
+choses. Je ne vois qu'avec une sorte d'indignation cette vie ridicule
+que j'ai quittée: mais je ne m'en impose pas sur celle que j'attends. Je
+ne commence qu'avec effroi des années pleines d'incertitudes, et je
+trouve quelque chose de sinistre à ce nuage épais qui reste devant moi.
+
+
+
+
+LETTRE V.
+
+DATX
+St.-Maurice, 18 Août, I.
+
+
+J'attendais pour vous écrire que j'eusse un séjour fixe. Enfin je suis
+décidé: je passerai l'hiver ici. Je ferai auparavant des courses peu
+considérables; mais dès que l'automne sera avancée, je ne me déplacerai
+plus.
+
+Je devais traverser le canton de Fribourg, et entrer dans le Valais par
+les montagnes; mais les pluies m'ont forcé de me rendre à Vevay par
+Payerne et Lausanne. Le temps était remis lorsque j'entrai à Vevay, mais
+quelque temps qu'il eût fait, je n'eusse pu me résoudre à continuer ma
+route en voiture. Entre Lausanne et Vevay le chemin s'élève et s'abaisse
+continuellement, presque toujours à mi-côte, entre des vignobles assez
+ennuyeux à mon avis dans une telle contrée. Mais Vevay, Clarens,
+Chillon, les trois lieues depuis St.-Saphorin jusqu'à Villeneuve
+surpassent ce que j'ai vu jusqu'ici. C'est du côté de Rolle qu'on admire
+le lac de Genève; pour moi je ne veux pas en décider, mais c'est à
+Vevay, à Chillon surtout, que je le trouve dans toute sa beauté. Que n'y
+a-t-il dans cet admirable bassin, à la vue de la dent de Jamant, de
+l'aiguille du Midi et des neiges du Velan, là devant les rochers de
+Meillerie, un sommet sortant des eaux, une île escarpée, bien ombragée,
+de difficile accès; et, dans cette île, deux maisons, trois au plus! je
+n'irais pas plus loin. Pourquoi la nature ne contient-elle presque
+jamais ce que notre imagination compose pour nos besoins? Ne serait-ce
+point que les hommes nous réduisent à imaginer, à vouloir ce que la
+nature ne forme pas ordinairement; et que, si elle se trouve l'avoir
+préparé quelque part, ils le détruisent bientôt?
+
+J'ai couché à Villeneuve, lieu triste dans un si beau pays. J'ai
+parcouru, avant la chaleur du jour, les collines boisées de St.-Tryphon,
+et les vergers continuels qui remplissent la vallée jusqu'à Bex. Je
+marchais entre deux chaînes d'Alpes d'une grande hauteur: au milieu de
+leurs neiges, je suivais une route unie le long d'un pays abondant, qui
+semble avoir été dans des temps reculés presqu'entièrement couvert par
+les eaux.
+
+La vallée où coule le Rhône depuis Martigny jusqu'au lac, est coupée
+à-peu-près au milieu par des rochers couverts de pâturages et de forêts,
+qui forment les premiers gradins des dents de Morcle et du Midi, et qui
+ne sont séparés que par le lit du fleuve. Vers le nord, ces rocs sont en
+grande partie couverts de bois de châtaigniers surmontés par des sapins.
+C'est dans ces lieux un peu sauvages, qu'est ma demeure sur la base de
+l'aiguille du Midi. Cette cime est l'une des plus belles des Alpes: elle
+en est aussi l'une des plus élevées, si l'on ne considère pas uniquement
+sa hauteur absolue, mais aussi son élévation, visible, et l'amphithéâtre
+si bien ménagé qui développe toute la majesté de ses formes. De tous les
+sommets dont des calculs trigonométriques, ou les estimations du
+baromètre ont déterminé la hauteur, je n'en vois aucun, d'après le
+simple aperçu des cartes et l'écoulement des eaux, dont la base soit
+assise dans des vallées aussi profondes; je me crois fondé à lui donner
+une élévation apparente à-peu-près aussi grande qu'à aucun autre sommet
+de l'Europe.
+
+A la vue de ces gorges habitées, fertiles, et pourtant sauvages, je
+quittai la route d'Italie qui se détourne en cet endroit pour passer à
+Bex, et me dirigeant vers le pont du Rhône, je pris des sentiers à
+travers des prés tels que nos peintres n'en font guère. Le pont, le
+château et le cours du Rhône en cet endroit, forment un coup-d'œil
+très-pittoresque: quant à la ville, je n'y vis de remarquable qu'une
+sorte de simplicité. Son site est un peu triste, mais de la tristesse
+que j'aime. Les montagnes sont belles, la vallée est unie; les rochers
+touchent la ville et semblent la couvrir; le sourd roulement du Rhône
+remplit de mélancolie cette terre comme séparée du globe, et qui paraît
+creusée et fermée de toutes parts. Peuplée, cultivée, chargée de fruits
+et de vignes, elle semble pourtant affligée et embellie de toute
+l'austérité des déserts, lorsque des nuages noirs l'obscurcissent,
+roulent sur les flancs de ses montagnes, en brunissent les sombres
+sapins, se rapprochent, s'entassent, s'arrêtent immobiles, et semblent
+la recouvrir toute entière comme un toit ténébreux: ou lorsque dans un
+jour sans nuages, l'ardeur du soleil s'y concentre, en fait fermenter
+les vapeurs invisibles, agite d'une ardeur importune ce qui respire sous
+le ciel aride, et fait de sa solitude trop belle, un amer abandon.
+
+Les pluies froides que je venais d'éprouver en passant le Jorat, qui
+n'est qu'une butte auprès des Alpes, et les neiges dont j'ai vu se
+blanchir alors les monts de la Savoye, au milieu de l'été, m'ont fait
+projetez plus sérieusement à la rigueur, et plus encore à la durée des
+hivers dans la partie élevée de la Suisse. Je désirais réunir les
+beautés des montagnes et la température des plaines. J'espérais trouver
+dans les hautes vallées quelques pentes exposées au midi, précaution
+bonne pour les beaux froids, mais très-peu suffisante contre les mois
+nébuleux, et surtout contre la lenteur du printemps. Décidé pourtant à
+ne point vivre ici dans les villes, je me croyais bien dédommagé de ces
+inconvénients si je pouvais avoir pour hôtes de bons montagnards, dans
+une simple vacherie, à l'abri des vents froids, près d'un torrent, dans
+les pâturages et les sapins toujours verts.
+
+L'événement en a décidé autrement. J'ai trouvé ici un climat doux; non
+pas dans les montagnes, à la vérité, mais entre les montagnes. Je me
+suis laissé entraîner à rester près de St.-Maurice. Je ne vous dirai
+point comment cela s'est fait; et je serais très-embarrassé s'il fallait
+que je m'en rendisse compte.
+
+Ce que vous pourrez d'abord trouver bizarre, c'est que l'ennui profond
+que j'ai éprouvé ici pendant quatre jours pluvieux, a beaucoup contribué
+à m'y arrêter. Le découragement m'a pris: j'ai craint pour l'hiver, non
+pas l'ennui de la solitude, mais l'ennui de la neige. Du reste j'ai été
+décidé involontairement, sans choix, et par une sorte d'instinct qui
+semblait me dire que tel était ce qui arriverait.
+
+Quand on vit que je songeais à m'arrêter dans le pays, plusieurs
+personnes me témoignèrent de l'empressement d'une manière obligeante et
+simple. Le propriétaire d'une maison fort jolie et voisine de la ville
+fut le seul avec qui je me liai. Il me pressa d'habiter sa campagne, ou
+de choisir entre d'autres, dont il me parla, et qui appartenaient à ses
+amis. Mais je voulais une situation pittoresque, et une maison où je
+fusse seul. Heureusement je sentis à temps, que si j'allais voir ces
+diverses demeures, je me laisserais engager par complaisance, ou par
+faiblesse, à en prendre une, quand même elles seraient toutes fort
+éloignées de ce que je désirais. Alors le regret d'un mauvais choix ne
+m'aurait laissé d'autre parti honnête à prendre que de quitter
+tout-à-fait l'endroit. Je lui dis franchement mes motifs, et il me parut
+les goûter assez. Je me mis à parcourir, les environs, à visiter les
+sites qui me plaisaient davantage, et à chercher une demeure au hasard,
+sans m'informer même s'il y en avait dans ces endroits-là.
+
+Je cherchais depuis deux jours: et c'était dans un pays où près de la
+ville on trouve des lieux reculés comme au fond des déserts, et où par
+conséquent je n'avais destiné que trois jours à des recherches que je ne
+voulais pas étendre au loin. J'avais vu beaucoup d'habitations dans des
+lieux qui ne me convenaient point, et plusieurs sites heureux sans
+bâtiments, où dont les maisons de pierre et de construction misérable,
+commençaient à me faire renoncer à mon projet, lorsque j'aperçus un peu
+de fumée derrière de nombreux châtaigniers.
+
+Les eaux, l'épaisseur des ombrages, la solitude des prés de toute cette
+pente me plaisaient beaucoup: mais elle est inclinée vers le nord, et
+comme je voulais une exposition plus favorable, je ne m'y serais pas
+arrêté sans cette fumée. Après avoir fait bien des détours, après avoir
+passé des ruisseaux rapides, je parvins à une maison isolée à l'entrée
+des bois et dans les prés les plus solitaires. Un logement passable,
+une grange en bois, un potager fermé d'un large ruisseau, deux
+fontaines d'une bonne eau, quelques rocs, le bruit des torrents, la
+terre partout inclinée, des haies vives, une végétation abondante, un
+pré universel prolongé sous les hêtres épars et sous les châtaigniers
+jusqu'aux sapins de la montagne: tel est Charrières. Dès le même soir je
+pris des arrangements avec le fermier; puis j'allai voir le propriétaire
+qui demeure à Montey, une demi-lieue plus loin. Il me fit les offres les
+plus obligeantes. Nous convînmes aussitôt, mais d'une manière moins
+favorable pour moi que sa première proposition. Ce qu'il voulait
+d'abord, n'eût pu être accepté que par un ami; et ce qu'il me força
+d'accepter, eût paru généreux de la part d'une ancienne connaissance. Il
+faut que cette manière d'agir soit comme naturelle dans quelques lieux,
+surtout dans certaines familles. Lorsque j'en parlai dans la sienne à
+St.-Maurice, je ne vis point que cela surprît personne.
+
+Je veux jouir de Charrières avant l'hiver. Je veux y être pour la
+récolte des châtaignes, et j'ai bien résolu de ne pas perdre la
+tranquille automne.
+
+Dans vingt jours je prends possession de la maison, de la châtaigneraie,
+d'une partie des prés et des vergers. Je laisse aux fermiers l'autre
+partie des pâturages et des fruits, le jardin potager, l'endroit destiné
+au chanvre, et surtout le terrain labouré.
+
+Le ruisseau traverse circulairement la partie que je me suis réservée.
+Ce sont les plus mauvaises terres, mais les plus beaux ombrages et les
+recoins les plus solitaires. La mousse y nuit à la récolte des foins;
+les châtaigniers, trop pressés, y donnent peu de fruit; l'on n'y a
+ménagé aucune vue sur la longue vallée du Rhône; tout y est sauvage et
+abandonné: on n'a pas même débarrassé un endroit resserré entre les
+rocs, où les arbres renversés par le vent et consumés de vétusté,
+arrêtent la vase et forment une sorte de digue: des aunes et des
+coudriers y prirent racine, et rendent ce passage comme impénétrable.
+Cependant le ruisseau filtre à travers ces débris; il en sort tout
+rempli d'écume pour former un bassin naturel d'une grande pureté. De-là
+il s'échappe entre les rocs; il roule sur la mousse ses flots
+précipités; et, beaucoup plus bas, il ralentit son cours, quitte les
+ombrages, et passe devant la maison sous un pont de trois planches de
+sapin.
+
+On dit que les loups chassés par l'abondance des neiges, descendent, en
+hiver, chercher jusques-là les os et les restes des viandes qu'il faut à
+l'homme même dans les vallées pastorales. La crainte de ces animaux a
+longtemps laissé cette demeure inhabitée. Pour moi ce n'est pas les
+loups que j'y craindrai. Que les hommes me laissent libres, du moins
+près de leurs antres!
+
+
+
+
+LETTRE VI.
+
+DATX
+St.-Maurice, 26 Août, I.
+
+
+Un instant peut changer nos affections, mais ces instants sont rares.
+
+C'était hier: j'ai remis au lendemain pour vous écrire; je ne voulais
+pas que ce trouble passât si vite. J'ai senti que je touchais quelque
+chose dans le vide. J'avais comme de la joie, je me suis laissé aller;
+il est toujours bon de savoir ce que c'est.
+
+N'allez pas rire de moi, parce que j'ai fait tout un jour comme si je
+perdais la raison. Il s'en est peu fallu, je vous assure, que je n'aie
+été assez simple pour ne pas soutenir ma folie un quart-d'heure.
+
+J'entrais à St.-Maurice. Une voiture de voyage allait au pas, et
+plusieurs personnes descendaient aussi le pont. Vous savez déjà que de
+ce nombre était une femme. Mon habillement français me fit apparemment
+remarquer; je fus salué. Sa bouche est ronde; son regard......... pour
+sa taille, pour tout le reste, je ne le sais pas plus que je ne sais son
+âge: je ne m'inquiète pas de tout cela: il se peut même qu'elle ne soit
+pas très-jolie.
+
+Je n'ai point examiné dans quelle auberge ils allaient, mais je suis
+resté à St.-Maurice. Je crois que l'aubergiste, (c'est chez lui que je
+vais toujours) m'aura mis à la même table parce qu'ils sont Français: il
+me semble qu'il me l'a proposé. Vous pensez bien que je n'ai pas fait
+chercher quelque chose de délicat pour le dessert afin de lui en offrir.
+
+J'ai passé le reste de la journée près du Rhône. Ils doivent être partis
+ce matin; ils vont jusqu'à Sion: c'est le chemin de Leuck, où l'un des
+voyageurs va prendre les bains. On dit que la route est belle.
+
+C'est une chose étonnante que l'accablement où un homme qui a quelque
+force laisse consumer sa vie, pendant qu'il faut si peu pour le tirer de
+sa léthargie.
+
+Croyez-vous qu'un homme qui achève son âge sans avoir aimé, soit
+vraiment entré dans les mystères de la vie, que son cœur lui soit bien
+connu, et que l'étendue de son existence lui soit dévoilée! Il me semble
+qu'il est resté comme en suspens; et qu'il n'a vu que de loin ce que le
+monde aurait été pour lui.
+
+Je ne me tais pas avec vous, parce que vous ne direz point: le voilà
+amoureux. Jamais ce sot mot, qui rend ridicule celui qui le dit ou celui
+de qui on le dit, ne sera dit de moi, je l'espère, par d'autres que par
+des sots.
+
+Quand deux verres de punch ont écarté nos défiances, ont pressé nos
+idées, dans cette impulsion qui nous soutient, nous croyons que
+désormais nous allons avoir plus de force dans le caractère et vivre
+plus libres; mais le lendemain matin nous nous ennuyons un peu plus.
+
+Si le temps n'était pas à l'orage, je ne sais comment je passerais la
+journée: mais le tonnerre retentit déjà dans les rochers, le vent
+devient très-violent; j'aime beaucoup tout ce mouvement des airs. S'il
+pleut l'après-midi, il y aura de la fraîcheur, et du moins je pourrai
+lire auprès du feu.
+
+Le courrier qui va arriver dans une heure, doit m'apporter des livres
+depuis Lausanne où je suis abonné; mais s'il m'oublie, je ferai mieux,
+et le temps se trouvera passé de même; je vous écrirai, pourvu que j'aie
+seulement le courage de commencer.
+
+
+
+
+LETTRE VII.
+
+DATX
+St.-Maurice, 3 Septembre, I.
+
+
+Je suis monté hier jusqu'à la région des glaces perpétuelles, sur la
+dent du Midi. Avant que le soleil parût dans la vallée, j'étais déjà
+parvenu sur le massif de roc qui domine la ville, et je traversais le
+replain[15] en partie cultivé, qui le couvre. Je continuai par une pente
+rapide, à travers d'épaisses forêts de sapins dont plusieurs parties
+furent couchées par d'anciens hivers: ruines fécondes, vaste et confus
+amas d'une végétation morte et reproduite de ses vieux débris. A huit
+heures j'atteignis le sommet découvert qui surmonte cette pente, et qui
+forme le premier degré remarquable de la musse étonnante dont la cime
+restait encore si loin de moi. Alors je renvoyai mon guide, je m'essayai
+avec mes propres forces; je voulais que rien de mercenaire n'altérât
+cette liberté alpestre, et que nul homme de la plaine n'affaiblît
+l'austérité d'une région sauvage. Je sentis s'agrandir mon être ainsi
+livré seul aux obstacles et aux dangers d'une nature difficile, loin des
+entraves factices et de l'industrieuse oppression des hommes.
+
+Je voyais avec une sorte de fermeté voluptueuse, s'éloigner rapidement
+le seul homme que je dusse trouver dans ces vastes précipices. Je
+laissai à terre montre, argent, tout ce qui était sur moi, et à-peu-près
+tous mes vêtements, et je m'éloignai sans prendre soin de les cacher.
+Ainsi, direz-vous, le premier acte de mon indépendance fut au moins une
+bizarrerie; et je ressemblai à ces enfants trop contraints, qui ne font
+que des étourderies lorsqu'on les laisse à eux-mêmes. Je conviens qu'il
+y eut bien quelque puérilité dans mon empressement de tout abandonner,
+et dans accoutrement nouveau; mais enfin j'en marchais plus à mon aise,
+et tenant le plus souvent entre les dents la branche que j'avais coupée
+pour m'aider dans les descentes, je me mis à gravir avec les mains la
+crête de rocs qui joint ce sommet secondaire à la masse principale.
+Plusieurs fois je me traînai entre deux abîmes dont je n'apercevais pas
+le fond. Je parvins ainsi jusqu'aux granits.
+
+Mon guide m'avait dit que je ne pourrais pas m'élever davantage. Je fus
+en effet arrêté longtemps; mais enfin je trouvai, en redescendant un
+peu, des passages plus praticables; et les gravissant avec l'audace d'un
+montagnard, j'arrivai à une sorte de bassin rempli d'une neige glacée et
+encroûtée que les étés n'ont jamais fondue. Je montai encore beaucoup;
+mais, parvenu au pied du pic le plus élevé de toute la dent, je ne pus
+en atteindre la pointe dont l'escarpement se trouvait à peine incliné,
+et qui m'a paru passer d'environ cinq cents pieds le point où j'étais.
+
+Quoique j'eusse traversé peu de neiges, comme je n'avais pris aucunes
+précautions contre elles, mes yeux fatigués de leur éclat et brûlés par
+la réflexion du soleil de midi sur leur surface glacée, ne purent bien
+discerner les objets. D'ailleurs beaucoup des sommets que j'apercevais
+me sont inconnus: je n'ai pu être certain que des plus remarquables.
+Depuis que je suis en Suisse, je ne lis que de Saussure, Bourrit,
+Tableaux de la Suisse, etc., mais je suis encore fort étranger dans les
+Alpes. Je n'ai pu néanmoins méconnaître la cime colossale du Mont-Blanc
+qui s'élevait sensiblement au-dessus de moi; celle du Velan; une autre
+plus éloignée, mais plus haute, que je suppose être le Mont-Rosa; et la
+dent de Morcle, de l'autre côté de la vallée, vis-à-vis, près de moi,
+mais plus bas, par de-là les abîmes. Le bloc de granit que je ne pouvais
+monter nuisait beaucoup à la partie la plus frappante peut-être de cet
+immense tableau. C'est derrière lui que s'étendaient les longues
+profondeurs du Valais, bordées de l'un et de l'autre côté par les
+glaciers de Sanetz, de Lauter-brunnen et des Pennines, et terminées par
+les dômes du Gothard et du Titlis, les neiges de la Furca, les pyramides
+du Schreckhorn et du Finster-aar-horn.
+
+Mais cette vue des sommets abaissés sous les pieds de l'homme: cette vue
+si grande, si imposante, si éloignée de la monotone nullité du paysage
+des plaines, n'était pas encore ce que je cherchais dans la nature
+libre, dans l'immobilité silencieuse, dans l'air pur. Sur les terres
+basses, c'est une nécessité que l'homme naturel soit sans cesse altéré;
+en respirant cette atmosphère sociale si épaisse, si orageuse, si pleine
+de fermentation, toujours ébranlée par le bruit des arts, le fracas des
+plaisirs ostensibles, les cris de la haine et les perpétuels
+gémissements de l'anxiété et des douleurs. Mais là, sur ces monts
+déserts, où le ciel est plus immense; où l'air est plus fixe, et les
+temps moins rapides, et la vie plus permanente: là, la nature entière
+exprime éloquemment un ordre plus grand, une harmonie plus visible, un
+ensemble éternel: là, l'homme retrouve sa forme altérable mais
+indestructible; il respire l'air sauvage loin des émanations sociales;
+son être est à lui comme à l'univers: il vit d'une vie réelle dans
+l'unité sublime.
+
+Voilà ce que je voulais éprouver; ce que je cherchais du moins.
+Incertain de moi-même dans l'ordre de choses arrangé à grands frais par
+d'ingénieux enfants[16], je suis monté demander à la nature pourquoi je
+suis mal au milieu d'eux. Je voulais savoir enfin si mon existence est
+étrangère dans l'ordre humain, ou si l'ordre social actuel s'éloigne de
+l'harmonie éternelle, comme une sorte d'irrégularité ou d'exception
+accidentelle dans le mouvement du monde. Enfin je crois être sûr de moi.
+Il est des moments qui dissipent la défiance, les prévenions, les
+incertitudes; et où l'on connaît ce qui est, par une impérieuse et
+inébranlable conviction.
+
+Qu'il soit donc ainsi. Je vivrai misérable et presque ridicule sur une
+terre assujettie aux caprices de ce monde éphémère; opposant à mes
+ennuis cette conviction qui me place intérieurement auprès de l'homme
+tel qu'il serait. Et s'il se rencontre quelqu'un d'un caractère assez
+peu flexible pour que son être formé sur le modèle antérieur, ne puisse
+être livré aux empreintes sociales: si, dis-je, le hasard me fait
+rencontrer un tel homme, nous nous entendrons; il me restera; je serai à
+lui pour toujours; nous reporterons l'un vers l'autre nos rapports avec
+le reste du monde; et, quittés des autres hommes dont nous plaindrions
+les vains besoins, nous suivrons, s'il se peut, une vie plus naturelle,
+plus égale. Cependant qui pourra dire si elle serait plus heureuse, sans
+accord avec les choses, et passée au milieu des peuples souffrants?
+
+Je ne saurais vous donner une idée juste de ce monde nouveau; ni vous
+exprimer la permanence des monts, dans une langue des plaines. Les
+heures m'y semblaient à-la-fois et plus tranquilles et plus fécondes: et
+comme si le roulement des astres eût été ralenti dans le calme
+universel, je trouvais dans la lenteur et l'énergie de ma pensée, une
+succession que rien ne précipitait et qui pourtant devançait son cours
+habituel. Quand je voulus estimer sa durée, je vis que le soleil ne
+l'avait pas suivie; et je jugeai que le sentiment de l'existence est
+réellement plus pesant et plus stérile dans l'agitation des terres
+humaines. Je vis que malgré la lenteur des mouvements apparents, c'est
+dans les montagnes, sur leurs cimes paisibles, que la pensée, moins
+pressée, est plus véritablement active: l'homme des vallées consume,
+sans en jouir, sa durée inquiète et irritable; semblable à ces insectes
+toujours mobiles qui perdent leurs efforts en vaines oscillations, et
+que d'autres, aussi faibles mais plus tranquilles, laissent derrière eux
+dans leur marche directe et toujours soutenue.
+
+La journée était ardente, l'horizon fumeux, et les vallées vaporeuses.
+L'éclat des glaces remplissait l'atmosphère inférieure de leurs reflets
+lumineux; mais une pureté inconnue semblait essentielle à l'air que je
+respirais. A cette hauteur, nulle exhalaison des lieux bas, nul accident
+de lumière ne troublait, ne divisait la vague et sombre profondeur des
+cieux. Leur couleur apparente n'était plus ce bleu pâle et éclairé, doux
+revêtement des plaines, agréable et délicat mélange qui forme à la terre
+habitée une enceinte visible où l'œil se repose et s'arrête. Là l'éther
+indiscernable laissait la vue se perdre dans l'immensité sans bornes; au
+milieu de l'éclat du soleil et des glacières, chercher d'autres mondes
+et d'autres soleils comme sous le vaste ciel des nuits; et par-dessus
+l'atmosphère embrasée des feux du jour, pénétrer un univers nocturne.
+
+Insensiblement des vapeurs s'élevèrent des glacières et formèrent des
+nuages sous mes pieds. L'éclat des neiges ne fatigua plus mes yeux, et
+le ciel devint plus sombre encore et plus profond. Un brouillard couvrit
+les Alpes, quelques pics isolés sortaient seuls de cet océan de vapeurs;
+de filets de neige éclatante retenus dans les fentes de leurs aspérités,
+rendaient le granit plus noir et plus sévère. Le dôme neigeux du
+Mont-Blanc élevait sa masse inébranlable sur cette mer grise et mobile,
+sur ces brumes amoncelées que le vent creusait et soulevait en ondes
+immenses. Un point noir parut dans leurs abîmes; il s'éleva rapidement,
+il vint droit à moi, c'était le puissant aigle des Alpes, ses ailes
+étaient humides et son œil farouche; il cherchait une proie, mais à la
+vue d'un homme il se mit à fuir avec un cri sinistre, il disparut en se
+précipitant dans les nuages. Ce cri fut vingt fois répété; mais par des
+sons secs, sans aucun prolongement, semblables à autant de cris isolés
+dans le silence universel. Puis tout rentra dans un calme absolu; comme
+si le son lui-même eût cessé d'être, et que la propriété des corps
+sonores eût été effacée de l'univers. Jamais le silence n'a été connu
+dans les vallées tumultueuses: ce n'est que sur les cimes froides que
+règne cette immobilité, cette solennelle permanence que nulle langue
+n'exprimera, que l'imagination n'atteindra pas. Sans les souvenirs
+apportés des plaines, l'homme n'y pourrait croire qu'il soit hors de lui
+quelque mouvement dans la nature; le cours même des astres lui serait
+inexplicable; et jusqu'aux variations des vapeurs tout lui semblerait
+subsister dans le changement même. Chaque moment présent lui paraissant
+continu, il aurait la certitude sans avoir jamais le sentiment de la
+succession des choses; et les perpétuelles mutations de l'univers
+seraient à sa pensée un mystère impénétrable.
+
+Je voudrais avoir conservé des traces plus sûres non pas de mes
+sensations générales dans ces contrées muettes, elles ne seront point
+oubliées, mais des idées qu'elles amenèrent et dont ma mémoire n'a
+presque rien gardé. Dans des lieux si différents, l'imagination peut à
+peine rappeler un ordre de pensées que semblent repousser tous les
+objets présents. Il eût fallu écrire ce que j'éprouvais; mais alors
+j'eusse bientôt cessé de sentir d'une manière extraordinaire. Il y a
+dans ce soin de conserver sa pensée pour la retrouver ailleurs, quelque
+chose de servile, et qui tient aux soins d'une vie dépendante. Ce n'est
+pas dans les moments d'énergie que l'on s'occupe des autres temps ou des
+autres hommes: on ne penserait pas alors pour des convenances factices,
+pour la renommée, ou même pour l'utilité publique. On est plus naturel,
+on ne pense pas même pour user du moment présent: on ne commande pas à
+ses idées, on ne veut pas réfléchir, on ne demande pas à son esprit
+d'approfondir une matière, de découvrir des choses cachées, de trouver
+ce qui n'a pas été dit. La pensée n'est pas active et réglée, mais
+passive et libre: on songe, on s'abandonne; on est profond sans esprit,
+grand sans enthousiasme, énergique sans volonté; on rêve, on ne médite
+point. Ne soyez pas surpris que je n'aie rien à vous dire après avoir eu
+pendant plus de six heures des sensations et des idées que ma vie
+entière ne ramènera peut-être pas. Vous savez comment fut trompée
+l'attente de ces hommes du Dauphiné qui herborisaient avec J.-J. Ils
+parvinrent à un sommet dont la position était propre à échauffer un
+génie poétique: ils attendaient un beau morceau d'éloquence; l'auteur de
+Julie s'assit à terre, se mit à jouer avec quelques brins d'herbe, et ne
+dit mot.
+
+Il pouvait être cinq heures lorsque je remarquai combien les ombres
+s'allongeaient, et que j'éprouvai quelque froid dans l'angle ouvert au
+couchant où j'étais resté longtemps immobile sur le granit. Je n'y
+pouvais prendre de mouvement: la marche était trop difficile sur ces
+escarpements. Les vapeurs étaient dissipées; et je vis que la soirée
+serait belle, même dans les vallées.
+
+J'aurais été dans un vrai danger si les nuages se fussent épaissis; mais
+je n'y avais pas songé jusqu'à ce moment. La couche d'air grossier qui
+enveloppe la terre m'était trop étrangère dans l'air pur que je
+respirais, vers les confins de l'éther: et toute prudence s'était
+éloignée de moi, comme si elle n'eût été qu'une convenance de la vie
+factice.
+
+En redescendant sur la terre habitée, je sentis que je reprenais la
+longue chaîne des sollicitudes et des ennuis. Je rentrai a dix heures:
+la lune donnait sur ma fenêtre. Le Rhône roulait avec bruit: il ne
+faisait aucun vent; tout dormait dans la ville. Je songeai aux monts que
+je quittais, à Charrières que je vais habiter, à la liberté que je me
+suis donnée.
+
+
+
+
+LETTRE VIII.
+
+DATX
+St.-Maurice, 14 septembre, I.
+
+
+Je reviens d'une course de plusieurs jours dans les montagnes. Je ne
+vous en dirai rien; j'ai bien d'autres choses à vous apprendre. J'avais
+découvert un site étonnant, et je me promettais d'y retourner plusieurs
+fois, car il n'est pas loin de St.-Maurice. Avant de me coucher,
+j'ouvris une lettre; elle n'était point de votre écriture: le mot
+pressée, écrit d'une manière très-apparente, me donna de l'inquiétude.
+Tout est suspect à celui qui n'échappe qu'avec peine à d'anciennes
+contraintes. Dans mon repos, tout changement devait me répugner; je
+n'attendais rien de favorable, et je pouvais beaucoup craindre.
+
+Je crois que vous soupçonnerez facilement ce dont il s'agit. Je fus
+frappé, accablé; puis je me décidai à tout négliger, à tout surmonter,
+à abandonner pour toujours ce qui me rapprocherait des choses que j'ai
+quittées. Cependant après bien des incertitudes, plus sensé ou plus
+faible, j'ai cru voir qu'il fallait perdre un temps pour assurer le
+repos de l'avenir. Je cède; j'abandonne Charrières, et je me prépare à
+partir. Nous parlerons de cette malheureuse affaire.
+
+Ce matin je ne pouvais supporter la pensée d'un si grand changement; et
+même je me mis à délibérer de nouveau. Enfin j'allai à Charrières
+prendre d'autres dispositions et annoncer mon départ. C'est là que je me
+suis décidé irrévocablement. Je voulais écarter l'idée de la saison qui
+s'avance, et des ennuis dont je sens déjà le poids. J'ai été dans les
+prés; on les fauchait pour la dernière fois. Je me suis arrêté sur un
+roc pour ne voir que le ciel, il se voilait de brumes. J'ai regardé les
+châtaigniers, j'ai vu des feuilles qui tombaient. Alors je me suis
+rapproché du ruisseau, comme si j'eusse craint qu'il ne fût aussi tari;
+mais il coulait toujours.
+
+Inexplicable nécessité des choses humaines! Je vais à Lyon. J'irai à
+Paris, voilà qui est résolu. Adieu. Plaignons l'homme qui trouve bien
+peu, et à qui ce peu est encore enlevé.
+
+Enfin, du moins, nous nous verrons à Lyon.
+
+
+
+
+LETTRE IX.
+
+DATX
+Lyon; 22 Octobre, I.
+
+
+Je partis pour Méterville le surlendemain de votre départ de Lyon. J'y
+ai passé dix-huit jours. Vous savez quelle inquiétude m'environne, et de
+quels misérables soins je suis embarrassé sans avoir rien de
+satisfaisant à m'en promettre. Mais attendant une lettre qui ne pouvait
+arriver qu'au bout de douze à quinze jours, j'allai passer ce temps à
+Méterville.
+
+Si je ne sais pas rester indifférent et calme au milieu des ennuis dont
+je dois m'occuper, et dont l'issue paraît dépendre de moi; je me sens au
+moins capable de les oublier absolument dès que je n'y puis rien faire.
+Je sais attendre avec sécurité l'avenir quelque alarmant qu'il puisse
+être, dès que le soin de le prévenir ne demandant plus mon attention
+présente, je puis en suspendre le souvenir et en détourner ma pensée.
+
+En effet je ne chercherais pas, pour les plus beaux jours de ma vie, une
+paix plus profonde que la sécurité de ce court intervalle. Il fut
+pourtant obtenu entre des sollicitudes dont le terme ne saurait être
+prévu: et comment? par des moyens si simples qu'ils feraient rire tant
+d'hommes à qui ce calme ne sera jamais connu.
+
+Cette terre est peu considérable, et dans une situation plus tranquille
+que brillante. Vous connaissez ses maîtres, leurs caractères, leurs
+procédés, leur amitié simple, leurs manières attachantes. J'y arrivai
+dans un moment favorable. On devait le lendemain commencer à cueillir le
+raisin d'un grand treillage exposé au midi et qui regarde les bois
+d'Armand. Il fut décidé à souper que ce raisin destiné à faire une pièce
+de vin soigné, serait cueilli par nos mains seules, et avec choix, pour
+laisser quelque jours à la maturité des grappes les moins avancées. Le
+lendemain, dès que le brouillard fut un peu dissipé, je mis un van sur
+une brouette; et j'allais le premier au fonds du clos commencer la
+récolte: je la fis presque seul, sans chercher un moyen plus prompt;
+j'aimais cette lenteur; je voyais à regret quelqu'autre y travailler:
+elle dura, je crois, douze jours. Ma brouette allait et revenait dans
+des chemins négligés et remplis d'une herbe humide; je choisissais les
+moins unis, les plus difficiles: et les jours coulaient ainsi dans
+l'oubli, au milieu des brouillards, parmi les fruits, au soleil
+d'automne. Et quand le soir était venu, on versait du thé dans du lait
+encore chaud; on riait des hommes qui cherchent le plaisir, on se
+promenait derrière de vieilles charmilles, et l'on se couchait content.
+J'ai vu les vanités de la vie, et je porte en mon cœur l'ardent principe
+de ses plus vastes passions. J'y porte aussi le sentiment des grandes
+choses sociales, et celui de l'ordre philosophique: j'ai lu Marc-Auréle,
+il ne m'a point surpris; je conçois les vertus difficiles, et jusqu'à
+l'héroïsme des monastères. Tout cela peut animer mon âme, et ne la
+remplit pas. Cette brouette que je charge de fruit et pousse doucement,
+la soutient mieux. Il semble qu'elle voiture paisiblement mes heures, et
+que son mouvement utile et lent, sa marche mesurée conviennent à
+l'habitude ordinaire de la vie.
+
+
+
+
+LETTRE X.
+
+DATX
+Paris, 20 juin, seconde année.
+
+
+Rien ne se termine: les misérables affaires qui me retiennent ici se
+prolongent chaque jour; et plus je m'irrite de ces retards, plus leur
+terme devient incertain. Les faiseurs d'affaires pressent les choses
+avec le sang froid de gens à qui leur durée est habituelle, et qui
+d'ailleurs se plaisent dans cette marche lente et embarrassée digne de
+leur âme astucieuse, et si commode pour leurs ruses cachées. J'aurais
+plus de mal à vous en dire s'ils m'en faisaient moins: au reste vous
+savez mon opinion constante sur ce métier que j'ai toujours regardé
+comme le plus plat et le plus funeste. Un homme de loi me promène de
+difficultés en difficultés: croyant que je dois être intéressé et sans
+droiture, il marchande pour sa partie; il pense, en m'excédant de
+lenteurs et de formalités, me réduire à donner ce que je ne puis
+accorder, puisque je ne l'ai pas. Ainsi après avoir passé six mois à
+Lyon malgré moi, je suis encore condamné à en passer davantage peut-être
+ici.
+
+L'année s'écoule: en voilà une encore à retrancher de mon existence.
+J'ai perdu le printemps presque sans murmure, mais l'été dans Paris! Je
+passe une partie du temps dans les dégoûts inséparables de ce qu'on
+appelle faire ses affaires: et quand je voudrais rester en repos le
+reste du jour, et chercher dans ma demeure une sorte d'asile contre ces
+longs ennuis, j'y trouve un ennui plus intolérable. J'y suis dans le
+silence au milieu du bruit; et seul je n'ai rien à faire dans un monde
+turbulent. Il n'y a point ici de milieu entre l'inquiétude et
+l'inaction; il faut s'ennuyer si l'on n'a des affaires et des passions.
+Je suis là, ne sachant que faire, dans ma chambre ébranlée du
+retentissement perpétuel de tous les cris, de tous les travaux, de toute
+l'inquiétude d'un peuple actif. J'ai sous ma fenêtre une sorte de place
+publique remplie de charlatans, de faiseurs de tours, de marchandes de
+fruits et de crieurs de tous genres. Vis-à-vis est le mur élevé d'un
+monument public; le soleil l'éclaire depuis deux heures jusqu'au soir:
+cette masse blanche et aride tranche durement sur le ciel bleu; et les
+plus beaux jours sont pour moi les plus pénibles. Un colporteur
+infatigable répète les titres de ses journaux: sa voix dure et monotone
+semble ajouter à l'aridité de cette place brûlée du soleil: et si
+j'entends quelque blanchisseuse chanter à sa fenêtre sous les toits, je
+perds patience et je m'en vais. Voici trois jours qu'un pauvre estropié
+et ulcéré se place au coin d'une rue tout près de moi, et là il demande
+d'une voix élevée et lamentable durant douze grandes heures. Imaginez
+l'effet de cette plainte répétée à intervalles égaux pendant les beaux
+jours fixes. Il faut que je reste dehors tout le jour jusqu'à ce qu'il
+change de place. Mais où aller? je connais ici très-peu de monde; ce
+serait un grand hasard que dans si peu de personnes il y en eût une
+seule à qui je convinsse: aussi ne vais-je nulle part. Pour les
+promenades publiques il y en a de fort belles à Paris; mais pas une où
+je puisse rester une demi-heure sans ennui.
+
+Je ne connais rien qui fatigue tant nos jours que cette perpétuelle
+lenteur de toutes choses. Elle retient sans cesse dans un état
+d'attente: elle fait que la vie s'écoule avant que l'on ait atteint le
+point où l'on prétendait commencer à vivre. De quoi me plaindrai-je
+pourtant? combien peu d'hommes ne perdent pas leur vie! Et ceux qui la
+passent dans les cachots construits par la bienfaisance des lois! Mais
+comment peut-il se résoudre à vivre celui qui supporte dans un cachot
+vingt années de jeunesse? il ignore toujours combien il y doit rester
+encore: si le moment de la délivrance était proche! J'oubliais ceux qui
+n'oseraient finir volontairement: les hommes ne leur ont pas au moins
+permis de mourir. Et nous osons gémir sur nous-mêmes!
+
+
+
+
+LETTRE XI.
+
+DATX
+Paris, 27 juin, II.
+
+
+Je passe assez souvent deux heures à la bibliothèque: non pas
+précisément pour m'instruire, ce désir-là se refroidit sensiblement;
+mais parce que ne sachant trop avec quoi remplir ces heures qui pourtant
+coulent irréparables, je les trouve moins pénibles quand je les emploie
+au dehors, que s'il faut les consumer chez moi. Des occupations un peu
+commandées me conviennent dans mon découragement: trop de liberté me
+laisserait dans l'indolence. J'ai plus de tranquillité entre des gens
+silencieux comme moi, que seul au milieu d'une population tumultueuse.
+J'aime ces longues salles, les unes solitaires, les autres remplies de
+gens attentifs, antique et froid dépôt des efforts et de toutes les
+vanités humaines.
+
+Quand je lis Bougainville, Chardin, Laloubère, je me pénètre de
+l'ancienne mémoire des terres épuisées, de la renommée d'une sagesse
+lointaine, ou de la jeunesse des îles heureuses: mais oubliant enfin et
+Persépolis, et Benarès, et Tinian même, je réunis les temps et les lieux
+dans le point présent où les conceptions humaines les perçoivent tous.
+Je vois ces esprits avides qui acquièrent dans le silence et la
+contention, tandis que l'éternel oubli, roulant sur leurs têtes savantes
+et séduites, amène leur mort nécessaire, et va dissiper en un moment de
+la nature, et leur être, et leur pensée, et leur siècle.
+
+Les salles environnent une cour longue, tranquille, couverte d'herbe, où
+sont deux ou trois statues, quelques ruines, et un bassin d'eau verte
+qui paraît ancienne comme ces monuments. Je sors rarement sans m'arrêter
+un quart-d'heure dans cette enceinte silencieuse. J'aime à rêver en
+marchant sur ces vieux pavés que l'on a tirés des carrières, pour
+préparer aux pieds de l'homme une surface sèche et stérile. Mais le tem
+et l'abandon les remettent en quelque sorte sous la terre en les
+recouvrant d'une couche nouvelle, et en redonnant au sol sa végétation
+et des teintes de son aspect naturel. Quelquefois je trouve ces pavés
+plus éloquents que les livres que je viens d'admirer.
+
+Hier, en consultant l'Encyclopédie, j'ouvris le volume à un endroit que
+je ne cherchais pas, et je ne me rappelle pas quel était cet article:
+mais il s'agissait d'un homme qui, fatigué d'agitations et de revers, se
+jeta dans une solitude absolue par une de ces résolutions victorieuses
+des obstacles, et qui font qu'on s'applaudit tous les jours d'en avoir
+eu un de volonté, forte. L'idée de cette vie indépendante n'a rappelé à
+mon imagination ni les libres solitudes de l'Imaüs, ni les îles faciles
+de la Pacifique, ni les Alpes plus accessibles et déjà tant regrettées.
+Mais un souvenir distinct, m'a présenté d'une manière frappante, et avec
+une sorte de surprise et d'inspiration, les rochers stériles et les bois
+de Fontainebleau.
+
+Il faut que je vous parle davantage de ce lieu un peu étranger au milieu
+de nos campagnes. Vous comprendrez mieux alors comment je m'y suis
+fortement attaché.
+
+Vous savez que, jeune encore, je demeurai quelques années à Paris. Les
+parents avec qui j'étais, malgré leur goût pour la ville, passèrent
+plusieurs fois le mois de septembre à la campagne chez des amis. Une
+année ce fut à Fontainebleau, et deux autres fois depuis nous allâmes
+chez ces mêmes personnes qui demeurèrent alors au pied de la forêt, vers
+la rivière. J'avais, je crois, quatorze, quinze et dix-sept ans lorsque
+je vis Fontainebleau. Après une enfance casanière, inactive et ennuyée,
+si je sentais en homme à certains égards, j'étais enfant à beaucoup
+d'autres. Embarrassé, incertain; pressentant tout peut-être, mais ne
+connaissant rien; étranger à ce qui m'environnait, je n'avais d'autre
+caractère décidé que d'être inquiet et malheureux. La première fois je
+n'allais point seul dans la forêt; je me rappelle peu de ce que j'y
+éprouvais, je sais seulement que je préférai ce lieu à tous ceux que
+j'avais vus, et qu'il fut le seul où je désirai de retourner. L'année
+suivante, je parcourus avidement ces solitudes; je m'y égarais à
+dessein, content lorsque j'avais perdu toute trace de ma route et que je
+n'apercevais aucun chemin fréquenté. Quand j'atteignais l'extrémité de
+la forêt, je voyais avec peine ces vastes plaines nues et ces rochers
+dans l'éloignement. Je retournais aussitôt, je m'enfonçais dans le plus
+épais du bois; et quand je trouvais un endroit découvert et fermé de
+toutes parts, où je ne voyais que des sables et des genièvres,
+j'éprouvais un sentiment de paix, de liberté, de joie sauvage, pouvoir
+de la nature sentie pour la première fois dans l'âge facilement heureux.
+Je n'étais pas gai pourtant: presque heureux, je n'avais que l'agitation
+du bien-être. Je m'ennuyais en jouissant, et je rentrais toujours
+triste. Plusieurs fois j'étais dans les bois avant que le soleil parût.
+Je gravissais les sommets encore dans l'ombre; je me mouillais dans la
+bruyère pleine de rosée; et quand le soleil paraissait, je regrettais
+la clarté incertaine qui précède l'aurore. J'aimais les fondrières, les
+vallons obscurs, les bois épais; j'aimais les collines couvertes de
+bruyère; j'aimais beaucoup les grès renversés et les rocs ruineux;
+j'aimais bien plus ces sables vastes et mobiles, dont nul pas d'homme ne
+marquait l'aride surface sillonnée çà et là par la trace inquiète de la
+biche ou du lièvre en fuite. Quand j'entendais un écureuil, quand je
+faisais partir un daim, je m'arrêtais, j'étais assez bien, et pour un
+moment je ne cherchais plus rien. C'est à cette époque que je remarquai
+le bouleau, arbre solitaire qui m'attristait déjà et que depuis je ne
+rencontre jamais sans plaisir. J'aime le bouleau; j'aime cette écorce
+blanche, lisse et crevassée; cette tige agreste; ces branches qui
+s'inclinent vers la terre; la mobilité des feuilles; et tout cet
+abandon, simplicité de la nature, attitude des déserts.
+
+Temps perdus, et qu'on ne saurait oublier! Illusion trop vaine d'une
+sensibilité expansive! Que l'homme est grand dans son inexpérience:
+qu'il serait fécond, si le regard froid de son semblable, si le souffle
+aride de l'injustice ne venait pas sécher son cœur! J'avais besoin de
+bonheur. J'étais né pour souffrir. Vous connaissez ces jours sombres,
+voisins des frimas, dont l'aurore elle-même épaississant les brumes, ne
+commence la lumière que par des traits sinistres d'une couleur ardente
+sur les nues amoncelées. Ce voile ténébreux, ces rafales orageuses, ces
+lueurs pâles, ces sifflements à travers les arbres qui plient et
+frémissent, ces déchirements prolongés semblables à des gémissements
+funèbres: voilà le matin de la vie: à midi, des tempêtes plus froides et
+plus continues; le soir, des ténèbres plus épaisses: et la journée de
+l'homme est achevée.
+
+Le prestige spécieux, infini, qui naît avec le cœur de l'homme, et qui
+semblait devoir subsister autant que lui, se ranima un jour: j'allai
+jusqu'à croire que j'aurais des désirs satisfaits. Ce feu subit et trop
+impétueux, brûla dans le vide, et s'éteignit sans avoir rien éclairé.
+Ainsi, dans la saison des orages, apparaissent pour l'effroi de l'être
+vivant, des éclairs instantanés dans la nuit ténébreuse.
+
+C'était en mars: j'étais à Lu.** Il y avait des violettes au pied des
+buissons et des lilas, dans un petit pré bien printanier, bien
+tranquille, incliné au soleil de midi. La maison était au-dessus,
+beaucoup plus haut. Un jardin en terrasse ôtait la vue des fenêtres.
+Sous le pré, des rocs difficiles et droits comme des murs: au fonds, un
+large torrent; et par de-là, d'autres rochers couverts de prés, de
+haies, et de sapins! Les murs antiques de la ville passaient à travers
+tout cela: il y avait un hibou dans leurs vieilles tours. Le soir, la
+lune éclairait: des cors se répondaient dans l'éloignement; et la voix
+que je n'entendrai plus....! Tout cela m'a trompé. Ma vie n'a encore eu
+que cette seule erreur. Pourquoi donc ce souvenir de Fontainebleau, et
+non pas celui de Lu?**
+
+
+
+
+LETTRE XII.
+
+DATX
+28 juillet, II.
+
+
+Enfin je me crois dans le désert. Il y a ici des espaces où l'on
+n'aperçoit aucune trace d'hommes. Je me suis soustrait pour une saison,
+à ces soins inquiets qui usent notre durée, qui confondent notre vie
+avec les ténèbres qui la précèdent et les ténèbres qui la suivent, ne
+lui laissant d'autre avantage que d'être elle-même un néant moins
+tranquille.
+
+Quand je passai, le soir, le long de la forêt, et que je descendis à
+Valvin, sous les bois, dans le silence, il me sembla que j'allais me
+perdre dans des torrents, des fondrières, des lieux romantiques et
+terribles. J'ai trouvé des collines de grès culbutés, des formes
+petites, un sol assez plat et à peine pittoresque: mais le silence, et
+l'abandon, et la stérilité m'ont suffi.
+
+Entendez-vous bien le plaisir que je sens quand mon pied s'enfonce dans
+un sable mobile et brûlant: quand j'avance avec peine, et qu'il n'y a
+point d'eau, point de fraîcheur, point d'ombrage? Je vois un espace
+inculte et muet; des roches ruineuses, dépouillées et ébranlées: et les
+forces de la nature assujetties à la force des temps. N'est-ce pas comme
+si j'étais paisible, quand je trouve, au-dehors, sous le ciel ardent,
+d'autres difficultés et d'autres excès que ceux de mon cœur.
+
+Je ne m'oriente point: au contraire, je m'égare quand je puis. Souvent
+je vais en ligne droite, sans suivre de sentiers. Je cherche à ne
+conserver aucun renseignement, et à ne pas connaître la forêt, afin
+d'avoir toujours quelque chose à y trouver. Il y a un chemin que j'aime
+à suivre: il décrit un cercle comme la forêt elle-même, en sorte qu'il
+ne va ni aux plaines ni à la ville; il ne suit aucune direction
+ordinaire; il n'est ni dans les vallons, ni sur les hauteurs; il semble
+n'avoir point de fin; il passe à travers tout, et n'arrive à rien: je
+crois que j'y marcherais toute ma vie.
+
+Le soir, il faut bien rentrer, dites-vous; et vous plaisantez déjà de ma
+prétendue solitude: mais vous vous trompez; vous me croyez à
+Fontainebleau, ou dans un village, dans une chaumière. Rien de tout
+cela. Je n'aime pas plus les maisons _champêtres_ de ces pays-ci que
+leurs villages, ni leurs villages que leurs villes. Si je condamne le
+faste, je hais la misère. Autrement, il eût mieux valu rester à Paris;
+j'y eusse trouvé l'un et l'autre.
+
+Mais voici ce que je ne vous ai point dit dans ma dernière lettre
+remplie de l'agitation qui me presse quelquefois.
+
+Un jour que je parcourais ces bois-ci, je vis, dans un lieu épais, deux
+biches fuir devant un loup. Il était assez près d'elles; je jugeai qu'il
+les devait atteindre, et je m'avançai du même côté pour voir la
+résistance, et l'aider s'il se pouvait. Elles sortirent du bois dans une
+place découverte, occupée par des roches et des bruyères; mais lorsque
+j'arrivai je ne les vis plus. Je descendis dans tous les fonds de cette
+sorte de lande creusée et inégale, où l'on avait taillé beaucoup de grès
+pour les pavés: je ne trouvai rien. En suivant une autre direction pour
+rentrer dans le bois, je vis un chien, qui d'abord me regardait en
+silence, et qui n'aboya que lorsque je m'éloignai de lui. En effet,
+j'arrivais presqu'à l'entrée de la demeure pour laquelle il veillait.
+C'était une sorte de souterrain fermé en partie naturellement par les
+rocs, et en partie par des grès rassemblés, par des branches de
+genévriers, de la bruyère et de la mousse. Un ouvrier qui, pendant plus
+de trente ans avait taillé des pavés dans les carrières voisines,
+n'ayant ni bien ni famille, s'était retiré là pour quitter, avant de
+mourir, un travail forcé, pour échapper aux mépris et aux hôpitaux. Je
+lui vis un lit et une armoire: il y avait auprès de son rocher quelques
+légumes dans un terrain assez aride; et ils vivaient lui, son chien et
+son chat, d'eau, de pain et de liberté. J'ai beaucoup travaillé, me
+dit-il, je n'ai jamais rien eu; mais enfin je suis tranquille, et puis
+je mourrai bientôt. Cet homme grossier me disait l'histoire humaine.
+Mais la savait-il? Croyait-il d'autres hommes plus heureux? Souffrait-il
+en se comparant à d'autres? Je n'examinerai point tout cela. J'étais
+bien jeune. Son air rustre et un peu farouche, m'occupait beaucoup. Je
+lui avais offert un écu; il l'accepta, et me dit qu'il aurait du vin: ce
+mot là diminua de mon estime pour lui. Du vin! me disais-je; il y a des
+choses plus utiles: c'est peut-être le vin, l'inconduite qui l'auront
+mené là, et non pas le goût de la solitude. Pardonne, homme simple,
+malheureux solitaire! Je n'avais point appris alors que l'on buvait
+l'oubli des douleurs. Maintenant je suis homme, je connais l'amertume
+qui navre, et les dégoûts qui ôtent les forces: je sais respecter celui
+dont le premier besoin est de cesser un moment de gémir. Je suis indigné
+quand je vois des hommes à qui la vie est facile, reprocher durement à
+un pauvre qu'il boit du vin, et qu'il n'a pas de pain. Quelle âme ont
+donc reçue ces gens-là qui ne connaissent pas de plus grande misère que
+d'avoir faim?
+
+Vous concevez à présent la force de ce souvenir qui me vint inopinément
+à la bibliothèque. Son idée rapide me livra à tout le sentiment d'une
+vie réelle, d'une sage simplicité, de l'indépendance de l'homme dans une
+nature possédée.
+
+Ce n'est pas que je prenne pour une telle vie celle que je mène ici: et
+que, dans mes grès, au milieu des plaines misérables, je me croie
+l'homme de la nature. Autant vaudrait, comme un homme du quartier
+St.-Paul, montrer à mes voisins les beautés champêtres d'un pot de
+réséda appuyé sur la gouttière, et d'un jardin de persil encaissé sur un
+côté de la fenêtre, ou donner à un demi-arpent de terre entouré d'un
+ruisseau, des noms de promontoires et de solitudes maritimes d'un autre
+hémisphère, pour rappeler de grands souvenirs et des mœurs lointaines
+entre les plâtres et les toits de chaume d'une paroisse champenoise.
+
+Seulement, puisque je suis condamné à toujours attendre la vie, je
+m'essaie à végéter absolument seul et isolé: j'ai mieux aimé passer
+quatre mois ainsi, que de les perdre à Paris dans d'autres puérilités
+plus grandes et plus misérables. Je veux vous dire, quand nous nous
+verrons, comment je me suis choisi un manoir, et comment je l'ai fermé;
+comment j'y ai transporté le peu d'effets que j'ai amenés ici sans
+mettre personne dans mon secret; comment je me nourris de fruits et de
+certains légumes; où je vais chercher de l'eau; comment je suis vêtu
+quand il pleut; et toutes les précautions que je prends pour rester bien
+caché, et pour que nul Parisien, passant huit jours à la campagne, ne
+vienne ici se moquer de moi.
+
+Vous rirez aussi, mais j'y consens; car votre rire ne sera point comme
+le leur; et j'ai ri de tout ceci avant vous. Je trouve pourtant que
+cette vie a bien de la douceur, quand, pour en mieux sentir l'avantage,
+je sors de la forêt, que je pénètre dans les terres cultivées, que je
+vois au loin un château fastueux dans les campagnes nues: quand, après
+une lieue labourée et déserte, j'aperçois cent chaumières entassées,
+odieux amas dont les rues, les étables et les potagers, les murs, les
+planchers, les toits humides, et jusqu'aux hardes et aux meubles, ne
+paraissent qu'une même fange, dans laquelle toutes les femmes crient,
+tous les enfants pleurent, tous les hommes suent. Et si, parmi tant
+d'avilissement et de douleurs, je cherche, pour ces malheureux, une paix
+morale et des espérances religieuses; je vois pour patriarche, un prêtre
+avide, sinistre, aigri par les regrets, séparé trop tôt du monde; un
+jeune homme chagrin, sans dignité, sans sagesse, sans onction, que l'on
+ne vénère pas, que l'on voit vivre, qui damne les faibles, et ne console
+pas les bons: et pour tout signe d'espérance et d'union, ce signe de
+crainte et d'abnégation; ce gibet sanctifié, étrange emblème, triste
+reste d'institutions antiques et grandes que l'on a misérablement
+perverties.
+
+Il est pourtant des hommes qui voient cela bien tranquillement, et qui
+ne se doutent même pas qu'on puisse le voir d'une autre manière.
+
+Triste et vaine conception d'un monde meilleur! Indicible extension
+d'amour! Regret des temps qui coulent inutiles! Sentiment universel[17],
+soutiens et dévore ma vie: que serait-elle sans ta beauté sinistre?
+C'est par toi qu'elle est sentie: c'est par toi qu'elle périra.
+
+Que quelquefois encore, sous le ciel d'automne, dans ces derniers beaux
+jours que les brumes remplissent d'incertitude, assis près de l'eau qui
+emporte la feuille jaunie, j'entende les accents simples et profonds
+d'une mélodie primitive. Qu'un jour, montant le Grimsel ou le Titlis,
+seul avec l'homme des montagnes, j'entende sur l'herbe courte, auprès
+des neiges, les sons romantiques que connaissent les vaches
+d'Underwalden et d'Hasly: et que là, une fois avant la mort, je puisse
+dire à un homme qui m'entende: Si nous avions vécu!
+
+
+
+
+LETTRE XIII.
+
+DATX
+Fontainebleau, 31 juillet, II.
+
+
+Quand un sentiment invincible nous entraîne loin des choses que l'on
+possède, et nous remplit de volupté, puis de regrets, en nous faisant
+pressentir des biens que rien ne peut donner, cette sensation profonde
+et fugitive n'est qu'un témoignage intérieur de la supériorité de nos
+facultés sur notre destinée. C'est cette raison même qui le rend si
+court, et le change aussitôt en regret: il est délicieux, puis
+déchirant. L'abattement suit toute impulsion immodérée. Nous souffrons
+de n'être pas ce que nous pourrions être; mais si nous nous trouvions
+dans l'ordre de choses qui manque à nos désirs, nous n'aurions plus ni
+cet excès des désirs, ni cette surabondance des facultés: nous ne
+jouirions plus du plaisir d'être au-delà de nos destinées, d'être plus
+grand que ce qui nous entoure, plus fécond que nous n'avons besoin de
+l'être. Dans l'occasion de ces voluptés mêmes que nos conceptions
+pressentaient si ardemment, nous resterons froids et souvent rêveurs,
+indifférents, ennuyés même; parce qu'on ne peut pas être d'une manière
+effective plus que soi-même: parce que nous sentons alors la limite
+irrésistible de la nature des êtres, et qu'employant nos facultés à des
+choses positives, nous ne les trouvons plus pour nous transporter
+au-delà, dans la région supposée des choses idéales soumises à l'empire
+de l'homme réel.
+
+Mais pourquoi ces choses seraient-elles purement idéales? C'est ce que
+je ne saurais concevoir. Pourquoi ce qui n'est point, semble-t-il
+davantage selon la nature de l'homme que ce qui est? La vie positive est
+aussi comme un songe; c'est elle qui n'a point d'ensemble, point de
+suite, point de but. Elle a des parties certaines et fixes: elle en a
+d'autres qui ne sont que hasard et discordance, qui passent comme des
+ombres, et dans lesquelles on ne trouve jamais ce qu'on a vu. Ainsi,
+dans le sommeil, on pense en même temps des choses vraies et suivies, et
+d'autres bizarres, désunies et chimériques, qui se lient, je ne sais
+comment, aux premières. Le même mélange compose, et les rêves de la
+nuit, et les sentiments du jour. La sagesse antique a dit que le moment
+du réveil viendrait enfin.....
+
+
+
+
+LETTRE XIV.
+
+DATX
+Fontainebleau, 7 août, II.
+
+
+M. R*. que vous connaissez, disait dernièrement: quand je prends ma
+tasse de café j'arrange bien le monde. Je me permets aussi ces sortes de
+songes; et lorsque je marche dans les bruyères, entre les genièvres
+encore humides, je me surprends quelquefois à imaginer les hommes
+heureux. Je vous l'assure, il me semble qu'ils pourraient l'être. Je ne
+veux pas faire une autre espèce, ni un autre globe; je ne veux pas tout
+réformer: ces sortes d'hypothèses ne mènent à rien, dites-vous,
+puisqu'elles ne sont applicables à rien de connu. Eh bien, prenons ce
+qui existe nécessairement; prenons le tel qu'il est, en arrangeant
+seulement ce qu'il y a d'accidentel. Je ne veux pas des espèces
+chimériques, ou nouvelles; mais, voilà mes matériaux, d'après eux je
+fais mon plan selon ma pensée.
+
+Je voudrais deux points; un climat fixe, des hommes vrais. Si je sais
+quand la pluie fera déborder les eaux, quand le soleil séchera mes
+plantes, quand l'ouragan ébranlera ma demeure, c'est à mon industrie à
+lutter contre les forces naturelles contraires à mes besoins: mais quand
+j'ignore le moment de chaque chose, quand le mal m'opprime sans que le
+danger m'ait averti, quand la prudence peut me perdre, et que les
+intérêts des autres confiés à mes précautions m'interdisent
+l'insouciance, et jusqu'à la sécurité, n'est-ce pas une nécessité que ma
+vie soit inquiète et malheureuse? N'en est-ce pas une que l'inaction
+succède à des travaux forcés, et que, comme l'a si bien dit Voltaire, je
+consume tous mes jours dans les convulsions de l'inquiétude, ou dans la
+léthargie de l'ennui.
+
+Si les hommes sont presque tous dissimulés, si la duplicité des uns
+force au moins les autres à la réserve, n'est-ce pas une nécessité
+qu'ils joignent au mal inévitable que plusieurs cherchent à faire aux
+autres en leur propre faveur, une masse beaucoup plus grande de maux
+inutiles? N'est-ce pas une nécessité que l'on se nuise réciproquement,
+malgré soi, que chacun s'observe et se prévienne, que les ennemis soient
+inventifs, et que les amis soient prudents? N'est-ce pas une nécessité
+qu'un homme de bien soit perdu dans l'opinion par un propos indiscret,
+par un faux jugement; qu'une inimitié, née d'un soupçon mal fondé,
+devienne mortelle; que ceux qui auraient voulu bien faire soient
+découragés; que de faux principes s'établissent; que la ruse soit plus
+utile que la sagesse, la valeur, la magnanimité; que des enfants
+reprochent à un père de famille de n'avoir pas fait ce qu'on appelle une
+rouerie, et que des Etats périssent pour ne s'être pas permis un crime?
+Dans cette perpétuelle incertitude, je demande ce que devient la morale;
+et dans l'incertitude des choses, ce que devient la sûreté: sans sûreté,
+sans morale, je demande si le bonheur n'est pas un rêve d'enfant?
+
+L'instant de la mort resterait inconnu: il n'y a pas de mal sans durée;
+et pour vingt autres raisons, la mort ne doit pas être mise au nombre
+des malheurs. Il est bon d'ignorer quand tout doit finir; car on
+commencerait rarement ce que l'on saurait ne pas achever. Je veux donc
+que chez l'homme, à-peu-près tel qu'il est, l'ignorance de la durée de
+la vie ait plus d'utilité que d'inconvénients; mais l'incertitude des
+choses de la vie n'est point comme celle de leur terme. Un incident que
+vous n'avez pu prévoir dérange votre plan, et vous prépare de longues
+contrariétés: pour la mort elle anéantit votre plan, elle ne le dérange
+pas; vous ne souffrirez point de ce que vous ne saurez pas. Le plan de
+ceux qui restent en peut être contrarié: mais c'est avoir assez de
+certitude que d'avoir celle de ses propres affaires; et je ne veux pas
+imaginer des choses tout-à-fait bonnes selon l'homme. Le monde que
+j'arrange me serait suspect s'il ne contenait plus de mal, et je ne
+supposerais qu'avec une sorte d'effroi une harmonie parfaite: il me
+semble que la nature n'en admet pas de telle.
+
+Un climat fixe, et surtout des hommes vrais, inévitablement vrais, cela
+me suffit. Je suis heureux, si je sais ce qui est. Je laisse au ciel ses
+orages et ses foudres; à la terre les boues, les sécheresses; au sol la
+stérilité; à nos corps leur faiblesse, leurs besoins, leur dégénération;
+aux hommes leurs différences et leurs incompatibilités, leur
+inconstance, leurs erreurs, leurs vices mêmes, et leur nécessaire
+égoïsme; au temps sa lenteur et son irrévocabilité: ma cité est heureuse
+si les choses sont réglées, si les pensées sont connues. Il ne lui faut
+plus qu'une bonne législation: et, si les pensées sont connues, il est
+impossible qu'elle ne l'ait pas.
+
+
+
+
+LETTRE XV.
+
+DATX
+Fontainebleau, 9 août, II.
+
+
+Parmi quelques volumes d'un format commode que j'apportai ici je ne sais
+trop pourquoi, j'ai trouvé le roman ingénieux de Phrosine et Mélidor. Je
+l'ai parcouru, j'en ai lu et relu la fin. Il est des jours pour les
+douleurs: nous aimons à les chercher dans nous, à suivre leurs
+profondeurs, et à rester surpris devant leurs proportions démesurées:
+nous essayons, du moins dans les misères humaines, cet infini que nous
+voulons donner à notre ombre avant qu'un souffle du temps l'efface.
+
+Ce moment déplorable, cette situation sinistre, cette mort nocturne au
+milieu des voluptés mystérieuses! Dans ces brouillards ténébreux, tant
+d'amour, tant de pertes et d'affreuses vengeances! et ce déchirement
+d'un cœur trompé quand Phrosine, cherchant à la nage le roc et le
+flambeau, entraînée par la lueur perfide, périt épuisée dans la vaste
+mer!...
+
+Je ne connais pas de dénouement plus beau, de mort plus lamentable. Le
+jour finissait, il n'y avait point de lune: il n'y avait point de
+mouvement; le ciel était calme, les arbres immobiles. Quelques insectes
+sous l'herbe, un seul oiseau éloigné chantaient dans la chaleur du soir.
+Je m'assis, je restai longtemps: il me semble que je n'eus que des idées
+vagues. Je parcourais la terre et les siècles; je frémissais de l'œuvre
+de l'homme. Je reviens à moi, je me trouve dans ce chaos; j'y vois ma
+vie perdue; je pressens les temps futurs du monde. Rochers de Rugi! si
+j'avais eu là vos abîmes![18]
+
+La nuit était déjà sombre. Je me retirai lentement; je marchais au
+hasard, j'étais rempli d'ennui. J'avais besoin de larmes, mais je ne pus
+que gémir. Les premiers temps ne sont plus: j'ai les tourmentes de la
+jeunesse, et n'en ai point les consolations. Mon cœur encore fatigué du
+feu d'un âge inutile, est flétri et desséché comme s'il était dans
+l'épuisement de l'âge refroidi. Je suis éteint, sans être calmé. Il y en
+a qui jouissent de leurs maux; mais pour moi tout a passé: je n'ai ni
+joie, ni espérance, ni repos: il ne me reste rien, je n'ai plus de
+larmes.
+
+
+
+
+LETTRE XVI.
+
+DATX
+Fontainebleau, 12 août, II.
+
+
+Que de sentiments augustes! Que de souvenirs! Quelle majesté tranquille
+dans une nuit douce, calme, éclairée! Quelle grandeur! Cependant l'âme
+est accablée d'incertitudes. Elle voit que le sentiment qu'elle a reçu
+des choses la livre aux erreurs: elle voit qu'il y a des vérités, mais
+qu'elles sont dans un grand éloignement. On ne saurait comprendre la
+nature, à la vue de ces astres immenses dans le ciel toujours le même.
+
+Il y a là une permanence qui nous confond: c'est pour l'homme une
+effrayante éternité. Tout passe; l'homme passe; et les mondes ne passent
+pas? La pensée est dans un abîme entre les vicissitudes de la terre et
+les cieux immuables.[19]
+
+
+
+
+LETTRE XVII.
+
+DATX
+Fontainebleau, 14 août, II.
+
+
+Je vais dans les bois avant que le soleil éclaire; je le vois se lever
+pour un beau jour; je marche dans la fougère encore humide, dans les
+ronces, parmi les biches, sous les bouleaux du mont Chauvet: un
+sentiment de ce bonheur qui était possible, m'agite avec force, me
+pousse et m'oppresse. Je monte, je descends, je vais comme un homme qui
+veut jouir: puis un soupir, quelque humeur, et tout un jour misérable.
+
+
+
+
+LETTRE XVIII.
+
+DATX
+Fontainebleau, 17 août, II.
+
+
+Même ici, je n'aime que le soir. L'aurore me plaît un moment: je crois
+que je sentirais sa beauté, mais le jour qui va la suivre doit être si
+long! J'ai bien une terre libre à parcourir; mais elle n'est pas assez
+sauvage, assez imposante. Les formes en sont basses; les roches petites
+et monotones; la végétation n'y a pas en général cette force, cette
+profusion qui m'est nécessaire; on n'y entend bruire aucun torrent dans
+des profondeurs inaccessibles: c'est une terre des plaines. Rien ne
+m'opprime ici, rien ne me satisfait. Je crois même que l'ennui augmente:
+c'est que je ne souffre pas assez. Je suis donc plus heureux? Point du
+tout: souffrir ou être malheureux, ce n'est pas la même chose; jouir ou
+être heureux, ce n'est pas non plus une même chose.
+
+Ma situation est douce, et je mène une triste vie. Je suis ici on ne
+peut mieux; libre, tranquille, bien portant, sans affaires, indifférent
+sur l'avenir dont je n'attends rien, et perdant sans peine le passé dont
+je n'ai pas joui. Mais il y a dans moi une inquiétude qui ne me quittera
+pas; c'est un besoin que je ne connais pas, que je ne conçois pas, qui
+me commande, qui m'absorbe, qui m'emporte au-delà des êtres
+périssables..... Vous vous trompez, et je m'y étais trompé moi-même: ce
+n'est pas le besoin d'aimer. Il y a une distance bien grande du vide de
+mon cœur à l'amour qu'il a tant désiré; mais il y a l'infini entre ce
+que je suis, et ce que j'ai besoin d'être. L'amour est immense, il n'est
+pas infini. Je ne veux point jouir; je veux espérer, je voudrais savoir!
+Il me faut des illusions sans bornes, qui s'éloignent pour me tromper
+toujours. Que m'importe ce qui peut finir? L'heure qui arrivera dans
+soixante années est là tout auprès de moi. Je n'aime point ce qui se
+prépare, s'approche, arrive, et n'est plus. Je veux un bien, un rêve,
+une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au-delà de moi, plus
+grande que mon attente elle-même, plus grande que tout ce qui passe. Je
+voudrais être toute intelligence, et que l'ordre éternel du monde.....
+Et, il y a trente ans, l'ordre était, et je n'étais point!
+
+Accident éphémère et inutile, je n'existais pas, je n'existerai pas: je
+trouve avec étonnement mon idée plus vaste que mon être; et, si je
+considère que ma vie est ridicule à mes propres yeux, je me perds dans
+des ténèbres impénétrables. Plus heureux, sans doute, celui qui coupe du
+bois, qui fait du charbon, et qui prend de l'eau bénite quand le
+tonnerre gronde! Il vit comme la brute? Non: mais il chante en
+travaillant. Je ne connaîtrai point sa paix, et je passerai comme lui.
+Le temps aura fait couler sa vie; l'agitation, l'inquiétude, les
+fantômes d'une puérile grandeur égarent et précipitent la mienne.
+
+
+
+
+LETTRE XIX.
+
+DATX
+Fontainebleau, 18 août, II.
+
+
+Il est pourtant des moments où je me vois plein d'espérance et de
+liberté; le temps et les choses descendent devant moi avec une
+majestueuse harmonie; et je me sens heureux, comme si je pouvais l'être:
+je me suis surpris revenant à mes anciennes années; j'ai retrouvé dans
+la rose les beautés du plaisir et sa céleste éloquence. Heureux! moi?
+Cependant je le suis; et heureux avec plénitude, comme celui qui se
+réveille des alarmes d'un songe pour rentrer dans une vie de paix et de
+liberté; comme celui qui sort de la fange des cachots, et revoit, âpres
+dix ans, la sérénité du ciel; heureux comme l'homme qui aime ... celle
+qu'il a sauvée de la mort! Mais l'instant passe: un nuage devant le
+soleil intercepte sa lumière féconde; les oiseaux se taisent; l'ombre
+en s'étendant, entraîne et chasse devant elle et mon rêve et ma joie.
+
+Alors je me mets à marcher; je vais, je me hâte pour rentrer tristement:
+et bientôt je retourne dans les bois parce que le soleil peut paraître
+encore. Il y a dans tout cela quelque chose qui tranquillise et qui
+console. Ce que c'est? je ne le sais pas bien: mais quand la douleur
+m'endort, le temps ne s'arrête point; et j'aime à voir mûrir le fruit
+qu'un vent d'automne fera tomber.
+
+
+
+
+LETTRE XX.
+
+DATX
+Fontainebleau, 27 août, II.
+
+
+Combien peu il faut à l'homme qui veut seulement vivre: et combien il
+faut à celui qui veut vivre content et employer ses jours! Celui-là
+serait bien plus heureux qui aurait la force de renoncer au bonheur, et
+de voir qu'il est trop difficile: mais faut-il donc qu'il reste toujours
+seul? La paix elle-même est un triste bien si on n'espère point la
+partager.
+
+Je sais que plusieurs trouvent assez de permanence dans un bien du
+moment; et que d'autres savent se borner à une manière d'être sans ordre
+et sans goût. J'en ai vu se faire la barbe devant un miroir cassé. Les
+langes des enfants étaient étendus à la fenêtre: une de leurs robes
+pendait contre le tuyau du poêle: leur mère les lavait auprès de la
+table sans nappe, où étaient servis sur des plats recousus, du bouilli
+réchauffé avec des petits oignons, et les restes du dindon du dimanche.
+Il y aurait eu de la soupe grasse si le chat n'eût pas renversé le
+bouillon. On appelle cela une vie simple: pour moi je l'appelle une vie
+malheureuse, si elle est momentanée; je l'appelle une vie de misère, si
+elle est forcée et durable; mais si elle est volontaire, si l'on ne s'y
+déplaît pas, si l'on compte subsister ainsi, je l'appelle une existence
+ridicule.
+
+C'est une bien belle chose, dans les livres, que le mépris des
+richesses; mais avec un _ménage_ et point d'argent, il faut ou ne rien
+sentir, ou avoir un force inébranlable; or je doute qu'avec un grand
+caractère on se soumette à une telle vie. On supporte tout ce qui est
+accidentel; mais c'est adopter cette misère que d'y plier pour toujours
+sa volonté. Ces stoïciens là manqueraient-ils du sentiment des choses
+convenables qui apprend à l'homme que vivre ainsi n'est point vivre
+selon sa nature? Leur simplicité sans ordre, sans délicatesse, sans
+honte, ressemble plus, à mon avis, à la sale abnégation d'un moine
+mendiant, à la grossière pénitence d'un Fakir, qu'à la fermeté, qu'à
+l'indifférence philosophique.
+
+Il est une propreté, un soin, un accord, un ensemble dans la simplicité
+elle-même. Mais ces gens dont je parle, n'ont pas un miroir de vingt
+sous, et ils vont au spectacle: ils ont de la faïence écornée, et des
+habits de fin drap: ils ont des manchettes bien plissées à des chemises
+d'une toile grossière: s'ils se promènent, c'est aux Champs-Elysées; ces
+solitaires y vont voir les passants, disent-ils: et pour voir ces
+passants, ils vont s'en faire mépriser et s'asseoir sur quelques restes
+d'herbe parmi la poussière que l'ait la foule. Dans leur flegme
+philosophique ils dédaignent ces convenances arbitraires, et mangent
+leurs brioches, à terre, entre les enfants et les chiens, entre les
+pieds de ceux qui vont et reviennent. Là ils étudient l'homme en jasant
+avec les bonnes et les nourrices: là ils méditent une brochure, où les
+rois seront avertis des dangers de l'ambition; où le luxe de la bonne
+société sera réformé; où tous les hommes apprendront qu'il faut modérer
+ses désirs, vivre selon la nature, manger des gâteaux de Nanterre et
+boire _à la fraîche_.
+
+Je ne veux pas vous en dire plus. Si j'allais vous mener trop loin dans
+la disposition à plaisanter certaines choses, vous pourriez rire aussi
+de la manière bizarre dont je vis dans ma forêt: car il y a bien quelque
+puérilité à se faire un désert auprès d'une capitale. Il faut que vous
+conveniez pourtant qu'il reste encore de la distance entre mes bois près
+de Paris, et un tonneau dans Athènes: et je vous accorderai de mon côté
+que les Grecs, policés comme nous, pouvaient faire plus que nous des
+choses singulières, parce qu'ils étaient plus près des anciens teins. Le
+tonneau fut choisi pour y mener publiquement, et dans la maturité de
+l'âge, la vie d'un sage. Cela est bien extraordinaire; mais
+l'extraordinaire ne choquait pas excessivement les Grecs. L'usage, les
+choses reçues ne formaient point leur code suprême. Tout chez eux
+pouvait avoir son caractère particulier: et ce qu'il était rare d'y
+rencontrer, c'était une chose qui leur fût ordinaire et universelle.
+Comme un peuple qui fait, ou qui continue l'essai de la vie sociale, ils
+semblaient chercher l'expérience des institutions et des usages, et
+ignorer encore qu'elles étaient les habitudes exclusivement bonnes. Mais
+nous à qui il ne reste plus aucun doute là-dessus, nous qui avons, en
+tout, adopté le mieux possible, nous faisons bien de consacrer nos
+moindres manières, et de punir de mépris l'homme assez stupide pour
+sortir d'une trace si bien connue. Au reste, ce qui m'excuse
+sérieusement, moi qui n'ai nulle envie d'imiter les cyniques, c'est que
+je ne prétends point me faire honneur d'un caprice de jeune homme; ni,
+au milieu des hommes, opposer directement ma manière à la leur, dans des
+choses que le devoir ne me prescrit point. Je me permets une singularité
+indifférente par elle-même, et que je juge m'être bonne à certains
+égards. Elle choquerait leur manière de penser: il me semble que c'est
+le seul inconvénient qu'elle puisse avoir, et je la leur cache afin de
+l'éviter.
+
+
+
+
+LETTRE XXI.
+
+DATX
+Fontainebleau, 1 septembre, II.
+
+
+Il fait de bien beaux jours et je suis dans une paix profonde. Autrefois
+j'aurais joui davantage dans cette liberté entière, dans cet abandon de
+toute affaire, de tout projet, dans cette indifférence sur tout ce qui
+peut arriver.
+
+Je commence à sentir que j'avance dans la vie. Ces impressions
+délicieuses, ces émotions subites qui m'agitaient autrefois et
+m'entraînaient si loin d'un monde de tristesse, je ne les retrouve plus
+qu'altérées et affaiblies. Ce désir ineffable que réveillait dans moi
+chaque sentiment de quelque beauté dans les choses naturelles, cette
+espérance pleine d'incertitudes et de charme, ce feu céleste qui éblouit
+et consume un cœur jeune, cette volupté expansive dont il éclaire devant
+lui le fantôme immense, tout cela n'est déjà plus. Je commence à voir
+ce qui est utile, ce qui est commode, et non plus ce qui est beau.
+
+Vous qui connaissez mes besoins sans bornes, dites moi ce que je ferai
+de la vie, quand j'aurai perdu ces moments d'illusions qui brillaient
+dans ses ténèbres comme les lueurs orageuses dans une nuit sinistre? Ils
+la rendaient plus sombre, je l'avouerai, mais ils montraient qu'elle
+pouvait changer, et que la lumière subsistait encore. Maintenant que
+deviendrai-je s'il faut que je me borne à ce qui est; et que je reste
+contenu dans ma manière de vivre, dans mes intérêts personnels, dans le
+soin de me lever, de m'occuper, de me coucher?
+
+J'étais bien différent dans ces temps où il était possible que
+j'aimasse. J'avais été romanesque dans mon enfance, et alors encore
+j'imaginai une retraite selon mes goûts. J'avais faussement réuni dans
+un point du Dauphiné, l'idée des formes alpestres à celles d'un climat
+d'oliviers, de citronniers; mais enfin le mot de _Chartreuse_ m'avait
+frappé: et c'était là, près de Grenoble, que je rêvais ma demeure. Je
+croyais alors que des lieux heureux faisaient beaucoup pour une vie
+heureuse; et que là, avec une femme aimée, je posséderais cette félicité
+inaltérable dont le besoin remplissait mon cœur trompé.
+
+Mais voici une chose bien étrange, dont je ne puis rien conclure, et
+dont je n'affirmerai rien sinon que le fait est tel. Je n'avais jamais
+rien vu, ni rien lu, que je sache, qui m'eût donné quelque connaissance
+du local de la Grande Chartreuse. Je savais uniquement que cette
+solitude était dans les montagnes du Dauphiné. Mon imagination composa
+d'après cette notion confuse et d'après ses propres penchants, le site
+où devait être le monastère, et, près de lui, ma demeure. Elle approcha
+singulièrement de la vérité; car, voyant longtemps après une gravure qui
+représentait ces mêmes lieux, je me dis avant d'avoir lu: voilà la
+Grande Chartreuse, tant elle me rappela ce que j'avais imaginé. Et quand
+il se trouva que c'était elle effectivement, cela me fit frémir de
+surprise et de regret: et il me sembla que j'avais perdu une chose qui
+m'était comme destinée. Depuis ce projet de ma première jeunesse, je
+n'entends point sans une émotion pleine d'amertume, ce mot Chartreuse.
+
+Plus je rétrograde dans ma jeunesse, plus je trouve les impressions
+profondes. Si je passe l'âge où les idées ont déjà de l'étendue; si je
+cherche dans mon enfance, ces premières fantaisies d'un cœur
+mélancolique qui n'a jamais eu de véritable enfance, et qui s'attachait
+aux émotions fortes et aux choses extraordinaires avant qu'il fût
+seulement décidé s'il aimerait, ou n'aimerait pas les jeux; si, dis-je,
+je cherche ce que j'éprouvais à sept ans, à six ans, à cinq ans, je
+trouve des impressions aussi ineffaçables, plus confiantes, plus douces
+et formées par ces illusions entières dont aucun autre âge n'a possédé
+le bonheur.
+
+Je ne me trompe point d'époque: je sais, avec certitude, quel âge
+j'avais lorsque j'ai pensé à telles choses, lorsque j'ai lu tel livre.
+J'ai lu l'histoire du Japon de Kœmpfer, dans ma place ordinaire, auprès
+d'une certaine fenêtre, dans cette maison près du Rhône, que mon père a
+quittée un peu avant sa mort. L'été suivant, j'ai lu Robinson-Crusoé.
+C'est alors que je perdis cette exactitude que l'on avait remarquée en
+moi: il me devint impossible de l'aire sans plume, des calculs moins
+compliqués que celui que j'avais fait à quatre ans et demi, sans rien
+écrire et sans savoir aucune règle d'arithmétique, si ce n'est
+l'addition; calcul qui avait tant surpris toutes les personnes
+rassemblées chez Mad. Belp. dans cette soirée dont vous savez
+l'histoire.
+
+La faculté de percevoir les rapports indéterminés l'emporta alors sur
+celle de combiner des rapports mathématiques. Les relations morales
+devenaient sensibles: le sentiment du beau commençait à naître.........
+
+DATX
+3 septembre.
+
+J'ai vu qu'insensiblement j'allais raisonner. Je me suis arrêté.
+Lorsqu'il ne s'agit que du sentiment on peut ne consulter que soi, mais
+dans les choses qui doivent être discutées, il y a toujours beaucoup à
+gagner quand on peut savoir ce qu'en ont pensé d'autres hommes. J'ai
+précisément ici un volume qui contient _Les pensées philosophiques_ de
+_Diderot_, son _Traité du beau_, etc. Je l'ai pris, et je suis sorti.
+
+Si je suis de l'avis de Diderot, peut-être il paraîtra que c'est parce
+qu'il parle le dernier, et je conviens que cela fait ordinairement
+beaucoup: mais je modifie sa pensée à ma manière, car je parle encore
+après lui.
+
+Laissant Wolf, Crouzas, et le sixième sens d'Hutcheson, je pense
+à-peu-près comme tous les autres: et c'est pour cela que je ne pense
+point que la définition du beau puisse être exprimée d'une manière si
+simple, et si brève, que l'a fait Diderot. Je crois, comme lui, que le
+sentiment de la beauté ne peut exister hors de la perception des
+rapports; mais de quels rapports? S'il arrive que l'on songe au beau
+quand on voit des rapports quel conques, ce n'est pas qu'on en ait alors
+la perception, l'on ne fait que l'imaginer. Parce qu'on voit des
+rapports, on suppose un centre, on pense à des analogies, on s'attend à
+une extension nouvelle de l'âme et des idées; mais ce qui est beau ne
+fait pas seulement penser à tout cela comme par réminiscence ou par
+occasion, il le contient et le montre. C'est un avantage sans doute
+quand une définition peut être exprimée par un seul mot: mais il ne faut
+pas que cette concision la rende trop générale et dès-lors fausse.
+
+Je dirais donc: _Le beau est ce qui excite en nous l'idée de rapports
+disposés vers une même fin, selon des convenances analogues à notre
+nature._ Cette définition, renferme les notions d'ordre, de proportions,
+d'unité, et même d'utilité.
+
+Ces rapports sont ordonnés vers un centre, ou un but; ce qui fait
+l'ordre et l'unité. Ils suivent des convenances qui ne sont autre chose
+que la proportion, la régularité, la symétrie, la simplicité selon que
+l'une ou l'autre de ces convenances se trouve plus ou moins essentielles
+à la nature du tout que ces rapports composent. Ce tout est l'unité
+sans laquelle il n'y a pas de résultat, ni d'ouvrage qui puisse être
+beau, parce qu'alors il n'y a pas même d'ouvrage. Tout produit doit être
+un: ou n'a rien fait ai on n'a pas mis d'ensemble à ce qu'on a fait. Une
+chose n'est pas belle sans ensemble; elle n'est pas une chose, mais un
+assemblage de choses qui pourront produire l'unité et la beauté, lorsque
+unies à ce qui leur manque encore, elles formeront un tout. Jusques-là
+ce sont des matériaux: leur réunion n'opère point de beauté, quoiqu'ils
+puissent être beaux en particulier, comme ces composés individuels,
+entiers et complets peut-être, mais dont l'assemblage encore informe,
+n'est pas un ouvrage: ainsi une compilation des plus belles pensées
+morales éparses et sans liaison, ne forme point un traité de morale.
+
+Dès-lors que cet ensemble plus ou moins composé, mais pourtant un et
+complet, a des analogies sensibles avec la nature de l'homme, il lui est
+utile directement ou indirectement. Il peut servir à ses besoins, ou du
+moins étendre ses connaissances; il peut être pour lui un moyen
+nouveau, ou l'occasion d'une industrie nouvelle; il peut ajouter à son
+être, et plaire à son espoir inquiet, à son avidité.
+
+La chose est plus belle, il y a vraiment unité, lorsque les rapports
+perçus sont exacts, lorsqu'ils concourent à un centre commun: et s'il
+n'y a précisément que ce qu'il faut pour coopérer à ce résultat, la
+beauté est plus grande, il y a simplicité. Toute qualité est altérée par
+le mélange d'une qualité étrangère: lorsqu'il n'y a point de mélange, la
+chose est plus exacte, plus symétrique, plus simple, plus une, plus
+belle; elle est parfaite.
+
+La notion d'utilité entre principalement de deux manières dans celles de
+la beauté. D'abord l'utilité de chaque partie pour leur fin commune;
+puis l'utilité du tout pour nous qui avons des analogies avec ce tout.
+
+On lit dans _Philosophie de la nature: Il me semble que le philosophe
+peut définir la beauté l'accord expressif d'un tout avec ses parties_.
+
+J'ai trouvé dans une note, que vous l'aviez ainsi définie autrefois:
+_La convenance des diverses parties d'une chose avec leur destination
+commune, selon les moyens les plus féconds à-la-fois et les plus
+simples._ Ce qui se rapproche du sentiment de Crouzas, à
+l'assaisonnement près. Car il compte cinq caractères du beau; et il
+définit ainsi la proportion qui en est un, _l'unité_ assaisonnée _de
+variété, de régularité et d'ordre dans chaque partie_.
+
+Si la chose bien ordonnée, analogue à nous et dans laquelle nous
+trouvons de la beauté, nous paraît supérieure ou égale à ce que nous
+contenons en nous, nous la disons belle. Si elle nous paraît inférieure,
+nous la disons jolie. Si ses analogies avec nous sont relatives à des
+choses de peu d'importance; mais qui servent directement à nos habitudes
+et à nos désirs présents, nous la disons agréable. Quand elle suit les
+convenances de notre âme, en animant, en étendant notre pensée, en
+généralisant, en exaltant nos affections, en nous montrant dans les
+choses extérieures des analogies grandes ou nouvelles, qui nous
+donnent, une extension inespérée et le sentiment d'un ordre immense,
+universel, d'une fin commune à beaucoup d'êtres, nous la disons sublime.
+
+La perception des rapports ordonnés, produit l'idée de la beauté: et
+l'extension de l'âme, occasionnée par leur analogie avec notre nature,
+en est le sentiment.
+
+Quand les rapports indiqués ont quelque chose de vague et d'immense;
+quand l'on sent bien mieux qu'on ne voit, leur convenances avec nous et
+avec une partie de la nature, il en résulte un sentiment délicieux,
+plein d'espoir et d'illusions, une jouissance indéfinie qui promet des
+jouissances sans bornes. Voilà le genre de beauté qui charme, qui
+entraîne. Le joli amuse la pensée, le beau soutient l'âme, le sublime
+l'étonne ou l'exalte; mais ce qui séduit et passionne les cœurs, ce sont
+des beautés plus vagues et plus étendues encore, peu connues, jamais
+expliquées, mystérieuses et ineffables.
+
+Ainsi dans les cœurs faits pour aimer, l'amour embellit toutes choses,
+et rend délicieux le sentiment de la nature entière. Comme il établit
+en nous le rapport le plus grand qu'on puisse connaître hors de soi, il
+nous rend habiles un sentiment de tous les rapports, de toutes les
+harmonies; il découvre à nos affections un monde nouveau. Emportés par
+ce mouvement rapide, séduits par cette énergie qui promet tout, et dont
+rien encore n'a pu nous désabuser, nous cherchons, nous sentons, nous
+aimons, nous voulons tout ce que la nature contient pour l'homme.
+
+Mais les dégoûts de la vie viennent nous comprimer et nous forcer de
+nous replier en nous-mêmes. Dans notre marche rétrograde, nous nous
+attachons à abandonner les choses extérieures, et à nous contenir dans
+nos besoins positifs; centre de tristesse, où l'amertume et le silence
+de tant de choses, n'attendent pas la mort, pour creuser à nos cœurs ce
+vide du tombeau où se consument et s'éteignent tout ce qu'ils pouvaient
+avoir de candeur, de grâces, de désirs et de bonté primitive.
+
+
+
+
+LETTRE XXII.
+
+DATX
+Fontainebleau, 12 octobre, II.
+
+
+Il fallait bien revoir une fois tous les sites que j'aimais à
+fréquenter. Je parcours les plus éloignés, avant que les nuits soient
+froides, que les arbres se dépouillent, que les oiseaux s'éloignent.
+
+Hier je me mis en chemin avant le jour; la lune éclairait encore, et
+malgré l'aurore on pouvait discerner les ombres. Le vallon de Changy
+restait dans la nuit; déjà j'étais sur les sommités d'Avon. Je descendis
+aux Basses-loges, et j'arrivais à Valvin, lorsque le soleil, s'élevant
+derrière Samoreau, colora les rochers de Samois.
+
+Valvin n'est point un village, et n'a pas de terres labourées. L'auberge
+est isolée, au pied d'une éminence, sur une petite plage facile, entre
+la rivière et les bois. Il faudrait supporter l'ennui du coche, voiture
+très-désagréable, et arriver a Valvin ou à Thomery par eau, le soir,
+quand la côte est sombre et que les cerfs brament dans la forêt. Ou
+bien, au lever du soleil, quand tout repose encore, quand le cri du
+batelier fait fuir les biches, quand il retentit sous les hauts
+peupliers et dans les collines de bruyère toutes fumantes sous les
+premiers feux du jour.
+
+C'est beaucoup si l'on peut, dans un pays plat, rencontrer ces faibles
+effets, qui du moins sont intéressants à certaines heures. Mais le
+moindre changement les détruit: dépeuplez de bêtes fauves les bois
+voisins, ou coupez ceux qui couvrent le coteau, Valvin ne sera plus
+rien. Tel qu'il est même, je ne me soucierais pas de m'y arrêter: dans
+le jour, c'est un lieu très-ordinaire; de plus l'auberge n'est pas
+logeable.
+
+En quittant Valvin je montai vers le nord; je passai près d'un amas de
+grès dont la situation, dans une terre unie et découverte, entourée de
+bois et inclinée vers le couchant d'été, donne un sentiment d'abandon
+mêlé de quelque tristesse. En m'éloignant, je comparais ce lieu à un
+autre qui m'avait fait une impression opposée près de Bouvron. Trouvant
+ces deux lieux fort semblables, excepté sous le rapport de l'exposition,
+j'entrevis enfin la raison de ces effets contraires que j'avais éprouvé,
+vers les Alpes, dans des lieux en apparence les mêmes. Ainsi m'ont
+attristé Bulle et Planfayon, quoique leurs pâturages, sur les limites de
+la Gruyère, en portent le caractère, et qu'on reconnaisse aussitôt dans
+la manière de leurs sites, les habitudes et le ton de la montagne. Ainsi
+j'ai regretté, jadis, de ne pouvoir rester dans une gorge perdue et
+stérile de la dent du Midi. Ainsi je trouvai l'ennui à Iverdun; et, sur
+le même lac de Neuchâtel, un bien-être remarquable: ainsi s'expliqueront
+la douceur de Vevay, la mélancolie de l'Underwalden; et par des raisons
+semblables peut-être, les divers caractères de tous les peuples. Ils
+sont modifiés par les différences des expositions, des climats, des
+vapeurs, autant et plus encore que par celles des lois et des
+habitudes[20]. En effet, ces dernières oppositions ont eu elles-mêmes,
+dans le principe, de semblables causes physiques.
+
+Ensuite je tournai vers le couchant, et je cherchai la fontaine du
+Mont-Chauvet. On a pratiqué, avec les grès dont tout cet endroit est
+couvert, un abri qui protège sa source contre le soleil et l'éboulement
+du sable, ainsi qu'un banc circulaire où l'on vient déjeuner en puisant
+de son eau. L'on y rencontre quelquefois des chasseurs, des promeneurs,
+des ouvriers; mais quelquefois aussi, une triste société de valets de
+Paris et de marchandes du quartier St.-Martin ou de la rue St.-Jacques,
+retirés dans une ville où le roi _fait des voyages_. Ils sont attirés,
+de ce côté, par l'eau qu'il est commode de trouver quand on veut manger
+entre voisins un pâté froid: et par un certain grès creusé
+naturellement, qu'on rencontre sur le chemin, et qu'ils s'amusent
+beaucoup à voir. Ils le vénèrent, ils le nomment _confessionnal_; ils y
+reconnaissent avec attendrissement ces _jeux de la nature_ qui imitent
+les choses saintes, et qui attestent que la religion de Jésus crucifié
+est la fin de toutes choses.
+
+Pour moi je descendis dans le vallon retiré où cette eau trop faible se
+perd sans former de ruisseau. En tournant vers la croix du Grand-Veneur,
+je trouvai une solitude austère comme l'abandon que je cherche. Je
+passai derrière les rochers de Cuvier; j'étais plein de tristesse: je
+m'arrêtai longtemps dans les gorges d'Aspremont. Vers le soir, je
+m'approchai des solitudes du Grand-Franchart, ancien monastère isolé
+dans les collines et les sables; ruines abandonnées que même loin des
+hommes, les vanités humaines consacrèrent au fanatisme de l'humilité, à
+la passion d'étonner le peuple. Depuis ce temps, des brigands y
+remplacèrent, dit-on, les moines; ils y ramenèrent des principes de
+liberté, mais pour le malheur de ce qui n'était pas libre avec eux. La
+nuit approchait; je me choisis une retraite dans une sorte de parloir
+dont j'enfonçai la porte antique, et où je rassemblai quelques débris de
+bois avec de la fougère et d'autres herbes, afin de ne point passer la
+nuit sur la pierre. Alors je m'éloignai pour quelques heures encore, car
+la lune devait éclairer.
+
+Elle éclaira en effet, et faiblement, comme pour ajouter à la solitude
+de ce monument désert. Pas un cri, pas un oiseau, pas un mouvement
+n'interrompit le silence durant la nuit entière. Mais quand tout ce qui
+nous opprime est suspendu, quand tout dort et nous laisse au repos, les
+fantômes veillent dans notre propre cœur.
+
+Le lendemain, je pris au midi: pendant que j'étais entre les hauteurs,
+il fit un orage que je vis se former avec beaucoup de plaisir. Je
+trouvai facilement un abri dans ces rocs presque partout creusés ou
+suspendus les uns sur les autres. J'aimais à voir, du fond de mon antre,
+les genévriers et les bouleaux résister à l'effort des vents, quoique
+privés d'une terre féconde et d'un sol commode; et conserver leur
+existence libre et pauvre, quoiqu'ils n'eussent d'autre soutien que les
+parois des roches entrouvertes entre lesquelles ils se balançaient, ni
+d'autre nourriture qu'une humidité terreuse amassée dans les fentes où
+leurs racines s'étaient introduites.
+
+Dès que la pluie diminua, je m'enfonçai dans les bois humides et
+embellis. Je suivis les bords de la forêt vers Reclose, la Vignette et
+Bouvron. Me rapprochant ensuite du petit Mont-Chauvet jusqu'à la croix
+Hérant, je me dirigeai entre Malmontagne et la Route aux nymphes. Je
+rentrai vers le soir avec quelque regret, et content de ma course; si
+toute fois quelque chose peut me donner précisément du plaisir ou du
+regret.
+
+Il y a dans moi un dérangement, une sorte de délire, qui n'est pas celui
+des passions, qui n'est pas non plus de la folie: c'est le désordre des
+ennuis; c'est la discordance qu'ils ont commencée entre moi et les
+choses; c'est l'inquiétude que des besoins longtemps comprimés ont mis à
+la place des désirs.
+
+Je ne veux plus de désirs, ils ne me trompent point. Je ne veux pas
+qu'ils s'éteignent, ce silence absolu serait plus sinistre encore.
+Cependant c'est la vaine beauté d'une rose devant l'œil qui ne s'ouvre
+plus; ils montrent ce que je ne saurais posséder, ce que je puis à peine
+voir. Si l'espérance semble encore jeter une lueur dans la nuit qui
+m'environne, elle n'annonce rien que l'amertume qu'elle exhale en
+s'éclipsant; elle n'éclaire que l'étendue de ce vide où je cherchais, et
+où je n'ai rien trouvé.
+
+De doux climats, de beaux lieux, le ciel des nuits, des sons ineffables,
+d'anciens souvenirs; les temps, l'occasion; une nature belle,
+expressive, des affections sublimes, tout a passé devant moi; tout
+m'appelle, et tout m'abandonne. Je suis seul; les forces de mon cœur ne
+sont point communiquées, elles réagissent dans lui, elles attendent: me
+voilà dans le monde, errant, solitaire au milieu de la foule qui ne
+m'est rien; comme l'homme frappé dès longtemps d'une surdité
+accidentelle, dont l'œil avide se fixe sur tous ces êtres muets qui
+passent et s'agitent devant lui. Il voit tout, et tout lui est refusé:
+il devine les sons qu'il aime, il les cherche, et ne les entend pas: il
+souffre le silence de toutes choses au milieu du bruit du monde. Tout se
+montre à lui, il ne saurait rien saisir: l'harmonie universelle est dans
+les choses extérieures, elle est dans son imagination, elle n'est plus
+dans son cœur: il est séparé de l'ensemble des êtres, il n'y a plus de
+contact; tout existe en vain devant lui, il vit seul, il est absent dans
+le monde vivant.
+
+
+
+
+LETTRE XXIII.
+
+DATX
+Fontainebleau, 18 octobre, II.
+
+
+L'homme connaîtrait-il aussi la longue paix de l'automne, après
+l'inquiétude de ses fortes années? Comme le feu, après s'être hâté de
+consumer, dure en s'éteignant.
+
+Longtemps avant l'équinoxe, les feuilles tombaient en quantité;
+cependant la forêt conserve encore beaucoup de sa verdure, et toute sa
+beauté. Il y a plus de quarante jours, tout paraissait devoir finir
+avant le temps: et voici que tout subsiste par-delà le terme prévu;
+recevant aux limites de la destruction, une durée prolongée, qui, sur le
+penchant de sa ruine, s'arrête avec beaucoup de grâce et de sécurité, et
+qui s'affaiblissant dans une douce lenteur, semble tenir à-la-fois et du
+repos de la mort qui s'offre, et du charme de la vie perdue.
+
+
+
+
+LETTRE XXIV.
+
+DATX
+Fontainebleau, 28 octobre, II.
+
+
+Lorsque les frimas s'éloignent, je m'en aperçois à peine: le printemps
+passe, et ne m'a pas attaché; l'été passe, je ne le regrette point. Mais
+je me plais à marcher sur les feuilles tombées, aux derniers, beaux
+jours, dans la forêt dépouillée.
+
+D'où vient à l'homme la plus durable des jouissances de son cœur, cette
+volupté de la mélancolie, ce charme plein de secrets, qui le fait vivre
+de ses douleurs et s'aimer encore dans le sentiment de sa ruine? Je
+m'attache à la saison heureuse qui bientôt ne sera plus: un intérêt
+tardif, un plaisir qui paraît contradictoire m'amène à elle alors
+qu'elle va finir. Une même loi morale me rend pénible l'idée de la
+destruction, et m'en fait aimer ici le sentiment dans ce qui doit cesser
+avant moi. Il est naturel que nous jouissions mieux de l'existence
+périssable, lorsqu'avertis de toute sa fragilité, nous la sentons
+néanmoins durer en nous. Quand la mort nous sépare de tout, tout reste
+pourtant; tout subsiste sans nous. Mais, à la chute des feuilles, la
+végétation s'arrête, elle meurt; nous, nous restons pour des générations
+nouvelles: et l'automne est délicieuse parce que le printemps doit venir
+encore pour nous.
+
+Le printemps est plus beau dans la nature; mais l'homme a tellement fait
+que l'automne est plus douce. La verdure qui naît, l'oiseau qui chante,
+la fleur qui s'ouvre; et ce feu qui revient affermir la vie, ces
+ombrages qui protègent d'obscurs asiles; et ces herbes fécondes, ces
+fruits sans culture, ces nuits faciles qui permettent l'indépendance!
+Saison du bonheur! je vous redoute trop dans mon ardente inquiétude. Je
+trouve plus de repos vers le soir de l'année: et la saison où tout
+paraît finir, est la seule où je dorme en paix sur la terre de l'homme.
+
+
+
+
+LETTRE XXV.
+
+DATX
+Fontainebleau, 6 novembre, II.
+
+
+Je quitte mes bois. J'avais eu quelque intention d'y rester pendant
+l'hiver: mais si je veux me délivrer enfin des affaires qui m'ont
+rapproché de Paris, je ne puis les négliger plus longtemps. On me
+rappelle, on me presse, on me fait entendre que puisque je reste
+tranquillement à la campagne, apparemment je puis me passer que tout
+cela finisse. Ils no se doutent guères de la manière dont j'y vis; car
+s'ils le savaient, ils diraient plutôt le contraire, ils croiraient
+bonnement que c'est par économie.
+
+Je crois encore que même sans cela, je me serais décidé à quitter la
+forêt. C'est avec beaucoup de bonheur que je suis parvenu à être ignoré
+jusqu'à présent. La fumée me trahirait; je ne saurais échapper aux
+bûcherons, aux charbonniers, aux chasseurs: je n'oublie pas que je suis
+dans un pays très-policé. D'ailleurs je n'ai pu prendre les arrangements
+qu'il faudrait pour vivre ainsi en toute saison; il pourrait m'arriver
+de ne savoir trop que devenir pendant les neiges molles, pendant les
+dégels et les pluies froides.
+
+Je vais donc laisser la forêt, le mouvement, l'habitude rêveuse, et la
+faible mais paisible image d'une terre libre.
+
+ * * * * *
+
+Vous me demandez ce que je pense de Fontainebleau, indépendamment et des
+souvenirs qui pouvaient me le rendre plus intéressant, et de la manière
+dont j'y ai passé ces moments-ci.
+
+Cette terre-là est peu de chose en général, et il faut aussi fort peu de
+chose pour en gâter les meilleurs recoins. Les sensations que peuvent
+donner les lieux auxquels la nature n'a point imprimé un grand
+caractère, sont nécessairement variables et en quelque sorte précaires.
+Il faut vingt siècles pour changer une _Alpe_. Un vent de nord,
+quelques arbres abattus, une plantation nouvelle, la comparaison avec
+d'autres lieux suffisent pour rendre des sites ordinaires
+très-différents d'eux-mêmes. Une forêt remplie de bêtes fauves perdra
+beaucoup si elle n'en contient plus; et un endroit qui n'est qu'agréable
+perdra plus encore si on le voit avec les yeux d'un autre âge.
+
+J'aime ici l'étendue de la forêt, la majesté des bois dans quelques
+parties, la solitude des petites vallées, la liberté des landes
+sablonneuses; beaucoup de hêtres et de bouleaux; une sorte de propreté
+et d'aisance extérieure dans la ville; l'avantage assez grand de n'avoir
+jamais de boues, et celui non moins rare de voir peu de misère; de
+belles routes, une grande diversité de chemins; et une multitude
+d'_accidents_, quoique à la vérité trop petits et trop semblables. Mais
+ce séjour ne saurait convenir réellement qu'à celui qui ne connaît et
+n'imagine rien de plus. Il n'est pas un site d'un grand caractère auquel
+on puisse sérieusement comparer ces terres basses qui n'ont ni vagues,
+ni torrents, rien qui étonne ou qui attache; surface monotone à qui il
+ne resterait plus aucune beauté si l'on en coupait les bois; assemblage
+trivial et muet de petites plaines de bruyère, de petits ravins, et de
+rochers mesquins uniformément amassés; terre des plaines dans laquelle
+on peut trouver beaucoup d'hommes avides du sort qu'ils se promettent,
+et pas un satisfait de celui qu'il a.
+
+La paix d'un lieu semblable n'est que le silence d'un abandon momentané;
+sa solitude n'est point assez sauvage. Il faut à cet abandon un ciel pur
+du soir, un ciel incertain mais calme d'automne, le soleil de dix heures
+entre les brouillards. Il faut des bêtes fauves errantes dans ces
+solitudes: elles sont intéressantes et pittoresques, quand on entend des
+cerfs bramer la nuit à des distances inégales, quand l'écureuil saute de
+branches en branches dans les beaux bois de Tillas avec son petit cri
+d'alarme. Sons isolés de l'être vivant! vous ne peuplez point les
+solitudes, comme le dit mal l'expression vulgaire, vous les rendez plus
+profondes, plus mystérieuses; c'est par vous qu'elles sont romantiques.
+
+
+
+
+LETTRE XXVI.
+
+DATX
+Paris, 9 février, troisième année.
+
+
+Il faut que je vous dise toutes mes faiblesses, afin que vous me
+souteniez; car je suis bien incertain: quelquefois j'ai pitié de
+moi-même, et quelquefois aussi je sens autrement.
+
+Quand je rencontre un cabriolet mené par une femme telle à-peu-près que
+j'en imagine, je vais droit le long du cheval jusqu'à ce que la roue me
+touche presque; alors je ne regarde plus, je serre le bras en me
+courbant un peu, et la roue passe.
+
+Une fois j'étais ainsi dans l'imaginaire, les yeux occupés sans être
+précisément fixes. Aussi fut-elle obligée d'arrêter, j'avais oublié la
+roue; elle avait et de la jeunesse et de la maturité; elle était presque
+belle, et extrêmement aimable. Elle retint son cheval, sourit
+à-peu-près, et parut ne pas vouloir sourire. Je la regardais encore, et
+sans voir ni le cheval ni la roue, je me trouvai lui répondre.... Je
+suis sûr que mon œil était déjà rempli de douleur. Le cheval fut
+détourné, elle se penchait pour voir si la roue ne me toucherait point.
+Je restai dans mon songe; mais un peu plus loin, je heurtai du pied ces
+fagots que les fruitiers font pour vendre à des pauvres: alors je ne vis
+plus rien.--Ne serait-il pas temps de prendre de la fermeté, d'entrer
+dans l'oubli? Je veux dire, de ne s'occuper que de ... ce qui convient à
+l'homme. Ne faut-il pas laisser toutes ces puérilités qui me fatiguent
+et m'affaiblissent?
+
+Je les voudrais bien ôter de moi: mais, je ne sais que mettre à la
+place; et quand je me dis, il faut être homme enfin, je ne trouve que de
+l'incertitude. Dans votre première lettre, dites-moi ce que c'est
+qu'être homme.
+
+
+
+
+LETTRE XXVII.
+
+DATX
+Paris, 11 février, III.
+
+
+Je ne conçois pas du tout ce qu'ils entendent par amour-propre. Ils le
+blâment, et ils disent qu'il faut en avoir: j'aurais conclu de-là que
+cet amour de soi et des convenances est bon et nécessaire, qu'il est
+inséparable du sentiment de l'honneur, et que ses excès seuls étant
+funestes comme le doivent être tous les excès, il faut considérer si les
+choses qu'on fait par amour-propre sont bonnes ou mauvaises, et non les
+critiquer uniquement, parce que c'est l'amour-propre qui paraît les
+faire faire.
+
+Ce n'est pas cela pourtant. Il faut avoir de l'amour-propre; quiconque
+n'en a pas est un pied-plat: et il ne faut rien faire par amour-propre;
+ce qui est bon pour soi-même, ou au moins indifférent, devient mauvais
+quand c'est l'amour-propre qui nous y porte. Vous qui connaissez mieux
+la société, expliquez-moi, je vous prie, ses secrets. J'imagine qu'il
+vous sera plus facile de répondre à cette question-ci qu'à celle de ma
+dernière lettre. Au reste, comme vous êtes brouillé avec l'idéal, voici
+un exemple, afin que le problème qu'il faut résoudre en soit un de
+science-pratique.
+
+Un étranger demeure depuis peu à la campagne chez des amis opulents: il
+croit devoir à ses amis et à lui-même de ne pas s'avilir dans l'opinion
+des gens de la maison, et il suppose que les apparences sont tout pour
+cette classe d'hommes. Il ne recevait point chez lui, il ne voyait
+personne de la ville: un seul individu, un parent qui vient par hasard,
+se trouve être un homme original et d'ailleurs peu aisé, dont la manière
+bizarre et l'extérieur assez commun, doivent donner à des domestiques
+l'idée d'une condition basse. On ne parle pas à ces gens-là; on ne peut
+pas les mettre au fait par un mot, on ne s'explique pas avec eux, ils ne
+savent pas qui vous êtes; ils ne vous voient d'autre connaissance qu'un
+homme qui est loin, de leur en imposer et dont ils se permettent de
+rire. Aussi la personne dont je parle fut très-contrariée; on l'en blâme
+d'autant plus, que c'est à l'occasion d'un parent, voilà une réputation
+d'amour-propre établie; et cependant je trouve qu'elle l'est bien
+mal-à-propos.
+
+
+
+
+LETTRE XXVIII.
+
+DATX
+Paris, 27 février, III.
+
+
+Vous ne pouviez me demander plus à propos d'où vient l'expression de
+pied-plat. Ce matin, je ne le savais pas davantage que vous; je crains
+bien de ne le pas savoir mieux ce soir, quoiqu'on m'ait dit ce que je
+vais vous rendre.
+
+Puisque les Gaulois ont été soumis aux Romains, c'est qu'ils étaient
+faits pour servir; puisque les Francs ont envahi les Gaules, c'est
+qu'ils étaient nés pour vaincre: conclusions frappantes. Or, les Galles
+ou Welches avaient les pieds fort plats, et les Francs les avaient fort
+élevés. Les Francs méprisèrent tous ces pieds-plats, ces vaincus, ces
+serfs, ses cultivateurs: et maintenant que les descendants des Francs
+sont très-exposés à obéir aux enfants des Gaulois; un pied-plat est
+encore un homme fait pour servir. Je ne me rappelle point où je lisais
+dernièrement, qu'il n'y a pas en France une famille qui puisse
+prétendre, avec quelque fondement, descendre de cette horde du Nord qui
+prit un pays déjà pris que ses maîtres ne savaient comment garder. Mais
+ces origines qui échappent à l'art par excellence, à la science
+héraldique se trouvent prouvées par le fait: dans la foule la plus
+confuse on distinguera facilement les petits neveux des Scythes[21], et
+tous les pieds-plats reconnaîtront leurs maîtres. Je ne me ressouviens
+point des formes plus ou moins nobles de votre pied; mais je vous
+avertis que le mien est celui des conquérants: c'est à vous de voir si
+vous pouvez conserver avec moi le ton familier.
+
+
+
+
+LETTRE XXIX.
+
+DATX
+Paris, 7 mars, III.
+
+
+Je n'aime point un pays où le pauvre est réduit à demander au nom de
+Dieu. Quel peuple que celui chez qui l'homme n'est rien par lui-même!
+
+Quand ce malheureux me dit: que le bon Jésus! que la Vierge....! Quand
+il m'exprime ainsi sa triste reconnaissance, je ne me sens point porté à
+m'applaudir dans un secret orgueil, parce que je suis libre de chaînes
+ridicules ou adorées, et de ces préjugés contraires qui mènent aussi le
+monde. Mais plutôt ma tête se baisse sans que j'y songe, mes yeux se
+fixent vers la terre: je me sens affligé, humilié, en voyant l'esprit de
+l'homme si vaste et si stupide.
+
+Lorsque c'est un homme infirme qui mendie tout un jour, avec le cri des
+longues douleurs, au milieu d'une ville populeuse, je m'indigne, et je
+heurterais volontiers ces gens qui font un détour en passant auprès de
+lui, qui le voient et ne l'entendent pas. Je me trouve avec humeur au
+milieu de cette tourbe de plats tyrans: j'imagine un plaisir juste et
+mâle à voir l'incendie vengeur anéantir ces villes et tout leur ouvrage,
+ces arts de caprice, ces livres inutiles, ces ateliers, ces forges, ces
+chantiers. Cependant, sais-je ce qu'il faudrait, ce que l'on peut
+l'aire? Je ne voudrais rien.
+
+Je regarde les choses positives: je rentre dans le doute; je vois une
+obscurité profonde. J'abandonnerai l'idée même d'un monde meilleur! Las
+et rebuté, je plains seulement une existence stérile et des besoins
+fortuits. Ne sachant où je suis, j'attends le jour qui doit tout
+terminer, et ne rien éclaircir.
+
+A la porte d'un spectacle, à l'entrée pour les premières loges,
+l'infortuné n'a pas trouvé un seul individu qui lui donnât: ils
+n'avaient rien; et la sentinelle qui veillait pour les gens comme il
+faut, le repoussa rudement. Il alla vers le bureau du parterre, où la
+sentinelle chargée d'un ministère moins auguste tâcha de ne pas
+l'apercevoir. Je l'avais suivi des yeux. Enfin, un homme qui me parut un
+garçon de boutique et qui tenait déjà la pièce qu'il fallait pour son
+billet, le refusa doucement, hésita, chercha dans sa poche et n'en tira
+rien; il finit par lui donner la pièce d'argent, et s'en retourna. Le
+pauvre sentit le sacrifice; il le regardait s'en aller et fit quelques
+pas selon ses forces, il était entraîné à le suivre: je vis qu'il le
+sentait bien.
+
+
+
+
+LETTRE XXX.
+
+DATX
+Paris, 7 mars, III.
+
+
+Il faisait sombre et un peu froid; j'étais abattu, je marchais parce que
+je ne pouvais rien faire. Je passai auprès de quelques fleurs posées sur
+un mur à hauteur d'appui. Une jonquille était fleurie. C'est la plus
+forte expression du désir: c'était le premier parfum de l'année. Je
+sentis tout le bonheur destiné à l'homme. Cette indicible harmonie des
+êtres, le fantôme du monde idéal fut tout entier dans moi: jamais je
+n'éprouvai quelque chose de plus grand, et de si instantané. Je ne
+saurais trouver quelle forme, quelle analogie, quel rapport secret a pu
+me faire voir dans cette fleur une beauté illimitée, l'expression,
+l'élégance, l'attitude d'une femme heureuse et simple dans toute la
+grâce et la splendeur de la saison d'aimer. Je ne concevrai point cette
+puissance, cette immensité que rien n'exprimera, cette forme que rien
+ne contiendra, cette idée d'un monde meilleur, que l'on sent et que la
+nature n'aurait pas fait; cette lueur céleste que nous croyons saisir,
+qui nous passionne, qui nous entraîne, et qui n'est qu'une ombre
+indiscernable, errante, égarée dans le ténébreux abîme.
+
+Mais cette ombre, cette image élyséenne, embellie dans le vague,
+puissante de tout le prestige de l'inconnu, devenue nécessaire dans nos
+misères, devenue naturelle à nos cœurs opprimés, quel homme a pu
+l'entrevoir une fois seulement et l'oublier jamais?
+
+Quand la résistance, quand l'inertie d'une puissance morte, brute,
+immonde nous entrave, nous enveloppe, nous comprime, nous retient
+plongés dans les incertitudes, les dégoûts, les puérilités, les folies
+imbéciles ou cruelles; quand on ne sait rien; quand on ne possède rien;
+quand tout passe devant nous comme les figures bizarres d'un songe
+odieux et ridicule; qui réprimera dans nos cœurs le besoin d'un autre
+ordre, d'un autre nature?
+
+Cette lumière ne serait-elle qu'une lueur fantastique? Elle séduit, elle
+subjugue dans la nuit universelle. On s'y attache, on la suit: si elle
+nous égare, elle nous éclaire et nous embrasse. Nous imaginons, nous
+voyons une terre de paix, d'ordre, d'union, de justice; où tous sentent,
+veulent et jouissent avec la délicatesse qui fait les plaisirs, avec la
+simplicité qui les multiplie. Quand on a eu la perception des délices
+inaltérables et permanentes; quand on a imaginé la candeur de la
+volupté; combien les soins, les vœux, les plaisirs du monde visible sont
+vains et misérables! Tout est froid, tout est vide: on végète dans un
+lieu d'exil; et, du sein des dégoûts, on fixe dans sa patrie imaginaire
+ce cœur chargé d'ennuis. Tout ce qui l'occupe ici, tout ce qui l'arrête
+n'est plus qu'une chaîne avilissante: on rirait de pitié, si l'on
+n'était accablé de douleurs. Et lorsque l'imagination reportée vers ces
+lieux meilleurs, compare un monde raisonnable au monde où tout fatigue
+et tout ennuie, l'on ne sait plus si cette grande conception n'est
+qu'une idée heureuse et qui peut distraire des choses réelles, ou si la
+vie sociale n'est pas elle-même une longue distraction.
+
+
+
+
+LETTRE XXXI.
+
+DATX
+Paris, 30 mars, III.
+
+
+J'ai beaucoup de soin dans les petites choses; je songe alors à mes
+intérêts. Je ne néglige rien dans les détails, dans ces minuties qui
+feraient sourire de pitié des hommes raisonnables: et si les choses
+sérieuses me semblent petites, les petites ont pour moi de la valeur. Il
+faudra que je me rende raison de ces bizarreries; que je voie si je
+suis, par caractère, étroit et minutieux? S'il s'agissait de choses
+vraiment importantes, si j'étais chargé de la félicité d'un peuple, je
+sens que je trouverais une énergie égale à ma destinée sous ce poids
+difficile et beau. Mais j'ai honte des affaires de la vie civile: tous
+ces soins d'hommes ne sont, à mes tristes yeux, que des soucis
+d'enfants. Beaucoup de grandes choses ne me paraissent que des embarras
+misérables, où l'on s'engage avec plus de légèreté que d'énergie; et
+dans lesquels l'homme ne chercherait pas sa grandeur, s'il n'était
+affaibli et troublé dans une perfection trompeuse.
+
+Je vous le dis avec simplicité, si je vois ainsi, ce n'est pas ma faute,
+et je ne m'entête pas d'une vaine prétention: souvent j'ai voulu voir
+autrement, je ne l'ai jamais pu. Que vous dirai-je? plus misérable
+qu'eux, je souffre parmi eux, parce qu'ils sont faibles; et dans une
+nature plus forte, je souffrirais encore, parce qu'ils m'ont affaibli
+comme eux.
+
+Si vous pouviez voir comme je m'occupe de ces riens qu'on quitterait à
+douze ans: comme j'aime ces ronds de bois dur et propre, qui servent
+d'assiette vers les montagnes: comme je conserve de vieux journaux, non
+pas pour les relire, mais on pourrait envelopper quelque chose, un
+papier simple est si commode! comme à la vue d'une planche bien
+régulière, bien unie, je dirais volontiers, que cela est beau! tandis
+qu'un bijou bien travaillé me semble à peine curieux, et qu'une chaîne
+de diamants me fait hausser les épaules.
+
+Je ne vois que l'utilité première: les rapports indirects ont peine à me
+devenir familiers; et je perdrais dix louis avec moins de regret, qu'un
+couteau bien proportionné que j'aurai longtemps porté sur moi.
+
+Vous me disiez, il y a déjà du temps: Ne négligez point vos affaires;
+n'allez pas perdre ce qui vous reste, car vous n'êtes point de caractère
+à acquérir. Je crois que vous ne serez pas aujourd'hui d'un autre avis.
+
+Suis je borné aux petits intérêts? Attribuerai-je ces singularités au
+goût des choses simples, à l'habitude des ennuis, ou bien sont-elles une
+manie puérile, signe d'inaptitude aux choses solides, mâles et
+généreuses?--C'est quand je vois tant de grands enfants séchés par l'âge
+et par l'intérêt, parler d'occupations _sérieuses_: c'est quand je porte
+l'œil du dégoût sur ma vie réprimée; quand je considère tout ce que
+l'espèce humaine demande, et ce que nul ne fait: c'est alors que je
+fronce le sourcil, que mon œil se fixe, et qu'un frémissement
+involontaire fait trembler mes lèvres. Aussi mes yeux se creusent et
+s'abattent, et je deviens comme un homme fatigué de veilles. Un
+important m'a dit: Vous travaillez donc beaucoup! Heureusement je n'ai
+pas ri. L'air laborieux manquait à ma honte.
+
+Tous ces hommes qui, dans le fait, ne sont rien, et que pourtant il faut
+bien voir quelquefois, me dédommagent un peu de l'ennui qu'inspirent
+leurs villes. J'en aime assez les plus raisonnables; ceux-là m'amusent.
+
+
+
+
+LETTRE XXXII.
+
+DATX
+Paris, 29 avril, III.
+
+
+Il y a quelque temps qu'à la bibliothèque j'entendis nommer près de moi
+le célèbre L.... Une autre fois je me trouvai à la même table que lui;
+l'encre manquait, je lui passai mon écritoire: ce matin je l'aperçus en
+arrivant, et je me plaçai auprès de lui. Il eut la complaisance de me
+communiquer des idylles qu'il trouva dans un vieux manuscrit latin, et
+qui sont d'un auteur grec fort peu connu. Je copiai seulement la moins
+longue, car l'heure de sortir approchait. La voici telle que je viens de
+la traduire.
+
+ * * * * *
+
+Je suis hors d'état de m'attacher à aucune chose, et je ne saurais plus
+m'occuper d'aucune. Malgré tous mes efforts, je reviens toujours à toi;
+et mes idées, que je voudrais un moment tourner vers d'autres objets,
+me présentent toujours ton image. Il semble que mon existence soit liée
+à la tienne, et que je ne sois pas tout entier là où tu n'es pas: toutes
+mes facultés seraient perdues si je ne t'aimais point.
+
+Ecoute: je vais te parler simplement et comme un homme qui n'a pas
+besoin de cacher ce qu'il désire. Depuis que je t'ai vue, voici deux
+fois que l'hiver a glace nos ruisseaux et blanchi nos prés; mais il n'a
+pas refroidi mon cœur. Que deviendrai-je si je cesse de t'aimer? Où
+seront mes plaisirs, et à quoi passerai-je ma vie? Si tu m'ôtes
+l'espérance, que restera-t-il pour me soutenir? Vois la fleur épuisée
+par les feux du soleil; si l'on cesse de l'arroser, elle se flétrit,
+elle souffre, elle meurt.
+
+Je suis bien jeune encore: si tu le veux, je t'aimerai longtemps. Nous
+vivrons dans la même vallée, et nos troupeaux irons dans les mêmes
+pâturages. Si les loups avides enlèvent tes agneaux, j'accourrai, je
+combattrai le loup furieux, je rapporterai près du toi l'agneau encore
+épouvanté. Tu me souriras en le rassurant; et, comme lui, j'oublierai
+le danger. Si la mortalité s'attache à mes brebis et qu'elle respecte
+les tiennes, je me consolerai en voyant qu'elle ne t'a rien enlevé. Si
+elle ravage ton troupeau, je t'offrirai mes brebis les plus douces, mes
+béliers les plus beaux; je les aimerai davantage si tu les accepte, ils
+seront plus à moi quand je le les aurai donnés.
+
+Lorsque les vents d'hiver souffleront dans la vallée, quand les frimas
+couvriront nos prairies, j'irai dans les forêts et je rapporterai les
+branches des ifs et des pins que l'hiver ne dépouille point: je
+couvrirai ton toit d'une verdure nouvelle, et la neige ne pénétrera pas
+dans les foyers. Quand l'herbe renaîtra, et que la saison sera encore
+mauvaise, j'appellerai tes brebis; elles sortiront avec les miennes, et
+tu resteras dans la demeure. Mais aussi, dès qu'il y aura de beaux
+moments, j'observerai la fleur encore fermée; j'écarterai l'ombre qui la
+retarderait, je t'apporterai la première qui fleurira.
+
+Mais si tu me commandes de te fuir, j'oublierai la feuille nouvelle. Le
+soleil du printemps et les jours d'été seront pour moi comme les
+brouillards qui finissent l'année, comme les nuits sombres de l'hiver.
+Je serai seul au milieu des pasteurs, comme si j'étais abandonné dans un
+pays stérile; je serai muet au milieu de leurs chants; et je
+m'éloignerai des sacrifices et des danses, afin de ne point importuner
+de ma tristesse ceux qui peuvent avoir du plaisir.[22]
+
+
+
+
+LETTRE XXXIII.
+
+DATX
+Paris, 7 mai, III.
+
+
+Si je ne me trompe, mes idylles ne sont pas fort intéressantes pour
+vous, me dit hier l'auteur dont je vous ai parlé, qui me cherchait des
+yeux et qui me fit signe lorsque j'arrivai. J'allais tâcher de répondre
+quelque chose qui fût honnête et pourtant vrai, lorsqu'en me regardant,
+il m'en évita le soin, et ajouta aussitôt: peut-être aimerez-vous mieux
+un fragment moral ou philosophique, qui a été attribué à Aristippe, dont
+Varron a parlé, et que depuis l'on a cru perdu. Il ne l'était pas
+pourtant, puisqu'il a été traduit au quinzième siècle en français de ce
+temps-là. Je l'ai trouvé manuscrit, et ajouté à la suite de Plutarque
+dans un exemplaire imprimé d'Amyot, que personne n'ouvrait parce qu'il y
+manque beaucoup de feuilles.
+
+J'ai avoué que n'étant pas un érudit, j'avais en effet le malheur
+d'aimer mieux les choses que les mots, et que j'étais beaucoup plus
+curieux des sentiments d'Aristippe que d'une églogue, fût-elle de Bion,
+ou de Théocrite.
+
+On n'a point, à ce qu'il m'a paru, de preuves suffisantes que ce petit
+écrit soit d'Aristippe; et l'on doit à sa mémoire de ne pas lui
+attribuer ce que peut-être il désavouerait. Mais s'il est de lui, ce
+grec célèbre, aussi mal jugé qu'Epicure, et que l'on a cru voluptueux
+avec mollesse, ou d'une philosophie trop facile, avait cependant cette
+sévérité qu'exige la prudence et l'ordre, seule sévérité qui convienne à
+l'homme né pour jouir et passager sur la terre.
+
+J'ai changé comme j'ai pu, en français moderne, ce langage quelquefois
+heureux, mais suranné, que j'ai eu de la peine à comprendre en plusieurs
+endroits. Voici donc tout ce morceau intitulé dans le manuscrit _Manuel
+de Pseusophanes_, à l'exception de près de deux lignes que l'on n'a pu
+déchiffrer.
+
+
+
+
+MANUEL.
+
+
+Tu viens de t'éveiller sombre, abattu, déjà fatigué du temps qui
+commence. Tu as porté sur la vie le regard du dégoût: tu l'as trouvée
+vaine, pesante; dans une heure tu la sentiras plus tolérable:
+aura-t-elle donc changé?
+
+Elle n'a point de forme déterminée. Tout ce que l'homme éprouve est dans
+son cœur: ce qu'il connaît est dans sa pensée. Il est tout entier dans
+lui-même.
+
+Quelles pertes peuvent t'accabler ainsi? Que peux-tu perdre? Est-il hors
+de toi quelque chose qui soit à toi? Qu'importe ce qui peut périr? Tout
+passe, excepté la justice cachée sous le voile des choses inconstantes.
+Tout est vain pour l'homme, s'il ne s'avance point d'un pas égal et
+tranquille, selon les lois de l'intelligence.
+
+Tout s'agite autour de toi, tout menace: si tu te livres aux alarmes,
+tes sollicitudes seront sans terme. Tu ne posséderas point les choses
+qui ne sauraient être possédées, et tu perdras ta vie qui
+t'appartenait. Ce qui arrive, passe à jamais. Ce sont des accidents
+nécessaires qui s'engendrent en un cercle éternel, ils s'effacent comme
+l'ombre imprévue et fugitive.
+
+Quels sont les maux? des craintes imaginaires, des besoins d'opinion,
+des contrariétés d'un jour. Faible esclave! tu t'attaches à ce qui n'est
+point, tu sers des fantômes. Abandonne à la foule trompée ce qui est
+illusoire, vain et mortel. Ne songes qu'à l'intelligence qui est le
+principe de l'ordre du monde, et à l'homme qui en est l'instrument: à
+l'intelligence qu'il faut suivre, à l'homme qu'il faut aider.
+
+L'intelligence lutte contre la résistance de la matière, contre ces lois
+aveugles dont l'effet inconnu fut nommé le hasard. Quand la force qui
+t'a été donnée à suivi l'intelligence, quand tu as servi à l'ordre du
+monde que veux-tu davantage? Tu as fait selon ta nature: et qu'y a-t-il
+de meilleur pour l'être qui sent et qui connaît, que de subsister selon
+sa nature?
+
+Chaque jour, en naissant à une nouvelle vie, souviens-toi que tu as
+résolu de ne point passer en vain sur cette terre. Le monde s'avance
+vers son but. Mais toi, tu t'arrêtes, tu rétrogrades, tu reste dans un
+état de suspension et de langueur. Tes jours écoulés se reproduiront-ils
+dans un temps meilleur? La vie se fond toute entière dans ce présent que
+tu négliges pour le sacrifier à l'avenir: le présent est le temps,
+l'avenir n'est que son apparence.
+
+Vis en toi-même, et cherche ce qui ne périt point. Examine ce que
+veulent nos passions inconsidérées: de tant de choses, en est-il une qui
+suffise à l'homme? L'intelligence ne trouve qu'en elle-même l'aliment de
+sa vie: sois juste et fort. Nul ne connaît le jour qui doit suivre: tu
+ne trouveras point de paix dans les choses; cherche-là dans ton cœur. La
+force est la loi de la nature: la puissance c'est la volonté; l'énergie
+dans les peines est meilleure que l'apathie dans les voluptés. Celui qui
+obéit et qui souffre, est souvent plus grand que celui qui jouit ou qui
+commande. Ce que tu crains est vain, ce que tu désires est vain. Une
+seule chose te sera bonne, c'est d'être ce que la nature a voulu.
+
+Tu es intelligence et matière. Le monde n'est pas autre chose.
+L'harmonie modifie les corps: et le tout tend à la perfection par
+l'amélioration perpétuelle de ses diverses parties. Cette loi de
+l'univers est aussi la loi des individus;................. Ainsi tout
+est bon quand l'intelligence le dirige; et tout est mauvais quand
+l'intelligence l'abandonne. Use des biens du corps; mais avec la
+prudence qui les soumet à l'ordre. Une volupté que l'on possède selon la
+nature universelle, est meilleure qu'une privation qu'elle ne demande
+pas: et l'acte le plus indifférent de notre vie est moins mauvais que
+l'effort de ces vertus sans but qui retardent la sagesse.
+
+Il n'y a pas d'autre morale que celle du cœur de l'homme; ni d'autre
+science ou d'autre sagesse que la connaissance de ses besoins, et la
+juste estimation des moyens de bonheur. Laisse la science inutile, et
+les systèmes surnaturels, et les dogmes mystérieux. Laisse à des
+intelligences supérieures ou différentes, ce qui est loin de toi, ce que
+ton intelligence ne discerne pus bien: cela ne lui fût point destiné.
+
+Console, éclaire et soutiens tes semblables: ton rôle a été marqué pur
+la place que tu occupes dans l'immensité de l'être vivant. Connais et
+suis les lois de l'homme; et tu aideras les autres hommes à les
+connaître, à les suivre. Considère, et montre leur le centre et la fin
+des choses: qu'ils voient la raison de ce qui les surprend,
+l'instabilité de ce qui les trouble, le néant de ce qui les entraîne.
+
+Ne t'isole point de l'ensemble du monde; regarde toujours l'univers, et
+souviens toi de la justice. Tu auras rempli ta vie: tu auras fait ce qui
+est de l'homme.
+
+
+
+
+LETTRE XXXIV.
+
+(EXTRAIT DE DEUX LETTRES.)
+
+DATX
+Paris, 2 et 4 juin, III.
+
+
+Les premiers acteurs vont quelquefois à Bordeaux, à Marseille, à Lyon;
+mais le spectacle n'est bon qu'à Paris. La tragédie et la vraie comédie
+exigent un ensemble trop difficile à trouver ailleurs. L'exécution des
+meilleures pièces devient indifférente, ou même ridicule, si elles ne
+sont pas jouées avec un talent qui approche de la perfection: un homme
+de goût n'y trouve aucun agrément lorsqu'il n'y peut pas applaudir à une
+imitation noble et exacte de l'expression naturelle. Pour les pièces
+dont le genre est le comique du second ordre, il peut suffire que
+l'acteur principal ait un vrai talent. Le burlesque n'exige pas le même
+accord, la même harmonie; il souffre plutôt des discordances, parce
+qu'il est fondé lui-même sur le sentiment délicat de quelques
+discordances: mais dans un sujet héroïque on ne peut supporter des
+fautes qui font rire le parterre.
+
+Il est des spectateurs heureux qui n'ont pas besoin d'une grande
+vraisemblance: ils croyent toujours voir une chose réelle; et de quelque
+manière qu'on joue, c'est une nécessité qu'ils pleurent dès qu'il y a
+des soupirs ou un poignard. Mais ceux qui ne pleurent pas ne vont guères
+au spectacle pour entendre ce qu'ils pourraient lire chez eux: ils y
+vont pour voir comment on l'exprime, et pour comparer dans un même
+passage, le jeu de tel avec celui de tel autre.
+
+ * * * * *
+
+J'ai vu, à peu de jours de distance, le rôle difficile de Mahomet par
+les trois acteurs seuls capables de l'essayer. M ... mal costumé,
+débitant ses tirades d'une manière trop animée, trop peu solennelle, et
+pressant surtout à l'excès la dernière, ne m'a fait plaisir que dans
+trois ou quatre passages où j'ai reconnu ce _tragédien_ supérieur qu'on
+admire dans les rôles qui lui conviennent mieux.
+
+S. joue bien ce rôle, il l'a bien étudié, il le raisonne assez bien;
+mais il est toujours acteur, et n'est point Mahomet.
+
+B. m'a paru entendre vraiment ce rôle extraordinaire. Sa manière
+extraordinaire elle-même, paraissait bien celle d'un prophète de
+l'Orient: mais peut-être elle n'était pas aussi grande, aussi auguste,
+aussi imposante qu'il l'eût fallu pour un législateur conquérant, un
+envoyé du ciel destiné à convaincre par l'étonnement, à soumettre, à
+triompher, à régner. Il est vrai que Mahomet, _chargé des soins de
+l'autel et du trône_, n'était pas aussi fastueux que Voltaire l'a fait,
+comme il n'était pas non plus aussi fourbe. Mais l'acteur dont je parle
+n'est peut-être pas même le Mahomet de l'histoire, tandis qu'il devrait
+être, celui de la tragédie. Cependant il m'a plus satisfait que les deux
+autres, quoique le secondait un physique plus beau, et que le premier
+possède des moyens en général bien plus grands. B. seul a bien arrêté
+l'imprécation de Palmyre. S. a tiré son _sabre_: je craignais qu'on ne
+se mît à rire. M. y a porté la main, et son regard atterait Palmyre: à
+quoi servait donc cette main sur le cimeterre, cette menace contre une
+femme, contre Palmyre jeune et aimée. B. n'était pas même armé, ce qui
+m'a fait plaisir. Lorsque, lassé d'entendre Palmyre, il voulut enfin
+l'arrêter, son regard profond et terrible sembla le lui commander au nom
+d'un Dieu, et la forcer de rester suspendue entre la terreur de son
+ancienne croyance, et ce désespoir de la conscience et de l'amour
+trompés.
+
+ * * * * *
+
+Comment peut-on prétendre sérieusement que la manière d'exprimer est une
+affaire de convention? C'est la même erreur que celle de ce proverbe si
+faux dans l'acception qu'on lui donne ordinairement: il ne faut pas
+disputer des goûts et des couleurs.
+
+Que prouvait M. R*. en chantant sur les mêmes notes: _J'ai perdu mon
+Euridice: J'ai trouvé mon Euridice?_ Les mêmes notes peuvent servir à
+exprimer la plus grande joie, ou la douleur la plus amère; on n'en
+disconvient pas: mais le sens musical est-il tout entier dans les notes?
+Quand vous substituez le mot trouvé au mot perdu, quand vous mettez la
+joie à la place de la douleur, vous conservez les mêmes notes; mais vous
+changez absolument les moyens secondaires de l'expression. Il est
+incontestable qu'un étranger, qui ne comprendrait ni l'un ni l'autre de
+ces deux mots, ne s'y tromperait pourtant pas. Ces moyens secondaires
+font aussi partie de la musique: qu'on dise, si l'on veut, que la note
+est arbitraire;
+
+ * * * * *
+
+Cette pièce (Mahomet) est l'une des plus belles de Voltaire; mais
+peut-être chez un autre peuple, n'eût-il point fait du prophète
+conquérant l'amant de Palmyre. Il est vrai que l'amour de Mahomet est
+mâle, absolu, et même un peu farouche: il n'aime point comme Titus, mais
+peut-être serait-il mieux qu'il n'aimât point. On connaît la passion de
+Mahomet pour les femmes; mais il est probable que dans ce cœur ambitieux
+et profond, après tant d'années de dissimulation, de retraite, de
+périls et de triomphes, cette passion n'était pas de l'amour.
+
+Cet amour pour Palmyre était peu convenable à ses hautes destinées, et à
+son génie: l'amour n'est point à sa place dans un cœur sévère que ses
+projets remplissent, que le besoin de l'autorité vieillit, qui ne
+connaît de plaisirs que par oubli, et pour qui le bonheur même ne serait
+qu'une distraction.
+
+Que signifie: L'amour seul me console? Qui le forçait à chercher le
+trône de l'Orient, à quitter ses femmes et son obscure indépendance pour
+porter l'encensoir et le sceptre et les armes? L'amour seul me console!
+Régler le sort des peuples, changer le culte et les lois d'une partie du
+globe, sur les débris du monde élever l'Arabie, est-ce donc une vie si
+triste, une inaction si léthargique? C'est un soin difficile: sans
+doute, mais c'est précisément le cas de ne pas aimer. Ces nécessités[23]
+du cœur commencent dans le vide de l'âme: qui a de grandes choses à
+faire, a bien moins besoin d'amour.
+
+Si du moins cet homme qui, dès longtemps n'a plus d'égaux, et qui doit
+régir en Dieu l'univers prévenu; si ce favori du Dieu des batailles
+aimait une femme qui pût l'aider à tromper l'univers, ou une femme née
+pour régner, une Zénobie; si du moins il était aimé: mais ce Mahomet qui
+asservit la nature à son austérité, le voilà ivre d'amour pour un enfant
+qui ne pense pas à lui.
+
+Je sais qu'une nuit de Palmyre est le plus grand plaisir de l'homme;
+mais enfin ce n'est qu'un plaisir. S'occuper d'une femme extraordinaire
+et dont on est aimé, c'est davantage: c'est un plaisir très-grand, c'est
+un devoir même; mais enfin ce n'est qu'un devoir secondaire.
+
+Je ne conçois pas ces _puissances_ à qui un regard d'une maîtresse fait
+la loi. Je crois sentir ce que peut l'amour; mais un homme qui gouverne
+n'est pas à lui. L'amour entraîne à des erreurs, à des illusions, à des
+fautes; et les fautes de l'homme puissant sont trop importantes, trop
+funestes, elles sont des malheurs publics.
+
+Je n'aime pas ces hommes chargés d'un grand pouvoir, qui oublient de
+gouverner dès qu'ils trouvent à s'occuper autrement; qui placent leurs
+affections avant leur affaire, et croient que si tout leur est soumis
+c'est pour leur amusement; qui arrangent selon les fantaisies de leur
+vie privée, les besoins des nations; et qui feraient hacher leur armée
+pour voir leur maîtresse. Je plains les peuples que leur, maître n'aime
+qu'après toutes les autres choses qu'il aime; ces peuples qui seront
+livrés, si la fille de chambre d'une favorite s'aperçoit qu'on peut
+gagner quelque chose à les trahir.
+
+
+
+
+LETTRE XXXV.
+
+DATX
+Paris, 8 juillet, III.
+
+
+Enfin, j'ai un homme sûr pour finir les choses dont le soin me retenait
+ici. D'ailleurs elles sont presque achevées: il n'y a plus de remède, et
+il est bien connu que me voilà ruiné. Il ne me reste pas même de quoi
+subsister jusqu'à ce qu'un événement, peut-être très-éloigné, vienne
+changer ma situation. Je ne sens pas d'inquiétude; et je ne vois pas que
+j'aie beaucoup perdu en perdant tout, puisque je ne jouissais de rien.
+Je puis devenir, il est vrai, plus malheureux que je n'étais; mais je ne
+deviendrai pas moins heureux. Je suis seul, je n'ai que mes propres
+besoins: assurément tant que je ne serai ni malade, ni dans les fers,
+mon sort sera toujours supportable. Je crains peu le malheur, tant je
+suis las d'être inutilement heureux. Il faut bien que la vie ait des
+temps de revers; c'est le moment de la résistance et du courage. On
+espère alors: on se dit; je passe la saison de l'épreuve, je consume mon
+malheur, il est vrai semblable que le bien lui succédera. Mais dans la
+prospérité, lorsque les choses extérieures semblent nous mettre au
+nombre des heureux, et que pourtant le cœur ne jouit de rien, on
+supporte impatiemment de voir ainsi se perdre ce que la fortune
+n'accordera pas toujours. On déplore la tristesse du plus beau temps de
+la vie: on craint ce malheur inconnu que l'on attend de l'instabilité
+des choses: on le craint d'autant plus, qu'étant malheureux même sans
+lui, on doit regarder comme tout-à-fait insupportable ce poids nouveau
+dont il doit nous surcharger. C'est ainsi que ceux qui vivent dans leurs
+terres, supportent mieux de s'y ennuyer pendant l'hiver qu'ils appellent
+d'avance la saison triste, que l'été dont ils attendent les agréments de
+la campagne.
+
+Il ne me reste aucun moyen de remédier à rien de ce qui est fait; et je
+ne saurais voir quel parti je dois prendre jusqu'à ce que nous en ayons
+parlé ensemble; ainsi je ne songe qu'au présent. Me voilà débarrassé de
+tous soins: jamais je n'ai été si tranquille. Je pars pour Lyon; je
+passerai chez vous dix jours dans la plus douce insouciance, et nous
+verrons ensuite.
+
+
+
+
+PREMIER FRAGMENT.
+
+DATX
+Cinquième année.
+
+
+Si le bonheur suivait la proportion de nos privations ou de nos biens,
+il y aurait trop d'inégalité entre les hommes. Si le bonheur dépendait
+uniquement du caractère, cette inégalité serait trop grande encore. S'il
+dépendait absolument de la combinaison du caractère et des
+circonstances, les hommes que favorisent de concert, et leur prudence et
+leur destinée, auraient trop d'avantages. Il y aurait des hommes
+très-heureux et des hommes excessivement malheureux; mais ce ne sont pas
+les circonstances seules qui font notre sort: ce n'est pas même le seul
+concours des circonstances actuelles avec la trace, ou avec l'habitude
+laissée par les circonstances passées, ou avec les dispositions
+particulières de notre caractère. La combinaison de ces causes a des
+effets très-étendus; mais elle ne fait pas seule notre humeur difficile
+et chagrine, notre ennui, notre mécontentement, notre dégoût des choses,
+et des hommes, et de toute la vie humaine. Nous avons en nous-mêmes ce
+principe général de refroidissement, et d'aversion ou d'indifférence:
+nous l'avons tous, indépendamment de ce que nos inclinations
+individuelles et nos habitudes peuvent faire pour y ajouter ou pour en
+affaiblir les suites. Une certaine modification de nos humeurs, une
+certaine situation de tout notre être doivent produire en nous cette
+affection morale. C'est une nécessité que nous ayons de la douleur,
+comme de la joie: nous avons besoin de nous fâcher contre les choses,
+comme nous avons besoin d'en jouir.
+
+L'homme ne saurait désirer et posséder sans interruption, comme il ne
+peut toujours souffrir. La continuité d'un ordre de sensations heureuses
+ou de sensations malheureuses, ne peut subsister longtemps dans la
+privation absolue des sensations contraires. La mutabilité des choses de
+la vie ne permet pas cette constance dans les affections que nous en
+recevons; et quand même il en serait autrement, notre organisation n'est
+pas susceptible d'invariabilité.
+
+Si l'homme qui croit à sa fortune ne voit point le malheur venir du
+dehors à sa rencontre, il ne saurait tarder à le découvrir dans
+lui-même. Si l'infortuné ne reçoit pas de consolations extérieures, il
+en trouvera bientôt dans son cœur.
+
+Quand nous avons tout arrangé, tout obtenu pour jouir toujours, nous
+avons peu fait pour le bonheur. Il faut bien que quelque chose nous
+mécontente et nous afflige: et si nous sommes parvenus à écarter tout le
+mal, ce sera le bien lui-même qui nous déplaira.
+
+Mais si la faculté de jouir ou celle de souffrir ne peut être exercée,
+ni l'une ni l'autre, à l'exclusion totale de celle que notre nature
+destine à la contre-balancer, chacune du moins peut l'être
+accidentellement beaucoup plus que l'autre: ainsi les circonstances,
+sans être tout pour nous, auront pourtant une grande influence sur
+notre habitude intérieure. Si les hommes que le sort favorise n'ont pas
+de grands sujets de douleur, les plus petites choses suffiront pour en
+exciter en eux; au défaut de causes, tout deviendra occasion. Ceux que
+l'adversité poursuit, ayant de grandes occasion de souffrir, souffriront
+fortement; mais ayant assez souffert à-la-fois, ils ne souffriront pas
+habituellement: aussitôt que les circonstances les laisseront à
+eux-mêmes, ils ne souffriront plus, car le besoin de souffrir est
+satisfait en eux; et même ils jouiront, parce que le besoin opposé
+réagit d'autant plus constamment que l'autre besoin rempli, nous a
+emporté plus loin dans la direction contraire[24].
+
+Ces deux forces contraires tendent à l'équilibre; mais elles n'y
+arrivent point, à moins que ce ne soit pour l'espèce entière. S'il n'y
+avait pas de tendance à l'équilibre, il n'y aurait pas d'ordre: si
+l'équilibre s'établissait dans les détails, tout serait fixe, il n'y
+aurait pas de mouvement. Dans chacune de ces suppositions, il n'y aurait
+point un ensemble unique et varié, le monde ne serait pas.
+
+Il me semble que l'homme très-malheureux, mais inégalement et par
+reprises isolées, doit avoir une propension habituelle à la joie, au
+calme, aux jouissances affectueuses, à la confiance, à l'amitié, à la
+droiture.
+
+L'homme très-malheureux, mais également, lentement, uniformément, sera
+dans une lutte perpétuelle des deux principes moteurs; il sera d'une
+humeur incertaine, difficile, irritable. Toujours imaginant le bien, et
+toujours par cette raison même, s'irritant du mal, minutieux dans le
+sentiment de cette alternative, il sera plus fatigué que séduit par les
+moindres illusions; il est aussitôt détrompé; tout le décourage, comme
+tout l'intéresse.
+
+Celui qui est continuellement moitié heureux, en quelque sorte, et
+moitié malheureux, approchera de l'équilibre: assez égal, il sera bon,
+plutôt que d'un grand caractère; sa vie sera plus douce qu'heureuse; il
+aura du jugement, et peu de génie.
+
+Celui qui jouit habituellement, et sans avoir jamais de malheur visible,
+ne sera séduit par rien: car il n'a plus besoin de jouir; et dans son
+bien être extérieur, il éprouve secrètement un perpétuel besoin de
+souffrir. Il ne sera pas expansif, indulgent, aimant; mais il sera
+indifférent dans la jouissance des plus grands biens, et susceptible de
+trouver un malheur dans le plus petit inconvénient. Habitué à ne point
+éprouver de revers, il sera confiant, mais confiant en lui-même ou dans
+son sort, et non point envers les autres hommes: il ne sent pas le
+besoin de leur appui; et comme sa fortune est meilleure que celle du
+plus grand nombre, il est bien près de se sentir plus sage que tous. Il
+veut toujours jouir, et surtout il veut paraître jouir beaucoup, et
+cependant il éprouve un besoin interne de souffrir; ainsi dans le
+moindre prétexte, il trouvera facilement un motif de se fâcher contre
+les choses, d'être indisposé contre les hommes. N'étant pas vraiment
+bien, mais n'ayant pas à espérer d'être mieux, il ne désirera rien d'une
+manière positive; mais il aimera le changement en général, et il
+l'aimera dans les détails plus que dans l'ensemble. Ayant trop, il sera
+prompt à tout quitter. Il trouvera quelque plaisir, il mettra une sorte
+de vanité à être irrité, aliéné, souffrant, mécontent. Il sera
+difficile, il sera exigeant: sans cela que lui resterait-il de cette
+supériorité qu'il prétend avoir sur les autres hommes, et qu'il
+affecterait encore si même il n'y prétendait plus. Il sera dur, il
+cherchera à s'entourer d'esclaves, pour que d'autres avouent cette
+supériorité; pour qu'ils en souffrent du moins, quand lui-même n'en
+jouit pas.
+
+Je doute qu'il soit bon à l'homme actuel d'être habituellement fortuné,
+sans avoir jamais eu le sort contre lui. Peut-être l'homme heureux,
+parmi nous, est celui qui a beaucoup souffert; mais non pas
+habituellement et de cette manière lentement comprimante qui abat les
+facultés sans être assez extrême pour exciter l'énergie secrète de
+l'âme, pour la réduire heureusement à chercher en elle des ressources
+qu'elle ne se connaissait pas[25].
+
+C'est un avantage pour la vie entière d'avoir été malheureux dans l'âge
+où la tête et le cœur commencent à vivre. C'est la leçon du sort: elle
+forme les hommes bons[26]; elle étend les idées, et mûrit les cœurs
+avant que la vieillesse les ait affaiblis; elle fait l'homme assez tôt
+pour qu'il soit entièrement homme. Si elle ôte la joie et les plaisirs,
+elle inspire le sentiment de l'ordre et le goût des biens domestiques:
+elle donne le plus grand bonheur que nous devions attendre, celui de
+n'en attendre d'autre que de végéter utiles et paisibles. On est bien
+moins malheureux quand on ne veut plus que vivre: on est plus près
+d'être utile, lorsqu'étant encore dans la force de l'âge, on ne cherche
+plus rien pour soi. Je ne vois que le malheur qui puisse, avant la
+vieillesse, mûrir ainsi les hommes ordinaires.
+
+La vraie bonté exige des conceptions étendues, une âme grande et des
+passions réprimées. Si la bonté est le premier mérite de l'homme, si les
+perfections morales sont essentielles au bonheur; c'est parmi ceux qui
+ont beaucoup souffert dans les premières années de la vie du cœur, que
+l'on trouvera les hommes les mieux organisés pour eux-mêmes et pour
+l'intérêt de tous; les hommes les plus justes, les plus sensés, les
+moins éloignés du bonheur et le plus invariablement attachés à la vertu.
+
+Qu'importe à l'ordre social qu'un vieillard ait renoncé aux objets des
+passions, et qu'un homme faible n'ait pas le projet de nuire? De bonnes
+gens ne sont pas des hommes bons; ceux qui ne font bien que par
+faiblesse, pourront faire beaucoup de mal dans des circonstances
+différentes. Susceptible de défiance, d'animosité, de superstitions, et
+surtout d'entêtement, l'instrument aveugle de plusieurs choses louables
+où le portait son penchant, sera le vil jouet d'une idée folle qui
+dérangera sa tête, d'une manie qui gâtera son cœur, ou de quelque projet
+funeste auquel un fourbe saura l'employer.
+
+Mais l'homme de bien est invariable: il n'a les passions d'aucune
+coterie, ni les habitudes d'aucun état; on ne l'emploie pas: il ne peut
+avoir ni animosité, ni ostentation, ni manies: il n'est étonné ni du
+bien, parce qu'il l'eût fait également, ni du mal, parce qu'il est dans
+la nature: il s'indigne contre le crime, et ne hait pas le coupable; il
+méprise la bassesse de l'âme, mais il ne s'irrite pas contre un vers à
+cause que le malheureux n'a point d'ailes.
+
+Il n'est pas l'ennemi du superstitieux, car il n'a pas de superstitions
+contraires: il cherche l'origine souvent, très-sage[27] de tant
+d'opinions devenues insensées, et il rit de ce qu'on a ainsi pris le
+change. Il a des vertus, non par fanatisme, mais parce qu'il cherche
+l'ordre: il fait le bien pour diminuer l'inutilité de sa vie: il préfère
+les jouissances des autres aux siennes, car les autres peuvent jouir, et
+lui ne le peut guère: il aime seulement à se réserver ce qui procure les
+moyens d'être bon à quelque chose, et aussi de vivre sans trouble, car
+il faut du calme à qui n'attend pas de plaisirs. Il n'est point défiant;
+mais comme il n'est pas séduit, il pense quelquefois à contenir la
+facilité de son cœur: il sait s'amuser à être un peu victime, mais il
+n'entend pas qu'on le prenne pour dupe. Il peut avoir à souffrir de
+quelques fripons: il n'est pas leur jouet. Il laissera parfois à
+certains hommes à qui il est utile, le petit plaisir de se donner en
+cachette les airs de le protéger. Il n'est pas content de ce qu'il fait,
+parce qu'il sent qu'on pourrait faire beaucoup plus: il l'est seulement
+un peu de ses intentions, sans être plus fier de cette organisation
+intérieure qu'il ne le serait d'avoir reçu un nez d'une belle forme. Il
+consumera ainsi ses heures en se traînant vers le mieux; quelquefois
+d'un pas énergique quoiqu'embarrassé; plus souvent avec incertitude,
+avec un peu de faiblesse, avec le sourire du découragement.
+
+Quand il est nécessaire d'opposer le mérite de l'homme à quelques autres
+mérites feints ou inutiles, par lesquels on prétend tout confondre et
+tout avilir; il dit que le premier mérite est l'imperturbable droiture
+de l'homme de bien, puisque c'est le plus certainement utile; on lui
+répond qu'il est orgueilleux, et il rit. Il souffre les peines, il
+pardonne les torts domestiques: on lui dit, que ne faites-vous de plus
+grandes choses? il rit. Ces grandes choses lui sont confiées; il est
+accusé par les amis d'un traître, et condamné par celui qu'on trahit: il
+sourit, et s'en va. Les siens lui disent que c'est une injustice inouïe;
+et il rit davantage.
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+SECOND FRAGMENT.
+
+DATX
+Sixième année.
+
+
+Je ne suis pas surpris que la justesse des idées soit assez rare en
+morale. Les anciens qui n'avaient pas l'expérience des siècles, ont
+plusieurs fois songé à mettre la destinée du cœur de l'homme entre les
+mains des sages. La politique moderne est plus profonde; elle a livré
+l'unique science aux prédicateurs, et à cette foule que les imprimeurs
+appellent hommes de lettres: mais elle protège solennellement l'art de
+faire des fleurs en sucre, et l'invention des perruques d'une nouvelle
+forme.
+
+Dès que l'on observe les peines d'une certaine classe d'hommes, et qu'on
+commence à découvrir leurs causes, on reconnaît qu'une des choses les
+plus nouvelles et les plus utiles que l'on pût faire, serait de les
+prémunir contre des vérités qui les trompent, contre des vertus qui les
+perdent.............
+
+Le mépris de l'or est une chose absurde. Sans doute préférer l'or à son
+devoir est un crime: mais ne sait-on pas que la raison prescrit de
+préférer le devoir à la vie comme aux richesses. Si la vie n'en est pas
+moins un bien en général, pourquoi l'or n'en serait-il pas aussi un.
+Quelques hommes indépendants et isolés font très-bien de s'en passer:
+mais tous ne sont pas dans ce cas; et ces déclamations si vaines, qui
+ont un coté faux, nuisent beaucoup à la vertu. Vous avez rendu
+contradictoires les principes de conduite: si la vertu n'est que
+l'effort vers l'ordre, est-ce par tant de désordre et de confusion que
+vous prétendez y amener les hommes? Pour moi qui estime encore plus dans
+l'homme les qualités du cœur que celles de l'esprit, je pense néanmoins
+que l'instituteur d'un peuple trouverait plus de ressources pour
+contenir de mauvais cœurs, que pour concilier des esprits faux.
+
+Les chrétiens, et d'autres, ont soutenu que la continence perpétuelle
+était une vertu; ils ne l'ont pas exigée des hommes, ils ne l'ont même
+conseillée qu'à ceux qui prétendraient à la perfection. Quelque absolue
+et quelque indiscrète que doive être une loi qui vient du ciel, elle n'a
+pas osé davantage. Quand on demande aux hommes de ne pas aimer l'argent,
+on ne saurait y mettre trop de modération et de justesse. L'abnégation
+religieuse ou philosophique a pu conduire plusieurs individus à une
+indifférence sincère pour les richesses et même pour toute propriété;
+mais dans la vie ordinaire le désir de l'or est inévitable. Avec l'or,
+dans quelque lieu habité que je paraisse, je fais un signe; ce signe
+dit: Que l'on me prévienne, que l'on me nourrisse, que l'on m'habille,
+que l'on me désennuie, que l'on me considère, que l'on serve moi et les
+miens, que tout jouisse auprès de moi; si quelqu'un souffre qu'il le
+déclare, ses peines sont finies! Et comme il a été dit, il est fait.
+
+Ceux qui méprisent l'or sont comme ceux qui méprisent la gloire, qui
+méprisent les femmes, qui méprisent les talents, la valeur, le mérite.
+Quand l'imbécillité de l'esprit, l'impuissance des organes, ou la
+grossièreté de l'âme rendent incapable d'user d'un bien sans le
+pervertir, on calomnie ce bien, ne voyant pas que c'est sa propre
+bassesse que l'on accuse. Un homme crapuleux méprise les femmes, un
+raisonneur épais blâme l'esprit, un sophiste moralise contre l'argent.
+Sans doute les faibles esclaves de leurs passions, des sots ingénieux,
+les bourgeois étonnés seront plus malheureux ou plus méchants quand ils
+seront riches. Ces gens-là doivent avoir peu, parce que, posséder ou
+abuser, c'est pour eux la même chose. Sans doute encore, celui qui
+devient riche, et qui se met à vivre le plus qu'il peut en riche, ne
+gagne pas, et quelquefois perd à changer de situation. Mais pourquoi
+n'est-il pas mieux qu'auparavant, c'est qu'il n'est pas plus riche: plus
+opulent, il est plus gêné et plus inquiet. Il a de grands revenus, et il
+s'arrange si bien que le moindre incident les dérange, et qu'il accumule
+des dettes jusqu'à sa ruine. Il est clair que cet homme est pauvre.
+Centupler ses besoins; faire tout pour l'ostentation; avoir vingt
+chevaux parce qu'un tel en a quinze, et si demain il en a vingt, en
+avoir bien vite trente; c'est s'embarrasser dans les chaînes d'une
+pénurie plus pénible et plus soucieuse que la première. Mais avoir une
+maison commode et saine, un intérieur bien ordonné, de la propreté, une
+certaine abondance, une élégance simple, s'arrêter là quant même la
+fortune deviendrait quatre fois plus grande, employer le reste à tirer
+un ami d'embarras, à parer d'avance aux événements funestes, à donner à
+l'homme bon devenu malheureux ce qu'il a donné dans sa jeunesse à de
+plus heureux que lui, à remplacer la vache de cette mère de famille qui
+n'en avait qu'une, à envoyer du grain chez ce cultivateur dont le champ
+vient d'être grêlé, à réparer le chemin où des chars[28] sont versés, où
+les chevaux se blessent; s'occuper selon ses facultés et ses goûts;
+donner à ses enfants des connaissances, l'esprit d'ordre et des talents:
+tout cela vaut bien la misère gauchement prônée par la fausse sagesse.
+
+Le mépris de l'or, inconsidérément recommandé dans l'âge qui ignore sa
+valeur, a souvent ôté à des hommes supérieurs, l'un des plus grands
+moyens, et peut-être le plus sûr de ne point vivre inutiles comme la
+foule.
+
+Combien de jeunes personnes, dans le choix d'un maître, se piquent de
+compter les biens pour rien; et se précipitent ainsi dans tous les
+dégoûts d'un sort gêné et précaire, et dans l'ennui habituel qui seul
+contient tant de maux........
+
+Un homme sensé, tranquille, et qui méprise un caractère folâtre, se
+laisse séduire par quelque conformité dans les goûts; il abandonne au
+vulgaire la gaieté, l'humeur riante, et même la vivacité, l'activité:
+il prend une femme sérieuse, triste, que la première contrariété rend
+mélancolique, que les chagrins aigrissent, qui avec l'âge devient
+taciturne, impérieuse, austère et brusque; et qui s'attachant avec
+humeur à se passer de tout, et se passant bientôt de tout par humeur et
+pour en donner aux autres la leçon, rendra toute sa maison malheureuse.
+
+Ce n'était, pas dans un sens trivial qu'Epicure disait: Le sage choisit
+pour ami un caractère gai et complaisant. Un philosophe de vingt ans
+passe légèrement sur ce conseil; et c'est beaucoup s'il n'en est pas
+révolté, car il a rejeté les préjugés communs; mais il en sentira
+l'importance quand il aura quitté ceux de la sagesse.
+
+C'est peu de chose de n'être point comme le vulgaire des hommes; mais
+c'est avoir fait un pas vers la sagesse, que de n'être plus comme le
+vulgaire des sages.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVI.
+
+DATX
+Lyon, 7 avril, VI.
+
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+Monts superbes, écroulement des neiges amoncelées, paix solitaire du
+vallon dans la forêt, feuilles jaunies qu'emporte le ruisseau
+silencieux! que seriez-vous à l'homme si vous ne lui parliez point des
+autres hommes. La nature serait muette, s'ils n'étaient plus. Si je
+restais seul sur la terre, que me feraient, et les sons de la nuit
+austère, et le silence solennel des grandes vallées, et la lumière du
+couchant dans un ciel rempli de mélancolie, sur les eaux calmes. La
+nature sentie n'est que dans les rapports humains; et l'éloquence des
+choses n'est rien que l'éloquence de l'homme. La terre féconde, les
+cieux immenses, les eaux passagères ne sont qu'une expression des
+rapports que nos cœurs produisent et contiennent.
+
+Convenance entière: amitié des anciens! Quand celui qui possédait
+l'affection sans bornes, recevait des tablettes où il voyait les traits
+de la main d'un ami, lui restait-il des yeux pour examiner alors les
+beautés d'un site, ou les dimensions d'un glacier. Mais les relations de
+la vie humaine sont multipliées; la perception de ces rapports est
+incertaine, inquiète, pleine de froideurs et de dégoûts; l'amitié
+antique est toujours loin de nos cœurs, ou de notre destinée. Les
+liaisons restent incomplètes entre l'espoir et les précautions, entre
+les délices que l'on attend et l'amertume qu'on éprouve. L'intimité
+elle-même est entravée par les ennuis, ou affaiblie par le partage, ou
+arrêtée par les circonstances. L'homme vieillit, et son cœur rebuté
+vieillit avant lui. Si tout ce qu'il peut aimer est dans l'homme, tout
+ce qu'il évite est aussi dans lui. Là où sont tant de convenances
+sociales, là et par des conséquences d'une nécessité invincible, se
+trouvent aussi toutes les discordances. Ainsi, celui qui craint plus
+qu'il n'espère, reste un peu éloigné de l'homme. Les choses mortes sont
+moins puissantes, mais elles sont plus à nous, elles sont ce que nous
+les faisons. Elles contiennent moins ce que nous cherchons; mais nous
+sommes plus assurés d'y trouver, à notre choix, les choses qu'elles
+contiennent. Ce sont les biens de la médiocrité, bornés mais certains.
+La passion cherche l'homme; quelquefois la raison se trouve réduite à le
+quitter pour des choses moins bonnes et moins funestes. Ainsi s'est
+formé un lieu puissant de l'homme à cet ami de l'homme pris hors de son
+espèce, et qui lui convient tant, parce qu'il est moins que nous et
+qu'il est plus que les choses insensibles. S'il fallait que l'homme prît
+au hasard un ami, il lui vaudrait mieux le prendre dans l'espèce des
+chiens que dans celle des hommes. Le dernier de ses semblables lui
+donnerait moins de consolations et moins de paix que le dernier de ces
+animaux.
+
+Et quand une famille est dans la solitude, non pas dans celle du désert,
+mais dans celle de l'isolément ou de la misère: quand ces êtres
+faibles, souffrants, qui ont tant de moyens d'être malheureux, et si peu
+d'être satisfaits, qui n'ont que des instants pour jouir et qu'un jour
+pour vivre; quand le père et sa femme, quand la mère et ses filles n'ont
+point de condescendance, n'ont point d'union, qu'ils ne veulent pas
+aimer les mêmes choses, qu'ils ne savent pas se soumettre aux mêmes
+misères, et soutenir ensemble, à distances égales, la chaîne des
+douleurs; quand par égoïsme ou par humeur, chacun refusant ses forces,
+la laisse traîner pesamment sur le sol inégal, et creuser le long sillon
+où germent avec une fécondité sinistre, les ronces qui les déchirent
+tous: O hommes! qu'êtes-vous donc pour l'homme?
+
+Quand une attention, une parole de paix, de bienveillance, de pardon
+généreux, sont reçues avec dédain, avec humeur, avec une indifférence
+qui glace.... Nature universelle! tu l'as fait ainsi pour que la vertu
+fût sublime, et que le cœur de l'homme devînt meilleur encore et plus
+résigné sous le poids qui l'écrase.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVII.
+
+DATX
+Lyon, 2 mai, VI.
+
+
+J'ai des moments où je désespérerais de contenir l'inquiétude qui
+m'agite: tout m'entraîne alors et m'enlève avec une force immodérée; et
+de cette hauteur, je retombe avec épouvante, et je me perds dans l'abîme
+qu'elle a creusé.
+
+Si j'étais absolument seul, ces moments-là seraient intolérables; mais
+j'écris, et il semble que le soin de vous exprimer ce que j'éprouve soit
+une distraction qui en adoucisse le sentiment. A qui m'ouvrirais-je
+ainsi? quel autre supporterait le fatigant bavardage d'une manie sombre,
+d'une sensibilité si vaine? C'est mon seul plaisir de vous conter ce que
+je ne puis dire qu'à vous, ce que je ne voudrais dire à nul autre, ce
+que d'autres ne voudraient pas entendre. Que m'importe le contenu de
+mes lettres? plus elles sont longues et plus j'y mets de temps, plus
+elles valent pour moi: et si je ne me trompe, l'épaisseur du paquet ne
+vous a jamais rebuté. On parlerait ensemble pendant dix heures, pourquoi
+ne s'écrirait-on pas pendant deux?
+
+Je ne veux point vous faire un reproche. Vous êtes moins long, moins
+diffus que moi. Vos affaires vous fatiguent, vous écrivez avec moins de
+plaisir même à ceux gué vous aimez. Vous me dites ce que vous avez à me
+dire dans l'intimité: mais moi solitaire, moi rêveur au moins bizarre,
+je n'ai rien à dire, et j'en suis d'autant plus long. Tout ce qui me
+passe par la tête, tout ce que je dirais en jasant, je l'écris si
+l'occasion se présente: mais tout ce que je pense, tout ce que je sens,
+je vous l'écris nécessairement; c'est un besoin pour moi. Quand je
+cesserai, dites que je ne sens plus rien, que mon âme s'éteint, que je
+suis devenu tranquille et raisonnable, que je passe enfin mes jours à
+manger, dormir, jouer aux cartes. Je serais plus heureux!
+
+Je voudrais avoir un métier; il animerait mes bras, et endormirait ma
+tête. Un talent ne vaudrait pas cela: cependant si je savais peindre, je
+crois que je serais moins inquiet. J'ai été longtemps dans la stupeur;
+je regrette de m'être éveillé. J'étais dans un abattement plus
+tranquille que l'abattement actuel.
+
+De tous les moments rapides et incertains où j'ai cru dans ma simplicité
+qu'on était sur la terre pour y vivre, aucun ne s'est embelli d'une
+erreur aussi durable, aucun ne m'a laissé de si profonds souvenirs que
+ces vingt jours d'oubli et d'espérance, où vers l'équinoxe de Mars,
+devant les rochers, près du torrent, entre la jacinthe heureuse et la
+simple violette, j'allai m'imaginer qu'il me serait donné d'aimer.
+
+Je touchai ce que je ne devais jamais saisir. Sans goûts, sans
+espérance, j'aurais pu végéter ennuyé mais tranquille: je pressentais
+l'énergie humaine, mais dans ma vie ténébreuse, je supportais mon
+sommeil. Quelle force sinistre m'a ouvert le monde pour m'ôter les
+consolations du néant?
+
+Entraîné dans une activité expansive; avide de tout aimer, de tout
+soutenir, de tout consoler; toujours combattu entre le besoin de voir
+changer tant de choses funestes, et cette conviction qu'elles ne seront
+point changées; je reste fatigué des maux de la vie, et plus indigné de
+la perfide séduction de ses plaisirs, l'œil toujours arrêté sur
+l'immense amas des haines, des iniquités, des opprobres et des misères
+de la terre égarée.
+
+Et moi! voici ma vingt-septième année: les beaux jours sont passés, je
+ne les ai pas même vus. Malheureux, dans l'âge du bonheur,
+qu'attendrai-je des autres âges? J'ai passé dans le vide et les ennuis
+la saison heureuse de la confiance et de l'espoir. Partout comprimé,
+souffrant, le cœur vide et navré, j'ai atteint, jeune encore, les
+regrets de la vieillesse. Dans l'habitude de voir toutes les fleurs de
+la vie se flétrir sous mes pas stériles, je suis comme ces vieillards
+que tout a fui: mais plus malheureux qu'eux, j'ai tout perdu longtemps
+avant de finir moi-même. Avec une âme avide, je ne puis reposer dans ce
+silence de mort.
+
+Souvenir des ans dès longtemps passés, des choses à jamais effacées, des
+lieux qu'on, ne reverra pas, des hommes qui ont changé! Sentiment de la
+vie perdue!
+
+Quels lieux furent jamais pour moi ce qu'ils sont pour les autres
+hommes? quels temps furent tolérables, et sous quel ciel ai-je trouvé le
+repos du cœur? J'ai vu le remuement des villes, et le vide des
+campagnes, et l'austérité des monts; j'ai vu la grossièreté de
+l'ignorance, et le tourment des arts; j'ai vu les vertus inutiles, les
+succès indifférents et tous les biens perdus dans tous les maux; l'homme
+et le sort, toujours inégaux, se trompant sans cesse, et dans la lutte
+effrénée de toutes les passions, l'odieux vainqueur recevoir pour prix
+de son triomphe le plus pesant chaînon des maux qu'il a su faire.
+
+Si l'homme était conformé pour le malheur, je le plaindrais bien moins;
+et considérant sa durée passagère, je mépriserais pour lui comme pour
+moi le tourment d'un jour. Mais tous les biens l'environnent, mais
+toutes ses facultés lui commandent de jouir, mais tout lui dit, sois
+heureux: et l'homme a dit, le bonheur sera pour la brute; l'art, la
+science, la gloire, la grandeur seront pour moi. Sa mortalité, ses
+douleurs, ses crimes eux-mêmes ne sont que la plus faible moitié de sa
+misère. Je déplore ses pertes; l'indifférence, l'union, la possession
+tranquille. Je déplore cent années que mille millions d'êtres sensibles
+épuisent dans les sollicitudes et la contrainte, au milieu de ce qui
+ferait la sécurité, la liberté, la joie; et vivant d'amertume sur une
+terre voluptueuse, parce qu'ils ont voulu des biens imaginaires, et des
+biens exclusifs.
+
+Cependant tout cela est peu de chose; car je ne le voyais point il y a
+un demi-siècle, et dans un demi-siècle je ne le verrai point.
+
+Je me disais: s'il n'appartient pas à ma destinée inféconde de ramener à
+des mœurs primordiales une contrée circonscrite et isolée: si je dois
+m'efforcer d'oublier le monde, et me croire assez heureux d'obtenir pour
+moi des jours tolérables sur cette terre séduite; je ne demande alors
+qu'un bien, qu'une ombre dans ce songe vain dont je ne veux plus
+m'éveiller. Il reste sur la terre telle qu'elle est, une illusion qui
+peut encore m'abuser: elle est la seule; j'aurais la sagesse d'en être
+trompé; le reste n'en vaut pas l'effort. Voilà ce que je me disais
+alors: mais le hasard seul pouvait m'en permettre l'inestimable erreur.
+Le hasard est lent et incertain; la vie rapide, irrévocable: son
+printemps passe; et ce besoin trompé, en achevant de perdre ma vie, doit
+enfin aliéner mon cœur et altérer ma nature. Quelquefois déjà je sens
+que je m'aigris; je m'indigne, mes affections se resserrent;
+l'impatience rendra ma volonté farouche; et une sorte de mépris me porte
+à des desseins grands mais austères. Cependant cette amertume ne dure
+point dans toute sa force; et je m'abandonne ensuite, comme si je
+sentais que les hommes distraits, et les choses incertaines, et ma vie
+si courte ne méritent pas l'inquiétude d'un jour, et qu'un réveil sévère
+est inutile quand on doit sitôt s'endormir pour jamais.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVIII.
+
+DATX
+Lyon, 8 mai, VI.
+
+
+J'ai été jusqu'à Blammont, chez le chirurgien qui a remis si adroitement
+le bras de cet officier tombé de cheval en revenant de Chessel.
+
+Vous n'avez pas oublié comment, lorsque nous entrâmes chez lui, à cette
+occasion, il y a plus de douze ans, il se hâta d'aller cueillir dans son
+jardin les plus beaux abricots; et comment, en revenant les mains
+pleines, ce vieillard, déjà infirme, heurta du pied le pas de la porte,
+ce qui fit tomber à terre presque tout le fruit qu'il tenait. Sa fille
+lui dit brusquement: voilà comme vous faites toujours; vous voulez vous
+mêler de tout, et c'est pour tout gâter; ne pouvez-vous pas rester sur
+votre chaise? c'est bien présentable à présent. Nous avions le cœur
+navré; car il souffrait et ne répondait rien. Le malheureux! il est
+plus malheureux encore. Il est paralytique; il est couché dans un
+véritable lit de douleurs, il n'a auprès de lui que cette misérable qui
+est sa fille. Depuis plusieurs mois il ne parle plus, mais le bras droit
+n'est pas encore attaqué, il s'en sert pour faire des signes. Il en fit
+que j'eus le chagrin de ne pouvoir expliquer: il voulait dire à sa fille
+de m'offrir quelque chose. Elle ne l'entendit pas, et cela arrive
+très-souvent. Lorsqu'il lui survint quelques affaires au-dehors, j'en
+profitai pour que son malheureux père sût du moins que ses maux étaient
+sentis, car il a encore une oreille assez bonne. Il me fit comprendre
+que cette fille, regardant sa fin comme très-prochaine, se refusait à
+tout ce qui pourrait diminuer de quelques sous l'héritage assez
+considérable qu'il lui laisse: mais que quoiqu'il en eût eu bien des
+chagrins, il lui pardonnait tout, afin de ne pas cesser d'aimer, à son
+dernier moment, le seul être qui lui restât à aimer. Un vieillard voir
+ainsi expirer sa vie! un père finir avec tant d'amertume dans sa propre
+maison! Et nos lois ne peuvent rien!
+
+Il faut qu'un tel abîme de misères touche aux perceptions de
+l'immortalité. S'il était possible que dans un âge de raison, j'eusse
+manqué essentiellement à mon père, je serais malheureux toute la vie,
+parce qu'il n'est plus, et que ma faute serait aussi irréparable que
+monstrueuse. On pourrait dire, il est vrai, qu'un mal fait à celui qui
+ne le sent plus, qui n'existe plus, est actuellement chimérique en
+quelque sorte et indifférent, comme le sont les choses tout-à-fait
+passées. Je ne saurais le nier; et cependant j'en serais inconsolable.
+La raison de ce sentiment est bien difficile à trouver; car s'il n'était
+autre que le sentiment d'une chute avilissante dont on a perdu
+l'occasion de se relever avec une noblesse qui puisse consoler
+intérieurement, on trouverait ce même dédommagement dans la vérité de
+l'intention. Lorsqu'il ne s'agit que de notre propre estime, le désir
+d'une chose louable doit nous satisfaire comme son exécution. Celle-ci
+ne diffère du désir que par ses suites, et il n'en peut être aucune
+pour l'offensé qui ne vit plus. L'on voit pourtant le sentiment de cette
+injustice dont les effets ne subsistent plus, nous accabler encore, nous
+avilir, nous déchirer comme si elle devait avoir des résultats éternels.
+On dirait que l'offensé n'est qu'absent, et que nous devons retrouver
+les rapports que nous avions avec lui, mais dans un état de permanence
+que ne permettra plus de rien changer, de rien réparer, et où le mal
+sera perpétuel malgré nos remords.
+
+L'esprit humain trouve toujours à se perdre dans cette liaison des
+choses effectuées avec leurs conséquences inconnues. Il pourrait
+imaginer que ces conceptions d'un ordre futur et d'une suite sans borne
+aux choses présentes, n'ont d'autres fondements que la possibilité de
+leurs suppositions, et qu'elles doivent être comptées parmi les moyens
+qui retiennent l'homme dans la diversité, dans les oppositions et dans
+la perpétuelle incertitude, où le plonge la perception incomplète des
+propriétés et de l'enchaînement des choses.
+
+Puisque ma lettre n'est pas fermée, il faut que je vous cite Montaigne.
+Je viens de rencontrer par hasard un passage si analogue à l'idée dont
+j'étais occupé, que j'en ai été frappé et satisfait. Il y a dans cette
+conformité des pensées, un principe de joie secrète: c'est elle qui rend
+l'homme nécessaire à l'homme, parce qu'elle rend nos idées fécondes,
+parce qu'elle donne de l'assurance à notre imagination et confirme en
+nous l'opinion de ce que nous sommes.
+
+On ne trouve point dans Montaigne ce que l'on cherche, on rencontre ce
+qui s'y trouve. Il faut l'ouvrir au hasard et c'est rendre une sorte
+d'hommage à sa manière. Elle est très-indépendante sans être burlesque,
+ou affectée; et je ne suis pas surpris qu'un anglais ait mis les
+_Essais_ au-dessus de tout. On a reproché à Montaigne deux choses qui le
+font admirable, et dont je n'ai nul besoin de le disculper entre nous.
+
+C'est au chapitre huitième du livre second qu'il dit: «Comme je scay,
+par une trop certaine expérience, il n'est aucune si douce consolation
+en la perte de nos amis, que celle que nous apporte la science de
+n'avoir rien oublié à leur dire, et d'avoir eu avec eux une parfaite et
+entière communication.»
+
+Cette entière communication avec l'être moral semblable à nous et mis
+auprès de nous dans des rapports respectés, semble une partie
+essentielle du rôle qui nous est départi pour l'emploi de notre durée.
+Nous sommes mécontents de nous quand l'acte étant fini, nous avons perdu
+sans retour le mérite de l'exécution dans la scène qui nous était
+confiée.
+
+Ceci prouve, me direz-vous peut-être, que nous pressentons une autre
+durée. Je vous l'accorde; et nous conviendrons aussi que le chien, qui
+ne veut plus alimenter sa vie parce que son maître a perdu la sienne, et
+qui s'élance dans le bûcher embrasé où l'on consume son corps, veut
+mourir avec lui, parce qu'il croit fermement le dogme de l'immortalité,
+et qu'il a la certitude consolante de le rejoindre dans un autre monde.
+
+Je n'aime pas à rire de ce qu'on veut mettre à la place du désespoir, et
+cependant j'allais plaisanter si je ne m'étais retenu. La confiance
+dont l'homme se nourrit dans les opinions qu'il aime, et où il ne peut
+rien voir, est respectable, puisqu'elle diminue quelquefois l'amertume
+de ses misères; mais il y a quelque chose de comique dans cette
+inviolabilité religieuse dont il prétend l'environner. Il n'appellerait
+pas sacrilège celui qui assurerait qu'un fils peut sans crime égorger
+son père; il le conduirait à la maison des fous, et ne se fâcherait pas:
+mais il devient furieux si on ose lui dire que peut être il mourra comme
+un chêne ou un renard, tant il a peur de le croire. Ne saurait-il
+s'apercevoir qu'il prouve sa propre incertitude. Sa foi est aussi fausse
+que celle de certains dévots qui crieraient à l'impiété si l'on doutait
+qu'un poulet mangé, le vendredi, pût nous plonger dans l'enfer, et qui
+pourtant en mangent en secret; tant il y a de proportion entre la
+terreur d'un supplice éternel, et le plaisir de manger deux bouchées de
+viande sans attendre le dimanche.
+
+Que ne prend-on le parti de laisser à la libre fantaisie de chacun les
+choses dont on peut rire, et même les espérances que tous ne peuvent
+également recevoir. La morale gagnerait beaucoup à abandonner la force
+d'un fanatisme éphémère, pour s'appuyer avec majesté sur l'inviolable
+évidence. Si vous voulez des principes qui parlent au cœur, rappelez
+ceux qui sont dans le cœur de tout homme bien organisé.
+
+Dites: sur une terre de plaisirs, et de tristesse; la destination de
+l'homme est d'accroître le sentiment de la joie, de féconder l'énergie
+expansive; et de combattre, dans tout ce qui sent, le principe de
+l'avilissement et des douleurs.......
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+TROISIÈME FRAGMENT.
+
+_De l'expression romantique, et du RANZ DES VACHES_.
+
+
+...Le romanesque séduit les imaginations vives et fleuries; le
+romantique suffit seul aux âmes profondes, à la véritable sensibilité.
+La nature est pleine d'effets romantiques dans les pays simples: une
+longue culture les détruit dans les terres vieillies, surtout dans les
+plaines dont l'homme s'assujettit facilement toutes les parties.
+
+Les effets romantiques sont les accents d'une langue primitive que les
+hommes ne connaissent pas tous, et qui devient étrangère à plusieurs
+contrées. On cesse bientôt de les entendre, quand on ne vit plus avec
+eux; et cependant cette harmonie romantique est la seule qui conserve à
+nos cœurs les couleurs de la jeunesse et la fraîcheur de la vie.
+L'homme de la société ne sent plus ces effets trop éloignés de ses
+habitudes: il finit par dire, Que m'importe? Il est comme ces
+tempéraments fatigués du feu desséchant d'un poison lent et habituel; il
+se trouve vieilli dans l'âge de la force, et les ressorts de la vie sont
+relâchés en lui, quoiqu'il garde l'extérieur d'un homme.
+
+Mais vous, que le vulgaire croit semblables à lui, parce que vous vivez
+avec simplicité, parce que vous avez du génie sans avoir les prétentions
+de l'esprit, ou simplement parce qu'il vous voit vivre, et que, comme
+lui, vous mangez et vous dormez; hommes primitifs, jetez ça et là dans
+le siècle vain, pour conserver la trace des choses naturelles, vous vous
+reconnaissez, vous vous entendez dans une langue que la foule ne sait
+point, quand le soleil d'octobre paraît dans les brouillards sur les
+bois jaunis; quand un filet d'eau coule et tombe dans un pré fermé
+d'arbres, au coucher de la lune; quand sous le ciel d'été, dans un jour
+sans nuages, une voix de femme chante à quatre heures, un peu au loin,
+au milieu des murs et des toits d'une grande ville.
+
+Imaginez une plaine d'une eau limpide et blanche. Elle est vaste, mais
+circonscrite; sa forme oblongue et un peu circulaire, se prolonge vers
+le couchant d'hiver. Des sommets élevés, des chaînes majestueuses la
+ferment de trois côtés. Vous êtes assis sur la pente de la montagne,
+au-dessus de la grève du nord, que les flots quittent et recouvrent. Des
+rochers perpendiculaires sont derrière vous; ils montent jusqu'à la
+région des nues: le triste vent du pôle n'a jamais soufflé sur cette
+rive heureuse. A votre gauche, les montagnes s'ouvrent, une vallée
+tranquille s'étend dans leurs profondeurs, un torrent descend des cimes
+neigeuses qui la ferment: et quand le soleil du matin paraît entre leurs
+dents glacées, sur les brouillards, quand des voix de la montagne
+indiquent les chalets, au-dessus des prés encore dans l'ombre; c'est le
+réveil d'une terre primitive, c'est un monument de nos destinées
+méconnues!
+
+Voici les premiers moments nocturnes; l'heure du repos et de la
+tristesse sublime. La vallée est fumeuse, elle commence à s'obscurcir.
+Vers le midi, le lac est dans la nuit: les immenses rochers qui le
+ferment, sont une zone ténébreuse sous le dôme glacé qui les surmonte,
+et qui semble retenir dans ses frimas la lumière du jour. Ses derniers
+feux jaunissent les nombreux châtaigniers sur les rocs sauvages; ils
+passent en longs traits sous les hautes flèches du sapin alpestre; ils
+brunissent les monts; ils allument les neiges; ils embrasent les airs;
+et l'eau sans vagues, brillante de lumière et confondue avec les cieux,
+est devenue infinie comme eux, et plus pure encore, plus éthérée, plus
+belle. Son calme étonne, sa limpidité trompe, la splendeur aérienne
+qu'elle répète semble creuser ses profondeurs; et sous ses monts séparés
+du globe et comme suspendus dans les airs, vous trouvez à vos pieds le
+vide des cieux et l'immensité du monde. Il y a là un temps de prestige
+et d'oubli. L'on ne sait plus où est le ciel, où sont les monts, ni sur
+quoi l'on est porté soi-même; on ne trouve plus de niveau, il n'y a
+plus d'horizon; les idées sont changées, les sensations inconnues, vous
+êtes sortis de la vie commune. Et lorsque l'ombre a couvert cette vallée
+d'eau; lorsque l'œil ne discerne plus ni les objets, ni les distances;
+lorsque le vent du soir a soulevé les ondes: alors, vers le couchant,
+l'extrémité du lac reste seule éclairée d'une pâle lueur, mais tout ce
+que les monts entourent n'est qu'un gouffre indiscernable; et au milieu
+des ténèbres et du silence, vous entendez à mille pieds sous vous,
+s'agiter ces vagues toujours répétées, qui passent et ne cessent point,
+qui frémissent sur la grève à intervalles égaux, qui s'engouffrent dans
+les roches, qui se brisent sur la rive, et dont les bruits romantiques
+semblent résonner d'un long murmure dans l'abîme invisible.
+
+C'est dans les sons que la nature a placé la plus forte expression du
+caractère romantique: et c'est surtout au sens de l'ouïe que l'on peut
+rendre sensibles, en peu de traits et d'une manière énergique, les lieux
+et les choses extraordinaires. Les odeurs occasionnent des perceptions
+rapides et immenses, mais vagues: celles de la vue semblent intéresser
+davantage l'esprit que le cœur: on admire ce qu'on voit, mais on sent ce
+qu'on entend[29]. La voix d'une femme aimée sera plus belle encore que
+ses traits; les sons que rendent des lieux sublimes feront une
+impression plus profonde et plus durable que leurs formes. Je n'ai point
+vu de tableau des Alpes qui me les rendît présentes, comme le peut faire
+un air vraiment alpestre.
+
+Le _Ranz des vaches_ ne rappelle pas seulement des souvenirs, il peint.
+Je sais que Rousseau a dit le contraire, mais je crois qu'il s'est
+trompé. Cet effet n'est point imaginaire: il est arrivé que deux
+personnes parcourant séparément les planches de _tableaux pittoresques
+de la Suisse_, on dit toutes deux à la vue du Grimsel: voilà où il faut
+entendre le ranz des vaches. S'il est exprimé d'une manière plus juste
+que savante, si celui qui le joue le sent bien; les premiers sons vous
+placent dans les hautes vallées, près des rocs nus et d'un gris
+roussâtre, sous le ciel froid, sous le soleil ardent. On est sur la
+croupe des sommets arrondis et couverts de pâturages. On se pénètre de
+la lenteur des choses, et de la grandeur des lieux: on y trouve la
+marche tranquille des vaches, et le mouvement mesuré de leurs grosses
+cloches, près des nuages, dans l'étendue doucement inclinée depuis la
+crête des granits inébranlables jusqu'aux granits ruinés des ravins
+neigeux. Les vents frémissent d'une manière austère dans les mélèzes
+éloignés: on discerne le roulement du torrent caché dans les précipices
+qu'il s'est creusé durant de longs siècles. A ces bruits solitaires dans
+l'espace, succèdent les accents hâtés et pesants des Küheren[30],
+expression nomade d'un plaisir sans gaîté, d'une joie des montagnes.
+Les chants cessent; l'homme s'éloigne; les cloches ont passé les
+mélèzes: on n'entend plus que le choc des cailloux roulants, et la chute
+interrompue des marbres que le torrent pousse vers les vallées. Le vent
+apporte ou recule ces sons alpestres; et quand il les perd, tout paraît
+froid, immobile et mort. C'est le domaine de l'homme qui n'a pas
+d'empressement: il sort du toit, bas et large, que de lourdes pierres
+assurent contre les tempêtes: si le soleil est brûlant, si le vent est
+fort, si le tonnerre roule sous ses pieds, il ne le sait pas. Il marche
+du côté où les vaches doivent être, elles y sont; il les appelle, elles
+se rassemblent, elles s'approchent successivement; et il retourne avec
+la même lenteur, chargé de ce lait destiné aux plaines qu'il ne
+connaîtra pas. Les vaches s'arrêtent, elles ruminent; il n'y a plus de
+mouvement visible, il n'y a plus d'hommes. L'air est froid, le vent a
+cessé avec la lumière du soir; il ne reste que la lueur des neiges
+antiques, et la chute des eaux dont le bruissement sauvage, en s'élevant
+des abîmes, semble ajouter à la permanence silencieuse des hautes cimes,
+et des glaciers, et de la nuit.
+
+
+
+
+LETTRE XXXIX.
+
+DATX
+Lyon, 11 mai, VI.
+
+
+Ce que peut avoir de séduisant la multitude de rapports qui lient chaque
+individu à ceux de son espèce et à l'univers; cette attente expansive
+que donne à un cœur jeune tout un monde à expérimenter; ce dehors
+inconnu et fantastique, ce prestige est décoloré, fugitif, évanoui. Ce
+monde terrestre offert à l'action de mon être est devenu aride et nu:
+j'y cherchais la vie de l'âme, il ne la contient pas.
+
+J'ai vu la vallée doucement éclairée dans l'ombre, sous le voile humide,
+charme vaporeux du matin; elle était belle. Je l'ai vue changer et se
+flétrir: l'astre qui consume a passé sur elle; il l'a embrasée, il l'a
+fatiguée de lumière; il l'a laissée sèche, vieillie et d'une stérilité
+pénible à voir. Ainsi s'est levé lentement, ainsi s'est dissipé le voile
+heureux de nos jours. Il n'y a plus de ces demi-ténèbres, de ces
+espaces cachés qui plaisent tant à pénétrer. Il n'y a plus de clartés
+douteuses où se puissent reposer mes yeux. Tout est aride et fatigant,
+comme le sable qui brûle sous le ciel de Zaara: et toutes les choses de
+la vie dépouillées de ce revêtement, présentent, dans une vérité
+rebutante, le savant et triste mécanisme de leur squelette découvert.
+Leurs mouvements continus, nécessaires, irrésistibles m'entraînent sans
+m'intéresser, et m'agitent sans me faire vivre.
+
+Voilà plusieurs années que le mal menace, se prépare, se décide, se
+fixe. Si le malheur du moins ne vient rompre cet uniforme ennui, il
+faudra que tout cela finisse.
+
+
+
+
+LETTRE XL.
+
+DATX
+Lyon, 14 mai, VI.
+
+
+J'étais près de la Saône, derrière le long mur où nous marchions
+autrefois ensemble, lorsque nous parlions de Tinian au sortir de
+l'enfance, que nous aspirions au bonheur, que nous avions l'intention de
+vivre. Je considérais cette rivière qui coulait de même qu'alors; et ce
+ciel d'automne aussi tranquille, aussi beau que dans ces temps-là dont
+il ne subsiste plus rien. Une voiture venait: je me retirai
+insensiblement; et je continuai à marcher les yeux occupés des feuilles
+jaunies que le vent promenait sur l'herbe sèche, et dans la poussière du
+chemin. La voiture s'arrêta, M.me Del** était seule avec sa fille,
+âgée de six ans. Je montai et j'allai jusqu'à sa campagne, où je ne
+voulus pas entrer. Vous savez que M.me Del** n'a pas vingt-cinq ans,
+et qu'elle est bien changée: mais elle parle avec la même grâce simple
+et parfaite; ses yeux ont une expression plus douloureuse et non moins
+belle. Nous n'avons rien dit de son mari: vous vous rappelez qu'il n'a
+guères que trente ans de plus qu'elle, et que c'est une sorte de
+financier fort instruit quand il s'agit de l'or, mais nul dans tout le
+reste. Femme infortunée! Voilà une vie perdue: et le sort semblait la
+lui promettre si heureuse! Que lui manquait-il pour mériter le bonheur,
+et pour faire le bonheur d'un autre! Quel esprit! quelle âme! quelle
+pureté d'intentions! Tout cela est inutile. Il y a bientôt cinq ans que
+je ne l'avais vue. Elle renvoyait sa voiture à la ville: je me fis
+descendre auprès de l'endroit où elle m'avait rencontré; j'y restai fort
+tard.
+
+Comme j'allais rentrer, un homme âgé, faible, et qui paraissait abattu
+par la misère, s'approcha de moi en me regardant beaucoup: il me nomma,
+et me demanda quelques secours. Je ne sus pas le reconnaître pour le
+moment; mais ensuite je fus accablé en me rappelant que ce ne pouvait
+être que ce professeur de _troisième_, si laborieux et si bon. Je me
+suis informé ce matin: mais je ne sais si je pourrai découvrir le triste
+grenier où sans doute il passe ses derniers jours. L'infortuné aura cru
+que je ne voulais pas le reconnaître. Si je le trouve, il faut qu'il ait
+une chambre et quelques livres qui lui rendent ses habitudes; car il me
+semble qu'il y voit encore bien. Je ne sais ce que je dois lui promettre
+de votre part, marquez-le moi: comme il ne s'agit pas d'un moment, mais
+du reste de sa vie, je ne ferai rien sans avoir vos intentions.
+
+J'avais passé plus d'une heure je crois, à hésiter de quel côté j'irais
+pour marcher un peu. Quoique cet endroit fût plus loin de ma demeure,
+j'y fus comme entraîné: apparemment c'était par le besoin d'une
+tristesse qui pût convenir à celle dont j'étais déjà rempli.
+
+J'aurais volontiers affirmé que je ne la reverrais jamais. C'était une
+chose comme résolue, et cependant..... Son idée, quoiqu'affaiblie par le
+découragement, par le temps, par l'affaiblissement même de ma confiance
+à un genre d'affections trop trompées et trop inutiles, son idée se
+trouvait comme liée aux sentiments de mon existence et de ma durée au
+milieu des choses. Je la voyais en moi, mais comme le souvenir
+ineffaçable d'un songe passé, comme ces idées de bonheur dont on garde
+l'empreinte, et qui ne sont plus de mon âge.
+
+Car je suis un homme fait: les dégoûts m'ont mûri: grâce à ma destinée,
+je n'ai d'autre maître que ce peu de raison qu'on reçoit d'en haut, sans
+savoir pourquoi. Je ne suis point sous le joug des passions; les désirs
+ne m'égarent point; la volupté ne me corrompra pas. J'ai laissé là
+toutes ces futilités des âmes fortes: je n'aurai point le ridicule de
+jouir des choses romanesques dont on doit revenir, ni d'être dupe d'un
+beau sentiment. Je me sens en état de voir avec indifférence un site
+heureux, un beau ciel, une action vertueuse, une scène touchante; et si
+j'y mettais assez d'importance, je pourrais, comme l'homme du meilleur
+ton, bâiller toujours en souriant toujours, m'amuser consumé de
+chagrins, et mourir d'ennui avec beaucoup de calme et de dignité.
+
+Dans le premier moment, j'ai été surpris de _la_ voir, et maintenant je
+le suis encore, parce que je ne vois pas à quoi cela peut mener. Mais
+quelle nécessité y a-t-il que cela mène à quelque chose? que d'incidents
+isolés dans le cours du monde, ou qui n'ont pas de résultats que nous
+puissions connaître! Je ne parviens pas à me défaire de cette sorte
+d'instinct qui cherche une suite et des conséquences à chaque chose,
+surtout à celles que le hasard amène. Je veux toujours y voir, et
+l'effet d'une intention, et un moyen de la nécessité. Je m'amuse de ce
+singulier penchant: il nous a fourni plus d'une occasion de rire
+ensemble; et, dans ce moment-ci, je ne le trouve point du tout
+incommode.
+
+Il est certain que si j'avais su la rencontrer, je n'aurais pas été de
+ce côté: je crois pourtant que j'aurais eu tort. Un rêveur doit tout
+voir; et un rêveur n'a malheureusement pas grand chose à craindre.
+Faudrait-il d'ailleurs éviter tout ce qui tient à la vie de l'âme, et
+tout ce qui l'avertit de ses pertes? le pourrait-on? Une odeur, un son,
+un trait de lumière me diront de même qu'il y a autre chose dans la
+nature humaine que digérer et m'assoupir. Un mouvement de joie dans le
+cœur du malheureux, ou le soupir de celui qui jouit, tout m'avertira de
+cette mystérieuse combinaison dont l'intelligence entretient et change
+sans cesse la suite infinie, et dont les corps ne sont que les matériaux
+qu'une idée éternelle arrange comme les figures d'une chose invisible,
+qu'elle roule comme des dés, qu'elle calcule comme des nombres.
+
+Revenu sur le bord de la Saône, je me disais après l'avoir quittée:
+l'œil est incompréhensible! Non-seulement il reçoit pour ainsi dire
+l'infini, mais il semble le reproduire. Il voit tout un monde; et ce
+qu'il rend, ce qu'il peut, ce qu'il exprime est plus vaste encore. Une
+grâce qui entraîne tout, une éloquence douce et profonde, une expression
+plus étendue que les choses exprimées, l'harmonie qui fait le lien
+universel, tout cela est dans l'œil d'une femme. Tout cela, et plus
+encore, est dans la voix illimitée de celle qui sent. Lorsqu'elle parle,
+elle tire de l'oubli les affections et les idées, elle éveille l'âme de
+sa léthargie, elle l'entraîne et la conduit dans tout le domaine de sa
+vie morale. Lorsqu'elle chante, il semble qu'elle agite les choses,
+qu'elle les déplace, qu'elle les forme, et qu'elle crée des sentiments
+nouveaux. La vie naturelle n'est plus la vie ordinaire: tout est
+romantique, animé, enivrant. Là, assise en repos, ou occupée d'autre
+chose, elle nous emporte, elle nous précipite avec elle dans le monde
+immense; et notre vie s'agrandit de ce mouvement sublime et calme.
+Combien, alors, paraissent froids ces hommes qui se remuent tant pour de
+si petites choses; dans quel néant ils nous retiennent, et qu'il est
+fatigant de vivre parmi des êtres turbulents et muets!
+
+Mais quand tous les efforts, tous les talents, tous les succès, et tous
+les dons du hasard ont formé un visage admirable, un corps parlait, une
+manière fine, une âme grande, un cœur délicat, un esprit étendu; il ne
+faut qu'un jour pour que l'ennui et le découragement commencent à tout
+anéantir dans le vide d'un cloître, dans les dégoûts d'un mariage
+trompeur, dans la nullité d'une vie fastidieuse.
+
+Je veux continuer à la voir. Elle n'attend plus rien; nous serons bien
+ensemble. Elle ne sera pas surprise que je sois consumé d'ennui, et je
+n'ai point à craindre d'ajouter au sien. Notre situation est fixe, et
+tellement, que je ne changerai pas la mienne en allant chez elle dès
+qu'elle aura quitté la campagne.
+
+Je me figure déjà avec quelle grâce riante et fatiguée, elle reçoit une
+société qui l'excède; et avec quelle impatience elle attend le lendemain
+des jours de plaisir.
+
+Je vois tous les jours à-peu-près les mêmes ennuis. Les concerts, les
+soirs, tous ces passe-temps sont le travail des prétendus heureux: il
+leur est à charge, comme celui de la vigne l'est à l'homme de journée;
+et davantage, car il ne porte pas avec lui sa consolation, il ne produit
+rien.
+
+
+
+
+LETTRE XLI.
+
+DATX
+Lyon, 18 mai, VI.
+
+
+L'on dirait que le sort s'attache à ramener l'homme sous la chaîne qu'il
+a voulu secouer malgré le sort. Que m'a-t-il servi de tout quitter pour
+chercher une vie plus libre? Si j'ai vu des choses selon ma nature, ce
+ne fut qu'en passant, sans en jouir, et comme pour redoubler en moi
+l'impatience de les posséder.
+
+Je ne suis point l'esclave des passions, je suis plus malheureux, leur
+vanité ne me trompera point; mais enfin ne faut-il pas que la vie soit
+remplie par quelque chose? Quand l'existence est vide, peut-elle
+satisfaire? Si la vie du cœur n'est qu'un néant agité, ne vaut-il pas
+mieux la laisser pour un néant plus tranquille? Il me semble que
+l'intelligence cherche un résultat: je voudrais que l'on me dît quel est
+celui de ma vie. Je veux quelque chose qui voile et entraîne mes
+heures; car je ne saurais toujours les sentir rouler si pesamment sur
+moi, seules et lentes, sans désirs, sans illusions, sans but. Si je ne
+puis connaître de la vie que ses misères, est-ce un bien de l'avoir
+reçue? est-ce une sagesse de la conserver?
+
+Vous ne pensez pas que trop faible contre les maux de l'humanité, je
+n'ose même en soutenir la crainte: vous me connaissez mieux. Ce n'est
+point dans le malheur que je songerais à rejeter la vie: la résistance
+éveille l'âme et lui donne une attitude plus fière; l'on se retrouve
+enfin, quand il faut lutter contre de grandes douleurs; on peut se
+plaire dans son énergie, on a du moins quelque chose à faire. Mais ce
+sont les embarras, les ennuis, les contraintes, l'insipidité de la vie
+qui me fatiguent et me rebutent. L'homme passionné peut se résoudre à
+souffrir, puisqu'il prétend jouir un jour; mais quelle considération
+peut soutenir l'homme qui n'attend rien. Je suis las de mener une vie si
+vaine. Il est vrai que je pourrais prendre patience encore; mais ma vie
+passe sans que je fasse rien d'utile, et sans que je jouisse, sans
+espoir, comme sans paix. Pensez-vous qu'avec une âme indomptable, tout
+cela puisse durer de longues années?
+
+Je croirais qu'il y a aussi une raison des choses physiques; et que la
+nécessité elle-même a une marche suivie, une sorte de fin que
+l'intelligence peut pressentir. Je me demande quelquefois où me conduira
+cette contrainte qui m'enchaîne à l'ennui, cette apathie d'où je ne puis
+jamais sortir; cet ordre de choses nul et insipide dont je ne saurais me
+débarrasser, où tout manque, diffère, s'éloigne; où toute probabilité
+s'évanouit; où l'effort est détourné; où tout changement avorte; où
+l'attente est toujours trompée, même celle d'un malheur du moins
+énergique; où l'on dirait qu'une volonté ennemie s'attache à me retenir
+dans un état de suspension et d'entraves, à me leurrer par des choses
+vagues et des espérances évasives, afin de consumer ma durée entière
+sans qu'elle ait rien atteint, rien produit, rien possédé. Je revois le
+triste souvenir des longues années perdues. J'observe comment cet avenir
+qui séduit toujours, change et s'amoindrit en s'approchant. Frappé d'un
+souffle de mort à la lueur funèbre du présent, il se décolore dès
+l'instant où l'on veut jouir; et laissant derrière lui les séductions
+qui le masquaient et le prestige déjà vieilli, il passe seul, abandonné,
+traînant avec pesanteur son spectre épuisé et hideux, comme s'il
+insultait à la fatigue que donne le glissement sinistre de sa chaîne
+éternelle: lorsque je pressens cet espace désenchanté où vont se traîner
+les restes de ma jeunesse et de ma vie; et que ma pensée cherche à
+suivre d'avance la pente uniforme où tout coule et se perd; que
+trouvez-vous que je puisse attendre à son terme, et qui pourrait me
+cacher l'abîme où tout cela va finir? Ne faudra-t-il pas bien que, las
+et rebuté, quand je suis assuré de ne pouvoir rien, je cherche au moins
+du repos? Et quand une force inévitable pèse sur moi sans relâche,
+comment reposerai-je, si ce n'est en me précipitant moi-même?
+
+Il faut que toute chose ait une fin selon sa nature. Puisque ma vie
+relative est retranchée du cours du monde, pourquoi végéter longtemps
+encore inutile au monde et fatigant à moi-même? Pour le vain instinct
+d'exister! Pour respirer et avancer en âge! Pour m'éveiller amèrement
+quand tout repose, et chercher les ténèbres quand la terre fleurit: pour
+n'avoir que le besoin des désirs, et ne connaître que le songe de
+l'existence: pour rester déplacé, isolé sur la scène des afflictions
+humaines, quand nul n'est heureux pur moi, quand, je n'ai que l'idée du
+rôle d'un homme: pour tenir à une vie perdue, lâche esclave que la vie
+repousse et qui s'attache à son ombre, avide de l'existence, comme si
+l'existence réelle lui était laissée, et voulant être misérablement
+faute d'oser n'être plus!
+
+Que me feront tous ces sophismes d'une philosophie douce et flatteuse,
+vain déguisement d'un instinct pusillanime, vaine sagesse des patients
+qui perpétue les maux si bien supportés, et qui légitime notre
+servitude par une nécessité imaginaire.
+
+Attendez, me dira-t-on, le mal moral s'épuise par sa durée même:
+attendez; les temps changeront, et vous serez satisfait; ou s'ils
+restent semblables, vous serez changé vous-même. En usant du présent tel
+qu'il est, vous aurez affaibli le sentiment trop impétueux d'un avenir
+meilleur; et quand vous aurez toléré la vie, elle deviendra bonne à
+votre cœur plus tranquille.--Une passion cesse, une perte s'oublie, un
+malheur se répare: moi, je n'ai point de passions, je ne plains ni perte
+ni malheur, rien qui puisse cesser, qui puisse être oublié, qui puisse
+être réparé. Une passion nouvelle peut distraire de celle qui vieillit:
+mais où trouverai-je un aliment pour mon cœur quand il aura perdu cette
+soif qui le consume? Il désire tout, il veut tout, il contient tout. Que
+mettre à la place de cet infini qu'exige ma pensée? Les regrets,
+s'oublient, d'autres biens les effacent: mais quels biens pourront
+tromper des regrets universels? Tout ce qui est propre à la nature
+humaine appartient à mon être; il a voulu s'en nourrir selon sa nature,
+il s'est épuisé sur une ombre impalpable: savez-vous quelque bien qui
+console du regret du monde? Si mon malheur est dans le néant de ma vie,
+le temps calmera-t-il des maux que le temps aggrave: et dois-je espérer
+qu'ils cessent, quand c'est par leur durée même qu'ils sont
+intolérables?--Attendez: des temps meilleurs produiront peut-être ce que
+semble vous interdire votre destinée présente.--Hommes d'un jour, qui
+projetez en vieillissant, et qui raisonnez, pour un avenir reculé quand
+la mort est sur vos pas; en rêvant des illusions consolantes dans
+l'instabilité des choses, ne sentirez-vous jamais leur cours rapide; ne
+verrez-vous point que votre vie s'endort en se balançant; et que cette
+vicissitude qui soutient votre cœur trompé, ne l'agite que pour
+l'éteindre à jamais dans une secousse dernière et prochaine? Si la vie
+de l'homme était éternelle, si seulement elle était plus longue, si
+seulement elle restait semblable jusques près de sa dernière heure,
+alors l'espérance pourrait me séduire, et j'attendrais peut-être ce qui
+du moins serait possible. Mais y a-t-il quelque permanence dans la vie?
+Le jour futur peut-il avoir les besoins du jour présent, et ce qu'il
+fallait aujourd'hui sera-t-il bon demain? Notre cœur change plus
+rapidement que les saisons annuelles; leurs vicissitudes souffrent du
+moins quelque permanence, parce qu'elles se répètent dans l'étendue des
+siècles. Mais nos jours que rien ne renouvelle, n'ont pas deux heures
+qui puissent être semblables: leurs saisons, qui ne se réparent pas, ont
+chacune leurs besoins; s'il en est une qui ait perdu ce qui lui était
+propre, elle l'a perdu sans retour, et nul autre âge ne saurait posséder
+ce que l'âge puissant n'a pas atteint.--C'est le propre de l'insensé de
+prétendre lutter contre la nécessité. Le sage reçoit les choses telles
+que sa destinée les donne; il ne s'attache qu'à les considérer sous les
+rapports-qui peuvent les lui rendre heureuses: sans s'inquiéter
+inutilement dans quelles voies il erre sur ce globe, il sait posséder,
+à chaque gîte qui marque sa course, et les douceurs des convenances, et
+la sécurité du repos; et devant sitôt trouver, quoiqu'il arrive, le
+terme de sa marche, il va sans effort, il s'égare même sans inquiétude.
+Que lui servirait de vouloir davantage, de résister à la force du monde,
+et de chercher à éviter des chaînes et une ruine inévitable? Nul
+individu ne saurait arrêter le cours universel, et rien n'est plus vain
+que la plainte des maux attachés nécessairement à notre nature.--Si tout
+est nécessaire, que prétendez-vous opposer à mes ennuis? Pourquoi les
+blâmer; puis-je sentir autrement? Si au contraire notre sort particulier
+est dans nos mains, si l'homme peut choisir et vouloir, il existera pour
+lui des obstacles qu'il ne saurait vaincre, et des misères auxquelles il
+ne pourra soustraire sa vie: mais tout l'effort du genre humain ne
+pourrait faire plus contre lui que de l'anéantir. Celui-là seul peut
+être soumis à tout, qui veut absolument vivre; mais celui qui ne prétend
+à rien, ne peut être soumis à rien. Vous exigez que je me résigne à des
+maux inévitables; je le veux bien aussi: mais quand je consens à tout
+quitter, il n'y a plus pour moi de maux inévitables.
+
+Les biens nombreux qui restent à l'homme dans le malheur même ne
+sauraient me retenir. Il y a plus de biens que de maux, cela est vrai
+dans le sens absolu, et pourtant ce serait s'abuser étrangement que de
+compter ainsi. Un seul mal que nous ne pouvons oublier anéantit l'effet
+de vingt biens dont nous paraissons jouir; et malgré les promesses du
+raisonnement, il est beaucoup de maux que l'on ne saurait cesser de
+sentir qu'avec des efforts et du temps, si du moins l'on n'est sectaire
+et un peu fanatique. Le temps, il est vrai, dissipe ces maux, et la
+résistance du sage les use plus vite encore; mais l'industrieuse
+imagination des autres hommes les a tellement multipliés, qu'ils seront
+toujours remplacés avant leur terme: et comme les biens passent ainsi
+que les douleurs, y eût-il dans l'homme dix plaisirs pour une seule
+peine, si l'amertume d'une seule peine corrompt cent plaisirs pendant
+toute sa durée, la vie sera au moins indifférente et inutile à qui n'a
+plus d'illusions. Le mal reste, le bien n'est plus: par quel prestige,
+pour quelle fin porterais-je la vie? Le dénouement est connu;
+qu'y-a-t-il à faire encore? La perte vraiment irréparable est celle des
+désirs.
+
+Je sais qu'un penchant naturel attache l'homme à la vie; mais c'est en
+quelque sorte un instinct d'habitude, il ne prouve nullement que la vie
+soit bonne. L'être, par cela qu'il existe, doit tenir à l'existence: la
+raison seule peut lui faire voir le néant sans effroi. Il est
+remarquable que l'homme dont la raison affecte tant de mépriser
+l'instinct, s'autorise de ce qu'il a de plus aveugle pour justifier les
+sophismes de cette même raison.
+
+On objectera que l'impatience de la vie tient à l'impétuosité des
+passions; et que le vieillard s'y attache à mesure que l'âge le calme et
+l'éclaire. Je ne veux pas examiner en ce moment, si la raison de l'homme
+qui s'éteint vaut plus que celle de l'homme dans sa force; si chaque
+âge n'a pas sa manière de sentir convenable alors, et déplacée dans
+d'autres temps; si enfin nos institutions stériles, si nos vertus de
+vieillards, ouvrages de la caducité, du moins dans leur principe,
+prouvent solidement en faveur de l'âge refroidi. Je répondrais
+seulement: toute chose mélangée est regrettée au moment de sa perte; une
+perte sans retour n'est jamais vue froidement après une longue
+possession; et notre imagination, que nous voyons toujours dans la vie
+abandonner un bien dès qu'il est atteint, pour fixer nos efforts sur
+celui qui nous reste à acquérir, ne s'arrête dans ce qui finit que sur
+le bien qui nous est enlevé, et non sur le mal dont nous sommes
+délivrés.
+
+Ce n'est pas ainsi que l'on doit estimer la valeur de la vie effective
+pour la plupart des hommes. Mais chaque jour de cette existence dont ils
+espèrent sans cesse, demandez-leur si le moment présent les satisfait,
+les mécontente, ou leur est indifférent: vos résultats seront sûrs
+alors. Toute autre estimation n'est qu'un moyen ne s'en imposer à
+soi-même; et je veux mettre une vérité claire et simple, à la place des
+idées confuses, et des sophismes rebattus.
+
+L'on me dira sérieusement: arrêtez vos désirs; bornez ces besoins trop
+avides: mettez vos affections dans les choses faciles: pourquoi chercher
+ce que les circonstances éloignent? pourquoi exiger ce dont les hommes
+se passent si bien? pourquoi vouloir des choses utiles, tant d'autres
+n'y pensent même pas? pourquoi vous plaindre des douleurs publiques;
+voyez-vous qu'elles troublent le sommeil d'un seul heureux? que servent
+ces pensées d'une âme forte et cet instinct des choses sublimes? ne
+sauriez-vous rêver la perfection sans y prétendre amener la foule qui
+s'en rit, tout en gémissant? et vous faut-il, pour jouir de votre vie,
+une existence grande ou simple, des circonstances énergiques, des lieux
+choisis, des hommes et des choses selon votre cœur? Tout est bon à
+l'homme pourvu qu'il existe; et partout où il peut vivre, il peut vivre
+bien. S'il a une bonne réputation, quelques connaissances qui lui
+veuillent du bien, une maison et de quoi se présenter dans le monde, que
+lui faut-il davantage? Certes je n'ai rien à répondre à ces conseils
+qu'un homme mûr me donnerait, et je les crois très-bons en effet pour
+ceux qui les trouvent tels.
+
+Cependant je suis plus calme maintenant, et je commence à me lasser de
+mon impatience elle-même. Des idées sombres, mais tranquilles, me
+deviennent plus familières. Je songe volontiers à ceux qui, dans le
+matin de leurs jours, ont trouvé leur éternelle nuit: ce sentiment me
+repose et me console; c'est l'instinct du soir. Mais pourquoi ce besoin
+des ténèbres? pourquoi la lumière m'est-elle pénible? Ils le sauront un
+jour; quand ils auront changé; quand je ne serai plus.
+
+Quand vous ne serez plus! méditez-vous un crime?--Si, fatigué des maux
+de la vie, et surtout désabusé de ses biens, déjà suspendu sur l'abîme
+marqué pour le moment suprême, retenu par l'ami, accusé par le
+moraliste, condamné par ma patrie, coupable aux yeux de l'homme social,
+j'avais à répondre à ses efforts, à ses reproches; voici ce me semble ce
+que je pourrais dire.
+
+J'ai tout examiné, tout connu; si je n'ai pas tout éprouvé, j'ai du
+moins tout pressenti. Vos douleurs ont flétri mon âme; elles sont
+intolérables parce qu'elles sont sans but. Vos plaisirs sont illusoires,
+fugitifs, un jour suffit pour les connaître et les quitter. J'ai cherché
+en moi le bonheur, mais sans fanatisme; j'ai vu qu'il n'était pas fait
+pour l'homme seul: je le proposai à ceux qui m'environnaient, ils
+n'avaient pas le loisir d'y songer. J'interrogeai la multitude que
+flétrit la misère, et les privilégiés que l'ennui opprime; ils m'ont
+dit, nous souffrons aujourd'hui, mais nous jouirons demain. Pour moi je
+sais que le jour qui se prépare va marcher sur la trace du jour qui
+s'écoule. Vivez, vous que peut tromper encore un prestige heureux; mais
+moi, fatigué de ce qui peut égarer l'espoir, sans attente et presque
+sans désir, je ne dois plus vivre. Je juge la vie comme l'homme qui
+descend dans la tombe, qu'elle s'ouvre donc pour moi: reculerais-je le
+terme quand il est déjà atteint? La nature offre des illusions à croire
+et à aimer; elle ne lève le voile qu'au moment marqué pour la mort: elle
+ne l'a pas levé pour vous, vivez: elle l'a levé pour moi, ma vie n'est
+déjà plus.
+
+Il se peut que le vrai bien de l'homme soit son indépendance morale, et
+que ses misères ne soient que le sentiment de sa propre faiblesse dans
+des situations multipliées; que tout soit songe hors de lui, et que la
+paix soit dans le cœur inaccessible aux illusions. Mais sur quoi se
+reposera sa pensée désabusée? que faire dans la vie quand on est
+indifférent à tout ce qu'elle renferme? Quand la passion de toutes
+choses, quand ce besoin universel des âmes fortes a consumé nos cœurs;
+quand le charme abandonne nos désirs détrompés, l'irrémédiable ennui
+naît de ces cendres refroidies: funèbre, sinistre, il absorbe tout
+espoir, il règne sur les ruines, il dévore, il éteint. D'un effort
+invincible, il creuse notre tombe, asile qui donnera du moins le repos
+par l'oubli, le calme dans le néant.
+
+Sans les désirs, que faire de la vie? Végéter stupidement; se traîner
+sur la trace inanimée des soins et des affaires; ramper énervés dans la
+bassesse de l'esclave, ou la nullité de la foule; penser sans servir
+l'ordre universel; sentir sans vivre! Ainsi, jouet lamentable d'une
+destinée que rien n'explique, l'homme abandonnera sa vie aux hasards et
+des choses et des temps. Ainsi, trompé par l'opposition de ses vœux, de
+sa raison, de ses lois, de sa nature, il se hâte d'un pas riant et plein
+d'audace vers la nuit sépulcrale. L'œil ardent, mais inquiet au milieu
+des fantômes, et le cœur chargé de douleurs, il cherche et s'égare, il
+végète et s'endort.
+
+Harmonie du monde! Rêve sublime! Fin morale, reconnaissance sociale,
+lois, devoirs, mots sacrés parmi les hommes! je ne puis vous braver
+qu'aux yeux de la foule trompée.
+
+A la vérité, j'abandonne des amis que je vais affliger, ma patrie dont
+je n'ai point assez payé les bienfaits, tous les hommes que je devais
+servir: ce sont des regrets et non pas des remords. Qui, plus que moi,
+pourra sentir le prix de l'union, l'autorité des devoirs, le bonheur
+d'être utile? J'espérais faire quelque bien, ce fut le plus flatteur, le
+plus insensé de mes rêves. Dans la perpétuelle incertitude d'une
+existence toujours agitée, précaire, asservie, vous suivez tous,
+aveugles et dociles, la trace battue de l'ordre établi; abandonnant
+ainsi votre vie à vos habitudes, et la perdant sans peine comme vous
+perdriez un jour. Je pourrais, entraîné de même par cette déviation
+universelle, laisser quelques bienfaits dans ces voies d'erreur: mais ce
+bien, facile à tous, sera fait sans moi par les hommes bons. Il en est;
+qu'ils vivent, et qu'utiles à quelque chose, ils se trouvent heureux.
+Pour moi, au sein de cet abîme de maux, je ne serai point consolé, je
+l'avoue, si je ne fais pas plus. Un infortuné près de moi sera
+peut-être soulagé, cent mille gémiront: et moi, impuissant au milieu
+d'eux, je verrai sans cesse attribuer à la nature des choses, les fruits
+amers de l'égarement humain; et se perpétuer comme l'œuvre inévitable de
+la nécessité, ces misères où je crois sentir le caprice accidentel d'une
+perfectibilité qui s'essaye! Que l'on me condamne sévèrement, si je
+refuse le sacrifice d'une vie heureuse au bien général: mais lorsque,
+devant rester inutile, j'appelle une mort trop longtemps attendue, j'ai
+des regrets, je le répète, et non pas des remords.
+
+Sous le poids d'un malheur passager, considérant la mobilité des
+impressions et des événements, sans doute je devrais attendre des jours
+plus favorables. Mais le mal qui pèse sur mes ans, n'est point un mal
+passager. Ce vide dans lequel ils s'écoulent lentement, qui le remplira?
+Qui rendra des désirs à ma vie, et une attente à ma volonté? C'est le
+bien lui-même que je trouve inutile; fassent les hommes qu'il n'y ait
+plus que des maux à déplorer! Durant l'orage, l'espoir soutient; et l'on
+s'affermit contre le danger parce qu'il peut finir; mais si le calme
+lui-même vous fatigue, qu'espérerez-vous alors? Si demain peut être bon,
+je veux bien attendre; mais si ma destinée est telle que demain ne
+pouvant être meilleur, puisse être plus malheureux encore, je ne verrai
+point ce jour funeste.
+
+Si c'est un devoir réel d'achever la vie qui m'a été donnée, sans doute
+je braverai ses misères; le temps rapide les entraînera bientôt. Quelque
+opprimés que puissent être nos jours, ils sont tolérables, puisqu'ils
+sont bornés. La mort et la vie sont en mon pouvoir; je ne tiens pas à
+l'une, je ne désire point l'autre, que la raison décide si j'ai le droit
+de choisir entre elles.
+
+C'est un crime, me dit-on, de déserter la vie; mais ces mêmes sophistes
+qui me défendent la mort, m'exposent ou m'envoient à elle. Leurs
+innovations la multiplient autour de moi, leurs préceptes m'y
+conduisent, ou leurs lois me la donnent. C'est une gloire de renoncer à
+la vie quand elle est bonne, c'est une justice de tuer celui qui veut
+vivre; et cette mort que l'on doit chercher quand on la redoute, ce
+serait un crime de s'y livrer quand on la désire! Sous cent prétextes,
+ou spécieux, ou ridicules, vous vous jouez de mon existence: moi seul je
+n'aurais plus de droits sur moi-même? Quand j'aime la vie, je dois la
+mépriser; quand je suis heureux, vous m'envoyez mourir: et si je veux la
+mort, c'est alors que vous me la défendez; vous m'imposez la vie quand
+je l'abhorre[31].
+
+Si je ne puis m'ôter la vie, je ne puis non plus m'exposer à une mort
+probable. Est-ce là cette prudence que vous demandez de vos sujets? Sur
+le champ de bataille, ils doivent calculer les probabilités avant de
+marcher à l'ennemi, et vos héros sont tous des criminels. L'ordre que
+vous leur donnez ne les justifie point: vous n'avez pas le droit de les
+envoyer à la mort, s'ils n'ont pas eu le droit de consentir à y être
+envoyés. Une même démence autorise vos fureurs et dicte vos préceptes:
+et tant d'inconséquence pourrait justifier tant d'injustice! Si je n'ai
+point sur moi-même ce droit de mort, qui l'a donne à la société? Ai-je
+cédé ce que je n'avais point? Quel principe social avez-vous inventé,
+qui m'explique comment un corps acquiert un pouvoir interne et
+réciproque que ses membres n'avaient point, et comment j'ai donné pour
+m'opprimer, un droit que je n'avais pas même pour échapper à
+l'oppression? Dira-t-on que si l'homme isolé jouit de ce droit naturel,
+il l'aliène en devenant membre de la société? Mais ce droit est
+inaliénable par sa nature, et nul ne saurait faire une convention qui
+lui ôte tout pouvoir de la rompre quand on la fera servir à son
+préjudice. On a prouvé, avant moi, que l'homme n'a pas le droit de
+renoncer à sa liberté, ou en d'autres termes, de cesser d'être homme:
+comment perdrait-il le droit le plus essentiel, le plus sûr, le plus
+irrésistible de cette même liberté, le seul qui garantisse son
+indépendance, et qui lui reste toujours contre le malheur? Jusques à
+quand de palpables absurdités asserviront-elles les hommes?
+
+Si ce pouvait être un crime d'abandonner la vie, c'est vous que
+j'accuserais, vous dont les innovations funestes m'ont conduit à vouloir
+la mort, que sans vous j'eusse éloignée; cette mort, perte universelle
+que rien ne répare, triste et dernier refuge qu'encore vous osez
+m'interdire, comme s'il vous restait quelque prise sur ma dernière
+heure, et que là aussi les formes de votre législation pussent limiter
+des droits placés hors du monde qu'elle gouverne. Opprimez ma vie; la
+loi est souvent aussi le droit du plus fort: mais la mort est la borne
+que je veux poser à votre pouvoir. Ailleurs vous commanderez, ici il
+faut prouver.
+
+Dites-moi clairement, sans vos détours habituels, sans cette vaine
+éloquence des mots qui ne me trompera pas, sans ces grands noms mal
+entendus de force, de vertu, d'ordre éternel, de destination morale;
+dites-moi simplement si les lois de la société sont faites pour le monde
+actuel et vrai, ou pour une vie future et éloignée de nous? Si elles
+sont faites pour le monde positif, dites-moi comment des lois relatives
+à un ordre de choses, peuvent m'obliger quand cet ordre n'est plus;
+comment ce qui règle la vie peut s'étendre au-delà; comment le mode
+selon lequel nous avons déterminé nos rapports peut subsister quand ces
+rapports ont fini; et comment j'ai pu jamais consentir que nos
+conventions me retinssent quand je n'en voudrais plus? Quel est le
+fondement, je veux dire le prétexte de vos lois? N'ont-elles pas promis
+_le bonheur de tous_; quand je veux la mort, apparemment je ne me sens
+pas heureux. Le pacte qui m'opprime, doit-il être irrévocable? Un
+engagement onéreux dans les choses particulières de la vie, peut trouver
+au moins des compensations; et l'on peut sacrifier un avantage quand il
+nous reste la faculté d'en posséder d'autres: mais l'abnégation totale
+peut-elle entrer dans l'idée d'un homme qui conserve quelque notion de
+droit et de vérité? Toute société est fondée sur une réunion de
+facultés, un échange de services: mais quand je nuis à la société, ne
+refuse-t-elle pas de me protéger? Si donc elle ne fait rien pour moi, ou
+si elle fait beaucoup contre moi, j'ai aussi le droit de refuser de la
+servir. Notre pacte ne lui convient plus, elle le rompt: il ne me
+convient plus, je le romps aussi: je ne me révolte pas, je sors.
+
+C'est un dernier effort de votre tyrannie jalouse. Trop de victimes vous
+échapperaient; trop de preuves de la misère publique s'élèveraient
+contre le vain bruit de vos promesses, et découvriraient vos codes
+astucieux dans leur nudité aride et leur corruption financière. J'étais
+simple de vous parler de justice! j'ai vu le sourire de la pitié dans
+votre regard paternel. Il me dit que c'est la force et l'intérêt qui
+mènent les hommes. Vous l'avez voulu: et bien! comment votre loi
+sera-t-elle maintenue? Qui punira-t-elle de son infraction?
+Atteindra-t-elle celui qui n'est plus? Vengera-t-elle sur les siens son
+effort méprisé? Quelle démence inutile! Multipliez nos misères, il le
+faut pour les grandes choses que vous projetez, il le faut pour le genre
+de gloire que vous cherchez: asservissez, tourmentez, mais du moins ayez
+un but; soyez iniques et froidement atroces; mais du moins ne le soyez
+pas en vain. Quelle dérision qu'une loi de servitude qui ne sera ni
+obéie ni vengée!
+
+Où votre force finit, vos impostures commencent: tant il est nécessaire
+à votre empire que vous ne cessiez pas de vous jouer des hommes! C'est
+la nature, c'est l'intelligence suprême qui veulent que je plie ma tête
+sous le joug insultant et lourd. Elles veulent que je m'attache à ma
+chaîne, et que je la traîne docilement, jusqu'à l'instant où il vous
+plaira de la briser sur ma tête. Quoique vous fassiez, un Dieu vous
+livre ma vie; et l'ordre du monde serait interverti si votre esclave
+échappait.
+
+L'Eternel m'a donné l'existence et m'a chargé de mon rôle individuel
+dans l'harmonie de ses œuvres; je dois le remplir jusqu'à la fin, et je
+n'ai pas le droit de me soustraire à son empire.--Vous oubliez trop tôt
+l'âme que vous m'avez donnée. Ce corps terrestre n'est que poussière, ne
+vous en souvient-il plus? Mais mon intelligence, souffle impérissable
+émanée de l'intelligence universelle, ne pourra jamais se soustraire à
+sa loi. Comment quitterais-je l'empire du maître de toutes choses? Je ne
+change que de lieu; les lieux ne sont rien pour celui qui contient et
+gouverne tout. Il ne m'a pas placé plus exclusivement sur la terre que
+dans la contrée où il m'a fait naître.
+
+La nature veille à ma conservation; je dois aussi me conserver pour
+obéir à ses lois; et puisqu'elle m'a donné la crainte de la mort, elle
+me défend de la chercher. C'est une belle phrase: mais la nature me
+conserve, ou m'immole à son gré; du moins le cours des choses n'a point
+en cela de loi connue. Lorsque je veux vivre, un gouffre s'entr'ouvre
+pour m'engloutir, la foudre descend me consumer. Si la nature m'ôte la
+vie qu'elle m'a fait aimer, je me l'ôte quand je ne l'aime plus: si elle
+m'arrache un bien, je rejette un mal: si elle livre mon existence au
+cours arbitraire des événements, je la quitte ou la conserve avec choix.
+Puisqu'elle m'a donné la faculté de vouloir et de choisir, j'en use dans
+la circonstance où j'ai à décider entre les plus grands intérêts; et je
+ne saurais comprendre que faire servir la liberté reçue d'elle, à
+choisir ce qu'elle m'inspire, ce soit l'outrager. Ouvrage de la nature,
+j'interroge ses lois, j'y trouve ma liberté. Placé dans l'ordre social,
+je réponds aux préceptes erronés des moralistes, et je rejette des lois
+que nul législateur n'avait le droit de faire.
+
+Dans tout ce que n'interdit pas une loi supérieure et évidente, mon
+désir est ma loi, puisqu'il est le signe de l'impulsion naturelle; il
+est mon droit par cela seul qu'il est mon désir. La vie n'est pas bonne
+pour moi si, désabusé de ses biens, je n'ai plus d'elle que ses maux:
+elle m'est funeste alors; je la quitte, c'est le droit de l'être qui
+choisit et qui veut[32].
+
+Si j'ose prononcer où tant d'hommes ont douté, c'est d'après une
+conviction intime: si ma décision se trouve conforme à mes besoins, elle
+n'est dictée du moins par aucune partialité: si je suis égaré, j'ose
+affirmer que je ne suis pas coupable, ne concevant pas comment je
+pourrais l'être.
+
+ * * * * *
+
+J'ai voulu savoir ce que je pouvais faire: je ne décide point ce que je
+ferai. Je n'ai ni désespoir, ni passion: il suffit à ma sécurité d'être
+certain que le poids inutile pourra être secoué quand il me pressera
+trop. Dès longtemps la vie me fatigue, et elle me fatigue tous les jours
+davantage: mais je ne suis point passionné. Je trouve aussi quelque
+répugnance à perdre irrévocablement mon être. S'il fallait choisir à
+l'instant, ou de briser tous les liens, ou d'y rester nécessairement
+attaché pendant vingt ans encore, je crois que j'hésiterais peu: mais je
+me hâte moins, parce que dans quelques mois je le pourrai comme
+aujourd'hui, et que les Alpes sont le seul lieu qui convienne à la
+manière dont je voudrais m'éteindre.
+
+
+
+
+LETTRE XLII.
+
+DATX
+Lyon, 29 mai, VI.
+
+
+J'ai lu plusieurs fois votre lettre entière. Un intérêt trop vif l'a
+dictée. Je respecte l'amitié qui vous trompe: j'ai senti que je n'étais
+pas aussi seul que je le prétendais. Vous faites valoir ingénieusement
+des motifs très-louables: mais croyez que s'il y a beaucoup à dire à
+l'homme passionné que le désespoir entraîne, il n'y a pas un mot solide
+à répondre à l'homme tranquille qui raisonne sa mort.
+
+Ce n'est pas que j'aie rien décidé. L'ennui m'accable, le dégoût
+m'attere. Je sais que ce mal est en moi. Que ne puis-je être content de
+manger et de dormir? car enfin je mange et je dors. La vie que je traîne
+n'est pas très-malheureuse. Chacun de mes jours est supportable, mais
+leur ensemble m'accable. Il faut que l'être organisé agisse, et qu'il
+agisse selon sa nature. Lui suffit-il d'être bien abrité, bien
+chaudement, bien mollement couché, nourri de fruits délicats, environné
+du murmure des eaux et du parfum des fleurs. Vous le retenez immobile:
+cette mollesse le fatigue, ces essences l'importunent, ces aliments
+choisis ne le nourrissent pas. Retirez vos dons et vos chaînes; qu'il
+agisse, qu'il souffre même; qu'il agisse, c'est jouir et vivre.
+
+Cependant l'apathie m'est devenue comme naturelle; il semble que l'idée
+d'une vie active m'effraye ou m'étonne. Les choses étroites me
+répugnent, et leur habitude m'attache. Les grandes choses me séduiront
+toujours, et ma paresse les craindrait. Je ne sais ce que je suis, ce
+que j'aime, ce que je veux; je gémis sans cause, je désire sans objet,
+et je ne vois rien, sinon que je ne suis pas à ma place.
+
+Ce pouvoir que l'homme ne saurait perdre, ce pouvoir de cesser d'être,
+je l'envisage non pas comme l'objet d'un désir constant, non pas comme
+celui d'une résolution irrévocable, mais comme la consolation qui reste
+dans les maux prolongés, comme le terme toujours possible des dégoûts et
+de l'importunité. C'est là ma chimère. Tout homme a fait, dit-on, des
+châteaux en Espagne. Quelquefois le sort les réalise.
+
+ * * * * *
+
+Vous me rappelez le mot éloquent qui termine une lettre de _Mylord
+Edouard_. Je n'y vois pas une preuve contre moi. Je pense de même sur le
+principe; mais la loi sans exception, qui défend de quitter
+volontairement la vie, ne m'en paraît pas une conséquence.
+
+La moralité de l'homme, et son enthousiasme, l'inquiétude de ses vœux,
+le besoin d'extension qui lui est habituel, semblent annoncer que sa fin
+n'est pas dans les choses fugitives; que son action n'est pas bornée aux
+spectres visibles; que sa pensée a pour objet les concepts nécessaires
+et éternels; que son affaire est de travailler à l'amélioration ou à la
+réparation du monde; que sa destination est, en quelque sorte,
+d'élaborer, de subtiliser, d'organiser, de donner à la matière plus
+d'énergie, aux êtres plus de puissance, aux organes plus de perfection,
+aux germes plus de fécondité, aux rapports des choses plus de rectitude,
+à l'ordre plus d'empire.
+
+On le regarde comme l'agent de la nature, employé par elle à achever, à
+polir son ouvrage; à mettre en œuvre les portions de la matière brute
+qui lui sont accessibles; à soumettre aux lois de l'harmonie les
+composés informes; à purifier les métaux, à embellir les plantes; à
+dégager ou combiner les principes; à changer les substances grossières
+en substances volatiles, et la matière inerte en matière active; à
+rapprocher de lui les êtres moins avancés, et à s'élever et s'avancer
+lui-même vers le principe universel de feu, de lumière, d'ordre,
+d'harmonie, d'activité.
+
+Dans cette hypothèse, l'homme qui est digne d'un aussi grand ministère,
+vainqueur des obstacles et des dégoûts, reste à son poste jusqu'au
+dernier moment. Je respecte cette constance; mais il ne m'est pas
+prouvé que ce soit là son poste. Si l'homme survit à la mort apparente,
+pourquoi, je le répète, son poste exclusif est-il plutôt sur la terre
+que dans la condition, dans le lieu où il est né. Si au contraire la
+mort est le terme absolu de son existence, de quoi peut-il être chargé
+si ce n'est d'une amélioration sociale. Ses devoirs subsistent, mais
+nécessairement bornés à la vie présente, ils ne peuvent ni l'obliger
+au-delà, ni l'obliger de rester obligé. C'est dans l'ordre social qu'il
+doit contribuer à l'ordre. Parmi les hommes il doit servir les hommes.
+Sans doute l'homme de bien ne quittera pas la vie tant qu'il pourra y
+être utile: être utile et être heureux sont pour lui une même chose;
+s'il souffre et qu'en même temps il fasse beaucoup de bien, il est plus
+satisfait que mécontent. Mais quand le mal qu'il éprouve est plus grand
+que le bien qu'il opère, il peut tout quitter: il le devrait quand il
+est inutile et malheureux, s'il pouvait être assuré que sous ces deux
+rapports, son sort ne changera pas. On lui a donné la vie sans son
+consentement; s'il était encore forcé de la garder, quelle liberté lui
+resterait-il? Il peut aliéner ses autres droits, mais jamais celui-là:
+sans ce dernier asile, sa dépendance est affreuse. Souffrir beaucoup
+pour être un peu utile, c'est une vertu qu'on peut conseiller dans la
+vie, mais non un devoir qu'on puisse prescrire à celui qui s'en retire.
+Tant que vous usez des choses, c'est une vertu obligatoire; à ces
+conditions, vous êtes membre de la cité: mais quand vous renoncez au
+pacte, le pacte ne vous oblige plus. Qu'entend-on d'ailleurs par être
+utile, en disant que chacun peut l'être. Un cordonnier, en faisant bien
+son métier, sauve à ses pratiques le désagrément d'avoir des cors:
+cependant je doute qu'un cordonnier très-malheureux, soit en conscience
+obligé de ne mourir que de paralysie, afin de continuer à bien prendre
+la mesure du pied. Quand c'est ainsi que nous sommes utiles, il nous est
+bien permis de cesser de l'être. L'homme est souvent admirable en
+supportant la vie; mais ce n'est pas à dire qu'il y soit toujours
+obligé.
+
+Il me semble que voilà beaucoup de mots pour une chose très-simple. Mais
+quelque simple que je la trouve, ne pensez pas que je m'entête de cette
+idée, et que je mette plus d'importance à l'acte volontaire qui peut
+terminer la vie, qu'à un autre acte de cette même vie. Je ne vois pas
+que mourir soit une si grande affaire; tant d'hommes meurent sans avoir
+le temps d'y penser, sans même le savoir. Une mort volontaire doit être
+réfléchie sans doute, mais il en est de même de toute les actions dont
+les conséquences ne sont pas bornées à l'instant présent.
+
+Quand une situation devient probable, voyons aussitôt ce qu'elle pourra
+exiger de nous. Il est bon d'y avoir pensé d'avance, afin de ne se pas
+trouver dans l'alternative d'agir sans avoir délibéré, ou de perdre en
+délibérations l'occasion d'agir. Un homme qui sans s'être fait des
+principes, se trouve seul avec une femme, ne se met pas à raisonner ses
+devoirs; il commence par manquer aux engagements les plus saints, il y
+pensera peut-être ensuite. Combien d'actions héroïques n'eussent pas
+été faites s'il eût fallu avant de hasarder sa vie, donner une heure à
+la discussion.
+
+Je vous le répète, je n'ai point pris de résolution: mais j'aime à voir
+qu'une ressource infaillible par elle-même, et dont l'idée peut souvent
+diminuer mon impatience, ne m'est pas interdite.
+
+
+
+
+LETTRE XLIII.
+
+DATX
+Lyon, 30 mai, VI.
+
+
+La Bruyère a dit: Je ne haïrais pas d'être livré par la confiance à une
+personne raisonnable et d'en être gouverné en toutes choses, et
+absolument, et toujours. Je serais sûr de bien faire, sans avoir le soin
+de délibérer: je jouirais de la tranquillité de celui qui est gouverné
+par la raison.
+
+Moi je vous dis que je voudrais être esclave afin d'être indépendant:
+mais je ne le dis qu'à vous. Je ne sais si vous appellerez cela une
+plaisanterie. Un homme chargé d'un rôle dans ce monde et qui peut faire
+céder les choses à sa volonté est sans doute plus libre qu'un esclave,
+ou du moins il a une vie plus satisfaisante, puisqu'il peut vivre selon
+sa pensée. Mais il y a des hommes entravés de toutes parts. S'ils font
+un mouvement, cette chaîne inextricable qui les enveloppe comme un
+filet, les repousse dans leur nullité; c'est un ressort qui réagit
+d'autant plus qu'il est heurté avec plus de force. Que voulez-vous que
+fasse un pauvre homme ainsi embarrassé. Malgré sa liberté apparente, il
+ne peut pas plus _produire au-dehors des actes de sa vie_ que celui qui
+consume la sienne dans un cachot. Ceux qui ont trouvé à leur cage un
+côté faible, et dont le sort avait oublié de river les fers,
+s'attribuant ce hasard heureux, viennent vous dire: courage! il faut
+entreprendre, il faut oser; faites comme nous. Ils ne voient point que
+ce n'est pas eux qui ont fait. Je ne dis pas que le hasard produise les
+choses; mais je crois qu'elles sont conduites au moins en partie, par
+une force étrangère à l'homme; et qu'il faut, pour réussir, un concours
+indépendant de notre volonté.
+
+S'il n'y avait pas une force morale qui modifiât ce que nous appelons
+les probabilités du hasard, le cours du monde serait dans une
+incertitude bien plus grande. Un calcul changerait plus souvent le sort
+d'un peuple: toute destinée serait livrée à une supputation obscure: le
+monde serait autre, il n'aurait plus de lois, puisqu'elles n'auraient
+plus de suite. Qui n'en voit l'impossibilité? Il y aurait contradiction;
+des hommes de bien deviendraient fortunés!
+
+S'il n'y a point une force générale qui entraîne toutes choses, quel
+singulier prestige empêche les hommes de voir avec effroi, que pour
+avoir des miroirs, des chandelles romaines, des cravates élastiques et
+des dragées de baptême, ils ont tout arrangé de manière qu'une seule
+faute ou un seul événement peut flétrir et corrompre toute une existence
+d'homme. Une femme, pour avoir oublié l'avenir durant moins d'une
+minute, n'a plus dans cet avenir que neuf mois d'amères sollicitudes et
+une vie d'opprobre. L'odieux étourdi qui vient de tuer sa victime, va le
+lendemain perdre à jamais sa santé en oubliant à son tour. Et vous ne
+voyez pas que cet état des choses où un incident perd la vie morale, où
+un seul caprice enlève mille hommes, et que vous appelez l'édifice
+social, n'est qu'un amas de misères masquées et d'erreurs illusoires, et
+que vous êtes ces enfants qui pensent avoir des jouets d'un grand prix
+parce qu'ils sont couverts de papier doré. Vous dites tranquillement:
+c'est comme cela que le monde est fait. Sans doute; et n'est-ce pas une
+preuve que nous ne sommes autre chose dans l'univers que des figures
+burlesques qu'un charlatan agite, oppose, promène en tous sens; fait
+rire, battre, pleurer, sauter, pour amuser..... qui? Je ne le sais pas.
+Mais c'est pour cela que je voudrais être esclave: ma volonté serait
+soumise, et ma pensée serait libre. Au contraire, dans ma prétendue
+indépendance, il faudrait que je fisse selon ma pensée: cependant je ne
+le puis pas, et je ne saurais voir clairement pourquoi je ne le pourrais
+pas; il s'ensuit que tout mon être est dans l'assujettissement, sans se
+résoudre à le souffrir.
+
+Je ne sais pas bien ce que je veux. Heureux celui qui ne veut que faire
+ses affaires; il peut se montrer à lui-même son but. Rien de grand (je
+le sens profondément), rien de ce qui est possible à l'homme et sublime
+selon sa pensée, n'est inaccessible à ma nature: et pourtant, je le sens
+de même, ma fin est manquée, ma vie est perdue, stérilisée: elle est
+déjà frappée de mort; son agitation est aussi vaine qu'immodérée; elle
+est puissante, mais stérile, oisive et ardente au milieu du paisible et
+éternel travail des êtres. Je ne sais que vouloir; il faut donc que je
+veuille toutes choses, car enfin je ne puis trouver de repos quand je
+suis consumé de besoins, je ne puis m'arrêter à rien dans le vide. Je
+voudrais être heureux! Mais quel homme aura le droit d'exiger le bonheur
+sur une terre où presque tous s'épuisent tout entiers seulement à
+diminuer leurs misères.
+
+Si je n'ai point la paix du bonheur, il me faut l'activité d'une vie
+forte. Certes je ne veux pas me traîner de degrés en degrés; prendre
+place dans la société; avoir des supérieurs, avoués pour tels, afin
+d'avoir des inférieurs à mépriser. Rien n'est burlesque comme cette
+hiérarchie des mépris qui descend selon des proportions très-exactement
+nuancées, et embrasse tout l'état, depuis le prince soumis à Dieu seul,
+dit-il, jusqu'au plus pauvre décroteur du faubourg, soumis à la femme
+qui le loge la nuit sur de la paille usée. Un maître d'hôtel n'ose
+marcher dans l'appartement de monsieur; mais dès qu'il s'est retourné
+vers la cuisine, le voilà qui règne. Vous prendriez pour le dernier des
+hommes le marmiton qui tremble sous lui: pas du tout; car il commande
+très-durement à la femme pauvre qui vient emporter les ordures, et qui
+gagne quelques sous par sa protection. Le valet que l'on charge des
+commissions, est homme de confiance: il donne lui-même ses commissions
+au valet dont la figure moins heureuse est laissée aux gros ouvrages: et
+le mendiant qui a su se mettre en vogue, accable de tout son génie le
+mendiant qui n'a pas d'ulcère.
+
+Celui-là seul aura pleinement vécu qui passe sa vie entière dans la
+position à laquelle son caractère le rend propre: ou bien celui-là
+encore dont le génie embrasse les divers objets, que sa destinée
+conduit dans toutes les situations possibles à l'homme, et qui dans
+toutes, sait être ce que sa situation demande. Dans les dangers, il est
+Morgan; maître d'un peuple, il est Lycurgue; chez des barbares, il est
+Odin; chez les Grecs, il est Alcibiade; dans le crédule Orient, il est
+Zerdust: il vit dans la retraite comme Philoclès; maître du monde, il
+gouverne comme Trajan[33]; dans une terre sauvage, il s'affermit pour
+d'autres temps, il dompte les caymans, il traverse les fleuves à la
+nage, il poursuit le bouquetin sur les granits glacés, il allume sa pipe
+à la lave des volcans[34], il détruit autour de son asile l'ours du
+Nord, percé des flèches que lui-même a faites. Mais l'homme doit si peu
+vivre, et la durée de ce qu'il laisse après lui a tant d'incertitude! Si
+son cœur n'était pas avide, peut-être sa raison lui dirait-elle de vivre
+seulement sans douleurs, en donnant auprès de lui le bonheur à quelques
+amis dignes d'en jouir sans détruire son ouvrage.
+
+Les sages, dit-on, vivant sans passion, vivent sans impatience; et comme
+ils voient toutes choses d'un même œil, ils trouvent dans leur quiétude
+la paix et la dignité de la vie. Mais de grands obstacles s'opposent
+souvent à cette tranquille indifférence. Pour recevoir le présent comme
+il s'offre, et mépriser l'espoir ainsi que les craintes de l'avenir, il
+n'est qu'un moyen sûr, facile et simple, c'est d'éloigner de son idée
+cet avenir dont la pensée agite toujours, puisqu'elle est toujours
+incertaine. Pour n'avoir ni craintes ni désir, il faut tout abandonner à
+l'événement comme à une sorte de nécessité, jouir ou souffrir selon
+qu'il arrive; et, l'heure suivante dût-elle amener la mort, n'en pas
+user moins paisiblement de l'instant présent. Une âme ferme habituée à
+des considérations élevées, peut parvenir à l'indifférence du sage sur
+ce que les hommes inquiets ou prévenus appellent des malheurs et des
+biens: mais quand il faut songer à cet avenir, comment n'en être pas
+inquiété? S'il faut le disposer, comment l'oublier? S'il faut arranger,
+projeter, conduire, comment n'avoir point de sollicitude? On doit
+prévoir les incidents, les obstacles, les succès; or, les prévoir, c'est
+les craindre ou les espérer. Pour faire, il faut vouloir; et vouloir,
+c'est être dépendant. Le grand mal est d'être force d'agir librement.
+L'esclave a bien plus de facilité pour être véritablement libre. Il n'a
+que des devoirs personnels; il est conduit par la loi de sa nature:
+c'est la loi naturelle à l'homme, et elle est simple. Il est encore
+soumis à son maître; mais cette loi là est claire. Epictète fut plus
+heureux que Marc-Aurèle. L'esclave est exempt de sollicitudes, elles
+sont pour l'homme libre: l'esclave n'est pas obligé de chercher sans
+cesse à accorder lui-même avec le cours des choses; concordance toujours
+incertaine et inquiétante, perpétuelle difficulté de la vie de l'homme
+qui veut raisonner sa vie. Certainement c'est une nécessité, c'est un
+devoir de songer à l'avenir, de s'en occuper, d'y mettre même ses
+affections lorsqu'on est responsable du sort des autres. L'indifférence
+alors n'est plus permise; et quel est l'homme, même isolé en apparence,
+qui ne puisse être bon à quelque chose, et qui par conséquent ne doive
+en chercher les moyens? Quel est celui dont l'insouciance n'entraînera
+jamais d'autres maux que les siens propres?
+
+Le sage d'Epicure ne doit avoir ni femme ni enfants, mais cela même ne
+suffit pas encore. Dès-lors que les intérêts de quelqu'autre sont
+attachés à notre prudence, des soins petits et inquiétants altèrent
+notre paix, inquiètent notre âme, et souvent même éteignent notre génie.
+
+Qu'arrivera-t-il à celui que de telles entraves compriment, et qui est
+né pour s'en irriter? Il luttera péniblement entre ces soins auxquels il
+se livre malgré lui, et le dédain qui les lui rend étrangers. Il ne sera
+ni au-dessus des événements parce qu'il ne le doit pas, ni propre à en
+bien user. Il sera variable dans la sagesse, et impatient ou gauche dans
+les affaires: et il ne fera rien de bon parce qu'il ne pourra rien faire
+selon sa nature. Il ne faut être ni père ni époux, si l'on veut vivre
+indépendant: il faudrait peut-être n'avoir pas même d'amis; mais être
+ainsi seul, c'est vivre bien tristement, c'est vivre inutile. Un homme
+qui règle la destinée publique, qui médite et fait de grandes choses,
+peut ne tenir à aucun individu en particulier, les peuples sont ses
+amis; et, bienfaiteur des hommes, il peut se dispenser de l'être d'un
+homme: mais il me semble que dans la vie obscure, il faut au moins
+chercher quelqu'un avec qui l'on ait des devoirs à remplir. Cette
+indépendance philosophique est une vie commode, mais froide. Celui qui
+n'est pas enthousiaste doit la trouver insipide à la longue. Il est
+affreux de finir ses jours on disant: nul cœur n'a été heureux par mon
+moyen; nulle félicité d'homme n'a été mon ouvrage; j'ai passé impassible
+et nul, comme le glacier qui dans les autres des montagnes, a résisté
+aux feux du midi, mais qui n'est pas descendu dans la vallée protéger de
+ses eaux les pâturages flétris sous leurs rayons brûlants.
+
+La religion finit toutes ses anxiétés; elle fixe tant d'incertitudes;
+elle donne un but qui n'étant jamais atteint, n'est jamais dévoilé; elle
+nous assujettit pour nous mettre en paix avec nous-mêmes; elle nous
+promet des biens dont l'espoir reste toujours, parce que nous ne
+saurions en faire l'épreuve; elle écarte l'idée du néant, elle écarte
+les passions de la vie; elle nous débarrasse de nos maux désespérants,
+de nos biens fugitifs; et elle met à la place un songe dont l'espérance,
+meilleure peut-être que tous les biens réels, dure du moins jusqu'à la
+mort. Elle est aussi bienfaisante qu'elle est solennelle: mais elle
+semble n'exister que pour ouvrir au cœur de l'homme des abîmes nouveaux.
+Elle est fondée sur des dogmes que plusieurs ne peuvent croire: en
+désirant ses effets, ils ne peuvent les éprouver; en regrettant sa
+sécurité, ils ne sauraient en jouir: ils cherchent ces célestes
+espérances, et ils ne voient qu'un rêve des mortels; ils aiment la
+récompense de l'homme bon, mais ils ne voient pas qu'ils aient mérité de
+la nature; ils voudraient perpétuer, leur être, et ils voient que tout
+passe. Tandis que le novice à peine tonsuré, entend distinctement les
+anges qui célèbrent ses jeunes et ses mérites, eux qui ont le sentiment
+de la vertu, savent assez qu'ils n'atteignent point sa sublime hauteur:
+accablés de leur faiblesse et du vide de leurs destins, ils n'ont pas
+une autre attente que de désirer, de s'agiter et de passer comme l'ombre
+qui n'a rien connu.
+
+
+
+
+LETTRE XLIV.
+
+DATX
+Lyon, 15 juin, VI.
+
+
+J'ai relu, j'ai pesé vos objections, ou si vous voulez, vos reproches:
+c'est ici une question sérieuse; je vais y répondre à-peu-près. Si les
+heures que l'on passe à discuter sont ordinairement perdues, celles
+qu'on passe à s'écrire ne le sont point.
+
+Croyez-vous bien sérieusement que cette opinion, qui, dites-vous, ajoute
+à mon malheur, dépende de moi? Le plus sûr est de croire: je ne le
+conteste pas. Vous me rappelez aussi ce que l'on n'a pas moins dit, que
+cette croyance est nécessaire pour sanctionner la morale.
+
+J'observe d'abord que je ne prétends point décider; que j'aimerais même
+à ne pas nier, mais que je trouve au moins téméraire d'affirmer. Sans
+doute c'est un malheur que de pencher à croire impossible ce dont on
+désirerait la réalité, mais j'ignore comment on peut échapper à ce
+malheur[35] quand on y est tombé.
+
+La mort, dites-vous, n'existe point pour l'homme. Vous trouvez impie le
+_hic jacet_. L'homme de bien, l'homme de génie n'est pas là sous ce
+marbre froid, dans cette cendre morte. Qui dit cela? Dans ce sens _hic
+jacet_ sera faux sur la tombe d'un chien: son instinct fidèle et
+industrieux n'est plus là. Où est-il? Il n'est plus.
+
+Vous me demandez ce, qu'est devenu le mouvement, l'esprit, l'âme de ce
+corps qui vient de pourrir: la réponse est très-simple. Quand le feu de
+votre cheminée s'éteint, sa lumière, sa chaleur, son mouvement enfin le
+quitte, comme chacun sait, et s'en va dans un autre monde pour y être
+éternellement récompensé s'il a réchauffé vos pieds, et éternellement
+puni s'il a brûlé vos pantoufles.
+
+Ainsi l'harmonie de la lyre que l'Ephore vient de faire briser, passera
+de pipeaux en sifflets, jusqu'à ce qu'elle ait expié par des sons plus
+austères ces modulations voluptueuses qui corrompaient la morale. Rien
+ne peut être anéanti. Non: un être, un corpuscule n'est pas anéanti;
+mais une forme, un rapport, une faculté le sont. Je voudrais bien que
+l'âme de l'homme bon et infortuné lui survécût pour un bonheur immortel.
+Mais si l'idée de cette félicité céleste a quelque chose de céleste
+elle-même, cela ne prouve point qu'elle ne soit pas un rêve. Ce dogme
+est beau et consolant sans doute; mais ce que j'y vois de beau, ce que
+j'y trouverais de consolant, loin de me le prouver, ne me donne pas même
+l'espérance de le croire. Quand un sophiste s'avisera de me dire que si
+je suis dix jours soumis à sa doctrine, je recevrai au bout de ce temps
+des facultés surnaturelles, que je resterai invulnérable, toujours
+jeune, possédant tout ce qu'il faut au bonheur, puissant pour faire le
+bien, et dans une sorte d'impuissance de vouloir aucun mal; ce songe
+flattera sans doute mon imagination, j'en regretterai peut-être les
+promesses séduisantes, mais je ne pourrai pas y voir la vérité.
+
+En vain il m'objectera que je ne cours aucun risque à le croire. S'il me
+promettait plus encore pour être persuadé que le soleil luit à minuit,
+cela ne serait pas en mon pouvoir. S'il me disait ensuite: à la vérité,
+je vous faisais un mensonge, et je trompe de même les autres hommes;
+mais ne les avertissez point, car c'est, pour les consoler; ne
+pourrais-je lui répliquer que sur ce globe âpre et fangeux, où discutent
+et souffrent dans une même incertitude, quelques cent millions
+d'immortels gais ou navrés, ivres ou moroses, sémillants ou imbéciles,
+trompés ou atroces, nul n'a encore prouvé que ce fût un devoir de dire
+ce qu'on croit consolant, et de taire ce que l'on croit vrai.
+
+Très-inquiets et plus ou moins malheureux, nous attendons sans cesse
+l'heure suivante, le jour suivant, l'année suivante. Il nous faut à la
+fin une vie suivante. Nous avons existé sans vivre; nous vivrons donc un
+jour; conséquence plus flatteuse que juste. Si elle est une consolation
+pour le malheureux; cela même est une raison de plus pour que la vérité
+m'en soit suspecte. C'est un assez beau rêve qui dure jusqu'à ce qu'on
+s'endorme pour jamais. Conservons cet espoir: heureux celui qui l'a!
+Mais convenons que la raison qui le rend si universel n'est pas
+difficile à trouver.
+
+Il est vrai qu'on ne risque rien d'y croire quand on peut: mais il ne
+l'est pas moins que le grand Paschal a dit une puérilité quand il a dit:
+Croyez, parce que vous ne risquez rien de croire, et que vous risquez
+beaucoup en ne croyant pas. Ce raisonnement est décisif, s'il s'agit de
+la conduite, il est absurde quand c'est la foi que l'on demande. Croire
+a-t-il jamais dépendu de la volonté?
+
+L'homme de bien ne peut que désirer l'immortalité. On a osé dire d'après
+cela: le méchant seul n'y croit pas. Ce jugement téméraire place dans la
+classe de ceux qui ont à redouter une justice éternelle, plusieurs des
+plus sages et des plus grands des hommes. Ce mot de l'intolérance serait
+atroce, s'il n'était pas imbécile.
+
+Tout homme qui croit finir en mourant est l'ennemi de la société; il est
+nécessairement égoïste et méchant avec prudence: autre erreur. Helvétius
+connaissait mieux les différences du cœur humain, lorsqu'il disait: il y
+a des hommes si malheureusement nés qu'ils ne sauraient se trouver
+heureux que par des actions qui mènent à la Grève. Il y a aussi des
+hommes qui ne peuvent être bien qu'au milieu des hommes contents, qui se
+sentent dans tout ce qui jouit et souffre, et qui ne sauraient être
+satisfaits d'eux-mêmes que s'ils contribuent à l'ordre des choses et à
+la félicité des hommes. Ceux-là tâchent de bien faire sans croire
+beaucoup à l'étang de soufre.
+
+Au moins, objectera-t-on, la foule n'est pas ainsi organisée. Dans le
+vulgaire des hommes, chaque individu ne cherche que son intérêt
+personnel, et sera méchant s'il n'est utilement trompé. Ceci peut être
+vrai jusqu'à un certain point. Si les hommes ne devaient et ne pouvaient
+jamais être détrompés, il n'y aurait plus qu'à décider si l'intérêt
+public donne le droit de tromper, et si c'est un crime ou du moins un
+mal de dire la vérité contraire. Mais, si cette erreur utile, ou donnée
+pour telle, ne peut avoir qu'un temps; s'il est inévitable qu'un jour on
+cesse de croire sur parole; ne faut-il point avouer que tout votre
+édifice moral restera sans appui quand une fois ce brillant échafaudage
+se sera écroulé. Pour prendre des moyens plus faciles et plus courts
+d'assurer le présent, vous exposez l'avenir à la subversion la plus
+sinistre et peut-être la plus irrémédiable. Si au contraire vous eussiez
+su trouver dans le cœur humain les bases naturelles de sa moralité; si
+vous eussiez su y mettre ce qui pouvait manquer au mode social, aux
+institutions de la cité; votre ouvrage plus difficile, il est vrai, et
+plus savant, eût été durable comme le monde.
+
+Si donc il arrivait que mal persuadé de ce que n'ont pas cru eux-mêmes
+plusieurs des plus vénérés d'entre vous, on vînt à dire: les nations
+commencent à vouloir des certitudes et à distinguer les choses
+positives; la morale se déprave, et la foi n'est plus. Il faut se hâter
+de prouver aux hommes qu'indépendamment d'une vie future, la justice est
+nécessaire à leurs cœurs; que pour l'individu même, il n'y a point de
+bonheur sans la raison; et que les vertus morales sont des lois de la
+nature aussi nécessaires à l'homme en société que les lois des besoins
+des sens. Si, dis-je, il était de ces hommes justes et amis de l'ordre
+par leur nature, dont le premier besoin fût de ramener les hommes à plus
+d'union, de conformités et de jouissances: si, laissant dans le doute ce
+qui n'a jamais été prouvé, ils rappelaient aux hommes les principes de
+justice et d'amour universel qu'on ne saurait contester: s'ils se
+permettaient de leur parler des voies invariables du bonheur: si,
+entraînés par la vérité qu'ils sentent, qu'ils voient et que vous
+reconnaissez vous-mêmes, ils consacraient leur vie à l'annoncer de
+différentes manières et à la persuader avec le temps: pardonnez,
+ministres de vérité, à des moyens qui ne sont pas précisément les
+vôtres, mais qui serviront la vérité; considérez, je vous prie, qu'il
+n'est plus d'usage de lapider, que les miracles modernes ont fait
+beaucoup rire, que les temps sont changés, et qu'il faudra que vous
+changiez avec eux.
+
+Je quitte les interprètes du ciel, que leur grand caractère, rend
+très-utiles ou très-funestes, tout-à-fait bons ou tout-à-fait médians,
+les uns vénérables, les autres dignes d'exécration. Je reviens à votre
+lettre. Je ne réponds pas à tous ses points, parce que la mienne serait
+trop longue; mais je ne saurais laisser passer une objection spécieuse
+en effet, sans observer qu'elle n'est pas aussi fondée qu'elle pourrait
+d'abord le paraître.
+
+La nature est conduite par des forces inconnues et selon des lois
+mystérieuses: l'ordre est sa mesure, l'intelligence est son mobile: il
+n'y a pas bien loin, dit-on, de ces données prouvées et obscures, à nos
+dogmes inexplicables. Plus loin qu'on ne pense.[36]
+
+Beaucoup d'hommes extraordinaires ont cru aux présages, aux songes, aux
+moyens secrets des forces invisibles; beaucoup d'hommes extraordinaires
+ont donc été superstitieux: je le veux bien, mais du moins ce ne fut pas
+à la manière des petits esprits. L'historien d'Alexandre dit qu'il était
+superstitieux, frère Labre l'était aussi: mais Alexandre et frère Labre
+ne l'étaient pas de la même manière, il y avait bien quelques
+différences entre leurs pensées. Je crois que nous reparlerons de cela
+une autre fois.
+
+Pour les efforts presque surnaturels que la religion fit faire, je n'y
+vois pas une grande preuve d'origine divine. Tous les genres de
+fanatisme ont produit des choses qui surprennent quand on est de
+sang-froid.
+
+Quand vos dévots ont trente mille livres de rente, et qu'ils donnent
+beaucoup de sous aux pauvres, on vante leurs aumônes. Quand les
+bourreaux leur _ouvrent le ciel_, on crie que sans la grâce d'en haut,
+ils n'auraient jamais eu la force d'accepter une félicité éternelle. En
+général, je n'aperçois point ce que leurs vertus peuvent avoir qui
+m'étonnât à leur place. Le prix est assez grand: mais eux sont souvent
+bien petits. Pour aller droit, ils ont sans cesse besoin de voir l'enfer
+à gauche, le purgatoire à droite, et le ciel en face. Je ne dis pas
+qu'il n'y ait point d'exceptions; il me suffit qu'elles soient rares.
+
+Si la religion a fait de grandes choses, c'est avec des moyens immenses.
+Celles que la bonté du cœur a faites tout naturellement, sont moins
+éclatantes peut-être, moins opiniâtres et moins prônées, mais plus sûres
+comme plus utiles.
+
+Le stoïcisme eut aussi ses héros. Il les eut sans promesses éternelles,
+sans menaces infinies. Si un culte eût fait tant avec si peu, on en
+tirerait de belles preuves de son institution divine.
+
+DATX
+A demain.
+
+ * * * * *
+
+Examinez deux choses: si la religion n'est pas un des plus faibles
+moyens sur la classe qui reçoit ce qu'on appelle de l'éducation: et s'il
+n'est pas absurde qu'il ne soit donné de l'éducation qu'à la dixième
+partie des hommes.
+
+Quand on a dit que le Stoïcien n'avait qu'une fausse vertu, parce qu'il
+ne prétendait pas à la vie éternelle, on a porté l'impudence du zèle à
+un excès rare.
+
+C'est un exemple non moins curieux de l'absurdité où la fureur du dogme
+peut entraîner même un bon esprit, que ce mot du célèbre Tilotson: la
+véritable raison pour laquelle un homme est athée, c'est qu'il est
+méchant.
+
+Je veux que les lois civiles se trouvent insuffisantes pour cette
+multitude que l'on ne forme pas, dont on ne s'inquiète pas, que l'on
+fait naître et qu'on abandonne au hasard des affections ineptes et des
+habitudes crapuleuse. Cela prouve seulement qu'il n'y a que misère et
+confusion sous le calme apparent des vastes Etats; que la politique,
+dans la véritable acception de ce mot, s'est absentée de notre terre où
+la diplomatie, où l'administration financière font des pays florissants
+pour les poèmes, et gagnent des victoires pour les gazettes.
+
+Je ne veux point discuter une question compliquée: que l'histoire
+prononce! Mais n'est-il pas notoire que les terreurs de l'avenir ont
+retenu bien peu de gens disposés à n'être retenus par aucune autre
+chose. Pour le reste des hommes, il est des freins plus naturels, plus
+directs, et dès-lors plus puissants. Puisque l'homme avait reçu le
+sentiment de l'ordre, puisqu'il était dans sa nature, il fallait en
+rendre le besoin sensible à tous les individus. Il fût resté moins de
+scélérats que vos dogmes n'en laissent; et vous eussiez eu de moins tous
+ceux qu'ils font.
+
+On dit que les premiers crimes mettent aussitôt dans le cœur le supplice
+du remords, et qu'ils y laissent pour toujours le trouble; et l'on dit
+qu'un athée, s'il est conséquent, doit voler son ami et assassiner son
+ennemi: c'est une des contradictions que je croyais voir dans les écrits
+des défenseurs de la foi. Mais il ne peut y en avoir, puisque les hommes
+qui écrivent sur des choses révellées n'auraient aucun prétexte qui
+excusât l'incertitude et les variations: ils en sont tellement éloignés,
+qu'ils n'en pardonnent pas même l'apparence à ces profanes qui annoncent
+avoir reçu en partage une raison faible et non inspirée, le doute et non
+l'infaillibilité.
+
+Qu'importe, diront-ils encore, d'être content de soi-même si l'on ne
+croit pas à la vie future? Il importe au repos de celle-ci, laquelle est
+tout alors.
+
+S'il n'y avait point d'immortalité, poursuivent-ils, qu'est-ce que
+l'homme vertueux aurait gagné à bien faire? Il y aurait gagné tout ce
+que l'homme vertueux estime, et perdu seulement ce que l'homme vertueux
+n'estime pas, c'est-à-dire ce que vos passions ambitionnent souvent
+malgré votre croyance.
+
+Sans l'espérance et la terreur de la vie future, vous ne reconnaissez
+point de mobile: mais la tendance à l'ordre ne peut-elle faire une
+partie essentielle de nos inclinations, de notre _instinct_, comme la
+tendance à la conservation, à la reproduction? N'est-ce rien que de
+vivre dans le calme et la sécurité du juste?
+
+Dans l'habitude trop exclusive de lier à vos désirs immortels et à vos
+idées célestes, tout sentiment magnanime, toute idée droite et pure,
+vous supposez toujours que tout ce qui n'est pas surnaturel est vil, que
+tout ce qui n'exalte pas l'homme jusqu'au séjour des béatitudes, le
+rabaisse nécessairement au niveau de la brute; que des vertus terrestres
+ne sont qu'un déguisement misérable; et qu'une âme bornée à la vie
+présente n'a que des désirs infâmes et des pensées immondes. Ainsi
+l'homme juste et bon, qui, après quarante ans de patience dans les
+douleurs, d'équité parmi les fourbes, et d'efforts généreux que le ciel
+doit couronner, viendrait à reconnaître la fausseté des dogmes qui
+faisaient sa consolation, et qui soutenaient sa vie laborieuse dans
+l'attente d'un repos céleste; ce sage dont l'âme est nourrie du calme de
+la vertu, et pour qui bien faire c'est vivre, changeant de besoins
+présents parce qu'il a changé de système sur l'avenir, et ne voulant
+plus du bonheur actuel parce qu'il pourrait bien ne pas durer toujours,
+va tramer une perfidie contre l'ancien ami qui n'a jamais douté de son
+cœur; il va s'occuper des moyens vils mais secrets d'obtenir de l'or et
+du pouvoir; et pourvu qu'il échappe à la justice des hommes, il va
+croire que son intérêt se trouve désormais à tromper les bons, à
+opprimer les malheureux, à ne garder de l'honnête homme qu'un dehors
+prudent, et à mettre dans son cœur tous les vices qu'il avait abhorré
+jusqu'alors? Sérieusement, je n'aimerais pas faire une pareille question
+à vos sectaires, à ces vertueux exclusifs; car s'ils me répondaient par
+la négative, je leur dirais qu'ils sont très-inconséquents, or il ne
+faut jamais perdre de vue que des inspirés n'ont pas d'excuse en cela;
+et s'ils osaient avancer l'affirmative, ils me feraient pitié.
+
+Si l'idée de l'immortalité a tous les caractères d'un songe admirable,
+celle de l'anéantissement n'est pas susceptible d'une démonstration
+rigoureuse. L'homme de bien désire nécessairement de ne pas périr tout
+entier: n'est-ce pas assez pour l'affermir?
+
+Si, pour être juste, on avait besoin de l'espoir d'une vie future, cette
+possibilité vague serait encore suffisante. Elle est superflue pour
+celui qui raisonne sa vie; les considérations du temps présent peuvent
+lui donner moins de satisfaction, mais elles le persuadent de même; car
+il a le besoin présent d'être juste. Les autres hommes n'écoutent que
+les intérêts du moment. Ils pensent au paradis quand il s'agit des rites
+religieux; mais dans les choses morales, la crainte des suites, celle de
+l'opinion, celle des lois, les penchants de l'âme sont leur seule règle.
+Les devoirs imaginaires sont fidèlement observés par quelques-uns; les
+véritables sont sacrifiés par presque tous quand il n'y a pas de danger
+temporel.
+
+Donnez aux hommes la justesse de l'esprit et la bonté du cœur, vous
+aurez une telle majorité d'hommes de bien, que le reste sera entraîné
+par ses intérêts même les plus directs et les plus grossiers. Au
+contraire, vous rendez les esprits faux et les âmes petites. Depuis
+trente siècles, les résultats sont dignes de la sagesse des moyens. Tous
+les genres de contrainte ont des effets funestes, et des résultats
+éphémères: il faudra enfin persuader.
+
+J'ai de la peine à quitter un sujet aussi important qu'inépuisable.
+
+Je suis si loin d'avoir de la partialité contre le Christianisme, que je
+déplore ce que la plupart de ses zélateurs ne pensent guère à déplorer
+eux-mêmes. Je me plaindrais volontiers comme eux, de la perte du
+christianisme: avec cette différence néanmoins qu'ils le regrettent tel
+qu'il fut exécuté, tel même qu'il existait il y a un demi-siècle; et que
+je ne trouve pas que ce christianisme-là soit bien regrettable.
+
+Les conquérants, les esclaves, les poètes, les prêtres _païens_ et les
+nourrices parvinrent à défigurer les traditions de la Sagesse antique à
+force de mêler les races, de détruire les écrits, d'expliquer et de
+confondre les allégories, de laisser le sens profond et vrai pour
+chercher des idées absurdes qu'on puisse admirer, et de personnifier les
+êtres abstraits afin d'avoir beaucoup à adorer.
+
+Les grandes conceptions étaient avilies. Le Principe de vie,
+l'Intelligence, la Lumière, l'Eternel n'était plus que le mari de Junon:
+l'Harmonie, la Fécondité, le lien des êtres, n'étaient plus que l'amante
+d'Adonis: la Sagesse impérissable n'était plus connue que par son hibou:
+les grandes idées de l'immortalité et de la rémunération consistaient
+dans la crainte de tourner une roue et dans l'espoir de se promener sous
+des rameaux verts. La Divinité indivisible était partagée en une
+multitude hiérarchique agitée de passions misérables: le résultat, du
+génie des races primitives, les emblèmes des lois universelles n'étaient
+plus que des pratiques superstitieuses, dont les enfants riaient dans
+les villes.
+
+Rome avait changé le monde, et Rome changeait. La Terre inquiète,
+agitée, opprimée ou menacée, instruite et trompée, ignorante et
+désabusée, avait tout perdu sans avoir rien remplacé; encore endormie
+dans l'erreur, elle était déjà étonnée du bruit confus des vérités que
+la science cherchait.
+
+Une même domination, les mêmes intérêts, la même terreur, le même esprit
+de ressentiment et de vengeance contre le Peuple-roi, tout rapprochait
+les nations. Leurs habitudes étaient interrompues, leurs constitutions
+n'étaient plus; l'amour de la cité, l'esprit de séparation, d'isolement,
+de haine pour les étrangers, s'était affaibli dans le désir général de
+résister aux vainqueurs de la terre, ou dans la nécessité d'en recevoir
+des lois: le nom de Rome avait tout réuni. Les vieilles religions des
+peuples n'étaient plus que des traditions de province: le Dieu du
+Capitole avait fait oublier leurs Dieux, et l'apothéose des empereurs le
+faisait oublier lui-même; partout, les autels les plus fréquentés
+étaient ceux des Césars.
+
+C'était la plus grande époque de l'histoire du monde: il fallait élever
+un monument majestueux et simple sur ces monuments ruinés des diverses
+régions connues.
+
+Il fallait une croyance sublime puisque la morale était méconnue: il
+fallait des dogmes impénétrables peut-être, mais nullement risibles,
+puisque les lumières s'étendaient. Puisque tous les cultes étaient
+avilis, il fallait un culte majestueux et digne de l'homme qui cherche à
+agrandir son âme par l'idée d'un Dieu du monde. Il fallait des rites
+imposants, rares, désirés, mystérieux mais simples, des rites comme
+surnaturels, mais aussi convenables à la raison de l'homme qu'à son
+cœur. Il fallait ce qu'un grand génie pouvait seul établir, et que je ne
+fais qu'entrevoir.
+
+Mais vous avez fabriqué, raccommodé, essayé, corrigé, recommencé je ne
+sais quel amas incohérent de cérémonies triviales et de dogmes un peu
+propres à scandaliser les faibles: vous avez mêlé ce composé hasardeux à
+une morale quelquefois fausse, souvent fort belle, et habituellement
+austère, seul point sur lequel vous n'ayez pas été gauches. Vous passez
+quelques centaines d'années à arranger tout cela par inspiration; et
+votre lent ouvrage, industrieusement réparé, mais mal conçu, n'est fait
+pour durer qu'à-peu-près autant de temps que vous en mettez à l'achever.
+
+Jamais on ne fit une maladresse plus surprenante que de confier le
+sacerdoce aux premiers venus, et d'avoir une populace d'hommes-de-Dieu.
+On multiplia hors de toute mesure ce sacrifice auguste dont la nature
+était essentiellement l'unité: on parut ne voir jamais que les effets
+directs et les convenances du moment: on mit partout des sacrificateurs
+et des confesseurs; on fit partout des prêtres et des moines, ils se
+mêlèrent de tout, et partout on en trouve des troupes dans le luxe ou
+dans la mendicité.
+
+Cette multitude est commode, dit-on, pour les fidèles. Mais il n'est pas
+bon qu'en cela le peuple trouve ainsi toutes ses commodités au coin de
+sa rue. Il est insensé de confier les fonctions religieuses à des
+millions d'individus: c'est les abandonner continuellement aux derniers
+des hommes; c'est en compromettre la sainte dignité; c'est effacer
+l'empreinte sacrée dans un commerce trop habituel; c'est avancer de
+beaucoup l'instant ou doit périr tout ce qui n'a pas des fondements
+impérissables.
+
+
+
+
+LETTRE XLV.
+
+DATX
+Chessel, 27 juillet, VI.
+
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+Je n'ai jamais affirmé que ce fût une faiblesse d'avoir une larme pour
+des maux qui ne nous sont point personnels, pour un malheureux qui nous
+est étranger, mais qui nous est connu. Il est mort: c'est peu de chose,
+qui est-ce qui ne meurt pas? mais il a été constamment malheureux et
+triste; jamais l'existence ne lui a été bonne; il n'a encore eu que des
+douleurs, et maintenant il n'a plus rien. Je l'ai vu, je l'ai plaint: je
+le respectais, il était malheureux et bon. Il n'a pas eu des malheurs
+éclatants: mais en entrant dans la vie, il s'est trouvé sur une longue
+trace de dégoûts et d'ennuis; il y est resté, il y a vécu, il y a
+vieilli avant l'âge, il s'y est éteint.
+
+Je n'ai pas oublié ce bien de campagne qu'il désirait, et que j'allai
+voir avec lui, parce que j'en connaissais le propriétaire. Je lui
+disais; vous y serez bien, vous y aurez des années meilleures, elles
+vous feront oublier les autres; vous prendrez cet appartement-ci, vous y
+serez seul et tranquille.--J'y serais heureux, mais je ne le crois
+pas.--Vous le serez demain, vous allez passer l'acte.--Vous verrez que
+je ne l'aurai point.
+
+Il ne l'eut pas: vous savez comment tout cela tourna. La multitude des
+hommes vivants est sacrifiée à la prospérité de quelques-uns; comme le
+plus grand nombre des enfants meurt, et est sacrifié à l'existence de
+ceux qui resteront; comme des millions de glands le sont à la beauté des
+grands chênes qui doivent couvrir librement un vaste espace. Et, ce qui
+est déplorable, c'est que dans cette foule que le sort abandonne et
+repousse dans les marais bourbeux de la vie, il se trouve des hommes qui
+ne sauraient descendre comme leur sort, et dont l'énergie impuissante
+s'indigne en s'y consumant. Les lois générales sont fort belles: je
+leur sacrifierais volontiers un an, deux, dix ans même de ma vie; mais
+tout mon être, c'est trop: ce n'est rien dans la nature, c'est tout pour
+moi. Dans ce grand mouvement, sauve qui peut, dit-on: cela serait assez
+bien, si le tour de chacun venait tôt ou tard, ou si du moins on pouvait
+l'espérer toujours: mais quand la vie s'écoule, quoique l'instant de la
+mort reste incertain, l'on sait bien du moins que l'on s'en va.
+Dites-moi où est l'espérance de l'homme qui arrive à soixante ans sans
+avoir encore autre chose que de l'espérance! Ces lois de l'ensemble, ce
+soin des espèces, ce mépris des individus, cette marche des êtres est
+bien dure pour nous qui sommes des individus. J'admire cette providence
+qui taille tout en grand; mais comme l'homme est culbuté parmi les
+rognures! et que nous sommes plaisants de nous croire quelque chose!
+Dieux par la pensée, insectes pour le bonheur, nous sommes ce Jupiter
+dont le temple est aux petites maisons; il prend pour une cassolette
+d'encens l'écuelle de bois où fume la soupe qu'on apporte dans sa loge;
+il règne sur l'Olympe, jusqu'à l'instant où le plus vil geôlier lui
+donnant un soufflet, le rappelle à la vérité, pour qu'il baise la main
+et mouille de larmes son pain moisi.
+
+Infortuné! vous avez vu vos cheveux blanchir, et dans tant de jours,
+vous n'en avez pas eu un de contentement, pas un; pas même le jour du
+mariage funeste, du mariage d'inclination qui vous a donné une femme
+estimable, et qui vous a perdu tous deux. Tranquilles, aimants, sages,
+vertueux, religieux, tous deux la bonté même, vous avez vécu plus mal
+ensemble que ces insensés que leurs passions entraînent, qu'aucun
+principe ne retient, et qui ne sauraient imaginer à quoi peut servir la
+bonté du cœur. Vous vous êtes marié pour vous aider mutuellement,
+disiez-vous, pour adoucir vos peines en les partageant, pour faire votre
+salut: et le même soir, le premier soir, mécontents l'un de l'autre et
+de votre destinée, vous n'eûtes plus d'autre vertu ni d'autre
+consolation à attendre que la patience de vous supporter jusqu'au
+tombeau. Quel fut donc votre malheur, votre crime? de vouloir le bien,
+de le vouloir trop, de ne pouvoir jamais le négliger, de le vouloir
+minutieusement et avec assez de passion pour ne le considérer que dans
+le détail du moment présent.
+
+Vous voyez que je les connaissais. On paraissait me voir avec plaisir:
+on voulait me convertir; et quoique ce projet n'ait pas absolument
+réussi, nous jasions assez ensemble. C'est lui surtout dont le malheur
+me frappait. Sa femme n'était ni moins bonne ni moins estimable; mais
+plus faible, elle trouvait dans son abnégation un certain repos où
+devait s'engourdir sa douleur. Dévote avec tendresse, offrant ses
+amertumes, et remplie de l'idée d'une récompense future, elle souffrait,
+mais d'une manière qui n'était pas sans dédommagement. Il y avait
+d'ailleurs dans ses maux quelque chose de volontaire; elle était
+malheureuse par goût; et ses gémissements, comme ceux des saints,
+quoique très-pénibles quelquefois, lui étaient précieux et nécessaires.
+
+Pour lui, il était religieux sans être absorbé par la dévotion: il était
+religieux par devoir, mais sans fanatisme, et sans faiblesses comme sans
+momerie; pour réprimer ses passions, et non pas pour en suivre une plus
+particulière. Je n'assurerais pas même qu'il ait joui de cette
+conviction sans laquelle la religion peut plaire, mais ne saurait
+suffire.
+
+Ce n'est pas tout: on voyait comment il eût pu être heureux; on sentait
+même que les causes de son malheur n'étaient pas dans lui. Mais sa femme
+eût été à-peu-près la même, dans quelque situation qu'elle eût vécu:
+elle eût trouvé partout le moyen de se tourmenter et d'affliger les
+autres, en ne voulant que le bien, en ne s'occupant nullement
+d'elle-même, en croyant sans cesse se sacrifier pour tous; mais en ne
+sacrifiant jamais ses idées, en prenant sur elle tous les efforts,
+excepté celui de changer sa manière. Il semblait donc que son malheur
+appartînt en quelque sorte à sa nature; et on était plus disposé à s'en
+consoler et à prendre là-dessus son parti, comme sur l'effet d'une
+destinée irrévocable. Au contraire, son mari eût vécu comme un autre,
+s'il eût vécu avec tout autre qu'avec elle. On sait quel remède trouver
+à un mal ordinaire, et surtout à un mal qui ne mérite pas de ménagement:
+mais c'est une misère à laquelle on ne peut espérer de terme, de ne
+pouvoir que plaindre celle dont la perpétuelle manie nous déplaît avec
+amitié, nous harcèle avec douceur, et nous impatiente toujours sans se
+déconcerter jamais; qui ne nous fait mal que par une sorte de nécessité,
+qui n'oppose à notre indignation que des larmes pieuses, qui en
+s'excusant fait pis encore qu'elle n'avait fait; et qui avec de
+l'esprit, mais dans un aveuglément inconcevable, fait en gémissant tout
+ce qu'il faut pour nous pousser à bout.
+
+Si quelques hommes ont été un fléau pour l'homme, ce sont bien les
+législateurs profonds qui ont rendu le mariage indissoluble, afin que
+l'on fut _forcé_ de s'aimer. Pour compléter l'histoire de la sagesse
+humaine, il nous en manque un, qui voyant la nécessité de s'assurer de
+l'homme suspecté d'un crime et l'injustice de rendre malheureux en
+attendant son jugement celui qui peut être innocent, ordonne dans tous
+les cas vingt ans de cachot provisoirement, au lieu d'un mois de prison,
+afin que la nécessité de s'y faire adoucisse le sort du détenu et lui
+rende sa chaîne aimable.
+
+On ne remarque pas assez quelle insupportable répétition de peines
+comprimantes, et souvent mortelles, produisent dans le secret des
+appartements, ces humeurs difficiles, ces manies tracassières, ces
+habitudes orgueilleuses à-la-fois et petites, où s'engagent, par hasard,
+sans le soupçonner et sans pouvoir s'en retirer, tant de femmes à qui on
+n'a jamais cherché à faire connaître le cœur humain. Elles achèvent leur
+vie avant d'avoir découvert qu'il est bon de savoir vivre avec les
+hommes: elles élèvent des enfants ineptes comme elles; c'est une
+génération de maux, jusqu'à ce qu'il survienne un tempérament heureux
+qui se forme lui-même un caractère; et tout cela, parce qu'on a cru
+leur donner une éducation très-suffisante en leur apprenant à coudre,
+danser, mettre le couvert et lire les psaumes en latin.
+
+Je ne sais pas quel bien il peut résulter de ce qu'on ait des idées
+étroites, et je ne vois pas qu'une imbécile ignorance soit de la
+simplicité: l'étendue des vues produit au contraire moins d'égoïsme,
+moins d'opiniâtreté, plus de bonne-foi, une délicatesse officieuse, et
+cent moyens de conciliation. Chez les gens trop bornés, à moins que le
+cœur ne soit d'une bonté extrême, et qu'il faut rarement attendre, vous
+ne voyez qu'humeur, oppositions, entêtement ridicule, altercations
+perpétuelles; et la plus faible altercation devient en deux minutes une
+dispute pleine d'aigreur. Des reproches amers, des soupçons hideux, des
+manières brutes semblent, à la moindre occasion, brouiller ces gens-là
+pour jamais. Il y a cependant chez eux une chose heureuse, c'est que
+comme l'humeur est leur seul mobile, si quelque bêtise vient les
+divertir, ou si quelque tracasserie contre une autre personne vient les
+réunir, voilà mes gens qui rient ensemble et se parlent à l'oreille,
+après s'être traités avec le dernier mépris: une demi-heure plus tard,
+voici une fureur nouvelle; un quart-d'heure après cela chante ensemble.
+Il faut rendre à de telles gens cette justice qu'il ne résulte
+ordinairement rien de leur brutalité, si ce n'est un dégoût
+insurmontable dans ceux que des circonstances particulières engageraient
+à vivre avec eux.
+
+Vous êtes hommes, vous vous dites chrétiens: et cependant, malgré les
+lois que vous ne sauriez désavouer, et malgré celles que vous adorez,
+vous fomentez, vous perpétuez une extrême inégalité entre les lumières
+et les sentiments des hommes. Cette inégalité est dans la nature; mais
+vous l'avez augmentée contre toute mesure, quand vous deviez au
+contraire travailler à la restreindre. Il faut bien que les prodiges de
+votre industrie soient une surabondance funeste, puisque vous n'avez ni
+le temps, ni les facultés de faire tant de choses indispensables. La
+masse des hommes est brute, inepte et livrée à elle-même; tous vos maux
+viennent de-là: ou ne les faites pas exister, ou donnez-leur une
+existence d'homme.
+
+_Que conclure, à la fin, de tous mes longs propos?_ C'est que l'homme
+étant peu de chose dans la nature, et étant tout pour lui-même, il
+devrait bien s'occuper un peu moins des lois du monde, et un peu plus
+des siennes; laisser peut-être celles des hautes-sciences qui sont
+sublimes, et qui n'ont pas séché une seule larme dans les hameaux et au
+quatrième étage; laisser peut-être certains arts admirables et inutiles;
+laisser des passions héroïques et funestes; tâcher, s'il se peut,
+d'avoir des institutions qui arrêtent l'homme et qui cessent de
+l'abrutir, d'avoir moins de science et moins d'ignorance; et convenir
+enfin que si l'homme n'est pas un ressort aveugle qu'il faille
+abandonner aux forces de la fatalité, que si ses mouvements ont quelque
+chose de spontané, la morale est la seule science de l'homme livré à la
+providence de l'homme.
+
+Vous laissez aller sa veuve dans un couvent: vous faites très-bien, je
+crois. C'est-là qu'elle eût dû vivre: elle était née pour le cloître,
+mais je soutiens qu'elle n'y eût pas trouvé plus de bonheur. Ce n'est
+donc pas pour elle que je dis que vous faites bien. Mais en la prenant
+chez vous, vous étaleriez une générosité inutile; elle n'en serait pas
+plus heureuse. Votre bienfaisance prudente et éclairée se soucie peu des
+apparences, et ne considère dans le bien à faire, que la somme plus ou
+moins grande du bien qui doit en résulter.
+
+
+
+
+LETTRE XLVI.
+
+DATX
+Lyon, 2 août, VI.
+
+
+Quand le jour commence, je suis abattu; je me sens triste et inquiet; je
+ne puis m'attacher à rien; je ne vois pas comment je remplirai tant
+d'heures. Quand il est dans sa force, il m'accable; je me retire dans
+l'obscurité, je tâche de m'occuper, et je ferme tout pour ne pas savoir
+qu'il n'a point de nuages. Mais lorsque sa lumière s'adoucit, et que je
+sens autour de moi ce charme d'une soirée heureuse qui m'est devenu si
+étranger, je m'afflige, je m'abandonne; dans ma vie commode, je suis
+fatigué de plus d'amertumes que l'homme pressé par le malheur. On m'a
+dit: vous êtes tranquille maintenant.
+
+Le paralytique est tranquille dans son lit de douleur. Consumer les
+jours de l'âge fort, comme le vieillard passe les jours du repos!
+Toujours attendre, et ne rien espérer; toujours de l'inquiétude sans
+désirs, et de l'agitation sans objet; des heures constamment nulles; des
+conversations où l'on parle pour placer des mots, où l'on évite de dire
+des choses; des repas où l'on mange par excès d'ennui; de froides
+parties de campagne dont on n'a jamais désiré que la fin; des amis sans
+intimité; des plaisirs pour l'apparence; du rire pour contenter ceux qui
+bâillent comme vous; et pas un sentiment de joie dans deux années! Avoir
+sans cesse le corps inactif, la tête agitée, l'âme malheureuse, et
+n'échapper que fort mal dans le sommeil même à ce sentiment d'amertumes,
+de contrainte, et d'ennuis inquiets: c'est la lente agonie du cœur; ce
+n'est pas ainsi que l'homme devait vivre.
+
+DATX
+3 août.
+
+S'il vit ainsi, me direz-vous, c'est donc ainsi qu'il devait vivre: ce
+qui existe est selon l'ordre; où seraient les causes, si elles n'étaient
+pas dans la nature? Il faudra que j'en convienne avec vous: mais cet
+ordre de choses n'est que momentané; il n'est point selon l'ordre
+essentiel, à moins que tout ne soit déterminé irrésistiblement. Si tout
+est nécessaire, il l'est que j'agisse comme s'il n'y avait point de
+nécessité: ce que nous disons est vain; il n'y a point de sentiment
+préférable au sentiment contraire, point d'erreur, point d'utilité. Mais
+s'il en est autrement, avouons nos écarts; examinons où nous en sommes;
+cherchons comment on pourrait réparer tant de pertes. La résignation est
+souvent bonne aux individus; elle ne peut être que fatale à l'espèce.
+C'est ainsi que va le monde, est le mot d'un bourgeois quand on le dit
+des misères publiques; ce n'est celui du sage que dans les cas
+particuliers.
+
+Dira-t-on qu'il ne faut pas s'arrêter du beau imaginaire, au bonheur
+absolu; mais aux détails d'une utilité directe dans l'ordre actuel: et
+que la perfection n'étant pas accessible à l'homme, et surtout aux
+hommes, il est à-la-fois inutile et romanesque de les en entretenir.
+Mais la nature elle-même prépare toujours le plus pour obtenir le
+moins. Dans mille graines, une seule germera. Nous voudrions apercevoir
+quel serait le mieux possible, non pas précisément dans l'espoir de
+l'atteindre, mais afin de nous en approcher davantage que si nous
+envisagions seulement pour terme de nos efforts, ce qu'ils pourront en
+effet produire. Je cherche des données qui m'indiquent les besoins de
+l'homme; et je les cherche dans moi, pour me tromper moins. Je trouve
+dans mes sensations un exemple limité, mais sûr; et en observant le seul
+homme que je puisse bien sentir, je m'attache à découvrir quel pourrait
+être l'homme en général.
+
+Vous seuls savez remplir votre vie, hommes simples et justes, pleins de
+confiance et d'affections expansives, de sentiment et de calme; qui
+sentez votre existence avec plénitude, et qui voulez voir l'œuvre de vos
+jours! Vous placez votre joie dans l'ordre et la paix domestique, sur le
+front pur d'un ami, sur la lèvre heureuse d'une femme. Ne venez point
+vous soumettre dans nos villes à la médiocrité misérable, à l'ennui
+superbe. N'oubliez pas les choses naturelles: ne livrez pas votre cœur à
+la vaine tourmente des passions équivoques; leur objet toujours
+indirect, fatigue et suspend la vie jusqu'à l'âge infirme qui déplore
+trop lard le néant où se perdit la faculté de bien faire.
+
+Je suis comme ces infortunés en qui une impression trop violente a pour
+jamais irrité la sensibilité de certaines fibres, et qui ne sauraient
+éviter de retomber dans leur manie toutes les fois que l'imagination,
+frappée d'un objet analogue, renouvelle en eux cette première émotion.
+Le sentiment des rapports me montre toujours les convenances harmoniques
+comme l'ordre et la fin de la nature. Ce besoin de chercher les
+résultats dès que je vois les données, cet instinct à qui il répugne que
+nous soyons en vain...... Croyez-vous que je le puisse vaincre? Ne
+voyez-vous pas qu'il est dans moi, qu'il est plus fort que ma volonté,
+qu'il m'est nécessaire, qu'il faut qu'il m'éclaire ou m'égare, qu'il me
+rende malheureux et que je lui obéisse? Ne voyez-vous pas que je suis
+déplacé, isolé, lassé; que je ne trouve rien, que l'ennui me tue. Je
+rejette tout ce qui passe; je me presse, je me hâte par dégoût;
+j'échappe au présent, je ne désire point l'avenir; je me consume, je
+dévore mes jours, et je me précipite vers le terme de mes ennuis, sans
+désirer rien après eux. On dit que le temps n'est rapide qu'à l'homme
+heureux: on dit faux; je le vois passer maintenant avec une vitesse que
+je ne lui connaissais pas. Puisse le dernier des hommes n'être jamais
+heureux ainsi!
+
+Je ne vous le dissimule point, j'avais un moment compté sur quelque
+douceur intérieure: je suis bien désabusé. Qu'attendais-je en effet? que
+les hommes sussent arranger ces détails que les circonstances leur
+abandonnent, user des avantages que peuvent offrir ou les facultés
+intérieures, ou quelque conformité de caractère, établir et régler ces
+riens dont on ne se lasse pas, et qui peuvent embellir ou tromper les
+heures; qu'ils sussent ne point perdre dans l'ennui leurs années les
+plus tolérables, et n'être pas plus malheureux par leur maladresse que
+par le sort lui-même; qu'ils sussent vivre! Devais-je donc ignorer qu'il
+n'en est point ainsi; et ne savais-je pas assez que cette apathie, et
+surtout cette sorte de crainte et de défiance mutuelles, cette
+incertitude, cette ridicule réserve qui étant l'instinct des uns,
+devient le devoir des autres, condamnaient tous les hommes à se voir
+avec ennui, à se lier avec indifférence, à s'aimer avec lassitude, à se
+convenir inutilement, et à bâiller tous les jours ensemble, faute de se
+dire une fois, ne bâillons plus.
+
+En toutes choses, et partout, les hommes perdent leur existence; ils se
+fâchent ensuite contre eux-mêmes, ils croient que ce fut leur faute.
+Malgré l'indulgence pour nos propres faiblesses, peut-être sommes-nous
+trop sévères en cela, trop portés à nous attribuer ce que nous ne
+pouvions éviter. Lorsque le temps est passé, nous oublions les détails
+de cette fatalité impénétrable dans ses causes, et à peine sensible dans
+ses résultats.
+
+Tout ce qu'on espérait se détruit sourdement; toutes les fleurs se
+flétrissent, tous les germes avortent; tout tombe, comme ces fruits
+naissants qu'une gelée a frappés de mort, qui ne mûriront point, qui
+périront tous, mais qui végètent encore plus ou moins longtemps
+suspendus à la branche stérilisée, comme si la cause de leur ruine eût
+voulu rester inconnue.
+
+On a la santé, l'intimité; on voit dans ses mains ce qu'il faut pour une
+vie assez douce: les moyens sont tout simples, tout naturels; nous les
+tenons, ils nous échappent pourtant. Comment cela se fait-il? La réponse
+serait longue et difficile: je la préférerais à bien des traités de
+philosophie; elle n'est pas même dans les trois mille _lois_ de
+Pythagore.
+
+Peut-être se laisse-t-on trop aller à négliger des choses indifférentes
+par elles-mêmes, et que pourtant il faut désirer, ou du moins recevoir,
+pour que les heures soient occupées sans langueur. Il y a une sorte de
+dédain, qui est une prétention fort vaine, mais à laquelle on se trouve
+entraîné sans y songer. On voit beaucoup d'hommes; chacun d'eux, livré
+à d'autres goûts, est ou se montre insensible à bien des choses dont
+nous ne voulons pas alors paraître plus émus que lui. Il se forme dans
+nous une certaine habitude d'indifférence et de renoncement; elle ne
+coûte point de sacrifices, mais elle augmente l'ennui. Ces riens qui
+pris chacun à part, étaient tous inutiles, devenaient bons par leur
+ensemble; ils entretenaient cette activité des affections qui fait la
+vie. Ils n'étaient pas des causes suffisantes de sensations, mais ils
+nous faisaient échapper au malheur de n'en plus avoir. Ces biens, si
+faibles, convenaient mieux à notre nature, que la puérile grandeur qui
+les rejette, et qui ne les remplacera pas. Le vide devient fastidieux à
+la longue; il dégénère en une morne habitude: et, bien trompés dans
+notre superbe indolence, nous laissons se dissiper en une triste fumée
+la lumière de la vie, faute du souffle qui l'animerait.
+
+Je vous le répète, le temps fuit avec une vitesse qui s'accroît à mesure
+que l'âge change. Mes jours perdus s'entassent derrière moi: ils
+remplissent l'espace vague de leurs ombres sans couleur; ils amoncèlent
+leurs squelettes atténués: c'est le ténébreux simulacre d'un monument
+funèbre. Et si mon regard inquiet se détourne et cherche à se reposer
+sur la chaîne, jadis plus heureuse, des jours que prépare l'avenir; il
+se trouve que leurs formes pleines et leurs riantes images ont beaucoup
+perdu. Leurs couleurs pâlissent: cet espace voilé qui les embellissait
+d'une grâce céleste dans la magie de l'incertitude, découvre maintenant
+à nu leurs fantômes arides et chagrins. A la lueur austère qui les
+montre dans l'éternelle nuit, j'en discerne déjà le dernier qui s'avance
+seul sur l'abîme, et n'a plus rien devant lui.
+
+Vous souvient-il de nos vains désirs, de nos projets d'enfant? La joie
+d'un beau ciel, l'oubli du monde, et la liberté des déserts!
+
+Jeune enchantement d'un cœur vierge, qui croit au bonheur, qui veut ce
+qu'il désire, et ignore la vie! Simplicité de l'espérance, qu'êtes-vous
+devenue? Le silence des forêts, la pureté des eaux, les fruits naturels,
+l'habitude intime nous suffisaient alors. Le monde réel n'a rien qui
+remplace ces besoins d'un cœur juste, d'un esprit incertain, premier
+songe de nos premiers printemps.
+
+Quand une heure plus favorable vient placer sur nos fronts une sérénité
+imprévue, quelque nuance fugitive de paix et de bien-être, l'heure
+suivante se hâte d'y fixer les traits chagrins et fatigués, les rides
+abreuvées d'amertumes qui en effacent pour jamais la candeur primitive.
+
+Depuis cet âge qui est déjà si loin de moi, les instants épars qui ont
+pu rappeler l'idée du bonheur, ne forment pas dans ma vie un demi-jour
+que je dusse consentir à voir renouveler. C'est ce qui caractérise ma
+fatigante destinée: d'autres sont bien plus malheureux, mais j'ignore
+s'il fut jamais un homme moins heureux. Je me dis, que l'on est porté à
+la plainte; que l'on sent tous les détails de ses propres misères,
+tandis qu'on affaiblit, ou qu'on ignore celles que l'on n'éprouve pas
+soi-même: et pourtant je me crois juste, en pensant que l'on ne saurait
+moins jouir, moins vivre, être plus constamment au-dessous de ses
+besoins.
+
+Je ne suis pas souffrant, impatienté, irrité; je suis lassé, abattu; je
+suis dans l'accablement. Quelquefois, à la vérité, un mouvement imprévu
+m'élance hors de la sphère étroite où je me sentais comprimé. Ce
+mouvement est si rapide, que je ne puis le prévenir: ce sentiment me
+remplit et m'entraîne sans que j'aie pensé à la vanité de son impulsion:
+je perds ainsi ce repos raisonné qui éternise nos maux, en les calculant
+avec son froid compas, avec ses formules savantes et mortelles.
+
+Alors, j'oublie ces considérations accidentelles, chaînons misérables
+dont ma faiblesse a tissu le fragile lien: je vois seulement, d'un côté,
+mon âme avec ses forces et ses désirs, comme un principe moteur borné
+mais indépendant, que rien ne peut empêcher de s'éteindre à son terme,
+que rien aussi ne peut empêcher d'être selon sa nature; et de l'autre,
+toutes choses sur la terre humaine comme son domaine nécessaire, comme
+les moyens de son action, les matériaux de sa vie. Je méprise cette
+prudence timide et lente, qui pour des jouets qu'elle travaille, oublie
+la puissance du génie, laisse éteindre le feu du cœur, et perd à jamais
+ce qui fait la vie pour arranger des ombres puériles.
+
+Je me demande ce que je fais; pourquoi je ne me mets pas à vivre; quelle
+force m'enchaîne, quand je suis libre; quelle faiblesse me retient quand
+je sens une énergie dont l'effort réprimé me consume; ce que j'attends,
+quand je n'espère rien; ce que je cherche ici, quand je n'y aime rien,
+n'y désire rien; quelle fatalité me force à faire ce que je ne veux
+point, sans que je voie comment elle me le fait faire?
+
+Il est facile de s'y soustraire; il en est temps, il le faut: et à peine
+ce mot est dit, que l'impulsion s'arrête, l'énergie s'éteint, et me
+voilà replongé dans le sommeil où s'anéantit ma vie. Le temps coule
+uniformément: je me lève avec dégoût, je me couche fatigué, je me
+réveille sans désirs. Je m'enferme, et je m'ennuie: je vais dehors, et
+je gémis. Si le temps est sombre, je le trouve triste; et s'il est beau,
+je le trouve inutile. La ville m'est insipide, et la campagne m'est
+odieuse. La vue des malheureux m'afflige; celle des heureux ne me trompe
+point. Je ris amèrement quand je vois des hommes qui se tourmentent; et
+si quelques-uns sont plus calmes, je ris, en songeant qu'on les croit
+contents.
+
+Je vois tout le ridicule du personnage que je fais; je me rebute, et je
+ris de mon impatience. Cependant je cherche dans chaque chose, le
+caractère bizarre et double qui la rend un moyen de nos misères; et ce
+comique d'oppositions qui fait de la terre humaine une scène
+contradictoire où toutes choses sont importantes au sein de la vanité de
+toutes choses. Je me précipite ainsi, ne sachant plus de quel côté me
+diriger. Je m'agite, parce que je ne trouve point d'activité; je parle,
+afin de ne point penser; je m'anime, par stupeur. Je crois même que je
+plaisante: je ris de douleur, et l'on me trouve gai. Voilà qui va bien,
+disent-ils, il prend son parti. Il faut que je le prenne, car je n'y
+pourrai plus tenir.
+
+DATX
+5 août.
+
+Je crois, je sens que tout cela va changer. Plus j'observe ce que
+j'éprouve, plus j'en viendrais à me convaincre que les choses de la vie
+sont indiquées, préparées et mûries dans une marche progressive dirigée
+par une force inconnue.
+
+Dès qu'une série d'incidents marche vers un terme, ce résultat qu'elle
+annonce, se trouve aussitôt un centre que beaucoup d'autres incidents
+environnent avec une tendance marquée. Cette tendance qui les unit au
+centre par des liens universels, nous le fait paraître comme un but
+qu'une intention de la nature se serait proposé, comme un chaînon
+qu'elle travaillerait à dessein selon ses lois générales, et où nous
+cherchons à découvrir, à pressentir dans des rapports individuels, la
+marche, l'ordre, et les harmonies du plan du monde.
+
+Si nous y sommes trompés, c'est peut-être par notre seul empressement.
+Nos désirs cherchent toujours à anticiper sur l'ordre des événements, et
+leur impatience ne saurait attendre cette tardive maturité.
+
+On dirait aussi qu'une volonté inconnue, qu'une intelligence d'une
+nature indéfinissable nous entraîne par des apparences, par la marche
+des nombres, par des songes dont les rapports avec les faits surpassent
+de beaucoup les probabilités du hasard. On dirait que tous les moyens
+lui servent à nous séduire, que les sciences occultes, que les résultats
+extraordinaires de la divination, et les vastes effets dus à des causes
+imperceptibles, sont l'ouvrage de cette industrie cachée; qu'elle
+précipite ainsi ce que nous croyons conduire; qu'elle nous égare, afin
+de varier le monde. Si vous voulez avoir un sentiment de cette force
+invisible, et de l'impuissance où l'ordre même se trouve de produire la
+perfection, calculez toutes les forces bien connues, et vous verrez
+qu'elles n'ont pas leur résultat direct. Faites plus; imaginez un ordre
+de choses où toutes les convenances particulières soient observées, où
+toutes les destinations particulières soient remplies: vous trouverez,
+je crois, que l'ordre de chaque chose ne produirait pas le véritable
+ordre des choses; que tout serait trop bien; que non-seulement ce n'est
+pas ainsi que va le monde, mais que ce n'est pas même ainsi qu'il
+pourrait aller, et qu'une perpétuelle déviation dans les détails opposés
+semble être la grande loi de l'universalité des choses.
+
+Voici des faits sur un objet où les probabilités peuvent être calculées
+rigoureusement, des songes relatifs à la loterie de Paris. J'en ai connu
+douze ou quinze avant les tirages. La personne âgée qui les faisait,
+n'avait assurément ni le démon de Socrate, ni aucune donnée
+cabalistique: elle était pourtant mieux fondée à s'entêter de ses
+songes, que moi à l'en dissuader. La plupart furent réalisés: il y avait
+au moins vingt mille à parier contre un, que l'événement ne les
+justifierait pas ainsi. Elle fut séduite, elle rêva encore; elle mit, et
+rien alors ne se réalisa.
+
+On n'ignore pas que les hommes sont trompés et par de faux calculs, et
+par la passion; mais, dans ce qui peut être supputé mathématiquement,
+est-il bien vrai que tous les siècles croient à ce qui n'a en sa faveur
+qu'autant d'incidents que le hasard en doit donner?
+
+Moi-même qui assurément ne m'occupais guère de ces sortes de rêves, il
+m'est arrivé trois fois de rêver que je voyais les numéros sortis. Un de
+ces songes n'eut point de rapport avec l'événement du lendemain: le
+second en eut un aussi frappant que si l'on eût deviné un nombre sur
+quatre-vingt mille. Le dernier fut plus étrange: j'avais vu, dans cet
+ordre: 7, 39, 72, 81.. Je n'avais pas vu le cinquième numéro, et quant
+au troisième, je l'avais mal discerné, je n'étais pas assuré si c'était
+72 ou 70. J'avais même noté tous deux, mais je penchai pour le 72. Pour
+cette fois, je voulus mettre au moins le quaterne; et je mis, 7, 39, 72,
+81. Si j'eusse choisi le 70, j'eusse eu le quaterne, ce qui est déjà
+extraordinaire: mais ce qui l'est bien davantage, c'est que ma note
+faite exactement selon l'ordre dans lequel j'avais vu les quatre
+numéros, porta un terne déterminé, et que c'eût été un quaterne
+déterminé, si, en hésitant entre le 70 et le 72, j'eusse choisi le 70.
+
+Est-il dans la nature une intention qui leurre les hommes, ou du moins
+beaucoup d'hommes? Serait-ce un de ses moyens, une loi nécessaire pour
+les faire ce qu'ils sont? ou bien, tous les peuples ont-ils été dans le
+délire, en trouvant que les choses réalisées surpassaient évidemment
+l'occurrence naturelle? La philosophie moderne le nie; elle nie tout ce
+qu'elle n'explique pas. Elle a remplacé celle qui expliquait ce qui
+n'était point.
+
+Je suis loin d'affirmer, et même de croire positivement, qu'il y ait en
+effet dans la nature une force qui séduise les hommes, indépendamment du
+prestige de leurs passions; qu'il existe une chaîne occulte de rapports,
+soit dans les nombres, soit dans les affections, qui puisse faire juger,
+ou sentir d'avance, ces choses futures que nous croyons accidentelles.
+Je ne dis pas, cela est: mais n'y a-t-il point quelque témérité à dire,
+cela n'est pas?[37]
+
+Serait-il même impossible que les pressentiments appartinssent à un mode
+particulier d'organisation, et qu'ils fussent impossibles aux autres
+hommes? Nous voyons, par exemple, que la plupart ne sauraient concevoir
+des rapports entre l'odeur qu'exhale une plante, et les moyens du
+bonheur du monde. Doivent-ils pour cela regarder comme une erreur de
+l'imagination le sentiment de ces rapports? Ces deux perceptions si
+étrangères l'une à l'autre pour plusieurs esprits, le sont-elles pour le
+génie qui peut suivre la chaîne qui les unit? Celui qui abattait les
+hautes têtes des pavots, savait bien qu'il serait entendu: il savait
+aussi que ses esclaves ne le comprendraient point, qu'ils n'auraient
+point son secret.
+
+Vous ne prendrez pas tout ceci plus sérieusement que je ne le dis. Mais
+je suis las des choses certaines, et je cherche partout des voies
+d'espérance.
+
+Si vous venez bientôt, cela pourra me donner un peu de courage: celui
+d'attendre toujours des lendemains est du moins quelque chose pour qui
+n'en a pas d'autre.
+
+
+
+
+LETTRE XLVII
+
+DATX
+Lyon, 18 août, VI.
+
+
+Vous renvoyez en deux mots tous mes possibles dans la région des songes.
+Pressentiments, propriétés secrètes des nombres, pierre philosophale,
+influences mutuelles des astres, sciences cabalistiques, haute magie,
+toutes chimères déclarées telles par la certitude une et infaillible.
+Vous avez l'empire; on ne saurait mieux user du sacerdoce suprême.
+Cependant je suis opiniâtre comme tous les hérésiarques: il y a plus,
+votre science certaine m'est suspecte, je vous soupçonne d'être heureux.
+
+Supposons un moment que rien ne vous réussit: vous souffrirez alors que
+je vous expose jusqu'où vont mes doutes.
+
+On dit que l'homme conduit et gouverne, que le hasard n'est rien. Tout
+cela se peut: voyons pourtant si ce hasard ne ferait pas quelque chose.
+Je veux que ce soit l'homme qui fasse toutes les choses humaines: mais
+il les fait avec des moyens, avec des facultés; d'où les a-t-il? Les
+forces physiques, ou la santé, la justesse et l'étendue de l'esprit, les
+richesses, le pouvoir composent à peu près ces moyens. Il est vrai que
+la sagesse ou la modération peuvent maintenir la santé, mais le hasard
+donne et quelquefois rétablit une forte constitution. Il est vrai que la
+prudence évite quelques dangers, mais le hasard préserve à tout moment
+d'être blessé ou mutilé. Le travail améliore nos facultés morales ou
+intellectuelles; le hasard les donne, et souvent il les développe, ou
+les préserve de tant d'accidents dont un seul pourrait les détruire. La
+sagesse fait parvenir au pouvoir un homme dans un siècle; le hasard
+l'offre à tous les autres maîtres des destinées vulgaires. La prudence,
+la conduite élèvent lentement quelques fortunes; tous les jours le
+hasard en fait rapidement. L'histoire du monde ressemble beaucoup à
+celle de ce commissionnaire qui gagna cent louis en vingt ans de courses
+et d'épargnes, et qui ensuite mit à la loterie un seul écu, et en reçut
+soixante-quinze mille.
+
+Tout est loterie. La guerre n'est plus qu'une loterie pour presque tous,
+à l'exception du général en chef, qui cependant n'en est rien moins que
+tout à fait exempt. Dans la tactique moderne, l'officier qui va être
+comblé d'honneurs et élevé à un grade supérieur, voit auprès de lui le
+guerrier aussi brave, plus savant, plus robuste, oublié pour jamais dans
+le tas des morts.
+
+Si tant de choses se font par hasard, et que pourtant le hasard ne
+puisse rien faire; il y a dans la nature, ou une grande force cachée,
+ou un nombre de forces inconnues qui suivent des lois inaccessibles aux
+démonstrations des sciences humaines.
+
+On peut _prouver_ que le fluide électrique n'existe pas. On peut prouver
+qu'un corps aimanté ne saurait agir sur un autre sans le toucher; et que
+la faculté de se diriger vers tel point de la terre est une propriété
+occulte et par trop péripatéticienne. On avait prouvé que l'on ne
+pouvait voyager dans les airs, que l'on ne pouvait brûler des corps
+éloignés de soi, que l'on ne pouvait précipiter la foudre ou allumer des
+volcans. On sait encore aujourd'hui que l'homme qui fait un chêne, ne
+peut pas faire de l'or. On sait que la lune peut causer les marées, mais
+non pas influer sur la végétation. Il est prouvé que tous les effets des
+affections de la mère sur le fœtus sont des contes de vieilles, et que
+tous les peuples qui les ont vus, ne les ont pas vus. On sait que
+l'hypothèse d'un fluide pensant n'est qu'une impiété absurde; mais que
+certains hommes ont la permission de faire avant déjeuner une sorte
+d'âme universelle ou de nature métaphysique, que l'on peut rompre en
+autant d'âmes universelles que bon semble, afin que chacun digère la
+sienne.
+
+Il est _certain_ qu'un Châtillon reçut, selon la promesse de saint
+Bernard, cent fois autant de terres labourables à la charrue d'en haut,
+qu'il en avait donné ici-bas aux moines de Clairvaux. Il est certain que
+l'empire du Mogol est dans une grande prospérité, quand son maître pèse
+deux livres de plus que l'année précédente. Il est certain que l'âme
+survit au corps, excepté s'il est écrasé par la chute subite d'un roc,
+car alors elle n'a pas le temps de s'enfuir[38]; et il faut qu'elle
+meure là. Tout le monde a su que les comètes sont dans l'usage
+d'engendrer des monstres, et qu'il y a d'excellentes recettes pour se
+préserver de cette contagion. Tout le monde convient qu'un individu de
+ce petit globe où rampent nos génies impérissables, a trouvé les lois du
+mouvement et de la position respective de cent milliards de mondes. Nous
+sommes admirablement certains, et c'est pure malice, si tous les temps
+et tous les peuples s'accusent mutuellement d'erreur.
+
+Pourquoi chercher à rire des Anciens qui regardaient les nombres comme
+le principe universel. L'étendue, les forces, la durée, toutes les
+propriétés des choses naturelles ne suivent-elles pas les lois des
+nombres? Ce qui est à la fois réel et mystérieux, n'est-il pas ce qui
+nous avance le plus dans la profondeur des secrets de la nature?
+N'est-elle pas elle-même une perpétuelle expression d'évidence et de
+mystère, visible et impénétrable, calculable et infinie, prouvée et
+inconcevable, contenant tous les principes de l'être et toute la vanité
+des songes? Elle se découvre à nous et nous ne la voyons pas; nous avons
+analysé ses lois, et nous ne saurions imaginer ses procédés; elle nous a
+laissé prouver que nous remuerions un globe, mais le mouvement d'un
+insecte est l'abîme où elle nous abandonne. Elle nous donne une heure
+d'existence au milieu du néant; elle nous montre et nous supprime; elle
+nous produit pour que nous ayons été. Elle nous fait un œil qui pourrait
+tout voir; elle met devant lui toute la mécanique, toute l'organisation
+des choses, toute la métaphysique de l'être infini: nous regardons, nous
+allons connaître; et voilà qu'elle ferme à jamais cet œil si
+admirablement préparé.
+
+Pourquoi donc, ô hommes qui passez aujourd'hui! voulez-vous des
+certitudes? et jusques à quand faudra-t-il vous affirmer nos rêves pour
+que votre vanité dise: «Je sais»? Vous êtes moins petits quand vous
+ignorez. Vous voulez qu'en parlant de la nature, on vous dise comme vos
+balances et vos chiffres: ceci est, ceci n'est pas. Eh bien, voici un
+roman: sachez, soyez certains.
+
+Le Nombre ... Nos dictionnaires définissent le nombre une collection
+d'unités: en sorte que l'unité qui est le principe de tous les nombres,
+devient étrangère au terme qui les exprime. Je suis fâché que notre
+langue n'ait pas un mot qui comprenne l'unité, et tous ses produits plus
+ou moins directs, plus ou moins complexes. Supposons tous deux que le
+mot nombre veut dire cela: et puisque j'ai un songe à vous conter, je
+vais reprendre un peu le ton des grandes vérités que je veux vous
+envoyer par le courrier de demain.
+
+Ecoutez: c'est de l'Antiquité; mais elle ne savait pas le calcul des
+fluxions[39].
+
+Le nombre est le principe de toute dimension, de toute harmonie, de
+toute propriété, de toute agrégation; il est la loi de l'univers
+organisé.
+
+Sans les lois des nombres, la matière serait une masse informe,
+indigeste; elle serait le Chaos. La matière arrangée selon ces lois est
+le Monde. La nécessité de ces lois est le Destin; leur puissance et
+leurs propriétés sont la Nature: et la conception universelle de ces
+propriétés est Dieu.
+
+Les analogies de ces propriétés forment la doctrine magique, secret de
+toutes les initiations, principe de tous les dogmes, base de tous les
+cultes, source des relations morales et de tous les devoirs.
+
+Je me hâte; et vous me saurez gré de tant de discrétion, car je pourrais
+suivre la filiation de toutes les idées cabalistiques et religieuses.
+Je rapporterais aux nombres les religions du feu; je prouverais que
+l'idée même de l'Esprit pur est le résultat de certains calculs; je
+réunirais dans un même enchaînement tout ce qui a pu asservir ou flatter
+l'imagination humaine. Cet aperçu d'un monde mystérieux ne serait pas
+sans intérêt; mais il ne vaudrait pas l'odeur numérique exhalée de sept
+fleurs de jasmin que le souffle de l'air va porter et perdre dans le
+sable sur votre terrasse de Chessel.
+
+Cependant sans les nombres, point de fleurs, point de terrasse. Tout
+phénomène est nombre ou proportion. Les formes, l'espace, la durée, sont
+des effets, des produits du nombre; mais le nombre n'est produit, n'est
+modifié, n'est perpétué que par lui-même. La musique, c'est-à-dire la
+science de toute harmonie, est une expression des nombres. Notre musique
+elle-même, la musique des sons, source des plus fortes impressions que
+l'homme puisse éprouver, est fondée sur les nombres.
+
+Si j'étais versé dans l'astrologie, je vous dirais bien d'autres choses;
+mais enfin toute la vie n'est-elle pas réglée sur les nombres: sans eux,
+qui saurait l'heure d'un office, d'un enterrement; qui pourrait danser,
+qui saurait quand il est _bon couper les ongles_?
+
+L'Unité est assurément le principe, comme l'image de toute unité; et dès
+lors de tout ouvrage complet, de tout concept, de tout projet, de tout
+achèvement, de la perfection, de l'ensemble. Ainsi tout nombre complexe
+est un, ainsi toute perception est une, ainsi l'univers est un.
+
+Un est aux nombres engendrés, comme le rouge est aux couleurs, ou Adam
+aux générations humaines. Car Adam était le premier, et le mot Adam
+signifie rouge. C'est ce qui fait que la matière du grand œuvre doit se
+nommer Adam lorsqu'elle est poussée au rouge, parce que la quintessence
+rouge de l'univers est comme Adam qu'Adonaï forma de quintessence.
+
+Pythagore a dit: «Cultivez assidûment la science des nombres; nos vices
+et nos crimes ne sont que des erreurs de calcul.» Ce mot si utile, et
+d'une vérité si profonde, est sans doute ce qui peut être dit de mieux
+sur les nombres. Mais voici ce que Pythagore n'a point dit[40].
+
+Sans Un, il n'y aurait ni deux, ni trois: l'unité est donc le principe
+universel. Un est infini par ce qui sort de lui: il produit
+coéternellement deux et même trois, d'où vient tout le reste. Quoique
+infini, il est impénétrable; il est assurément dans tout; il ne peut
+cesser, nul ne l'a fait; il ne saurait changer: de plus il n'est ni
+visible, ni bleu, ni large, ni épais, ni lourd: c'est comme qui
+dirait ... plus qu'un nombre.
+
+Pour Deux, c'est très différent. S'il n'y avait pas deux, il n'y aurait
+qu'un. Or, quand tout est un, tout est semblable; quand tout est
+semblable, il n'y a pas de discordance; là où il n'y a pas de
+discordance, là est la perfection: c'est donc deux qui brouille tout.
+Voilà le mauvais principe, c'est Satan. Aussi, de tous nos chiffres, le
+chiffre deux est celui qui a la forme la plus sinistre, l'angle le plus
+aigu.
+
+Cependant sans deux, il n'y aurait point de composition, point de
+rapports, point d'harmonie. Deux est l'élément de toute chose composée
+en tant que composée. Deux est le symbole et le moyen de toute
+génération. Il y avait deux chérubins sur l'Arche, et les oiseaux ont
+deux ailes: ce qui fait de deux le principe de l'élévation.
+
+Trois réunit l'expression de l'ensemble et celle de la composition;
+c'est l'harmonie parfaite. La raison en est palpable, c'est un nombre
+composé qui ne peut être divisé que par un. De trois points placés dans
+des rapports égaux, naît la plus simple des figures. Cette figure triple
+n'est pourtant qu'une, ainsi que l'harmonie parfaite. Et, dans la
+sagesse orientale, la puissance qui créa, Brahma; la puissance qui
+conserve, Vitsnou; et la puissance qui détruira, Routren; ces trois
+puissances réunies, n'est-ce pas Trimourti? Dans Trimourti, ne
+reconnaissez-vous pas trois, c'est ce qui fait Chiven, l'Etre suprême.
+
+Dans les choses de la terre, trente-trois, nombre exprimé par deux
+trois, n'est-il pas celui de l'âge de perfection pour l'homme? et
+l'homme, qui est bien la plus belle œuvre de Chiven, n'a-t-il pas eu
+trois âmes autrefois?
+
+Trois est le principe de perfection: c'est le nombre de la chose
+composée, et ramenée à l'unité, de la chose élevée à l'agrégation, et
+achevée par l'unité. Trois est le nombre mystérieux du premier ordre:
+aussi y a-t-il trois règnes dans les choses terrestres; et pour tout
+composé organique trois accidents, formation, vie, décomposition.
+
+Quatre ressemble beaucoup au corps, parce que le corps a quatre
+facultés. Il renferme aussi toute la religion du serment: comment cela?
+je l'ignore, mais puisqu'un maître l'a dit, sans doute ses disciples
+l'expliqueront.
+
+Cinq est protégé par Vénus: car elle préside au mariage, et cinq a dans
+sa forme quelque chose d'heureux qu'on ne saurait définir. De là vient
+que nous avons cinq sens, et cinq doigts; il n'en faut pas chercher
+d'autres raisons.
+
+Je ne sais rien sur le nombre Six, sinon que le cube a six faces. Tout
+le reste m'a paru indigne des grandes choses que j'ai rassemblées sur
+d'autres nombres.
+
+Mais Sept est d'une importance extrême. Il représente toutes les
+créatures; ce qui le rend d'autant plus intéressant qu'elles nous
+appartiennent toutes, droit divin transféré depuis longtemps et que
+prouvent la bride et le filet, malgré ce qu'en disent quelquefois les
+ours, les lions, les serpents. Cet empire a manqué être perdu par le
+péché; mais il faut mettre deux sept ensemble, l'un détruira l'autre;
+car le baptême étant aussi là-dedans, soixante-dix-sept signifie
+l'abolition de tous les péchés par le baptême, comme saint Augustin l'a
+démontré aux académies d'Afrique.
+
+On voit facilement dans Sept, l'union de deux nombres parfaits, de deux
+principes de perfection; union complétée en quelque sorte et consolidée
+par cette unité sublime qui lui imprime un grand caractère d'ensemble,
+et qui fait que sept n'est pas six. C'est là le nombre mystérieux du
+second ordre; ou si l'on veut, le principe de tous les nombres très
+composés. Les divers aspects de la lune l'ont prouvé, et en conséquence
+on a choisi le septième jour pour celui du repos. Les fêtes religieuses
+rendirent ainsi ce nombre sacré chez tous les peuples. De là l'idée des
+cycles septenaires, liée à celle du grand Cataclysme. «Dieu a imprimé
+partout dans l'univers le caractère sacré du nombre sept», dit
+Joachitès. Dans le _ciel étoilé_, tout a été fait par sept. Toute la
+mysticité ancienne est pleine du nombre sept: c'est le plus mystérieux
+des nombres apocalyptiques, des nombres du culte mithriaque et des
+mystères d'initiation. Sept étoiles du génie lumineux, sept Gâhanbards,
+sept Amschaspands ou anges d'Ormusd. Les Juifs ont leur semaine d'année;
+et le carré de sept était le vrai nombre de leur période jubilaire. On
+remarquait que, du moins pour notre planète et même pour notre système
+planétaire, le nombre sept était le plus particulièrement indiqué par
+les phénomènes naturels. Sept planètes du premier ordre[41]; sept
+métaux[42]; sept odeurs[43]; sept saveurs; sept rayons de lumière; sept
+tons; sept articulations simples de la voix humaine[44].
+
+Sept années font une semaine de la vie; et quarante-neuf la grande
+semaine. L'enfant qui naît à sept mois peut vivre. A quatorze soleils,
+il voit: à sept lunes il a des dents: à sept ans les dents se
+renouvellent; et l'on fait commencer alors le discernement du bien et du
+mal. A quatorze ans, l'homme peut engendrer: à vingt et un, il est
+parvenu à une sorte de maturité qui a fait choisir ce temps pour la
+majorité politique et légale. Vingt-huit est l'époque d'un grand
+changement dans les affections humaines et dans les couleurs de la vie.
+A trente-cinq, la jeunesse finit. A quarante-deux, la progression
+rétrograde de nos facultés commence. A quarante-neuf, la plus belle vie
+est à sa moitié, quant à la durée extrême, et à son automne pour les
+sensations: on aperçoit les premières rides physiques et morales. A
+cinquante-six, commence la vieillesse. Soixante-trois est la première
+époque de la mort naturelle. (Je me rappelle que vous blâmez cette
+expression: nous dirons donc, mort nécessaire, mort amenée par les
+causes générales du déclin de la vie.) Je veux dire que si l'on meurt de
+vieillesse à quatre-vingt-quatre, à quatre-vingt-dix-huit ans, on meurt
+d'âge à soixante-trois: c'est la première époque où la vie finisse par
+les maladies de la décrépitude. Beaucoup de personnages célèbres sont
+morts à soixante-dix ans, à quatre-vingt-quatre, à quatre-vingt-dix-huit,
+à cent quatre (ou cent cinq). Aristote, Abélard, Héloïse, Luther,
+Constantin, chah Abbas, Nostradamus[45] et Mahomet moururent à
+soixante-trois; et Cléopâtre sentit bien qu'il fallait attendre
+vingt-huit jours pour mourir après Antoine.
+
+Neuf! Si l'on en croit les hordes mongoles et plusieurs peuplades de la
+Nigritie, voilà le plus harmonique des nombres complexes. C'est le carré
+du seul nombre qui ne soit divisible que par l'unité: c'est le principe
+des productions indirectes: c'est le mystère multiplié par le mystère.
+On peut voir dans le _Zend-Avesta_ combien neuf était vénéré d'une
+partie de l'Orient. Dans la Géorgie, dans l'Iranved, tout se fait par
+neuf: les Avares et les Chinois l'ont aimé particulièrement. Les
+musulmans de la Syrie comptent quatre-vingt-dix-neuf attributs de la
+divinité; et les peuples de la partie orientale de l'Inde connaissent
+dix-huit mondes, neuf bons, neuf mauvais.
+
+Mais le signe de ce nombre a la queue en bas, comme une comète qui
+sème[46] des monstres; et neuf est l'emblème de toute vicissitude
+funeste: en Suisse, particulièrement, les bises destructives durent neuf
+jours. Quatre-vingt-un, ou neuf multiplié par lui-même, est le nombre de
+la grande climatérique[47]; tout homme qui aime l'ordre doit mourir à
+cet âge, et Denis d'Héraclée donna en cela un grand exemple au monde.
+
+J'avoue que dix-huit ans passe pour un assez bel âge; et pourtant c'est
+la destruction multipliée par le mauvais principe: mais il y a moyen de
+s'entendre. Dans dix-huit ans il y a deux cent seize mois, nombre très
+funeste et très compliqué. On y voit d'abord quatre-vingt-un multiplié
+par deux, ce qui est épouvantable. Dans l'excédent cinquante-quatre, on
+trouve un serment et Vénus. Quatre et cinq réunis, ressemblent donc fort
+au mariage, état qui séduit à dix-huit ans; qui n'est bon à rien pour
+l'un et l'autre sexe, vers quarante-cinq ou cinquante-quatre ans; qui ne
+laisse pas d'être ridicule à quatre-vingt-un; et qui peut, en tout
+temps, par ses plaisirs même, altérer, désoler, dégrader la nature
+humaine d'après les horreurs attachées au culte du nombre cinq. Qu'y
+a-t-il de pire que d'empoisonner sa vie par une jouissance de cinq?
+c'est à dix-huit ans que ces dangers sont dans leur force; il n'est donc
+point d'âge plus funeste. Voilà ce qu'on ne pouvait découvrir que par
+les nombres; et c'est ainsi que les nombres sont le fondement de la
+morale.
+
+Que si vous trouvez dans tout cela quelque incertitude, repoussez le
+doute, redoublez de foi; voici maintenant ce que disait la première
+lumière des premiers siècles[48]. Dix est justice et béatitude résultant
+de la créature qui est sept, et de la Trinité qui est trois. Onze, c'est
+le péché parce qu'il transgresse dix ou la justice. Vous voyez le plus
+haut point du sublime; après quoi il faut se taire: saint Augustin
+lui-même n'en a pas su davantage.
+
+S'il me restait assez de papier, je vous prouverais l'existence de la
+pierre philosophale. Je vous prouverais que tant d'hommes savants et
+célèbres n'étaient pas des radoteurs: je vous prouverais qu'elle n'est
+pas plus étonnante que la boussole; qu'elle n'est pas plus inconcevable
+que le chêne provenu du gland que vous avez semé; mais qu'il l'est, ou
+qu'il devrait l'être, que des étourdis, qui en finissant leurs humanités
+ont fait un madrigal, décident que Sthall, Becher, Paracelse, ont mérité
+les petites maisons.
+
+Allez voir vos jasmins: laissez mes doutes et mes preuves. Je cherche un
+peu de délire, afin de pouvoir au moins rire de moi: car il y a un
+certain repos, un plaisir, bizarre si l'on veut, à considérer que tout
+est songe. Cela peut distraire de tant de rêves plus sérieux, et
+affaiblir ceux de notre inquiétude.
+
+Vous ne voulez pas que l'imagination nous entraîne, parce qu'elle nous
+égare: mais quand il s'agit des jouissances individuelles de la pensée,
+notre destination présente ne serait-elle pas dans les écarts? Tous les
+hommes ont rêvé; tous en ont eu besoin: quand le génie du mal les fit
+vivre, le génie du bien les fit dormir et songer.
+
+
+
+
+LETTRE XLVIII
+
+DATX
+Méterville, 1er septembre, VI.
+
+
+Dans quelque indifférence que l'on traîne ses années, il arrive pourtant
+que l'on aperçoive le ciel dans une nuit sans nuages. On voit les astres
+immenses; ce n'est pas une fantaisie de l'imagination, ils sont là sous
+nos yeux: on voit leurs distances bien plus vastes, et ces soleils qui
+semblent montrer des mondes où des êtres différents de nous naissent,
+sentent et meurent.
+
+La tige du jeune sapin est auprès de moi, droite et fixe, elle s'avance
+dans l'air, elle semble n'avoir ni vie ni mouvement; mais elle subsiste,
+et si elle se connaît elle-même, son secret et sa vie sont dans elle;
+elle croît invisiblement. Elle est la même dans la nuit, et dans le
+jour; elle est la même sous la froide neige, et sous le soleil des étés.
+Elle tourne avec la terre; elle tourne immobile parmi tous ces mondes.
+La cigale s'agite pendant le repos de l'homme, elle mourra: le sapin
+tombera; les mondes changeront. Où seront nos livres, nos renommées, nos
+craintes, notre prudence, et la maison que l'on voudrait bâtir, et le
+blé que la grêle n'a pas couché? Pour quel temps amassez-vous? pour quel
+siècle est votre espérance? Encore la révolution d'un astre, encore une
+heure de sa durée, et tout ce qui est vous ne sera plus: tout ce qui est
+vous, sera plus perdu, plus anéanti, plus impossible que s'il n'eût
+jamais été. Celui dont le malheur vous accable, sera mort. Celle qui est
+belle, sera morte. Le fils qui vous survivra sera mort.
+
+Vous avez rassemblé les moyens des arts[49]; vous voyez sur la lune
+comme si elle était près de vos télescopes; vous y cherchez du
+mouvement; il n'y en a point; il y en a eu, mais elle est morte. Et le
+lieu, le globe où vous êtes sera mort comme elle. A quoi vous
+arrêtez-vous? Vous auriez pu faire un mémoire pour votre procès, ou
+finir une ode dont on eût parlé demain au soir. Intelligence des mondes!
+qu'ils sont vains les soins de l'homme! Quelles risibles sollicitudes
+pour des incidents d'une heure! Quels tourments insensés pour arranger
+les détails de cette vie qu'un souffle du temps va dissiper! Regarder,
+jouir de ce qui passe, imaginer, s'abandonner; ce serait là tout notre
+être. Mais, régler, établir, connaître, posséder; que de démence!
+
+Cependant celui qui ne veut point s'inquiéter pour des jours incertains,
+n'aura pas le repos qui laisse l'homme à lui-même, ou le délassement qui
+peut distraire de ces dégoûts qu'on préfère à la vie tranquille: il
+n'aura pas, quand il la voudra, la coupe pleine de café ou de vin qui
+doit écarter pour un moment le mortel ennui. Il n'y aura point d'ordre
+et de suite dans ce qu'il sera forcé de faire; il n'y aura pas de
+sécurité pour les siens. Parce que sa pensée aura embrassé le monde dans
+ses hautes conceptions, il arrivera que son génie, éteint par la
+langueur, n'aura plus même ces hautes conceptions: parce que sa pensée
+aura cherché trop de vérités dans la nature des choses, il ne sera plus
+donné à sa pensée elle-même de se maintenir selon sa propre nature.
+
+On ne parle que de réprimer ses passions, et d'avoir la force de faire
+ce qu'il faut: mais, au milieu de tant d'impénétrabilité, montrez donc
+ce qu'il faut. Pour moi, je ne le sais pas, et j'ose soupçonner que
+plusieurs autres l'ignorent. Tous les sectaires ont prétendu le dire, et
+le montrer avec évidence; leurs preuves surnaturelles nous ont laissés
+dans un doute plus grand. Peut-être une connaissance certaine et un but
+connu, ne sont-ils ni selon notre nature, ni selon nos besoins.
+Cependant il faut vouloir. C'est une triste nécessité, c'est une
+sollicitude intolérable d'être toujours contraint d'avoir une volonté,
+quand on ne sait sur quoi la régler.
+
+Souvent je me repose dans cette idée que le cours accidentel des choses
+et les effets directs de nos intentions ne sauraient être qu'une
+apparence, et que toute chose humaine est nécessaire et déterminée par
+la marche irrésistible de l'ensemble des choses. Il me semble que c'est
+une vérité dont j'ai le sentiment: mais quand je perds de vue les
+considérations générales, je m'inquiète et je projette comme un autre.
+Quelquefois au contraire, je m'efforce d'approfondir tout ceci, pour
+savoir si ma volonté peut avoir une base, et si mes vues peuvent se
+rapporter à un plan suivi. Vous pensez bien que dans cette obscurité
+impénétrable, tout m'échappe, jusqu'aux probabilités elles-mêmes: je me
+lasse bientôt; je me rebute; et je ne vois rien de certain, si ce n'est
+peut-être l'inévitable incertitude de ce que les hommes voudraient
+connaître.
+
+Ces conceptions étendues qui rendent l'homme si superbe, et si avide
+d'empire, d'espérances et de durée, sont-elles plus vastes que les
+cieux réfléchis sur la surface d'un peu d'eau de pluie qui s'évapore au
+premier vent? Le métal que l'art a poli reçoit l'image d'une partie de
+l'univers; nous la recevons comme lui.--Mais il n'a pas le sentiment de
+ce contact.--Ce sentiment a quelque chose d'étonnant qu'il nous plaît
+d'appeler divin. Et ce chien qui vous suit, n'a-t-il pas le sentiment
+des forêts, des piqueurs et du fusil, dont son œil reçoit l'empreinte en
+en répercutant les figures? Cependant après avoir poursuivi quelques
+lièvres, léché la main de ses maîtres, et déterré quelques taupes, il
+meurt; vous l'abandonnez aux corbeaux, dont l'instinct perçoit les
+propriétés des cadavres, et vous avouez qu'il n'a plus ce sentiment.
+
+Ces conceptions dont l'immensité surprend notre faiblesse, et remplit
+d'enthousiasme nos cœurs bornés, sont peut-être moins pour la nature que
+le plus imparfait des miroirs pour l'industrie humaine: et pourtant
+l'homme le brise sans regret. Dites qu'il est affreux à notre âme avide
+de n'avoir qu'une existence accidentelle; dites qu'il est sublime
+d'espérer la réunion au principe de l'ordre impérissable: n'affirmez
+rien de plus.
+
+L'homme qui travaille à s'élever, est comme ces ombres du soir qui
+s'étendent pendant une heure, qui deviennent plus vastes que leurs
+causes, qui semblent grandir en s'épuisant; et qu'une seconde fait
+disparaître.
+
+Et moi aussi j'ai des moments d'oubli, de force, de grandeur; j'ai des
+besoins démesurés; _sepulchri immemor_! Mais je vois les monuments des
+générations effacées; je vois le caillou soumis à la main de l'homme, et
+qui existera cent siècles après lui. J'abandonne les soins de ce qui
+passe, et ces pensées du présent déjà perdu. Je m'arrête étonné:
+j'écoute ce qui subsiste encore; je voudrais entendre ce qui
+subsistera: je cherche dans le mouvement de la forêt, dans le bruit des
+pins, quelques-uns des accents de la langue éternelle.
+
+Force vivante! Dieu du monde! j'admire ton œuvre, si l'homme doit
+rester; et j'en suis atterré, s'il ne reste pas.
+
+
+
+
+LETTRE XLIX
+
+DATX
+Méterville, 14 septembre, VI.
+
+
+Ainsi, parce que je n'ai point d'horreur pour vos dogmes, je serais près
+de les révérer? Je pense que c'est tout le contraire. Vous avez, je
+crois, projeté de me convertir: et vous n'avez pas ri!
+
+Dites-moi, me savez-vous quelque intérêt à ne pas admettre vos opinions
+religieuses? Si je n'ai contre elles ni intérêt, ni partialité, ni
+passion, ni éloignement même: quelle prise auront-elles pour
+s'introduire dans une tête sans systèmes, et dans un cœur que le remord
+ne leur préparera jamais.
+
+_C'est l'intérêt des passions qui empêche d'être chrétien_. Je dirais
+volontiers que voilà un argument bien misérable. Je vous parle en
+ennemi: nous sommes en état de guerre, vous en voulez un peu à ma
+liberté. Si vous accusez les non-crédules de n'avoir pas la conscience
+pure, j'accuserai les crédules de n'avoir pas un zèle sincère. Il
+résultera de tout cela de vains mots, un bavardage répété partout
+jusqu'à la satiété, et qui jamais ne prouvera rien.
+
+Et si j'allais vous dire qu'il n'y a de chrétiens que les méchants,
+puisqu'il n'y a qu'eux qui aient besoin de chimères pour ne pas voler,
+égorger, trahir. Certains chrétiens dont l'humeur dévote et la croyance
+burlesque ont dérangé le cœur et l'esprit, se trouvent toujours entre le
+désir du crime et la crainte du diable. Selon la méthode vulgaire de
+juger des autres par soi-même, ils sont alarmés dès qu'ils voient un
+homme qui ne se signe point: il n'est pas des nôtres, il est contre
+nous; il ne craint pas ce que nous craignons, donc il ne craint rien,
+donc il est capable de tout; il n'a pas les mains jointes, c'est qu'il
+les cache; il y a sûrement un stylet dans l'une et du poison dans
+l'autre.
+
+Je n'en veux point à ces bonnes gens: comment croiraient-ils que l'ordre
+suffise, le désordre est dans leurs idées? D'autres parmi eux me diront:
+Voyez tout ce que j'ai souffert, d'où aurais-je tiré ma force, si je ne
+l'avais pas reçue d'en haut?--Mon ami, d'autres ont souffert davantage,
+et n'ont rien reçu d'en haut: il y a encore cette différence qu'ils n'en
+font pas tant de bruit, et ne se croient pas bien grands pour cela. On
+souffre, comme on marche. Quel est l'homme qui peut faire vingt mille
+lieues? Celui qui fait une lieue par jour et qui vit soixante ans.
+Chaque matin ramène des forces nouvelles; et l'espérance éteinte, laisse
+encore un espoir vague.
+
+_Les lois sont évidemment insuffisantes_. Eh bien, je veux vous montrer
+des êtres plus forts que vous, et qui sont presque toujours indomptés;
+qui vivent au milieu de vous, non seulement sans frein religieux, mais
+même sans lois; dont les besoins sont souvent très mal satisfaits; qui
+rencontrent ce qu'on leur refuse, et ne font pas un mouvement pour
+l'arracher: et parmi eux, trente-neuf au moins sur quarante mourront
+sans avoir nui, tandis que vous prônez l'effet de la grâce, si, parmi
+vos chrétiens, il y en a dans ce cas, trois sur quatre.--Où sont ces
+êtres miraculeux, ces sages?--Ne vous fâchez point; ce ne sont pas des
+philosophes, ce n'est pas du tout des êtres miraculeux, ce n'est pas
+des chrétiens; c'est tout bonnement ces dogues qui ne sont ni muselés,
+ni gouvernés, ni catéchisés, et que vous rencontrez à tout moment, sans
+exiger que leur gueule terrible fasse, pour vous rassurer, un signe
+sacré.--Vous plaisantez.--De bonne foi que voulez-vous qu'on fasse autre
+chose.
+
+Toutes les religions s'anathématisent, parce qu'aucune ne porte un
+caractère divin. Je sais bien que la vôtre a ce caractère, mais que le
+reste de la terre ne le voit point, parce qu'il est caché: je suis comme
+le reste de la terre, je discerne fort mal ce qui est invisible.
+
+On ne dit pas que la religion chrétienne soit mauvaise; mais que pour la
+croire, il faut la croire divine, ce qui n'est pas aisé. Elle peut être
+fort belle, comme ouvrage humain; mais une religion ne saurait être
+humaine, quelque terrestres que soient ses ministres.
+
+Pour la sagesse, elle est humaine; elle n'aime pas à s'élever dans les
+nues pour retomber en débris; elle exalte moins les têtes, mais elle ne
+les expose point à l'oubli des devoirs par le mépris de ses lois
+démasquées. Elle ne défend point d'examen, et ne craint point
+d'objections; il n'y aura pas de prétexte pour la méconnaître; la
+dépravation du cœur reste seule contre elle; et si la sagesse humaine
+était la base des institutions morales, son empire serait à peu près
+universel, puisqu'on ne pourrait se soustraire à ses lois sans faire par
+là même un aveu formel de sa turpitude.--Nous ne convenons pas de cela;
+nous n'approuvons pas la sagesse.--C'est que vous êtes conséquents.
+
+Je laisse les hommes de parti qui font semblant d'être de bonne foi, et
+qui vont jusqu'à se faire des amis pour qu'on sache qu'ils les ont
+convertis: je reviens à vous qui êtes vraiment persuadé, et qui
+voudriez me donner ce repos que je n'aurai point.
+
+Je n'aime pas plus que l'on soit intolérant contre la religion qu'en sa
+faveur. Je n'approuve guère davantage ses adversaires déclarés, que ses
+zélateurs fanatiques. Je ne décide pas que l'on doive se hâter, dans
+certains pays, de détromper un peuple qui croit vraiment, pourvu qu'il
+ait passé le moment des guerres sacrées, et qu'il ne soit déjà plus dans
+la ferveur des conversions. Mais quand un culte est désenchanté, je
+trouve ridicule qu'on prétende ramener ses prestiges: quand l'arche est
+usée, quand les lévites embarrassés et pensifs autour de ses débris, me
+crient: n'approchez pas, votre souffle profane les ternirait; je suis
+obligé de les examiner, pour voir s'ils parlent sérieusement.--Sérieusement?
+Sans doute; et l'Eglise qui ne périra point, va rendre à la foi des
+peuples, cette antique ferveur dont le retour vous paraît chimérique?--Je
+ne suis pas fâché que vous en fassiez l'expérience: je n'en conteste
+point le succès; et je le désirerais volontiers; ce serait un fait curieux.
+
+Puisque c'est toujours à _eux_ que je finis par m'adresser, il est temps
+de fermer une lettre qui n'est pas pour vous. Nous garderons chacun nos
+opinions sur ce point; et nous nous entendrons très bien sur les autres.
+Les manies superstitieuses et les écarts du zèle, n'existent pas plus
+pour un véritable homme de bien, que les périls tant exagérés de ce
+qu'_ils_ appellent ridiculement athéisme. Je ne désire point que vous
+renonciez à cette croyance; mais il est très utile qu'on cesse de la
+regarder comme indispensable au cœur de l'homme; car si l'on est
+conséquent, et qu'on prétende qu'il n'y a pas de morale sans elle, il
+faut rallumer les bûchers.
+
+
+
+
+LETTRE L
+
+DATX
+Lyon, 22 juin, septième année.
+
+
+Depuis que la mode n'a plus cette uniformité locale qui en faisait aux
+yeux de tant de gens une manière d'être nécessaire, et à peu près une
+loi de la nature; chaque femme pouvant choisir la mise qu'elle veut
+adopter, chaque homme veut aussi décider celle qui convient.
+
+Les gens qui entrent dans l'âge où l'on aime à blâmer, ce qui n'est pas
+comme autrefois, trouvent de très mauvais goût que l'on n'ait plus les
+cheveux dressés au-dessus du front, le chignon relevé et empâté, la
+partie inférieure du corps tout à nu sous une voûte d'un noble diamètre,
+et les talons juchés sur de hautes pointes. Ces usages vénérables
+maintenaient une grande pureté de mœurs; mais depuis, les femmes ont
+perverti leur goût, au point d'imiter les seuls peuples qui aient eu du
+goût: elles ont cessé d'être plus larges que hautes; et ayant quitté par
+degrés les corps ferrés et baleinés, elles outragent la nature jusqu'à
+pouvoir respirer et manger quoique habillées.
+
+Je conçois qu'une mise perfectionnée choque ceux à qui plaisait la
+roideur ancienne, la manière des Goths; mais je ne puis les excuser de
+mettre une si risible importance à ces changements qui étaient
+inévitables.
+
+Dites-moi si vous avez trouvé de nouvelles raisons de ce que nous avons
+déjà remarqué ensemble sur ces ennemis déclarés des mœurs actuelles. Ce
+sont presque infailliblement des hommes sans mœurs. Les autres, s'ils
+les blâment, n'y mettent du moins pas cette chaleur qui m'est suspecte.
+
+Personne ne sera surpris que les hommes qui se sont joué des mœurs
+parlent ensuite de _bonnes mœurs_ avec exclamation; qu'ils en exigent si
+sévèrement des femmes, après avoir passé leur vie à tâcher de les leur
+ôter; et qu'ils les méprisent toutes, parce que plusieurs d'elles ont eu
+le malheur de ne les pas mépriser eux-mêmes. C'est une petite hypocrisie
+dont je crois même qu'ils ne s'aperçoivent pas: c'est davantage encore
+et bien plus communément, un effet de la dépravation de leurs goûts, des
+excès de leurs habitudes, et du désir secret de trouver une résistance
+sérieuse pour avoir la vanité de la vaincre: c'est une suite de l'idée
+que d'autres ont probablement joui des mêmes faiblesses, et de la
+crainte qu'on leur manque à eux-mêmes, comme ils sont parvenus à faire
+manquer à d'autres en leur faveur.
+
+Lorsque les années font qu'ils n'ont plus d'intérêt à introduire le
+mépris de tous les droits, l'intérêt de leurs passions, qui fut toujours
+leur seule loi, commence à les avertir qu'on violera ces mêmes droits à
+leur égard. Ils ont contribué à faire perdre les mœurs sévères qui les
+gênaient, ils déclament maintenant contre les mœurs libres qui les
+inquiètent. Ils prêchent bien vainement; des choses bonnes recommandées
+par de tels hommes, tombent dans le mépris, au lieu d'en recevoir une
+nouvelle autorité.
+
+Aussi vainement quelques-uns disent que s'ils s'élèvent contre des mœurs
+licencieuses, c'est qu'ils en ont reconnu les dangers: cette cause,
+quelquefois réelle, n'est pas celle à laquelle on croit, parce qu'on
+sait bien qu'ordinairement l'homme qui a été injuste quand cela lui
+était commode pendant l'âge des passions, ne devient juste ensuite que
+par des motifs personnels. Sa justice, plus honteuse que sa licence
+même, est encore plus méprisée, parce qu'elle est moins franche.
+
+Mais que des jeunes gens soient choqués subitement et avant la
+réflexion, par des choses dont la nature est de plaire à leurs sens, et
+qu'ils ne pourraient improuver naturellement, qu'après y avoir pensé:
+voilà, à mon avis, la plus grande preuve d'une dépravation réelle. Je
+suis surpris que des gens sensés regardent cela comme une dernière voix
+de _la nature qui se révolte_ et qui rappelle au fond des cœurs ses lois
+méconnues. La corruption, disent-ils, ne peut franchir de certaines
+bornes: cela les rassure et les console.
+
+Pour moi, je crois voir le contraire. Je voudrais savoir ce que vous en
+penserez, et si je serai seul à voir ainsi; car je n'assure point que ce
+soit la vérité, je conviens même que beaucoup d'apparences sont contre
+moi.
+
+Ma manière de penser là-dessus ne pouvait guère résulter que de ce que
+j'éprouve personnellement: je n'étudie pas, je ne fais pas
+d'observations systématiques; j'en serais assez peu capable. Je
+réfléchis par occasion; je me rappelle ce que j'ai senti. Quand cela me
+conduit à examiner ce que je ne sais pas par moi-même, c'est du moins en
+cherchant mes données dans ce qui m'est connu avec plus de certitude,
+c'est-à-dire dans moi: ces données n'ayant rien de supposé ou
+d'hypothétique, servent à me découvrir plusieurs choses dans ce qui leur
+est analogue ou opposé.
+
+Je sais qu'avec le vulgaire des hommes il y a des inconvénients à ce que
+gâte la bêtise de leurs idées, la brutalité de leurs sensations, et la
+fade suffisance qui abuse de tout ce qui n'avertit pas que l'on sera
+réprimé. Je ne dis point que les femmes dont la mise paraît trop libre,
+soient tout à fait exemptes de blâme: celles d'entre elles qui n'en
+méritent pas un autre, oublient du moins qu'on vit parmi la foule, et
+cet oubli est une imprudence. Mais ce n'est point d'elles qu'il s'agit;
+je parle de la sensation que la légèreté de leurs vêtements peut faire
+sur les hommes de différents caractères.
+
+Je cherche pourquoi des hommes qui se permettent tout, et qui, loin de
+respecter ce qu'ils appellent pudeur, montrent jusque dans leurs
+discours qu'ils ne connaissent pas même les lois du goût, pourquoi des
+hommes qui ne raisonnent point leur conduite et qui s'abandonnent aux
+fantaisies de l'instant présent, s'avisent de trouver de l'indécence à
+des choses où je n'en sens point, et où la réflexion même ne blâmerait
+que l'inconvenance du moment. Comment en trouvent-ils à des choses qui
+par elles-mêmes et lorsqu'elles ne sont point déplacées, paraissent
+toutes simples à d'autres, et qui plairaient même à ceux qui aiment une
+pudeur réelle et non l'hypocrisie ou la superstition de la pudeur.
+
+C'est une erreur funeste de mettre aux mots et à la partie extérieure
+des choses, une importance si grande; il suffira d'être familiarisé avec
+ces fantômes par quelque habitude, même légitime, pour cesser d'en
+mettre aux choses elles-mêmes.
+
+Lorsqu'une dévote qui ne pouvait à seize ans souffrir qu'on l'embrassât
+dans des jeux de société; qui, mariée à vingt-deux, n'envisageait
+qu'avec horreur la première nuit, reçoit à vingt-quatre son directeur
+dans ses bras; je ne crois pas que ce soit tout à fait hypocrisie de sa
+part. J'y vois beaucoup plus la sottise des préceptes qui lui furent
+donnés. Il peut y avoir chez elle de la mauvaise foi, d'autant plus
+qu'une morale fausse altère toujours la candeur de l'âme, et qu'une
+longue contrainte inspire le déguisement et la duplicité. Mais s'il y a
+de la fausseté dans son cœur, il y a bien plus encore d'ineptie dans sa
+tête. On lui a rendu l'esprit faux, on l'a retenue sans cesse dans la
+terreur des devoirs chimériques; on ne lui a pas donné le moindre
+sentiment des devoirs réels. Au lieu de lui montrer la véritable fin
+des choses, on l'a habituée à tout rapporter à une fin imaginaire. Les
+rapports ne sont plus sensibles; les proportions deviennent arbitraires;
+les causes, les effets sont comptés pour rien; les convenances des
+choses sont impossibles à découvrir. Elle n'imagine pas même qu'il
+puisse exister une raison du mal et du bien, hors de la règle qu'on lui
+a imposée, et dans d'autres rapports que les relations obscures entre
+ses habitudes les plus secrètes et la volonté impénétrable des
+intelligences qui veulent toujours autrement que l'homme.
+
+On lui a dit: «Fermez les yeux; puis marchez droit devant vous, c'est le
+chemin du bonheur et de la gloire; c'est le seul; la perte, l'horreur,
+les abîmes, l'éternelle damnation remplissent tout le reste de
+l'espace.» Elle va donc aveuglément, et elle s'égare en suivant une
+ligne oblique. Cela devait arriver: Si vous marchiez les yeux fermés,
+dans un espace ouvert de toute part, vous ne retrouveriez point votre
+première direction, lorsqu'une fois vous l'auriez perdue, et souvent
+même vous ne sauriez pas que vous la perdez. Si donc elle ne s'aperçoit
+point de son erreur, elle se détourne toujours davantage, elle se perd
+avec confiance. Si elle s'en aperçoit, elle se trouble et s'abandonne;
+car elle ne connaît pas de proportions dans le mal, elle croit n'avoir
+rien de plus à perdre, dès qu'elle a perdu cette première innocence
+qu'elle estimait seule et qu'elle ne saurait retrouver.
+
+On a vu des filles simples se maintenir avec ignorance dans la sagesse
+la plus sévère, et avoir horreur d'un baiser comme d'un sacrilège; mais
+s'il est obtenu, elles pensent qu'il n'y a plus rien à conserver, et se
+livrent uniquement, parce qu'elles se croient déjà livrées. On ne leur
+avait jamais dit les conséquences plus ou moins grandes des diverses
+choses. On avait voulu les préserver seulement contre le premier pas,
+comme si l'on eût eu la certitude que ce premier pas ne serait jamais
+franchi, ou que l'on serait toujours là pour les retenir ensuite.
+
+La dévote dont je parlais, n'évitait pas des imprudences, mais elle
+redoutait un fantôme. Il s'ensuivra naturellement que lorsqu'on lui aura
+dit à l'autel, de coucher avec son mari, elle l'égratignera les premiers
+jours, et quelque temps après couchera avec un autre qui lui parlera du
+salut et des mortifications de la chair. Elle était effrayée quand on
+lui baisait la main, mais c'était par instinct; elle s'y fait, et ne
+l'est plus quand on jouit d'elle. C'était son ambition d'être placée au
+ciel parmi les vierges; mais elle n'est plus vierge; cela est
+irrémédiable, que lui importe le reste? Elle devait tout à Jésus son
+époux céleste, et à l'exemple que la Sainte Vierge donna. Maintenant
+elle n'est plus la suivante de la Vierge, elle n'est plus épouse
+céleste; un homme l'a possédée, si un autre homme la possède aussi, quel
+grand changement cela fera-t-il? Les droits d'un mari font très peu
+d'impression sur elle; elle n'a jamais réfléchi à des choses si
+mondaines; il est très possible même qu'elle les ignore; et il est très
+certain, du moins, qu'elle n'en est pas frappée, parce qu'elle n'en sent
+pas la raison.
+
+A la vérité, elle a reçu l'ordre d'être fidèle; mais c'est un mot dont
+l'impression a passé, parce qu'elle appartenait à un ordre de choses sur
+lequel elle n'arrête pas ses idées, sur lequel elle rougirait de
+s'entretenir avec elle-même. Dès qu'elle a couché avec un homme, ce qui
+l'embarrassait le plus est fait; et s'il arrive qu'en l'absence de son
+mari, un homme, plus saint que lui, ait l'adresse de répondre à ses
+scrupules dans un moment de désirs ou de besoins, elle cédera comme elle
+a cédé en se mariant; elle jouira avec moins de terreur que lors de ses
+premières jouissances, parce que c'est une chose qui n'est plus
+nouvelle, et qui fait un moins grand changement dans son état. Comme
+elle ne s'inquiète point d'une prudence terrestre, comme elle aurait
+horreur de porter des précautions dans le péché, de l'attention et de la
+réflexion dans un acte qu'elle permet à ses sens, mais dont son âme
+écarte la souillure; il arrivera encore qu'elle sera enceinte, et que
+souvent elle ignorera, ou doutera si son mari est le père de l'enfant
+dont elle le charge. Si même elle le sait, elle aimera mieux le laisser
+dans l'erreur, pourvu qu'elle ne prononce pas un mensonge, que de
+l'exposer à se mettre dans une colère qui offenserait Dieu, que de
+s'exposer elle-même à médire du prochain en nommant son séducteur.
+
+Il est très vrai que la religion, mieux entendue, ne lui permettrait pas
+une pareille conduite: et je ne parle ici contre aucune religion. La
+morale, bien conçue par tous, ferait les hommes très justes, et dès lors
+très bons et très heureux. La religion, qui est la morale moins
+raisonnée, moins prouvée, moins persuadée par les raisons directes des
+choses; mais soutenue par ce qui étonne, mais affermie, mais nécessitée
+par une sanction divine; la religion, _bien entendue_, ferait les hommes
+parfaitement purs. Si je parle d'une dévote, c'est parce que l'erreur
+morale n'est nulle part plus grande et plus éloignée des vrais besoins
+du cœur humain que dans les erreurs des dévots. J'admire la religion
+telle qu'elle devait être; je l'admire comme un grand ouvrage. Je n'aime
+point qu'en s'élevant contre les religions, on nie leur beauté, et l'on
+méconnaisse ou désavoue le bien qu'elles étaient destinées à faire. Ces
+hommes ont tort: le bien qui est fait, en est-il moins un bien pour être
+fait d'une manière contraire à leur pensée? Que l'on cherche des moyens
+de faire mieux avec moins; mais que l'on convienne du bien qui s'est
+fait autrement, car enfin il s'en est fait beaucoup. Voilà quelques
+mots de ma profession de foi: nous nous sommes crus, je pense, trop
+éloignés l'un de l'autre en ceci.
+
+Si vous voulez absolument que je revienne à mon premier objet par une
+transition selon les règles, vous me mettrez dans un grand embarras.
+Mais quoique mes lettres ressemblent beaucoup trop à des traités, et que
+je vous écrive en solitaire qui parle avec son ami comme il rêve en
+lui-même, je vous avertis que j'y veux conserver toute la liberté
+épistolaire quand cela m'arrange.
+
+Ces hommes dont les jouissances inconsidérées ou mal choisies, ont
+perverti les affections, et abruti les sens, ne voient plus, je crois,
+dans l'amour physique que les grossièretés de leurs habitudes: ils ont
+perdu le délicieux pressentiment du plaisir. Une nudité les choque,
+parce qu'il n'y a plus chez eux d'intervalle entre la sensation qu'ils
+en reçoivent, et l'appétit brut auquel se réduit toute leur volupté. Ce
+besoin réveillé dans eux, leur plairait encore en rappelant du moins ces
+plaisirs informes que cherchent des sens plus lascifs qu'embrasés; mais
+comme ils n'ont pas conservé la véritable pudeur, ils ont laissé les
+dégoûts se mêler dans les plaisirs. Comme ils n'ont pas su distinguer ce
+qui convenait, d'avec ce qui ne convenait pas, même dans l'abandon des
+sens, ils ont cherché de ces femmes qui corrompent les mœurs, en perdant
+les manières; et qui sont méprisables, non pas précisément parce
+qu'elles donnent le plaisir, mais parce qu'elles le dénaturent, parce
+qu'elles le détruisent en mettant la licence à la place de la liberté.
+Comme en se permettant ce qui répugne à des sens délicats, et en
+confondant des choses d'un ordre très différent, ils ont laissé
+s'échapper les séduisantes illusions; comme leurs imprudences ont été
+punies par des suites funestes et rebutantes, ils ont perdu la candeur
+de la volupté avec les incertitudes du désir. Leur imagination n'est
+plus allumée que par l'habitude: leurs sensations plus indécentes
+qu'avides, leurs idées plus grossières que voluptueuses, leur mépris
+pour les femmes, preuve assez claire du mépris qu'ils ont eux-mêmes
+mérité, tout leur rappelle ce que l'amour a d'odieux, et peut-être ce
+qu'il a de dangereux. Son charme primitif, sa grâce si puissante sur les
+âmes pures, tout ce qu'il a d'aimable et d'heureux n'est plus pour eux.
+Ils sont parvenus à ce point qu'il ne leur faut que des filles pour
+s'amuser sans retenue, et avec leur dédain habituel; ou des femmes très
+modestes qui puissent leur en imposer encore quand aucune délicatesse ne
+les contient plus, et qui, n'étant pas des femmes à leur égard, ne leur
+donnent point le sentiment importun de ce qu'ils ont perdu.
+
+N'est-il pas visible que si une mise un peu libre leur déplaît, c'est
+que leur imagination dégradée et leurs sens affaiblis ne peuvent plus
+être émus que par une sorte de surprise? Ce qui fait leur humeur
+chagrine, c'est le dépit de ne plus pouvoir sentir dans des occasions
+ordinaires et faciles. Ils n'ont plus la faculté de voir que les choses
+qui ont été cachées et qui sont découvertes subitement: comme un homme
+presque aveugle n'est averti de la présence de la lumière qu'en passant
+brusquement des ténèbres à une grande clarté.
+
+Quiconque entend quelque chose aux mœurs, trouvera que la femme
+méprisable est celle qui, scrupuleuse et sévère dans ses habitudes
+visibles, prépare pendant plusieurs jours de réflexions, le moyen d'en
+imposer à un mari qui met son honneur ou sa satisfaction à la posséder
+seul. Elle rit avec son amant; elle plaisante son mari trompé: je mets
+au-dessus d'elle une courtisane, qui conserve quelque dignité, quelque
+choix, et surtout quelque loyauté dans ses mœurs trop libres.
+
+Si les hommes étaient seulement sincères; malgré leurs intérêts
+personnels, leurs oppositions et leurs vices, la Terre serait encore
+belle.
+
+Si la morale qu'on leur prêche était vraie, conséquente, jamais
+exagérée; si elle leur montrait la raison des devoirs en conservant
+leurs justes proportions; si elle ne tendait qu'à leur fin réelle: il ne
+resterait dans chaque nation autre chose à faire que de contenir une
+poignée d'hommes, dont la tête mal organisée ne pourrait reconnaître la
+justice.
+
+On pourrait mettre ces esprits de travers avec les imbéciles et les
+maniaques: le nombre des premiers ne serait pas grand. Il est peu
+d'hommes qui ne soient pas susceptibles de raison; mais beaucoup ne
+savent où trouver la vérité parmi ces erreurs publiques qui affectent de
+porter son nom; si même ils la rencontrent, ils ne savent comment la
+reconnaître à cause de la manière gauche, rebutante et fausse dont on la
+présente.
+
+Le bien inutile, le mal imaginaire, les vertus chimériques,
+l'incertitude absorbent notre temps, et nos facultés, et nos volontés;
+comme tant de travaux et de soins superflus ou contradictoires
+empêchent, dans un pays florissant, de faire ceux qui seraient utiles et
+ceux qui auraient un but invariable.
+
+Quand il n'y a plus de principe dans le cœur, on est bien scrupuleux sur
+les apparences publiques et sur les devoirs d'opinion: cette sévérité
+déplacée est un témoignage peu suspect des reproches intérieurs. «En
+réfléchissant, dit J.-J., à la folie de nos maximes qui sacrifient
+toujours à la décence la véritable honnêteté, je comprends pourquoi le
+langage est d'autant plus chaste que les cœurs sont plus corrompus, et
+pourquoi les procédés sont d'autant plus exacts que ceux qui les ont
+sont plus malhonnêtes.»
+
+Peut-être est-ce un avantage d'avoir peu joui: il est bien difficile que
+des plaisirs tant répétés, le soient toujours sans mélange et sans
+satiété. Ainsi altérés ou seulement affaiblis par l'habitude qui dissipe
+les illusions, ils ne donnent plus cette surprise qui avertit d'un
+bonheur auquel on ne croyait pas, ou qu'on n'attendait pas: ils ne
+portent plus l'imagination de l'homme au-delà de ce qu'il concevait: ils
+ne l'élèvent plus par une progression dont le dernier terme est devenu
+trop connu: l'espérance rebutée l'abandonne à ce sentiment pénible d'une
+volupté qui s'échappe, à ce sentiment du retour qui, si souvent, est
+venu la refroidir. On se souvient trop qu'il n'y a rien au-delà; et ce
+bonheur jadis tant imaginé, tant espéré, tant possédé, n'est plus qu'un
+amusement d'une heure et le passe-temps de l'indifférence. Des sens
+épuisés, ou du moins satisfaits, ne s'embrasent plus à une première
+émotion; la présence d'une femme ne les étonne plus; ses beautés
+dévoilées ne les agitent plus d'un frémissement universel; la séduisante
+expression de ses désirs ne donne plus à l'homme qu'elle aime une
+félicité inattendue. Il sait quelle est la jouissance qu'il obtient; il
+peut imaginer qu'elle finira; sa volupté n'a plus rien de surnaturel:
+celle qu'il possède n'est plus qu'une femme; et lui-même a tout perdu,
+il ne sait plus aimer qu'avec les facultés d'un homme.
+
+ * * * * *
+
+Il est bien l'heure de finir; le jour commence. Si vous êtes revenu hier
+à Chessel, vous allez, en ce moment, visiter vos fruits. Pour moi qui
+n'ai rien de semblable à faire, et qui suis très peu touché d'un beau
+matin depuis que je ne sais pas employer le jour, je vais me coucher. Je
+ne suis point fâché quand le jour paraît, d'avoir encore une nuit tout
+entière à passer, afin d'arriver sans peine à l'après-midi dont je me
+soucie peu.
+
+
+
+
+LETTRE LI
+
+DATX
+Paris, 2 septembre, VII.
+
+
+Un nommé saint Félix, qui fut ermite à Franchard[50], a, dit-on, sa
+sépulture auprès de ce monastère sous la _Roche qui pleure_. C'est un
+grès dont le cube peut avoir les dimensions d'une chambre de grandeur
+ordinaire. Selon les saisons, il en suinte, ou il en coule goutte à
+goutte, de l'eau qui tombe sur une pierre plate un peu concave: et comme
+les siècles l'ont creusée par l'effet insensible et continu de l'eau,
+cette eau a des vertus particulières. Prise pendant neuf jours, elle
+guérit les yeux des petits enfants. On y apporte ceux qui ont mal aux
+yeux, ou qui pourraient y avoir mal un jour; au bout de la neuvaine,
+plusieurs sont en bon état.
+
+Je ne sais trop à quel propos je vous parle aujourd'hui d'un endroit
+auquel je n'ai point songé depuis longtemps. Je me sens triste, et
+j'écris. Quand je suis d'une humeur plus heureuse, je parviens à me
+passer de vous; mais dans les moments sombres, je vous cherche. Je sais
+bien des gens qui prendraient cela fort mal; c'est leur affaire:
+assurément ils n'auront pas à se plaindre de moi, ce n'est pas eux que
+je chercherai dans ma tristesse. Au reste, j'ai laissé ma fenêtre
+ouverte toute la nuit; et la matinée est tranquille, douce et nébuleuse:
+je conçois que j'aie pensé à ce monument d'une religion mélancolique
+dans les bruyères et les sables de la forêt. Le cœur de l'homme si
+mobile, si périssable, trouve une sorte de perpétuité dans cette
+communication des sentiments populaires qui les propage, les accroît, et
+semble les éterniser. Un ermite grossier, sale, stupide, fourbe
+peut-être, et inutile au monde, appelle sur son tombeau toutes les
+générations. En affectant de se vouer au néant sur la terre, il y trouve
+une vénération immortelle. Il dit aux hommes: «Je renonce à tout ce que
+prétendent vos désirs, je ne suis pas digne d'être l'un de vous»; et
+cette abnégation le place sur l'autel, entre le pouvoir suprême et
+toutes les espérances des hommes.
+
+Les hommes veulent qu'on aille à la gloire avec fracas, ou avec un
+détour hypocrite; en les massacrant, ou en les trompant; en insultant à
+leur malheur, ou à leur crédulité. Celui qui les écrase est auguste,
+celui qui les abrutit est vénérable. Tout cela m'est fort égal, quant à
+moi. Je me sens très disposé à mettre l'opinion des sages avant celle du
+peuple. Posséder l'estime de mes amis et la bienveillance publique,
+serait un besoin pour moi; une grande réputation ne serait qu'un
+amusement; je n'aurai point de passion pour elle, j'aurais tout au plus
+un caprice. Que peut faire au bonheur de mes jours une renommée qui,
+pendant que je vis, n'est presque rien encore, et qui s'agrandira quand
+je ne serai plus rien? C'est l'orgueil des vivants qui prononce avec
+tant de respect les grands noms des morts. Je ne vois pas un avantage
+bien solide à servir dans mille ans aux passions des divers partis, et
+aux caprices de l'opinion. Il me suffit que l'homme vrai ne puisse pas
+accuser ma mémoire; le reste est vanité. Le hasard en décide trop
+souvent, et les moyens m'en déplaisent plus souvent encore: je ne
+voudrais être ni un Charles XII, ni un Pacôme. Chercher la gloire sans
+l'atteindre est trop humiliant; la mériter et la perdre est triste
+peut-être; et l'obtenir n'est pas la première fin de l'homme.
+
+Dites-moi si les plus grands noms sont ceux des hommes justes. Quand
+nous pouvons faire des choses bonnes, faisons-les pour elles-mêmes; et
+si notre sort nous éloigne des grandes choses, n'abandonnons pas du
+moins ce que la gloire ne récompensera point: laissons les incertitudes,
+et soyons bons dans l'obscurité. Assez d'hommes, cherchant la renommée
+pour elle-même, donneront à l'état une impulsion peut-être nécessaire
+dans les grands Etats: pour nous, cherchons seulement à faire ce qui
+devrait donner la gloire, et soyons indifférents sur ces fantaisies du
+destin qui l'accordent souvent au bonheur, la refusent quelquefois à
+l'héroïsme, et la donnent si rarement à la pureté des intentions.
+
+Je me sens depuis quelques jours un grand regret des choses simples. Je
+m'ennuie déjà à Paris: ce n'est pas que la ville me déplaise absolument,
+mais je ne saurais jamais me plaire dans des lieux où je ne suis qu'en
+passant. Et puis voici cette saison qui me rappelle toujours quelle
+douceur on pourrait trouver à la vie domestique, si deux amis, à la tête
+de deux familles peu nombreuses et bien unies, possédaient deux foyers
+voisins au fond des prés, entre des bois, près d'une ville, et loin
+pourtant de son influence. On consacre le matin aux occupations
+sérieuses: et la soirée est pour ces petites choses, qui intéressent
+autant que les grandes, quand celles-ci n'agitent pas trop. Je ne
+désirerais point maintenant une vie tout à fait obscure et oubliée dans
+les montagnes: je ne veux plus des choses si simples; puisque je n'ai pu
+avoir très peu, je veux avoir davantage. Les refus obstinés de mon sort
+ont accru mes besoins: je cherchais cette simplicité où repose le cœur
+de l'homme, je ne désire maintenant que celle où son esprit peut aussi
+jouer un rôle. Je veux jouir de la paix, et avoir le plaisir d'arranger
+cette paix. Là où elle règne universellement, elle serait trop facile;
+et trouvant tout ce qu'il faudrait aux désirs du sage, je ne trouverais
+pas de quoi remplir les heures d'un esprit inquiet. Je commence à
+projeter, à porter les yeux sur l'avenir, à penser à un autre âge:
+j'aurais aussi la manie de vivre!
+
+Je ne sais si vous faites assez d'attention à ces riens, qui
+rapprochent, qui lient tous les individus de la maison, et les amis qui
+viennent s'y joindre; à ces minuties qui cessent d'en être, puisqu'on
+s'y attache, qu'on s'empresse pour elles, et qu'on se hâte d'y courir
+ensemble. Lorsque aux premiers jours secs après l'hiver, le soleil
+échauffe l'herbe où l'on est tous assis; ou lorsque les femmes chantent
+dans une pièce sans lumière, tandis que la lune luit derrière les
+chênes; n'est-on pas aussi bien que rangés en cercle pour dire avec
+effort des phrases insipides, ou encaissés dans une loge à l'opéra où
+l'haleine de deux mille corps d'une propreté et d'une santé plus ou
+moins suspecte, vous met tout en sueur. Et ces soins amusants et répétés
+d'une vie libre! Si, en avançant en âge, nous ne les cherchons plus,
+nous les partageons du moins; nous voyons nos femmes les aimer, et nos
+enfants en faire leurs délices. Violettes que l'on trouve avec tant de
+jouissance, que l'on cherche avec tant d'intérêt! fraises, mûrons[51],
+noisettes; récolte des poires sauvages, des châtaignes abattues; pommes
+de sapin pour le foyer d'automne! douces habitudes d'une vie plus
+naturelle! Bonheur des hommes simples, simplicité des terres
+heureuses!... Je vous vois; vous me glacez. Vous dites: j'attendais une
+exclamation pastorale. Vaut-il mieux en faire sur les roulades d'une
+cantatrice?
+
+Vous avez tort: vous êtes trop raisonnable; quel plaisir y avez-vous
+gagné? Cependant j'ai bien peur de devenir assez tôt raisonnable comme
+vous.
+
+Il est arrivé. Qui? _Lui_. Il mérite bien de n'être pas nommé: je crois
+qu'il sera des nôtres un jour, il a une forme de tête ... Vous rirez
+peut-être aussi de cela: mais vraiment la direction du nez forme, avec
+la ligne du front, un angle si peu sensible!... Comme vous voudrez;
+laissons cela. Mais si je vous accorde que Lavater est un enthousiaste,
+vous m'accorderez qu'il n'est pas un radoteur. Je soutiens que de
+trouver le caractère et surtout les facultés des hommes dans leurs
+traits, c'est une conception du génie, et non pas un écart de
+l'imagination. Examinez la tête d'un des hommes les plus étonnants des
+siècles modernes. Vous le savez; en voyant son buste j'ai deviné que
+c'était lui. Je n'avais nul autre indice que le rapport de ce qu'il
+avait fait avec ce que je voyais. Heureusement je n'étais pas seul, et
+ce fait prouve en ma faveur. Au reste, nulles recherches peut-être ne
+sont moins susceptibles de la certitude des sciences exactes. Après des
+siècles on pourra connaître assez bien le caractère, les inclinations,
+les moyens naturels; mais on sera toujours exposé à l'erreur pour cette
+partie du caractère, que les causes accidentelles modifient, sans avoir
+le temps ou le pouvoir d'altérer sensiblement les traits. De tous les
+ouvrages sur ce sujet difficile, les fragments de Lavater forment, je
+crois, le plus curieux[52]: je vous le porterai; nous l'avons parcouru
+trop superficiellement à Méterville, il faut que nous le lisions de
+nouveau. Je n'en veux rien dire de plus aujourd'hui, parce que je
+prévois que nous aurons le plaisir de beaucoup disputer.
+
+
+
+
+LETTRE LII
+
+DATX
+Paris, 9 octobre, VII.
+
+
+Je suis très content de votre jeune ami. Je pense qu'il sera aimable
+homme, et je me crois sûr qu'il ne sera pas un aimable. Il part demain
+pour Lyon. Vous lui rappellerez qu'il laisse ici deux personnes dont il
+ne sera pas oublié. Vous devinez bien la seconde: elle est digne de
+l'aimer en mère; mais elle est trop aimable pour n'être pas aimée d'une
+autre manière, et il est trop jeune pour prévenir et éviter ce charme
+qui se glisserait dans un attachement d'ailleurs si légitime. Je ne suis
+point fâché qu'il parte: vous êtes prévenu, vous lui parlerez avec
+prudence.
+
+Il me paraît justifier tout l'intérêt que vous prenez à lui: s'il était
+votre fils, je vous féliciterais. Le vôtre serait précisément de cet
+âge: et lui, il n'a plus de père! Votre fils et sa mère devaient périr
+avant l'âge. Je n'évite point de vous en parler. Les anciennes douleurs
+nous attristent sans nous déchirer: leur amertume profonde, mais adoucie
+par le temps et rendue tolérable, nous devient comme nécessaire; elle
+nous ramène à nos longues habitudes; elle plaît à nos cœurs avides
+d'émotions, et qui cherchent l'infini jusque dans leurs regrets. Votre
+fille vous reste; bonne, aimable, intéressante comme ceux qui ne sont
+plus; elle peut les remplacer pour vous. Quelque grandes que soient vos
+pertes, votre malheur n'est pas celui de l'infortuné, mais seulement
+celui de l'homme. Si ceux que vous n'avez plus vous étaient restés,
+votre bonheur eût passé la mesure accordée aux heureux. Donnons à leur
+mémoire ces souvenirs qu'elle mérite si bien, sans trop nous arrêter au
+sentiment des peines irrémédiables: conservez la paix, la modération
+que rien ne doit ôter entièrement à l'homme; et plaignez-moi de rester
+loin de vous en cela.
+
+Je reviens à celui que vous appelez mon protégé. Je pourrais dire que
+c'est plutôt le vôtre; mais en effet vous êtes plus que son protecteur,
+et je ne vois pas ce que son père eût pu faire de mieux pour lui. Il me
+paraît le bien sentir, et je le crois d'autant plus qu'il n'y met aucune
+affectation. Quoique dans notre course à la campagne, nous ayons parlé
+de vous à chaque coin de bois, à chaque bout de prairie, il ne m'a
+presque rien dit des obligations qu'il vous a: il n'avait pas besoin de
+m'en parler, je vous connais trop; il ne devait pas m'en parler, je ne
+suis pas _un_ de vos amis. Cependant je sais ce qu'il en a dit à madame
+T**** avec qui, je le répète, il se plaisait beaucoup, et qui vous est
+elle-même très attachée.
+
+Je vous avais écrit que nous irions voir incessamment les environs de
+Paris: il faut vous rendre compte de cette course, afin qu'avant mon
+départ pour Lyon vous ayez une longue lettre de moi, et que vous ne
+puissiez plus me dire que cette année-ci je n'écris que trois lignes[53]
+comme un homme répandu dans le monde.
+
+Il n'a pas tardé à s'ennuyer à Paris. Si son âge est curieux, ce n'est
+guère de cette curiosité qu'une grande ville peut longtemps alimenter.
+Il est moins curieux d'une médaille, que d'un château ruiné dans les
+bois: quoiqu'il ait des manières agréables, il laissera le cercle le
+mieux composé pour une forêt bien giboyeuse; et, malgré son goût
+naissant pour les arts, il quittera volontiers un soleil levant de
+Vernet pour une belle matinée, et le paysage le plus _vrai_ de Hue,
+pour les vallons de Bièvre ou de Montmorency.
+
+Vous êtes pressé de savoir où nous avons été, ce qui nous est arrivé.
+D'abord il ne nous est rien arrivé: pour le reste, vous le verrez, mais
+pas encore; j'aime les écarts. Savez-vous qu'il serait très possible
+qu'un jour il aimât Paris, quoique maintenant il ne puisse en convenir.
+C'est possible, dites-vous assez froidement, et vous voulez poursuivre;
+mais je vous arrête, je veux que vous en soyez convaincu.
+
+Il n'est pas naturel à un jeune homme qui sent beaucoup d'aimer une
+capitale, attendu qu'une capitale n'est pas absolument naturelle à
+l'homme. Il lui faut un air pur, un beau ciel, une vaste campagne
+ouverte aux courses, aux découvertes, à la chasse, à la liberté. La paix
+laborieuse des fermes et des bois, lui plaît mieux que la turbulente
+mollesse de nos prisons. Les peuples chasseurs ne conçoivent pas qu'un
+homme libre puisse se courber au travail de la terre: pour lui, il ne
+voit pas comment un homme peut s'enfermer dans une ville, et encore
+moins comment il aimera lui-même un jour ce qui le choque maintenant. Le
+temps viendra néanmoins où la plus belle campagne, quoique toujours
+belle à ses yeux, lui sera comme étrangère. Un nouvel ordre d'idées
+absorbera son attention; d'autres sensations se mettront naturellement à
+la place de celles qui lui étaient seules naturelles. Quand le sentiment
+des choses factices lui sera aussi familier que celui des choses
+simples, celui-ci s'effacera insensiblement dans son cœur: ce n'est pas
+parce que le premier lui plaira plus, mais parce qu'il l'agitera
+davantage. Les relations de l'homme à l'homme excitent toutes nos
+passions; elles sont accompagnées de tant de trouble, elles nous
+maintiennent dans une agitation si continue, que le repos après elle
+nous accable, comme le silence de ces déserts nus où il n'y a ni
+variété ni mouvement, rien à chercher, rien à espérer. Les soins et le
+sentiment de la vie rustique animent l'âme sans l'inquiéter; ils la
+rendent heureuse: les sollicitudes de la vie sociale l'agitent,
+l'entraînent, l'exaltent, la pressent de toute part; ils l'asservissent.
+Ainsi le gros jeu retient l'homme en le fatiguant; sa funeste habitude
+lui rend nécessaires ces alternatives d'espoir et de crainte qui le
+passionnent et le consument.
+
+Il faut que je revienne à ce que je dois vous dire: cependant comptez
+que je ne manquerai pas de m'interrompre encore; j'ai d'excellentes
+dispositions à raisonner mal à propos.
+
+Nous résolûmes d'aller à pied: cette manière lui convint fort, mais
+heureusement elle ne fut point du goût de son domestique: alors, pour
+n'avoir pas avec nous un mécontent qui eût suivi de mauvaise grâce nos
+arrangements très simples, je trouvai quelques commissions à lui donner
+à Paris, et nous l'y laissâmes, ce qui ne lui plut pas davantage ... Je
+suis bien aise de m'arrêter à vous dire que les valets aiment la
+dépense. Ils en partagent les commodités et les avantages, ils n'en ont
+pas les inquiétudes: ils n'en jouissent pas non plus assez directement
+pour en être comme rassasiés, et pour n'y plus mettre de prix. Comment
+donc ne l'aimeraient-ils point? ils ont trouvé le secret de la faire
+servir à leur vanité. Quand la voiture du maître est la plus belle de la
+ville, il est clair que le laquais est un être d'une certaine
+importance: s'il a l'humeur modeste, au moins ne peut-il se refuser au
+plaisir d'être le premier laquais du quartier. J'en sais un qui a été
+entendu, disant: Un domestique peut tirer vanité de servir un maître
+riche, puisqu'un noble met son honneur à servir un grand roi, puisqu'il
+dit, avec un si plaisant orgueil, le roi mon maître. Cet homme aura lu
+dans l'antichambre, et il se perdra.
+
+Je pris tout simplement dans les commissionnaires, un homme dont on me
+répondit. Il porta le peu de linge et d'effets nécessaires; il nous fut
+commode en beaucoup de choses, et ne nous gêna pour aucune. Il parut
+très content de se promener sans fatigue à la suite de gens qui le
+nourrissaient bien, et le traitaient encore mieux: et nous ne fûmes pas
+fâchés, dans une course de ce genre, d'avoir à notre disposition un
+homme avec qui on pouvait quitter, sans se compromettre, le ton des
+maîtres. C'était un compagnon de voyage fort serviable, fort discret;
+mais qui enfin osait quelquefois marcher à côté de nous, et même nous
+parler de sa curiosité et de ses remarques, sans que nous fussions
+obligés de le contenir dans le silence, et de le renvoyer derrière avec
+un demi-regard d'une certaine dignité.
+
+Nous partîmes le quatorze septembre; il faisait un beau temps d'automne,
+et nous l'eûmes avec peu d'interruption pendant toute notre course. Ciel
+calme, soleil faible et souvent caché, matinées de brouillards, belles
+soirées, terre humide et chemins propres; le temps enfin le plus
+favorable, et partout beaucoup de fruits. Nous étions bien portants,
+d'assez bonne humeur: lui, avide de voir, et tout prêt à admirer; moi,
+assez content de prendre de l'exercice, et surtout d'aller au hasard.
+Quant à l'argent, beaucoup de personnages de roman n'en ont pas besoin;
+ils vont toujours leur train, ils font leurs affaires, ils vivent
+partout sans qu'on sache comment ils en ont, et souvent quoiqu'on voie
+qu'ils n'en doivent pas avoir: ce privilège est beau; mais il se trouve
+des aubergistes qui ne sont pas au fait, et nous crûmes à propos d'en
+emporter. Ainsi il ne manqua rien, à l'un pour s'amuser beaucoup, à
+l'autre pour faire avec lui une tournée agréable; et plusieurs pauvres
+furent justement surpris de ce que des gens qui dépensaient un peu d'or
+pour leur plaisir, trouvaient quelques sous pour les besoins du
+misérable.
+
+Suivez-nous sur un plan des environs de Paris. Imaginez un cercle dont
+le centre soit le beau pont de Neuilly près de Paris, vers le couchant
+d'été. Ce cercle est coupé deux fois par la Seine, et une fois par la
+Marne. Laissez la petite portion comprise entre la Marne et la petite
+rivière de Bièvre: prenez seulement le grand contour qui commence à la
+Marne, qui coupe la Seine au-dessous de Paris, et qui finit à Antony sur
+la Bièvre: vous aurez à peu près la trace que nous avons suivie pour
+visiter, sans nous éloigner beaucoup, les sites les plus boisés, les
+plus jolis ou les plus passables d'une contrée qui n'est point belle,
+mais qui est assez agréable et assez variée............................
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+Voilà vingt jours assez bien passés, et qui n'ont coûté qu'à peu près
+onze louis. Si nous eussions fait cette course d'une manière en
+apparence plus commode, nous eussions été assujettis et souvent
+contrariés; nous eussions dépensé beaucoup plus, et certainement elle
+nous eût donné moins d'amusement et de bonne humeur.
+
+Un inconvénient encore plus grand dans des choses de ce genre, ce serait
+d'y porter une économie trop contrainte. S'il faut craindre à chaque
+auberge le moment où la carte paraîtra, et s'arranger en demandant à
+dîner, de manière à dépenser le moins possible, il vaut beaucoup mieux
+ne pas sortir de chez soi. Tout plaisir où l'on ne porte pas quelque
+aisance et une certaine liberté, cesse d'en être un. Il ne devient pas
+seulement indifférent, mais désagréable; il donnait un espoir qu'il n'a
+pu remplir; il n'est pas ce qu'il devait être; et, quelque peu de soins
+ou d'argent qu'il ait coûté, c'est au moins un sacrifice en pure
+perte........................
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+Dans le peu que je connais en France, Chessel et Fontainebleau sont les
+seuls endroits où je consentirais volontiers à me fixer, et Chessel, le
+seul où je désirerais vivre. Vous m'y verrez bientôt.
+
+Je vous avais déjà dit que les trembles et les bouleaux de Chessel
+n'étaient pas comme d'autres trembles et d'autres bouleaux: les
+châtaigniers et les étangs, et le bateau n'y sont pas comme ailleurs. Le
+ciel d'automne est là comme le ciel de la patrie. Ce raisin muscat, ces
+reines-marguerites d'une couleur pâle que vous n'aimiez point, et que
+maintenant nous aimons ensemble; et l'odeur du foin de Chessel, dans
+cette belle grange où nous sautions quand j'étais enfant! Quel foin!
+quels fromages à la crème! les belles vaches! Comme les marrons, en
+sortant du sac, roulent agréablement sur le plancher au-dessus de mon
+cabinet! il semble que ce soit un bruit de la jeunesse. Mais soyez-y.
+
+Mon ami, il n'y a plus de bonheur. Vous avez des affaires; vous avez un
+état: votre raison mûrit; votre cœur ne change pas, mais le mien se
+serre. Vous n'avez plus le temps de mettre les marrons sous la cendre,
+il faut qu'on vous les prépare; qu'avez-vous fait de nos plaisirs?
+
+J'y serai dans six jours: cela est décidé.
+
+
+
+
+LETTRE LIII
+
+DATX
+Fribourg[54], 11 mars, huitième année.
+
+
+Je ne vois pas comment j'aurais pu faire si cet héritage ne fût point
+venu: je ne l'attendais assurément pas; et cependant j'étais plus
+fatigué du présent, que je n'étais inquiet de l'avenir. Dans l'ennui
+d'être seul, je trouvais du moins l'avantage de la sécurité. Je ne
+songeais guère à la crainte de manquer du nécessaire; et maintenant que
+je n'ai cette crainte d'aucune manière, je sens quel vide c'est pour un
+cœur sans passions que de n'avoir point d'heureux à faire, et de ne
+vivre qu'avec des étrangers, quand on a enfin ce qu'il faut pour une vie
+aisée.
+
+Il était temps que je partisse: j'étais bien à la fois et fort mal.
+J'avais l'usage de ces biens que tant de gens cherchent sans les
+connaître, et que plusieurs condamnent par dépit, dont la privation
+serait pénible dans la société, mais dont la possession donne peu de
+jouissances. Je ne suis point de ceux qui comptent l'opulence pour rien.
+Sans être chez moi, sans rien posséder, sans dépendance comme sans
+embarras, j'avais ce qui me convenait assez dans une ville comme Lyon,
+un logement décent, des chevaux, et une table où je pouvais recevoir
+des ... des amis. Une autre manière de vivre m'eût ennuyé davantage dans
+une grande ville, mais celle-là ne me satisfaisait pas. Elle pourrait
+tromper si on en partageait la jouissance avec quelqu'un qui y trouvât
+du plaisir; mais je suis destiné à être toujours comme si je n'étais
+pas.
+
+Nous le disions souvent: un homme raisonnable n'est pas ordinairement
+malheureux lorsqu'il est libre, et qu'il a un peu de ce pouvoir que
+donne l'argent. Cependant me voici dans la Suisse, sans plaisir, rempli
+d'ennui, et ne sachant quelle résolution prendre. Je n'ai point de
+famille; je ne tiens à rien ici; vous n'y viendrez point: je suis bien
+désolé. J'ai quelque espoir confus que cela ne subsistera pas ainsi.
+Puisque je peux me fixer enfin, il faut songer à le faire: le reste
+viendra peut-être.
+
+Il tombe encore de la neige; j'attendrai à Fribourg que la saison soit
+plus avancée. Vous savez que le domestique que j'ai emmené est d'ici. Sa
+mère est très malade, et n'a pas d'autre enfant que lui: c'est à
+Fribourg qu'elle demeure; elle aura la consolation de l'avoir auprès
+d'elle; et, pour un mois environ, je suis aussi bien ici qu'ailleurs.
+
+
+
+
+LETTRE LIV
+
+DATX
+Fribourg, 25 mars, VIII.
+
+
+Vous trouvez que ce n'était pas la peine de quitter sitôt Lyon pour
+m'arrêter dans une ville. Je vous envoie pour réponse une vue de
+Fribourg. Quoiqu'elle ne soit pas exacte, et que l'artiste ait jugé à
+propos de composer au lieu de copier fidèlement, vous y verrez du moins
+que je suis au milieu des rocs: être à Fribourg, c'est aussi être à la
+campagne. La ville est dans les rochers, et sur les rochers. Presque
+toutes ses rues ont une pente rapide; mais malgré cette situation
+incommode, elle est beaucoup mieux bâtie que la plupart des petites
+villes de France. Dans les environs, et aux portes mêmes de la ville,
+il y a plusieurs sites pittoresques et un peu sauvages.
+
+L'ermitage, dit _la Madelaine_, ne mérite pas sa célébrité. Il est
+occupé par une espèce de fou qui est devenu à moitié saint, ne trouvant
+plus d'autre sottise à faire. Cet homme n'a jamais eu l'esprit de son
+état: dans le gouvernement, il ne fut point magistrat; et dans
+l'ermitage, il ne fut point ermite: il portait le cilice sous l'habit
+d'officier, et le pantalon de hussard sous la robe du désert.
+
+Le roc a été bien choisi par le fondateur: il est sec, et dans une bonne
+exposition: la persévérance des deux hommes qui l'ont percé seuls, est
+sûrement très remarquable. Mais cet ermitage, que tous les curieux
+visitent, est du nombre des choses qu'il est inutile d'aller voir, et
+dont on a une idée suffisante quand on en sait les dimensions.
+
+Je n'ai rien à vous dire des habitants, parce que je n'ai pas le talent
+de connaître un peuple pour avoir parlé quelques moments à deux ou trois
+personnes: la nature ne m'a point fait voyageur. J'aperçois seulement
+quelque chose d'antique dans les habitudes; le vieux caractère ne s'y
+perd qu'avec lenteur. Les hommes et les lieux ont encore la physionomie
+helvétique. Les voyageurs y viennent peu: il n'y a point de lac, point
+de glacier considérables, point de monuments. Cependant ceux qui ne vont
+que dans la partie occidentale de la Suisse, devraient au moins
+traverser le canton de Fribourg au pied de ses montagnes: les terres
+basses de Genève, de Morges, d'Yverdun, de Nidau, d'Anet, ne sont point
+suisses; elles ressemblent à celles des autres peuples.
+
+
+
+
+LETTRE LV
+
+DATX
+Fribourg, 30 mars, VIII.
+
+
+Je juge comme autrefois la beauté d'un site pittoresque; mais je la sens
+moins, ou la manière dont je la sens ne me suffit plus. Je pourrais
+dire: je me souviens que cela est beau. Autrefois aussi je quittais les
+beaux lieux; c'était l'impatience du désir, l'inquiétude que donne la
+jouissance qu'on a seul, et qu'on pourrait posséder davantage. Je les
+quitte aujourd'hui; c'est l'ennui de leur silence. Ils ne parlent pas
+assez haut pour moi: je n'y entends pas, je n'y trouve pas ce que je
+voudrais voir, ce que je voudrais entendre: et je sens qu'à force de ne
+plus me trouver dans les choses, j'en viens à ce point de ne plus me
+trouver dans moi-même.
+
+Je commence à voir les beautés physiques comme les illusions morales:
+tout se décolore insensiblement; et cela devait être. Le sentiment des
+convenances visibles n'est que la perception indirecte d'une harmonie
+intellectuelle. Comment trouverais-je dans les choses ces mouvements qui
+ne sont plus dans mon cœur, cette éloquence des passions que je n'ai
+pas; et ces sons silencieux, ces élans de l'espérance, ces voix de
+l'être qui jouit, prestige d'un monde déjà quitté[55].
+
+
+
+
+LETTRE LVI
+
+DATX
+Thun, 2 mai, VIII.
+
+
+Il faut que tout s'éteigne: c'est lentement et par degrés, que l'homme
+étend son être; et c'est ainsi qu'il doit le perdre.
+
+Je ne sens plus que ce qui est extraordinaire. Il me faut des sons
+romantiques pour que je commence à entendre, et des lieux sublimes pour
+que je me rappelle ce que j'aimais dans un autre âge.
+
+
+
+
+LETTRE LVII
+
+DATX
+Des bains du Schwartz-sée,
+6 mai, matin, VIII.
+
+
+Les neiges ont quitté de bonne heure les parties basses des montagnes.
+Je fais des courses pour me choisir une demeure. Je comptais m'arrêter
+ici deux jours: le vallon est uni, les montagnes escarpées depuis leurs
+bases; il n'y a que des pâturages, des sapins et de l'eau; c'est une
+solitude comme je les aime, et le temps est bon: mais je m'ennuie.
+
+Nous avons passé des heures agréables sur votre étang de Chessel. Vous
+le trouviez trop petit; mais ici que le lac est bien encadré, et d'une
+étendue très commode, vous seriez indigné contre celui qui tient les
+bains. Il y reçoit dans l'été plusieurs malades à qui l'exercice et un
+moyen de passer le temps seraient nécessaires, et il n'a pas un bateau
+quoique le lac soit poissonneux.
+
+
+
+
+LETTRE LVIII
+
+DATX
+6, soir.
+
+
+Il y a ici comme ailleurs, et peut-être un peu plus qu'ailleurs, des
+pères de famille intimement convaincus qu'une femme pour avoir des
+mœurs, doit à peine savoir lire; attendu que celles qui s'avisent de
+savoir écrire, écrivent tout de suite à des amants, et que celles qui
+écrivent très mal n'ont jamais d'amants. Il y a plus; pour que leurs
+filles deviennent de bonnes ménagères, il convient qu'elles ne sachent
+que faire la soupe et compter le linge de cuisine.
+
+Cependant un mari dont la femme n'a d'autre talent que de faire cuire le
+bouilli frais et le bouilli salé, s'ennuie, se lasse d'être chez lui, et
+prend l'habitude de n'y être pas. Il s'en éloigne davantage lorsque sa
+femme ainsi délaissée et abandonnée aux embarras de la maison, prend une
+humeur difficile: il finit par n'y être jamais dès qu'elle a trente ans,
+et par employer au-dehors, parmi tant d'occasions de dépenses, l'argent
+qu'il faut pour échapper à son ennui, l'argent qui eût mis de l'aisance
+dans la maison. La misère s'y introduit; l'humeur y augmente; les
+enfants, toujours seuls avec leur mère mécontente, n'attendent que
+l'âge d'échapper, comme leur père, aux dégoûts de cette vie domestique;
+tandis que les fils et les parents eussent pu s'y attacher si
+l'amabilité d'une femme y eût établi, dès sa jeunesse, des habitudes
+heureuses.
+
+Ces pères de famille avouent ces petits inconvénients-là: mais quelles
+sont les choses où l'on n'en trouve pas? D'ailleurs il faut aussi être
+juste avec eux; il y a compensation, les marmites sont très bien lavées.
+
+Ces bonnes ménagères savent, avec exactitude, le nombre des mailles que
+leurs filles doivent tricoter en une heure, et combien de chandelle on
+peut brûler après souper dans une maison réglée: elles sont assez ce
+qu'il faut à certains hommes, qui passent les deux tiers de leurs jours
+à boire et à fumer. Le grand point pour eux est de ne consacrer à leurs
+maisons et à leurs enfants, qu'autant de batz[56] qu'ils donnent d'écus
+au cabaret[57]; et dès lors ils se marient pour avoir une excellente
+servante.
+
+Dans les lieux où ces principes dominent, l'on voit peu de mariages
+rompus, parce qu'on ne quitte pas volontiers une servante qui fait bien
+son état, à laquelle on ne donne pas de gages, et qui a apporté du bien;
+mais l'on y voit aussi rarement cette union qui fait le bonheur de la
+vie, qui suffit à l'homme, qui le dispense de chercher ailleurs des
+plaisirs moins vrais avec des inconvénients certains.
+
+Les partisans de ces principes sont capables de vous objecter le peu
+d'intimité des mariages à Paris, ou dans d'autres lieux à peu près
+semblables. Comme si les raisons qui empêchent de penser à l'intimité
+dans les capitales où il ne s'agit pas d'union conjugale, pouvaient se
+trouver dans des mœurs très différentes, et dans des lieux où
+l'intimité ferait le bonheur. C'est une chose pénible à y voir que la
+manière dont les deux sexes s'isolent. Rien n'est si triste, surtout
+pour les femmes qui n'en sont point dédommagées, et pour lesquelles il
+n'y a point d'heures agréables, point de lieux, de délassement.
+Rebutées, aigries et réduites à une économie sévère ou au désordre,
+elles se mettent à suivre l'ordre avec chagrin et par dépit; se
+réunissent très peu entre elles; ne s'aiment point du tout; et se font
+dévotes, parce qu'elles ne connaissent que l'église où elles puissent
+aller.
+
+
+
+
+LETTRE LIX
+
+DATX
+Du chât. de Chupru, 22 mai, VIII.
+
+
+A deux heures nous étions déjà dans le bois à la recherche des fraises.
+Elles couvraient les pentes méridionales: plusieurs étaient à peine
+formées, mais un grand nombre avaient déjà les couleurs et le parfum de
+la maturité. La fraise est une des plus aimables productions naturelles:
+elle est abondante et salubre, elle mûrit jusque sous les climats
+polaires: elle me paraît dans les fruits, ce qu'est la violette parmi
+les fleurs, suave, belle et simple. Son odeur se répand avec le léger
+souffle des airs, lorsqu'il s'introduit, par intervalles, sous la voûte
+des bois pour agiter doucement les buissons épineux et les lianes qui se
+soutiennent sur les troncs élevés. Elle est entraînée dans les ombrages
+les plus épais avec la chaude haleine du sol où la fraise mûrit; elle
+vient s'y mêler à la fraîcheur humide, et semble s'exhaler des mousses
+et des ronces. Harmonies sauvages! vous êtes formées de ces contrastes.
+
+Tandis que nous sentions à peine le mouvement de l'air dans la solitude
+couverte et sombre, un vent orageux passait librement sur la cime des
+sapins; leurs branches frémissaient d'un ton pittoresque en se courbant
+contre les branches qui les heurtaient. Quelquefois les hautes tiges se
+séparaient dans leur balancement, et l'on voyait alors leurs têtes
+pyramidales éclairées de toute la lumière du jour et brûlées de ses
+feux, au-dessus des ombres de cette terre silencieuse où s'abreuvaient
+leurs racines.
+
+Quand nos corbeilles furent remplies, nous quittâmes le bois, les uns
+gais, les autres contents. Nous allâmes par des sentiers étroits, à
+travers des prés fermés de haies, le long desquelles sont plantés des
+merisiers élevés et de grands poiriers sauvages. Terre encore
+patriarcale quand les hommes ne le sont plus! J'étais bien, sans avoir
+eu précisément du plaisir. Je me disais: que ce qu'on appelle plaisirs
+purs, n'est, en quelque sorte, que des plaisirs qu'on ne fait
+qu'essayer: que l'économie dans les jouissances est l'industrie du
+bonheur: qu'il ne suffit pas qu'un plaisir soit sans remord, ni même
+qu'il soit sans mélange pour être un plaisir pur; qu'il faut encore
+qu'on n'en ait accepté que ce qui était nécessaire pour en percevoir le
+sentiment, pour en nourrir l'espoir, et que l'on sache réserver, pour
+d'autres temps, ses plus séduisantes promesses. C'est une bien douce
+volupté de prolonger la jouissance en éludant le désir, de ne point
+précipiter sa joie, de ne point user sa vie. L'on ne jouit bien du
+présent que lorsqu'on attend un avenir au moins égal; et l'on perd tout
+bonheur si l'on veut être absolument heureux. C'est cette loi de la
+nature qui fait le charme inexprimable d'un premier amour. Il faut à nos
+jouissances un peu de lenteur, de la continuité dans leurs progressions,
+et quelque incertitude dans leur terme. Il nous faudrait une volupté
+habituelle, et non des émotions extrêmes et passagères: il nous faudrait
+la tranquille possession qui se suffit à elle-même dans sa paix
+domestique, et non cette fièvre de plaisir dont l'ivresse consumante
+anéantit dans la satiété nos cœurs ennuyés de ses retours, de ses
+dégoûts, de la vanité de son espoir, de la fatigue de ses regrets. Mais
+notre raison elle-même doit-elle songer, dans la société inquiète, à cet
+état de bonheur sans plaisirs, à cette quiétude si méconnue, à ce
+bien-être constant et simple où l'on ne pense pas à jouir, où l'on n'a
+plus besoin de désirer?
+
+Tel devait être le cœur de l'homme: mais l'homme a changé sa vie, il a
+dénaturé son cœur: et les ombres colossales sont venues fatiguer ses
+désirs, parce que les proportions naturelles des êtres vrais ont paru
+trop exactes à sa folle grandeur. Les vanités sociales me rappellent
+souvent cette fastueuse puérilité d'un prince qui se crut grand,
+lorsqu'il fit dessiner en lampions le chiffre de l'Autocratrice sur la
+pente d'une montagne de plusieurs lieues.
+
+Nous avons aussi taillé les montagnes, mais nos travaux ont été moins
+gigantesques. Ils furent faits de nos mains, et non de celles des
+esclaves; nous n'avions pas des maîtres à recevoir, mais des amis à
+placer.
+
+Un ravin profond borde les bois du château; il est creusé dans des rocs
+très escarpés et très sauvages. Au haut de ces rocs, au fond du bois, il
+paraît que l'on a autrefois coupé des pierres: les angles que ce travail
+a laissés ont été arrondis par le temps; mais il en résulte une sorte
+d'enceinte formant à peu près la moitié d'un hexagone, et dont la
+capacité est très propre à recevoir commodément six ou huit personnes.
+Après avoir un peu nivelé le fond de pierres, et avoir achevé le gradin
+destiné à servir de buffet, nous fîmes un siège circulaire avec de
+grosses branches recouvertes de feuilles. La table fut une planche posée
+sur des éclats de bois laissés par les ouvriers qui venaient de couper
+près de là quelques arpents de hêtres.
+
+Tout cela fut préparé le matin. Le secret fut gardé, et nous conduisîmes
+nos hôtes, chargés de fraises, dans ce réduit sauvage qu'ils ne
+connaissaient pas. Les femmes parurent flattées de trouver les agréments
+d'une simplicité délicate au milieu d'une scène de terreur. Des branches
+de pins étaient allumées dans un angle de roc suspendu sur un précipice
+que les branches avancées des hêtres rendaient moins effrayant. Des
+cuillères de buis faites à la manière du Koukisberg[58], des tasses
+d'une porcelaine élégante, des corbeilles de merises étaient placées
+sans ordre le long du gradin de pierre avec des assiettées de la crème
+épaisse des montagnes, et des jattes remplies de cette seconde crème qui
+peut seule servir pour le café, et dont le goût d'amande très légèrement
+parfumé, n'est guère connu que vers les Alpes. Des carafons contenaient
+une eau chargée de sucre préparée pour les fraises.
+
+Le café n'était ni moulu, ni grillé. Il faut laisser aux femmes ces
+sortes de soins, qu'elles aiment ordinairement à prendre elles-mêmes:
+elles sentent si bien qu'il faut préparer sa jouissance, et du moins en
+partie, devoir à soi ce que l'on veut posséder! Un plaisir qui s'offre
+sans être un peu cherché par le désir, perd souvent de sa grâce; comme
+un bien trop attendu a laissé passer l'instant qui lui donnait du
+mérite.
+
+Tout était préparé, tout paraissait prévu, mais quand on voulut faire le
+café, il se trouva que la chose la plus facile était celle qui nous
+manquait; il n'y avait pas d'eau. On se mit à réunir des cordes qui
+semblaient n'avoir eu d'autre destination que de lier les branches
+apportées pour nos sièges, et de courber celles qui nous donnaient de
+l'ombre: et non sans avoir cassé quelques carafes, on en remplit enfin
+deux de l'eau glaciale du torrent trois cents pieds au-dessous de nous.
+
+La réunion fut intime, et le rire sincère. Le temps était beau; le vent
+mugissait dans cette longue enceinte d'une sombre profondeur où le
+torrent, tout blanc d'écume, roulait entre les rochers anguleux. Le
+K-hou-hou chantait dans les bois, et les bois plus élevés multipliaient
+tous ces sons austères: on entendait à une grande distance les grosses
+cloches des vaches qui montaient au Kousin-berg. L'odeur sauvage du
+sapin brûlé s'unissait à ces bruits montagnards: et au milieu des fruits
+simples, dans un asile désert, le café fumait sur une table d'amis.
+
+Cependant les seuls d'entre nous qui jouirent de cet instant, furent
+ceux qui n'en sentaient pas l'harmonie morale. Triste faculté de penser
+à ce qui n'est point présent!... Mais il n'était pas parmi nous deux
+cœurs semblables. La mystérieuse nature n'a point placé dans chaque
+homme le but de sa vie. Le vide et l'accablante vérité sont dans le cœur
+qui se cherche lui-même: l'illusion entraînante ne peut venir que de
+celui qu'on aime. On ne sent pas la vanité des biens possédés par un
+autre; et chacun se trompant ainsi, des cœurs amis deviennent vraiment
+heureux au milieu du néant de tous les biens directs.
+
+Pour moi, je me mis à rêver au lieu d'avoir du plaisir. Cependant il me
+faut peu de chose, mais j'ai besoin que ce peu soit d'accord: les biens
+les plus séduisants ne sauraient m'attacher si j'y découvre de la
+discordance; et la plus faible jouissance que rien ne flétrit, suffit à
+tous mes désirs. C'est ce qui me rend la simplicité nécessaire; elle
+seule est harmonique. Aujourd'hui le site était trop beau. Notre salle
+pittoresque, notre foyer rustique, un goûter de fruits et de crème,
+notre intimité momentanée, le chant de quelques oiseaux, et le vent qui
+à tout moment jetait dans nos tasses des feuilles de sapin, c'était
+assez: mais le torrent dans l'ombre, et les bruits éloignés de la
+montagne, c'était beaucoup trop; j'étais le seul qui entendît.
+
+
+
+
+LETTRE LX
+
+DATX
+Villeneuve, 16 juin, VIII.
+
+
+Je viens de parcourir presque toutes les vallées habitables qui sont
+entre Charmey, Thun, Sion, Saint-Maurice et Vevey. Je n'ai pas été avec
+espérance, pour admirer ou pour jouir. J'ai revu les montagnes que
+j'avais vues il y a près de sept années. Je n'y ai point porté ce
+sentiment d'un âge qui cherchait avidement leurs beautés sauvages.
+C'étaient les noms anciens, mais moi aussi je porte le même nom! Je me
+suis assis auprès de Chillon sur la grève. J'entendais les vagues, et je
+cherchais encore à les entendre. Là, où j'ai été jadis, cette grève si
+belle dans mes souvenirs, ces ondes que la France n'a point, et les
+hautes cimes, et Chillon, et le Léman ne m'ont pas surpris, ne m'ont pas
+satisfait. J'étais là, comme j'eusse été ailleurs. J'ai retrouvé les
+lieux; je ne puis ramener les temps.
+
+Quel homme suis-je maintenant? Si je ne sentais l'ordre, si je n'aimais
+encore à être la cause de quelque bien, je croirais que le sentiment des
+choses est déjà éteint, et que la partie de mon être qui se lie à la
+nature ordonnée a cessé sa vie.
+
+Vous n'attendez de moi ni des narrations historiques, ni des
+descriptions comme en doit faire celui qui voyage pour observer, pour
+s'instruire lui-même, ou pour faire connaître au public des lieux
+nouveaux. Un solitaire ne vous parlera point des hommes que vous
+fréquentez plus que lui. Il n'aura pas d'aventures, il ne vous fera pas
+le roman de sa vie. Mais nous sommes convenus que je continuerais à vous
+dire ce que j'éprouve, parce que c'est moi que vous avez accoutumé, et
+non pas ce qui m'environne. Quand nous nous entretenons l'un avec
+l'autre, c'est de nous-mêmes, car rien n'est plus près de nous. Il
+m'arrive souvent d'être surpris que nous ne vivions pas ensemble: cela
+me paraît contradictoire et comme impossible. Il faut que ce soit une
+destinée secrète qui m'ait entraîné à chercher je ne sais quoi loin de
+vous, tandis que je pouvais rester où vous êtes ne pouvant vous emmener
+où je suis.
+
+Je ne saurais dire quel besoin m'a rappelé dans une terre extraordinaire
+dont je ne retrouve plus les beautés, et où je ne me retrouve point
+moi-même. Mon premier besoin n'était-il pas dans cette habitude de
+penser, de sentir ensemble? N'était-ce pas une nécessité de rêver nous
+seuls sur cette agitation qui, dans un cœur périssable creuse un abîme
+d'avidité qui semble ne pouvoir être rempli que par des choses
+impérissables? Nous nous mettions à sourire de ce mouvement toujours
+ardent et toujours trompé; nous applaudissions à l'adresse qui en a tiré
+parti pour nous faire immortels; nous cherchions avec empressement
+quelques exemples des illusions les plus grossières et les plus
+puissantes, afin de nous figurer aussi que la mort elle-même et toutes
+choses visibles n'étaient que des fantômes, et que l'intelligence
+subsisterait pour un rêve meilleur. Nous nous abandonnions avec une
+sorte d'indifférence et d'impassibilité à l'oubli des choses de la
+terre; et dans l'accord de nos âmes, nous imaginions l'harmonie d'un
+monde divin caché sous la représentation du monde visible. Mais
+maintenant je suis seul, je n'ai plus rien qui me soutienne. Il y a
+quatre jours, j'ai réveillé un homme qui mourait dans la neige sur le
+Sanetz. Sa femme, ses deux enfants, qui vivent par lui, et dont il
+paraît être pleinement le mari et le père, comme l'étaient les
+patriarches, comme on l'est encore aux montagnes et dans les déserts;
+tous trois faibles et demi-morts de crainte et de froid, l'appelaient
+dans les rochers et au bord du glacier. Nous les avons rencontrés.
+Imaginez une femme et deux enfants heureux. Et tout le reste du jour, je
+respirais en homme libre, je marchais avec plus d'activité. Mais depuis,
+le même silence est autour de moi, et il ne se passe rien qui me fasse
+sentir mon existence.
+
+J'ai donc cherché dans toutes les vallées pour acquérir un pâturage
+isolé, mais facilement accessible, d'une température un peu douce, bien
+situé, traversé par un ruisseau, et d'où l'on entende ou la chute d'un
+torrent, ou les vagues d'un lac. Je veux maintenant une possession non
+pas importante, mais étendue, et d'un genre tel que la vallée du Rhône
+n'en offre pas. Je veux aussi bâtir en bois, ce qui sera plus facile ici
+que dans le bas Valais. Dès que je serai fixé, j'irai à Saint-Maurice et
+à Charrières. Je ne me suis pas soucié d'y passer à présent, de crainte
+que ma paresse naturelle, et l'attachement que je prends si facilement
+pour les lieux dont j'ai quelque habitude, ne me fissent rester à
+Charrières. Je préfère choisir un lieu commode et y bâtir à ma manière,
+comme il convient à présent que je puis me fixer pour du temps, et
+peut-être pour toujours.
+
+Hantz qui parle le roman, et qui sait aussi un peu l'allemand de
+l'Oberland, suivait les vallées et les chemins, et s'informait dans les
+villages. Pour moi j'allais de chalets en chalets à travers les
+montagnes, et dans des lieux où il n'eût pas osé passer, quoiqu'il soit
+plus robuste que moi, et plus habitué dans les Alpes; et où je n'aurais
+point passé moi-même si je n'eusse été seul.
+
+J'ai trouvé un domaine qui me conviendrait beaucoup, mais je ne sais pas
+si je pourrai l'avoir. Il y a trois propriétaires: deux sont de la
+Gruyère, le troisième est à Vevey. Celui-ci, dit-on, n'a pas l'intention
+de vendre: cependant il me faut le tout.
+
+Si vous avez connaissance de quelque carte nouvelle de la Suisse, ou
+d'une carte topographique de quelques-unes de ses parties,
+envoyez-les-moi. Toutes celles que j'ai pu trouver sont pleines de
+fautes; quoique dans les modernes il y en ait de bien soignées pour
+l'exécution, et qui marquent avec beaucoup d'exactitude la position de
+plusieurs lieux. Il faut avouer qu'il y a peu de pays dont le plan soit
+aussi difficile à faire.
+
+Je pensais à essayer celui du peu d'espace compris entre Vevey,
+Saint-Gingouph, Aigle, Sepey, Etivaz, Montbovon et Sempsales; dans la
+supposition toutefois que j'aurai le pâturage dont je vous parle près de
+la dent de Jamant, dont j'aurais fait le sommet de mes principaux
+triangles. Je me promettais de passer dans cette fatigue la saison
+inquiète de la chaleur et des beaux jours. Je l'aurais entrepris l'année
+prochaine: mais j'y ai renoncé. Lorsque toutes les gorges, tous les
+revers, tous les aspects, me seraient connus avec exactitude, il ne me
+resterait plus rien à trouver. Il vaut mieux conserver le seul moyen
+d'échapper aux moments d'ennuis intolérables, en m'égarant dans des
+lieux nouveaux; en cherchant avec impatience ce qui ne m'intéresse
+point; en grimpant avec ardeur les dents les plus difficiles pour
+vérifier un angle, pour m'assurer d'une ligne que j'oublierai ensuite,
+afin de retourner l'observer comme si j'avais un but.
+
+
+
+
+LETTRE LXI
+
+DATX
+Saint-Saphorin, 26 juin, VIII.
+
+
+Je ne me repens point d'avoir emmené Hantz. Dites à Mme T*** que je
+la remercie de me l'avoir donné. Il me paraît franc et susceptible
+d'attachement. Il est intelligent; et d'ailleurs il donne du cor avec
+plus de goût que je ne l'aurais espéré.
+
+Le soir, dès que la lune est levée, je prends deux bateaux. Je n'ai dans
+le mien qu'un seul rameur; et quand nous sommes avancés sur le lac, il a
+une bouteille de vin à boire, pour rester assis et ne dire mot. Hantz
+est dans l'autre bateau, dont les rameurs frappent les ondes en passant
+et repassant un peu au loin, devant le mien qui reste immobile, ou
+doucement entraîné par les faibles vagues. Il a avec lui son cor; et
+deux femmes allemandes chantent à l'unisson.
+
+C'est un bien bon homme, et il faudra que je le fixe auprès de moi, car
+il trouve son sort assez doux. Il me dit qu'il n'a plus d'inquiétude et
+qu'il espère que je le garderai toujours. Je crois qu'il a raison:
+irais-je m'ôter le seul bien que j'aie, un homme qui est content?
+
+J'avais sacrifié pour des connaissances assez intimes les seules
+ressources qui me restassent alors. Pour laisser ensemble ceux qui
+paraissent devoir trouver ensemble quelque bonheur, j'ai abandonné le
+seul espoir qui pouvait me flatter. Ces sacrifices, et d'autres encore,
+n'ont produit aucun bien: mais voilà un valet qui est heureux; et je
+n'ai rien fait pour lui, si ce n'est de le traiter en homme. Je l'estime
+parce qu'il n'en est pas surpris: puisqu'il trouve cela tout simple, il
+n'en abusera point. Il n'est pas vrai d'ailleurs que ce soit la bonté
+qui produise ordinairement l'insolence, c'est la faiblesse. Hantz voit
+bien que je lui parle avec une certaine confiance, mais il sent fort
+bien aussi que je saurais parler en maître.
+
+Vous ne soupçonneriez pas qu'il s'est mis à lire la _Julie_ de J.-J.
+Hier il disait, en dirigeant son bateau vers le rivage de Savoie, c'est
+donc là Meillerie! Mais que ceci ne vous inquiète pas; rappelez-vous
+qu'il est sans prétentions. Il ne serait pas avec moi s'il avait de
+l'esprit d'antichambre.
+
+C'est surtout la mélodie[59] des sons qui, réunissant l'étendue sans
+limites précises à un mouvement sensible mais vague, donne à l'âme ce
+sentiment de l'infini qu'elle croit posséder en durée et en étendue.
+
+J'avoue qu'il est naturel à l'homme de se croire moins borné, moins
+fini, de se croire plus grand que sa vie présente, lorsqu'il arrive
+qu'une perception subite lui montre les contrastes et l'équilibre, le
+lien, l'organisation de l'univers. Ce sentiment lui paraît comme une
+découverte d'un monde à connaître, comme un premier aperçu de ce qui
+pourrait lui être dévoilé un jour.
+
+J'aime ces chants dont je ne comprends point les paroles. Elles nuisent
+toujours pour moi à la beauté de l'air, ou du moins à son effet. Il est
+presque impossible que les idées soient entièrement d'accord avec celles
+que me donnent les sons. D'ailleurs l'accent allemand a quelque chose
+de plus romantique. Les syllabes sourdes et indéterminées ne me plaisent
+point dans la musique. Notre _e_ muet est désagréable quand le chant
+force à le faire sentir: et on prononce presque toujours d'une manière
+fausse et rebutante la syllabe inutile des rimes féminines, parce que en
+effet on ne saurait guère la prononcer autrement.
+
+J'aime beaucoup l'unisson de deux ou de plusieurs voix; il laisse à la
+mélodie tout son pouvoir et toute sa simplicité. Pour la savante
+harmonie, ses beautés me sont étrangères: ne sachant pas la musique, je
+ne jouis point de ce qui n'est qu'art ou difficultés.
+
+Le lac est bien beau, lorsque la lune blanchit nos deux voiles, et que
+les échos de Chillon répètent les sons du cor; quand le mur immense de
+Meillerie oppose ses ténèbres à la douce clarté du ciel, aux lumières
+mobiles des eaux; quand les vagues se brisent contre nos bateaux
+arrêtés, quand elles font entendre au loin leur roulement sur les
+cailloux innombrables que la Vevayse a descendus des montagnes.
+
+Vous qui savez jouir, que n'êtes-vous là pour entendre deux voix de
+femme, sur les eaux, dans la nuit! Mais moi, je devrais tout laisser.
+Cependant j'aime à être averti de mes pertes, quand l'austère beauté des
+lieux peut me faire oublier combien tout est vain dans l'homme jusqu'à
+ses regrets.
+
+Etang de Chessel! Là, nos promenades étaient moins belles, et plus
+heureuses. La nature accable le cœur de l'homme, mais l'intimité le
+satisfait: on s'appuie mutuellement, on parle, et tout s'oublie.
+
+J'aurai le lieu en question: mais il faut attendre quelques jours encore
+avant d'avoir les certitudes nécessaires pour terminer. Je ferai
+aussitôt commencer les travaux, car la saison s'avance.
+
+
+
+
+LETTRE LXII
+
+DATX
+Juillet, VIII.
+
+
+J'oublie toujours de vous demander une copie du _Manuel de
+Pseusophanes_: je ne sais comment j'ai perdu celle que j'avais gardée.
+Je n'y verrai rien dont je dusse avoir besoin d'être averti: mais, si je
+le lis les matins, il me rappellera d'une manière plus présente combien
+je devrais avoir honte de tant de faiblesses.
+
+J'ai l'intention d'y joindre une note sur certains règlements d'hygiène,
+sur ces choses d'une habitude individuelle et locale auxquelles je crois
+qu'on ne met pas assez d'importance. Aristippe ne pouvait guère les
+prescrire à son disciple imaginaire, ou à ses disciples réels: mais
+cette note sera plus utile encore que des considérations générales pour
+maintenir en moi ce bien-être, cette aptitude physique qui soutient
+notre âme si physique elle-même.
+
+J'ai deux grands malheurs: un seul me détruirait peut-être; mais je vis
+entre deux parce qu'ils sont contraires. Sans cette habitude triste, ce
+découragement, cet abandon, sans cette humeur tranquille contre tout ce
+qu'on pourrait désirer, l'activité qui me presse et m'agite me
+consumerait plutôt, et aussi vainement: mon ennui sert du moins à
+l'affaiblir. La raison la calmerait; mais entre ces deux grandes forces
+ma raison est bien faible: tout ce qu'elle peut faire c'est d'appeler
+l'une à son secours quand l'autre prend le dessus. On végète ainsi:
+quelquefois même on s'endort.
+
+
+
+
+LETTRE LXIII
+
+DATX
+Juillet, VIII.
+
+
+Il était minuit: la lune avait passé; le lac[60] semblait agité; les
+cieux étaient tranquilles, la nuit profonde et belle. Il y avait de
+l'incertitude sur la terre. On entendit frémir les bouleaux, et des
+feuilles de peupliers tombèrent: les pins rendirent des murmures
+sauvages; des sons romantiques descendaient de la montagne; de grosses
+vagues roulaient sur la grève. Alors l'effraie se mit à gémir sous les
+roches caverneuses; et quand elle cessa, les vagues étaient affaiblies,
+le silence fut austère.
+
+Le rossignol plaça de loin en loin dans la paix inquiète, cet accent
+solitaire, unique et répété, ce chant des nuits heureuses, sublime
+expression d'une mélodie primitive; indicible élan d'amours et de
+douleur; voluptueux comme le besoin qui me consume; simple, mystérieux,
+immense comme le cœur qui aime.
+
+Abandonné dans une sorte de repos funèbre au balancement mesuré de ces
+ondes pâles, muettes, à jamais mobiles, je me pénétrai de leur mouvement
+toujours lent et toujours le même, de cette paix durable, de ces sons
+isolés dans le long silence. La nature me sembla trop belle; et les
+eaux, et la terre, et la nuit trop faciles, trop heureuses: la paisible
+harmonie des choses fut sévère à mon cœur agité. Je songeai au printemps
+du monde périssable, et au printemps de ma vie. Je vis ces années qui
+passent, tristes et stériles, de l'éternité future dans l'éternité
+perdue. Je vis ce présent, toujours vain et jamais possédé, détacher du
+vague avenir sa chaîne indéfinie; approcher ma mort enfin visible;
+traîner dans la nuit universelle les fantômes de mes jours; les
+atténuer, les dissiper; atteindre la dernière ombre, dévorer aussi
+froidement ce jour après lequel il n'en sera plus, et fermer l'abîme
+muet.
+
+Comme si tous les hommes n'avaient point passé, et tous passé en vain!
+Comme si la vie était réelle, et existante essentiellement: comme si la
+perception de l'univers était l'idée d'un être positif, et le moi de
+l'homme quelque autre chose que l'expression accidentelle d'une harmonie
+éphémère! Que veux-je? Que suis-je? Que demander à la nature? Est-il un
+système universel, des convenances ordonnées; des droits selon nos
+besoins? L'intelligence conduit-elle les résultats que mon intelligence
+voudrait attendre? Toute cause est invisible, toute fin trompeuse; toute
+forme change, toute durée s'épuise: et le tourment du cœur insatiable
+est le mouvement aveugle d'un météore errant dans le vide où il doit se
+perdre. Rien n'est possédé comme il est conçu: rien n'est connu comme il
+existe. Nous voyons les rapports, et non les essences: nous n'usons pas
+des choses, mais de leurs images. Cette nature cherchée au-dehors, et
+impénétrable dans nous, est partout ténébreuse. Je sens, est le seul mot
+de l'homme qui ne veut que des vérités. Et ce qui fait la certitude de
+mon être, en est aussi le supplice. Je sens, j'existe pour me consumer
+en désirs indomptables, pour m'abreuver de la séduction d'un monde
+fantastique, pour rester atterré de sa voluptueuse erreur.
+
+Le bonheur ne serait pas la première loi de la nature humaine! Le
+plaisir ne serait pas le premier moteur du monde sensible! Si nous ne
+cherchons pas le plaisir, quel sera notre but? Si vivre n'est
+qu'exister, qu'avons-nous besoin de vivre? Nous ne saurions découvrir
+ni la première cause, ni le vrai motif d'aucun être: le pourquoi de
+l'univers reste inaccessible à l'intelligence individuelle. La fin de
+notre existence nous est inconnue; tous les actes de la vie restent sans
+but; nos désirs, nos sollicitudes, nos affections deviennent ridicules,
+si ces actes ne tendent pas au plaisir, si ces affections ne se le
+proposent pas.
+
+L'homme s'aime lui-même, il aime l'homme, il aime tout ce qui est animé.
+Cet amour paraît nécessaire à l'être organisé, c'est le mobile des
+forces qui le conservent. L'homme s'aime lui-même; sans ce principe
+actif, pourquoi agirait-il, et comment subsisterait-il? L'homme aime les
+hommes, parce qu'il sent comme eux, parce qu'il est près d'eux dans
+l'ordre du monde: sans ce rapport, quelle serait sa vie?
+
+L'homme aime tous les êtres animés. S'il cessait de souffrir en voyant
+souffrir, s'il cessait de sentir avec tout ce qui a des sensations
+analogues aux siennes, il ne s'intéresserait plus à ce qui ne serait pas
+lui, il cesserait peut-être de s'aimer lui-même: sans doute il n'est
+point d'affection bornée à l'individu, puisqu'il n'est point d'être
+essentiellement isolé.
+
+Si l'homme sent dans tout ce qui est animé, les biens et les maux de ce
+qui l'environne sont aussi réels pour lui que ses affections
+personnelles; il faut à son bonheur le bonheur de ce qu'il connaît; il
+est lié à tout ce qui sent; il vit dans le monde organisé.
+
+Cet enchaînement de rapports dont il est le centre et qui ne peuvent
+finir entièrement qu'aux bornes du monde, le constitue partie de
+l'univers, unité numérique dans le nombre de la nature. Le lien que
+forment ces liens personnels est l'ordre du monde, et la force qui
+perpétue son harmonie est la loi naturelle. Cet instinct nécessaire qui
+conduit l'être animé, passif lorsqu'il veut, actif lorsqu'il fait
+vouloir, est un assujettissement aux lois générales. Obéir à l'esprit
+de ces lois serait la science de l'être qui voudrait librement. Si
+l'homme est libre en délibérant, c'est la science de la vie humaine: ce
+qu'il veut lorsqu'il est assujetti, lui indique comment il doit vouloir
+là où il est indépendant.
+
+Un être isolé n'est jamais parfait; son existence est incomplète; il
+n'est ni vraiment heureux, ni vraiment bon. Le complément de chaque
+chose fut placé hors d'elle, mais il est réciproque. Il y a une sorte de
+fin pour les êtres naturels: ils la trouvent dans cet accord harmonique
+qui fait que deux corps rapprochés sont productifs, que deux sensations
+mutuellement partagées deviennent plus heureuses. C'est dans cette
+harmonie que tout ce qui existe s'achève, que tout ce qui est animé se
+repose et jouit. Ce complément de l'individu est principalement dans
+l'espèce. Pour l'homme, ce complément a deux modes dissemblables et
+analogues: voilà ce qui lui fut donné; il a deux manières de sentir sa
+vie, le reste est douleur ou fumée.
+
+Toute possession que l'on ne partage point exaspère nos désirs, sans
+remplir nos cœurs: elle ne les nourrit point, elle les creuse et les
+épuise.
+
+Pour que l'union soit harmonique, celui qui jouit avec nous doit être
+semblable et différent. Cette convenance dans la même espèce se trouve
+ou dans la différence des individus, ou dans l'opposition des sexes. Le
+premier accord produit l'harmonie qui résulte de deux êtres semblables
+et différents avec le moindre degré d'opposition et le plus grand de
+similitude. Le second donne un résultat harmonique produit par la plus
+grande différence possible entre des semblables[61]. Tout choix, toute
+affection, toute union, tout bonheur est dans ces deux modes. Ce qui
+s'en écarte peut nous séduire, mais nous trompe et nous lasse: ce qui
+leur est contraire nous égare et nous rend vicieux ou malheureux.
+
+Nous n'avons plus de législateurs. Quelques Anciens avaient entrepris de
+conduire l'homme par son cœur: nous les blâmons ne pouvant les suivre.
+Le soin des lois financières et pénales fait oublier les institutions.
+Nul génie n'a su trouver toutes les lois de la société, tous les devoirs
+de la vie dans le besoin qui unit les hommes, dans celui qui unit les
+sexes.
+
+L'unité de l'espèce est divisée. Des êtres semblables sont pourtant
+assez différents pour que leurs oppositions mêmes les portent à s'aimer:
+séparés par leurs goûts, mais nécessaires l'un à l'autre, ils
+s'éloignent dans leurs habitudes, et sont ramenés par un besoin mutuel.
+Ceux qui naissent de leur union, formés également de tous deux,
+perpétueront pourtant ces différences. Cet effet essentiel de l'énergie
+donnée à l'animal, ce résultat suprême de son organisation sera le
+moment de la plénitude de sa vie, le dernier degré de ses affections, et
+en quelque sorte l'expression harmonique de ses facultés. Là est le
+pouvoir de l'homme physique; là est la grandeur de l'homme moral; là est
+l'âme tout entière, et qui n'a pas pleinement aimé, n'a pas possédé sa
+vie.
+
+Des affections abstraites, des passions spéculatives ont obtenu l'encens
+des individus et des peuples. Les affections heureuses ont été réprimées
+ou avilies: l'industrie sociale a opposé les hommes que l'harmonie
+primitive aurait conciliés[62].
+
+L'amour doit gouverner la terre que l'ambition fatigue. L'amour est ce
+feu paisible et fécond, cette chaleur des cieux qui anime et renouvelle,
+qui fait naître et fleurir, qui donne les couleurs, la grâce,
+l'espérance et la vie. L'ambition est ce feu stérile qui brûle sous les
+glaces, qui consume sans rien animer, qui creuse d'immenses cavernes,
+qui ébranle sourdement, éclate en ouvrant des abîmes, et laisse un
+siècle de désolation sur la contrée qu'étonna sa lumière d'une heure.
+
+Lorsqu'une agitation nouvelle étend les rapports de l'homme qui essaie
+sa vie, il se livre avidement, il demande à toute la nature, il
+s'abandonne, il s'exalte lui-même; il place son existence dans l'amour,
+et dans tout il ne voit que l'amour seul. Tout autre sentiment se perd
+dans ce sentiment profond, toute pensée y ramène, tout espoir y repose.
+Tout est douleur, vide, abandon, si l'amour s'éloigne; s'il s'approche,
+tout est joie, espoir, félicité. Une voix lointaine, un son dans les
+airs, l'agitation des branches, le frémissement des eaux, tout
+l'annonce, tout l'exprime, tout imite ses accents et augmente les
+désirs. La grâce de la nature est dans le mouvement d'un bras;
+l'harmonie du monde est dans l'expression d'un regard. C'est pour
+l'amour que la lumière du matin vient éveiller les êtres et colorer les
+cieux; pour lui les feux de midi font fermenter la terre humide sous la
+mousse des forêts; c'est à lui que le soir destine l'aimable mélancolie
+de ses lueurs mystérieuses. Cette fontaine est celle de Vaucluse, ces
+rochers ceux de Meillerie, cette avenue celle des pamplemousses. Le
+silence protège les rêves de l'amour, le mouvement des eaux pénètre de
+sa douce agitation; la fureur des vagues inspire ses efforts orageux: et
+tout commandera ses plaisirs quand la nuit sera douce, quand la lune
+embellira la nuit, quand la volupté sera dans les ombres et la lumière,
+dans la solitude, dans les airs et les eaux et la nuit.
+
+Heureux délire! seul moment resté à l'homme. Cette fleur rare, isolée,
+passagère sous le ciel nébuleux, sans abri, battue des vents, fatiguée
+par les orages, languit et meurt sans s'épanouir: le froid de l'air, une
+vapeur, un souffle font avorter l'espoir dans son bouton flétri. On
+passe au-delà, on espère encore, on se hâte; plus loin, sur un sol aussi
+stérile, on en voit qui seront précaires, douteuses, instantanées comme
+elle, et qui comme elle périront inutiles. Heureux celui qui possède ce
+que l'homme doit chercher, et qui jouit de tout ce que l'homme doit
+sentir! Heureux encore, dit-on, celui qui ne cherche rien, ne sent rien,
+n'a besoin de rien, et pour qui exister c'est vivre.
+
+Ce n'est pas seulement une erreur triste et farouche, mais une erreur
+très funeste, de condamner ce plaisir vrai, nécessaire, qui toujours
+attendu, toujours renaissant, indépendant des saisons et prolongé sur la
+plus belle partie de nos jours, forme le lien le plus énergique et le
+plus séduisant des sociétés humaines. C'est une sagesse bien singulière,
+qu'une sagesse contraire à l'ordre naturel. Toute faculté, toute énergie
+est une perfection[63]. Il est beau d'être plus fort que ses passions;
+mais c'est stupidité d'applaudir au silence des sens et du cœur; c'est
+se croire plus parfait par cela même que l'on est moins capable de
+l'être.
+
+Celui qui est homme sait aimer l'amour sans oublier que l'amour n'est
+qu'un accident de la vie: et quand il aura ses illusions, il en jouira,
+il les possédera; mais sans oublier que les vérités les plus sévères
+sont encore avant les illusions les plus heureuses. Celui qui est homme
+sait choisir ou attendre avec prudence, aimer avec continuité, se donner
+sans faiblesse comme sans réserve. L'activité d'une passion profonde
+est pour lui l'ardeur du bien, le feu du génie: il trouve dans l'amour,
+l'énergie voluptueuse, la mâle jouissance du cœur juste, sensible et
+grand; il atteint le bonheur et sait s'en nourrir.
+
+L'amour ridicule ou coupable, est une faiblesse avilissante; l'amour
+juste, est le charme de la vie: et la démence n'est que dans la gauche
+austérité qui confond un sentiment noble avec un sentiment vil, et qui
+condamne indistinctement l'amour parce n'imaginant que des hommes
+abrutis, elle ne peut imaginer que des passions misérables.
+
+Ce plaisir reçu, ce plaisir donné; cette progression cherchée et
+obtenue; ce bonheur que l'on offre et que l'on espère; cette confiance
+voluptueuse qui nous fait tout attendre du cœur aimé; cette volupté plus
+grande encore de rendre heureux ce qu'on aime, de se suffire
+mutuellement, d'être nécessaire l'un à l'autre; cette plénitude de
+sentiment et d'espoir agrandit l'âme et la presse de vivre. Indicible
+abandon! L'homme qui l'a pu connaître n'en a jamais rougi; et celui qui
+n'est pas fait pour le sentir, n'est pas né pour juger l'amour.
+
+Je ne condamnerai point celui qui n'a pas aimé; mais celui qui ne peut
+pas aimer. Les circonstances déterminent nos affections; mais les
+sentiments expansifs sont naturels à l'homme dont l'organisation morale
+est parfaite: celui qui est incapable d'aimer est nécessairement
+incapable d'un sentiment magnanime, d'une affection sublime. Il peut
+être probe, bon, industrieux, prudent; il peut avoir des qualités
+douces, et même des vertus par réflexion; mais il n'est pas homme, il
+n'a ni âme, ni génie; je veux bien le connaître, il aura ma confiance et
+jusqu'à mon estime, mais il ne sera pas mon ami. Cœurs vraiment
+sensibles! qu'une destinée sinistre a comprimés dès le printemps, qui
+vous blâmera de n'avoir point aimé? Tout sentiment généreux vous était
+naturel; tout le feu des passions était dans votre mâle intelligence;
+l'amour lui était nécessaire, il devait l'alimenter, il eût achevé de la
+former pour de grandes choses: mais rien ne vous a été donné, et le
+silence de l'amour a commencé le néant où s'éteint votre vie.
+
+Le sentiment de l'honnête et du juste, le besoin de l'ordre et des
+convenances morales, conduit nécessairement au besoin d'aimer. Le beau
+est l'objet de l'amour; l'harmonie est son principe et son but: toute
+perfection, tout mérite semble lui appartenir, les grâces aimables
+l'appellent, une moralité expansive et vertueuse le fixe: et l'amour
+n'existe pas à la vérité sans le prestige de la beauté corporelle; mais
+il semble tenir plus encore à l'harmonie intellectuelle, aux grâces de
+la pensée, aux profondeurs du sentiment.
+
+L'union, l'espérance, l'admiration, les prestiges, vont toujours
+croissant jusqu'à l'intimité parfaite; elle remplit l'âme que cette
+progression agrandissait. Là s'arrête et rétrograde l'homme ardent sans
+être sensible, et n'ayant d'autre besoin que celui du plaisir. Mais
+l'homme aimant ne change pas ainsi; plus il obtient, plus il est lié;
+plus il est aimé, plus il aime; plus il possède ce qu'il a désiré, plus
+il chérit ce qu'il possède. Ayant tout reçu, il croit tout devoir: celle
+qui se donne à lui devient nécessaire à son être: des années de
+jouissance n'ont pas changé ses désirs, elles ont ajouté à son amour la
+confiance d'une habitude heureuse, et les délices d'une libre mais
+délicate intimité.
+
+On prétend condamner l'amour comme une affection tout à fait sensuelle,
+et n'ayant d'autre principe qu'un besoin qu'on appelle grossier. Mais je
+ne vois rien dans nos désirs les plus compliqués dont la véritable fin
+ne soit un des premiers besoins physiques: le sentiment n'est que leur
+expression indirecte; l'homme intellectuel ne fut jamais qu'un fantôme.
+Nos besoins éveillent en nous la perception de leur objet positif, et
+les perceptions innombrables des objets qui leur sont analogues. Les
+moyens directs ne rempliraient pas seuls la vie; mais ces impulsions
+accessoires l'occupent tout entière, parce qu'elles n'ont point de
+bornes. Celui qui ne saurait vivre sans espérer de soumettre la terre,
+n'y eût pas songé s'il n'eût pas eu faim. Nos besoins réunissent deux
+modifications d'un même principe, l'appétit et le sentiment: la
+prépondérance de l'une sur l'autre dépendra de l'organisation
+individuelle et des circonstances déterminantes. Tout but d'un désir
+naturel est légitime: tous les moyens qu'il inspire sont bons s'ils
+n'attaquent les droits de personne, et s'ils ne produisent dans
+nous-mêmes aucun désordre réel qui compense son utilité.
+
+Vous avez trop étendu les devoirs. Vous avez dit: Demandons plus, afin
+d'obtenir assez. Vous vous êtes trompé: si vous exigez trop des hommes,
+ils se rebuteront[64]: si vous voulez qu'ils montrent des vertus
+chimériques, ils les montreront; ils disent que cela coûte peu. Mais
+parce que ces vertus ne sont pas dans leur nature, ils auront une
+conduite cachée tout à fait contraire; et parce que cette conduite sera
+cachée, vous ne pourrez en arrêter les excès. Il ne vous restera que ces
+moyens dangereux dont la vaine tentative augmentera le mal, en
+augmentant la contrainte et l'opposition entre le devoir et les
+penchants. Vous croirez d'abord que vos lois seront mieux suivies, parce
+que l'infraction en sera mieux masquée; mais un jugement faux, un goût
+dépravé, une dissimulation habituelle, et des ruses hypocrites, en
+seront les véritables résultats.
+
+Les plaisirs de l'amour contiennent de grandes oppositions physiques,
+ses désirs agitent l'imagination, ses besoins changent les organes:
+c'est donc l'objet sur lequel la manière de sentir et de voir devait
+varier davantage. Il fallait prévenir les suites de cette trop grande
+différence, et non pas y joindre des lois morales qui soient propres à
+l'accroître encore. Mais les vieillards ont fait ces lois; et les
+vieillards n'ayant plus le sentiment de l'amour, ne sauraient avoir ni
+la véritable pudeur, ni la délicatesse du goût. Ils ont très mal entendu
+ce que leur âge ne devait plus entendre. Ils auraient entièrement
+proscrit l'amour, s'ils avaient pu trouver d'autres moyens de
+reproduction. Leurs sensations surannées ont flétri ce qu'il fallait
+contenir dans les grâces du désir; et pour éviter quelques écarts odieux
+à leur impuissance, ils imaginèrent des entraves si gauches, que la
+société est troublée tous les jours par de véritables crimes que ne se
+reproche même point l'honnête homme qui n'a pas réfléchi[65].
+
+C'est dans l'amour qu'il fallait permettre tout ce qui n'est pas
+vraiment nuisible: c'est par l'amour que l'homme se perfectionne ou
+s'avilit: c'est en cela surtout qu'il fallait retenir son imagination
+dans les bornes d'une juste liberté, qu'il fallait mettre son bonheur
+dans les limites de ses devoirs, qu'il fallait régler son jugement par
+le sentiment précis de la raison des lois. C'était le plus puissant
+moyen naturel de lui donner la perception de toutes les délicatesses du
+goût et de leur vraie base, d'ennoblir et de réprimer ses affections,
+d'imprimer à toutes ses sensations une sorte de volupté sincère et
+droite, d'inspirer à l'homme mal organisé, quelque chose de la
+sensibilité de l'homme supérieur, de les réunir, de les concilier, de
+former une patrie réelle, et d'instituer une véritable société.
+
+Laissez-nous des plaisirs légitimes; c'est notre droit, c'est votre
+devoir. J'imagine que vous avez cru faire quelque chose par
+l'établissement du mariage[66]. Mais l'union dans laquelle les résultats
+de vos institutions nous forcent de suivre les convenances du hasard, ou
+de chercher celles de la fortune, à la place des convenances réelles;
+l'union qu'un moment peut flétrir pour toujours, et que tant de dégoûts
+altèrent nécessairement; une telle union ne nous suffit pas. Je vous
+demande un prestige qui puisse se perpétuer: vous me donnez un lien dans
+lequel je vois à nu le fer d'un esclavage sans terme, sous ces fleurs
+d'un jour dont vous l'aviez maladroitement couvert, et que vous-même
+avez déjà fanées. Je vous demande un prestige qui puisse déguiser ou
+rajeunir ma vie; la nature me l'avait donné! Vous osez me parler des
+ressources qui me restent. Vous souffririez que, vil contempteur d'un
+engagement où la promesse doit être observée religieusement puisqu'elle
+est donnée, j'aille persuader à une femme d'être méprisable afin que je
+l'aime[67]. Moins directement coupable, mais non moins inconsidéré,
+m'efforcerai-je de troubler une famille, de désoler des parents, de
+déshonorer celle à qui ce genre d'honneur est si nécessaire dans la
+société? Ou bien, pour n'attaquer aucun droit, pour n'exposer personne,
+irai-je, dans des lieux méprisés, chercher celles qui peuvent être à
+moi, non par une douce liberté de mœurs, non par un désir naturel, mais
+parce que leur métier les donne à tous? N'étant plus à elles-mêmes,
+elles ne sont plus des femmes, mais je ne sais quoi d'analogue à elles
+que l'oubli de toute délicatesse, l'inaptitude aux sentiments généreux,
+et le joug de la misère, livrent aux caprices les plus bruts de l'homme
+en qui une telle habitude dépravera aussi les sensations et les désirs.
+Il reste des circonstances possibles, j'en conviens, mais elles sont
+très rares, et quelquefois elles ne se rencontrent point dans une vie
+entière. Les uns, retenus par la raison[68], consument leurs jours dans
+des privations nécessaires et injustes; les autres, en nombre bien plus
+grand, se jouent du devoir qui les contrarie.
+
+Ce devoir a cessé d'en être un dans l'opinion, parce que son observation
+est contraire à l'ordre naturel des choses. Le mépris qu'on en fait mène
+pourtant à l'habitude de n'obéir qu'à l'usage, de se faire à soi-même
+une règle selon ses penchants, et de mépriser toute obligation dont
+l'infraction ne conduit pas positivement aux peines légales, ou à la
+honte dans la société. C'est la suite inévitable des bassesses réelles
+dont on s'amuse tous les jours. Quelle moralité voulez-vous attendre
+d'une femme qui trompe celui par qui elle vit, ou pour qui elle devrait
+vivre; qui est sa première amie, et se joue de sa confiance; qui détruit
+son repos, ou rit de lui s'il le conserve; et qui s'impose la nécessité
+de le trahir jusqu'aux bornes de sa vie, en laissant à ses affections
+l'enfant qui ne lui appartient pas? De tous les engagements, le mariage
+n'est-il pas celui dans lequel la confiance et la bonne foi importent le
+plus à la sécurité de la vie? Quelle misérable probité que celle qui
+paie scrupuleusement un écu, et compte pour un vain mot la promesse la
+plus sacrée qui soit entre les hommes! Quelle moralité voulez-vous
+attendre de l'être qui s'attachait à persuader une femme en se moquant
+d'elle, qui la méprise parce qu'elle a été telle qu'il la voulait, la
+déshonore parce qu'elle l'a aimé; la quitte parce qu'il en a joui, et
+l'abandonne quand elle a le malheur visible d'avoir partagé ses
+plaisirs[69]. Quelle moralité, quelle équité voulez-vous attendre de cet
+homme, au moins inconséquent, qui exige de sa femme des sacrifices qu'il
+ne paie point, et qui la veut sage et inaccessible, tandis qu'il va
+perdre, dans des habitudes secrètes, l'attachement dont il l'assure, et
+qu'elle a droit de prétendre pour que sa fidélité ne soit pas un injuste
+esclavage.
+
+Des plaisirs sans choix dégradent l'homme, des plaisirs coupables le
+corrompent; mais l'amour sans passion ne l'avilit point. Il y a un âge
+pour aimer et jouir: il y en a un pour jouir sans amour. Le cœur n'est
+pas toujours jeune; et même s'il l'est encore, il ne rencontre pas
+toujours ce qu'il peut vraiment aimer.
+
+Toute jouissance est un bien lorsqu'elle est exempte et d'injustice et
+d'excès, lorsqu'elle est amenée par les convenances naturelles, et
+possédée selon les désirs d'une organisation délicate.
+
+L'hypocrisie de l'amour est un des fléaux de la société. Pourquoi
+l'amour sortirait-il de la loi commune? pourquoi n'être pas en cela
+comme dans tout le reste, juste et sincère? Celui-là seul est
+certainement éloigné de tout mal, qui cherche avec naïveté ce qui peut
+le faire jouir sans remord. Toute vertu imaginaire ou accidentelle m'est
+suspecte: quand je la vois sortir orgueilleusement de sa base erronée,
+je cherche, et je découvre une laideur interne sous le costume des
+préjugés, sous le masque fragile de la dissimulation.
+
+Permettez, autorisez des plaisirs, afin que l'on ait des vertus: montrez
+la raison des lois, afin qu'on les vénère; invitez à jouir, afin d'être
+écouté quand vous commandez de souffrir. Elevez l'âme par le sentiment
+des voluptés naturelles; vous la rendrez forte et grande, elle
+respectera les privations légitimes, elle en jouira même dans la
+conviction de leur utilité sociale.
+
+Je veux que l'homme use librement de ses facultés, quand elles
+n'attaquent point d'autres droits. Je veux qu'il jouisse, afin d'être
+bon; qu'il soit animé par le plaisir, mais dirigé par l'équité visible;
+que sa vie soit juste, heureuse et même voluptueuse. J'aime que celui
+qui pense raisonne ses devoirs: je fais peu de cas d'une femme qui n'est
+retenue dans les siens que par une sorte de terreur superstitieuse pour
+tout ce qui appartient à des jouissances dont elle n'oserait s'avouer le
+désir.
+
+J'aime qu'on se dise: ceci est-il mal, et pourquoi l'est-il? S'il
+l'est, on se l'interdit, s'il ne l'est point, on en jouit avec un choix
+sévère, avec la prudence qui est l'art d'y trouver une volupté plus
+grande; mais sans autre réserve, sans honte, sans déguisement[70].
+
+La vraie pudeur doit seule contenir la volupté. La pudeur est une
+perception exquise, une partie de la sensibilité parfaite; c'est la
+grâce des sens, et le charme de l'amour. Elle évite tout ce que nos
+organes repoussent; elle permet ce qu'ils désirent; elle sépare ce que
+la nature a laissé à notre intelligence le soin de séparer: et c'est
+principalement l'oubli de cette réserve voluptueuse qui éteint l'amour
+dans l'indiscrète liberté du mariage.
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *[71]
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LETTRE LXIV
+
+DATX
+Saint-Saphorin, 10 juillet, VIII.
+
+
+Il n'y a pas l'ombre de sens dans la manière dont je vis ici. Je sais
+que j'y fais des sottises, et je les continue sans pourtant tenir
+beaucoup à les continuer. Mais si je ne fais pas plus sagement, c'est
+que je ne puis parvenir à y mettre de l'importance. Je passe sur le lac
+la moitié du jour et la moitié de la nuit; et quand je m'en éloignerai,
+je serai tellement habitué au balancement des vagues, au bruit des eaux,
+que je me déplairai sur un sol immobile, et dans le silence des prés.
+
+Les uns me prennent pour un homme dont quelque amour a un peu dérangé la
+tête, d'autres soutiennent que je suis un Anglais qui a le spleen; les
+bateliers ont appris à Hantz que j'étais l'amant d'une belle femme
+étrangère qui vient de partir subitement de Lausanne. Il faudra que je
+cesse mes courses nocturnes, car les plus sensés me plaignent, et les
+meilleurs me prennent pour un fou. On lui a dit à Vevay: «N'êtes-vous
+pas au service de cet Anglais dont on parle tant?» Le mal gagne; et pour
+les gens de la côte, je crois qu'ils se moqueraient de moi si je n'avais
+pas d'argent: heureusement je passe pour fort riche. L'aubergiste veut
+absolument me dire: «Milord»; et je suis très respecté. Riche étranger,
+ou Milord, sont synonymes.
+
+De plus, en revenant du lac, je me mets ordinairement à écrire, en sorte
+que je me couche quand il fait grand jour. Une fois les gens de
+l'auberge entendant quelque bruit dans ma chambre, et surpris que je me
+fusse levé sitôt, montèrent me demander si je ne prendrais rien le
+matin. Je leur répondis que je ne soupais point, et que j'allais me
+coucher. Je ne me lève donc qu'à midi, ou même à une heure; je prends du
+thé, j'écris; puis au lieu de dîner, je prends encore du thé, je ne
+mange autre chose que du pain et du beurre, et aussitôt je vais au lac.
+La première fois que j'allai seul dans un petit bateau que j'avais fait
+chercher exprès pour cela, ils remarquèrent que Hantz restait au rivage,
+et que je partais à la fin du jour: il y eut assemblée au cabaret, et
+ils décidèrent que pour cette fois le spleen avait pris le dessus, et
+que je fournirais un beau suicide aux annales du village.
+
+Je suis fâché de n'avoir pas pensé d'avance à l'effet que ces
+singularités pourraient produire. Je n'aime pas à être remarqué, mais je
+ne l'ai su que quand tout cela était une habitude déjà prise; et je
+pense qu'on ne parlerait pas moins si j'allais en changer pour le peu de
+jours que je dois encore passer ici. Comme je n'y savais que faire, j'ai
+cherché à consumer les heures. Quand je suis actif, je n'ai pas d'autres
+besoins; mais si je m'ennuie, j'aime du moins à m'ennuyer avec mollesse.
+
+Le thé est d'un grand secours pour s'ennuyer d'une manière calme. Entre
+les poisons un peu lents qui font les délices de l'homme, je crois que
+c'est un de ceux qui conviennent le mieux à ses ennuis. Il donne une
+émotion faible et soutenue: comme elle est exempte des dégoûts du
+retour, elle dégénère en une habitude de paix et d'indifférence, en une
+faiblesse qui tranquillise le cœur que ses besoins fatigueraient, et
+nous débarrasse de notre force malheureuse. J'en ai pris l'usage à
+Paris, puis à Lyon: mais ici, j'ai eu l'imprudence de la porter jusqu'à
+l'excès. Ce qui me rassure, c'est que je vais avoir un domaine et des
+ouvriers, cela m'occupera et me retiendra. Je me fais beaucoup de mal
+maintenant; mais comptez sur moi, je vais devenir sage par nécessité.
+
+Je m'aperçois, ou je crois m'apercevoir que le changement qui s'est fait
+en moi, a été beaucoup avancé par l'usage journalier du thé et du vin.
+Je crois que, toutes choses d'ailleurs égales, les buveurs d'eau
+conservent bien plus longtemps la délicatesse des sensations, et en
+quelque sorte leur première candeur. L'usage des stimulants vieillit nos
+organes. Ces émotions outrées et qui ne sont pas dans l'ordre des
+convenances naturelles entre nous et les choses, effacent les émotions
+simples et détruisent cette proportion pleine d'harmonie qui nous
+rendait sensibles à tous les rapports extérieurs, quand nous n'avions,
+pour ainsi dire, de sentiments que par eux.
+
+Tel est le cœur humain; le principe le plus essentiel des lois pénales
+n'a pas d'autre fondement. Si on ôte la proportion entre les peines et
+les délits, si on veut trop presser le ressort de la crainte, on perd sa
+souplesse; et si on va encore plus loin, il arrive enfin qu'on le brise:
+on donne aux âmes le courage du crime; on éteint toute énergie dans
+celles qui ont de la faiblesse, et l'on entraîne les autres à des vertus
+atroces. Si l'on porte au-delà des limites naturelles l'émotion des
+organes, on les rend insensibles à des impressions plus modérées. En
+employant trop souvent, en excitant mal à propos leurs facultés
+extrêmes, on émousse leurs forces habituelles; on les réduit à ne
+pouvoir que trop, ou rien; on détruit cette proportion ordonnée pour les
+circonstances diverses, qui nous unissait aux choses muettes
+elles-mêmes, et nous y attachait par des convenances intimes. Elle nous
+laissait toujours dans l'attente ou l'espoir, en nous montrant partout
+des occasions de sentir; elle nous laissait ignorer la borne du
+possible; elle nous laissait croire que nos cœurs avaient des moyens
+immenses, puisque ces moyens étaient indéfinis, et puisque toujours
+relatifs aux choses du dehors, ils pouvaient toujours devenir plus
+grands dans des situations inconnues.
+
+Il existe encore une différence essentielle entre l'habitude d'être ému
+par l'impression des autres objets, ou celle de l'être par l'impulsion
+interne d'un excitatif donné par notre caprice ou par un incident
+fortuit, et non par l'occurrence des temps. Nous ne suivons plus le
+cours du monde; nous sommes animés lorsqu'il nous abandonnerait au
+repos; et souvent c'est lorsqu'il nous animerait, que nous nous trouvons
+dans l'abattement que nos excès produisent. Cette fatigue, cette
+indifférence, nous rend inaccessibles aux impressions des choses, à ces
+mobiles extérieurs qui, devenus étrangers à nos habitudes, se trouvent
+fréquemment en discordance ou en opposition avec nos besoins.
+
+Ainsi l'homme a tout fait pour se séparer du reste de la nature, pour se
+rendre indépendant du cours des choses. Mais cette liberté, qui n'est
+point selon sa nature, n'est pas une vraie liberté: elle est comme la
+licence d'un peuple qui a brisé le joug des lois et des mœurs
+nationales, elle ôte bien plus qu'elle ne donne, elle met l'impuissance
+du désordre à la place d'une dépendance légitime qui s'accorderait avec
+nos besoins. Cette indépendance illusoire qui détruit nos facultés pour
+y substituer nos caprices, nous rend semblables à cet homme qui, malgré
+l'autorité du magistrat, voulait absolument élever dans la place
+publique le monument d'un culte étranger, au lieu de se borner à en
+dresser chez lui les autels: il se fit exiler dans un désert de sable
+mouvant, où personne ne s'opposa à sa volonté, mais où sa volonté ne put
+rien produire; il y mourut libre, mais sans autels domestiques aussi
+bien que sans temples, sans aliments comme sans lois, sans amis comme
+sans maîtres[72].
+
+Je conviens qu'il serait plus à propos de raisonner moins sur l'usage du
+thé, et d'en cesser l'excès; mais dès qu'on a quelque habitude de ces
+sortes de choses, on ne sait plus où s'arrêter. S'il est difficile de
+quitter une telle habitude, il ne l'est pas moins peut-être de la
+régler, à moins que l'on ne puisse également régler toute sa manière de
+vivre. Je ne sais comment avoir beaucoup d'ordre dans une chose, quand
+il m'est interdit d'en avoir dans le reste; comment mettre de la suite
+dans ma conduite, quand je n'ai aucun espoir d'en avoir une qui soit
+constante, et qui s'accorde avec mes autres habitudes. C'est encore
+ainsi que je ne sais rien faire sans moyens: plusieurs hommes ont cet
+art de créer les moyens, ou de faire beaucoup avec très peu. Pour moi,
+je saurais peut-être employer mes moyens avec ordre et utilité: mais le
+premier pas demande un autre art; et cet art, je ne l'ai point. Je crois
+que ce défaut vient de ce qu'il m'est impossible de voir les choses
+autrement que dans toute leur étendue, celle du moins que je puis
+saisir. Je veux donc que leurs principales convenances soient toutes
+observées; et le sentiment de l'ordre, poussé peut-être trop loin, ou
+du moins trop exclusif, ne me permet de rien faire et de rien conduire
+dans le désordre. J'aime mieux m'abandonner que de faire ce que je ne
+saurais bien faire. Il y a des hommes qui sans rien avoir, établissent
+leur ménage; ils empruntent, ils font valoir, ils s'intriguent, ils
+paieront quand ils pourront; en attendant, ils vivent et dorment
+tranquilles, quelquefois même ils réussissent. Je n'aurais pu me
+résoudre à une vie si précaire; et quand j'aurais voulu m'y hasarder, je
+n'aurais pas eu les talents nécessaires. Cependant celui qui, avec cette
+industrie, réussit à faire subsister sa famille, sans s'avilir, et sans
+manquer à ses engagements, est sans doute un homme louable. Pour moi, je
+ne serais guère capable que de me résoudre à manquer de tout, comme si
+c'était une loi de la nécessité. Je chercherai toujours à employer le
+mieux possible des moyens suffisants, ou à rendre tels, par mes
+privations personnelles, ceux qui ne le seraient pas sans cela. Je
+ferais jour et nuit des choses convenables, réglées et assurées, pour
+donner le nécessaire à un ami, à un enfant; mais entreprendre dans
+l'incertitude, mais rendre suffisants à force d'industrie hasardée, des
+moyens très insuffisants par eux-mêmes, c'est ce que je ne saurais
+espérer de moi.
+
+Il résulte d'une telle disposition, ce grand inconvénient, que je ne
+puis vivre bien, sagement, et dans l'ordre, ni même suivre mes goûts ou
+songer à mes besoins, qu'avec des facultés à peu près certaines; et que
+si je suis peut-être au nombre des hommes capables d'user bien de ce
+qu'on appelle une grande fortune, ou même d'une médiocrité facile; je
+suis aussi du nombre de ceux qui, dans le dénuement, se trouvent sans
+ressources et ne savent faire autre chose que d'éviter la misère, le
+ridicule ou la bassesse, quand le sort ne les place pas lui-même
+au-dessus du besoin.
+
+La prospérité est plus difficile à soutenir que l'adversité, dit-on
+généralement. Mais c'est le contraire pour l'homme qui n'est pas soumis
+à des passions positives; qui aime à faire bien ce qu'il fait, qui a
+pour premier besoin celui de l'ordre, et qui considère plutôt l'ensemble
+des choses que leurs détails.
+
+L'adversité convient à un homme ferme et un peu enthousiaste, dont l'âme
+s'attache à une vertu austère, et dont heureusement l'esprit n'en voit
+pas l'incertitude[73]. Mais l'adversité est bien triste, bien
+décourageante pour celui qui n'y trouve rien à son usage, parce qu'il
+voudrait faire bien, et que pour faire il faut pouvoir; parce qu'il
+voudrait être utile, et que le malheureux trouve peu d'occasions de
+l'être. N'étant pas soutenu par le noble fanatisme d'Epictète, il sait
+bien résister au malheur, mais mal à une vie malheureuse dont il se
+rebute enfin, sentant qu'il y perd tout son être. L'homme religieux, et
+surtout celui qui est certain d'un Dieu rémunérateur, a un grand
+avantage: il est bien facile de supporter le mal quand le mal est le
+plus grand bien que l'on puisse éprouver. J'avoue que je ne saurais voir
+ce qu'il y a d'étonnant dans la vertu d'un homme qui lutte sous l'œil de
+son Dieu; et qui sacrifie des caprices d'une heure à une félicité sans
+bornes et sans terme. Un homme tout à fait persuadé ne peut faire
+autrement, à moins qu'il ne soit en délire. Il me paraît démontré que
+celui qui succombe à la vue de l'or, à la vue d'une belle femme ou des
+autres objets des passions terrestres, n'a pas la foi. Il est évident
+qu'il ne voit bien que la terre: s'il voyait avec la même certitude ce
+ciel et cet enfer dont il se rappelle quelquefois; s'ils étaient là,
+comme les choses de la terre, présents dans sa pensée, il serait
+impossible qu'il succombât jamais. Où est le sujet qui jouissant de sa
+raison, ne sera pas dans l'impuissance de contrevenir à l'ordre de son
+prince, s'il lui a dit: «Vous voilà dans mon sérail au milieu de toutes
+mes femmes; pendant cinq minutes n'en approchez aucune; j'ai l'œil sur
+vous; si vous êtes fidèle pendant ce peu de temps, tous ces plaisirs et
+d'autres vous seront permis ensuite pendant trente années d'une
+prospérité constante.» Qui ne voit que cet homme, quelque ardent qu'on
+le suppose, n'a pas même besoin de force pour résister pendant un temps
+si court: il n'a besoin que de croire à la parole de son prince.
+Assurément les tentations du chrétien ne sont pas plus fortes, et la vie
+de l'homme est bien moins devant l'éternité, que cinq minutes comparées
+à trente années: il y a l'infini de distance entre le bonheur promis au
+chrétien, et les plaisirs offerts au sujet dont je parle: enfin la
+parole du prince peut laisser quelque incertitude, celle de Dieu n'en
+peut laisser aucune. Si donc il n'est pas démontré que sur cent mille de
+ceux qu'on appelle vrais chrétiens, il y en a tout au plus un qui ait
+presque la foi, il me l'est à moi que rien au monde ne peut être
+démontré.
+
+Pour les conséquences de ceci, vous les trouverez très simples: et je
+veux revenir aux besoins que donne l'habitude des fermentés. Il faut
+vous rassurer et achever de vous dire comment vous pouvez m'en croire,
+malgré que je promette de me réformer précisément dans le temps que je
+me contiens le moins, et que je donne à l'habitude une force plus
+grande.
+
+Il y a encore un aveu à vous faire auparavant, c'est que je commence à
+perdre enfin le sommeil: quand le thé m'a trop fatigué, je n'y connais
+d'autre remède que le vin, je ne dors que par ce moyen, et voilà encore
+un excès; car il faut bien en prendre autant qu'il se puisse sans que la
+tête en soit affectée visiblement. Je ne sais rien de plus ridicule
+qu'un homme qui prostitue sa pensée devant des étrangers; et dont on
+dit, il a bu, en voyant ce qu'il fait, ce qu'il dit. Mais pour soi-même,
+rien n'est plus doux à la raison que de la déconcerter un peu
+quelquefois. Je prétends encore qu'un demi-désordre serait autant à sa
+place dans l'intimité, qu'un véritable excès devient honteux devant les
+hommes, et avilissant dans le secret même.
+
+Plusieurs des vins de Lavaux que l'on recueille ici près, entre Lausanne
+et Vevay, passent pour dangereux. Mais quand je suis seul, je ne fais
+usage que du Courtailloux: c'est un vin de Neuchâtel que l'on estime
+autant que le petit bourgogne: Tissot le regarde comme aussi salubre.
+
+Dès que je serai propriétaire, je ne manquerai point de moyens de passer
+les heures, et d'occuper aux soins d'arranger, de bâtir,
+d'approvisionner, cette activité intérieure dont les besoins ne me
+laissent aucun repos dans l'inaction. Pendant le temps que dureront ces
+embarras, je diminuerai graduellement l'usage du vin; et quant au thé
+j'en quitterai tout à fait l'habitude; je veux à l'avenir n'en prendre
+que rarement. Lorsque tout sera arrangé, et que je pourrai commencer à
+suivre la manière de vivre que depuis si longtemps j'aurais voulu
+prendre, je me trouverai ainsi préparé à m'y conformer sans éprouver les
+inconvénients d'un changement trop subit et trop grand.
+
+Pour les besoins de l'ennui, j'espère ne les plus connaître dès que je
+pourrai assujettir toutes mes habitudes à un plan général; j'occuperai
+facilement les heures; je mettrai à la place des désirs et des
+jouissances, l'intérêt que l'on prend à faire ce qu'on a cru bon, et le
+plaisir de céder à ses propres lois.
+
+Ce n'est pas que je me figure un bonheur qui ne m'est pas destiné, ou
+qui du moins est encore bien loin de moi. J'imagine seulement que je ne
+sentirai plus le poids du temps, que je pourrai prévenir l'ennui
+ordinaire, et que je ne m'ennuierai plus qu'à ma manière.
+
+Je ne veux pas m'assujettir à une règle monastique. Je me réserverai des
+ressources pour les instants où le vide sera plus accablant, mais la
+plupart seront prises dans le mouvement et dans l'activité. Les autres
+ressources auront leurs limites assez étroites, et l'extraordinaire
+lui-même sera réglé. Jusqu'à ce que ma vie soit remplie, j'ai besoin
+d'une règle fixe. Autrement il me faudrait des excès sans autre terme
+que celui de mes forces, et encore comment rempliraient-ils un vide sans
+bornes. J'ai vu quelque part, que l'homme qui sent n'a pas besoin de
+vin. Cela peut être vrai pour celui qui n'en a point l'habitude. Lorsque
+j'ai été quelques jours sobre et occupé, ma tête s'agite excessivement,
+le sommeil se perd. J'ai besoin d'un excès qui me tire de mon apathie
+inquiète, et qui dérange un peu cette raison divine dont la vérité gêne
+notre imagination, et ne remplit pas nos cœurs.
+
+Il y a une chose qui me surprend. Je vois des gens qui paraissent boire
+uniquement pour le plaisir de la bouche, pour le goût, et prendre un
+verre de vin, comme ils prendraient une bavaroise. Cela n'est pas
+pourtant, mais ils le croient; et si vous le leur demandez, ils seront
+même surpris de votre question.
+
+Je vais donc m'interdire ces moyens de tromper les besoins du plaisir et
+l'inutilité des heures. Je ne sais pas si ce que je mettrai à la place
+ne sera pas moindre encore, mais enfin je me dirai, voici un ordre
+établi, il faut le suivre. Afin de le suivre constamment, j'aurai soin
+qu'il ne soit pas d'une exactitude scrupuleuse, ni d'une trop grande
+uniformité; car il se trouverait des prétextes et même des motifs de
+manquer à la règle; et si une fois on y manque, il n'y a plus de raison
+pour qu'on ne la secoue pas tout à fait.
+
+Il est bon que ce qui plaît soit limité par une loi antérieure. Au
+moment où on l'éprouve, il en coûte de le soumettre à une règle qui le
+borne. Ceux mêmes qui en ont la force, ont encore eu tort de n'avoir pas
+décidé dans le temps propre à la réflexion, ce que la réflexion doit
+décider, et d'avoir attendu le moment où ses raisonnements altèrent les
+affections agréables qu'ils sont forcés de combattre. En pensant aux
+raisons de ne pas jouir davantage, on réduit à bien peu de chose la
+jouissance qu'on se permet: car il est de la nature du plaisir qu'il
+soit possédé avec une sorte d'abandon et de plénitude. Il se dissipe
+lorsqu'on veut le borner autrement que par la nécessité; et puisqu'il
+faut pourtant que la raison le borne, le seul moyen de concilier ces
+deux choses qui sans cela seraient contraires, c'est d'imposer d'avance
+au plaisir la retenue d'une loi générale.
+
+Quelque faible que soit une impression, le moment où elle agit sur nous
+est celui d'une sorte de passion. La chose actuelle est difficilement
+estimée à sa juste valeur: ainsi dans les objets de la vue, la
+proximité, la présence agrandissent les dimensions. C'est avant les
+désirs qu'il faut se faire des principes contre eux. Dans le moment de
+la passion, le souvenir de cette règle n'est plus la voix importune de
+la froide réflexion, mais la loi de la nécessité, et cette loi
+n'attriste pas un homme sage.
+
+Il est donc essentiel que la loi soit générale; celle des cas
+particuliers est trop suspecte. Cependant abandonnons quelque chose aux
+circonstances: c'est une liberté que l'on conserve, parce qu'on n'a pu
+tout prévoir, et parce qu'il faut se soumettre à ses propres lois
+seulement de la même manière que notre nature nous a soumis à celles de
+la nécessité. Nos affections doivent avoir de l'indépendance, mais une
+indépendance contenue dans des limites qu'elle ne puisse passer. Elles
+sont semblables aux mouvements du corps qui n'ont point de grâce s'ils
+sont gênés, contraints, et trop uniformes; mais qui manquent de décence
+comme d'utilité, s'ils sont brusques, irréguliers ou involontaires.
+
+C'est un excès dans l'ordre même que de prétendre nuancer parfaitement,
+modérer, régler ses jouissances, et les ménager avec la plus sévère
+économie, pour les rendre durables et même perpétuelles. Cette
+régularité absolue est trop rarement possible: le plaisir nous séduit,
+il nous emporte, comme la tristesse nous retient et nous enchaîne. Nous
+vivons au milieu des songes; et de tous nos songes, l'ordre parfait
+pourrait bien être le moins naturel.
+
+Ce que j'ai peine à me figurer, c'est comment on cherche l'ivresse des
+boissons quand on a celle des choses. N'est-ce pas le besoin d'être ému
+qui fait nos passions? Quand nous sommes agités par elles, que
+pouvons-nous trouver dans le vin, si ce n'est un repos qui suspende leur
+action immodérée?
+
+Apparemment l'homme chargé de grandes choses, cherche aussi dans le vin
+l'oubli, le calme, et non pas l'énergie. C'est ainsi que le café en
+m'agitant, rend quelquefois le sommeil à ma tête fatiguée d'une autre
+agitation. Ce n'est pas ordinairement le besoin des impressions
+énergiques qui entraîne les âmes fortes aux excès des vins ou des
+liqueurs. Une âme forte, occupée de grandes choses, trouve dans leur
+habitude une activité plus digne d'elle en les gouvernant selon l'ordre.
+Le vin ne peut que la reposer. Autrement pourquoi tant de héros de
+l'histoire? pourquoi tant de gouvernants? pourquoi des maîtres du monde
+auraient-ils bu? C'était, chez plusieurs peuples, un honneur de beaucoup
+boire: mais des hommes extraordinaires ont fait de même dans des temps
+où l'on ne mettait à cela aucune gloire. Je laisse donc tous ceux que
+l'opinion entraîna, et tous ceux des gouvernants qui furent des hommes
+très ordinaires: il reste quelques hommes forts et occupés de choses
+utiles, ceux-là n'ont pu chercher dans le vin que le repos d'une tête
+surchargée de ces soins dont l'habitude atténue l'importance, mais sans
+la détruire, puisqu'il n'y a rien au-delà.
+
+
+
+
+LETTRE LXV
+
+DATX
+Saint-Saphorin, 14 juillet, VIII.
+
+
+Soyez assuré que votre manière de penser ne sera pas combattue: si
+j'avais assez de faiblesse pour qu'il me fût un jour nécessaire en ceci
+d'être ramené à la raison, je retrouverais votre lettre. J'aurais
+d'autant plus de honte de moi, que j'aurais bien changé, car maintenant
+je pense absolument comme vous. Jusque-là, si elle est inutile sous ce
+rapport, elle ne m'en satisfait pas moins. Elle est pleine de cette
+sollicitude de la vraie amitié qui fait redouter par-dessus toutes
+choses, que l'homme en qui on a mis une partie de soi-même, se laisse
+aller à cesser d'être homme de bien.
+
+Non, je n'oublierai jamais que l'argent est un des plus grands moyens de
+l'homme, et que c'est par son usage qu'il se montre ce qu'il est. Le
+mieux possible nous est rarement permis: je veux dire que les
+convenances sont si opposées, qu'on ne peut presque jamais faire bien
+sous tous les rapports. Je crois que c'en est une essentielle de vivre
+avec une certaine décence, et d'établir dans sa maison des habitudes
+commodes, une manière réglée. Mais, passé cela, l'on ne saurait excuser
+un homme raisonnable d'employer à des superfluités ce qui lui permet de
+faire tant de choses meilleures.
+
+Personne ne sait que je veux me fixer ici: cependant je fais faire à
+Lausanne et à Vevay, quelques meubles et diverses autres choses. On a
+pensé apparemment que j'étais en état de sacrifier une somme un peu
+forte aux caprices d'un séjour momentané: on aura cru que j'allais
+prendre une maison seulement pour passer l'été. Voilà comment on a
+trouvé que je faisais de la dépense; et comment j'ai obtenu beaucoup de
+respects, quoique j'eusse le malheur d'avoir la tête un peu dérangée.
+
+Ceux qui ont à louer des maisons de quelque apparence ne m'abordent pas
+comme un homme ordinaire: et moi, je suis tenté de rendre ces mêmes
+hommages à mes louis quand je songe que voilà déjà un heureux. Hantz me
+donne de l'espérance, si celui-là est satisfait sans que j'y aie pensé,
+d'autres le seront peut-être à présent que je puis quelque chose. Le
+dénuement, la gêne, l'incertitude lient les mains dans les choses mêmes
+que l'argent ne fait pas. On ne peut s'arranger en rien: on ne peut
+avoir aucun projet suivi. On est au milieu d'hommes que la misère
+accable, on a quelque aisance extérieure, et cependant on ne peut rien
+faire pour eux; on ne peut même leur faire connaître cette impuissance,
+afin que du moins ils ne soient pas indignés. Où est celui qui songe à
+la fécondité de l'argent? Les hommes le perdent comme ils dissipent
+leurs forces, leur santé, leurs ans. Il est si aisé de l'entasser ou de
+le prodiguer: si difficile de l'employer bien!
+
+Je sais un curé près de Fribourg, qui est mal vêtu, qui se nourrit mal,
+qui ne dépense pas un demi-batz sans nécessité; mais il donne tout, et
+le donne avec intelligence. Un de ses paroissiens, je l'ai entendu,
+parlait de son avarice; mais cette avarice est bien belle!
+
+Quand on s'arrête à l'importance du temps et à celle de l'argent, on ne
+peut voir qu'avec peine la perte d'une minute, ou celle d'un batz.
+Cependant le train des choses nous entraîne: une convenance arbitraire
+emporte vingt louis, tandis qu'un malheureux n'a pu obtenir un écu. Le
+hasard nous donne ou nous ôte trente fois plus qu'il ne faudrait pour
+consoler l'infortuné. Un autre hasard condamne à l'inaction celui dont
+le génie aurait conservé l'état. Un boulet brise cette tête que l'on
+croyait destinée aux grandes choses, et que trente ans de soins avaient
+préparée. Dans cette incertitude, sous la loi de la nécessité, que
+deviennent nos calculs et l'exactitude des détails?
+
+Sans cette incertitude, on ne voudrait pas avoir des mouchoirs de
+batiste; ceux de toile serviraient aussi bien, et l'on pourrait en
+donner à ce pauvre homme de journée qui se prive de tabac quand on
+l'emploie dans l'intérieur d'une maison, parce qu'il n'a pas de mouchoir
+dont il ose se servir _devant le monde_.
+
+Ce serait une vie heureuse que celle qu'on passerait comme ce curé
+respectable. Si j'étais pasteur de village, je voudrais me hâter de
+faire ainsi, avant qu'une grande habitude me rendît nécessaire l'usage
+de ce qui compose une vie aisée. Mais il faut être célibataire, être
+seul, être indépendant de l'opinion; sans quoi l'on peut perdre dans
+trop d'exactitude, les occasions de sortir des bornes d'une utilité si
+restreinte. S'arranger de cette manière c'est trop limiter son sort;
+mais aussi, sortez de là; et vous voilà comme assujetti à tous ces
+besoins convenus dont il est difficile de marquer le terme, et qui
+entraînent si loin de l'ordre réel, qu'on voit des gens ayant cent mille
+livres de revenu, craindre une dépense de vingt francs.
+
+On ne s'arrête pas assez à ce qu'éprouve une femme qui se traîne sur une
+route avec son enfant, qui manque de pain pour elle et pour lui-même, et
+qui enfin trouve ou reçoit une pièce de six sous. Alors elle entre avec
+confiance dans une maison où elle aura de la paille; avant de s'y
+coucher, elle lui fait une panade; et dès qu'il dort, elle s'endort
+contente, laissant à la providence les besoins du lendemain.
+
+Que de maux à prévenir, à réparer! que de consolations à donner! que de
+plaisirs à faire qui sont là en quelque sorte, dans une bourse d'or,
+comme des germes cachés et oubliés, et qui n'attendent pour produire des
+fruits admirables que l'industrie d'un bon cœur! Toute une campagne est
+misérable et avilie: les besoins, l'inquiétude, le désordre ont flétri
+tous les cœurs; tous souffrent et s'irritent; l'humeur, les divisions,
+les maladies, la mauvaise nourriture, l'éducation brutale, les habitudes
+malheureuses, tout peut être changé. L'union, l'ordre, la paix, la
+confiance peuvent être ramenés; et l'espérance elle-même, et les mœurs
+heureuses! Fécondité de l'argent!
+
+Celui qui a pris un état, celui dont la vie peut être réglée, dont le
+revenu est toujours le même, qui est contenu dans cela et borné là,
+comme un homme l'est par les lois de sa nature, l'héritier d'un petit
+patrimoine, un ministre de campagne, un rentier tranquille peuvent
+calculer ce qu'ils ont, fixer leur dépense annuelle, réduire leurs
+besoins personnels aux besoins absolus, et compter alors tous les sous
+qui leur restent, comme des jouissances qui ne périront point. Il ne
+doit pas sortir de leurs mains une seule monnaie qui ne ramène la joie
+ou le repos dans le cœur d'un malheureux.
+
+J'entre avec affection dans cette cuisine patriarcale, sous un toit
+simple, dans l'angle de la vallée. J'y vois des légumes que l'on apprête
+avec un peu de lait, parce qu'ils sont moins coûteux ainsi qu'avec le
+beurre. On y fait une soupe avec des herbes, parce que le bouillon gras
+a été porté à une demi-lieue de là chez un malade. Les plus beaux fruits
+se vendent à la ville, et leur produit sert à distribuer à chacune des
+femmes les moins aisées de l'endroit, quelques bichets de farine de maïs
+qu'on ne leur donne pas comme une aumône, mais dont on leur montre à
+faire _des gaudes_ et des galettes. Pour les fruits salubres et qui ne
+sont pas d'un grand prix, tels que les cerises, les groseilles, le
+raisin commun, on les consomme avec autant de plaisir que ces belles
+poires ou ces pêches qui ne rafraîchiraient pas mieux et dont on a tiré
+un bien meilleur parti.
+
+Dans la maison tout est propre, mais d'une simplicité rigoureuse. Si
+l'avarice ou la misère avaient fait cette loi, ce serait triste à voir,
+mais c'est l'économie de la bienfaisance. Ses privations raisonnées, sa
+sévérité volontaire, sont plus douces que toutes les recherches et
+l'abondance d'une vie voluptueuse: celles-ci deviennent des besoins dont
+on ne supporterait pas d'être privé, mais auxquels on ne trouve point de
+plaisir; les premières donnent des jouissances toujours répétées, et qui
+nous laissent notre indépendance. Des étoffes de ménage, fines, mais
+fortes et peu salissantes, composent presque tout l'habillement des
+enfants et du père. Sa femme ne porte que des robes blanches de toile de
+coton; et tous les ans, on trouve des prétextes pour répartir plus de
+deux cents aunes de toile entre ceux qui sans cela auraient à peine des
+chemises. Il n'y a d'autre porcelaine que deux tasses du Japon, qui
+servaient jadis dans la maison paternelle; tout le reste est d'un bois
+très dur, agréable à l'œil et que l'on maintient dans une grande
+propreté; il se casse difficilement, et on le renouvelle à peu de frais;
+en sorte que l'on n'a pas besoin de craindre ou de gronder, et qu'on a
+de l'ordre sans humeur, de l'activité sans inquiétude. On n'a point de
+domestique: comme les soins du ménage sont peu considérables et bien
+réglés, on se sert soi-même afin d'être libre. De plus on n'aime ni à
+surveiller, ni à perdre: on se trouve plus heureux avec plus de peine,
+et plus de confiance. Seulement une femme qui mendiait auparavant, vient
+tous les jours pendant une heure, elle fait l'ouvrage le moins propre,
+et elle emporte chaque fois le salaire convenu. Avec cette manière
+d'être, on connaît au juste ce qu'on dépense; car là on sait le prix
+d'un œuf, et l'on sait aussi donner sans aucun regret un sac de blé au
+débiteur pauvre poursuivi par un riche créancier.
+
+Il importe à l'ordre même qu'on le suive sans répugnance: les besoins
+positifs sont faciles à contenir par l'habitude, dans les bornes du
+simple nécessaire; mais les besoins de l'ennui n'auraient point de
+bornes et mèneraient d'ailleurs aux besoins d'opinion, illimités comme
+eux. On a tout prévu pour ne laisser aucun dégoût interrompre l'accord
+de l'ensemble. On ne fait pas usage des stimulants, ils rendent nos
+sensations trop irrégulières: ils donnent à la fois l'avidité et
+l'abattement. Le vin et le café sont interdits. Le thé seul est admis,
+mais aucun prétexte ne peut rendre son usage fréquent: on en prend
+régulièrement une fois tous les cinq jours. Aucune fête ne vient
+troubler l'imagination par ses plaisirs espérés, par son indifférence
+imprévue ou affectée, par les dégoûts et l'ennui qui succèdent également
+aux désirs trompés et aux désirs satisfaits. Tous les jours sont à peu
+près semblables, afin que tous soient heureux. Quand les uns sont pour
+le plaisir et les autres pour le travail; l'homme qui n'est pas
+contraint par une nécessité absolue, devient bientôt mécontent de tous,
+et curieux d'essayer une autre manière de vivre. Il faut à l'incertitude
+de nos cœurs, ou l'uniformité pour la fixer, ou une variété perpétuelle
+qui la suspende et la séduise toujours. Avec les amusements
+s'introduiraient les dépenses; et l'on perdrait à s'ennuyer dans les
+plaisirs, les moyens d'être contents et aimés au milieu d'une bourgade
+contente. Cependant il ne faut pas que toutes les heures de la vie
+soient insipides et sans joie. On se fait à l'uniformité de l'ennui,
+mais le caractère en est altéré, l'humeur devient difficile et chagrine;
+au milieu de la paix des choses, on n'a plus la paix de l'âme et le
+calme du bonheur. Cet homme de bien l'a senti. Il a voulu que les
+services qu'il rend, que l'ordre qu'il a établi donnassent à sa famille
+la félicité d'une vie simple, et non pas l'amertume des privations et de
+la misère. Chaque jour a pour les enfants un moment de fête, tel qu'on
+en peut avoir chaque jour. Il ne finit jamais sans qu'ils se soient
+réjouis, sans que leurs parents aient eu le plaisir des pères, celui de
+voir leurs enfants devenir toujours meilleurs en restant toujours aussi
+contents. Le repas du soir se fait de bonne heure; il est composé de
+choses simples, mais qu'ils aiment, et que souvent on leur laisse
+disposer eux-mêmes. Après le souper, les jeux en commun chez soi, ou
+chez des voisins honnêtes, les courses, la promenade, la gaieté
+nécessaire à leur jeunesse et si bonne à tout âge, ne leur manquent
+jamais. Tant le maître de la maison est convaincu que le bonheur attache
+aux vertus, comme les vertus disposent au bonheur.
+
+Voilà comme il faudrait vivre: voilà comme j'aimerais à faire, surtout
+si j'avais un revenu considérable. Mais vous savez quelle chimère je
+nourris dans ma pensée. Je n'y crois pas, et pourtant je ne saurais m'y
+refuser. Le sort qui ne m'a donné ni femme, ni enfants, ni patrie; je ne
+sais quelle inquiétude qui m'a isolé, qui m'a toujours empêché de
+prendre un rôle sur la scène du monde, ainsi que font les autres hommes;
+ma destinée enfin, semble me retenir, elle me laisse dans l'attente et
+ne me permet pas d'en sortir; elle ne dispose point de moi, mais elle
+m'empêche d'en disposer moi-même. Il semble qu'il y ait une force qui me
+retienne et me prépare en secret, que mon existence ait une fin
+terrestre encore inconnue, et que je sois réservé pour une chose que je
+ne saurais soupçonner. C'est une illusion peut-être: cependant je ne
+puis volontairement détruire ce que je crois pressentir, ce que le temps
+peut me réserver.
+
+A la vérité je pourrais m'arranger ici à peu près de la manière dont je
+parle; j'aurais un objet insuffisant, mais du moins certain; et voyant à
+quoi je dois m'attacher, je m'efforcerais d'occuper à ces soins
+journaliers l'inquiétude qui me presse. En faisant dans un cercle
+étroit, le bien de quelques hommes, je parviendrais à oublier combien je
+suis inutile aux hommes. Peut-être même prendrais-je ce parti, si je ne
+me trouvais pas dans un isolement qui ne m'y offrirait point de douceur
+intérieure; si j'avais un enfant que je formerais, que je suivrais dans
+les détails: si j'avais une femme qui aimât les soins d'un ménage bien
+conduit, à qui il fût naturel d'entrer dans mes vues, qui pût trouver
+des plaisirs dans l'intimité domestique, et jouir comme moi de toutes
+ces choses qui n'ont de prix que celui d'une simplicité volontaire.
+
+Bientôt il me suffirait de suivre l'ordre dans les choses de la vie
+privée. Le vallon ignoré serait pour moi la seule terre humaine. On n'y
+souffrirait plus, et je deviendrais content. Puisque dans quelques
+années je serai un peu de poussière que les vers auront abandonné, j'en
+viendrais à ce point de regarder comme un monument assez grand la
+fontaine dont j'aurais amené les eaux intarissables; et ce serait assez
+pour l'emploi de mes jours que dix familles trouvassent mon existence
+utile.
+
+Dans une terre convenable, je jouirais plus de cette simplicité des
+montagnes, que je ne jouirais dans une grande ville de toutes les
+habitudes de l'opulence. Mon parquet serait un plancher de sapin; au
+lieu de boiseries vernies, j'aurais des murs de sapin; mes meubles ne
+seraient point d'acajou, ils seraient de chêne ou de sapin. Je me
+plairais à voir arranger les châtaignes sous la cendre, au foyer de la
+cuisine; comme j'aime à être assis sur un meuble élégant à vingt pieds
+de distance d'un feu de salon, à la lumière de quarante bougies.
+
+Mais je suis seul; et outre cette raison, j'en ai d'autres encore de
+faire différemment. Si je savais qui partagera ma manière de vivre, je
+saurais selon quels besoins et quels goûts il faut que je la dispose. Si
+je pouvais être assez utile dans ma vie domestique, je verrais à borner
+là toute considération de l'avenir: mais dans l'ignorance où je suis de
+ceux avec qui je vivrai et de ce que je deviendrai moi-même, je ne veux
+point rompre des rapports qui peuvent devenir nécessaires, et je ne puis
+non plus adopter des habitudes trop particulières. Je vais donc
+m'arranger selon les lieux, mais d'une manière qui n'écarte de moi
+personne de ceux dont on peut dire: c'est un des nôtres.
+
+Je ne possède pas un bien considérable; et ce n'est point d'ailleurs
+dans un vallon des Alpes que j'irais introduire un luxe déplacé. Ces
+lieux-là permettent la simplicité que j'aime. Ce n'est pas que les excès
+y soient ignorés, non plus que les besoins d'opinion. L'on ne peut pas
+dire précisément que le pays soit simple, mais il convient à la
+simplicité. L'aisance y semble plus douce qu'ailleurs, et le luxe moins
+séduisant. Beaucoup de choses naturelles n'y sont pas encore ridicules.
+Il n'y faut pas aller vivre, si l'on est réduit à très peu; mais si l'on
+a seulement assez, on y sera mieux qu'ailleurs.
+
+Je vais donc m'y arranger, comme si j'étais à peu près sûr d'y passer ma
+vie entière. J'y vais établir en tout la manière de vivre que les
+circonstances m'indiquent. Après que je me serai pourvu des choses
+nécessaires, il ne me restera pas plus de huit mille livres d'un revenu
+clair; mais ce sera suffisant, et j'y serai moins gêné avec cela,
+qu'avec le double dans une campagne ordinaire, ou le quadruple dans une
+grande ville.
+
+
+
+
+LETTRE LXVI
+
+DATX
+19 juillet, VIII.
+
+
+Quand on n'aime pas à changer de domestique, on doit être satisfait d'en
+avoir un dont l'opinion permette à peu près ce qu'on veut. Le mien
+s'arrange bonnement de ce qui me convient. Si son maître est mal nourri,
+il se contente de l'être un peu mieux que lui; si dans des lieux où il
+n'existe point de lits, je passe la nuit tout habillé sur le foin, il
+s'y place de même sans me faire trop valoir tant de condescendance. Je
+n'en abuse point, et je viens de faire monter ici un matelas pour lui.
+
+Au reste j'aime à avoir quelqu'un qui, rigoureusement parlant, n'ait pas
+besoin de moi. Les gens qui ne peuvent rien par eux-mêmes et qui sont
+réduits naturellement et par inaptitude, à devoir tout à autrui, sont
+trop difficiles. N'ayant jamais rien acquis par leurs propres moyens,
+ils n'ont point eu l'occasion de connaître la valeur des choses, et de
+se soumettre à des privations volontaires; en sorte que toutes leur sont
+odieuses. Ils ne distinguent point de la misère, une économie
+raisonnable; ni de la lésinerie, une gêne momentanée que les
+circonstances prescrivent; et leurs prétentions ont d'autant moins de
+bornes, que sans vous ils ne pourraient prétendre à rien. Laissez-les à
+eux-mêmes, ils auront à peine du pain de seigle; prenez-les chez vous,
+ils dédaignent les légumes; la viande de boucherie est bien commune, et
+leur santé ne saurait s'accommoder de l'eau.
+
+Je suis enfin chez moi; et cela dans les Alpes. Il n'y a pas bien des
+années que c'eût été pour moi un grand bonheur; maintenant j'y trouve le
+plaisir d'être occupé. J'ai des ouvriers de la Gruyère pour bâtir ma
+maison de bois, et pour y faire des poêles à la manière du pays. J'ai
+commencé par faire élever un grand toit couvert d'_anscelles_, qui
+joindra la grange et la maison, et sous lequel seront le bûcher, la
+fontaine, etc. C'est maintenant l'atelier général, et on y a pratiqué à
+la hâte quelques cases où l'on passe la nuit, pendant que la beauté de
+la saison le permet. De cette manière les ouvriers ne sont point
+dérangés, l'ouvrage avancera beaucoup plus. Ils font aussi leur cuisine
+en commun: et me voilà à la tête d'un petit Etat très laborieux et bien
+uni. Hantz, mon premier ministre, daigne quelquefois manger avec eux. Je
+suis parvenu à lui faire comprendre que quoiqu'il eût l'intendance de
+mes bâtiments, s'il voulait se faire aimer de mon peuple, il ferait bien
+de ne point mépriser des hommes de condition libre, des paysans, des
+ouvriers à qui peut-être la philosophie du siècle donnerait l'impudence
+de l'appeler valet.
+
+Si vous trouvez un moment, envoyez-moi vos idées sur tous les détails
+auxquels vous penserez, afin qu'en disposant les choses pour longtemps,
+et peut-être pour la vie, je ne fasse rien qu'il faille ensuite changer.
+
+Adressez à Imenstròm par Vevey.
+
+
+
+
+LETTRE LXVII
+
+DATX
+Imenstròm, 21 juillet, VIII.
+
+
+Ma chartreuse n'est éclairée par l'aurore en aucune saison, et ce n'est
+que dans l'hiver qu'elle voit le coucher du soleil. Vers le solstice
+d'été, on ne le voit pas se coucher, et on ne l'aperçoit le matin que
+trois heures après le moment où il a passé l'horizon. Il sort alors
+entre les tiges droites des sapins près d'un sommet nu, qu'il éclaire
+plus haut que lui dans les cieux; il paraît porté sur l'eau du torrent,
+au-dessus de sa chute; ses rayons divergent avec le plus grand éclat à
+travers le bois noir; le disque lumineux repose sur la montagne boisée
+et sauvage dont la pente reste encore dans l'ombre, c'est l'œil
+étincelant d'un colosse ténébreux.
+
+Mais c'est aux approches de l'équinoxe, que les soirées seront
+admirables et vraiment dignes d'une tête plus jeune. La gorge
+d'Imenstròm s'abaisse et s'ouvre vers le couchant d'hiver: sa pente
+méridionale sera dans l'ombre; celle que j'occupe et qui regarde le
+midi, tout éclairée de la splendeur du couchant, verra le soleil
+s'éteindre dans le lac immense embrasé de ses feux. Et ma vallée
+profonde sera comme un asile d'une douce température, entre la plaine
+ardente fatiguée de lumière, et la froide neige des cimes qui la ferment
+à l'orient.
+
+J'ai soixante-dix arpents de prés plus ou moins bons; vingt de bois
+assez beaux; et à peu près trente-cinq, dont la surface est toute en
+rocs, en fondrières trop humides, ou toujours dans l'ombre, et en bois
+ou très faibles, ou à peu près inaccessibles. Ceci ne donnera presque
+aucun produit; c'est un espace stérile, dont on ne tire d'autre avantage
+que le plaisir de l'enfermer chez soi et de pouvoir, si l'on veut, le
+disposer pour l'agrément.
+
+Ce qui me plaît dans cette propriété, outre la situation, c'est que
+toutes les parties en sont contiguës et peuvent être réunies par une
+clôture commune: de plus, elle ne contient ni champs, ni vignes. La
+vigne y pourrait réussir d'après l'exposition; il y en avait même
+autrefois: on a mis des châtaigniers à la place, et je les préfère de
+beaucoup.
+
+Le froment y réussit mal; le seigle y serait très beau, dit-on, mais il
+ne me servirait que comme moyen d'échange; les fromages peuvent le faire
+plus commodément. Je veux simplifier tous les travaux et les soins de la
+maison, afin d'avoir de l'ordre et peu d'embarras.
+
+Je ne veux point de vignes, parce qu'elles exigent un travail pénible,
+et que j'aime voir l'homme occupé, mais non surchargé, parce que leur
+produit est trop incertain, trop irrégulier, et que j'aime à savoir ce
+que j'ai, ce que je puis. Je n'aime point les champs, parce que le
+travail qu'ils demandent est trop inégal; parce qu'une grêle, et ici les
+gelées du mois de mai peuvent trop facilement enlever leur récolte;
+parce que leur aspect est presque continuellement, ou désagréable, ou du
+moins fort indifférent pour moi.
+
+De l'herbe, du bois et du fruit, voilà tout ce que je veux, surtout dans
+ce pays-ci. Malheureusement le fruit manque à Imenstròm. C'est un grand
+inconvénient; il faut attendre beaucoup pour jouir des arbres que l'on
+plante; et moi qui aime à être en sécurité pour l'avenir, mais qui ne
+compte que sur le présent, je n'aime pas attendre. Comme il n'y avait
+point ici de maison, on n'y a mis aucun arbre fruitier, à l'exception
+des châtaigniers et de quelques pruniers très vieux, qui apparemment
+appartiennent au temps où il y avait de la vigne et sans doute des
+habitations: car ceci paraît avoir été partagé entre divers
+propriétaires. Depuis la réunion de ces différentes possessions, ce
+n'était plus qu'un pâturage où les vaches s'arrêtaient lorsqu'elles
+commençaient à monter au printemps, et lorsqu'elles redescendaient pour
+l'hiver.
+
+Cet automne et le printemps prochain, je planterai beaucoup de pommiers
+et de merisiers, quelques poiriers et quelques pruniers. Pour les autres
+fruits qui viendraient difficilement ici, je préfère m'en passer. Quand
+on a dans un lieu ce qu'il peut naturellement produire, je trouve que
+l'on est assez bien. Les soins que l'on se donnerait pour y avoir ce que
+le climat n'accorde qu'avec peine, coûteraient plus que la chose ne
+vaudrait.
+
+Par une raison semblable, je ne prétendrai pas avoir chez moi toutes les
+choses qui me seront nécessaires, ou dont je ferai usage. Il en est
+beaucoup qu'il vaut mieux se procurer par échange. Je ne désapprouve
+point que dans un grand domaine, on fasse tout chez soi, sa toile, son
+pain, son vin; qu'on ait dans sa basse-cour porcs, dindes, paons,
+pintades, lapins et tout ce qui peut, étant bien administré, donner
+quelque avantage. Mais j'ai vu avec surprise ces ménages mesquins et
+embarrassés, où pour une économie toujours incertaine et souvent
+onéreuse, on se donnait cent sollicitudes, cent causes d'humeur, cent
+occasions de pertes. Les opérations rurales sont toutes utiles, mais la
+plupart ne le sont que lorsqu'on a les moyens de les faire un peu en
+grand. Autrement il vaut mieux se borner à son affaire et la bien
+conduire. En simplifiant, on rend l'ordre plus facile, l'esprit moins
+inquiet, les subalternes plus fidèles, et la vie domestique bien plus
+douce.
+
+Si je pouvais faire faire annuellement cent pièces de toile, je verrais
+peut-être à me donner chez moi cet embarras: mais irai-je, pour quelques
+aunes, semer du chanvre et du lin, avoir le soin de le faire tirer, de
+le faire rouir, de le faire tiller, avoir des fileuses, envoyer je ne
+sais où faire la toile, et encore ailleurs la blanchir? Quand tout
+serait bien calculé; quand j'aurais évalué les pertes, les infidélités,
+l'ouvrage mal fait, les frais indirects, je suis persuadé que je
+trouverais ma toile très chère. Au lieu que sans tout ce soin, je la
+choisis comme je veux. Je ne la paie que ce qu'elle vaut réellement,
+parce que j'en achète une quantité à la fois, et que je la prends dans
+un magasin. D'ailleurs, je ne change de marchands, comme d'ouvriers ou
+de domestiques, que quand il m'est impossible de faire autrement: cela,
+quoi que l'on dise, arrive rarement, quand on choisit avec l'intention
+de ne pas changer, et que l'on fait de son côté ce qui est juste pour
+les satisfaire soi-même ...
+
+
+
+
+LETTRE LXVIII
+
+DATX
+Im., 23 juillet, VIII.
+
+
+J'ai fait à peu près les mêmes réflexions que vous sur mon nouveau
+séjour. Je trouve, il est vrai, qu'un froid médiocre est naturellement
+plus incommode qu'une chaleur très grande; je hais les vents du nord et
+les neiges; de tous temps mes idées se sont portées vers ces beaux
+climats qui n'ont point d'hivers; et autrefois il me semblait pour
+ainsi dire chimérique que l'on vécût à Archangel, à Jeniseick. J'ai
+peine à sentir que les travaux du commerce et des arts puissent se faire
+sur une terre perdue vers le pôle, où pendant une si longue saison les
+liquides sont solides, la terre pétrifiée, et l'air extérieur mortel.
+C'est le Nord qui me paraît inhabitable; quant à la Torride, je ne vois
+pas de même pourquoi les Anciens l'ont crue telle. Ses sables sont
+arides sans doute, mais on sent d'abord que les contrées bien arrosées
+doivent y convenir beaucoup à l'homme, en lui donnant peu de besoins, et
+en subvenant, par les produits d'une végétation forte et perpétuelle, au
+seul besoin absolu qu'il y éprouve. La neige a, dit-on, ses avantages;
+cela est certain; elle fertilise des terres peu fécondes, mais
+j'aimerais mieux les terres naturellement fertiles, ou fertilisées par
+d'autres moyens. Elle a ses beautés; cela doit être, car l'on en
+découvre toujours dans les choses, en les considérant sous tous leurs
+aspects; mais les beautés de la neige sont les dernières que je
+découvrirai.
+
+Mais maintenant que la vie indépendante n'est qu'un songe oublié,
+maintenant que je ne chercherais autre chose que de rester immobile, si
+la faim, le froid, ou l'ennui ne me forçaient de me remuer, je commence
+à juger des climats par réflexion plus que par sentiment. Pour passer le
+temps comme je puis dans ma chambre, autant vaut le ciel glacé des
+Samoïèdes que le doux ciel de l'Ionie. Ce que je craindrais le plus, ce
+serait peut-être le beau temps perpétuel de ces contrées ardentes, où le
+vieillard n'a pas vu pleuvoir dix fois. Je trouve les beaux jours bien
+commodes; mais malgré le froid, les brumes, la tristesse, je supporte
+bien mieux l'ennui des mauvais temps que celui des beaux jours.
+
+Je ne dors plus comme autrefois. L'inquiétude des nuits, le désir du
+repos me font songer à tant d'insectes qui tourmentent l'homme dans les
+pays chauds et dans les étés de plusieurs pays du Nord. Les déserts ne
+sont plus à moi: les besoins de convention me deviennent naturels. Que
+m'importe l'indépendance de l'homme? Il me faut de l'argent, et avec de
+l'argent, je puis être bien à Pétersbourg comme à Naples. Dans le Nord
+l'homme est assujetti par les besoins et les obstacles: dans le Midi il
+est asservi par l'indolence et la volupté. Dans le Nord le malheureux
+n'a pas d'asile; il est nu, il a froid, il a faim, et la nature serait
+pour lui aussi terrible que l'aumône et les cachots. Sous l'Equateur, il
+a les forêts; et la nature lui suffit quand l'homme n'y est pas. Là il
+trouve des asiles contre la misère et l'oppression; mais moi, lié par
+mes habitudes et ma destinée, je ne dois pas aller si loin. Je cherche
+une cellule commode où je puisse respirer, dormir, me chauffer, me
+promener en long et en large, et compter ma dépense. C'est donc beaucoup
+si je la puis bâtir près d'un rocher suspendu et menaçant, près d'une
+eau bruyante, qui me rappellent de temps à autre que j'eusse pu faire
+autre chose.
+
+Cependant j'ai pensé à Lugano. Je voulais l'aller voir; j'y ai renoncé.
+C'est un climat facile: on n'y a pas à souffrir l'ardeur des plaines
+d'Italie, ni les brusques alternatives et la froide intempérie des
+Alpes: la neige y tombe rarement, et n'y reste pas. On y a, dit-on, des
+oliviers; et les sites y sont beaux; mais c'est un coin bien reculé. Je
+craignais encore plus la manière italienne; et quand après cela, j'ai
+songé aux maisons de pierres, je n'ai pas pris la peine d'y aller. Ce
+n'est plus être en Suisse. J'aimerais bien mieux Chessel, et j'y devrais
+être, mais il paraît que je ne le puis. J'ai été conduit ici par une
+force qui n'est peut-être que l'effet de mes premières idées sur la
+Suisse, mais qui me semble être autre chose. Lugano a un lac, mais un
+lac n'eût pas suffi pour que je vous quittasse.
+
+Cette partie de la Suisse où je me fixe est devenue comme ma patrie, ou
+comme un pays où j'aurais passé des années heureuses dans les premiers
+temps de la vie. J'y suis avec indifférence, et c'est une grande preuve
+de mon malheur; mais je crois que je serais mal partout ailleurs. Ce
+beau bassin de la partie occidentale du Léman si vaste, si romantique,
+si bien environné; ces maisons de bois, ces chalets, ces vaches qui vont
+et reviennent avec leurs cloches des montagnes; les facilités des
+plaines et la proximité des hautes Alpes; une sorte d'habitude anglaise,
+française et suisse à la fois; un langage que j'entends, un autre qui
+est le mien, un autre plus rare que je ne comprends pas; une variété
+tranquille que tout cela donne; une certaine union peu connue des
+catholiques; la douce mélodie d'une terre qui voit le couchant, mais un
+couchant éloigné du Nord; cette longue plaine d'eau courbée, prolongée,
+indéfinie, dont les vapeurs lointaines s'élèvent sous le soleil de midi,
+s'allument et s'embrasent aux feux du soir, et dont la nuit laisse
+entendre les vagues qui se forment, qui viennent, qui grossissent et
+s'étendent pour se perdre sur la rive où l'on repose: cet ensemble
+entretient l'homme dans une situation qu'il ne trouve pas ailleurs. Je
+n'en jouis pas, et j'aurais peine à m'en passer. Dans d'autres lieux, je
+serais étranger; je pourrais attendre un site plus heureux, et quand je
+veux reprocher aux choses l'impuissance et le néant où je vis, je
+saurais de quelle chose me plaindre: mais ici je ne puis l'attribuer
+qu'à des désirs vagues, à des besoins trompeurs. Il faut donc que je
+cherche en moi les ressources qui y sont peut-être sans que je les
+connaisse; et si mon impatience est sans remède, mon incertitude sera du
+moins finie.
+
+Je dois avouer que j'aime à posséder, même sans jouir: soit que la
+vanité des choses, ne me laissant plus d'espoir, m'inspire une tristesse
+convenable à l'habitude de ma pensée; soit que, n'ayant pas d'autres
+jouissances à attendre, je trouve de la douceur à une amertume qui ne
+fait pas précisément souffrir, et qui laisse l'âme découragée dans le
+repos d'une mollesse douloureuse. Tant d'indifférence pour des choses
+séduisantes par elles-mêmes, et autrefois désirées, triste témoignage de
+l'insatiable avidité de nos cœurs, flatte encore leur inquiétude: elle
+paraît à leur ambition ingénieuse une marque de notre supériorité sur ce
+que les hommes cherchent, et sur toutes les choses que la nature nous
+avait données, comme assez grandes pour l'homme.
+
+Je voudrais connaître la terre entière. Je voudrais, non pas la voir,
+mais l'avoir vue: car la vie est trop courte pour que je surmonte ma
+paresse naturelle. Moi qui crains le moindre voyage, et même quelquefois
+un simple déplacement, irais-je me mettre à courir le monde afin
+d'obtenir, si par hasard j'en revenais, le rare avantage de savoir, deux
+ou trois ans avant ma fin, des choses qui ne me serviraient pas.
+
+Que celui-là voyage, qui compte sur ses moyens, qui préfère des
+sensations nouvelles, qui attend de ce qu'il ne connaît pas des succès
+ou des plaisirs, et pour qui voyager c'est vivre. Je ne suis ni homme de
+guerre, ni commerçant, ni curieux, ni savant, ni homme à système; je
+suis mauvais observateur des choses usuelles; et je ne rapporterais du
+bout du monde rien d'utile à mon pays. Je voudrais avoir vu, et être
+rentré dans ma chartreuse avec la certitude de n'en jamais sortir: je ne
+suis plus propre qu'à finir en paix. Vous vous rappellerez sans doute,
+qu'un jour, tandis que nous parlions de la manière dont on passe le
+temps sur les vaisseaux avec la pipe, le punch et les cartes; vous vous
+rappelez que moi, qui hais les cartes, qui ne fume point, et qui bois
+peu, je ne vous fis d'autre réponse que de mettre mes pantoufles, de
+vous entraîner dans la pièce du déjeuner, de fermer vite la fenêtre, et
+de me mettre à me promener avec vous à petits pas, sur le tapis, auprès
+du guéridon où fumait la bouilloire. Et vous me parlez encore de
+voyages! Je vous le répète, je ne suis plus propre qu'à finir en paix,
+en conduisant ma maison dans la médiocrité, la simplicité, l'aisance,
+afin d'y voir des amis contents. De quelle autre chose irais-je
+m'inquiéter; et pourquoi passer ma vie à la préparer? Encore quelques
+étés et quelques hivers, et votre ami, le grand voyageur, sera un peu de
+cendre humaine. Vous lui rappelez qu'il doit être utile; c'est bien son
+espoir: il fournira à la terre quelques onces d'humus, autant vaut-il
+que ce soit en Europe.
+
+Si je pouvais d'autres choses, je m'y livrerais; je les regarderais
+comme un devoir, et cela me ranimerait un peu: mais pour moi, je ne veux
+rien faire. Si je parviens à n'être pas seul dans ma maison de bois; si
+je parviens à ce que tous y soient à peu près heureux, on dira que je
+suis un homme utile; je n'en croirai rien. Ce n'est pas être utile que
+de faire, avec de l'argent, ce que l'argent peut faire partout, et
+d'améliorer le sort de deux ou trois personnes, quand il y a des hommes
+qui perdent ou qui sauvent des milliers d'hommes. Mais enfin je serais
+content en voyant que l'on est content. Dans ma chambre bien close,
+j'oublierai tout le reste: je deviendrai étroit comme ma destinée, et
+peut-être je parviendrai à croire que ma vallée est une partie
+essentielle du monde.
+
+A quoi me servirait donc d'avoir vu le globe, et pourquoi le
+désirerais-je? Il faut que je cherche à vous le dire, afin de le savoir
+moi-même. D'abord vous pensez bien que le regret de ne l'avoir pas vu
+m'affecte assez peu. Si j'avais mille ans à vivre, je partirais demain.
+Comme il en est autrement, les relations des Cook, des Norden, des
+Pallas, m'ont dit sur les autres contrées ce que j'ai besoin d'en
+savoir. Mais si je les avais vues, je comparerais une sensation avec une
+autre sensation du même ordre sous un autre ciel; je verrais peut-être
+un peu plus clair dans les rapports entre l'homme et les choses; et
+comme il faudra que j'écrive parce que je n'ai rien à faire, je dirais
+peut-être des choses moins inutiles.
+
+En rêvant seul, sans lumière, dans une nuit pluvieuse, auprès d'un beau
+feu qui tombe en débris, j'aimerais à me dire: J'ai vu les sables et les
+mers et les monts, les capitales et les déserts, les nuits du tropique
+et les nuits boréales; j'ai vu la Croix du Sud et la Petite Ourse; j'ai
+souffert une chaleur de 145 degrés, un froid de 130[74]. J'ai marché
+dans les neiges de l'Equateur, et j'ai vu l'ardeur du jour allumer les
+pins sous le cercle polaire: j'ai comparé les formes simples du Caucase
+avec les anfractuosités des Alpes, et les hautes forêts des monts
+Félices avec le granit nu de la Thébaïde: j'ai vu l'Irlande toujours
+humide, et la Libye toujours aride: j'ai passé le long hiver
+d'Edimbourg sans souffrir du froid, et j'ai vu des chameaux gelés dans
+l'Abyssinie: j'ai mâché le bétel, j'ai pris l'opium, j'ai bu l'ava: j'ai
+séjourné dans une bourgade où l'on m'aurait cuit si l'on ne m'eût pas
+cru empoisonné, puis chez un peuple qui m'a adoré parce que j'y suis
+venu dans un de ces globes dont le peuple d'Europe s'amuse: j'ai vu
+l'Esquimau satisfait avec ses poissons gâtés et sort huile de baleine;
+j'ai vu le faiseur d'affaires mécontent de ses vins de Chypre et de
+Constance: j'ai vu l'homme libre faire deux cents lieues à la poursuite
+d'un ours, et le bourgeois manger, grossir, peser sa marchandise et
+attendre l'extrême-onction dans la boutique sombre que sa mère
+achalanda. La fille d'un mandarin mourut de honte parce qu'une heure
+trop tôt son mari avait aperçu son pied découvert: dans le Pacifique,
+deux jeunes filles montèrent sur le pont, prirent à la main l'unique
+vêtement qui les couvrait, s'avancèrent ainsi nues parmi les matelots
+étrangers, en emmenèrent à terre, et jouirent à la vue du navire. Un
+sauvage se tua de désespoir devant le meurtrier de son ami: le vrai
+fidèle vendit la femme qui l'avait aimé, qui l'avait sauvé, qui l'avait
+nourri, et la vendit davantage en apprenant qu'il l'avait rendue
+enceinte.
+
+Mais quand j'aurais vu ces choses et beaucoup d'autres; quand je vous
+dirais, je les ai vues; hommes trompés et construits pour l'être! ne les
+savez-vous pas? en êtes-vous moins fanatiques de vos idées étroites? en
+avez-vous moins besoin de l'être pour qu'il vous reste quelque décence
+morale?
+
+Non: ce n'est que songes! il vaut mieux acheter de l'huile en gros, la
+revendre en détail, et gagner deux sous par livre[75].
+
+Ce que je dirais à l'homme qui pense n'en aurait pas une autorité
+beaucoup plus grande. Nos livres peuvent suffire à l'homme impartial,
+toute l'expérience du globe est dans nos cabinets. Celui qui n'a rien vu
+par lui-même, et qui est sans préventions, sait mieux que beaucoup de
+voyageurs. Sans doute si cet homme d'un esprit droit, si cet observateur
+avait parcouru le monde, il saurait mieux encore; mais la différence ne
+serait pas assez grande pour être essentielle: ils pressent dans les
+rapports des autres les choses qu'ils n'ont pas senties, mais qu'à leur
+place il eût vues.
+
+Si les Anacharsis, les Pythagore, les Démocrite vivaient maintenant, il
+est probable qu'ils ne voyageraient pas; car tout est divulgué. La
+science secrète n'est plus dans un lieu particulier; il n'y a plus de
+mœurs inconnues, il n'y a plus d'institutions extraordinaires: il n'est
+plus indispensable d'aller au loin. S'il fallait tout voir par soi-même,
+maintenant que la terre est si grande et la science si compliquée, la
+vie entière ne suffirait ni à la multiplicité des choses qu'il faudrait
+étudier, ni à l'étendue des lieux qu'il faudrait parcourir. On n'a plus
+ces grands desseins, parce que leur objet devenu trop vaste, a passé les
+facultés et l'espoir même de l'homme; comment conviendraient-ils à mes
+facultés solitaires, à mon espoir éteint?
+
+Que vous dirai-je encore? La servante qui trait ses vaches, qui met son
+lait reposer, qui en lève la crème et la bat, sait bien qu'elle fait du
+beurre. Quand elle le sert, et qu'elle voit qu'on l'étend avec plaisir
+sur le pain, et qu'on met des feuilles nouvelles dans la théière, parce
+que le beurre est bon, voilà sa peine payée; son travail est beau, car
+elle a fait ce qu'elle a voulu faire. Mais quand un homme cherche ce qui
+est juste et utile, sait-il ce qu'il produira, et s'il produira quelque
+chose?
+
+En vérité c'est un lieu bien tranquille que cette gorge d'Imenstròm, où
+je ne vois au-dessus de moi que le sapin noir, le roc nu, le ciel
+infini: plus bas s'étendent au loin les terres que l'homme travaille.
+
+Dans d'autres âges, on estimait la durée de la vie par le nombre des
+printemps: et moi dont il faut que le toit de bois devienne semblable à
+celui des hommes antiques, je compterai ainsi ce qui me reste par le
+nombre de fois que vous y viendrez passer, selon votre promesse, un mois
+de chaque année.
+
+
+
+
+LETTRE LXIX
+
+DATX
+Im., 27 juill., VIII.
+
+
+J'apprends avec plaisir que M. de Fonsalbe est revenu de Saint-Domingue;
+mais on dit qu'il est ruiné, et de plus marié; on me dit encore qu'il a
+quelque affaire à Zurich, et qu'il doit y aller bientôt.
+
+Recommandez-lui de passer ici: il sera bien reçu. Cependant il faut le
+prévenir qu'il le sera fort mal sous d'autres rapports. Je crois que
+ceux-là lui importent peu; car s'il n'a bien changé, c'est un excellent
+cœur. Un bon cœur change-t-il?
+
+Je le plaindrais peu d'avoir eu son habitation dévastée par les ouragans
+et ses espérances détruites, s'il n'était pas marié; mais puisqu'il
+l'est je le plains beaucoup. S'il a vraiment une femme, il lui sera
+pénible de ne la pas voir heureuse; s'il n'a avec lui qu'une personne
+qui porte son nom; il sera plongé dans bien des dégoûts auxquels
+l'aisance seule permet d'échapper. On ne m'a pas marqué qu'il eût, ou
+qu'il n'eût pas d'enfants.
+
+Faites-lui promettre de passer par Vevey, et de s'arrêter ici plusieurs
+jours. Le frère de Mme Dellemar m'est peut-être destiné.--Il me
+vient une espérance. Dites-moi quelque chose à son sujet, vous qui le
+connaissez davantage. Félicitez sa sœur de ce qu'il a échappé à ce
+dernier malheur dans la traversée. Non: ne _lui_ dites rien de ma part;
+laissez périr les temps passés.
+
+Mais apprenez-moi quand il viendra; et dites-moi, dans notre langue,
+votre pensée sur sa femme. Je souhaite qu'elle fasse avec lui le voyage;
+c'est même à peu près nécessaire. La saison favorable pour voir la
+Suisse est un prétexte qui vous servira à les décider. Si l'on craint
+l'embarras ou les frais, assurez qu'elle pourra être agréablement et
+convenablement à Vevey, pendant qu'il terminera ses affaires à Zurich.
+
+
+
+
+LETTRE LXX
+
+DATX
+Im., 29 juill., VIII.
+
+
+Quoique ma dernière lettre ne soit partie qu'avant-hier, je vous écris
+sans avoir rien de particulier à vous dire. Si vous recevez les deux
+lettres à la fois, ne cherchez point dans celle-ci quelque chose de
+pressant; je vous préviens qu'elle ne vous apprendra rien, sinon qu'il
+fait un temps d'hiver: c'est pour cela que je vous écris, et que je
+passe l'après-midi auprès du feu. La neige couvre les montagnes, les
+nuages sont très bas, une pluie froide inonde les vallées; il fait froid
+même au bord du lac; il n'y avait ici que cinq degrés à midi, et il n'y
+en avait pas deux un peu avant le lever du soleil[76].
+
+Je ne trouve point désagréables ces petits hivers au milieu de l'été.
+Jusqu'à un certain point le changement convient même aux hommes
+constants, même à ceux que leurs habitudes entraînent. Il est des
+organes qu'une action trop continue fatigue: je jouis entièrement du feu
+maintenant, au lieu que dans l'hiver il me gêne, et je m'en éloigne
+habituellement.
+
+Ces vicissitudes plus subites et plus grandes que dans les plaines,
+rendent plus intéressante, en quelque sorte, la température incommode
+des montagnes. Ce n'est point au maître qui le nourrit bien et le laisse
+en repos, que le chien s'attache davantage, mais à celui qui le corrige
+et le caresse, le menace et lui pardonne. Un climat irrégulier, orageux,
+incertain devient nécessaire à notre inquiétude: un climat plus facile
+et plus uniforme qui nous satisfait, nous laisse indifférents.
+
+Peut-être les jours égaux, le ciel sans nuages, l'été perpétuel
+donnent-ils plus d'imagination à la multitude: ce qui viendrait de ce
+que les premiers besoins absorbent alors moins d'heures, et de ce que
+les hommes sont plus semblables dans ces contrées où il y a moins de
+diversité dans les temps, dans les formes, dans toutes choses. Mais les
+lieux pleins d'oppositions, de beautés et d'horreur, où l'on éprouve des
+situations contraires et des sentiments rapides, élèvent l'imagination
+de certains hommes vers le romantique, le mystérieux, l'idéal.
+
+Des champs toujours tempérés peuvent nourrir des savants profonds; des
+sables toujours brûlés peuvent contenir des gymnosophistes et des
+ascètes: mais la Grèce montagneuse, froide et douce, sévère et riante,
+la Grèce couverte de neige et d'oliviers eut Orphée, Homère, Epiménide;
+la Calédonie plus difficile, plus changeante, plus polaire et moins
+heureuse, produisit Ossian.
+
+Quand les arbres, les eaux, les nuages sont peuplés par les âmes des
+ancêtres, par les esprits des héros, par les dryades, par les divinités;
+quand des êtres invisibles sont enchaînés dans les cavernes, ou portés
+par les vents; quand ils errent sur les tombeaux silencieux, et qu'on
+les entend gémir dans les airs pendant la nuit ténébreuse; quelle patrie
+pour le cœur de l'homme! quel monde pour l'éloquence[77]!
+
+Sous un ciel toujours le même, dans une plaine sans bornes, des palmiers
+droits ombragent les rives d'un fleuve large et muet: le musulman s'y
+fait asseoir sur des carreaux, il y fume tout le jour entre les
+éventails qu'on agite devant lui.
+
+Mais des rochers mousseux s'avancent sur l'abîme des vagues soulevées,
+une brume épaisse les a séparés du monde pendant un long hiver:
+maintenant le ciel est beau, la violette et la fraise fleurissent, les
+jours grandissent, les forêts s'animent. Sur l'océan tranquille, les
+filles des guerriers chantent les combats et l'espérance de la patrie.
+Voici que les nuages s'assemblent; la mer se soulève, le tonnerre brise
+les chênes antiques; les barques sont englouties; la neige couvre les
+cimes; les torrents ébranlent la cabane, ils creusent des précipices. Le
+vent change; le ciel est clair et froid. A la lueur des étoiles on
+distingue des planches sur la mer encore menaçante; les filles des
+guerriers ne sont plus. Les vents se taisent, tout est calme; on entend
+des voix humaines au-dessus des rochers, et des _gouttes froides tombent
+du toit_. Le Calédonien s'arme, il part dans la nuit, il franchit les
+monts et les torrents, il court à Fingal: il lui dit: «Slisama est
+morte, mais je l'ai entendue, elle ne nous quittera pas, elle a nommé
+tes amis, elle nous a commandé de vaincre.»
+
+C'est au Nord que semblent appartenir l'héroïsme de l'enthousiasme, et
+les songes gigantesques d'une mélancolie sublime[78]. A la Torride
+appartiennent les conceptions austères, les rêveries mystiques, les
+dogmes impénétrables, les sciences secrètes, magiques, cabalistiques, et
+les passions opiniâtres des solitaires.
+
+Le mélange des peuples et la complication des causes, ou relatives au
+climat, ou étrangères à lui qui modifient le tempérament de l'homme, ont
+fourni des raisons spécieuses contre la grande influence des climats. Il
+semble d'ailleurs que l'on n'ait fait qu'entrevoir et les moyens, et les
+effets de cette influence. On n'a considéré généralement que le plus ou
+moins de chaleur: et cette cause, loin d'être unique, n'est peut-être
+pas la principale.
+
+Si même il était possible que la somme annuelle de la chaleur fût la
+même en Norvège et dans le Yémen, la différence resterait encore très
+grande, et presque aussi grande peut-être entre l'Arabe et le Norvégien.
+L'un ne connaît qu'une nature permanente, l'égalité des jours, la
+continuité de la saison, et la brûlante uniformité d'une terre aride.
+L'autre, après une longue saison de brumes ténébreuses où la terre est
+glacée, les eaux immobiles et le ciel bouleversé par les vents, verra
+une saison nouvelle éclairer constamment les cieux, animer les eaux,
+féconder la terre fleurie et embellie par les teintes harmonieuses et
+les sons romantiques. Il a dans le printemps des heures d'une beauté
+inexprimable; il a les jours d'automne plus attachants encore par cette
+tristesse même qui remplit l'âme sans l'égarer, qui, au lieu de l'agiter
+d'un plaisir trompeur, la pénètre et la nourrit d'une volupté pleine de
+mystère, de grandeur et d'ennuis.
+
+Peut-être les aspects différents de la terre et des cieux, et la
+permanence ou la mobilité des accidents de la nature ne peuvent-ils
+faire d'impression que sur les hommes bien organisés, et non sur cette
+multitude qui paraît condamnée, soit par incapacité, soit par misère à
+n'avoir que l'instinct animal. Mais ces hommes dont les facultés sont
+plus étendues, sont ceux qui mènent leur pays; ceux qui par les
+institutions, par l'exemple, par les forces publiques ou secrètes,
+entraînent le vulgaire; et le vulgaire lui-même obéit en bien des
+manières à ces mobiles, quoiqu'il ne les observe pas.
+
+Parmi ces causes, l'une des principales sans doute est dans l'atmosphère
+dont nous sommes pénétrés. Les émanations, les exhalaisons végétales et
+terrestres changent avec la culture et avec d'autres circonstances, lors
+même que la température ne change pas sensiblement. Ainsi quand on
+observe que le peuple de telle contrée a changé, quoique son climat soit
+resté le même, il me semble que l'on ne fait pas une objection solide;
+on ne parle que de la température, et cependant l'air d'un lieu ne
+saurait convenir souvent aux habitants d'un autre lieu, dont les étés et
+les hivers paraissent semblables.
+
+Les causes morales et politiques agissent d'abord avec plus de force que
+l'influence du climat: elles ont un effet présent et rapide qui surmonte
+les causes physiques, quoique celles-ci plus durables, soient plus
+puissantes à la longue. Personne n'est surpris que les Parisiens aient
+changé depuis le temps où Julien écrivit son _Misopogon_. La force des
+choses a mis à la place de l'ancien caractère parisien, un caractère
+composé de celui des habitants d'une très grande ville non maritime, et
+de celui des Picards, des Normands, des Champenois, des Tourangeaux,
+des Gascons, des Français en général, des Européens même, et enfin des
+sujets d'une monarchie tempérée dans ses formes extérieures.
+
+
+
+
+LETTRE LXXI
+
+DATX
+Im., 3 août, VIII.
+
+
+S'il est une chose dans le spectacle du monde, qui m'arrête quelquefois,
+et quelquefois m'étonne: c'est cet être qui nous paraît la fin de tant
+de moyens, et qui semble n'être le moyen d'aucune fin: qui est tout sur
+la terre, et qui n'est rien pour elle, rien pour lui-même[79]: qui
+cherche, qui combine, qui s'inquiète, qui réforme, et qui pourtant fait
+toujours de la même manière des choses nouvelles, et avec un espoir
+toujours nouveau des choses toujours les mêmes: dont la nature est
+l'activité, ou plutôt l'inquiétude de l'activité: qui s'agite pour
+trouver ce qu'il cherche, et s'agite bien plus lorsqu'il n'a rien à
+chercher: qui, dans ce qu'il a atteint, ne voit qu'un moyen pour
+atteindre une autre chose; et lorsqu'il jouit, ne trouve dans ce qu'il
+avait désiré, qu'une force nouvelle pour s'avancer vers ce qu'il ne
+désirait pas: qui aime mieux aspirer à ce qu'il craignait, que de ne
+plus rien attendre: dont le plus grand malheur serait de n'avoir à
+souffrir de rien: que les obstacles enivrent, que les plaisirs
+accablent; qui ne s'attache au repos que quand il l'a perdu: et qui,
+toujours emporté d'illusions en illusions, n'a pas, ne peut pas avoir
+autre chose, et ne fait jamais que rêver la vie.
+
+
+
+
+LETTRE LXXII
+
+DATX
+Im., 6 août, VIII.
+
+
+Je ne saurais être surpris que vos amis me blâment de m'être confiné
+dans un endroit solitaire et ignoré. Je devais m'y attendre; et je dois
+aussi convenir avec eux que mes goûts paraissent quelquefois en
+contradiction. Je pense cependant que cette opposition n'est
+qu'apparente, et n'existera qu'aux yeux de celui qui me croira un
+penchant décidé pour la campagne. Mais je n'aime pas exclusivement ce
+qu'on appelle vivre à la campagne; je n'ai point non plus d'éloignement
+pour la ville. Je sais bien lequel des deux genres de vie je préfère
+naturellement, mais je serais embarrassé de dire lequel me convient tout
+à fait maintenant.
+
+A ne considérer que les lieux seulement, il existe peu de villes où il
+ne me fût désagréable de me fixer; mais il n'y en a point peut-être que
+je ne préférasse à la campagne, telle que je l'ai vue dans plusieurs
+provinces. Si je voulais imaginer la meilleure situation possible pour
+moi, ce ne serait pas dans une ville. Cependant je ne donne pas une
+préférence décidée à la campagne; car si, dans une situation gênée, il y
+est plus facile qu'à la ville de mener une vie supportable; je crois
+qu'avec de l'aisance il est plus facile dans les grandes villes
+qu'ailleurs, de vivre tout à fait bien selon le lieu. Tout cela est
+donc sujet à tant d'exceptions, que je ne saurais décider en général. Ce
+que j'aime, ce n'est pas précisément une chose de telle nature, mais
+celle que je vois le plus près de la perfection dans son genre, celle
+que je reconnais être le plus selon sa nature.
+
+Je préférerais la vie du plus misérable Norvégien dans ses roches
+glacées, à celle que mènent d'innombrables petits bourgeois de certaines
+villes dans lesquelles, tout enveloppés de leurs habitudes, pâles de
+chagrins, et vivant de bêtises, ils se croient supérieurs à l'être
+insouciant et robuste qui végète dans la campagne, et qui rit tous les
+dimanches.
+
+J'aime assez une ville petite, propre, bien située, bien bâtie, qui a
+pour promenade publique un parc bien planté et non d'insipides
+boulevards: où l'on voit un marché commode, et de belles fontaines: où
+l'on peut réunir, quoique en petit nombre, des gens non pas
+extraordinaires, célèbres, ni même savants; mais pensant bien, se voyant
+avec plaisir, et ne manquant pas d'esprit: une petite ville enfin où il
+y a aussi peu qu'il se puisse de misère, de boue, de division, de propos
+de commère, de dévotion bourgeoise, et de calomnie.
+
+J'aime mieux encore une très grande ville qui réunisse tous les
+avantages et toutes les séductions de l'industrie humaine: où l'on
+trouve les manières les plus heureuses, et l'esprit le plus éclairé: où
+l'on puisse, dans son immense population, espérer un ami, et faire des
+connaissances telles qu'on les désire: où l'on puisse se perdre quand on
+veut dans la foule, être à la fois connu, respecté, libre et ignoré;
+prendre le train de vie que l'on aime, et en changer même sans faire
+parler de soi: où l'on puisse en tout choisir, s'arranger, s'habituer,
+sans avoir d'autres juges que les personnes dont on est vraiment connu.
+Paris est la ville qui réunit à un plus haut degré les avantages des
+villes; ainsi, quoique je l'aie vraisemblablement quittée pour toujours,
+je ne saurais être surpris que tant de gens de goût, et tant de gens à
+passions, en préfèrent le séjour à tout autre.
+
+Quand on n'est point propre aux occupations de la campagne, on s'y
+trouve étranger; on sent qu'on n'a pas les facultés convenables à la vie
+que l'on a choisie, et qu'on ferait mieux un autre rôle que peut-être
+pourtant on aime, ou on approuve moins. Pour vivre dans une terre, il
+faut avoir les habitudes rurales; il n'est guère temps de les prendre
+lorsqu'on n'est plus dans la jeunesse. Il faut avoir les bras
+travailleurs, et s'amuser à planter, à greffer, à faner soi-même: il
+faudrait aussi aimer la chasse ou la pêche. Autrement on voit que l'on
+n'est pas là ce qu'on y devrait être, et l'on se dit: à Paris, je ne
+sentirais pas cette disconvenance; ma manière serait d'accord avec les
+choses, quoique ma manière et les choses ne puissent y être d'accord
+avec mes véritables goûts. Ainsi l'on ne retrouve plus sa place dans
+l'ordre du monde, quand on en est sorti trop longtemps. Des habitudes
+constantes dans la jeunesse dénaturent notre tempérament et nos
+affections: et s'il arrive ensuite que l'on soit tout à fait libre, l'on
+ne saurait plus choisir qu'à peu près ce qu'il faut, il n'y a plus rien
+qui convienne tout à fait.
+
+A Paris on est bien pour quelque temps; mais il me semble qu'on n'y est
+pas bien pour la vie entière, et que la nature de l'homme n'est pas de
+rester toujours dans les pierres, entre les tuiles et la boue, à jamais
+séparé des grandes scènes de la nature! Les grâces de la société ne sont
+point sans prix; c'est une distraction qui entraîne nos fantaisies; mais
+elle ne remplit pas notre âme, elle ne dédommage pas de tout ce qu'on a
+perdu, elle ne saurait suffire à celui qui n'a qu'elle dans la ville,
+qui n'est pas dupe des promesses d'un vain bruit, et qui sait le
+malheur des plaisirs.
+
+Sans doute, s'il est un sort satisfaisant, c'est celui du propriétaire
+qui, sans autres soins, et sans état comme sans passions, tranquille
+dans un domaine agréable, dirige avec sagesse ses terres, sa maison, sa
+famille et lui-même: et, ne cherchant point les succès et les amertumes
+du monde, veut seulement jouir chaque jour de ses plaisirs faibles et
+répétés, de cette joie douce, mais durable, que chaque jour peut
+reproduire.
+
+Avec une femme, comme il en est; avec un ou deux enfants, et un ami
+comme vous savez; avec de la santé, un terrain suffisant dans un site
+heureux, et l'esprit d'ordre, on a toute la félicité que l'homme sage
+puisse maintenir dans son cœur. Je possède une partie de ces biens: mais
+celui qui a dix besoins, n'est pas heureux quand neuf sont remplis:
+l'homme est, et doit être ainsi fait. La plainte me conviendrait mal; et
+pourtant le bonheur reste loin de moi.
+
+Je ne regrette point Paris; mais je me rappelle une conversation que
+j'eus un jour avec un officier de distinction qui venait de quitter le
+service, et de se fixer à Paris. J'étais chez M. T*** vers le soir: il y
+avait du monde, mais on descendit au jardin, et nous restâmes nous trois
+seulement; il fit apporter du porter: un peu après il sortit, et je me
+trouvai seul avec cet officier. Je n'ai pu oublier certaines parties de
+notre entretien. Je ne vous dirai point comment il vint à rouler sur ce
+sujet, et si le porter après dîner n'entra pas pour beaucoup dans cette
+sorte d'épanchement: quoi qu'il en soit, voici à peu de chose près ses
+propres termes. Vous verrez un homme qui compte n'être jamais las de
+s'amuser: et il pourrait ne se pas tromper en cela, parce qu'il prétend
+assujettir ses amusements mêmes à un ordre qui lui soit personnel, et
+les rendre ainsi les instruments d'une sorte de passion qui ne finisse
+qu'avec lui-même. Je trouvai remarquable ce qu'il me disait: le
+lendemain matin, voyant que je m'en rappelais assez bien, je me mis à
+l'écrire pour le garder parmi mes notes. Le voici: par paresse, je ne
+veux pas le transcrire, mais vous me le renverrez.
+
+«...J'ai voulu avoir un état, je l'ai eu; et j'ai vu que cela ne menait
+à rien de bon, du moins pour moi. J'ai encore vu qu'il n'y avait qu'une
+chose _extérieure_ qui pût valoir la peine qu'on s'en inquiétât: c'est
+l'or. Il en faut; et il est aussi bon d'en avoir assez, qu'il est
+nécessaire de n'en pas chercher immodérément. L'or est une force: il
+représente toutes les facultés de l'homme, puisqu'il lui ouvre toutes
+les voies, puisqu'il lui donne droit à toutes les jouissances; et je ne
+vois pas qu'il soit moins utile à l'homme de bien qu'au voluptueux, pour
+remplir ses vues. J'ai aussi été dupe de l'envie d'observer et de
+savoir, je l'ai poussée trop loin: j'ai appris avec beaucoup de peine
+des choses inutiles à la raison de l'homme, et que j'oublie dès à
+présent. Ce n'est pas qu'il n'y ait quelque volupté dans cet oubli, mais
+je l'ai payée trop cher. J'ai un peu voyagé, j'ai vécu en Italie, j'ai
+traversé la Russie, j'ai aperçu la Chine. Ces voyages-là m'ayant
+beaucoup ennuyé, quand je n'ai plus eu d'affaires j'ai voulu voyager
+pour mon plaisir. Les étrangers ne parlaient que de vos Alpes; j'y ai
+couru comme un autre.
+
+--Vous avez été dédommagé de l'ennui des plaines russes.
+
+--Je suis allé voir de quelle couleur est la neige dans l'été, si le
+granit des Alpes est dur, si l'eau descend vite en tombant de haut, et
+diverses autres choses semblables.
+
+--Sérieusement, vous n'en avez pas été satisfait, vous n'en avez
+rapporté aucun souvenir agréable, aucune observation?...
+
+--Je sais la forme des chaudières où l'on fait le fromage; et je suis en
+état de juger si les planches des _Tableaux topographiques de la Suisse_
+sont exactes, ou si les artistes se sont amusés, ce qui leur est arrivé
+souvent. Que m'importe que des rochers roulés par quelques hommes en
+aient écrasé un plus grand nombre qui se trouvait dessous. Si la neige
+et la bise règnent neuf mois dans les prés où une chose aussi étonnante
+arriva jadis, je ne les choisirai point pour y vivre maintenant. Je suis
+charmé qu'à Amsterdam, un peuple assez nombreux gagne du pain et de la
+bière en déchargeant des tonneaux de café; pour moi, je trouve du café
+ailleurs sans respirer le mauvais air de la Hollande, et sans me
+morfondre à Hambourg. Tout pays a du bon: l'on prétend que Paris a moins
+de mauvais qu'un autre endroit; je ne décide point cela, mais j'ai mes
+habitudes à Paris, et j'y reste. Quand on a du sens, et de quoi vivre,
+on peut s'arranger partout où il y a des êtres sociables. Notre cœur,
+notre tête et notre bourse font plus à notre bonheur que les lieux. J'ai
+trouvé le plus hideux libertinage dans les déserts du Wolga, j'ai vu les
+plus risibles prétentions dans les humbles vallées des Alpes. A
+Astracan, à Lausanne, à Naples, l'homme gémit comme à Paris: il rit à
+Paris comme à Lausanne ou à Naples. Partout les pauvres souffrent, et
+les autres se tourmentent. Il est vrai que la manière dont le peuple se
+divertit à Paris, n'est guère la manière dont j'aime à voir rire le
+peuple: mais convenez aussi que je ne saurais trouver ailleurs une
+société plus agréable, et une vie plus commode. Je suis revenu de ces
+fantaisies qui absorbent trop de temps et de moyens. Je n'ai plus qu'un
+goût dominant, ou si vous voulez, une manie; celle-là ne me quittera
+pas, car elle n'a rien de chimérique et ne se donne pas de grands
+embarras pour un vain but. J'aime à tirer le meilleur parti de mon
+temps, de mon argent, de tout mon être. La passion de l'ordre occupe
+mieux, et produit bien plus que les autres passions; elle ne sacrifie
+rien en pure perte. Le bonheur est moins coûteux que les plaisirs.
+
+--Soit! mais de quel bonheur parlons-nous? Passer ses jours à faire sa
+partie, à dîner, et à parler d'une actrice nouvelle; cela peut être
+assez commode, comme vous le dites fort bien, mais cette vie ne fera
+point le bonheur de celui qui a de grands besoins.
+
+--Vous voulez des sensations fortes, des émotions extrêmes: c'est la
+soif d'une âme généreuse, et votre âge peut encore y être trompé. Quant
+à moi, je me soucie peu d'admirer une heure, et de m'ennuyer un mois;
+j'aime mieux m'amuser souvent et ne m'ennuyer jamais. Ma manière d'être
+ne me lassera pas, parce que j'y joins l'ordre et que je m'attache à cet
+ordre.»
+
+Voilà tout ce que j'ai conservé de notre entretien qui a duré une grande
+heure sur le même ton. J'avoue que s'il ne me réduisit pas au silence,
+il me fit du moins beaucoup rêver.
+
+
+
+
+LETTRE LXXIII
+
+DATX
+Im., septembre, VIII.
+
+
+Vous me laissez dans une grande solitude. Avec qui vivrai-je lorsque
+vous serez errant par-delà les mers? C'est maintenant que je vais être
+seul. Votre voyage ne sera pas long; cela se peut: mais gagnerai-je
+beaucoup à votre retour? Ces fonctions nouvelles qui vous assujettiront
+sans relâche, vous ont donc fait oublier mes montagnes et la promesse
+que vous m'aviez faite? Avez-vous cru Bordeaux si près des Alpes?
+
+Je n'écrirais pas jusqu'à votre retour; je n'aime point ces lettres
+aventurées qui ne sauraient rencontrer que par hasard celui qui les
+attend; et dont la réponse, qui ne peut venir qu'au bout de trois mois,
+peut ne venir qu'au bout d'un an. Pour moi, qui ne remuerai pas d'ici,
+j'espère en recevoir avant votre retour.
+
+Je suis fâché que M. de F*** ait des affaires à terminer à Hambourg,
+avant celle de Zurich; mais puisqu'il prévoit qu'elles seront longues,
+peut-être la mauvaise saison sera passée avant qu'il vienne en Suisse.
+Ainsi vous pourrez arranger les choses pour ce temps-là, comme elles
+étaient projetées pour cet automne. Ne partez point sans qu'il ait
+promis formellement de s'arrêter ici plusieurs jours.
+
+Vous voyez si cela m'importe. Je n'ai nul espoir de vous avoir: qu'au
+moins j'aie quelqu'un que vous aimiez. Ce que vous me dites de lui, me
+satisferait beaucoup, si les projets d'une exécution éloignée me
+séduisaient. Je ne veux plus croire au succès des choses incertaines.
+
+
+
+
+LETTRE LXXIV
+
+DATX
+Im., 15 juin, neuvième année.
+
+
+J'ai reçu votre billet avec une joie ridicule. Bordeaux m'a semblé un
+moment plus près de mon lac, que Port-au-Prince, ou l'île de Gorée. Vos
+affaires ont donc réussi: c'est beaucoup. L'âme s'arrange pour se
+nourrir de cela, quand elle n'a pas d'autres aliments.
+
+Pour moi je suis dans un ennui profond. Vous comprenez que je ne
+m'ennuie pas; au contraire, je m'occupe; mais je péris d'inanition.
+
+Il convient d'être concis comme vous. Je suis à Imenstròm. Je n'ai
+aucune nouvelle de M. de Fonsalbe. D'ailleurs je n'espère plus rien:
+cependant ... Adieu. _Si vales bene est; ego quidem valeo._
+
+
+DATX
+16 juin.
+
+Quand je songe que vous vivez occupé et tranquille, tantôt travaillant
+avec intérêt, tantôt prenant plaisir à ces distractions qui reposent,
+j'en viens presque au point de blâmer l'indépendance que j'aime beaucoup
+pourtant. Il est incontestable que l'homme a besoin d'un but qui le
+séduise, d'un assujettissement qui l'entraîne et lui commande. Cependant
+il est beau d'être libre, de choisir ce qui convient à ses moyens, et de
+n'être point comme l'esclave qui fait toujours le travail d'un autre.
+Mais j'ai trop le temps de sentir toute l'inutilité, toute la vanité de
+ce que je fais. Cette froide estimation de la valeur réelle des choses
+tient de bien près au dégoût de toutes.
+
+Vous faites vendre Chessel: vous allez acquérir près de Bordeaux. Ne
+nous reverrions-nous jamais? Vous étiez si bien! mais il faut que la
+destinée de chacun soit remplie. Il ne suffit pas que l'on paraisse
+content: moi aussi je parais devoir l'être; et je ne suis pas heureux.
+Quand vous le serez, envoyez-moi du sauternes; je n'en veux pas
+auparavant. Mais vous le serez, vous dont le cœur obéit à la raison.
+Vous le serez homme bon, homme sage que j'admire, et ne puis imiter:
+vous savez employer la vie; moi, je l'attends. Je cherche toujours
+au-delà, comme si les heures n'étaient pas perdues; comme si l'éternelle
+mort n'était pas plus près que mes songes.
+
+
+
+
+LETTRE LXXV
+
+DATX
+Im., 28 juin, IX.
+
+
+Je n'attendrai plus des jours meilleurs. Les mois changent, les années
+se succèdent; tout se renouvelle en vain; je reste le même. Au milieu de
+ce que j'ai désiré, tout me manque; je n'ai rien obtenu, je ne possède
+rien: l'ennui consume ma durée dans un long silence. Soit que les vaines
+sollicitudes de la vie me fassent oublier les choses naturelles, soit
+que l'inutile besoin de jouir me ramène à leur ombre, le vide
+m'environne tous les jours, et chaque saison semble l'étendre davantage
+autour de moi. Nulle intimité n'a consolé mes ennuis dans les longues
+brumes de l'hiver. Le printemps vint pour la nature, il ne vint point
+pour moi. Les jours de vie réveillèrent tous les êtres: leur feu
+indomptable me fatigua sans me ranimer; je devins étranger dans le monde
+heureux. Et maintenant les fleurs sont tombées, le lis a passé lui-même:
+la chaleur augmente, les jours sont plus longs, les nuits sont plus
+belles! Saison heureuse! Les beaux jours me sont inutiles, les douces
+nuits me sont amères. Paix des ombrages! brisement des vagues! silence!
+lune! oiseaux qui chantiez dans la nuit! sentiments des jeunes années,
+qu'êtes-vous devenus?
+
+Les fantômes sont restés: ils paraissent devant moi; ils passent,
+repassent, s'éloignent, reparaissent comme une nuée mobile sous cent
+formes pâles et gigantesques. Vainement je cherche à commencer avec
+tranquillité la nuit du tombeau; mes yeux ne se ferment point. Ces
+fantômes de la vie se montrent sans relâche, en se jouant
+silencieusement; ils approchent et fuient, s'abîment et reparaissent: je
+les vois tous, et je n'entends rien; je les fixe, c'est une fumée; je
+les cherche, ils ne sont plus. J'écoute, j'appelle, je n'entends pas ma
+voix elle-même, et je reste dans un vide intolérable, seul, perdu,
+incertain, pressé d'inquiétude et d'étonnement, au milieu des ombres
+errantes, dans l'espace impalpable et muet. Nature impénétrable! ta
+splendeur m'accable, et tes bienfaits me consument. Que sont pour moi
+ces longs jours? Leur lumière commence trop tôt; leur brûlant midi
+m'épuise et la navrante harmonie de leurs soirées célestes fatigue les
+cendres de mon cœur: le génie qui s'endormait sous ses ruines, a frémi
+du mouvement de la vie.
+
+Les neiges fondent sur les sommets; les nuées orageuses roulent dans la
+vallée: malheureux que je suis! les cieux s'embrasent, la terre mûrit,
+le stérile hiver est resté dans moi. Douces lueurs du couchant qui
+s'éteint! grandes ombres des neiges perdurables!... Et l'homme n'aurait
+que d'amères voluptés quand le torrent roule au loin dans le silence
+universel, quand les chalets se ferment pour la paix de la nuit, quand
+la lune monte sur le Velan!
+
+Dès que je sortis de cette enfance que l'on regrette, j'imaginai, je
+sentis une vie réelle; mais je n'ai trouvé que des sensations
+fantastiques: je voyais des êtres, il n'y a que des ombres: je voulais
+de l'harmonie, je ne trouvai que des contraires. Alors je devins sombre
+et profond; le vide creusa mon cœur; des besoins sans bornes me
+consumèrent dans le silence, et l'ennui de la vie fut mon seul sentiment
+dans l'âge où l'on commence à vivre. Tout me montrait cette félicité
+pleine, universelle, dont l'image idéale est pourtant dans le cœur de
+l'homme, et dont les moyens si naturels semblent effacés de la nature.
+Je n'essayais encore que des douleurs inconnues: mais quand je vis les
+Alpes, les rives de leurs lacs, le silence de leurs chalets, la
+permanence, l'égalité des temps et des choses, je reconnus des traits
+isolés de cette nature pressentie: je vis les reflets de la lune sur le
+schiste des roches et sur les toits de bois; je vis des hommes sans
+désirs; je marchai sur l'herbe courte des montagnes; j'entendis des sons
+d'un autre monde.
+
+Je redescendis sur la terre; là s'évanouit cette foi aveugle à
+l'existence absolue des êtres, cette chimère de rapports réguliers, de
+perfections, de jouissances positives; brillante supposition dont
+s'amuse un cœur neuf, et dont sourit douloureusement celui que plus de
+profondeur a refroidi, ou qu'un plus long temps a mûri.
+
+Mutations sans terme, action sans but, impénétrabilité universelle;
+voilà ce qui nous est connu de ce monde où nous régnons.
+
+Une destinée indomptable efface nos songes: et que met-elle dans cet
+espace qu'encore il faut remplir? Le pouvoir fatigue: le plaisir
+échappe: la gloire est pour nos cendres: la religion est un système du
+malheureux: l'amour avait les couleurs de la vie, l'ombre vient, la rose
+pâlit, elle tombe, et voici l'éternelle nuit.
+
+Cependant notre âme était grande: elle voulait, elle devait: qu'a-t-elle
+fait? J'ai vu sans peine étendue sur la terre et frappée de mort, la
+tige antique fécondée par deux cents printemps. Elle a nourri l'être
+animé, elle l'a reçu dans ses asiles; elle a bu les eaux de l'air, elle
+subsistait malgré les vents orageux; elle meurt au milieu des arbres nés
+de son fruit. Sa destinée est accomplie; elle a reçu ce qui lui fut
+promis: elle n'est plus, elle a été.
+
+Mais ce sapin placé par les hasards sur le bord du marais! Il s'élevait
+sauvage, fort et superbe, comme au milieu des rochers déserts, comme
+l'arbre des forêts profondes: énergie trop vaine! les racines
+s'abreuvent dans une eau fétide, elles plongent dans la vase impure: la
+tige s'affaiblit et se fatigue; la cime penchée par les vents humides,
+se courbe avec découragement; les fruits, rares et faibles, tombent dans
+la bourbe et s'y perdent inutiles. Languissant, informe, jauni, vieilli
+avant le temps et déjà incliné sur le marais, il semble demander l'orage
+qui doit l'y renverser; car sa vie a cessé longtemps avant sa chute.
+
+
+
+
+LETTRE LXXVI
+
+DATX
+2 juillet, IX.
+
+
+Hantz avait raison, il restera avec moi. Il a un frère qui était
+fontainier à six lieues d'ici.
+
+J'avais beaucoup de tuyaux à poser, je l'ai fait venir. Il m'a plu:
+c'est un homme discret et honnête: il est simple, et il a une sorte
+d'assurance, telle que la doivent donner quelques moyens naturels, et la
+conscience d'une droiture inaltérable. Sans être très robuste, il est
+bon travailleur, il fait bien et avec exactitude. Il n'a été avec moi ni
+gêné, ni empressé; ni bas, ni familier. Alors j'allai moi-même dans son
+village pour savoir ce qu'on y pensait de lui; j'y vis même sa femme. A
+mon retour je lui fis établir une fontaine dans un endroit où il ne
+concevait guère que j'en pusse faire quelque usage. Ensuite, pendant
+qu'il achevait les autres travaux, on éleva auprès de cette fontaine,
+une petite maison de paysan, à la manière du pays, contenant sous un
+même toit plusieurs chambres, la cuisine, la grange et l'étable: tout
+cela suffisant seulement pour un petit ménage, et pour _hiverner_ deux
+vaches. Vous voyez que les voilà installés, lui et sa femme: il a le
+terrain nécessaire, les deux vaches et quelques autres choses. A présent
+les tuyaux peuvent manquer, j'ai un fontainier qui ne manquera pas. En
+vingt jours sa maison a été prête: c'est un des avantages de ce genre de
+construction; quand on a les matériaux, dix hommes peuvent en élever une
+semblable en deux semaines, et l'on n'a pas besoin d'attendre que les
+plâtres soient essuyés.
+
+Le vingtième jour tout était prêt. Le soir était beau; je le fis avertir
+de quitter l'ouvrage un peu plus tôt, et le menant là, je lui dis:
+«Cette maison, cette provision de bois que vous renouvellerez chez moi
+tous les ans, ces deux vaches, et le pré jusqu'à cette haie sont
+désormais consacrés à votre usage, et le seront toujours si vous vous
+conduisez bien, comme il m'est presque impossible d'en douter.»
+
+Je vais vous dire deux choses qui vous feront voir si cet homme ne
+méritait pas cela, et davantage. Sentant apparemment que l'étendue d'un
+service devait assez répondre de celle de la reconnaissance dans un cœur
+juste, il insista seulement sur ce que les choses étaient singulièrement
+semblables à ce qu'il avait imaginé comme devant remplir tous ses
+désirs, à ce que depuis son mariage il envisageait, sans espérance,
+comme le bien suprême, à ce qu'il eût demandé uniquement au Ciel s'il
+eût pu former un vœu qui dût être exaucé. Cela vous plaira; mais ce qui
+va vous surprendre, le voici. Il est marié depuis huit ans: il n'a point
+eu d'enfants; la misère eût été leur seul patrimoine, car chargé d'une
+dette laissée par son père, il trouvait difficilement dans son travail
+le nécessaire pour lui et sa femme: mais maintenant elle est enceinte.
+Considérez le peu de facilités et même d'occasions que laisse au
+développement de nos facultés un état habituel d'indigence; et jugez si
+l'on peut avoir, dans des sentiments sans ostentation ni intérieure ni
+extérieure, plus de noblesse naturelle et plus de justesse.
+
+Je me trouve bien heureux d'avoir quelque chose sans être obligé de le
+devoir à un état qui me forcerait de vivre en riche, et de perdre à des
+sottises ce qui peut tant produire. Je conviens avec les moralistes que
+de grands biens sont un avantage souvent trompeur, et que nous rendons
+très souvent funeste; mais je ne leur accorderai jamais qu'une fortune
+indépendante ne soit pas un des grands moyens pour le bonheur, et même
+pour la sagesse.
+
+
+
+
+LETTRE LXXVII
+
+DATX
+6 juillet, IX.
+
+
+Dans cette contrée inégale où les incidents de la nature, réunis dans un
+espace étroit, opposent les formes, les produits, les climats; l'espèce
+humaine elle-même ne peut avoir un caractère uniforme. Les différences
+des races y sont plus marquées qu'ailleurs; elles furent moins
+confondues par le mélange dans ces terres reculées, qu'on crut longtemps
+inaccessibles, dans ces vallées profondes, retraite antique des hordes
+fugitives ou épuisées. Ces tribus étrangères les unes aux autres, sont
+restées isolées dans leurs limites sauvages; elles ont conservé autant
+d'habitudes particulières dans l'administration, le langage et les
+mœurs, que leurs montagnes ont de vallons, ou quelquefois de pâturages
+et de hameaux. Il arrive qu'en passant et repassant un torrent six fois
+dans une route d'une heure, on trouve autant de races d'une physionomie
+distincte, et dont les traditions confirment la différente origine.
+
+Les cantons subsistant maintenant[80] sont formés d'une multitude
+d'Etats. Les faibles ont été réunis par crainte, par alliance, par
+besoin ou par force, aux républiques déjà puissantes. Celles-ci, à force
+de négocier, de s'arrondir, de gagner les esprits, d'envahir ou de
+vaincre, sont parvenues, après cinq siècles de prospérités, à posséder
+toutes les terres qui peuvent entendre les cloches de leurs capitales.
+
+Respectable faiblesse! Si on a su, si on a pu y trouver les moyens de ce
+bonheur public vraisemblable dans une enceinte marquée par la nature des
+choses, impossible dans une contrée immense livrée au sinistre orgueil
+des conquêtes, et à l'ostentation de l'empire plus funeste encore.
+
+Vous jugez bien que je voulais parler seulement des traits du visage: je
+suis persuadé que vous me rendrez cette justice. Dans certaines parties
+de l'Oberland, dans ces pâturages dont la pente générale est à l'Ouest
+et au Nord-Ouest, les femmes ont une blancheur que l'on remarquerait
+dans les villes, et une fraîcheur de teint que l'on n'y trouverait pas.
+Ailleurs, au pied des montagnes assez près de Fribourg, j'ai vu des
+traits d'une grande beauté dont le caractère général était une majesté
+tranquille. Une servante de fermier n'avait de remarquable que le
+contour de la joue; mais il était si beau, il donnait à tout le visage
+une expression si auguste et si calme, qu'un artiste eût pu prendre sur
+cette tête l'idée d'une Sémiramis ou d'une Catherine.
+
+Mais l'éclat du visage et certains traits étonnants ou superbes, sont
+très loin de la perfection générale des formes, et de cette grâce
+pleine d'harmonie qui fait la vraie beauté. Je ne veux pas juger une
+question qu'on peut trouver très délicate: mais il semble qu'il y ait
+ici quelque rudesse dans les formes, et qu'en général on y voie des
+traits frappants ou une beauté pittoresque, plutôt qu'une beauté finie.
+Dans les lieux dont je vous parlais d'abord, le haut de la joue est très
+saillant: cela est presque universel, et Porta trouverait le modèle
+commun dans une tête de brebis.
+
+S'il arrive qu'une paysanne française[81] soit jolie à dix-huit ans,
+avant vingt-deux son visage hâlé paraît fatigué, abruti; mais dans ces
+montagnes, les femmes conservent en fanant leurs prés, tout l'éclat de
+la jeunesse. On ne traverse point leur pays sans surprise: cependant à
+ne prendre même que le visage, si un artiste y trouvait un modèle, ce
+serait une exception.
+
+On assure que rien n'est si rare dans la plus grande partie de la Suisse
+qu'un beau sein. Je sais un peintre qui va jusqu'à prétendre que
+beaucoup de femmes du pays n'en ont pas même l'idée. Il soutient que
+certains défauts y sont assez universels pour que la plupart n'imaginent
+pas que l'on doive être autrement, et pour qu'elles regardent comme
+chimériques des tableaux faits d'après nature en Grèce, en Angleterre,
+en France. Quoique ce genre de perfection paraisse appartenir à une
+sorte de beauté qui n'est pas celle du pays, je ne puis croire qu'il y
+manque universellement: comme si les grâces les plus intéressantes
+étaient exclues par le nom moderne qui réunit tant de familles dont
+l'origine n'a rien de commun, et dont les différences très marquées
+subsistent encore.
+
+Si pourtant cette observation se trouvait fondée, ainsi que celle d'une
+certaine irrégularité dans les formes, on l'expliquerait par cette
+rudesse qui semble appartenir à l'atmosphère des Alpes. Il est très vrai
+que la Suisse qui a de fort beaux hommes, et plus particulièrement dans
+le sein des montagnes, comme dans l'Hasly et le haut Valais, contient
+néanmoins une quantité bien remarquable de crétins, et surtout de
+demi-crétins goitreux, imbéciles, difformes. Beaucoup d'individus, sans
+avoir des goitres, paraissent attaqués de la même maladie que les
+goitreux. On peut attribuer ces gonflements, ces engorgements à des
+parties trop brutes de l'eau, et surtout de l'air, qui s'arrêtent,
+embarrassent les conduits, et semblent rapprocher la nutrition de
+l'homme de celle de la plante. La terre y serait-elle assez travaillée
+pour les autres animaux, mais trop sauvage encore pour l'homme?
+
+Ne se pourrait-il point que les plaines couvertes d'un _humus_ élaboré
+par une trituration perpétuelle, donnassent à l'atmosphère des vapeurs
+plus assimilées aux besoins de l'être très organisé; et qu'il émanât des
+rochers, des fondrières, et des eaux toujours dans l'ombre, des
+particules grossières, trop incultes en quelque sorte, et funestes à des
+organes délicats? le nitre des neiges subsistantes au milieu de l'été,
+peut s'introduire trop facilement dans nos pores ouverts. La neige
+produit des effets secrets et incontestables sur les nerfs, et sur les
+hommes attaqués de la goutte ou d'un rhumatisme: un effet encore plus
+caché sur notre organisation entière n'est pas invraisemblable. Ainsi la
+nature qui mélange toutes choses, aurait compensé par des dangers
+inconnus les romantiques beautés des terres que l'homme n'a pas
+soumises.
+
+
+
+
+LETTRE LXXVIII
+
+DATX
+Im., 16 juillet, IX.
+
+
+Je suis tout à fait de votre avis; et même j'aurais dû moins attendre
+pour me décider à écrire. Il y a quelque chose qui soutient l'âme dans
+ce commerce avec les êtres pensants des divers siècles. Imaginer que
+l'on pourra être à côté de Pythagore, de Plutarque, ou d'Ossian dans le
+cabinet d'un L** futur, c'est une illusion qui a de la grandeur, c'est
+un des plus nobles hochets de l'homme. Celui qui a vu comme la larme est
+brûlante sur la joue du malheureux, se met à rêver une idée plus
+séduisante encore: il croit qu'il pourra dire à l'homme d'une humeur
+chagrine le prix de la joie de son semblable; qu'il pourra prévenir les
+gémissements de la victime qu'on oublie; qu'il pourra rendre au cœur
+navré quelque énergie, en lui rappelant ces perceptions vastes ou
+consolantes, qui égarent les uns et soutiennent les autres.
+
+On croit voir que nos maux tiennent à peu de chose, et que le bien moral
+est dans la main de l'homme. On suit des conséquences théoriques qui
+mènent à l'idée du bonheur universel; on oublie cette force qui nous
+maintient dans l'état de confusion où se perd le genre humain; on se
+dit: Je combattrai les erreurs, je suivrai les résultats des principes
+naturels, je dirai des choses bonnes, ou qui pourront le devenir. Alors
+on se croit moins inutile et moins abandonné sur la terre: on réunit le
+songe des grandes choses à la paix d'une vie obscure; on jouit de
+l'idéal, et on en jouit vraiment, parce qu'on croit le rendre utile.
+
+L'ordre des choses idéales est comme un monde nouveau qui n'est point
+réalisé, mais qui est possible: le génie humain va y chercher l'idée
+d'une harmonie selon nos besoins, et rapporte sur la terre des
+modifications plus heureuses esquissées d'après ce type surnaturel.
+
+La constante versatilité de l'homme prouve qu'il est habile à des
+habitudes contraires. L'on pourrait, en rassemblant des choses
+effectuées dans des temps et des lieux divers, former un ensemble moins
+difficile à son cœur que tout ce qui lui a été proposé jusqu'à présent.
+Voilà ma tâche.
+
+On n'atteint sans ennui le soir de la journée, qu'en s'imposant un
+travail quelconque, fût-il vain du reste. Je m'avancerai vers le soir de
+la vie, trompé, si je puis, et soutenu par l'espoir d'ajouter à ces
+moyens qui furent donnés à l'homme. Il faut des illusions à mon cœur
+trop grand pour n'en être pas avide, et trop faible pour s'en passer.
+
+Puisque le sentiment du bonheur est notre premier besoin, que pourra
+faire celui qui ne l'attend pas à présent, et qui n'ose pas l'attendre
+ensuite? Ne faudra-t-il point qu'il en cherche l'expression dans un œil
+ami, sur le front de l'être qui est comme lui[82]? C'est une nécessité
+qu'il soit avide de la joie de son semblable; il n'a d'autre bonheur que
+celui qu'il donne. Quand il n'a point ranimé dans un autre le sentiment
+de la vie, quand il n'a pas fait jouir, le froid de la mort est au fond
+de son cœur rebuté: il semble qu'il finisse dans les ténèbres du néant.
+
+On parle d'hommes qui se suffisent à eux-mêmes, et se nourrissent de
+leur propre sagesse: s'ils ont l'éternité devant eux, je les admire et
+les envie; s'ils ne l'ont point, je ne les comprends pas.
+
+Pour moi, non seulement je ne suis point heureux, non seulement je ne le
+serai point; mais si les suppositions vraisemblables que je pourrais
+faire se trouvaient réalisées, je ne le serais pas encore. Les
+affections de l'homme sont un abîme d'avidité, de regrets et d'erreurs.
+
+Je ne vous dis pas ce que je sens, ce que je voudrais, ce que je suis:
+je ne vois plus mes besoins, à peine je sais mes désirs. Si vous croyez
+connaître mes goûts, vous y serez trompé. Vous direz, entre vos landes
+solitaires et vos grandes eaux: Où est celui qui ne m'a plus? où est
+l'ami que je n'ai trouvé ni en Afrique, ni aux Antilles? Voici le temps
+nébuleux que désire sa tristesse; il se promène, il songe à mes regrets
+et au vide de ses années; il écoute vers le couchant, comme si les sons
+du piano de ma fille devaient parvenir à son oreille solitaire; il voit
+les jasmins rangés sur ma terrasse, il voit mon bonnet de nuit passer
+derrière leurs branches fleuries, il regarde sur le sable la trace de
+mes pantoufles, il veut respirer la brise du soir. Vains songes, vous
+dis-je, j'aurai déjà changé. Et d'ailleurs, avons-nous le même ciel,
+nous qui avons cherché dans des climats opposés une terre étrangère à
+celle de nos premiers jours?
+
+Pendant vos douces soirées, un vent d'hiver peut terminer ici des jours
+brûlants. Le soleil consumait l'herbe autour des vacheries; le lendemain
+les vaches se pressent pour sortir, elles croient la trouver rafraîchie
+par l'humidité de la nuit: mais deux pieds de neige surchargent le toit
+sous lequel les voilà retenues, et elles seront réduites à boire leur
+propre lait. Je suis moi-même plus incertain, plus variable que ce
+climat bizarre. Ce que j'aime aujourd'hui, ce qui ne me déplaît pas,
+lorsque vous l'aurez lu me déplaira peut-être, et le changement ne sera
+pas grand. Le temps me convient, il est calme, tout est muet; je sors
+pour longtemps: un quart d'heure après on me voit rentrer. Un écureuil,
+en m'entendant, a grimpé jusqu'à la cime d'un sapin. Je laissais toutes
+ces idées: un merle chante au-dessus de moi. Je reviens, je m'enferme
+dans mon cabinet. Il faut à la fin chercher un livre qui ne m'ennuie
+pas. Si l'on vient demander quelque chose, prendre un ordre, on s'excuse
+de me déranger; mais ils m'ont rendu service. Cette amertume s'en va
+comme elle était venue; si je suis distrait, je suis content. Ne le
+pouvais-je pas moi-même? non. J'aime ma douleur, je m'y attache tant
+qu'elle dure: quand elle n'est plus, j'y trouve une insigne folie.
+
+Je suis bien changé, vous dis-je. Je me rappelle que la vie
+m'impatientait, et qu'il y a eu un moment où je la supportais comme un
+mal qui n'avait plus que quelques mois à durer. Mais ce souvenir me
+paraît maintenant celui d'une chose étrangère à moi; il me surprendrait
+même si la mobilité dans mes sensations pouvait me surprendre. Je ne
+vois pas du tout pourquoi partir, comme je ne vois pas bien pourquoi
+rester. Je suis las; mais dans ma lassitude, je trouve qu'on n'est pas
+mal quand on se repose. La vie m'ennuie et m'amuse. Venir, s'élever,
+faire grand bruit, s'inquiéter de tout, mesurer l'orbite des comètes;
+et, après quelques jours, se coucher là sous l'herbe d'un cimetière:
+cela me semble assez burlesque pour être vu jusqu'au bout.
+
+Mais pourquoi prétendre que c'est l'habitude des ennuis, ou le malheur
+d'une manière sombre, qui dérangent, qui confondent nos désirs et nos
+vues, qui altèrent notre vie elle-même dans ce sentiment de la chute et
+du néant des jours de l'homme? Il ne faut point qu'une humeur
+mélancolique décide des couleurs de la vie. Ne demandez point au fils
+des Incas enchaîné dans les mines d'où l'on tira l'or du palais de ses
+ancêtres et des temples du Soleil, ou au bourgeois laborieux et
+irréprochable dont la vieillesse mendie infirme et dédaignée; ne
+demandez point à d'innombrables malheureux ce que valent et les
+espérances et les prospérités humaines; ne demandez point à Héraclite
+quelle est l'importance de nos projets, ou à Hégésias quelle est celle
+de la vie. C'est Voltaire comblé de succès, fêté dans les cours et
+admiré dans l'Europe; c'est Voltaire célèbre, adroit, spirituel et
+fortuné; c'est Sénèque auprès du trône des Césars, et près d'y monter
+lui-même; c'est Sénèque soutenu par la sagesse, amusé par les honneurs,
+et riche de trente millions: c'est Sénèque utile aux hommes, et Voltaire
+se jouant de leurs fantaisies, qui vous diront les jouissances de l'âme
+et le repos du cœur, la valeur et la duré du mouvement de nos jours.
+
+Mon ami! je reste encore quelques heures sur la terre. Nous sommes de
+pauvres insensés quand nous vivons; mais nous sommes si nuls quand nous
+ne vivons pas! Et puis l'on a toujours des affaires à terminer: j'en ai
+maintenant une grande, je veux mesurer l'eau qui tombera ici pendant dix
+années. Pour le thermomètre, je l'ai abandonné: il faudrait se lever
+dans la nuit; et quand la nuit est sombre, il faudrait conserver de la
+lumière, et la mettre dans un cabinet, parce que j'aime toujours la plus
+grande obscurité dans ma chambre. (Voilà pourtant un point essentiel où
+mon goût n'a pas encore changé.) D'ailleurs pour que je pusse prendre
+quelque intérêt à observer ici la température, il faudrait que je
+cessasse d'ignorer ce qui se passe ailleurs. Je voudrais avoir des
+observations faites au Sénégal sur les sables, et à la cime des
+montagnes du Labrador. Une autre chose m'intéresse davantage: je
+voudrais savoir si l'on pénètre de nouveau dans l'intérieur de
+l'Afrique. Ces contrées vastes, superbes, inconnues, où l'on pourrait,
+je pense ... Je suis séparé du monde. Si l'on en reçoit des notions plus
+précises, donnez-les-moi. Je ne sais si vous m'entendez.
+
+
+
+LETTRE LXXIX
+
+DATX
+17 juillet, IX.
+
+
+Si je vous disais que le pressentiment de quelque célébrité ne saurait
+me flatter un peu; pour la première fois vous ne me croiriez pas; vous
+penseriez qu'au moins je m'abuse, et vous auriez raison. Il est bien
+difficile que le besoin de s'estimer soi-même se trouve entièrement
+détaché de ce plaisir non moins naturel, d'être estimé par certains
+hommes, et de savoir qu'ils disent, c'est l'un des nôtres. Mais le goût
+de la paix, une certaine indolence de l'âme dont les ennuis ont augmenté
+chez moi l'habitude, pourrait bien me faire oublier cette séduction,
+comme j'en ai oublié d'autres. J'ai besoin d'être retenu et excité par
+la crainte du reproche que j'aurais à me faire, si n'améliorant rien, ne
+faisant rien que d'user pesamment des choses comme elles sont, j'allais
+encore négliger le seul moyen d'énergie qui s'accorde avec l'obscurité
+de ma vie.
+
+Ne faut-il point que l'homme soit quelque chose, et qu'il remplisse dans
+un sens ou dans un autre, un rôle _expressif_? Autrement il tombera dans
+l'abattement, et perdra la dignité de son être: il méconnaîtra ses
+facultés; ou s'il les sent, ce sera pour le supplice de son âme
+combattue. Il ne sera point écouté, suivi, considéré. Ce peu de bien
+même que la vie la plus nulle doit encore produire, ne sera plus en son
+pouvoir. C'est un précepte très beau et très utile, que celui de la
+simplicité: mais il a été bien mal entendu. L'esprit qui ne voit pas les
+diverses faces des choses, pervertit les meilleurs maximes; il avilit la
+sagesse elle-même en lui étant ses moyens, en la plongeant dans la
+pénurie, en la déshonorant par le désordre qui en résulte.
+
+Assurément un homme de lettres[83] en linge sale, logé dans le grenier,
+recousant ses hardes, et copiant je ne sais quoi pour vivre, sera
+difficilement un être utile au monde, et jouissant de l'autorité
+nécessaire pour faire quelque bien. A cinquante ans, il s'allie avec la
+blanchisseuse qui a sa chambre sur le même palier; ou s'il a gagné
+quelque chose, c'est sa servante qu'il épouse. A-t-il donc voulu
+ridiculiser la morale, et la livrer aux sarcasmes des hommes légers? Il
+fait plus de tort à l'opinion que le prêtre _marié_ qu'on paie pour en
+appeler journellement à ce culte qu'il a trahi, que le moine factieux
+qui vante la paix et l'abnégation, que ces charlatans de la probité,
+dont un certain monde est plein, qui répètent à chaque phrase, mœurs!
+vertus! honnête homme! et à qui dès lors on ne prêterait pas un louis
+sans billet.
+
+Tout homme qui a l'esprit juste et qui veut être utile, ne fût-ce que
+dans sa vie privée, tout homme enfin qui est digne de quelque
+considération, la cherche. Il se conduit de manière à l'obtenir jusque
+dans les choses où l'opinion des hommes est vaine par elle-même, pourvu
+que ce soin n'exige de lui rien de contraire à ses devoirs ou aux
+résultats essentiels de son caractère. S'il est une règle sans
+exception, je pense que ce doit être celle-ci: et j'affirmerais
+volontiers que c'est toujours par quelque vice du cœur ou du jugement,
+que l'on dédaigne et que l'on affecte de dédaigner l'estime publique,
+partout où la justice n'en commande pas le sacrifice.
+
+On peut être considéré dans la vie la plus obscure, si on s'environne de
+quelque aisance, si on a de l'ordre chez soi et une sorte de dignité
+dans l'habitude de sa vie. On peut l'être dans la pauvreté même, quand
+on a un nom, quand on a fait des choses connues, quand on a une manière
+plus grande que son sort, quand on sait faire distinguer de ce qui
+serait misère dans le vulgaire, jusqu'au dénuement d'une extrême
+médiocrité. L'homme qui a un caractère élevé n'est point confondu parmi
+la foule; et si pour l'éviter il fallait descendre à des soins
+minutieux, je crois qu'il se résoudrait à le faire. Je crois encore
+qu'il n'y aurait point en cela de vanité: le sentiment des convenances
+naturelles porte chaque homme à se mettre à sa place, à tendre à ce que
+les autres l'y mettent. Si c'était un vain désir de primer, l'homme
+supérieur craindrait l'obscurité du désert et ses privations, comme il
+craint la bassesse et la misère du cinquième étage; mais il craint de
+s'avilir, et ne craint point de n'être pas élevé: il ne répugne pas à
+son être de n'avoir point un grand rôle, mais d'en avoir un qui soit
+contraire à sa nature.
+
+Si une sorte d'autorité est nécessaire dans tous les actes de la vie,
+elle est indispensable à l'écrivain. La considération publique est un de
+ses plus puissants moyens: sans elle il ne fait qu'un état; et cet état
+devient bas, parce qu'il remplace une grande fonction.
+
+Il est absurde et révoltant qu'un auteur ose parler à l'homme de ses
+devoirs, sans être lui-même homme de bien[84]. Mais si le moraliste
+pervers n'obtient que du mépris, le moraliste inconnu reste tellement
+inutile que quand il n'en devient pas lui-même ridicule, ses écrits du
+moins le deviennent. Tout ce qui devrait être saint parmi les hommes a
+perdu sa force, lorsque les livres de philosophie, de religion, de
+morale furent étalés, à trois sous la pièce, au milieu de la boue des
+quais; lorsque leurs pages solennelles furent livrées aux charcutiers
+pour envelopper des cervelas.
+
+L'opinion, la célébrité, fussent-elles vaines en elles-mêmes, ne doivent
+être ni méprisées, ni même négligées, puisqu'elles sont un des grands
+moyens qui puissent conduire aux fins les plus louables comme les plus
+importantes. C'est également un excès de ne rien faire pour elles, ou de
+ne faire que pour elles. Les grandes choses que l'on exécute sont belles
+de leur seule grandeur, et sans qu'il soit besoin de songer à les
+produire, à les faire valoir: il n'en saurait être de même de celles que
+l'on pense. La fermeté de celui qui périt au fond des eaux est un
+exemple perdu: la pensée la plus juste, la conception la plus sage le
+sont également, si on ne les communique pas; leur utilité dépend de leur
+expression, c'est leur célébrité qui les rend fécondes.
+
+Il faudrait peut-être que des écrits philosophiques fussent toujours
+précédés par un bon livre d'un genre agréable, qui fût bien répandu,
+bien lu, bien goûté[85]. Celui qui a un nom, parle avec plus de
+confiance: il fait plus et il fait mieux, parce qu'il espère ne pas
+faire en vain. Malheureusement on n'a pas toujours le courage ou les
+moyens de prendre des précautions semblables: les écrits, comme tant
+d'autres choses, sont soumis à l'occasion même inaperçue; ils sont
+déterminés par une impulsion souvent étrangère à nos plans et à nos
+projets.
+
+Faire un livre pour avoir un nom, c'est une tâche: elle a quelque chose
+de rebutant et de servile; et quoique je convienne des raisons qui
+semblent me l'imposer, je n'ose l'entreprendre, et je l'abandonnerais.
+
+Je ne veux cependant pas commencer par l'ouvrage que je projette. Il est
+trop important et trop vaste pour que je l'achève jamais: c'est beaucoup
+si je le vois approcher un jour de l'idée que j'ai conçue. Cette
+perspective trop éloignée ne me soutiendrait pas. Je crois qu'il est bon
+que je me fasse auteur, afin d'avoir le courage de continuer à l'être.
+Ce sera un parti pris et déclaré; en sorte que je le suivrai comme pour
+remplir ma destination.
+
+
+
+
+LETTRE LXXX
+
+DATX
+2 août, IX.
+
+
+Je pense comme vous qu'il faudrait un roman, un véritable roman tel
+qu'il en est quelques-uns: mais c'est un grand ouvrage qui m'arrêterait
+longtemps. A plusieurs égards j'y serais assez peu propre, et il
+faudrait que le plan m'en vînt comme par inspiration.
+
+Je crois que j'écrirai un voyage. Je veux que ceux qui le liront
+parcourent avec moi tout le monde soumis à l'homme. Quand nous aurons
+regardé ensemble, quand nous aurons pris l'habitude d'une manière
+commune à eux et à moi, nous rentrerons et nous raisonnerons. Ainsi deux
+amis d'un certain âge sortent ensemble dans la campagne, examinent,
+rêvent, ne se parlent pas, et s'indiquent seulement les objets avec leur
+canne; mais le soir auprès de la cheminée, ils jasent sur ce qu'ils ont
+vu dans leur promenade.
+
+La scène de la vie a de grandes beautés. Il faut se considérer comme
+étant là seulement pour voir: il faut s'y intéresser sans illusion, sans
+passion, mais sans indifférence; comme on s'intéresse aux vicissitudes,
+aux passions, aux dangers d'un récit imaginaire: celui-là est écrit avec
+bien de l'éloquence.
+
+Le cours du monde est un drame assez suivi pour être attachant; assez
+varié pour exciter l'intérêt; assez fixe, assez réglé pour plaire à la
+raison, pour amuser par des systèmes; assez incertain pour éveiller les
+désirs, pour alimenter les passions. Si nous étions impassibles dans la
+vie, l'idée de la mort serait intolérable: mais les douleurs nous
+aliènent, les dégoûts nous rebutent, l'impuissance et les sollicitudes
+font oublier de voir; et l'on s'en va froidement, comme on quitte les
+loges quand un voisin exigeant, quand la sueur du front, quand l'air
+vicié par la foule, ont remplacé le désir par la gêne, et la curiosité
+par l'impatience.
+
+Quel style j'adopterai? Aucun. J'écrirai, comme on parle, sans y songer:
+s'il faut faire autrement, je n'écrirai point. Il y a cette différence
+néanmoins que la parole ne peut être corrigée, au lieu que l'on peut
+ôter des choses écrites, ce qui choque à la lecture.
+
+Dans des temps moins avancés, les poètes et les sophistes lisaient leurs
+livres aux assemblées des peuples. Il faut que les choses soient lues
+selon la manière dont elles ont été faites, et qu'elles soient faites
+selon qu'elles doivent être lues. L'art de lire est comme celui
+d'écrire. Les grâces et la vérité de l'expression dans la lecture sont
+infinies comme les modifications de la pensée: je conçois à peine qu'un
+homme qui lit mal, puisse avoir une plume heureuse, un esprit juste et
+vaste. Sentir avec génie, et être incapable d'exprimer, paraît aussi
+incompatible que d'exprimer avec force ce qu'on ne sent pas.
+
+Quelque parti que l'on prenne sur la question si tout a été ou n'a pas
+été dit en morale, on ne saurait conclure qu'il n'y ait plus rien à
+faire pour cette science, la seule de l'homme. Il ne suffit pas qu'une
+chose soit dite: il faut qu'elle soit publiée, prouvée, persuadée à
+tous, universellement reconnue. Il n'y a rien de fait tant que la loi
+expresse n'est pas soumise aux lois de l'Ethique[86], tant que l'opinion
+ne voit pas les choses sous leurs véritables rapports.
+
+Il faudra s'élever contre le désordre, tant que le désordre subsistera.
+Ne voyons-nous pas tous les jours de ces choses qui sont plutôt la faute
+de l'esprit que la suite des passions, où il y a plus d'erreur que de
+perversité, et qui sont moins le crime d'un particulier qu'un effet
+presque inévitable de l'insouciance ou de l'ineptie publique?
+
+N'est-il plus besoin de dire aux riches dont la fortune est
+indépendante: Par quelle fatalité vivez-vous plus pauvres que ceux qui
+travaillent à la journée dans vos terres?
+
+De dire aux enfants qui n'ont pas ouvert les yeux sur la bassesse de
+leur infidélité: Vous êtes de véritables voleurs, et des voleurs que la
+loi devrait punir plus sévèrement que celui qui vole un étranger. Au vol
+manifeste, vous ajoutez la plus odieuse perfidie. Le domestique qui
+prend est puni avec plus de rigueur qu'un étranger, parce qu'il abuse de
+la confiance, et parce qu'il est nécessaire que l'on jouisse de la
+sécurité, du moins chez soi. Ces raisons, justes pour un homme à gages,
+ne sont-elles pas bien plus fortes pour le fils de la maison? Qui peut
+tromper plus impunément? Qui manque à des devoirs plus sacrés? A qui
+est-il plus triste de ne pouvoir donner sa confiance? Si l'on objecte
+des considérations qui peuvent arrêter la loi, c'est prouver davantage
+la nécessité d'éclairer l'opinion, de ne la pas abandonner comme on l'a
+trop fait, de surmonter son indolence, de fixer ses variations, et
+surtout de la faire assez respecter pour qu'elle puisse ce que n'osent
+pas nos lois irrésolues.
+
+N'est-il plus besoin de dire à ces femmes pleines de sensibilité,
+d'intentions pures, de jeunesse et de candeur? Pourquoi livrer au
+premier fourbe tant d'avantages inestimables? Ne voyez-vous pas dans ses
+lettres mêmes, au milieu du jargon romanesque de ses gauches sentiments,
+des expressions dont une seule suffirait pour déceler la mince estime
+qu'il a pour vous, et la bassesse dans laquelle il se sent lui-même? Il
+vous amuse, il vous entraîne, il vous joue; il vous prépare la honte et
+l'abandon. Vous le sentiriez, vous le sauriez; mais par faiblesse, par
+indolence peut-être, vous hasardez l'honneur de vos jours. Peut-être
+c'est pour l'amusement d'une nuit que vous corrompez votre vie entière.
+La loi ne l'atteindra pas; il aura l'infâme liberté de rire de vous.
+Comment avez-vous pris ce misérable pour un homme? Ne valait-il pas
+mieux attendre et attendre encore? Quelle distance d'un homme à un
+homme! Femmes aimables, ne sentirez-vous pas ce que vous valez?--Le
+besoin d'aimer!--Il ne vous excuse pas. Le premier des besoins est celui
+de ne pas s'avilir: et les besoins du cœur doivent eux-mêmes vous rendre
+indifférent quiconque n'a de l'homme autre chose que de n'être pas
+femme.--Ceux de l'âge!--Si nos institutions morales sont dans l'enfance,
+si nous avons tout confondu, si notre raison va à tâtons; votre
+imprudence, moins impardonnable alors, n'est pas pour cela justifiée.
+
+Le nom de femme est grand pour nous, quand notre âme est pure.
+Apparemment le nom d'homme peut aussi en imposer un peu à des cœurs
+jeunes: mais de quelque douceur que ces illusions s'environnent, ne vous
+y laissez pas trop surprendre. Si l'homme est l'ami naturel de la femme,
+les femmes n'ont souvent pas de plus funeste ennemi. Tous les hommes ont
+les sens de leur sexe; mais attendez celui qui en a l'âme. Que peut
+avoir de commun avec vous cet être qui n'a que des sens? Les verrats
+sont aussi des mâles....................
+
+ * * * * *[87]
+
+ * * * * *
+
+«N'est-il pas arrivé plusieurs fois que le sentiment du bonheur nous ait
+entraîné dans un abîme de maux, que nos désirs les plus naturels aient
+altéré notre nature, et que nous nous soyons avidement enivrés
+d'amertumes. On a toute la candeur de la jeunesse, tous les désirs de
+l'inexpérience, les besoins d'une vie nouvelle, l'espérance d'un cœur
+droit. On a toutes les facultés de l'amour; il faut aimer. On a tous
+les moyens du plaisir; il faut être aimée. On entre dans la vie; qu'y
+faire sans amour? On a beauté, fraîcheur, grâce, légèreté, noblesse,
+expression heureuse. Pourquoi l'harmonie de ces mouvements, cette
+décence voluptueuse, cette voix faite pour tout dire, ce sourire fait
+pour tout entraîner, ce regard fait pour changer le cœur de l'homme?
+pourquoi cette délicatesse du cœur, et cette sensibilité profonde?
+L'âge, le désir, les convenances, l'âme, les sens, tout le veut; c'est
+une nécessité. Tout exprime et demande l'amour; cette peau si douce, et
+d'un blanc si heureusement nuancé: cette main formée par les plus
+tendres caresses: cet œil dont les ressources sont inconnues s'il ne dit
+pas, je consens à être aimée: ce sein qui sans amour, est immobile,
+muet, inutile, et qui se flétrirait un jour sans avoir été divinisé: ces
+formes, ces contours qui changeraient sans avoir été connus, admirés,
+possédés: ces sentiments si tendres, si vastes, si voluptueux et si
+grands, l'ambition du cœur, l'héroïsme de la passion! Cette loi
+délicieuse que la loi du monde a dictée; il la faut suivre. Ce rôle
+enivrant, que l'on sait si bien, que tout rappelle, que le jour inspire,
+et que la nuit commande; quelle femme jeune, sensible, aimante,
+imaginera de ne le point remplir?
+
+«Aussi ne l'imagine-t-on pas. Les cœurs justes, nobles, purs sont les
+premiers perdus. Plus susceptibles d'élévation, ils doivent être séduits
+par celle que l'amour donne. Ils se nourrissent d'erreur en croyant se
+nourrir d'estime; ils se trouvent aimer un amant, parce qu'ils ont aimé
+la vertu; ils sont trompés par des misérables, parce que ne pouvant
+vraiment aimer qu'un homme de bien, ils croient sentir que celui qui se
+présente pour réaliser leur chimère est nécessairement tel.
+
+«L'énergie de l'âme, l'estime, la confiance, le besoin d'en montrer,
+celui d'en avoir; des sacrifices à récompenser, une fidélité à
+couronner, un espoir à entretenir, une progression à suivre,
+l'agitation, l'intolérable inquiétude du cœur et des sens; le désir si
+louable de commencer à payer tant d'amour; le désir non moins juste de
+resserrer, de consacrer, de perpétuer, d'_éterniser_ des liens si chers;
+d'autres désirs encore; certaine crainte, certaine curiosité; des
+hasards qui l'indiquent, le destin qui le veut; tout livre une femme
+aimante dans les bras du Lovelace. Elle aime, il s'amuse: elle se donne,
+il s'amuse: elle jouit, il s'amuse: elle rêve la durée, le bonheur, le
+long charme d'un amour mutuel; elle est dans les songes célestes; elle
+voit cet œil que le plaisir embrase, elle voudrait donner une félicité
+plus grande; mais le monstre s'amuse: les bras du plaisir la plongent
+dans l'abîme, elle dévore une volupté terrible.
+
+«Le lendemain elle est surprise, inquiète, rêveuse: de sombres
+pressentiments commencent des peines affreuses et une vie d'amertumes.
+Estime des hommes, tendresse paternelle, douce conscience, fierté d'une
+âme pure; paix, fortune, honneur, espérance, amour: tout a passé. Il ne
+s'agit plus d'aimer et de vivre; il faut dévorer ses larmes, et traîner
+des jours précaires, flétris, misérables. Il ne s'agit plus de s'avancer
+dans les illusions, dans l'amour et dans la vie; il faut repousser les
+songes, chercher l'amertume et attendre la mort. Femmes sincères et
+aimantes, belles de toutes les grâces extérieures et des charmes de
+l'âme, si faites pour être purement, tendrement, constamment aimées!...
+N'aimez pas.»
+
+
+
+
+LETTRE LXXXI
+
+DATX
+5 août, IX.
+
+
+Vous convenez que la morale doit seule occuper sérieusement l'écrivain
+qui veut se proposer un objet utile et grand: mais vous trouvez que
+certaines opinions sur la nature des êtres pour lesquelles, dites-vous,
+j'ai paru pencher jusqu'ici, ne s'accordent pas avec la recherche des
+lois morales et de la base des devoirs.
+
+Je n'aimerais pas à me contredire, et je tâcherai de l'éviter: mais je
+ne puis reprocher à ma faiblesse les variations de l'incertitude. J'ai
+beau examiner et mettre à cet examen de l'impartialité, et même quelque
+sévérité, je ne puis trouver là de véritables contradictions.
+
+Il pourrait y en avoir entre diverses choses que j'ai dites, si on
+voulait les regarder comme des affirmations positives, comme les
+diverses parties d'un même système, d'un même corps de principes donnés
+pour certains, liés entre eux et déduits les uns des autres. Mais les
+pensées isolées, les doutes sur des choses impénétrables peuvent varier
+sans être contradictoires. J'avoue même qu'il y a telle conjecture sur
+la marche de la nature que je trouve quelquefois très probable, et
+d'autrefois beaucoup moins, selon la manière dont mon imagination
+s'arrête à la considérer.
+
+Il m'arrive de dire: Tout est nécessaire; si le monde est inexplicable
+dans ce principe, dans les autres il semble impossible. Et après avoir
+vu ainsi, il m'arrivera le lendemain de me dire au contraire: Tant de
+choses sont conduites selon l'intelligence qu'il paraît évident que
+beaucoup de choses sont conduites par elle. Peut-être elle choisit dans
+les possibles qui résultent de l'essence nécessaire des choses; et la
+nature de ces possibles contenus dans une sphère limitée, est telle que
+le monde ne pouvant exister que selon certains modes, chaque chose
+néanmoins est susceptible de plusieurs modifications différentes.
+L'intelligence n'est pas souveraine de la matière, mais elle l'emploie:
+elle ne peut ni la faire, ni la détruire, ni la dénaturer ou changer ses
+lois; mais elle peut l'agiter, la travailler, la composer. Ce n'est pas
+une toute-puissance, c'est une industrie immense, mais pourtant bornée
+par les lois nécessaires de l'essence des êtres; c'est une alchimie
+sublime que l'homme appelle surnaturelle, parce qu'il ne peut la
+concevoir.
+
+Vous me dites que voilà deux systèmes opposés, et qu'on ne saurait
+admettre en même temps. J'en conviens: mais il n'y a point là de
+contradiction, je ne vous les donne que pour des hypothèses; non
+seulement je ne les admets pas tous deux, mais je n'admets positivement
+ni l'un ni l'autre, et je ne prétends pas connaître ce que l'homme ne
+connaît point.
+
+Tout système général sur la nature des êtres et les lois du monde n'est
+jamais qu'une idée hasardée. Il se peut que quelques hommes aient cru à
+leurs songes, ou aient voulu que les autres y crussent; mais c'est un
+charlatanisme ridicule, ou un prodige d'entêtement. Pour moi, je ne sais
+que douter: et si je dis positivement, tout est nécessaire; ou bien, il
+est une force secrète qui se propose un but que quelquefois nous pouvons
+pressentir; je n'emploie ces expressions affirmatives que pour éviter de
+répéter sans cesse, il me semble, je suppose, j'imagine. Cette manière
+de parler ne saurait annoncer que je m'en prétende certain; et je ne
+dois pas craindre que l'on s'y trompe, car quel homme, s'il n'est en
+démence, s'avisera d'affirmer ce qu'il est impossible que l'on sache.
+
+Il en est tout autrement lorsque abandonnant ces recherches obscures,
+nous nous attachons à la seule science humaine, à la morale. L'œil de
+l'homme qui ne peut rien discerner dans l'essence des êtres, peut tout
+voir dans les relations de l'homme. Là nous trouvons une lumière
+disposée pour nos organes; là nous pouvons découvrir, raisonner,
+affirmer. C'est là que nous sommes responsables de nos idées, de leur
+enchaînement, de leur accord, de leur vérité: c'est là qu'il faut
+chercher des principes certains, et que les conséquences contradictoires
+seraient inexcusables.
+
+On peut faire une seule objection contre l'étude de la morale: c'est une
+difficulté très forte, il est vrai, mais qui pourtant ne doit pas nous
+arrêter. Si tout est nécessaire, que produiront nos recherches, nos
+préceptes, nos vertus? Mais la nécessité de toutes choses n'est pas
+prouvée: le sentiment contraire conduit l'homme, et c'est assez pour que
+dans tous les actes de la vie il se regarde comme livré à lui-même. Le
+stoïcien croyait à la vertu malgré le destin: et ces Orientaux qui
+conservent le dogme de la fatalité, agissent, craignent, désirent comme
+les autres hommes. Si même je regardais comme probable la loi
+universelle de la nécessité, je pourrais encore chercher les principes
+des meilleures institutions humaines. En traversant un lac dans un jour
+d'orage, je me dirai: si les événements sont invinciblement déterminés,
+il m'importe peu que les bateliers soient ivres ou non. Cependant, comme
+il en peut être autrement, je leur recommanderai de ne boire qu'après
+leur arrivée. Si tout est nécessaire, il l'est que j'aie ce soin, il
+l'est encore que je l'appelle faussement de la prudence.
+
+Je n'entends rien aux subtilités par lesquelles ont prétend accorder le
+libre arbitre avec la prescience: le choix de l'homme, avec l'absolue
+puissance de son Dieu: l'horreur infinie que l'auteur de toute justice a
+nécessairement pour le péché, les moyens inconcevables qu'il a employés
+pour le prévenir ou le réparer, avec l'empire continuel de l'injustice
+et notre pouvoir de faire des crimes tant que bon nous semble. Je trouve
+quelques difficultés à concilier la bonté infinie qui créa
+volontairement l'homme et la science indubitable de ce qui en
+résulterait, avec l'éternité de supplices affreux pour les quarante-neuf
+cinquantièmes des hommes tant aimés. Je pourrais comme un autre parler
+longuement, adroitement ou savamment sur ces questions impénétrables:
+mais si jamais j'écris, je m'attacherai plutôt à ce qui concerne l'homme
+réuni en société dans sa vie temporelle; parce qu'il me semble qu'en
+observant seulement les conséquences pour lesquelles on a des données
+certaines, je pourrai penser des choses vraies et en dire d'utiles.
+
+Je parviendrai jusqu'à un certain point à connaître l'homme, mais je ne
+puis deviner la nature. Je n'entends pas bien deux principes opposés,
+coéternellement faisant et défaisant. Je n'entends pas bien l'univers
+formé si tard, là où il n'y avait rien, subsistant pour un temps
+seulement, et coupant ainsi en trois parties l'indivisible éternité. Je
+n'aime point à parler sérieusement de ce que j'ignore; _animalis homo
+non percipit ea quae sunt spiritus Dei,_ «Paulus ad Corinth.», I, c. 2.
+
+Je n'entendrai jamais comment l'homme qui reconnaît en lui de
+l'intelligence, peut prétendre que le monde ne contient pas
+d'intelligence. Malheureusement je ne vois pas mieux comment une faculté
+se trouve être une substance. On me dit: La pensée n'est pas un corps,
+un être physiquement divisible, ainsi la mort ne la détruira pas; elle a
+commencé pourtant, mais vous voyez qu'elle ne saurait finir, et que
+puisqu'elle n'est pas un corps, elle est nécessairement un esprit. Je
+l'avoue, j'ai le malheur de ne pas trouver que cet argument victorieux
+ait le sens commun.
+
+Celui-ci est plus spécieux. Puisqu'il existe des religions anciennement
+établies, puisqu'elles font partie des institutions humaines,
+puisqu'elles paraissent naturelles à notre faiblesse, et qu'elles sont
+le frein ou la consolation de plusieurs, il est bon de suivre et de
+soutenir la religion du pays où l'on vit: si l'on se permet de n'y point
+croire, il faut du moins n'en rien dire, et quand on écrit pour les
+hommes, il ne faut pas les dissuader d'une croyance qu'ils aiment. C'est
+votre avis; mais voici pourquoi je ne saurais le suivre.
+
+Je n'irai pas maintenant affaiblir une croyance religieuse dans les
+vallées des Cévennes ou de l'Apennin, ni même auprès de moi dans la
+Maurienne ou le Schweitzerland: mais en parlant de morale, comment ne
+rien dire des religions? Ce serait une affectation déplacée: elle ne
+tromperait personne; elle ne ferait qu'embarrasser ce que j'aurais à
+dire, et en ôter l'ensemble qui peut seul le rendre utile. On prétend
+qu'il faut respecter des opinions sur lesquelles reposent l'espérance de
+beaucoup, et malheureusement toute la morale de plusieurs. Je crois
+cette réserve convenable et sage chez celui qui ne traite
+qu'accidentellement des questions morales, ou qui écrit dans des vues
+différentes de celles qui seront nécessairement les miennes. Mais si en
+écrivant sur les institutions humaines je parvenais à ne point parler
+des systèmes religieux, on n'y verrait autre chose que des ménagements
+pour quelque parti puissant. Ce serait une faiblesse condamnable: en
+osant me charger d'une telle fonction, je dois surtout m'en imposer les
+devoirs. Je ne puis répondre de mes moyens, et ils seront plus ou moins
+insuffisants: mais les intentions dépendent de moi, si elles ne sont
+point invariablement pures et fermes, je suis indigne d'un aussi beau
+ministère. Je n'aurai pas un ennemi personnel dans la littérature, comme
+je n'en aurai jamais dans ma vie privée; mais quand il s'agit de dire
+aux hommes ce que je regarde comme vrai, je ne dois pas craindre de
+mécontenter une secte ou un parti. Je n'en veux à aucun, mais je n'ai de
+lois à recevoir d'aucun. J'attaquerai les choses et non les hommes: si
+les hommes s'en fâchent, si je deviens un objet d'horreur pour la
+charité de quelques-uns, je n'en serai point surpris, mais je ne veux
+pas même le prévoir. Si l'on peut se dispenser de parler des religions
+dans bien des écrits, je n'ai pas cette liberté que je regrette à
+plusieurs égards: tout homme impartial avouera que ce silence est
+impossible dans un _ouvrage_ tel que doit être celui que je projette, le
+seul auquel je puisse mettre de l'importance.
+
+En écrivant sur les affections de l'homme et sur le système général de
+l'Ethique, je parlerai donc des religions; et certes en en parlant, je
+ne puis en dire d'autres choses que celles que j'en pense. C'est parce
+que je ne saurais éviter d'en parler alors que je ne m'attache point à
+écarter de nos lettres ce qui par hasard s'y présente sur ce sujet:
+autrement, malgré une certaine contrainte qui en résulterait, j'aimerais
+mieux taire ce que je sens devoir vous déplaire, ou plutôt vous
+affliger.
+
+Je vous le demande à vous-même, si dans quelques chapitres il m'arrive
+d'examiner les religions comme des institutions accidentelles, et de
+parler de celle qu'on dit être venue de Jérusalem, comme on trouverait
+bon que j'en parlasse si j'étais né à Jérusalem; je vous le demande,
+quel inconvénient véritable en résultera-t-il dans les lieux où s'agite
+l'esprit européen, où les idées sont nettes et les conceptions
+désenchantées, où l'on vit dans l'oubli des prestiges, dans l'étude
+sans voile dès sciences positives et démontrées?
+
+Je voudrais ne rien ôter de la tête de ceux qui l'ont déjà assez vide
+pour dire: s'il n'y avait pas d'enfer, ce ne serait pas la peine d'être
+honnête homme. Peut-être arrivera-t-il cependant que je sois lu par un
+de ces hommes-là, je ne me flatte pas qu'il ne puisse résulter aucun mal
+quelconque de ce que je ferai dans l'intention de produire un bien: mais
+peut-être aussi diminuerai-je le nombre de ces bonnes âmes qui ne
+croient au devoir qu'en croyant à l'enfer. Peut-être parviendrai-je à ce
+que le devoir reste, quand les reliques et les démons cornus auront
+achevé de passer de mode. On ne peut pas éviter que la foule elle-même
+en vienne plus ou moins vite, et certainement dans peu de temps, à
+mépriser l'une des deux idées qu'on l'a très imprudemment habituée à ne
+recevoir qu'ensemble: il faut donc lui prouver qu'elles peuvent très
+bien être séparées sans que l'oubli de l'une entraîne la subversion de
+l'autre.
+
+Je crois que ce moment s'approche beaucoup: l'on reconnaîtra plus
+universellement la nécessité de ne plus fonder sur ce qui s'écroule, cet
+asile moral hors duquel on vivrait dans un état de guerre secrète, et au
+milieu d'une perfidie plus odieuse que les vengeances et les longues
+haines des hordes sauvages.
+
+
+
+
+LETTRE LXXXII
+
+DATX
+Im., 6 août, IX.
+
+
+Je ne sais si je sortirai de mes montagnes neigeuses; si j'irai voir
+cette jolie campagne dont vous me faites une description si
+intéressante, où l'hiver est si facile, et le printemps si doux, où les
+eaux vertes brisent leurs vagues nées en Amérique. Celles que je vois ne
+viennent pas de si loin: dans les fentes de mes rochers où je cherche la
+nuit comme le triste chat-huant, l'étendue conviendrait mal à mon œil et
+à ma pensée. Le regret de n'être pas avec vous s'accroît tous les jours.
+Je ne me le reproche pas, j'en suis plutôt surpris; je cherche pourquoi,
+je ne trouve rien, mais je vous dis que je n'ai pu faire autrement.
+J'irai un jour; cela est résolu. Je veux vous voir chez vous: je veux
+rapporter de là le secret d'être heureux, quand rien ne manque que
+nous-mêmes.
+
+Je verrai en même temps le pont du Gard et le canal de Languedoc. Je
+verrai la Grande-Chartreuse, en allant, et non en rentrant ici: et vous
+savez pourquoi! J'aime mon asile; je l'aimerai tous les jours davantage,
+mais je ne me sens plus assez fort pour vivre seul. Nous allons parler
+d'autre chose.
+
+Tout sera achevé dans très peu de jours. En voici déjà quatre que je
+couche dans mon appartement.
+
+Quand je laisse mes fenêtres ouvertes pendant la nuit, j'entends très
+distinctement l'eau de la fontaine tomber dans le bassin: lorsqu'un peu
+de vent l'agite, elle se brise sur les barres de fer destinées à
+soutenir les vases que l'on veut remplir. Il n'est guère d'accidents
+naturels aussi romantiques que le bruit d'un peu d'eau tombant sur l'eau
+tranquille, quand tout est nocturne, et qu'on distingue seulement dans
+le fond de la vallée, un torrent qui roule sourdement derrière les
+arbres épais, au milieu du silence.
+
+La fontaine est sous un grand toit, comme je pense vous l'avoir dit: le
+bruit de sa chute est moins agreste que si elle était en plein air: mais
+il est plus extraordinaire, et plus heureux. Abrité sans être enfermé,
+reposant dans un bon lit au milieu du désert, possédant chez soi les
+biens sauvages, on réunit les commodités de la mollesse et la force de
+la nature. Il semble que notre industrie ait disposé des choses
+primitives sans changer leurs lois; et qu'un empire si facile ne
+connaisse point de bornes. Voilà tout l'homme.
+
+Ce grand toit, ce couvert dont vous voyez que je suis très content, a
+sept toises de large, et plus de vingt en longueur sur la même ligne que
+les autres bâtiments. C'est en effet la chose la plus commode: il joint
+la grange à la maison; il ne touche point à celle-ci, il ne communique
+avec elle que par une galerie d'une construction légère, et qu'on
+pourrait couper facilement en cas d'incendie. Voiture, char à banc,
+chars de travail, outils, bois à brûler, atelier de menuiserie,
+fontaine, lavoir, tout s'y trouve sans confusion: et l'on peut y
+travailler, y laver, y faire toutes les choses nécessaires sans être
+gêné par le soleil, la neige ou la boue.
+
+Puisque je n'espère plus vous voir ici que dans un temps reculé, je vous
+dirai toute ma manière d'être: je vous décrirai toute mon habitation, et
+peut-être il y aura des instants où je me figurerai que vous la
+partagez, que nous examinons, que nous délibérons, que nous réformons.
+
+
+
+
+LETTRE LXXXIII
+
+DATX
+24 septembre, IX.
+
+
+J'attendais avec quelque impatience que vous eussiez fini vos courses:
+j'ai des choses nouvelles à vous dire.
+
+M. de Fonsalbe est ici. Il y est depuis cinq semaines, il y restera: sa
+femme y a été. Quoiqu'il ait passé des années sur les mers, c'est un
+homme égal et tranquille. Il ne joue pas, ne chasse pas, ne fume pas;
+il ne boit point; il n'a jamais dansé, il ne chante jamais; il n'est
+point triste, mais je crois qu'il l'a été beaucoup. Son front réunit les
+traits heureux du calme de l'âme, et les traits profonds du malheur. Son
+œil, qui n'exprime ordinairement qu'une sorte de repos et de
+découragement, est fait pour tout exprimer; sa tête a quelque chose
+d'extraordinaire; et au milieu de son calme habituel, si une idée
+grande, si un sentiment énergique vient l'éveiller, il prend, sans y
+penser, l'attitude muette du commandement. J'ai vu admirer un acteur qui
+disait fort bien le «Je le veux, je l'ordonne» de Néron; mais Fonsalbe
+le dit mieux.
+
+Je vous parle sans partialité: il n'est pas aussi égal intérieurement
+qu'au-dehors; mais s'il a le malheur, ou le défaut de ne pouvoir être
+heureux, il a trop de sens pour être mécontent. C'est lui qui achèvera
+de guérir mon impatience; car il a pris son parti, et de plus il m'a
+prouvé, sans réplique, que je devais prendre le mien. Il prétend que
+lorsque avec la santé on a une vie indépendante, et que l'on n'a que
+cela, il faut être un sot pour être heureux, et un fou pour être
+malheureux. D'après quoi vous sentez que je ne pouvais dire autre chose
+sinon que je n'étais ni heureux ni malheureux: je l'ai dit, et
+maintenant il faut que je m'arrange de manière à avoir dit vrai.
+
+Je commence pourtant à trouver quelque chose de plus que la vie
+indépendante et la santé. Fonsalbe sera un ami, et un ami dans ma
+solitude. Je ne dis pas un ami tel que nous l'entendions autrefois. Nous
+ne sommes plus dans un âge d'héroïsme. Il s'agit de passer doucement ses
+jours: les grandes choses ne me regardent pas. Je m'attache à trouver
+bon, vous dis-je, ce que ma destinée me donne: le beau moyen pour cela
+que de rêver l'amitié à la manière des Anciens! Laissons les amis selon
+l'antiquité, et les amis selon les villes. Imaginez un terme moyen. Que
+cela! direz-vous: et moi je vous dis que c'est beaucoup.
+
+J'ai encore une autre pensée: Fonsalbe a un fils et une fille. Mais
+j'attends, pour vous en dire davantage, que mon projet soit
+définitivement arrêté: d'ailleurs ceci tient à plusieurs détails qui
+vous sont encore inconnus, et dont je dois vous instruire. Fonsalbe m'a
+déjà dit que je pouvais vous parler de tout ce qui le concerne, et qu'il
+ne vous regardait point comme un tiers; seulement vous brûlerez les
+lettres.
+
+
+
+
+LETTRE LXXXIV
+
+DATX
+Saint-Maurice, 7 octobre, IX.
+
+
+Un Américain ami de Fonsalbe, vient de passer ici pour se rendre en
+Italie. Ils sont allés ensemble jusqu'à Saint-Branchier, au pied des
+montagnes. Je les accompagnai: je comptais m'arrêter à Saint-Maurice,
+mais j'ai continué jusqu'à la cascade de Pissevache, qui est entre cette
+ville et Martigni, et que j'avais vue autrefois seulement depuis la
+route.
+
+Là, j'ai attendu le retour de la voiture. Il faisait un temps agréable,
+l'air était calme et très doux: j'ai pris, tout habillé, un bain de
+vapeurs froides. Le volume d'eau est considérable, et sa chute a près de
+trois cents pieds. Je m'en approchai autant qu'il me parut possible; et
+en un moment, je fus mouillé comme si j'eusse été plongé dans l'eau.
+
+Je retrouvai pourtant quelque chose des anciennes impressions lorsque je
+fus assis dans la vapeur qui rejaillit vers les nues, au bruit si
+imposant de cette eau qui sort d'une glace muette et coule sans cesse
+d'une source immobile, qui se perd avec fracas sans jamais finir, qui se
+précipite pour creuser des abîmes, et qui semble tomber éternellement.
+Nos années et les siècles de l'homme descendent ainsi: nos jours
+s'échappent du silence, la nécessité les montre, ils glissent dans
+l'oubli. Le cours de leurs fantômes pressés s'écroule avec un bruit
+uniforme, et se dissipe en se répétant toujours. Il en reste une fumée
+qui monte, qui rétrograde, et dont les ombres déjà passées enveloppent
+cette chaîne inexplicable et inutile, monument perpétuel d'une force
+inconnue, expression bizarre et mystérieuse de l'énergie du monde.
+
+Je vous avoue qu'Imenstròm, et mes souvenirs, et mes habitudes, et mes
+projets d'enfant, mes arbres, mon cabinet, que tout ce qui a pu
+distraire mes affections, fut bien petit, bien misérable à mes yeux.
+Cette eau glaciale, active, pénétrante, et comme remplie de mouvement,
+ce fracas solennel d'un torrent qui tombe, ce nuage qui s'élance
+perpétuellement dans les airs, cette situation du corps et de la pensée,
+dissipa l'oubli où des années d'efforts parvenaient peut-être à me
+plonger.
+
+Séparé de tous les lieux par cette atmosphère d'eau et par ce bruit
+immense, je voyais tous les lieux devant moi, je ne me voyais plus dans
+aucun. Immobile, j'étais ému pourtant d'un mouvement extraordinaire. En
+sécurité au milieu des ruines menaçantes, j'étais comme englouti par les
+eaux et vivant dans l'abîme: j'avais quitté la terre, et je jugeais ma
+vie ridicule; elle me faisait pitié: un songe de la pensée remplaça ces
+jours puérils par des jours employés. Je vis plus distinctement que je
+ne les avais jamais vues, ces pages heureuses et éloignées du rouleau
+des temps. Les Moïse, les Lycurgue prouvèrent indirectement au monde
+leur possibilité: leur existence future m'a été prouvée dans les
+Alpes.......................
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+Quand les hommes des temps où il n'était pas ridicule d'être un homme
+extraordinaire, se retiraient dans une solitude profonde et dans les
+antres des montagnes, ce n'était pas seulement pour méditer les
+institutions qu'ils préparaient, on peut aussi penser chez soi, et s'il
+faut du silence, on peut le trouver dans une ville: ce n'était pas
+seulement pour en imposer aux peuples, un simple miracle de la _magie_
+eût été plutôt fait et n'eût pas eu moins de pouvoir sur les
+imaginations. Mais l'âme la moins assujettie n'échappe pas entièrement à
+l'empire de l'habitude, à cette conclusion si persuasive pour la foule
+et spécieuse pour le génie lui-même, à cet argument de la routine qui
+tire de l'état le plus ordinaire de l'homme, un témoignage naturel et
+une preuve de sa destination. Il faut se séparer des choses humaines non
+pas pour voir comment elles pourraient être autrement, mais pour oser le
+croire. On n'a pas besoin de cet isolement pour imaginer les moyens
+qu'on veut employer, mais pour en espérer le succès. On va dans la
+retraite, on y vit; l'habitude des choses anciennes s'affaiblit,
+l'extraordinaire est jugé sans partialité, il n'est plus romanesque: on
+y croit, on revient, on réussit.
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *[88]
+
+Je me rapprochai de la route avant le retour de Fonsalbe: j'étais très
+mouillé; il prétendit qu'on eût pu arriver jusqu'à l'endroit même de la
+chute sans cet inconvénient-là. C'est où je l'attendais; il réussit
+d'abord: mais la colonne d'eau qui s'élève était très mobile, quoiqu'il
+n'y eût aucun vent sensible dans la vallée. Nous allions nous retirer
+lorsque en une seconde il fut inondé; alors il se laissa entraîner, et
+je le menai à la place même où je m'étais assis: mais je craignais que
+les variations inopinées de la pression de l'air n'affectassent sa
+poitrine, bien moins forte que la mienne, nous nous retirâmes presque
+aussitôt. J'avais essayé en vain de m'en faire entendre autrement que
+par signes; mais lorsque nous fûmes éloignés de plusieurs toises, je lui
+demandai avant que son étonnement cessât, ce que devenaient dans une
+semblable situation les petites habitudes de l'homme, et même ses
+affections les plus puissantes et les passions qu'il croit indomptables.
+
+Nous nous promenions, allant et revenant de la cascade à la route. Nous
+convînmes que l'homme le plus fortement organisé peut n'avoir aucune
+passion positive, malgré son aptitude à toutes; et qu'il y eut plusieurs
+fois de tels hommes, soit parmi les maîtres des peuples, soit parmi les
+mages, les gymnosophistes ou les sages, soit parmi les fidèles vrais et
+persuadés de certaines religions, comme l'islamisme ou le christianisme.
+
+L'homme supérieur a toutes les facultés de l'homme; il peut éprouver
+toutes les affections humaines; il s'arrête aux plus grandes de celles
+que sa destinée lui donne. Celui qui fait céder de grandes pensées à des
+idées petites ou personnelles; celui qui ayant à faire ou à décider des
+choses importantes, est ému par de petites affections et des intérêts
+misérables, n'est pas un homme supérieur.
+
+L'homme supérieur voit toujours au-delà de ce qu'il est et de ce qu'il
+fait; loin de rester derrière sa destinée, il devance toujours ce
+qu'elle peut lui permettre: et ce mouvement naturel de son âme, n'est
+point la passion du pouvoir et des grandeurs. Il est au-dessus des
+grandeurs et du pouvoir: il aime ce qui est utile, noble et juste; il
+aime ce qui est beau. Il reçoit la puissance parce qu'il en faut pour
+établir ce qui est utile et beau: mais il aimerait une vie simple, parce
+qu'une vie simple peut être pure et belle. Il fait quelquefois ce que
+les passions humaines peuvent faire; mais il y a dans lui une chose
+impossible, c'est qu'il le fasse par passion. Non seulement l'homme
+supérieur, le véritable homme d'Etat n'est point passionné pour les
+femmes, n'aime point le jeu, n'aime point le vin: mais je prétends qu'il
+n'est pas même ambitieux. Quand il fait comme ces êtres nés pour le
+regarder avec surprise, il ne le fait point par les mobiles qu'ils
+connaissent. Il n'est ni défiant, ni confiant; ni dissimulé, ni ouvert;
+ni reconnaissant, ni ingrat; il n'est rien de tout cela: son cœur
+attend, son intelligence conduit. Pendant qu'il est à sa place, il
+marche à sa fin qui est l'ordre en grand, et une amélioration du sort
+des hommes. Il voit, il veut, il fait. Il est juste et absolu. Celui
+dont on peut dire, il a tel faible ou tel penchant, est un homme comme
+les autres. Mais l'homme né pour gouverner, gouverne: il est le maître,
+et n'est rien autre chose.
+
+
+
+
+LETTRE LXXXV
+
+DATX
+Im., 12 octobre, IX.
+
+
+Je le craignais aussi, il était naturel de penser que cette sorte de
+mollesse où mon ennui m'a jeté, deviendrait bientôt une habitude presque
+insurmontable: mais quand j'y ai songé davantage, j'ai cru voir que je
+n'avais rien à en craindre, que le mal était déjà dans moi, et qu'il me
+serait toujours trop naturel d'être ainsi dans des circonstances
+semblables aux circonstances présentes. J'ai cru voir de même que dans
+une autre situation j'aurais toujours un autre caractère. La manière
+dont je végète dans l'ordre de choses où je me trouve n'aura aucune
+influence sur celle que je prendrais si les temps venaient à me
+prescrire autant d'activité que maintenant ils en demandent peu de moi.
+Que me servirait de vouloir rester debout à l'heure du repos, ou vivant
+dans ma tombe? Un homme laborieux et qui ne veut point perdre le jour,
+doit-il pour cela se refuser au sommeil de la nuit? Ma nuit est trop
+longue à la vérité: mais est-ce ma faute si les jours sont courts, si
+les nuits sont ténébreuses dans la saison où je suis né? Je veux, comme
+un autre, me montrer au-dehors quand l'été viendra; en attendant je dors
+auprès du feu pendant les frimas. Je crois que Fonsalbe devient dormeur
+comme moi. C'est une bizarrerie bien digne de la misère de l'homme, que
+notre manière triste et tranquille dans la plus belle retraite d'un si
+beau pays, et dans l'aisance au milieu de quelques infortunés plus
+contents que nous ne le serons jamais.
+
+Il faut que je vous apprenne quelque chose de nos manies, vous trouverez
+qu'habituellement notre langueur n'a rien d'amer. Il est inutile de vous
+dire que je n'ai point une nombreuse livrée: à la campagne et dans notre
+manière de vivre, les domestiques ont leurs occupations; les cordons
+pourraient aller dix fois avant que personne vînt. J'ai cherché la
+commodité et non l'appareil: j'ai d'ailleurs évité les dépenses sans
+but; et j'aime autant me fatiguer moi-même à verser de l'eau d'une
+carafe dans un verre, que de sonner pour qu'un laquais vigoureux accoure
+le faire depuis l'extrémité de la maison. Comme Fonsalbe et moi nous ne
+faisons guère un mouvement l'un sans l'autre, un cordon communique de
+sa chambre à coucher à la mienne, et à mon cabinet. La manière de le
+tirer varie: nous nous avertissons ainsi, non pas selon le besoin, mais
+selon nos fantaisies; en sorte que le cordon va très souvent.
+
+Plus ces fantaisies sont burlesques, plus elles nous amusent. Ce sont
+les jouets de notre oisiveté: nous sommes princes en ceci; et, sans
+avoir d'Etats à gouverner, nous suivons des caprices un peu bouffons.
+Nous croyons, comme eux, que c'est toujours quelque chose que d'avoir
+ri; avec cette différence néanmoins que notre rire ne mortifiera
+personne. Quelquefois une puérilité nous arrête pendant que nous
+comptons les mondes avec Lambert: quelquefois, encore remplis de
+l'enthousiasme de Pindare, nous nous amusons de la démarche imposante
+d'un poulet d'Inde, ou des manières athlétiques de deux matous épris
+d'amour qui se disputent leur héroïne.
+
+Depuis quelque temps nous nous sommes avisés de convenir que celui qui
+serait une demi-heure sans pouvoir se rendormir, éveillerait l'autre
+afin qu'il eût aussi son heure de patience; et que celui qui ferait un
+songe bien comique, ou de nature à produire une émotion forte, en
+avertirait aussitôt, afin que le lendemain en prenant le thé on
+l'expliquât selon l'antique science secrète.
+
+Je puis maintenant me jouer un peu avec le sommeil: je commence à le
+retrouver depuis que j'ai renoncé au café, depuis que je ne prends de
+thé que fort modérément et que je le remplace quelquefois par de la
+groseille, du petit-lait, ou simplement par un verre d'eau. Je dormais
+sans m'en apercevoir pour ainsi dire, et sans repos comme sans
+jouissance. En m'endormant et en m'éveillant, j'étais absolument le même
+qu'au milieu du jour; mais à présent j'obtiens, pendant quelques
+minutes, ce sentiment des progrès du sommeil, cet affaiblissement
+voluptueux qui annonce l'oubli de la vie, et dont le retour journalier
+la rend supportable aux malheureux en la suspendant, en la divisant sans
+cesse. Alors on est bien au lit, même Lorsqu'on n'y dort point. Vers le
+matin je me mets sur l'estomac. Je ne dors pas, je ne suis pas éveillé;
+je suis bien. C'est alors que je rêve en paix. Dans ces moments de
+calme, j'aime à voir la vie; il me semble alors qu'elle m'est étrangère;
+je n'y ai point de rôle. Ce qui m'arrête surtout maintenant, c'est le
+fracas des moyens et le néant des résultats; cet immense travail des
+êtres, et cette fin incertaine, stérile et peut-être contradictoire, ou
+ces fins opposées et vaines. La mousse mûrit sur la roche battue des
+flots; mais son fruit périra. La violette fleurit inutile sous le
+buisson du désert. Ainsi l'homme désire, et mourra. Il naît au hasard,
+il s'essaie sans but, il lutte sans objet, il sent et pense en vain, il
+passe sans avoir vécu; et celui qui obtient de vivre, passera aussi.
+César a gagné cinquante batailles, il a vaincu la terre; il a passé.
+Mahomet, Pythagore ont passé. Le cèdre qui ombrageait les troupeaux a
+passé comme le gramen que les troupeaux foulaient.
+
+Plus on cherche à voir, plus on se plonge dans la nuit. Tous agissent
+pour se conserver et se reproduire: la fin de leurs actions est visible;
+comment celle de leur être ne l'est-elle point? L'animal a les organes,
+les forces, l'industrie pour subsister et se perpétuer: il agit pour
+vivre et il vit: il agit pour se reproduire, et il se reproduit. Mais
+pourquoi vivre; pourquoi se perpétuer? Je n'entends rien à cela. La bête
+broute et meurt: l'homme mange, et meurt. Un matin je songeais à tout ce
+qu'il fait avant de mourir; j'eus tellement besoin de rire que je tirai
+deux fois le cordon; mais en déjeunant nous ne pûmes jamais rire: ce
+jour-là Fonsalbe s'imagina de trouver du sérieux dans les arts, dans la
+gloire, dans les hautes sciences, dans la métaphysique des trinités, je
+ne sais quoi encore dans quoi. Depuis ce déjeuner, j'ai remis sur ma
+table _De l'esprit des choses_, et j'en ai lu un volume presque entier.
+
+Je vous avoue que ce système de la réparation du monde ne me choque
+point du tout. Il n'est pas moderne, mais cela ne peut lui donner que
+plus d'autorité. Il est grand, il est spécieux: l'auteur est entré dans
+ses profondeurs; et j'ai pris le parti de lui savoir gré de l'extrême
+obscurité des termes, on en sera d'autant moins frappé de celle des
+choses. Je croirais volontiers que cette hypothèse d'une dégradation
+fortuite, et d'une lente régénération; d'une force qui vivifie, qui
+élève, qui subtilise, et d'une autre qui corrompt et qui dégrade, n'est
+pas le moins plausible de nos rêves sur la nature des choses. Je
+voudrais seulement qu'on nous dît comment s'est faite, ou du moins
+comment s'est dû faire cette grande révolution; pourquoi le monde
+échappa ainsi à l'Eternel; comment il s'est pu qu'il le permît, ou qu'il
+ne pût pas l'empêcher; et quelle force étrangère à sa puissance
+universelle, a produit l'universel cataclysme? Ce système expliquera
+tout, excepté la principale difficulté; mais le dogme oriental des Deux
+Principes était plus clair.
+
+Quoi qu'il en puisse être sur une question si peu faite pour l'habitant
+de la terre, je ne connais rien qui rende mieux raison du phénomène
+perpétuel dont tous les accidents accablent notre intelligence, et
+déconcertent notre curieuse avidité. Nous voyons tous les individus
+s'agglomérer et se propager en espèces, pour marcher avec une force
+multipliée et continue vers je ne sais quel but dont ils sont repoussés
+sans cesse. Une industrie céleste produit sans relâche, et par des
+moyens infinis. Un principe d'inertie, une force morte résiste
+froidement; elle éteint, elle détruit en masse. Tous les agents
+particuliers sont passifs: ils tendent néanmoins avec ardeur vers ce
+qu'ils ne sauraient soupçonner; et le but de cette tendance générale,
+inconnu d'eux, paraît l'être nécessairement de tout ce qui existe. Non
+seulement le système des êtres semble plein de contrastes dans les
+moyens, et d'oppositions dans les produits; mais la force qui le meut
+paraît vague, inquiète, énervée ou balancée par une force
+indéfinissable; la nature paraît empêchée dans sa marche, et comme
+embarrassée et incertaine.
+
+Nous croirons discerner une lueur dans l'abîme, si nous entrevoyons les
+mondes comme des sphères d'activité, comme des ateliers de régénération
+où la matière travaillée graduellement et subtilisée par un principe de
+vie, doit passer de l'état passif et brut, à ce point d'élaboration, de
+ténuité, qui la rendra enfin susceptible d'être imprégnée de feu, et
+pénétrée de lumière. Elle sera employée par l'intelligence, non plus
+comme des matériaux informes, mais comme un instrument perfectionné,
+puis comme un agent direct, et enfin comme une partie essentielle de
+l'être unique, qui alors deviendra vraiment universel et vraiment un.
+
+Le bœuf est fort et puissant; il ne le sait même pas: il absorbe une
+multitude de végétaux, il dévore un pré; quel grand avantage en va-t-il
+retirer? Il rumine, il végète pesamment dans l'étable où l'enferme un
+homme triste, pesant, inutile comme lui. L'homme le tuera, il le
+mangera, il n'en sera pas mieux; et après que le bœuf sera mort, l'homme
+mourra. Que restera-t-il de tous deux? un peu d'engrais qui produira des
+herbes nouvelles, et un peu d'herbe qui nourrira des chairs nouvelles.
+Quelle vaine et muette vicissitude de vie et de mort! quel froid
+univers! Et comment est-il bon qu'il soit au lieu de n'être pas?
+
+Mais si cette fermentation silencieuse et terrible qui semble ne
+produire que pour immoler, ne faire que pour que l'on ait été, ne
+montrer les germes que pour les dissiper, ou n'accorder le sentiment de
+la vie que pour donner le frémissement de la mort; si cette force qui
+meut dans les ténèbres la matière éternelle, lance quelques lueurs pour
+essayer la lumière; si cette puissance qui combat le repos et qui promet
+la vie, broie et pulvérise son œuvre afin de la préparer pour un grand
+dessein; si ce monde où nous paraissons n'est que l'essai du monde; si
+ce qui est, ne fait qu'annoncer ce qui doit être; cette surprise que le
+mal visible excite en nous ne paraît-elle pas expliquée? Le présent
+travaille pour l'avenir; l'arrangement du monde est que le monde actuel
+soit consumé; ce grand sacrifice était nécessaire, et n'est grand qu'à
+nos yeux. Nous passons dans l'heure du désastre, mais il le fallait; et
+l'histoire des êtres d'aujourd'hui est dans ce seul mot, ils ont vécu.
+L'ordre fécond et invariable sera le produit de la crise laborieuse qui
+nous anéantit: l'œuvre est déjà commencée; et les siècles de vie
+subsisteront quand nous, nos plaintes, notre espérance et nos systèmes
+auront à jamais passé.
+
+Voilà ce que les Anciens pressentaient: ils conservaient le sentiment de
+la détresse de la terre. Cette idée vaste et profonde a produit les
+institutions des premiers âges; elles durèrent dans la mémoire des
+peuples comme le grand monument d'une mélancolie sublime. Mais des
+hordes restées barbares, et des hordes formées par quelques fugitifs qui
+avaient oublié les traditions antiques en errant dans leurs forêts, des
+Pélasges, des Scythes, des Scandinaves ont répandu les dogmes gothiques,
+les fictions des versificateurs, et la fausse magie[89] des sauvages:
+alors l'histoire des choses en est devenue l'énigme jusqu'au jour où un
+homme étonnant qui a trop peu vécu, s'est mis à déchirer quelque partie
+du voile étendu par les barbares[90].
+
+Ensuite je fais un mouvement qui me distrait, je change d'attitude, et
+je ne revois plus rien de tout cela.
+
+D'autres fois je me trouve dans une situation indéfinissable; je ne dors
+ni ne veille, et cette incertitude me plaît beaucoup. J'aime à mêler, à
+confondre les idées du jour et celles du sommeil. Souvent il me reste un
+peu de l'agitation douce que laisse un songe animé, effrayant,
+singulier, rempli de ces rapports mystérieux et de cette incohérence
+pittoresque qui amusent l'imagination.
+
+Le génie de l'homme éveillé n'atteindrait pas ce que lui présentent les
+caprices de la nuit. Il y a quelque temps que je vis une éruption de
+volcans; mais jamais l'horreur des volcans ne fut aussi grande, aussi
+épouvantable et aussi belle. Je voyais depuis un lieu élevé; j'étais, je
+crois, à la fenêtre d'un palais, et plusieurs personnes étaient auprès
+de moi. C'était pendant la nuit, mais elle était éclairée. La Lune et
+Saturne paraissaient dans le ciel, entre des nuages épars, et entraînés
+rapidement quoique tout le reste fût calme. Saturne était près de la
+Terre; il paraissait plus grand que la Lune, et son anneau, blanc comme
+le métal que le feu va mettre en fusion, éclairait la plaine immense
+cultivée et peuplée. Une longue chaîne, très éloignée, mais bien
+visible, de monts neigeux, élevés, uniformes, réunissait la plaine et
+les cieux. J'examinais; un vent terrible passe sur la campagne, enlève
+et dissipe culture, habitations, forêts; et en deux secondes ne laisse
+qu'un désert de sable aride, rouge et comme embrasé par un feu
+intérieur. Alors l'anneau de Saturne se détache, il glisse dans les
+cieux, il descend avec une rapidité sinistre, il va toucher la haute
+cime des neiges; et en même temps elles sont agitées et comme
+travaillées dans leurs bases, elles s'élèvent, s'ébranlent et roulent
+sans changer, comme les vagues énormes d'une mer que le tremblement du
+globe entier soulèverait. Après quelques instants, des feux vomis du
+sommet de ces ondes blanches retombent des cieux où ils se sont élancés,
+et coulent en fleuves brûlants. Les monts étaient pâles et embrasés
+selon qu'ils s'élevaient ou s'abaissaient dans leur mouvement lugubre;
+et ce grand désastre s'accomplissait au milieu du silence plus lugubre
+encore.
+
+Vous pensez sans doute que dans cette ruine de la terre, je m'éveillai
+plein d'horreur avant la catastrophe: mais mon songe n'a pas fini selon
+les règles. Je ne m'éveillai point, les feux cessèrent, l'on se trouva
+dans un grand calme: la nuit était obscure; on ferma les fenêtres, on se
+mit à jaser dans le salon, nous parlâmes du feu d'artifice, et mon rêve
+continua.
+
+J'entends dire et répéter que nos rêves dépendent de ce dont nous avons
+été frappés les jours précédents. Je crois bien que nos rêves, ainsi que
+toutes nos idées et nos sensations, ne sont composés que de parties déjà
+familières et dont nous avons fait l'épreuve. Mais je pense que ce
+composé n'a souvent pas d'autre rapport avec le passé. Tout ce que nous
+imaginons ne peut être formé que de ce qui est; mais nous rêvons, comme
+nous imaginons, des choses nouvelles, et qui n'ont souvent avec ce que
+nous avons vu précédemment, aucun rapport que nous puissions découvrir.
+Quelques-uns de ces rêves reviennent constamment de la même manière, et
+semblables dans plusieurs de leurs moindres détails, sans que nous y
+pensions durant l'intervalle qui s'écoule entre leurs diverses époques.
+J'ai vu en songe des sites plus beaux que tous ceux des Alpes, plus
+beaux que ceux que j'aurais pu imaginer, et je les ai vus toujours les
+mêmes. Dès mon enfance je me suis trouvé, en rêve, auprès d'une des
+premières villes de l'Europe. L'aspect du pays différait essentiellement
+de celui des terres qui environnent réellement cette capitale que je
+n'ai jamais vue: et toutes les fois que j'ai rêvé qu'étant en voyage,
+j'approchais de cette ville, j'ai toujours trouvé le pays tel que je
+l'avais rêvé la première fois, et non pas tel que je le sais être.
+
+Douze ou quinze fois peut-être, j'ai vu en rêve un lieu de la Suisse que
+je connaissais déjà avant le premier de ces rêves: et néanmoins, quand
+j'y passe ainsi en songe, je le vois toujours très différent de ce qu'il
+est réellement, et toujours le même que je l'ai rêvé la première fois.
+
+Il y a plusieurs semaines que j'ai vu une vallée délicieuse, si
+parfaitement disposée selon mes goûts, que je doute qu'il en existe de
+semblables. La nuit dernière je l'ai vue encore: et j'y ai trouvé de
+plus un vieillard, tout seul, qui mangeait de mauvais pain à la porte
+d'une petite cabane fort misérable. «Je vous attendais, m'a-t-il dit, je
+savais que vous deviez venir; dans quelques jours je n'y serai plus, et
+vous trouverez ici du changement.» Ensuite nous avons été sur le lac,
+dans un petit bateau qu'il a fait tourner en se jetant dans l'eau.
+J'allai au fond; je me noyais, et je m'éveillai.
+
+Fonsalbe prétend qu'un tel rêve doit être prophétique, et que je verrai
+un lac et une vallée semblables. Afin que le songe s'accomplisse, nous
+avons arrêté que si je trouve jamais un pareil lieu, j'irai sur l'eau,
+pourvu que le bateau soit bien construit, que le temps soit calme, et
+qu'il n'y ait point de vieillard.
+
+
+
+
+LETTRE LXXXVI
+
+DATX
+Im., 16 novembre, IX.
+
+
+Vous avez très bien deviné ce que je n'avais fait que laisser entrevoir.
+Vous en concluez que déjà je me regarde comme un célibataire: et j'avoue
+que celui qui se regarde comme destiné à l'être, est bien près de s'y
+résoudre.
+
+Puisque la vie se trouve sans mouvement quand on lui ôte ses plus
+honnêtes mensonges, je crois avec vous, que l'on peut perdre plus qu'on
+ne gagne à se tenir trop sur la défensive, à se refuser à ce lien
+hasardeux qui promet tant de délices, qui occasionne tant d'amertumes.
+Sans lui la vie domestique est vide et froide, surtout pour l'homme
+sédentaire. Heureux celui qui ne vit pas seul, et qui n'a pas à gémir de
+ne point vivre seul!
+
+Je ne vois rien que l'on puisse de bonne foi nier ou combattre dans ce
+que vous dites en faveur du mariage. Ce que je vous objecterai, c'est ce
+dont vous ne parlez pas.
+
+On doit se marier, cela est prouvé: mais ce qui est devoir sous un
+rapport, peut devenir folie, bêtise ou crime sous un autre. Il n'est pas
+si facile de concilier les divers principes de notre conduite. On sait
+que le célibat en général est un mal: mais que l'on puisse en blâmer tel
+ou tel particulier, c'est une question très différente. Je me défends,
+il est vrai, ce que je dis tend à m'excuser moi-même; mais qu'importe
+que cette cause soit la mienne, si elle est bonne. Je ne veux faire en
+sa faveur qu'une observation dont la justesse me paraît évidente: et je
+suis bien aise de vous la faire à vous qui m'auriez volontiers contesté,
+un certain soir, l'extrême besoin d'une réforme pour mettre de l'unité,
+de l'accord, de la simplicité dans les règles de nos devoirs; à vous qui
+m'avez accusé d'exagération lorsque j'avançais qu'il est plus difficile
+et plus rare d'avoir assez de discernement pour connaître le devoir, que
+de trouver assez de forces pour le suivre. Vous aviez pour vous de
+grandes autorités anciennes et modernes: j'en avais d'aussi grandes; et
+de très bonnes intentions peuvent avoir trompé sur cela les Solon, les
+Cicéron, et d'autres encore.
+
+L'on suppose que notre code moral est fait. Il n'y a donc plus qu'à dire
+aux hommes: suivez-le; si vous étiez de bonne foi, vous seriez toujours
+justes[91]. Mais moi, j'ai le malheur de prétendre que ce code est
+encore à faire: je me mets au nombre de ceux qui y voient des
+contradictions, principes de fréquentes incertitudes, et qui plaignent
+les hommes justes plus embarrassés dans le choix que faibles dans
+l'exécution. J'ai vu des circonstances où je défie l'homme le plus
+inaccessible à toute considération personnelle de prononcer sans douter,
+et où le moraliste le plus exercé ne prononcera jamais aussi vite qu'il
+est souvent nécessaire d'agir.
+
+Mais de tous ces cas difficiles, je n'en veux qu'un; c'est celui dont
+j'ai à me disculper, et j'y reviens. Il faut rendre une femme heureuse,
+et préparer le bonheur de ses enfants: il faut donc avant tout
+s'arranger de manière à avoir la certitude, ou du moins la probabilité
+de le pouvoir. On doit encore à soi-même et à ses autres devoirs futurs
+de se ménager la faculté de les remplir, et par conséquent la
+probabilité d'être dans une situation qui nous le permette, et qui nous
+donne au moins la partie du bonheur nécessaire à l'emploi de la vie.
+C'est autant une faute qu'une imprudence de prendre une femme qui
+remplira nos jours de désordre, de dégoûts ou d'opprobre; d'en prendre
+une qu'il faudra chasser ou abandonner; ou une avec qui tout bonheur
+mutuel sera impossible. C'est une faute de donner la naissance à des
+êtres pour qui on ne pourra probablement rien. Il fallait être à peu
+près assuré, sinon de leur laisser un sort indépendant, du moins de leur
+donner les avantages moraux de l'éducation, et les moyens de faire
+quelque chose, de remplir dans la société un rôle qui ne soit ni
+misérable ni déshonnête.
+
+Vous pouvez, en route, ne point choisir votre gîte, et considérer comme
+supportable l'auberge que vous rencontrez. Mais vous choisirez au moins
+votre domicile; vous ne vous fixerez pas pour la vie, vous n'acquerrez
+pas un domaine sans avoir examiné s'il vous convient. Vous ne ferez donc
+pas, au hasard, un choix plus important encore, et par lui-même, et
+parce qu'il est irrévocable.
+
+Sans doute il ne faut pas aspirer à une perfection absolue ou
+chimérique: il ne faut pas chercher dans les autres ce qu'on n'oserait
+prétendre leur offrir soi-même, et juger ce qui se présente avec assez
+de sévérité pour ne jamais atteindre ce qu'on cherche. Mais
+approuverons-nous l'homme impatient qui se jette dans les bras du
+premier venu, et qui sera forcé de rompre dans trois mois avec l'ami si
+inconsidérément choisi, ou de s'interdire toute sa vie une amitié réelle
+pour en conserver une fausse.
+
+Ces difficultés dans le mariage ne sont pas les mêmes pour tous; elles
+sont en quelque sorte particulières à une certaine classe d'hommes, et
+dans cette classe elles sont fréquentes et grandes. On répond du sort
+d'autrui; on est assujetti à des considérations multipliées; et il peut
+arriver que les circonstances ne permettent aucun choix raisonnable
+jusqu'à l'âge de n'en plus espérer.
+
+
+
+
+LETTRE LXXXVII
+
+DATX
+20 novembre, IX.
+
+
+Que la vie est mélangée: que l'art de s'y conduire est difficile! que de
+chagrins pour avoir bien fait: que de désordres pour avoir tout sacrifié
+à l'ordre: que de trouble pour avoir voulu tout régler quand notre
+destinée ne voulait point de règle!
+
+Vous ne savez trop ce que je veux vous dire avec ce préambule; mais,
+occupé de Fonsalbe, plein de l'idée de ses ennuis, de ce qui lui est
+arrivé, de ce qui devait lui arriver, de ce que je sais, de ce qu'il m'a
+appris, je vois un abîme d'injustices, de dégoûts, de regrets; et, ce
+qui est plus déplorable, dans cette suite de misères je ne vois rien
+d'étonnant, et rien qui lui soit particulier. Si tous les secrets
+étaient connus, si l'on voyait dans l'endroit caché des cœurs l'amertume
+qui les ronge, tous ces hommes contents, ces maisons agréables, ces
+cercles légers ne seraient plus qu'une multitude d'infortunés rongeant
+le frein qui les comprime, et dévorant la lie épaisse de ce calice de
+douleurs dont ils ne verront point le fond. Ils voilent toutes leurs
+peines; ils élèvent leurs fausses joies, ils s'agitent pour les faire
+briller à ces yeux jaloux toujours ouverts sur autrui. Ils se placent
+dans le point de vue favorable, afin que cette larme qui reste dans leur
+œil, lui donne un éclat apparent, et soit enviée de loin comme
+l'expression du plaisir. La vanité sociale est de paraître heureux.
+Tout homme se prétend seul à plaindre dans tout, et s'arrange de manière
+à être félicité de tout. S'il parle au confident de ses peines, son œil,
+sa bouche, son attitude, tout est douleur; malgré la force de son
+caractère, de profonds soupirs accusent sa destinée lamentable, et sa
+démarche est celle d'un homme qui n'a plus qu'à mourir. Des étrangers
+entrent; sa tête s'affermit, son sourcil s'élève, son œil se fixe, il
+fait entendre que les revers ne sauraient l'atteindre, qu'il se joue du
+sort, qu'il peut payer tous les plaisirs; il n'est pas jusqu'à sa
+cravate qui ne se trouve aussitôt disposée d'une manière plus heureuse;
+et il marche comme un homme que le bonheur agite, et qui cède aux grands
+desseins de sa destinée.
+
+Cette vaine montre, cette manie des beaux dehors n'est ignorée que des
+sots; et pourtant presque tous les hommes en sont dupes. La fête où vous
+n'êtes pas vous paraît un plaisir, au moment même où celle qui vous
+occupe n'est qu'un fardeau de plus. Il jouit de cent choses!
+dites-vous.--Ne jouissez-vous pas de ces mêmes choses, et de beaucoup
+d'autres peut-être?--Je parais en jouir, mais ...--Homme trompé! ces mais
+ne sont-ils pas aussi pour lui? Tous ces heureux se montrent avec leur
+visage des fêtes, comme le peuple sort avec l'habit des dimanches. La
+misère reste dans les greniers et dans les cabinets. La joie ou la
+patience sont sur ces lèvres qu'on observe; le découragement, les
+douleurs, la rage des passions et de l'ennui sont au fond des cœurs
+ulcérés. Dans cette grande population, tout l'extérieur est préparé, il
+est brillant ou supportable; l'intérieur est affreux. C'est à ces
+conditions que nous avons obtenu d'espérer. Si nous ne pensions pas que
+les autres sont mieux; et qu'ainsi nous pourrons être mieux nous-mêmes,
+qui de nous traînerait jusqu'au bout ses jours imbéciles?
+
+Plein d'un projet beau, raisonné, mais un peu romanesque, Fonsalbe
+partit pour l'Amérique espagnole. Il fut retenu à la Martinique par un
+incident assez bizarre qui paraissait devoir être de peu de durée, et
+qui eut pourtant de longues suites. Forcé d'abandonner enfin ses
+desseins, il allait repasser la mer, et n'en attendait que l'occasion.
+Un parent éloigné chez qui il avait demeuré pendant tout son séjour aux
+Antilles, tombe malade, et meurt au bout de peu de jours. Il lui fait
+entendre en mourant, que sa consolation serait de lui laisser sa fille,
+dont il croyait faire le bonheur en la lui donnant. F*** qui n'avait
+nullement pensé à elle, lui objecte qu'ayant vécu plus de six mois dans
+la même maison sans avoir formé avec elle aucune liaison particulière,
+il lui était sans doute, et lui resterait indifférent. Le père insiste,
+il lui apprend que sa fille était portée à l'aimer, et qu'elle le lui
+avait dit en refusant de contracter un autre mariage. F*** n'objecte
+plus rien, il hésite; il met à la place de ses projets renversés, celui
+de remplir doucement et honnêtement le rôle d'une vie obscure, de rendre
+une femme heureuse, et d'avoir de bonne heure des enfants, afin de les
+former: il songe que les défauts de celle qu'on lui propose sont ceux de
+l'éducation, et que ses qualités sont naturelles; il se décide; il
+promet. Le père meurt: quelques mois se passent: son fils et sa fille se
+préparaient à diviser le bien qu'il leur avait laissé. On était en
+guerre; des vaisseaux ennemis croisent devant l'île; on s'attend à un
+débarquement. Sous ce prétexte, le futur beau-frère de F*** dispose
+tout, comme pour se retirer subitement lorsqu'il le faudrait, et se
+mettre en sûreté; mais pendant la nuit, il se rend à la flotte avec tous
+les nègres de l'habitation, emportant ce qui pouvait être emporté. On a
+su depuis qu'il s'était établi dans une île anglaise, où son sort ne fut
+pas heureux.
+
+Sa sœur ainsi dépouillée, parut craindre que F*** ne l'abandonnât malgré
+sa promesse. Alors il précipita son mariage pour lequel il eût attendu
+le consentement de sa famille: mais ce soupçon, auquel il ne daigna
+faire aucune autre réponse, n'était pas propre à augmenter son estime
+pour une femme qu'il prit ainsi sans en avoir ni bonne ni mauvaise
+opinion, et sans autre attachement que celui d'une amitié ordinaire.
+
+Une union sans amour peut fort bien être heureuse. Mais les caractères
+se convenaient peu; ils se convenaient pourtant en quelque chose; et
+c'est dans un semblable cas que l'amour serait bon, je pense, pour les
+rapprocher tout à fait. La raison était peut-être une ressource
+suffisante; mais la raison n'agit pleinement qu'au sein de l'ordre: la
+fortune s'opposa à une vie suivie et réglée..............
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+On ne vit qu'une fois: on tient à son système quand il est en même temps
+celui de la raison, et celui du cœur: on croit devoir hasarder le bien
+qu'on ne pourra jamais faire si on attend des certitudes. Je ne sais si
+vous verrez de même: mais je sens que F*** a bien fait; il en a été
+puni, il devait l'être; a-t-il donc mal fait pour cela? Si on ne vit
+qu'une fois ... Devoir réel, seule consolation d'une vie fugitive! sainte
+morale! sagesse du cœur de l'homme! il n'a point manqué à vos lois. Il a
+laissé certaines idées d'un jour, il a oublié nos petites règles:
+l'habitué du coin, le législateur du quartier le condamneraient; mais
+ces hommes de l'antiquité que trente siècles vénérèrent, ces hommes
+justes et grands, ils auraient fait, ils ont fait comme lui...........
+
+ * * * * *
+
+Plus je connais Fonsalbe, plus je vois que nous resterons ensemble. Nous
+l'avons décidé ainsi; la nature des choses l'avait décidé avant nous: je
+suis heureux qu'il n'ait pas d'état. Il tiendra ici votre place, autant
+qu'un ami nouveau peut remplacer un ami de vingt années, autant que je
+pourrai trouver dans mon sort une ombre de nos anciens songes.
+
+L'intimité entre F*** et moi devance le progrès du temps, et elle a déjà
+le caractère vénérable de l'ancienneté. Sa confiance n'a point de
+bornes; et comme c'est un homme très discret et naturellement réservé,
+vous jugez si j'en sens le prix. Je lui dois beaucoup: ma vie est un peu
+moins inutile, et elle deviendra tranquille malgré ce poids intérieur
+qu'il peut me faire oublier quelquefois, mais qu'il ne saurait lever. Il
+a rendu à mes déserts quelque chose de leur beauté heureuse, et du
+_romantisme_ de leurs sites _alpestres_: un infortuné, un ami y trouve
+des heures assez douces qu'il n'avait pas connues. Nous nous promenons,
+nous jasons, nous allons au hasard; nous sommes bien quand nous sommes
+ensemble. Je vois tous les jours davantage quels cœurs une destinée
+contraire peut cacher parmi les hommes qui ne les connaissent pas, et
+dans un ordre de choses où ils se chercheraient vainement eux-mêmes.
+
+Fonsalbe a vécu tristement dans de perpétuelles inquiétudes, et sans
+jouir de rien: il a deux ou trois ans de plus que moi; il sent que la
+vie s'écoule. Je lui disais: le passé est plus étranger pour nous que
+l'existence d'un inconnu, il n'en reste rien de réel: les souvenirs
+qu'il laisse sont trop vains pour être comptés comme des biens ou des
+maux par un homme sage. Quel fondement peuvent avoir les plaintes ou les
+regrets de ce qui n'est plus? Si vous eussiez été le plus heureux des
+hommes, le jour présent serait-il meilleur? Si vous eussiez souffert
+des maux affreux ... Il me laissait dire, mais je m'arrêtai moi-même. Je
+sentis que s'il eût passé dix années dans un caveau humide, sa santé en
+fût restée altérée; que les peines morales peuvent aussi laisser des
+impressions ineffaçables; et que quand un homme sensé se plaint des
+malheurs qu'il paraît ne plus éprouver, c'est leurs suites et leurs
+conséquences diverses qu'il déplore.
+
+Quand on a volontairement laissé échapper l'occasion de bien faire, on
+ne la retrouve ordinairement pas: et c'est ainsi qu'est punie la
+négligence de ceux dont la nature était de faire le bien, mais que
+retiennent les considérations du moment, ou les intérêts de leurs
+passions. Quelques-uns de nous joignent à cette disposition naturelle la
+volonté raisonnée de la suivre, et l'habitude de faire taire toute
+passion contraire; leur unique intention, leur premier désir est de
+jouer bien en tout le rôle d'homme, et d'exécuter ce qu'ils jugent être
+bon: verront-ils sans regret s'éloigner d'eux toute possibilité de faire
+bien ces choses qu'on ne peut faire qu'une fois; ces choses qui
+n'appartiennent qu'à la vie privée, mais qui sont importantes parce que
+très peu d'hommes songent réellement à les bien faire.
+
+Ce n'est pas une partie de la vie aussi peu étendue, aussi secondaire
+qu'on le pense, de faire pour sa femme non pas seulement ce que le
+devoir prescrit, mais ce qu'une raison éclairée conseille, et même tout
+ce qu'elle permet. Bien des hommes remplissent avec honneur de grandes
+fonctions publiques, qui n'eussent pas su agir dans leur intérieur,
+comme F*** eût fait s'il eût eu une femme d'un esprit juste et d'un
+caractère sûr, une femme qui fût ce qu'il fallait pour qu'il suivît sa
+pensée.
+
+Les plaisirs de la confiance et de l'intimité sont grands entre des
+amis: mais, animés et multipliés par tous ces détails qu'occasionne le
+sentiment de la différence des sexes, ces plaisirs délicats n'ont plus
+de bornes. Est-il une habitude domestique plus délicieuse que d'être bon
+et juste aux yeux d'une femme aimée; de faire tout pour elle, et de n'en
+rien exiger; d'en attendre tout ce qui est naturel et honnête, et de
+n'en rien prétendre d'exclusif; de la rendre estimable, et de la laisser
+à elle-même; de la soutenir, de la conseiller, de la protéger, sans la
+gouverner, sans l'assujettir; d'en faire une amie qui ne cache rien et
+qui n'ait rien à cacher, sans lui interdire des choses, indifférentes
+alors, mais que d'autres tairaient et devraient s'interdire; de la
+rendre la plus parfaite mais la plus libre qu'il se puisse, d'avoir sur
+elle tous les droits afin de lui rendre toute la liberté qu'une âme
+droite puisse accepter; et de faire ainsi, du moins dans l'obscurité de
+notre vie, la félicité d'un être humain digne de recevoir le bonheur
+sans le corrompre, et la liberté de l'esprit sans en être corrompu?
+
+
+
+
+LETTRE LXXXVIII
+
+DATX
+Im., 30 novembre, IX.
+
+
+Il fait aujourd'hui le temps que j'aimerais pour écrire des riens
+pendant cinq ou six heures, pour jaser de choses insignifiantes, pour
+lire de bonnes parodies, pour _passer le temps_. Depuis plusieurs jours
+je suis autant que jamais dans cette disposition; et vous auriez la
+lettre la plus longue qu'on ait encore reçue à Bordeaux, si je ne devais
+pas mesurer avec Fonsalbe la pente d'un filet d'eau qu'il veut amener
+dans la partie la plus haute de mes prés, et qu'aucune sécheresse ne
+pourra tarir, puisqu'il sort d'un petit glacier. Cependant on peut bien
+prendre le temps de vous dire que le ciel est précisément tel que je
+l'attendais.
+
+Ils n'ont pas besoin d'attendre, ceux qui vivent comme il convient, qui
+ne prennent de la nature que ce qu'ils en ont arrangé à leur manière, et
+qui sont les hommes de l'homme. Les saisons, le moment du jour, l'état
+du ciel, tout cela leur est étranger. Leurs habitudes sont comme la
+règle des moines: c'est une autre loi qui ne considère qu'elle-même;
+elle ne voit point dans la loi naturelle un ordre supérieur, mais
+seulement une suite d'incidents à peu près périodiques, une série de
+moyens ou d'obstacles qu'il faut employer ou vaincre selon la fantaisie
+des circonstances. Sans décider si c'est un mal ou non, j'avoue qu'il en
+doit être ainsi. Les opérations publiques, et presque tous les genres
+d'affaires, ont leur moment réglé longtemps d'avance: elles exigent, à
+époque fixe, le concours de beaucoup d'hommes; on ne pourrait les faire,
+on ne saurait comment s'entendre si elles suivaient d'autres convenances
+que celles qui leur sont propres. Cette nécessité entraîne le reste: et
+l'homme des villes, qui ne dépend plus des événements naturels, qui même
+les voit ou le gêner souvent ou le servir par hasard, se décide, et doit
+se décider à arranger ses habitudes selon son état, selon les habitudes
+de ceux qu'il voit, selon l'habitude publique, selon l'opinion de la
+classe dont il est, ou que ses prétentions envisagent.
+
+Une grande ville a toujours à peu près le même aspect, les occupations
+et les délassements y sont toujours à peu près les mêmes, on prend donc
+volontiers une manière d'être uniforme. Il serait effectivement fort
+incommode de se lever dès le matin dans les longs jours, de se coucher
+plus tôt en décembre. Il est agréable et salubre de voir l'aurore; mais
+que ferait-on après l'avoir vue entre les toits, après avoir entendu
+deux serins pendus à une lucarne _saluer_ le soleil levant? Un beau
+ciel, une douce température, une nuit éclairée par la lune ne changent
+rien à votre manière: vous finissez par dire, à quoi cela sert-il? et
+même en trouvant mauvais l'ordre de choses qui le fait dire, il faudrait
+convenir que celui qui le dit n'a pas tout à fait tort: et qu'on serait
+au moins original si on allait faire lever exprès son portier et courir
+de grand matin pour entendre les moineaux chanter sur le boulevard; si
+on allait s'asseoir, à la fenêtre d'un salon, derrière les rideaux, pour
+se séparer des lumières et du bruit, pour donner un moment à la nature,
+pour voir avec recueillement l'astre des nuits briller dans le ruisseau.
+
+Mais dans mon ravin des Alpes, les jours de dix-huit heures ressemblent
+peu aux jours de neuf heures. J'ai conservé quelques habitudes de la
+ville parce que je les trouve assez douces, et même convenables pour moi
+qui ne saurais prendre toutes celles du lieu: cependant avec quatre
+pieds de neige et douze degrés de glace, je ne puis vivre précisément de
+la même manière que quand la sécheresse allume les pins dans les bois,
+et que l'on fait des fromages cinq mille pieds au-dessus de moi.
+
+Il me faut un certain mauvais temps pour agir au-dehors, un autre pour
+me promener, un autre pour faire des courses, un autre pour rester
+auprès du feu quoiqu'il ne fasse point froid, et un autre encore pour me
+placer à la cheminée de la cuisine pendant que l'on fait ces choses du
+ménage qui ne sont pas de tous les jours, et que je réserve autant qu'il
+se peut pour ces moments-là. Vous voyez qu'afin de vous dire mon plan,
+je mêle ce qui est déjà pratiqué à ce qui le sera seulement: je suppose
+que j'ai déjà suivi mon genre de vie tel que je commence à le suivre en
+effet, et tel que je le dispose pour les autres saisons et pour les
+choses encore à faire.
+
+Je n'osais parler des beaux jours: il faut pourtant le confesser enfin,
+je ne les aime pas; je veux dire que je ne les aime plus. Le beau temps
+embellit la campagne, il semble y augmenter l'existence; on l'éprouve
+généralement ainsi. Mais moi, je suis plus mécontent quand il fait très
+beau. J'ai vainement lutté contre ce mal-être intérieur, je n'ai pas été
+le plus fort; alors j'ai pris un autre parti beaucoup plus commode, j'ai
+éludé le mal que je ne pouvais détruire. Fonsalbe veut bien condescendre
+à ma faiblesse: les excès modérés de la table seront pour ces jours sans
+nuages, si beaux à tous les yeux, et si accablants aux miens. Ils seront
+les jours de la mollesse: nous les commencerons tard, et nous les
+passerons aux lumières. S'il se rencontre des choses plaisantes à lire,
+des choses d'un certain comique, on les met de côté pour ces
+matinées-là. Après le dîner on s'enferme, avec du vin ou du punch. Dans
+la liberté de l'intimité, dans la sécurité de l'homme qui n'a jamais à
+craindre son propre cœur, trouvant quelquefois insuffisant et tout le
+reste et l'amitié elle-même, avides d'essayer un peu cette folie que
+nous avons perdue sans être sages, nous cherchons le sentiment actif et
+passionné de la chose présente, à la place de ce sentiment exact et
+mesuré de toutes choses, de ce concept silencieux qui refroidit l'homme
+et surcharge sa faiblesse.
+
+Minuit arrive ainsi: et l'on est délivré ... oui, l'on est délivré du
+temps; du temps précieux et irréparable, qu'il est souvent impossible de
+ne pas perdre et plus souvent impossible d'aimer.
+
+Quand on a la tête inquiétée et dérangée par l'imagination,
+l'observation, l'étude, par les dégoûts et les passions, par les
+habitudes, par la raison, croyez-vous que ce soit une chose si facile
+que d'avoir assez de temps, et surtout de n'en avoir jamais trop? Nous
+sommes, il est vrai, des solitaires, des campagnards, mais nous avons
+nos manies: nous sommes au milieu de la nature, mais nous l'observons.
+D'ailleurs, je crois que même dans l'état sauvage, beaucoup d'hommes ont
+trop d'esprit pour ne pas s'ennuyer.
+
+Nous avons perdu les passe-temps d'une société choisie; nous prétendons
+nous en consoler en songeant aux ennuis, aux contraintes futiles et
+inévitables de la société en général. Cependant n'aurait-on pu parvenir
+à ne voir que des connaissances intimes? Que mettrons-nous à la place de
+cette manière que les femmes seules peuvent avoir, qu'elles ont dans les
+capitales de la France, de cette manière qu'elles rendent si heureuse,
+et qui les rend aussi nécessaires à l'homme de goût qu'à l'homme
+passionné? C'est par là que notre solitude est profonde, et que nous y
+sommes dans le vide des déserts.
+
+A d'autres égards, je croirais que notre manière de vivre est à peu près
+celle qui emploie mieux le temps. Nous avons quitté le mouvement de la
+ville; le silence qui nous environne semble d'abord donner à la durée
+des heures une constance, une immobilité qui attriste l'homme habitué à
+précipiter sa vie. Insensiblement et en changeant de régime, on s'y fait
+un peu. En redevenant calme, on trouve que les jours ne sont pas
+beaucoup plus longs ici qu'ailleurs. Si je n'avais cent raisons, les
+unes assez solides, les autres un peu misérables, de ne point vivre en
+montagnard, j'aurais un mouvement égal, une nourriture égale, une
+manière égale: sans agitation, sans espoir, sans désir, sans attente;
+n'imaginant pas, ne pensant guère, ne voulant rien de plus, et ne
+songeant à rien de nouveau, je passerais d'une saison à une autre, et du
+temps présent à la vieillesse, comme on passe des longs jours aux jours
+d'hiver sans apercevoir leur affaiblissement uniforme: quand la nuit
+viendrait, j'en conclurais seulement qu'il faut des lumières; et quand
+les neiges commenceraient, je dirais qu'il faut allumer les poêles. De
+temps à autre j'apprendrais de vos nouvelles, et je quitterais un moment
+ma pipe pour vous répondre que je me porte bien. Je deviendrais content:
+je parviendrais à trouver l'anéantissement des jours assez rapide dans
+la froide tranquillité des Alpes: je me livrerais à cette suite
+d'incuriosité, d'oubli et de lenteur, où repose l'homme des montagnes
+dans l'abandon de leurs grandes solitudes.
+
+
+
+
+LETTRE LXXXIX
+
+DATX
+Im., 6 décembre, IX.
+
+
+J'ai voulu vous annoncer dès le jour même ce moment, jadis si désiré,
+qui pourrait faire époque dans ma vie, si j'étais entièrement revenu de
+mes songes, ou peut-être si je n'avais rien perdu de leur première
+erreur. Je suis tout à fait chez moi: les travaux sont finis. C'est
+enfin l'instant de prendre un train de vie qui emploie certaines heures,
+et qui fasse oublier les autres: je puis faire ce que je veux, mais le
+malheur est que je ne vois pas bien ce que je dois faire.
+
+C'est cependant une douce chose que l'aisance: on peut tout arranger,
+suivre les convenances, choisir et régler. Avec de l'aisance, la raison
+peut éviter le malheur dans la vie ordinaire. Les riches seraient
+heureux s'ils avaient de l'aisance: mais les riches aiment mieux se
+faire pauvres. Je plains celui que des circonstances impérieuses
+réduisent à monter sa maison au niveau de ce qu'il possède. Il n'y a
+point de bonheur domestique sans une certaine surabondance nécessaire à
+la sécurité. Si l'on trouve plus de paix et de bonne humeur dans les
+cabanes que dans les palais, c'est que l'aisance est bien plus rare dans
+les palais que dans les cabanes. Les malheureux, au milieu de l'or, ne
+savent comment vivre! S'ils avaient su borner leurs prétentions et
+celles de leur famille, ils auraient tout, car l'or fait tout: mais dans
+leurs mains inconsidérées, l'or ne fait rien. Ils le veulent ainsi: que
+leurs goûts soient satisfaits! Mais dans notre médiocrité, donnons du
+moins d'autres exemples.
+
+Pour n'être pas vraiment malheureux, il ne faut qu'un bien; on le nomme
+raison, sagesse ou vertu. Pour être satisfait, je crois qu'il en faut
+quatre, beaucoup de raison, de la santé, quelque fortune, et un peu de
+ce bonheur qui consiste à avoir le sort pour soi. A la vérité, chacun de
+ces trois autres biens n'est rien sans la raison, et la raison est
+beaucoup sans eux. Elle peut les donner enfin, ou consoler de leur
+perte; mais eux ne la donnent pas, et ce qu'ils donnent sans elle n'a
+qu'un éclat extérieur, une apparence dont le cœur n'est pas longtemps
+abusé. Avouons que l'on est bien sur la terre quand on peut et qu'on
+sait. Pouvoir sans savoir, est fort dangereux: savoir sans pouvoir, est
+inutile et triste.
+
+Pour moi, qui ne prétends pas vivre, mais seulement regarder la vie, je
+ferai bien de me mettre à imaginer du moins le rôle d'un homme. Je veux
+passer tous les jours quatre heures dans mon cabinet. J'appellerai cela
+du travail; ce n'en est pas un pourtant, car il n'est pas permis de
+poser une serrure ou d'ourler un mouchoir le jour du repos, mais on est
+très libre de faire un chapitre du _Monde primitif_. Puisque j'ai résolu
+d'écrire, je ne serais pas excusable si je ne le faisais pas
+maintenant[92]. J'ai tout ce qu'il me faut, loisir, tranquillité, ennui,
+bibliothèque bornée, mais suffisante; et au lieu de secrétaire, un ami
+qui me fera continuer, et qui soutient qu'en écrivant on peut faire
+quelque bien tôt ou tard.
+
+Avant de m'occuper des faiblesses des hommes, il faut que je vous parle
+de la mienne pour la dernière fois. Fonsalbe avec qui je n'aurais pas
+d'autres secrets, mais qui ne soupçonne rien de ceci, me fait sentir
+tous les jours, et par sa présence, et par nos entretiens où le nom de
+sa sœur revient si souvent, combien j'étais éloigné de cet oubli devenu
+mon seul asile.
+
+Il a parlé de moi dans ses lettres à Mme Del***, et il l'a fait comme
+de ma part. Je ne savais comment prévenir cela, ne pouvant en donner à
+Fonsalbe aucune raison: mais j'en suis d'autant plus fâché qu'elle aura
+dû juger contradictoire que je ne suivisse pas ce que moi-même j'avais
+dit.
+
+Ne trouvez point bizarre l'amertume que je cherche dans ces souvenirs,
+et les soins inutiles que je prends pour les éloigner, comme si je
+n'étais pas sûr de moi. Je ne suis ni fanatique, ni incertain dans ma
+droiture. Mes intentions me resteront soumises, mais ma pensée ne l'est
+pas; et si j'ai toute l'assurance de l'homme qui veut ce qu'il doit,
+j'ai toute la faiblesse de celui que rien n'a fixé. Cependant je n'aime
+point; je suis trop malheureux pour cela. Comment donc se fait-il?...
+Vous ne sauriez m'entendre, quand je ne m'entends pas moi-même.
+
+Il y a bien des années que je la vis, mais comme j'étais destiné à
+n'avoir que le songe de mon existence, il en résulta seulement que son
+souvenir restait fixé dans ma mémoire, et attaché au sentiment de
+continuité de mon être. Voilà pour ces temps dont tout est perdu.
+
+Le besoin d'aimer était devenu l'existence elle-même, et le sentiment
+des choses n'était que l'attente et le pressentiment de cette heure qui
+commence la lumière de la vie. Mais si dans le cours insipide de mes
+jours, il s'en trouvait un qui parût offrir le seul bien que la nature
+contînt alors pour mon cœur, ce souvenir était dans moi comme pour m'en
+éloigner. Sans avoir aimé, je me voyais dans une sorte d'impuissance
+d'aimer désormais, ainsi que ces hommes en qui une passion profonde a
+détruit le pouvoir de sentir une affection nouvelle. Ce souvenir n'était
+pas l'amour, puisque je n'y trouvais point de consolation, point
+d'aliment: il me laissait dans le vide, et il semblait m'y retenir: il
+ne me donnait rien, et il semblait s'opposer à ce qu'il me fût donné
+quelque chose. Je restais ainsi sans posséder ni l'ivresse heureuse que
+l'amour soutient, ni cette mélancolie amère et voluptueuse dont aiment à
+se consumer nos cœurs encore remplis d'un amour malheureux.
+
+Je ne veux point vous faire la fatigante histoire de mes ennuis. J'ai
+caché dans mes déserts ma fortune sinistre: elle entraînerait ce qui
+m'environne; elle a manqué vous envelopper vous-même. Vous avez voulu
+tout quitter pour devenir triste et inutile comme moi, mais je vous ai
+forcé de reprendre vos distractions. Vous avez cru même que j'en avais
+aussi trouvé; j'ai entretenu doucement votre erreur. Vous avez su que
+mon calme ressemblait au sourire du désespoir, j'aurais voulu que vous
+y fussiez plus longtemps trompé: je prenais pour vous écrire le moment
+où je riais ... où je ris de pitié sur moi-même, sur ma destinée, sur
+tant de choses dont je vois les hommes gémir en répétant qu'elles vont
+cesser.
+
+Je vous en dis trop: mais le sentiment de ma destinée m'élève et
+m'accable; je ne puis chercher quelque chose en moi, sans y trouver le
+fantôme de ce qui ne me sera jamais donné.
+
+C'est une nécessité qu'en vous parlant d'_elle_, je sois tout à fait
+moi. Je n'entends pas bien quelle réserve je devais m'imposer en cela.
+Elle sentait comme moi, une même langue nous était commune; sont-ils si
+nombreux ceux qui s'entendent? Cependant je ne me livrais pas à tant
+d'illusions. Je vous le répète, je ne veux point vous arrêter sur ces
+temps que l'oubli doit effacer, et qui sont déjà dans l'abîme: le songe
+du bonheur a passé avec leurs ombres dans la mort de l'homme et des
+siècles. Pourquoi ces souvenirs exhalés d'un long trépas? ils viennent
+étendre sur les restes vivants de l'homme l'amertume du sépulcre
+universel où il descendra tout entier. Je ne cherche point à justifier
+ce cœur brisé qui vous est trop bien connu, et qui ne conserve dans ses
+ruines que l'inquiétude de la vie. Vous savez ses ennuis, ses espérances
+éteintes, ses désirs inexplicables, ses besoins démesurés: ne l'excusez
+pas, soutenez-le, relevez ses débris; rendez-lui, si vous en savez les
+moyens, et le feu de la vie, et le calme de la raison, tout le mouvement
+du génie, et toute l'impassibilité du sage: je ne veux point vous porter
+à plaindre ses folies profondes.
+
+Enfin le hasard le plus inattendu me fit la rencontrer près de la Saône,
+dans un jour de tristesse. Cet événement si simple m'étonna pourtant. Je
+trouvai de la douceur à la voir quelquefois. Une âme ardente et
+tranquille, fatiguée, désabusée, immense, devait fixer l'inquiétude et
+le perpétuel supplice de mon cœur. Cette grâce de tout son être, ce fini
+inexprimable dans le mouvement, dans la voix!... Je n'aime point:
+souvenez-vous-en, et dites-vous bien tout mon malheur.
+
+Mais ma tristesse devenait plus constante et plus amère. Si Mme D***
+eût été libre, j'y eusse trouvé le plaisir d'être enfin malheureux à ma
+manière: mais elle ne l'était point, et je me retirai avant qu'il me
+devînt impossible de supporter ailleurs le poids du temps. Tout
+m'ennuyait alors, mais actuellement tout m'est indifférent. Il arrive
+même que quelque chose m'amuse; je pouvais donc vous parler de tout
+ceci. Je ne suis plus fait pour aimer, je suis éteint. Peut-être
+serais-je bon mari; j'aurais beaucoup d'attachement. Je commence à
+songer aux plaisirs de l'amour, je ne suis plus digne d'une amante.
+L'amour lui-même ne me donnerait plus qu'une femme, et un ami. Comme nos
+affections changent! comme le cœur se détruit; comme la vie passe, avant
+de finir!
+
+Je vous disais donc combien j'aimais à être ennuyé avec elle de tout ce
+qui fait les _délices_ de la vie: j'aimais bien plus les soirées
+tranquilles. Cela ne pouvait pas durer.
+
+Il m'est arrivé, rarement mais quelquefois, d'oublier que je suis sur la
+terre comme une ombre qui s'y promène, qui voit, et ne peut rien saisir.
+C'est là ma loi, quand j'ai voulu m'y soustraire, j'en ai été puni:
+quand l'illusion commence, mes misères s'aggravent. Je me suis senti à
+côté du bonheur, j'en ai été épouvanté. Peut-être ces cendres que je
+crois éteintes se seraient-elles ranimées. Il fallut partir.
+
+Maintenant je suis dans un vallon perdu. Je m'attache à oublier de
+vivre. J'ai cherché le thé pour m'affaiblir, et jusqu'au vin pour
+m'égarer. Je bâtis, je cultive; je me joue avec tout cela. J'ai trouvé
+quelques bonnes gens, et je compte aller au _cabaret_[93] pour découvrir
+des hommes: je me lève tard, je me couche tard; je suis lent à manger;
+je m'occupe de tout; j'essaie de toutes les attitudes; j'aime la nuit;
+je presse le temps, je dévore mes heures froides, je suis avide de les
+voir dans le passé.
+
+Fonsalbe est son frère: nous parlons d'elle, je ne puis l'en empêcher,
+il l'aime beaucoup. Fonsalbe sera mon ami: je le veux, il est isolé. Je
+le veux aussi pour moi: sans lui, que deviendrais-je? Mais il ne saura
+pas combien l'idée de sa sœur est présente dans ces solitudes. Ces
+gorges sombres! ces eaux romantiques! elles étaient muettes, elles le
+seront toujours: cette idée n'y met point la paix de l'oubli du monde,
+mais l'abandon des déserts. Un soir nous étions sous les pins: leurs
+cimes agitées étaient remplies des sons de la montagne, nous parlions,
+il la pleurait! Mais un frère a des larmes.
+
+Je ne fais point de serments, je ne fais point de vœux: je méprise ces
+protestations si vaines, cette éternité que l'homme croit ajouter à ses
+passions d'un jour. Je ne promets rien, je ne sais rien, tout passe,
+tout homme change: mais je me trompe bien moi-même, ou il ne m'arrivera
+pas d'aimer. Quand le dévot a rêvé sa béatitude, il n'en cherche plus
+dans le monde terrestre; et s'il vient à perdre ses sublimes illusions,
+il ne trouve aucun charme dans les choses trop inférieures aux premiers
+songes.
+
+Et elle traînera la chaîne de ses jours avec cette force désabusée, avec
+ce calme de la douleur qui lui va si bien. Plusieurs de nous seraient
+peut-être moins à leur place s'ils étaient moins loin d'être heureux.
+Cette vie passée dans l'indifférence au milieu de tous les agréments de
+la vie, et dans l'ennui avec une santé inaltérable; ces chagrins sans
+humeur, cette tristesse sans amertume, ce sourire des peines cachées;
+cette simplicité qui abandonne tout quand on pourrait tout prétendre,
+ces regrets sans plainte, cet abandon sans effort, ce découragement dont
+on dédaigne l'affliction; tant de biens négligés, tant de pertes
+oubliées, tant de facultés dont on ne veut plus rien faire: tout cela
+est plein d'harmonie, et n'appartient qu'à elle. Contente, heureuse,
+possédant tout ce qui semblait lui être dû, peut-être eût-elle moins été
+elle-même. L'adversité est bonne à qui la porte ainsi: et je suppose que
+le bonheur vînt maintenant, qu'en ferait-elle? il n'est plus temps.
+
+Que lui reste-t-il? Que nous restera-t-il dans cet abandon de la vie,
+seule destinée qui nous soit commune? Quand tout échappe jusqu'aux rêves
+de nos désirs; quand le songe de l'aimable et de l'honnête vieillit
+lui-même dans notre pensée incertaine; quand l'image sublime de
+l'harmonie dans sa grâce idéale, descend des lieux célestes, s'approche
+de la terre et se trouve enveloppée de brumes et de ténèbres; quand rien
+ne subsiste de nos besoins, de nos affections, de nos espérances; quand
+nous passons nous-mêmes avec la fuite invariable des choses, et dans
+l'inévitable instabilité du monde! mes amis, mes seuls amis, Elle que
+j'ai perdue, Vous qui vivez loin de moi, vous qui seuls me donnez encore
+le sentiment de la vie! Que nous restera-t-il, et que sommes-nous?
+
+S'il ne peut rester de nos sentiments fugitifs que le sentiment
+accablant de leur mobilité; cherchons ce vrai immuable, seule conception
+qui soutienne l'âme fatiguée du délire de nos espérances, plus navrée
+encore et plus étonnée d'elle-même quand elle a perdu leur amertume. La
+justice seule est évidente à tous; elle l'est à leur dernier comme à
+leur premier moment: sa lumière ne changera pas. Vous la suivez en paix,
+je la cherche dans mon inquiétude; et cette union du moins ne nous sera
+pas ôtée.
+
+
+
+
+SUPPLÉMENT DE 1833
+
+
+
+
+LETTRE XC[94]
+
+DATX
+Imenstròm, 28 juin, X.
+
+
+La sœur de Fonsalbe est ici, elle est venue sans être attendue, et dans
+le dessein de rester seulement quelques jours avec son frère.
+
+Vous la trouveriez à présent aussi aimable, aussi remarquable, et plus
+peut-être qu'elle ne le fut jamais. Cette apparition inopinée, le
+changement des temps, d'ineffaçables souvenirs, les lieux, la saison,
+tout semblait d'accord. Et il faut vous dire que s'il peut être une
+beauté plus accomplie aux yeux d'un artiste, aucune ne réunirait
+davantage ce qui fait généralement pour moi le charme des femmes.
+
+Nous ne pouvions ici la recevoir comme vous l'eussiez fait à Bordeaux;
+mais, au pied de nos montagnes, il nous restait à nous arranger selon la
+circonstance. On devait faucher deux prés, le soir, jusqu'à une heure
+assez avancée, puis, de grand matin, pour éviter entièrement l'ardeur du
+jour. J'avais déjà eu le projet de donner, dans cette occasion, quelque
+encouragement à mes travailleurs: des musiciens furent appelés de Vevey
+et de Lausanne. Une collation, ou, si on veut, un souper champêtre
+commençant à minuit, et assez varié pour être du goût des faucheurs
+mêmes, fut destiné à remplir l'intervalle entre les travaux du soir et
+ceux du lendemain.
+
+Il arriva qu'un peu avant la fin du jour je passai devant un escalier de
+six à sept marches. Elle était au-dessus; elle prononça mon nom. C'était
+bien sa voix, mais avec quelque chose d'imprévu, d'inaccoutumé, de tout
+à fait inimitable. Je regardai sans répondre, sans savoir que je ne
+répondais pas. Une demi-jour fantastique, un voile aérien, un brouillard
+l'environnait. C'était une forme indécise qui faisait presque
+disparaître tout vêtement; c'était un parfum de beauté idéale, une
+illusion voluptueuse, ayant un instant d'inconcevable vérité. Ainsi
+devait finir mon erreur enfin connue. Il est donc vrai, me disais-je
+deux pas plus loin, cet attachement tenait de la passion: le joug a
+existé. De cette faiblesse ont dépendu d'autres incertitudes. Ces
+années-là sont irrévocables; mais aujourd'hui demeure libre, aujourd'hui
+est encore à moi.
+
+Je m'absentai, en prévenant Fonsalbe. Je m'avançai vers le haut de la
+vallée. Je marchais sans bruit dans ma préoccupation attentive. J'étais
+fortement averti; mais le prestige me suivait, et la puissance du passé
+me paraissait invincible. Toutes ces idées d'aimer et de n'être plus
+seul m'inondaient dans la tranquille obscurité d'un lieu désert. Il y
+eut un moment où j'aurais dit, comme ceux dont plus d'une fois j'ai
+condamné la mollesse: La posséder et mourir!
+
+Cependant, se figurer dans le silence que demain tout peut finir sur la
+terre, c'est en même temps apprécier d'un regard plus ferme ce qu'on a
+fait et ce qu'on doit faire des dons de la vie. Ce que j'en ai fait!
+jeune encore, je m'arrête au moment fatal. Elle et le désert, ce serait
+le triomphe du cœur. Non, l'oubli du monde, et sans elle, voilà ma loi.
+L'austère travail et l'avenir!
+
+Je me trouvais placé au détour de la vallée; entre les rocs d'où le
+torrent se précipite, et les chants que j'avais moi-même ordonnés: ils
+commençaient au loin. Mais ces bruits de fête, le simple mouvement de
+l'air les dissipait par intervalles, et je savais l'instant où ils
+cesseraient. Le torrent au contraire subsistait dans sa force,
+s'écoulant, mais s'écoulant toujours, à la manière des siècles. La fuite
+de l'eau est comme la fuite de nos années. On l'a beaucoup redit; mais
+dans plus de mille ans, on le redira: le cours de l'eau restera, pour
+nous, l'image la plus frappante de l'inexorable passage des heures. Voix
+du torrent au milieu des ombres, seule voix solennelle sous la paix des
+cieux, sois seule entendue!
+
+Rien n'est sérieux s'il ne peut être durable. Vues de haut, que sont les
+choses d'ont nous séparera notre dernier souffle? Hésiterai-je entre une
+rencontre du hasard et les fins de ma destinée, entre une séduisante
+fantaisie et le juste, le généreux emploi des forces de la pensée? Je
+céderais à l'idée d'un lien imparfait, d'une affection sans but, d'un
+plaisir aveugle! Ne sais-je pas les promesses, qu'en devenant veuve,
+elle a faites à sa famille? Ainsi l'union entière se trouve interdite;
+ainsi la question est simple, et ne doit plus m'arrêter. Qu'y aurait-il
+de digne de l'homme dans l'amusement trompeur d'un stérile amour?
+Consacrer au seul plaisir les facultés de la vie, c'est se livrer
+soi-même à l'éternelle mort. Quelque fragiles que soient ces facultés,
+j'en suis responsable: il faut qu'elles portent leurs fruits. Ces
+bienfaits de l'existence, je les conserverai, je les honorerai, je ne
+veux du moins m'affaiblir au-dedans de moi qu'à l'instant inévitable.
+Profondeurs de l'espace, serait-ce en vain qu'il nous est donné de vous
+apercevoir? La majesté de la nuit répète d'âge en âge: malheur à toute
+âme qui se complaît dans la servitude!
+
+Sommes-nous faits pour jouir ici de l'entraînement des désirs? Après
+cette attente, après les succès, que dirons-nous de la satisfaction de
+quelques journées? Si la vie n'est que cela, elle n'est rien. Un an, dix
+ans de volupté, c'est un futile amusement, et une trop prompte amertume!
+Que restera-t-il de ces désirs, quand les générations souffrantes ou
+follement distraites passeront sur nos cendres? Comptons pour peu de
+chose ce qui se dissipe rapidement. Au milieu du grand jeu du monde,
+cherchons un autre partage: c'est de nos fortes résolutions que quelque
+effet subsistera peut-être.--L'homme est périssable.--Il se peut, mais
+périssons en résistant, et, si le néant nous est réservé, ne faisons pas
+que ce soit une justice.
+
+Vous le savez, je me décourageais, croyant que mes dispositions
+changeaient déjà. Trop facilement je m'étais persuadé que ma jeunesse
+n'était plus. Mais ces différences avaient eu pour cause, comme je crois
+vous l'avoir dit depuis, des erreurs de régime, et cela est en grande
+partie réparé. J'avais mal observé la mobilité qui me caractérise, et
+qui contribue à mes incertitudes. C'est constamment une grande
+inconstance, bien plus dans les impressions que dans les opinions, ou
+même dans les penchants. Elle ne tient pas aux progrès des années; elle
+redevient ce qu'elle était. L'habitude de me contenir et de réprimer
+d'abord tous mes mouvements intérieurs m'en avait laissé méconnaître
+souvent moi-même les oppositions. Mais, je le vois, à quarante ans de
+distance, je ne différerai pas plus que cent fois je n'ai différé d'un
+quart d'heure à l'autre. Ainsi est agitée, au milieu de l'air, la cime
+d'un arbre trop flexible; et, si vous la regardez à une autre époque,
+vous la verrez céder encore, mais céder de même.
+
+Chaque incident, chaque idée qui survient, les moindres détails
+opportuns ou incommodes, quelques souvenirs, de légères craintes, toutes
+ces émotions fortuites peuvent changer, à mes yeux, l'aspect du monde,
+l'appréciation de nos facultés et la valeur de nos jours. Tandis qu'on
+me parle de choses indifférentes, et que j'écoute avec tranquillité,
+avec indolence; tandis que me reprochant ma froideur dans ces
+conversations, je sais gré à ceux qui me la pardonnent, j'ai passé
+plusieurs fois du dégoût de cette existence si bornée que tout
+embarrasse et tout inquiète, au sentiment non moins naturel de la
+curieuse variété des choses, ou de l'amusante sagacité qui nous appelle
+à en jouir quelque temps encore. Néanmoins ce qui me paraît si
+facilement offrir un autre aspect, c'est moins l'ensemble du grand
+phénomène que chaque conséquence relative à nous, et moins l'ordre
+général que ma propre aptitude. Cet ordre visible a deux faces; l'une
+nous captive, et l'autre nous déconcerte: tout dépend d'une certaine
+confiance en nous-mêmes. Sans cesse elle me manque, et elle renaît sans
+cesse. Nous sommes si faibles, mais notre industrie a tant de dextérité!
+Un hasard favorable, un vent plus doux, un rayon de lumière, le
+mouvement d'une herbe fleurie, les gouttes de la rosée me disent que je
+m'arrangerai de toute chose. Mais les nuages se rapprochent, le
+bouvreuil ne chante plus, une lettre se fait attendre, ou dans mes
+essais quelque pensée mal rendue restera inutile; je ne vois plus alors
+que des obstacles, des lenteurs, de sourdes résistances, des desseins
+trompés, les déplaisirs des heureux, les souffrances de la multitude,
+et me voici le jouet de la force qui nous brisera tous.
+
+Du moins cette mobilité n'est pas de nature à ébranler les principes de
+conduite. Il n'importe même que le but se présente seulement comme
+vraisemblable, s'il est unique. Affermis en un sens, n'attendons pas
+d'autres clartés: nous pouvons marcher dans les sentiers peu connus.
+Ainsi tout se décide. Je suis ce que j'étais: si je le veux, je serai ce
+que je pouvais être. Certainement c'est peu de chose; mais enfin ne
+descendons plus au-dessous de nous-mêmes.
+
+
+
+
+DATX
+30 juin.
+
+
+Je vous écris longuement. Je dis en beaucoup de paroles ce que j'aurais
+pu vous apprendre en trois lignes, mais c'était ma manière, et
+d'ailleurs j'ai du loisir. Rien ne m'occupe, rien ne m'attache; je me
+sens encore suspendu dans le vide. Il me faut, je pense, un jour de
+plus, un seul. Cela finira puisque je l'ai résolu; mais à présent tout
+me semble attristé. Je ne suis pas indécis, mais ému jusqu'à une sorte
+de stupeur et de lassitude. Je continue ma lettre pour m'appuyer sur
+vous.
+
+ * * * * *
+
+Je restai seul quelque temps encore. Déjà j'étais moins étranger à la
+tranquille harmonie de la nature. Je rentrai pendant le souper avant que
+les chants cessassent.
+
+Désormais n'attendez plus de moi, ni une paresse inexcusable, ni
+l'ancienne irrésolution. La santé et l'aisance sont des facilités qu'on
+ne réunit pas toujours: je les possède, et j'en ferai usage. Que cette
+déclaration devienne ma règle. Si je parle aux hommes de leurs
+faiblesses volontaires, ne convient-il pas que je ne m'en permette
+aucune? Vous savez que jadis j'ai eu, dans mes vains projets, quelques
+velléités africaines. Mais à cette époque, tout s'est accordé pour
+rendre impraticable un dessein que d'ailleurs il aurait fallu mûrir
+davantage, et maintenant il serait tard pour se livrer aux études qui en
+prépareraient l'exécution.
+
+Que faire donc? Je crois définitivement qu'il ne m'est donné que
+d'écrire.--Sur quels sujets?--Déjà vous le savez à peu près.--D'après
+quel modèle?--Assurément je n'imiterai personne, à moins que ce ne soit
+par une sorte de caprice, et dans un court passage. Je crois très
+déplacé de prendre la manière d'un autre, si on peut en avoir une à soi.
+Quant à celui qui n'a pas la sienne, c'est-à-dire qui n'est jamais
+entraîné, jamais inspiré, à quoi lui sert d'écrire?--Quel style
+enfin?--Ni rigoureusement classique, ni inconsidérément libre. Pour
+mériter d'être lu, il faut observer les convenances réelles.--Mais qui
+en jugera?--Moi apparemment. N'ai-je pas lu les auteurs qui
+travaillèrent avec circonspection, comme ceux qui écrivirent avec plus
+d'indépendance? C'est à moi de prendre, selon mes moyens, un milieu qui
+convienne, d'un côté à mon sujet ou à mon siècle, et de l'autre à mon
+caractère, sans manquer à dessein aux règles admises, mais sans les
+étudier expressément.--Quelles seront les garanties de succès?--Les
+seules naturelles. S'il ne suffit pas de dire des choses vraies, et de
+s'efforcer de les exposer d'une manière persuasive, je n'aurai point de
+succès: voilà tout. Je ne crois pas qu'il soit indispensable d'être
+approuvé de son vivant, à moins qu'on ne se voie condamné au malheur
+d'attendre de sa plume ses moyens de subsistance.
+
+Passez les premiers, vous qui demandez de la gloire présente, de la
+gloire de salon. Passez, hommes de société, hommes considérables dans
+les pays où tout dépend de ces accointances, vous qui êtes féconds en
+idées du jour, en livres de parti, en expédients pour produire de
+l'effet, et qui, même après avoir tout adopté, tout quitté, tout repris,
+tout usé, trouvez encore à esquisser quelques pamphlets indécis, afin de
+faire dire: le voilà avec ses mots expressifs et ingénieusement accolés,
+bien qu'un peu rebattus. Passez les premiers, hommes séduisants et
+séduits, car enfin vous passerez vite, et il est bon que vous ayez votre
+temps; montrez-vous donc aujourd'hui dans votre adresse et votre
+prospérité.
+
+Ne serait-on pas à peu près sûr de rendre un ouvrage utile, sans le
+déshonorer par des intrigues pour hâter la célébrité de l'auteur?
+Restez-vous dans la retraite, ou même vivez-vous sans bruit dans une
+capitale; enfin, votre nom est-il inconnu, et votre livre ne
+s'écoule-t-il pas? Qu'un certain nombre d'exemplaires en soient déposés
+dans les principales bibliothèques, ou envoyés, sans en demander compte,
+à des libraires dans les grandes villes; tôt ou tard cet écrit sera mis
+à sa place avec autant de vraisemblance que si vous aviez mendié des
+suffrages.
+
+Ainsi ma tâche est indiquée. Il ne me reste plus qu'à la remplir, si ce
+n'est avec bonheur, avec éclat, du moins avec quelque zèle et quelque
+dignité. Je renonce à diverses choses, me bornant presque à éviter la
+douleur. Serai-je à plaindre dans la retraite, ayant l'activité,
+l'espérance et l'amitié? Etre occupé sans devenir trop laborieux
+contribue essentiellement à la paix de l'âme, de tous les biens le moins
+illusoire. On n'a plus besoin de plaisirs, puisque les avantages les
+plus simples donnent des jouissances: c'est ainsi que tant d'hommes
+bien portants s'accommodent des aliments les moins recherchés.
+
+Qui ne voit que l'espérance est préférable aux souvenirs? Dans notre
+vie, continuel passage, l'avenir importe seul: ce qui est arrivé
+disparaît, et le présent même nous échappe s'il ne sert de moyen.
+D'agréables traces du passé ne me paraissent un grand avantage que pour
+les imaginations faibles, qui, après avoir été un peu vives, deviennent
+débiles. Ces hommes-là, s'étant figuré les choses autrement qu'elles ne
+doivent être, se sont passionnés. L'épreuve les a désabusés; ne pouvant
+plus imaginer avec exagération, ils n'imaginent plus. Les fictions
+vraies pour ainsi dire leur étant interdites, ils auraient besoin de
+riants souvenirs; sans cela nulle pensée ne les flatte. Mais celui dont
+l'imagination est puissante et juste peut toujours se faire une idée
+assez positive des divers biens, lorsque le sort lui laisse du calme: il
+n'est pas au nombre de ceux qui ne connaissent en cela que ce qu'ils ont
+appris anciennement.
+
+Il me restera pour la douceur journalière de la vie notre correspondance
+et Fonsalbe: ces deux liens me suffiront. Jusque dans nos lettres,
+cherchons le vrai sans pesantes dissertations comme sans systèmes
+opiniâtres: invoquons le vrai immuable. Quelle autre conception
+soutiendrait l'âme, fatiguée quelquefois de ses vagues espérances, mais
+bien plus étonnée d'elle-même, bien plus délaissée quand elle a perdu et
+les langueurs, et les délices de cette active incertitude. La justice du
+moins a son évidence. Généralement vous recevez en paix les lumières
+morales; je les poursuis dans mon inquiétude: notre union subsistera.
+
+On n'est pas encore parvenu à se procurer l'autre partie des lettres
+d'Oberman. On n'a recueilli que le fragment suivant qui s'est trouvé
+sans date.
+
+
+
+
+DERNIÈRE PARTIE D'UNE LETTRE
+
+SANS DATE CONNUE
+
+
+...Que d'infortunés auront dit, de siècle en siècle, que les fleurs nous
+ont été accordées pour couvrir notre chaîne, pour nous abuser tous au
+commencement, et contribuer même à nous retenir jusqu'au terme! Elles
+font plus, mais assez vainement peut-être: elles semblent indiquer ce
+que nulle tête mortelle n'approfondira.
+
+Si les fleurs n'étaient que belles sous nos yeux, elles séduiraient
+encore; mais quelquefois leur parfum entraîne, comme une heureuse
+condition de l'existence, comme un appel subit, un retour à la vie plus
+intime. Soit que j'aie chercher ces émanations invisibles, soit surtout
+qu'elles s'offrent, qu'elles surprennent, je les reçois comme une
+expression forte, mais précaire, d'une pensée dont le monde matériel
+renferme et voile le secret.
+
+Les couleurs aussi doivent avoir leur éloquence: tout peut être symbole.
+Mais les odeurs sont plus pénétrantes, sans doute parce qu'elles sont
+plus mystérieuses, et que s'il nous faut dans notre conduite ordinaire
+de palpables vérités, les grands mouvements de l'âme ont pour principe
+une vérité d'un autre ordre, le vrai essentiel, et cependant
+inaccessible dans nos voies chancelantes.
+
+Jonquille! violette! tubéreuse! vous n'avez que des instants afin de ne
+pas accabler notre faiblesse, ou peut-être pour nous laisser dans
+l'incertitude où s'agite notre esprit, tantôt généreux, tantôt
+découragé. Non, je n'ai vu ni le sindrimal du Ceylan, ni le gulmikek de
+Perse, ni le pé-gé-hong de la Chine méridionale, mais ce serait assez de
+la jonquille ou du jasmin pour me faire dire que, tels que nous sommes,
+nous pourrions séjourner dans un monde meilleur.
+
+Que veux-je? Espérer, puis n'espérer plus, c'est être ou n'être plus:
+voilà l'homme, sans doute. Mais comment se fait-il qu'après les chants
+d'une voie émue, après les parfums des fleurs, et les soupirs de
+l'imagination, et les élans de la pensée, il faille mourir?
+
+Et il se peut que le sort le voulant ainsi, on entende s'approcher
+secrètement une femme remplie de grâce aimante, et que derrière quelque
+rideau, mais sûre d'être bien visible, à cause des rayons du couchant,
+elle se montre sans autre voile pour la première fois, se recule vite,
+et revienne d'elle-même, en souriant de sa voluptueuse résolution. Mais
+ensuite il faudra vieillir. Où sont aujourd'hui les violettes qui
+fleurirent pour d'anciennes générations?
+
+Il est deux fleurs silencieuses en quelque sorte, et à peu près dénuées
+d'odeur, mais qui, par leur attitude assez durable, m'attachent à un
+point que je ne saurais dire. Les souvenirs qu'elles suscitent ramènent
+fortement au passé, comme si ces liens des temps annonçaient des jours
+heureux. Ces fleurs simples, ce sont le barbeau des champs, et la hâtive
+pâquerette, la marguerite des prés.
+
+Le barbeau est la fleur de la vie rurale. Il faudrait le revoir dans la
+liberté des loisirs naturels, au milieu des blés, au bruit des fermes,
+au chant des coqs (O), sur le sentier des vieux cultivateurs: je ne
+voudrais pas répondre que cela quelquefois n'allât jusqu'aux larmes.
+
+La violette et la marguerite des prés sont rivales. Même saison, même
+simplicité. La violette captive dès le premier printemps; la pâquerette
+se fait aimer d'année en année. Elles sont l'une à l'autre ce qu'est un
+portrait, ouvrage du pinceau, à côté d'un buste en marbre. La violette
+rappelle le plus pur sentiment de l'amour: tel il se présente à des
+cœurs droits. Mais enfin cet amour même, si persuasif et si suave, n'est
+qu'un bel accident de la vie. Il se dissipe tandis que la paix des
+campagnes nous reste jusqu'à la dernière heure. La marguerite est le
+signe patriarcal de ce doux repos.
+
+Si j'arrive à la vieillesse, si, un jour, plein de pensées encore, mais
+renonçant à parler aux hommes, j'ai auprès de moi un ami pour recevoir
+mes adieux à la terre, qu'on place ma chaîne sur l'herbe courte, et que
+de tranquilles marguerites soient là devant moi, sous le soleil, sous le
+ciel immense, afin qu'en laissant la vie qui passe je retrouve quelque
+chose de l'illusion infinie.
+
+
+
+
+SUPPLÉMENT DE 1840
+
+
+
+
+LETTRE XCI
+
+DATX
+Sans date connue[95].
+
+
+Je ne vous ai jamais conté l'embarras où je me suis vu, un jour que je
+voulais franchir les Alpes d'Italie.
+
+Je viens de me rappeler fortement cette circonstance, en lisant quelque
+part: «Nous n'avons peut-être reçu la vie présente que pour rencontrer,
+malgré nos faiblesses, des occasions d'accomplir avec énergie ce que le
+moment veut de nous.» Ainsi, employer toutes ses forces à propos, et
+sans passion comme sans crainte, ce serait être pleinement homme. On a
+rarement ce bonheur. Quant à moi, je ne l'ai éprouvé qu'à demi dans ces
+montagnes, puisqu'il ne s'agissait que de mon propre salut.
+
+Je ne pourrai vous rendre compte de l'événement qu'avec des détails tout
+personnels: il ne se compose pas d'autre chose.
+
+J'allais à la cité d'Aoste et j'étais déjà dans le Valais, lorsque
+j'entendis un étranger dire, dans l'auberge, qu'il ne se hasarderait
+point à passer sans guide le Saint-Bernard. Je résolus aussitôt de le
+passer seul: je prétendis que d'après la disposition des gorges, ou la
+direction des eaux, j'arriverais à l'hospice en devançant les muletiers,
+et en ne prenant d'eux aucun renseignement.
+
+Je sortis de Martigny à pied par un temps très beau. Impatient de voir
+du moins dans l'éloignement quelque site curieux, je marchais d'autant
+plus vite qu'au-dessus de Saint-Branchier je n'apercevais rien de
+semblable. Arrivé à Liddes, je me figurai que je ne trouverais plus
+avant l'hospice aucune espèce d'hôtellerie. Celle de Liddes avait épuisé
+sa provision de pain, et n'était pourvue d'aucun légume. Il y restait
+uniquement un morceau de mouton, auquel je ne touchai pas. Je pris peu
+de vin; mais, à cette heure inusitée, il n'en fallut pas plus pour me
+donner un tel besoin d'ombre et de repos, que je m'endormis derrière
+quelques arbustes.
+
+J'étais sans montre, et au moment de mon réveil je ne soupçonnai pas que
+j'eusse demeuré là plusieurs heures. Quand je me remis en chemin, ce fut
+avec la seule idée d'arriver au but: je n'avais plus d'autre espérance.
+La nature n'encourage pas toujours les illusions que pourtant elle nous
+destina. Aucune diversion ne s'offrait, ni la beauté des vallées, ni la
+singularité des costumes, ni même l'effet de l'air accoutumé des
+montagnes. Le ciel avait entièrement changé d'aspect. De sombres nuages
+enveloppaient les cimes dont je m'approchais; toutefois cela ne put me
+désabuser à l'égard de l'heure; puisque à cette élévation ils s'amassent
+souvent avec promptitude.
+
+Peu de minutes après, la neige tombait en abondance. Je passai au
+village de Saint-Pierre, sans questionner personne. J'étais décidé à
+poursuivre mon entreprise, malgré le froid, et bien qu'au-delà il
+n'existât plus de chemin tracé. De toute manière, il n'était plus
+question de se diriger avec quelque certitude. Je n'apercevais les
+rochers qu'à l'instant d'y toucher, mais je n'en cherchais d'autre cause
+que l'épaisseur du nuage et de la neige. Quand l'obscurité fut assez
+grande pour que la nuit seule pût l'expliquer, je compris enfin ma
+situation.
+
+La glace vive au pied de laquelle j'arrivai, ainsi que le manque de
+toute issue praticable pour des mulets, me prouvèrent que j'étais hors
+de la voie. Je m'arrêtai, comme pour délibérer à loisir; mais un total
+engourdissement des bras m'en dissuada aussitôt. S'il devenait
+impraticable d'attendre le jour dans le lieu où j'étais parvenu, il
+semblait également impossible de trouver le monastère, dont me
+séparaient peut-être des abîmes. Un seul parti se présenta, de consulter
+le bruit de l'eau, afin de me rapprocher du courant principal qui, de
+chute en chute, devait passer auprès des dernières habitations que
+j'eusse vues en montant. A la vérité j'étais dans les ténèbres, et au
+milieu de roches dont j'aurais eu peine à sortir en plein jour.
+L'évidence du danger me soutint. Il fallait ou périr, ou se rendre sans
+trop de retard au village qui devait être distant de près de trois
+lieues.
+
+J'eus assez promptement un succès; j'arrivai au torrent qu'il importait
+de ne plus quitter. Si je m'étais engagé de nouveau dans les roches,
+peut-être n'aurais-je pas su en redescendre. Nivelé à demi par l'effet
+de siècles, le lit de la Drance devait présenter une aspérité moins
+redoutable en quelques endroits que les continuelles anfractuosités des
+masses voisines. Alors s'établit la lutte contre les obstacles; alors
+commença la jouissance toute particulière que suscitait la grandeur du
+péril. J'entrai dans le courant bruyant et inégal, avec la résolution de
+le suivre jusqu'à ce que cette tentative hasardeuse se terminât ou par
+quelque accident tout à fait grave, ou par la vue d'une lumière au
+village. Je me livrai ainsi au cours de cette onde glaciale. Quand elle
+tombait de haut, je tombais avec elle. Une fois la chute fut si forte
+que je croyais le terme arrivé, mais un bassin assez profond me reçut.
+Je ne sais comment j'en sortis: il me semble que les dents, à défaut des
+mains, saisirent quelque avance de roche. Quant aux yeux, ils n'étaient
+guère utiles, et je les laissais, je crois, se fermer lorsque
+j'attendais un choc trop violent. J'avançais avec une ardeur que nulle
+lassitude ne paraissait devoir suspendre, heureux apparemment de suivre
+une impulsion fixe, de continuer un effort sans incertitude. Commençant
+à me faire à ces mouvements brusques, à cette sorte d'audace, j'oubliais
+le village de Saint-Pierre, seul asile auquel je pusse atteindre,
+lorsqu'une clarté me l'indiqua. Je la vis avec une indifférence qui,
+sans doute, tenait plus de l'irréflexion que du vrai courage, et
+néanmoins je me rendis, comme je pus, à cette demeure dont les habitants
+étaient auprès du feu. Un coin manquait au volet de la petite fenêtre de
+leur cuisine: je dus la vie à cet incident.
+
+C'était une auberge comme on en rencontre dans les montagnes.
+Naturellement il y manquait beaucoup de choses, mais j'y trouvai des
+soins dont j'avais besoin. Placé à l'angle intérieur d'une vaste
+cheminée, principale pièce de la maison, je passai une heure, ou
+davantage, dans l'oubli de cet état d'exaltation dont j'avais entretenu
+le singulier bonheur. Nul et triste depuis ma délivrance, je fis ce
+qu'on voulut: on me donna du vin chaud, ne sachant pas que j'avais
+surtout besoin d'une nourriture plus solide.
+
+Un de mes hôtes m'avait vu gravir la montagne vers la fin du jour
+pendant ces bourrasques de neige que redoutent les montagnards mêmes, et
+il avait dit ensuite dans le village: «Il a passé ce soir un étranger
+qui allait là-haut; de ce temps-ci, c'est autant de mort.» Lorsque plus
+tard ces braves gens reconnurent qu'effectivement j'eusse été perdu sans
+le mauvais état de leur volet, un d'eux s'écria en patois: «Mon Dieu, ce
+que c'est que de nous!»
+
+Le lendemain on m'apporta mes vêtements bien sèches et à peu près
+réparés; mais je ne pus me défaire d'un frisson assez fort, et
+d'ailleurs plusieurs pieds de neige sur le sol s'opposaient à ce que je
+me remisse volontiers en route. Je passai la moitié de la journée chez
+le curé de cette faible bourgade, et je dînai avec lui: je n'avais pas
+mangé depuis quarante et quelques heures. Le jour suivant, la neige
+ayant disparu sous le soleil du matin, je franchis sans guide les cinq
+lieues difficiles, et les symptômes de fièvre me quittèrent pendant ma
+marche. A l'hospice, où je fus bien accueilli, j'eus néanmoins le
+malheur de ne pas tout approuver. Je trouvais déplacée une variété de
+mets qu'en des lieux semblables je ne qualifiais pas d'hospitalité
+attentive, mais de recherche; et il me sembla aussi que dans la
+chapelle, cette église de la montagne, une simplicité plus solennelle
+eût mieux convenu que la prétention des enjolivements. Je restai le soir
+au petit village de Saint-Remi, en Italie. Le torrent de la Doire se
+brise contre un angle des murs de l'auberge. Ma fenêtre resta ouverte,
+et, toute la nuit, ce fracas m'éveilla ou m'assoupit alternativement, à
+ma grande satisfaction.
+
+Plus bas, dans la vallée, je rencontrai des gens chargés de ces goîtres
+énormes qui m'avaient beaucoup frappé de l'autre côté du Saint-Bernard,
+à l'époque de mes premières incursions dans le Valais. A un quart de
+lieue de Saint-Maurice, il est un village tellement garanti des vents
+froids par sa situation très remarquable, que des lauriers ou des
+grenadiers pourraient y subsister sans autre abri en toute saison; mais
+assurément les habitants n'y songent guère. Trop bien préservés des
+frimas, et dès lors affligés de crétinisme, ils végètent indifférents au
+pied de leurs immenses rochers, ne sachant pas même ce que c'est que ce
+mouvement des étrangers qui passent à si peu de distance de l'autre côté
+du fleuve. Je résolus d'aller voir de plus près, en redescendant vers la
+Suisse, ces hommes endormis dans une lourde ignorance, pauvres sans le
+savoir, et infirmes sans précisément souffrir: je crois ces infortunés
+plus heureux que nous.
+
+ * * * * *
+
+Sans l'exactitude scrupuleuse de mon récit, il serait si peu susceptible
+d'intérêt, que votre amitié même ne lui en trouverait pas. Pour moi, je
+ne me rappelle que trop une fatigue que je ne ressentais pas alors, mais
+qui m'a privé sans retour de la fermeté des pieds. J'oublierai moins
+encore que, jusqu'à présent, les deux heures de ma vie où je fus le plus
+animé, le moins mécontent de moi-même, le moins éloigné de l'enivrement
+du bonheur, ont été celles où, pénétré de froid, consumé d'efforts,
+consumé de besoin, poussé quelquefois de précipices en précipices avant
+de les apercevoir et n'en sortant vivant qu'avec surprise, je me disais
+toujours, et je disais simplement dans ma fierté sans témoins: Pour
+cette minute encore, je veux ce que je dois, je fais ce que je veux.
+
+
+
+
+NOTES DE L'EDITION DE 1833
+
+
+NOTE A (_Observations_)
+
+Oberman a besoin d'être un peu deviné. Il est loin, par exemple, de
+prendre un parti définitif sur plusieurs questions qu'il aborde; mais
+peut-être conclut-il davantage dans la suite de ses lettres. Jusqu'à
+présent cette seconde partie manque presque entière.
+
+
+NOTE B (_Lettre II_, p. 30[96], ligne 22)
+
+Il est à croire que le ciel de Genève ressemble beaucoup à celui des
+lieux voisins.
+
+
+NOTE C (_Lettre II_, p. 31, ligne 30)
+
+Cette hauteur peut être considérée comme se rattachant aux Alpes, mais
+difficilement au Jura.
+
+
+NOTE D (_Lettre VII_, p. 66, ligne 13)
+
+On ne sait pas précisément où commence ce qui est ici appelé _éther_.
+
+
+NOTE E (_Lettre XX_, p. 91, ligne 31)
+
+Sans doute l'auteur de ces lettres aurait demandé grâce pour ces détails
+et pour quelques autres, s'il en avait prévu la publication.
+
+
+NOTE F (_Même lettre_, p. 93, ligne 11)
+
+Cette circonstance du tonneau est contestée pour plusieurs raisons.
+
+NOTE G (_Lettre XXXVIII_ [_3e fragment_], p. 158, ligne 11)
+
+On a fait plusieurs essais de paroles adaptées à cette _marche_ des
+pasteurs. Un de ces morceaux, en patois de la Gruyère, contient
+quarante-huit vers.
+
+ _Les armaillis di Columbette
+ Dé bon matin sé son leva,_ etc.
+
+Une de ces sortes d'églogues, composée, dit-on, dans l'Appenzel, en
+langage allemand, finit à peu près ainsi: «Retraites profondes,
+tranquille oubli! O paix des hommes et des lieux, ô paix des vallées et
+des lacs! pasteurs indépendants, familles ignorées, naïves coutumes!
+donnez à nos cœurs le calme des chalets et le renoncement sous le ciel
+sévère. Montagnes indomptées! froid asile! dernier repos d'une âme libre
+et simple!»
+
+
+NOTE H (_Lettre XLIII_, p. 191, ligne 7)
+
+L'auteur ne dit pas expressément ce qu'il entend ici par religion, mais
+on voit qu'il s'agit en particulier de la croyance des Occidentaux.
+
+
+NOTE I (_Lettre LXII_, p. 286, ligne 2)
+
+A cette lettre était joint ce qui suit:
+
+«Le _Manuel_ me fait souvenir de quelques autres morceaux que m'a aussi
+communiqués le même savant. Ses recherches avaient moins pour objet ce
+qu'il pouvait trouver précieux que ce qui lui paraissait original, ou
+même bizarre.
+
+«Voici le plus court de ces morceaux de littérature, ou, si vous voulez,
+de philosophie étrange.
+
+«Examinez toutefois: il se peut que les aperçus d'un homme du Danube ne
+s'éloignent pas de la vérité.»
+
+
+CHANT FUNÈBRE D'UN MOLDAVE.
+
+_Traduit de l'esclavon_
+
+«Si nous sommes émus profondément, aussitôt nous songeons à quitter la
+terre. Qu'y aurait-il de mieux, après une heure de délices? Comment
+imaginer un autre lendemain à de grandes jouissances? Mourons: c'est le
+dernier espoir de la volupté, le dernier mot, le dernier cri du désir.
+
+«Si vous désirez vivre encore, contenez-vous; suspendez ainsi votre
+chute. Jouir, c'est commencer à périr; se priver, c'est s'arranger pour
+vivre. La volupté apparaît à l'issue des choses, à l'un et à l'autre
+terme; elle communique la vie, et elle donne la mort. L'entière volupté,
+c'est la transformation.
+
+«Comme un enfant, l'homme s'amuse de peu de chose sur la terre, mais
+enfin sa destination est de choisir parmi ce qu'elle offre. Quand ces
+choix sont accomplis, c'est la mort qu'il veut voir: ce jeu longtemps
+redouté pourra seul désormais lui faire impression.
+
+«N'avez-vous jamais désiré la mort? C'est que vous n'avez pas achevé
+l'expérience de la vie. Mais si vos jours sont faciles et voluptueux, si
+le sort vous poursuit de ses faveurs, si vous êtes au faîte, tombez; la
+mort devient votre seul avenir.
+
+«On aime à s'approcher de la mort, à se retirer, à la considérer de
+nouveau, jusqu'à ce que la saisir paraisse une forte joie. Que de beauté
+dans la tempête! C'est qu'elle promet la mort. Les éclairs montrent les
+abîmes, et la foudre les ouvre.
+
+«Quel plus grand objet de curiosité! Quel besoin plus impérieux! Il est
+fini pour chacun de nous, selon ses forces, l'examen des choses du
+monde. Mais derrière la mort se trouve la région immense avec toute sa
+lumière, ou la nuit perpétuelle.
+
+«Ils redoutent moins la mort, les hommes d'un grand caractère, les
+hommes de génie, les hommes qui sont dans la force de l'âge. Serait-ce
+parce qu'ils ne croient pas à la destruction malgré leur indépendance,
+et que d'autres y croient malgré leur foi?
+
+«La mort n'est pas un mal, puisqu'elle est universelle. Le mal c'est
+l'exception aux lois suprêmes. Réunissons sans amertume ce qui est
+nécessairement notre partage. Comme accident, et lorsqu'elle étonne, la
+mort peut affliger; quand on y arrive naturellement, elle est
+consolante.
+
+«Attendons et puis mourons. Si la vie actuelle n'est qu'une sujétion,
+qu'elle finisse; si elle ne conduit à rien, s'il doit être inutile
+d'avoir vécu, soyons délivrés de ce leurre. Mourons, ou pour vivre
+réellement, ou pour ne plus feindre de vivre.
+
+«La mort reste inconnue. Lorsque nous l'interrogeons, elle n'est pas là;
+quand elle se présente; quand elle frappe, nous n'avons plus de voix. La
+mort retient un des mots de l'énigme universelle, un mot que la terre
+n'entendra jamais.»
+
+Condamnerons-nous ce rêveur du Danube? Mettrons-nous au nombre des
+vaines fantaisies de l'imagination toute idée étrangère à une frivolité
+dont la multitude ne veut pas sortir?
+
+Peut-être, dans ces moments où semble commencer une heure de sommeil,
+dans les campagnes, vers midi, peut-être avez-vous éprouvé une
+impression indéfinissable, heureux sentiment d'une vie chancelante, pour
+ainsi dire, mais plus naturelle et plus libre. Tous les bruits
+s'éloignent, tous les objets échappent. Une pensée dernière se présente
+avec tant de vérité qu'après cette sorte d'illusion demi-vivante,
+imprévue et fugitive, il ne peut y avoir rien, si ce n'est l'entier
+oubli, ou un réveil subit.
+
+Nous aurions à remarquer surtout de quoi se composent alors ces rapides
+images. Souvent une femme apparaît. Il ne s'agit pas de grâce ordinaire,
+de charme prolongé, de voluptueuse espérance. C'est plus que le plaisir,
+c'est la pureté de l'idéal; c'est la possession entrevue comme un
+devoir, comme un simple fait, comme une entraînante nécessité. Mais le
+sein de cette femme exprime avec énergie qu'elle nourrira. Ainsi est
+accomplie notre mission. Sans trouble et sans regret nous pourrions
+mourir. Donner la vie et franchir, en fermant l'œil, les bornes du monde
+connu, voilà peut-être ce qu'il y a d'essentiel ici dans notre
+destination. Le reste ne serait qu'un moyen assez indifférent de
+consumer les autres minutes pour arriver au but.
+
+Je ne dis pas que ce léger rêve, dans les instants dont nous parlons,
+que cette figure abrégée de la vie, au milieu du tranquille oubli de
+tant de choses, que cette paisible et puissante émotion soit la même
+chez la plupart des hommes. Je l'ignore; mais enfin elle ne m'est pas
+particulière, sans doute.
+
+Transmettre la vie et la perdre, ce serait dans l'ordre apparent notre
+principal office sur la terre. Cependant je demanderai s'il n'est plus
+de songes dans le dernier sommeil? Je demande si réellement la loi de
+mort sera inflexible? Plusieurs d'entre nous ont vu se fortifier à
+quelques égards leur intelligence: ne pourraient-ils résister quand
+d'autres succombent?
+
+
+NOTE K (_Lettre LXIII_, p. 301, à la dernière ligne de la note)
+
+Il faut redire ici que, sauf les additions désignées comme telles,
+l'édition présente reste conforme à la première.
+
+
+NOTE L (_Lettre LXVII_, p. 326, ligne 13)
+
+On peut douter que la vigne ait jamais donné quelque produit dans ce
+vallon.
+
+
+NOTE M _(Lettre LXVIII_, p. 335, ligne 25)
+
+L'anecdote connue à laquelle ceci paraît faire allusion n'a rien
+d'authentique.
+
+
+NOTE N (_Lettre LXXXIX_, p. 425, dernière ligne)
+
+Il paraît que cette dernière phrase n'appartient pas à cette lettre, qui
+devait se terminer comme il suit:
+
+«...Que lui reste-t-il? Que nous restera-t-il dans cet abandon, seule
+destinée qui nous soit commune? Quand le songe de l'aimable et de
+l'honnête vieillit en notre pensée incertaine; quand l'image de
+l'harmonie descend des lieux célestes, s'approche de la terre, et se
+trouve enveloppée de brumes et de ténèbres; quand rien ne subsiste de
+nos affections ou de notre espoir; quand nous passons avec la fuite
+invariable des choses et dans l'inévitable instabilité du monde! mes
+amis! elle que j'ai perdue, vous qui vivez loin de moi! comment se
+féliciter du don d'existence?
+
+«Qu'y a-t-il qui nous soutienne réellement? Que sommes-nous? tristes
+composés de matière aveugle et de libre pensée, d'espérance et de
+servitude; poussés par un souffle invisible malgré nos murmures;
+rampants à la vue des clartés de l'espace sur un sol immonde, et roulés
+comme des insectes dans les sentiers fangeux de la vie, mais, jusqu'à la
+dernière chute, rêvant les pures délices d'une destination sublime.»
+
+NOTE O (_Dernière lettre_, p. 435)
+
+A cette époque, Oberman avait peut-être quitté Imenstròm. Peut-être
+aussi, sans avoir été obligé de rentrer dans les villes, regrettait-il
+le mouvement si champêtre des grandes métairies. Les pâturages des Alpes
+septentrionales et des hautes Alpes sont souvent dans des situations
+très pittoresques; mais on n'y connaît qu'une récolte, et on n'y fait
+toute l'année qu'une même chose.
+
+
+
+
+INDICATIONS
+
+Les chiffres, sans autre désignation, indiquent les lettres et non les
+pages.
+
+
+ADVERSITÉ, 64.
+
+AISANCE. De l'aisance réelle, 89.
+
+AMITIÉ, 36, 63.
+
+AMOUR, 89. Voyez aussi FEMMES. De l'amour, de ses effets et de son
+importance, 63.
+
+AMOUR-PROPRE, 27.
+
+ARGENT. Du mépris de l'argent, 2e fragment. De l'emploi de l'argent,
+65.
+
+AUTOMNE, 24.
+
+AUTEUR, voyez ECRIVAIN.
+
+BEAU (du), 21.
+
+BONHEUR. Des causes du bonheur, 1er fragment.
+
+CAMPAGNES. De nos campagnes, 12. Voyez aussi VILLES.
+
+CÉLIBAT, 86.
+
+CICÉRON, 4, en note.
+
+CHRISTIANISME. Du christianisme, et des grandes choses qu'il eût pu
+faire, 44, p. 202 et suiv.
+
+CLIMATS. Des divers climats, 68. Effets des différents climats, 70.
+
+CONTRADICTIONS, 81.
+
+DÉSIRS. Du prestige du désir dans le cœur qui ignore la vie, 39.
+
+DEVOIRS. Incertitude des devoirs, 86.
+
+DIVORCE, voyez MARIAGE.
+
+DOMESTIQUES, 52, 66.
+
+DOGMES, voyez FOI, MYSTÈRES, RELIGION.
+
+ECRIVAIN. De l'écrivain qui veut être utile: la considération publique
+lui est nécessaire, 79. Il est absurde qu'un écrivain moraliste ne soit
+pas homme de bien, 79.
+
+ENNUI de la vie, 41, etc.
+
+ETAT, voyez aussi HOMME. Sur le choix d'un état; sur ce qu'on appelle
+prendre un état, 1.
+
+FEMMES, 87, etc. Voyez aussi MODE, MISE, AMOUR. De certaines maximes
+dans l'éducation des femmes, 50. De quelques usages relatifs à
+l'éducation des femmes, 58. De l'amour dans les femmes, 80.
+
+FIN. Fins impénétrables de la nature, 85. De la fin qu'il faut proposer
+aux habitudes de sa vie dans l'incertitude de la vie entière, et dans
+l'ignorance de sa fin essentielle, 89, etc.
+
+FOI, 38, 44. Voyez aussi RELIGION.
+
+GLOIRE, 51.
+
+GOUVERN., voyez HOMME.
+
+HOMME. De l'homme considéré comme le grand agent de la nature, et comme
+chargé par l'intelligence universelle des fonctions de la réintégration
+des êtres, 42. De l'homme qui a vraiment vécu, 43. De l'homme des
+sociétés présentes, 46, 87. De l'avidité de l'âme humaine, 13, 48. De
+l'homme, partie, du monde organisé, 71. De ce que l'homme est à l'homme,
+36. De l'homme bon, 1er fragment. De l'homme de bien, 1er frag. De
+l'amour dans l'homme qui gouverne, 34, 84. De l'homme supérieur, de
+l'homme d'Etat, 84 à la fin.
+
+IDÉAL, 13, 14. Du monde imaginaire de l'idée d'un monde heureux, 14. Du
+monde idéal, 30 et 46, p. 216.
+
+IMMORTALITÉ, 44, 60, 61. Du désir de l'immortal., 18. Perceptions qui
+semblent annoncer l'immortal., 38.
+
+INCERTITUDE DES NOTIONS HUMAINES, 47.
+
+INCOMPATIBILITÉ D'HUMEURS, 45.
+
+INDÉPENDANCE, 43.
+
+INQUIÉTUDE. De l'inquiétude de l'âme, de ses misères et de ses besoins
+démesurés, 37.
+
+MAHOMET. Du rôle de Mahomet, 34.
+
+MALHEUR. 1er fragment.
+
+MANIÈRE DE VIVRE, voyez VIE, SIMPLICITÉ.
+
+MANUEL ATTRIBUÉ À ARISTIPPE, 33.
+
+MARIAGE, 86 et 63, pp. 208, 297, 289, 299, etc. Indissolubilité du
+mariage, p. 403.
+
+MISE. De ce qu'on appelle une mise trop libre, 50.
+
+MODE, 50.
+
+MOLLESSE. D'une certaine mollesse dans les habitudes de la vie, 85.
+
+MONTAGNES, 7, 3e frag., etc.
+
+MONTAIGNE, 38.
+
+MŒURS, 50, etc. Voyez aussi AMOUR, FEMMES, MISE, MODE, MORALE. Des mœurs
+opposées, 68.
+
+MORALE. Voyez aussi CONTRADICTIONS, DEVOIRS, RELIGION, MÅ’URS, Erreur de
+la morale, 2e frag. La morale est l'unique science, 80.
+
+MORALISTE. Voyez ECRIVAIN.
+
+MORT VOLONTAIRE, 41, 42.
+
+MYSTÈRES. L'idée de certaines forces mystérieuses dans la nature diffère
+essentiellement de la superstition, 44. De l'obscurité de la nature
+comparée aux mystères du dogme, 44. Forces et effets mystérieux de la
+nature, 44, 47.
+
+NATURE. Voyez aussi MYSTÈRES, SYSTÈMES. Combinaisons de la nature, 40,
+pp. 158, 162. Nature impénétrable, 48.
+
+NÉCESSITÉ. De la nécessité ou de la force inconnue, 43.
+
+NOMBRES, 47.
+
+OSSIAN, 70.
+
+PLAISIRS. De ce qu'on nomme plaisirs purs, 59. Il n'y a de plaisir réel
+que celui que l'on donne, 59.
+
+PROSPÉRITÉ. De l'effet d'une prospérité suivie sur les hommes
+ordinaires, 1er frag.
+
+RANZ DES VACHES, 3e frag.
+
+RÉPARATION. Du système de la réparation du monde, 42, 85.
+
+RELIGION. De la religion, 43, 44, p. 327 [191], 338 [197], etc. Voyez
+aussi FOI, CHRISTIANISME, etc. Si les religions doivent être la base de
+la morale, 49. De la nécessité de parler des religions en écrivant sur
+la morale, 81.
+
+ROMANESQUE. De l'homme romanesque, 4.
+
+ROMANTIQUE. De l'expression romantique, 3e frag.
+
+SENSATIONS, 7, etc. Changement dans les sensations, 60, etc.
+
+SENSIBLE. De l'homme sensible, de la sensibilité, 4, 12, etc.
+
+SIMPLICITÉ. D'une simplicité basse et grossière, 20. Des jouissances
+dans la simplicité, 51. Famille dans les montagnes, 65.
+
+SITES. Sur les beaux sites, 55.
+
+SONGES (des), 85.
+
+SOUFFRIR. Du besoin de souffrir, 1er fragment.
+
+STIMULANTS. Les habitudes de notre vie sociale, et particulièrement
+celles des stimulants détruisent l'accord entre nous et les choses, 64.
+De l'espèce de repos qu'ils peuvent donner, 88.
+
+SUICIDE. Voyez MORT VOLONTAIRE.
+
+SUISSE, SUISSES. Voyez aussi CLIMAT, MONTAGNES, etc. Sur les Suisses,
+32, _note_. Sur la Suisse, 58. Quelques observations particulières sur
+les peuples de la Suisse, et sur la nature du pays en général, 77.
+
+SYSTÈMES. Voyez RÉPARATION, NOMBRES, etc.
+
+UNION. De l'union dans les familles, 36, 45.
+
+VÉRITÉ. Toute institution ne doit être fondée que sur la vérité, et ne
+doit être soutenue que par des vérités, 41, etc.
+
+VIE. Voyez aussi FIN, HOMME, VILLE. La vie est semblable à nos songes,
+13. Emploi de la vie, 43. Vanité de la vie, 46. Semaines de la vie, 47.
+De la vie du cœur, 55, _note_. De la vie réglée, 65. De la vie de la
+campagne et de celle de la ville, 72. Des besoins indéfinis de l'homme,
+et du néant de la vie commune, 75, etc., etc. Spectacle de la vie
+humaine, 80.
+
+VILLE. De la vie des villes, 88. Voyez aussi VIE. Comment l'âge augmente
+le goût pour les capitales, et comment ceux qui préféraient, dans un
+sens, les choses aux hommes et la campagne à la ville, peuvent venir à
+préférer plus tard la ville et la société, 52, 88.
+
+VOL. Du vol fait par les enfants; il est impuni, et c'est le plus
+coupable, 80.
+
+VOYAGES, 68.
+
+
+
+
+NOTES:
+
+[1] Je suis loin d'inférer de-là qu'un bon roman ne soit pas un bon
+livre. De plus, outre ce que j'appellerais les véritables romans, il est
+des écrits agréables ou d'un vrai mérite, que l'on range communément
+dans cette classe, tels que _Numa_, _la Chaumière Ind._, etc.
+
+[2] Le genre pastoral, le genre descriptif ont beaucoup d'expressions
+rebattues, dont les moins tolérables, à mon avis, sont les figures
+employées quelques millions de fois, et qui dès la première
+affaiblissaient l'objet qu'elles prétendaient agrandir. L'émail des
+prés, l'azur des cieux, le cristal des eaux; les lys et les roses de son
+teint; les gages de son amour; l'innocence du hameau; des torrents
+s'échappèrent de ses yeux, il fondit et inonda les assistants;
+contempler les merveilles de la nature; jeter quelques fleurs sur sa
+tombe: et tant d'autres que je ne veux pas condamner exclusivement, mais
+que j'aime mieux, ne point rencontrer.
+
+[3] Campagne de celui à qui les lettres sont adressées.
+
+[4] Depuis les portes de Lyon l'on voit distinctement à l'horizon les
+sommets des Alpes.
+
+[5] On trouve souvent Lausanne avec un seul n; effectivement il n'y en
+avait qu'un dans l'ancien nom _Lausone_; mais il y a deux n dans les
+actes de la ville moderne.
+
+[6] Ou petit Jura.
+
+[7] Je n'ai pas été surpris de trouver dans ces lettres plusieurs
+passages un peu romanesques. Les cœurs mûris avant l'âge, joignent aux
+sentiments d'un autre temps, quelque chose de cette force exagérée et
+illusoire qui caractérise la première saison de la vie. Celui qui a reçu
+les facultés de l'homme, est, ou a été ce qu'on appelle romanesque: mais
+chacun l'est à sa manière. Les passions, les vertus, les faiblesses sont
+à-peu-près communes à tous; mais elles ne sont pas semblables dans tous.
+Un homme par exemple, peut faire des chansons, ou des vers sur l'amour;
+mais il y mettra moins de Flore, de Nymphes et de flamme que les poètes
+des almanachs.
+
+[8] Le mot _Vaud_ ne veut point dire ici vallée, mais il vient du
+Celtique dont on a fait Welches: les Suisses de la partie allemande
+appellent le pays de Vaud _Welschland_. Les Germains désignaient les
+Gaulois par le mot Wale; d'où viennent les noms de la principauté de
+_Galles_, du pays de Vaud, de ce qu'on appelle dans la Belgique pays
+_Walon_, de la Gascogne, etc.
+
+[9] De Genève ou Léman, et non pas lac Léman.
+
+[10] Ou Yverdon.
+
+[11] Ceci ne me serait pas juste, si on l'entendait de la rive
+septentrionale toute entière.
+
+[12] Ses besoins ne seront pas toujours aussi simples: et ce sera
+peut-être parce qu'il n'aura pas eu cela qu'il voudra davantage.
+
+[13] Appliquer à la sagesse cette idée que tout est vanité, n'est-ce
+pas, pourra-t-on dire, la pousser jusqu'à l'exagération?
+
+On entend par sagesse cette doctrine des sages, qui est sublime et
+pourtant vaine, au moins dans un sens. Quant au moyen raisonné de passer
+ses jours en recevant et en produisant le plus de bien possible, on ne
+peut en effet l'accuser de vanité. La vraie sagesse a pour objet
+l'emploi de la vie, l'amélioration de notre existence; et cette
+existence étant tout, quelque peu durable, quelque peu importante même
+qu'on la puisse supposer, il est évident que ce n'est point dans cette
+sagesse-là qu'O. trouve de l'erreur et de la vanité.
+
+[14] Cicéron ne fut point un homme ordinaire, il fut même un grand
+homme; il eut de très-grandes qualités, et de très-grands talents; il
+remplit un beau rôle; il écrivit très-bien sur des matières
+philosophiques: mais je ne vois pas qu'il ait eu l'âme d'un sage. O.
+n'aimait point qu'on en ait seulement la plume: Il trouvait d'ailleurs
+qu'un homme d'Etat rencontre l'occasion de se montrer tout ce qu'il est:
+il croyait encore qu'un homme d'Etat peut faire des fautes, mais ne peut
+pas être faible; qu'un père de la patrie n'a pas besoin de flatter; que
+la vanité est quelquefois la ressource presque inévitable de ceux qui
+restent inconnus, mais qu'un maître du monde ne peut en avoir que par
+petitesse d'âme. Je le soupçonne aussi de ne point aimer qu'un consul de
+Rome pleure _plurimis lacrymis_, parce que madame son épouse est obligée
+de changer de demeure. Voilà probablement sa manière de penser sur cet
+orateur dont le génie n'était peut-être pas aussi grand que les talents.
+Au reste, en interprétant son sentiment d'après la manière de voir que
+ses lettres annoncent, je crains de me tromper, car je m'aperçois que je
+lui prête tout-à-fait le mien. Je suis bien aise que l'auteur de _de
+Officiis_ ait réussi dans l'affaire de Catilina; mais je voudrais qu'il
+eût été grand dans ses revers.
+
+[15] Ce mot, qu'il serait difficile de remplacer par une expression
+aussi juste, a été adopté ici apparemment pour cette raison: comme il
+est usité dans les Alpes, je ne l'ai point changé.
+
+[16] Jeune homme qui sentez comme lui, ne décidez point que vous
+sentirez toujours de même. Vous ne changerez pas, mais les temps vous
+calmeront: vous mettrez ce qui est, à la place de ce que vous aimiez.
+Vous vous lasserez; vous voudrez une vie commode: ce consentement est
+très-commode. Vous direz: Si l'espèce subsiste, chaque individu ne
+faisant que passer, c'est peu la peine qu'il raisonne pour lui-même et
+qu'il s'inquiète. Vous chercherez des délassements; vous vous mettrez à
+table, vous verrez le côté bizarre de chaque chose, vous sourirez dans
+l'intimité. Vous trouverez une sorte de mollesse assez heureuse dans
+votre ennui même: et vous passerez, en oubliant que vous n'avez pas
+vécu. Plusieurs ont enfin passé de même.
+
+[17] On a communément une idée trop étroite de l'homme sensible: on en
+fait un personnage ridicule, j'en ai vu faire une femme, je veux dire
+une de ces femmes qui pleurent sur l'indisposition de leur oiseau, que
+le sang d'une piqûre d'aiguille fait pâmer, et qui frémissent au son de
+certaines syllabes, comme serpent, araignée, fossoyeur, petite vérole,
+tombeau, vieillesse.
+
+J'imagine une certaine modération dans ce qui nous émeut, une
+combinaison subite des sentiments contraires, une habitude de
+supériorité sur l'affection même qui nous commande; une gravité de
+l'âme, et une profondeur de la pensée; une étendue qui appelle aussitôt
+en nous la perception secrète que la nature voulut opposer à la
+sensation visible; une sagesse du cœur dans sa perpétuelle agitation; un
+mélange enfin, une harmonie de toutes choses qui n'appartient qu'à
+l'homme d'une vaste sensibilité; dans sa force, il a pressenti tout ce
+qui est destiné à l'homme; dans sa modération, lui seul a connu la
+mélancolie du plaisir, et les grâces de la douleur.
+
+L'homme qui sent avec chaleur, et même avec profondeur, mais sans
+modération, consume dans des choses indifférentes, cette force presque
+surnaturelle. Je ne dis pas qu'il ne la trouvera plus dans les occasions
+du génie: il est des hommes grands dans les petites choses, et qui
+pourtant le sont encore dans les grandes circonstances. Malgré leur
+mérite réel, ce caractère a deux inconvénients. Ils seront regardés
+comme fous par les sots et par plusieurs gens d'esprit, et ils seront
+prudemment évités par des hommes mêmes qui sentiront leur prix, et qui
+concevront d'eux, une haute opinion. Ils dégradent le génie en le
+prostituant à des choses tout-à-fait vulgaires, et parmi les derniers
+des hommes. Par-là ils fournissent à la foule des prétextes spécieux
+pour prétendre que le bon sens vaut mieux que le génie, parce qu'il n'a
+pas ses écarts; et pour prétendre, ce qui est plus funeste, que les
+hommes droits, forts, expansifs, généreux, ne sont pas au-dessus des
+hommes prudents, ingénieux, réguliers, toujours retenus, et souvent
+personnels.
+
+[18] Le mont Rugi est près de Lucerne; le lac est au pied de ses rocs
+perpendiculaires.
+
+[19] Les cieux ne sont pas immuables: chaque écolier dira cela.
+
+[20] Il faudrait pourtant sans doute en excepter les mœurs nationales
+chez les peuples qui ont eu des législateurs, comme les Spartiates, les
+Hébreux, les Péruviens, les Parsis.
+
+[21] Plusieurs savants prétendent que les Francs sont le même peuple que
+les Russes, et qu'ainsi ils sont originaires de cette contrée dont les
+hordes semblent destinées de temps immémorial, à dompter les nations, et
+à..... recommencer leur ouvrage.
+
+[22] La scène paraît être dans la partie élevée du Péloponèse. Ces
+peuples pasteurs étaient connus pour leurs mœurs simples et heureuses,
+entre Corinthe et Lacédémoue déjà très-changée. Il y a beaucoup de
+fictions sans doute dans ce qui a été dit des Arcadiens; mais l'Arcadie
+était dans la Grèce ce qu'est la Suisse dans l'Europe occidentale. Même
+sol, même climat, mêmes habitudes, autant que cette ressemblance peut
+exister dans des lieux éloignés et dans des siècles fort différents.
+
+Les Arcadiens avaient la manie de donner leurs hommes aux puissances
+voisines, et de les donner à la première venue, en sorte qu'ils se
+trouvaient quelquefois réduits à se battre les uns contre les autres.
+Voyez Thucidide, liv. 7.
+
+Ce service dans l'étranger considéré sous d'autres rapports, a fait plus
+de mal aux Suisses qu'il n'en avait fait aux Arcadiens. Les Arcadiens
+différaient beaucoup des peuples chez lesquels leur jeunesse servait.
+Mais les vallées suisses devaient différer plus encore des capitales de
+leurs voisins. Les mœurs modernes ne sont à-peu-près que des habitudes;
+elles n'ont pas la force, la sanction que des moyens perdus maintenant,
+donnaient aux Institutions anciennes. Les Suisses avaient donc
+doublement à craindre de perdre les leurs, lorsque la jeunesse dont
+l'audace, l'inexpérience et l'activité frondent si volontiers les vieux
+usages, rapporterait les manières brillantes des grandes villes dans des
+rochers trop rustiques à leurs yeux.
+
+Les Suisses ont été reconnus pour sages, parce qu'en effet ils ont eu
+des vues nationales lorsque les autres cabinets en avaient de
+ministérielles: mais pourquoi leurs guerres en Italie? Pourquoi?.... et
+surtout pourquoi ce service dans l'étranger? Pour entretenir le peuple
+dans l'art des guerriers, sans pourtant partager les fléaux de la
+perpétuelle agitation de, l'Europe. Ce motif, plausible, n'était pas
+suffisant: le temps en a fait voir les raisons, et elles seraient trop
+longues à dire. Pour remédier à un excédent de population. Telle est la
+faiblesse de notre politique: elle sait éluder les maux, mais non les
+réparer; elle n'ose surtout les prévenir.
+
+Comment les anciens de la Suisse n'empêchèrent-ils pas ce mal dont ils
+ne pouvaient ignorer les dangers et la honte? c'est qu'un peuple pauvre,
+au milieu des peuples qui aiment l'argent, et qui en ont, l'aime
+excessivement lui-même, dès qu'il commence à le connaître. C'est que
+dans les conseils et dans les assemblées des cantons, tandis que les
+affaires du second ordre étaient réglées par des hommes mûrs, qui
+formaient le gouvernement, les questions importantes passaient à la
+pluralité des voix dans le corps en qui résidait la souveraineté. Or le
+souverain y était principalement composé de jeunes gens plus ou moins
+surpris de conduire l'Etat, ou plus avides de courses, de dangers et
+d'honneurs, que d'une prospérité obscure et tranquille; de jeunes gens
+plus occupés de montrer leur pouvoir, et d'entraîner les vieillards sous
+leurs lois, que de se soumettre eux-mêmes aux mœurs antiques et aux
+maximes que les vieillards voulaient conserver. C'est enfin que la
+Suisse n'avait pas une véritable diète; et que son union imparfaite, et
+troublée, selon les temps, soit par l'ambition de quelques-uns de ses
+confédérés, soit par l'opposition des religions, ne permettait guère de
+statuer sur ce qui eût paru attaquer l'indépendance individuelle des
+cantons.
+
+Quoique cette confédération mérite d'être respectée autant peut-être
+qu'aucune de celles dont l'histoire ait parlé, on pourrait observer que
+les cantons réunis en nombre suffisant, et à-peu-près délivrés de la
+crainte de l'Autriche, eussent dû revoir leurs constitutions dans une
+assemblée générale. En gardant chacun leur souveraineté et la différence
+de leurs lois, ils eussent consenti tous à régler selon l'intérêt
+commun, ce que l'intérêt de la patrie exigeait de tous. On eût réparé
+les fautes qu'avait faites une politique fausse ou personnelle. Ces
+hommes simples et d'un sens droit, ces magistrats d'alors qui avaient
+une patrie, et dont l'âme était pure, eussent achevé et consolidé le
+bonheur d'un pays, que sa situation, sa révolution très-heureuse, et
+d'autres circonstances destinaient au bonheur. Ils eussent senti, par
+exemple, que Berne, Fribourg, etc. eurent des vues étroites, lorsque
+pour réprimer la noblesse, ils la gênèrent en la laissant subsister:
+c'était entretenir exprès un ennemi intérieur. Admettre des nobles, et
+leur ôter des prérogatives que l'on réserve à d'autres, ce n'est pas les
+contenir, c'est les mécontenter: c'est préparer des troubles. Un corps
+dont la nature est de chercher et de vouloir les distinctions, qui ne
+peut cesser d'y prétendre, et dont l'existence est fondée sur elles,
+doit être ou expulsé ou réduit à une entière impuissance, ou enfin mis
+au-dessus de tout, si ce n'est par le pouvoir, au moins par les
+honneurs. Mais il est contradictoire de recevoir des nobles, et de leur
+interdire ce que la noblesse cherche nécessairement; de marquer la
+limite de leur élévation, tandis que la nature de la noblesse est de
+s'élever toujours; et d'exiger de ceux d'entre eux à qui on accorde du
+pouvoir, qu'ils renoncent aux titres que l'opinion met au-dessus, et
+pour lesquels seuls ordinairement les nobles, cherchent le pouvoir.
+
+Cette longue note s'écarte trop de son premier objet; il est temps de la
+terminer.
+
+[23] On sait que Cicéron a employé la même expression en parlant de
+l'amitié.
+
+[24] Dans l'état de malheur, la réaction doit être, plus forte; puisque
+la nature de l'être organisé le pousse plus particulièrement à son bien
+être comme à sa conservation.
+
+[25] Tout cela, quoique exprimé d'une manière positive, ne doit pas être
+regardé comme vrai _rigoureusement_.
+
+[26] Il y a des hommes qu'elle aigrit; c'est ceux qui ne sont point
+méchants, et non pas ceux qui sont bons.
+
+[27] Les idées obscures ou profondes s'altèrent avec le temps, et on
+s'habitue à les considérer sous un autre aspect: lorsqu'elles commencent
+à devenir absurdes, le peuple commence à les trouver divines;
+lorsqu'elles le sont tout-à-fait, il veut mourir pour elles. Ce n'est
+que vingt siècles après qu'il aime autant travailler et boire.
+
+[28] Le mot char n'est pas usité en ce sens, du moins dans la plus
+grande partie de la France, où les charrettes à deux roues sont plus en
+usage. Mais en Suisse et dans plusieurs autres endroits, on nomme ainsi
+les chariots légers, les voitures de campagne à quatre roues qui y
+servent au lieu de charrettes.
+
+[29] Le clavecin des couleurs était ingénieux; celui des odeurs eût
+intéressé davantage.
+
+[30] _Küher_ en allemand, _Armailli_ en _roman_, homme qui conduit les
+vaches aux montagnes, qui passe la saison entière dans les pâturages
+élevés, et y fait des fromages. En général, les Armaillis restent ainsi
+quatre et cinq mois dans les Hautes-Alpes, entièrement séparés des
+femmes, et souvent mêmes des autres hommes.
+
+[31] Beccaria a dit d'excellentes choses contre la peine de mort: mais
+je ne saurais penser comme lui sur celles-ci. Il prétend que le citoyen
+_n'ayant pu aliéner que la portion de sa liberté la plus petite
+possible_, n'a pu consentir à la perte de sa vie: il ajoute que _n'ayant
+pas le droit de se tuer lui-même_, il n'a pu céder à la cité le droit de
+le tuer.
+
+Je crois qu'il importe de ne dire que des choses justes et
+incontestables, lorsqu'il s'agit des principes qui servent de base aux
+lois positives ou à la morale. Il y a du danger à appuyer les meilleures
+choses par des raisons seulement spécieuses. Lorsqu'un jour leur
+illusion se trouve évanouie, la vérité même qu'elles paraissaient
+soutenir en est ébranlée. Les choses vraies ont leur raison réelle, il
+n'en faut pas chercher d'arbitraires. Si la législation morale et
+politique de l'antiquité n'avait été fondée que sur des principes
+évidents, sa puissance moins persuasive, il est vrai, dans les premiers
+temps, et moins propre à faire des enthousiastes, fût restée
+inébranlable. Si l'on essayait maintenant de construire cet édifice que
+l'on n'a pas encore élevé, je conviens que peut-être il ne serait utile
+que quand les années l'auraient cimenté, mais cette considération ne
+détruit point sa beauté, et ne dispense pas de l'entreprendre.
+
+On ne fait que douter, supposer, chercher, rêver; il pense et ne
+raisonne guère; il examine et ne décide pas, n'établit pas. Ce qu'il dit
+n'est rien, si l'on veut, mais peut mener à quelque chose. Si dans sa
+manière indépendante et sans système, il suit pourtant quelque principe,
+c'est surtout celui de ne dire que des vérités en faveur de la vérité
+même, et de ne rien admettre que tous les temps ne pussent avouer; de ne
+pas confondre la bonté de l'intention avec la justesse des preuves, et
+de ne pas croire qu'il soit indifférent par quelle voie l'on persuade
+les meilleures choses. L'histoire de tant de sectes religieuses et
+politiques a prouvé que les moyens expéditifs ne produisent que
+l'ouvrage d'un jour. Cette manière de voir m'a parue d'une grande
+importance, et c'est principalement à cause d'elle que je publie ces
+lettres si vides sous d'autres rapports, et si vagues.
+
+[32] Je sens combien cette lettre est propre à scandaliser. Je dois
+avertir que l'on verra dans la suite la manière de penser d'un autre âge
+sur la même question. J'ai déjà lu le passage que j'indique: il blâme le
+suicide, et peut-être il scandalisera tout autant que celui-ci; mais il
+ne choquera que les mêmes personnes.
+
+[33] Ceci a beaucoup de rapport à un fait rapporté dans l'_Histoire des
+voyages_. Un Islandais a dit à un savant Danois, qu'il avait allumé
+plusieurs fois sa pipe à un ruisseau de feu qui coula en Islande pendant
+près de deux années.
+
+[34] Si O. avait lu davantage, et écrit plus tard, il aurait pu
+apprendre que Théodose fut bien plus grand que Trajan: cela se dit
+maintenant, en attendant qu'on le dise aussi de Constantin.
+
+[35] En lisant la _Démonstration Evangélique._
+
+[36] Il y a effectivement quelque différence entre avouer qu'il existe
+des choses inexplicables à l'homme, ou affirmer que l'explication
+inconcevable de ces choses est juste et infaillible. Il est encore
+différent de dire, dans les ténèbres; je ne vois pas: ou de dire; je
+vois une lumière divine, vous qui me suivez, non-seulement ne dites
+point que vous ne la voyez pas, mais voyez-la, sinon vous êtes anathème.
+
+[37] «C'est une sotte présomption d'aller dédaignant et condamnant pour
+faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable: qui est un vice ordinaire
+de ceux qui pensent avoir quelque suffisance, outre la commune. J'en
+faisais ainsi autrefois...... et à présent je trouve que j'étais pour le
+moins autant à plaindre moi-même.»
+
+MONTAIGNE, _Essais_, liv. I, chap. 26.
+
+[38] On peut voir dans la 7e _Epître_ de Sénèque cette opinion
+commune chez les stoïciens, et les raisons non moins remarquables par
+lesquelles Sénèque la réfute.
+
+[39] On n'a pu avoir l'intention de plaisanter des sciences qu'il
+admirait, et qu'il ne possédait pas. Sans doute il désirait seulement
+que les vastes progrès modernes ne portassent pas si inconsidérément les
+demi-savants à mépriser l'Antiquité, à rire de ses conceptions
+profondes.
+
+[40] Dans toutes les sectes, les disciples, ou beaucoup d'entre les
+disciples sont moins grands hommes que leur maître. Ils défigurent sa
+pensée, surtout quand le fanatisme superstitieux, ou l'ambition
+d'innover se joignent aux erreurs de l'esprit.
+
+Pythagore, ainsi que Jésus, n'a pas écrit (du moins les écrits de
+Pythagore, perdus maintenant, paraissent n'avoir pas été bien reconnus
+des Anciens eux-mêmes): les successeurs, ou prétendus tels, de l'un et
+de l'autre, ont montré qu'ils sentaient tout l'avantage de cette
+circonstance.
+
+Considérons un moment le nombre comme Pythagore paraît l'avoir entendu.
+
+Si depuis un lieu élevé et qui domine une vaste étendue, on discerne
+dans la plaine, entre les hautes forêts, quelques-uns de ces êtres qui
+se soutiennent debout; si l'on vient à se rappeler que les forêts sont
+abattues, que les fleuves sont dirigés, que les pyramides sont élevées,
+que la terre est changée par eux, on éprouve de l'étonnement. Le temps
+est leur grand moyen; le temps est une série de nombres. Ce sont les
+nombres rassemblés ou successifs, qui font tous les phénomènes, les
+vicissitudes, les combinaisons, toutes les œuvres individuelles de
+l'univers. La force, l'organisation, l'espace, l'ordre, la durée ne sont
+rien sans les nombres. Tous les moyens de la nature sont une suite des
+propriétés des nombres; la réunion de ces moyens est la nature
+elle-même; cette harmonie sans bornes est le principe infini par lequel
+tout ce qui existe existe ainsi: et le génie de Pythagore vaut bien les
+esprits qui ne l'entendent pas.
+
+Pythagore paraît avoir dit que tout était fait selon les propriétés des
+nombres, mais non par leur vertu.
+
+Voyez dans _De mysteriis numerorum_ par Bungo, ce que Porphyre,
+Nicomaque, etc., ont dit sur les nombres.
+
+Voyez _Lois_ de Pythagore 2036, 2038, etc., dans _Voyages_ de Pythagore.
+On peut remarquer en parcourant ce volume de l'ancienne sagesse, ces
+trois mille cinq cents sentences dites _Lois_ de Pythagore, combien il y
+est peu question des nombres.
+
+[41] Apparemment cette époque est antérieure aux dernières d'entre les
+découvertes modernes: au reste neuf est comme sept, un nombre sacré.
+
+[42] Comme il en fallait sept, et qu'il était impossible de ne pas
+admettre le platine, on rejetait le mercure, qui semble avoir un
+caractère particulier, et différer des autres métaux par diverses
+propriétés, entre autres, par celle de rester dans un état de fusion,
+même à un degré de froid que l'on a cru longtemps passer le froid
+naturel de notre âge. Malheureusement la chimie moderne reconnaît un
+plus grand nombre de métaux; mais il est probable alors qu'il y en aura
+quarante-neuf, ce qui revient au même.
+
+[43] Linnaeus divisait les odeurs végétales en sept classes: de Saussure
+en admet une huitième; mais on voit bien qu'il ne doit y en avoir que
+sept pour la gamme.
+
+[44] Les Grecs avaient sept voyelles. Les grammairiens français en
+reconnaissent aussi sept, les trois _e_, et les quatre autres.
+
+[45] Son tombeau est à Salon, petite ville à quatre lieues d'Aix. Il est
+dit dans l'épitaphe que Nostradamus (dont la plume fut divine à peu de
+chose près, _penè divino calamo_) vécut soixante-deux ans six mois et
+dix jours.
+
+[46] Voyez plus haut dans la même lettre.
+
+[47] Les climatériques d'Hippocrate sont les septièmes années, ce qui
+est analogue à ce qu'on a dit au nombre sept.
+
+[48] De l'Eglise.
+
+[49] On est enfin parvenu au point d'amener la lune à une proximité
+apparente de notre œil, plus grande que celle des montagnes que dans
+certains climats l'œil nu distingue parfaitement, quoiqu'elles soient
+éloignées de plus d'une journée de marche.
+
+[50] Dans la forêt de Fontainebleau.
+
+[51] Fruits de la ronce.
+
+[52] _Essai sur la physiognomonie_, etc., par J.-G. Lavater de Zurich,
+ministre.
+
+[53] Relatif à des lettres supprimées.
+
+[54] Freyburg, ville de franchises.
+
+[55] Nos jours, que rien ne ramène, se composent de moments orageux qui
+élèvent l'âme en la déchirant; de longues sollicitudes qui la fatiguent,
+l'énervent, l'avilissent; de temps indifférents qui l'arrêtent dans le
+repos s'ils sont rares, et dans l'ennui ou la mollesse s'ils ont de la
+continuité. Il y a aussi quelques éclairs de plaisir pour l'enfance du
+cœur. La paix est le partage d'un homme sur dix mille. Pour le bonheur,
+il éveille, il agite; on le veut, on le cherche, on s'épuise; il est
+vrai qu'on l'espère, et peut-être on l'aurait, si la mort ou la
+décrépitude ne venaient avant lui.
+
+Cependant la vie n'est pas odieuse en général. Elle a ses douceurs pour
+l'homme de bien: il s'agit seulement d'imposer à son cœur le repos que
+l'âme a conservé quand elle est restée juste. On s'effraie de n'avoir
+plus d'illusions; on se demande avec quoi l'on remplira ses jours. C'est
+une erreur: il ne s'agit pas d'occuper son cœur, mais de parvenir à le
+distraire sans l'égarer; et quand l'espérance n'est plus, il nous reste,
+pour arriver jusqu'à la fin, un peu de curiosité et quelques habitudes.
+
+C'est assez pour atteindre la nuit; le sommeil est naturel, quand on
+n'est pas agité.
+
+[56] Batzen, à peu près la septième partie de la livre tournois.
+
+[57] Voyez une note de la lettre LXXXIX [p. 423].
+
+[58] Petite contrée montueuse où l'on trouve des usages qui lui sont
+particuliers, et même quelque chose d'assez extraordinaire dans les
+mœurs.
+
+[59] La mélodie, si l'on prend cette expression dans toute l'étendue
+dont elle est susceptible, peut aussi résulter d'une suite de couleurs
+ou d'une suite d'odeurs. La mélodie peut résulter de toute suite bien
+ordonnée de certaines sensations, de toute série convenable de ces
+effets, dont la propriété est d'exciter en nous ce que nous appelons
+exclusivement un sentiment.
+
+[60] Rien n'indique quel lac ce peut être; ce n'est point celui de
+Genève. Le commencement de la lettre manque; et j'en ai supprimé la fin.
+
+[61] La plus grande différence sans opposition repoussante, comme la
+plus grande similitude sans uniformité insipide.
+
+[62] Notre industrie sociale a opposé les hommes que le véritable art
+social devait concilier.
+
+[63] Quelques-uns vantent leur froideur comme le calme de la sagesse; il
+en est qui prétendent au stérile honneur d'être inaccessibles: c'est
+l'aveugle qui se croit mieux organisé que le commun des hommes, parce
+que la cécité lui évite des distractions.
+
+[64] Ce qui doit exalter l'imagination, déranger l'esprit, passionner le
+cœur, et interdire tout raisonnement, réussit d'autant mieux qu'on y
+joint plus d'austérité: mais il n'en est pas des institutions durables,
+des lois temporelles et civiles, des mœurs intérieures, et de tout ce
+qui permet l'examen, comme de l'impulsion du fanatisme dont la nature
+est de porter à tout ce qui est difficile, et de faire vénérer tout ce
+qui est extraordinaire. Cette distinction essentielle paraît avoir été
+oubliée. On a très bien observé dans l'homme ses affections multipliées,
+et en quelque sorte les incidents de son cœur; mais il reste à faire un
+grand pas au-delà. Il est si important que la considération de son
+utilité pourra entraîner à l'essayer; il est si difficile qu'en
+l'entreprenant on sera bien persuadé de ne faire qu'une tentative.
+
+[65] C'est dans l'amour que la déviation est devenue extrême chez les
+nations à qui nous trouvons des mœurs: et c'est ce qui concerne l'amour
+que nous avons exclusivement appelé mœurs.
+
+[66] J'ai mal usé du droit d'éditeur; j'ai retranché des passages de
+plusieurs lettres, et cependant j'ai laissé trop de choses au moins
+inutiles. Mais cette négligence ne serait pas aussi excusable dans une
+lettre comme celle-ci: c'est à dessein que j'ai laissé ce mot sur le
+mariage. Je ne l'ai pas supprimé, parce que je n'ai pas en vue la foule
+de ceux qui lisent: elle seule pourrait ne pas trouver évident que cela
+n'attaque ni l'utilité, ni la beauté de l'institution du mariage, ni
+même tout ce qu'il y a d'heureux dans un mariage heureux.
+
+[67] Il y avait ici dans le texte: Je ne la presserai point d'être
+fourbe en ma faveur, je m'y refuserais même; et je ne ferais rien en
+cela que de très simple, rien qui ne soit, pour quiconque y a su penser,
+un devoir rigoureux dont l'infraction l'avilirait. Nulle force du désir,
+nulle passion mutuelle même ne peut servir d'excuse.
+
+[68] On l'est aussi par la timidité du sentiment. L'on a distingué dans
+toute affection de notre être deux choses analogues, mais non
+semblables, le sentiment et l'appétit. L'amour du cœur donne aux hommes
+sensibles beaucoup de réserve et d'embarras: le sentiment est plus fort
+alors que le besoin direct. Mais comme il n'y a point de sensibilité
+profonde dans une organisation intérieurement faible, celui qui est
+ainsi dans une véritable passion, n'est plus le même dans l'amour sans
+passion; s'il est retenu alors, c'est par ses devoirs, et nullement par
+sa timidité.
+
+[69] Je n'ai pas encore découvert la différence entre le misérable qui
+rend une femme enceinte, puis l'abandonne, et le soldat qui, dans le
+saccage d'une ville, en jouit et l'égorge. Celui-ci serait-il moins
+infâme, et parce que du moins il ne la trompe pas, et parce que
+ordinairement il est ivre.
+
+[70] Vraisemblablement on objectera que le vulgaire est incapable de
+chercher ainsi la raison de ses devoirs, et surtout de le faire sans
+partialité. Mais la difficulté d'estimer ainsi ses devoirs n'est pas
+très grande en elle-même, et n'existe guère que dans la confusion
+présente de la morale. D'ailleurs, dans des institutions différentes des
+nôtres, il n'y aurait peut-être point des esprits aussi instruits que
+parmi nous, mais il n'y aurait certainement pas une foule aussi stupide
+et surtout aussi trompée.
+
+[71] Voici une partie de ce que j'ai retranché du texte. L'on trouvera
+peut-être que j'eusse dû le supprimer entièrement. Mais je réponds pour
+cette circonstance-ci et pour d'autres, que l'on peut se permettre de
+parler aux hommes quand on n'a rien dans sa pensée qu'on doive leur
+taire. Je suis responsable de ce que je publie. J'ose juger les devoirs:
+si jamais on peut me dire qu'il me soit arrivé de manquer à un seul
+devoir réel, non seulement je ne les jugerai plus, mais je renoncerai
+pour toujours au droit d'écrire.
+
+«J'aurais peu de confiance dans une femme qui ne sentirait pas la raison
+de ses devoirs, qui les suivrait strictement, aveuglément et par
+l'instinct de la prévention. Il peut arriver qu'une telle conduite soit
+sûre, mais ce genre de conduite ne me satisfera pas. J'estime davantage
+une femme que rien absolument ne pourrait engager à trahir celui qui
+reposerait sur sa foi, mais qui, dans sa liberté naturelle, n'étant liée
+ni par une promesse quelconque, ni par un attachement sérieux, et se
+trouvant dans des circonstances assez particulières pour l'y déterminer,
+jouirait de plusieurs hommes, et en jouirait même dans l'ivresse, dans
+la nudité, dans la délicate folie du plaisir.»
+
+[72] Les stimulants de la Torride pourraient avoir contribué à nous
+vieillir. Leurs feux agissent moins dans l'Inde parce qu'on y est moins
+actif; mais l'inquiétude européenne, excitée par leur fermentation,
+produit ces hommes remuants et agités, dont le reste du globe voit la
+manie avec un étonnement toujours nouveau. _Rév_.
+
+Je ne dis pas que dans l'état présent des choses, ce ne soit pas un
+allégement pour des individus, et même pour un corps de peuple, que
+cette activité valeureuse et spirituelle qui voit dans le mal le plaisir
+de le souffrir gaiement, et dans le désordre le côté burlesque que
+présentent toutes les choses de la vie. L'homme qui tient aux objets de
+ses désirs dit bien souvent: «Que le monde est triste!» Celui qui ne
+prétend plus autre chose que de ne pas souffrir, se dit: «Que la vie est
+bizarre!» C'est déjà trouver les choses moins malheureuses que de les
+trouver comiques: c'est plus encore quand on s'amuse de toutes les
+contrariétés qu'on éprouve; et quand, afin de mieux rire, on cherche les
+dangers. Pour les Français, s'ils ont jamais Naples, ils bâtiront une
+salle de bal dans le cratère du Vésuve.
+
+[73] L'homme de bien est inébranlable dans sa vertu sévère; l'homme à
+systèmes cherche souvent des vertus austères.
+
+[74] Ceci ne peut s'entendre que du thermomètre de Fahrenheit. 145
+degrés au-dessus de zéro, ou 113 au-dessus de la congélation naturelle
+de l'eau répond à 50 degrés et quelque chose du thermomètre dit de
+Réaumur: et 130 degrés au-dessous de zéro répond à 72 au-dessous de
+glace. On prétend qu'un froid de 70 degrés n'est pas sans exemple à la
+New-Zemble. Mais je ne sais si l'on a vu sur les rives mêmes de la
+Gambie 50 degrés. La chaleur extrême de la Thébaïde est, dit-on, de 38:
+et celle de la Guinée paraît tellement au-dessous de 50, que je doute
+qu'elle aille à ce point en aucun lieu, si ce n'est tout à fait
+accidentellement, comme pendant le passage du Samiel. Peut-être faut-il
+aussi douter des 70 degrés de glace dans les contrées habitées
+quelconques; malgré qu'on ait prétendu les avoir vus à Jeniseick.
+
+Voici le résultat d'observations faites en 1786. A Ostroug-Viliki, au
+61e degré, le mercure gela le 4 novembre. Le thermomètre de Réaumur
+indiquait 31 degrés et demi. Le matin du 1er décembre il descendit à
+40; le même jour à 51; et le 7 décembre à 60. Ceci rendrait
+vraisemblable un froid de 70 degrés soit dans la New-Zemble, soit dans
+les parties les plus septentrionales de la Russie qui sont beaucoup plus
+près du pôle, et qui pourtant ont des habitations.
+
+[75] Allusion à Démocrite apparemment.
+
+[76] Thermomètre dit de Réaumur.
+
+[77] C'est une grande facilité pour un poète: celui qui veut dire tout
+ce qu'il imagine a un grand avantage sur celui qui ne doit dire que des
+choses positives, qui ne dit que ce qu'il croit.
+
+[78] Encore un aperçu vague et peut-être hasardé. Cette observation
+serait même inutile ici; mais elle ne l'est pas en général, et pour les
+autres passages auxquels elle ne peut se trouver applicable.
+
+[79] Il est bien probable que les autres parties de la nature seraient
+aussi obscures à nos yeux. Si nous trouvons dans l'homme plus de sujets
+de surprise, c'est que nous y voyons plus de choses. C'est surtout dans
+l'intérieur des êtres que nous rencontrons partout les bornes de nos
+conceptions. Dans un objet qui nous est beaucoup connu, nous sentons que
+l'inconnu est lié au connu; nous voyons que nous sommes près de
+concevoir le reste, et que pourtant nous ne le concevrons point: ces
+bornes nous remplissent d'étonnement.
+
+[80] Avant la révolution de la Suisse.
+
+[81] Le mot _française_ est trop général.
+
+[82] «O Eternel! Tu es admirable dans l'ordre des mondes; mais tu es
+adorable dans le regard expressif de l'homme bon qui rompt le pain qui
+lui reste dans la main de son frère.» Ce sont, je crois, les propres
+mots de M** dans le beau chapitre _Dieu_, an 2440.
+
+[83] Expression qui ne convient qu'ici. Je n'aime pas qu'on désigne
+ainsi des savants, ou de grands écrivains; mais des folliculaires, des
+gens qui _font le métier_, ou, tout au plus ceux qui sont exactement ou
+seulement hommes de lettres. Un magistrat n'est pas un homme de loi.
+Montesquieu, Boulanger, Helvétius n'étaient pas des hommes de lettres:
+je sais plusieurs auteurs Vivants qui n'en sont pas.
+
+[84] Il est absurde et révoltant qu'il se charge de chercher les
+principes, et d'examiner la vérité des vertus, s'il prend pour règle de
+sa propre conduite les faciles maximes de la société, la fausse morale
+convenue. Aucun homme ne doit se mêler de dire aux hommes leurs devoirs
+et la raison morale de leurs actions, s'il n'est rempli du sentiment de
+l'ordre, s'il ne veut avant tout, non pas précisément la prospérité,
+mais la félicité publique; si l'unique fin de sa pensée n'est pas
+d'ajouter à ce bonheur obscur, à ce bien-être du cœur, source de tout
+bien, que la déviation des êtres altère sans cesse, et que
+l'intelligence doit ramener et maintenir sans cesse. Quiconque a
+d'autres passions, et ne soumet pas à cette idée toute affection
+humaine; quiconque peut chercher sérieusement les femmes, les honneurs,
+les biens, l'amour même ou la gloire, n'est pas né pour la magistrature
+auguste d'instituteur des hommes.
+
+Celui qui prêche une religion sans la suivre intérieurement, sans y
+vénérer la loi suprême de son cœur, est un méprisable charlatan. Ne vous
+irritez pas contre lui, n'allez pas haïr sa personne: mais que sa
+duplicité vous indigne; et, s'il le faut pour qu'il ne puisse plus
+corrompre le cœur humain, plongez-le dans l'opprobre; qu'il y reste.
+
+Celui qui sans soumettre personnellement ses goûts, ses désirs, toutes
+ses vues à l'ordre et à l'équité morale, ose parler de morale à l'homme,
+à l'homme qui a comme lui l'égoïsme naturel de l'individu et la
+faiblesse d'un mortel! celui-là est un charlatan plus détestable: il
+avilit les choses sublimes; il perd tout ce qui nous restait. S'il a la
+fureur d'écrire, qu'il fasse des contes, qu'il travaille des petits
+vers: s'il a le talent d'écrire, qu'il traduise, qu'il fasse un honnête
+métier, qu'il soit _homme de lettres_, qu'il explique les arts, qu'il
+soit utile à sa manière: qu'il travaille pour de l'argent, pour la
+réputation; que plus désintéressé, il travaille pour l'honneur d'un
+corps, pour l'avancement des sciences, pour la renommée de son pays;
+mais qu'il laisse à l'homme de bien ce qu'on appelait la fonction des
+sages, et au prédicateur le métier des mœurs.
+
+L'imprimerie a fait dans le monde social un grand changement. Il était
+impossible que sa vaste influence ne fît aucun mal, mais elle pouvait en
+faire beaucoup moins. Les inconvénients qui devaient en résulter ont été
+sentis, mais les moyens employés pour les arrêter n'en ont pas produit
+de moins graves. Il me semblerait pourtant que dans l'état actuel des
+choses en Europe, on pourrait concilier et la liberté d'écrire, et les
+moyens de séparer de l'utilité des livres les excès qui tendent à
+compenser cette utilité reconnue. Le mal résulte principalement des
+démences de l'esprit de parti, et du nombre étonnant des livres qui ne
+contiennent rien. Le temps, dira-t-on, fait oublier ce qui est injuste
+ou mauvais. Il s'en faut de beaucoup que cela suffise, soit aux
+particuliers, soit au public même. L'auteur est mort quand l'opinion se
+forme ou se rectifie; et le public prend un esprit funeste
+d'indifférence pour le vrai et l'honnête, au milieu de cette incertitude
+dont il sort presque toujours sur les choses passées, mais où il rentre
+toujours sur les choses présentes. Dans ma supposition, il serait permis
+d'écrire tout ce qui est permis maintenant: l'opinion même serait aussi
+libre. Mais ceux qui ne veulent pas l'attendre pendant un demi-siècle,
+ceux qui ne peuvent pas s'en rapporter à eux-mêmes, ou qui n'aiment pas
+à lire vingt volumes pour rencontrer un livre, trouveraient aussi
+commode qu'utile ce garant indirect, cette voie tracée, que rien
+absolument ne les obligerait de suivre. Cette institution exigerait la
+plus intègre impartialité: mais rien n'empêcherait d'écrire contre ce
+qu'elle aurait approuvé; ainsi son intérêt le plus direct serait de
+mériter la considération publique qu'elle n'aurait aucun moyen
+d'asservir. On objecte toujours que les hommes justes sont trop rares;
+j'ignore s'ils le sont autant qu'on affecte de le dire; mais ce qui
+n'est pas vrai du moins, c'est qu'il n'y en ait point.
+
+[85] Ainsi _L'Esprit des lois_ le fut par les _Lettres persanes_.
+
+[86] On trouve le passage suivant, qui m'a paru curieux, dans des
+lettres publiées par un nommé Matthews: «C'est une suite nécessaire et
+du degré de dépravation où en est arrivée l'espèce humaine, et de l'état
+actuel de la société en général qu'il y ait beaucoup d'institutions
+également incompatibles avec le christianisme et la morale.» Lettre VIII
+de _Voyage à la rivière de Sierra Leone_, Paris, an V.
+
+[87] J'ai supprimé quelques pages où il s'agissait de circonstances
+particulières et d'une personne dont je ne vois pas qu'il soit parlé
+dans aucun autre endroit de ces lettres. J'y ai, en quelque sorte,
+substitué ce qui suit: c'est un morceau tiré d'ailleurs, qui dit à peu
+près les mêmes choses d'une manière générale, et que son analogie avec
+ce que j'ai retranché m'a engagé à placer ici.
+
+[88] Ces suppressions interrompent la suite des idées; je suis fâché
+qu'elles aient dû me paraître convenables. Il en est de même dans
+plusieurs autres lettres.
+
+[89] On voit que le mot _magie_ doit être pris ici dans son premier
+sens, et non pas dans l'acception nouvelle: en sorte que par fausse
+magie, il faut entendre à peu près la magie des modernes.
+
+[90] B ... mourut à 37 ans, et il avait fait l'_Antiq. dev._'.
+
+[91] C'est le sens du mot de Solon, et du passage de _De Officiis_ qui
+ont apparemment donné lieu de citer Cicéron et Solon.
+
+[92] Des jours pleins de tristesse, l'habitude rêveuse d'une âme
+comprimée, les longs ennuis qui perpétuent le sentiment du néant de la
+vie, peuvent exciter ou entretenir le besoin de dire sa pensée; ils
+furent souvent favorables à des écrits dont la poésie exprime les
+profondeurs du sentiment, et les conceptions vastes de l'âme humaine que
+ses douleurs ont rendue impénétrable et comme infinie. Mais un ouvrage
+important par son objet, par son ensemble et son étendue, un ouvrage que
+l'on consacre aux hommes, et qu'on destine à rester, ne s'entreprend que
+lorsqu'on a une manière de vivre à peu près fixée, et qu'on est sans
+inquiétude sur le sort des siens. Pour O. il vivait seul, et je ne vois
+pas que la situation favorable où il se trouve maintenant lui fût
+indispensable.
+
+[93] Ce qui est impossible en France est encore faisable dans presque
+toute la Suisse. Il y est reçu de s'y rencontrer vers le soir dans des
+maisons qui ne sont autre chose que des cabarets choisis. Ni l'âge, ni
+la noblesse, ni les premières magistratures ne font une loi du
+contraire.
+
+[94] A l'époque de la première édition, la lettre et le fragment
+suivants n'avaient pas encore été recueillis.
+
+[95] Cette lettre d'Oberman, recueillie depuis l'édition précédente, a
+déjà été imprimée dans _Les Navigateurs._
+
+[96] Nous ajoutons au numéro de la lettre le renvoi à la page et à la
+ligne de notre édition.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Oberman, by Sénancour
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OBERMAN ***
+
+***** This file should be named 32808-0.txt or 32808-0.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/2/8/0/32808/
+
+Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team
+at DP Europe (http://dp.rastko.net).
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/32808-0.zip b/32808-0.zip
new file mode 100644
index 0000000..4d86bcf
--- /dev/null
+++ b/32808-0.zip
Binary files differ
diff --git a/32808-8.txt b/32808-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..728b73d
--- /dev/null
+++ b/32808-8.txt
@@ -0,0 +1,14298 @@
+The Project Gutenberg EBook of Oberman, by Sénancour
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Oberman
+
+Author: Sénancour
+
+Release Date: June 14, 2010 [EBook #32808]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OBERMAN ***
+
+
+
+
+Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team
+at DP Europe (http://dp.rastko.net).
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+OBERMAN.
+
+LETTRES
+
+PUBLIÉES
+
+PAR M ... SÉNANCOUR,
+
+AUTEUR DE _RÉVERIES SUR LA NATURE
+
+DE L'HOMME....._
+
+Étudie l'homme, et non les hommes.
+
+PYTHAGORE.
+
+
+ Le présent ouvrage est mis sous la sauvegarde des lois et de la
+ probité des Citoyens. Nous poursuivrons devant les tribunaux tout
+ contrefacteur, distributeur ou débitant d'éditions contrefaites.
+ Deux exemplaires de la présente édition originale sont,
+ conformément à la loi, déposés à la Bibliothèque Nationale.
+
+ CERIOUX.
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+Edition de 1804
+
+OBSERVATIONS
+
+Première année: Lettre I., II., III., IV., V., VI., VII., VIII., IX.
+
+Deuxième année: Lettre X., XI., XII., XIII., XIV., XV., XVI., XVII.,
+XVIII., XIX., XX., XXI., XXII., XXIII., XXIV., XXV.
+
+Troisième année: Lettre XXVI., XXVII., XXVIII., XXIX., XXX., XXXI.,
+XXXII., XXXIII., Manuel de Pseusophanes, XXXIV., XXXV.
+
+Cinquième année: Premier fragment.
+
+Sixième année: (2e et 3e fragments) Second fragment., Lettre XXXVI.,
+XXXVII., XXXVIII., Troisième fragment., XXXIX., XL., XLI., XLII.,
+XLIII., XLIV., XLV., XLVI., XLVII, XLVIII, XLIX
+
+Septième année: Lettre L, LI, LII
+
+Huitième année: Lettre LIII, LIV, LV, LVI, LVII, LVIII, LIX, LX, LXI,
+LXII, LXIII, LXIV, LXV, LXVI, LXVII, LXVIII, LXIX, LXX, LXXI, LXXII,
+LXXIII
+
+Neuvième année: Lettre LXXIV, LXXV, LXXVI, LXXVII, LXXVIII, LXXIX, LXXX,
+LXXXI, LXXXII, LXXXIII, LXXXIV, LXXXV, LXXXVI, LXXXVII, LXXXVIII, LXXXIX
+
+Supplément de 1833
+
+Dixième année: XC
+
+Supplément de 1840: Lettre XCI
+
+Notes de l'édition de 1833
+
+INDICATIONS
+
+NOTES
+
+
+
+
+OBSERVATIONS.
+
+
+On verra dans ces lettres l'expression d'un homme qui sent, et non d'un
+homme qui travaille. Ce sont des mémoires très-indifférents aux
+étrangers, mais qui peuvent intéresser les adeptes. Plusieurs verront
+avec plaisir ce que l'un d'eux a senti: plusieurs ont senti de même; il
+s'est trouvé que celui-ci l'a dit, ou a essayé de le dire. Mais il doit
+être jugé par l'ensemble de sa vie, et non par ses premières années; par
+toutes ses lettres, et non par tel passage ou hasardé, ou romanesque, ou
+peut-être faux.
+
+De semblables lettres sans art, sans intrigue, doivent avoir mauvaise
+grâce hors de la société éparse et secrète dont la nature avait fait
+membre celui qui les écrivit. Les individus qui la composent sont la
+plupart inconnus: cette espèce de monument privé que laisse un homme
+comme eux, ne peut leur être adressé que par la voie publique, au risque
+d'ennuyer un grand nombre de personnes graves, instruites, ou aimables.
+Le devoir d'un éditeur est seulement de prévenir qu'on n'y trouve ni
+esprit, ni science; que ce n'est pas un _ouvrage_; et que peut-être même
+on dira: ce n'est pas un livre _raisonnable_.
+
+Nous avons beaucoup d'écrits où le genre humain se trouve peint en
+quelques lignes. Si cependant ces longues lettres faisaient à-peu-près
+connaître un seul homme, elles pourraient être, et neuves, et utiles. Il
+s'en faut de beaucoup qu'elles remplissent même cet objet borné: mais si
+elles ne contiennent point tout ce que l'on pourrait attendre, elles
+contiennent du moins quelque chose; c'est assez peut-être pour les
+faire excuser.
+
+Ces lettres ne sont pas un _roman_[1]. Il n'y a point de mouvement
+dramatique, d'événements préparés et conduits, point de dénouement; rien
+de ce qu'on appelle l'intérêt d'un ouvrage, de cette série progressive,
+de ces incidents, de cet aliment de la curiosité, magie de plusieurs
+bons écrits, et charlatanisme de plusieurs mauvais.
+
+On y trouvera des descriptions; de celles qui servent à mieux faire
+entendre les choses naturelles, et à donner des lumières, peut-être trop
+négligées, sur les rapports de l'homme avec ce qu'il appelle
+l'_inanimé_.
+
+On y trouvera des passions: mais celles d'un homme qui était né pour
+recevoir ce qu'elles promettent, et pour n'avoir point une passion; pour
+tout employer, et pour n'avoir qu'une seule fin.
+
+On y trouvera de l'amour: mais l'amour senti d'une manière qui peut-être
+n'avait pas été dite.
+
+On y trouvera des longueurs: elles peuvent être dans la nature; le coeur
+est rarement précis, il n'est point dialecticien. On y trouvera des
+répétitions: mais si les choses sont bonnes, pourquoi éviter
+soigneusement d'y revenir? Les répétitions de _Clarisse_, le désordre
+(et le prétendu égoïsme) de Montaigne n'ont jamais rebuté que des
+lecteurs seulement ingénieux. L'éloquent J. J. était souvent diffus.
+Celui qui écrivit ces lettres paraît n'avoir pas craint les longueurs et
+les écarts d'un style libre: il a écrit sa pensée. Il est vrai que J.
+J. avait le droit d'être un peu long: pour lui, s'il a usé de la même
+liberté, c'est tout simplement parce qu'il la trouvait bonne et
+naturelle.
+
+On y trouvera des contradictions, du moins ce qu'on nomme souvent ainsi.
+Mais pourquoi serait-on choqué de voir, dans des matières incertaines,
+le pour et le contre dits par le même homme? Puisqu'il faut qu'on les
+réunisse pour s'en approprier le sentiment, pour peser, décider,
+choisir, n'est-ce pas une même chose qu'ils soient dans un seul livre ou
+dans des livres différents? Au contraire, exposés par le même homme, ils
+le sont avec une force plus égale, d'une manière plus analogue, et vous
+voyez mieux ce qu'il vous convient d'adopter. Nos affections, nos
+désirs, nos sentiments mêmes, et jusqu'à nos opinions, changent avec
+les leçons des événements; les occasions de la réflexion, avec l'âge,
+avec tout notre être. Ne voyez-vous pas que celui qui est si exactement
+d'accord avec lui-même, vous trompe, ou se trompe? Il a un système; il
+joue un rôle. L'homme sincère vous dit: j'ai senti comme cela, je sens
+comme ceci; voilà mes matériaux, bâtissez vous-même l'édifice de votre
+pensée. Ce n'est pas à l'homme froid à juger les différences des
+sensations humaines: puisqu'il n'en connaît pas l'étendue, il n'en
+connaît pas la versatilité. Pourquoi diverses manières de voir
+seraient-elles plus étonnantes dans les divers âges d'un même homme, et
+quelquefois au même moment, que dans des hommes différents? On observe,
+on cherche; on ne décide pas. Voulez-vous exiger que celui qui prend la
+balance rencontre d'abord le poids qui en fixera l'équilibre? Tout doit
+être d'accord sans doute dans un ouvrage exact et raisonné sur des
+matières positives. Mais voulez-vous que Montaigne soit vrai à la
+manière de Hume, et Sénèque régulier comme Bézout? Je croirais même
+qu'on devrait attendre autant ou plus d'oppositions entre les différents
+âges d'un même homme, qu'entre plusieurs hommes éclairés du même âge.
+C'est pour cela qu'il n'est pas bon que les législateurs soient tous des
+vieillards; à moins que ce ne soit un corps d'homme vraiment choisis, et
+capable de suivre leurs conceptions générales et leurs souvenirs, plutôt
+que leur pensée présente. L'homme qui ne s'occupe que des sciences
+exactes, est le seul qui n'ait point à craindre d'être jamais surpris de
+ce qu'il a écrit dans un autre âge.
+
+Ces lettres sont aussi inégales, aussi irrégulières dans leur style que
+dans le reste. Une chose seulement m'a plu; c'est de n'y point trouver
+ces expressions exagérées et triviales dans lesquelles un écrivain
+devrait toujours voir du ridicule, ou au moins de la faiblesse[2]. Ces
+expressions ont par elles-mêmes quelque chose de vicieux, ou bien leur
+trop fréquent usage, en en faisant des applications fausses, altéra
+leurs premières acceptions, et fit oublier leur énergie.
+
+Ce n'est pas que je prétende justifier le style des lettres. J'aurais
+quelque chose à dire sur des expressions qui pourront paraître hardies,
+et que pourtant je n'ai pas changées: mais quant aux incorrections, je
+n'y sais point d'excuse recevable. Je ne me dissimule pas qu'un critique
+trouvera beaucoup à reprendre: je n'ai point prétendu _enrichir le
+public_ d'un ouvrage travaillé; mais donner à lire à quelques personnes
+éparses dans l'Europe, les sensations, les opinions, les songes libres
+et incorrects d'un homme souvent isolé, qui écrivit dans l'intimité, et
+non pour son libraire.
+
+ * * * * *
+
+L'éditeur ne s'est proposé et ne se proposera qu'un seul objet: tout ce
+qui portera son nom tendra aux mêmes résultats: soit qu'il écrive, ou
+qu'il publie seulement, il ne s'écartera point d'un but moral. Il ne
+cherche pas encore à l'_atteindre_; un écrit important, et de nature à
+être utile, un véritable _ouvrage_ que l'on peut seulement hasarder
+d'esquisser, mais non prétendre jamais finir, ne doit pas être publié
+promptement, ni même entrepris trop-tôt.
+
+ * * * * *
+
+Les _Notes_ sont toutes de l'Editeur.
+
+
+
+
+OBERMAN.
+
+LETTRE PREMIÈRE.
+
+DATX
+Genève, 8 juillet, première année.
+
+
+Il ne s'est passé que vingt jours depuis que je vous écrivis de Lyon. Je
+n'annonçais aucun projet nouveau, je n'en avais pas; et maintenant j'ai
+tout quitté, me voici sur une terre étrangère.
+
+Je crains que ma lettre ne vous trouve point à Chessel[3], et que vous
+ne puissiez me répondre aussi vite que je le désirerais. J'ai besoin de
+savoir ce que vous pensez, ou du moins ce que vous penserez lorsque vous
+aurez lu. Vous savez s'il me serait indifférent d'avoir des torts avec
+vous: cependant je crains que vous ne m'en trouviez, et je ne suis pas
+bien assuré moi-même de n'en point avoir. Je n'ai pas même pris le temps
+de vous consulter. Je l'eusse bien désiré dans un moment aussi décisif:
+encore aujourd'hui, je ne sais comment juger une résolution qui détruit
+tout ce qu'on avait arrangé, qui me transporte brusquement dans une
+situation nouvelle, qui me destine à des choses que je n'avais pas
+prévues et dont je ne saurais même pressentir l'enchaînement et les
+conséquences.
+
+Il faut vous dire plus. L'exécution fut, il est vrai, aussi précipitée
+que la décision: mais ce n'est pas le temps seul qui m'a manqué pour
+vous en écrire. Quand même je l'aurais eu, je crois que vous l'eussiez
+ignoré de même. J'aurais craint votre prudence: j'ai cru sentir cette
+fois la nécessité de n'en avoir pas. Une prudence étroite et pusillanime
+dans ceux de qui le sort m'a fait dépendre, a perdu mes premières
+années, et je crois bien qu'elle m'a nui pour toujours. La sagesse veut
+marcher entre la défiance et la témérité; le sentier est difficile: il
+faut la suivre dans les choses qu'elle voit; mais dans les choses
+inconnues, nous n'avons que l'instinct. S'il est plus dangereux que la
+prudence, il fait aussi de plus grandes choses: il nous perd, ou nous
+sauve: sa témérité devient quelquefois notre seul asile, et c'est
+peut-être à lui de réparer les maux que la prudence a pu faire.
+
+Il fallait laisser le joug s'appesantir sans retour, ou le secouer
+inconsidérément: l'alternative me parut inévitable. Si vous en jugez de
+même, dites-le moi pour me rassurer. Vous savez assez quelle misérable
+chaîne on allait river. On voulait que je fisse ce qu'il m'était
+impossible de faire bien; que j'eusse un état pour son produit, que
+j'employasse les facultés de mon être à ce qui choque essentiellement sa
+nature. Aurais-je dû me plier à une condescendance momentanée; tromper
+un parent en lui persuadant que j'entreprenais pour l'avenir, ce que je
+n'aurais commencé qu'avec le désir de le cesser; et vivre ainsi dans un
+état violent, dans une répugnance perpétuelle? Qu'il reconnaisse
+l'impuissance où j'étais de le satisfaire, qu'il m'excuse! Il finira par
+sentir que les conditions si diverses et si opposées, où les caractères
+les plus contraires trouvent ce qui leur est propre, ne peuvent convenir
+indifféremment à tous les caractères; que ce n'est pas assez qu'un état,
+qui a pour objet des intérêts et des démêlés contentieux, soit regardé
+comme honnête, parce qu'on y acquiert, sans voler, trente ou quarante
+mille livres de rente; et qu'enfin je n'ai pu renoncer à être homme,
+pour être homme d'affaires.
+
+Je ne cherche point à vous persuader, je vous rappelle les faits; jugez.
+Un ami doit juger sans trop d'indulgence; vous l'avez dit.
+
+Si vous aviez été à Lyon, je ne me serais pas décidé sans vous
+consulter; il eût fallu me cacher de vous, au lieu que j'ai eu seulement
+à me taire. Comme on cherche, dans le hasard même, des raisons qui
+autorisent aux choses que l'on croit nécessaires, j'ai trouvé votre
+absence favorable. Je n'aurais jamais pu agir contre votre opinion,
+mais je n'ai pas été fâché de le faire sans votre avis; tant que je
+sentais tout ce que pouvait alléguer la raison contre la loi que
+m'imposait une sorte de nécessité, contre le sentiment qui m'entraînait.
+J'ai écouté davantage cette impulsion secrète, mais impérieuse, que ces
+froids motifs de balancer et de suspendre, qui, sous le nom de prudence,
+tenaient peut-être beaucoup à mon habitude paresseuse, et à quelque
+faiblesse dans l'exécution. Je suis parti, je m'en félicite: mais quel
+homme peut jamais savoir s'il a fait sagement, ou non, pour les
+conséquences éloignées des choses?
+
+Je vous ai dit pourquoi je n'ai pas fait ce qu'on voulait; il faut vous
+dire pourquoi je n'ai pas fait autre chose. J'examinais si je
+rejetterais absolument le parti que l'on voulait me faire prendre; cela
+m'a conduit à examiner quel autre je prendrais, et à quelle
+détermination je m'arrêterais.
+
+Il fallait choisir, il fallait commencer, pour la vie peut-être, ce que
+tant de gens, qui n'ont en eux aucune autre chose, appellent un état.
+Je n'en trouvai point qui ne fût étranger à ma nature, ou contraire à ma
+pensée. J'interrogeai mon être, je considérai rapidement tout ce qui
+m'entourait; je demandai aux hommes s'ils sentaient comme moi; je
+demandai aux choses si elles étaient selon mes penchants; et je vis
+qu'il n'y avait pas d'accord entre moi et la société, ni entre mes
+besoins et les choses qu'elle a faites. Je m'arrêtai avec effroi,
+sentant que j'allais livrer ma vie à des ennuis intolérables, à des
+dégoûts sans terme comme sans objet. J'offris successivement à mon coeur
+ce que les hommes cherchent dans les divers états qu'ils embrassent. Je
+voulus même embellir, par le prestige de l'imagination, ces objets
+multipliés qu'ils proposent à leurs passions, et la fin chimérique à
+laquelle ils consacrent leurs années. Je le voulais, je ne le pus pas.
+Pourquoi la terre est-elle ainsi désenchantée à mes yeux? Je ne connais
+point la satiété, je trouve partout le vide.
+
+Dans ce jour, le premier où je sentis tout le néant qui m'environne,
+dans ce jour qui a changé ma vie, si les pages de ma destinée se
+fussent trouvées entre mes mains pour être déroulées ou fermées à
+jamais; avec quelle indifférence j'eusse abandonné la vaine succession
+de ces heures si longues et si fugitives, que tant d'amertumes
+flétrissent, et que nulle véritable joie ne consolera! Vous le savez,
+j'ai le malheur de ne pouvoir être jeune: les longs ennuis de mes
+premiers ans ont apparemment détruit la séduction. Les dehors fleuris ne
+m'en imposent pas: et mes yeux demi-fermés ne sont jamais éblouis; trop
+fixes, ils ne sont point surpris.
+
+Ce jour d'irrésolution fut du moins un jour de lumière: il me fit
+reconnaître en moi ce que je n'y voyais pas distinctement. Dans la plus
+grande anxiété où j'eusse jamais été, j'ai joui pour la première fois de
+la conscience de mon être. Poursuivi jusque dans le triste repos de mon
+apathie habituelle, forcé d'être quelque chose, je fus enfin moi-même:
+et dans ces agitations jusqu'alors inconnues, je trouvai une énergie,
+d'abord contrainte et pénible, mais dont la plénitude fut une sorte de
+repos que je n'avais pas encore éprouvé. Cette situation douce et
+inattendue amena la réflexion qui me détermina. Je crus voir la raison
+de ce qu'on observe tous les jours, que les différences positives du
+sort ne sont pas les causes principales du bonheur ou du malheur des
+hommes.
+
+Je me dis: la vie réelle de l'homme est en lui-même, celle qu'il reçoit
+du dehors n'est qu'accidentelle et subordonnée. Les choses agissent sur
+lui bien plus encore selon la situation où elles le trouvent, que selon
+leur propre nature. Dans le cours d'une vie entière, perpétuellement
+modifié par elles, il peut devenir leur ouvrage. Mais comme dans cette
+succession toujours mobile, lui seul subsiste quoique altéré, tandis que
+les objets extérieurs relatifs à lui changent entièrement; il en résulte
+que chacune de leurs impressions sur lui, dépend bien plus pour son
+bonheur ou son malheur, de l'état où elle le trouve, que de la sensation
+qu'elle lui apporte, et du changement présent qu'elle fait en lui.
+Ainsi dans chaque moment particulier de sa vie, ce qui importe surtout à
+l'homme, c'est d'être ce qu'il doit être. Les dispositions favorables
+des choses viendront ensuite, c'est une utilité du second ordre pour
+chacun des moments présents. Mais la suite de ces impulsions devenant,
+par leur ensemble, le vrai principe des mobiles intérieurs de l'homme,
+si chacune de ces impressions est à-peu-près indifférente, leur totalité
+fait pourtant notre destinée. Tout nous importerait-il également dans ce
+cercle de rapports et de résultats mutuels? L'homme dont la liberté
+absolue est si incertaine, et la liberté apparente si limitée, serait-il
+contraint à un choix perpétuel qui demanderait une volonté constante,
+toujours libre et puissante? Tandis qu'il ne peut diriger que si peu
+d'événements, et qu'il ne saurait régler la plupart de ses affections,
+lui importe-t-il, pour la paix de sa vie, de tout prévoir, de tout
+conduire, de tout déterminer dans une sollicitude qui, même avec des
+succès non interrompus, ferait encore le tourment de cette même vie?
+S'il est également nécessaire de maîtriser ces deux mobiles dont
+l'action est toujours réciproque; si pourtant cet ouvrage est au-dessus
+des forces de l'homme, et si l'effort même qui tendrait à le produire
+est précisément opposé au repos qu'on en attend, comment obtenir
+à-peu-près ce résultat nécessaire en renonçant au moyen impraticable qui
+paraît d'abord le pouvoir seul produire? La réponse à cette question
+serait le grand-oeuvre de la sagesse humaine, et le principal objet que
+l'on puisse proposer à cette loi intérieure qui nous fait chercher la
+félicité. Je crus trouver à ce problème une solution analogue à mes
+besoins présents: peut-être contribuèrent-ils à me la faire adopter.
+
+Je pensai que le premier état des choses était surtout important dans
+cette oscillation toujours réagissante, et qui par conséquent dérive
+toujours plus ou moins de ce premier état. Je me dis: soyons d'abord ce
+que nous devons être; plaçons-nous où il convient à notre nature, puis
+livrons-nous au cours des choses, en nous efforçant seulement de nous
+maintenir semblables à nous-mêmes. Ainsi, quoiqu'il arrive, et sans
+sollicitudes étrangères, nous disposerons des choses; non pas en les
+changeant elles-mêmes, ce qui nous importe peu, mais en maîtrisant les
+impressions qu'elles feront sur nous, ce qui seul nous importe, ce qui
+est le plus facile, ce qui maintient davantage notre être en le
+circonscrivant et en reportant sur lui-même l'effort conservateur.
+Quelque effet que produisent sur nous les choses par leur influence
+absolue que nous ne pourrons changer, du moins nous conserverons
+toujours beaucoup du premier mouvement imprimé, et nous approcherons,
+par ce moyen, plus que nous ne saurions l'espérer par aucun autre, de
+l'heureuse permanence du sage.
+
+Dès que l'homme réfléchit, dès qu'il n'est plus entraîné par le premier
+désir et par les lois inaperçues de l'instinct, toute équité, toute
+moralité devient en un sens une affaire de calcul, et sa prudence est
+dans l'estimation du plus ou du moins. Je crus voir dans ma conclusion
+un résultat aussi clair que celui d'une opération sur les nombres. Comme
+je vous fais l'histoire de mes intentions, et non celle de mon esprit;
+et que je veux bien moins justifier ma décision que vous dire comment je
+me suis décidé, je ne chercherai pas à vous rendre un meilleur compte de
+mon calcul.
+
+Conformément à cette manière de voir, je quitte les soins éloignés et
+multipliés de l'avenir, qui sont toujours si fatigants et souvent si
+vains; je m'attache seulement à disposer, une fois pour la vie, et moi
+et les choses. Je ne me dissimule point combien cet ouvrage doit sans
+doute rester imparfait, et combien je serai entravé par les événements:
+mais je ferai du moins ce que je trouverai en mon pouvoir.
+
+J'ai cru nécessaire de changer les choses avant de me changer moi-même.
+Ce premier but pouvait être beaucoup plus promptement atteint que le
+second; et ce n'eût point été dans mon ancienne manière de vivre que
+j'eusse pu m'occuper sérieusement de moi. L'alternative du moment
+difficile où je me trouvais, me força de songer d'abord aux changements
+extérieurs. C'est dans l'indépendance des choses, comme dans le silence
+des passions, que l'on peut étudier son être. Je vais choisir une
+retraite dans ces monts tranquilles dont la vue a frappé mon enfance
+elle-même[4]. J'ignore où je m'arrêterai, mais écrivez-moi à Lausanne.
+
+
+
+
+LETTRE II.
+
+DATX
+Lausanne[5], 9 juillet, I.
+
+
+J'arrivai de nuit à Genève: j'y logeai dans une assez triste auberge, où
+mes fenêtres donnaient sur une cour, je n'en fus point fâché. Entrant
+dans une aussi belle contrée, je me ménageais volontiers l'espèce de
+surprise d'un spectacle nouveau; je la réservais pour la plus belle
+heure du jour; je le voulais avoir dans sa plénitude, et sans affaiblir
+son impression en l'éprouvant par degré.
+
+En sortant de Genève, je me mis en route, seul, libre, sans but
+déterminé, sans autre guide qu'une carte assez bonne, que je porte sur
+moi.
+
+J'entrais dans l'indépendance. J'allais vivre dans le seul pays
+peut-être de l'Europe, où dans un climat assez favorable, on trouve
+encore les sévères beautés des sites naturels. Devenu calme par l'effet
+même de l'énergie que les circonstances de mon départ avait éveillée en
+moi, content de posséder mon être pour la première fois de mes jours si
+vains, cherchant des jouissances simples et grandes avec l'avidité d'un
+coeur jeune, et cette sensibilité, fruit amer et précieux de mes longs
+ennuis; j'étais ardent et paisible. Je fus heureux sous le beau ciel de
+Genève, lorsque le soleil paraissant au-dessus des hautes neiges,
+éclaira à mes yeux cette terre admirable. C'est près de Copet que je vis
+l'aurore, non pas inutilement belle comme je l'avais vue tant de fois,
+mais d'une beauté sublime et assez grande pour ramener le voile des
+illusions sur mes yeux découragés.
+
+Vous n'avez point vu cette terre à laquelle Tavernier ne trouvait
+comparable qu'un seul lieu dans l'Orient. Vous ne vous en ferez pas une
+idée juste; les grands effets de la nature ne s'imaginent point tels
+qu'ils sont. Si j'avais moins senti la grandeur et l'harmonie de
+l'ensemble, si la pureté de l'air n'y ajoutait pas une expression que
+les mots ne sauraient rendre, si j'étais un autre, j'essayerais de vous
+peindre ces monts neigeux et embrasés, ces vallées vaporeuses; les noirs
+escarpements de la côte de Savoye; les collines de la Vaux et du
+Jorat[6], peut-être trop riantes, mais surmontées par les Alpes de
+Gruyère et d'Ormont; et les vastes eaux du Léman, et le mouvement de ses
+vagues, et sa paix mesurée. Peut-être mon état intérieur ajouta-t-il au
+prestige de ces lieux; peut-être nul homme n'a-t-il éprouvé à leur
+aspect tout ce que j'ai senti[7].
+
+C'est le propre d'une sensibilité profonde de recevoir une volupté plus
+grande de l'opinion d'elle-même que de ses jouissances positives:
+celles-ci laissent apercevoir leurs bornes; mais celles que promettent
+ce sentiment d'une puissance illimitée, sont immenses comme elle, et
+semblent nous indiquer le monde inconnu que nous cherchons toujours. Je
+n'oserais décider que l'homme dont l'habitude des douleurs a navré le
+coeur, n'ait point reçu de ses misères mêmes, une aptitude à des plaisirs
+inconnus des heureux, et ayant sur les leurs l'avantage d'une plus
+grande indépendance, et d'une durée qui soutient la vieillesse
+elle-même. Pour moi, j'ai éprouvé dans ce moment auquel il n'a manqué
+qu'un autre coeur qui sentît avec le mien, comment une heure de vie peut
+valoir une année d'existence; combien tout est relatif dans nous, et
+hors de nous; et comment nos misères viennent surtout de notre
+déplacement dans l'ordre des choses.
+
+La grande route de Genève à Lausanne est partout agréable, elle suit
+généralement les rives du lac; et comme elle me conduisait vers les
+montagnes, je ne pensai point à la quitter. Je ne m'arrêtai qu'auprès de
+Lausanne sur une pente, d'où l'on n'apercevait pas la ville, et où
+j'attendis la fin du jour.
+
+Les soirées sont désagréables dans les auberges, excepté lorsque le feu
+et la nuit aident à attendre le souper. Dans les longs jours on ne peut
+éviter cette heure d'ennui qu'en évitant aussi de voyager pendant la
+chaleur: c'est précisément ce que je ne fais point. Depuis mes courses
+au Forez, j'ai pris l'usage d'aller à pied si la campagne est
+intéressante; et quand je marche, une sorte d'impatience ne me permet de
+m'arrêter que lorsque je suis presque arrivé. Les voitures sont
+nécessaires pour se débarrasser promptement de la poussière des grandes
+routes, et des ornières boueuses des plaines; mais lorsqu'on est sans
+affaires et dans une vraie campagne, je ne vois pas de motif pour courir
+la poste, et je trouve qu'on est trop dépendant si l'on va avec ses
+chevaux. J'avoue qu'en arrivant à pied l'on est moins bien reçu d'abord
+dans les auberges; mais il ne faut que quelques minutes à un aubergiste
+qui sait son métier, pour s'apercevoir que s'il y a de la poussière sur
+les souliers il n'y a pas de paquet sur l'épaule, et qu'ainsi l'on
+pourrait être en état de le faire gagner assez pour qu'il ôte son
+chapeau d'une certaine manière. Vous verrez bientôt les servantes vous
+dire tout comme à un autre: Monsieur a-t-il déjà donné ses ordres?
+
+J'étais donc sous les pins du Jorat: la soirée était belle, les bois
+silencieux, l'air calme, le couchant vapoureux, mais sans nuages. Tout
+paraissait fixe, éclairé, immobile: et dans un moment où je levai les
+yeux après les avoir tenus longtemps arrêtés sur la mousse qui me
+portait, j'eus une illusion imposante que mon état de rêverie
+prolongea. La pente rapide qui s'étendait jusqu'au lac se trouvait
+cachée pour moi sous le tertre où j'étais assis; et la surface du lac
+très-inclinée, semblait élever dans les airs sa rive opposée. Des
+vapeurs voilaient en partie les Alpes de Savoye confondues avec elles et
+revêtues des mêmes teintes: la lumière du couchant et le vague de l'air
+dans les profondeurs du Valais élevèrent ces montagnes et les séparèrent
+de la terre, en rendant leurs extrémités indiscernables; et leur colosse
+sans forme, sans couleur, sombre et neigeux, éclairé et comme invisible,
+ne me parut qu'un amas de nuées orageuses suspendues dans l'espace: il
+n'était plus d'autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul,
+au sein de l'immensité.
+
+Ce moment-là fut digne de la première journée d'une vie nouvelle: j'en
+éprouverai peu de semblables. Je me promettais de finir celle-ci en vous
+en parlant tout à mon aise, mais le sommeil appesantit ma tête et ma
+main: les souvenirs et le plaisir de vous les dire ne sauraient
+l'éloigner; et je ne veux pas continuer à vous rendre si faiblement ce
+que j'ai mieux senti.
+
+Près de Nion j'ai vu le Mont-Blanc assez à découvert, et depuis ses
+bases apparentes; mais l'heure n'était point favorable, il était mal
+éclairé.
+
+
+
+
+LETTRE III.
+
+DATX
+Cully, 11 juillet, 1.
+
+
+Je ne veux point parcourir la Suisse en voyageur, on en curieux. Je
+cherche à être là, parce qu'il me semble que je serais mal ailleurs:
+c'est le seul pays, voisin du mien, qui contienne généralement de ces
+choses que je désire.
+
+J'ignore encore de quel côté je me dirigerai: je ne connais ici
+personne, et n'y ayant aucune sorte de relation, je ne puis choisir que
+d'après des raisons prises de la nature des lieux. Le climat est
+difficile en Suisse, surtout dans les situations que je préférerais. Il
+me faut un séjour fixe pour l'hiver; c'est ce que je voudrais d'abord
+décider: mais l'hiver est long dans le contrées élevées.
+
+A Lausanne on me disait: C'est ici la plus belle partie de la Suisse,
+celle que tous les étrangers aiment. Vous avez vu Genève et les bords
+du lac; il vous reste à voir Iverdun, Neuchâtel et Berne: on va encore
+au Locle qui est célèbre par son industrie. Pour le reste de la Suisse,
+c'est un pays bien sauvage: on reviendra de la manie anglaise d'aller se
+fatiguer et s'exposer pour voir de la glace et dessiner des cascades.
+Vous vous fixerez ici: le pays de Vaud[8] est le seul qui convienne à un
+étranger; et même dans le pays de Vaud il n'y a que Lausanne, surtout
+pour un Français.
+
+Je les ai assurés que je ne choisirais pas Lausanne, et ils ont cru que
+je me trompais. Le pays de Vaud a de grandes beautés, mais je suis
+persuadé d'avance que sa partie basse est une de celles de la Suisse
+que j'aimerai le moins. La terre et les hommes y sont, à peu de chose
+près, comme ailleurs: je cherche d'autres moeurs, et une autre nature. Si
+je savais l'allemand, je crois que j'irais du côté de Lucerne: mais l'on
+n'entend le français que dans un tiers de la Suisse, et ce tiers en est
+précisément la partie la plus riante et la moins éloignée des habitudes
+françaises, ce qui me met dans une grande incertitude. J'ai presque
+résolu de voir les bords de Neuchâtel, et le bas-Valais; après quoi
+j'irai près de Schwitz, ou dans l'Underwalden, malgré l'inconvénient
+très-grand d'une langue qui m'est tout-à-fait étrangère.
+
+J'ai remarqué un petit lac que les cartes nomment de Bré, ou de Bray,
+situé à une certaine élévation dans les terres, au-dessus de Cully:
+j'étais venu dans cette ville pour en aller visiter les rives presque
+inconnues et éloignées des grandes routes. J'y ai renoncé; je crains que
+le pays ne soit trop ordinaire, et que la manière de vivre des gens de
+la campagne, si près de Lausanne, ne me convienne encore moins.
+
+Je voulais traverser le lac[9]; et j'avais, hier, retenu un bateau pour
+me rendre sur la côte de Savoye. Il a fallu renoncer à ce dessein: le
+temps a été mauvais tout le jour, et le lac est encore fort agité.
+L'orage est passé, la soirée est belle. Mes fenêtres donnent sur le lac;
+l'écume blanche des vagues est jetée quelquefois jusques dans ma
+chambre, elle a même mouillé le toit. Le vent souffle du Sud-Ouest, en
+sorte que c'est précisément ici que les vagues ont plus de force et
+d'élévation. Je vous assure que ce mouvement et ces sons mesurés donnent
+à l'âme une forte impulsion. Si j'avais à sortir de la vie ordinaire, si
+j'avais à vivre, et que pourtant je me sentisse découragé, je voudrais
+être un quart-d'heure seul devant un lac agité: je crois qu'il ne serait
+plus de grandes choses qui ne me fussent naturelles.
+
+J'attends avec quelqu'impatience la réponse que je vous ai demandée; et
+quoi-qu'elle ne puisse en effet arriver encore, je pense à tout moment
+à envoyer à Lausanne pour voir si on ne néglige pas de me la faire
+parvenir. Sans doute elle me dira bien positivement ce que vous pensez,
+ce que vous présumez de l'avenir; et si j'ai eu tort, étant moi, de
+faire ce qui chez beaucoup d'autres eût été une conduite pleine de
+légéreté. Je vous consultais sur des riens, et j'ai pris sans vous la
+résolution la plus importante. Vous ne refuserez pas pourtant de me dire
+votre opinion: il faut qu'elle me réprime, ou me rassure. Vous avez déjà
+oublié que je me suis arrangé en ceci comme si je voulais vous en faire
+un secret: les torts d'un ami peuvent entrer dans notre pensée, mais non
+dans nos sentiments. Je vous félicite d'avoir à me pardonner des
+faiblesses: sans cela je n'aurais pas tant de plaisir à m'appuyer sur
+vous; ma propre force ne me donnerait pas la sécurité que me donne la
+vôtre.
+
+Je vous écris comme je vous parlerais, comme on se parle à soi-même.
+Quelquefois on n'a rien à se dire l'un à l'autre, on a pourtant besoin
+de se parler; c'est souvent alors que l'on bavarde le plus à son aise.
+Je ne connais de promenade qui donne un vrai plaisir que celle que l'on
+fait sans but, lorsque l'on va uniquement pour aller, et que l'on
+cherche sans vouloir aucune chose; lorsque le temps est tranquille, un
+peu couvert, que l'on n'a point d'affaires, que l'on ne veut pas savoir
+l'heure, et que l'on se met à pénétrer au hasard dans les fondrières et
+les bois d'un pays inconnu; lorsqu'on parle des champignons, des biches,
+des feuilles rousses qui commencent à tomber; lorsque je vous dis: Voilà
+une place qui ressemble bien à celle où mon père s'arrêta, il y a dix
+ans, pour jouer au petit-palet avec moi, et où il laissa son couteau de
+chasse que le lendemain l'on ne put jamais retrouver. Lorsque vous me
+dites: L'endroit où nous venons de traverser le ruisseau eût bien plû au
+mien. Dans les derniers temps de sa vie, il se faisait conduire à une
+grande lieue de la ville dans un bois bien épais, où il y avait quelques
+rochers et de l'eau; alors il descendait de la calèche, et il allait,
+quelquefois seul, quelquefois avec moi, s'asseoir sur un grès: nous
+lisions les _Vies des Pères du Désert_. Il me disait: Si dans ma
+jeunesse j'étais entré dans un monastère, comme Dieu m'y appelait, je
+n'aurais pas eu tous les chagrins que j'ai eus dans le monde, je ne
+serais pas aujourd'hui si infirme et si cassé; mais je n'aurais point de
+fils, et en mourant, je ne laisserais rien sur la terre....... Et
+maintenant il n'est plus! Ils ne sont plus!
+
+Il y a des hommes qui croyent se promener, à la campagne, lorsqu'ils
+marchent en ligne droite dans une allée sablée. Ils ont dîné, ils vont
+jusqu'à la statue, et ils reviennent au trictrac. Mais quand nous nous
+perdions dans les bois du Forez, nous allions librement et au hasard. Il
+y avait quelque chose de solennel à ces souvenirs d'un temps déjà
+reculé, qui semblaient venir à nous dans l'épaisseur et la majesté des
+bois. Comme l'âme s'agrandit lorsqu'elle rencontre des choses belles, et
+qu'elle ne les a pas prévues! Je n'aime point que ce qui appartient au
+coeur soit préparé et réglé: laissons l'esprit chercher avec ordre, et
+symétriser ce qu'il travaille. Pour le coeur, il ne travaille pas; et si
+vous lui demandez de produire, il ne produira rien: la culture le rend
+stérile. Vous vous rappelez des lettres que R ... écrivait à L ... qu'il
+appelait son ami. Il y avait bien de l'esprit dans ces lettres, mais
+aucun abandon. Chacune contenait quelque chose de distinct, et roulait
+sur un sujet particulier; chaque paragraphe avait son objet et sa
+pensée. Tout cela était arrangé comme pour l'impression; c'était des
+chapitres d'un livre didactique. Nous ne ferons point comme cela, je
+pense: aurions-nous besoin d'esprit? Quand des amis se parlent c'est
+pour se dire tout ce qui leur vient en tête. Il y a une chose que je
+vous demande; c'est que vos lettres soient longues, que vous soyez
+longtemps à m'écrire, que je sois longtemps à vous lire: souvent je vous
+donnerai l'exemple. Quant au contenu, je ne m'en inquiète point:
+nécessairement nous ne dirons que ce que nous pensons, ce que nous
+sentons: et n'est-ce pas cela qu'il faut que nous disions? Quand on veut
+jaser, s'avise-t-on de dire? parlons sur telle chose, faisons des
+divisions, et commençons par celle-ci.
+
+On apportait le souper lorsque je me suis mis à écrire, et voilà que
+l'on vient de me dire: Mais, Monsieur, le poisson est tout froid, il ne
+sera plus bon, au moins. Adieu donc. Ce sont des truites du Rhône. Ils
+me les vantent, comme s'ils ne voyaient pas que je mangerai seul.
+
+
+
+
+LETTRE IV.
+
+DATX
+Thiel, 19 juillet, 1.
+
+
+J'ai passé à Iverdun[10]; j'ai vu Neuchâtel, Bienne et leurs environs.
+Je m'arrête quelques jours à Thiel sur les frontières de Neuchâtel et de
+Berne. J'avais pris à Lausanne une de ces berlines de remise
+très-communes en Suisse. Je ne craignais pas l'ennui de la voiture;
+j'étais trop occupé de ma position, de mes espérances si vagues, de
+l'avenir incertain, du présent déjà inutile, et de l'intolérable vide
+que je trouve partout.
+
+Je vous envoie quelques mots écrits des divers lieux de mon passage.
+
+DATX
+D'Iverdun.
+
+J'ai joui un moment de me sentir libre et dans des lieux plus beaux;
+j'ai cru y trouver une vie meilleure: mais je vous avouerai que je ne
+suis pas content. A Moudon, au centre du pays de Vaud, je me demandais:
+Vivrais-je heureux dans ces lieux si vantés et si désirés? mais un
+profond ennui m'a fait partir aussitôt. J'ai cherché ensuite a m'en
+imposer à moi-même, en attribuant principalement cette impression à
+l'effet d'une tristesse locale. Le sol de Moudon est boisé et
+pittoresque, mais il n'y a point de lac. Je me décidai à rester le soir
+à Iverdun, espérant retrouver sur ses rives, ce bien être mêlé de
+tristesse que je préfère à la joie. La vallée est belle, et la ville est
+l'une des plus jolies de la Suisse. Malgré le pays, malgré le lac,
+malgré la beauté du jour, j'ai trouvé Iverdun plus triste que Moudon.
+Quels lieux me faudra-t-il donc?
+
+DATX
+De Neuchâtel.
+
+J'ai quitté ce matin Iverdun, jolie ville, agréable à d'autres yeux, et
+triste aux miens. Je ne sais pas bien encore ce qui peut la rendre telle
+pour moi; mais je ne me suis point trouvé le même aujourd'hui. S'il
+fallait différer le choix d'un séjour tel que je le cherche, je me
+résoudrais plus volontiers à attendre un an près de Neuchâtel, qu'un
+mois près d'Iverdun.
+
+DATX
+De S.t Biaise.
+
+Je reviens d'une course dans le Val de Travers. C'est là que j'ai
+commencé à sentir dans quel pays je suis. Les bords du lac de Genève
+sont admirables sans doute, cependant il semble que l'on pourrait
+trouver ailleurs les mêmes beautés, car pour les hommes on voit d'abord
+qu'ils y sont comme dans les plaines, eux et ce qui les concerne[11].
+Mais ce vallon, creusé dans le Jura, porte un caractère grand et simple;
+il est sauvage et animé; il est à-la-fois paisible et romantique; et
+quoiqu'il n'ait point de lac, il m'a frappé davantage que les bords de
+Neuchâtel et même de Genève. La terre paraît ici moins assujettie à
+l'homme, et l'homme moins abandonné à des convenances misérables. L'oeil
+n'y est pas importuné sans cesse par des terres labourées, des vignes et
+des maisons de plaisance, odieuses richesses de tant de pays malheureux.
+Mais de gros villages; mais des maisons de pierre; mais de la recherche,
+de la vanité, des titres, de l'esprit, de la causticité! Où
+m'emportaient de vains rêves? A chaque pas que l'on fait ici, l'illusion
+revient et s'éloigne; à chaque pas on espère, on se décourage; on est
+perpétuellement changé sur cette terre si différente et des autres et
+d'elle-même. Je vais dans les Alpes.
+
+DATX
+De Thiel.
+
+J'allais à Vevay par Morat, et je ne croyais pas m'arrêter ici: mais
+hier j'ai été frappé, à mon réveil, du plus beau spectacle que l'aurore
+puisse produire dans une contrée dont la beauté réelle, est pourtant
+plus riante que sublime. Cela m'a entraîné à passer ici quelques jours.
+
+Ma fenêtre était restée ouverte la nuit, selon mon usage. Vers les
+quatre heures, je fus éveillé par l'éclat du jour et par l'odeur des
+foins que l'on avait coupés pendant la fraîcheur, à la lumière de la
+lune. Je m'attendais à une vue ordinaire; mais j'eus un instant
+d'étonnement. Les pluies du solstice avaient conservé l'abondance des
+eaux accrues précédemment par la fonte des neiges du Jura. L'espace
+entre le lac et la Thièle était inondé presqu'entièrement; les parties
+les plus élevées formaient des pâturages isolés au milieu de ces plaines
+d'eau sillonnées par le vent frais du matin. On apercevait les vagues du
+lac que le vent poussait au loin sur la rive demi-submergée. Des
+chèvres, des vaches, et leur conducteur, qui tirait de son cornet des
+sons agrestes, passaient en ce moment sur une langue de terre restée à
+sec entre la plaine inondée et la Thièle. Des pierres placées aux
+endroits les plus difficiles, soutenaient, ou continuaient cette sorte
+de chaussée naturelle: on ne distinguait point le pâturage que ces
+dociles animaux devaient atteindre; et, à voir leur démarche lente et
+mal assurée, on eût dit qu'ils allaient s'avancer et se perdre dans le
+lac. Les hauteurs d'Anet, et les bois épais du Julemont, sortaient du
+sein des eaux comme une île encore sauvage et inhabitée. La chaîne
+montueuse du Vuilly bordait le lac à l'horizon. Vers le sud, l'étendue
+s'en prolongeait derrière les coteaux de Mont-mirail; et par-delà tous
+ces objets, soixante lieues de glaces séculaires imposaient à toute la
+contrée la majesté inimitable de ces traits hardis de la nature, qui
+font les lieux sublimes.
+
+Je dînai avec le receveur du péage. Sa manière ne me déplut pas. C'est
+un homme plus occupé de fumer et de boire, que de haïr, de projetter, de
+s'affliger. Il me semble que j'aimerais assez dans les autres ces
+habitudes que je ne prendrai point. Elles font échapper à l'ennui; elles
+remplissent les heures, sans que l'on ait l'inquiétude de les remplir:
+elles dispensent un homme de beaucoup de choses plus mauvaises, et
+mettent du moins à la place de ce calme du bonheur qu'on ne voit sur
+aucun front, celui d'une distraction suffisante qui concilie tout, et ne
+nuit qu'aux acquisitions de l'esprit.
+
+Le soir je pris la clef pour rentrer dans la nuit, et n'être point
+assujetti à l'heure. La lune n'était pas levée, je me promenais le long
+des eaux vertes de la Thièle. Mais me sentant disposé à rêver longtemps,
+et trouvant dans la chaleur de la nuit la facilité de la passer toute
+entière au dehors, je pris la route de St. Blaise: je la quittai à un
+petit village nommé Marin, qui a le lac au sud; je descendis une pente
+escarpée, et je me plaçai sur le sable où venaient expirer les vagues.
+L'air était calme, on n'apercevait aucune voile sur le lac. Tous
+reposaient, les uns dans l'oubli des travaux, d'autres dans celui des
+douleurs. La lune parut: je restai longtemps. Vers le matin, elle
+répandait sur les terres et sur les eaux l'ineffable mélancolie de ses
+dernières lueurs. La nature paraît bien grande à l'homme, lorsque, dans
+un long recueillement, il entend le roulement des ondes sur la rive
+solitaire, dans le calme d'une nuit encore ardente et éclairée par la
+lune qui finit.
+
+Indicible sensibilité! charme et tourment de nos vaines années; vaste
+conscience d'une nature partout accablante et partout impénétrable!
+passion universelle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux abandon:
+tout ce qu'un coeur mortel peut contenir de besoins et d'ennuis profonds;
+j'ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. J'ai fait un
+pas sinistre vers l'âge d'affaiblissement: j'ai dévoré dix années de ma
+vie. Heureux l'homme simple dont le coeur est toujours jeune!
+
+Là, dans la paix de la nuit, j'interrogeai ma destinée incertaine, mon
+coeur agité, et cette nature inconcevable qui, contenant toutes choses,
+semble pourtant ne pas contenir ce que cherchent mes désirs. Qui suis-je
+donc, me disais-je? Quel triste mélange d'affection universelle, et
+d'indifférence pour tous les objets de la vie positive? Une imagination
+romanesque me porte-t-elle à chercher, dans un ordre bizarre, des objets
+préférés par cela seul que leur existence chimérique pouvant se
+modifier arbitrairement, se revêt à mes yeux de formes spécieuse, et
+d'une beauté pure et sans mélange plus fantastique encore.
+
+Ainsi, voyant dans les choses des rapports qui n'y sont point, et
+cherchant toujours ce que je n'obtiendrai jamais, étranger dans la
+nature réelle, ridicule au milieu des hommes, je n'aurai que des
+affections vaines: et soit que je vive selon moi-même, soit que je vive
+selon les hommes, je n'aurai dans l'oppression extérieure, ou dans ma
+propre contrainte, que l'éternel tourment d'une vie toujours réprimée et
+toujours misérable. Mais les écarts d'une imagination ardente et
+immodérée sont sans constance comme sans règle: jouet de ses passions
+mobiles et de leur ardeur aveugle et indomptée, un tel homme n'aura ni
+continuité dans ses goûts, ni paix dans son coeur.
+
+Que puis-je avoir de commun avec lui? Tous mes goûts sont uniformes,
+tout ce que j'aime est facile et naturel: je ne veux que des habitudes
+simples, des amis paisibles, une vie toujours la même. Comment mes voeux
+seraient-ils désordonnés? je n'y vois que les besoins, que le sentiment
+de l'harmonie et des convenances. Comment mes affections seraient-elles
+odieuses aux hommes? je n'aime que ce qu'ont aimé les meilleurs d'entre
+eux; je ne cherche rien aux dépens d'aucun d'eux; je cherche ce que
+chacun peut avoir, ce qui est nécessaire aux besoins de tous, ce qui
+finirait leurs misères, ce qui rapproche, unit, console: je ne veux que
+la vie des peuples bons, ma paix dans la paix de tous[12]. Je n'aime, il
+est vrai, que la nature; mais c'est pour cela qu'en, m'aimant moi-même,
+je ne m'aime point exclusivement; et que les autres hommes sont encore
+dans la nature, ce que j'en aime davantage. Un sentiment impérieux
+m'attache à toutes les impressions aimantes; mon coeur plein de lui-même,
+de l'humanité, et de l'accord primitif des êtres, n'a jamais connu de
+passions personnelles ou irascibles. Je m'aime moi-même, mais c'est dans
+la nature, c'est dans l'ordre qu'elle veut, c'est en société avec
+l'homme qu'elle fit, et d'accord avec l'universalité des choses. A la
+vérité, jusqu'à présent du moins, rien de ce qui existe n'a pleinement
+mon affection, et un vide inexprimable est la constante habitude de mon
+âme altérée. Mais tout ce que j'aime pourrait exister, la terre entière
+pourrait être selon mon coeur, sans que rien fût changé dans la nature ou
+dans l'homme lui-même, excepté les accidents éphémères de l'oeuvre
+sociale.
+
+Non, l'homme singulier ou romanesque n'est pas ainsi. Sa folie a des
+causes factices. Il ne se trouve point de suite ni d'ensemble dans ses
+affections; et comme il n'y a d'erreur et de bizarreries que dans les
+innovations humaines, tous les objets de sa démence sont pris dans
+l'ordre de choses qui excite les passions immodérées des hommes, et
+l'industrieuse fermentation de leurs esprits toujours agités en sens
+contraires.
+
+Pour moi, j'aime les choses existantes; je les aime comme elles sont. Je
+ne désire, je ne cherche, je n'imagine rien hors de la nature. Loin que
+ma pensée divague et se porte sur des objets difficiles ou bizarres,
+éloignés ou extraordinaires; et qu'indifférent pour ce qui s'offre à
+moi, pour ce que la nature produit habituellement, j'aspire à ce qui
+m'est refusé, à des choses étrangères et rares, à des circonstances
+invraisemblables et à une destinée romanesque; je ne veux au contraire,
+je ne demande à la nature et aux hommes, je ne demande pour ma vie
+entière que ce que la nature contient nécessairement, ce que les hommes
+doivent tous posséder, ce qui peut seul occuper nos jours et remplir nos
+coeurs, ce qui fait la vie. Comme il ne me faut point des choses
+difficiles où privilégiées, il ne me faut pas non plus des choses
+nouvelles, changeantes, multipliées. Ce qui m'a plu, me plaira toujours;
+ce qui a suffi à mes besoins, leur suffira dans tous les temps: le jour
+semblable au jour qui fut heureux, est encore un jour heureux pour moi;
+et comme les besoins positifs de ma nature sont toujours à-peu-près les
+mêmes, ne cherchant que ce qu'ils exigent, je désire toujours à-peu-près
+les mêmes choses. Si je suis satisfait aujourd'hui, je le serai demain,
+je le serai toute l'année, je le serai toute la vie: et si mon sort est
+toujours le même, mes voeux toujours simples, seront toujours remplis.
+
+L'amour du pouvoir ou des richesses est presqu'aussi étranger à ma
+nature que l'envie, la vengeance ou les haines. Rien ne doit aliéner de
+moi les autres hommes, je ne suis le rival d'aucun d'eux: je ne puis pas
+plus les envier que les haïr; je refuserais ce qui les passionne, je
+refuserais de triompher d'eux: je ne veux pas même les surpasser en
+vertu. Je me repose dans ma bonté naturelle. Heureux qu'il ne me faille
+point d'efforts pour ne pas faire le mal, je ne me tourmenterai point
+sans nécessité; et pourvu que je sois homme de bien, je ne prétendrai
+pas être vertueux. Ce mérite est très-grand, mais j'ai le bonheur qu'il
+ne me soit pas indispensable, et je le leur abandonne: c'est détruire la
+seule rivalité qui pût subsister entre nous. Leurs vertus sont
+ambitieuses comme leurs passions: ils les étalent fastueusement; et ce
+qu'ils y cherchent surtout, c'est la primauté. Je ne suis point leur
+concurrent; je ne le serai pas même en cela. Que perdrai-je à leur
+abandonner cette supériorité? Dans ce qu'ils appellent vertus, les unes,
+seules utiles, sont naturellement dans l'homme constitué comme je me
+trouve l'être, et comme je penserais volontiers que tout homme l'est
+primitivement; les autres compliquées, difficiles, imposantes et
+superbes, ne dérivent point immédiatement de la nature de l'homme: c'est
+pour cela que je les trouve ou fausses ou vaines, et que je suis peu
+curieux d'en obtenir le mérite, au moins incertain. Je n'ai pas besoin
+d'effort pour atteindre ce qui est dans ma nature, et je n'en veux point
+faire pour parvenir à ce qui lui est contraire. Ma raison le repousse,
+et me dit que, dans moi du moins, ces vertus fastueuses seraient des
+altérations étrangères et un commencement de déviation. Le seul effort
+que l'amour du bien exige de moi, c'est une vigilance soutenue, qui ne
+permette jamais aux maximes de notre fausse morale de s'introduire dans
+une âme trop droite pour les parer de beaux dehors, et trop simple pour
+les contenir. Telle est la vertu que je me dois à moi-même, et le devoir
+que je m'impose. Je sens irrésistiblement que mes penchants sont
+naturels: il ne me reste qu'à m'observer bien moi-même pour écarter de
+cette direction générale toute impulsion particulière qui pourrait s'y
+mêler; pour me conserver toujours simple et toujours droit, au milieu
+des perpétuelles altérations et des bouleversements que peuvent me
+préparer l'oppression, d'un sort précaire, et les subversions de tant de
+choses mobiles. Je dois rester, quoiqu'il arrive, toujours le même et
+toujours moi; non pas précisément tel que je suis dans des habitudes
+contraires à mes besoins; mais tel que je me sens, tel que je veux
+être, tel que je suis dans cette vie intérieure, seul asile de mes
+tristes affections.
+
+Je m'interrogerai, je m'observerai, je sonderai ce coeur naturellement
+vrai et aimant, mais que tant de dégoûts peuvent avoir déjà rebuté. Je
+déterminerai ce que je suis; je veux dire ce que je dois être: et cet
+état une fois bien connu, je m'efforcerai de le conserver toute ma vie,
+convaincu que rien de ce qui m'est naturel n'est dangereux ou
+condamnable, persuadé que l'on n'est jamais bien que quand on est selon
+sa nature, et décidé à ne jamais réprimer en moi que ce qui tendrait à
+altérer ma forme originelle.
+
+J'ai connu l'enthousiasme des vertus difficiles; dans ma superbe erreur,
+je pensais remplacer tous les mobiles de la vie sociale par ce mobile
+aussi illusoire[13]. Ma fermeté stoïque bravait le malheur comme les
+passions; et je me tenais assuré d'être le plus heureux des hommes, si
+j'en étais le plus vertueux. L'illusion a duré près d'un mois dans sa
+force; un seul incident la dissipée. C'est alors, que toute l'amertume
+d'une vie décolorée et fugitive vint remplir mon âme dans l'abandon du
+dernier prestige qui l'abusât. Depuis ce moment, je ne prétends plus
+employer ma vie, je cherche seulement à la remplir: je ne veux plus en
+jouir, mais seulement la tolérer: je n'exige point qu'elle soit
+vertueuse, mais qu'elle ne soit jamais coupable.
+
+Et cela même, où l'espérer, où l'obtenir? Où trouver des jours
+commodes, simples, occupés, uniformes? Où fuir le malheur? Je ne veux
+que cela. Mais quelle destinée que celle où les douleurs restent, où les
+plaisirs ne sont plus! Peut-être quelques jours paisibles me seront-ils
+donnés: mais plus de charme, plus d'ivresse, jamais un moment de pure
+joie; jamais! et je n'ai pas vingt-un ans! et je suis né sensible;
+ardent! et je n'ai jamais joui! et après la mort...... Rien non plus
+dans la vie: rien dans la nature...... Je ne pleurai point; car je n'ai
+plus de larmes. Je sentis que je me refroidissais; je me levai, je
+marchai sur la grève; et le mouvement me fut utile.
+
+Insensiblement je revins à ma première recherche. Comment me fixer? le
+puis-je? et quel lieu choisirai-je? Comment, parmi les hommes, vivre
+autrement qu'eux; ou comment vivre loin d'eux sur cette terre dont ils
+fatiguent les derniers recoins? Ce n'est qu'avec de l'argent que l'on
+peut obtenir même ce que l'argent ne paye pas; et que l'on peut éviter
+ce qu'il procure. La fortune que je pouvais attendre se détruit. Le peu
+que je possède maintenant devient incertain. Mon absence achèvera
+peut-être de tout perdre; et je ne suis point d'un caractère à me faire
+un sort nouveau. Je crois qu'il faut en cela laisser aller les choses.
+Ma situation tient à des circonstances dont les résultats sont encore
+éloignés. Il n'est pas certain que, même en sacrifiant les années
+présentes, je trouvasse les moyens de disposer à mon gré l'avenir.
+J'attendrai; je ne veux pas écouter une prudence inutile qui me
+livrerait de nouveau à des ennuis devenus intolérables. Mais il m'est
+impossible maintenant de m'arranger pour toujours, de prendre une
+position fixe, et une manière de vivre qui ne change plus. Il faut bien
+différer, et longtemps peut-être: ainsi se passe la vie! Il faut livrer
+des années encore aux caprices du sort, à l'enchaînement des
+circonstances, à de prétendues convenances. Je vais vivre comme au
+hasard, et sans plan déterminé, en attendant le moment où je pourrai
+suivre le seul qui me convienne. Heureux encore si dans le temps que
+j'abandonne, je parviens à préparer un temps meilleur: si je puis
+choisir, pour ma vie future, les lieux, la manière, les habitudes,
+régler mes affections, me réprimer; et retenir dans l'isolement et dans
+les bornes d'une nécessité accidentelle, ce coeur avide et simple, à qui
+rien ne sera donné: si je puis lui apprendre à s'alimenter lui-même dans
+son dénuement, à reposer dans le vide, à rester calme dans ce silence
+odieux, à subsister dans une nature muette.
+
+Vous qui me connaissez, qui m'entendez; mais qui, plus heureux peut-être
+et plus sage, cédez sans impatience aux habitudes de la vie; vous savez
+quels sont en moi, dans l'éloignement où nous sommes destinés à vivre,
+les besoins qui ne peuvent être satisfaits. Il est une chose qui me
+console, c'est de vous avoir: ce sentiment ne cessera point. Mais, nous
+nous le sommes toujours dit; il faut que mon ami sente comme moi; il
+faut que notre destinée soit la même; il faut qu'on puisse passer
+ensemble sa vie. Combien de fois j'ai regretté que nous ne soyons pas
+ainsi l'un à l'autre! Avec qui l'intimité sans réserve pourra-t-elle
+m'être aussi douce, m'être aussi naturelle? N'avez-vous pas été jusqu'à
+présent ma seule habitude? Vous connaissez ce mot admirable: _Est
+aliquid sacri in antiquis necessitudinibus._ Je suis fâché qu'il n'ait
+pas été dit par Épicure, ou même par Léontium, plutôt que par un
+orateur[14]. Vous êtes le point où j'aime à me reposer dans
+l'inquiétude qui m'égare, où j'aime à revenir lorsque j'ai parcouru
+toutes choses; et que je me suis trouvé seul dans le monde. Si nous
+vivions ensemble, si nous nous suffisions, je m'arrêterais là, je
+connaîtrais le repos, je ferais quelque chose sur la terre, et ma vie
+commencerait. Mais il faut que j'attende, que je cherche, que je me hâte
+vers l'inconnu, et que sans savoir où je vais, je fuie le présent comme
+si j'avais quelque espoir dans l'avenir.
+
+Vous excusez mon départ; vous le justifiez même: et cependant, indulgent
+avec des étrangers, vous n'oubliez pas que l'amitié demande une justice
+plus austère. Vous avez raison, il le fallait; c'est la force des
+choses. Je ne vois qu'avec une sorte d'indignation cette vie ridicule
+que j'ai quittée: mais je ne m'en impose pas sur celle que j'attends. Je
+ne commence qu'avec effroi des années pleines d'incertitudes, et je
+trouve quelque chose de sinistre à ce nuage épais qui reste devant moi.
+
+
+
+
+LETTRE V.
+
+DATX
+St.-Maurice, 18 Août, I.
+
+
+J'attendais pour vous écrire que j'eusse un séjour fixe. Enfin je suis
+décidé: je passerai l'hiver ici. Je ferai auparavant des courses peu
+considérables; mais dès que l'automne sera avancée, je ne me déplacerai
+plus.
+
+Je devais traverser le canton de Fribourg, et entrer dans le Valais par
+les montagnes; mais les pluies m'ont forcé de me rendre à Vevay par
+Payerne et Lausanne. Le temps était remis lorsque j'entrai à Vevay, mais
+quelque temps qu'il eût fait, je n'eusse pu me résoudre à continuer ma
+route en voiture. Entre Lausanne et Vevay le chemin s'élève et s'abaisse
+continuellement, presque toujours à mi-côte, entre des vignobles assez
+ennuyeux à mon avis dans une telle contrée. Mais Vevay, Clarens,
+Chillon, les trois lieues depuis St.-Saphorin jusqu'à Villeneuve
+surpassent ce que j'ai vu jusqu'ici. C'est du côté de Rolle qu'on admire
+le lac de Genève; pour moi je ne veux pas en décider, mais c'est à
+Vevay, à Chillon surtout, que je le trouve dans toute sa beauté. Que n'y
+a-t-il dans cet admirable bassin, à la vue de la dent de Jamant, de
+l'aiguille du Midi et des neiges du Velan, là devant les rochers de
+Meillerie, un sommet sortant des eaux, une île escarpée, bien ombragée,
+de difficile accès; et, dans cette île, deux maisons, trois au plus! je
+n'irais pas plus loin. Pourquoi la nature ne contient-elle presque
+jamais ce que notre imagination compose pour nos besoins? Ne serait-ce
+point que les hommes nous réduisent à imaginer, à vouloir ce que la
+nature ne forme pas ordinairement; et que, si elle se trouve l'avoir
+préparé quelque part, ils le détruisent bientôt?
+
+J'ai couché à Villeneuve, lieu triste dans un si beau pays. J'ai
+parcouru, avant la chaleur du jour, les collines boisées de St.-Tryphon,
+et les vergers continuels qui remplissent la vallée jusqu'à Bex. Je
+marchais entre deux chaînes d'Alpes d'une grande hauteur: au milieu de
+leurs neiges, je suivais une route unie le long d'un pays abondant, qui
+semble avoir été dans des temps reculés presqu'entièrement couvert par
+les eaux.
+
+La vallée où coule le Rhône depuis Martigny jusqu'au lac, est coupée
+à-peu-près au milieu par des rochers couverts de pâturages et de forêts,
+qui forment les premiers gradins des dents de Morcle et du Midi, et qui
+ne sont séparés que par le lit du fleuve. Vers le nord, ces rocs sont en
+grande partie couverts de bois de châtaigniers surmontés par des sapins.
+C'est dans ces lieux un peu sauvages, qu'est ma demeure sur la base de
+l'aiguille du Midi. Cette cime est l'une des plus belles des Alpes: elle
+en est aussi l'une des plus élevées, si l'on ne considère pas uniquement
+sa hauteur absolue, mais aussi son élévation, visible, et l'amphithéâtre
+si bien ménagé qui développe toute la majesté de ses formes. De tous les
+sommets dont des calculs trigonométriques, ou les estimations du
+baromètre ont déterminé la hauteur, je n'en vois aucun, d'après le
+simple aperçu des cartes et l'écoulement des eaux, dont la base soit
+assise dans des vallées aussi profondes; je me crois fondé à lui donner
+une élévation apparente à-peu-près aussi grande qu'à aucun autre sommet
+de l'Europe.
+
+A la vue de ces gorges habitées, fertiles, et pourtant sauvages, je
+quittai la route d'Italie qui se détourne en cet endroit pour passer à
+Bex, et me dirigeant vers le pont du Rhône, je pris des sentiers à
+travers des prés tels que nos peintres n'en font guère. Le pont, le
+château et le cours du Rhône en cet endroit, forment un coup-d'oeil
+très-pittoresque: quant à la ville, je n'y vis de remarquable qu'une
+sorte de simplicité. Son site est un peu triste, mais de la tristesse
+que j'aime. Les montagnes sont belles, la vallée est unie; les rochers
+touchent la ville et semblent la couvrir; le sourd roulement du Rhône
+remplit de mélancolie cette terre comme séparée du globe, et qui paraît
+creusée et fermée de toutes parts. Peuplée, cultivée, chargée de fruits
+et de vignes, elle semble pourtant affligée et embellie de toute
+l'austérité des déserts, lorsque des nuages noirs l'obscurcissent,
+roulent sur les flancs de ses montagnes, en brunissent les sombres
+sapins, se rapprochent, s'entassent, s'arrêtent immobiles, et semblent
+la recouvrir toute entière comme un toit ténébreux: ou lorsque dans un
+jour sans nuages, l'ardeur du soleil s'y concentre, en fait fermenter
+les vapeurs invisibles, agite d'une ardeur importune ce qui respire sous
+le ciel aride, et fait de sa solitude trop belle, un amer abandon.
+
+Les pluies froides que je venais d'éprouver en passant le Jorat, qui
+n'est qu'une butte auprès des Alpes, et les neiges dont j'ai vu se
+blanchir alors les monts de la Savoye, au milieu de l'été, m'ont fait
+projetez plus sérieusement à la rigueur, et plus encore à la durée des
+hivers dans la partie élevée de la Suisse. Je désirais réunir les
+beautés des montagnes et la température des plaines. J'espérais trouver
+dans les hautes vallées quelques pentes exposées au midi, précaution
+bonne pour les beaux froids, mais très-peu suffisante contre les mois
+nébuleux, et surtout contre la lenteur du printemps. Décidé pourtant à
+ne point vivre ici dans les villes, je me croyais bien dédommagé de ces
+inconvénients si je pouvais avoir pour hôtes de bons montagnards, dans
+une simple vacherie, à l'abri des vents froids, près d'un torrent, dans
+les pâturages et les sapins toujours verts.
+
+L'événement en a décidé autrement. J'ai trouvé ici un climat doux; non
+pas dans les montagnes, à la vérité, mais entre les montagnes. Je me
+suis laissé entraîner à rester près de St.-Maurice. Je ne vous dirai
+point comment cela s'est fait; et je serais très-embarrassé s'il fallait
+que je m'en rendisse compte.
+
+Ce que vous pourrez d'abord trouver bizarre, c'est que l'ennui profond
+que j'ai éprouvé ici pendant quatre jours pluvieux, a beaucoup contribué
+à m'y arrêter. Le découragement m'a pris: j'ai craint pour l'hiver, non
+pas l'ennui de la solitude, mais l'ennui de la neige. Du reste j'ai été
+décidé involontairement, sans choix, et par une sorte d'instinct qui
+semblait me dire que tel était ce qui arriverait.
+
+Quand on vit que je songeais à m'arrêter dans le pays, plusieurs
+personnes me témoignèrent de l'empressement d'une manière obligeante et
+simple. Le propriétaire d'une maison fort jolie et voisine de la ville
+fut le seul avec qui je me liai. Il me pressa d'habiter sa campagne, ou
+de choisir entre d'autres, dont il me parla, et qui appartenaient à ses
+amis. Mais je voulais une situation pittoresque, et une maison où je
+fusse seul. Heureusement je sentis à temps, que si j'allais voir ces
+diverses demeures, je me laisserais engager par complaisance, ou par
+faiblesse, à en prendre une, quand même elles seraient toutes fort
+éloignées de ce que je désirais. Alors le regret d'un mauvais choix ne
+m'aurait laissé d'autre parti honnête à prendre que de quitter
+tout-à-fait l'endroit. Je lui dis franchement mes motifs, et il me parut
+les goûter assez. Je me mis à parcourir, les environs, à visiter les
+sites qui me plaisaient davantage, et à chercher une demeure au hasard,
+sans m'informer même s'il y en avait dans ces endroits-là.
+
+Je cherchais depuis deux jours: et c'était dans un pays où près de la
+ville on trouve des lieux reculés comme au fond des déserts, et où par
+conséquent je n'avais destiné que trois jours à des recherches que je ne
+voulais pas étendre au loin. J'avais vu beaucoup d'habitations dans des
+lieux qui ne me convenaient point, et plusieurs sites heureux sans
+bâtiments, où dont les maisons de pierre et de construction misérable,
+commençaient à me faire renoncer à mon projet, lorsque j'aperçus un peu
+de fumée derrière de nombreux châtaigniers.
+
+Les eaux, l'épaisseur des ombrages, la solitude des prés de toute cette
+pente me plaisaient beaucoup: mais elle est inclinée vers le nord, et
+comme je voulais une exposition plus favorable, je ne m'y serais pas
+arrêté sans cette fumée. Après avoir fait bien des détours, après avoir
+passé des ruisseaux rapides, je parvins à une maison isolée à l'entrée
+des bois et dans les prés les plus solitaires. Un logement passable,
+une grange en bois, un potager fermé d'un large ruisseau, deux
+fontaines d'une bonne eau, quelques rocs, le bruit des torrents, la
+terre partout inclinée, des haies vives, une végétation abondante, un
+pré universel prolongé sous les hêtres épars et sous les châtaigniers
+jusqu'aux sapins de la montagne: tel est Charrières. Dès le même soir je
+pris des arrangements avec le fermier; puis j'allai voir le propriétaire
+qui demeure à Montey, une demi-lieue plus loin. Il me fit les offres les
+plus obligeantes. Nous convînmes aussitôt, mais d'une manière moins
+favorable pour moi que sa première proposition. Ce qu'il voulait
+d'abord, n'eût pu être accepté que par un ami; et ce qu'il me força
+d'accepter, eût paru généreux de la part d'une ancienne connaissance. Il
+faut que cette manière d'agir soit comme naturelle dans quelques lieux,
+surtout dans certaines familles. Lorsque j'en parlai dans la sienne à
+St.-Maurice, je ne vis point que cela surprît personne.
+
+Je veux jouir de Charrières avant l'hiver. Je veux y être pour la
+récolte des châtaignes, et j'ai bien résolu de ne pas perdre la
+tranquille automne.
+
+Dans vingt jours je prends possession de la maison, de la châtaigneraie,
+d'une partie des prés et des vergers. Je laisse aux fermiers l'autre
+partie des pâturages et des fruits, le jardin potager, l'endroit destiné
+au chanvre, et surtout le terrain labouré.
+
+Le ruisseau traverse circulairement la partie que je me suis réservée.
+Ce sont les plus mauvaises terres, mais les plus beaux ombrages et les
+recoins les plus solitaires. La mousse y nuit à la récolte des foins;
+les châtaigniers, trop pressés, y donnent peu de fruit; l'on n'y a
+ménagé aucune vue sur la longue vallée du Rhône; tout y est sauvage et
+abandonné: on n'a pas même débarrassé un endroit resserré entre les
+rocs, où les arbres renversés par le vent et consumés de vétusté,
+arrêtent la vase et forment une sorte de digue: des aunes et des
+coudriers y prirent racine, et rendent ce passage comme impénétrable.
+Cependant le ruisseau filtre à travers ces débris; il en sort tout
+rempli d'écume pour former un bassin naturel d'une grande pureté. De-là
+il s'échappe entre les rocs; il roule sur la mousse ses flots
+précipités; et, beaucoup plus bas, il ralentit son cours, quitte les
+ombrages, et passe devant la maison sous un pont de trois planches de
+sapin.
+
+On dit que les loups chassés par l'abondance des neiges, descendent, en
+hiver, chercher jusques-là les os et les restes des viandes qu'il faut à
+l'homme même dans les vallées pastorales. La crainte de ces animaux a
+longtemps laissé cette demeure inhabitée. Pour moi ce n'est pas les
+loups que j'y craindrai. Que les hommes me laissent libres, du moins
+près de leurs antres!
+
+
+
+
+LETTRE VI.
+
+DATX
+St.-Maurice, 26 Août, I.
+
+
+Un instant peut changer nos affections, mais ces instants sont rares.
+
+C'était hier: j'ai remis au lendemain pour vous écrire; je ne voulais
+pas que ce trouble passât si vite. J'ai senti que je touchais quelque
+chose dans le vide. J'avais comme de la joie, je me suis laissé aller;
+il est toujours bon de savoir ce que c'est.
+
+N'allez pas rire de moi, parce que j'ai fait tout un jour comme si je
+perdais la raison. Il s'en est peu fallu, je vous assure, que je n'aie
+été assez simple pour ne pas soutenir ma folie un quart-d'heure.
+
+J'entrais à St.-Maurice. Une voiture de voyage allait au pas, et
+plusieurs personnes descendaient aussi le pont. Vous savez déjà que de
+ce nombre était une femme. Mon habillement français me fit apparemment
+remarquer; je fus salué. Sa bouche est ronde; son regard......... pour
+sa taille, pour tout le reste, je ne le sais pas plus que je ne sais son
+âge: je ne m'inquiète pas de tout cela: il se peut même qu'elle ne soit
+pas très-jolie.
+
+Je n'ai point examiné dans quelle auberge ils allaient, mais je suis
+resté à St.-Maurice. Je crois que l'aubergiste, (c'est chez lui que je
+vais toujours) m'aura mis à la même table parce qu'ils sont Français: il
+me semble qu'il me l'a proposé. Vous pensez bien que je n'ai pas fait
+chercher quelque chose de délicat pour le dessert afin de lui en offrir.
+
+J'ai passé le reste de la journée près du Rhône. Ils doivent être partis
+ce matin; ils vont jusqu'à Sion: c'est le chemin de Leuck, où l'un des
+voyageurs va prendre les bains. On dit que la route est belle.
+
+C'est une chose étonnante que l'accablement où un homme qui a quelque
+force laisse consumer sa vie, pendant qu'il faut si peu pour le tirer de
+sa léthargie.
+
+Croyez-vous qu'un homme qui achève son âge sans avoir aimé, soit
+vraiment entré dans les mystères de la vie, que son coeur lui soit bien
+connu, et que l'étendue de son existence lui soit dévoilée! Il me semble
+qu'il est resté comme en suspens; et qu'il n'a vu que de loin ce que le
+monde aurait été pour lui.
+
+Je ne me tais pas avec vous, parce que vous ne direz point: le voilà
+amoureux. Jamais ce sot mot, qui rend ridicule celui qui le dit ou celui
+de qui on le dit, ne sera dit de moi, je l'espère, par d'autres que par
+des sots.
+
+Quand deux verres de punch ont écarté nos défiances, ont pressé nos
+idées, dans cette impulsion qui nous soutient, nous croyons que
+désormais nous allons avoir plus de force dans le caractère et vivre
+plus libres; mais le lendemain matin nous nous ennuyons un peu plus.
+
+Si le temps n'était pas à l'orage, je ne sais comment je passerais la
+journée: mais le tonnerre retentit déjà dans les rochers, le vent
+devient très-violent; j'aime beaucoup tout ce mouvement des airs. S'il
+pleut l'après-midi, il y aura de la fraîcheur, et du moins je pourrai
+lire auprès du feu.
+
+Le courrier qui va arriver dans une heure, doit m'apporter des livres
+depuis Lausanne où je suis abonné; mais s'il m'oublie, je ferai mieux,
+et le temps se trouvera passé de même; je vous écrirai, pourvu que j'aie
+seulement le courage de commencer.
+
+
+
+
+LETTRE VII.
+
+DATX
+St.-Maurice, 3 Septembre, I.
+
+
+Je suis monté hier jusqu'à la région des glaces perpétuelles, sur la
+dent du Midi. Avant que le soleil parût dans la vallée, j'étais déjà
+parvenu sur le massif de roc qui domine la ville, et je traversais le
+replain[15] en partie cultivé, qui le couvre. Je continuai par une pente
+rapide, à travers d'épaisses forêts de sapins dont plusieurs parties
+furent couchées par d'anciens hivers: ruines fécondes, vaste et confus
+amas d'une végétation morte et reproduite de ses vieux débris. A huit
+heures j'atteignis le sommet découvert qui surmonte cette pente, et qui
+forme le premier degré remarquable de la musse étonnante dont la cime
+restait encore si loin de moi. Alors je renvoyai mon guide, je m'essayai
+avec mes propres forces; je voulais que rien de mercenaire n'altérât
+cette liberté alpestre, et que nul homme de la plaine n'affaiblît
+l'austérité d'une région sauvage. Je sentis s'agrandir mon être ainsi
+livré seul aux obstacles et aux dangers d'une nature difficile, loin des
+entraves factices et de l'industrieuse oppression des hommes.
+
+Je voyais avec une sorte de fermeté voluptueuse, s'éloigner rapidement
+le seul homme que je dusse trouver dans ces vastes précipices. Je
+laissai à terre montre, argent, tout ce qui était sur moi, et à-peu-près
+tous mes vêtements, et je m'éloignai sans prendre soin de les cacher.
+Ainsi, direz-vous, le premier acte de mon indépendance fut au moins une
+bizarrerie; et je ressemblai à ces enfants trop contraints, qui ne font
+que des étourderies lorsqu'on les laisse à eux-mêmes. Je conviens qu'il
+y eut bien quelque puérilité dans mon empressement de tout abandonner,
+et dans accoutrement nouveau; mais enfin j'en marchais plus à mon aise,
+et tenant le plus souvent entre les dents la branche que j'avais coupée
+pour m'aider dans les descentes, je me mis à gravir avec les mains la
+crête de rocs qui joint ce sommet secondaire à la masse principale.
+Plusieurs fois je me traînai entre deux abîmes dont je n'apercevais pas
+le fond. Je parvins ainsi jusqu'aux granits.
+
+Mon guide m'avait dit que je ne pourrais pas m'élever davantage. Je fus
+en effet arrêté longtemps; mais enfin je trouvai, en redescendant un
+peu, des passages plus praticables; et les gravissant avec l'audace d'un
+montagnard, j'arrivai à une sorte de bassin rempli d'une neige glacée et
+encroûtée que les étés n'ont jamais fondue. Je montai encore beaucoup;
+mais, parvenu au pied du pic le plus élevé de toute la dent, je ne pus
+en atteindre la pointe dont l'escarpement se trouvait à peine incliné,
+et qui m'a paru passer d'environ cinq cents pieds le point où j'étais.
+
+Quoique j'eusse traversé peu de neiges, comme je n'avais pris aucunes
+précautions contre elles, mes yeux fatigués de leur éclat et brûlés par
+la réflexion du soleil de midi sur leur surface glacée, ne purent bien
+discerner les objets. D'ailleurs beaucoup des sommets que j'apercevais
+me sont inconnus: je n'ai pu être certain que des plus remarquables.
+Depuis que je suis en Suisse, je ne lis que de Saussure, Bourrit,
+Tableaux de la Suisse, etc., mais je suis encore fort étranger dans les
+Alpes. Je n'ai pu néanmoins méconnaître la cime colossale du Mont-Blanc
+qui s'élevait sensiblement au-dessus de moi; celle du Velan; une autre
+plus éloignée, mais plus haute, que je suppose être le Mont-Rosa; et la
+dent de Morcle, de l'autre côté de la vallée, vis-à-vis, près de moi,
+mais plus bas, par de-là les abîmes. Le bloc de granit que je ne pouvais
+monter nuisait beaucoup à la partie la plus frappante peut-être de cet
+immense tableau. C'est derrière lui que s'étendaient les longues
+profondeurs du Valais, bordées de l'un et de l'autre côté par les
+glaciers de Sanetz, de Lauter-brunnen et des Pennines, et terminées par
+les dômes du Gothard et du Titlis, les neiges de la Furca, les pyramides
+du Schreckhorn et du Finster-aar-horn.
+
+Mais cette vue des sommets abaissés sous les pieds de l'homme: cette vue
+si grande, si imposante, si éloignée de la monotone nullité du paysage
+des plaines, n'était pas encore ce que je cherchais dans la nature
+libre, dans l'immobilité silencieuse, dans l'air pur. Sur les terres
+basses, c'est une nécessité que l'homme naturel soit sans cesse altéré;
+en respirant cette atmosphère sociale si épaisse, si orageuse, si pleine
+de fermentation, toujours ébranlée par le bruit des arts, le fracas des
+plaisirs ostensibles, les cris de la haine et les perpétuels
+gémissements de l'anxiété et des douleurs. Mais là, sur ces monts
+déserts, où le ciel est plus immense; où l'air est plus fixe, et les
+temps moins rapides, et la vie plus permanente: là, la nature entière
+exprime éloquemment un ordre plus grand, une harmonie plus visible, un
+ensemble éternel: là, l'homme retrouve sa forme altérable mais
+indestructible; il respire l'air sauvage loin des émanations sociales;
+son être est à lui comme à l'univers: il vit d'une vie réelle dans
+l'unité sublime.
+
+Voilà ce que je voulais éprouver; ce que je cherchais du moins.
+Incertain de moi-même dans l'ordre de choses arrangé à grands frais par
+d'ingénieux enfants[16], je suis monté demander à la nature pourquoi je
+suis mal au milieu d'eux. Je voulais savoir enfin si mon existence est
+étrangère dans l'ordre humain, ou si l'ordre social actuel s'éloigne de
+l'harmonie éternelle, comme une sorte d'irrégularité ou d'exception
+accidentelle dans le mouvement du monde. Enfin je crois être sûr de moi.
+Il est des moments qui dissipent la défiance, les prévenions, les
+incertitudes; et où l'on connaît ce qui est, par une impérieuse et
+inébranlable conviction.
+
+Qu'il soit donc ainsi. Je vivrai misérable et presque ridicule sur une
+terre assujettie aux caprices de ce monde éphémère; opposant à mes
+ennuis cette conviction qui me place intérieurement auprès de l'homme
+tel qu'il serait. Et s'il se rencontre quelqu'un d'un caractère assez
+peu flexible pour que son être formé sur le modèle antérieur, ne puisse
+être livré aux empreintes sociales: si, dis-je, le hasard me fait
+rencontrer un tel homme, nous nous entendrons; il me restera; je serai à
+lui pour toujours; nous reporterons l'un vers l'autre nos rapports avec
+le reste du monde; et, quittés des autres hommes dont nous plaindrions
+les vains besoins, nous suivrons, s'il se peut, une vie plus naturelle,
+plus égale. Cependant qui pourra dire si elle serait plus heureuse, sans
+accord avec les choses, et passée au milieu des peuples souffrants?
+
+Je ne saurais vous donner une idée juste de ce monde nouveau; ni vous
+exprimer la permanence des monts, dans une langue des plaines. Les
+heures m'y semblaient à-la-fois et plus tranquilles et plus fécondes: et
+comme si le roulement des astres eût été ralenti dans le calme
+universel, je trouvais dans la lenteur et l'énergie de ma pensée, une
+succession que rien ne précipitait et qui pourtant devançait son cours
+habituel. Quand je voulus estimer sa durée, je vis que le soleil ne
+l'avait pas suivie; et je jugeai que le sentiment de l'existence est
+réellement plus pesant et plus stérile dans l'agitation des terres
+humaines. Je vis que malgré la lenteur des mouvements apparents, c'est
+dans les montagnes, sur leurs cimes paisibles, que la pensée, moins
+pressée, est plus véritablement active: l'homme des vallées consume,
+sans en jouir, sa durée inquiète et irritable; semblable à ces insectes
+toujours mobiles qui perdent leurs efforts en vaines oscillations, et
+que d'autres, aussi faibles mais plus tranquilles, laissent derrière eux
+dans leur marche directe et toujours soutenue.
+
+La journée était ardente, l'horizon fumeux, et les vallées vaporeuses.
+L'éclat des glaces remplissait l'atmosphère inférieure de leurs reflets
+lumineux; mais une pureté inconnue semblait essentielle à l'air que je
+respirais. A cette hauteur, nulle exhalaison des lieux bas, nul accident
+de lumière ne troublait, ne divisait la vague et sombre profondeur des
+cieux. Leur couleur apparente n'était plus ce bleu pâle et éclairé, doux
+revêtement des plaines, agréable et délicat mélange qui forme à la terre
+habitée une enceinte visible où l'oeil se repose et s'arrête. Là l'éther
+indiscernable laissait la vue se perdre dans l'immensité sans bornes; au
+milieu de l'éclat du soleil et des glacières, chercher d'autres mondes
+et d'autres soleils comme sous le vaste ciel des nuits; et par-dessus
+l'atmosphère embrasée des feux du jour, pénétrer un univers nocturne.
+
+Insensiblement des vapeurs s'élevèrent des glacières et formèrent des
+nuages sous mes pieds. L'éclat des neiges ne fatigua plus mes yeux, et
+le ciel devint plus sombre encore et plus profond. Un brouillard couvrit
+les Alpes, quelques pics isolés sortaient seuls de cet océan de vapeurs;
+de filets de neige éclatante retenus dans les fentes de leurs aspérités,
+rendaient le granit plus noir et plus sévère. Le dôme neigeux du
+Mont-Blanc élevait sa masse inébranlable sur cette mer grise et mobile,
+sur ces brumes amoncelées que le vent creusait et soulevait en ondes
+immenses. Un point noir parut dans leurs abîmes; il s'éleva rapidement,
+il vint droit à moi, c'était le puissant aigle des Alpes, ses ailes
+étaient humides et son oeil farouche; il cherchait une proie, mais à la
+vue d'un homme il se mit à fuir avec un cri sinistre, il disparut en se
+précipitant dans les nuages. Ce cri fut vingt fois répété; mais par des
+sons secs, sans aucun prolongement, semblables à autant de cris isolés
+dans le silence universel. Puis tout rentra dans un calme absolu; comme
+si le son lui-même eût cessé d'être, et que la propriété des corps
+sonores eût été effacée de l'univers. Jamais le silence n'a été connu
+dans les vallées tumultueuses: ce n'est que sur les cimes froides que
+règne cette immobilité, cette solennelle permanence que nulle langue
+n'exprimera, que l'imagination n'atteindra pas. Sans les souvenirs
+apportés des plaines, l'homme n'y pourrait croire qu'il soit hors de lui
+quelque mouvement dans la nature; le cours même des astres lui serait
+inexplicable; et jusqu'aux variations des vapeurs tout lui semblerait
+subsister dans le changement même. Chaque moment présent lui paraissant
+continu, il aurait la certitude sans avoir jamais le sentiment de la
+succession des choses; et les perpétuelles mutations de l'univers
+seraient à sa pensée un mystère impénétrable.
+
+Je voudrais avoir conservé des traces plus sûres non pas de mes
+sensations générales dans ces contrées muettes, elles ne seront point
+oubliées, mais des idées qu'elles amenèrent et dont ma mémoire n'a
+presque rien gardé. Dans des lieux si différents, l'imagination peut à
+peine rappeler un ordre de pensées que semblent repousser tous les
+objets présents. Il eût fallu écrire ce que j'éprouvais; mais alors
+j'eusse bientôt cessé de sentir d'une manière extraordinaire. Il y a
+dans ce soin de conserver sa pensée pour la retrouver ailleurs, quelque
+chose de servile, et qui tient aux soins d'une vie dépendante. Ce n'est
+pas dans les moments d'énergie que l'on s'occupe des autres temps ou des
+autres hommes: on ne penserait pas alors pour des convenances factices,
+pour la renommée, ou même pour l'utilité publique. On est plus naturel,
+on ne pense pas même pour user du moment présent: on ne commande pas à
+ses idées, on ne veut pas réfléchir, on ne demande pas à son esprit
+d'approfondir une matière, de découvrir des choses cachées, de trouver
+ce qui n'a pas été dit. La pensée n'est pas active et réglée, mais
+passive et libre: on songe, on s'abandonne; on est profond sans esprit,
+grand sans enthousiasme, énergique sans volonté; on rêve, on ne médite
+point. Ne soyez pas surpris que je n'aie rien à vous dire après avoir eu
+pendant plus de six heures des sensations et des idées que ma vie
+entière ne ramènera peut-être pas. Vous savez comment fut trompée
+l'attente de ces hommes du Dauphiné qui herborisaient avec J.-J. Ils
+parvinrent à un sommet dont la position était propre à échauffer un
+génie poétique: ils attendaient un beau morceau d'éloquence; l'auteur de
+Julie s'assit à terre, se mit à jouer avec quelques brins d'herbe, et ne
+dit mot.
+
+Il pouvait être cinq heures lorsque je remarquai combien les ombres
+s'allongeaient, et que j'éprouvai quelque froid dans l'angle ouvert au
+couchant où j'étais resté longtemps immobile sur le granit. Je n'y
+pouvais prendre de mouvement: la marche était trop difficile sur ces
+escarpements. Les vapeurs étaient dissipées; et je vis que la soirée
+serait belle, même dans les vallées.
+
+J'aurais été dans un vrai danger si les nuages se fussent épaissis; mais
+je n'y avais pas songé jusqu'à ce moment. La couche d'air grossier qui
+enveloppe la terre m'était trop étrangère dans l'air pur que je
+respirais, vers les confins de l'éther: et toute prudence s'était
+éloignée de moi, comme si elle n'eût été qu'une convenance de la vie
+factice.
+
+En redescendant sur la terre habitée, je sentis que je reprenais la
+longue chaîne des sollicitudes et des ennuis. Je rentrai a dix heures:
+la lune donnait sur ma fenêtre. Le Rhône roulait avec bruit: il ne
+faisait aucun vent; tout dormait dans la ville. Je songeai aux monts que
+je quittais, à Charrières que je vais habiter, à la liberté que je me
+suis donnée.
+
+
+
+
+LETTRE VIII.
+
+DATX
+St.-Maurice, 14 septembre, I.
+
+
+Je reviens d'une course de plusieurs jours dans les montagnes. Je ne
+vous en dirai rien; j'ai bien d'autres choses à vous apprendre. J'avais
+découvert un site étonnant, et je me promettais d'y retourner plusieurs
+fois, car il n'est pas loin de St.-Maurice. Avant de me coucher,
+j'ouvris une lettre; elle n'était point de votre écriture: le mot
+pressée, écrit d'une manière très-apparente, me donna de l'inquiétude.
+Tout est suspect à celui qui n'échappe qu'avec peine à d'anciennes
+contraintes. Dans mon repos, tout changement devait me répugner; je
+n'attendais rien de favorable, et je pouvais beaucoup craindre.
+
+Je crois que vous soupçonnerez facilement ce dont il s'agit. Je fus
+frappé, accablé; puis je me décidai à tout négliger, à tout surmonter,
+à abandonner pour toujours ce qui me rapprocherait des choses que j'ai
+quittées. Cependant après bien des incertitudes, plus sensé ou plus
+faible, j'ai cru voir qu'il fallait perdre un temps pour assurer le
+repos de l'avenir. Je cède; j'abandonne Charrières, et je me prépare à
+partir. Nous parlerons de cette malheureuse affaire.
+
+Ce matin je ne pouvais supporter la pensée d'un si grand changement; et
+même je me mis à délibérer de nouveau. Enfin j'allai à Charrières
+prendre d'autres dispositions et annoncer mon départ. C'est là que je me
+suis décidé irrévocablement. Je voulais écarter l'idée de la saison qui
+s'avance, et des ennuis dont je sens déjà le poids. J'ai été dans les
+prés; on les fauchait pour la dernière fois. Je me suis arrêté sur un
+roc pour ne voir que le ciel, il se voilait de brumes. J'ai regardé les
+châtaigniers, j'ai vu des feuilles qui tombaient. Alors je me suis
+rapproché du ruisseau, comme si j'eusse craint qu'il ne fût aussi tari;
+mais il coulait toujours.
+
+Inexplicable nécessité des choses humaines! Je vais à Lyon. J'irai à
+Paris, voilà qui est résolu. Adieu. Plaignons l'homme qui trouve bien
+peu, et à qui ce peu est encore enlevé.
+
+Enfin, du moins, nous nous verrons à Lyon.
+
+
+
+
+LETTRE IX.
+
+DATX
+Lyon; 22 Octobre, I.
+
+
+Je partis pour Méterville le surlendemain de votre départ de Lyon. J'y
+ai passé dix-huit jours. Vous savez quelle inquiétude m'environne, et de
+quels misérables soins je suis embarrassé sans avoir rien de
+satisfaisant à m'en promettre. Mais attendant une lettre qui ne pouvait
+arriver qu'au bout de douze à quinze jours, j'allai passer ce temps à
+Méterville.
+
+Si je ne sais pas rester indifférent et calme au milieu des ennuis dont
+je dois m'occuper, et dont l'issue paraît dépendre de moi; je me sens au
+moins capable de les oublier absolument dès que je n'y puis rien faire.
+Je sais attendre avec sécurité l'avenir quelque alarmant qu'il puisse
+être, dès que le soin de le prévenir ne demandant plus mon attention
+présente, je puis en suspendre le souvenir et en détourner ma pensée.
+
+En effet je ne chercherais pas, pour les plus beaux jours de ma vie, une
+paix plus profonde que la sécurité de ce court intervalle. Il fut
+pourtant obtenu entre des sollicitudes dont le terme ne saurait être
+prévu: et comment? par des moyens si simples qu'ils feraient rire tant
+d'hommes à qui ce calme ne sera jamais connu.
+
+Cette terre est peu considérable, et dans une situation plus tranquille
+que brillante. Vous connaissez ses maîtres, leurs caractères, leurs
+procédés, leur amitié simple, leurs manières attachantes. J'y arrivai
+dans un moment favorable. On devait le lendemain commencer à cueillir le
+raisin d'un grand treillage exposé au midi et qui regarde les bois
+d'Armand. Il fut décidé à souper que ce raisin destiné à faire une pièce
+de vin soigné, serait cueilli par nos mains seules, et avec choix, pour
+laisser quelque jours à la maturité des grappes les moins avancées. Le
+lendemain, dès que le brouillard fut un peu dissipé, je mis un van sur
+une brouette; et j'allais le premier au fonds du clos commencer la
+récolte: je la fis presque seul, sans chercher un moyen plus prompt;
+j'aimais cette lenteur; je voyais à regret quelqu'autre y travailler:
+elle dura, je crois, douze jours. Ma brouette allait et revenait dans
+des chemins négligés et remplis d'une herbe humide; je choisissais les
+moins unis, les plus difficiles: et les jours coulaient ainsi dans
+l'oubli, au milieu des brouillards, parmi les fruits, au soleil
+d'automne. Et quand le soir était venu, on versait du thé dans du lait
+encore chaud; on riait des hommes qui cherchent le plaisir, on se
+promenait derrière de vieilles charmilles, et l'on se couchait content.
+J'ai vu les vanités de la vie, et je porte en mon coeur l'ardent principe
+de ses plus vastes passions. J'y porte aussi le sentiment des grandes
+choses sociales, et celui de l'ordre philosophique: j'ai lu Marc-Auréle,
+il ne m'a point surpris; je conçois les vertus difficiles, et jusqu'à
+l'héroïsme des monastères. Tout cela peut animer mon âme, et ne la
+remplit pas. Cette brouette que je charge de fruit et pousse doucement,
+la soutient mieux. Il semble qu'elle voiture paisiblement mes heures, et
+que son mouvement utile et lent, sa marche mesurée conviennent à
+l'habitude ordinaire de la vie.
+
+
+
+
+LETTRE X.
+
+DATX
+Paris, 20 juin, seconde année.
+
+
+Rien ne se termine: les misérables affaires qui me retiennent ici se
+prolongent chaque jour; et plus je m'irrite de ces retards, plus leur
+terme devient incertain. Les faiseurs d'affaires pressent les choses
+avec le sang froid de gens à qui leur durée est habituelle, et qui
+d'ailleurs se plaisent dans cette marche lente et embarrassée digne de
+leur âme astucieuse, et si commode pour leurs ruses cachées. J'aurais
+plus de mal à vous en dire s'ils m'en faisaient moins: au reste vous
+savez mon opinion constante sur ce métier que j'ai toujours regardé
+comme le plus plat et le plus funeste. Un homme de loi me promène de
+difficultés en difficultés: croyant que je dois être intéressé et sans
+droiture, il marchande pour sa partie; il pense, en m'excédant de
+lenteurs et de formalités, me réduire à donner ce que je ne puis
+accorder, puisque je ne l'ai pas. Ainsi après avoir passé six mois à
+Lyon malgré moi, je suis encore condamné à en passer davantage peut-être
+ici.
+
+L'année s'écoule: en voilà une encore à retrancher de mon existence.
+J'ai perdu le printemps presque sans murmure, mais l'été dans Paris! Je
+passe une partie du temps dans les dégoûts inséparables de ce qu'on
+appelle faire ses affaires: et quand je voudrais rester en repos le
+reste du jour, et chercher dans ma demeure une sorte d'asile contre ces
+longs ennuis, j'y trouve un ennui plus intolérable. J'y suis dans le
+silence au milieu du bruit; et seul je n'ai rien à faire dans un monde
+turbulent. Il n'y a point ici de milieu entre l'inquiétude et
+l'inaction; il faut s'ennuyer si l'on n'a des affaires et des passions.
+Je suis là, ne sachant que faire, dans ma chambre ébranlée du
+retentissement perpétuel de tous les cris, de tous les travaux, de toute
+l'inquiétude d'un peuple actif. J'ai sous ma fenêtre une sorte de place
+publique remplie de charlatans, de faiseurs de tours, de marchandes de
+fruits et de crieurs de tous genres. Vis-à-vis est le mur élevé d'un
+monument public; le soleil l'éclaire depuis deux heures jusqu'au soir:
+cette masse blanche et aride tranche durement sur le ciel bleu; et les
+plus beaux jours sont pour moi les plus pénibles. Un colporteur
+infatigable répète les titres de ses journaux: sa voix dure et monotone
+semble ajouter à l'aridité de cette place brûlée du soleil: et si
+j'entends quelque blanchisseuse chanter à sa fenêtre sous les toits, je
+perds patience et je m'en vais. Voici trois jours qu'un pauvre estropié
+et ulcéré se place au coin d'une rue tout près de moi, et là il demande
+d'une voix élevée et lamentable durant douze grandes heures. Imaginez
+l'effet de cette plainte répétée à intervalles égaux pendant les beaux
+jours fixes. Il faut que je reste dehors tout le jour jusqu'à ce qu'il
+change de place. Mais où aller? je connais ici très-peu de monde; ce
+serait un grand hasard que dans si peu de personnes il y en eût une
+seule à qui je convinsse: aussi ne vais-je nulle part. Pour les
+promenades publiques il y en a de fort belles à Paris; mais pas une où
+je puisse rester une demi-heure sans ennui.
+
+Je ne connais rien qui fatigue tant nos jours que cette perpétuelle
+lenteur de toutes choses. Elle retient sans cesse dans un état
+d'attente: elle fait que la vie s'écoule avant que l'on ait atteint le
+point où l'on prétendait commencer à vivre. De quoi me plaindrai-je
+pourtant? combien peu d'hommes ne perdent pas leur vie! Et ceux qui la
+passent dans les cachots construits par la bienfaisance des lois! Mais
+comment peut-il se résoudre à vivre celui qui supporte dans un cachot
+vingt années de jeunesse? il ignore toujours combien il y doit rester
+encore: si le moment de la délivrance était proche! J'oubliais ceux qui
+n'oseraient finir volontairement: les hommes ne leur ont pas au moins
+permis de mourir. Et nous osons gémir sur nous-mêmes!
+
+
+
+
+LETTRE XI.
+
+DATX
+Paris, 27 juin, II.
+
+
+Je passe assez souvent deux heures à la bibliothèque: non pas
+précisément pour m'instruire, ce désir-là se refroidit sensiblement;
+mais parce que ne sachant trop avec quoi remplir ces heures qui pourtant
+coulent irréparables, je les trouve moins pénibles quand je les emploie
+au dehors, que s'il faut les consumer chez moi. Des occupations un peu
+commandées me conviennent dans mon découragement: trop de liberté me
+laisserait dans l'indolence. J'ai plus de tranquillité entre des gens
+silencieux comme moi, que seul au milieu d'une population tumultueuse.
+J'aime ces longues salles, les unes solitaires, les autres remplies de
+gens attentifs, antique et froid dépôt des efforts et de toutes les
+vanités humaines.
+
+Quand je lis Bougainville, Chardin, Laloubère, je me pénètre de
+l'ancienne mémoire des terres épuisées, de la renommée d'une sagesse
+lointaine, ou de la jeunesse des îles heureuses: mais oubliant enfin et
+Persépolis, et Benarès, et Tinian même, je réunis les temps et les lieux
+dans le point présent où les conceptions humaines les perçoivent tous.
+Je vois ces esprits avides qui acquièrent dans le silence et la
+contention, tandis que l'éternel oubli, roulant sur leurs têtes savantes
+et séduites, amène leur mort nécessaire, et va dissiper en un moment de
+la nature, et leur être, et leur pensée, et leur siècle.
+
+Les salles environnent une cour longue, tranquille, couverte d'herbe, où
+sont deux ou trois statues, quelques ruines, et un bassin d'eau verte
+qui paraît ancienne comme ces monuments. Je sors rarement sans m'arrêter
+un quart-d'heure dans cette enceinte silencieuse. J'aime à rêver en
+marchant sur ces vieux pavés que l'on a tirés des carrières, pour
+préparer aux pieds de l'homme une surface sèche et stérile. Mais le tem
+et l'abandon les remettent en quelque sorte sous la terre en les
+recouvrant d'une couche nouvelle, et en redonnant au sol sa végétation
+et des teintes de son aspect naturel. Quelquefois je trouve ces pavés
+plus éloquents que les livres que je viens d'admirer.
+
+Hier, en consultant l'Encyclopédie, j'ouvris le volume à un endroit que
+je ne cherchais pas, et je ne me rappelle pas quel était cet article:
+mais il s'agissait d'un homme qui, fatigué d'agitations et de revers, se
+jeta dans une solitude absolue par une de ces résolutions victorieuses
+des obstacles, et qui font qu'on s'applaudit tous les jours d'en avoir
+eu un de volonté, forte. L'idée de cette vie indépendante n'a rappelé à
+mon imagination ni les libres solitudes de l'Imaüs, ni les îles faciles
+de la Pacifique, ni les Alpes plus accessibles et déjà tant regrettées.
+Mais un souvenir distinct, m'a présenté d'une manière frappante, et avec
+une sorte de surprise et d'inspiration, les rochers stériles et les bois
+de Fontainebleau.
+
+Il faut que je vous parle davantage de ce lieu un peu étranger au milieu
+de nos campagnes. Vous comprendrez mieux alors comment je m'y suis
+fortement attaché.
+
+Vous savez que, jeune encore, je demeurai quelques années à Paris. Les
+parents avec qui j'étais, malgré leur goût pour la ville, passèrent
+plusieurs fois le mois de septembre à la campagne chez des amis. Une
+année ce fut à Fontainebleau, et deux autres fois depuis nous allâmes
+chez ces mêmes personnes qui demeurèrent alors au pied de la forêt, vers
+la rivière. J'avais, je crois, quatorze, quinze et dix-sept ans lorsque
+je vis Fontainebleau. Après une enfance casanière, inactive et ennuyée,
+si je sentais en homme à certains égards, j'étais enfant à beaucoup
+d'autres. Embarrassé, incertain; pressentant tout peut-être, mais ne
+connaissant rien; étranger à ce qui m'environnait, je n'avais d'autre
+caractère décidé que d'être inquiet et malheureux. La première fois je
+n'allais point seul dans la forêt; je me rappelle peu de ce que j'y
+éprouvais, je sais seulement que je préférai ce lieu à tous ceux que
+j'avais vus, et qu'il fut le seul où je désirai de retourner. L'année
+suivante, je parcourus avidement ces solitudes; je m'y égarais à
+dessein, content lorsque j'avais perdu toute trace de ma route et que je
+n'apercevais aucun chemin fréquenté. Quand j'atteignais l'extrémité de
+la forêt, je voyais avec peine ces vastes plaines nues et ces rochers
+dans l'éloignement. Je retournais aussitôt, je m'enfonçais dans le plus
+épais du bois; et quand je trouvais un endroit découvert et fermé de
+toutes parts, où je ne voyais que des sables et des genièvres,
+j'éprouvais un sentiment de paix, de liberté, de joie sauvage, pouvoir
+de la nature sentie pour la première fois dans l'âge facilement heureux.
+Je n'étais pas gai pourtant: presque heureux, je n'avais que l'agitation
+du bien-être. Je m'ennuyais en jouissant, et je rentrais toujours
+triste. Plusieurs fois j'étais dans les bois avant que le soleil parût.
+Je gravissais les sommets encore dans l'ombre; je me mouillais dans la
+bruyère pleine de rosée; et quand le soleil paraissait, je regrettais
+la clarté incertaine qui précède l'aurore. J'aimais les fondrières, les
+vallons obscurs, les bois épais; j'aimais les collines couvertes de
+bruyère; j'aimais beaucoup les grès renversés et les rocs ruineux;
+j'aimais bien plus ces sables vastes et mobiles, dont nul pas d'homme ne
+marquait l'aride surface sillonnée çà et là par la trace inquiète de la
+biche ou du lièvre en fuite. Quand j'entendais un écureuil, quand je
+faisais partir un daim, je m'arrêtais, j'étais assez bien, et pour un
+moment je ne cherchais plus rien. C'est à cette époque que je remarquai
+le bouleau, arbre solitaire qui m'attristait déjà et que depuis je ne
+rencontre jamais sans plaisir. J'aime le bouleau; j'aime cette écorce
+blanche, lisse et crevassée; cette tige agreste; ces branches qui
+s'inclinent vers la terre; la mobilité des feuilles; et tout cet
+abandon, simplicité de la nature, attitude des déserts.
+
+Temps perdus, et qu'on ne saurait oublier! Illusion trop vaine d'une
+sensibilité expansive! Que l'homme est grand dans son inexpérience:
+qu'il serait fécond, si le regard froid de son semblable, si le souffle
+aride de l'injustice ne venait pas sécher son coeur! J'avais besoin de
+bonheur. J'étais né pour souffrir. Vous connaissez ces jours sombres,
+voisins des frimas, dont l'aurore elle-même épaississant les brumes, ne
+commence la lumière que par des traits sinistres d'une couleur ardente
+sur les nues amoncelées. Ce voile ténébreux, ces rafales orageuses, ces
+lueurs pâles, ces sifflements à travers les arbres qui plient et
+frémissent, ces déchirements prolongés semblables à des gémissements
+funèbres: voilà le matin de la vie: à midi, des tempêtes plus froides et
+plus continues; le soir, des ténèbres plus épaisses: et la journée de
+l'homme est achevée.
+
+Le prestige spécieux, infini, qui naît avec le coeur de l'homme, et qui
+semblait devoir subsister autant que lui, se ranima un jour: j'allai
+jusqu'à croire que j'aurais des désirs satisfaits. Ce feu subit et trop
+impétueux, brûla dans le vide, et s'éteignit sans avoir rien éclairé.
+Ainsi, dans la saison des orages, apparaissent pour l'effroi de l'être
+vivant, des éclairs instantanés dans la nuit ténébreuse.
+
+C'était en mars: j'étais à Lu.** Il y avait des violettes au pied des
+buissons et des lilas, dans un petit pré bien printanier, bien
+tranquille, incliné au soleil de midi. La maison était au-dessus,
+beaucoup plus haut. Un jardin en terrasse ôtait la vue des fenêtres.
+Sous le pré, des rocs difficiles et droits comme des murs: au fonds, un
+large torrent; et par de-là, d'autres rochers couverts de prés, de
+haies, et de sapins! Les murs antiques de la ville passaient à travers
+tout cela: il y avait un hibou dans leurs vieilles tours. Le soir, la
+lune éclairait: des cors se répondaient dans l'éloignement; et la voix
+que je n'entendrai plus....! Tout cela m'a trompé. Ma vie n'a encore eu
+que cette seule erreur. Pourquoi donc ce souvenir de Fontainebleau, et
+non pas celui de Lu?**
+
+
+
+
+LETTRE XII.
+
+DATX
+28 juillet, II.
+
+
+Enfin je me crois dans le désert. Il y a ici des espaces où l'on
+n'aperçoit aucune trace d'hommes. Je me suis soustrait pour une saison,
+à ces soins inquiets qui usent notre durée, qui confondent notre vie
+avec les ténèbres qui la précèdent et les ténèbres qui la suivent, ne
+lui laissant d'autre avantage que d'être elle-même un néant moins
+tranquille.
+
+Quand je passai, le soir, le long de la forêt, et que je descendis à
+Valvin, sous les bois, dans le silence, il me sembla que j'allais me
+perdre dans des torrents, des fondrières, des lieux romantiques et
+terribles. J'ai trouvé des collines de grès culbutés, des formes
+petites, un sol assez plat et à peine pittoresque: mais le silence, et
+l'abandon, et la stérilité m'ont suffi.
+
+Entendez-vous bien le plaisir que je sens quand mon pied s'enfonce dans
+un sable mobile et brûlant: quand j'avance avec peine, et qu'il n'y a
+point d'eau, point de fraîcheur, point d'ombrage? Je vois un espace
+inculte et muet; des roches ruineuses, dépouillées et ébranlées: et les
+forces de la nature assujetties à la force des temps. N'est-ce pas comme
+si j'étais paisible, quand je trouve, au-dehors, sous le ciel ardent,
+d'autres difficultés et d'autres excès que ceux de mon coeur.
+
+Je ne m'oriente point: au contraire, je m'égare quand je puis. Souvent
+je vais en ligne droite, sans suivre de sentiers. Je cherche à ne
+conserver aucun renseignement, et à ne pas connaître la forêt, afin
+d'avoir toujours quelque chose à y trouver. Il y a un chemin que j'aime
+à suivre: il décrit un cercle comme la forêt elle-même, en sorte qu'il
+ne va ni aux plaines ni à la ville; il ne suit aucune direction
+ordinaire; il n'est ni dans les vallons, ni sur les hauteurs; il semble
+n'avoir point de fin; il passe à travers tout, et n'arrive à rien: je
+crois que j'y marcherais toute ma vie.
+
+Le soir, il faut bien rentrer, dites-vous; et vous plaisantez déjà de ma
+prétendue solitude: mais vous vous trompez; vous me croyez à
+Fontainebleau, ou dans un village, dans une chaumière. Rien de tout
+cela. Je n'aime pas plus les maisons _champêtres_ de ces pays-ci que
+leurs villages, ni leurs villages que leurs villes. Si je condamne le
+faste, je hais la misère. Autrement, il eût mieux valu rester à Paris;
+j'y eusse trouvé l'un et l'autre.
+
+Mais voici ce que je ne vous ai point dit dans ma dernière lettre
+remplie de l'agitation qui me presse quelquefois.
+
+Un jour que je parcourais ces bois-ci, je vis, dans un lieu épais, deux
+biches fuir devant un loup. Il était assez près d'elles; je jugeai qu'il
+les devait atteindre, et je m'avançai du même côté pour voir la
+résistance, et l'aider s'il se pouvait. Elles sortirent du bois dans une
+place découverte, occupée par des roches et des bruyères; mais lorsque
+j'arrivai je ne les vis plus. Je descendis dans tous les fonds de cette
+sorte de lande creusée et inégale, où l'on avait taillé beaucoup de grès
+pour les pavés: je ne trouvai rien. En suivant une autre direction pour
+rentrer dans le bois, je vis un chien, qui d'abord me regardait en
+silence, et qui n'aboya que lorsque je m'éloignai de lui. En effet,
+j'arrivais presqu'à l'entrée de la demeure pour laquelle il veillait.
+C'était une sorte de souterrain fermé en partie naturellement par les
+rocs, et en partie par des grès rassemblés, par des branches de
+genévriers, de la bruyère et de la mousse. Un ouvrier qui, pendant plus
+de trente ans avait taillé des pavés dans les carrières voisines,
+n'ayant ni bien ni famille, s'était retiré là pour quitter, avant de
+mourir, un travail forcé, pour échapper aux mépris et aux hôpitaux. Je
+lui vis un lit et une armoire: il y avait auprès de son rocher quelques
+légumes dans un terrain assez aride; et ils vivaient lui, son chien et
+son chat, d'eau, de pain et de liberté. J'ai beaucoup travaillé, me
+dit-il, je n'ai jamais rien eu; mais enfin je suis tranquille, et puis
+je mourrai bientôt. Cet homme grossier me disait l'histoire humaine.
+Mais la savait-il? Croyait-il d'autres hommes plus heureux? Souffrait-il
+en se comparant à d'autres? Je n'examinerai point tout cela. J'étais
+bien jeune. Son air rustre et un peu farouche, m'occupait beaucoup. Je
+lui avais offert un écu; il l'accepta, et me dit qu'il aurait du vin: ce
+mot là diminua de mon estime pour lui. Du vin! me disais-je; il y a des
+choses plus utiles: c'est peut-être le vin, l'inconduite qui l'auront
+mené là, et non pas le goût de la solitude. Pardonne, homme simple,
+malheureux solitaire! Je n'avais point appris alors que l'on buvait
+l'oubli des douleurs. Maintenant je suis homme, je connais l'amertume
+qui navre, et les dégoûts qui ôtent les forces: je sais respecter celui
+dont le premier besoin est de cesser un moment de gémir. Je suis indigné
+quand je vois des hommes à qui la vie est facile, reprocher durement à
+un pauvre qu'il boit du vin, et qu'il n'a pas de pain. Quelle âme ont
+donc reçue ces gens-là qui ne connaissent pas de plus grande misère que
+d'avoir faim?
+
+Vous concevez à présent la force de ce souvenir qui me vint inopinément
+à la bibliothèque. Son idée rapide me livra à tout le sentiment d'une
+vie réelle, d'une sage simplicité, de l'indépendance de l'homme dans une
+nature possédée.
+
+Ce n'est pas que je prenne pour une telle vie celle que je mène ici: et
+que, dans mes grès, au milieu des plaines misérables, je me croie
+l'homme de la nature. Autant vaudrait, comme un homme du quartier
+St.-Paul, montrer à mes voisins les beautés champêtres d'un pot de
+réséda appuyé sur la gouttière, et d'un jardin de persil encaissé sur un
+côté de la fenêtre, ou donner à un demi-arpent de terre entouré d'un
+ruisseau, des noms de promontoires et de solitudes maritimes d'un autre
+hémisphère, pour rappeler de grands souvenirs et des moeurs lointaines
+entre les plâtres et les toits de chaume d'une paroisse champenoise.
+
+Seulement, puisque je suis condamné à toujours attendre la vie, je
+m'essaie à végéter absolument seul et isolé: j'ai mieux aimé passer
+quatre mois ainsi, que de les perdre à Paris dans d'autres puérilités
+plus grandes et plus misérables. Je veux vous dire, quand nous nous
+verrons, comment je me suis choisi un manoir, et comment je l'ai fermé;
+comment j'y ai transporté le peu d'effets que j'ai amenés ici sans
+mettre personne dans mon secret; comment je me nourris de fruits et de
+certains légumes; où je vais chercher de l'eau; comment je suis vêtu
+quand il pleut; et toutes les précautions que je prends pour rester bien
+caché, et pour que nul Parisien, passant huit jours à la campagne, ne
+vienne ici se moquer de moi.
+
+Vous rirez aussi, mais j'y consens; car votre rire ne sera point comme
+le leur; et j'ai ri de tout ceci avant vous. Je trouve pourtant que
+cette vie a bien de la douceur, quand, pour en mieux sentir l'avantage,
+je sors de la forêt, que je pénètre dans les terres cultivées, que je
+vois au loin un château fastueux dans les campagnes nues: quand, après
+une lieue labourée et déserte, j'aperçois cent chaumières entassées,
+odieux amas dont les rues, les étables et les potagers, les murs, les
+planchers, les toits humides, et jusqu'aux hardes et aux meubles, ne
+paraissent qu'une même fange, dans laquelle toutes les femmes crient,
+tous les enfants pleurent, tous les hommes suent. Et si, parmi tant
+d'avilissement et de douleurs, je cherche, pour ces malheureux, une paix
+morale et des espérances religieuses; je vois pour patriarche, un prêtre
+avide, sinistre, aigri par les regrets, séparé trop tôt du monde; un
+jeune homme chagrin, sans dignité, sans sagesse, sans onction, que l'on
+ne vénère pas, que l'on voit vivre, qui damne les faibles, et ne console
+pas les bons: et pour tout signe d'espérance et d'union, ce signe de
+crainte et d'abnégation; ce gibet sanctifié, étrange emblème, triste
+reste d'institutions antiques et grandes que l'on a misérablement
+perverties.
+
+Il est pourtant des hommes qui voient cela bien tranquillement, et qui
+ne se doutent même pas qu'on puisse le voir d'une autre manière.
+
+Triste et vaine conception d'un monde meilleur! Indicible extension
+d'amour! Regret des temps qui coulent inutiles! Sentiment universel[17],
+soutiens et dévore ma vie: que serait-elle sans ta beauté sinistre?
+C'est par toi qu'elle est sentie: c'est par toi qu'elle périra.
+
+Que quelquefois encore, sous le ciel d'automne, dans ces derniers beaux
+jours que les brumes remplissent d'incertitude, assis près de l'eau qui
+emporte la feuille jaunie, j'entende les accents simples et profonds
+d'une mélodie primitive. Qu'un jour, montant le Grimsel ou le Titlis,
+seul avec l'homme des montagnes, j'entende sur l'herbe courte, auprès
+des neiges, les sons romantiques que connaissent les vaches
+d'Underwalden et d'Hasly: et que là, une fois avant la mort, je puisse
+dire à un homme qui m'entende: Si nous avions vécu!
+
+
+
+
+LETTRE XIII.
+
+DATX
+Fontainebleau, 31 juillet, II.
+
+
+Quand un sentiment invincible nous entraîne loin des choses que l'on
+possède, et nous remplit de volupté, puis de regrets, en nous faisant
+pressentir des biens que rien ne peut donner, cette sensation profonde
+et fugitive n'est qu'un témoignage intérieur de la supériorité de nos
+facultés sur notre destinée. C'est cette raison même qui le rend si
+court, et le change aussitôt en regret: il est délicieux, puis
+déchirant. L'abattement suit toute impulsion immodérée. Nous souffrons
+de n'être pas ce que nous pourrions être; mais si nous nous trouvions
+dans l'ordre de choses qui manque à nos désirs, nous n'aurions plus ni
+cet excès des désirs, ni cette surabondance des facultés: nous ne
+jouirions plus du plaisir d'être au-delà de nos destinées, d'être plus
+grand que ce qui nous entoure, plus fécond que nous n'avons besoin de
+l'être. Dans l'occasion de ces voluptés mêmes que nos conceptions
+pressentaient si ardemment, nous resterons froids et souvent rêveurs,
+indifférents, ennuyés même; parce qu'on ne peut pas être d'une manière
+effective plus que soi-même: parce que nous sentons alors la limite
+irrésistible de la nature des êtres, et qu'employant nos facultés à des
+choses positives, nous ne les trouvons plus pour nous transporter
+au-delà, dans la région supposée des choses idéales soumises à l'empire
+de l'homme réel.
+
+Mais pourquoi ces choses seraient-elles purement idéales? C'est ce que
+je ne saurais concevoir. Pourquoi ce qui n'est point, semble-t-il
+davantage selon la nature de l'homme que ce qui est? La vie positive est
+aussi comme un songe; c'est elle qui n'a point d'ensemble, point de
+suite, point de but. Elle a des parties certaines et fixes: elle en a
+d'autres qui ne sont que hasard et discordance, qui passent comme des
+ombres, et dans lesquelles on ne trouve jamais ce qu'on a vu. Ainsi,
+dans le sommeil, on pense en même temps des choses vraies et suivies, et
+d'autres bizarres, désunies et chimériques, qui se lient, je ne sais
+comment, aux premières. Le même mélange compose, et les rêves de la
+nuit, et les sentiments du jour. La sagesse antique a dit que le moment
+du réveil viendrait enfin.....
+
+
+
+
+LETTRE XIV.
+
+DATX
+Fontainebleau, 7 août, II.
+
+
+M. R*. que vous connaissez, disait dernièrement: quand je prends ma
+tasse de café j'arrange bien le monde. Je me permets aussi ces sortes de
+songes; et lorsque je marche dans les bruyères, entre les genièvres
+encore humides, je me surprends quelquefois à imaginer les hommes
+heureux. Je vous l'assure, il me semble qu'ils pourraient l'être. Je ne
+veux pas faire une autre espèce, ni un autre globe; je ne veux pas tout
+réformer: ces sortes d'hypothèses ne mènent à rien, dites-vous,
+puisqu'elles ne sont applicables à rien de connu. Eh bien, prenons ce
+qui existe nécessairement; prenons le tel qu'il est, en arrangeant
+seulement ce qu'il y a d'accidentel. Je ne veux pas des espèces
+chimériques, ou nouvelles; mais, voilà mes matériaux, d'après eux je
+fais mon plan selon ma pensée.
+
+Je voudrais deux points; un climat fixe, des hommes vrais. Si je sais
+quand la pluie fera déborder les eaux, quand le soleil séchera mes
+plantes, quand l'ouragan ébranlera ma demeure, c'est à mon industrie à
+lutter contre les forces naturelles contraires à mes besoins: mais quand
+j'ignore le moment de chaque chose, quand le mal m'opprime sans que le
+danger m'ait averti, quand la prudence peut me perdre, et que les
+intérêts des autres confiés à mes précautions m'interdisent
+l'insouciance, et jusqu'à la sécurité, n'est-ce pas une nécessité que ma
+vie soit inquiète et malheureuse? N'en est-ce pas une que l'inaction
+succède à des travaux forcés, et que, comme l'a si bien dit Voltaire, je
+consume tous mes jours dans les convulsions de l'inquiétude, ou dans la
+léthargie de l'ennui.
+
+Si les hommes sont presque tous dissimulés, si la duplicité des uns
+force au moins les autres à la réserve, n'est-ce pas une nécessité
+qu'ils joignent au mal inévitable que plusieurs cherchent à faire aux
+autres en leur propre faveur, une masse beaucoup plus grande de maux
+inutiles? N'est-ce pas une nécessité que l'on se nuise réciproquement,
+malgré soi, que chacun s'observe et se prévienne, que les ennemis soient
+inventifs, et que les amis soient prudents? N'est-ce pas une nécessité
+qu'un homme de bien soit perdu dans l'opinion par un propos indiscret,
+par un faux jugement; qu'une inimitié, née d'un soupçon mal fondé,
+devienne mortelle; que ceux qui auraient voulu bien faire soient
+découragés; que de faux principes s'établissent; que la ruse soit plus
+utile que la sagesse, la valeur, la magnanimité; que des enfants
+reprochent à un père de famille de n'avoir pas fait ce qu'on appelle une
+rouerie, et que des Etats périssent pour ne s'être pas permis un crime?
+Dans cette perpétuelle incertitude, je demande ce que devient la morale;
+et dans l'incertitude des choses, ce que devient la sûreté: sans sûreté,
+sans morale, je demande si le bonheur n'est pas un rêve d'enfant?
+
+L'instant de la mort resterait inconnu: il n'y a pas de mal sans durée;
+et pour vingt autres raisons, la mort ne doit pas être mise au nombre
+des malheurs. Il est bon d'ignorer quand tout doit finir; car on
+commencerait rarement ce que l'on saurait ne pas achever. Je veux donc
+que chez l'homme, à-peu-près tel qu'il est, l'ignorance de la durée de
+la vie ait plus d'utilité que d'inconvénients; mais l'incertitude des
+choses de la vie n'est point comme celle de leur terme. Un incident que
+vous n'avez pu prévoir dérange votre plan, et vous prépare de longues
+contrariétés: pour la mort elle anéantit votre plan, elle ne le dérange
+pas; vous ne souffrirez point de ce que vous ne saurez pas. Le plan de
+ceux qui restent en peut être contrarié: mais c'est avoir assez de
+certitude que d'avoir celle de ses propres affaires; et je ne veux pas
+imaginer des choses tout-à-fait bonnes selon l'homme. Le monde que
+j'arrange me serait suspect s'il ne contenait plus de mal, et je ne
+supposerais qu'avec une sorte d'effroi une harmonie parfaite: il me
+semble que la nature n'en admet pas de telle.
+
+Un climat fixe, et surtout des hommes vrais, inévitablement vrais, cela
+me suffit. Je suis heureux, si je sais ce qui est. Je laisse au ciel ses
+orages et ses foudres; à la terre les boues, les sécheresses; au sol la
+stérilité; à nos corps leur faiblesse, leurs besoins, leur dégénération;
+aux hommes leurs différences et leurs incompatibilités, leur
+inconstance, leurs erreurs, leurs vices mêmes, et leur nécessaire
+égoïsme; au temps sa lenteur et son irrévocabilité: ma cité est heureuse
+si les choses sont réglées, si les pensées sont connues. Il ne lui faut
+plus qu'une bonne législation: et, si les pensées sont connues, il est
+impossible qu'elle ne l'ait pas.
+
+
+
+
+LETTRE XV.
+
+DATX
+Fontainebleau, 9 août, II.
+
+
+Parmi quelques volumes d'un format commode que j'apportai ici je ne sais
+trop pourquoi, j'ai trouvé le roman ingénieux de Phrosine et Mélidor. Je
+l'ai parcouru, j'en ai lu et relu la fin. Il est des jours pour les
+douleurs: nous aimons à les chercher dans nous, à suivre leurs
+profondeurs, et à rester surpris devant leurs proportions démesurées:
+nous essayons, du moins dans les misères humaines, cet infini que nous
+voulons donner à notre ombre avant qu'un souffle du temps l'efface.
+
+Ce moment déplorable, cette situation sinistre, cette mort nocturne au
+milieu des voluptés mystérieuses! Dans ces brouillards ténébreux, tant
+d'amour, tant de pertes et d'affreuses vengeances! et ce déchirement
+d'un coeur trompé quand Phrosine, cherchant à la nage le roc et le
+flambeau, entraînée par la lueur perfide, périt épuisée dans la vaste
+mer!...
+
+Je ne connais pas de dénouement plus beau, de mort plus lamentable. Le
+jour finissait, il n'y avait point de lune: il n'y avait point de
+mouvement; le ciel était calme, les arbres immobiles. Quelques insectes
+sous l'herbe, un seul oiseau éloigné chantaient dans la chaleur du soir.
+Je m'assis, je restai longtemps: il me semble que je n'eus que des idées
+vagues. Je parcourais la terre et les siècles; je frémissais de l'oeuvre
+de l'homme. Je reviens à moi, je me trouve dans ce chaos; j'y vois ma
+vie perdue; je pressens les temps futurs du monde. Rochers de Rugi! si
+j'avais eu là vos abîmes![18]
+
+La nuit était déjà sombre. Je me retirai lentement; je marchais au
+hasard, j'étais rempli d'ennui. J'avais besoin de larmes, mais je ne pus
+que gémir. Les premiers temps ne sont plus: j'ai les tourmentes de la
+jeunesse, et n'en ai point les consolations. Mon coeur encore fatigué du
+feu d'un âge inutile, est flétri et desséché comme s'il était dans
+l'épuisement de l'âge refroidi. Je suis éteint, sans être calmé. Il y en
+a qui jouissent de leurs maux; mais pour moi tout a passé: je n'ai ni
+joie, ni espérance, ni repos: il ne me reste rien, je n'ai plus de
+larmes.
+
+
+
+
+LETTRE XVI.
+
+DATX
+Fontainebleau, 12 août, II.
+
+
+Que de sentiments augustes! Que de souvenirs! Quelle majesté tranquille
+dans une nuit douce, calme, éclairée! Quelle grandeur! Cependant l'âme
+est accablée d'incertitudes. Elle voit que le sentiment qu'elle a reçu
+des choses la livre aux erreurs: elle voit qu'il y a des vérités, mais
+qu'elles sont dans un grand éloignement. On ne saurait comprendre la
+nature, à la vue de ces astres immenses dans le ciel toujours le même.
+
+Il y a là une permanence qui nous confond: c'est pour l'homme une
+effrayante éternité. Tout passe; l'homme passe; et les mondes ne passent
+pas? La pensée est dans un abîme entre les vicissitudes de la terre et
+les cieux immuables.[19]
+
+
+
+
+LETTRE XVII.
+
+DATX
+Fontainebleau, 14 août, II.
+
+
+Je vais dans les bois avant que le soleil éclaire; je le vois se lever
+pour un beau jour; je marche dans la fougère encore humide, dans les
+ronces, parmi les biches, sous les bouleaux du mont Chauvet: un
+sentiment de ce bonheur qui était possible, m'agite avec force, me
+pousse et m'oppresse. Je monte, je descends, je vais comme un homme qui
+veut jouir: puis un soupir, quelque humeur, et tout un jour misérable.
+
+
+
+
+LETTRE XVIII.
+
+DATX
+Fontainebleau, 17 août, II.
+
+
+Même ici, je n'aime que le soir. L'aurore me plaît un moment: je crois
+que je sentirais sa beauté, mais le jour qui va la suivre doit être si
+long! J'ai bien une terre libre à parcourir; mais elle n'est pas assez
+sauvage, assez imposante. Les formes en sont basses; les roches petites
+et monotones; la végétation n'y a pas en général cette force, cette
+profusion qui m'est nécessaire; on n'y entend bruire aucun torrent dans
+des profondeurs inaccessibles: c'est une terre des plaines. Rien ne
+m'opprime ici, rien ne me satisfait. Je crois même que l'ennui augmente:
+c'est que je ne souffre pas assez. Je suis donc plus heureux? Point du
+tout: souffrir ou être malheureux, ce n'est pas la même chose; jouir ou
+être heureux, ce n'est pas non plus une même chose.
+
+Ma situation est douce, et je mène une triste vie. Je suis ici on ne
+peut mieux; libre, tranquille, bien portant, sans affaires, indifférent
+sur l'avenir dont je n'attends rien, et perdant sans peine le passé dont
+je n'ai pas joui. Mais il y a dans moi une inquiétude qui ne me quittera
+pas; c'est un besoin que je ne connais pas, que je ne conçois pas, qui
+me commande, qui m'absorbe, qui m'emporte au-delà des êtres
+périssables..... Vous vous trompez, et je m'y étais trompé moi-même: ce
+n'est pas le besoin d'aimer. Il y a une distance bien grande du vide de
+mon coeur à l'amour qu'il a tant désiré; mais il y a l'infini entre ce
+que je suis, et ce que j'ai besoin d'être. L'amour est immense, il n'est
+pas infini. Je ne veux point jouir; je veux espérer, je voudrais savoir!
+Il me faut des illusions sans bornes, qui s'éloignent pour me tromper
+toujours. Que m'importe ce qui peut finir? L'heure qui arrivera dans
+soixante années est là tout auprès de moi. Je n'aime point ce qui se
+prépare, s'approche, arrive, et n'est plus. Je veux un bien, un rêve,
+une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au-delà de moi, plus
+grande que mon attente elle-même, plus grande que tout ce qui passe. Je
+voudrais être toute intelligence, et que l'ordre éternel du monde.....
+Et, il y a trente ans, l'ordre était, et je n'étais point!
+
+Accident éphémère et inutile, je n'existais pas, je n'existerai pas: je
+trouve avec étonnement mon idée plus vaste que mon être; et, si je
+considère que ma vie est ridicule à mes propres yeux, je me perds dans
+des ténèbres impénétrables. Plus heureux, sans doute, celui qui coupe du
+bois, qui fait du charbon, et qui prend de l'eau bénite quand le
+tonnerre gronde! Il vit comme la brute? Non: mais il chante en
+travaillant. Je ne connaîtrai point sa paix, et je passerai comme lui.
+Le temps aura fait couler sa vie; l'agitation, l'inquiétude, les
+fantômes d'une puérile grandeur égarent et précipitent la mienne.
+
+
+
+
+LETTRE XIX.
+
+DATX
+Fontainebleau, 18 août, II.
+
+
+Il est pourtant des moments où je me vois plein d'espérance et de
+liberté; le temps et les choses descendent devant moi avec une
+majestueuse harmonie; et je me sens heureux, comme si je pouvais l'être:
+je me suis surpris revenant à mes anciennes années; j'ai retrouvé dans
+la rose les beautés du plaisir et sa céleste éloquence. Heureux! moi?
+Cependant je le suis; et heureux avec plénitude, comme celui qui se
+réveille des alarmes d'un songe pour rentrer dans une vie de paix et de
+liberté; comme celui qui sort de la fange des cachots, et revoit, âpres
+dix ans, la sérénité du ciel; heureux comme l'homme qui aime ... celle
+qu'il a sauvée de la mort! Mais l'instant passe: un nuage devant le
+soleil intercepte sa lumière féconde; les oiseaux se taisent; l'ombre
+en s'étendant, entraîne et chasse devant elle et mon rêve et ma joie.
+
+Alors je me mets à marcher; je vais, je me hâte pour rentrer tristement:
+et bientôt je retourne dans les bois parce que le soleil peut paraître
+encore. Il y a dans tout cela quelque chose qui tranquillise et qui
+console. Ce que c'est? je ne le sais pas bien: mais quand la douleur
+m'endort, le temps ne s'arrête point; et j'aime à voir mûrir le fruit
+qu'un vent d'automne fera tomber.
+
+
+
+
+LETTRE XX.
+
+DATX
+Fontainebleau, 27 août, II.
+
+
+Combien peu il faut à l'homme qui veut seulement vivre: et combien il
+faut à celui qui veut vivre content et employer ses jours! Celui-là
+serait bien plus heureux qui aurait la force de renoncer au bonheur, et
+de voir qu'il est trop difficile: mais faut-il donc qu'il reste toujours
+seul? La paix elle-même est un triste bien si on n'espère point la
+partager.
+
+Je sais que plusieurs trouvent assez de permanence dans un bien du
+moment; et que d'autres savent se borner à une manière d'être sans ordre
+et sans goût. J'en ai vu se faire la barbe devant un miroir cassé. Les
+langes des enfants étaient étendus à la fenêtre: une de leurs robes
+pendait contre le tuyau du poêle: leur mère les lavait auprès de la
+table sans nappe, où étaient servis sur des plats recousus, du bouilli
+réchauffé avec des petits oignons, et les restes du dindon du dimanche.
+Il y aurait eu de la soupe grasse si le chat n'eût pas renversé le
+bouillon. On appelle cela une vie simple: pour moi je l'appelle une vie
+malheureuse, si elle est momentanée; je l'appelle une vie de misère, si
+elle est forcée et durable; mais si elle est volontaire, si l'on ne s'y
+déplaît pas, si l'on compte subsister ainsi, je l'appelle une existence
+ridicule.
+
+C'est une bien belle chose, dans les livres, que le mépris des
+richesses; mais avec un _ménage_ et point d'argent, il faut ou ne rien
+sentir, ou avoir un force inébranlable; or je doute qu'avec un grand
+caractère on se soumette à une telle vie. On supporte tout ce qui est
+accidentel; mais c'est adopter cette misère que d'y plier pour toujours
+sa volonté. Ces stoïciens là manqueraient-ils du sentiment des choses
+convenables qui apprend à l'homme que vivre ainsi n'est point vivre
+selon sa nature? Leur simplicité sans ordre, sans délicatesse, sans
+honte, ressemble plus, à mon avis, à la sale abnégation d'un moine
+mendiant, à la grossière pénitence d'un Fakir, qu'à la fermeté, qu'à
+l'indifférence philosophique.
+
+Il est une propreté, un soin, un accord, un ensemble dans la simplicité
+elle-même. Mais ces gens dont je parle, n'ont pas un miroir de vingt
+sous, et ils vont au spectacle: ils ont de la faïence écornée, et des
+habits de fin drap: ils ont des manchettes bien plissées à des chemises
+d'une toile grossière: s'ils se promènent, c'est aux Champs-Elysées; ces
+solitaires y vont voir les passants, disent-ils: et pour voir ces
+passants, ils vont s'en faire mépriser et s'asseoir sur quelques restes
+d'herbe parmi la poussière que l'ait la foule. Dans leur flegme
+philosophique ils dédaignent ces convenances arbitraires, et mangent
+leurs brioches, à terre, entre les enfants et les chiens, entre les
+pieds de ceux qui vont et reviennent. Là ils étudient l'homme en jasant
+avec les bonnes et les nourrices: là ils méditent une brochure, où les
+rois seront avertis des dangers de l'ambition; où le luxe de la bonne
+société sera réformé; où tous les hommes apprendront qu'il faut modérer
+ses désirs, vivre selon la nature, manger des gâteaux de Nanterre et
+boire _à la fraîche_.
+
+Je ne veux pas vous en dire plus. Si j'allais vous mener trop loin dans
+la disposition à plaisanter certaines choses, vous pourriez rire aussi
+de la manière bizarre dont je vis dans ma forêt: car il y a bien quelque
+puérilité à se faire un désert auprès d'une capitale. Il faut que vous
+conveniez pourtant qu'il reste encore de la distance entre mes bois près
+de Paris, et un tonneau dans Athènes: et je vous accorderai de mon côté
+que les Grecs, policés comme nous, pouvaient faire plus que nous des
+choses singulières, parce qu'ils étaient plus près des anciens teins. Le
+tonneau fut choisi pour y mener publiquement, et dans la maturité de
+l'âge, la vie d'un sage. Cela est bien extraordinaire; mais
+l'extraordinaire ne choquait pas excessivement les Grecs. L'usage, les
+choses reçues ne formaient point leur code suprême. Tout chez eux
+pouvait avoir son caractère particulier: et ce qu'il était rare d'y
+rencontrer, c'était une chose qui leur fût ordinaire et universelle.
+Comme un peuple qui fait, ou qui continue l'essai de la vie sociale, ils
+semblaient chercher l'expérience des institutions et des usages, et
+ignorer encore qu'elles étaient les habitudes exclusivement bonnes. Mais
+nous à qui il ne reste plus aucun doute là-dessus, nous qui avons, en
+tout, adopté le mieux possible, nous faisons bien de consacrer nos
+moindres manières, et de punir de mépris l'homme assez stupide pour
+sortir d'une trace si bien connue. Au reste, ce qui m'excuse
+sérieusement, moi qui n'ai nulle envie d'imiter les cyniques, c'est que
+je ne prétends point me faire honneur d'un caprice de jeune homme; ni,
+au milieu des hommes, opposer directement ma manière à la leur, dans des
+choses que le devoir ne me prescrit point. Je me permets une singularité
+indifférente par elle-même, et que je juge m'être bonne à certains
+égards. Elle choquerait leur manière de penser: il me semble que c'est
+le seul inconvénient qu'elle puisse avoir, et je la leur cache afin de
+l'éviter.
+
+
+
+
+LETTRE XXI.
+
+DATX
+Fontainebleau, 1 septembre, II.
+
+
+Il fait de bien beaux jours et je suis dans une paix profonde. Autrefois
+j'aurais joui davantage dans cette liberté entière, dans cet abandon de
+toute affaire, de tout projet, dans cette indifférence sur tout ce qui
+peut arriver.
+
+Je commence à sentir que j'avance dans la vie. Ces impressions
+délicieuses, ces émotions subites qui m'agitaient autrefois et
+m'entraînaient si loin d'un monde de tristesse, je ne les retrouve plus
+qu'altérées et affaiblies. Ce désir ineffable que réveillait dans moi
+chaque sentiment de quelque beauté dans les choses naturelles, cette
+espérance pleine d'incertitudes et de charme, ce feu céleste qui éblouit
+et consume un coeur jeune, cette volupté expansive dont il éclaire devant
+lui le fantôme immense, tout cela n'est déjà plus. Je commence à voir
+ce qui est utile, ce qui est commode, et non plus ce qui est beau.
+
+Vous qui connaissez mes besoins sans bornes, dites moi ce que je ferai
+de la vie, quand j'aurai perdu ces moments d'illusions qui brillaient
+dans ses ténèbres comme les lueurs orageuses dans une nuit sinistre? Ils
+la rendaient plus sombre, je l'avouerai, mais ils montraient qu'elle
+pouvait changer, et que la lumière subsistait encore. Maintenant que
+deviendrai-je s'il faut que je me borne à ce qui est; et que je reste
+contenu dans ma manière de vivre, dans mes intérêts personnels, dans le
+soin de me lever, de m'occuper, de me coucher?
+
+J'étais bien différent dans ces temps où il était possible que
+j'aimasse. J'avais été romanesque dans mon enfance, et alors encore
+j'imaginai une retraite selon mes goûts. J'avais faussement réuni dans
+un point du Dauphiné, l'idée des formes alpestres à celles d'un climat
+d'oliviers, de citronniers; mais enfin le mot de _Chartreuse_ m'avait
+frappé: et c'était là, près de Grenoble, que je rêvais ma demeure. Je
+croyais alors que des lieux heureux faisaient beaucoup pour une vie
+heureuse; et que là, avec une femme aimée, je posséderais cette félicité
+inaltérable dont le besoin remplissait mon coeur trompé.
+
+Mais voici une chose bien étrange, dont je ne puis rien conclure, et
+dont je n'affirmerai rien sinon que le fait est tel. Je n'avais jamais
+rien vu, ni rien lu, que je sache, qui m'eût donné quelque connaissance
+du local de la Grande Chartreuse. Je savais uniquement que cette
+solitude était dans les montagnes du Dauphiné. Mon imagination composa
+d'après cette notion confuse et d'après ses propres penchants, le site
+où devait être le monastère, et, près de lui, ma demeure. Elle approcha
+singulièrement de la vérité; car, voyant longtemps après une gravure qui
+représentait ces mêmes lieux, je me dis avant d'avoir lu: voilà la
+Grande Chartreuse, tant elle me rappela ce que j'avais imaginé. Et quand
+il se trouva que c'était elle effectivement, cela me fit frémir de
+surprise et de regret: et il me sembla que j'avais perdu une chose qui
+m'était comme destinée. Depuis ce projet de ma première jeunesse, je
+n'entends point sans une émotion pleine d'amertume, ce mot Chartreuse.
+
+Plus je rétrograde dans ma jeunesse, plus je trouve les impressions
+profondes. Si je passe l'âge où les idées ont déjà de l'étendue; si je
+cherche dans mon enfance, ces premières fantaisies d'un coeur
+mélancolique qui n'a jamais eu de véritable enfance, et qui s'attachait
+aux émotions fortes et aux choses extraordinaires avant qu'il fût
+seulement décidé s'il aimerait, ou n'aimerait pas les jeux; si, dis-je,
+je cherche ce que j'éprouvais à sept ans, à six ans, à cinq ans, je
+trouve des impressions aussi ineffaçables, plus confiantes, plus douces
+et formées par ces illusions entières dont aucun autre âge n'a possédé
+le bonheur.
+
+Je ne me trompe point d'époque: je sais, avec certitude, quel âge
+j'avais lorsque j'ai pensé à telles choses, lorsque j'ai lu tel livre.
+J'ai lu l'histoire du Japon de Koempfer, dans ma place ordinaire, auprès
+d'une certaine fenêtre, dans cette maison près du Rhône, que mon père a
+quittée un peu avant sa mort. L'été suivant, j'ai lu Robinson-Crusoé.
+C'est alors que je perdis cette exactitude que l'on avait remarquée en
+moi: il me devint impossible de l'aire sans plume, des calculs moins
+compliqués que celui que j'avais fait à quatre ans et demi, sans rien
+écrire et sans savoir aucune règle d'arithmétique, si ce n'est
+l'addition; calcul qui avait tant surpris toutes les personnes
+rassemblées chez Mad. Belp. dans cette soirée dont vous savez
+l'histoire.
+
+La faculté de percevoir les rapports indéterminés l'emporta alors sur
+celle de combiner des rapports mathématiques. Les relations morales
+devenaient sensibles: le sentiment du beau commençait à naître.........
+
+DATX
+3 septembre.
+
+J'ai vu qu'insensiblement j'allais raisonner. Je me suis arrêté.
+Lorsqu'il ne s'agit que du sentiment on peut ne consulter que soi, mais
+dans les choses qui doivent être discutées, il y a toujours beaucoup à
+gagner quand on peut savoir ce qu'en ont pensé d'autres hommes. J'ai
+précisément ici un volume qui contient _Les pensées philosophiques_ de
+_Diderot_, son _Traité du beau_, etc. Je l'ai pris, et je suis sorti.
+
+Si je suis de l'avis de Diderot, peut-être il paraîtra que c'est parce
+qu'il parle le dernier, et je conviens que cela fait ordinairement
+beaucoup: mais je modifie sa pensée à ma manière, car je parle encore
+après lui.
+
+Laissant Wolf, Crouzas, et le sixième sens d'Hutcheson, je pense
+à-peu-près comme tous les autres: et c'est pour cela que je ne pense
+point que la définition du beau puisse être exprimée d'une manière si
+simple, et si brève, que l'a fait Diderot. Je crois, comme lui, que le
+sentiment de la beauté ne peut exister hors de la perception des
+rapports; mais de quels rapports? S'il arrive que l'on songe au beau
+quand on voit des rapports quel conques, ce n'est pas qu'on en ait alors
+la perception, l'on ne fait que l'imaginer. Parce qu'on voit des
+rapports, on suppose un centre, on pense à des analogies, on s'attend à
+une extension nouvelle de l'âme et des idées; mais ce qui est beau ne
+fait pas seulement penser à tout cela comme par réminiscence ou par
+occasion, il le contient et le montre. C'est un avantage sans doute
+quand une définition peut être exprimée par un seul mot: mais il ne faut
+pas que cette concision la rende trop générale et dès-lors fausse.
+
+Je dirais donc: _Le beau est ce qui excite en nous l'idée de rapports
+disposés vers une même fin, selon des convenances analogues à notre
+nature._ Cette définition, renferme les notions d'ordre, de proportions,
+d'unité, et même d'utilité.
+
+Ces rapports sont ordonnés vers un centre, ou un but; ce qui fait
+l'ordre et l'unité. Ils suivent des convenances qui ne sont autre chose
+que la proportion, la régularité, la symétrie, la simplicité selon que
+l'une ou l'autre de ces convenances se trouve plus ou moins essentielles
+à la nature du tout que ces rapports composent. Ce tout est l'unité
+sans laquelle il n'y a pas de résultat, ni d'ouvrage qui puisse être
+beau, parce qu'alors il n'y a pas même d'ouvrage. Tout produit doit être
+un: ou n'a rien fait ai on n'a pas mis d'ensemble à ce qu'on a fait. Une
+chose n'est pas belle sans ensemble; elle n'est pas une chose, mais un
+assemblage de choses qui pourront produire l'unité et la beauté, lorsque
+unies à ce qui leur manque encore, elles formeront un tout. Jusques-là
+ce sont des matériaux: leur réunion n'opère point de beauté, quoiqu'ils
+puissent être beaux en particulier, comme ces composés individuels,
+entiers et complets peut-être, mais dont l'assemblage encore informe,
+n'est pas un ouvrage: ainsi une compilation des plus belles pensées
+morales éparses et sans liaison, ne forme point un traité de morale.
+
+Dès-lors que cet ensemble plus ou moins composé, mais pourtant un et
+complet, a des analogies sensibles avec la nature de l'homme, il lui est
+utile directement ou indirectement. Il peut servir à ses besoins, ou du
+moins étendre ses connaissances; il peut être pour lui un moyen
+nouveau, ou l'occasion d'une industrie nouvelle; il peut ajouter à son
+être, et plaire à son espoir inquiet, à son avidité.
+
+La chose est plus belle, il y a vraiment unité, lorsque les rapports
+perçus sont exacts, lorsqu'ils concourent à un centre commun: et s'il
+n'y a précisément que ce qu'il faut pour coopérer à ce résultat, la
+beauté est plus grande, il y a simplicité. Toute qualité est altérée par
+le mélange d'une qualité étrangère: lorsqu'il n'y a point de mélange, la
+chose est plus exacte, plus symétrique, plus simple, plus une, plus
+belle; elle est parfaite.
+
+La notion d'utilité entre principalement de deux manières dans celles de
+la beauté. D'abord l'utilité de chaque partie pour leur fin commune;
+puis l'utilité du tout pour nous qui avons des analogies avec ce tout.
+
+On lit dans _Philosophie de la nature: Il me semble que le philosophe
+peut définir la beauté l'accord expressif d'un tout avec ses parties_.
+
+J'ai trouvé dans une note, que vous l'aviez ainsi définie autrefois:
+_La convenance des diverses parties d'une chose avec leur destination
+commune, selon les moyens les plus féconds à-la-fois et les plus
+simples._ Ce qui se rapproche du sentiment de Crouzas, à
+l'assaisonnement près. Car il compte cinq caractères du beau; et il
+définit ainsi la proportion qui en est un, _l'unité_ assaisonnée _de
+variété, de régularité et d'ordre dans chaque partie_.
+
+Si la chose bien ordonnée, analogue à nous et dans laquelle nous
+trouvons de la beauté, nous paraît supérieure ou égale à ce que nous
+contenons en nous, nous la disons belle. Si elle nous paraît inférieure,
+nous la disons jolie. Si ses analogies avec nous sont relatives à des
+choses de peu d'importance; mais qui servent directement à nos habitudes
+et à nos désirs présents, nous la disons agréable. Quand elle suit les
+convenances de notre âme, en animant, en étendant notre pensée, en
+généralisant, en exaltant nos affections, en nous montrant dans les
+choses extérieures des analogies grandes ou nouvelles, qui nous
+donnent, une extension inespérée et le sentiment d'un ordre immense,
+universel, d'une fin commune à beaucoup d'êtres, nous la disons sublime.
+
+La perception des rapports ordonnés, produit l'idée de la beauté: et
+l'extension de l'âme, occasionnée par leur analogie avec notre nature,
+en est le sentiment.
+
+Quand les rapports indiqués ont quelque chose de vague et d'immense;
+quand l'on sent bien mieux qu'on ne voit, leur convenances avec nous et
+avec une partie de la nature, il en résulte un sentiment délicieux,
+plein d'espoir et d'illusions, une jouissance indéfinie qui promet des
+jouissances sans bornes. Voilà le genre de beauté qui charme, qui
+entraîne. Le joli amuse la pensée, le beau soutient l'âme, le sublime
+l'étonne ou l'exalte; mais ce qui séduit et passionne les coeurs, ce sont
+des beautés plus vagues et plus étendues encore, peu connues, jamais
+expliquées, mystérieuses et ineffables.
+
+Ainsi dans les coeurs faits pour aimer, l'amour embellit toutes choses,
+et rend délicieux le sentiment de la nature entière. Comme il établit
+en nous le rapport le plus grand qu'on puisse connaître hors de soi, il
+nous rend habiles un sentiment de tous les rapports, de toutes les
+harmonies; il découvre à nos affections un monde nouveau. Emportés par
+ce mouvement rapide, séduits par cette énergie qui promet tout, et dont
+rien encore n'a pu nous désabuser, nous cherchons, nous sentons, nous
+aimons, nous voulons tout ce que la nature contient pour l'homme.
+
+Mais les dégoûts de la vie viennent nous comprimer et nous forcer de
+nous replier en nous-mêmes. Dans notre marche rétrograde, nous nous
+attachons à abandonner les choses extérieures, et à nous contenir dans
+nos besoins positifs; centre de tristesse, où l'amertume et le silence
+de tant de choses, n'attendent pas la mort, pour creuser à nos coeurs ce
+vide du tombeau où se consument et s'éteignent tout ce qu'ils pouvaient
+avoir de candeur, de grâces, de désirs et de bonté primitive.
+
+
+
+
+LETTRE XXII.
+
+DATX
+Fontainebleau, 12 octobre, II.
+
+
+Il fallait bien revoir une fois tous les sites que j'aimais à
+fréquenter. Je parcours les plus éloignés, avant que les nuits soient
+froides, que les arbres se dépouillent, que les oiseaux s'éloignent.
+
+Hier je me mis en chemin avant le jour; la lune éclairait encore, et
+malgré l'aurore on pouvait discerner les ombres. Le vallon de Changy
+restait dans la nuit; déjà j'étais sur les sommités d'Avon. Je descendis
+aux Basses-loges, et j'arrivais à Valvin, lorsque le soleil, s'élevant
+derrière Samoreau, colora les rochers de Samois.
+
+Valvin n'est point un village, et n'a pas de terres labourées. L'auberge
+est isolée, au pied d'une éminence, sur une petite plage facile, entre
+la rivière et les bois. Il faudrait supporter l'ennui du coche, voiture
+très-désagréable, et arriver a Valvin ou à Thomery par eau, le soir,
+quand la côte est sombre et que les cerfs brament dans la forêt. Ou
+bien, au lever du soleil, quand tout repose encore, quand le cri du
+batelier fait fuir les biches, quand il retentit sous les hauts
+peupliers et dans les collines de bruyère toutes fumantes sous les
+premiers feux du jour.
+
+C'est beaucoup si l'on peut, dans un pays plat, rencontrer ces faibles
+effets, qui du moins sont intéressants à certaines heures. Mais le
+moindre changement les détruit: dépeuplez de bêtes fauves les bois
+voisins, ou coupez ceux qui couvrent le coteau, Valvin ne sera plus
+rien. Tel qu'il est même, je ne me soucierais pas de m'y arrêter: dans
+le jour, c'est un lieu très-ordinaire; de plus l'auberge n'est pas
+logeable.
+
+En quittant Valvin je montai vers le nord; je passai près d'un amas de
+grès dont la situation, dans une terre unie et découverte, entourée de
+bois et inclinée vers le couchant d'été, donne un sentiment d'abandon
+mêlé de quelque tristesse. En m'éloignant, je comparais ce lieu à un
+autre qui m'avait fait une impression opposée près de Bouvron. Trouvant
+ces deux lieux fort semblables, excepté sous le rapport de l'exposition,
+j'entrevis enfin la raison de ces effets contraires que j'avais éprouvé,
+vers les Alpes, dans des lieux en apparence les mêmes. Ainsi m'ont
+attristé Bulle et Planfayon, quoique leurs pâturages, sur les limites de
+la Gruyère, en portent le caractère, et qu'on reconnaisse aussitôt dans
+la manière de leurs sites, les habitudes et le ton de la montagne. Ainsi
+j'ai regretté, jadis, de ne pouvoir rester dans une gorge perdue et
+stérile de la dent du Midi. Ainsi je trouvai l'ennui à Iverdun; et, sur
+le même lac de Neuchâtel, un bien-être remarquable: ainsi s'expliqueront
+la douceur de Vevay, la mélancolie de l'Underwalden; et par des raisons
+semblables peut-être, les divers caractères de tous les peuples. Ils
+sont modifiés par les différences des expositions, des climats, des
+vapeurs, autant et plus encore que par celles des lois et des
+habitudes[20]. En effet, ces dernières oppositions ont eu elles-mêmes,
+dans le principe, de semblables causes physiques.
+
+Ensuite je tournai vers le couchant, et je cherchai la fontaine du
+Mont-Chauvet. On a pratiqué, avec les grès dont tout cet endroit est
+couvert, un abri qui protège sa source contre le soleil et l'éboulement
+du sable, ainsi qu'un banc circulaire où l'on vient déjeuner en puisant
+de son eau. L'on y rencontre quelquefois des chasseurs, des promeneurs,
+des ouvriers; mais quelquefois aussi, une triste société de valets de
+Paris et de marchandes du quartier St.-Martin ou de la rue St.-Jacques,
+retirés dans une ville où le roi _fait des voyages_. Ils sont attirés,
+de ce côté, par l'eau qu'il est commode de trouver quand on veut manger
+entre voisins un pâté froid: et par un certain grès creusé
+naturellement, qu'on rencontre sur le chemin, et qu'ils s'amusent
+beaucoup à voir. Ils le vénèrent, ils le nomment _confessionnal_; ils y
+reconnaissent avec attendrissement ces _jeux de la nature_ qui imitent
+les choses saintes, et qui attestent que la religion de Jésus crucifié
+est la fin de toutes choses.
+
+Pour moi je descendis dans le vallon retiré où cette eau trop faible se
+perd sans former de ruisseau. En tournant vers la croix du Grand-Veneur,
+je trouvai une solitude austère comme l'abandon que je cherche. Je
+passai derrière les rochers de Cuvier; j'étais plein de tristesse: je
+m'arrêtai longtemps dans les gorges d'Aspremont. Vers le soir, je
+m'approchai des solitudes du Grand-Franchart, ancien monastère isolé
+dans les collines et les sables; ruines abandonnées que même loin des
+hommes, les vanités humaines consacrèrent au fanatisme de l'humilité, à
+la passion d'étonner le peuple. Depuis ce temps, des brigands y
+remplacèrent, dit-on, les moines; ils y ramenèrent des principes de
+liberté, mais pour le malheur de ce qui n'était pas libre avec eux. La
+nuit approchait; je me choisis une retraite dans une sorte de parloir
+dont j'enfonçai la porte antique, et où je rassemblai quelques débris de
+bois avec de la fougère et d'autres herbes, afin de ne point passer la
+nuit sur la pierre. Alors je m'éloignai pour quelques heures encore, car
+la lune devait éclairer.
+
+Elle éclaira en effet, et faiblement, comme pour ajouter à la solitude
+de ce monument désert. Pas un cri, pas un oiseau, pas un mouvement
+n'interrompit le silence durant la nuit entière. Mais quand tout ce qui
+nous opprime est suspendu, quand tout dort et nous laisse au repos, les
+fantômes veillent dans notre propre coeur.
+
+Le lendemain, je pris au midi: pendant que j'étais entre les hauteurs,
+il fit un orage que je vis se former avec beaucoup de plaisir. Je
+trouvai facilement un abri dans ces rocs presque partout creusés ou
+suspendus les uns sur les autres. J'aimais à voir, du fond de mon antre,
+les genévriers et les bouleaux résister à l'effort des vents, quoique
+privés d'une terre féconde et d'un sol commode; et conserver leur
+existence libre et pauvre, quoiqu'ils n'eussent d'autre soutien que les
+parois des roches entrouvertes entre lesquelles ils se balançaient, ni
+d'autre nourriture qu'une humidité terreuse amassée dans les fentes où
+leurs racines s'étaient introduites.
+
+Dès que la pluie diminua, je m'enfonçai dans les bois humides et
+embellis. Je suivis les bords de la forêt vers Reclose, la Vignette et
+Bouvron. Me rapprochant ensuite du petit Mont-Chauvet jusqu'à la croix
+Hérant, je me dirigeai entre Malmontagne et la Route aux nymphes. Je
+rentrai vers le soir avec quelque regret, et content de ma course; si
+toute fois quelque chose peut me donner précisément du plaisir ou du
+regret.
+
+Il y a dans moi un dérangement, une sorte de délire, qui n'est pas celui
+des passions, qui n'est pas non plus de la folie: c'est le désordre des
+ennuis; c'est la discordance qu'ils ont commencée entre moi et les
+choses; c'est l'inquiétude que des besoins longtemps comprimés ont mis à
+la place des désirs.
+
+Je ne veux plus de désirs, ils ne me trompent point. Je ne veux pas
+qu'ils s'éteignent, ce silence absolu serait plus sinistre encore.
+Cependant c'est la vaine beauté d'une rose devant l'oeil qui ne s'ouvre
+plus; ils montrent ce que je ne saurais posséder, ce que je puis à peine
+voir. Si l'espérance semble encore jeter une lueur dans la nuit qui
+m'environne, elle n'annonce rien que l'amertume qu'elle exhale en
+s'éclipsant; elle n'éclaire que l'étendue de ce vide où je cherchais, et
+où je n'ai rien trouvé.
+
+De doux climats, de beaux lieux, le ciel des nuits, des sons ineffables,
+d'anciens souvenirs; les temps, l'occasion; une nature belle,
+expressive, des affections sublimes, tout a passé devant moi; tout
+m'appelle, et tout m'abandonne. Je suis seul; les forces de mon coeur ne
+sont point communiquées, elles réagissent dans lui, elles attendent: me
+voilà dans le monde, errant, solitaire au milieu de la foule qui ne
+m'est rien; comme l'homme frappé dès longtemps d'une surdité
+accidentelle, dont l'oeil avide se fixe sur tous ces êtres muets qui
+passent et s'agitent devant lui. Il voit tout, et tout lui est refusé:
+il devine les sons qu'il aime, il les cherche, et ne les entend pas: il
+souffre le silence de toutes choses au milieu du bruit du monde. Tout se
+montre à lui, il ne saurait rien saisir: l'harmonie universelle est dans
+les choses extérieures, elle est dans son imagination, elle n'est plus
+dans son coeur: il est séparé de l'ensemble des êtres, il n'y a plus de
+contact; tout existe en vain devant lui, il vit seul, il est absent dans
+le monde vivant.
+
+
+
+
+LETTRE XXIII.
+
+DATX
+Fontainebleau, 18 octobre, II.
+
+
+L'homme connaîtrait-il aussi la longue paix de l'automne, après
+l'inquiétude de ses fortes années? Comme le feu, après s'être hâté de
+consumer, dure en s'éteignant.
+
+Longtemps avant l'équinoxe, les feuilles tombaient en quantité;
+cependant la forêt conserve encore beaucoup de sa verdure, et toute sa
+beauté. Il y a plus de quarante jours, tout paraissait devoir finir
+avant le temps: et voici que tout subsiste par-delà le terme prévu;
+recevant aux limites de la destruction, une durée prolongée, qui, sur le
+penchant de sa ruine, s'arrête avec beaucoup de grâce et de sécurité, et
+qui s'affaiblissant dans une douce lenteur, semble tenir à-la-fois et du
+repos de la mort qui s'offre, et du charme de la vie perdue.
+
+
+
+
+LETTRE XXIV.
+
+DATX
+Fontainebleau, 28 octobre, II.
+
+
+Lorsque les frimas s'éloignent, je m'en aperçois à peine: le printemps
+passe, et ne m'a pas attaché; l'été passe, je ne le regrette point. Mais
+je me plais à marcher sur les feuilles tombées, aux derniers, beaux
+jours, dans la forêt dépouillée.
+
+D'où vient à l'homme la plus durable des jouissances de son coeur, cette
+volupté de la mélancolie, ce charme plein de secrets, qui le fait vivre
+de ses douleurs et s'aimer encore dans le sentiment de sa ruine? Je
+m'attache à la saison heureuse qui bientôt ne sera plus: un intérêt
+tardif, un plaisir qui paraît contradictoire m'amène à elle alors
+qu'elle va finir. Une même loi morale me rend pénible l'idée de la
+destruction, et m'en fait aimer ici le sentiment dans ce qui doit cesser
+avant moi. Il est naturel que nous jouissions mieux de l'existence
+périssable, lorsqu'avertis de toute sa fragilité, nous la sentons
+néanmoins durer en nous. Quand la mort nous sépare de tout, tout reste
+pourtant; tout subsiste sans nous. Mais, à la chute des feuilles, la
+végétation s'arrête, elle meurt; nous, nous restons pour des générations
+nouvelles: et l'automne est délicieuse parce que le printemps doit venir
+encore pour nous.
+
+Le printemps est plus beau dans la nature; mais l'homme a tellement fait
+que l'automne est plus douce. La verdure qui naît, l'oiseau qui chante,
+la fleur qui s'ouvre; et ce feu qui revient affermir la vie, ces
+ombrages qui protègent d'obscurs asiles; et ces herbes fécondes, ces
+fruits sans culture, ces nuits faciles qui permettent l'indépendance!
+Saison du bonheur! je vous redoute trop dans mon ardente inquiétude. Je
+trouve plus de repos vers le soir de l'année: et la saison où tout
+paraît finir, est la seule où je dorme en paix sur la terre de l'homme.
+
+
+
+
+LETTRE XXV.
+
+DATX
+Fontainebleau, 6 novembre, II.
+
+
+Je quitte mes bois. J'avais eu quelque intention d'y rester pendant
+l'hiver: mais si je veux me délivrer enfin des affaires qui m'ont
+rapproché de Paris, je ne puis les négliger plus longtemps. On me
+rappelle, on me presse, on me fait entendre que puisque je reste
+tranquillement à la campagne, apparemment je puis me passer que tout
+cela finisse. Ils no se doutent guères de la manière dont j'y vis; car
+s'ils le savaient, ils diraient plutôt le contraire, ils croiraient
+bonnement que c'est par économie.
+
+Je crois encore que même sans cela, je me serais décidé à quitter la
+forêt. C'est avec beaucoup de bonheur que je suis parvenu à être ignoré
+jusqu'à présent. La fumée me trahirait; je ne saurais échapper aux
+bûcherons, aux charbonniers, aux chasseurs: je n'oublie pas que je suis
+dans un pays très-policé. D'ailleurs je n'ai pu prendre les arrangements
+qu'il faudrait pour vivre ainsi en toute saison; il pourrait m'arriver
+de ne savoir trop que devenir pendant les neiges molles, pendant les
+dégels et les pluies froides.
+
+Je vais donc laisser la forêt, le mouvement, l'habitude rêveuse, et la
+faible mais paisible image d'une terre libre.
+
+ * * * * *
+
+Vous me demandez ce que je pense de Fontainebleau, indépendamment et des
+souvenirs qui pouvaient me le rendre plus intéressant, et de la manière
+dont j'y ai passé ces moments-ci.
+
+Cette terre-là est peu de chose en général, et il faut aussi fort peu de
+chose pour en gâter les meilleurs recoins. Les sensations que peuvent
+donner les lieux auxquels la nature n'a point imprimé un grand
+caractère, sont nécessairement variables et en quelque sorte précaires.
+Il faut vingt siècles pour changer une _Alpe_. Un vent de nord,
+quelques arbres abattus, une plantation nouvelle, la comparaison avec
+d'autres lieux suffisent pour rendre des sites ordinaires
+très-différents d'eux-mêmes. Une forêt remplie de bêtes fauves perdra
+beaucoup si elle n'en contient plus; et un endroit qui n'est qu'agréable
+perdra plus encore si on le voit avec les yeux d'un autre âge.
+
+J'aime ici l'étendue de la forêt, la majesté des bois dans quelques
+parties, la solitude des petites vallées, la liberté des landes
+sablonneuses; beaucoup de hêtres et de bouleaux; une sorte de propreté
+et d'aisance extérieure dans la ville; l'avantage assez grand de n'avoir
+jamais de boues, et celui non moins rare de voir peu de misère; de
+belles routes, une grande diversité de chemins; et une multitude
+d'_accidents_, quoique à la vérité trop petits et trop semblables. Mais
+ce séjour ne saurait convenir réellement qu'à celui qui ne connaît et
+n'imagine rien de plus. Il n'est pas un site d'un grand caractère auquel
+on puisse sérieusement comparer ces terres basses qui n'ont ni vagues,
+ni torrents, rien qui étonne ou qui attache; surface monotone à qui il
+ne resterait plus aucune beauté si l'on en coupait les bois; assemblage
+trivial et muet de petites plaines de bruyère, de petits ravins, et de
+rochers mesquins uniformément amassés; terre des plaines dans laquelle
+on peut trouver beaucoup d'hommes avides du sort qu'ils se promettent,
+et pas un satisfait de celui qu'il a.
+
+La paix d'un lieu semblable n'est que le silence d'un abandon momentané;
+sa solitude n'est point assez sauvage. Il faut à cet abandon un ciel pur
+du soir, un ciel incertain mais calme d'automne, le soleil de dix heures
+entre les brouillards. Il faut des bêtes fauves errantes dans ces
+solitudes: elles sont intéressantes et pittoresques, quand on entend des
+cerfs bramer la nuit à des distances inégales, quand l'écureuil saute de
+branches en branches dans les beaux bois de Tillas avec son petit cri
+d'alarme. Sons isolés de l'être vivant! vous ne peuplez point les
+solitudes, comme le dit mal l'expression vulgaire, vous les rendez plus
+profondes, plus mystérieuses; c'est par vous qu'elles sont romantiques.
+
+
+
+
+LETTRE XXVI.
+
+DATX
+Paris, 9 février, troisième année.
+
+
+Il faut que je vous dise toutes mes faiblesses, afin que vous me
+souteniez; car je suis bien incertain: quelquefois j'ai pitié de
+moi-même, et quelquefois aussi je sens autrement.
+
+Quand je rencontre un cabriolet mené par une femme telle à-peu-près que
+j'en imagine, je vais droit le long du cheval jusqu'à ce que la roue me
+touche presque; alors je ne regarde plus, je serre le bras en me
+courbant un peu, et la roue passe.
+
+Une fois j'étais ainsi dans l'imaginaire, les yeux occupés sans être
+précisément fixes. Aussi fut-elle obligée d'arrêter, j'avais oublié la
+roue; elle avait et de la jeunesse et de la maturité; elle était presque
+belle, et extrêmement aimable. Elle retint son cheval, sourit
+à-peu-près, et parut ne pas vouloir sourire. Je la regardais encore, et
+sans voir ni le cheval ni la roue, je me trouvai lui répondre.... Je
+suis sûr que mon oeil était déjà rempli de douleur. Le cheval fut
+détourné, elle se penchait pour voir si la roue ne me toucherait point.
+Je restai dans mon songe; mais un peu plus loin, je heurtai du pied ces
+fagots que les fruitiers font pour vendre à des pauvres: alors je ne vis
+plus rien.--Ne serait-il pas temps de prendre de la fermeté, d'entrer
+dans l'oubli? Je veux dire, de ne s'occuper que de ... ce qui convient à
+l'homme. Ne faut-il pas laisser toutes ces puérilités qui me fatiguent
+et m'affaiblissent?
+
+Je les voudrais bien ôter de moi: mais, je ne sais que mettre à la
+place; et quand je me dis, il faut être homme enfin, je ne trouve que de
+l'incertitude. Dans votre première lettre, dites-moi ce que c'est
+qu'être homme.
+
+
+
+
+LETTRE XXVII.
+
+DATX
+Paris, 11 février, III.
+
+
+Je ne conçois pas du tout ce qu'ils entendent par amour-propre. Ils le
+blâment, et ils disent qu'il faut en avoir: j'aurais conclu de-là que
+cet amour de soi et des convenances est bon et nécessaire, qu'il est
+inséparable du sentiment de l'honneur, et que ses excès seuls étant
+funestes comme le doivent être tous les excès, il faut considérer si les
+choses qu'on fait par amour-propre sont bonnes ou mauvaises, et non les
+critiquer uniquement, parce que c'est l'amour-propre qui paraît les
+faire faire.
+
+Ce n'est pas cela pourtant. Il faut avoir de l'amour-propre; quiconque
+n'en a pas est un pied-plat: et il ne faut rien faire par amour-propre;
+ce qui est bon pour soi-même, ou au moins indifférent, devient mauvais
+quand c'est l'amour-propre qui nous y porte. Vous qui connaissez mieux
+la société, expliquez-moi, je vous prie, ses secrets. J'imagine qu'il
+vous sera plus facile de répondre à cette question-ci qu'à celle de ma
+dernière lettre. Au reste, comme vous êtes brouillé avec l'idéal, voici
+un exemple, afin que le problème qu'il faut résoudre en soit un de
+science-pratique.
+
+Un étranger demeure depuis peu à la campagne chez des amis opulents: il
+croit devoir à ses amis et à lui-même de ne pas s'avilir dans l'opinion
+des gens de la maison, et il suppose que les apparences sont tout pour
+cette classe d'hommes. Il ne recevait point chez lui, il ne voyait
+personne de la ville: un seul individu, un parent qui vient par hasard,
+se trouve être un homme original et d'ailleurs peu aisé, dont la manière
+bizarre et l'extérieur assez commun, doivent donner à des domestiques
+l'idée d'une condition basse. On ne parle pas à ces gens-là; on ne peut
+pas les mettre au fait par un mot, on ne s'explique pas avec eux, ils ne
+savent pas qui vous êtes; ils ne vous voient d'autre connaissance qu'un
+homme qui est loin, de leur en imposer et dont ils se permettent de
+rire. Aussi la personne dont je parle fut très-contrariée; on l'en blâme
+d'autant plus, que c'est à l'occasion d'un parent, voilà une réputation
+d'amour-propre établie; et cependant je trouve qu'elle l'est bien
+mal-à-propos.
+
+
+
+
+LETTRE XXVIII.
+
+DATX
+Paris, 27 février, III.
+
+
+Vous ne pouviez me demander plus à propos d'où vient l'expression de
+pied-plat. Ce matin, je ne le savais pas davantage que vous; je crains
+bien de ne le pas savoir mieux ce soir, quoiqu'on m'ait dit ce que je
+vais vous rendre.
+
+Puisque les Gaulois ont été soumis aux Romains, c'est qu'ils étaient
+faits pour servir; puisque les Francs ont envahi les Gaules, c'est
+qu'ils étaient nés pour vaincre: conclusions frappantes. Or, les Galles
+ou Welches avaient les pieds fort plats, et les Francs les avaient fort
+élevés. Les Francs méprisèrent tous ces pieds-plats, ces vaincus, ces
+serfs, ses cultivateurs: et maintenant que les descendants des Francs
+sont très-exposés à obéir aux enfants des Gaulois; un pied-plat est
+encore un homme fait pour servir. Je ne me rappelle point où je lisais
+dernièrement, qu'il n'y a pas en France une famille qui puisse
+prétendre, avec quelque fondement, descendre de cette horde du Nord qui
+prit un pays déjà pris que ses maîtres ne savaient comment garder. Mais
+ces origines qui échappent à l'art par excellence, à la science
+héraldique se trouvent prouvées par le fait: dans la foule la plus
+confuse on distinguera facilement les petits neveux des Scythes[21], et
+tous les pieds-plats reconnaîtront leurs maîtres. Je ne me ressouviens
+point des formes plus ou moins nobles de votre pied; mais je vous
+avertis que le mien est celui des conquérants: c'est à vous de voir si
+vous pouvez conserver avec moi le ton familier.
+
+
+
+
+LETTRE XXIX.
+
+DATX
+Paris, 7 mars, III.
+
+
+Je n'aime point un pays où le pauvre est réduit à demander au nom de
+Dieu. Quel peuple que celui chez qui l'homme n'est rien par lui-même!
+
+Quand ce malheureux me dit: que le bon Jésus! que la Vierge....! Quand
+il m'exprime ainsi sa triste reconnaissance, je ne me sens point porté à
+m'applaudir dans un secret orgueil, parce que je suis libre de chaînes
+ridicules ou adorées, et de ces préjugés contraires qui mènent aussi le
+monde. Mais plutôt ma tête se baisse sans que j'y songe, mes yeux se
+fixent vers la terre: je me sens affligé, humilié, en voyant l'esprit de
+l'homme si vaste et si stupide.
+
+Lorsque c'est un homme infirme qui mendie tout un jour, avec le cri des
+longues douleurs, au milieu d'une ville populeuse, je m'indigne, et je
+heurterais volontiers ces gens qui font un détour en passant auprès de
+lui, qui le voient et ne l'entendent pas. Je me trouve avec humeur au
+milieu de cette tourbe de plats tyrans: j'imagine un plaisir juste et
+mâle à voir l'incendie vengeur anéantir ces villes et tout leur ouvrage,
+ces arts de caprice, ces livres inutiles, ces ateliers, ces forges, ces
+chantiers. Cependant, sais-je ce qu'il faudrait, ce que l'on peut
+l'aire? Je ne voudrais rien.
+
+Je regarde les choses positives: je rentre dans le doute; je vois une
+obscurité profonde. J'abandonnerai l'idée même d'un monde meilleur! Las
+et rebuté, je plains seulement une existence stérile et des besoins
+fortuits. Ne sachant où je suis, j'attends le jour qui doit tout
+terminer, et ne rien éclaircir.
+
+A la porte d'un spectacle, à l'entrée pour les premières loges,
+l'infortuné n'a pas trouvé un seul individu qui lui donnât: ils
+n'avaient rien; et la sentinelle qui veillait pour les gens comme il
+faut, le repoussa rudement. Il alla vers le bureau du parterre, où la
+sentinelle chargée d'un ministère moins auguste tâcha de ne pas
+l'apercevoir. Je l'avais suivi des yeux. Enfin, un homme qui me parut un
+garçon de boutique et qui tenait déjà la pièce qu'il fallait pour son
+billet, le refusa doucement, hésita, chercha dans sa poche et n'en tira
+rien; il finit par lui donner la pièce d'argent, et s'en retourna. Le
+pauvre sentit le sacrifice; il le regardait s'en aller et fit quelques
+pas selon ses forces, il était entraîné à le suivre: je vis qu'il le
+sentait bien.
+
+
+
+
+LETTRE XXX.
+
+DATX
+Paris, 7 mars, III.
+
+
+Il faisait sombre et un peu froid; j'étais abattu, je marchais parce que
+je ne pouvais rien faire. Je passai auprès de quelques fleurs posées sur
+un mur à hauteur d'appui. Une jonquille était fleurie. C'est la plus
+forte expression du désir: c'était le premier parfum de l'année. Je
+sentis tout le bonheur destiné à l'homme. Cette indicible harmonie des
+êtres, le fantôme du monde idéal fut tout entier dans moi: jamais je
+n'éprouvai quelque chose de plus grand, et de si instantané. Je ne
+saurais trouver quelle forme, quelle analogie, quel rapport secret a pu
+me faire voir dans cette fleur une beauté illimitée, l'expression,
+l'élégance, l'attitude d'une femme heureuse et simple dans toute la
+grâce et la splendeur de la saison d'aimer. Je ne concevrai point cette
+puissance, cette immensité que rien n'exprimera, cette forme que rien
+ne contiendra, cette idée d'un monde meilleur, que l'on sent et que la
+nature n'aurait pas fait; cette lueur céleste que nous croyons saisir,
+qui nous passionne, qui nous entraîne, et qui n'est qu'une ombre
+indiscernable, errante, égarée dans le ténébreux abîme.
+
+Mais cette ombre, cette image élyséenne, embellie dans le vague,
+puissante de tout le prestige de l'inconnu, devenue nécessaire dans nos
+misères, devenue naturelle à nos coeurs opprimés, quel homme a pu
+l'entrevoir une fois seulement et l'oublier jamais?
+
+Quand la résistance, quand l'inertie d'une puissance morte, brute,
+immonde nous entrave, nous enveloppe, nous comprime, nous retient
+plongés dans les incertitudes, les dégoûts, les puérilités, les folies
+imbéciles ou cruelles; quand on ne sait rien; quand on ne possède rien;
+quand tout passe devant nous comme les figures bizarres d'un songe
+odieux et ridicule; qui réprimera dans nos coeurs le besoin d'un autre
+ordre, d'un autre nature?
+
+Cette lumière ne serait-elle qu'une lueur fantastique? Elle séduit, elle
+subjugue dans la nuit universelle. On s'y attache, on la suit: si elle
+nous égare, elle nous éclaire et nous embrasse. Nous imaginons, nous
+voyons une terre de paix, d'ordre, d'union, de justice; où tous sentent,
+veulent et jouissent avec la délicatesse qui fait les plaisirs, avec la
+simplicité qui les multiplie. Quand on a eu la perception des délices
+inaltérables et permanentes; quand on a imaginé la candeur de la
+volupté; combien les soins, les voeux, les plaisirs du monde visible sont
+vains et misérables! Tout est froid, tout est vide: on végète dans un
+lieu d'exil; et, du sein des dégoûts, on fixe dans sa patrie imaginaire
+ce coeur chargé d'ennuis. Tout ce qui l'occupe ici, tout ce qui l'arrête
+n'est plus qu'une chaîne avilissante: on rirait de pitié, si l'on
+n'était accablé de douleurs. Et lorsque l'imagination reportée vers ces
+lieux meilleurs, compare un monde raisonnable au monde où tout fatigue
+et tout ennuie, l'on ne sait plus si cette grande conception n'est
+qu'une idée heureuse et qui peut distraire des choses réelles, ou si la
+vie sociale n'est pas elle-même une longue distraction.
+
+
+
+
+LETTRE XXXI.
+
+DATX
+Paris, 30 mars, III.
+
+
+J'ai beaucoup de soin dans les petites choses; je songe alors à mes
+intérêts. Je ne néglige rien dans les détails, dans ces minuties qui
+feraient sourire de pitié des hommes raisonnables: et si les choses
+sérieuses me semblent petites, les petites ont pour moi de la valeur. Il
+faudra que je me rende raison de ces bizarreries; que je voie si je
+suis, par caractère, étroit et minutieux? S'il s'agissait de choses
+vraiment importantes, si j'étais chargé de la félicité d'un peuple, je
+sens que je trouverais une énergie égale à ma destinée sous ce poids
+difficile et beau. Mais j'ai honte des affaires de la vie civile: tous
+ces soins d'hommes ne sont, à mes tristes yeux, que des soucis
+d'enfants. Beaucoup de grandes choses ne me paraissent que des embarras
+misérables, où l'on s'engage avec plus de légèreté que d'énergie; et
+dans lesquels l'homme ne chercherait pas sa grandeur, s'il n'était
+affaibli et troublé dans une perfection trompeuse.
+
+Je vous le dis avec simplicité, si je vois ainsi, ce n'est pas ma faute,
+et je ne m'entête pas d'une vaine prétention: souvent j'ai voulu voir
+autrement, je ne l'ai jamais pu. Que vous dirai-je? plus misérable
+qu'eux, je souffre parmi eux, parce qu'ils sont faibles; et dans une
+nature plus forte, je souffrirais encore, parce qu'ils m'ont affaibli
+comme eux.
+
+Si vous pouviez voir comme je m'occupe de ces riens qu'on quitterait à
+douze ans: comme j'aime ces ronds de bois dur et propre, qui servent
+d'assiette vers les montagnes: comme je conserve de vieux journaux, non
+pas pour les relire, mais on pourrait envelopper quelque chose, un
+papier simple est si commode! comme à la vue d'une planche bien
+régulière, bien unie, je dirais volontiers, que cela est beau! tandis
+qu'un bijou bien travaillé me semble à peine curieux, et qu'une chaîne
+de diamants me fait hausser les épaules.
+
+Je ne vois que l'utilité première: les rapports indirects ont peine à me
+devenir familiers; et je perdrais dix louis avec moins de regret, qu'un
+couteau bien proportionné que j'aurai longtemps porté sur moi.
+
+Vous me disiez, il y a déjà du temps: Ne négligez point vos affaires;
+n'allez pas perdre ce qui vous reste, car vous n'êtes point de caractère
+à acquérir. Je crois que vous ne serez pas aujourd'hui d'un autre avis.
+
+Suis je borné aux petits intérêts? Attribuerai-je ces singularités au
+goût des choses simples, à l'habitude des ennuis, ou bien sont-elles une
+manie puérile, signe d'inaptitude aux choses solides, mâles et
+généreuses?--C'est quand je vois tant de grands enfants séchés par l'âge
+et par l'intérêt, parler d'occupations _sérieuses_: c'est quand je porte
+l'oeil du dégoût sur ma vie réprimée; quand je considère tout ce que
+l'espèce humaine demande, et ce que nul ne fait: c'est alors que je
+fronce le sourcil, que mon oeil se fixe, et qu'un frémissement
+involontaire fait trembler mes lèvres. Aussi mes yeux se creusent et
+s'abattent, et je deviens comme un homme fatigué de veilles. Un
+important m'a dit: Vous travaillez donc beaucoup! Heureusement je n'ai
+pas ri. L'air laborieux manquait à ma honte.
+
+Tous ces hommes qui, dans le fait, ne sont rien, et que pourtant il faut
+bien voir quelquefois, me dédommagent un peu de l'ennui qu'inspirent
+leurs villes. J'en aime assez les plus raisonnables; ceux-là m'amusent.
+
+
+
+
+LETTRE XXXII.
+
+DATX
+Paris, 29 avril, III.
+
+
+Il y a quelque temps qu'à la bibliothèque j'entendis nommer près de moi
+le célèbre L.... Une autre fois je me trouvai à la même table que lui;
+l'encre manquait, je lui passai mon écritoire: ce matin je l'aperçus en
+arrivant, et je me plaçai auprès de lui. Il eut la complaisance de me
+communiquer des idylles qu'il trouva dans un vieux manuscrit latin, et
+qui sont d'un auteur grec fort peu connu. Je copiai seulement la moins
+longue, car l'heure de sortir approchait. La voici telle que je viens de
+la traduire.
+
+ * * * * *
+
+Je suis hors d'état de m'attacher à aucune chose, et je ne saurais plus
+m'occuper d'aucune. Malgré tous mes efforts, je reviens toujours à toi;
+et mes idées, que je voudrais un moment tourner vers d'autres objets,
+me présentent toujours ton image. Il semble que mon existence soit liée
+à la tienne, et que je ne sois pas tout entier là où tu n'es pas: toutes
+mes facultés seraient perdues si je ne t'aimais point.
+
+Ecoute: je vais te parler simplement et comme un homme qui n'a pas
+besoin de cacher ce qu'il désire. Depuis que je t'ai vue, voici deux
+fois que l'hiver a glace nos ruisseaux et blanchi nos prés; mais il n'a
+pas refroidi mon coeur. Que deviendrai-je si je cesse de t'aimer? Où
+seront mes plaisirs, et à quoi passerai-je ma vie? Si tu m'ôtes
+l'espérance, que restera-t-il pour me soutenir? Vois la fleur épuisée
+par les feux du soleil; si l'on cesse de l'arroser, elle se flétrit,
+elle souffre, elle meurt.
+
+Je suis bien jeune encore: si tu le veux, je t'aimerai longtemps. Nous
+vivrons dans la même vallée, et nos troupeaux irons dans les mêmes
+pâturages. Si les loups avides enlèvent tes agneaux, j'accourrai, je
+combattrai le loup furieux, je rapporterai près du toi l'agneau encore
+épouvanté. Tu me souriras en le rassurant; et, comme lui, j'oublierai
+le danger. Si la mortalité s'attache à mes brebis et qu'elle respecte
+les tiennes, je me consolerai en voyant qu'elle ne t'a rien enlevé. Si
+elle ravage ton troupeau, je t'offrirai mes brebis les plus douces, mes
+béliers les plus beaux; je les aimerai davantage si tu les accepte, ils
+seront plus à moi quand je le les aurai donnés.
+
+Lorsque les vents d'hiver souffleront dans la vallée, quand les frimas
+couvriront nos prairies, j'irai dans les forêts et je rapporterai les
+branches des ifs et des pins que l'hiver ne dépouille point: je
+couvrirai ton toit d'une verdure nouvelle, et la neige ne pénétrera pas
+dans les foyers. Quand l'herbe renaîtra, et que la saison sera encore
+mauvaise, j'appellerai tes brebis; elles sortiront avec les miennes, et
+tu resteras dans la demeure. Mais aussi, dès qu'il y aura de beaux
+moments, j'observerai la fleur encore fermée; j'écarterai l'ombre qui la
+retarderait, je t'apporterai la première qui fleurira.
+
+Mais si tu me commandes de te fuir, j'oublierai la feuille nouvelle. Le
+soleil du printemps et les jours d'été seront pour moi comme les
+brouillards qui finissent l'année, comme les nuits sombres de l'hiver.
+Je serai seul au milieu des pasteurs, comme si j'étais abandonné dans un
+pays stérile; je serai muet au milieu de leurs chants; et je
+m'éloignerai des sacrifices et des danses, afin de ne point importuner
+de ma tristesse ceux qui peuvent avoir du plaisir.[22]
+
+
+
+
+LETTRE XXXIII.
+
+DATX
+Paris, 7 mai, III.
+
+
+Si je ne me trompe, mes idylles ne sont pas fort intéressantes pour
+vous, me dit hier l'auteur dont je vous ai parlé, qui me cherchait des
+yeux et qui me fit signe lorsque j'arrivai. J'allais tâcher de répondre
+quelque chose qui fût honnête et pourtant vrai, lorsqu'en me regardant,
+il m'en évita le soin, et ajouta aussitôt: peut-être aimerez-vous mieux
+un fragment moral ou philosophique, qui a été attribué à Aristippe, dont
+Varron a parlé, et que depuis l'on a cru perdu. Il ne l'était pas
+pourtant, puisqu'il a été traduit au quinzième siècle en français de ce
+temps-là. Je l'ai trouvé manuscrit, et ajouté à la suite de Plutarque
+dans un exemplaire imprimé d'Amyot, que personne n'ouvrait parce qu'il y
+manque beaucoup de feuilles.
+
+J'ai avoué que n'étant pas un érudit, j'avais en effet le malheur
+d'aimer mieux les choses que les mots, et que j'étais beaucoup plus
+curieux des sentiments d'Aristippe que d'une églogue, fût-elle de Bion,
+ou de Théocrite.
+
+On n'a point, à ce qu'il m'a paru, de preuves suffisantes que ce petit
+écrit soit d'Aristippe; et l'on doit à sa mémoire de ne pas lui
+attribuer ce que peut-être il désavouerait. Mais s'il est de lui, ce
+grec célèbre, aussi mal jugé qu'Epicure, et que l'on a cru voluptueux
+avec mollesse, ou d'une philosophie trop facile, avait cependant cette
+sévérité qu'exige la prudence et l'ordre, seule sévérité qui convienne à
+l'homme né pour jouir et passager sur la terre.
+
+J'ai changé comme j'ai pu, en français moderne, ce langage quelquefois
+heureux, mais suranné, que j'ai eu de la peine à comprendre en plusieurs
+endroits. Voici donc tout ce morceau intitulé dans le manuscrit _Manuel
+de Pseusophanes_, à l'exception de près de deux lignes que l'on n'a pu
+déchiffrer.
+
+
+
+
+MANUEL.
+
+
+Tu viens de t'éveiller sombre, abattu, déjà fatigué du temps qui
+commence. Tu as porté sur la vie le regard du dégoût: tu l'as trouvée
+vaine, pesante; dans une heure tu la sentiras plus tolérable:
+aura-t-elle donc changé?
+
+Elle n'a point de forme déterminée. Tout ce que l'homme éprouve est dans
+son coeur: ce qu'il connaît est dans sa pensée. Il est tout entier dans
+lui-même.
+
+Quelles pertes peuvent t'accabler ainsi? Que peux-tu perdre? Est-il hors
+de toi quelque chose qui soit à toi? Qu'importe ce qui peut périr? Tout
+passe, excepté la justice cachée sous le voile des choses inconstantes.
+Tout est vain pour l'homme, s'il ne s'avance point d'un pas égal et
+tranquille, selon les lois de l'intelligence.
+
+Tout s'agite autour de toi, tout menace: si tu te livres aux alarmes,
+tes sollicitudes seront sans terme. Tu ne posséderas point les choses
+qui ne sauraient être possédées, et tu perdras ta vie qui
+t'appartenait. Ce qui arrive, passe à jamais. Ce sont des accidents
+nécessaires qui s'engendrent en un cercle éternel, ils s'effacent comme
+l'ombre imprévue et fugitive.
+
+Quels sont les maux? des craintes imaginaires, des besoins d'opinion,
+des contrariétés d'un jour. Faible esclave! tu t'attaches à ce qui n'est
+point, tu sers des fantômes. Abandonne à la foule trompée ce qui est
+illusoire, vain et mortel. Ne songes qu'à l'intelligence qui est le
+principe de l'ordre du monde, et à l'homme qui en est l'instrument: à
+l'intelligence qu'il faut suivre, à l'homme qu'il faut aider.
+
+L'intelligence lutte contre la résistance de la matière, contre ces lois
+aveugles dont l'effet inconnu fut nommé le hasard. Quand la force qui
+t'a été donnée à suivi l'intelligence, quand tu as servi à l'ordre du
+monde que veux-tu davantage? Tu as fait selon ta nature: et qu'y a-t-il
+de meilleur pour l'être qui sent et qui connaît, que de subsister selon
+sa nature?
+
+Chaque jour, en naissant à une nouvelle vie, souviens-toi que tu as
+résolu de ne point passer en vain sur cette terre. Le monde s'avance
+vers son but. Mais toi, tu t'arrêtes, tu rétrogrades, tu reste dans un
+état de suspension et de langueur. Tes jours écoulés se reproduiront-ils
+dans un temps meilleur? La vie se fond toute entière dans ce présent que
+tu négliges pour le sacrifier à l'avenir: le présent est le temps,
+l'avenir n'est que son apparence.
+
+Vis en toi-même, et cherche ce qui ne périt point. Examine ce que
+veulent nos passions inconsidérées: de tant de choses, en est-il une qui
+suffise à l'homme? L'intelligence ne trouve qu'en elle-même l'aliment de
+sa vie: sois juste et fort. Nul ne connaît le jour qui doit suivre: tu
+ne trouveras point de paix dans les choses; cherche-là dans ton coeur. La
+force est la loi de la nature: la puissance c'est la volonté; l'énergie
+dans les peines est meilleure que l'apathie dans les voluptés. Celui qui
+obéit et qui souffre, est souvent plus grand que celui qui jouit ou qui
+commande. Ce que tu crains est vain, ce que tu désires est vain. Une
+seule chose te sera bonne, c'est d'être ce que la nature a voulu.
+
+Tu es intelligence et matière. Le monde n'est pas autre chose.
+L'harmonie modifie les corps: et le tout tend à la perfection par
+l'amélioration perpétuelle de ses diverses parties. Cette loi de
+l'univers est aussi la loi des individus;................. Ainsi tout
+est bon quand l'intelligence le dirige; et tout est mauvais quand
+l'intelligence l'abandonne. Use des biens du corps; mais avec la
+prudence qui les soumet à l'ordre. Une volupté que l'on possède selon la
+nature universelle, est meilleure qu'une privation qu'elle ne demande
+pas: et l'acte le plus indifférent de notre vie est moins mauvais que
+l'effort de ces vertus sans but qui retardent la sagesse.
+
+Il n'y a pas d'autre morale que celle du coeur de l'homme; ni d'autre
+science ou d'autre sagesse que la connaissance de ses besoins, et la
+juste estimation des moyens de bonheur. Laisse la science inutile, et
+les systèmes surnaturels, et les dogmes mystérieux. Laisse à des
+intelligences supérieures ou différentes, ce qui est loin de toi, ce que
+ton intelligence ne discerne pus bien: cela ne lui fût point destiné.
+
+Console, éclaire et soutiens tes semblables: ton rôle a été marqué pur
+la place que tu occupes dans l'immensité de l'être vivant. Connais et
+suis les lois de l'homme; et tu aideras les autres hommes à les
+connaître, à les suivre. Considère, et montre leur le centre et la fin
+des choses: qu'ils voient la raison de ce qui les surprend,
+l'instabilité de ce qui les trouble, le néant de ce qui les entraîne.
+
+Ne t'isole point de l'ensemble du monde; regarde toujours l'univers, et
+souviens toi de la justice. Tu auras rempli ta vie: tu auras fait ce qui
+est de l'homme.
+
+
+
+
+LETTRE XXXIV.
+
+(EXTRAIT DE DEUX LETTRES.)
+
+DATX
+Paris, 2 et 4 juin, III.
+
+
+Les premiers acteurs vont quelquefois à Bordeaux, à Marseille, à Lyon;
+mais le spectacle n'est bon qu'à Paris. La tragédie et la vraie comédie
+exigent un ensemble trop difficile à trouver ailleurs. L'exécution des
+meilleures pièces devient indifférente, ou même ridicule, si elles ne
+sont pas jouées avec un talent qui approche de la perfection: un homme
+de goût n'y trouve aucun agrément lorsqu'il n'y peut pas applaudir à une
+imitation noble et exacte de l'expression naturelle. Pour les pièces
+dont le genre est le comique du second ordre, il peut suffire que
+l'acteur principal ait un vrai talent. Le burlesque n'exige pas le même
+accord, la même harmonie; il souffre plutôt des discordances, parce
+qu'il est fondé lui-même sur le sentiment délicat de quelques
+discordances: mais dans un sujet héroïque on ne peut supporter des
+fautes qui font rire le parterre.
+
+Il est des spectateurs heureux qui n'ont pas besoin d'une grande
+vraisemblance: ils croyent toujours voir une chose réelle; et de quelque
+manière qu'on joue, c'est une nécessité qu'ils pleurent dès qu'il y a
+des soupirs ou un poignard. Mais ceux qui ne pleurent pas ne vont guères
+au spectacle pour entendre ce qu'ils pourraient lire chez eux: ils y
+vont pour voir comment on l'exprime, et pour comparer dans un même
+passage, le jeu de tel avec celui de tel autre.
+
+ * * * * *
+
+J'ai vu, à peu de jours de distance, le rôle difficile de Mahomet par
+les trois acteurs seuls capables de l'essayer. M ... mal costumé,
+débitant ses tirades d'une manière trop animée, trop peu solennelle, et
+pressant surtout à l'excès la dernière, ne m'a fait plaisir que dans
+trois ou quatre passages où j'ai reconnu ce _tragédien_ supérieur qu'on
+admire dans les rôles qui lui conviennent mieux.
+
+S. joue bien ce rôle, il l'a bien étudié, il le raisonne assez bien;
+mais il est toujours acteur, et n'est point Mahomet.
+
+B. m'a paru entendre vraiment ce rôle extraordinaire. Sa manière
+extraordinaire elle-même, paraissait bien celle d'un prophète de
+l'Orient: mais peut-être elle n'était pas aussi grande, aussi auguste,
+aussi imposante qu'il l'eût fallu pour un législateur conquérant, un
+envoyé du ciel destiné à convaincre par l'étonnement, à soumettre, à
+triompher, à régner. Il est vrai que Mahomet, _chargé des soins de
+l'autel et du trône_, n'était pas aussi fastueux que Voltaire l'a fait,
+comme il n'était pas non plus aussi fourbe. Mais l'acteur dont je parle
+n'est peut-être pas même le Mahomet de l'histoire, tandis qu'il devrait
+être, celui de la tragédie. Cependant il m'a plus satisfait que les deux
+autres, quoique le secondait un physique plus beau, et que le premier
+possède des moyens en général bien plus grands. B. seul a bien arrêté
+l'imprécation de Palmyre. S. a tiré son _sabre_: je craignais qu'on ne
+se mît à rire. M. y a porté la main, et son regard atterait Palmyre: à
+quoi servait donc cette main sur le cimeterre, cette menace contre une
+femme, contre Palmyre jeune et aimée. B. n'était pas même armé, ce qui
+m'a fait plaisir. Lorsque, lassé d'entendre Palmyre, il voulut enfin
+l'arrêter, son regard profond et terrible sembla le lui commander au nom
+d'un Dieu, et la forcer de rester suspendue entre la terreur de son
+ancienne croyance, et ce désespoir de la conscience et de l'amour
+trompés.
+
+ * * * * *
+
+Comment peut-on prétendre sérieusement que la manière d'exprimer est une
+affaire de convention? C'est la même erreur que celle de ce proverbe si
+faux dans l'acception qu'on lui donne ordinairement: il ne faut pas
+disputer des goûts et des couleurs.
+
+Que prouvait M. R*. en chantant sur les mêmes notes: _J'ai perdu mon
+Euridice: J'ai trouvé mon Euridice?_ Les mêmes notes peuvent servir à
+exprimer la plus grande joie, ou la douleur la plus amère; on n'en
+disconvient pas: mais le sens musical est-il tout entier dans les notes?
+Quand vous substituez le mot trouvé au mot perdu, quand vous mettez la
+joie à la place de la douleur, vous conservez les mêmes notes; mais vous
+changez absolument les moyens secondaires de l'expression. Il est
+incontestable qu'un étranger, qui ne comprendrait ni l'un ni l'autre de
+ces deux mots, ne s'y tromperait pourtant pas. Ces moyens secondaires
+font aussi partie de la musique: qu'on dise, si l'on veut, que la note
+est arbitraire;
+
+ * * * * *
+
+Cette pièce (Mahomet) est l'une des plus belles de Voltaire; mais
+peut-être chez un autre peuple, n'eût-il point fait du prophète
+conquérant l'amant de Palmyre. Il est vrai que l'amour de Mahomet est
+mâle, absolu, et même un peu farouche: il n'aime point comme Titus, mais
+peut-être serait-il mieux qu'il n'aimât point. On connaît la passion de
+Mahomet pour les femmes; mais il est probable que dans ce coeur ambitieux
+et profond, après tant d'années de dissimulation, de retraite, de
+périls et de triomphes, cette passion n'était pas de l'amour.
+
+Cet amour pour Palmyre était peu convenable à ses hautes destinées, et à
+son génie: l'amour n'est point à sa place dans un coeur sévère que ses
+projets remplissent, que le besoin de l'autorité vieillit, qui ne
+connaît de plaisirs que par oubli, et pour qui le bonheur même ne serait
+qu'une distraction.
+
+Que signifie: L'amour seul me console? Qui le forçait à chercher le
+trône de l'Orient, à quitter ses femmes et son obscure indépendance pour
+porter l'encensoir et le sceptre et les armes? L'amour seul me console!
+Régler le sort des peuples, changer le culte et les lois d'une partie du
+globe, sur les débris du monde élever l'Arabie, est-ce donc une vie si
+triste, une inaction si léthargique? C'est un soin difficile: sans
+doute, mais c'est précisément le cas de ne pas aimer. Ces nécessités[23]
+du coeur commencent dans le vide de l'âme: qui a de grandes choses à
+faire, a bien moins besoin d'amour.
+
+Si du moins cet homme qui, dès longtemps n'a plus d'égaux, et qui doit
+régir en Dieu l'univers prévenu; si ce favori du Dieu des batailles
+aimait une femme qui pût l'aider à tromper l'univers, ou une femme née
+pour régner, une Zénobie; si du moins il était aimé: mais ce Mahomet qui
+asservit la nature à son austérité, le voilà ivre d'amour pour un enfant
+qui ne pense pas à lui.
+
+Je sais qu'une nuit de Palmyre est le plus grand plaisir de l'homme;
+mais enfin ce n'est qu'un plaisir. S'occuper d'une femme extraordinaire
+et dont on est aimé, c'est davantage: c'est un plaisir très-grand, c'est
+un devoir même; mais enfin ce n'est qu'un devoir secondaire.
+
+Je ne conçois pas ces _puissances_ à qui un regard d'une maîtresse fait
+la loi. Je crois sentir ce que peut l'amour; mais un homme qui gouverne
+n'est pas à lui. L'amour entraîne à des erreurs, à des illusions, à des
+fautes; et les fautes de l'homme puissant sont trop importantes, trop
+funestes, elles sont des malheurs publics.
+
+Je n'aime pas ces hommes chargés d'un grand pouvoir, qui oublient de
+gouverner dès qu'ils trouvent à s'occuper autrement; qui placent leurs
+affections avant leur affaire, et croient que si tout leur est soumis
+c'est pour leur amusement; qui arrangent selon les fantaisies de leur
+vie privée, les besoins des nations; et qui feraient hacher leur armée
+pour voir leur maîtresse. Je plains les peuples que leur, maître n'aime
+qu'après toutes les autres choses qu'il aime; ces peuples qui seront
+livrés, si la fille de chambre d'une favorite s'aperçoit qu'on peut
+gagner quelque chose à les trahir.
+
+
+
+
+LETTRE XXXV.
+
+DATX
+Paris, 8 juillet, III.
+
+
+Enfin, j'ai un homme sûr pour finir les choses dont le soin me retenait
+ici. D'ailleurs elles sont presque achevées: il n'y a plus de remède, et
+il est bien connu que me voilà ruiné. Il ne me reste pas même de quoi
+subsister jusqu'à ce qu'un événement, peut-être très-éloigné, vienne
+changer ma situation. Je ne sens pas d'inquiétude; et je ne vois pas que
+j'aie beaucoup perdu en perdant tout, puisque je ne jouissais de rien.
+Je puis devenir, il est vrai, plus malheureux que je n'étais; mais je ne
+deviendrai pas moins heureux. Je suis seul, je n'ai que mes propres
+besoins: assurément tant que je ne serai ni malade, ni dans les fers,
+mon sort sera toujours supportable. Je crains peu le malheur, tant je
+suis las d'être inutilement heureux. Il faut bien que la vie ait des
+temps de revers; c'est le moment de la résistance et du courage. On
+espère alors: on se dit; je passe la saison de l'épreuve, je consume mon
+malheur, il est vrai semblable que le bien lui succédera. Mais dans la
+prospérité, lorsque les choses extérieures semblent nous mettre au
+nombre des heureux, et que pourtant le coeur ne jouit de rien, on
+supporte impatiemment de voir ainsi se perdre ce que la fortune
+n'accordera pas toujours. On déplore la tristesse du plus beau temps de
+la vie: on craint ce malheur inconnu que l'on attend de l'instabilité
+des choses: on le craint d'autant plus, qu'étant malheureux même sans
+lui, on doit regarder comme tout-à-fait insupportable ce poids nouveau
+dont il doit nous surcharger. C'est ainsi que ceux qui vivent dans leurs
+terres, supportent mieux de s'y ennuyer pendant l'hiver qu'ils appellent
+d'avance la saison triste, que l'été dont ils attendent les agréments de
+la campagne.
+
+Il ne me reste aucun moyen de remédier à rien de ce qui est fait; et je
+ne saurais voir quel parti je dois prendre jusqu'à ce que nous en ayons
+parlé ensemble; ainsi je ne songe qu'au présent. Me voilà débarrassé de
+tous soins: jamais je n'ai été si tranquille. Je pars pour Lyon; je
+passerai chez vous dix jours dans la plus douce insouciance, et nous
+verrons ensuite.
+
+
+
+
+PREMIER FRAGMENT.
+
+DATX
+Cinquième année.
+
+
+Si le bonheur suivait la proportion de nos privations ou de nos biens,
+il y aurait trop d'inégalité entre les hommes. Si le bonheur dépendait
+uniquement du caractère, cette inégalité serait trop grande encore. S'il
+dépendait absolument de la combinaison du caractère et des
+circonstances, les hommes que favorisent de concert, et leur prudence et
+leur destinée, auraient trop d'avantages. Il y aurait des hommes
+très-heureux et des hommes excessivement malheureux; mais ce ne sont pas
+les circonstances seules qui font notre sort: ce n'est pas même le seul
+concours des circonstances actuelles avec la trace, ou avec l'habitude
+laissée par les circonstances passées, ou avec les dispositions
+particulières de notre caractère. La combinaison de ces causes a des
+effets très-étendus; mais elle ne fait pas seule notre humeur difficile
+et chagrine, notre ennui, notre mécontentement, notre dégoût des choses,
+et des hommes, et de toute la vie humaine. Nous avons en nous-mêmes ce
+principe général de refroidissement, et d'aversion ou d'indifférence:
+nous l'avons tous, indépendamment de ce que nos inclinations
+individuelles et nos habitudes peuvent faire pour y ajouter ou pour en
+affaiblir les suites. Une certaine modification de nos humeurs, une
+certaine situation de tout notre être doivent produire en nous cette
+affection morale. C'est une nécessité que nous ayons de la douleur,
+comme de la joie: nous avons besoin de nous fâcher contre les choses,
+comme nous avons besoin d'en jouir.
+
+L'homme ne saurait désirer et posséder sans interruption, comme il ne
+peut toujours souffrir. La continuité d'un ordre de sensations heureuses
+ou de sensations malheureuses, ne peut subsister longtemps dans la
+privation absolue des sensations contraires. La mutabilité des choses de
+la vie ne permet pas cette constance dans les affections que nous en
+recevons; et quand même il en serait autrement, notre organisation n'est
+pas susceptible d'invariabilité.
+
+Si l'homme qui croit à sa fortune ne voit point le malheur venir du
+dehors à sa rencontre, il ne saurait tarder à le découvrir dans
+lui-même. Si l'infortuné ne reçoit pas de consolations extérieures, il
+en trouvera bientôt dans son coeur.
+
+Quand nous avons tout arrangé, tout obtenu pour jouir toujours, nous
+avons peu fait pour le bonheur. Il faut bien que quelque chose nous
+mécontente et nous afflige: et si nous sommes parvenus à écarter tout le
+mal, ce sera le bien lui-même qui nous déplaira.
+
+Mais si la faculté de jouir ou celle de souffrir ne peut être exercée,
+ni l'une ni l'autre, à l'exclusion totale de celle que notre nature
+destine à la contre-balancer, chacune du moins peut l'être
+accidentellement beaucoup plus que l'autre: ainsi les circonstances,
+sans être tout pour nous, auront pourtant une grande influence sur
+notre habitude intérieure. Si les hommes que le sort favorise n'ont pas
+de grands sujets de douleur, les plus petites choses suffiront pour en
+exciter en eux; au défaut de causes, tout deviendra occasion. Ceux que
+l'adversité poursuit, ayant de grandes occasion de souffrir, souffriront
+fortement; mais ayant assez souffert à-la-fois, ils ne souffriront pas
+habituellement: aussitôt que les circonstances les laisseront à
+eux-mêmes, ils ne souffriront plus, car le besoin de souffrir est
+satisfait en eux; et même ils jouiront, parce que le besoin opposé
+réagit d'autant plus constamment que l'autre besoin rempli, nous a
+emporté plus loin dans la direction contraire[24].
+
+Ces deux forces contraires tendent à l'équilibre; mais elles n'y
+arrivent point, à moins que ce ne soit pour l'espèce entière. S'il n'y
+avait pas de tendance à l'équilibre, il n'y aurait pas d'ordre: si
+l'équilibre s'établissait dans les détails, tout serait fixe, il n'y
+aurait pas de mouvement. Dans chacune de ces suppositions, il n'y aurait
+point un ensemble unique et varié, le monde ne serait pas.
+
+Il me semble que l'homme très-malheureux, mais inégalement et par
+reprises isolées, doit avoir une propension habituelle à la joie, au
+calme, aux jouissances affectueuses, à la confiance, à l'amitié, à la
+droiture.
+
+L'homme très-malheureux, mais également, lentement, uniformément, sera
+dans une lutte perpétuelle des deux principes moteurs; il sera d'une
+humeur incertaine, difficile, irritable. Toujours imaginant le bien, et
+toujours par cette raison même, s'irritant du mal, minutieux dans le
+sentiment de cette alternative, il sera plus fatigué que séduit par les
+moindres illusions; il est aussitôt détrompé; tout le décourage, comme
+tout l'intéresse.
+
+Celui qui est continuellement moitié heureux, en quelque sorte, et
+moitié malheureux, approchera de l'équilibre: assez égal, il sera bon,
+plutôt que d'un grand caractère; sa vie sera plus douce qu'heureuse; il
+aura du jugement, et peu de génie.
+
+Celui qui jouit habituellement, et sans avoir jamais de malheur visible,
+ne sera séduit par rien: car il n'a plus besoin de jouir; et dans son
+bien être extérieur, il éprouve secrètement un perpétuel besoin de
+souffrir. Il ne sera pas expansif, indulgent, aimant; mais il sera
+indifférent dans la jouissance des plus grands biens, et susceptible de
+trouver un malheur dans le plus petit inconvénient. Habitué à ne point
+éprouver de revers, il sera confiant, mais confiant en lui-même ou dans
+son sort, et non point envers les autres hommes: il ne sent pas le
+besoin de leur appui; et comme sa fortune est meilleure que celle du
+plus grand nombre, il est bien près de se sentir plus sage que tous. Il
+veut toujours jouir, et surtout il veut paraître jouir beaucoup, et
+cependant il éprouve un besoin interne de souffrir; ainsi dans le
+moindre prétexte, il trouvera facilement un motif de se fâcher contre
+les choses, d'être indisposé contre les hommes. N'étant pas vraiment
+bien, mais n'ayant pas à espérer d'être mieux, il ne désirera rien d'une
+manière positive; mais il aimera le changement en général, et il
+l'aimera dans les détails plus que dans l'ensemble. Ayant trop, il sera
+prompt à tout quitter. Il trouvera quelque plaisir, il mettra une sorte
+de vanité à être irrité, aliéné, souffrant, mécontent. Il sera
+difficile, il sera exigeant: sans cela que lui resterait-il de cette
+supériorité qu'il prétend avoir sur les autres hommes, et qu'il
+affecterait encore si même il n'y prétendait plus. Il sera dur, il
+cherchera à s'entourer d'esclaves, pour que d'autres avouent cette
+supériorité; pour qu'ils en souffrent du moins, quand lui-même n'en
+jouit pas.
+
+Je doute qu'il soit bon à l'homme actuel d'être habituellement fortuné,
+sans avoir jamais eu le sort contre lui. Peut-être l'homme heureux,
+parmi nous, est celui qui a beaucoup souffert; mais non pas
+habituellement et de cette manière lentement comprimante qui abat les
+facultés sans être assez extrême pour exciter l'énergie secrète de
+l'âme, pour la réduire heureusement à chercher en elle des ressources
+qu'elle ne se connaissait pas[25].
+
+C'est un avantage pour la vie entière d'avoir été malheureux dans l'âge
+où la tête et le coeur commencent à vivre. C'est la leçon du sort: elle
+forme les hommes bons[26]; elle étend les idées, et mûrit les coeurs
+avant que la vieillesse les ait affaiblis; elle fait l'homme assez tôt
+pour qu'il soit entièrement homme. Si elle ôte la joie et les plaisirs,
+elle inspire le sentiment de l'ordre et le goût des biens domestiques:
+elle donne le plus grand bonheur que nous devions attendre, celui de
+n'en attendre d'autre que de végéter utiles et paisibles. On est bien
+moins malheureux quand on ne veut plus que vivre: on est plus près
+d'être utile, lorsqu'étant encore dans la force de l'âge, on ne cherche
+plus rien pour soi. Je ne vois que le malheur qui puisse, avant la
+vieillesse, mûrir ainsi les hommes ordinaires.
+
+La vraie bonté exige des conceptions étendues, une âme grande et des
+passions réprimées. Si la bonté est le premier mérite de l'homme, si les
+perfections morales sont essentielles au bonheur; c'est parmi ceux qui
+ont beaucoup souffert dans les premières années de la vie du coeur, que
+l'on trouvera les hommes les mieux organisés pour eux-mêmes et pour
+l'intérêt de tous; les hommes les plus justes, les plus sensés, les
+moins éloignés du bonheur et le plus invariablement attachés à la vertu.
+
+Qu'importe à l'ordre social qu'un vieillard ait renoncé aux objets des
+passions, et qu'un homme faible n'ait pas le projet de nuire? De bonnes
+gens ne sont pas des hommes bons; ceux qui ne font bien que par
+faiblesse, pourront faire beaucoup de mal dans des circonstances
+différentes. Susceptible de défiance, d'animosité, de superstitions, et
+surtout d'entêtement, l'instrument aveugle de plusieurs choses louables
+où le portait son penchant, sera le vil jouet d'une idée folle qui
+dérangera sa tête, d'une manie qui gâtera son coeur, ou de quelque projet
+funeste auquel un fourbe saura l'employer.
+
+Mais l'homme de bien est invariable: il n'a les passions d'aucune
+coterie, ni les habitudes d'aucun état; on ne l'emploie pas: il ne peut
+avoir ni animosité, ni ostentation, ni manies: il n'est étonné ni du
+bien, parce qu'il l'eût fait également, ni du mal, parce qu'il est dans
+la nature: il s'indigne contre le crime, et ne hait pas le coupable; il
+méprise la bassesse de l'âme, mais il ne s'irrite pas contre un vers à
+cause que le malheureux n'a point d'ailes.
+
+Il n'est pas l'ennemi du superstitieux, car il n'a pas de superstitions
+contraires: il cherche l'origine souvent, très-sage[27] de tant
+d'opinions devenues insensées, et il rit de ce qu'on a ainsi pris le
+change. Il a des vertus, non par fanatisme, mais parce qu'il cherche
+l'ordre: il fait le bien pour diminuer l'inutilité de sa vie: il préfère
+les jouissances des autres aux siennes, car les autres peuvent jouir, et
+lui ne le peut guère: il aime seulement à se réserver ce qui procure les
+moyens d'être bon à quelque chose, et aussi de vivre sans trouble, car
+il faut du calme à qui n'attend pas de plaisirs. Il n'est point défiant;
+mais comme il n'est pas séduit, il pense quelquefois à contenir la
+facilité de son coeur: il sait s'amuser à être un peu victime, mais il
+n'entend pas qu'on le prenne pour dupe. Il peut avoir à souffrir de
+quelques fripons: il n'est pas leur jouet. Il laissera parfois à
+certains hommes à qui il est utile, le petit plaisir de se donner en
+cachette les airs de le protéger. Il n'est pas content de ce qu'il fait,
+parce qu'il sent qu'on pourrait faire beaucoup plus: il l'est seulement
+un peu de ses intentions, sans être plus fier de cette organisation
+intérieure qu'il ne le serait d'avoir reçu un nez d'une belle forme. Il
+consumera ainsi ses heures en se traînant vers le mieux; quelquefois
+d'un pas énergique quoiqu'embarrassé; plus souvent avec incertitude,
+avec un peu de faiblesse, avec le sourire du découragement.
+
+Quand il est nécessaire d'opposer le mérite de l'homme à quelques autres
+mérites feints ou inutiles, par lesquels on prétend tout confondre et
+tout avilir; il dit que le premier mérite est l'imperturbable droiture
+de l'homme de bien, puisque c'est le plus certainement utile; on lui
+répond qu'il est orgueilleux, et il rit. Il souffre les peines, il
+pardonne les torts domestiques: on lui dit, que ne faites-vous de plus
+grandes choses? il rit. Ces grandes choses lui sont confiées; il est
+accusé par les amis d'un traître, et condamné par celui qu'on trahit: il
+sourit, et s'en va. Les siens lui disent que c'est une injustice inouïe;
+et il rit davantage.
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+SECOND FRAGMENT.
+
+DATX
+Sixième année.
+
+
+Je ne suis pas surpris que la justesse des idées soit assez rare en
+morale. Les anciens qui n'avaient pas l'expérience des siècles, ont
+plusieurs fois songé à mettre la destinée du coeur de l'homme entre les
+mains des sages. La politique moderne est plus profonde; elle a livré
+l'unique science aux prédicateurs, et à cette foule que les imprimeurs
+appellent hommes de lettres: mais elle protège solennellement l'art de
+faire des fleurs en sucre, et l'invention des perruques d'une nouvelle
+forme.
+
+Dès que l'on observe les peines d'une certaine classe d'hommes, et qu'on
+commence à découvrir leurs causes, on reconnaît qu'une des choses les
+plus nouvelles et les plus utiles que l'on pût faire, serait de les
+prémunir contre des vérités qui les trompent, contre des vertus qui les
+perdent.............
+
+Le mépris de l'or est une chose absurde. Sans doute préférer l'or à son
+devoir est un crime: mais ne sait-on pas que la raison prescrit de
+préférer le devoir à la vie comme aux richesses. Si la vie n'en est pas
+moins un bien en général, pourquoi l'or n'en serait-il pas aussi un.
+Quelques hommes indépendants et isolés font très-bien de s'en passer:
+mais tous ne sont pas dans ce cas; et ces déclamations si vaines, qui
+ont un coté faux, nuisent beaucoup à la vertu. Vous avez rendu
+contradictoires les principes de conduite: si la vertu n'est que
+l'effort vers l'ordre, est-ce par tant de désordre et de confusion que
+vous prétendez y amener les hommes? Pour moi qui estime encore plus dans
+l'homme les qualités du coeur que celles de l'esprit, je pense néanmoins
+que l'instituteur d'un peuple trouverait plus de ressources pour
+contenir de mauvais coeurs, que pour concilier des esprits faux.
+
+Les chrétiens, et d'autres, ont soutenu que la continence perpétuelle
+était une vertu; ils ne l'ont pas exigée des hommes, ils ne l'ont même
+conseillée qu'à ceux qui prétendraient à la perfection. Quelque absolue
+et quelque indiscrète que doive être une loi qui vient du ciel, elle n'a
+pas osé davantage. Quand on demande aux hommes de ne pas aimer l'argent,
+on ne saurait y mettre trop de modération et de justesse. L'abnégation
+religieuse ou philosophique a pu conduire plusieurs individus à une
+indifférence sincère pour les richesses et même pour toute propriété;
+mais dans la vie ordinaire le désir de l'or est inévitable. Avec l'or,
+dans quelque lieu habité que je paraisse, je fais un signe; ce signe
+dit: Que l'on me prévienne, que l'on me nourrisse, que l'on m'habille,
+que l'on me désennuie, que l'on me considère, que l'on serve moi et les
+miens, que tout jouisse auprès de moi; si quelqu'un souffre qu'il le
+déclare, ses peines sont finies! Et comme il a été dit, il est fait.
+
+Ceux qui méprisent l'or sont comme ceux qui méprisent la gloire, qui
+méprisent les femmes, qui méprisent les talents, la valeur, le mérite.
+Quand l'imbécillité de l'esprit, l'impuissance des organes, ou la
+grossièreté de l'âme rendent incapable d'user d'un bien sans le
+pervertir, on calomnie ce bien, ne voyant pas que c'est sa propre
+bassesse que l'on accuse. Un homme crapuleux méprise les femmes, un
+raisonneur épais blâme l'esprit, un sophiste moralise contre l'argent.
+Sans doute les faibles esclaves de leurs passions, des sots ingénieux,
+les bourgeois étonnés seront plus malheureux ou plus méchants quand ils
+seront riches. Ces gens-là doivent avoir peu, parce que, posséder ou
+abuser, c'est pour eux la même chose. Sans doute encore, celui qui
+devient riche, et qui se met à vivre le plus qu'il peut en riche, ne
+gagne pas, et quelquefois perd à changer de situation. Mais pourquoi
+n'est-il pas mieux qu'auparavant, c'est qu'il n'est pas plus riche: plus
+opulent, il est plus gêné et plus inquiet. Il a de grands revenus, et il
+s'arrange si bien que le moindre incident les dérange, et qu'il accumule
+des dettes jusqu'à sa ruine. Il est clair que cet homme est pauvre.
+Centupler ses besoins; faire tout pour l'ostentation; avoir vingt
+chevaux parce qu'un tel en a quinze, et si demain il en a vingt, en
+avoir bien vite trente; c'est s'embarrasser dans les chaînes d'une
+pénurie plus pénible et plus soucieuse que la première. Mais avoir une
+maison commode et saine, un intérieur bien ordonné, de la propreté, une
+certaine abondance, une élégance simple, s'arrêter là quant même la
+fortune deviendrait quatre fois plus grande, employer le reste à tirer
+un ami d'embarras, à parer d'avance aux événements funestes, à donner à
+l'homme bon devenu malheureux ce qu'il a donné dans sa jeunesse à de
+plus heureux que lui, à remplacer la vache de cette mère de famille qui
+n'en avait qu'une, à envoyer du grain chez ce cultivateur dont le champ
+vient d'être grêlé, à réparer le chemin où des chars[28] sont versés, où
+les chevaux se blessent; s'occuper selon ses facultés et ses goûts;
+donner à ses enfants des connaissances, l'esprit d'ordre et des talents:
+tout cela vaut bien la misère gauchement prônée par la fausse sagesse.
+
+Le mépris de l'or, inconsidérément recommandé dans l'âge qui ignore sa
+valeur, a souvent ôté à des hommes supérieurs, l'un des plus grands
+moyens, et peut-être le plus sûr de ne point vivre inutiles comme la
+foule.
+
+Combien de jeunes personnes, dans le choix d'un maître, se piquent de
+compter les biens pour rien; et se précipitent ainsi dans tous les
+dégoûts d'un sort gêné et précaire, et dans l'ennui habituel qui seul
+contient tant de maux........
+
+Un homme sensé, tranquille, et qui méprise un caractère folâtre, se
+laisse séduire par quelque conformité dans les goûts; il abandonne au
+vulgaire la gaieté, l'humeur riante, et même la vivacité, l'activité:
+il prend une femme sérieuse, triste, que la première contrariété rend
+mélancolique, que les chagrins aigrissent, qui avec l'âge devient
+taciturne, impérieuse, austère et brusque; et qui s'attachant avec
+humeur à se passer de tout, et se passant bientôt de tout par humeur et
+pour en donner aux autres la leçon, rendra toute sa maison malheureuse.
+
+Ce n'était, pas dans un sens trivial qu'Epicure disait: Le sage choisit
+pour ami un caractère gai et complaisant. Un philosophe de vingt ans
+passe légèrement sur ce conseil; et c'est beaucoup s'il n'en est pas
+révolté, car il a rejeté les préjugés communs; mais il en sentira
+l'importance quand il aura quitté ceux de la sagesse.
+
+C'est peu de chose de n'être point comme le vulgaire des hommes; mais
+c'est avoir fait un pas vers la sagesse, que de n'être plus comme le
+vulgaire des sages.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVI.
+
+DATX
+Lyon, 7 avril, VI.
+
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+Monts superbes, écroulement des neiges amoncelées, paix solitaire du
+vallon dans la forêt, feuilles jaunies qu'emporte le ruisseau
+silencieux! que seriez-vous à l'homme si vous ne lui parliez point des
+autres hommes. La nature serait muette, s'ils n'étaient plus. Si je
+restais seul sur la terre, que me feraient, et les sons de la nuit
+austère, et le silence solennel des grandes vallées, et la lumière du
+couchant dans un ciel rempli de mélancolie, sur les eaux calmes. La
+nature sentie n'est que dans les rapports humains; et l'éloquence des
+choses n'est rien que l'éloquence de l'homme. La terre féconde, les
+cieux immenses, les eaux passagères ne sont qu'une expression des
+rapports que nos coeurs produisent et contiennent.
+
+Convenance entière: amitié des anciens! Quand celui qui possédait
+l'affection sans bornes, recevait des tablettes où il voyait les traits
+de la main d'un ami, lui restait-il des yeux pour examiner alors les
+beautés d'un site, ou les dimensions d'un glacier. Mais les relations de
+la vie humaine sont multipliées; la perception de ces rapports est
+incertaine, inquiète, pleine de froideurs et de dégoûts; l'amitié
+antique est toujours loin de nos coeurs, ou de notre destinée. Les
+liaisons restent incomplètes entre l'espoir et les précautions, entre
+les délices que l'on attend et l'amertume qu'on éprouve. L'intimité
+elle-même est entravée par les ennuis, ou affaiblie par le partage, ou
+arrêtée par les circonstances. L'homme vieillit, et son coeur rebuté
+vieillit avant lui. Si tout ce qu'il peut aimer est dans l'homme, tout
+ce qu'il évite est aussi dans lui. Là où sont tant de convenances
+sociales, là et par des conséquences d'une nécessité invincible, se
+trouvent aussi toutes les discordances. Ainsi, celui qui craint plus
+qu'il n'espère, reste un peu éloigné de l'homme. Les choses mortes sont
+moins puissantes, mais elles sont plus à nous, elles sont ce que nous
+les faisons. Elles contiennent moins ce que nous cherchons; mais nous
+sommes plus assurés d'y trouver, à notre choix, les choses qu'elles
+contiennent. Ce sont les biens de la médiocrité, bornés mais certains.
+La passion cherche l'homme; quelquefois la raison se trouve réduite à le
+quitter pour des choses moins bonnes et moins funestes. Ainsi s'est
+formé un lieu puissant de l'homme à cet ami de l'homme pris hors de son
+espèce, et qui lui convient tant, parce qu'il est moins que nous et
+qu'il est plus que les choses insensibles. S'il fallait que l'homme prît
+au hasard un ami, il lui vaudrait mieux le prendre dans l'espèce des
+chiens que dans celle des hommes. Le dernier de ses semblables lui
+donnerait moins de consolations et moins de paix que le dernier de ces
+animaux.
+
+Et quand une famille est dans la solitude, non pas dans celle du désert,
+mais dans celle de l'isolément ou de la misère: quand ces êtres
+faibles, souffrants, qui ont tant de moyens d'être malheureux, et si peu
+d'être satisfaits, qui n'ont que des instants pour jouir et qu'un jour
+pour vivre; quand le père et sa femme, quand la mère et ses filles n'ont
+point de condescendance, n'ont point d'union, qu'ils ne veulent pas
+aimer les mêmes choses, qu'ils ne savent pas se soumettre aux mêmes
+misères, et soutenir ensemble, à distances égales, la chaîne des
+douleurs; quand par égoïsme ou par humeur, chacun refusant ses forces,
+la laisse traîner pesamment sur le sol inégal, et creuser le long sillon
+où germent avec une fécondité sinistre, les ronces qui les déchirent
+tous: O hommes! qu'êtes-vous donc pour l'homme?
+
+Quand une attention, une parole de paix, de bienveillance, de pardon
+généreux, sont reçues avec dédain, avec humeur, avec une indifférence
+qui glace.... Nature universelle! tu l'as fait ainsi pour que la vertu
+fût sublime, et que le coeur de l'homme devînt meilleur encore et plus
+résigné sous le poids qui l'écrase.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVII.
+
+DATX
+Lyon, 2 mai, VI.
+
+
+J'ai des moments où je désespérerais de contenir l'inquiétude qui
+m'agite: tout m'entraîne alors et m'enlève avec une force immodérée; et
+de cette hauteur, je retombe avec épouvante, et je me perds dans l'abîme
+qu'elle a creusé.
+
+Si j'étais absolument seul, ces moments-là seraient intolérables; mais
+j'écris, et il semble que le soin de vous exprimer ce que j'éprouve soit
+une distraction qui en adoucisse le sentiment. A qui m'ouvrirais-je
+ainsi? quel autre supporterait le fatigant bavardage d'une manie sombre,
+d'une sensibilité si vaine? C'est mon seul plaisir de vous conter ce que
+je ne puis dire qu'à vous, ce que je ne voudrais dire à nul autre, ce
+que d'autres ne voudraient pas entendre. Que m'importe le contenu de
+mes lettres? plus elles sont longues et plus j'y mets de temps, plus
+elles valent pour moi: et si je ne me trompe, l'épaisseur du paquet ne
+vous a jamais rebuté. On parlerait ensemble pendant dix heures, pourquoi
+ne s'écrirait-on pas pendant deux?
+
+Je ne veux point vous faire un reproche. Vous êtes moins long, moins
+diffus que moi. Vos affaires vous fatiguent, vous écrivez avec moins de
+plaisir même à ceux gué vous aimez. Vous me dites ce que vous avez à me
+dire dans l'intimité: mais moi solitaire, moi rêveur au moins bizarre,
+je n'ai rien à dire, et j'en suis d'autant plus long. Tout ce qui me
+passe par la tête, tout ce que je dirais en jasant, je l'écris si
+l'occasion se présente: mais tout ce que je pense, tout ce que je sens,
+je vous l'écris nécessairement; c'est un besoin pour moi. Quand je
+cesserai, dites que je ne sens plus rien, que mon âme s'éteint, que je
+suis devenu tranquille et raisonnable, que je passe enfin mes jours à
+manger, dormir, jouer aux cartes. Je serais plus heureux!
+
+Je voudrais avoir un métier; il animerait mes bras, et endormirait ma
+tête. Un talent ne vaudrait pas cela: cependant si je savais peindre, je
+crois que je serais moins inquiet. J'ai été longtemps dans la stupeur;
+je regrette de m'être éveillé. J'étais dans un abattement plus
+tranquille que l'abattement actuel.
+
+De tous les moments rapides et incertains où j'ai cru dans ma simplicité
+qu'on était sur la terre pour y vivre, aucun ne s'est embelli d'une
+erreur aussi durable, aucun ne m'a laissé de si profonds souvenirs que
+ces vingt jours d'oubli et d'espérance, où vers l'équinoxe de Mars,
+devant les rochers, près du torrent, entre la jacinthe heureuse et la
+simple violette, j'allai m'imaginer qu'il me serait donné d'aimer.
+
+Je touchai ce que je ne devais jamais saisir. Sans goûts, sans
+espérance, j'aurais pu végéter ennuyé mais tranquille: je pressentais
+l'énergie humaine, mais dans ma vie ténébreuse, je supportais mon
+sommeil. Quelle force sinistre m'a ouvert le monde pour m'ôter les
+consolations du néant?
+
+Entraîné dans une activité expansive; avide de tout aimer, de tout
+soutenir, de tout consoler; toujours combattu entre le besoin de voir
+changer tant de choses funestes, et cette conviction qu'elles ne seront
+point changées; je reste fatigué des maux de la vie, et plus indigné de
+la perfide séduction de ses plaisirs, l'oeil toujours arrêté sur
+l'immense amas des haines, des iniquités, des opprobres et des misères
+de la terre égarée.
+
+Et moi! voici ma vingt-septième année: les beaux jours sont passés, je
+ne les ai pas même vus. Malheureux, dans l'âge du bonheur,
+qu'attendrai-je des autres âges? J'ai passé dans le vide et les ennuis
+la saison heureuse de la confiance et de l'espoir. Partout comprimé,
+souffrant, le coeur vide et navré, j'ai atteint, jeune encore, les
+regrets de la vieillesse. Dans l'habitude de voir toutes les fleurs de
+la vie se flétrir sous mes pas stériles, je suis comme ces vieillards
+que tout a fui: mais plus malheureux qu'eux, j'ai tout perdu longtemps
+avant de finir moi-même. Avec une âme avide, je ne puis reposer dans ce
+silence de mort.
+
+Souvenir des ans dès longtemps passés, des choses à jamais effacées, des
+lieux qu'on, ne reverra pas, des hommes qui ont changé! Sentiment de la
+vie perdue!
+
+Quels lieux furent jamais pour moi ce qu'ils sont pour les autres
+hommes? quels temps furent tolérables, et sous quel ciel ai-je trouvé le
+repos du coeur? J'ai vu le remuement des villes, et le vide des
+campagnes, et l'austérité des monts; j'ai vu la grossièreté de
+l'ignorance, et le tourment des arts; j'ai vu les vertus inutiles, les
+succès indifférents et tous les biens perdus dans tous les maux; l'homme
+et le sort, toujours inégaux, se trompant sans cesse, et dans la lutte
+effrénée de toutes les passions, l'odieux vainqueur recevoir pour prix
+de son triomphe le plus pesant chaînon des maux qu'il a su faire.
+
+Si l'homme était conformé pour le malheur, je le plaindrais bien moins;
+et considérant sa durée passagère, je mépriserais pour lui comme pour
+moi le tourment d'un jour. Mais tous les biens l'environnent, mais
+toutes ses facultés lui commandent de jouir, mais tout lui dit, sois
+heureux: et l'homme a dit, le bonheur sera pour la brute; l'art, la
+science, la gloire, la grandeur seront pour moi. Sa mortalité, ses
+douleurs, ses crimes eux-mêmes ne sont que la plus faible moitié de sa
+misère. Je déplore ses pertes; l'indifférence, l'union, la possession
+tranquille. Je déplore cent années que mille millions d'êtres sensibles
+épuisent dans les sollicitudes et la contrainte, au milieu de ce qui
+ferait la sécurité, la liberté, la joie; et vivant d'amertume sur une
+terre voluptueuse, parce qu'ils ont voulu des biens imaginaires, et des
+biens exclusifs.
+
+Cependant tout cela est peu de chose; car je ne le voyais point il y a
+un demi-siècle, et dans un demi-siècle je ne le verrai point.
+
+Je me disais: s'il n'appartient pas à ma destinée inféconde de ramener à
+des moeurs primordiales une contrée circonscrite et isolée: si je dois
+m'efforcer d'oublier le monde, et me croire assez heureux d'obtenir pour
+moi des jours tolérables sur cette terre séduite; je ne demande alors
+qu'un bien, qu'une ombre dans ce songe vain dont je ne veux plus
+m'éveiller. Il reste sur la terre telle qu'elle est, une illusion qui
+peut encore m'abuser: elle est la seule; j'aurais la sagesse d'en être
+trompé; le reste n'en vaut pas l'effort. Voilà ce que je me disais
+alors: mais le hasard seul pouvait m'en permettre l'inestimable erreur.
+Le hasard est lent et incertain; la vie rapide, irrévocable: son
+printemps passe; et ce besoin trompé, en achevant de perdre ma vie, doit
+enfin aliéner mon coeur et altérer ma nature. Quelquefois déjà je sens
+que je m'aigris; je m'indigne, mes affections se resserrent;
+l'impatience rendra ma volonté farouche; et une sorte de mépris me porte
+à des desseins grands mais austères. Cependant cette amertume ne dure
+point dans toute sa force; et je m'abandonne ensuite, comme si je
+sentais que les hommes distraits, et les choses incertaines, et ma vie
+si courte ne méritent pas l'inquiétude d'un jour, et qu'un réveil sévère
+est inutile quand on doit sitôt s'endormir pour jamais.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVIII.
+
+DATX
+Lyon, 8 mai, VI.
+
+
+J'ai été jusqu'à Blammont, chez le chirurgien qui a remis si adroitement
+le bras de cet officier tombé de cheval en revenant de Chessel.
+
+Vous n'avez pas oublié comment, lorsque nous entrâmes chez lui, à cette
+occasion, il y a plus de douze ans, il se hâta d'aller cueillir dans son
+jardin les plus beaux abricots; et comment, en revenant les mains
+pleines, ce vieillard, déjà infirme, heurta du pied le pas de la porte,
+ce qui fit tomber à terre presque tout le fruit qu'il tenait. Sa fille
+lui dit brusquement: voilà comme vous faites toujours; vous voulez vous
+mêler de tout, et c'est pour tout gâter; ne pouvez-vous pas rester sur
+votre chaise? c'est bien présentable à présent. Nous avions le coeur
+navré; car il souffrait et ne répondait rien. Le malheureux! il est
+plus malheureux encore. Il est paralytique; il est couché dans un
+véritable lit de douleurs, il n'a auprès de lui que cette misérable qui
+est sa fille. Depuis plusieurs mois il ne parle plus, mais le bras droit
+n'est pas encore attaqué, il s'en sert pour faire des signes. Il en fit
+que j'eus le chagrin de ne pouvoir expliquer: il voulait dire à sa fille
+de m'offrir quelque chose. Elle ne l'entendit pas, et cela arrive
+très-souvent. Lorsqu'il lui survint quelques affaires au-dehors, j'en
+profitai pour que son malheureux père sût du moins que ses maux étaient
+sentis, car il a encore une oreille assez bonne. Il me fit comprendre
+que cette fille, regardant sa fin comme très-prochaine, se refusait à
+tout ce qui pourrait diminuer de quelques sous l'héritage assez
+considérable qu'il lui laisse: mais que quoiqu'il en eût eu bien des
+chagrins, il lui pardonnait tout, afin de ne pas cesser d'aimer, à son
+dernier moment, le seul être qui lui restât à aimer. Un vieillard voir
+ainsi expirer sa vie! un père finir avec tant d'amertume dans sa propre
+maison! Et nos lois ne peuvent rien!
+
+Il faut qu'un tel abîme de misères touche aux perceptions de
+l'immortalité. S'il était possible que dans un âge de raison, j'eusse
+manqué essentiellement à mon père, je serais malheureux toute la vie,
+parce qu'il n'est plus, et que ma faute serait aussi irréparable que
+monstrueuse. On pourrait dire, il est vrai, qu'un mal fait à celui qui
+ne le sent plus, qui n'existe plus, est actuellement chimérique en
+quelque sorte et indifférent, comme le sont les choses tout-à-fait
+passées. Je ne saurais le nier; et cependant j'en serais inconsolable.
+La raison de ce sentiment est bien difficile à trouver; car s'il n'était
+autre que le sentiment d'une chute avilissante dont on a perdu
+l'occasion de se relever avec une noblesse qui puisse consoler
+intérieurement, on trouverait ce même dédommagement dans la vérité de
+l'intention. Lorsqu'il ne s'agit que de notre propre estime, le désir
+d'une chose louable doit nous satisfaire comme son exécution. Celle-ci
+ne diffère du désir que par ses suites, et il n'en peut être aucune
+pour l'offensé qui ne vit plus. L'on voit pourtant le sentiment de cette
+injustice dont les effets ne subsistent plus, nous accabler encore, nous
+avilir, nous déchirer comme si elle devait avoir des résultats éternels.
+On dirait que l'offensé n'est qu'absent, et que nous devons retrouver
+les rapports que nous avions avec lui, mais dans un état de permanence
+que ne permettra plus de rien changer, de rien réparer, et où le mal
+sera perpétuel malgré nos remords.
+
+L'esprit humain trouve toujours à se perdre dans cette liaison des
+choses effectuées avec leurs conséquences inconnues. Il pourrait
+imaginer que ces conceptions d'un ordre futur et d'une suite sans borne
+aux choses présentes, n'ont d'autres fondements que la possibilité de
+leurs suppositions, et qu'elles doivent être comptées parmi les moyens
+qui retiennent l'homme dans la diversité, dans les oppositions et dans
+la perpétuelle incertitude, où le plonge la perception incomplète des
+propriétés et de l'enchaînement des choses.
+
+Puisque ma lettre n'est pas fermée, il faut que je vous cite Montaigne.
+Je viens de rencontrer par hasard un passage si analogue à l'idée dont
+j'étais occupé, que j'en ai été frappé et satisfait. Il y a dans cette
+conformité des pensées, un principe de joie secrète: c'est elle qui rend
+l'homme nécessaire à l'homme, parce qu'elle rend nos idées fécondes,
+parce qu'elle donne de l'assurance à notre imagination et confirme en
+nous l'opinion de ce que nous sommes.
+
+On ne trouve point dans Montaigne ce que l'on cherche, on rencontre ce
+qui s'y trouve. Il faut l'ouvrir au hasard et c'est rendre une sorte
+d'hommage à sa manière. Elle est très-indépendante sans être burlesque,
+ou affectée; et je ne suis pas surpris qu'un anglais ait mis les
+_Essais_ au-dessus de tout. On a reproché à Montaigne deux choses qui le
+font admirable, et dont je n'ai nul besoin de le disculper entre nous.
+
+C'est au chapitre huitième du livre second qu'il dit: «Comme je scay,
+par une trop certaine expérience, il n'est aucune si douce consolation
+en la perte de nos amis, que celle que nous apporte la science de
+n'avoir rien oublié à leur dire, et d'avoir eu avec eux une parfaite et
+entière communication.»
+
+Cette entière communication avec l'être moral semblable à nous et mis
+auprès de nous dans des rapports respectés, semble une partie
+essentielle du rôle qui nous est départi pour l'emploi de notre durée.
+Nous sommes mécontents de nous quand l'acte étant fini, nous avons perdu
+sans retour le mérite de l'exécution dans la scène qui nous était
+confiée.
+
+Ceci prouve, me direz-vous peut-être, que nous pressentons une autre
+durée. Je vous l'accorde; et nous conviendrons aussi que le chien, qui
+ne veut plus alimenter sa vie parce que son maître a perdu la sienne, et
+qui s'élance dans le bûcher embrasé où l'on consume son corps, veut
+mourir avec lui, parce qu'il croit fermement le dogme de l'immortalité,
+et qu'il a la certitude consolante de le rejoindre dans un autre monde.
+
+Je n'aime pas à rire de ce qu'on veut mettre à la place du désespoir, et
+cependant j'allais plaisanter si je ne m'étais retenu. La confiance
+dont l'homme se nourrit dans les opinions qu'il aime, et où il ne peut
+rien voir, est respectable, puisqu'elle diminue quelquefois l'amertume
+de ses misères; mais il y a quelque chose de comique dans cette
+inviolabilité religieuse dont il prétend l'environner. Il n'appellerait
+pas sacrilège celui qui assurerait qu'un fils peut sans crime égorger
+son père; il le conduirait à la maison des fous, et ne se fâcherait pas:
+mais il devient furieux si on ose lui dire que peut être il mourra comme
+un chêne ou un renard, tant il a peur de le croire. Ne saurait-il
+s'apercevoir qu'il prouve sa propre incertitude. Sa foi est aussi fausse
+que celle de certains dévots qui crieraient à l'impiété si l'on doutait
+qu'un poulet mangé, le vendredi, pût nous plonger dans l'enfer, et qui
+pourtant en mangent en secret; tant il y a de proportion entre la
+terreur d'un supplice éternel, et le plaisir de manger deux bouchées de
+viande sans attendre le dimanche.
+
+Que ne prend-on le parti de laisser à la libre fantaisie de chacun les
+choses dont on peut rire, et même les espérances que tous ne peuvent
+également recevoir. La morale gagnerait beaucoup à abandonner la force
+d'un fanatisme éphémère, pour s'appuyer avec majesté sur l'inviolable
+évidence. Si vous voulez des principes qui parlent au coeur, rappelez
+ceux qui sont dans le coeur de tout homme bien organisé.
+
+Dites: sur une terre de plaisirs, et de tristesse; la destination de
+l'homme est d'accroître le sentiment de la joie, de féconder l'énergie
+expansive; et de combattre, dans tout ce qui sent, le principe de
+l'avilissement et des douleurs.......
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+TROISIÈME FRAGMENT.
+
+_De l'expression romantique, et du RANZ DES VACHES_.
+
+
+...Le romanesque séduit les imaginations vives et fleuries; le
+romantique suffit seul aux âmes profondes, à la véritable sensibilité.
+La nature est pleine d'effets romantiques dans les pays simples: une
+longue culture les détruit dans les terres vieillies, surtout dans les
+plaines dont l'homme s'assujettit facilement toutes les parties.
+
+Les effets romantiques sont les accents d'une langue primitive que les
+hommes ne connaissent pas tous, et qui devient étrangère à plusieurs
+contrées. On cesse bientôt de les entendre, quand on ne vit plus avec
+eux; et cependant cette harmonie romantique est la seule qui conserve à
+nos coeurs les couleurs de la jeunesse et la fraîcheur de la vie.
+L'homme de la société ne sent plus ces effets trop éloignés de ses
+habitudes: il finit par dire, Que m'importe? Il est comme ces
+tempéraments fatigués du feu desséchant d'un poison lent et habituel; il
+se trouve vieilli dans l'âge de la force, et les ressorts de la vie sont
+relâchés en lui, quoiqu'il garde l'extérieur d'un homme.
+
+Mais vous, que le vulgaire croit semblables à lui, parce que vous vivez
+avec simplicité, parce que vous avez du génie sans avoir les prétentions
+de l'esprit, ou simplement parce qu'il vous voit vivre, et que, comme
+lui, vous mangez et vous dormez; hommes primitifs, jetez ça et là dans
+le siècle vain, pour conserver la trace des choses naturelles, vous vous
+reconnaissez, vous vous entendez dans une langue que la foule ne sait
+point, quand le soleil d'octobre paraît dans les brouillards sur les
+bois jaunis; quand un filet d'eau coule et tombe dans un pré fermé
+d'arbres, au coucher de la lune; quand sous le ciel d'été, dans un jour
+sans nuages, une voix de femme chante à quatre heures, un peu au loin,
+au milieu des murs et des toits d'une grande ville.
+
+Imaginez une plaine d'une eau limpide et blanche. Elle est vaste, mais
+circonscrite; sa forme oblongue et un peu circulaire, se prolonge vers
+le couchant d'hiver. Des sommets élevés, des chaînes majestueuses la
+ferment de trois côtés. Vous êtes assis sur la pente de la montagne,
+au-dessus de la grève du nord, que les flots quittent et recouvrent. Des
+rochers perpendiculaires sont derrière vous; ils montent jusqu'à la
+région des nues: le triste vent du pôle n'a jamais soufflé sur cette
+rive heureuse. A votre gauche, les montagnes s'ouvrent, une vallée
+tranquille s'étend dans leurs profondeurs, un torrent descend des cimes
+neigeuses qui la ferment: et quand le soleil du matin paraît entre leurs
+dents glacées, sur les brouillards, quand des voix de la montagne
+indiquent les chalets, au-dessus des prés encore dans l'ombre; c'est le
+réveil d'une terre primitive, c'est un monument de nos destinées
+méconnues!
+
+Voici les premiers moments nocturnes; l'heure du repos et de la
+tristesse sublime. La vallée est fumeuse, elle commence à s'obscurcir.
+Vers le midi, le lac est dans la nuit: les immenses rochers qui le
+ferment, sont une zone ténébreuse sous le dôme glacé qui les surmonte,
+et qui semble retenir dans ses frimas la lumière du jour. Ses derniers
+feux jaunissent les nombreux châtaigniers sur les rocs sauvages; ils
+passent en longs traits sous les hautes flèches du sapin alpestre; ils
+brunissent les monts; ils allument les neiges; ils embrasent les airs;
+et l'eau sans vagues, brillante de lumière et confondue avec les cieux,
+est devenue infinie comme eux, et plus pure encore, plus éthérée, plus
+belle. Son calme étonne, sa limpidité trompe, la splendeur aérienne
+qu'elle répète semble creuser ses profondeurs; et sous ses monts séparés
+du globe et comme suspendus dans les airs, vous trouvez à vos pieds le
+vide des cieux et l'immensité du monde. Il y a là un temps de prestige
+et d'oubli. L'on ne sait plus où est le ciel, où sont les monts, ni sur
+quoi l'on est porté soi-même; on ne trouve plus de niveau, il n'y a
+plus d'horizon; les idées sont changées, les sensations inconnues, vous
+êtes sortis de la vie commune. Et lorsque l'ombre a couvert cette vallée
+d'eau; lorsque l'oeil ne discerne plus ni les objets, ni les distances;
+lorsque le vent du soir a soulevé les ondes: alors, vers le couchant,
+l'extrémité du lac reste seule éclairée d'une pâle lueur, mais tout ce
+que les monts entourent n'est qu'un gouffre indiscernable; et au milieu
+des ténèbres et du silence, vous entendez à mille pieds sous vous,
+s'agiter ces vagues toujours répétées, qui passent et ne cessent point,
+qui frémissent sur la grève à intervalles égaux, qui s'engouffrent dans
+les roches, qui se brisent sur la rive, et dont les bruits romantiques
+semblent résonner d'un long murmure dans l'abîme invisible.
+
+C'est dans les sons que la nature a placé la plus forte expression du
+caractère romantique: et c'est surtout au sens de l'ouïe que l'on peut
+rendre sensibles, en peu de traits et d'une manière énergique, les lieux
+et les choses extraordinaires. Les odeurs occasionnent des perceptions
+rapides et immenses, mais vagues: celles de la vue semblent intéresser
+davantage l'esprit que le coeur: on admire ce qu'on voit, mais on sent ce
+qu'on entend[29]. La voix d'une femme aimée sera plus belle encore que
+ses traits; les sons que rendent des lieux sublimes feront une
+impression plus profonde et plus durable que leurs formes. Je n'ai point
+vu de tableau des Alpes qui me les rendît présentes, comme le peut faire
+un air vraiment alpestre.
+
+Le _Ranz des vaches_ ne rappelle pas seulement des souvenirs, il peint.
+Je sais que Rousseau a dit le contraire, mais je crois qu'il s'est
+trompé. Cet effet n'est point imaginaire: il est arrivé que deux
+personnes parcourant séparément les planches de _tableaux pittoresques
+de la Suisse_, on dit toutes deux à la vue du Grimsel: voilà où il faut
+entendre le ranz des vaches. S'il est exprimé d'une manière plus juste
+que savante, si celui qui le joue le sent bien; les premiers sons vous
+placent dans les hautes vallées, près des rocs nus et d'un gris
+roussâtre, sous le ciel froid, sous le soleil ardent. On est sur la
+croupe des sommets arrondis et couverts de pâturages. On se pénètre de
+la lenteur des choses, et de la grandeur des lieux: on y trouve la
+marche tranquille des vaches, et le mouvement mesuré de leurs grosses
+cloches, près des nuages, dans l'étendue doucement inclinée depuis la
+crête des granits inébranlables jusqu'aux granits ruinés des ravins
+neigeux. Les vents frémissent d'une manière austère dans les mélèzes
+éloignés: on discerne le roulement du torrent caché dans les précipices
+qu'il s'est creusé durant de longs siècles. A ces bruits solitaires dans
+l'espace, succèdent les accents hâtés et pesants des Küheren[30],
+expression nomade d'un plaisir sans gaîté, d'une joie des montagnes.
+Les chants cessent; l'homme s'éloigne; les cloches ont passé les
+mélèzes: on n'entend plus que le choc des cailloux roulants, et la chute
+interrompue des marbres que le torrent pousse vers les vallées. Le vent
+apporte ou recule ces sons alpestres; et quand il les perd, tout paraît
+froid, immobile et mort. C'est le domaine de l'homme qui n'a pas
+d'empressement: il sort du toit, bas et large, que de lourdes pierres
+assurent contre les tempêtes: si le soleil est brûlant, si le vent est
+fort, si le tonnerre roule sous ses pieds, il ne le sait pas. Il marche
+du côté où les vaches doivent être, elles y sont; il les appelle, elles
+se rassemblent, elles s'approchent successivement; et il retourne avec
+la même lenteur, chargé de ce lait destiné aux plaines qu'il ne
+connaîtra pas. Les vaches s'arrêtent, elles ruminent; il n'y a plus de
+mouvement visible, il n'y a plus d'hommes. L'air est froid, le vent a
+cessé avec la lumière du soir; il ne reste que la lueur des neiges
+antiques, et la chute des eaux dont le bruissement sauvage, en s'élevant
+des abîmes, semble ajouter à la permanence silencieuse des hautes cimes,
+et des glaciers, et de la nuit.
+
+
+
+
+LETTRE XXXIX.
+
+DATX
+Lyon, 11 mai, VI.
+
+
+Ce que peut avoir de séduisant la multitude de rapports qui lient chaque
+individu à ceux de son espèce et à l'univers; cette attente expansive
+que donne à un coeur jeune tout un monde à expérimenter; ce dehors
+inconnu et fantastique, ce prestige est décoloré, fugitif, évanoui. Ce
+monde terrestre offert à l'action de mon être est devenu aride et nu:
+j'y cherchais la vie de l'âme, il ne la contient pas.
+
+J'ai vu la vallée doucement éclairée dans l'ombre, sous le voile humide,
+charme vaporeux du matin; elle était belle. Je l'ai vue changer et se
+flétrir: l'astre qui consume a passé sur elle; il l'a embrasée, il l'a
+fatiguée de lumière; il l'a laissée sèche, vieillie et d'une stérilité
+pénible à voir. Ainsi s'est levé lentement, ainsi s'est dissipé le voile
+heureux de nos jours. Il n'y a plus de ces demi-ténèbres, de ces
+espaces cachés qui plaisent tant à pénétrer. Il n'y a plus de clartés
+douteuses où se puissent reposer mes yeux. Tout est aride et fatigant,
+comme le sable qui brûle sous le ciel de Zaara: et toutes les choses de
+la vie dépouillées de ce revêtement, présentent, dans une vérité
+rebutante, le savant et triste mécanisme de leur squelette découvert.
+Leurs mouvements continus, nécessaires, irrésistibles m'entraînent sans
+m'intéresser, et m'agitent sans me faire vivre.
+
+Voilà plusieurs années que le mal menace, se prépare, se décide, se
+fixe. Si le malheur du moins ne vient rompre cet uniforme ennui, il
+faudra que tout cela finisse.
+
+
+
+
+LETTRE XL.
+
+DATX
+Lyon, 14 mai, VI.
+
+
+J'étais près de la Saône, derrière le long mur où nous marchions
+autrefois ensemble, lorsque nous parlions de Tinian au sortir de
+l'enfance, que nous aspirions au bonheur, que nous avions l'intention de
+vivre. Je considérais cette rivière qui coulait de même qu'alors; et ce
+ciel d'automne aussi tranquille, aussi beau que dans ces temps-là dont
+il ne subsiste plus rien. Une voiture venait: je me retirai
+insensiblement; et je continuai à marcher les yeux occupés des feuilles
+jaunies que le vent promenait sur l'herbe sèche, et dans la poussière du
+chemin. La voiture s'arrêta, M.me Del** était seule avec sa fille,
+âgée de six ans. Je montai et j'allai jusqu'à sa campagne, où je ne
+voulus pas entrer. Vous savez que M.me Del** n'a pas vingt-cinq ans,
+et qu'elle est bien changée: mais elle parle avec la même grâce simple
+et parfaite; ses yeux ont une expression plus douloureuse et non moins
+belle. Nous n'avons rien dit de son mari: vous vous rappelez qu'il n'a
+guères que trente ans de plus qu'elle, et que c'est une sorte de
+financier fort instruit quand il s'agit de l'or, mais nul dans tout le
+reste. Femme infortunée! Voilà une vie perdue: et le sort semblait la
+lui promettre si heureuse! Que lui manquait-il pour mériter le bonheur,
+et pour faire le bonheur d'un autre! Quel esprit! quelle âme! quelle
+pureté d'intentions! Tout cela est inutile. Il y a bientôt cinq ans que
+je ne l'avais vue. Elle renvoyait sa voiture à la ville: je me fis
+descendre auprès de l'endroit où elle m'avait rencontré; j'y restai fort
+tard.
+
+Comme j'allais rentrer, un homme âgé, faible, et qui paraissait abattu
+par la misère, s'approcha de moi en me regardant beaucoup: il me nomma,
+et me demanda quelques secours. Je ne sus pas le reconnaître pour le
+moment; mais ensuite je fus accablé en me rappelant que ce ne pouvait
+être que ce professeur de _troisième_, si laborieux et si bon. Je me
+suis informé ce matin: mais je ne sais si je pourrai découvrir le triste
+grenier où sans doute il passe ses derniers jours. L'infortuné aura cru
+que je ne voulais pas le reconnaître. Si je le trouve, il faut qu'il ait
+une chambre et quelques livres qui lui rendent ses habitudes; car il me
+semble qu'il y voit encore bien. Je ne sais ce que je dois lui promettre
+de votre part, marquez-le moi: comme il ne s'agit pas d'un moment, mais
+du reste de sa vie, je ne ferai rien sans avoir vos intentions.
+
+J'avais passé plus d'une heure je crois, à hésiter de quel côté j'irais
+pour marcher un peu. Quoique cet endroit fût plus loin de ma demeure,
+j'y fus comme entraîné: apparemment c'était par le besoin d'une
+tristesse qui pût convenir à celle dont j'étais déjà rempli.
+
+J'aurais volontiers affirmé que je ne la reverrais jamais. C'était une
+chose comme résolue, et cependant..... Son idée, quoiqu'affaiblie par le
+découragement, par le temps, par l'affaiblissement même de ma confiance
+à un genre d'affections trop trompées et trop inutiles, son idée se
+trouvait comme liée aux sentiments de mon existence et de ma durée au
+milieu des choses. Je la voyais en moi, mais comme le souvenir
+ineffaçable d'un songe passé, comme ces idées de bonheur dont on garde
+l'empreinte, et qui ne sont plus de mon âge.
+
+Car je suis un homme fait: les dégoûts m'ont mûri: grâce à ma destinée,
+je n'ai d'autre maître que ce peu de raison qu'on reçoit d'en haut, sans
+savoir pourquoi. Je ne suis point sous le joug des passions; les désirs
+ne m'égarent point; la volupté ne me corrompra pas. J'ai laissé là
+toutes ces futilités des âmes fortes: je n'aurai point le ridicule de
+jouir des choses romanesques dont on doit revenir, ni d'être dupe d'un
+beau sentiment. Je me sens en état de voir avec indifférence un site
+heureux, un beau ciel, une action vertueuse, une scène touchante; et si
+j'y mettais assez d'importance, je pourrais, comme l'homme du meilleur
+ton, bâiller toujours en souriant toujours, m'amuser consumé de
+chagrins, et mourir d'ennui avec beaucoup de calme et de dignité.
+
+Dans le premier moment, j'ai été surpris de _la_ voir, et maintenant je
+le suis encore, parce que je ne vois pas à quoi cela peut mener. Mais
+quelle nécessité y a-t-il que cela mène à quelque chose? que d'incidents
+isolés dans le cours du monde, ou qui n'ont pas de résultats que nous
+puissions connaître! Je ne parviens pas à me défaire de cette sorte
+d'instinct qui cherche une suite et des conséquences à chaque chose,
+surtout à celles que le hasard amène. Je veux toujours y voir, et
+l'effet d'une intention, et un moyen de la nécessité. Je m'amuse de ce
+singulier penchant: il nous a fourni plus d'une occasion de rire
+ensemble; et, dans ce moment-ci, je ne le trouve point du tout
+incommode.
+
+Il est certain que si j'avais su la rencontrer, je n'aurais pas été de
+ce côté: je crois pourtant que j'aurais eu tort. Un rêveur doit tout
+voir; et un rêveur n'a malheureusement pas grand chose à craindre.
+Faudrait-il d'ailleurs éviter tout ce qui tient à la vie de l'âme, et
+tout ce qui l'avertit de ses pertes? le pourrait-on? Une odeur, un son,
+un trait de lumière me diront de même qu'il y a autre chose dans la
+nature humaine que digérer et m'assoupir. Un mouvement de joie dans le
+coeur du malheureux, ou le soupir de celui qui jouit, tout m'avertira de
+cette mystérieuse combinaison dont l'intelligence entretient et change
+sans cesse la suite infinie, et dont les corps ne sont que les matériaux
+qu'une idée éternelle arrange comme les figures d'une chose invisible,
+qu'elle roule comme des dés, qu'elle calcule comme des nombres.
+
+Revenu sur le bord de la Saône, je me disais après l'avoir quittée:
+l'oeil est incompréhensible! Non-seulement il reçoit pour ainsi dire
+l'infini, mais il semble le reproduire. Il voit tout un monde; et ce
+qu'il rend, ce qu'il peut, ce qu'il exprime est plus vaste encore. Une
+grâce qui entraîne tout, une éloquence douce et profonde, une expression
+plus étendue que les choses exprimées, l'harmonie qui fait le lien
+universel, tout cela est dans l'oeil d'une femme. Tout cela, et plus
+encore, est dans la voix illimitée de celle qui sent. Lorsqu'elle parle,
+elle tire de l'oubli les affections et les idées, elle éveille l'âme de
+sa léthargie, elle l'entraîne et la conduit dans tout le domaine de sa
+vie morale. Lorsqu'elle chante, il semble qu'elle agite les choses,
+qu'elle les déplace, qu'elle les forme, et qu'elle crée des sentiments
+nouveaux. La vie naturelle n'est plus la vie ordinaire: tout est
+romantique, animé, enivrant. Là, assise en repos, ou occupée d'autre
+chose, elle nous emporte, elle nous précipite avec elle dans le monde
+immense; et notre vie s'agrandit de ce mouvement sublime et calme.
+Combien, alors, paraissent froids ces hommes qui se remuent tant pour de
+si petites choses; dans quel néant ils nous retiennent, et qu'il est
+fatigant de vivre parmi des êtres turbulents et muets!
+
+Mais quand tous les efforts, tous les talents, tous les succès, et tous
+les dons du hasard ont formé un visage admirable, un corps parlait, une
+manière fine, une âme grande, un coeur délicat, un esprit étendu; il ne
+faut qu'un jour pour que l'ennui et le découragement commencent à tout
+anéantir dans le vide d'un cloître, dans les dégoûts d'un mariage
+trompeur, dans la nullité d'une vie fastidieuse.
+
+Je veux continuer à la voir. Elle n'attend plus rien; nous serons bien
+ensemble. Elle ne sera pas surprise que je sois consumé d'ennui, et je
+n'ai point à craindre d'ajouter au sien. Notre situation est fixe, et
+tellement, que je ne changerai pas la mienne en allant chez elle dès
+qu'elle aura quitté la campagne.
+
+Je me figure déjà avec quelle grâce riante et fatiguée, elle reçoit une
+société qui l'excède; et avec quelle impatience elle attend le lendemain
+des jours de plaisir.
+
+Je vois tous les jours à-peu-près les mêmes ennuis. Les concerts, les
+soirs, tous ces passe-temps sont le travail des prétendus heureux: il
+leur est à charge, comme celui de la vigne l'est à l'homme de journée;
+et davantage, car il ne porte pas avec lui sa consolation, il ne produit
+rien.
+
+
+
+
+LETTRE XLI.
+
+DATX
+Lyon, 18 mai, VI.
+
+
+L'on dirait que le sort s'attache à ramener l'homme sous la chaîne qu'il
+a voulu secouer malgré le sort. Que m'a-t-il servi de tout quitter pour
+chercher une vie plus libre? Si j'ai vu des choses selon ma nature, ce
+ne fut qu'en passant, sans en jouir, et comme pour redoubler en moi
+l'impatience de les posséder.
+
+Je ne suis point l'esclave des passions, je suis plus malheureux, leur
+vanité ne me trompera point; mais enfin ne faut-il pas que la vie soit
+remplie par quelque chose? Quand l'existence est vide, peut-elle
+satisfaire? Si la vie du coeur n'est qu'un néant agité, ne vaut-il pas
+mieux la laisser pour un néant plus tranquille? Il me semble que
+l'intelligence cherche un résultat: je voudrais que l'on me dît quel est
+celui de ma vie. Je veux quelque chose qui voile et entraîne mes
+heures; car je ne saurais toujours les sentir rouler si pesamment sur
+moi, seules et lentes, sans désirs, sans illusions, sans but. Si je ne
+puis connaître de la vie que ses misères, est-ce un bien de l'avoir
+reçue? est-ce une sagesse de la conserver?
+
+Vous ne pensez pas que trop faible contre les maux de l'humanité, je
+n'ose même en soutenir la crainte: vous me connaissez mieux. Ce n'est
+point dans le malheur que je songerais à rejeter la vie: la résistance
+éveille l'âme et lui donne une attitude plus fière; l'on se retrouve
+enfin, quand il faut lutter contre de grandes douleurs; on peut se
+plaire dans son énergie, on a du moins quelque chose à faire. Mais ce
+sont les embarras, les ennuis, les contraintes, l'insipidité de la vie
+qui me fatiguent et me rebutent. L'homme passionné peut se résoudre à
+souffrir, puisqu'il prétend jouir un jour; mais quelle considération
+peut soutenir l'homme qui n'attend rien. Je suis las de mener une vie si
+vaine. Il est vrai que je pourrais prendre patience encore; mais ma vie
+passe sans que je fasse rien d'utile, et sans que je jouisse, sans
+espoir, comme sans paix. Pensez-vous qu'avec une âme indomptable, tout
+cela puisse durer de longues années?
+
+Je croirais qu'il y a aussi une raison des choses physiques; et que la
+nécessité elle-même a une marche suivie, une sorte de fin que
+l'intelligence peut pressentir. Je me demande quelquefois où me conduira
+cette contrainte qui m'enchaîne à l'ennui, cette apathie d'où je ne puis
+jamais sortir; cet ordre de choses nul et insipide dont je ne saurais me
+débarrasser, où tout manque, diffère, s'éloigne; où toute probabilité
+s'évanouit; où l'effort est détourné; où tout changement avorte; où
+l'attente est toujours trompée, même celle d'un malheur du moins
+énergique; où l'on dirait qu'une volonté ennemie s'attache à me retenir
+dans un état de suspension et d'entraves, à me leurrer par des choses
+vagues et des espérances évasives, afin de consumer ma durée entière
+sans qu'elle ait rien atteint, rien produit, rien possédé. Je revois le
+triste souvenir des longues années perdues. J'observe comment cet avenir
+qui séduit toujours, change et s'amoindrit en s'approchant. Frappé d'un
+souffle de mort à la lueur funèbre du présent, il se décolore dès
+l'instant où l'on veut jouir; et laissant derrière lui les séductions
+qui le masquaient et le prestige déjà vieilli, il passe seul, abandonné,
+traînant avec pesanteur son spectre épuisé et hideux, comme s'il
+insultait à la fatigue que donne le glissement sinistre de sa chaîne
+éternelle: lorsque je pressens cet espace désenchanté où vont se traîner
+les restes de ma jeunesse et de ma vie; et que ma pensée cherche à
+suivre d'avance la pente uniforme où tout coule et se perd; que
+trouvez-vous que je puisse attendre à son terme, et qui pourrait me
+cacher l'abîme où tout cela va finir? Ne faudra-t-il pas bien que, las
+et rebuté, quand je suis assuré de ne pouvoir rien, je cherche au moins
+du repos? Et quand une force inévitable pèse sur moi sans relâche,
+comment reposerai-je, si ce n'est en me précipitant moi-même?
+
+Il faut que toute chose ait une fin selon sa nature. Puisque ma vie
+relative est retranchée du cours du monde, pourquoi végéter longtemps
+encore inutile au monde et fatigant à moi-même? Pour le vain instinct
+d'exister! Pour respirer et avancer en âge! Pour m'éveiller amèrement
+quand tout repose, et chercher les ténèbres quand la terre fleurit: pour
+n'avoir que le besoin des désirs, et ne connaître que le songe de
+l'existence: pour rester déplacé, isolé sur la scène des afflictions
+humaines, quand nul n'est heureux pur moi, quand, je n'ai que l'idée du
+rôle d'un homme: pour tenir à une vie perdue, lâche esclave que la vie
+repousse et qui s'attache à son ombre, avide de l'existence, comme si
+l'existence réelle lui était laissée, et voulant être misérablement
+faute d'oser n'être plus!
+
+Que me feront tous ces sophismes d'une philosophie douce et flatteuse,
+vain déguisement d'un instinct pusillanime, vaine sagesse des patients
+qui perpétue les maux si bien supportés, et qui légitime notre
+servitude par une nécessité imaginaire.
+
+Attendez, me dira-t-on, le mal moral s'épuise par sa durée même:
+attendez; les temps changeront, et vous serez satisfait; ou s'ils
+restent semblables, vous serez changé vous-même. En usant du présent tel
+qu'il est, vous aurez affaibli le sentiment trop impétueux d'un avenir
+meilleur; et quand vous aurez toléré la vie, elle deviendra bonne à
+votre coeur plus tranquille.--Une passion cesse, une perte s'oublie, un
+malheur se répare: moi, je n'ai point de passions, je ne plains ni perte
+ni malheur, rien qui puisse cesser, qui puisse être oublié, qui puisse
+être réparé. Une passion nouvelle peut distraire de celle qui vieillit:
+mais où trouverai-je un aliment pour mon coeur quand il aura perdu cette
+soif qui le consume? Il désire tout, il veut tout, il contient tout. Que
+mettre à la place de cet infini qu'exige ma pensée? Les regrets,
+s'oublient, d'autres biens les effacent: mais quels biens pourront
+tromper des regrets universels? Tout ce qui est propre à la nature
+humaine appartient à mon être; il a voulu s'en nourrir selon sa nature,
+il s'est épuisé sur une ombre impalpable: savez-vous quelque bien qui
+console du regret du monde? Si mon malheur est dans le néant de ma vie,
+le temps calmera-t-il des maux que le temps aggrave: et dois-je espérer
+qu'ils cessent, quand c'est par leur durée même qu'ils sont
+intolérables?--Attendez: des temps meilleurs produiront peut-être ce que
+semble vous interdire votre destinée présente.--Hommes d'un jour, qui
+projetez en vieillissant, et qui raisonnez, pour un avenir reculé quand
+la mort est sur vos pas; en rêvant des illusions consolantes dans
+l'instabilité des choses, ne sentirez-vous jamais leur cours rapide; ne
+verrez-vous point que votre vie s'endort en se balançant; et que cette
+vicissitude qui soutient votre coeur trompé, ne l'agite que pour
+l'éteindre à jamais dans une secousse dernière et prochaine? Si la vie
+de l'homme était éternelle, si seulement elle était plus longue, si
+seulement elle restait semblable jusques près de sa dernière heure,
+alors l'espérance pourrait me séduire, et j'attendrais peut-être ce qui
+du moins serait possible. Mais y a-t-il quelque permanence dans la vie?
+Le jour futur peut-il avoir les besoins du jour présent, et ce qu'il
+fallait aujourd'hui sera-t-il bon demain? Notre coeur change plus
+rapidement que les saisons annuelles; leurs vicissitudes souffrent du
+moins quelque permanence, parce qu'elles se répètent dans l'étendue des
+siècles. Mais nos jours que rien ne renouvelle, n'ont pas deux heures
+qui puissent être semblables: leurs saisons, qui ne se réparent pas, ont
+chacune leurs besoins; s'il en est une qui ait perdu ce qui lui était
+propre, elle l'a perdu sans retour, et nul autre âge ne saurait posséder
+ce que l'âge puissant n'a pas atteint.--C'est le propre de l'insensé de
+prétendre lutter contre la nécessité. Le sage reçoit les choses telles
+que sa destinée les donne; il ne s'attache qu'à les considérer sous les
+rapports-qui peuvent les lui rendre heureuses: sans s'inquiéter
+inutilement dans quelles voies il erre sur ce globe, il sait posséder,
+à chaque gîte qui marque sa course, et les douceurs des convenances, et
+la sécurité du repos; et devant sitôt trouver, quoiqu'il arrive, le
+terme de sa marche, il va sans effort, il s'égare même sans inquiétude.
+Que lui servirait de vouloir davantage, de résister à la force du monde,
+et de chercher à éviter des chaînes et une ruine inévitable? Nul
+individu ne saurait arrêter le cours universel, et rien n'est plus vain
+que la plainte des maux attachés nécessairement à notre nature.--Si tout
+est nécessaire, que prétendez-vous opposer à mes ennuis? Pourquoi les
+blâmer; puis-je sentir autrement? Si au contraire notre sort particulier
+est dans nos mains, si l'homme peut choisir et vouloir, il existera pour
+lui des obstacles qu'il ne saurait vaincre, et des misères auxquelles il
+ne pourra soustraire sa vie: mais tout l'effort du genre humain ne
+pourrait faire plus contre lui que de l'anéantir. Celui-là seul peut
+être soumis à tout, qui veut absolument vivre; mais celui qui ne prétend
+à rien, ne peut être soumis à rien. Vous exigez que je me résigne à des
+maux inévitables; je le veux bien aussi: mais quand je consens à tout
+quitter, il n'y a plus pour moi de maux inévitables.
+
+Les biens nombreux qui restent à l'homme dans le malheur même ne
+sauraient me retenir. Il y a plus de biens que de maux, cela est vrai
+dans le sens absolu, et pourtant ce serait s'abuser étrangement que de
+compter ainsi. Un seul mal que nous ne pouvons oublier anéantit l'effet
+de vingt biens dont nous paraissons jouir; et malgré les promesses du
+raisonnement, il est beaucoup de maux que l'on ne saurait cesser de
+sentir qu'avec des efforts et du temps, si du moins l'on n'est sectaire
+et un peu fanatique. Le temps, il est vrai, dissipe ces maux, et la
+résistance du sage les use plus vite encore; mais l'industrieuse
+imagination des autres hommes les a tellement multipliés, qu'ils seront
+toujours remplacés avant leur terme: et comme les biens passent ainsi
+que les douleurs, y eût-il dans l'homme dix plaisirs pour une seule
+peine, si l'amertume d'une seule peine corrompt cent plaisirs pendant
+toute sa durée, la vie sera au moins indifférente et inutile à qui n'a
+plus d'illusions. Le mal reste, le bien n'est plus: par quel prestige,
+pour quelle fin porterais-je la vie? Le dénouement est connu;
+qu'y-a-t-il à faire encore? La perte vraiment irréparable est celle des
+désirs.
+
+Je sais qu'un penchant naturel attache l'homme à la vie; mais c'est en
+quelque sorte un instinct d'habitude, il ne prouve nullement que la vie
+soit bonne. L'être, par cela qu'il existe, doit tenir à l'existence: la
+raison seule peut lui faire voir le néant sans effroi. Il est
+remarquable que l'homme dont la raison affecte tant de mépriser
+l'instinct, s'autorise de ce qu'il a de plus aveugle pour justifier les
+sophismes de cette même raison.
+
+On objectera que l'impatience de la vie tient à l'impétuosité des
+passions; et que le vieillard s'y attache à mesure que l'âge le calme et
+l'éclaire. Je ne veux pas examiner en ce moment, si la raison de l'homme
+qui s'éteint vaut plus que celle de l'homme dans sa force; si chaque
+âge n'a pas sa manière de sentir convenable alors, et déplacée dans
+d'autres temps; si enfin nos institutions stériles, si nos vertus de
+vieillards, ouvrages de la caducité, du moins dans leur principe,
+prouvent solidement en faveur de l'âge refroidi. Je répondrais
+seulement: toute chose mélangée est regrettée au moment de sa perte; une
+perte sans retour n'est jamais vue froidement après une longue
+possession; et notre imagination, que nous voyons toujours dans la vie
+abandonner un bien dès qu'il est atteint, pour fixer nos efforts sur
+celui qui nous reste à acquérir, ne s'arrête dans ce qui finit que sur
+le bien qui nous est enlevé, et non sur le mal dont nous sommes
+délivrés.
+
+Ce n'est pas ainsi que l'on doit estimer la valeur de la vie effective
+pour la plupart des hommes. Mais chaque jour de cette existence dont ils
+espèrent sans cesse, demandez-leur si le moment présent les satisfait,
+les mécontente, ou leur est indifférent: vos résultats seront sûrs
+alors. Toute autre estimation n'est qu'un moyen ne s'en imposer à
+soi-même; et je veux mettre une vérité claire et simple, à la place des
+idées confuses, et des sophismes rebattus.
+
+L'on me dira sérieusement: arrêtez vos désirs; bornez ces besoins trop
+avides: mettez vos affections dans les choses faciles: pourquoi chercher
+ce que les circonstances éloignent? pourquoi exiger ce dont les hommes
+se passent si bien? pourquoi vouloir des choses utiles, tant d'autres
+n'y pensent même pas? pourquoi vous plaindre des douleurs publiques;
+voyez-vous qu'elles troublent le sommeil d'un seul heureux? que servent
+ces pensées d'une âme forte et cet instinct des choses sublimes? ne
+sauriez-vous rêver la perfection sans y prétendre amener la foule qui
+s'en rit, tout en gémissant? et vous faut-il, pour jouir de votre vie,
+une existence grande ou simple, des circonstances énergiques, des lieux
+choisis, des hommes et des choses selon votre coeur? Tout est bon à
+l'homme pourvu qu'il existe; et partout où il peut vivre, il peut vivre
+bien. S'il a une bonne réputation, quelques connaissances qui lui
+veuillent du bien, une maison et de quoi se présenter dans le monde, que
+lui faut-il davantage? Certes je n'ai rien à répondre à ces conseils
+qu'un homme mûr me donnerait, et je les crois très-bons en effet pour
+ceux qui les trouvent tels.
+
+Cependant je suis plus calme maintenant, et je commence à me lasser de
+mon impatience elle-même. Des idées sombres, mais tranquilles, me
+deviennent plus familières. Je songe volontiers à ceux qui, dans le
+matin de leurs jours, ont trouvé leur éternelle nuit: ce sentiment me
+repose et me console; c'est l'instinct du soir. Mais pourquoi ce besoin
+des ténèbres? pourquoi la lumière m'est-elle pénible? Ils le sauront un
+jour; quand ils auront changé; quand je ne serai plus.
+
+Quand vous ne serez plus! méditez-vous un crime?--Si, fatigué des maux
+de la vie, et surtout désabusé de ses biens, déjà suspendu sur l'abîme
+marqué pour le moment suprême, retenu par l'ami, accusé par le
+moraliste, condamné par ma patrie, coupable aux yeux de l'homme social,
+j'avais à répondre à ses efforts, à ses reproches; voici ce me semble ce
+que je pourrais dire.
+
+J'ai tout examiné, tout connu; si je n'ai pas tout éprouvé, j'ai du
+moins tout pressenti. Vos douleurs ont flétri mon âme; elles sont
+intolérables parce qu'elles sont sans but. Vos plaisirs sont illusoires,
+fugitifs, un jour suffit pour les connaître et les quitter. J'ai cherché
+en moi le bonheur, mais sans fanatisme; j'ai vu qu'il n'était pas fait
+pour l'homme seul: je le proposai à ceux qui m'environnaient, ils
+n'avaient pas le loisir d'y songer. J'interrogeai la multitude que
+flétrit la misère, et les privilégiés que l'ennui opprime; ils m'ont
+dit, nous souffrons aujourd'hui, mais nous jouirons demain. Pour moi je
+sais que le jour qui se prépare va marcher sur la trace du jour qui
+s'écoule. Vivez, vous que peut tromper encore un prestige heureux; mais
+moi, fatigué de ce qui peut égarer l'espoir, sans attente et presque
+sans désir, je ne dois plus vivre. Je juge la vie comme l'homme qui
+descend dans la tombe, qu'elle s'ouvre donc pour moi: reculerais-je le
+terme quand il est déjà atteint? La nature offre des illusions à croire
+et à aimer; elle ne lève le voile qu'au moment marqué pour la mort: elle
+ne l'a pas levé pour vous, vivez: elle l'a levé pour moi, ma vie n'est
+déjà plus.
+
+Il se peut que le vrai bien de l'homme soit son indépendance morale, et
+que ses misères ne soient que le sentiment de sa propre faiblesse dans
+des situations multipliées; que tout soit songe hors de lui, et que la
+paix soit dans le coeur inaccessible aux illusions. Mais sur quoi se
+reposera sa pensée désabusée? que faire dans la vie quand on est
+indifférent à tout ce qu'elle renferme? Quand la passion de toutes
+choses, quand ce besoin universel des âmes fortes a consumé nos coeurs;
+quand le charme abandonne nos désirs détrompés, l'irrémédiable ennui
+naît de ces cendres refroidies: funèbre, sinistre, il absorbe tout
+espoir, il règne sur les ruines, il dévore, il éteint. D'un effort
+invincible, il creuse notre tombe, asile qui donnera du moins le repos
+par l'oubli, le calme dans le néant.
+
+Sans les désirs, que faire de la vie? Végéter stupidement; se traîner
+sur la trace inanimée des soins et des affaires; ramper énervés dans la
+bassesse de l'esclave, ou la nullité de la foule; penser sans servir
+l'ordre universel; sentir sans vivre! Ainsi, jouet lamentable d'une
+destinée que rien n'explique, l'homme abandonnera sa vie aux hasards et
+des choses et des temps. Ainsi, trompé par l'opposition de ses voeux, de
+sa raison, de ses lois, de sa nature, il se hâte d'un pas riant et plein
+d'audace vers la nuit sépulcrale. L'oeil ardent, mais inquiet au milieu
+des fantômes, et le coeur chargé de douleurs, il cherche et s'égare, il
+végète et s'endort.
+
+Harmonie du monde! Rêve sublime! Fin morale, reconnaissance sociale,
+lois, devoirs, mots sacrés parmi les hommes! je ne puis vous braver
+qu'aux yeux de la foule trompée.
+
+A la vérité, j'abandonne des amis que je vais affliger, ma patrie dont
+je n'ai point assez payé les bienfaits, tous les hommes que je devais
+servir: ce sont des regrets et non pas des remords. Qui, plus que moi,
+pourra sentir le prix de l'union, l'autorité des devoirs, le bonheur
+d'être utile? J'espérais faire quelque bien, ce fut le plus flatteur, le
+plus insensé de mes rêves. Dans la perpétuelle incertitude d'une
+existence toujours agitée, précaire, asservie, vous suivez tous,
+aveugles et dociles, la trace battue de l'ordre établi; abandonnant
+ainsi votre vie à vos habitudes, et la perdant sans peine comme vous
+perdriez un jour. Je pourrais, entraîné de même par cette déviation
+universelle, laisser quelques bienfaits dans ces voies d'erreur: mais ce
+bien, facile à tous, sera fait sans moi par les hommes bons. Il en est;
+qu'ils vivent, et qu'utiles à quelque chose, ils se trouvent heureux.
+Pour moi, au sein de cet abîme de maux, je ne serai point consolé, je
+l'avoue, si je ne fais pas plus. Un infortuné près de moi sera
+peut-être soulagé, cent mille gémiront: et moi, impuissant au milieu
+d'eux, je verrai sans cesse attribuer à la nature des choses, les fruits
+amers de l'égarement humain; et se perpétuer comme l'oeuvre inévitable de
+la nécessité, ces misères où je crois sentir le caprice accidentel d'une
+perfectibilité qui s'essaye! Que l'on me condamne sévèrement, si je
+refuse le sacrifice d'une vie heureuse au bien général: mais lorsque,
+devant rester inutile, j'appelle une mort trop longtemps attendue, j'ai
+des regrets, je le répète, et non pas des remords.
+
+Sous le poids d'un malheur passager, considérant la mobilité des
+impressions et des événements, sans doute je devrais attendre des jours
+plus favorables. Mais le mal qui pèse sur mes ans, n'est point un mal
+passager. Ce vide dans lequel ils s'écoulent lentement, qui le remplira?
+Qui rendra des désirs à ma vie, et une attente à ma volonté? C'est le
+bien lui-même que je trouve inutile; fassent les hommes qu'il n'y ait
+plus que des maux à déplorer! Durant l'orage, l'espoir soutient; et l'on
+s'affermit contre le danger parce qu'il peut finir; mais si le calme
+lui-même vous fatigue, qu'espérerez-vous alors? Si demain peut être bon,
+je veux bien attendre; mais si ma destinée est telle que demain ne
+pouvant être meilleur, puisse être plus malheureux encore, je ne verrai
+point ce jour funeste.
+
+Si c'est un devoir réel d'achever la vie qui m'a été donnée, sans doute
+je braverai ses misères; le temps rapide les entraînera bientôt. Quelque
+opprimés que puissent être nos jours, ils sont tolérables, puisqu'ils
+sont bornés. La mort et la vie sont en mon pouvoir; je ne tiens pas à
+l'une, je ne désire point l'autre, que la raison décide si j'ai le droit
+de choisir entre elles.
+
+C'est un crime, me dit-on, de déserter la vie; mais ces mêmes sophistes
+qui me défendent la mort, m'exposent ou m'envoient à elle. Leurs
+innovations la multiplient autour de moi, leurs préceptes m'y
+conduisent, ou leurs lois me la donnent. C'est une gloire de renoncer à
+la vie quand elle est bonne, c'est une justice de tuer celui qui veut
+vivre; et cette mort que l'on doit chercher quand on la redoute, ce
+serait un crime de s'y livrer quand on la désire! Sous cent prétextes,
+ou spécieux, ou ridicules, vous vous jouez de mon existence: moi seul je
+n'aurais plus de droits sur moi-même? Quand j'aime la vie, je dois la
+mépriser; quand je suis heureux, vous m'envoyez mourir: et si je veux la
+mort, c'est alors que vous me la défendez; vous m'imposez la vie quand
+je l'abhorre[31].
+
+Si je ne puis m'ôter la vie, je ne puis non plus m'exposer à une mort
+probable. Est-ce là cette prudence que vous demandez de vos sujets? Sur
+le champ de bataille, ils doivent calculer les probabilités avant de
+marcher à l'ennemi, et vos héros sont tous des criminels. L'ordre que
+vous leur donnez ne les justifie point: vous n'avez pas le droit de les
+envoyer à la mort, s'ils n'ont pas eu le droit de consentir à y être
+envoyés. Une même démence autorise vos fureurs et dicte vos préceptes:
+et tant d'inconséquence pourrait justifier tant d'injustice! Si je n'ai
+point sur moi-même ce droit de mort, qui l'a donne à la société? Ai-je
+cédé ce que je n'avais point? Quel principe social avez-vous inventé,
+qui m'explique comment un corps acquiert un pouvoir interne et
+réciproque que ses membres n'avaient point, et comment j'ai donné pour
+m'opprimer, un droit que je n'avais pas même pour échapper à
+l'oppression? Dira-t-on que si l'homme isolé jouit de ce droit naturel,
+il l'aliène en devenant membre de la société? Mais ce droit est
+inaliénable par sa nature, et nul ne saurait faire une convention qui
+lui ôte tout pouvoir de la rompre quand on la fera servir à son
+préjudice. On a prouvé, avant moi, que l'homme n'a pas le droit de
+renoncer à sa liberté, ou en d'autres termes, de cesser d'être homme:
+comment perdrait-il le droit le plus essentiel, le plus sûr, le plus
+irrésistible de cette même liberté, le seul qui garantisse son
+indépendance, et qui lui reste toujours contre le malheur? Jusques à
+quand de palpables absurdités asserviront-elles les hommes?
+
+Si ce pouvait être un crime d'abandonner la vie, c'est vous que
+j'accuserais, vous dont les innovations funestes m'ont conduit à vouloir
+la mort, que sans vous j'eusse éloignée; cette mort, perte universelle
+que rien ne répare, triste et dernier refuge qu'encore vous osez
+m'interdire, comme s'il vous restait quelque prise sur ma dernière
+heure, et que là aussi les formes de votre législation pussent limiter
+des droits placés hors du monde qu'elle gouverne. Opprimez ma vie; la
+loi est souvent aussi le droit du plus fort: mais la mort est la borne
+que je veux poser à votre pouvoir. Ailleurs vous commanderez, ici il
+faut prouver.
+
+Dites-moi clairement, sans vos détours habituels, sans cette vaine
+éloquence des mots qui ne me trompera pas, sans ces grands noms mal
+entendus de force, de vertu, d'ordre éternel, de destination morale;
+dites-moi simplement si les lois de la société sont faites pour le monde
+actuel et vrai, ou pour une vie future et éloignée de nous? Si elles
+sont faites pour le monde positif, dites-moi comment des lois relatives
+à un ordre de choses, peuvent m'obliger quand cet ordre n'est plus;
+comment ce qui règle la vie peut s'étendre au-delà; comment le mode
+selon lequel nous avons déterminé nos rapports peut subsister quand ces
+rapports ont fini; et comment j'ai pu jamais consentir que nos
+conventions me retinssent quand je n'en voudrais plus? Quel est le
+fondement, je veux dire le prétexte de vos lois? N'ont-elles pas promis
+_le bonheur de tous_; quand je veux la mort, apparemment je ne me sens
+pas heureux. Le pacte qui m'opprime, doit-il être irrévocable? Un
+engagement onéreux dans les choses particulières de la vie, peut trouver
+au moins des compensations; et l'on peut sacrifier un avantage quand il
+nous reste la faculté d'en posséder d'autres: mais l'abnégation totale
+peut-elle entrer dans l'idée d'un homme qui conserve quelque notion de
+droit et de vérité? Toute société est fondée sur une réunion de
+facultés, un échange de services: mais quand je nuis à la société, ne
+refuse-t-elle pas de me protéger? Si donc elle ne fait rien pour moi, ou
+si elle fait beaucoup contre moi, j'ai aussi le droit de refuser de la
+servir. Notre pacte ne lui convient plus, elle le rompt: il ne me
+convient plus, je le romps aussi: je ne me révolte pas, je sors.
+
+C'est un dernier effort de votre tyrannie jalouse. Trop de victimes vous
+échapperaient; trop de preuves de la misère publique s'élèveraient
+contre le vain bruit de vos promesses, et découvriraient vos codes
+astucieux dans leur nudité aride et leur corruption financière. J'étais
+simple de vous parler de justice! j'ai vu le sourire de la pitié dans
+votre regard paternel. Il me dit que c'est la force et l'intérêt qui
+mènent les hommes. Vous l'avez voulu: et bien! comment votre loi
+sera-t-elle maintenue? Qui punira-t-elle de son infraction?
+Atteindra-t-elle celui qui n'est plus? Vengera-t-elle sur les siens son
+effort méprisé? Quelle démence inutile! Multipliez nos misères, il le
+faut pour les grandes choses que vous projetez, il le faut pour le genre
+de gloire que vous cherchez: asservissez, tourmentez, mais du moins ayez
+un but; soyez iniques et froidement atroces; mais du moins ne le soyez
+pas en vain. Quelle dérision qu'une loi de servitude qui ne sera ni
+obéie ni vengée!
+
+Où votre force finit, vos impostures commencent: tant il est nécessaire
+à votre empire que vous ne cessiez pas de vous jouer des hommes! C'est
+la nature, c'est l'intelligence suprême qui veulent que je plie ma tête
+sous le joug insultant et lourd. Elles veulent que je m'attache à ma
+chaîne, et que je la traîne docilement, jusqu'à l'instant où il vous
+plaira de la briser sur ma tête. Quoique vous fassiez, un Dieu vous
+livre ma vie; et l'ordre du monde serait interverti si votre esclave
+échappait.
+
+L'Eternel m'a donné l'existence et m'a chargé de mon rôle individuel
+dans l'harmonie de ses oeuvres; je dois le remplir jusqu'à la fin, et je
+n'ai pas le droit de me soustraire à son empire.--Vous oubliez trop tôt
+l'âme que vous m'avez donnée. Ce corps terrestre n'est que poussière, ne
+vous en souvient-il plus? Mais mon intelligence, souffle impérissable
+émanée de l'intelligence universelle, ne pourra jamais se soustraire à
+sa loi. Comment quitterais-je l'empire du maître de toutes choses? Je ne
+change que de lieu; les lieux ne sont rien pour celui qui contient et
+gouverne tout. Il ne m'a pas placé plus exclusivement sur la terre que
+dans la contrée où il m'a fait naître.
+
+La nature veille à ma conservation; je dois aussi me conserver pour
+obéir à ses lois; et puisqu'elle m'a donné la crainte de la mort, elle
+me défend de la chercher. C'est une belle phrase: mais la nature me
+conserve, ou m'immole à son gré; du moins le cours des choses n'a point
+en cela de loi connue. Lorsque je veux vivre, un gouffre s'entr'ouvre
+pour m'engloutir, la foudre descend me consumer. Si la nature m'ôte la
+vie qu'elle m'a fait aimer, je me l'ôte quand je ne l'aime plus: si elle
+m'arrache un bien, je rejette un mal: si elle livre mon existence au
+cours arbitraire des événements, je la quitte ou la conserve avec choix.
+Puisqu'elle m'a donné la faculté de vouloir et de choisir, j'en use dans
+la circonstance où j'ai à décider entre les plus grands intérêts; et je
+ne saurais comprendre que faire servir la liberté reçue d'elle, à
+choisir ce qu'elle m'inspire, ce soit l'outrager. Ouvrage de la nature,
+j'interroge ses lois, j'y trouve ma liberté. Placé dans l'ordre social,
+je réponds aux préceptes erronés des moralistes, et je rejette des lois
+que nul législateur n'avait le droit de faire.
+
+Dans tout ce que n'interdit pas une loi supérieure et évidente, mon
+désir est ma loi, puisqu'il est le signe de l'impulsion naturelle; il
+est mon droit par cela seul qu'il est mon désir. La vie n'est pas bonne
+pour moi si, désabusé de ses biens, je n'ai plus d'elle que ses maux:
+elle m'est funeste alors; je la quitte, c'est le droit de l'être qui
+choisit et qui veut[32].
+
+Si j'ose prononcer où tant d'hommes ont douté, c'est d'après une
+conviction intime: si ma décision se trouve conforme à mes besoins, elle
+n'est dictée du moins par aucune partialité: si je suis égaré, j'ose
+affirmer que je ne suis pas coupable, ne concevant pas comment je
+pourrais l'être.
+
+ * * * * *
+
+J'ai voulu savoir ce que je pouvais faire: je ne décide point ce que je
+ferai. Je n'ai ni désespoir, ni passion: il suffit à ma sécurité d'être
+certain que le poids inutile pourra être secoué quand il me pressera
+trop. Dès longtemps la vie me fatigue, et elle me fatigue tous les jours
+davantage: mais je ne suis point passionné. Je trouve aussi quelque
+répugnance à perdre irrévocablement mon être. S'il fallait choisir à
+l'instant, ou de briser tous les liens, ou d'y rester nécessairement
+attaché pendant vingt ans encore, je crois que j'hésiterais peu: mais je
+me hâte moins, parce que dans quelques mois je le pourrai comme
+aujourd'hui, et que les Alpes sont le seul lieu qui convienne à la
+manière dont je voudrais m'éteindre.
+
+
+
+
+LETTRE XLII.
+
+DATX
+Lyon, 29 mai, VI.
+
+
+J'ai lu plusieurs fois votre lettre entière. Un intérêt trop vif l'a
+dictée. Je respecte l'amitié qui vous trompe: j'ai senti que je n'étais
+pas aussi seul que je le prétendais. Vous faites valoir ingénieusement
+des motifs très-louables: mais croyez que s'il y a beaucoup à dire à
+l'homme passionné que le désespoir entraîne, il n'y a pas un mot solide
+à répondre à l'homme tranquille qui raisonne sa mort.
+
+Ce n'est pas que j'aie rien décidé. L'ennui m'accable, le dégoût
+m'attere. Je sais que ce mal est en moi. Que ne puis-je être content de
+manger et de dormir? car enfin je mange et je dors. La vie que je traîne
+n'est pas très-malheureuse. Chacun de mes jours est supportable, mais
+leur ensemble m'accable. Il faut que l'être organisé agisse, et qu'il
+agisse selon sa nature. Lui suffit-il d'être bien abrité, bien
+chaudement, bien mollement couché, nourri de fruits délicats, environné
+du murmure des eaux et du parfum des fleurs. Vous le retenez immobile:
+cette mollesse le fatigue, ces essences l'importunent, ces aliments
+choisis ne le nourrissent pas. Retirez vos dons et vos chaînes; qu'il
+agisse, qu'il souffre même; qu'il agisse, c'est jouir et vivre.
+
+Cependant l'apathie m'est devenue comme naturelle; il semble que l'idée
+d'une vie active m'effraye ou m'étonne. Les choses étroites me
+répugnent, et leur habitude m'attache. Les grandes choses me séduiront
+toujours, et ma paresse les craindrait. Je ne sais ce que je suis, ce
+que j'aime, ce que je veux; je gémis sans cause, je désire sans objet,
+et je ne vois rien, sinon que je ne suis pas à ma place.
+
+Ce pouvoir que l'homme ne saurait perdre, ce pouvoir de cesser d'être,
+je l'envisage non pas comme l'objet d'un désir constant, non pas comme
+celui d'une résolution irrévocable, mais comme la consolation qui reste
+dans les maux prolongés, comme le terme toujours possible des dégoûts et
+de l'importunité. C'est là ma chimère. Tout homme a fait, dit-on, des
+châteaux en Espagne. Quelquefois le sort les réalise.
+
+ * * * * *
+
+Vous me rappelez le mot éloquent qui termine une lettre de _Mylord
+Edouard_. Je n'y vois pas une preuve contre moi. Je pense de même sur le
+principe; mais la loi sans exception, qui défend de quitter
+volontairement la vie, ne m'en paraît pas une conséquence.
+
+La moralité de l'homme, et son enthousiasme, l'inquiétude de ses voeux,
+le besoin d'extension qui lui est habituel, semblent annoncer que sa fin
+n'est pas dans les choses fugitives; que son action n'est pas bornée aux
+spectres visibles; que sa pensée a pour objet les concepts nécessaires
+et éternels; que son affaire est de travailler à l'amélioration ou à la
+réparation du monde; que sa destination est, en quelque sorte,
+d'élaborer, de subtiliser, d'organiser, de donner à la matière plus
+d'énergie, aux êtres plus de puissance, aux organes plus de perfection,
+aux germes plus de fécondité, aux rapports des choses plus de rectitude,
+à l'ordre plus d'empire.
+
+On le regarde comme l'agent de la nature, employé par elle à achever, à
+polir son ouvrage; à mettre en oeuvre les portions de la matière brute
+qui lui sont accessibles; à soumettre aux lois de l'harmonie les
+composés informes; à purifier les métaux, à embellir les plantes; à
+dégager ou combiner les principes; à changer les substances grossières
+en substances volatiles, et la matière inerte en matière active; à
+rapprocher de lui les êtres moins avancés, et à s'élever et s'avancer
+lui-même vers le principe universel de feu, de lumière, d'ordre,
+d'harmonie, d'activité.
+
+Dans cette hypothèse, l'homme qui est digne d'un aussi grand ministère,
+vainqueur des obstacles et des dégoûts, reste à son poste jusqu'au
+dernier moment. Je respecte cette constance; mais il ne m'est pas
+prouvé que ce soit là son poste. Si l'homme survit à la mort apparente,
+pourquoi, je le répète, son poste exclusif est-il plutôt sur la terre
+que dans la condition, dans le lieu où il est né. Si au contraire la
+mort est le terme absolu de son existence, de quoi peut-il être chargé
+si ce n'est d'une amélioration sociale. Ses devoirs subsistent, mais
+nécessairement bornés à la vie présente, ils ne peuvent ni l'obliger
+au-delà, ni l'obliger de rester obligé. C'est dans l'ordre social qu'il
+doit contribuer à l'ordre. Parmi les hommes il doit servir les hommes.
+Sans doute l'homme de bien ne quittera pas la vie tant qu'il pourra y
+être utile: être utile et être heureux sont pour lui une même chose;
+s'il souffre et qu'en même temps il fasse beaucoup de bien, il est plus
+satisfait que mécontent. Mais quand le mal qu'il éprouve est plus grand
+que le bien qu'il opère, il peut tout quitter: il le devrait quand il
+est inutile et malheureux, s'il pouvait être assuré que sous ces deux
+rapports, son sort ne changera pas. On lui a donné la vie sans son
+consentement; s'il était encore forcé de la garder, quelle liberté lui
+resterait-il? Il peut aliéner ses autres droits, mais jamais celui-là:
+sans ce dernier asile, sa dépendance est affreuse. Souffrir beaucoup
+pour être un peu utile, c'est une vertu qu'on peut conseiller dans la
+vie, mais non un devoir qu'on puisse prescrire à celui qui s'en retire.
+Tant que vous usez des choses, c'est une vertu obligatoire; à ces
+conditions, vous êtes membre de la cité: mais quand vous renoncez au
+pacte, le pacte ne vous oblige plus. Qu'entend-on d'ailleurs par être
+utile, en disant que chacun peut l'être. Un cordonnier, en faisant bien
+son métier, sauve à ses pratiques le désagrément d'avoir des cors:
+cependant je doute qu'un cordonnier très-malheureux, soit en conscience
+obligé de ne mourir que de paralysie, afin de continuer à bien prendre
+la mesure du pied. Quand c'est ainsi que nous sommes utiles, il nous est
+bien permis de cesser de l'être. L'homme est souvent admirable en
+supportant la vie; mais ce n'est pas à dire qu'il y soit toujours
+obligé.
+
+Il me semble que voilà beaucoup de mots pour une chose très-simple. Mais
+quelque simple que je la trouve, ne pensez pas que je m'entête de cette
+idée, et que je mette plus d'importance à l'acte volontaire qui peut
+terminer la vie, qu'à un autre acte de cette même vie. Je ne vois pas
+que mourir soit une si grande affaire; tant d'hommes meurent sans avoir
+le temps d'y penser, sans même le savoir. Une mort volontaire doit être
+réfléchie sans doute, mais il en est de même de toute les actions dont
+les conséquences ne sont pas bornées à l'instant présent.
+
+Quand une situation devient probable, voyons aussitôt ce qu'elle pourra
+exiger de nous. Il est bon d'y avoir pensé d'avance, afin de ne se pas
+trouver dans l'alternative d'agir sans avoir délibéré, ou de perdre en
+délibérations l'occasion d'agir. Un homme qui sans s'être fait des
+principes, se trouve seul avec une femme, ne se met pas à raisonner ses
+devoirs; il commence par manquer aux engagements les plus saints, il y
+pensera peut-être ensuite. Combien d'actions héroïques n'eussent pas
+été faites s'il eût fallu avant de hasarder sa vie, donner une heure à
+la discussion.
+
+Je vous le répète, je n'ai point pris de résolution: mais j'aime à voir
+qu'une ressource infaillible par elle-même, et dont l'idée peut souvent
+diminuer mon impatience, ne m'est pas interdite.
+
+
+
+
+LETTRE XLIII.
+
+DATX
+Lyon, 30 mai, VI.
+
+
+La Bruyère a dit: Je ne haïrais pas d'être livré par la confiance à une
+personne raisonnable et d'en être gouverné en toutes choses, et
+absolument, et toujours. Je serais sûr de bien faire, sans avoir le soin
+de délibérer: je jouirais de la tranquillité de celui qui est gouverné
+par la raison.
+
+Moi je vous dis que je voudrais être esclave afin d'être indépendant:
+mais je ne le dis qu'à vous. Je ne sais si vous appellerez cela une
+plaisanterie. Un homme chargé d'un rôle dans ce monde et qui peut faire
+céder les choses à sa volonté est sans doute plus libre qu'un esclave,
+ou du moins il a une vie plus satisfaisante, puisqu'il peut vivre selon
+sa pensée. Mais il y a des hommes entravés de toutes parts. S'ils font
+un mouvement, cette chaîne inextricable qui les enveloppe comme un
+filet, les repousse dans leur nullité; c'est un ressort qui réagit
+d'autant plus qu'il est heurté avec plus de force. Que voulez-vous que
+fasse un pauvre homme ainsi embarrassé. Malgré sa liberté apparente, il
+ne peut pas plus _produire au-dehors des actes de sa vie_ que celui qui
+consume la sienne dans un cachot. Ceux qui ont trouvé à leur cage un
+côté faible, et dont le sort avait oublié de river les fers,
+s'attribuant ce hasard heureux, viennent vous dire: courage! il faut
+entreprendre, il faut oser; faites comme nous. Ils ne voient point que
+ce n'est pas eux qui ont fait. Je ne dis pas que le hasard produise les
+choses; mais je crois qu'elles sont conduites au moins en partie, par
+une force étrangère à l'homme; et qu'il faut, pour réussir, un concours
+indépendant de notre volonté.
+
+S'il n'y avait pas une force morale qui modifiât ce que nous appelons
+les probabilités du hasard, le cours du monde serait dans une
+incertitude bien plus grande. Un calcul changerait plus souvent le sort
+d'un peuple: toute destinée serait livrée à une supputation obscure: le
+monde serait autre, il n'aurait plus de lois, puisqu'elles n'auraient
+plus de suite. Qui n'en voit l'impossibilité? Il y aurait contradiction;
+des hommes de bien deviendraient fortunés!
+
+S'il n'y a point une force générale qui entraîne toutes choses, quel
+singulier prestige empêche les hommes de voir avec effroi, que pour
+avoir des miroirs, des chandelles romaines, des cravates élastiques et
+des dragées de baptême, ils ont tout arrangé de manière qu'une seule
+faute ou un seul événement peut flétrir et corrompre toute une existence
+d'homme. Une femme, pour avoir oublié l'avenir durant moins d'une
+minute, n'a plus dans cet avenir que neuf mois d'amères sollicitudes et
+une vie d'opprobre. L'odieux étourdi qui vient de tuer sa victime, va le
+lendemain perdre à jamais sa santé en oubliant à son tour. Et vous ne
+voyez pas que cet état des choses où un incident perd la vie morale, où
+un seul caprice enlève mille hommes, et que vous appelez l'édifice
+social, n'est qu'un amas de misères masquées et d'erreurs illusoires, et
+que vous êtes ces enfants qui pensent avoir des jouets d'un grand prix
+parce qu'ils sont couverts de papier doré. Vous dites tranquillement:
+c'est comme cela que le monde est fait. Sans doute; et n'est-ce pas une
+preuve que nous ne sommes autre chose dans l'univers que des figures
+burlesques qu'un charlatan agite, oppose, promène en tous sens; fait
+rire, battre, pleurer, sauter, pour amuser..... qui? Je ne le sais pas.
+Mais c'est pour cela que je voudrais être esclave: ma volonté serait
+soumise, et ma pensée serait libre. Au contraire, dans ma prétendue
+indépendance, il faudrait que je fisse selon ma pensée: cependant je ne
+le puis pas, et je ne saurais voir clairement pourquoi je ne le pourrais
+pas; il s'ensuit que tout mon être est dans l'assujettissement, sans se
+résoudre à le souffrir.
+
+Je ne sais pas bien ce que je veux. Heureux celui qui ne veut que faire
+ses affaires; il peut se montrer à lui-même son but. Rien de grand (je
+le sens profondément), rien de ce qui est possible à l'homme et sublime
+selon sa pensée, n'est inaccessible à ma nature: et pourtant, je le sens
+de même, ma fin est manquée, ma vie est perdue, stérilisée: elle est
+déjà frappée de mort; son agitation est aussi vaine qu'immodérée; elle
+est puissante, mais stérile, oisive et ardente au milieu du paisible et
+éternel travail des êtres. Je ne sais que vouloir; il faut donc que je
+veuille toutes choses, car enfin je ne puis trouver de repos quand je
+suis consumé de besoins, je ne puis m'arrêter à rien dans le vide. Je
+voudrais être heureux! Mais quel homme aura le droit d'exiger le bonheur
+sur une terre où presque tous s'épuisent tout entiers seulement à
+diminuer leurs misères.
+
+Si je n'ai point la paix du bonheur, il me faut l'activité d'une vie
+forte. Certes je ne veux pas me traîner de degrés en degrés; prendre
+place dans la société; avoir des supérieurs, avoués pour tels, afin
+d'avoir des inférieurs à mépriser. Rien n'est burlesque comme cette
+hiérarchie des mépris qui descend selon des proportions très-exactement
+nuancées, et embrasse tout l'état, depuis le prince soumis à Dieu seul,
+dit-il, jusqu'au plus pauvre décroteur du faubourg, soumis à la femme
+qui le loge la nuit sur de la paille usée. Un maître d'hôtel n'ose
+marcher dans l'appartement de monsieur; mais dès qu'il s'est retourné
+vers la cuisine, le voilà qui règne. Vous prendriez pour le dernier des
+hommes le marmiton qui tremble sous lui: pas du tout; car il commande
+très-durement à la femme pauvre qui vient emporter les ordures, et qui
+gagne quelques sous par sa protection. Le valet que l'on charge des
+commissions, est homme de confiance: il donne lui-même ses commissions
+au valet dont la figure moins heureuse est laissée aux gros ouvrages: et
+le mendiant qui a su se mettre en vogue, accable de tout son génie le
+mendiant qui n'a pas d'ulcère.
+
+Celui-là seul aura pleinement vécu qui passe sa vie entière dans la
+position à laquelle son caractère le rend propre: ou bien celui-là
+encore dont le génie embrasse les divers objets, que sa destinée
+conduit dans toutes les situations possibles à l'homme, et qui dans
+toutes, sait être ce que sa situation demande. Dans les dangers, il est
+Morgan; maître d'un peuple, il est Lycurgue; chez des barbares, il est
+Odin; chez les Grecs, il est Alcibiade; dans le crédule Orient, il est
+Zerdust: il vit dans la retraite comme Philoclès; maître du monde, il
+gouverne comme Trajan[33]; dans une terre sauvage, il s'affermit pour
+d'autres temps, il dompte les caymans, il traverse les fleuves à la
+nage, il poursuit le bouquetin sur les granits glacés, il allume sa pipe
+à la lave des volcans[34], il détruit autour de son asile l'ours du
+Nord, percé des flèches que lui-même a faites. Mais l'homme doit si peu
+vivre, et la durée de ce qu'il laisse après lui a tant d'incertitude! Si
+son coeur n'était pas avide, peut-être sa raison lui dirait-elle de vivre
+seulement sans douleurs, en donnant auprès de lui le bonheur à quelques
+amis dignes d'en jouir sans détruire son ouvrage.
+
+Les sages, dit-on, vivant sans passion, vivent sans impatience; et comme
+ils voient toutes choses d'un même oeil, ils trouvent dans leur quiétude
+la paix et la dignité de la vie. Mais de grands obstacles s'opposent
+souvent à cette tranquille indifférence. Pour recevoir le présent comme
+il s'offre, et mépriser l'espoir ainsi que les craintes de l'avenir, il
+n'est qu'un moyen sûr, facile et simple, c'est d'éloigner de son idée
+cet avenir dont la pensée agite toujours, puisqu'elle est toujours
+incertaine. Pour n'avoir ni craintes ni désir, il faut tout abandonner à
+l'événement comme à une sorte de nécessité, jouir ou souffrir selon
+qu'il arrive; et, l'heure suivante dût-elle amener la mort, n'en pas
+user moins paisiblement de l'instant présent. Une âme ferme habituée à
+des considérations élevées, peut parvenir à l'indifférence du sage sur
+ce que les hommes inquiets ou prévenus appellent des malheurs et des
+biens: mais quand il faut songer à cet avenir, comment n'en être pas
+inquiété? S'il faut le disposer, comment l'oublier? S'il faut arranger,
+projeter, conduire, comment n'avoir point de sollicitude? On doit
+prévoir les incidents, les obstacles, les succès; or, les prévoir, c'est
+les craindre ou les espérer. Pour faire, il faut vouloir; et vouloir,
+c'est être dépendant. Le grand mal est d'être force d'agir librement.
+L'esclave a bien plus de facilité pour être véritablement libre. Il n'a
+que des devoirs personnels; il est conduit par la loi de sa nature:
+c'est la loi naturelle à l'homme, et elle est simple. Il est encore
+soumis à son maître; mais cette loi là est claire. Epictète fut plus
+heureux que Marc-Aurèle. L'esclave est exempt de sollicitudes, elles
+sont pour l'homme libre: l'esclave n'est pas obligé de chercher sans
+cesse à accorder lui-même avec le cours des choses; concordance toujours
+incertaine et inquiétante, perpétuelle difficulté de la vie de l'homme
+qui veut raisonner sa vie. Certainement c'est une nécessité, c'est un
+devoir de songer à l'avenir, de s'en occuper, d'y mettre même ses
+affections lorsqu'on est responsable du sort des autres. L'indifférence
+alors n'est plus permise; et quel est l'homme, même isolé en apparence,
+qui ne puisse être bon à quelque chose, et qui par conséquent ne doive
+en chercher les moyens? Quel est celui dont l'insouciance n'entraînera
+jamais d'autres maux que les siens propres?
+
+Le sage d'Epicure ne doit avoir ni femme ni enfants, mais cela même ne
+suffit pas encore. Dès-lors que les intérêts de quelqu'autre sont
+attachés à notre prudence, des soins petits et inquiétants altèrent
+notre paix, inquiètent notre âme, et souvent même éteignent notre génie.
+
+Qu'arrivera-t-il à celui que de telles entraves compriment, et qui est
+né pour s'en irriter? Il luttera péniblement entre ces soins auxquels il
+se livre malgré lui, et le dédain qui les lui rend étrangers. Il ne sera
+ni au-dessus des événements parce qu'il ne le doit pas, ni propre à en
+bien user. Il sera variable dans la sagesse, et impatient ou gauche dans
+les affaires: et il ne fera rien de bon parce qu'il ne pourra rien faire
+selon sa nature. Il ne faut être ni père ni époux, si l'on veut vivre
+indépendant: il faudrait peut-être n'avoir pas même d'amis; mais être
+ainsi seul, c'est vivre bien tristement, c'est vivre inutile. Un homme
+qui règle la destinée publique, qui médite et fait de grandes choses,
+peut ne tenir à aucun individu en particulier, les peuples sont ses
+amis; et, bienfaiteur des hommes, il peut se dispenser de l'être d'un
+homme: mais il me semble que dans la vie obscure, il faut au moins
+chercher quelqu'un avec qui l'on ait des devoirs à remplir. Cette
+indépendance philosophique est une vie commode, mais froide. Celui qui
+n'est pas enthousiaste doit la trouver insipide à la longue. Il est
+affreux de finir ses jours on disant: nul coeur n'a été heureux par mon
+moyen; nulle félicité d'homme n'a été mon ouvrage; j'ai passé impassible
+et nul, comme le glacier qui dans les autres des montagnes, a résisté
+aux feux du midi, mais qui n'est pas descendu dans la vallée protéger de
+ses eaux les pâturages flétris sous leurs rayons brûlants.
+
+La religion finit toutes ses anxiétés; elle fixe tant d'incertitudes;
+elle donne un but qui n'étant jamais atteint, n'est jamais dévoilé; elle
+nous assujettit pour nous mettre en paix avec nous-mêmes; elle nous
+promet des biens dont l'espoir reste toujours, parce que nous ne
+saurions en faire l'épreuve; elle écarte l'idée du néant, elle écarte
+les passions de la vie; elle nous débarrasse de nos maux désespérants,
+de nos biens fugitifs; et elle met à la place un songe dont l'espérance,
+meilleure peut-être que tous les biens réels, dure du moins jusqu'à la
+mort. Elle est aussi bienfaisante qu'elle est solennelle: mais elle
+semble n'exister que pour ouvrir au coeur de l'homme des abîmes nouveaux.
+Elle est fondée sur des dogmes que plusieurs ne peuvent croire: en
+désirant ses effets, ils ne peuvent les éprouver; en regrettant sa
+sécurité, ils ne sauraient en jouir: ils cherchent ces célestes
+espérances, et ils ne voient qu'un rêve des mortels; ils aiment la
+récompense de l'homme bon, mais ils ne voient pas qu'ils aient mérité de
+la nature; ils voudraient perpétuer, leur être, et ils voient que tout
+passe. Tandis que le novice à peine tonsuré, entend distinctement les
+anges qui célèbrent ses jeunes et ses mérites, eux qui ont le sentiment
+de la vertu, savent assez qu'ils n'atteignent point sa sublime hauteur:
+accablés de leur faiblesse et du vide de leurs destins, ils n'ont pas
+une autre attente que de désirer, de s'agiter et de passer comme l'ombre
+qui n'a rien connu.
+
+
+
+
+LETTRE XLIV.
+
+DATX
+Lyon, 15 juin, VI.
+
+
+J'ai relu, j'ai pesé vos objections, ou si vous voulez, vos reproches:
+c'est ici une question sérieuse; je vais y répondre à-peu-près. Si les
+heures que l'on passe à discuter sont ordinairement perdues, celles
+qu'on passe à s'écrire ne le sont point.
+
+Croyez-vous bien sérieusement que cette opinion, qui, dites-vous, ajoute
+à mon malheur, dépende de moi? Le plus sûr est de croire: je ne le
+conteste pas. Vous me rappelez aussi ce que l'on n'a pas moins dit, que
+cette croyance est nécessaire pour sanctionner la morale.
+
+J'observe d'abord que je ne prétends point décider; que j'aimerais même
+à ne pas nier, mais que je trouve au moins téméraire d'affirmer. Sans
+doute c'est un malheur que de pencher à croire impossible ce dont on
+désirerait la réalité, mais j'ignore comment on peut échapper à ce
+malheur[35] quand on y est tombé.
+
+La mort, dites-vous, n'existe point pour l'homme. Vous trouvez impie le
+_hic jacet_. L'homme de bien, l'homme de génie n'est pas là sous ce
+marbre froid, dans cette cendre morte. Qui dit cela? Dans ce sens _hic
+jacet_ sera faux sur la tombe d'un chien: son instinct fidèle et
+industrieux n'est plus là. Où est-il? Il n'est plus.
+
+Vous me demandez ce, qu'est devenu le mouvement, l'esprit, l'âme de ce
+corps qui vient de pourrir: la réponse est très-simple. Quand le feu de
+votre cheminée s'éteint, sa lumière, sa chaleur, son mouvement enfin le
+quitte, comme chacun sait, et s'en va dans un autre monde pour y être
+éternellement récompensé s'il a réchauffé vos pieds, et éternellement
+puni s'il a brûlé vos pantoufles.
+
+Ainsi l'harmonie de la lyre que l'Ephore vient de faire briser, passera
+de pipeaux en sifflets, jusqu'à ce qu'elle ait expié par des sons plus
+austères ces modulations voluptueuses qui corrompaient la morale. Rien
+ne peut être anéanti. Non: un être, un corpuscule n'est pas anéanti;
+mais une forme, un rapport, une faculté le sont. Je voudrais bien que
+l'âme de l'homme bon et infortuné lui survécût pour un bonheur immortel.
+Mais si l'idée de cette félicité céleste a quelque chose de céleste
+elle-même, cela ne prouve point qu'elle ne soit pas un rêve. Ce dogme
+est beau et consolant sans doute; mais ce que j'y vois de beau, ce que
+j'y trouverais de consolant, loin de me le prouver, ne me donne pas même
+l'espérance de le croire. Quand un sophiste s'avisera de me dire que si
+je suis dix jours soumis à sa doctrine, je recevrai au bout de ce temps
+des facultés surnaturelles, que je resterai invulnérable, toujours
+jeune, possédant tout ce qu'il faut au bonheur, puissant pour faire le
+bien, et dans une sorte d'impuissance de vouloir aucun mal; ce songe
+flattera sans doute mon imagination, j'en regretterai peut-être les
+promesses séduisantes, mais je ne pourrai pas y voir la vérité.
+
+En vain il m'objectera que je ne cours aucun risque à le croire. S'il me
+promettait plus encore pour être persuadé que le soleil luit à minuit,
+cela ne serait pas en mon pouvoir. S'il me disait ensuite: à la vérité,
+je vous faisais un mensonge, et je trompe de même les autres hommes;
+mais ne les avertissez point, car c'est, pour les consoler; ne
+pourrais-je lui répliquer que sur ce globe âpre et fangeux, où discutent
+et souffrent dans une même incertitude, quelques cent millions
+d'immortels gais ou navrés, ivres ou moroses, sémillants ou imbéciles,
+trompés ou atroces, nul n'a encore prouvé que ce fût un devoir de dire
+ce qu'on croit consolant, et de taire ce que l'on croit vrai.
+
+Très-inquiets et plus ou moins malheureux, nous attendons sans cesse
+l'heure suivante, le jour suivant, l'année suivante. Il nous faut à la
+fin une vie suivante. Nous avons existé sans vivre; nous vivrons donc un
+jour; conséquence plus flatteuse que juste. Si elle est une consolation
+pour le malheureux; cela même est une raison de plus pour que la vérité
+m'en soit suspecte. C'est un assez beau rêve qui dure jusqu'à ce qu'on
+s'endorme pour jamais. Conservons cet espoir: heureux celui qui l'a!
+Mais convenons que la raison qui le rend si universel n'est pas
+difficile à trouver.
+
+Il est vrai qu'on ne risque rien d'y croire quand on peut: mais il ne
+l'est pas moins que le grand Paschal a dit une puérilité quand il a dit:
+Croyez, parce que vous ne risquez rien de croire, et que vous risquez
+beaucoup en ne croyant pas. Ce raisonnement est décisif, s'il s'agit de
+la conduite, il est absurde quand c'est la foi que l'on demande. Croire
+a-t-il jamais dépendu de la volonté?
+
+L'homme de bien ne peut que désirer l'immortalité. On a osé dire d'après
+cela: le méchant seul n'y croit pas. Ce jugement téméraire place dans la
+classe de ceux qui ont à redouter une justice éternelle, plusieurs des
+plus sages et des plus grands des hommes. Ce mot de l'intolérance serait
+atroce, s'il n'était pas imbécile.
+
+Tout homme qui croit finir en mourant est l'ennemi de la société; il est
+nécessairement égoïste et méchant avec prudence: autre erreur. Helvétius
+connaissait mieux les différences du coeur humain, lorsqu'il disait: il y
+a des hommes si malheureusement nés qu'ils ne sauraient se trouver
+heureux que par des actions qui mènent à la Grève. Il y a aussi des
+hommes qui ne peuvent être bien qu'au milieu des hommes contents, qui se
+sentent dans tout ce qui jouit et souffre, et qui ne sauraient être
+satisfaits d'eux-mêmes que s'ils contribuent à l'ordre des choses et à
+la félicité des hommes. Ceux-là tâchent de bien faire sans croire
+beaucoup à l'étang de soufre.
+
+Au moins, objectera-t-on, la foule n'est pas ainsi organisée. Dans le
+vulgaire des hommes, chaque individu ne cherche que son intérêt
+personnel, et sera méchant s'il n'est utilement trompé. Ceci peut être
+vrai jusqu'à un certain point. Si les hommes ne devaient et ne pouvaient
+jamais être détrompés, il n'y aurait plus qu'à décider si l'intérêt
+public donne le droit de tromper, et si c'est un crime ou du moins un
+mal de dire la vérité contraire. Mais, si cette erreur utile, ou donnée
+pour telle, ne peut avoir qu'un temps; s'il est inévitable qu'un jour on
+cesse de croire sur parole; ne faut-il point avouer que tout votre
+édifice moral restera sans appui quand une fois ce brillant échafaudage
+se sera écroulé. Pour prendre des moyens plus faciles et plus courts
+d'assurer le présent, vous exposez l'avenir à la subversion la plus
+sinistre et peut-être la plus irrémédiable. Si au contraire vous eussiez
+su trouver dans le coeur humain les bases naturelles de sa moralité; si
+vous eussiez su y mettre ce qui pouvait manquer au mode social, aux
+institutions de la cité; votre ouvrage plus difficile, il est vrai, et
+plus savant, eût été durable comme le monde.
+
+Si donc il arrivait que mal persuadé de ce que n'ont pas cru eux-mêmes
+plusieurs des plus vénérés d'entre vous, on vînt à dire: les nations
+commencent à vouloir des certitudes et à distinguer les choses
+positives; la morale se déprave, et la foi n'est plus. Il faut se hâter
+de prouver aux hommes qu'indépendamment d'une vie future, la justice est
+nécessaire à leurs coeurs; que pour l'individu même, il n'y a point de
+bonheur sans la raison; et que les vertus morales sont des lois de la
+nature aussi nécessaires à l'homme en société que les lois des besoins
+des sens. Si, dis-je, il était de ces hommes justes et amis de l'ordre
+par leur nature, dont le premier besoin fût de ramener les hommes à plus
+d'union, de conformités et de jouissances: si, laissant dans le doute ce
+qui n'a jamais été prouvé, ils rappelaient aux hommes les principes de
+justice et d'amour universel qu'on ne saurait contester: s'ils se
+permettaient de leur parler des voies invariables du bonheur: si,
+entraînés par la vérité qu'ils sentent, qu'ils voient et que vous
+reconnaissez vous-mêmes, ils consacraient leur vie à l'annoncer de
+différentes manières et à la persuader avec le temps: pardonnez,
+ministres de vérité, à des moyens qui ne sont pas précisément les
+vôtres, mais qui serviront la vérité; considérez, je vous prie, qu'il
+n'est plus d'usage de lapider, que les miracles modernes ont fait
+beaucoup rire, que les temps sont changés, et qu'il faudra que vous
+changiez avec eux.
+
+Je quitte les interprètes du ciel, que leur grand caractère, rend
+très-utiles ou très-funestes, tout-à-fait bons ou tout-à-fait médians,
+les uns vénérables, les autres dignes d'exécration. Je reviens à votre
+lettre. Je ne réponds pas à tous ses points, parce que la mienne serait
+trop longue; mais je ne saurais laisser passer une objection spécieuse
+en effet, sans observer qu'elle n'est pas aussi fondée qu'elle pourrait
+d'abord le paraître.
+
+La nature est conduite par des forces inconnues et selon des lois
+mystérieuses: l'ordre est sa mesure, l'intelligence est son mobile: il
+n'y a pas bien loin, dit-on, de ces données prouvées et obscures, à nos
+dogmes inexplicables. Plus loin qu'on ne pense.[36]
+
+Beaucoup d'hommes extraordinaires ont cru aux présages, aux songes, aux
+moyens secrets des forces invisibles; beaucoup d'hommes extraordinaires
+ont donc été superstitieux: je le veux bien, mais du moins ce ne fut pas
+à la manière des petits esprits. L'historien d'Alexandre dit qu'il était
+superstitieux, frère Labre l'était aussi: mais Alexandre et frère Labre
+ne l'étaient pas de la même manière, il y avait bien quelques
+différences entre leurs pensées. Je crois que nous reparlerons de cela
+une autre fois.
+
+Pour les efforts presque surnaturels que la religion fit faire, je n'y
+vois pas une grande preuve d'origine divine. Tous les genres de
+fanatisme ont produit des choses qui surprennent quand on est de
+sang-froid.
+
+Quand vos dévots ont trente mille livres de rente, et qu'ils donnent
+beaucoup de sous aux pauvres, on vante leurs aumônes. Quand les
+bourreaux leur _ouvrent le ciel_, on crie que sans la grâce d'en haut,
+ils n'auraient jamais eu la force d'accepter une félicité éternelle. En
+général, je n'aperçois point ce que leurs vertus peuvent avoir qui
+m'étonnât à leur place. Le prix est assez grand: mais eux sont souvent
+bien petits. Pour aller droit, ils ont sans cesse besoin de voir l'enfer
+à gauche, le purgatoire à droite, et le ciel en face. Je ne dis pas
+qu'il n'y ait point d'exceptions; il me suffit qu'elles soient rares.
+
+Si la religion a fait de grandes choses, c'est avec des moyens immenses.
+Celles que la bonté du coeur a faites tout naturellement, sont moins
+éclatantes peut-être, moins opiniâtres et moins prônées, mais plus sûres
+comme plus utiles.
+
+Le stoïcisme eut aussi ses héros. Il les eut sans promesses éternelles,
+sans menaces infinies. Si un culte eût fait tant avec si peu, on en
+tirerait de belles preuves de son institution divine.
+
+DATX
+A demain.
+
+ * * * * *
+
+Examinez deux choses: si la religion n'est pas un des plus faibles
+moyens sur la classe qui reçoit ce qu'on appelle de l'éducation: et s'il
+n'est pas absurde qu'il ne soit donné de l'éducation qu'à la dixième
+partie des hommes.
+
+Quand on a dit que le Stoïcien n'avait qu'une fausse vertu, parce qu'il
+ne prétendait pas à la vie éternelle, on a porté l'impudence du zèle à
+un excès rare.
+
+C'est un exemple non moins curieux de l'absurdité où la fureur du dogme
+peut entraîner même un bon esprit, que ce mot du célèbre Tilotson: la
+véritable raison pour laquelle un homme est athée, c'est qu'il est
+méchant.
+
+Je veux que les lois civiles se trouvent insuffisantes pour cette
+multitude que l'on ne forme pas, dont on ne s'inquiète pas, que l'on
+fait naître et qu'on abandonne au hasard des affections ineptes et des
+habitudes crapuleuse. Cela prouve seulement qu'il n'y a que misère et
+confusion sous le calme apparent des vastes Etats; que la politique,
+dans la véritable acception de ce mot, s'est absentée de notre terre où
+la diplomatie, où l'administration financière font des pays florissants
+pour les poèmes, et gagnent des victoires pour les gazettes.
+
+Je ne veux point discuter une question compliquée: que l'histoire
+prononce! Mais n'est-il pas notoire que les terreurs de l'avenir ont
+retenu bien peu de gens disposés à n'être retenus par aucune autre
+chose. Pour le reste des hommes, il est des freins plus naturels, plus
+directs, et dès-lors plus puissants. Puisque l'homme avait reçu le
+sentiment de l'ordre, puisqu'il était dans sa nature, il fallait en
+rendre le besoin sensible à tous les individus. Il fût resté moins de
+scélérats que vos dogmes n'en laissent; et vous eussiez eu de moins tous
+ceux qu'ils font.
+
+On dit que les premiers crimes mettent aussitôt dans le coeur le supplice
+du remords, et qu'ils y laissent pour toujours le trouble; et l'on dit
+qu'un athée, s'il est conséquent, doit voler son ami et assassiner son
+ennemi: c'est une des contradictions que je croyais voir dans les écrits
+des défenseurs de la foi. Mais il ne peut y en avoir, puisque les hommes
+qui écrivent sur des choses révellées n'auraient aucun prétexte qui
+excusât l'incertitude et les variations: ils en sont tellement éloignés,
+qu'ils n'en pardonnent pas même l'apparence à ces profanes qui annoncent
+avoir reçu en partage une raison faible et non inspirée, le doute et non
+l'infaillibilité.
+
+Qu'importe, diront-ils encore, d'être content de soi-même si l'on ne
+croit pas à la vie future? Il importe au repos de celle-ci, laquelle est
+tout alors.
+
+S'il n'y avait point d'immortalité, poursuivent-ils, qu'est-ce que
+l'homme vertueux aurait gagné à bien faire? Il y aurait gagné tout ce
+que l'homme vertueux estime, et perdu seulement ce que l'homme vertueux
+n'estime pas, c'est-à-dire ce que vos passions ambitionnent souvent
+malgré votre croyance.
+
+Sans l'espérance et la terreur de la vie future, vous ne reconnaissez
+point de mobile: mais la tendance à l'ordre ne peut-elle faire une
+partie essentielle de nos inclinations, de notre _instinct_, comme la
+tendance à la conservation, à la reproduction? N'est-ce rien que de
+vivre dans le calme et la sécurité du juste?
+
+Dans l'habitude trop exclusive de lier à vos désirs immortels et à vos
+idées célestes, tout sentiment magnanime, toute idée droite et pure,
+vous supposez toujours que tout ce qui n'est pas surnaturel est vil, que
+tout ce qui n'exalte pas l'homme jusqu'au séjour des béatitudes, le
+rabaisse nécessairement au niveau de la brute; que des vertus terrestres
+ne sont qu'un déguisement misérable; et qu'une âme bornée à la vie
+présente n'a que des désirs infâmes et des pensées immondes. Ainsi
+l'homme juste et bon, qui, après quarante ans de patience dans les
+douleurs, d'équité parmi les fourbes, et d'efforts généreux que le ciel
+doit couronner, viendrait à reconnaître la fausseté des dogmes qui
+faisaient sa consolation, et qui soutenaient sa vie laborieuse dans
+l'attente d'un repos céleste; ce sage dont l'âme est nourrie du calme de
+la vertu, et pour qui bien faire c'est vivre, changeant de besoins
+présents parce qu'il a changé de système sur l'avenir, et ne voulant
+plus du bonheur actuel parce qu'il pourrait bien ne pas durer toujours,
+va tramer une perfidie contre l'ancien ami qui n'a jamais douté de son
+coeur; il va s'occuper des moyens vils mais secrets d'obtenir de l'or et
+du pouvoir; et pourvu qu'il échappe à la justice des hommes, il va
+croire que son intérêt se trouve désormais à tromper les bons, à
+opprimer les malheureux, à ne garder de l'honnête homme qu'un dehors
+prudent, et à mettre dans son coeur tous les vices qu'il avait abhorré
+jusqu'alors? Sérieusement, je n'aimerais pas faire une pareille question
+à vos sectaires, à ces vertueux exclusifs; car s'ils me répondaient par
+la négative, je leur dirais qu'ils sont très-inconséquents, or il ne
+faut jamais perdre de vue que des inspirés n'ont pas d'excuse en cela;
+et s'ils osaient avancer l'affirmative, ils me feraient pitié.
+
+Si l'idée de l'immortalité a tous les caractères d'un songe admirable,
+celle de l'anéantissement n'est pas susceptible d'une démonstration
+rigoureuse. L'homme de bien désire nécessairement de ne pas périr tout
+entier: n'est-ce pas assez pour l'affermir?
+
+Si, pour être juste, on avait besoin de l'espoir d'une vie future, cette
+possibilité vague serait encore suffisante. Elle est superflue pour
+celui qui raisonne sa vie; les considérations du temps présent peuvent
+lui donner moins de satisfaction, mais elles le persuadent de même; car
+il a le besoin présent d'être juste. Les autres hommes n'écoutent que
+les intérêts du moment. Ils pensent au paradis quand il s'agit des rites
+religieux; mais dans les choses morales, la crainte des suites, celle de
+l'opinion, celle des lois, les penchants de l'âme sont leur seule règle.
+Les devoirs imaginaires sont fidèlement observés par quelques-uns; les
+véritables sont sacrifiés par presque tous quand il n'y a pas de danger
+temporel.
+
+Donnez aux hommes la justesse de l'esprit et la bonté du coeur, vous
+aurez une telle majorité d'hommes de bien, que le reste sera entraîné
+par ses intérêts même les plus directs et les plus grossiers. Au
+contraire, vous rendez les esprits faux et les âmes petites. Depuis
+trente siècles, les résultats sont dignes de la sagesse des moyens. Tous
+les genres de contrainte ont des effets funestes, et des résultats
+éphémères: il faudra enfin persuader.
+
+J'ai de la peine à quitter un sujet aussi important qu'inépuisable.
+
+Je suis si loin d'avoir de la partialité contre le Christianisme, que je
+déplore ce que la plupart de ses zélateurs ne pensent guère à déplorer
+eux-mêmes. Je me plaindrais volontiers comme eux, de la perte du
+christianisme: avec cette différence néanmoins qu'ils le regrettent tel
+qu'il fut exécuté, tel même qu'il existait il y a un demi-siècle; et que
+je ne trouve pas que ce christianisme-là soit bien regrettable.
+
+Les conquérants, les esclaves, les poètes, les prêtres _païens_ et les
+nourrices parvinrent à défigurer les traditions de la Sagesse antique à
+force de mêler les races, de détruire les écrits, d'expliquer et de
+confondre les allégories, de laisser le sens profond et vrai pour
+chercher des idées absurdes qu'on puisse admirer, et de personnifier les
+êtres abstraits afin d'avoir beaucoup à adorer.
+
+Les grandes conceptions étaient avilies. Le Principe de vie,
+l'Intelligence, la Lumière, l'Eternel n'était plus que le mari de Junon:
+l'Harmonie, la Fécondité, le lien des êtres, n'étaient plus que l'amante
+d'Adonis: la Sagesse impérissable n'était plus connue que par son hibou:
+les grandes idées de l'immortalité et de la rémunération consistaient
+dans la crainte de tourner une roue et dans l'espoir de se promener sous
+des rameaux verts. La Divinité indivisible était partagée en une
+multitude hiérarchique agitée de passions misérables: le résultat, du
+génie des races primitives, les emblèmes des lois universelles n'étaient
+plus que des pratiques superstitieuses, dont les enfants riaient dans
+les villes.
+
+Rome avait changé le monde, et Rome changeait. La Terre inquiète,
+agitée, opprimée ou menacée, instruite et trompée, ignorante et
+désabusée, avait tout perdu sans avoir rien remplacé; encore endormie
+dans l'erreur, elle était déjà étonnée du bruit confus des vérités que
+la science cherchait.
+
+Une même domination, les mêmes intérêts, la même terreur, le même esprit
+de ressentiment et de vengeance contre le Peuple-roi, tout rapprochait
+les nations. Leurs habitudes étaient interrompues, leurs constitutions
+n'étaient plus; l'amour de la cité, l'esprit de séparation, d'isolement,
+de haine pour les étrangers, s'était affaibli dans le désir général de
+résister aux vainqueurs de la terre, ou dans la nécessité d'en recevoir
+des lois: le nom de Rome avait tout réuni. Les vieilles religions des
+peuples n'étaient plus que des traditions de province: le Dieu du
+Capitole avait fait oublier leurs Dieux, et l'apothéose des empereurs le
+faisait oublier lui-même; partout, les autels les plus fréquentés
+étaient ceux des Césars.
+
+C'était la plus grande époque de l'histoire du monde: il fallait élever
+un monument majestueux et simple sur ces monuments ruinés des diverses
+régions connues.
+
+Il fallait une croyance sublime puisque la morale était méconnue: il
+fallait des dogmes impénétrables peut-être, mais nullement risibles,
+puisque les lumières s'étendaient. Puisque tous les cultes étaient
+avilis, il fallait un culte majestueux et digne de l'homme qui cherche à
+agrandir son âme par l'idée d'un Dieu du monde. Il fallait des rites
+imposants, rares, désirés, mystérieux mais simples, des rites comme
+surnaturels, mais aussi convenables à la raison de l'homme qu'à son
+coeur. Il fallait ce qu'un grand génie pouvait seul établir, et que je ne
+fais qu'entrevoir.
+
+Mais vous avez fabriqué, raccommodé, essayé, corrigé, recommencé je ne
+sais quel amas incohérent de cérémonies triviales et de dogmes un peu
+propres à scandaliser les faibles: vous avez mêlé ce composé hasardeux à
+une morale quelquefois fausse, souvent fort belle, et habituellement
+austère, seul point sur lequel vous n'ayez pas été gauches. Vous passez
+quelques centaines d'années à arranger tout cela par inspiration; et
+votre lent ouvrage, industrieusement réparé, mais mal conçu, n'est fait
+pour durer qu'à-peu-près autant de temps que vous en mettez à l'achever.
+
+Jamais on ne fit une maladresse plus surprenante que de confier le
+sacerdoce aux premiers venus, et d'avoir une populace d'hommes-de-Dieu.
+On multiplia hors de toute mesure ce sacrifice auguste dont la nature
+était essentiellement l'unité: on parut ne voir jamais que les effets
+directs et les convenances du moment: on mit partout des sacrificateurs
+et des confesseurs; on fit partout des prêtres et des moines, ils se
+mêlèrent de tout, et partout on en trouve des troupes dans le luxe ou
+dans la mendicité.
+
+Cette multitude est commode, dit-on, pour les fidèles. Mais il n'est pas
+bon qu'en cela le peuple trouve ainsi toutes ses commodités au coin de
+sa rue. Il est insensé de confier les fonctions religieuses à des
+millions d'individus: c'est les abandonner continuellement aux derniers
+des hommes; c'est en compromettre la sainte dignité; c'est effacer
+l'empreinte sacrée dans un commerce trop habituel; c'est avancer de
+beaucoup l'instant ou doit périr tout ce qui n'a pas des fondements
+impérissables.
+
+
+
+
+LETTRE XLV.
+
+DATX
+Chessel, 27 juillet, VI.
+
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+Je n'ai jamais affirmé que ce fût une faiblesse d'avoir une larme pour
+des maux qui ne nous sont point personnels, pour un malheureux qui nous
+est étranger, mais qui nous est connu. Il est mort: c'est peu de chose,
+qui est-ce qui ne meurt pas? mais il a été constamment malheureux et
+triste; jamais l'existence ne lui a été bonne; il n'a encore eu que des
+douleurs, et maintenant il n'a plus rien. Je l'ai vu, je l'ai plaint: je
+le respectais, il était malheureux et bon. Il n'a pas eu des malheurs
+éclatants: mais en entrant dans la vie, il s'est trouvé sur une longue
+trace de dégoûts et d'ennuis; il y est resté, il y a vécu, il y a
+vieilli avant l'âge, il s'y est éteint.
+
+Je n'ai pas oublié ce bien de campagne qu'il désirait, et que j'allai
+voir avec lui, parce que j'en connaissais le propriétaire. Je lui
+disais; vous y serez bien, vous y aurez des années meilleures, elles
+vous feront oublier les autres; vous prendrez cet appartement-ci, vous y
+serez seul et tranquille.--J'y serais heureux, mais je ne le crois
+pas.--Vous le serez demain, vous allez passer l'acte.--Vous verrez que
+je ne l'aurai point.
+
+Il ne l'eut pas: vous savez comment tout cela tourna. La multitude des
+hommes vivants est sacrifiée à la prospérité de quelques-uns; comme le
+plus grand nombre des enfants meurt, et est sacrifié à l'existence de
+ceux qui resteront; comme des millions de glands le sont à la beauté des
+grands chênes qui doivent couvrir librement un vaste espace. Et, ce qui
+est déplorable, c'est que dans cette foule que le sort abandonne et
+repousse dans les marais bourbeux de la vie, il se trouve des hommes qui
+ne sauraient descendre comme leur sort, et dont l'énergie impuissante
+s'indigne en s'y consumant. Les lois générales sont fort belles: je
+leur sacrifierais volontiers un an, deux, dix ans même de ma vie; mais
+tout mon être, c'est trop: ce n'est rien dans la nature, c'est tout pour
+moi. Dans ce grand mouvement, sauve qui peut, dit-on: cela serait assez
+bien, si le tour de chacun venait tôt ou tard, ou si du moins on pouvait
+l'espérer toujours: mais quand la vie s'écoule, quoique l'instant de la
+mort reste incertain, l'on sait bien du moins que l'on s'en va.
+Dites-moi où est l'espérance de l'homme qui arrive à soixante ans sans
+avoir encore autre chose que de l'espérance! Ces lois de l'ensemble, ce
+soin des espèces, ce mépris des individus, cette marche des êtres est
+bien dure pour nous qui sommes des individus. J'admire cette providence
+qui taille tout en grand; mais comme l'homme est culbuté parmi les
+rognures! et que nous sommes plaisants de nous croire quelque chose!
+Dieux par la pensée, insectes pour le bonheur, nous sommes ce Jupiter
+dont le temple est aux petites maisons; il prend pour une cassolette
+d'encens l'écuelle de bois où fume la soupe qu'on apporte dans sa loge;
+il règne sur l'Olympe, jusqu'à l'instant où le plus vil geôlier lui
+donnant un soufflet, le rappelle à la vérité, pour qu'il baise la main
+et mouille de larmes son pain moisi.
+
+Infortuné! vous avez vu vos cheveux blanchir, et dans tant de jours,
+vous n'en avez pas eu un de contentement, pas un; pas même le jour du
+mariage funeste, du mariage d'inclination qui vous a donné une femme
+estimable, et qui vous a perdu tous deux. Tranquilles, aimants, sages,
+vertueux, religieux, tous deux la bonté même, vous avez vécu plus mal
+ensemble que ces insensés que leurs passions entraînent, qu'aucun
+principe ne retient, et qui ne sauraient imaginer à quoi peut servir la
+bonté du coeur. Vous vous êtes marié pour vous aider mutuellement,
+disiez-vous, pour adoucir vos peines en les partageant, pour faire votre
+salut: et le même soir, le premier soir, mécontents l'un de l'autre et
+de votre destinée, vous n'eûtes plus d'autre vertu ni d'autre
+consolation à attendre que la patience de vous supporter jusqu'au
+tombeau. Quel fut donc votre malheur, votre crime? de vouloir le bien,
+de le vouloir trop, de ne pouvoir jamais le négliger, de le vouloir
+minutieusement et avec assez de passion pour ne le considérer que dans
+le détail du moment présent.
+
+Vous voyez que je les connaissais. On paraissait me voir avec plaisir:
+on voulait me convertir; et quoique ce projet n'ait pas absolument
+réussi, nous jasions assez ensemble. C'est lui surtout dont le malheur
+me frappait. Sa femme n'était ni moins bonne ni moins estimable; mais
+plus faible, elle trouvait dans son abnégation un certain repos où
+devait s'engourdir sa douleur. Dévote avec tendresse, offrant ses
+amertumes, et remplie de l'idée d'une récompense future, elle souffrait,
+mais d'une manière qui n'était pas sans dédommagement. Il y avait
+d'ailleurs dans ses maux quelque chose de volontaire; elle était
+malheureuse par goût; et ses gémissements, comme ceux des saints,
+quoique très-pénibles quelquefois, lui étaient précieux et nécessaires.
+
+Pour lui, il était religieux sans être absorbé par la dévotion: il était
+religieux par devoir, mais sans fanatisme, et sans faiblesses comme sans
+momerie; pour réprimer ses passions, et non pas pour en suivre une plus
+particulière. Je n'assurerais pas même qu'il ait joui de cette
+conviction sans laquelle la religion peut plaire, mais ne saurait
+suffire.
+
+Ce n'est pas tout: on voyait comment il eût pu être heureux; on sentait
+même que les causes de son malheur n'étaient pas dans lui. Mais sa femme
+eût été à-peu-près la même, dans quelque situation qu'elle eût vécu:
+elle eût trouvé partout le moyen de se tourmenter et d'affliger les
+autres, en ne voulant que le bien, en ne s'occupant nullement
+d'elle-même, en croyant sans cesse se sacrifier pour tous; mais en ne
+sacrifiant jamais ses idées, en prenant sur elle tous les efforts,
+excepté celui de changer sa manière. Il semblait donc que son malheur
+appartînt en quelque sorte à sa nature; et on était plus disposé à s'en
+consoler et à prendre là-dessus son parti, comme sur l'effet d'une
+destinée irrévocable. Au contraire, son mari eût vécu comme un autre,
+s'il eût vécu avec tout autre qu'avec elle. On sait quel remède trouver
+à un mal ordinaire, et surtout à un mal qui ne mérite pas de ménagement:
+mais c'est une misère à laquelle on ne peut espérer de terme, de ne
+pouvoir que plaindre celle dont la perpétuelle manie nous déplaît avec
+amitié, nous harcèle avec douceur, et nous impatiente toujours sans se
+déconcerter jamais; qui ne nous fait mal que par une sorte de nécessité,
+qui n'oppose à notre indignation que des larmes pieuses, qui en
+s'excusant fait pis encore qu'elle n'avait fait; et qui avec de
+l'esprit, mais dans un aveuglément inconcevable, fait en gémissant tout
+ce qu'il faut pour nous pousser à bout.
+
+Si quelques hommes ont été un fléau pour l'homme, ce sont bien les
+législateurs profonds qui ont rendu le mariage indissoluble, afin que
+l'on fut _forcé_ de s'aimer. Pour compléter l'histoire de la sagesse
+humaine, il nous en manque un, qui voyant la nécessité de s'assurer de
+l'homme suspecté d'un crime et l'injustice de rendre malheureux en
+attendant son jugement celui qui peut être innocent, ordonne dans tous
+les cas vingt ans de cachot provisoirement, au lieu d'un mois de prison,
+afin que la nécessité de s'y faire adoucisse le sort du détenu et lui
+rende sa chaîne aimable.
+
+On ne remarque pas assez quelle insupportable répétition de peines
+comprimantes, et souvent mortelles, produisent dans le secret des
+appartements, ces humeurs difficiles, ces manies tracassières, ces
+habitudes orgueilleuses à-la-fois et petites, où s'engagent, par hasard,
+sans le soupçonner et sans pouvoir s'en retirer, tant de femmes à qui on
+n'a jamais cherché à faire connaître le coeur humain. Elles achèvent leur
+vie avant d'avoir découvert qu'il est bon de savoir vivre avec les
+hommes: elles élèvent des enfants ineptes comme elles; c'est une
+génération de maux, jusqu'à ce qu'il survienne un tempérament heureux
+qui se forme lui-même un caractère; et tout cela, parce qu'on a cru
+leur donner une éducation très-suffisante en leur apprenant à coudre,
+danser, mettre le couvert et lire les psaumes en latin.
+
+Je ne sais pas quel bien il peut résulter de ce qu'on ait des idées
+étroites, et je ne vois pas qu'une imbécile ignorance soit de la
+simplicité: l'étendue des vues produit au contraire moins d'égoïsme,
+moins d'opiniâtreté, plus de bonne-foi, une délicatesse officieuse, et
+cent moyens de conciliation. Chez les gens trop bornés, à moins que le
+coeur ne soit d'une bonté extrême, et qu'il faut rarement attendre, vous
+ne voyez qu'humeur, oppositions, entêtement ridicule, altercations
+perpétuelles; et la plus faible altercation devient en deux minutes une
+dispute pleine d'aigreur. Des reproches amers, des soupçons hideux, des
+manières brutes semblent, à la moindre occasion, brouiller ces gens-là
+pour jamais. Il y a cependant chez eux une chose heureuse, c'est que
+comme l'humeur est leur seul mobile, si quelque bêtise vient les
+divertir, ou si quelque tracasserie contre une autre personne vient les
+réunir, voilà mes gens qui rient ensemble et se parlent à l'oreille,
+après s'être traités avec le dernier mépris: une demi-heure plus tard,
+voici une fureur nouvelle; un quart-d'heure après cela chante ensemble.
+Il faut rendre à de telles gens cette justice qu'il ne résulte
+ordinairement rien de leur brutalité, si ce n'est un dégoût
+insurmontable dans ceux que des circonstances particulières engageraient
+à vivre avec eux.
+
+Vous êtes hommes, vous vous dites chrétiens: et cependant, malgré les
+lois que vous ne sauriez désavouer, et malgré celles que vous adorez,
+vous fomentez, vous perpétuez une extrême inégalité entre les lumières
+et les sentiments des hommes. Cette inégalité est dans la nature; mais
+vous l'avez augmentée contre toute mesure, quand vous deviez au
+contraire travailler à la restreindre. Il faut bien que les prodiges de
+votre industrie soient une surabondance funeste, puisque vous n'avez ni
+le temps, ni les facultés de faire tant de choses indispensables. La
+masse des hommes est brute, inepte et livrée à elle-même; tous vos maux
+viennent de-là: ou ne les faites pas exister, ou donnez-leur une
+existence d'homme.
+
+_Que conclure, à la fin, de tous mes longs propos?_ C'est que l'homme
+étant peu de chose dans la nature, et étant tout pour lui-même, il
+devrait bien s'occuper un peu moins des lois du monde, et un peu plus
+des siennes; laisser peut-être celles des hautes-sciences qui sont
+sublimes, et qui n'ont pas séché une seule larme dans les hameaux et au
+quatrième étage; laisser peut-être certains arts admirables et inutiles;
+laisser des passions héroïques et funestes; tâcher, s'il se peut,
+d'avoir des institutions qui arrêtent l'homme et qui cessent de
+l'abrutir, d'avoir moins de science et moins d'ignorance; et convenir
+enfin que si l'homme n'est pas un ressort aveugle qu'il faille
+abandonner aux forces de la fatalité, que si ses mouvements ont quelque
+chose de spontané, la morale est la seule science de l'homme livré à la
+providence de l'homme.
+
+Vous laissez aller sa veuve dans un couvent: vous faites très-bien, je
+crois. C'est-là qu'elle eût dû vivre: elle était née pour le cloître,
+mais je soutiens qu'elle n'y eût pas trouvé plus de bonheur. Ce n'est
+donc pas pour elle que je dis que vous faites bien. Mais en la prenant
+chez vous, vous étaleriez une générosité inutile; elle n'en serait pas
+plus heureuse. Votre bienfaisance prudente et éclairée se soucie peu des
+apparences, et ne considère dans le bien à faire, que la somme plus ou
+moins grande du bien qui doit en résulter.
+
+
+
+
+LETTRE XLVI.
+
+DATX
+Lyon, 2 août, VI.
+
+
+Quand le jour commence, je suis abattu; je me sens triste et inquiet; je
+ne puis m'attacher à rien; je ne vois pas comment je remplirai tant
+d'heures. Quand il est dans sa force, il m'accable; je me retire dans
+l'obscurité, je tâche de m'occuper, et je ferme tout pour ne pas savoir
+qu'il n'a point de nuages. Mais lorsque sa lumière s'adoucit, et que je
+sens autour de moi ce charme d'une soirée heureuse qui m'est devenu si
+étranger, je m'afflige, je m'abandonne; dans ma vie commode, je suis
+fatigué de plus d'amertumes que l'homme pressé par le malheur. On m'a
+dit: vous êtes tranquille maintenant.
+
+Le paralytique est tranquille dans son lit de douleur. Consumer les
+jours de l'âge fort, comme le vieillard passe les jours du repos!
+Toujours attendre, et ne rien espérer; toujours de l'inquiétude sans
+désirs, et de l'agitation sans objet; des heures constamment nulles; des
+conversations où l'on parle pour placer des mots, où l'on évite de dire
+des choses; des repas où l'on mange par excès d'ennui; de froides
+parties de campagne dont on n'a jamais désiré que la fin; des amis sans
+intimité; des plaisirs pour l'apparence; du rire pour contenter ceux qui
+bâillent comme vous; et pas un sentiment de joie dans deux années! Avoir
+sans cesse le corps inactif, la tête agitée, l'âme malheureuse, et
+n'échapper que fort mal dans le sommeil même à ce sentiment d'amertumes,
+de contrainte, et d'ennuis inquiets: c'est la lente agonie du coeur; ce
+n'est pas ainsi que l'homme devait vivre.
+
+DATX
+3 août.
+
+S'il vit ainsi, me direz-vous, c'est donc ainsi qu'il devait vivre: ce
+qui existe est selon l'ordre; où seraient les causes, si elles n'étaient
+pas dans la nature? Il faudra que j'en convienne avec vous: mais cet
+ordre de choses n'est que momentané; il n'est point selon l'ordre
+essentiel, à moins que tout ne soit déterminé irrésistiblement. Si tout
+est nécessaire, il l'est que j'agisse comme s'il n'y avait point de
+nécessité: ce que nous disons est vain; il n'y a point de sentiment
+préférable au sentiment contraire, point d'erreur, point d'utilité. Mais
+s'il en est autrement, avouons nos écarts; examinons où nous en sommes;
+cherchons comment on pourrait réparer tant de pertes. La résignation est
+souvent bonne aux individus; elle ne peut être que fatale à l'espèce.
+C'est ainsi que va le monde, est le mot d'un bourgeois quand on le dit
+des misères publiques; ce n'est celui du sage que dans les cas
+particuliers.
+
+Dira-t-on qu'il ne faut pas s'arrêter du beau imaginaire, au bonheur
+absolu; mais aux détails d'une utilité directe dans l'ordre actuel: et
+que la perfection n'étant pas accessible à l'homme, et surtout aux
+hommes, il est à-la-fois inutile et romanesque de les en entretenir.
+Mais la nature elle-même prépare toujours le plus pour obtenir le
+moins. Dans mille graines, une seule germera. Nous voudrions apercevoir
+quel serait le mieux possible, non pas précisément dans l'espoir de
+l'atteindre, mais afin de nous en approcher davantage que si nous
+envisagions seulement pour terme de nos efforts, ce qu'ils pourront en
+effet produire. Je cherche des données qui m'indiquent les besoins de
+l'homme; et je les cherche dans moi, pour me tromper moins. Je trouve
+dans mes sensations un exemple limité, mais sûr; et en observant le seul
+homme que je puisse bien sentir, je m'attache à découvrir quel pourrait
+être l'homme en général.
+
+Vous seuls savez remplir votre vie, hommes simples et justes, pleins de
+confiance et d'affections expansives, de sentiment et de calme; qui
+sentez votre existence avec plénitude, et qui voulez voir l'oeuvre de vos
+jours! Vous placez votre joie dans l'ordre et la paix domestique, sur le
+front pur d'un ami, sur la lèvre heureuse d'une femme. Ne venez point
+vous soumettre dans nos villes à la médiocrité misérable, à l'ennui
+superbe. N'oubliez pas les choses naturelles: ne livrez pas votre coeur à
+la vaine tourmente des passions équivoques; leur objet toujours
+indirect, fatigue et suspend la vie jusqu'à l'âge infirme qui déplore
+trop lard le néant où se perdit la faculté de bien faire.
+
+Je suis comme ces infortunés en qui une impression trop violente a pour
+jamais irrité la sensibilité de certaines fibres, et qui ne sauraient
+éviter de retomber dans leur manie toutes les fois que l'imagination,
+frappée d'un objet analogue, renouvelle en eux cette première émotion.
+Le sentiment des rapports me montre toujours les convenances harmoniques
+comme l'ordre et la fin de la nature. Ce besoin de chercher les
+résultats dès que je vois les données, cet instinct à qui il répugne que
+nous soyons en vain...... Croyez-vous que je le puisse vaincre? Ne
+voyez-vous pas qu'il est dans moi, qu'il est plus fort que ma volonté,
+qu'il m'est nécessaire, qu'il faut qu'il m'éclaire ou m'égare, qu'il me
+rende malheureux et que je lui obéisse? Ne voyez-vous pas que je suis
+déplacé, isolé, lassé; que je ne trouve rien, que l'ennui me tue. Je
+rejette tout ce qui passe; je me presse, je me hâte par dégoût;
+j'échappe au présent, je ne désire point l'avenir; je me consume, je
+dévore mes jours, et je me précipite vers le terme de mes ennuis, sans
+désirer rien après eux. On dit que le temps n'est rapide qu'à l'homme
+heureux: on dit faux; je le vois passer maintenant avec une vitesse que
+je ne lui connaissais pas. Puisse le dernier des hommes n'être jamais
+heureux ainsi!
+
+Je ne vous le dissimule point, j'avais un moment compté sur quelque
+douceur intérieure: je suis bien désabusé. Qu'attendais-je en effet? que
+les hommes sussent arranger ces détails que les circonstances leur
+abandonnent, user des avantages que peuvent offrir ou les facultés
+intérieures, ou quelque conformité de caractère, établir et régler ces
+riens dont on ne se lasse pas, et qui peuvent embellir ou tromper les
+heures; qu'ils sussent ne point perdre dans l'ennui leurs années les
+plus tolérables, et n'être pas plus malheureux par leur maladresse que
+par le sort lui-même; qu'ils sussent vivre! Devais-je donc ignorer qu'il
+n'en est point ainsi; et ne savais-je pas assez que cette apathie, et
+surtout cette sorte de crainte et de défiance mutuelles, cette
+incertitude, cette ridicule réserve qui étant l'instinct des uns,
+devient le devoir des autres, condamnaient tous les hommes à se voir
+avec ennui, à se lier avec indifférence, à s'aimer avec lassitude, à se
+convenir inutilement, et à bâiller tous les jours ensemble, faute de se
+dire une fois, ne bâillons plus.
+
+En toutes choses, et partout, les hommes perdent leur existence; ils se
+fâchent ensuite contre eux-mêmes, ils croient que ce fut leur faute.
+Malgré l'indulgence pour nos propres faiblesses, peut-être sommes-nous
+trop sévères en cela, trop portés à nous attribuer ce que nous ne
+pouvions éviter. Lorsque le temps est passé, nous oublions les détails
+de cette fatalité impénétrable dans ses causes, et à peine sensible dans
+ses résultats.
+
+Tout ce qu'on espérait se détruit sourdement; toutes les fleurs se
+flétrissent, tous les germes avortent; tout tombe, comme ces fruits
+naissants qu'une gelée a frappés de mort, qui ne mûriront point, qui
+périront tous, mais qui végètent encore plus ou moins longtemps
+suspendus à la branche stérilisée, comme si la cause de leur ruine eût
+voulu rester inconnue.
+
+On a la santé, l'intimité; on voit dans ses mains ce qu'il faut pour une
+vie assez douce: les moyens sont tout simples, tout naturels; nous les
+tenons, ils nous échappent pourtant. Comment cela se fait-il? La réponse
+serait longue et difficile: je la préférerais à bien des traités de
+philosophie; elle n'est pas même dans les trois mille _lois_ de
+Pythagore.
+
+Peut-être se laisse-t-on trop aller à négliger des choses indifférentes
+par elles-mêmes, et que pourtant il faut désirer, ou du moins recevoir,
+pour que les heures soient occupées sans langueur. Il y a une sorte de
+dédain, qui est une prétention fort vaine, mais à laquelle on se trouve
+entraîné sans y songer. On voit beaucoup d'hommes; chacun d'eux, livré
+à d'autres goûts, est ou se montre insensible à bien des choses dont
+nous ne voulons pas alors paraître plus émus que lui. Il se forme dans
+nous une certaine habitude d'indifférence et de renoncement; elle ne
+coûte point de sacrifices, mais elle augmente l'ennui. Ces riens qui
+pris chacun à part, étaient tous inutiles, devenaient bons par leur
+ensemble; ils entretenaient cette activité des affections qui fait la
+vie. Ils n'étaient pas des causes suffisantes de sensations, mais ils
+nous faisaient échapper au malheur de n'en plus avoir. Ces biens, si
+faibles, convenaient mieux à notre nature, que la puérile grandeur qui
+les rejette, et qui ne les remplacera pas. Le vide devient fastidieux à
+la longue; il dégénère en une morne habitude: et, bien trompés dans
+notre superbe indolence, nous laissons se dissiper en une triste fumée
+la lumière de la vie, faute du souffle qui l'animerait.
+
+Je vous le répète, le temps fuit avec une vitesse qui s'accroît à mesure
+que l'âge change. Mes jours perdus s'entassent derrière moi: ils
+remplissent l'espace vague de leurs ombres sans couleur; ils amoncèlent
+leurs squelettes atténués: c'est le ténébreux simulacre d'un monument
+funèbre. Et si mon regard inquiet se détourne et cherche à se reposer
+sur la chaîne, jadis plus heureuse, des jours que prépare l'avenir; il
+se trouve que leurs formes pleines et leurs riantes images ont beaucoup
+perdu. Leurs couleurs pâlissent: cet espace voilé qui les embellissait
+d'une grâce céleste dans la magie de l'incertitude, découvre maintenant
+à nu leurs fantômes arides et chagrins. A la lueur austère qui les
+montre dans l'éternelle nuit, j'en discerne déjà le dernier qui s'avance
+seul sur l'abîme, et n'a plus rien devant lui.
+
+Vous souvient-il de nos vains désirs, de nos projets d'enfant? La joie
+d'un beau ciel, l'oubli du monde, et la liberté des déserts!
+
+Jeune enchantement d'un coeur vierge, qui croit au bonheur, qui veut ce
+qu'il désire, et ignore la vie! Simplicité de l'espérance, qu'êtes-vous
+devenue? Le silence des forêts, la pureté des eaux, les fruits naturels,
+l'habitude intime nous suffisaient alors. Le monde réel n'a rien qui
+remplace ces besoins d'un coeur juste, d'un esprit incertain, premier
+songe de nos premiers printemps.
+
+Quand une heure plus favorable vient placer sur nos fronts une sérénité
+imprévue, quelque nuance fugitive de paix et de bien-être, l'heure
+suivante se hâte d'y fixer les traits chagrins et fatigués, les rides
+abreuvées d'amertumes qui en effacent pour jamais la candeur primitive.
+
+Depuis cet âge qui est déjà si loin de moi, les instants épars qui ont
+pu rappeler l'idée du bonheur, ne forment pas dans ma vie un demi-jour
+que je dusse consentir à voir renouveler. C'est ce qui caractérise ma
+fatigante destinée: d'autres sont bien plus malheureux, mais j'ignore
+s'il fut jamais un homme moins heureux. Je me dis, que l'on est porté à
+la plainte; que l'on sent tous les détails de ses propres misères,
+tandis qu'on affaiblit, ou qu'on ignore celles que l'on n'éprouve pas
+soi-même: et pourtant je me crois juste, en pensant que l'on ne saurait
+moins jouir, moins vivre, être plus constamment au-dessous de ses
+besoins.
+
+Je ne suis pas souffrant, impatienté, irrité; je suis lassé, abattu; je
+suis dans l'accablement. Quelquefois, à la vérité, un mouvement imprévu
+m'élance hors de la sphère étroite où je me sentais comprimé. Ce
+mouvement est si rapide, que je ne puis le prévenir: ce sentiment me
+remplit et m'entraîne sans que j'aie pensé à la vanité de son impulsion:
+je perds ainsi ce repos raisonné qui éternise nos maux, en les calculant
+avec son froid compas, avec ses formules savantes et mortelles.
+
+Alors, j'oublie ces considérations accidentelles, chaînons misérables
+dont ma faiblesse a tissu le fragile lien: je vois seulement, d'un côté,
+mon âme avec ses forces et ses désirs, comme un principe moteur borné
+mais indépendant, que rien ne peut empêcher de s'éteindre à son terme,
+que rien aussi ne peut empêcher d'être selon sa nature; et de l'autre,
+toutes choses sur la terre humaine comme son domaine nécessaire, comme
+les moyens de son action, les matériaux de sa vie. Je méprise cette
+prudence timide et lente, qui pour des jouets qu'elle travaille, oublie
+la puissance du génie, laisse éteindre le feu du coeur, et perd à jamais
+ce qui fait la vie pour arranger des ombres puériles.
+
+Je me demande ce que je fais; pourquoi je ne me mets pas à vivre; quelle
+force m'enchaîne, quand je suis libre; quelle faiblesse me retient quand
+je sens une énergie dont l'effort réprimé me consume; ce que j'attends,
+quand je n'espère rien; ce que je cherche ici, quand je n'y aime rien,
+n'y désire rien; quelle fatalité me force à faire ce que je ne veux
+point, sans que je voie comment elle me le fait faire?
+
+Il est facile de s'y soustraire; il en est temps, il le faut: et à peine
+ce mot est dit, que l'impulsion s'arrête, l'énergie s'éteint, et me
+voilà replongé dans le sommeil où s'anéantit ma vie. Le temps coule
+uniformément: je me lève avec dégoût, je me couche fatigué, je me
+réveille sans désirs. Je m'enferme, et je m'ennuie: je vais dehors, et
+je gémis. Si le temps est sombre, je le trouve triste; et s'il est beau,
+je le trouve inutile. La ville m'est insipide, et la campagne m'est
+odieuse. La vue des malheureux m'afflige; celle des heureux ne me trompe
+point. Je ris amèrement quand je vois des hommes qui se tourmentent; et
+si quelques-uns sont plus calmes, je ris, en songeant qu'on les croit
+contents.
+
+Je vois tout le ridicule du personnage que je fais; je me rebute, et je
+ris de mon impatience. Cependant je cherche dans chaque chose, le
+caractère bizarre et double qui la rend un moyen de nos misères; et ce
+comique d'oppositions qui fait de la terre humaine une scène
+contradictoire où toutes choses sont importantes au sein de la vanité de
+toutes choses. Je me précipite ainsi, ne sachant plus de quel côté me
+diriger. Je m'agite, parce que je ne trouve point d'activité; je parle,
+afin de ne point penser; je m'anime, par stupeur. Je crois même que je
+plaisante: je ris de douleur, et l'on me trouve gai. Voilà qui va bien,
+disent-ils, il prend son parti. Il faut que je le prenne, car je n'y
+pourrai plus tenir.
+
+DATX
+5 août.
+
+Je crois, je sens que tout cela va changer. Plus j'observe ce que
+j'éprouve, plus j'en viendrais à me convaincre que les choses de la vie
+sont indiquées, préparées et mûries dans une marche progressive dirigée
+par une force inconnue.
+
+Dès qu'une série d'incidents marche vers un terme, ce résultat qu'elle
+annonce, se trouve aussitôt un centre que beaucoup d'autres incidents
+environnent avec une tendance marquée. Cette tendance qui les unit au
+centre par des liens universels, nous le fait paraître comme un but
+qu'une intention de la nature se serait proposé, comme un chaînon
+qu'elle travaillerait à dessein selon ses lois générales, et où nous
+cherchons à découvrir, à pressentir dans des rapports individuels, la
+marche, l'ordre, et les harmonies du plan du monde.
+
+Si nous y sommes trompés, c'est peut-être par notre seul empressement.
+Nos désirs cherchent toujours à anticiper sur l'ordre des événements, et
+leur impatience ne saurait attendre cette tardive maturité.
+
+On dirait aussi qu'une volonté inconnue, qu'une intelligence d'une
+nature indéfinissable nous entraîne par des apparences, par la marche
+des nombres, par des songes dont les rapports avec les faits surpassent
+de beaucoup les probabilités du hasard. On dirait que tous les moyens
+lui servent à nous séduire, que les sciences occultes, que les résultats
+extraordinaires de la divination, et les vastes effets dus à des causes
+imperceptibles, sont l'ouvrage de cette industrie cachée; qu'elle
+précipite ainsi ce que nous croyons conduire; qu'elle nous égare, afin
+de varier le monde. Si vous voulez avoir un sentiment de cette force
+invisible, et de l'impuissance où l'ordre même se trouve de produire la
+perfection, calculez toutes les forces bien connues, et vous verrez
+qu'elles n'ont pas leur résultat direct. Faites plus; imaginez un ordre
+de choses où toutes les convenances particulières soient observées, où
+toutes les destinations particulières soient remplies: vous trouverez,
+je crois, que l'ordre de chaque chose ne produirait pas le véritable
+ordre des choses; que tout serait trop bien; que non-seulement ce n'est
+pas ainsi que va le monde, mais que ce n'est pas même ainsi qu'il
+pourrait aller, et qu'une perpétuelle déviation dans les détails opposés
+semble être la grande loi de l'universalité des choses.
+
+Voici des faits sur un objet où les probabilités peuvent être calculées
+rigoureusement, des songes relatifs à la loterie de Paris. J'en ai connu
+douze ou quinze avant les tirages. La personne âgée qui les faisait,
+n'avait assurément ni le démon de Socrate, ni aucune donnée
+cabalistique: elle était pourtant mieux fondée à s'entêter de ses
+songes, que moi à l'en dissuader. La plupart furent réalisés: il y avait
+au moins vingt mille à parier contre un, que l'événement ne les
+justifierait pas ainsi. Elle fut séduite, elle rêva encore; elle mit, et
+rien alors ne se réalisa.
+
+On n'ignore pas que les hommes sont trompés et par de faux calculs, et
+par la passion; mais, dans ce qui peut être supputé mathématiquement,
+est-il bien vrai que tous les siècles croient à ce qui n'a en sa faveur
+qu'autant d'incidents que le hasard en doit donner?
+
+Moi-même qui assurément ne m'occupais guère de ces sortes de rêves, il
+m'est arrivé trois fois de rêver que je voyais les numéros sortis. Un de
+ces songes n'eut point de rapport avec l'événement du lendemain: le
+second en eut un aussi frappant que si l'on eût deviné un nombre sur
+quatre-vingt mille. Le dernier fut plus étrange: j'avais vu, dans cet
+ordre: 7, 39, 72, 81.. Je n'avais pas vu le cinquième numéro, et quant
+au troisième, je l'avais mal discerné, je n'étais pas assuré si c'était
+72 ou 70. J'avais même noté tous deux, mais je penchai pour le 72. Pour
+cette fois, je voulus mettre au moins le quaterne; et je mis, 7, 39, 72,
+81. Si j'eusse choisi le 70, j'eusse eu le quaterne, ce qui est déjà
+extraordinaire: mais ce qui l'est bien davantage, c'est que ma note
+faite exactement selon l'ordre dans lequel j'avais vu les quatre
+numéros, porta un terne déterminé, et que c'eût été un quaterne
+déterminé, si, en hésitant entre le 70 et le 72, j'eusse choisi le 70.
+
+Est-il dans la nature une intention qui leurre les hommes, ou du moins
+beaucoup d'hommes? Serait-ce un de ses moyens, une loi nécessaire pour
+les faire ce qu'ils sont? ou bien, tous les peuples ont-ils été dans le
+délire, en trouvant que les choses réalisées surpassaient évidemment
+l'occurrence naturelle? La philosophie moderne le nie; elle nie tout ce
+qu'elle n'explique pas. Elle a remplacé celle qui expliquait ce qui
+n'était point.
+
+Je suis loin d'affirmer, et même de croire positivement, qu'il y ait en
+effet dans la nature une force qui séduise les hommes, indépendamment du
+prestige de leurs passions; qu'il existe une chaîne occulte de rapports,
+soit dans les nombres, soit dans les affections, qui puisse faire juger,
+ou sentir d'avance, ces choses futures que nous croyons accidentelles.
+Je ne dis pas, cela est: mais n'y a-t-il point quelque témérité à dire,
+cela n'est pas?[37]
+
+Serait-il même impossible que les pressentiments appartinssent à un mode
+particulier d'organisation, et qu'ils fussent impossibles aux autres
+hommes? Nous voyons, par exemple, que la plupart ne sauraient concevoir
+des rapports entre l'odeur qu'exhale une plante, et les moyens du
+bonheur du monde. Doivent-ils pour cela regarder comme une erreur de
+l'imagination le sentiment de ces rapports? Ces deux perceptions si
+étrangères l'une à l'autre pour plusieurs esprits, le sont-elles pour le
+génie qui peut suivre la chaîne qui les unit? Celui qui abattait les
+hautes têtes des pavots, savait bien qu'il serait entendu: il savait
+aussi que ses esclaves ne le comprendraient point, qu'ils n'auraient
+point son secret.
+
+Vous ne prendrez pas tout ceci plus sérieusement que je ne le dis. Mais
+je suis las des choses certaines, et je cherche partout des voies
+d'espérance.
+
+Si vous venez bientôt, cela pourra me donner un peu de courage: celui
+d'attendre toujours des lendemains est du moins quelque chose pour qui
+n'en a pas d'autre.
+
+
+
+
+LETTRE XLVII
+
+DATX
+Lyon, 18 août, VI.
+
+
+Vous renvoyez en deux mots tous mes possibles dans la région des songes.
+Pressentiments, propriétés secrètes des nombres, pierre philosophale,
+influences mutuelles des astres, sciences cabalistiques, haute magie,
+toutes chimères déclarées telles par la certitude une et infaillible.
+Vous avez l'empire; on ne saurait mieux user du sacerdoce suprême.
+Cependant je suis opiniâtre comme tous les hérésiarques: il y a plus,
+votre science certaine m'est suspecte, je vous soupçonne d'être heureux.
+
+Supposons un moment que rien ne vous réussit: vous souffrirez alors que
+je vous expose jusqu'où vont mes doutes.
+
+On dit que l'homme conduit et gouverne, que le hasard n'est rien. Tout
+cela se peut: voyons pourtant si ce hasard ne ferait pas quelque chose.
+Je veux que ce soit l'homme qui fasse toutes les choses humaines: mais
+il les fait avec des moyens, avec des facultés; d'où les a-t-il? Les
+forces physiques, ou la santé, la justesse et l'étendue de l'esprit, les
+richesses, le pouvoir composent à peu près ces moyens. Il est vrai que
+la sagesse ou la modération peuvent maintenir la santé, mais le hasard
+donne et quelquefois rétablit une forte constitution. Il est vrai que la
+prudence évite quelques dangers, mais le hasard préserve à tout moment
+d'être blessé ou mutilé. Le travail améliore nos facultés morales ou
+intellectuelles; le hasard les donne, et souvent il les développe, ou
+les préserve de tant d'accidents dont un seul pourrait les détruire. La
+sagesse fait parvenir au pouvoir un homme dans un siècle; le hasard
+l'offre à tous les autres maîtres des destinées vulgaires. La prudence,
+la conduite élèvent lentement quelques fortunes; tous les jours le
+hasard en fait rapidement. L'histoire du monde ressemble beaucoup à
+celle de ce commissionnaire qui gagna cent louis en vingt ans de courses
+et d'épargnes, et qui ensuite mit à la loterie un seul écu, et en reçut
+soixante-quinze mille.
+
+Tout est loterie. La guerre n'est plus qu'une loterie pour presque tous,
+à l'exception du général en chef, qui cependant n'en est rien moins que
+tout à fait exempt. Dans la tactique moderne, l'officier qui va être
+comblé d'honneurs et élevé à un grade supérieur, voit auprès de lui le
+guerrier aussi brave, plus savant, plus robuste, oublié pour jamais dans
+le tas des morts.
+
+Si tant de choses se font par hasard, et que pourtant le hasard ne
+puisse rien faire; il y a dans la nature, ou une grande force cachée,
+ou un nombre de forces inconnues qui suivent des lois inaccessibles aux
+démonstrations des sciences humaines.
+
+On peut _prouver_ que le fluide électrique n'existe pas. On peut prouver
+qu'un corps aimanté ne saurait agir sur un autre sans le toucher; et que
+la faculté de se diriger vers tel point de la terre est une propriété
+occulte et par trop péripatéticienne. On avait prouvé que l'on ne
+pouvait voyager dans les airs, que l'on ne pouvait brûler des corps
+éloignés de soi, que l'on ne pouvait précipiter la foudre ou allumer des
+volcans. On sait encore aujourd'hui que l'homme qui fait un chêne, ne
+peut pas faire de l'or. On sait que la lune peut causer les marées, mais
+non pas influer sur la végétation. Il est prouvé que tous les effets des
+affections de la mère sur le foetus sont des contes de vieilles, et que
+tous les peuples qui les ont vus, ne les ont pas vus. On sait que
+l'hypothèse d'un fluide pensant n'est qu'une impiété absurde; mais que
+certains hommes ont la permission de faire avant déjeuner une sorte
+d'âme universelle ou de nature métaphysique, que l'on peut rompre en
+autant d'âmes universelles que bon semble, afin que chacun digère la
+sienne.
+
+Il est _certain_ qu'un Châtillon reçut, selon la promesse de saint
+Bernard, cent fois autant de terres labourables à la charrue d'en haut,
+qu'il en avait donné ici-bas aux moines de Clairvaux. Il est certain que
+l'empire du Mogol est dans une grande prospérité, quand son maître pèse
+deux livres de plus que l'année précédente. Il est certain que l'âme
+survit au corps, excepté s'il est écrasé par la chute subite d'un roc,
+car alors elle n'a pas le temps de s'enfuir[38]; et il faut qu'elle
+meure là. Tout le monde a su que les comètes sont dans l'usage
+d'engendrer des monstres, et qu'il y a d'excellentes recettes pour se
+préserver de cette contagion. Tout le monde convient qu'un individu de
+ce petit globe où rampent nos génies impérissables, a trouvé les lois du
+mouvement et de la position respective de cent milliards de mondes. Nous
+sommes admirablement certains, et c'est pure malice, si tous les temps
+et tous les peuples s'accusent mutuellement d'erreur.
+
+Pourquoi chercher à rire des Anciens qui regardaient les nombres comme
+le principe universel. L'étendue, les forces, la durée, toutes les
+propriétés des choses naturelles ne suivent-elles pas les lois des
+nombres? Ce qui est à la fois réel et mystérieux, n'est-il pas ce qui
+nous avance le plus dans la profondeur des secrets de la nature?
+N'est-elle pas elle-même une perpétuelle expression d'évidence et de
+mystère, visible et impénétrable, calculable et infinie, prouvée et
+inconcevable, contenant tous les principes de l'être et toute la vanité
+des songes? Elle se découvre à nous et nous ne la voyons pas; nous avons
+analysé ses lois, et nous ne saurions imaginer ses procédés; elle nous a
+laissé prouver que nous remuerions un globe, mais le mouvement d'un
+insecte est l'abîme où elle nous abandonne. Elle nous donne une heure
+d'existence au milieu du néant; elle nous montre et nous supprime; elle
+nous produit pour que nous ayons été. Elle nous fait un oeil qui pourrait
+tout voir; elle met devant lui toute la mécanique, toute l'organisation
+des choses, toute la métaphysique de l'être infini: nous regardons, nous
+allons connaître; et voilà qu'elle ferme à jamais cet oeil si
+admirablement préparé.
+
+Pourquoi donc, ô hommes qui passez aujourd'hui! voulez-vous des
+certitudes? et jusques à quand faudra-t-il vous affirmer nos rêves pour
+que votre vanité dise: «Je sais»? Vous êtes moins petits quand vous
+ignorez. Vous voulez qu'en parlant de la nature, on vous dise comme vos
+balances et vos chiffres: ceci est, ceci n'est pas. Eh bien, voici un
+roman: sachez, soyez certains.
+
+Le Nombre ... Nos dictionnaires définissent le nombre une collection
+d'unités: en sorte que l'unité qui est le principe de tous les nombres,
+devient étrangère au terme qui les exprime. Je suis fâché que notre
+langue n'ait pas un mot qui comprenne l'unité, et tous ses produits plus
+ou moins directs, plus ou moins complexes. Supposons tous deux que le
+mot nombre veut dire cela: et puisque j'ai un songe à vous conter, je
+vais reprendre un peu le ton des grandes vérités que je veux vous
+envoyer par le courrier de demain.
+
+Ecoutez: c'est de l'Antiquité; mais elle ne savait pas le calcul des
+fluxions[39].
+
+Le nombre est le principe de toute dimension, de toute harmonie, de
+toute propriété, de toute agrégation; il est la loi de l'univers
+organisé.
+
+Sans les lois des nombres, la matière serait une masse informe,
+indigeste; elle serait le Chaos. La matière arrangée selon ces lois est
+le Monde. La nécessité de ces lois est le Destin; leur puissance et
+leurs propriétés sont la Nature: et la conception universelle de ces
+propriétés est Dieu.
+
+Les analogies de ces propriétés forment la doctrine magique, secret de
+toutes les initiations, principe de tous les dogmes, base de tous les
+cultes, source des relations morales et de tous les devoirs.
+
+Je me hâte; et vous me saurez gré de tant de discrétion, car je pourrais
+suivre la filiation de toutes les idées cabalistiques et religieuses.
+Je rapporterais aux nombres les religions du feu; je prouverais que
+l'idée même de l'Esprit pur est le résultat de certains calculs; je
+réunirais dans un même enchaînement tout ce qui a pu asservir ou flatter
+l'imagination humaine. Cet aperçu d'un monde mystérieux ne serait pas
+sans intérêt; mais il ne vaudrait pas l'odeur numérique exhalée de sept
+fleurs de jasmin que le souffle de l'air va porter et perdre dans le
+sable sur votre terrasse de Chessel.
+
+Cependant sans les nombres, point de fleurs, point de terrasse. Tout
+phénomène est nombre ou proportion. Les formes, l'espace, la durée, sont
+des effets, des produits du nombre; mais le nombre n'est produit, n'est
+modifié, n'est perpétué que par lui-même. La musique, c'est-à-dire la
+science de toute harmonie, est une expression des nombres. Notre musique
+elle-même, la musique des sons, source des plus fortes impressions que
+l'homme puisse éprouver, est fondée sur les nombres.
+
+Si j'étais versé dans l'astrologie, je vous dirais bien d'autres choses;
+mais enfin toute la vie n'est-elle pas réglée sur les nombres: sans eux,
+qui saurait l'heure d'un office, d'un enterrement; qui pourrait danser,
+qui saurait quand il est _bon couper les ongles_?
+
+L'Unité est assurément le principe, comme l'image de toute unité; et dès
+lors de tout ouvrage complet, de tout concept, de tout projet, de tout
+achèvement, de la perfection, de l'ensemble. Ainsi tout nombre complexe
+est un, ainsi toute perception est une, ainsi l'univers est un.
+
+Un est aux nombres engendrés, comme le rouge est aux couleurs, ou Adam
+aux générations humaines. Car Adam était le premier, et le mot Adam
+signifie rouge. C'est ce qui fait que la matière du grand oeuvre doit se
+nommer Adam lorsqu'elle est poussée au rouge, parce que la quintessence
+rouge de l'univers est comme Adam qu'Adonaï forma de quintessence.
+
+Pythagore a dit: «Cultivez assidûment la science des nombres; nos vices
+et nos crimes ne sont que des erreurs de calcul.» Ce mot si utile, et
+d'une vérité si profonde, est sans doute ce qui peut être dit de mieux
+sur les nombres. Mais voici ce que Pythagore n'a point dit[40].
+
+Sans Un, il n'y aurait ni deux, ni trois: l'unité est donc le principe
+universel. Un est infini par ce qui sort de lui: il produit
+coéternellement deux et même trois, d'où vient tout le reste. Quoique
+infini, il est impénétrable; il est assurément dans tout; il ne peut
+cesser, nul ne l'a fait; il ne saurait changer: de plus il n'est ni
+visible, ni bleu, ni large, ni épais, ni lourd: c'est comme qui
+dirait ... plus qu'un nombre.
+
+Pour Deux, c'est très différent. S'il n'y avait pas deux, il n'y aurait
+qu'un. Or, quand tout est un, tout est semblable; quand tout est
+semblable, il n'y a pas de discordance; là où il n'y a pas de
+discordance, là est la perfection: c'est donc deux qui brouille tout.
+Voilà le mauvais principe, c'est Satan. Aussi, de tous nos chiffres, le
+chiffre deux est celui qui a la forme la plus sinistre, l'angle le plus
+aigu.
+
+Cependant sans deux, il n'y aurait point de composition, point de
+rapports, point d'harmonie. Deux est l'élément de toute chose composée
+en tant que composée. Deux est le symbole et le moyen de toute
+génération. Il y avait deux chérubins sur l'Arche, et les oiseaux ont
+deux ailes: ce qui fait de deux le principe de l'élévation.
+
+Trois réunit l'expression de l'ensemble et celle de la composition;
+c'est l'harmonie parfaite. La raison en est palpable, c'est un nombre
+composé qui ne peut être divisé que par un. De trois points placés dans
+des rapports égaux, naît la plus simple des figures. Cette figure triple
+n'est pourtant qu'une, ainsi que l'harmonie parfaite. Et, dans la
+sagesse orientale, la puissance qui créa, Brahma; la puissance qui
+conserve, Vitsnou; et la puissance qui détruira, Routren; ces trois
+puissances réunies, n'est-ce pas Trimourti? Dans Trimourti, ne
+reconnaissez-vous pas trois, c'est ce qui fait Chiven, l'Etre suprême.
+
+Dans les choses de la terre, trente-trois, nombre exprimé par deux
+trois, n'est-il pas celui de l'âge de perfection pour l'homme? et
+l'homme, qui est bien la plus belle oeuvre de Chiven, n'a-t-il pas eu
+trois âmes autrefois?
+
+Trois est le principe de perfection: c'est le nombre de la chose
+composée, et ramenée à l'unité, de la chose élevée à l'agrégation, et
+achevée par l'unité. Trois est le nombre mystérieux du premier ordre:
+aussi y a-t-il trois règnes dans les choses terrestres; et pour tout
+composé organique trois accidents, formation, vie, décomposition.
+
+Quatre ressemble beaucoup au corps, parce que le corps a quatre
+facultés. Il renferme aussi toute la religion du serment: comment cela?
+je l'ignore, mais puisqu'un maître l'a dit, sans doute ses disciples
+l'expliqueront.
+
+Cinq est protégé par Vénus: car elle préside au mariage, et cinq a dans
+sa forme quelque chose d'heureux qu'on ne saurait définir. De là vient
+que nous avons cinq sens, et cinq doigts; il n'en faut pas chercher
+d'autres raisons.
+
+Je ne sais rien sur le nombre Six, sinon que le cube a six faces. Tout
+le reste m'a paru indigne des grandes choses que j'ai rassemblées sur
+d'autres nombres.
+
+Mais Sept est d'une importance extrême. Il représente toutes les
+créatures; ce qui le rend d'autant plus intéressant qu'elles nous
+appartiennent toutes, droit divin transféré depuis longtemps et que
+prouvent la bride et le filet, malgré ce qu'en disent quelquefois les
+ours, les lions, les serpents. Cet empire a manqué être perdu par le
+péché; mais il faut mettre deux sept ensemble, l'un détruira l'autre;
+car le baptême étant aussi là-dedans, soixante-dix-sept signifie
+l'abolition de tous les péchés par le baptême, comme saint Augustin l'a
+démontré aux académies d'Afrique.
+
+On voit facilement dans Sept, l'union de deux nombres parfaits, de deux
+principes de perfection; union complétée en quelque sorte et consolidée
+par cette unité sublime qui lui imprime un grand caractère d'ensemble,
+et qui fait que sept n'est pas six. C'est là le nombre mystérieux du
+second ordre; ou si l'on veut, le principe de tous les nombres très
+composés. Les divers aspects de la lune l'ont prouvé, et en conséquence
+on a choisi le septième jour pour celui du repos. Les fêtes religieuses
+rendirent ainsi ce nombre sacré chez tous les peuples. De là l'idée des
+cycles septenaires, liée à celle du grand Cataclysme. «Dieu a imprimé
+partout dans l'univers le caractère sacré du nombre sept», dit
+Joachitès. Dans le _ciel étoilé_, tout a été fait par sept. Toute la
+mysticité ancienne est pleine du nombre sept: c'est le plus mystérieux
+des nombres apocalyptiques, des nombres du culte mithriaque et des
+mystères d'initiation. Sept étoiles du génie lumineux, sept Gâhanbards,
+sept Amschaspands ou anges d'Ormusd. Les Juifs ont leur semaine d'année;
+et le carré de sept était le vrai nombre de leur période jubilaire. On
+remarquait que, du moins pour notre planète et même pour notre système
+planétaire, le nombre sept était le plus particulièrement indiqué par
+les phénomènes naturels. Sept planètes du premier ordre[41]; sept
+métaux[42]; sept odeurs[43]; sept saveurs; sept rayons de lumière; sept
+tons; sept articulations simples de la voix humaine[44].
+
+Sept années font une semaine de la vie; et quarante-neuf la grande
+semaine. L'enfant qui naît à sept mois peut vivre. A quatorze soleils,
+il voit: à sept lunes il a des dents: à sept ans les dents se
+renouvellent; et l'on fait commencer alors le discernement du bien et du
+mal. A quatorze ans, l'homme peut engendrer: à vingt et un, il est
+parvenu à une sorte de maturité qui a fait choisir ce temps pour la
+majorité politique et légale. Vingt-huit est l'époque d'un grand
+changement dans les affections humaines et dans les couleurs de la vie.
+A trente-cinq, la jeunesse finit. A quarante-deux, la progression
+rétrograde de nos facultés commence. A quarante-neuf, la plus belle vie
+est à sa moitié, quant à la durée extrême, et à son automne pour les
+sensations: on aperçoit les premières rides physiques et morales. A
+cinquante-six, commence la vieillesse. Soixante-trois est la première
+époque de la mort naturelle. (Je me rappelle que vous blâmez cette
+expression: nous dirons donc, mort nécessaire, mort amenée par les
+causes générales du déclin de la vie.) Je veux dire que si l'on meurt de
+vieillesse à quatre-vingt-quatre, à quatre-vingt-dix-huit ans, on meurt
+d'âge à soixante-trois: c'est la première époque où la vie finisse par
+les maladies de la décrépitude. Beaucoup de personnages célèbres sont
+morts à soixante-dix ans, à quatre-vingt-quatre, à quatre-vingt-dix-huit,
+à cent quatre (ou cent cinq). Aristote, Abélard, Héloïse, Luther,
+Constantin, chah Abbas, Nostradamus[45] et Mahomet moururent à
+soixante-trois; et Cléopâtre sentit bien qu'il fallait attendre
+vingt-huit jours pour mourir après Antoine.
+
+Neuf! Si l'on en croit les hordes mongoles et plusieurs peuplades de la
+Nigritie, voilà le plus harmonique des nombres complexes. C'est le carré
+du seul nombre qui ne soit divisible que par l'unité: c'est le principe
+des productions indirectes: c'est le mystère multiplié par le mystère.
+On peut voir dans le _Zend-Avesta_ combien neuf était vénéré d'une
+partie de l'Orient. Dans la Géorgie, dans l'Iranved, tout se fait par
+neuf: les Avares et les Chinois l'ont aimé particulièrement. Les
+musulmans de la Syrie comptent quatre-vingt-dix-neuf attributs de la
+divinité; et les peuples de la partie orientale de l'Inde connaissent
+dix-huit mondes, neuf bons, neuf mauvais.
+
+Mais le signe de ce nombre a la queue en bas, comme une comète qui
+sème[46] des monstres; et neuf est l'emblème de toute vicissitude
+funeste: en Suisse, particulièrement, les bises destructives durent neuf
+jours. Quatre-vingt-un, ou neuf multiplié par lui-même, est le nombre de
+la grande climatérique[47]; tout homme qui aime l'ordre doit mourir à
+cet âge, et Denis d'Héraclée donna en cela un grand exemple au monde.
+
+J'avoue que dix-huit ans passe pour un assez bel âge; et pourtant c'est
+la destruction multipliée par le mauvais principe: mais il y a moyen de
+s'entendre. Dans dix-huit ans il y a deux cent seize mois, nombre très
+funeste et très compliqué. On y voit d'abord quatre-vingt-un multiplié
+par deux, ce qui est épouvantable. Dans l'excédent cinquante-quatre, on
+trouve un serment et Vénus. Quatre et cinq réunis, ressemblent donc fort
+au mariage, état qui séduit à dix-huit ans; qui n'est bon à rien pour
+l'un et l'autre sexe, vers quarante-cinq ou cinquante-quatre ans; qui ne
+laisse pas d'être ridicule à quatre-vingt-un; et qui peut, en tout
+temps, par ses plaisirs même, altérer, désoler, dégrader la nature
+humaine d'après les horreurs attachées au culte du nombre cinq. Qu'y
+a-t-il de pire que d'empoisonner sa vie par une jouissance de cinq?
+c'est à dix-huit ans que ces dangers sont dans leur force; il n'est donc
+point d'âge plus funeste. Voilà ce qu'on ne pouvait découvrir que par
+les nombres; et c'est ainsi que les nombres sont le fondement de la
+morale.
+
+Que si vous trouvez dans tout cela quelque incertitude, repoussez le
+doute, redoublez de foi; voici maintenant ce que disait la première
+lumière des premiers siècles[48]. Dix est justice et béatitude résultant
+de la créature qui est sept, et de la Trinité qui est trois. Onze, c'est
+le péché parce qu'il transgresse dix ou la justice. Vous voyez le plus
+haut point du sublime; après quoi il faut se taire: saint Augustin
+lui-même n'en a pas su davantage.
+
+S'il me restait assez de papier, je vous prouverais l'existence de la
+pierre philosophale. Je vous prouverais que tant d'hommes savants et
+célèbres n'étaient pas des radoteurs: je vous prouverais qu'elle n'est
+pas plus étonnante que la boussole; qu'elle n'est pas plus inconcevable
+que le chêne provenu du gland que vous avez semé; mais qu'il l'est, ou
+qu'il devrait l'être, que des étourdis, qui en finissant leurs humanités
+ont fait un madrigal, décident que Sthall, Becher, Paracelse, ont mérité
+les petites maisons.
+
+Allez voir vos jasmins: laissez mes doutes et mes preuves. Je cherche un
+peu de délire, afin de pouvoir au moins rire de moi: car il y a un
+certain repos, un plaisir, bizarre si l'on veut, à considérer que tout
+est songe. Cela peut distraire de tant de rêves plus sérieux, et
+affaiblir ceux de notre inquiétude.
+
+Vous ne voulez pas que l'imagination nous entraîne, parce qu'elle nous
+égare: mais quand il s'agit des jouissances individuelles de la pensée,
+notre destination présente ne serait-elle pas dans les écarts? Tous les
+hommes ont rêvé; tous en ont eu besoin: quand le génie du mal les fit
+vivre, le génie du bien les fit dormir et songer.
+
+
+
+
+LETTRE XLVIII
+
+DATX
+Méterville, 1er septembre, VI.
+
+
+Dans quelque indifférence que l'on traîne ses années, il arrive pourtant
+que l'on aperçoive le ciel dans une nuit sans nuages. On voit les astres
+immenses; ce n'est pas une fantaisie de l'imagination, ils sont là sous
+nos yeux: on voit leurs distances bien plus vastes, et ces soleils qui
+semblent montrer des mondes où des êtres différents de nous naissent,
+sentent et meurent.
+
+La tige du jeune sapin est auprès de moi, droite et fixe, elle s'avance
+dans l'air, elle semble n'avoir ni vie ni mouvement; mais elle subsiste,
+et si elle se connaît elle-même, son secret et sa vie sont dans elle;
+elle croît invisiblement. Elle est la même dans la nuit, et dans le
+jour; elle est la même sous la froide neige, et sous le soleil des étés.
+Elle tourne avec la terre; elle tourne immobile parmi tous ces mondes.
+La cigale s'agite pendant le repos de l'homme, elle mourra: le sapin
+tombera; les mondes changeront. Où seront nos livres, nos renommées, nos
+craintes, notre prudence, et la maison que l'on voudrait bâtir, et le
+blé que la grêle n'a pas couché? Pour quel temps amassez-vous? pour quel
+siècle est votre espérance? Encore la révolution d'un astre, encore une
+heure de sa durée, et tout ce qui est vous ne sera plus: tout ce qui est
+vous, sera plus perdu, plus anéanti, plus impossible que s'il n'eût
+jamais été. Celui dont le malheur vous accable, sera mort. Celle qui est
+belle, sera morte. Le fils qui vous survivra sera mort.
+
+Vous avez rassemblé les moyens des arts[49]; vous voyez sur la lune
+comme si elle était près de vos télescopes; vous y cherchez du
+mouvement; il n'y en a point; il y en a eu, mais elle est morte. Et le
+lieu, le globe où vous êtes sera mort comme elle. A quoi vous
+arrêtez-vous? Vous auriez pu faire un mémoire pour votre procès, ou
+finir une ode dont on eût parlé demain au soir. Intelligence des mondes!
+qu'ils sont vains les soins de l'homme! Quelles risibles sollicitudes
+pour des incidents d'une heure! Quels tourments insensés pour arranger
+les détails de cette vie qu'un souffle du temps va dissiper! Regarder,
+jouir de ce qui passe, imaginer, s'abandonner; ce serait là tout notre
+être. Mais, régler, établir, connaître, posséder; que de démence!
+
+Cependant celui qui ne veut point s'inquiéter pour des jours incertains,
+n'aura pas le repos qui laisse l'homme à lui-même, ou le délassement qui
+peut distraire de ces dégoûts qu'on préfère à la vie tranquille: il
+n'aura pas, quand il la voudra, la coupe pleine de café ou de vin qui
+doit écarter pour un moment le mortel ennui. Il n'y aura point d'ordre
+et de suite dans ce qu'il sera forcé de faire; il n'y aura pas de
+sécurité pour les siens. Parce que sa pensée aura embrassé le monde dans
+ses hautes conceptions, il arrivera que son génie, éteint par la
+langueur, n'aura plus même ces hautes conceptions: parce que sa pensée
+aura cherché trop de vérités dans la nature des choses, il ne sera plus
+donné à sa pensée elle-même de se maintenir selon sa propre nature.
+
+On ne parle que de réprimer ses passions, et d'avoir la force de faire
+ce qu'il faut: mais, au milieu de tant d'impénétrabilité, montrez donc
+ce qu'il faut. Pour moi, je ne le sais pas, et j'ose soupçonner que
+plusieurs autres l'ignorent. Tous les sectaires ont prétendu le dire, et
+le montrer avec évidence; leurs preuves surnaturelles nous ont laissés
+dans un doute plus grand. Peut-être une connaissance certaine et un but
+connu, ne sont-ils ni selon notre nature, ni selon nos besoins.
+Cependant il faut vouloir. C'est une triste nécessité, c'est une
+sollicitude intolérable d'être toujours contraint d'avoir une volonté,
+quand on ne sait sur quoi la régler.
+
+Souvent je me repose dans cette idée que le cours accidentel des choses
+et les effets directs de nos intentions ne sauraient être qu'une
+apparence, et que toute chose humaine est nécessaire et déterminée par
+la marche irrésistible de l'ensemble des choses. Il me semble que c'est
+une vérité dont j'ai le sentiment: mais quand je perds de vue les
+considérations générales, je m'inquiète et je projette comme un autre.
+Quelquefois au contraire, je m'efforce d'approfondir tout ceci, pour
+savoir si ma volonté peut avoir une base, et si mes vues peuvent se
+rapporter à un plan suivi. Vous pensez bien que dans cette obscurité
+impénétrable, tout m'échappe, jusqu'aux probabilités elles-mêmes: je me
+lasse bientôt; je me rebute; et je ne vois rien de certain, si ce n'est
+peut-être l'inévitable incertitude de ce que les hommes voudraient
+connaître.
+
+Ces conceptions étendues qui rendent l'homme si superbe, et si avide
+d'empire, d'espérances et de durée, sont-elles plus vastes que les
+cieux réfléchis sur la surface d'un peu d'eau de pluie qui s'évapore au
+premier vent? Le métal que l'art a poli reçoit l'image d'une partie de
+l'univers; nous la recevons comme lui.--Mais il n'a pas le sentiment de
+ce contact.--Ce sentiment a quelque chose d'étonnant qu'il nous plaît
+d'appeler divin. Et ce chien qui vous suit, n'a-t-il pas le sentiment
+des forêts, des piqueurs et du fusil, dont son oeil reçoit l'empreinte en
+en répercutant les figures? Cependant après avoir poursuivi quelques
+lièvres, léché la main de ses maîtres, et déterré quelques taupes, il
+meurt; vous l'abandonnez aux corbeaux, dont l'instinct perçoit les
+propriétés des cadavres, et vous avouez qu'il n'a plus ce sentiment.
+
+Ces conceptions dont l'immensité surprend notre faiblesse, et remplit
+d'enthousiasme nos coeurs bornés, sont peut-être moins pour la nature que
+le plus imparfait des miroirs pour l'industrie humaine: et pourtant
+l'homme le brise sans regret. Dites qu'il est affreux à notre âme avide
+de n'avoir qu'une existence accidentelle; dites qu'il est sublime
+d'espérer la réunion au principe de l'ordre impérissable: n'affirmez
+rien de plus.
+
+L'homme qui travaille à s'élever, est comme ces ombres du soir qui
+s'étendent pendant une heure, qui deviennent plus vastes que leurs
+causes, qui semblent grandir en s'épuisant; et qu'une seconde fait
+disparaître.
+
+Et moi aussi j'ai des moments d'oubli, de force, de grandeur; j'ai des
+besoins démesurés; _sepulchri immemor_! Mais je vois les monuments des
+générations effacées; je vois le caillou soumis à la main de l'homme, et
+qui existera cent siècles après lui. J'abandonne les soins de ce qui
+passe, et ces pensées du présent déjà perdu. Je m'arrête étonné:
+j'écoute ce qui subsiste encore; je voudrais entendre ce qui
+subsistera: je cherche dans le mouvement de la forêt, dans le bruit des
+pins, quelques-uns des accents de la langue éternelle.
+
+Force vivante! Dieu du monde! j'admire ton oeuvre, si l'homme doit
+rester; et j'en suis atterré, s'il ne reste pas.
+
+
+
+
+LETTRE XLIX
+
+DATX
+Méterville, 14 septembre, VI.
+
+
+Ainsi, parce que je n'ai point d'horreur pour vos dogmes, je serais près
+de les révérer? Je pense que c'est tout le contraire. Vous avez, je
+crois, projeté de me convertir: et vous n'avez pas ri!
+
+Dites-moi, me savez-vous quelque intérêt à ne pas admettre vos opinions
+religieuses? Si je n'ai contre elles ni intérêt, ni partialité, ni
+passion, ni éloignement même: quelle prise auront-elles pour
+s'introduire dans une tête sans systèmes, et dans un coeur que le remord
+ne leur préparera jamais.
+
+_C'est l'intérêt des passions qui empêche d'être chrétien_. Je dirais
+volontiers que voilà un argument bien misérable. Je vous parle en
+ennemi: nous sommes en état de guerre, vous en voulez un peu à ma
+liberté. Si vous accusez les non-crédules de n'avoir pas la conscience
+pure, j'accuserai les crédules de n'avoir pas un zèle sincère. Il
+résultera de tout cela de vains mots, un bavardage répété partout
+jusqu'à la satiété, et qui jamais ne prouvera rien.
+
+Et si j'allais vous dire qu'il n'y a de chrétiens que les méchants,
+puisqu'il n'y a qu'eux qui aient besoin de chimères pour ne pas voler,
+égorger, trahir. Certains chrétiens dont l'humeur dévote et la croyance
+burlesque ont dérangé le coeur et l'esprit, se trouvent toujours entre le
+désir du crime et la crainte du diable. Selon la méthode vulgaire de
+juger des autres par soi-même, ils sont alarmés dès qu'ils voient un
+homme qui ne se signe point: il n'est pas des nôtres, il est contre
+nous; il ne craint pas ce que nous craignons, donc il ne craint rien,
+donc il est capable de tout; il n'a pas les mains jointes, c'est qu'il
+les cache; il y a sûrement un stylet dans l'une et du poison dans
+l'autre.
+
+Je n'en veux point à ces bonnes gens: comment croiraient-ils que l'ordre
+suffise, le désordre est dans leurs idées? D'autres parmi eux me diront:
+Voyez tout ce que j'ai souffert, d'où aurais-je tiré ma force, si je ne
+l'avais pas reçue d'en haut?--Mon ami, d'autres ont souffert davantage,
+et n'ont rien reçu d'en haut: il y a encore cette différence qu'ils n'en
+font pas tant de bruit, et ne se croient pas bien grands pour cela. On
+souffre, comme on marche. Quel est l'homme qui peut faire vingt mille
+lieues? Celui qui fait une lieue par jour et qui vit soixante ans.
+Chaque matin ramène des forces nouvelles; et l'espérance éteinte, laisse
+encore un espoir vague.
+
+_Les lois sont évidemment insuffisantes_. Eh bien, je veux vous montrer
+des êtres plus forts que vous, et qui sont presque toujours indomptés;
+qui vivent au milieu de vous, non seulement sans frein religieux, mais
+même sans lois; dont les besoins sont souvent très mal satisfaits; qui
+rencontrent ce qu'on leur refuse, et ne font pas un mouvement pour
+l'arracher: et parmi eux, trente-neuf au moins sur quarante mourront
+sans avoir nui, tandis que vous prônez l'effet de la grâce, si, parmi
+vos chrétiens, il y en a dans ce cas, trois sur quatre.--Où sont ces
+êtres miraculeux, ces sages?--Ne vous fâchez point; ce ne sont pas des
+philosophes, ce n'est pas du tout des êtres miraculeux, ce n'est pas
+des chrétiens; c'est tout bonnement ces dogues qui ne sont ni muselés,
+ni gouvernés, ni catéchisés, et que vous rencontrez à tout moment, sans
+exiger que leur gueule terrible fasse, pour vous rassurer, un signe
+sacré.--Vous plaisantez.--De bonne foi que voulez-vous qu'on fasse autre
+chose.
+
+Toutes les religions s'anathématisent, parce qu'aucune ne porte un
+caractère divin. Je sais bien que la vôtre a ce caractère, mais que le
+reste de la terre ne le voit point, parce qu'il est caché: je suis comme
+le reste de la terre, je discerne fort mal ce qui est invisible.
+
+On ne dit pas que la religion chrétienne soit mauvaise; mais que pour la
+croire, il faut la croire divine, ce qui n'est pas aisé. Elle peut être
+fort belle, comme ouvrage humain; mais une religion ne saurait être
+humaine, quelque terrestres que soient ses ministres.
+
+Pour la sagesse, elle est humaine; elle n'aime pas à s'élever dans les
+nues pour retomber en débris; elle exalte moins les têtes, mais elle ne
+les expose point à l'oubli des devoirs par le mépris de ses lois
+démasquées. Elle ne défend point d'examen, et ne craint point
+d'objections; il n'y aura pas de prétexte pour la méconnaître; la
+dépravation du coeur reste seule contre elle; et si la sagesse humaine
+était la base des institutions morales, son empire serait à peu près
+universel, puisqu'on ne pourrait se soustraire à ses lois sans faire par
+là même un aveu formel de sa turpitude.--Nous ne convenons pas de cela;
+nous n'approuvons pas la sagesse.--C'est que vous êtes conséquents.
+
+Je laisse les hommes de parti qui font semblant d'être de bonne foi, et
+qui vont jusqu'à se faire des amis pour qu'on sache qu'ils les ont
+convertis: je reviens à vous qui êtes vraiment persuadé, et qui
+voudriez me donner ce repos que je n'aurai point.
+
+Je n'aime pas plus que l'on soit intolérant contre la religion qu'en sa
+faveur. Je n'approuve guère davantage ses adversaires déclarés, que ses
+zélateurs fanatiques. Je ne décide pas que l'on doive se hâter, dans
+certains pays, de détromper un peuple qui croit vraiment, pourvu qu'il
+ait passé le moment des guerres sacrées, et qu'il ne soit déjà plus dans
+la ferveur des conversions. Mais quand un culte est désenchanté, je
+trouve ridicule qu'on prétende ramener ses prestiges: quand l'arche est
+usée, quand les lévites embarrassés et pensifs autour de ses débris, me
+crient: n'approchez pas, votre souffle profane les ternirait; je suis
+obligé de les examiner, pour voir s'ils parlent sérieusement.--Sérieusement?
+Sans doute; et l'Eglise qui ne périra point, va rendre à la foi des
+peuples, cette antique ferveur dont le retour vous paraît chimérique?--Je
+ne suis pas fâché que vous en fassiez l'expérience: je n'en conteste
+point le succès; et je le désirerais volontiers; ce serait un fait curieux.
+
+Puisque c'est toujours à _eux_ que je finis par m'adresser, il est temps
+de fermer une lettre qui n'est pas pour vous. Nous garderons chacun nos
+opinions sur ce point; et nous nous entendrons très bien sur les autres.
+Les manies superstitieuses et les écarts du zèle, n'existent pas plus
+pour un véritable homme de bien, que les périls tant exagérés de ce
+qu'_ils_ appellent ridiculement athéisme. Je ne désire point que vous
+renonciez à cette croyance; mais il est très utile qu'on cesse de la
+regarder comme indispensable au coeur de l'homme; car si l'on est
+conséquent, et qu'on prétende qu'il n'y a pas de morale sans elle, il
+faut rallumer les bûchers.
+
+
+
+
+LETTRE L
+
+DATX
+Lyon, 22 juin, septième année.
+
+
+Depuis que la mode n'a plus cette uniformité locale qui en faisait aux
+yeux de tant de gens une manière d'être nécessaire, et à peu près une
+loi de la nature; chaque femme pouvant choisir la mise qu'elle veut
+adopter, chaque homme veut aussi décider celle qui convient.
+
+Les gens qui entrent dans l'âge où l'on aime à blâmer, ce qui n'est pas
+comme autrefois, trouvent de très mauvais goût que l'on n'ait plus les
+cheveux dressés au-dessus du front, le chignon relevé et empâté, la
+partie inférieure du corps tout à nu sous une voûte d'un noble diamètre,
+et les talons juchés sur de hautes pointes. Ces usages vénérables
+maintenaient une grande pureté de moeurs; mais depuis, les femmes ont
+perverti leur goût, au point d'imiter les seuls peuples qui aient eu du
+goût: elles ont cessé d'être plus larges que hautes; et ayant quitté par
+degrés les corps ferrés et baleinés, elles outragent la nature jusqu'à
+pouvoir respirer et manger quoique habillées.
+
+Je conçois qu'une mise perfectionnée choque ceux à qui plaisait la
+roideur ancienne, la manière des Goths; mais je ne puis les excuser de
+mettre une si risible importance à ces changements qui étaient
+inévitables.
+
+Dites-moi si vous avez trouvé de nouvelles raisons de ce que nous avons
+déjà remarqué ensemble sur ces ennemis déclarés des moeurs actuelles. Ce
+sont presque infailliblement des hommes sans moeurs. Les autres, s'ils
+les blâment, n'y mettent du moins pas cette chaleur qui m'est suspecte.
+
+Personne ne sera surpris que les hommes qui se sont joué des moeurs
+parlent ensuite de _bonnes moeurs_ avec exclamation; qu'ils en exigent si
+sévèrement des femmes, après avoir passé leur vie à tâcher de les leur
+ôter; et qu'ils les méprisent toutes, parce que plusieurs d'elles ont eu
+le malheur de ne les pas mépriser eux-mêmes. C'est une petite hypocrisie
+dont je crois même qu'ils ne s'aperçoivent pas: c'est davantage encore
+et bien plus communément, un effet de la dépravation de leurs goûts, des
+excès de leurs habitudes, et du désir secret de trouver une résistance
+sérieuse pour avoir la vanité de la vaincre: c'est une suite de l'idée
+que d'autres ont probablement joui des mêmes faiblesses, et de la
+crainte qu'on leur manque à eux-mêmes, comme ils sont parvenus à faire
+manquer à d'autres en leur faveur.
+
+Lorsque les années font qu'ils n'ont plus d'intérêt à introduire le
+mépris de tous les droits, l'intérêt de leurs passions, qui fut toujours
+leur seule loi, commence à les avertir qu'on violera ces mêmes droits à
+leur égard. Ils ont contribué à faire perdre les moeurs sévères qui les
+gênaient, ils déclament maintenant contre les moeurs libres qui les
+inquiètent. Ils prêchent bien vainement; des choses bonnes recommandées
+par de tels hommes, tombent dans le mépris, au lieu d'en recevoir une
+nouvelle autorité.
+
+Aussi vainement quelques-uns disent que s'ils s'élèvent contre des moeurs
+licencieuses, c'est qu'ils en ont reconnu les dangers: cette cause,
+quelquefois réelle, n'est pas celle à laquelle on croit, parce qu'on
+sait bien qu'ordinairement l'homme qui a été injuste quand cela lui
+était commode pendant l'âge des passions, ne devient juste ensuite que
+par des motifs personnels. Sa justice, plus honteuse que sa licence
+même, est encore plus méprisée, parce qu'elle est moins franche.
+
+Mais que des jeunes gens soient choqués subitement et avant la
+réflexion, par des choses dont la nature est de plaire à leurs sens, et
+qu'ils ne pourraient improuver naturellement, qu'après y avoir pensé:
+voilà, à mon avis, la plus grande preuve d'une dépravation réelle. Je
+suis surpris que des gens sensés regardent cela comme une dernière voix
+de _la nature qui se révolte_ et qui rappelle au fond des coeurs ses lois
+méconnues. La corruption, disent-ils, ne peut franchir de certaines
+bornes: cela les rassure et les console.
+
+Pour moi, je crois voir le contraire. Je voudrais savoir ce que vous en
+penserez, et si je serai seul à voir ainsi; car je n'assure point que ce
+soit la vérité, je conviens même que beaucoup d'apparences sont contre
+moi.
+
+Ma manière de penser là-dessus ne pouvait guère résulter que de ce que
+j'éprouve personnellement: je n'étudie pas, je ne fais pas
+d'observations systématiques; j'en serais assez peu capable. Je
+réfléchis par occasion; je me rappelle ce que j'ai senti. Quand cela me
+conduit à examiner ce que je ne sais pas par moi-même, c'est du moins en
+cherchant mes données dans ce qui m'est connu avec plus de certitude,
+c'est-à-dire dans moi: ces données n'ayant rien de supposé ou
+d'hypothétique, servent à me découvrir plusieurs choses dans ce qui leur
+est analogue ou opposé.
+
+Je sais qu'avec le vulgaire des hommes il y a des inconvénients à ce que
+gâte la bêtise de leurs idées, la brutalité de leurs sensations, et la
+fade suffisance qui abuse de tout ce qui n'avertit pas que l'on sera
+réprimé. Je ne dis point que les femmes dont la mise paraît trop libre,
+soient tout à fait exemptes de blâme: celles d'entre elles qui n'en
+méritent pas un autre, oublient du moins qu'on vit parmi la foule, et
+cet oubli est une imprudence. Mais ce n'est point d'elles qu'il s'agit;
+je parle de la sensation que la légèreté de leurs vêtements peut faire
+sur les hommes de différents caractères.
+
+Je cherche pourquoi des hommes qui se permettent tout, et qui, loin de
+respecter ce qu'ils appellent pudeur, montrent jusque dans leurs
+discours qu'ils ne connaissent pas même les lois du goût, pourquoi des
+hommes qui ne raisonnent point leur conduite et qui s'abandonnent aux
+fantaisies de l'instant présent, s'avisent de trouver de l'indécence à
+des choses où je n'en sens point, et où la réflexion même ne blâmerait
+que l'inconvenance du moment. Comment en trouvent-ils à des choses qui
+par elles-mêmes et lorsqu'elles ne sont point déplacées, paraissent
+toutes simples à d'autres, et qui plairaient même à ceux qui aiment une
+pudeur réelle et non l'hypocrisie ou la superstition de la pudeur.
+
+C'est une erreur funeste de mettre aux mots et à la partie extérieure
+des choses, une importance si grande; il suffira d'être familiarisé avec
+ces fantômes par quelque habitude, même légitime, pour cesser d'en
+mettre aux choses elles-mêmes.
+
+Lorsqu'une dévote qui ne pouvait à seize ans souffrir qu'on l'embrassât
+dans des jeux de société; qui, mariée à vingt-deux, n'envisageait
+qu'avec horreur la première nuit, reçoit à vingt-quatre son directeur
+dans ses bras; je ne crois pas que ce soit tout à fait hypocrisie de sa
+part. J'y vois beaucoup plus la sottise des préceptes qui lui furent
+donnés. Il peut y avoir chez elle de la mauvaise foi, d'autant plus
+qu'une morale fausse altère toujours la candeur de l'âme, et qu'une
+longue contrainte inspire le déguisement et la duplicité. Mais s'il y a
+de la fausseté dans son coeur, il y a bien plus encore d'ineptie dans sa
+tête. On lui a rendu l'esprit faux, on l'a retenue sans cesse dans la
+terreur des devoirs chimériques; on ne lui a pas donné le moindre
+sentiment des devoirs réels. Au lieu de lui montrer la véritable fin
+des choses, on l'a habituée à tout rapporter à une fin imaginaire. Les
+rapports ne sont plus sensibles; les proportions deviennent arbitraires;
+les causes, les effets sont comptés pour rien; les convenances des
+choses sont impossibles à découvrir. Elle n'imagine pas même qu'il
+puisse exister une raison du mal et du bien, hors de la règle qu'on lui
+a imposée, et dans d'autres rapports que les relations obscures entre
+ses habitudes les plus secrètes et la volonté impénétrable des
+intelligences qui veulent toujours autrement que l'homme.
+
+On lui a dit: «Fermez les yeux; puis marchez droit devant vous, c'est le
+chemin du bonheur et de la gloire; c'est le seul; la perte, l'horreur,
+les abîmes, l'éternelle damnation remplissent tout le reste de
+l'espace.» Elle va donc aveuglément, et elle s'égare en suivant une
+ligne oblique. Cela devait arriver: Si vous marchiez les yeux fermés,
+dans un espace ouvert de toute part, vous ne retrouveriez point votre
+première direction, lorsqu'une fois vous l'auriez perdue, et souvent
+même vous ne sauriez pas que vous la perdez. Si donc elle ne s'aperçoit
+point de son erreur, elle se détourne toujours davantage, elle se perd
+avec confiance. Si elle s'en aperçoit, elle se trouble et s'abandonne;
+car elle ne connaît pas de proportions dans le mal, elle croit n'avoir
+rien de plus à perdre, dès qu'elle a perdu cette première innocence
+qu'elle estimait seule et qu'elle ne saurait retrouver.
+
+On a vu des filles simples se maintenir avec ignorance dans la sagesse
+la plus sévère, et avoir horreur d'un baiser comme d'un sacrilège; mais
+s'il est obtenu, elles pensent qu'il n'y a plus rien à conserver, et se
+livrent uniquement, parce qu'elles se croient déjà livrées. On ne leur
+avait jamais dit les conséquences plus ou moins grandes des diverses
+choses. On avait voulu les préserver seulement contre le premier pas,
+comme si l'on eût eu la certitude que ce premier pas ne serait jamais
+franchi, ou que l'on serait toujours là pour les retenir ensuite.
+
+La dévote dont je parlais, n'évitait pas des imprudences, mais elle
+redoutait un fantôme. Il s'ensuivra naturellement que lorsqu'on lui aura
+dit à l'autel, de coucher avec son mari, elle l'égratignera les premiers
+jours, et quelque temps après couchera avec un autre qui lui parlera du
+salut et des mortifications de la chair. Elle était effrayée quand on
+lui baisait la main, mais c'était par instinct; elle s'y fait, et ne
+l'est plus quand on jouit d'elle. C'était son ambition d'être placée au
+ciel parmi les vierges; mais elle n'est plus vierge; cela est
+irrémédiable, que lui importe le reste? Elle devait tout à Jésus son
+époux céleste, et à l'exemple que la Sainte Vierge donna. Maintenant
+elle n'est plus la suivante de la Vierge, elle n'est plus épouse
+céleste; un homme l'a possédée, si un autre homme la possède aussi, quel
+grand changement cela fera-t-il? Les droits d'un mari font très peu
+d'impression sur elle; elle n'a jamais réfléchi à des choses si
+mondaines; il est très possible même qu'elle les ignore; et il est très
+certain, du moins, qu'elle n'en est pas frappée, parce qu'elle n'en sent
+pas la raison.
+
+A la vérité, elle a reçu l'ordre d'être fidèle; mais c'est un mot dont
+l'impression a passé, parce qu'elle appartenait à un ordre de choses sur
+lequel elle n'arrête pas ses idées, sur lequel elle rougirait de
+s'entretenir avec elle-même. Dès qu'elle a couché avec un homme, ce qui
+l'embarrassait le plus est fait; et s'il arrive qu'en l'absence de son
+mari, un homme, plus saint que lui, ait l'adresse de répondre à ses
+scrupules dans un moment de désirs ou de besoins, elle cédera comme elle
+a cédé en se mariant; elle jouira avec moins de terreur que lors de ses
+premières jouissances, parce que c'est une chose qui n'est plus
+nouvelle, et qui fait un moins grand changement dans son état. Comme
+elle ne s'inquiète point d'une prudence terrestre, comme elle aurait
+horreur de porter des précautions dans le péché, de l'attention et de la
+réflexion dans un acte qu'elle permet à ses sens, mais dont son âme
+écarte la souillure; il arrivera encore qu'elle sera enceinte, et que
+souvent elle ignorera, ou doutera si son mari est le père de l'enfant
+dont elle le charge. Si même elle le sait, elle aimera mieux le laisser
+dans l'erreur, pourvu qu'elle ne prononce pas un mensonge, que de
+l'exposer à se mettre dans une colère qui offenserait Dieu, que de
+s'exposer elle-même à médire du prochain en nommant son séducteur.
+
+Il est très vrai que la religion, mieux entendue, ne lui permettrait pas
+une pareille conduite: et je ne parle ici contre aucune religion. La
+morale, bien conçue par tous, ferait les hommes très justes, et dès lors
+très bons et très heureux. La religion, qui est la morale moins
+raisonnée, moins prouvée, moins persuadée par les raisons directes des
+choses; mais soutenue par ce qui étonne, mais affermie, mais nécessitée
+par une sanction divine; la religion, _bien entendue_, ferait les hommes
+parfaitement purs. Si je parle d'une dévote, c'est parce que l'erreur
+morale n'est nulle part plus grande et plus éloignée des vrais besoins
+du coeur humain que dans les erreurs des dévots. J'admire la religion
+telle qu'elle devait être; je l'admire comme un grand ouvrage. Je n'aime
+point qu'en s'élevant contre les religions, on nie leur beauté, et l'on
+méconnaisse ou désavoue le bien qu'elles étaient destinées à faire. Ces
+hommes ont tort: le bien qui est fait, en est-il moins un bien pour être
+fait d'une manière contraire à leur pensée? Que l'on cherche des moyens
+de faire mieux avec moins; mais que l'on convienne du bien qui s'est
+fait autrement, car enfin il s'en est fait beaucoup. Voilà quelques
+mots de ma profession de foi: nous nous sommes crus, je pense, trop
+éloignés l'un de l'autre en ceci.
+
+Si vous voulez absolument que je revienne à mon premier objet par une
+transition selon les règles, vous me mettrez dans un grand embarras.
+Mais quoique mes lettres ressemblent beaucoup trop à des traités, et que
+je vous écrive en solitaire qui parle avec son ami comme il rêve en
+lui-même, je vous avertis que j'y veux conserver toute la liberté
+épistolaire quand cela m'arrange.
+
+Ces hommes dont les jouissances inconsidérées ou mal choisies, ont
+perverti les affections, et abruti les sens, ne voient plus, je crois,
+dans l'amour physique que les grossièretés de leurs habitudes: ils ont
+perdu le délicieux pressentiment du plaisir. Une nudité les choque,
+parce qu'il n'y a plus chez eux d'intervalle entre la sensation qu'ils
+en reçoivent, et l'appétit brut auquel se réduit toute leur volupté. Ce
+besoin réveillé dans eux, leur plairait encore en rappelant du moins ces
+plaisirs informes que cherchent des sens plus lascifs qu'embrasés; mais
+comme ils n'ont pas conservé la véritable pudeur, ils ont laissé les
+dégoûts se mêler dans les plaisirs. Comme ils n'ont pas su distinguer ce
+qui convenait, d'avec ce qui ne convenait pas, même dans l'abandon des
+sens, ils ont cherché de ces femmes qui corrompent les moeurs, en perdant
+les manières; et qui sont méprisables, non pas précisément parce
+qu'elles donnent le plaisir, mais parce qu'elles le dénaturent, parce
+qu'elles le détruisent en mettant la licence à la place de la liberté.
+Comme en se permettant ce qui répugne à des sens délicats, et en
+confondant des choses d'un ordre très différent, ils ont laissé
+s'échapper les séduisantes illusions; comme leurs imprudences ont été
+punies par des suites funestes et rebutantes, ils ont perdu la candeur
+de la volupté avec les incertitudes du désir. Leur imagination n'est
+plus allumée que par l'habitude: leurs sensations plus indécentes
+qu'avides, leurs idées plus grossières que voluptueuses, leur mépris
+pour les femmes, preuve assez claire du mépris qu'ils ont eux-mêmes
+mérité, tout leur rappelle ce que l'amour a d'odieux, et peut-être ce
+qu'il a de dangereux. Son charme primitif, sa grâce si puissante sur les
+âmes pures, tout ce qu'il a d'aimable et d'heureux n'est plus pour eux.
+Ils sont parvenus à ce point qu'il ne leur faut que des filles pour
+s'amuser sans retenue, et avec leur dédain habituel; ou des femmes très
+modestes qui puissent leur en imposer encore quand aucune délicatesse ne
+les contient plus, et qui, n'étant pas des femmes à leur égard, ne leur
+donnent point le sentiment importun de ce qu'ils ont perdu.
+
+N'est-il pas visible que si une mise un peu libre leur déplaît, c'est
+que leur imagination dégradée et leurs sens affaiblis ne peuvent plus
+être émus que par une sorte de surprise? Ce qui fait leur humeur
+chagrine, c'est le dépit de ne plus pouvoir sentir dans des occasions
+ordinaires et faciles. Ils n'ont plus la faculté de voir que les choses
+qui ont été cachées et qui sont découvertes subitement: comme un homme
+presque aveugle n'est averti de la présence de la lumière qu'en passant
+brusquement des ténèbres à une grande clarté.
+
+Quiconque entend quelque chose aux moeurs, trouvera que la femme
+méprisable est celle qui, scrupuleuse et sévère dans ses habitudes
+visibles, prépare pendant plusieurs jours de réflexions, le moyen d'en
+imposer à un mari qui met son honneur ou sa satisfaction à la posséder
+seul. Elle rit avec son amant; elle plaisante son mari trompé: je mets
+au-dessus d'elle une courtisane, qui conserve quelque dignité, quelque
+choix, et surtout quelque loyauté dans ses moeurs trop libres.
+
+Si les hommes étaient seulement sincères; malgré leurs intérêts
+personnels, leurs oppositions et leurs vices, la Terre serait encore
+belle.
+
+Si la morale qu'on leur prêche était vraie, conséquente, jamais
+exagérée; si elle leur montrait la raison des devoirs en conservant
+leurs justes proportions; si elle ne tendait qu'à leur fin réelle: il ne
+resterait dans chaque nation autre chose à faire que de contenir une
+poignée d'hommes, dont la tête mal organisée ne pourrait reconnaître la
+justice.
+
+On pourrait mettre ces esprits de travers avec les imbéciles et les
+maniaques: le nombre des premiers ne serait pas grand. Il est peu
+d'hommes qui ne soient pas susceptibles de raison; mais beaucoup ne
+savent où trouver la vérité parmi ces erreurs publiques qui affectent de
+porter son nom; si même ils la rencontrent, ils ne savent comment la
+reconnaître à cause de la manière gauche, rebutante et fausse dont on la
+présente.
+
+Le bien inutile, le mal imaginaire, les vertus chimériques,
+l'incertitude absorbent notre temps, et nos facultés, et nos volontés;
+comme tant de travaux et de soins superflus ou contradictoires
+empêchent, dans un pays florissant, de faire ceux qui seraient utiles et
+ceux qui auraient un but invariable.
+
+Quand il n'y a plus de principe dans le coeur, on est bien scrupuleux sur
+les apparences publiques et sur les devoirs d'opinion: cette sévérité
+déplacée est un témoignage peu suspect des reproches intérieurs. «En
+réfléchissant, dit J.-J., à la folie de nos maximes qui sacrifient
+toujours à la décence la véritable honnêteté, je comprends pourquoi le
+langage est d'autant plus chaste que les coeurs sont plus corrompus, et
+pourquoi les procédés sont d'autant plus exacts que ceux qui les ont
+sont plus malhonnêtes.»
+
+Peut-être est-ce un avantage d'avoir peu joui: il est bien difficile que
+des plaisirs tant répétés, le soient toujours sans mélange et sans
+satiété. Ainsi altérés ou seulement affaiblis par l'habitude qui dissipe
+les illusions, ils ne donnent plus cette surprise qui avertit d'un
+bonheur auquel on ne croyait pas, ou qu'on n'attendait pas: ils ne
+portent plus l'imagination de l'homme au-delà de ce qu'il concevait: ils
+ne l'élèvent plus par une progression dont le dernier terme est devenu
+trop connu: l'espérance rebutée l'abandonne à ce sentiment pénible d'une
+volupté qui s'échappe, à ce sentiment du retour qui, si souvent, est
+venu la refroidir. On se souvient trop qu'il n'y a rien au-delà; et ce
+bonheur jadis tant imaginé, tant espéré, tant possédé, n'est plus qu'un
+amusement d'une heure et le passe-temps de l'indifférence. Des sens
+épuisés, ou du moins satisfaits, ne s'embrasent plus à une première
+émotion; la présence d'une femme ne les étonne plus; ses beautés
+dévoilées ne les agitent plus d'un frémissement universel; la séduisante
+expression de ses désirs ne donne plus à l'homme qu'elle aime une
+félicité inattendue. Il sait quelle est la jouissance qu'il obtient; il
+peut imaginer qu'elle finira; sa volupté n'a plus rien de surnaturel:
+celle qu'il possède n'est plus qu'une femme; et lui-même a tout perdu,
+il ne sait plus aimer qu'avec les facultés d'un homme.
+
+ * * * * *
+
+Il est bien l'heure de finir; le jour commence. Si vous êtes revenu hier
+à Chessel, vous allez, en ce moment, visiter vos fruits. Pour moi qui
+n'ai rien de semblable à faire, et qui suis très peu touché d'un beau
+matin depuis que je ne sais pas employer le jour, je vais me coucher. Je
+ne suis point fâché quand le jour paraît, d'avoir encore une nuit tout
+entière à passer, afin d'arriver sans peine à l'après-midi dont je me
+soucie peu.
+
+
+
+
+LETTRE LI
+
+DATX
+Paris, 2 septembre, VII.
+
+
+Un nommé saint Félix, qui fut ermite à Franchard[50], a, dit-on, sa
+sépulture auprès de ce monastère sous la _Roche qui pleure_. C'est un
+grès dont le cube peut avoir les dimensions d'une chambre de grandeur
+ordinaire. Selon les saisons, il en suinte, ou il en coule goutte à
+goutte, de l'eau qui tombe sur une pierre plate un peu concave: et comme
+les siècles l'ont creusée par l'effet insensible et continu de l'eau,
+cette eau a des vertus particulières. Prise pendant neuf jours, elle
+guérit les yeux des petits enfants. On y apporte ceux qui ont mal aux
+yeux, ou qui pourraient y avoir mal un jour; au bout de la neuvaine,
+plusieurs sont en bon état.
+
+Je ne sais trop à quel propos je vous parle aujourd'hui d'un endroit
+auquel je n'ai point songé depuis longtemps. Je me sens triste, et
+j'écris. Quand je suis d'une humeur plus heureuse, je parviens à me
+passer de vous; mais dans les moments sombres, je vous cherche. Je sais
+bien des gens qui prendraient cela fort mal; c'est leur affaire:
+assurément ils n'auront pas à se plaindre de moi, ce n'est pas eux que
+je chercherai dans ma tristesse. Au reste, j'ai laissé ma fenêtre
+ouverte toute la nuit; et la matinée est tranquille, douce et nébuleuse:
+je conçois que j'aie pensé à ce monument d'une religion mélancolique
+dans les bruyères et les sables de la forêt. Le coeur de l'homme si
+mobile, si périssable, trouve une sorte de perpétuité dans cette
+communication des sentiments populaires qui les propage, les accroît, et
+semble les éterniser. Un ermite grossier, sale, stupide, fourbe
+peut-être, et inutile au monde, appelle sur son tombeau toutes les
+générations. En affectant de se vouer au néant sur la terre, il y trouve
+une vénération immortelle. Il dit aux hommes: «Je renonce à tout ce que
+prétendent vos désirs, je ne suis pas digne d'être l'un de vous»; et
+cette abnégation le place sur l'autel, entre le pouvoir suprême et
+toutes les espérances des hommes.
+
+Les hommes veulent qu'on aille à la gloire avec fracas, ou avec un
+détour hypocrite; en les massacrant, ou en les trompant; en insultant à
+leur malheur, ou à leur crédulité. Celui qui les écrase est auguste,
+celui qui les abrutit est vénérable. Tout cela m'est fort égal, quant à
+moi. Je me sens très disposé à mettre l'opinion des sages avant celle du
+peuple. Posséder l'estime de mes amis et la bienveillance publique,
+serait un besoin pour moi; une grande réputation ne serait qu'un
+amusement; je n'aurai point de passion pour elle, j'aurais tout au plus
+un caprice. Que peut faire au bonheur de mes jours une renommée qui,
+pendant que je vis, n'est presque rien encore, et qui s'agrandira quand
+je ne serai plus rien? C'est l'orgueil des vivants qui prononce avec
+tant de respect les grands noms des morts. Je ne vois pas un avantage
+bien solide à servir dans mille ans aux passions des divers partis, et
+aux caprices de l'opinion. Il me suffit que l'homme vrai ne puisse pas
+accuser ma mémoire; le reste est vanité. Le hasard en décide trop
+souvent, et les moyens m'en déplaisent plus souvent encore: je ne
+voudrais être ni un Charles XII, ni un Pacôme. Chercher la gloire sans
+l'atteindre est trop humiliant; la mériter et la perdre est triste
+peut-être; et l'obtenir n'est pas la première fin de l'homme.
+
+Dites-moi si les plus grands noms sont ceux des hommes justes. Quand
+nous pouvons faire des choses bonnes, faisons-les pour elles-mêmes; et
+si notre sort nous éloigne des grandes choses, n'abandonnons pas du
+moins ce que la gloire ne récompensera point: laissons les incertitudes,
+et soyons bons dans l'obscurité. Assez d'hommes, cherchant la renommée
+pour elle-même, donneront à l'état une impulsion peut-être nécessaire
+dans les grands Etats: pour nous, cherchons seulement à faire ce qui
+devrait donner la gloire, et soyons indifférents sur ces fantaisies du
+destin qui l'accordent souvent au bonheur, la refusent quelquefois à
+l'héroïsme, et la donnent si rarement à la pureté des intentions.
+
+Je me sens depuis quelques jours un grand regret des choses simples. Je
+m'ennuie déjà à Paris: ce n'est pas que la ville me déplaise absolument,
+mais je ne saurais jamais me plaire dans des lieux où je ne suis qu'en
+passant. Et puis voici cette saison qui me rappelle toujours quelle
+douceur on pourrait trouver à la vie domestique, si deux amis, à la tête
+de deux familles peu nombreuses et bien unies, possédaient deux foyers
+voisins au fond des prés, entre des bois, près d'une ville, et loin
+pourtant de son influence. On consacre le matin aux occupations
+sérieuses: et la soirée est pour ces petites choses, qui intéressent
+autant que les grandes, quand celles-ci n'agitent pas trop. Je ne
+désirerais point maintenant une vie tout à fait obscure et oubliée dans
+les montagnes: je ne veux plus des choses si simples; puisque je n'ai pu
+avoir très peu, je veux avoir davantage. Les refus obstinés de mon sort
+ont accru mes besoins: je cherchais cette simplicité où repose le coeur
+de l'homme, je ne désire maintenant que celle où son esprit peut aussi
+jouer un rôle. Je veux jouir de la paix, et avoir le plaisir d'arranger
+cette paix. Là où elle règne universellement, elle serait trop facile;
+et trouvant tout ce qu'il faudrait aux désirs du sage, je ne trouverais
+pas de quoi remplir les heures d'un esprit inquiet. Je commence à
+projeter, à porter les yeux sur l'avenir, à penser à un autre âge:
+j'aurais aussi la manie de vivre!
+
+Je ne sais si vous faites assez d'attention à ces riens, qui
+rapprochent, qui lient tous les individus de la maison, et les amis qui
+viennent s'y joindre; à ces minuties qui cessent d'en être, puisqu'on
+s'y attache, qu'on s'empresse pour elles, et qu'on se hâte d'y courir
+ensemble. Lorsque aux premiers jours secs après l'hiver, le soleil
+échauffe l'herbe où l'on est tous assis; ou lorsque les femmes chantent
+dans une pièce sans lumière, tandis que la lune luit derrière les
+chênes; n'est-on pas aussi bien que rangés en cercle pour dire avec
+effort des phrases insipides, ou encaissés dans une loge à l'opéra où
+l'haleine de deux mille corps d'une propreté et d'une santé plus ou
+moins suspecte, vous met tout en sueur. Et ces soins amusants et répétés
+d'une vie libre! Si, en avançant en âge, nous ne les cherchons plus,
+nous les partageons du moins; nous voyons nos femmes les aimer, et nos
+enfants en faire leurs délices. Violettes que l'on trouve avec tant de
+jouissance, que l'on cherche avec tant d'intérêt! fraises, mûrons[51],
+noisettes; récolte des poires sauvages, des châtaignes abattues; pommes
+de sapin pour le foyer d'automne! douces habitudes d'une vie plus
+naturelle! Bonheur des hommes simples, simplicité des terres
+heureuses!... Je vous vois; vous me glacez. Vous dites: j'attendais une
+exclamation pastorale. Vaut-il mieux en faire sur les roulades d'une
+cantatrice?
+
+Vous avez tort: vous êtes trop raisonnable; quel plaisir y avez-vous
+gagné? Cependant j'ai bien peur de devenir assez tôt raisonnable comme
+vous.
+
+Il est arrivé. Qui? _Lui_. Il mérite bien de n'être pas nommé: je crois
+qu'il sera des nôtres un jour, il a une forme de tête ... Vous rirez
+peut-être aussi de cela: mais vraiment la direction du nez forme, avec
+la ligne du front, un angle si peu sensible!... Comme vous voudrez;
+laissons cela. Mais si je vous accorde que Lavater est un enthousiaste,
+vous m'accorderez qu'il n'est pas un radoteur. Je soutiens que de
+trouver le caractère et surtout les facultés des hommes dans leurs
+traits, c'est une conception du génie, et non pas un écart de
+l'imagination. Examinez la tête d'un des hommes les plus étonnants des
+siècles modernes. Vous le savez; en voyant son buste j'ai deviné que
+c'était lui. Je n'avais nul autre indice que le rapport de ce qu'il
+avait fait avec ce que je voyais. Heureusement je n'étais pas seul, et
+ce fait prouve en ma faveur. Au reste, nulles recherches peut-être ne
+sont moins susceptibles de la certitude des sciences exactes. Après des
+siècles on pourra connaître assez bien le caractère, les inclinations,
+les moyens naturels; mais on sera toujours exposé à l'erreur pour cette
+partie du caractère, que les causes accidentelles modifient, sans avoir
+le temps ou le pouvoir d'altérer sensiblement les traits. De tous les
+ouvrages sur ce sujet difficile, les fragments de Lavater forment, je
+crois, le plus curieux[52]: je vous le porterai; nous l'avons parcouru
+trop superficiellement à Méterville, il faut que nous le lisions de
+nouveau. Je n'en veux rien dire de plus aujourd'hui, parce que je
+prévois que nous aurons le plaisir de beaucoup disputer.
+
+
+
+
+LETTRE LII
+
+DATX
+Paris, 9 octobre, VII.
+
+
+Je suis très content de votre jeune ami. Je pense qu'il sera aimable
+homme, et je me crois sûr qu'il ne sera pas un aimable. Il part demain
+pour Lyon. Vous lui rappellerez qu'il laisse ici deux personnes dont il
+ne sera pas oublié. Vous devinez bien la seconde: elle est digne de
+l'aimer en mère; mais elle est trop aimable pour n'être pas aimée d'une
+autre manière, et il est trop jeune pour prévenir et éviter ce charme
+qui se glisserait dans un attachement d'ailleurs si légitime. Je ne suis
+point fâché qu'il parte: vous êtes prévenu, vous lui parlerez avec
+prudence.
+
+Il me paraît justifier tout l'intérêt que vous prenez à lui: s'il était
+votre fils, je vous féliciterais. Le vôtre serait précisément de cet
+âge: et lui, il n'a plus de père! Votre fils et sa mère devaient périr
+avant l'âge. Je n'évite point de vous en parler. Les anciennes douleurs
+nous attristent sans nous déchirer: leur amertume profonde, mais adoucie
+par le temps et rendue tolérable, nous devient comme nécessaire; elle
+nous ramène à nos longues habitudes; elle plaît à nos coeurs avides
+d'émotions, et qui cherchent l'infini jusque dans leurs regrets. Votre
+fille vous reste; bonne, aimable, intéressante comme ceux qui ne sont
+plus; elle peut les remplacer pour vous. Quelque grandes que soient vos
+pertes, votre malheur n'est pas celui de l'infortuné, mais seulement
+celui de l'homme. Si ceux que vous n'avez plus vous étaient restés,
+votre bonheur eût passé la mesure accordée aux heureux. Donnons à leur
+mémoire ces souvenirs qu'elle mérite si bien, sans trop nous arrêter au
+sentiment des peines irrémédiables: conservez la paix, la modération
+que rien ne doit ôter entièrement à l'homme; et plaignez-moi de rester
+loin de vous en cela.
+
+Je reviens à celui que vous appelez mon protégé. Je pourrais dire que
+c'est plutôt le vôtre; mais en effet vous êtes plus que son protecteur,
+et je ne vois pas ce que son père eût pu faire de mieux pour lui. Il me
+paraît le bien sentir, et je le crois d'autant plus qu'il n'y met aucune
+affectation. Quoique dans notre course à la campagne, nous ayons parlé
+de vous à chaque coin de bois, à chaque bout de prairie, il ne m'a
+presque rien dit des obligations qu'il vous a: il n'avait pas besoin de
+m'en parler, je vous connais trop; il ne devait pas m'en parler, je ne
+suis pas _un_ de vos amis. Cependant je sais ce qu'il en a dit à madame
+T**** avec qui, je le répète, il se plaisait beaucoup, et qui vous est
+elle-même très attachée.
+
+Je vous avais écrit que nous irions voir incessamment les environs de
+Paris: il faut vous rendre compte de cette course, afin qu'avant mon
+départ pour Lyon vous ayez une longue lettre de moi, et que vous ne
+puissiez plus me dire que cette année-ci je n'écris que trois lignes[53]
+comme un homme répandu dans le monde.
+
+Il n'a pas tardé à s'ennuyer à Paris. Si son âge est curieux, ce n'est
+guère de cette curiosité qu'une grande ville peut longtemps alimenter.
+Il est moins curieux d'une médaille, que d'un château ruiné dans les
+bois: quoiqu'il ait des manières agréables, il laissera le cercle le
+mieux composé pour une forêt bien giboyeuse; et, malgré son goût
+naissant pour les arts, il quittera volontiers un soleil levant de
+Vernet pour une belle matinée, et le paysage le plus _vrai_ de Hue,
+pour les vallons de Bièvre ou de Montmorency.
+
+Vous êtes pressé de savoir où nous avons été, ce qui nous est arrivé.
+D'abord il ne nous est rien arrivé: pour le reste, vous le verrez, mais
+pas encore; j'aime les écarts. Savez-vous qu'il serait très possible
+qu'un jour il aimât Paris, quoique maintenant il ne puisse en convenir.
+C'est possible, dites-vous assez froidement, et vous voulez poursuivre;
+mais je vous arrête, je veux que vous en soyez convaincu.
+
+Il n'est pas naturel à un jeune homme qui sent beaucoup d'aimer une
+capitale, attendu qu'une capitale n'est pas absolument naturelle à
+l'homme. Il lui faut un air pur, un beau ciel, une vaste campagne
+ouverte aux courses, aux découvertes, à la chasse, à la liberté. La paix
+laborieuse des fermes et des bois, lui plaît mieux que la turbulente
+mollesse de nos prisons. Les peuples chasseurs ne conçoivent pas qu'un
+homme libre puisse se courber au travail de la terre: pour lui, il ne
+voit pas comment un homme peut s'enfermer dans une ville, et encore
+moins comment il aimera lui-même un jour ce qui le choque maintenant. Le
+temps viendra néanmoins où la plus belle campagne, quoique toujours
+belle à ses yeux, lui sera comme étrangère. Un nouvel ordre d'idées
+absorbera son attention; d'autres sensations se mettront naturellement à
+la place de celles qui lui étaient seules naturelles. Quand le sentiment
+des choses factices lui sera aussi familier que celui des choses
+simples, celui-ci s'effacera insensiblement dans son coeur: ce n'est pas
+parce que le premier lui plaira plus, mais parce qu'il l'agitera
+davantage. Les relations de l'homme à l'homme excitent toutes nos
+passions; elles sont accompagnées de tant de trouble, elles nous
+maintiennent dans une agitation si continue, que le repos après elle
+nous accable, comme le silence de ces déserts nus où il n'y a ni
+variété ni mouvement, rien à chercher, rien à espérer. Les soins et le
+sentiment de la vie rustique animent l'âme sans l'inquiéter; ils la
+rendent heureuse: les sollicitudes de la vie sociale l'agitent,
+l'entraînent, l'exaltent, la pressent de toute part; ils l'asservissent.
+Ainsi le gros jeu retient l'homme en le fatiguant; sa funeste habitude
+lui rend nécessaires ces alternatives d'espoir et de crainte qui le
+passionnent et le consument.
+
+Il faut que je revienne à ce que je dois vous dire: cependant comptez
+que je ne manquerai pas de m'interrompre encore; j'ai d'excellentes
+dispositions à raisonner mal à propos.
+
+Nous résolûmes d'aller à pied: cette manière lui convint fort, mais
+heureusement elle ne fut point du goût de son domestique: alors, pour
+n'avoir pas avec nous un mécontent qui eût suivi de mauvaise grâce nos
+arrangements très simples, je trouvai quelques commissions à lui donner
+à Paris, et nous l'y laissâmes, ce qui ne lui plut pas davantage ... Je
+suis bien aise de m'arrêter à vous dire que les valets aiment la
+dépense. Ils en partagent les commodités et les avantages, ils n'en ont
+pas les inquiétudes: ils n'en jouissent pas non plus assez directement
+pour en être comme rassasiés, et pour n'y plus mettre de prix. Comment
+donc ne l'aimeraient-ils point? ils ont trouvé le secret de la faire
+servir à leur vanité. Quand la voiture du maître est la plus belle de la
+ville, il est clair que le laquais est un être d'une certaine
+importance: s'il a l'humeur modeste, au moins ne peut-il se refuser au
+plaisir d'être le premier laquais du quartier. J'en sais un qui a été
+entendu, disant: Un domestique peut tirer vanité de servir un maître
+riche, puisqu'un noble met son honneur à servir un grand roi, puisqu'il
+dit, avec un si plaisant orgueil, le roi mon maître. Cet homme aura lu
+dans l'antichambre, et il se perdra.
+
+Je pris tout simplement dans les commissionnaires, un homme dont on me
+répondit. Il porta le peu de linge et d'effets nécessaires; il nous fut
+commode en beaucoup de choses, et ne nous gêna pour aucune. Il parut
+très content de se promener sans fatigue à la suite de gens qui le
+nourrissaient bien, et le traitaient encore mieux: et nous ne fûmes pas
+fâchés, dans une course de ce genre, d'avoir à notre disposition un
+homme avec qui on pouvait quitter, sans se compromettre, le ton des
+maîtres. C'était un compagnon de voyage fort serviable, fort discret;
+mais qui enfin osait quelquefois marcher à côté de nous, et même nous
+parler de sa curiosité et de ses remarques, sans que nous fussions
+obligés de le contenir dans le silence, et de le renvoyer derrière avec
+un demi-regard d'une certaine dignité.
+
+Nous partîmes le quatorze septembre; il faisait un beau temps d'automne,
+et nous l'eûmes avec peu d'interruption pendant toute notre course. Ciel
+calme, soleil faible et souvent caché, matinées de brouillards, belles
+soirées, terre humide et chemins propres; le temps enfin le plus
+favorable, et partout beaucoup de fruits. Nous étions bien portants,
+d'assez bonne humeur: lui, avide de voir, et tout prêt à admirer; moi,
+assez content de prendre de l'exercice, et surtout d'aller au hasard.
+Quant à l'argent, beaucoup de personnages de roman n'en ont pas besoin;
+ils vont toujours leur train, ils font leurs affaires, ils vivent
+partout sans qu'on sache comment ils en ont, et souvent quoiqu'on voie
+qu'ils n'en doivent pas avoir: ce privilège est beau; mais il se trouve
+des aubergistes qui ne sont pas au fait, et nous crûmes à propos d'en
+emporter. Ainsi il ne manqua rien, à l'un pour s'amuser beaucoup, à
+l'autre pour faire avec lui une tournée agréable; et plusieurs pauvres
+furent justement surpris de ce que des gens qui dépensaient un peu d'or
+pour leur plaisir, trouvaient quelques sous pour les besoins du
+misérable.
+
+Suivez-nous sur un plan des environs de Paris. Imaginez un cercle dont
+le centre soit le beau pont de Neuilly près de Paris, vers le couchant
+d'été. Ce cercle est coupé deux fois par la Seine, et une fois par la
+Marne. Laissez la petite portion comprise entre la Marne et la petite
+rivière de Bièvre: prenez seulement le grand contour qui commence à la
+Marne, qui coupe la Seine au-dessous de Paris, et qui finit à Antony sur
+la Bièvre: vous aurez à peu près la trace que nous avons suivie pour
+visiter, sans nous éloigner beaucoup, les sites les plus boisés, les
+plus jolis ou les plus passables d'une contrée qui n'est point belle,
+mais qui est assez agréable et assez variée............................
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+Voilà vingt jours assez bien passés, et qui n'ont coûté qu'à peu près
+onze louis. Si nous eussions fait cette course d'une manière en
+apparence plus commode, nous eussions été assujettis et souvent
+contrariés; nous eussions dépensé beaucoup plus, et certainement elle
+nous eût donné moins d'amusement et de bonne humeur.
+
+Un inconvénient encore plus grand dans des choses de ce genre, ce serait
+d'y porter une économie trop contrainte. S'il faut craindre à chaque
+auberge le moment où la carte paraîtra, et s'arranger en demandant à
+dîner, de manière à dépenser le moins possible, il vaut beaucoup mieux
+ne pas sortir de chez soi. Tout plaisir où l'on ne porte pas quelque
+aisance et une certaine liberté, cesse d'en être un. Il ne devient pas
+seulement indifférent, mais désagréable; il donnait un espoir qu'il n'a
+pu remplir; il n'est pas ce qu'il devait être; et, quelque peu de soins
+ou d'argent qu'il ait coûté, c'est au moins un sacrifice en pure
+perte........................
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+Dans le peu que je connais en France, Chessel et Fontainebleau sont les
+seuls endroits où je consentirais volontiers à me fixer, et Chessel, le
+seul où je désirerais vivre. Vous m'y verrez bientôt.
+
+Je vous avais déjà dit que les trembles et les bouleaux de Chessel
+n'étaient pas comme d'autres trembles et d'autres bouleaux: les
+châtaigniers et les étangs, et le bateau n'y sont pas comme ailleurs. Le
+ciel d'automne est là comme le ciel de la patrie. Ce raisin muscat, ces
+reines-marguerites d'une couleur pâle que vous n'aimiez point, et que
+maintenant nous aimons ensemble; et l'odeur du foin de Chessel, dans
+cette belle grange où nous sautions quand j'étais enfant! Quel foin!
+quels fromages à la crème! les belles vaches! Comme les marrons, en
+sortant du sac, roulent agréablement sur le plancher au-dessus de mon
+cabinet! il semble que ce soit un bruit de la jeunesse. Mais soyez-y.
+
+Mon ami, il n'y a plus de bonheur. Vous avez des affaires; vous avez un
+état: votre raison mûrit; votre coeur ne change pas, mais le mien se
+serre. Vous n'avez plus le temps de mettre les marrons sous la cendre,
+il faut qu'on vous les prépare; qu'avez-vous fait de nos plaisirs?
+
+J'y serai dans six jours: cela est décidé.
+
+
+
+
+LETTRE LIII
+
+DATX
+Fribourg[54], 11 mars, huitième année.
+
+
+Je ne vois pas comment j'aurais pu faire si cet héritage ne fût point
+venu: je ne l'attendais assurément pas; et cependant j'étais plus
+fatigué du présent, que je n'étais inquiet de l'avenir. Dans l'ennui
+d'être seul, je trouvais du moins l'avantage de la sécurité. Je ne
+songeais guère à la crainte de manquer du nécessaire; et maintenant que
+je n'ai cette crainte d'aucune manière, je sens quel vide c'est pour un
+coeur sans passions que de n'avoir point d'heureux à faire, et de ne
+vivre qu'avec des étrangers, quand on a enfin ce qu'il faut pour une vie
+aisée.
+
+Il était temps que je partisse: j'étais bien à la fois et fort mal.
+J'avais l'usage de ces biens que tant de gens cherchent sans les
+connaître, et que plusieurs condamnent par dépit, dont la privation
+serait pénible dans la société, mais dont la possession donne peu de
+jouissances. Je ne suis point de ceux qui comptent l'opulence pour rien.
+Sans être chez moi, sans rien posséder, sans dépendance comme sans
+embarras, j'avais ce qui me convenait assez dans une ville comme Lyon,
+un logement décent, des chevaux, et une table où je pouvais recevoir
+des ... des amis. Une autre manière de vivre m'eût ennuyé davantage dans
+une grande ville, mais celle-là ne me satisfaisait pas. Elle pourrait
+tromper si on en partageait la jouissance avec quelqu'un qui y trouvât
+du plaisir; mais je suis destiné à être toujours comme si je n'étais
+pas.
+
+Nous le disions souvent: un homme raisonnable n'est pas ordinairement
+malheureux lorsqu'il est libre, et qu'il a un peu de ce pouvoir que
+donne l'argent. Cependant me voici dans la Suisse, sans plaisir, rempli
+d'ennui, et ne sachant quelle résolution prendre. Je n'ai point de
+famille; je ne tiens à rien ici; vous n'y viendrez point: je suis bien
+désolé. J'ai quelque espoir confus que cela ne subsistera pas ainsi.
+Puisque je peux me fixer enfin, il faut songer à le faire: le reste
+viendra peut-être.
+
+Il tombe encore de la neige; j'attendrai à Fribourg que la saison soit
+plus avancée. Vous savez que le domestique que j'ai emmené est d'ici. Sa
+mère est très malade, et n'a pas d'autre enfant que lui: c'est à
+Fribourg qu'elle demeure; elle aura la consolation de l'avoir auprès
+d'elle; et, pour un mois environ, je suis aussi bien ici qu'ailleurs.
+
+
+
+
+LETTRE LIV
+
+DATX
+Fribourg, 25 mars, VIII.
+
+
+Vous trouvez que ce n'était pas la peine de quitter sitôt Lyon pour
+m'arrêter dans une ville. Je vous envoie pour réponse une vue de
+Fribourg. Quoiqu'elle ne soit pas exacte, et que l'artiste ait jugé à
+propos de composer au lieu de copier fidèlement, vous y verrez du moins
+que je suis au milieu des rocs: être à Fribourg, c'est aussi être à la
+campagne. La ville est dans les rochers, et sur les rochers. Presque
+toutes ses rues ont une pente rapide; mais malgré cette situation
+incommode, elle est beaucoup mieux bâtie que la plupart des petites
+villes de France. Dans les environs, et aux portes mêmes de la ville,
+il y a plusieurs sites pittoresques et un peu sauvages.
+
+L'ermitage, dit _la Madelaine_, ne mérite pas sa célébrité. Il est
+occupé par une espèce de fou qui est devenu à moitié saint, ne trouvant
+plus d'autre sottise à faire. Cet homme n'a jamais eu l'esprit de son
+état: dans le gouvernement, il ne fut point magistrat; et dans
+l'ermitage, il ne fut point ermite: il portait le cilice sous l'habit
+d'officier, et le pantalon de hussard sous la robe du désert.
+
+Le roc a été bien choisi par le fondateur: il est sec, et dans une bonne
+exposition: la persévérance des deux hommes qui l'ont percé seuls, est
+sûrement très remarquable. Mais cet ermitage, que tous les curieux
+visitent, est du nombre des choses qu'il est inutile d'aller voir, et
+dont on a une idée suffisante quand on en sait les dimensions.
+
+Je n'ai rien à vous dire des habitants, parce que je n'ai pas le talent
+de connaître un peuple pour avoir parlé quelques moments à deux ou trois
+personnes: la nature ne m'a point fait voyageur. J'aperçois seulement
+quelque chose d'antique dans les habitudes; le vieux caractère ne s'y
+perd qu'avec lenteur. Les hommes et les lieux ont encore la physionomie
+helvétique. Les voyageurs y viennent peu: il n'y a point de lac, point
+de glacier considérables, point de monuments. Cependant ceux qui ne vont
+que dans la partie occidentale de la Suisse, devraient au moins
+traverser le canton de Fribourg au pied de ses montagnes: les terres
+basses de Genève, de Morges, d'Yverdun, de Nidau, d'Anet, ne sont point
+suisses; elles ressemblent à celles des autres peuples.
+
+
+
+
+LETTRE LV
+
+DATX
+Fribourg, 30 mars, VIII.
+
+
+Je juge comme autrefois la beauté d'un site pittoresque; mais je la sens
+moins, ou la manière dont je la sens ne me suffit plus. Je pourrais
+dire: je me souviens que cela est beau. Autrefois aussi je quittais les
+beaux lieux; c'était l'impatience du désir, l'inquiétude que donne la
+jouissance qu'on a seul, et qu'on pourrait posséder davantage. Je les
+quitte aujourd'hui; c'est l'ennui de leur silence. Ils ne parlent pas
+assez haut pour moi: je n'y entends pas, je n'y trouve pas ce que je
+voudrais voir, ce que je voudrais entendre: et je sens qu'à force de ne
+plus me trouver dans les choses, j'en viens à ce point de ne plus me
+trouver dans moi-même.
+
+Je commence à voir les beautés physiques comme les illusions morales:
+tout se décolore insensiblement; et cela devait être. Le sentiment des
+convenances visibles n'est que la perception indirecte d'une harmonie
+intellectuelle. Comment trouverais-je dans les choses ces mouvements qui
+ne sont plus dans mon coeur, cette éloquence des passions que je n'ai
+pas; et ces sons silencieux, ces élans de l'espérance, ces voix de
+l'être qui jouit, prestige d'un monde déjà quitté[55].
+
+
+
+
+LETTRE LVI
+
+DATX
+Thun, 2 mai, VIII.
+
+
+Il faut que tout s'éteigne: c'est lentement et par degrés, que l'homme
+étend son être; et c'est ainsi qu'il doit le perdre.
+
+Je ne sens plus que ce qui est extraordinaire. Il me faut des sons
+romantiques pour que je commence à entendre, et des lieux sublimes pour
+que je me rappelle ce que j'aimais dans un autre âge.
+
+
+
+
+LETTRE LVII
+
+DATX
+Des bains du Schwartz-sée,
+6 mai, matin, VIII.
+
+
+Les neiges ont quitté de bonne heure les parties basses des montagnes.
+Je fais des courses pour me choisir une demeure. Je comptais m'arrêter
+ici deux jours: le vallon est uni, les montagnes escarpées depuis leurs
+bases; il n'y a que des pâturages, des sapins et de l'eau; c'est une
+solitude comme je les aime, et le temps est bon: mais je m'ennuie.
+
+Nous avons passé des heures agréables sur votre étang de Chessel. Vous
+le trouviez trop petit; mais ici que le lac est bien encadré, et d'une
+étendue très commode, vous seriez indigné contre celui qui tient les
+bains. Il y reçoit dans l'été plusieurs malades à qui l'exercice et un
+moyen de passer le temps seraient nécessaires, et il n'a pas un bateau
+quoique le lac soit poissonneux.
+
+
+
+
+LETTRE LVIII
+
+DATX
+6, soir.
+
+
+Il y a ici comme ailleurs, et peut-être un peu plus qu'ailleurs, des
+pères de famille intimement convaincus qu'une femme pour avoir des
+moeurs, doit à peine savoir lire; attendu que celles qui s'avisent de
+savoir écrire, écrivent tout de suite à des amants, et que celles qui
+écrivent très mal n'ont jamais d'amants. Il y a plus; pour que leurs
+filles deviennent de bonnes ménagères, il convient qu'elles ne sachent
+que faire la soupe et compter le linge de cuisine.
+
+Cependant un mari dont la femme n'a d'autre talent que de faire cuire le
+bouilli frais et le bouilli salé, s'ennuie, se lasse d'être chez lui, et
+prend l'habitude de n'y être pas. Il s'en éloigne davantage lorsque sa
+femme ainsi délaissée et abandonnée aux embarras de la maison, prend une
+humeur difficile: il finit par n'y être jamais dès qu'elle a trente ans,
+et par employer au-dehors, parmi tant d'occasions de dépenses, l'argent
+qu'il faut pour échapper à son ennui, l'argent qui eût mis de l'aisance
+dans la maison. La misère s'y introduit; l'humeur y augmente; les
+enfants, toujours seuls avec leur mère mécontente, n'attendent que
+l'âge d'échapper, comme leur père, aux dégoûts de cette vie domestique;
+tandis que les fils et les parents eussent pu s'y attacher si
+l'amabilité d'une femme y eût établi, dès sa jeunesse, des habitudes
+heureuses.
+
+Ces pères de famille avouent ces petits inconvénients-là: mais quelles
+sont les choses où l'on n'en trouve pas? D'ailleurs il faut aussi être
+juste avec eux; il y a compensation, les marmites sont très bien lavées.
+
+Ces bonnes ménagères savent, avec exactitude, le nombre des mailles que
+leurs filles doivent tricoter en une heure, et combien de chandelle on
+peut brûler après souper dans une maison réglée: elles sont assez ce
+qu'il faut à certains hommes, qui passent les deux tiers de leurs jours
+à boire et à fumer. Le grand point pour eux est de ne consacrer à leurs
+maisons et à leurs enfants, qu'autant de batz[56] qu'ils donnent d'écus
+au cabaret[57]; et dès lors ils se marient pour avoir une excellente
+servante.
+
+Dans les lieux où ces principes dominent, l'on voit peu de mariages
+rompus, parce qu'on ne quitte pas volontiers une servante qui fait bien
+son état, à laquelle on ne donne pas de gages, et qui a apporté du bien;
+mais l'on y voit aussi rarement cette union qui fait le bonheur de la
+vie, qui suffit à l'homme, qui le dispense de chercher ailleurs des
+plaisirs moins vrais avec des inconvénients certains.
+
+Les partisans de ces principes sont capables de vous objecter le peu
+d'intimité des mariages à Paris, ou dans d'autres lieux à peu près
+semblables. Comme si les raisons qui empêchent de penser à l'intimité
+dans les capitales où il ne s'agit pas d'union conjugale, pouvaient se
+trouver dans des moeurs très différentes, et dans des lieux où
+l'intimité ferait le bonheur. C'est une chose pénible à y voir que la
+manière dont les deux sexes s'isolent. Rien n'est si triste, surtout
+pour les femmes qui n'en sont point dédommagées, et pour lesquelles il
+n'y a point d'heures agréables, point de lieux, de délassement.
+Rebutées, aigries et réduites à une économie sévère ou au désordre,
+elles se mettent à suivre l'ordre avec chagrin et par dépit; se
+réunissent très peu entre elles; ne s'aiment point du tout; et se font
+dévotes, parce qu'elles ne connaissent que l'église où elles puissent
+aller.
+
+
+
+
+LETTRE LIX
+
+DATX
+Du chât. de Chupru, 22 mai, VIII.
+
+
+A deux heures nous étions déjà dans le bois à la recherche des fraises.
+Elles couvraient les pentes méridionales: plusieurs étaient à peine
+formées, mais un grand nombre avaient déjà les couleurs et le parfum de
+la maturité. La fraise est une des plus aimables productions naturelles:
+elle est abondante et salubre, elle mûrit jusque sous les climats
+polaires: elle me paraît dans les fruits, ce qu'est la violette parmi
+les fleurs, suave, belle et simple. Son odeur se répand avec le léger
+souffle des airs, lorsqu'il s'introduit, par intervalles, sous la voûte
+des bois pour agiter doucement les buissons épineux et les lianes qui se
+soutiennent sur les troncs élevés. Elle est entraînée dans les ombrages
+les plus épais avec la chaude haleine du sol où la fraise mûrit; elle
+vient s'y mêler à la fraîcheur humide, et semble s'exhaler des mousses
+et des ronces. Harmonies sauvages! vous êtes formées de ces contrastes.
+
+Tandis que nous sentions à peine le mouvement de l'air dans la solitude
+couverte et sombre, un vent orageux passait librement sur la cime des
+sapins; leurs branches frémissaient d'un ton pittoresque en se courbant
+contre les branches qui les heurtaient. Quelquefois les hautes tiges se
+séparaient dans leur balancement, et l'on voyait alors leurs têtes
+pyramidales éclairées de toute la lumière du jour et brûlées de ses
+feux, au-dessus des ombres de cette terre silencieuse où s'abreuvaient
+leurs racines.
+
+Quand nos corbeilles furent remplies, nous quittâmes le bois, les uns
+gais, les autres contents. Nous allâmes par des sentiers étroits, à
+travers des prés fermés de haies, le long desquelles sont plantés des
+merisiers élevés et de grands poiriers sauvages. Terre encore
+patriarcale quand les hommes ne le sont plus! J'étais bien, sans avoir
+eu précisément du plaisir. Je me disais: que ce qu'on appelle plaisirs
+purs, n'est, en quelque sorte, que des plaisirs qu'on ne fait
+qu'essayer: que l'économie dans les jouissances est l'industrie du
+bonheur: qu'il ne suffit pas qu'un plaisir soit sans remord, ni même
+qu'il soit sans mélange pour être un plaisir pur; qu'il faut encore
+qu'on n'en ait accepté que ce qui était nécessaire pour en percevoir le
+sentiment, pour en nourrir l'espoir, et que l'on sache réserver, pour
+d'autres temps, ses plus séduisantes promesses. C'est une bien douce
+volupté de prolonger la jouissance en éludant le désir, de ne point
+précipiter sa joie, de ne point user sa vie. L'on ne jouit bien du
+présent que lorsqu'on attend un avenir au moins égal; et l'on perd tout
+bonheur si l'on veut être absolument heureux. C'est cette loi de la
+nature qui fait le charme inexprimable d'un premier amour. Il faut à nos
+jouissances un peu de lenteur, de la continuité dans leurs progressions,
+et quelque incertitude dans leur terme. Il nous faudrait une volupté
+habituelle, et non des émotions extrêmes et passagères: il nous faudrait
+la tranquille possession qui se suffit à elle-même dans sa paix
+domestique, et non cette fièvre de plaisir dont l'ivresse consumante
+anéantit dans la satiété nos coeurs ennuyés de ses retours, de ses
+dégoûts, de la vanité de son espoir, de la fatigue de ses regrets. Mais
+notre raison elle-même doit-elle songer, dans la société inquiète, à cet
+état de bonheur sans plaisirs, à cette quiétude si méconnue, à ce
+bien-être constant et simple où l'on ne pense pas à jouir, où l'on n'a
+plus besoin de désirer?
+
+Tel devait être le coeur de l'homme: mais l'homme a changé sa vie, il a
+dénaturé son coeur: et les ombres colossales sont venues fatiguer ses
+désirs, parce que les proportions naturelles des êtres vrais ont paru
+trop exactes à sa folle grandeur. Les vanités sociales me rappellent
+souvent cette fastueuse puérilité d'un prince qui se crut grand,
+lorsqu'il fit dessiner en lampions le chiffre de l'Autocratrice sur la
+pente d'une montagne de plusieurs lieues.
+
+Nous avons aussi taillé les montagnes, mais nos travaux ont été moins
+gigantesques. Ils furent faits de nos mains, et non de celles des
+esclaves; nous n'avions pas des maîtres à recevoir, mais des amis à
+placer.
+
+Un ravin profond borde les bois du château; il est creusé dans des rocs
+très escarpés et très sauvages. Au haut de ces rocs, au fond du bois, il
+paraît que l'on a autrefois coupé des pierres: les angles que ce travail
+a laissés ont été arrondis par le temps; mais il en résulte une sorte
+d'enceinte formant à peu près la moitié d'un hexagone, et dont la
+capacité est très propre à recevoir commodément six ou huit personnes.
+Après avoir un peu nivelé le fond de pierres, et avoir achevé le gradin
+destiné à servir de buffet, nous fîmes un siège circulaire avec de
+grosses branches recouvertes de feuilles. La table fut une planche posée
+sur des éclats de bois laissés par les ouvriers qui venaient de couper
+près de là quelques arpents de hêtres.
+
+Tout cela fut préparé le matin. Le secret fut gardé, et nous conduisîmes
+nos hôtes, chargés de fraises, dans ce réduit sauvage qu'ils ne
+connaissaient pas. Les femmes parurent flattées de trouver les agréments
+d'une simplicité délicate au milieu d'une scène de terreur. Des branches
+de pins étaient allumées dans un angle de roc suspendu sur un précipice
+que les branches avancées des hêtres rendaient moins effrayant. Des
+cuillères de buis faites à la manière du Koukisberg[58], des tasses
+d'une porcelaine élégante, des corbeilles de merises étaient placées
+sans ordre le long du gradin de pierre avec des assiettées de la crème
+épaisse des montagnes, et des jattes remplies de cette seconde crème qui
+peut seule servir pour le café, et dont le goût d'amande très légèrement
+parfumé, n'est guère connu que vers les Alpes. Des carafons contenaient
+une eau chargée de sucre préparée pour les fraises.
+
+Le café n'était ni moulu, ni grillé. Il faut laisser aux femmes ces
+sortes de soins, qu'elles aiment ordinairement à prendre elles-mêmes:
+elles sentent si bien qu'il faut préparer sa jouissance, et du moins en
+partie, devoir à soi ce que l'on veut posséder! Un plaisir qui s'offre
+sans être un peu cherché par le désir, perd souvent de sa grâce; comme
+un bien trop attendu a laissé passer l'instant qui lui donnait du
+mérite.
+
+Tout était préparé, tout paraissait prévu, mais quand on voulut faire le
+café, il se trouva que la chose la plus facile était celle qui nous
+manquait; il n'y avait pas d'eau. On se mit à réunir des cordes qui
+semblaient n'avoir eu d'autre destination que de lier les branches
+apportées pour nos sièges, et de courber celles qui nous donnaient de
+l'ombre: et non sans avoir cassé quelques carafes, on en remplit enfin
+deux de l'eau glaciale du torrent trois cents pieds au-dessous de nous.
+
+La réunion fut intime, et le rire sincère. Le temps était beau; le vent
+mugissait dans cette longue enceinte d'une sombre profondeur où le
+torrent, tout blanc d'écume, roulait entre les rochers anguleux. Le
+K-hou-hou chantait dans les bois, et les bois plus élevés multipliaient
+tous ces sons austères: on entendait à une grande distance les grosses
+cloches des vaches qui montaient au Kousin-berg. L'odeur sauvage du
+sapin brûlé s'unissait à ces bruits montagnards: et au milieu des fruits
+simples, dans un asile désert, le café fumait sur une table d'amis.
+
+Cependant les seuls d'entre nous qui jouirent de cet instant, furent
+ceux qui n'en sentaient pas l'harmonie morale. Triste faculté de penser
+à ce qui n'est point présent!... Mais il n'était pas parmi nous deux
+coeurs semblables. La mystérieuse nature n'a point placé dans chaque
+homme le but de sa vie. Le vide et l'accablante vérité sont dans le coeur
+qui se cherche lui-même: l'illusion entraînante ne peut venir que de
+celui qu'on aime. On ne sent pas la vanité des biens possédés par un
+autre; et chacun se trompant ainsi, des coeurs amis deviennent vraiment
+heureux au milieu du néant de tous les biens directs.
+
+Pour moi, je me mis à rêver au lieu d'avoir du plaisir. Cependant il me
+faut peu de chose, mais j'ai besoin que ce peu soit d'accord: les biens
+les plus séduisants ne sauraient m'attacher si j'y découvre de la
+discordance; et la plus faible jouissance que rien ne flétrit, suffit à
+tous mes désirs. C'est ce qui me rend la simplicité nécessaire; elle
+seule est harmonique. Aujourd'hui le site était trop beau. Notre salle
+pittoresque, notre foyer rustique, un goûter de fruits et de crème,
+notre intimité momentanée, le chant de quelques oiseaux, et le vent qui
+à tout moment jetait dans nos tasses des feuilles de sapin, c'était
+assez: mais le torrent dans l'ombre, et les bruits éloignés de la
+montagne, c'était beaucoup trop; j'étais le seul qui entendît.
+
+
+
+
+LETTRE LX
+
+DATX
+Villeneuve, 16 juin, VIII.
+
+
+Je viens de parcourir presque toutes les vallées habitables qui sont
+entre Charmey, Thun, Sion, Saint-Maurice et Vevey. Je n'ai pas été avec
+espérance, pour admirer ou pour jouir. J'ai revu les montagnes que
+j'avais vues il y a près de sept années. Je n'y ai point porté ce
+sentiment d'un âge qui cherchait avidement leurs beautés sauvages.
+C'étaient les noms anciens, mais moi aussi je porte le même nom! Je me
+suis assis auprès de Chillon sur la grève. J'entendais les vagues, et je
+cherchais encore à les entendre. Là, où j'ai été jadis, cette grève si
+belle dans mes souvenirs, ces ondes que la France n'a point, et les
+hautes cimes, et Chillon, et le Léman ne m'ont pas surpris, ne m'ont pas
+satisfait. J'étais là, comme j'eusse été ailleurs. J'ai retrouvé les
+lieux; je ne puis ramener les temps.
+
+Quel homme suis-je maintenant? Si je ne sentais l'ordre, si je n'aimais
+encore à être la cause de quelque bien, je croirais que le sentiment des
+choses est déjà éteint, et que la partie de mon être qui se lie à la
+nature ordonnée a cessé sa vie.
+
+Vous n'attendez de moi ni des narrations historiques, ni des
+descriptions comme en doit faire celui qui voyage pour observer, pour
+s'instruire lui-même, ou pour faire connaître au public des lieux
+nouveaux. Un solitaire ne vous parlera point des hommes que vous
+fréquentez plus que lui. Il n'aura pas d'aventures, il ne vous fera pas
+le roman de sa vie. Mais nous sommes convenus que je continuerais à vous
+dire ce que j'éprouve, parce que c'est moi que vous avez accoutumé, et
+non pas ce qui m'environne. Quand nous nous entretenons l'un avec
+l'autre, c'est de nous-mêmes, car rien n'est plus près de nous. Il
+m'arrive souvent d'être surpris que nous ne vivions pas ensemble: cela
+me paraît contradictoire et comme impossible. Il faut que ce soit une
+destinée secrète qui m'ait entraîné à chercher je ne sais quoi loin de
+vous, tandis que je pouvais rester où vous êtes ne pouvant vous emmener
+où je suis.
+
+Je ne saurais dire quel besoin m'a rappelé dans une terre extraordinaire
+dont je ne retrouve plus les beautés, et où je ne me retrouve point
+moi-même. Mon premier besoin n'était-il pas dans cette habitude de
+penser, de sentir ensemble? N'était-ce pas une nécessité de rêver nous
+seuls sur cette agitation qui, dans un coeur périssable creuse un abîme
+d'avidité qui semble ne pouvoir être rempli que par des choses
+impérissables? Nous nous mettions à sourire de ce mouvement toujours
+ardent et toujours trompé; nous applaudissions à l'adresse qui en a tiré
+parti pour nous faire immortels; nous cherchions avec empressement
+quelques exemples des illusions les plus grossières et les plus
+puissantes, afin de nous figurer aussi que la mort elle-même et toutes
+choses visibles n'étaient que des fantômes, et que l'intelligence
+subsisterait pour un rêve meilleur. Nous nous abandonnions avec une
+sorte d'indifférence et d'impassibilité à l'oubli des choses de la
+terre; et dans l'accord de nos âmes, nous imaginions l'harmonie d'un
+monde divin caché sous la représentation du monde visible. Mais
+maintenant je suis seul, je n'ai plus rien qui me soutienne. Il y a
+quatre jours, j'ai réveillé un homme qui mourait dans la neige sur le
+Sanetz. Sa femme, ses deux enfants, qui vivent par lui, et dont il
+paraît être pleinement le mari et le père, comme l'étaient les
+patriarches, comme on l'est encore aux montagnes et dans les déserts;
+tous trois faibles et demi-morts de crainte et de froid, l'appelaient
+dans les rochers et au bord du glacier. Nous les avons rencontrés.
+Imaginez une femme et deux enfants heureux. Et tout le reste du jour, je
+respirais en homme libre, je marchais avec plus d'activité. Mais depuis,
+le même silence est autour de moi, et il ne se passe rien qui me fasse
+sentir mon existence.
+
+J'ai donc cherché dans toutes les vallées pour acquérir un pâturage
+isolé, mais facilement accessible, d'une température un peu douce, bien
+situé, traversé par un ruisseau, et d'où l'on entende ou la chute d'un
+torrent, ou les vagues d'un lac. Je veux maintenant une possession non
+pas importante, mais étendue, et d'un genre tel que la vallée du Rhône
+n'en offre pas. Je veux aussi bâtir en bois, ce qui sera plus facile ici
+que dans le bas Valais. Dès que je serai fixé, j'irai à Saint-Maurice et
+à Charrières. Je ne me suis pas soucié d'y passer à présent, de crainte
+que ma paresse naturelle, et l'attachement que je prends si facilement
+pour les lieux dont j'ai quelque habitude, ne me fissent rester à
+Charrières. Je préfère choisir un lieu commode et y bâtir à ma manière,
+comme il convient à présent que je puis me fixer pour du temps, et
+peut-être pour toujours.
+
+Hantz qui parle le roman, et qui sait aussi un peu l'allemand de
+l'Oberland, suivait les vallées et les chemins, et s'informait dans les
+villages. Pour moi j'allais de chalets en chalets à travers les
+montagnes, et dans des lieux où il n'eût pas osé passer, quoiqu'il soit
+plus robuste que moi, et plus habitué dans les Alpes; et où je n'aurais
+point passé moi-même si je n'eusse été seul.
+
+J'ai trouvé un domaine qui me conviendrait beaucoup, mais je ne sais pas
+si je pourrai l'avoir. Il y a trois propriétaires: deux sont de la
+Gruyère, le troisième est à Vevey. Celui-ci, dit-on, n'a pas l'intention
+de vendre: cependant il me faut le tout.
+
+Si vous avez connaissance de quelque carte nouvelle de la Suisse, ou
+d'une carte topographique de quelques-unes de ses parties,
+envoyez-les-moi. Toutes celles que j'ai pu trouver sont pleines de
+fautes; quoique dans les modernes il y en ait de bien soignées pour
+l'exécution, et qui marquent avec beaucoup d'exactitude la position de
+plusieurs lieux. Il faut avouer qu'il y a peu de pays dont le plan soit
+aussi difficile à faire.
+
+Je pensais à essayer celui du peu d'espace compris entre Vevey,
+Saint-Gingouph, Aigle, Sepey, Etivaz, Montbovon et Sempsales; dans la
+supposition toutefois que j'aurai le pâturage dont je vous parle près de
+la dent de Jamant, dont j'aurais fait le sommet de mes principaux
+triangles. Je me promettais de passer dans cette fatigue la saison
+inquiète de la chaleur et des beaux jours. Je l'aurais entrepris l'année
+prochaine: mais j'y ai renoncé. Lorsque toutes les gorges, tous les
+revers, tous les aspects, me seraient connus avec exactitude, il ne me
+resterait plus rien à trouver. Il vaut mieux conserver le seul moyen
+d'échapper aux moments d'ennuis intolérables, en m'égarant dans des
+lieux nouveaux; en cherchant avec impatience ce qui ne m'intéresse
+point; en grimpant avec ardeur les dents les plus difficiles pour
+vérifier un angle, pour m'assurer d'une ligne que j'oublierai ensuite,
+afin de retourner l'observer comme si j'avais un but.
+
+
+
+
+LETTRE LXI
+
+DATX
+Saint-Saphorin, 26 juin, VIII.
+
+
+Je ne me repens point d'avoir emmené Hantz. Dites à Mme T*** que je
+la remercie de me l'avoir donné. Il me paraît franc et susceptible
+d'attachement. Il est intelligent; et d'ailleurs il donne du cor avec
+plus de goût que je ne l'aurais espéré.
+
+Le soir, dès que la lune est levée, je prends deux bateaux. Je n'ai dans
+le mien qu'un seul rameur; et quand nous sommes avancés sur le lac, il a
+une bouteille de vin à boire, pour rester assis et ne dire mot. Hantz
+est dans l'autre bateau, dont les rameurs frappent les ondes en passant
+et repassant un peu au loin, devant le mien qui reste immobile, ou
+doucement entraîné par les faibles vagues. Il a avec lui son cor; et
+deux femmes allemandes chantent à l'unisson.
+
+C'est un bien bon homme, et il faudra que je le fixe auprès de moi, car
+il trouve son sort assez doux. Il me dit qu'il n'a plus d'inquiétude et
+qu'il espère que je le garderai toujours. Je crois qu'il a raison:
+irais-je m'ôter le seul bien que j'aie, un homme qui est content?
+
+J'avais sacrifié pour des connaissances assez intimes les seules
+ressources qui me restassent alors. Pour laisser ensemble ceux qui
+paraissent devoir trouver ensemble quelque bonheur, j'ai abandonné le
+seul espoir qui pouvait me flatter. Ces sacrifices, et d'autres encore,
+n'ont produit aucun bien: mais voilà un valet qui est heureux; et je
+n'ai rien fait pour lui, si ce n'est de le traiter en homme. Je l'estime
+parce qu'il n'en est pas surpris: puisqu'il trouve cela tout simple, il
+n'en abusera point. Il n'est pas vrai d'ailleurs que ce soit la bonté
+qui produise ordinairement l'insolence, c'est la faiblesse. Hantz voit
+bien que je lui parle avec une certaine confiance, mais il sent fort
+bien aussi que je saurais parler en maître.
+
+Vous ne soupçonneriez pas qu'il s'est mis à lire la _Julie_ de J.-J.
+Hier il disait, en dirigeant son bateau vers le rivage de Savoie, c'est
+donc là Meillerie! Mais que ceci ne vous inquiète pas; rappelez-vous
+qu'il est sans prétentions. Il ne serait pas avec moi s'il avait de
+l'esprit d'antichambre.
+
+C'est surtout la mélodie[59] des sons qui, réunissant l'étendue sans
+limites précises à un mouvement sensible mais vague, donne à l'âme ce
+sentiment de l'infini qu'elle croit posséder en durée et en étendue.
+
+J'avoue qu'il est naturel à l'homme de se croire moins borné, moins
+fini, de se croire plus grand que sa vie présente, lorsqu'il arrive
+qu'une perception subite lui montre les contrastes et l'équilibre, le
+lien, l'organisation de l'univers. Ce sentiment lui paraît comme une
+découverte d'un monde à connaître, comme un premier aperçu de ce qui
+pourrait lui être dévoilé un jour.
+
+J'aime ces chants dont je ne comprends point les paroles. Elles nuisent
+toujours pour moi à la beauté de l'air, ou du moins à son effet. Il est
+presque impossible que les idées soient entièrement d'accord avec celles
+que me donnent les sons. D'ailleurs l'accent allemand a quelque chose
+de plus romantique. Les syllabes sourdes et indéterminées ne me plaisent
+point dans la musique. Notre _e_ muet est désagréable quand le chant
+force à le faire sentir: et on prononce presque toujours d'une manière
+fausse et rebutante la syllabe inutile des rimes féminines, parce que en
+effet on ne saurait guère la prononcer autrement.
+
+J'aime beaucoup l'unisson de deux ou de plusieurs voix; il laisse à la
+mélodie tout son pouvoir et toute sa simplicité. Pour la savante
+harmonie, ses beautés me sont étrangères: ne sachant pas la musique, je
+ne jouis point de ce qui n'est qu'art ou difficultés.
+
+Le lac est bien beau, lorsque la lune blanchit nos deux voiles, et que
+les échos de Chillon répètent les sons du cor; quand le mur immense de
+Meillerie oppose ses ténèbres à la douce clarté du ciel, aux lumières
+mobiles des eaux; quand les vagues se brisent contre nos bateaux
+arrêtés, quand elles font entendre au loin leur roulement sur les
+cailloux innombrables que la Vevayse a descendus des montagnes.
+
+Vous qui savez jouir, que n'êtes-vous là pour entendre deux voix de
+femme, sur les eaux, dans la nuit! Mais moi, je devrais tout laisser.
+Cependant j'aime à être averti de mes pertes, quand l'austère beauté des
+lieux peut me faire oublier combien tout est vain dans l'homme jusqu'à
+ses regrets.
+
+Etang de Chessel! Là, nos promenades étaient moins belles, et plus
+heureuses. La nature accable le coeur de l'homme, mais l'intimité le
+satisfait: on s'appuie mutuellement, on parle, et tout s'oublie.
+
+J'aurai le lieu en question: mais il faut attendre quelques jours encore
+avant d'avoir les certitudes nécessaires pour terminer. Je ferai
+aussitôt commencer les travaux, car la saison s'avance.
+
+
+
+
+LETTRE LXII
+
+DATX
+Juillet, VIII.
+
+
+J'oublie toujours de vous demander une copie du _Manuel de
+Pseusophanes_: je ne sais comment j'ai perdu celle que j'avais gardée.
+Je n'y verrai rien dont je dusse avoir besoin d'être averti: mais, si je
+le lis les matins, il me rappellera d'une manière plus présente combien
+je devrais avoir honte de tant de faiblesses.
+
+J'ai l'intention d'y joindre une note sur certains règlements d'hygiène,
+sur ces choses d'une habitude individuelle et locale auxquelles je crois
+qu'on ne met pas assez d'importance. Aristippe ne pouvait guère les
+prescrire à son disciple imaginaire, ou à ses disciples réels: mais
+cette note sera plus utile encore que des considérations générales pour
+maintenir en moi ce bien-être, cette aptitude physique qui soutient
+notre âme si physique elle-même.
+
+J'ai deux grands malheurs: un seul me détruirait peut-être; mais je vis
+entre deux parce qu'ils sont contraires. Sans cette habitude triste, ce
+découragement, cet abandon, sans cette humeur tranquille contre tout ce
+qu'on pourrait désirer, l'activité qui me presse et m'agite me
+consumerait plutôt, et aussi vainement: mon ennui sert du moins à
+l'affaiblir. La raison la calmerait; mais entre ces deux grandes forces
+ma raison est bien faible: tout ce qu'elle peut faire c'est d'appeler
+l'une à son secours quand l'autre prend le dessus. On végète ainsi:
+quelquefois même on s'endort.
+
+
+
+
+LETTRE LXIII
+
+DATX
+Juillet, VIII.
+
+
+Il était minuit: la lune avait passé; le lac[60] semblait agité; les
+cieux étaient tranquilles, la nuit profonde et belle. Il y avait de
+l'incertitude sur la terre. On entendit frémir les bouleaux, et des
+feuilles de peupliers tombèrent: les pins rendirent des murmures
+sauvages; des sons romantiques descendaient de la montagne; de grosses
+vagues roulaient sur la grève. Alors l'effraie se mit à gémir sous les
+roches caverneuses; et quand elle cessa, les vagues étaient affaiblies,
+le silence fut austère.
+
+Le rossignol plaça de loin en loin dans la paix inquiète, cet accent
+solitaire, unique et répété, ce chant des nuits heureuses, sublime
+expression d'une mélodie primitive; indicible élan d'amours et de
+douleur; voluptueux comme le besoin qui me consume; simple, mystérieux,
+immense comme le coeur qui aime.
+
+Abandonné dans une sorte de repos funèbre au balancement mesuré de ces
+ondes pâles, muettes, à jamais mobiles, je me pénétrai de leur mouvement
+toujours lent et toujours le même, de cette paix durable, de ces sons
+isolés dans le long silence. La nature me sembla trop belle; et les
+eaux, et la terre, et la nuit trop faciles, trop heureuses: la paisible
+harmonie des choses fut sévère à mon coeur agité. Je songeai au printemps
+du monde périssable, et au printemps de ma vie. Je vis ces années qui
+passent, tristes et stériles, de l'éternité future dans l'éternité
+perdue. Je vis ce présent, toujours vain et jamais possédé, détacher du
+vague avenir sa chaîne indéfinie; approcher ma mort enfin visible;
+traîner dans la nuit universelle les fantômes de mes jours; les
+atténuer, les dissiper; atteindre la dernière ombre, dévorer aussi
+froidement ce jour après lequel il n'en sera plus, et fermer l'abîme
+muet.
+
+Comme si tous les hommes n'avaient point passé, et tous passé en vain!
+Comme si la vie était réelle, et existante essentiellement: comme si la
+perception de l'univers était l'idée d'un être positif, et le moi de
+l'homme quelque autre chose que l'expression accidentelle d'une harmonie
+éphémère! Que veux-je? Que suis-je? Que demander à la nature? Est-il un
+système universel, des convenances ordonnées; des droits selon nos
+besoins? L'intelligence conduit-elle les résultats que mon intelligence
+voudrait attendre? Toute cause est invisible, toute fin trompeuse; toute
+forme change, toute durée s'épuise: et le tourment du coeur insatiable
+est le mouvement aveugle d'un météore errant dans le vide où il doit se
+perdre. Rien n'est possédé comme il est conçu: rien n'est connu comme il
+existe. Nous voyons les rapports, et non les essences: nous n'usons pas
+des choses, mais de leurs images. Cette nature cherchée au-dehors, et
+impénétrable dans nous, est partout ténébreuse. Je sens, est le seul mot
+de l'homme qui ne veut que des vérités. Et ce qui fait la certitude de
+mon être, en est aussi le supplice. Je sens, j'existe pour me consumer
+en désirs indomptables, pour m'abreuver de la séduction d'un monde
+fantastique, pour rester atterré de sa voluptueuse erreur.
+
+Le bonheur ne serait pas la première loi de la nature humaine! Le
+plaisir ne serait pas le premier moteur du monde sensible! Si nous ne
+cherchons pas le plaisir, quel sera notre but? Si vivre n'est
+qu'exister, qu'avons-nous besoin de vivre? Nous ne saurions découvrir
+ni la première cause, ni le vrai motif d'aucun être: le pourquoi de
+l'univers reste inaccessible à l'intelligence individuelle. La fin de
+notre existence nous est inconnue; tous les actes de la vie restent sans
+but; nos désirs, nos sollicitudes, nos affections deviennent ridicules,
+si ces actes ne tendent pas au plaisir, si ces affections ne se le
+proposent pas.
+
+L'homme s'aime lui-même, il aime l'homme, il aime tout ce qui est animé.
+Cet amour paraît nécessaire à l'être organisé, c'est le mobile des
+forces qui le conservent. L'homme s'aime lui-même; sans ce principe
+actif, pourquoi agirait-il, et comment subsisterait-il? L'homme aime les
+hommes, parce qu'il sent comme eux, parce qu'il est près d'eux dans
+l'ordre du monde: sans ce rapport, quelle serait sa vie?
+
+L'homme aime tous les êtres animés. S'il cessait de souffrir en voyant
+souffrir, s'il cessait de sentir avec tout ce qui a des sensations
+analogues aux siennes, il ne s'intéresserait plus à ce qui ne serait pas
+lui, il cesserait peut-être de s'aimer lui-même: sans doute il n'est
+point d'affection bornée à l'individu, puisqu'il n'est point d'être
+essentiellement isolé.
+
+Si l'homme sent dans tout ce qui est animé, les biens et les maux de ce
+qui l'environne sont aussi réels pour lui que ses affections
+personnelles; il faut à son bonheur le bonheur de ce qu'il connaît; il
+est lié à tout ce qui sent; il vit dans le monde organisé.
+
+Cet enchaînement de rapports dont il est le centre et qui ne peuvent
+finir entièrement qu'aux bornes du monde, le constitue partie de
+l'univers, unité numérique dans le nombre de la nature. Le lien que
+forment ces liens personnels est l'ordre du monde, et la force qui
+perpétue son harmonie est la loi naturelle. Cet instinct nécessaire qui
+conduit l'être animé, passif lorsqu'il veut, actif lorsqu'il fait
+vouloir, est un assujettissement aux lois générales. Obéir à l'esprit
+de ces lois serait la science de l'être qui voudrait librement. Si
+l'homme est libre en délibérant, c'est la science de la vie humaine: ce
+qu'il veut lorsqu'il est assujetti, lui indique comment il doit vouloir
+là où il est indépendant.
+
+Un être isolé n'est jamais parfait; son existence est incomplète; il
+n'est ni vraiment heureux, ni vraiment bon. Le complément de chaque
+chose fut placé hors d'elle, mais il est réciproque. Il y a une sorte de
+fin pour les êtres naturels: ils la trouvent dans cet accord harmonique
+qui fait que deux corps rapprochés sont productifs, que deux sensations
+mutuellement partagées deviennent plus heureuses. C'est dans cette
+harmonie que tout ce qui existe s'achève, que tout ce qui est animé se
+repose et jouit. Ce complément de l'individu est principalement dans
+l'espèce. Pour l'homme, ce complément a deux modes dissemblables et
+analogues: voilà ce qui lui fut donné; il a deux manières de sentir sa
+vie, le reste est douleur ou fumée.
+
+Toute possession que l'on ne partage point exaspère nos désirs, sans
+remplir nos coeurs: elle ne les nourrit point, elle les creuse et les
+épuise.
+
+Pour que l'union soit harmonique, celui qui jouit avec nous doit être
+semblable et différent. Cette convenance dans la même espèce se trouve
+ou dans la différence des individus, ou dans l'opposition des sexes. Le
+premier accord produit l'harmonie qui résulte de deux êtres semblables
+et différents avec le moindre degré d'opposition et le plus grand de
+similitude. Le second donne un résultat harmonique produit par la plus
+grande différence possible entre des semblables[61]. Tout choix, toute
+affection, toute union, tout bonheur est dans ces deux modes. Ce qui
+s'en écarte peut nous séduire, mais nous trompe et nous lasse: ce qui
+leur est contraire nous égare et nous rend vicieux ou malheureux.
+
+Nous n'avons plus de législateurs. Quelques Anciens avaient entrepris de
+conduire l'homme par son coeur: nous les blâmons ne pouvant les suivre.
+Le soin des lois financières et pénales fait oublier les institutions.
+Nul génie n'a su trouver toutes les lois de la société, tous les devoirs
+de la vie dans le besoin qui unit les hommes, dans celui qui unit les
+sexes.
+
+L'unité de l'espèce est divisée. Des êtres semblables sont pourtant
+assez différents pour que leurs oppositions mêmes les portent à s'aimer:
+séparés par leurs goûts, mais nécessaires l'un à l'autre, ils
+s'éloignent dans leurs habitudes, et sont ramenés par un besoin mutuel.
+Ceux qui naissent de leur union, formés également de tous deux,
+perpétueront pourtant ces différences. Cet effet essentiel de l'énergie
+donnée à l'animal, ce résultat suprême de son organisation sera le
+moment de la plénitude de sa vie, le dernier degré de ses affections, et
+en quelque sorte l'expression harmonique de ses facultés. Là est le
+pouvoir de l'homme physique; là est la grandeur de l'homme moral; là est
+l'âme tout entière, et qui n'a pas pleinement aimé, n'a pas possédé sa
+vie.
+
+Des affections abstraites, des passions spéculatives ont obtenu l'encens
+des individus et des peuples. Les affections heureuses ont été réprimées
+ou avilies: l'industrie sociale a opposé les hommes que l'harmonie
+primitive aurait conciliés[62].
+
+L'amour doit gouverner la terre que l'ambition fatigue. L'amour est ce
+feu paisible et fécond, cette chaleur des cieux qui anime et renouvelle,
+qui fait naître et fleurir, qui donne les couleurs, la grâce,
+l'espérance et la vie. L'ambition est ce feu stérile qui brûle sous les
+glaces, qui consume sans rien animer, qui creuse d'immenses cavernes,
+qui ébranle sourdement, éclate en ouvrant des abîmes, et laisse un
+siècle de désolation sur la contrée qu'étonna sa lumière d'une heure.
+
+Lorsqu'une agitation nouvelle étend les rapports de l'homme qui essaie
+sa vie, il se livre avidement, il demande à toute la nature, il
+s'abandonne, il s'exalte lui-même; il place son existence dans l'amour,
+et dans tout il ne voit que l'amour seul. Tout autre sentiment se perd
+dans ce sentiment profond, toute pensée y ramène, tout espoir y repose.
+Tout est douleur, vide, abandon, si l'amour s'éloigne; s'il s'approche,
+tout est joie, espoir, félicité. Une voix lointaine, un son dans les
+airs, l'agitation des branches, le frémissement des eaux, tout
+l'annonce, tout l'exprime, tout imite ses accents et augmente les
+désirs. La grâce de la nature est dans le mouvement d'un bras;
+l'harmonie du monde est dans l'expression d'un regard. C'est pour
+l'amour que la lumière du matin vient éveiller les êtres et colorer les
+cieux; pour lui les feux de midi font fermenter la terre humide sous la
+mousse des forêts; c'est à lui que le soir destine l'aimable mélancolie
+de ses lueurs mystérieuses. Cette fontaine est celle de Vaucluse, ces
+rochers ceux de Meillerie, cette avenue celle des pamplemousses. Le
+silence protège les rêves de l'amour, le mouvement des eaux pénètre de
+sa douce agitation; la fureur des vagues inspire ses efforts orageux: et
+tout commandera ses plaisirs quand la nuit sera douce, quand la lune
+embellira la nuit, quand la volupté sera dans les ombres et la lumière,
+dans la solitude, dans les airs et les eaux et la nuit.
+
+Heureux délire! seul moment resté à l'homme. Cette fleur rare, isolée,
+passagère sous le ciel nébuleux, sans abri, battue des vents, fatiguée
+par les orages, languit et meurt sans s'épanouir: le froid de l'air, une
+vapeur, un souffle font avorter l'espoir dans son bouton flétri. On
+passe au-delà, on espère encore, on se hâte; plus loin, sur un sol aussi
+stérile, on en voit qui seront précaires, douteuses, instantanées comme
+elle, et qui comme elle périront inutiles. Heureux celui qui possède ce
+que l'homme doit chercher, et qui jouit de tout ce que l'homme doit
+sentir! Heureux encore, dit-on, celui qui ne cherche rien, ne sent rien,
+n'a besoin de rien, et pour qui exister c'est vivre.
+
+Ce n'est pas seulement une erreur triste et farouche, mais une erreur
+très funeste, de condamner ce plaisir vrai, nécessaire, qui toujours
+attendu, toujours renaissant, indépendant des saisons et prolongé sur la
+plus belle partie de nos jours, forme le lien le plus énergique et le
+plus séduisant des sociétés humaines. C'est une sagesse bien singulière,
+qu'une sagesse contraire à l'ordre naturel. Toute faculté, toute énergie
+est une perfection[63]. Il est beau d'être plus fort que ses passions;
+mais c'est stupidité d'applaudir au silence des sens et du coeur; c'est
+se croire plus parfait par cela même que l'on est moins capable de
+l'être.
+
+Celui qui est homme sait aimer l'amour sans oublier que l'amour n'est
+qu'un accident de la vie: et quand il aura ses illusions, il en jouira,
+il les possédera; mais sans oublier que les vérités les plus sévères
+sont encore avant les illusions les plus heureuses. Celui qui est homme
+sait choisir ou attendre avec prudence, aimer avec continuité, se donner
+sans faiblesse comme sans réserve. L'activité d'une passion profonde
+est pour lui l'ardeur du bien, le feu du génie: il trouve dans l'amour,
+l'énergie voluptueuse, la mâle jouissance du coeur juste, sensible et
+grand; il atteint le bonheur et sait s'en nourrir.
+
+L'amour ridicule ou coupable, est une faiblesse avilissante; l'amour
+juste, est le charme de la vie: et la démence n'est que dans la gauche
+austérité qui confond un sentiment noble avec un sentiment vil, et qui
+condamne indistinctement l'amour parce n'imaginant que des hommes
+abrutis, elle ne peut imaginer que des passions misérables.
+
+Ce plaisir reçu, ce plaisir donné; cette progression cherchée et
+obtenue; ce bonheur que l'on offre et que l'on espère; cette confiance
+voluptueuse qui nous fait tout attendre du coeur aimé; cette volupté plus
+grande encore de rendre heureux ce qu'on aime, de se suffire
+mutuellement, d'être nécessaire l'un à l'autre; cette plénitude de
+sentiment et d'espoir agrandit l'âme et la presse de vivre. Indicible
+abandon! L'homme qui l'a pu connaître n'en a jamais rougi; et celui qui
+n'est pas fait pour le sentir, n'est pas né pour juger l'amour.
+
+Je ne condamnerai point celui qui n'a pas aimé; mais celui qui ne peut
+pas aimer. Les circonstances déterminent nos affections; mais les
+sentiments expansifs sont naturels à l'homme dont l'organisation morale
+est parfaite: celui qui est incapable d'aimer est nécessairement
+incapable d'un sentiment magnanime, d'une affection sublime. Il peut
+être probe, bon, industrieux, prudent; il peut avoir des qualités
+douces, et même des vertus par réflexion; mais il n'est pas homme, il
+n'a ni âme, ni génie; je veux bien le connaître, il aura ma confiance et
+jusqu'à mon estime, mais il ne sera pas mon ami. Coeurs vraiment
+sensibles! qu'une destinée sinistre a comprimés dès le printemps, qui
+vous blâmera de n'avoir point aimé? Tout sentiment généreux vous était
+naturel; tout le feu des passions était dans votre mâle intelligence;
+l'amour lui était nécessaire, il devait l'alimenter, il eût achevé de la
+former pour de grandes choses: mais rien ne vous a été donné, et le
+silence de l'amour a commencé le néant où s'éteint votre vie.
+
+Le sentiment de l'honnête et du juste, le besoin de l'ordre et des
+convenances morales, conduit nécessairement au besoin d'aimer. Le beau
+est l'objet de l'amour; l'harmonie est son principe et son but: toute
+perfection, tout mérite semble lui appartenir, les grâces aimables
+l'appellent, une moralité expansive et vertueuse le fixe: et l'amour
+n'existe pas à la vérité sans le prestige de la beauté corporelle; mais
+il semble tenir plus encore à l'harmonie intellectuelle, aux grâces de
+la pensée, aux profondeurs du sentiment.
+
+L'union, l'espérance, l'admiration, les prestiges, vont toujours
+croissant jusqu'à l'intimité parfaite; elle remplit l'âme que cette
+progression agrandissait. Là s'arrête et rétrograde l'homme ardent sans
+être sensible, et n'ayant d'autre besoin que celui du plaisir. Mais
+l'homme aimant ne change pas ainsi; plus il obtient, plus il est lié;
+plus il est aimé, plus il aime; plus il possède ce qu'il a désiré, plus
+il chérit ce qu'il possède. Ayant tout reçu, il croit tout devoir: celle
+qui se donne à lui devient nécessaire à son être: des années de
+jouissance n'ont pas changé ses désirs, elles ont ajouté à son amour la
+confiance d'une habitude heureuse, et les délices d'une libre mais
+délicate intimité.
+
+On prétend condamner l'amour comme une affection tout à fait sensuelle,
+et n'ayant d'autre principe qu'un besoin qu'on appelle grossier. Mais je
+ne vois rien dans nos désirs les plus compliqués dont la véritable fin
+ne soit un des premiers besoins physiques: le sentiment n'est que leur
+expression indirecte; l'homme intellectuel ne fut jamais qu'un fantôme.
+Nos besoins éveillent en nous la perception de leur objet positif, et
+les perceptions innombrables des objets qui leur sont analogues. Les
+moyens directs ne rempliraient pas seuls la vie; mais ces impulsions
+accessoires l'occupent tout entière, parce qu'elles n'ont point de
+bornes. Celui qui ne saurait vivre sans espérer de soumettre la terre,
+n'y eût pas songé s'il n'eût pas eu faim. Nos besoins réunissent deux
+modifications d'un même principe, l'appétit et le sentiment: la
+prépondérance de l'une sur l'autre dépendra de l'organisation
+individuelle et des circonstances déterminantes. Tout but d'un désir
+naturel est légitime: tous les moyens qu'il inspire sont bons s'ils
+n'attaquent les droits de personne, et s'ils ne produisent dans
+nous-mêmes aucun désordre réel qui compense son utilité.
+
+Vous avez trop étendu les devoirs. Vous avez dit: Demandons plus, afin
+d'obtenir assez. Vous vous êtes trompé: si vous exigez trop des hommes,
+ils se rebuteront[64]: si vous voulez qu'ils montrent des vertus
+chimériques, ils les montreront; ils disent que cela coûte peu. Mais
+parce que ces vertus ne sont pas dans leur nature, ils auront une
+conduite cachée tout à fait contraire; et parce que cette conduite sera
+cachée, vous ne pourrez en arrêter les excès. Il ne vous restera que ces
+moyens dangereux dont la vaine tentative augmentera le mal, en
+augmentant la contrainte et l'opposition entre le devoir et les
+penchants. Vous croirez d'abord que vos lois seront mieux suivies, parce
+que l'infraction en sera mieux masquée; mais un jugement faux, un goût
+dépravé, une dissimulation habituelle, et des ruses hypocrites, en
+seront les véritables résultats.
+
+Les plaisirs de l'amour contiennent de grandes oppositions physiques,
+ses désirs agitent l'imagination, ses besoins changent les organes:
+c'est donc l'objet sur lequel la manière de sentir et de voir devait
+varier davantage. Il fallait prévenir les suites de cette trop grande
+différence, et non pas y joindre des lois morales qui soient propres à
+l'accroître encore. Mais les vieillards ont fait ces lois; et les
+vieillards n'ayant plus le sentiment de l'amour, ne sauraient avoir ni
+la véritable pudeur, ni la délicatesse du goût. Ils ont très mal entendu
+ce que leur âge ne devait plus entendre. Ils auraient entièrement
+proscrit l'amour, s'ils avaient pu trouver d'autres moyens de
+reproduction. Leurs sensations surannées ont flétri ce qu'il fallait
+contenir dans les grâces du désir; et pour éviter quelques écarts odieux
+à leur impuissance, ils imaginèrent des entraves si gauches, que la
+société est troublée tous les jours par de véritables crimes que ne se
+reproche même point l'honnête homme qui n'a pas réfléchi[65].
+
+C'est dans l'amour qu'il fallait permettre tout ce qui n'est pas
+vraiment nuisible: c'est par l'amour que l'homme se perfectionne ou
+s'avilit: c'est en cela surtout qu'il fallait retenir son imagination
+dans les bornes d'une juste liberté, qu'il fallait mettre son bonheur
+dans les limites de ses devoirs, qu'il fallait régler son jugement par
+le sentiment précis de la raison des lois. C'était le plus puissant
+moyen naturel de lui donner la perception de toutes les délicatesses du
+goût et de leur vraie base, d'ennoblir et de réprimer ses affections,
+d'imprimer à toutes ses sensations une sorte de volupté sincère et
+droite, d'inspirer à l'homme mal organisé, quelque chose de la
+sensibilité de l'homme supérieur, de les réunir, de les concilier, de
+former une patrie réelle, et d'instituer une véritable société.
+
+Laissez-nous des plaisirs légitimes; c'est notre droit, c'est votre
+devoir. J'imagine que vous avez cru faire quelque chose par
+l'établissement du mariage[66]. Mais l'union dans laquelle les résultats
+de vos institutions nous forcent de suivre les convenances du hasard, ou
+de chercher celles de la fortune, à la place des convenances réelles;
+l'union qu'un moment peut flétrir pour toujours, et que tant de dégoûts
+altèrent nécessairement; une telle union ne nous suffit pas. Je vous
+demande un prestige qui puisse se perpétuer: vous me donnez un lien dans
+lequel je vois à nu le fer d'un esclavage sans terme, sous ces fleurs
+d'un jour dont vous l'aviez maladroitement couvert, et que vous-même
+avez déjà fanées. Je vous demande un prestige qui puisse déguiser ou
+rajeunir ma vie; la nature me l'avait donné! Vous osez me parler des
+ressources qui me restent. Vous souffririez que, vil contempteur d'un
+engagement où la promesse doit être observée religieusement puisqu'elle
+est donnée, j'aille persuader à une femme d'être méprisable afin que je
+l'aime[67]. Moins directement coupable, mais non moins inconsidéré,
+m'efforcerai-je de troubler une famille, de désoler des parents, de
+déshonorer celle à qui ce genre d'honneur est si nécessaire dans la
+société? Ou bien, pour n'attaquer aucun droit, pour n'exposer personne,
+irai-je, dans des lieux méprisés, chercher celles qui peuvent être à
+moi, non par une douce liberté de moeurs, non par un désir naturel, mais
+parce que leur métier les donne à tous? N'étant plus à elles-mêmes,
+elles ne sont plus des femmes, mais je ne sais quoi d'analogue à elles
+que l'oubli de toute délicatesse, l'inaptitude aux sentiments généreux,
+et le joug de la misère, livrent aux caprices les plus bruts de l'homme
+en qui une telle habitude dépravera aussi les sensations et les désirs.
+Il reste des circonstances possibles, j'en conviens, mais elles sont
+très rares, et quelquefois elles ne se rencontrent point dans une vie
+entière. Les uns, retenus par la raison[68], consument leurs jours dans
+des privations nécessaires et injustes; les autres, en nombre bien plus
+grand, se jouent du devoir qui les contrarie.
+
+Ce devoir a cessé d'en être un dans l'opinion, parce que son observation
+est contraire à l'ordre naturel des choses. Le mépris qu'on en fait mène
+pourtant à l'habitude de n'obéir qu'à l'usage, de se faire à soi-même
+une règle selon ses penchants, et de mépriser toute obligation dont
+l'infraction ne conduit pas positivement aux peines légales, ou à la
+honte dans la société. C'est la suite inévitable des bassesses réelles
+dont on s'amuse tous les jours. Quelle moralité voulez-vous attendre
+d'une femme qui trompe celui par qui elle vit, ou pour qui elle devrait
+vivre; qui est sa première amie, et se joue de sa confiance; qui détruit
+son repos, ou rit de lui s'il le conserve; et qui s'impose la nécessité
+de le trahir jusqu'aux bornes de sa vie, en laissant à ses affections
+l'enfant qui ne lui appartient pas? De tous les engagements, le mariage
+n'est-il pas celui dans lequel la confiance et la bonne foi importent le
+plus à la sécurité de la vie? Quelle misérable probité que celle qui
+paie scrupuleusement un écu, et compte pour un vain mot la promesse la
+plus sacrée qui soit entre les hommes! Quelle moralité voulez-vous
+attendre de l'être qui s'attachait à persuader une femme en se moquant
+d'elle, qui la méprise parce qu'elle a été telle qu'il la voulait, la
+déshonore parce qu'elle l'a aimé; la quitte parce qu'il en a joui, et
+l'abandonne quand elle a le malheur visible d'avoir partagé ses
+plaisirs[69]. Quelle moralité, quelle équité voulez-vous attendre de cet
+homme, au moins inconséquent, qui exige de sa femme des sacrifices qu'il
+ne paie point, et qui la veut sage et inaccessible, tandis qu'il va
+perdre, dans des habitudes secrètes, l'attachement dont il l'assure, et
+qu'elle a droit de prétendre pour que sa fidélité ne soit pas un injuste
+esclavage.
+
+Des plaisirs sans choix dégradent l'homme, des plaisirs coupables le
+corrompent; mais l'amour sans passion ne l'avilit point. Il y a un âge
+pour aimer et jouir: il y en a un pour jouir sans amour. Le coeur n'est
+pas toujours jeune; et même s'il l'est encore, il ne rencontre pas
+toujours ce qu'il peut vraiment aimer.
+
+Toute jouissance est un bien lorsqu'elle est exempte et d'injustice et
+d'excès, lorsqu'elle est amenée par les convenances naturelles, et
+possédée selon les désirs d'une organisation délicate.
+
+L'hypocrisie de l'amour est un des fléaux de la société. Pourquoi
+l'amour sortirait-il de la loi commune? pourquoi n'être pas en cela
+comme dans tout le reste, juste et sincère? Celui-là seul est
+certainement éloigné de tout mal, qui cherche avec naïveté ce qui peut
+le faire jouir sans remord. Toute vertu imaginaire ou accidentelle m'est
+suspecte: quand je la vois sortir orgueilleusement de sa base erronée,
+je cherche, et je découvre une laideur interne sous le costume des
+préjugés, sous le masque fragile de la dissimulation.
+
+Permettez, autorisez des plaisirs, afin que l'on ait des vertus: montrez
+la raison des lois, afin qu'on les vénère; invitez à jouir, afin d'être
+écouté quand vous commandez de souffrir. Elevez l'âme par le sentiment
+des voluptés naturelles; vous la rendrez forte et grande, elle
+respectera les privations légitimes, elle en jouira même dans la
+conviction de leur utilité sociale.
+
+Je veux que l'homme use librement de ses facultés, quand elles
+n'attaquent point d'autres droits. Je veux qu'il jouisse, afin d'être
+bon; qu'il soit animé par le plaisir, mais dirigé par l'équité visible;
+que sa vie soit juste, heureuse et même voluptueuse. J'aime que celui
+qui pense raisonne ses devoirs: je fais peu de cas d'une femme qui n'est
+retenue dans les siens que par une sorte de terreur superstitieuse pour
+tout ce qui appartient à des jouissances dont elle n'oserait s'avouer le
+désir.
+
+J'aime qu'on se dise: ceci est-il mal, et pourquoi l'est-il? S'il
+l'est, on se l'interdit, s'il ne l'est point, on en jouit avec un choix
+sévère, avec la prudence qui est l'art d'y trouver une volupté plus
+grande; mais sans autre réserve, sans honte, sans déguisement[70].
+
+La vraie pudeur doit seule contenir la volupté. La pudeur est une
+perception exquise, une partie de la sensibilité parfaite; c'est la
+grâce des sens, et le charme de l'amour. Elle évite tout ce que nos
+organes repoussent; elle permet ce qu'ils désirent; elle sépare ce que
+la nature a laissé à notre intelligence le soin de séparer: et c'est
+principalement l'oubli de cette réserve voluptueuse qui éteint l'amour
+dans l'indiscrète liberté du mariage.
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *[71]
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LETTRE LXIV
+
+DATX
+Saint-Saphorin, 10 juillet, VIII.
+
+
+Il n'y a pas l'ombre de sens dans la manière dont je vis ici. Je sais
+que j'y fais des sottises, et je les continue sans pourtant tenir
+beaucoup à les continuer. Mais si je ne fais pas plus sagement, c'est
+que je ne puis parvenir à y mettre de l'importance. Je passe sur le lac
+la moitié du jour et la moitié de la nuit; et quand je m'en éloignerai,
+je serai tellement habitué au balancement des vagues, au bruit des eaux,
+que je me déplairai sur un sol immobile, et dans le silence des prés.
+
+Les uns me prennent pour un homme dont quelque amour a un peu dérangé la
+tête, d'autres soutiennent que je suis un Anglais qui a le spleen; les
+bateliers ont appris à Hantz que j'étais l'amant d'une belle femme
+étrangère qui vient de partir subitement de Lausanne. Il faudra que je
+cesse mes courses nocturnes, car les plus sensés me plaignent, et les
+meilleurs me prennent pour un fou. On lui a dit à Vevay: «N'êtes-vous
+pas au service de cet Anglais dont on parle tant?» Le mal gagne; et pour
+les gens de la côte, je crois qu'ils se moqueraient de moi si je n'avais
+pas d'argent: heureusement je passe pour fort riche. L'aubergiste veut
+absolument me dire: «Milord»; et je suis très respecté. Riche étranger,
+ou Milord, sont synonymes.
+
+De plus, en revenant du lac, je me mets ordinairement à écrire, en sorte
+que je me couche quand il fait grand jour. Une fois les gens de
+l'auberge entendant quelque bruit dans ma chambre, et surpris que je me
+fusse levé sitôt, montèrent me demander si je ne prendrais rien le
+matin. Je leur répondis que je ne soupais point, et que j'allais me
+coucher. Je ne me lève donc qu'à midi, ou même à une heure; je prends du
+thé, j'écris; puis au lieu de dîner, je prends encore du thé, je ne
+mange autre chose que du pain et du beurre, et aussitôt je vais au lac.
+La première fois que j'allai seul dans un petit bateau que j'avais fait
+chercher exprès pour cela, ils remarquèrent que Hantz restait au rivage,
+et que je partais à la fin du jour: il y eut assemblée au cabaret, et
+ils décidèrent que pour cette fois le spleen avait pris le dessus, et
+que je fournirais un beau suicide aux annales du village.
+
+Je suis fâché de n'avoir pas pensé d'avance à l'effet que ces
+singularités pourraient produire. Je n'aime pas à être remarqué, mais je
+ne l'ai su que quand tout cela était une habitude déjà prise; et je
+pense qu'on ne parlerait pas moins si j'allais en changer pour le peu de
+jours que je dois encore passer ici. Comme je n'y savais que faire, j'ai
+cherché à consumer les heures. Quand je suis actif, je n'ai pas d'autres
+besoins; mais si je m'ennuie, j'aime du moins à m'ennuyer avec mollesse.
+
+Le thé est d'un grand secours pour s'ennuyer d'une manière calme. Entre
+les poisons un peu lents qui font les délices de l'homme, je crois que
+c'est un de ceux qui conviennent le mieux à ses ennuis. Il donne une
+émotion faible et soutenue: comme elle est exempte des dégoûts du
+retour, elle dégénère en une habitude de paix et d'indifférence, en une
+faiblesse qui tranquillise le coeur que ses besoins fatigueraient, et
+nous débarrasse de notre force malheureuse. J'en ai pris l'usage à
+Paris, puis à Lyon: mais ici, j'ai eu l'imprudence de la porter jusqu'à
+l'excès. Ce qui me rassure, c'est que je vais avoir un domaine et des
+ouvriers, cela m'occupera et me retiendra. Je me fais beaucoup de mal
+maintenant; mais comptez sur moi, je vais devenir sage par nécessité.
+
+Je m'aperçois, ou je crois m'apercevoir que le changement qui s'est fait
+en moi, a été beaucoup avancé par l'usage journalier du thé et du vin.
+Je crois que, toutes choses d'ailleurs égales, les buveurs d'eau
+conservent bien plus longtemps la délicatesse des sensations, et en
+quelque sorte leur première candeur. L'usage des stimulants vieillit nos
+organes. Ces émotions outrées et qui ne sont pas dans l'ordre des
+convenances naturelles entre nous et les choses, effacent les émotions
+simples et détruisent cette proportion pleine d'harmonie qui nous
+rendait sensibles à tous les rapports extérieurs, quand nous n'avions,
+pour ainsi dire, de sentiments que par eux.
+
+Tel est le coeur humain; le principe le plus essentiel des lois pénales
+n'a pas d'autre fondement. Si on ôte la proportion entre les peines et
+les délits, si on veut trop presser le ressort de la crainte, on perd sa
+souplesse; et si on va encore plus loin, il arrive enfin qu'on le brise:
+on donne aux âmes le courage du crime; on éteint toute énergie dans
+celles qui ont de la faiblesse, et l'on entraîne les autres à des vertus
+atroces. Si l'on porte au-delà des limites naturelles l'émotion des
+organes, on les rend insensibles à des impressions plus modérées. En
+employant trop souvent, en excitant mal à propos leurs facultés
+extrêmes, on émousse leurs forces habituelles; on les réduit à ne
+pouvoir que trop, ou rien; on détruit cette proportion ordonnée pour les
+circonstances diverses, qui nous unissait aux choses muettes
+elles-mêmes, et nous y attachait par des convenances intimes. Elle nous
+laissait toujours dans l'attente ou l'espoir, en nous montrant partout
+des occasions de sentir; elle nous laissait ignorer la borne du
+possible; elle nous laissait croire que nos coeurs avaient des moyens
+immenses, puisque ces moyens étaient indéfinis, et puisque toujours
+relatifs aux choses du dehors, ils pouvaient toujours devenir plus
+grands dans des situations inconnues.
+
+Il existe encore une différence essentielle entre l'habitude d'être ému
+par l'impression des autres objets, ou celle de l'être par l'impulsion
+interne d'un excitatif donné par notre caprice ou par un incident
+fortuit, et non par l'occurrence des temps. Nous ne suivons plus le
+cours du monde; nous sommes animés lorsqu'il nous abandonnerait au
+repos; et souvent c'est lorsqu'il nous animerait, que nous nous trouvons
+dans l'abattement que nos excès produisent. Cette fatigue, cette
+indifférence, nous rend inaccessibles aux impressions des choses, à ces
+mobiles extérieurs qui, devenus étrangers à nos habitudes, se trouvent
+fréquemment en discordance ou en opposition avec nos besoins.
+
+Ainsi l'homme a tout fait pour se séparer du reste de la nature, pour se
+rendre indépendant du cours des choses. Mais cette liberté, qui n'est
+point selon sa nature, n'est pas une vraie liberté: elle est comme la
+licence d'un peuple qui a brisé le joug des lois et des moeurs
+nationales, elle ôte bien plus qu'elle ne donne, elle met l'impuissance
+du désordre à la place d'une dépendance légitime qui s'accorderait avec
+nos besoins. Cette indépendance illusoire qui détruit nos facultés pour
+y substituer nos caprices, nous rend semblables à cet homme qui, malgré
+l'autorité du magistrat, voulait absolument élever dans la place
+publique le monument d'un culte étranger, au lieu de se borner à en
+dresser chez lui les autels: il se fit exiler dans un désert de sable
+mouvant, où personne ne s'opposa à sa volonté, mais où sa volonté ne put
+rien produire; il y mourut libre, mais sans autels domestiques aussi
+bien que sans temples, sans aliments comme sans lois, sans amis comme
+sans maîtres[72].
+
+Je conviens qu'il serait plus à propos de raisonner moins sur l'usage du
+thé, et d'en cesser l'excès; mais dès qu'on a quelque habitude de ces
+sortes de choses, on ne sait plus où s'arrêter. S'il est difficile de
+quitter une telle habitude, il ne l'est pas moins peut-être de la
+régler, à moins que l'on ne puisse également régler toute sa manière de
+vivre. Je ne sais comment avoir beaucoup d'ordre dans une chose, quand
+il m'est interdit d'en avoir dans le reste; comment mettre de la suite
+dans ma conduite, quand je n'ai aucun espoir d'en avoir une qui soit
+constante, et qui s'accorde avec mes autres habitudes. C'est encore
+ainsi que je ne sais rien faire sans moyens: plusieurs hommes ont cet
+art de créer les moyens, ou de faire beaucoup avec très peu. Pour moi,
+je saurais peut-être employer mes moyens avec ordre et utilité: mais le
+premier pas demande un autre art; et cet art, je ne l'ai point. Je crois
+que ce défaut vient de ce qu'il m'est impossible de voir les choses
+autrement que dans toute leur étendue, celle du moins que je puis
+saisir. Je veux donc que leurs principales convenances soient toutes
+observées; et le sentiment de l'ordre, poussé peut-être trop loin, ou
+du moins trop exclusif, ne me permet de rien faire et de rien conduire
+dans le désordre. J'aime mieux m'abandonner que de faire ce que je ne
+saurais bien faire. Il y a des hommes qui sans rien avoir, établissent
+leur ménage; ils empruntent, ils font valoir, ils s'intriguent, ils
+paieront quand ils pourront; en attendant, ils vivent et dorment
+tranquilles, quelquefois même ils réussissent. Je n'aurais pu me
+résoudre à une vie si précaire; et quand j'aurais voulu m'y hasarder, je
+n'aurais pas eu les talents nécessaires. Cependant celui qui, avec cette
+industrie, réussit à faire subsister sa famille, sans s'avilir, et sans
+manquer à ses engagements, est sans doute un homme louable. Pour moi, je
+ne serais guère capable que de me résoudre à manquer de tout, comme si
+c'était une loi de la nécessité. Je chercherai toujours à employer le
+mieux possible des moyens suffisants, ou à rendre tels, par mes
+privations personnelles, ceux qui ne le seraient pas sans cela. Je
+ferais jour et nuit des choses convenables, réglées et assurées, pour
+donner le nécessaire à un ami, à un enfant; mais entreprendre dans
+l'incertitude, mais rendre suffisants à force d'industrie hasardée, des
+moyens très insuffisants par eux-mêmes, c'est ce que je ne saurais
+espérer de moi.
+
+Il résulte d'une telle disposition, ce grand inconvénient, que je ne
+puis vivre bien, sagement, et dans l'ordre, ni même suivre mes goûts ou
+songer à mes besoins, qu'avec des facultés à peu près certaines; et que
+si je suis peut-être au nombre des hommes capables d'user bien de ce
+qu'on appelle une grande fortune, ou même d'une médiocrité facile; je
+suis aussi du nombre de ceux qui, dans le dénuement, se trouvent sans
+ressources et ne savent faire autre chose que d'éviter la misère, le
+ridicule ou la bassesse, quand le sort ne les place pas lui-même
+au-dessus du besoin.
+
+La prospérité est plus difficile à soutenir que l'adversité, dit-on
+généralement. Mais c'est le contraire pour l'homme qui n'est pas soumis
+à des passions positives; qui aime à faire bien ce qu'il fait, qui a
+pour premier besoin celui de l'ordre, et qui considère plutôt l'ensemble
+des choses que leurs détails.
+
+L'adversité convient à un homme ferme et un peu enthousiaste, dont l'âme
+s'attache à une vertu austère, et dont heureusement l'esprit n'en voit
+pas l'incertitude[73]. Mais l'adversité est bien triste, bien
+décourageante pour celui qui n'y trouve rien à son usage, parce qu'il
+voudrait faire bien, et que pour faire il faut pouvoir; parce qu'il
+voudrait être utile, et que le malheureux trouve peu d'occasions de
+l'être. N'étant pas soutenu par le noble fanatisme d'Epictète, il sait
+bien résister au malheur, mais mal à une vie malheureuse dont il se
+rebute enfin, sentant qu'il y perd tout son être. L'homme religieux, et
+surtout celui qui est certain d'un Dieu rémunérateur, a un grand
+avantage: il est bien facile de supporter le mal quand le mal est le
+plus grand bien que l'on puisse éprouver. J'avoue que je ne saurais voir
+ce qu'il y a d'étonnant dans la vertu d'un homme qui lutte sous l'oeil de
+son Dieu; et qui sacrifie des caprices d'une heure à une félicité sans
+bornes et sans terme. Un homme tout à fait persuadé ne peut faire
+autrement, à moins qu'il ne soit en délire. Il me paraît démontré que
+celui qui succombe à la vue de l'or, à la vue d'une belle femme ou des
+autres objets des passions terrestres, n'a pas la foi. Il est évident
+qu'il ne voit bien que la terre: s'il voyait avec la même certitude ce
+ciel et cet enfer dont il se rappelle quelquefois; s'ils étaient là,
+comme les choses de la terre, présents dans sa pensée, il serait
+impossible qu'il succombât jamais. Où est le sujet qui jouissant de sa
+raison, ne sera pas dans l'impuissance de contrevenir à l'ordre de son
+prince, s'il lui a dit: «Vous voilà dans mon sérail au milieu de toutes
+mes femmes; pendant cinq minutes n'en approchez aucune; j'ai l'oeil sur
+vous; si vous êtes fidèle pendant ce peu de temps, tous ces plaisirs et
+d'autres vous seront permis ensuite pendant trente années d'une
+prospérité constante.» Qui ne voit que cet homme, quelque ardent qu'on
+le suppose, n'a pas même besoin de force pour résister pendant un temps
+si court: il n'a besoin que de croire à la parole de son prince.
+Assurément les tentations du chrétien ne sont pas plus fortes, et la vie
+de l'homme est bien moins devant l'éternité, que cinq minutes comparées
+à trente années: il y a l'infini de distance entre le bonheur promis au
+chrétien, et les plaisirs offerts au sujet dont je parle: enfin la
+parole du prince peut laisser quelque incertitude, celle de Dieu n'en
+peut laisser aucune. Si donc il n'est pas démontré que sur cent mille de
+ceux qu'on appelle vrais chrétiens, il y en a tout au plus un qui ait
+presque la foi, il me l'est à moi que rien au monde ne peut être
+démontré.
+
+Pour les conséquences de ceci, vous les trouverez très simples: et je
+veux revenir aux besoins que donne l'habitude des fermentés. Il faut
+vous rassurer et achever de vous dire comment vous pouvez m'en croire,
+malgré que je promette de me réformer précisément dans le temps que je
+me contiens le moins, et que je donne à l'habitude une force plus
+grande.
+
+Il y a encore un aveu à vous faire auparavant, c'est que je commence à
+perdre enfin le sommeil: quand le thé m'a trop fatigué, je n'y connais
+d'autre remède que le vin, je ne dors que par ce moyen, et voilà encore
+un excès; car il faut bien en prendre autant qu'il se puisse sans que la
+tête en soit affectée visiblement. Je ne sais rien de plus ridicule
+qu'un homme qui prostitue sa pensée devant des étrangers; et dont on
+dit, il a bu, en voyant ce qu'il fait, ce qu'il dit. Mais pour soi-même,
+rien n'est plus doux à la raison que de la déconcerter un peu
+quelquefois. Je prétends encore qu'un demi-désordre serait autant à sa
+place dans l'intimité, qu'un véritable excès devient honteux devant les
+hommes, et avilissant dans le secret même.
+
+Plusieurs des vins de Lavaux que l'on recueille ici près, entre Lausanne
+et Vevay, passent pour dangereux. Mais quand je suis seul, je ne fais
+usage que du Courtailloux: c'est un vin de Neuchâtel que l'on estime
+autant que le petit bourgogne: Tissot le regarde comme aussi salubre.
+
+Dès que je serai propriétaire, je ne manquerai point de moyens de passer
+les heures, et d'occuper aux soins d'arranger, de bâtir,
+d'approvisionner, cette activité intérieure dont les besoins ne me
+laissent aucun repos dans l'inaction. Pendant le temps que dureront ces
+embarras, je diminuerai graduellement l'usage du vin; et quant au thé
+j'en quitterai tout à fait l'habitude; je veux à l'avenir n'en prendre
+que rarement. Lorsque tout sera arrangé, et que je pourrai commencer à
+suivre la manière de vivre que depuis si longtemps j'aurais voulu
+prendre, je me trouverai ainsi préparé à m'y conformer sans éprouver les
+inconvénients d'un changement trop subit et trop grand.
+
+Pour les besoins de l'ennui, j'espère ne les plus connaître dès que je
+pourrai assujettir toutes mes habitudes à un plan général; j'occuperai
+facilement les heures; je mettrai à la place des désirs et des
+jouissances, l'intérêt que l'on prend à faire ce qu'on a cru bon, et le
+plaisir de céder à ses propres lois.
+
+Ce n'est pas que je me figure un bonheur qui ne m'est pas destiné, ou
+qui du moins est encore bien loin de moi. J'imagine seulement que je ne
+sentirai plus le poids du temps, que je pourrai prévenir l'ennui
+ordinaire, et que je ne m'ennuierai plus qu'à ma manière.
+
+Je ne veux pas m'assujettir à une règle monastique. Je me réserverai des
+ressources pour les instants où le vide sera plus accablant, mais la
+plupart seront prises dans le mouvement et dans l'activité. Les autres
+ressources auront leurs limites assez étroites, et l'extraordinaire
+lui-même sera réglé. Jusqu'à ce que ma vie soit remplie, j'ai besoin
+d'une règle fixe. Autrement il me faudrait des excès sans autre terme
+que celui de mes forces, et encore comment rempliraient-ils un vide sans
+bornes. J'ai vu quelque part, que l'homme qui sent n'a pas besoin de
+vin. Cela peut être vrai pour celui qui n'en a point l'habitude. Lorsque
+j'ai été quelques jours sobre et occupé, ma tête s'agite excessivement,
+le sommeil se perd. J'ai besoin d'un excès qui me tire de mon apathie
+inquiète, et qui dérange un peu cette raison divine dont la vérité gêne
+notre imagination, et ne remplit pas nos coeurs.
+
+Il y a une chose qui me surprend. Je vois des gens qui paraissent boire
+uniquement pour le plaisir de la bouche, pour le goût, et prendre un
+verre de vin, comme ils prendraient une bavaroise. Cela n'est pas
+pourtant, mais ils le croient; et si vous le leur demandez, ils seront
+même surpris de votre question.
+
+Je vais donc m'interdire ces moyens de tromper les besoins du plaisir et
+l'inutilité des heures. Je ne sais pas si ce que je mettrai à la place
+ne sera pas moindre encore, mais enfin je me dirai, voici un ordre
+établi, il faut le suivre. Afin de le suivre constamment, j'aurai soin
+qu'il ne soit pas d'une exactitude scrupuleuse, ni d'une trop grande
+uniformité; car il se trouverait des prétextes et même des motifs de
+manquer à la règle; et si une fois on y manque, il n'y a plus de raison
+pour qu'on ne la secoue pas tout à fait.
+
+Il est bon que ce qui plaît soit limité par une loi antérieure. Au
+moment où on l'éprouve, il en coûte de le soumettre à une règle qui le
+borne. Ceux mêmes qui en ont la force, ont encore eu tort de n'avoir pas
+décidé dans le temps propre à la réflexion, ce que la réflexion doit
+décider, et d'avoir attendu le moment où ses raisonnements altèrent les
+affections agréables qu'ils sont forcés de combattre. En pensant aux
+raisons de ne pas jouir davantage, on réduit à bien peu de chose la
+jouissance qu'on se permet: car il est de la nature du plaisir qu'il
+soit possédé avec une sorte d'abandon et de plénitude. Il se dissipe
+lorsqu'on veut le borner autrement que par la nécessité; et puisqu'il
+faut pourtant que la raison le borne, le seul moyen de concilier ces
+deux choses qui sans cela seraient contraires, c'est d'imposer d'avance
+au plaisir la retenue d'une loi générale.
+
+Quelque faible que soit une impression, le moment où elle agit sur nous
+est celui d'une sorte de passion. La chose actuelle est difficilement
+estimée à sa juste valeur: ainsi dans les objets de la vue, la
+proximité, la présence agrandissent les dimensions. C'est avant les
+désirs qu'il faut se faire des principes contre eux. Dans le moment de
+la passion, le souvenir de cette règle n'est plus la voix importune de
+la froide réflexion, mais la loi de la nécessité, et cette loi
+n'attriste pas un homme sage.
+
+Il est donc essentiel que la loi soit générale; celle des cas
+particuliers est trop suspecte. Cependant abandonnons quelque chose aux
+circonstances: c'est une liberté que l'on conserve, parce qu'on n'a pu
+tout prévoir, et parce qu'il faut se soumettre à ses propres lois
+seulement de la même manière que notre nature nous a soumis à celles de
+la nécessité. Nos affections doivent avoir de l'indépendance, mais une
+indépendance contenue dans des limites qu'elle ne puisse passer. Elles
+sont semblables aux mouvements du corps qui n'ont point de grâce s'ils
+sont gênés, contraints, et trop uniformes; mais qui manquent de décence
+comme d'utilité, s'ils sont brusques, irréguliers ou involontaires.
+
+C'est un excès dans l'ordre même que de prétendre nuancer parfaitement,
+modérer, régler ses jouissances, et les ménager avec la plus sévère
+économie, pour les rendre durables et même perpétuelles. Cette
+régularité absolue est trop rarement possible: le plaisir nous séduit,
+il nous emporte, comme la tristesse nous retient et nous enchaîne. Nous
+vivons au milieu des songes; et de tous nos songes, l'ordre parfait
+pourrait bien être le moins naturel.
+
+Ce que j'ai peine à me figurer, c'est comment on cherche l'ivresse des
+boissons quand on a celle des choses. N'est-ce pas le besoin d'être ému
+qui fait nos passions? Quand nous sommes agités par elles, que
+pouvons-nous trouver dans le vin, si ce n'est un repos qui suspende leur
+action immodérée?
+
+Apparemment l'homme chargé de grandes choses, cherche aussi dans le vin
+l'oubli, le calme, et non pas l'énergie. C'est ainsi que le café en
+m'agitant, rend quelquefois le sommeil à ma tête fatiguée d'une autre
+agitation. Ce n'est pas ordinairement le besoin des impressions
+énergiques qui entraîne les âmes fortes aux excès des vins ou des
+liqueurs. Une âme forte, occupée de grandes choses, trouve dans leur
+habitude une activité plus digne d'elle en les gouvernant selon l'ordre.
+Le vin ne peut que la reposer. Autrement pourquoi tant de héros de
+l'histoire? pourquoi tant de gouvernants? pourquoi des maîtres du monde
+auraient-ils bu? C'était, chez plusieurs peuples, un honneur de beaucoup
+boire: mais des hommes extraordinaires ont fait de même dans des temps
+où l'on ne mettait à cela aucune gloire. Je laisse donc tous ceux que
+l'opinion entraîna, et tous ceux des gouvernants qui furent des hommes
+très ordinaires: il reste quelques hommes forts et occupés de choses
+utiles, ceux-là n'ont pu chercher dans le vin que le repos d'une tête
+surchargée de ces soins dont l'habitude atténue l'importance, mais sans
+la détruire, puisqu'il n'y a rien au-delà.
+
+
+
+
+LETTRE LXV
+
+DATX
+Saint-Saphorin, 14 juillet, VIII.
+
+
+Soyez assuré que votre manière de penser ne sera pas combattue: si
+j'avais assez de faiblesse pour qu'il me fût un jour nécessaire en ceci
+d'être ramené à la raison, je retrouverais votre lettre. J'aurais
+d'autant plus de honte de moi, que j'aurais bien changé, car maintenant
+je pense absolument comme vous. Jusque-là, si elle est inutile sous ce
+rapport, elle ne m'en satisfait pas moins. Elle est pleine de cette
+sollicitude de la vraie amitié qui fait redouter par-dessus toutes
+choses, que l'homme en qui on a mis une partie de soi-même, se laisse
+aller à cesser d'être homme de bien.
+
+Non, je n'oublierai jamais que l'argent est un des plus grands moyens de
+l'homme, et que c'est par son usage qu'il se montre ce qu'il est. Le
+mieux possible nous est rarement permis: je veux dire que les
+convenances sont si opposées, qu'on ne peut presque jamais faire bien
+sous tous les rapports. Je crois que c'en est une essentielle de vivre
+avec une certaine décence, et d'établir dans sa maison des habitudes
+commodes, une manière réglée. Mais, passé cela, l'on ne saurait excuser
+un homme raisonnable d'employer à des superfluités ce qui lui permet de
+faire tant de choses meilleures.
+
+Personne ne sait que je veux me fixer ici: cependant je fais faire à
+Lausanne et à Vevay, quelques meubles et diverses autres choses. On a
+pensé apparemment que j'étais en état de sacrifier une somme un peu
+forte aux caprices d'un séjour momentané: on aura cru que j'allais
+prendre une maison seulement pour passer l'été. Voilà comment on a
+trouvé que je faisais de la dépense; et comment j'ai obtenu beaucoup de
+respects, quoique j'eusse le malheur d'avoir la tête un peu dérangée.
+
+Ceux qui ont à louer des maisons de quelque apparence ne m'abordent pas
+comme un homme ordinaire: et moi, je suis tenté de rendre ces mêmes
+hommages à mes louis quand je songe que voilà déjà un heureux. Hantz me
+donne de l'espérance, si celui-là est satisfait sans que j'y aie pensé,
+d'autres le seront peut-être à présent que je puis quelque chose. Le
+dénuement, la gêne, l'incertitude lient les mains dans les choses mêmes
+que l'argent ne fait pas. On ne peut s'arranger en rien: on ne peut
+avoir aucun projet suivi. On est au milieu d'hommes que la misère
+accable, on a quelque aisance extérieure, et cependant on ne peut rien
+faire pour eux; on ne peut même leur faire connaître cette impuissance,
+afin que du moins ils ne soient pas indignés. Où est celui qui songe à
+la fécondité de l'argent? Les hommes le perdent comme ils dissipent
+leurs forces, leur santé, leurs ans. Il est si aisé de l'entasser ou de
+le prodiguer: si difficile de l'employer bien!
+
+Je sais un curé près de Fribourg, qui est mal vêtu, qui se nourrit mal,
+qui ne dépense pas un demi-batz sans nécessité; mais il donne tout, et
+le donne avec intelligence. Un de ses paroissiens, je l'ai entendu,
+parlait de son avarice; mais cette avarice est bien belle!
+
+Quand on s'arrête à l'importance du temps et à celle de l'argent, on ne
+peut voir qu'avec peine la perte d'une minute, ou celle d'un batz.
+Cependant le train des choses nous entraîne: une convenance arbitraire
+emporte vingt louis, tandis qu'un malheureux n'a pu obtenir un écu. Le
+hasard nous donne ou nous ôte trente fois plus qu'il ne faudrait pour
+consoler l'infortuné. Un autre hasard condamne à l'inaction celui dont
+le génie aurait conservé l'état. Un boulet brise cette tête que l'on
+croyait destinée aux grandes choses, et que trente ans de soins avaient
+préparée. Dans cette incertitude, sous la loi de la nécessité, que
+deviennent nos calculs et l'exactitude des détails?
+
+Sans cette incertitude, on ne voudrait pas avoir des mouchoirs de
+batiste; ceux de toile serviraient aussi bien, et l'on pourrait en
+donner à ce pauvre homme de journée qui se prive de tabac quand on
+l'emploie dans l'intérieur d'une maison, parce qu'il n'a pas de mouchoir
+dont il ose se servir _devant le monde_.
+
+Ce serait une vie heureuse que celle qu'on passerait comme ce curé
+respectable. Si j'étais pasteur de village, je voudrais me hâter de
+faire ainsi, avant qu'une grande habitude me rendît nécessaire l'usage
+de ce qui compose une vie aisée. Mais il faut être célibataire, être
+seul, être indépendant de l'opinion; sans quoi l'on peut perdre dans
+trop d'exactitude, les occasions de sortir des bornes d'une utilité si
+restreinte. S'arranger de cette manière c'est trop limiter son sort;
+mais aussi, sortez de là; et vous voilà comme assujetti à tous ces
+besoins convenus dont il est difficile de marquer le terme, et qui
+entraînent si loin de l'ordre réel, qu'on voit des gens ayant cent mille
+livres de revenu, craindre une dépense de vingt francs.
+
+On ne s'arrête pas assez à ce qu'éprouve une femme qui se traîne sur une
+route avec son enfant, qui manque de pain pour elle et pour lui-même, et
+qui enfin trouve ou reçoit une pièce de six sous. Alors elle entre avec
+confiance dans une maison où elle aura de la paille; avant de s'y
+coucher, elle lui fait une panade; et dès qu'il dort, elle s'endort
+contente, laissant à la providence les besoins du lendemain.
+
+Que de maux à prévenir, à réparer! que de consolations à donner! que de
+plaisirs à faire qui sont là en quelque sorte, dans une bourse d'or,
+comme des germes cachés et oubliés, et qui n'attendent pour produire des
+fruits admirables que l'industrie d'un bon coeur! Toute une campagne est
+misérable et avilie: les besoins, l'inquiétude, le désordre ont flétri
+tous les coeurs; tous souffrent et s'irritent; l'humeur, les divisions,
+les maladies, la mauvaise nourriture, l'éducation brutale, les habitudes
+malheureuses, tout peut être changé. L'union, l'ordre, la paix, la
+confiance peuvent être ramenés; et l'espérance elle-même, et les moeurs
+heureuses! Fécondité de l'argent!
+
+Celui qui a pris un état, celui dont la vie peut être réglée, dont le
+revenu est toujours le même, qui est contenu dans cela et borné là,
+comme un homme l'est par les lois de sa nature, l'héritier d'un petit
+patrimoine, un ministre de campagne, un rentier tranquille peuvent
+calculer ce qu'ils ont, fixer leur dépense annuelle, réduire leurs
+besoins personnels aux besoins absolus, et compter alors tous les sous
+qui leur restent, comme des jouissances qui ne périront point. Il ne
+doit pas sortir de leurs mains une seule monnaie qui ne ramène la joie
+ou le repos dans le coeur d'un malheureux.
+
+J'entre avec affection dans cette cuisine patriarcale, sous un toit
+simple, dans l'angle de la vallée. J'y vois des légumes que l'on apprête
+avec un peu de lait, parce qu'ils sont moins coûteux ainsi qu'avec le
+beurre. On y fait une soupe avec des herbes, parce que le bouillon gras
+a été porté à une demi-lieue de là chez un malade. Les plus beaux fruits
+se vendent à la ville, et leur produit sert à distribuer à chacune des
+femmes les moins aisées de l'endroit, quelques bichets de farine de maïs
+qu'on ne leur donne pas comme une aumône, mais dont on leur montre à
+faire _des gaudes_ et des galettes. Pour les fruits salubres et qui ne
+sont pas d'un grand prix, tels que les cerises, les groseilles, le
+raisin commun, on les consomme avec autant de plaisir que ces belles
+poires ou ces pêches qui ne rafraîchiraient pas mieux et dont on a tiré
+un bien meilleur parti.
+
+Dans la maison tout est propre, mais d'une simplicité rigoureuse. Si
+l'avarice ou la misère avaient fait cette loi, ce serait triste à voir,
+mais c'est l'économie de la bienfaisance. Ses privations raisonnées, sa
+sévérité volontaire, sont plus douces que toutes les recherches et
+l'abondance d'une vie voluptueuse: celles-ci deviennent des besoins dont
+on ne supporterait pas d'être privé, mais auxquels on ne trouve point de
+plaisir; les premières donnent des jouissances toujours répétées, et qui
+nous laissent notre indépendance. Des étoffes de ménage, fines, mais
+fortes et peu salissantes, composent presque tout l'habillement des
+enfants et du père. Sa femme ne porte que des robes blanches de toile de
+coton; et tous les ans, on trouve des prétextes pour répartir plus de
+deux cents aunes de toile entre ceux qui sans cela auraient à peine des
+chemises. Il n'y a d'autre porcelaine que deux tasses du Japon, qui
+servaient jadis dans la maison paternelle; tout le reste est d'un bois
+très dur, agréable à l'oeil et que l'on maintient dans une grande
+propreté; il se casse difficilement, et on le renouvelle à peu de frais;
+en sorte que l'on n'a pas besoin de craindre ou de gronder, et qu'on a
+de l'ordre sans humeur, de l'activité sans inquiétude. On n'a point de
+domestique: comme les soins du ménage sont peu considérables et bien
+réglés, on se sert soi-même afin d'être libre. De plus on n'aime ni à
+surveiller, ni à perdre: on se trouve plus heureux avec plus de peine,
+et plus de confiance. Seulement une femme qui mendiait auparavant, vient
+tous les jours pendant une heure, elle fait l'ouvrage le moins propre,
+et elle emporte chaque fois le salaire convenu. Avec cette manière
+d'être, on connaît au juste ce qu'on dépense; car là on sait le prix
+d'un oeuf, et l'on sait aussi donner sans aucun regret un sac de blé au
+débiteur pauvre poursuivi par un riche créancier.
+
+Il importe à l'ordre même qu'on le suive sans répugnance: les besoins
+positifs sont faciles à contenir par l'habitude, dans les bornes du
+simple nécessaire; mais les besoins de l'ennui n'auraient point de
+bornes et mèneraient d'ailleurs aux besoins d'opinion, illimités comme
+eux. On a tout prévu pour ne laisser aucun dégoût interrompre l'accord
+de l'ensemble. On ne fait pas usage des stimulants, ils rendent nos
+sensations trop irrégulières: ils donnent à la fois l'avidité et
+l'abattement. Le vin et le café sont interdits. Le thé seul est admis,
+mais aucun prétexte ne peut rendre son usage fréquent: on en prend
+régulièrement une fois tous les cinq jours. Aucune fête ne vient
+troubler l'imagination par ses plaisirs espérés, par son indifférence
+imprévue ou affectée, par les dégoûts et l'ennui qui succèdent également
+aux désirs trompés et aux désirs satisfaits. Tous les jours sont à peu
+près semblables, afin que tous soient heureux. Quand les uns sont pour
+le plaisir et les autres pour le travail; l'homme qui n'est pas
+contraint par une nécessité absolue, devient bientôt mécontent de tous,
+et curieux d'essayer une autre manière de vivre. Il faut à l'incertitude
+de nos coeurs, ou l'uniformité pour la fixer, ou une variété perpétuelle
+qui la suspende et la séduise toujours. Avec les amusements
+s'introduiraient les dépenses; et l'on perdrait à s'ennuyer dans les
+plaisirs, les moyens d'être contents et aimés au milieu d'une bourgade
+contente. Cependant il ne faut pas que toutes les heures de la vie
+soient insipides et sans joie. On se fait à l'uniformité de l'ennui,
+mais le caractère en est altéré, l'humeur devient difficile et chagrine;
+au milieu de la paix des choses, on n'a plus la paix de l'âme et le
+calme du bonheur. Cet homme de bien l'a senti. Il a voulu que les
+services qu'il rend, que l'ordre qu'il a établi donnassent à sa famille
+la félicité d'une vie simple, et non pas l'amertume des privations et de
+la misère. Chaque jour a pour les enfants un moment de fête, tel qu'on
+en peut avoir chaque jour. Il ne finit jamais sans qu'ils se soient
+réjouis, sans que leurs parents aient eu le plaisir des pères, celui de
+voir leurs enfants devenir toujours meilleurs en restant toujours aussi
+contents. Le repas du soir se fait de bonne heure; il est composé de
+choses simples, mais qu'ils aiment, et que souvent on leur laisse
+disposer eux-mêmes. Après le souper, les jeux en commun chez soi, ou
+chez des voisins honnêtes, les courses, la promenade, la gaieté
+nécessaire à leur jeunesse et si bonne à tout âge, ne leur manquent
+jamais. Tant le maître de la maison est convaincu que le bonheur attache
+aux vertus, comme les vertus disposent au bonheur.
+
+Voilà comme il faudrait vivre: voilà comme j'aimerais à faire, surtout
+si j'avais un revenu considérable. Mais vous savez quelle chimère je
+nourris dans ma pensée. Je n'y crois pas, et pourtant je ne saurais m'y
+refuser. Le sort qui ne m'a donné ni femme, ni enfants, ni patrie; je ne
+sais quelle inquiétude qui m'a isolé, qui m'a toujours empêché de
+prendre un rôle sur la scène du monde, ainsi que font les autres hommes;
+ma destinée enfin, semble me retenir, elle me laisse dans l'attente et
+ne me permet pas d'en sortir; elle ne dispose point de moi, mais elle
+m'empêche d'en disposer moi-même. Il semble qu'il y ait une force qui me
+retienne et me prépare en secret, que mon existence ait une fin
+terrestre encore inconnue, et que je sois réservé pour une chose que je
+ne saurais soupçonner. C'est une illusion peut-être: cependant je ne
+puis volontairement détruire ce que je crois pressentir, ce que le temps
+peut me réserver.
+
+A la vérité je pourrais m'arranger ici à peu près de la manière dont je
+parle; j'aurais un objet insuffisant, mais du moins certain; et voyant à
+quoi je dois m'attacher, je m'efforcerais d'occuper à ces soins
+journaliers l'inquiétude qui me presse. En faisant dans un cercle
+étroit, le bien de quelques hommes, je parviendrais à oublier combien je
+suis inutile aux hommes. Peut-être même prendrais-je ce parti, si je ne
+me trouvais pas dans un isolement qui ne m'y offrirait point de douceur
+intérieure; si j'avais un enfant que je formerais, que je suivrais dans
+les détails: si j'avais une femme qui aimât les soins d'un ménage bien
+conduit, à qui il fût naturel d'entrer dans mes vues, qui pût trouver
+des plaisirs dans l'intimité domestique, et jouir comme moi de toutes
+ces choses qui n'ont de prix que celui d'une simplicité volontaire.
+
+Bientôt il me suffirait de suivre l'ordre dans les choses de la vie
+privée. Le vallon ignoré serait pour moi la seule terre humaine. On n'y
+souffrirait plus, et je deviendrais content. Puisque dans quelques
+années je serai un peu de poussière que les vers auront abandonné, j'en
+viendrais à ce point de regarder comme un monument assez grand la
+fontaine dont j'aurais amené les eaux intarissables; et ce serait assez
+pour l'emploi de mes jours que dix familles trouvassent mon existence
+utile.
+
+Dans une terre convenable, je jouirais plus de cette simplicité des
+montagnes, que je ne jouirais dans une grande ville de toutes les
+habitudes de l'opulence. Mon parquet serait un plancher de sapin; au
+lieu de boiseries vernies, j'aurais des murs de sapin; mes meubles ne
+seraient point d'acajou, ils seraient de chêne ou de sapin. Je me
+plairais à voir arranger les châtaignes sous la cendre, au foyer de la
+cuisine; comme j'aime à être assis sur un meuble élégant à vingt pieds
+de distance d'un feu de salon, à la lumière de quarante bougies.
+
+Mais je suis seul; et outre cette raison, j'en ai d'autres encore de
+faire différemment. Si je savais qui partagera ma manière de vivre, je
+saurais selon quels besoins et quels goûts il faut que je la dispose. Si
+je pouvais être assez utile dans ma vie domestique, je verrais à borner
+là toute considération de l'avenir: mais dans l'ignorance où je suis de
+ceux avec qui je vivrai et de ce que je deviendrai moi-même, je ne veux
+point rompre des rapports qui peuvent devenir nécessaires, et je ne puis
+non plus adopter des habitudes trop particulières. Je vais donc
+m'arranger selon les lieux, mais d'une manière qui n'écarte de moi
+personne de ceux dont on peut dire: c'est un des nôtres.
+
+Je ne possède pas un bien considérable; et ce n'est point d'ailleurs
+dans un vallon des Alpes que j'irais introduire un luxe déplacé. Ces
+lieux-là permettent la simplicité que j'aime. Ce n'est pas que les excès
+y soient ignorés, non plus que les besoins d'opinion. L'on ne peut pas
+dire précisément que le pays soit simple, mais il convient à la
+simplicité. L'aisance y semble plus douce qu'ailleurs, et le luxe moins
+séduisant. Beaucoup de choses naturelles n'y sont pas encore ridicules.
+Il n'y faut pas aller vivre, si l'on est réduit à très peu; mais si l'on
+a seulement assez, on y sera mieux qu'ailleurs.
+
+Je vais donc m'y arranger, comme si j'étais à peu près sûr d'y passer ma
+vie entière. J'y vais établir en tout la manière de vivre que les
+circonstances m'indiquent. Après que je me serai pourvu des choses
+nécessaires, il ne me restera pas plus de huit mille livres d'un revenu
+clair; mais ce sera suffisant, et j'y serai moins gêné avec cela,
+qu'avec le double dans une campagne ordinaire, ou le quadruple dans une
+grande ville.
+
+
+
+
+LETTRE LXVI
+
+DATX
+19 juillet, VIII.
+
+
+Quand on n'aime pas à changer de domestique, on doit être satisfait d'en
+avoir un dont l'opinion permette à peu près ce qu'on veut. Le mien
+s'arrange bonnement de ce qui me convient. Si son maître est mal nourri,
+il se contente de l'être un peu mieux que lui; si dans des lieux où il
+n'existe point de lits, je passe la nuit tout habillé sur le foin, il
+s'y place de même sans me faire trop valoir tant de condescendance. Je
+n'en abuse point, et je viens de faire monter ici un matelas pour lui.
+
+Au reste j'aime à avoir quelqu'un qui, rigoureusement parlant, n'ait pas
+besoin de moi. Les gens qui ne peuvent rien par eux-mêmes et qui sont
+réduits naturellement et par inaptitude, à devoir tout à autrui, sont
+trop difficiles. N'ayant jamais rien acquis par leurs propres moyens,
+ils n'ont point eu l'occasion de connaître la valeur des choses, et de
+se soumettre à des privations volontaires; en sorte que toutes leur sont
+odieuses. Ils ne distinguent point de la misère, une économie
+raisonnable; ni de la lésinerie, une gêne momentanée que les
+circonstances prescrivent; et leurs prétentions ont d'autant moins de
+bornes, que sans vous ils ne pourraient prétendre à rien. Laissez-les à
+eux-mêmes, ils auront à peine du pain de seigle; prenez-les chez vous,
+ils dédaignent les légumes; la viande de boucherie est bien commune, et
+leur santé ne saurait s'accommoder de l'eau.
+
+Je suis enfin chez moi; et cela dans les Alpes. Il n'y a pas bien des
+années que c'eût été pour moi un grand bonheur; maintenant j'y trouve le
+plaisir d'être occupé. J'ai des ouvriers de la Gruyère pour bâtir ma
+maison de bois, et pour y faire des poêles à la manière du pays. J'ai
+commencé par faire élever un grand toit couvert d'_anscelles_, qui
+joindra la grange et la maison, et sous lequel seront le bûcher, la
+fontaine, etc. C'est maintenant l'atelier général, et on y a pratiqué à
+la hâte quelques cases où l'on passe la nuit, pendant que la beauté de
+la saison le permet. De cette manière les ouvriers ne sont point
+dérangés, l'ouvrage avancera beaucoup plus. Ils font aussi leur cuisine
+en commun: et me voilà à la tête d'un petit Etat très laborieux et bien
+uni. Hantz, mon premier ministre, daigne quelquefois manger avec eux. Je
+suis parvenu à lui faire comprendre que quoiqu'il eût l'intendance de
+mes bâtiments, s'il voulait se faire aimer de mon peuple, il ferait bien
+de ne point mépriser des hommes de condition libre, des paysans, des
+ouvriers à qui peut-être la philosophie du siècle donnerait l'impudence
+de l'appeler valet.
+
+Si vous trouvez un moment, envoyez-moi vos idées sur tous les détails
+auxquels vous penserez, afin qu'en disposant les choses pour longtemps,
+et peut-être pour la vie, je ne fasse rien qu'il faille ensuite changer.
+
+Adressez à Imenstròm par Vevey.
+
+
+
+
+LETTRE LXVII
+
+DATX
+Imenstròm, 21 juillet, VIII.
+
+
+Ma chartreuse n'est éclairée par l'aurore en aucune saison, et ce n'est
+que dans l'hiver qu'elle voit le coucher du soleil. Vers le solstice
+d'été, on ne le voit pas se coucher, et on ne l'aperçoit le matin que
+trois heures après le moment où il a passé l'horizon. Il sort alors
+entre les tiges droites des sapins près d'un sommet nu, qu'il éclaire
+plus haut que lui dans les cieux; il paraît porté sur l'eau du torrent,
+au-dessus de sa chute; ses rayons divergent avec le plus grand éclat à
+travers le bois noir; le disque lumineux repose sur la montagne boisée
+et sauvage dont la pente reste encore dans l'ombre, c'est l'oeil
+étincelant d'un colosse ténébreux.
+
+Mais c'est aux approches de l'équinoxe, que les soirées seront
+admirables et vraiment dignes d'une tête plus jeune. La gorge
+d'Imenstròm s'abaisse et s'ouvre vers le couchant d'hiver: sa pente
+méridionale sera dans l'ombre; celle que j'occupe et qui regarde le
+midi, tout éclairée de la splendeur du couchant, verra le soleil
+s'éteindre dans le lac immense embrasé de ses feux. Et ma vallée
+profonde sera comme un asile d'une douce température, entre la plaine
+ardente fatiguée de lumière, et la froide neige des cimes qui la ferment
+à l'orient.
+
+J'ai soixante-dix arpents de prés plus ou moins bons; vingt de bois
+assez beaux; et à peu près trente-cinq, dont la surface est toute en
+rocs, en fondrières trop humides, ou toujours dans l'ombre, et en bois
+ou très faibles, ou à peu près inaccessibles. Ceci ne donnera presque
+aucun produit; c'est un espace stérile, dont on ne tire d'autre avantage
+que le plaisir de l'enfermer chez soi et de pouvoir, si l'on veut, le
+disposer pour l'agrément.
+
+Ce qui me plaît dans cette propriété, outre la situation, c'est que
+toutes les parties en sont contiguës et peuvent être réunies par une
+clôture commune: de plus, elle ne contient ni champs, ni vignes. La
+vigne y pourrait réussir d'après l'exposition; il y en avait même
+autrefois: on a mis des châtaigniers à la place, et je les préfère de
+beaucoup.
+
+Le froment y réussit mal; le seigle y serait très beau, dit-on, mais il
+ne me servirait que comme moyen d'échange; les fromages peuvent le faire
+plus commodément. Je veux simplifier tous les travaux et les soins de la
+maison, afin d'avoir de l'ordre et peu d'embarras.
+
+Je ne veux point de vignes, parce qu'elles exigent un travail pénible,
+et que j'aime voir l'homme occupé, mais non surchargé, parce que leur
+produit est trop incertain, trop irrégulier, et que j'aime à savoir ce
+que j'ai, ce que je puis. Je n'aime point les champs, parce que le
+travail qu'ils demandent est trop inégal; parce qu'une grêle, et ici les
+gelées du mois de mai peuvent trop facilement enlever leur récolte;
+parce que leur aspect est presque continuellement, ou désagréable, ou du
+moins fort indifférent pour moi.
+
+De l'herbe, du bois et du fruit, voilà tout ce que je veux, surtout dans
+ce pays-ci. Malheureusement le fruit manque à Imenstròm. C'est un grand
+inconvénient; il faut attendre beaucoup pour jouir des arbres que l'on
+plante; et moi qui aime à être en sécurité pour l'avenir, mais qui ne
+compte que sur le présent, je n'aime pas attendre. Comme il n'y avait
+point ici de maison, on n'y a mis aucun arbre fruitier, à l'exception
+des châtaigniers et de quelques pruniers très vieux, qui apparemment
+appartiennent au temps où il y avait de la vigne et sans doute des
+habitations: car ceci paraît avoir été partagé entre divers
+propriétaires. Depuis la réunion de ces différentes possessions, ce
+n'était plus qu'un pâturage où les vaches s'arrêtaient lorsqu'elles
+commençaient à monter au printemps, et lorsqu'elles redescendaient pour
+l'hiver.
+
+Cet automne et le printemps prochain, je planterai beaucoup de pommiers
+et de merisiers, quelques poiriers et quelques pruniers. Pour les autres
+fruits qui viendraient difficilement ici, je préfère m'en passer. Quand
+on a dans un lieu ce qu'il peut naturellement produire, je trouve que
+l'on est assez bien. Les soins que l'on se donnerait pour y avoir ce que
+le climat n'accorde qu'avec peine, coûteraient plus que la chose ne
+vaudrait.
+
+Par une raison semblable, je ne prétendrai pas avoir chez moi toutes les
+choses qui me seront nécessaires, ou dont je ferai usage. Il en est
+beaucoup qu'il vaut mieux se procurer par échange. Je ne désapprouve
+point que dans un grand domaine, on fasse tout chez soi, sa toile, son
+pain, son vin; qu'on ait dans sa basse-cour porcs, dindes, paons,
+pintades, lapins et tout ce qui peut, étant bien administré, donner
+quelque avantage. Mais j'ai vu avec surprise ces ménages mesquins et
+embarrassés, où pour une économie toujours incertaine et souvent
+onéreuse, on se donnait cent sollicitudes, cent causes d'humeur, cent
+occasions de pertes. Les opérations rurales sont toutes utiles, mais la
+plupart ne le sont que lorsqu'on a les moyens de les faire un peu en
+grand. Autrement il vaut mieux se borner à son affaire et la bien
+conduire. En simplifiant, on rend l'ordre plus facile, l'esprit moins
+inquiet, les subalternes plus fidèles, et la vie domestique bien plus
+douce.
+
+Si je pouvais faire faire annuellement cent pièces de toile, je verrais
+peut-être à me donner chez moi cet embarras: mais irai-je, pour quelques
+aunes, semer du chanvre et du lin, avoir le soin de le faire tirer, de
+le faire rouir, de le faire tiller, avoir des fileuses, envoyer je ne
+sais où faire la toile, et encore ailleurs la blanchir? Quand tout
+serait bien calculé; quand j'aurais évalué les pertes, les infidélités,
+l'ouvrage mal fait, les frais indirects, je suis persuadé que je
+trouverais ma toile très chère. Au lieu que sans tout ce soin, je la
+choisis comme je veux. Je ne la paie que ce qu'elle vaut réellement,
+parce que j'en achète une quantité à la fois, et que je la prends dans
+un magasin. D'ailleurs, je ne change de marchands, comme d'ouvriers ou
+de domestiques, que quand il m'est impossible de faire autrement: cela,
+quoi que l'on dise, arrive rarement, quand on choisit avec l'intention
+de ne pas changer, et que l'on fait de son côté ce qui est juste pour
+les satisfaire soi-même ...
+
+
+
+
+LETTRE LXVIII
+
+DATX
+Im., 23 juillet, VIII.
+
+
+J'ai fait à peu près les mêmes réflexions que vous sur mon nouveau
+séjour. Je trouve, il est vrai, qu'un froid médiocre est naturellement
+plus incommode qu'une chaleur très grande; je hais les vents du nord et
+les neiges; de tous temps mes idées se sont portées vers ces beaux
+climats qui n'ont point d'hivers; et autrefois il me semblait pour
+ainsi dire chimérique que l'on vécût à Archangel, à Jeniseick. J'ai
+peine à sentir que les travaux du commerce et des arts puissent se faire
+sur une terre perdue vers le pôle, où pendant une si longue saison les
+liquides sont solides, la terre pétrifiée, et l'air extérieur mortel.
+C'est le Nord qui me paraît inhabitable; quant à la Torride, je ne vois
+pas de même pourquoi les Anciens l'ont crue telle. Ses sables sont
+arides sans doute, mais on sent d'abord que les contrées bien arrosées
+doivent y convenir beaucoup à l'homme, en lui donnant peu de besoins, et
+en subvenant, par les produits d'une végétation forte et perpétuelle, au
+seul besoin absolu qu'il y éprouve. La neige a, dit-on, ses avantages;
+cela est certain; elle fertilise des terres peu fécondes, mais
+j'aimerais mieux les terres naturellement fertiles, ou fertilisées par
+d'autres moyens. Elle a ses beautés; cela doit être, car l'on en
+découvre toujours dans les choses, en les considérant sous tous leurs
+aspects; mais les beautés de la neige sont les dernières que je
+découvrirai.
+
+Mais maintenant que la vie indépendante n'est qu'un songe oublié,
+maintenant que je ne chercherais autre chose que de rester immobile, si
+la faim, le froid, ou l'ennui ne me forçaient de me remuer, je commence
+à juger des climats par réflexion plus que par sentiment. Pour passer le
+temps comme je puis dans ma chambre, autant vaut le ciel glacé des
+Samoïèdes que le doux ciel de l'Ionie. Ce que je craindrais le plus, ce
+serait peut-être le beau temps perpétuel de ces contrées ardentes, où le
+vieillard n'a pas vu pleuvoir dix fois. Je trouve les beaux jours bien
+commodes; mais malgré le froid, les brumes, la tristesse, je supporte
+bien mieux l'ennui des mauvais temps que celui des beaux jours.
+
+Je ne dors plus comme autrefois. L'inquiétude des nuits, le désir du
+repos me font songer à tant d'insectes qui tourmentent l'homme dans les
+pays chauds et dans les étés de plusieurs pays du Nord. Les déserts ne
+sont plus à moi: les besoins de convention me deviennent naturels. Que
+m'importe l'indépendance de l'homme? Il me faut de l'argent, et avec de
+l'argent, je puis être bien à Pétersbourg comme à Naples. Dans le Nord
+l'homme est assujetti par les besoins et les obstacles: dans le Midi il
+est asservi par l'indolence et la volupté. Dans le Nord le malheureux
+n'a pas d'asile; il est nu, il a froid, il a faim, et la nature serait
+pour lui aussi terrible que l'aumône et les cachots. Sous l'Equateur, il
+a les forêts; et la nature lui suffit quand l'homme n'y est pas. Là il
+trouve des asiles contre la misère et l'oppression; mais moi, lié par
+mes habitudes et ma destinée, je ne dois pas aller si loin. Je cherche
+une cellule commode où je puisse respirer, dormir, me chauffer, me
+promener en long et en large, et compter ma dépense. C'est donc beaucoup
+si je la puis bâtir près d'un rocher suspendu et menaçant, près d'une
+eau bruyante, qui me rappellent de temps à autre que j'eusse pu faire
+autre chose.
+
+Cependant j'ai pensé à Lugano. Je voulais l'aller voir; j'y ai renoncé.
+C'est un climat facile: on n'y a pas à souffrir l'ardeur des plaines
+d'Italie, ni les brusques alternatives et la froide intempérie des
+Alpes: la neige y tombe rarement, et n'y reste pas. On y a, dit-on, des
+oliviers; et les sites y sont beaux; mais c'est un coin bien reculé. Je
+craignais encore plus la manière italienne; et quand après cela, j'ai
+songé aux maisons de pierres, je n'ai pas pris la peine d'y aller. Ce
+n'est plus être en Suisse. J'aimerais bien mieux Chessel, et j'y devrais
+être, mais il paraît que je ne le puis. J'ai été conduit ici par une
+force qui n'est peut-être que l'effet de mes premières idées sur la
+Suisse, mais qui me semble être autre chose. Lugano a un lac, mais un
+lac n'eût pas suffi pour que je vous quittasse.
+
+Cette partie de la Suisse où je me fixe est devenue comme ma patrie, ou
+comme un pays où j'aurais passé des années heureuses dans les premiers
+temps de la vie. J'y suis avec indifférence, et c'est une grande preuve
+de mon malheur; mais je crois que je serais mal partout ailleurs. Ce
+beau bassin de la partie occidentale du Léman si vaste, si romantique,
+si bien environné; ces maisons de bois, ces chalets, ces vaches qui vont
+et reviennent avec leurs cloches des montagnes; les facilités des
+plaines et la proximité des hautes Alpes; une sorte d'habitude anglaise,
+française et suisse à la fois; un langage que j'entends, un autre qui
+est le mien, un autre plus rare que je ne comprends pas; une variété
+tranquille que tout cela donne; une certaine union peu connue des
+catholiques; la douce mélodie d'une terre qui voit le couchant, mais un
+couchant éloigné du Nord; cette longue plaine d'eau courbée, prolongée,
+indéfinie, dont les vapeurs lointaines s'élèvent sous le soleil de midi,
+s'allument et s'embrasent aux feux du soir, et dont la nuit laisse
+entendre les vagues qui se forment, qui viennent, qui grossissent et
+s'étendent pour se perdre sur la rive où l'on repose: cet ensemble
+entretient l'homme dans une situation qu'il ne trouve pas ailleurs. Je
+n'en jouis pas, et j'aurais peine à m'en passer. Dans d'autres lieux, je
+serais étranger; je pourrais attendre un site plus heureux, et quand je
+veux reprocher aux choses l'impuissance et le néant où je vis, je
+saurais de quelle chose me plaindre: mais ici je ne puis l'attribuer
+qu'à des désirs vagues, à des besoins trompeurs. Il faut donc que je
+cherche en moi les ressources qui y sont peut-être sans que je les
+connaisse; et si mon impatience est sans remède, mon incertitude sera du
+moins finie.
+
+Je dois avouer que j'aime à posséder, même sans jouir: soit que la
+vanité des choses, ne me laissant plus d'espoir, m'inspire une tristesse
+convenable à l'habitude de ma pensée; soit que, n'ayant pas d'autres
+jouissances à attendre, je trouve de la douceur à une amertume qui ne
+fait pas précisément souffrir, et qui laisse l'âme découragée dans le
+repos d'une mollesse douloureuse. Tant d'indifférence pour des choses
+séduisantes par elles-mêmes, et autrefois désirées, triste témoignage de
+l'insatiable avidité de nos coeurs, flatte encore leur inquiétude: elle
+paraît à leur ambition ingénieuse une marque de notre supériorité sur ce
+que les hommes cherchent, et sur toutes les choses que la nature nous
+avait données, comme assez grandes pour l'homme.
+
+Je voudrais connaître la terre entière. Je voudrais, non pas la voir,
+mais l'avoir vue: car la vie est trop courte pour que je surmonte ma
+paresse naturelle. Moi qui crains le moindre voyage, et même quelquefois
+un simple déplacement, irais-je me mettre à courir le monde afin
+d'obtenir, si par hasard j'en revenais, le rare avantage de savoir, deux
+ou trois ans avant ma fin, des choses qui ne me serviraient pas.
+
+Que celui-là voyage, qui compte sur ses moyens, qui préfère des
+sensations nouvelles, qui attend de ce qu'il ne connaît pas des succès
+ou des plaisirs, et pour qui voyager c'est vivre. Je ne suis ni homme de
+guerre, ni commerçant, ni curieux, ni savant, ni homme à système; je
+suis mauvais observateur des choses usuelles; et je ne rapporterais du
+bout du monde rien d'utile à mon pays. Je voudrais avoir vu, et être
+rentré dans ma chartreuse avec la certitude de n'en jamais sortir: je ne
+suis plus propre qu'à finir en paix. Vous vous rappellerez sans doute,
+qu'un jour, tandis que nous parlions de la manière dont on passe le
+temps sur les vaisseaux avec la pipe, le punch et les cartes; vous vous
+rappelez que moi, qui hais les cartes, qui ne fume point, et qui bois
+peu, je ne vous fis d'autre réponse que de mettre mes pantoufles, de
+vous entraîner dans la pièce du déjeuner, de fermer vite la fenêtre, et
+de me mettre à me promener avec vous à petits pas, sur le tapis, auprès
+du guéridon où fumait la bouilloire. Et vous me parlez encore de
+voyages! Je vous le répète, je ne suis plus propre qu'à finir en paix,
+en conduisant ma maison dans la médiocrité, la simplicité, l'aisance,
+afin d'y voir des amis contents. De quelle autre chose irais-je
+m'inquiéter; et pourquoi passer ma vie à la préparer? Encore quelques
+étés et quelques hivers, et votre ami, le grand voyageur, sera un peu de
+cendre humaine. Vous lui rappelez qu'il doit être utile; c'est bien son
+espoir: il fournira à la terre quelques onces d'humus, autant vaut-il
+que ce soit en Europe.
+
+Si je pouvais d'autres choses, je m'y livrerais; je les regarderais
+comme un devoir, et cela me ranimerait un peu: mais pour moi, je ne veux
+rien faire. Si je parviens à n'être pas seul dans ma maison de bois; si
+je parviens à ce que tous y soient à peu près heureux, on dira que je
+suis un homme utile; je n'en croirai rien. Ce n'est pas être utile que
+de faire, avec de l'argent, ce que l'argent peut faire partout, et
+d'améliorer le sort de deux ou trois personnes, quand il y a des hommes
+qui perdent ou qui sauvent des milliers d'hommes. Mais enfin je serais
+content en voyant que l'on est content. Dans ma chambre bien close,
+j'oublierai tout le reste: je deviendrai étroit comme ma destinée, et
+peut-être je parviendrai à croire que ma vallée est une partie
+essentielle du monde.
+
+A quoi me servirait donc d'avoir vu le globe, et pourquoi le
+désirerais-je? Il faut que je cherche à vous le dire, afin de le savoir
+moi-même. D'abord vous pensez bien que le regret de ne l'avoir pas vu
+m'affecte assez peu. Si j'avais mille ans à vivre, je partirais demain.
+Comme il en est autrement, les relations des Cook, des Norden, des
+Pallas, m'ont dit sur les autres contrées ce que j'ai besoin d'en
+savoir. Mais si je les avais vues, je comparerais une sensation avec une
+autre sensation du même ordre sous un autre ciel; je verrais peut-être
+un peu plus clair dans les rapports entre l'homme et les choses; et
+comme il faudra que j'écrive parce que je n'ai rien à faire, je dirais
+peut-être des choses moins inutiles.
+
+En rêvant seul, sans lumière, dans une nuit pluvieuse, auprès d'un beau
+feu qui tombe en débris, j'aimerais à me dire: J'ai vu les sables et les
+mers et les monts, les capitales et les déserts, les nuits du tropique
+et les nuits boréales; j'ai vu la Croix du Sud et la Petite Ourse; j'ai
+souffert une chaleur de 145 degrés, un froid de 130[74]. J'ai marché
+dans les neiges de l'Equateur, et j'ai vu l'ardeur du jour allumer les
+pins sous le cercle polaire: j'ai comparé les formes simples du Caucase
+avec les anfractuosités des Alpes, et les hautes forêts des monts
+Félices avec le granit nu de la Thébaïde: j'ai vu l'Irlande toujours
+humide, et la Libye toujours aride: j'ai passé le long hiver
+d'Edimbourg sans souffrir du froid, et j'ai vu des chameaux gelés dans
+l'Abyssinie: j'ai mâché le bétel, j'ai pris l'opium, j'ai bu l'ava: j'ai
+séjourné dans une bourgade où l'on m'aurait cuit si l'on ne m'eût pas
+cru empoisonné, puis chez un peuple qui m'a adoré parce que j'y suis
+venu dans un de ces globes dont le peuple d'Europe s'amuse: j'ai vu
+l'Esquimau satisfait avec ses poissons gâtés et sort huile de baleine;
+j'ai vu le faiseur d'affaires mécontent de ses vins de Chypre et de
+Constance: j'ai vu l'homme libre faire deux cents lieues à la poursuite
+d'un ours, et le bourgeois manger, grossir, peser sa marchandise et
+attendre l'extrême-onction dans la boutique sombre que sa mère
+achalanda. La fille d'un mandarin mourut de honte parce qu'une heure
+trop tôt son mari avait aperçu son pied découvert: dans le Pacifique,
+deux jeunes filles montèrent sur le pont, prirent à la main l'unique
+vêtement qui les couvrait, s'avancèrent ainsi nues parmi les matelots
+étrangers, en emmenèrent à terre, et jouirent à la vue du navire. Un
+sauvage se tua de désespoir devant le meurtrier de son ami: le vrai
+fidèle vendit la femme qui l'avait aimé, qui l'avait sauvé, qui l'avait
+nourri, et la vendit davantage en apprenant qu'il l'avait rendue
+enceinte.
+
+Mais quand j'aurais vu ces choses et beaucoup d'autres; quand je vous
+dirais, je les ai vues; hommes trompés et construits pour l'être! ne les
+savez-vous pas? en êtes-vous moins fanatiques de vos idées étroites? en
+avez-vous moins besoin de l'être pour qu'il vous reste quelque décence
+morale?
+
+Non: ce n'est que songes! il vaut mieux acheter de l'huile en gros, la
+revendre en détail, et gagner deux sous par livre[75].
+
+Ce que je dirais à l'homme qui pense n'en aurait pas une autorité
+beaucoup plus grande. Nos livres peuvent suffire à l'homme impartial,
+toute l'expérience du globe est dans nos cabinets. Celui qui n'a rien vu
+par lui-même, et qui est sans préventions, sait mieux que beaucoup de
+voyageurs. Sans doute si cet homme d'un esprit droit, si cet observateur
+avait parcouru le monde, il saurait mieux encore; mais la différence ne
+serait pas assez grande pour être essentielle: ils pressent dans les
+rapports des autres les choses qu'ils n'ont pas senties, mais qu'à leur
+place il eût vues.
+
+Si les Anacharsis, les Pythagore, les Démocrite vivaient maintenant, il
+est probable qu'ils ne voyageraient pas; car tout est divulgué. La
+science secrète n'est plus dans un lieu particulier; il n'y a plus de
+moeurs inconnues, il n'y a plus d'institutions extraordinaires: il n'est
+plus indispensable d'aller au loin. S'il fallait tout voir par soi-même,
+maintenant que la terre est si grande et la science si compliquée, la
+vie entière ne suffirait ni à la multiplicité des choses qu'il faudrait
+étudier, ni à l'étendue des lieux qu'il faudrait parcourir. On n'a plus
+ces grands desseins, parce que leur objet devenu trop vaste, a passé les
+facultés et l'espoir même de l'homme; comment conviendraient-ils à mes
+facultés solitaires, à mon espoir éteint?
+
+Que vous dirai-je encore? La servante qui trait ses vaches, qui met son
+lait reposer, qui en lève la crème et la bat, sait bien qu'elle fait du
+beurre. Quand elle le sert, et qu'elle voit qu'on l'étend avec plaisir
+sur le pain, et qu'on met des feuilles nouvelles dans la théière, parce
+que le beurre est bon, voilà sa peine payée; son travail est beau, car
+elle a fait ce qu'elle a voulu faire. Mais quand un homme cherche ce qui
+est juste et utile, sait-il ce qu'il produira, et s'il produira quelque
+chose?
+
+En vérité c'est un lieu bien tranquille que cette gorge d'Imenstròm, où
+je ne vois au-dessus de moi que le sapin noir, le roc nu, le ciel
+infini: plus bas s'étendent au loin les terres que l'homme travaille.
+
+Dans d'autres âges, on estimait la durée de la vie par le nombre des
+printemps: et moi dont il faut que le toit de bois devienne semblable à
+celui des hommes antiques, je compterai ainsi ce qui me reste par le
+nombre de fois que vous y viendrez passer, selon votre promesse, un mois
+de chaque année.
+
+
+
+
+LETTRE LXIX
+
+DATX
+Im., 27 juill., VIII.
+
+
+J'apprends avec plaisir que M. de Fonsalbe est revenu de Saint-Domingue;
+mais on dit qu'il est ruiné, et de plus marié; on me dit encore qu'il a
+quelque affaire à Zurich, et qu'il doit y aller bientôt.
+
+Recommandez-lui de passer ici: il sera bien reçu. Cependant il faut le
+prévenir qu'il le sera fort mal sous d'autres rapports. Je crois que
+ceux-là lui importent peu; car s'il n'a bien changé, c'est un excellent
+coeur. Un bon coeur change-t-il?
+
+Je le plaindrais peu d'avoir eu son habitation dévastée par les ouragans
+et ses espérances détruites, s'il n'était pas marié; mais puisqu'il
+l'est je le plains beaucoup. S'il a vraiment une femme, il lui sera
+pénible de ne la pas voir heureuse; s'il n'a avec lui qu'une personne
+qui porte son nom; il sera plongé dans bien des dégoûts auxquels
+l'aisance seule permet d'échapper. On ne m'a pas marqué qu'il eût, ou
+qu'il n'eût pas d'enfants.
+
+Faites-lui promettre de passer par Vevey, et de s'arrêter ici plusieurs
+jours. Le frère de Mme Dellemar m'est peut-être destiné.--Il me
+vient une espérance. Dites-moi quelque chose à son sujet, vous qui le
+connaissez davantage. Félicitez sa soeur de ce qu'il a échappé à ce
+dernier malheur dans la traversée. Non: ne _lui_ dites rien de ma part;
+laissez périr les temps passés.
+
+Mais apprenez-moi quand il viendra; et dites-moi, dans notre langue,
+votre pensée sur sa femme. Je souhaite qu'elle fasse avec lui le voyage;
+c'est même à peu près nécessaire. La saison favorable pour voir la
+Suisse est un prétexte qui vous servira à les décider. Si l'on craint
+l'embarras ou les frais, assurez qu'elle pourra être agréablement et
+convenablement à Vevey, pendant qu'il terminera ses affaires à Zurich.
+
+
+
+
+LETTRE LXX
+
+DATX
+Im., 29 juill., VIII.
+
+
+Quoique ma dernière lettre ne soit partie qu'avant-hier, je vous écris
+sans avoir rien de particulier à vous dire. Si vous recevez les deux
+lettres à la fois, ne cherchez point dans celle-ci quelque chose de
+pressant; je vous préviens qu'elle ne vous apprendra rien, sinon qu'il
+fait un temps d'hiver: c'est pour cela que je vous écris, et que je
+passe l'après-midi auprès du feu. La neige couvre les montagnes, les
+nuages sont très bas, une pluie froide inonde les vallées; il fait froid
+même au bord du lac; il n'y avait ici que cinq degrés à midi, et il n'y
+en avait pas deux un peu avant le lever du soleil[76].
+
+Je ne trouve point désagréables ces petits hivers au milieu de l'été.
+Jusqu'à un certain point le changement convient même aux hommes
+constants, même à ceux que leurs habitudes entraînent. Il est des
+organes qu'une action trop continue fatigue: je jouis entièrement du feu
+maintenant, au lieu que dans l'hiver il me gêne, et je m'en éloigne
+habituellement.
+
+Ces vicissitudes plus subites et plus grandes que dans les plaines,
+rendent plus intéressante, en quelque sorte, la température incommode
+des montagnes. Ce n'est point au maître qui le nourrit bien et le laisse
+en repos, que le chien s'attache davantage, mais à celui qui le corrige
+et le caresse, le menace et lui pardonne. Un climat irrégulier, orageux,
+incertain devient nécessaire à notre inquiétude: un climat plus facile
+et plus uniforme qui nous satisfait, nous laisse indifférents.
+
+Peut-être les jours égaux, le ciel sans nuages, l'été perpétuel
+donnent-ils plus d'imagination à la multitude: ce qui viendrait de ce
+que les premiers besoins absorbent alors moins d'heures, et de ce que
+les hommes sont plus semblables dans ces contrées où il y a moins de
+diversité dans les temps, dans les formes, dans toutes choses. Mais les
+lieux pleins d'oppositions, de beautés et d'horreur, où l'on éprouve des
+situations contraires et des sentiments rapides, élèvent l'imagination
+de certains hommes vers le romantique, le mystérieux, l'idéal.
+
+Des champs toujours tempérés peuvent nourrir des savants profonds; des
+sables toujours brûlés peuvent contenir des gymnosophistes et des
+ascètes: mais la Grèce montagneuse, froide et douce, sévère et riante,
+la Grèce couverte de neige et d'oliviers eut Orphée, Homère, Epiménide;
+la Calédonie plus difficile, plus changeante, plus polaire et moins
+heureuse, produisit Ossian.
+
+Quand les arbres, les eaux, les nuages sont peuplés par les âmes des
+ancêtres, par les esprits des héros, par les dryades, par les divinités;
+quand des êtres invisibles sont enchaînés dans les cavernes, ou portés
+par les vents; quand ils errent sur les tombeaux silencieux, et qu'on
+les entend gémir dans les airs pendant la nuit ténébreuse; quelle patrie
+pour le coeur de l'homme! quel monde pour l'éloquence[77]!
+
+Sous un ciel toujours le même, dans une plaine sans bornes, des palmiers
+droits ombragent les rives d'un fleuve large et muet: le musulman s'y
+fait asseoir sur des carreaux, il y fume tout le jour entre les
+éventails qu'on agite devant lui.
+
+Mais des rochers mousseux s'avancent sur l'abîme des vagues soulevées,
+une brume épaisse les a séparés du monde pendant un long hiver:
+maintenant le ciel est beau, la violette et la fraise fleurissent, les
+jours grandissent, les forêts s'animent. Sur l'océan tranquille, les
+filles des guerriers chantent les combats et l'espérance de la patrie.
+Voici que les nuages s'assemblent; la mer se soulève, le tonnerre brise
+les chênes antiques; les barques sont englouties; la neige couvre les
+cimes; les torrents ébranlent la cabane, ils creusent des précipices. Le
+vent change; le ciel est clair et froid. A la lueur des étoiles on
+distingue des planches sur la mer encore menaçante; les filles des
+guerriers ne sont plus. Les vents se taisent, tout est calme; on entend
+des voix humaines au-dessus des rochers, et des _gouttes froides tombent
+du toit_. Le Calédonien s'arme, il part dans la nuit, il franchit les
+monts et les torrents, il court à Fingal: il lui dit: «Slisama est
+morte, mais je l'ai entendue, elle ne nous quittera pas, elle a nommé
+tes amis, elle nous a commandé de vaincre.»
+
+C'est au Nord que semblent appartenir l'héroïsme de l'enthousiasme, et
+les songes gigantesques d'une mélancolie sublime[78]. A la Torride
+appartiennent les conceptions austères, les rêveries mystiques, les
+dogmes impénétrables, les sciences secrètes, magiques, cabalistiques, et
+les passions opiniâtres des solitaires.
+
+Le mélange des peuples et la complication des causes, ou relatives au
+climat, ou étrangères à lui qui modifient le tempérament de l'homme, ont
+fourni des raisons spécieuses contre la grande influence des climats. Il
+semble d'ailleurs que l'on n'ait fait qu'entrevoir et les moyens, et les
+effets de cette influence. On n'a considéré généralement que le plus ou
+moins de chaleur: et cette cause, loin d'être unique, n'est peut-être
+pas la principale.
+
+Si même il était possible que la somme annuelle de la chaleur fût la
+même en Norvège et dans le Yémen, la différence resterait encore très
+grande, et presque aussi grande peut-être entre l'Arabe et le Norvégien.
+L'un ne connaît qu'une nature permanente, l'égalité des jours, la
+continuité de la saison, et la brûlante uniformité d'une terre aride.
+L'autre, après une longue saison de brumes ténébreuses où la terre est
+glacée, les eaux immobiles et le ciel bouleversé par les vents, verra
+une saison nouvelle éclairer constamment les cieux, animer les eaux,
+féconder la terre fleurie et embellie par les teintes harmonieuses et
+les sons romantiques. Il a dans le printemps des heures d'une beauté
+inexprimable; il a les jours d'automne plus attachants encore par cette
+tristesse même qui remplit l'âme sans l'égarer, qui, au lieu de l'agiter
+d'un plaisir trompeur, la pénètre et la nourrit d'une volupté pleine de
+mystère, de grandeur et d'ennuis.
+
+Peut-être les aspects différents de la terre et des cieux, et la
+permanence ou la mobilité des accidents de la nature ne peuvent-ils
+faire d'impression que sur les hommes bien organisés, et non sur cette
+multitude qui paraît condamnée, soit par incapacité, soit par misère à
+n'avoir que l'instinct animal. Mais ces hommes dont les facultés sont
+plus étendues, sont ceux qui mènent leur pays; ceux qui par les
+institutions, par l'exemple, par les forces publiques ou secrètes,
+entraînent le vulgaire; et le vulgaire lui-même obéit en bien des
+manières à ces mobiles, quoiqu'il ne les observe pas.
+
+Parmi ces causes, l'une des principales sans doute est dans l'atmosphère
+dont nous sommes pénétrés. Les émanations, les exhalaisons végétales et
+terrestres changent avec la culture et avec d'autres circonstances, lors
+même que la température ne change pas sensiblement. Ainsi quand on
+observe que le peuple de telle contrée a changé, quoique son climat soit
+resté le même, il me semble que l'on ne fait pas une objection solide;
+on ne parle que de la température, et cependant l'air d'un lieu ne
+saurait convenir souvent aux habitants d'un autre lieu, dont les étés et
+les hivers paraissent semblables.
+
+Les causes morales et politiques agissent d'abord avec plus de force que
+l'influence du climat: elles ont un effet présent et rapide qui surmonte
+les causes physiques, quoique celles-ci plus durables, soient plus
+puissantes à la longue. Personne n'est surpris que les Parisiens aient
+changé depuis le temps où Julien écrivit son _Misopogon_. La force des
+choses a mis à la place de l'ancien caractère parisien, un caractère
+composé de celui des habitants d'une très grande ville non maritime, et
+de celui des Picards, des Normands, des Champenois, des Tourangeaux,
+des Gascons, des Français en général, des Européens même, et enfin des
+sujets d'une monarchie tempérée dans ses formes extérieures.
+
+
+
+
+LETTRE LXXI
+
+DATX
+Im., 3 août, VIII.
+
+
+S'il est une chose dans le spectacle du monde, qui m'arrête quelquefois,
+et quelquefois m'étonne: c'est cet être qui nous paraît la fin de tant
+de moyens, et qui semble n'être le moyen d'aucune fin: qui est tout sur
+la terre, et qui n'est rien pour elle, rien pour lui-même[79]: qui
+cherche, qui combine, qui s'inquiète, qui réforme, et qui pourtant fait
+toujours de la même manière des choses nouvelles, et avec un espoir
+toujours nouveau des choses toujours les mêmes: dont la nature est
+l'activité, ou plutôt l'inquiétude de l'activité: qui s'agite pour
+trouver ce qu'il cherche, et s'agite bien plus lorsqu'il n'a rien à
+chercher: qui, dans ce qu'il a atteint, ne voit qu'un moyen pour
+atteindre une autre chose; et lorsqu'il jouit, ne trouve dans ce qu'il
+avait désiré, qu'une force nouvelle pour s'avancer vers ce qu'il ne
+désirait pas: qui aime mieux aspirer à ce qu'il craignait, que de ne
+plus rien attendre: dont le plus grand malheur serait de n'avoir à
+souffrir de rien: que les obstacles enivrent, que les plaisirs
+accablent; qui ne s'attache au repos que quand il l'a perdu: et qui,
+toujours emporté d'illusions en illusions, n'a pas, ne peut pas avoir
+autre chose, et ne fait jamais que rêver la vie.
+
+
+
+
+LETTRE LXXII
+
+DATX
+Im., 6 août, VIII.
+
+
+Je ne saurais être surpris que vos amis me blâment de m'être confiné
+dans un endroit solitaire et ignoré. Je devais m'y attendre; et je dois
+aussi convenir avec eux que mes goûts paraissent quelquefois en
+contradiction. Je pense cependant que cette opposition n'est
+qu'apparente, et n'existera qu'aux yeux de celui qui me croira un
+penchant décidé pour la campagne. Mais je n'aime pas exclusivement ce
+qu'on appelle vivre à la campagne; je n'ai point non plus d'éloignement
+pour la ville. Je sais bien lequel des deux genres de vie je préfère
+naturellement, mais je serais embarrassé de dire lequel me convient tout
+à fait maintenant.
+
+A ne considérer que les lieux seulement, il existe peu de villes où il
+ne me fût désagréable de me fixer; mais il n'y en a point peut-être que
+je ne préférasse à la campagne, telle que je l'ai vue dans plusieurs
+provinces. Si je voulais imaginer la meilleure situation possible pour
+moi, ce ne serait pas dans une ville. Cependant je ne donne pas une
+préférence décidée à la campagne; car si, dans une situation gênée, il y
+est plus facile qu'à la ville de mener une vie supportable; je crois
+qu'avec de l'aisance il est plus facile dans les grandes villes
+qu'ailleurs, de vivre tout à fait bien selon le lieu. Tout cela est
+donc sujet à tant d'exceptions, que je ne saurais décider en général. Ce
+que j'aime, ce n'est pas précisément une chose de telle nature, mais
+celle que je vois le plus près de la perfection dans son genre, celle
+que je reconnais être le plus selon sa nature.
+
+Je préférerais la vie du plus misérable Norvégien dans ses roches
+glacées, à celle que mènent d'innombrables petits bourgeois de certaines
+villes dans lesquelles, tout enveloppés de leurs habitudes, pâles de
+chagrins, et vivant de bêtises, ils se croient supérieurs à l'être
+insouciant et robuste qui végète dans la campagne, et qui rit tous les
+dimanches.
+
+J'aime assez une ville petite, propre, bien située, bien bâtie, qui a
+pour promenade publique un parc bien planté et non d'insipides
+boulevards: où l'on voit un marché commode, et de belles fontaines: où
+l'on peut réunir, quoique en petit nombre, des gens non pas
+extraordinaires, célèbres, ni même savants; mais pensant bien, se voyant
+avec plaisir, et ne manquant pas d'esprit: une petite ville enfin où il
+y a aussi peu qu'il se puisse de misère, de boue, de division, de propos
+de commère, de dévotion bourgeoise, et de calomnie.
+
+J'aime mieux encore une très grande ville qui réunisse tous les
+avantages et toutes les séductions de l'industrie humaine: où l'on
+trouve les manières les plus heureuses, et l'esprit le plus éclairé: où
+l'on puisse, dans son immense population, espérer un ami, et faire des
+connaissances telles qu'on les désire: où l'on puisse se perdre quand on
+veut dans la foule, être à la fois connu, respecté, libre et ignoré;
+prendre le train de vie que l'on aime, et en changer même sans faire
+parler de soi: où l'on puisse en tout choisir, s'arranger, s'habituer,
+sans avoir d'autres juges que les personnes dont on est vraiment connu.
+Paris est la ville qui réunit à un plus haut degré les avantages des
+villes; ainsi, quoique je l'aie vraisemblablement quittée pour toujours,
+je ne saurais être surpris que tant de gens de goût, et tant de gens à
+passions, en préfèrent le séjour à tout autre.
+
+Quand on n'est point propre aux occupations de la campagne, on s'y
+trouve étranger; on sent qu'on n'a pas les facultés convenables à la vie
+que l'on a choisie, et qu'on ferait mieux un autre rôle que peut-être
+pourtant on aime, ou on approuve moins. Pour vivre dans une terre, il
+faut avoir les habitudes rurales; il n'est guère temps de les prendre
+lorsqu'on n'est plus dans la jeunesse. Il faut avoir les bras
+travailleurs, et s'amuser à planter, à greffer, à faner soi-même: il
+faudrait aussi aimer la chasse ou la pêche. Autrement on voit que l'on
+n'est pas là ce qu'on y devrait être, et l'on se dit: à Paris, je ne
+sentirais pas cette disconvenance; ma manière serait d'accord avec les
+choses, quoique ma manière et les choses ne puissent y être d'accord
+avec mes véritables goûts. Ainsi l'on ne retrouve plus sa place dans
+l'ordre du monde, quand on en est sorti trop longtemps. Des habitudes
+constantes dans la jeunesse dénaturent notre tempérament et nos
+affections: et s'il arrive ensuite que l'on soit tout à fait libre, l'on
+ne saurait plus choisir qu'à peu près ce qu'il faut, il n'y a plus rien
+qui convienne tout à fait.
+
+A Paris on est bien pour quelque temps; mais il me semble qu'on n'y est
+pas bien pour la vie entière, et que la nature de l'homme n'est pas de
+rester toujours dans les pierres, entre les tuiles et la boue, à jamais
+séparé des grandes scènes de la nature! Les grâces de la société ne sont
+point sans prix; c'est une distraction qui entraîne nos fantaisies; mais
+elle ne remplit pas notre âme, elle ne dédommage pas de tout ce qu'on a
+perdu, elle ne saurait suffire à celui qui n'a qu'elle dans la ville,
+qui n'est pas dupe des promesses d'un vain bruit, et qui sait le
+malheur des plaisirs.
+
+Sans doute, s'il est un sort satisfaisant, c'est celui du propriétaire
+qui, sans autres soins, et sans état comme sans passions, tranquille
+dans un domaine agréable, dirige avec sagesse ses terres, sa maison, sa
+famille et lui-même: et, ne cherchant point les succès et les amertumes
+du monde, veut seulement jouir chaque jour de ses plaisirs faibles et
+répétés, de cette joie douce, mais durable, que chaque jour peut
+reproduire.
+
+Avec une femme, comme il en est; avec un ou deux enfants, et un ami
+comme vous savez; avec de la santé, un terrain suffisant dans un site
+heureux, et l'esprit d'ordre, on a toute la félicité que l'homme sage
+puisse maintenir dans son coeur. Je possède une partie de ces biens: mais
+celui qui a dix besoins, n'est pas heureux quand neuf sont remplis:
+l'homme est, et doit être ainsi fait. La plainte me conviendrait mal; et
+pourtant le bonheur reste loin de moi.
+
+Je ne regrette point Paris; mais je me rappelle une conversation que
+j'eus un jour avec un officier de distinction qui venait de quitter le
+service, et de se fixer à Paris. J'étais chez M. T*** vers le soir: il y
+avait du monde, mais on descendit au jardin, et nous restâmes nous trois
+seulement; il fit apporter du porter: un peu après il sortit, et je me
+trouvai seul avec cet officier. Je n'ai pu oublier certaines parties de
+notre entretien. Je ne vous dirai point comment il vint à rouler sur ce
+sujet, et si le porter après dîner n'entra pas pour beaucoup dans cette
+sorte d'épanchement: quoi qu'il en soit, voici à peu de chose près ses
+propres termes. Vous verrez un homme qui compte n'être jamais las de
+s'amuser: et il pourrait ne se pas tromper en cela, parce qu'il prétend
+assujettir ses amusements mêmes à un ordre qui lui soit personnel, et
+les rendre ainsi les instruments d'une sorte de passion qui ne finisse
+qu'avec lui-même. Je trouvai remarquable ce qu'il me disait: le
+lendemain matin, voyant que je m'en rappelais assez bien, je me mis à
+l'écrire pour le garder parmi mes notes. Le voici: par paresse, je ne
+veux pas le transcrire, mais vous me le renverrez.
+
+«...J'ai voulu avoir un état, je l'ai eu; et j'ai vu que cela ne menait
+à rien de bon, du moins pour moi. J'ai encore vu qu'il n'y avait qu'une
+chose _extérieure_ qui pût valoir la peine qu'on s'en inquiétât: c'est
+l'or. Il en faut; et il est aussi bon d'en avoir assez, qu'il est
+nécessaire de n'en pas chercher immodérément. L'or est une force: il
+représente toutes les facultés de l'homme, puisqu'il lui ouvre toutes
+les voies, puisqu'il lui donne droit à toutes les jouissances; et je ne
+vois pas qu'il soit moins utile à l'homme de bien qu'au voluptueux, pour
+remplir ses vues. J'ai aussi été dupe de l'envie d'observer et de
+savoir, je l'ai poussée trop loin: j'ai appris avec beaucoup de peine
+des choses inutiles à la raison de l'homme, et que j'oublie dès à
+présent. Ce n'est pas qu'il n'y ait quelque volupté dans cet oubli, mais
+je l'ai payée trop cher. J'ai un peu voyagé, j'ai vécu en Italie, j'ai
+traversé la Russie, j'ai aperçu la Chine. Ces voyages-là m'ayant
+beaucoup ennuyé, quand je n'ai plus eu d'affaires j'ai voulu voyager
+pour mon plaisir. Les étrangers ne parlaient que de vos Alpes; j'y ai
+couru comme un autre.
+
+--Vous avez été dédommagé de l'ennui des plaines russes.
+
+--Je suis allé voir de quelle couleur est la neige dans l'été, si le
+granit des Alpes est dur, si l'eau descend vite en tombant de haut, et
+diverses autres choses semblables.
+
+--Sérieusement, vous n'en avez pas été satisfait, vous n'en avez
+rapporté aucun souvenir agréable, aucune observation?...
+
+--Je sais la forme des chaudières où l'on fait le fromage; et je suis en
+état de juger si les planches des _Tableaux topographiques de la Suisse_
+sont exactes, ou si les artistes se sont amusés, ce qui leur est arrivé
+souvent. Que m'importe que des rochers roulés par quelques hommes en
+aient écrasé un plus grand nombre qui se trouvait dessous. Si la neige
+et la bise règnent neuf mois dans les prés où une chose aussi étonnante
+arriva jadis, je ne les choisirai point pour y vivre maintenant. Je suis
+charmé qu'à Amsterdam, un peuple assez nombreux gagne du pain et de la
+bière en déchargeant des tonneaux de café; pour moi, je trouve du café
+ailleurs sans respirer le mauvais air de la Hollande, et sans me
+morfondre à Hambourg. Tout pays a du bon: l'on prétend que Paris a moins
+de mauvais qu'un autre endroit; je ne décide point cela, mais j'ai mes
+habitudes à Paris, et j'y reste. Quand on a du sens, et de quoi vivre,
+on peut s'arranger partout où il y a des êtres sociables. Notre coeur,
+notre tête et notre bourse font plus à notre bonheur que les lieux. J'ai
+trouvé le plus hideux libertinage dans les déserts du Wolga, j'ai vu les
+plus risibles prétentions dans les humbles vallées des Alpes. A
+Astracan, à Lausanne, à Naples, l'homme gémit comme à Paris: il rit à
+Paris comme à Lausanne ou à Naples. Partout les pauvres souffrent, et
+les autres se tourmentent. Il est vrai que la manière dont le peuple se
+divertit à Paris, n'est guère la manière dont j'aime à voir rire le
+peuple: mais convenez aussi que je ne saurais trouver ailleurs une
+société plus agréable, et une vie plus commode. Je suis revenu de ces
+fantaisies qui absorbent trop de temps et de moyens. Je n'ai plus qu'un
+goût dominant, ou si vous voulez, une manie; celle-là ne me quittera
+pas, car elle n'a rien de chimérique et ne se donne pas de grands
+embarras pour un vain but. J'aime à tirer le meilleur parti de mon
+temps, de mon argent, de tout mon être. La passion de l'ordre occupe
+mieux, et produit bien plus que les autres passions; elle ne sacrifie
+rien en pure perte. Le bonheur est moins coûteux que les plaisirs.
+
+--Soit! mais de quel bonheur parlons-nous? Passer ses jours à faire sa
+partie, à dîner, et à parler d'une actrice nouvelle; cela peut être
+assez commode, comme vous le dites fort bien, mais cette vie ne fera
+point le bonheur de celui qui a de grands besoins.
+
+--Vous voulez des sensations fortes, des émotions extrêmes: c'est la
+soif d'une âme généreuse, et votre âge peut encore y être trompé. Quant
+à moi, je me soucie peu d'admirer une heure, et de m'ennuyer un mois;
+j'aime mieux m'amuser souvent et ne m'ennuyer jamais. Ma manière d'être
+ne me lassera pas, parce que j'y joins l'ordre et que je m'attache à cet
+ordre.»
+
+Voilà tout ce que j'ai conservé de notre entretien qui a duré une grande
+heure sur le même ton. J'avoue que s'il ne me réduisit pas au silence,
+il me fit du moins beaucoup rêver.
+
+
+
+
+LETTRE LXXIII
+
+DATX
+Im., septembre, VIII.
+
+
+Vous me laissez dans une grande solitude. Avec qui vivrai-je lorsque
+vous serez errant par-delà les mers? C'est maintenant que je vais être
+seul. Votre voyage ne sera pas long; cela se peut: mais gagnerai-je
+beaucoup à votre retour? Ces fonctions nouvelles qui vous assujettiront
+sans relâche, vous ont donc fait oublier mes montagnes et la promesse
+que vous m'aviez faite? Avez-vous cru Bordeaux si près des Alpes?
+
+Je n'écrirais pas jusqu'à votre retour; je n'aime point ces lettres
+aventurées qui ne sauraient rencontrer que par hasard celui qui les
+attend; et dont la réponse, qui ne peut venir qu'au bout de trois mois,
+peut ne venir qu'au bout d'un an. Pour moi, qui ne remuerai pas d'ici,
+j'espère en recevoir avant votre retour.
+
+Je suis fâché que M. de F*** ait des affaires à terminer à Hambourg,
+avant celle de Zurich; mais puisqu'il prévoit qu'elles seront longues,
+peut-être la mauvaise saison sera passée avant qu'il vienne en Suisse.
+Ainsi vous pourrez arranger les choses pour ce temps-là, comme elles
+étaient projetées pour cet automne. Ne partez point sans qu'il ait
+promis formellement de s'arrêter ici plusieurs jours.
+
+Vous voyez si cela m'importe. Je n'ai nul espoir de vous avoir: qu'au
+moins j'aie quelqu'un que vous aimiez. Ce que vous me dites de lui, me
+satisferait beaucoup, si les projets d'une exécution éloignée me
+séduisaient. Je ne veux plus croire au succès des choses incertaines.
+
+
+
+
+LETTRE LXXIV
+
+DATX
+Im., 15 juin, neuvième année.
+
+
+J'ai reçu votre billet avec une joie ridicule. Bordeaux m'a semblé un
+moment plus près de mon lac, que Port-au-Prince, ou l'île de Gorée. Vos
+affaires ont donc réussi: c'est beaucoup. L'âme s'arrange pour se
+nourrir de cela, quand elle n'a pas d'autres aliments.
+
+Pour moi je suis dans un ennui profond. Vous comprenez que je ne
+m'ennuie pas; au contraire, je m'occupe; mais je péris d'inanition.
+
+Il convient d'être concis comme vous. Je suis à Imenstròm. Je n'ai
+aucune nouvelle de M. de Fonsalbe. D'ailleurs je n'espère plus rien:
+cependant ... Adieu. _Si vales bene est; ego quidem valeo._
+
+
+DATX
+16 juin.
+
+Quand je songe que vous vivez occupé et tranquille, tantôt travaillant
+avec intérêt, tantôt prenant plaisir à ces distractions qui reposent,
+j'en viens presque au point de blâmer l'indépendance que j'aime beaucoup
+pourtant. Il est incontestable que l'homme a besoin d'un but qui le
+séduise, d'un assujettissement qui l'entraîne et lui commande. Cependant
+il est beau d'être libre, de choisir ce qui convient à ses moyens, et de
+n'être point comme l'esclave qui fait toujours le travail d'un autre.
+Mais j'ai trop le temps de sentir toute l'inutilité, toute la vanité de
+ce que je fais. Cette froide estimation de la valeur réelle des choses
+tient de bien près au dégoût de toutes.
+
+Vous faites vendre Chessel: vous allez acquérir près de Bordeaux. Ne
+nous reverrions-nous jamais? Vous étiez si bien! mais il faut que la
+destinée de chacun soit remplie. Il ne suffit pas que l'on paraisse
+content: moi aussi je parais devoir l'être; et je ne suis pas heureux.
+Quand vous le serez, envoyez-moi du sauternes; je n'en veux pas
+auparavant. Mais vous le serez, vous dont le coeur obéit à la raison.
+Vous le serez homme bon, homme sage que j'admire, et ne puis imiter:
+vous savez employer la vie; moi, je l'attends. Je cherche toujours
+au-delà, comme si les heures n'étaient pas perdues; comme si l'éternelle
+mort n'était pas plus près que mes songes.
+
+
+
+
+LETTRE LXXV
+
+DATX
+Im., 28 juin, IX.
+
+
+Je n'attendrai plus des jours meilleurs. Les mois changent, les années
+se succèdent; tout se renouvelle en vain; je reste le même. Au milieu de
+ce que j'ai désiré, tout me manque; je n'ai rien obtenu, je ne possède
+rien: l'ennui consume ma durée dans un long silence. Soit que les vaines
+sollicitudes de la vie me fassent oublier les choses naturelles, soit
+que l'inutile besoin de jouir me ramène à leur ombre, le vide
+m'environne tous les jours, et chaque saison semble l'étendre davantage
+autour de moi. Nulle intimité n'a consolé mes ennuis dans les longues
+brumes de l'hiver. Le printemps vint pour la nature, il ne vint point
+pour moi. Les jours de vie réveillèrent tous les êtres: leur feu
+indomptable me fatigua sans me ranimer; je devins étranger dans le monde
+heureux. Et maintenant les fleurs sont tombées, le lis a passé lui-même:
+la chaleur augmente, les jours sont plus longs, les nuits sont plus
+belles! Saison heureuse! Les beaux jours me sont inutiles, les douces
+nuits me sont amères. Paix des ombrages! brisement des vagues! silence!
+lune! oiseaux qui chantiez dans la nuit! sentiments des jeunes années,
+qu'êtes-vous devenus?
+
+Les fantômes sont restés: ils paraissent devant moi; ils passent,
+repassent, s'éloignent, reparaissent comme une nuée mobile sous cent
+formes pâles et gigantesques. Vainement je cherche à commencer avec
+tranquillité la nuit du tombeau; mes yeux ne se ferment point. Ces
+fantômes de la vie se montrent sans relâche, en se jouant
+silencieusement; ils approchent et fuient, s'abîment et reparaissent: je
+les vois tous, et je n'entends rien; je les fixe, c'est une fumée; je
+les cherche, ils ne sont plus. J'écoute, j'appelle, je n'entends pas ma
+voix elle-même, et je reste dans un vide intolérable, seul, perdu,
+incertain, pressé d'inquiétude et d'étonnement, au milieu des ombres
+errantes, dans l'espace impalpable et muet. Nature impénétrable! ta
+splendeur m'accable, et tes bienfaits me consument. Que sont pour moi
+ces longs jours? Leur lumière commence trop tôt; leur brûlant midi
+m'épuise et la navrante harmonie de leurs soirées célestes fatigue les
+cendres de mon coeur: le génie qui s'endormait sous ses ruines, a frémi
+du mouvement de la vie.
+
+Les neiges fondent sur les sommets; les nuées orageuses roulent dans la
+vallée: malheureux que je suis! les cieux s'embrasent, la terre mûrit,
+le stérile hiver est resté dans moi. Douces lueurs du couchant qui
+s'éteint! grandes ombres des neiges perdurables!... Et l'homme n'aurait
+que d'amères voluptés quand le torrent roule au loin dans le silence
+universel, quand les chalets se ferment pour la paix de la nuit, quand
+la lune monte sur le Velan!
+
+Dès que je sortis de cette enfance que l'on regrette, j'imaginai, je
+sentis une vie réelle; mais je n'ai trouvé que des sensations
+fantastiques: je voyais des êtres, il n'y a que des ombres: je voulais
+de l'harmonie, je ne trouvai que des contraires. Alors je devins sombre
+et profond; le vide creusa mon coeur; des besoins sans bornes me
+consumèrent dans le silence, et l'ennui de la vie fut mon seul sentiment
+dans l'âge où l'on commence à vivre. Tout me montrait cette félicité
+pleine, universelle, dont l'image idéale est pourtant dans le coeur de
+l'homme, et dont les moyens si naturels semblent effacés de la nature.
+Je n'essayais encore que des douleurs inconnues: mais quand je vis les
+Alpes, les rives de leurs lacs, le silence de leurs chalets, la
+permanence, l'égalité des temps et des choses, je reconnus des traits
+isolés de cette nature pressentie: je vis les reflets de la lune sur le
+schiste des roches et sur les toits de bois; je vis des hommes sans
+désirs; je marchai sur l'herbe courte des montagnes; j'entendis des sons
+d'un autre monde.
+
+Je redescendis sur la terre; là s'évanouit cette foi aveugle à
+l'existence absolue des êtres, cette chimère de rapports réguliers, de
+perfections, de jouissances positives; brillante supposition dont
+s'amuse un coeur neuf, et dont sourit douloureusement celui que plus de
+profondeur a refroidi, ou qu'un plus long temps a mûri.
+
+Mutations sans terme, action sans but, impénétrabilité universelle;
+voilà ce qui nous est connu de ce monde où nous régnons.
+
+Une destinée indomptable efface nos songes: et que met-elle dans cet
+espace qu'encore il faut remplir? Le pouvoir fatigue: le plaisir
+échappe: la gloire est pour nos cendres: la religion est un système du
+malheureux: l'amour avait les couleurs de la vie, l'ombre vient, la rose
+pâlit, elle tombe, et voici l'éternelle nuit.
+
+Cependant notre âme était grande: elle voulait, elle devait: qu'a-t-elle
+fait? J'ai vu sans peine étendue sur la terre et frappée de mort, la
+tige antique fécondée par deux cents printemps. Elle a nourri l'être
+animé, elle l'a reçu dans ses asiles; elle a bu les eaux de l'air, elle
+subsistait malgré les vents orageux; elle meurt au milieu des arbres nés
+de son fruit. Sa destinée est accomplie; elle a reçu ce qui lui fut
+promis: elle n'est plus, elle a été.
+
+Mais ce sapin placé par les hasards sur le bord du marais! Il s'élevait
+sauvage, fort et superbe, comme au milieu des rochers déserts, comme
+l'arbre des forêts profondes: énergie trop vaine! les racines
+s'abreuvent dans une eau fétide, elles plongent dans la vase impure: la
+tige s'affaiblit et se fatigue; la cime penchée par les vents humides,
+se courbe avec découragement; les fruits, rares et faibles, tombent dans
+la bourbe et s'y perdent inutiles. Languissant, informe, jauni, vieilli
+avant le temps et déjà incliné sur le marais, il semble demander l'orage
+qui doit l'y renverser; car sa vie a cessé longtemps avant sa chute.
+
+
+
+
+LETTRE LXXVI
+
+DATX
+2 juillet, IX.
+
+
+Hantz avait raison, il restera avec moi. Il a un frère qui était
+fontainier à six lieues d'ici.
+
+J'avais beaucoup de tuyaux à poser, je l'ai fait venir. Il m'a plu:
+c'est un homme discret et honnête: il est simple, et il a une sorte
+d'assurance, telle que la doivent donner quelques moyens naturels, et la
+conscience d'une droiture inaltérable. Sans être très robuste, il est
+bon travailleur, il fait bien et avec exactitude. Il n'a été avec moi ni
+gêné, ni empressé; ni bas, ni familier. Alors j'allai moi-même dans son
+village pour savoir ce qu'on y pensait de lui; j'y vis même sa femme. A
+mon retour je lui fis établir une fontaine dans un endroit où il ne
+concevait guère que j'en pusse faire quelque usage. Ensuite, pendant
+qu'il achevait les autres travaux, on éleva auprès de cette fontaine,
+une petite maison de paysan, à la manière du pays, contenant sous un
+même toit plusieurs chambres, la cuisine, la grange et l'étable: tout
+cela suffisant seulement pour un petit ménage, et pour _hiverner_ deux
+vaches. Vous voyez que les voilà installés, lui et sa femme: il a le
+terrain nécessaire, les deux vaches et quelques autres choses. A présent
+les tuyaux peuvent manquer, j'ai un fontainier qui ne manquera pas. En
+vingt jours sa maison a été prête: c'est un des avantages de ce genre de
+construction; quand on a les matériaux, dix hommes peuvent en élever une
+semblable en deux semaines, et l'on n'a pas besoin d'attendre que les
+plâtres soient essuyés.
+
+Le vingtième jour tout était prêt. Le soir était beau; je le fis avertir
+de quitter l'ouvrage un peu plus tôt, et le menant là, je lui dis:
+«Cette maison, cette provision de bois que vous renouvellerez chez moi
+tous les ans, ces deux vaches, et le pré jusqu'à cette haie sont
+désormais consacrés à votre usage, et le seront toujours si vous vous
+conduisez bien, comme il m'est presque impossible d'en douter.»
+
+Je vais vous dire deux choses qui vous feront voir si cet homme ne
+méritait pas cela, et davantage. Sentant apparemment que l'étendue d'un
+service devait assez répondre de celle de la reconnaissance dans un coeur
+juste, il insista seulement sur ce que les choses étaient singulièrement
+semblables à ce qu'il avait imaginé comme devant remplir tous ses
+désirs, à ce que depuis son mariage il envisageait, sans espérance,
+comme le bien suprême, à ce qu'il eût demandé uniquement au Ciel s'il
+eût pu former un voeu qui dût être exaucé. Cela vous plaira; mais ce qui
+va vous surprendre, le voici. Il est marié depuis huit ans: il n'a point
+eu d'enfants; la misère eût été leur seul patrimoine, car chargé d'une
+dette laissée par son père, il trouvait difficilement dans son travail
+le nécessaire pour lui et sa femme: mais maintenant elle est enceinte.
+Considérez le peu de facilités et même d'occasions que laisse au
+développement de nos facultés un état habituel d'indigence; et jugez si
+l'on peut avoir, dans des sentiments sans ostentation ni intérieure ni
+extérieure, plus de noblesse naturelle et plus de justesse.
+
+Je me trouve bien heureux d'avoir quelque chose sans être obligé de le
+devoir à un état qui me forcerait de vivre en riche, et de perdre à des
+sottises ce qui peut tant produire. Je conviens avec les moralistes que
+de grands biens sont un avantage souvent trompeur, et que nous rendons
+très souvent funeste; mais je ne leur accorderai jamais qu'une fortune
+indépendante ne soit pas un des grands moyens pour le bonheur, et même
+pour la sagesse.
+
+
+
+
+LETTRE LXXVII
+
+DATX
+6 juillet, IX.
+
+
+Dans cette contrée inégale où les incidents de la nature, réunis dans un
+espace étroit, opposent les formes, les produits, les climats; l'espèce
+humaine elle-même ne peut avoir un caractère uniforme. Les différences
+des races y sont plus marquées qu'ailleurs; elles furent moins
+confondues par le mélange dans ces terres reculées, qu'on crut longtemps
+inaccessibles, dans ces vallées profondes, retraite antique des hordes
+fugitives ou épuisées. Ces tribus étrangères les unes aux autres, sont
+restées isolées dans leurs limites sauvages; elles ont conservé autant
+d'habitudes particulières dans l'administration, le langage et les
+moeurs, que leurs montagnes ont de vallons, ou quelquefois de pâturages
+et de hameaux. Il arrive qu'en passant et repassant un torrent six fois
+dans une route d'une heure, on trouve autant de races d'une physionomie
+distincte, et dont les traditions confirment la différente origine.
+
+Les cantons subsistant maintenant[80] sont formés d'une multitude
+d'Etats. Les faibles ont été réunis par crainte, par alliance, par
+besoin ou par force, aux républiques déjà puissantes. Celles-ci, à force
+de négocier, de s'arrondir, de gagner les esprits, d'envahir ou de
+vaincre, sont parvenues, après cinq siècles de prospérités, à posséder
+toutes les terres qui peuvent entendre les cloches de leurs capitales.
+
+Respectable faiblesse! Si on a su, si on a pu y trouver les moyens de ce
+bonheur public vraisemblable dans une enceinte marquée par la nature des
+choses, impossible dans une contrée immense livrée au sinistre orgueil
+des conquêtes, et à l'ostentation de l'empire plus funeste encore.
+
+Vous jugez bien que je voulais parler seulement des traits du visage: je
+suis persuadé que vous me rendrez cette justice. Dans certaines parties
+de l'Oberland, dans ces pâturages dont la pente générale est à l'Ouest
+et au Nord-Ouest, les femmes ont une blancheur que l'on remarquerait
+dans les villes, et une fraîcheur de teint que l'on n'y trouverait pas.
+Ailleurs, au pied des montagnes assez près de Fribourg, j'ai vu des
+traits d'une grande beauté dont le caractère général était une majesté
+tranquille. Une servante de fermier n'avait de remarquable que le
+contour de la joue; mais il était si beau, il donnait à tout le visage
+une expression si auguste et si calme, qu'un artiste eût pu prendre sur
+cette tête l'idée d'une Sémiramis ou d'une Catherine.
+
+Mais l'éclat du visage et certains traits étonnants ou superbes, sont
+très loin de la perfection générale des formes, et de cette grâce
+pleine d'harmonie qui fait la vraie beauté. Je ne veux pas juger une
+question qu'on peut trouver très délicate: mais il semble qu'il y ait
+ici quelque rudesse dans les formes, et qu'en général on y voie des
+traits frappants ou une beauté pittoresque, plutôt qu'une beauté finie.
+Dans les lieux dont je vous parlais d'abord, le haut de la joue est très
+saillant: cela est presque universel, et Porta trouverait le modèle
+commun dans une tête de brebis.
+
+S'il arrive qu'une paysanne française[81] soit jolie à dix-huit ans,
+avant vingt-deux son visage hâlé paraît fatigué, abruti; mais dans ces
+montagnes, les femmes conservent en fanant leurs prés, tout l'éclat de
+la jeunesse. On ne traverse point leur pays sans surprise: cependant à
+ne prendre même que le visage, si un artiste y trouvait un modèle, ce
+serait une exception.
+
+On assure que rien n'est si rare dans la plus grande partie de la Suisse
+qu'un beau sein. Je sais un peintre qui va jusqu'à prétendre que
+beaucoup de femmes du pays n'en ont pas même l'idée. Il soutient que
+certains défauts y sont assez universels pour que la plupart n'imaginent
+pas que l'on doive être autrement, et pour qu'elles regardent comme
+chimériques des tableaux faits d'après nature en Grèce, en Angleterre,
+en France. Quoique ce genre de perfection paraisse appartenir à une
+sorte de beauté qui n'est pas celle du pays, je ne puis croire qu'il y
+manque universellement: comme si les grâces les plus intéressantes
+étaient exclues par le nom moderne qui réunit tant de familles dont
+l'origine n'a rien de commun, et dont les différences très marquées
+subsistent encore.
+
+Si pourtant cette observation se trouvait fondée, ainsi que celle d'une
+certaine irrégularité dans les formes, on l'expliquerait par cette
+rudesse qui semble appartenir à l'atmosphère des Alpes. Il est très vrai
+que la Suisse qui a de fort beaux hommes, et plus particulièrement dans
+le sein des montagnes, comme dans l'Hasly et le haut Valais, contient
+néanmoins une quantité bien remarquable de crétins, et surtout de
+demi-crétins goitreux, imbéciles, difformes. Beaucoup d'individus, sans
+avoir des goitres, paraissent attaqués de la même maladie que les
+goitreux. On peut attribuer ces gonflements, ces engorgements à des
+parties trop brutes de l'eau, et surtout de l'air, qui s'arrêtent,
+embarrassent les conduits, et semblent rapprocher la nutrition de
+l'homme de celle de la plante. La terre y serait-elle assez travaillée
+pour les autres animaux, mais trop sauvage encore pour l'homme?
+
+Ne se pourrait-il point que les plaines couvertes d'un _humus_ élaboré
+par une trituration perpétuelle, donnassent à l'atmosphère des vapeurs
+plus assimilées aux besoins de l'être très organisé; et qu'il émanât des
+rochers, des fondrières, et des eaux toujours dans l'ombre, des
+particules grossières, trop incultes en quelque sorte, et funestes à des
+organes délicats? le nitre des neiges subsistantes au milieu de l'été,
+peut s'introduire trop facilement dans nos pores ouverts. La neige
+produit des effets secrets et incontestables sur les nerfs, et sur les
+hommes attaqués de la goutte ou d'un rhumatisme: un effet encore plus
+caché sur notre organisation entière n'est pas invraisemblable. Ainsi la
+nature qui mélange toutes choses, aurait compensé par des dangers
+inconnus les romantiques beautés des terres que l'homme n'a pas
+soumises.
+
+
+
+
+LETTRE LXXVIII
+
+DATX
+Im., 16 juillet, IX.
+
+
+Je suis tout à fait de votre avis; et même j'aurais dû moins attendre
+pour me décider à écrire. Il y a quelque chose qui soutient l'âme dans
+ce commerce avec les êtres pensants des divers siècles. Imaginer que
+l'on pourra être à côté de Pythagore, de Plutarque, ou d'Ossian dans le
+cabinet d'un L** futur, c'est une illusion qui a de la grandeur, c'est
+un des plus nobles hochets de l'homme. Celui qui a vu comme la larme est
+brûlante sur la joue du malheureux, se met à rêver une idée plus
+séduisante encore: il croit qu'il pourra dire à l'homme d'une humeur
+chagrine le prix de la joie de son semblable; qu'il pourra prévenir les
+gémissements de la victime qu'on oublie; qu'il pourra rendre au coeur
+navré quelque énergie, en lui rappelant ces perceptions vastes ou
+consolantes, qui égarent les uns et soutiennent les autres.
+
+On croit voir que nos maux tiennent à peu de chose, et que le bien moral
+est dans la main de l'homme. On suit des conséquences théoriques qui
+mènent à l'idée du bonheur universel; on oublie cette force qui nous
+maintient dans l'état de confusion où se perd le genre humain; on se
+dit: Je combattrai les erreurs, je suivrai les résultats des principes
+naturels, je dirai des choses bonnes, ou qui pourront le devenir. Alors
+on se croit moins inutile et moins abandonné sur la terre: on réunit le
+songe des grandes choses à la paix d'une vie obscure; on jouit de
+l'idéal, et on en jouit vraiment, parce qu'on croit le rendre utile.
+
+L'ordre des choses idéales est comme un monde nouveau qui n'est point
+réalisé, mais qui est possible: le génie humain va y chercher l'idée
+d'une harmonie selon nos besoins, et rapporte sur la terre des
+modifications plus heureuses esquissées d'après ce type surnaturel.
+
+La constante versatilité de l'homme prouve qu'il est habile à des
+habitudes contraires. L'on pourrait, en rassemblant des choses
+effectuées dans des temps et des lieux divers, former un ensemble moins
+difficile à son coeur que tout ce qui lui a été proposé jusqu'à présent.
+Voilà ma tâche.
+
+On n'atteint sans ennui le soir de la journée, qu'en s'imposant un
+travail quelconque, fût-il vain du reste. Je m'avancerai vers le soir de
+la vie, trompé, si je puis, et soutenu par l'espoir d'ajouter à ces
+moyens qui furent donnés à l'homme. Il faut des illusions à mon coeur
+trop grand pour n'en être pas avide, et trop faible pour s'en passer.
+
+Puisque le sentiment du bonheur est notre premier besoin, que pourra
+faire celui qui ne l'attend pas à présent, et qui n'ose pas l'attendre
+ensuite? Ne faudra-t-il point qu'il en cherche l'expression dans un oeil
+ami, sur le front de l'être qui est comme lui[82]? C'est une nécessité
+qu'il soit avide de la joie de son semblable; il n'a d'autre bonheur que
+celui qu'il donne. Quand il n'a point ranimé dans un autre le sentiment
+de la vie, quand il n'a pas fait jouir, le froid de la mort est au fond
+de son coeur rebuté: il semble qu'il finisse dans les ténèbres du néant.
+
+On parle d'hommes qui se suffisent à eux-mêmes, et se nourrissent de
+leur propre sagesse: s'ils ont l'éternité devant eux, je les admire et
+les envie; s'ils ne l'ont point, je ne les comprends pas.
+
+Pour moi, non seulement je ne suis point heureux, non seulement je ne le
+serai point; mais si les suppositions vraisemblables que je pourrais
+faire se trouvaient réalisées, je ne le serais pas encore. Les
+affections de l'homme sont un abîme d'avidité, de regrets et d'erreurs.
+
+Je ne vous dis pas ce que je sens, ce que je voudrais, ce que je suis:
+je ne vois plus mes besoins, à peine je sais mes désirs. Si vous croyez
+connaître mes goûts, vous y serez trompé. Vous direz, entre vos landes
+solitaires et vos grandes eaux: Où est celui qui ne m'a plus? où est
+l'ami que je n'ai trouvé ni en Afrique, ni aux Antilles? Voici le temps
+nébuleux que désire sa tristesse; il se promène, il songe à mes regrets
+et au vide de ses années; il écoute vers le couchant, comme si les sons
+du piano de ma fille devaient parvenir à son oreille solitaire; il voit
+les jasmins rangés sur ma terrasse, il voit mon bonnet de nuit passer
+derrière leurs branches fleuries, il regarde sur le sable la trace de
+mes pantoufles, il veut respirer la brise du soir. Vains songes, vous
+dis-je, j'aurai déjà changé. Et d'ailleurs, avons-nous le même ciel,
+nous qui avons cherché dans des climats opposés une terre étrangère à
+celle de nos premiers jours?
+
+Pendant vos douces soirées, un vent d'hiver peut terminer ici des jours
+brûlants. Le soleil consumait l'herbe autour des vacheries; le lendemain
+les vaches se pressent pour sortir, elles croient la trouver rafraîchie
+par l'humidité de la nuit: mais deux pieds de neige surchargent le toit
+sous lequel les voilà retenues, et elles seront réduites à boire leur
+propre lait. Je suis moi-même plus incertain, plus variable que ce
+climat bizarre. Ce que j'aime aujourd'hui, ce qui ne me déplaît pas,
+lorsque vous l'aurez lu me déplaira peut-être, et le changement ne sera
+pas grand. Le temps me convient, il est calme, tout est muet; je sors
+pour longtemps: un quart d'heure après on me voit rentrer. Un écureuil,
+en m'entendant, a grimpé jusqu'à la cime d'un sapin. Je laissais toutes
+ces idées: un merle chante au-dessus de moi. Je reviens, je m'enferme
+dans mon cabinet. Il faut à la fin chercher un livre qui ne m'ennuie
+pas. Si l'on vient demander quelque chose, prendre un ordre, on s'excuse
+de me déranger; mais ils m'ont rendu service. Cette amertume s'en va
+comme elle était venue; si je suis distrait, je suis content. Ne le
+pouvais-je pas moi-même? non. J'aime ma douleur, je m'y attache tant
+qu'elle dure: quand elle n'est plus, j'y trouve une insigne folie.
+
+Je suis bien changé, vous dis-je. Je me rappelle que la vie
+m'impatientait, et qu'il y a eu un moment où je la supportais comme un
+mal qui n'avait plus que quelques mois à durer. Mais ce souvenir me
+paraît maintenant celui d'une chose étrangère à moi; il me surprendrait
+même si la mobilité dans mes sensations pouvait me surprendre. Je ne
+vois pas du tout pourquoi partir, comme je ne vois pas bien pourquoi
+rester. Je suis las; mais dans ma lassitude, je trouve qu'on n'est pas
+mal quand on se repose. La vie m'ennuie et m'amuse. Venir, s'élever,
+faire grand bruit, s'inquiéter de tout, mesurer l'orbite des comètes;
+et, après quelques jours, se coucher là sous l'herbe d'un cimetière:
+cela me semble assez burlesque pour être vu jusqu'au bout.
+
+Mais pourquoi prétendre que c'est l'habitude des ennuis, ou le malheur
+d'une manière sombre, qui dérangent, qui confondent nos désirs et nos
+vues, qui altèrent notre vie elle-même dans ce sentiment de la chute et
+du néant des jours de l'homme? Il ne faut point qu'une humeur
+mélancolique décide des couleurs de la vie. Ne demandez point au fils
+des Incas enchaîné dans les mines d'où l'on tira l'or du palais de ses
+ancêtres et des temples du Soleil, ou au bourgeois laborieux et
+irréprochable dont la vieillesse mendie infirme et dédaignée; ne
+demandez point à d'innombrables malheureux ce que valent et les
+espérances et les prospérités humaines; ne demandez point à Héraclite
+quelle est l'importance de nos projets, ou à Hégésias quelle est celle
+de la vie. C'est Voltaire comblé de succès, fêté dans les cours et
+admiré dans l'Europe; c'est Voltaire célèbre, adroit, spirituel et
+fortuné; c'est Sénèque auprès du trône des Césars, et près d'y monter
+lui-même; c'est Sénèque soutenu par la sagesse, amusé par les honneurs,
+et riche de trente millions: c'est Sénèque utile aux hommes, et Voltaire
+se jouant de leurs fantaisies, qui vous diront les jouissances de l'âme
+et le repos du coeur, la valeur et la duré du mouvement de nos jours.
+
+Mon ami! je reste encore quelques heures sur la terre. Nous sommes de
+pauvres insensés quand nous vivons; mais nous sommes si nuls quand nous
+ne vivons pas! Et puis l'on a toujours des affaires à terminer: j'en ai
+maintenant une grande, je veux mesurer l'eau qui tombera ici pendant dix
+années. Pour le thermomètre, je l'ai abandonné: il faudrait se lever
+dans la nuit; et quand la nuit est sombre, il faudrait conserver de la
+lumière, et la mettre dans un cabinet, parce que j'aime toujours la plus
+grande obscurité dans ma chambre. (Voilà pourtant un point essentiel où
+mon goût n'a pas encore changé.) D'ailleurs pour que je pusse prendre
+quelque intérêt à observer ici la température, il faudrait que je
+cessasse d'ignorer ce qui se passe ailleurs. Je voudrais avoir des
+observations faites au Sénégal sur les sables, et à la cime des
+montagnes du Labrador. Une autre chose m'intéresse davantage: je
+voudrais savoir si l'on pénètre de nouveau dans l'intérieur de
+l'Afrique. Ces contrées vastes, superbes, inconnues, où l'on pourrait,
+je pense ... Je suis séparé du monde. Si l'on en reçoit des notions plus
+précises, donnez-les-moi. Je ne sais si vous m'entendez.
+
+
+
+LETTRE LXXIX
+
+DATX
+17 juillet, IX.
+
+
+Si je vous disais que le pressentiment de quelque célébrité ne saurait
+me flatter un peu; pour la première fois vous ne me croiriez pas; vous
+penseriez qu'au moins je m'abuse, et vous auriez raison. Il est bien
+difficile que le besoin de s'estimer soi-même se trouve entièrement
+détaché de ce plaisir non moins naturel, d'être estimé par certains
+hommes, et de savoir qu'ils disent, c'est l'un des nôtres. Mais le goût
+de la paix, une certaine indolence de l'âme dont les ennuis ont augmenté
+chez moi l'habitude, pourrait bien me faire oublier cette séduction,
+comme j'en ai oublié d'autres. J'ai besoin d'être retenu et excité par
+la crainte du reproche que j'aurais à me faire, si n'améliorant rien, ne
+faisant rien que d'user pesamment des choses comme elles sont, j'allais
+encore négliger le seul moyen d'énergie qui s'accorde avec l'obscurité
+de ma vie.
+
+Ne faut-il point que l'homme soit quelque chose, et qu'il remplisse dans
+un sens ou dans un autre, un rôle _expressif_? Autrement il tombera dans
+l'abattement, et perdra la dignité de son être: il méconnaîtra ses
+facultés; ou s'il les sent, ce sera pour le supplice de son âme
+combattue. Il ne sera point écouté, suivi, considéré. Ce peu de bien
+même que la vie la plus nulle doit encore produire, ne sera plus en son
+pouvoir. C'est un précepte très beau et très utile, que celui de la
+simplicité: mais il a été bien mal entendu. L'esprit qui ne voit pas les
+diverses faces des choses, pervertit les meilleurs maximes; il avilit la
+sagesse elle-même en lui étant ses moyens, en la plongeant dans la
+pénurie, en la déshonorant par le désordre qui en résulte.
+
+Assurément un homme de lettres[83] en linge sale, logé dans le grenier,
+recousant ses hardes, et copiant je ne sais quoi pour vivre, sera
+difficilement un être utile au monde, et jouissant de l'autorité
+nécessaire pour faire quelque bien. A cinquante ans, il s'allie avec la
+blanchisseuse qui a sa chambre sur le même palier; ou s'il a gagné
+quelque chose, c'est sa servante qu'il épouse. A-t-il donc voulu
+ridiculiser la morale, et la livrer aux sarcasmes des hommes légers? Il
+fait plus de tort à l'opinion que le prêtre _marié_ qu'on paie pour en
+appeler journellement à ce culte qu'il a trahi, que le moine factieux
+qui vante la paix et l'abnégation, que ces charlatans de la probité,
+dont un certain monde est plein, qui répètent à chaque phrase, moeurs!
+vertus! honnête homme! et à qui dès lors on ne prêterait pas un louis
+sans billet.
+
+Tout homme qui a l'esprit juste et qui veut être utile, ne fût-ce que
+dans sa vie privée, tout homme enfin qui est digne de quelque
+considération, la cherche. Il se conduit de manière à l'obtenir jusque
+dans les choses où l'opinion des hommes est vaine par elle-même, pourvu
+que ce soin n'exige de lui rien de contraire à ses devoirs ou aux
+résultats essentiels de son caractère. S'il est une règle sans
+exception, je pense que ce doit être celle-ci: et j'affirmerais
+volontiers que c'est toujours par quelque vice du coeur ou du jugement,
+que l'on dédaigne et que l'on affecte de dédaigner l'estime publique,
+partout où la justice n'en commande pas le sacrifice.
+
+On peut être considéré dans la vie la plus obscure, si on s'environne de
+quelque aisance, si on a de l'ordre chez soi et une sorte de dignité
+dans l'habitude de sa vie. On peut l'être dans la pauvreté même, quand
+on a un nom, quand on a fait des choses connues, quand on a une manière
+plus grande que son sort, quand on sait faire distinguer de ce qui
+serait misère dans le vulgaire, jusqu'au dénuement d'une extrême
+médiocrité. L'homme qui a un caractère élevé n'est point confondu parmi
+la foule; et si pour l'éviter il fallait descendre à des soins
+minutieux, je crois qu'il se résoudrait à le faire. Je crois encore
+qu'il n'y aurait point en cela de vanité: le sentiment des convenances
+naturelles porte chaque homme à se mettre à sa place, à tendre à ce que
+les autres l'y mettent. Si c'était un vain désir de primer, l'homme
+supérieur craindrait l'obscurité du désert et ses privations, comme il
+craint la bassesse et la misère du cinquième étage; mais il craint de
+s'avilir, et ne craint point de n'être pas élevé: il ne répugne pas à
+son être de n'avoir point un grand rôle, mais d'en avoir un qui soit
+contraire à sa nature.
+
+Si une sorte d'autorité est nécessaire dans tous les actes de la vie,
+elle est indispensable à l'écrivain. La considération publique est un de
+ses plus puissants moyens: sans elle il ne fait qu'un état; et cet état
+devient bas, parce qu'il remplace une grande fonction.
+
+Il est absurde et révoltant qu'un auteur ose parler à l'homme de ses
+devoirs, sans être lui-même homme de bien[84]. Mais si le moraliste
+pervers n'obtient que du mépris, le moraliste inconnu reste tellement
+inutile que quand il n'en devient pas lui-même ridicule, ses écrits du
+moins le deviennent. Tout ce qui devrait être saint parmi les hommes a
+perdu sa force, lorsque les livres de philosophie, de religion, de
+morale furent étalés, à trois sous la pièce, au milieu de la boue des
+quais; lorsque leurs pages solennelles furent livrées aux charcutiers
+pour envelopper des cervelas.
+
+L'opinion, la célébrité, fussent-elles vaines en elles-mêmes, ne doivent
+être ni méprisées, ni même négligées, puisqu'elles sont un des grands
+moyens qui puissent conduire aux fins les plus louables comme les plus
+importantes. C'est également un excès de ne rien faire pour elles, ou de
+ne faire que pour elles. Les grandes choses que l'on exécute sont belles
+de leur seule grandeur, et sans qu'il soit besoin de songer à les
+produire, à les faire valoir: il n'en saurait être de même de celles que
+l'on pense. La fermeté de celui qui périt au fond des eaux est un
+exemple perdu: la pensée la plus juste, la conception la plus sage le
+sont également, si on ne les communique pas; leur utilité dépend de leur
+expression, c'est leur célébrité qui les rend fécondes.
+
+Il faudrait peut-être que des écrits philosophiques fussent toujours
+précédés par un bon livre d'un genre agréable, qui fût bien répandu,
+bien lu, bien goûté[85]. Celui qui a un nom, parle avec plus de
+confiance: il fait plus et il fait mieux, parce qu'il espère ne pas
+faire en vain. Malheureusement on n'a pas toujours le courage ou les
+moyens de prendre des précautions semblables: les écrits, comme tant
+d'autres choses, sont soumis à l'occasion même inaperçue; ils sont
+déterminés par une impulsion souvent étrangère à nos plans et à nos
+projets.
+
+Faire un livre pour avoir un nom, c'est une tâche: elle a quelque chose
+de rebutant et de servile; et quoique je convienne des raisons qui
+semblent me l'imposer, je n'ose l'entreprendre, et je l'abandonnerais.
+
+Je ne veux cependant pas commencer par l'ouvrage que je projette. Il est
+trop important et trop vaste pour que je l'achève jamais: c'est beaucoup
+si je le vois approcher un jour de l'idée que j'ai conçue. Cette
+perspective trop éloignée ne me soutiendrait pas. Je crois qu'il est bon
+que je me fasse auteur, afin d'avoir le courage de continuer à l'être.
+Ce sera un parti pris et déclaré; en sorte que je le suivrai comme pour
+remplir ma destination.
+
+
+
+
+LETTRE LXXX
+
+DATX
+2 août, IX.
+
+
+Je pense comme vous qu'il faudrait un roman, un véritable roman tel
+qu'il en est quelques-uns: mais c'est un grand ouvrage qui m'arrêterait
+longtemps. A plusieurs égards j'y serais assez peu propre, et il
+faudrait que le plan m'en vînt comme par inspiration.
+
+Je crois que j'écrirai un voyage. Je veux que ceux qui le liront
+parcourent avec moi tout le monde soumis à l'homme. Quand nous aurons
+regardé ensemble, quand nous aurons pris l'habitude d'une manière
+commune à eux et à moi, nous rentrerons et nous raisonnerons. Ainsi deux
+amis d'un certain âge sortent ensemble dans la campagne, examinent,
+rêvent, ne se parlent pas, et s'indiquent seulement les objets avec leur
+canne; mais le soir auprès de la cheminée, ils jasent sur ce qu'ils ont
+vu dans leur promenade.
+
+La scène de la vie a de grandes beautés. Il faut se considérer comme
+étant là seulement pour voir: il faut s'y intéresser sans illusion, sans
+passion, mais sans indifférence; comme on s'intéresse aux vicissitudes,
+aux passions, aux dangers d'un récit imaginaire: celui-là est écrit avec
+bien de l'éloquence.
+
+Le cours du monde est un drame assez suivi pour être attachant; assez
+varié pour exciter l'intérêt; assez fixe, assez réglé pour plaire à la
+raison, pour amuser par des systèmes; assez incertain pour éveiller les
+désirs, pour alimenter les passions. Si nous étions impassibles dans la
+vie, l'idée de la mort serait intolérable: mais les douleurs nous
+aliènent, les dégoûts nous rebutent, l'impuissance et les sollicitudes
+font oublier de voir; et l'on s'en va froidement, comme on quitte les
+loges quand un voisin exigeant, quand la sueur du front, quand l'air
+vicié par la foule, ont remplacé le désir par la gêne, et la curiosité
+par l'impatience.
+
+Quel style j'adopterai? Aucun. J'écrirai, comme on parle, sans y songer:
+s'il faut faire autrement, je n'écrirai point. Il y a cette différence
+néanmoins que la parole ne peut être corrigée, au lieu que l'on peut
+ôter des choses écrites, ce qui choque à la lecture.
+
+Dans des temps moins avancés, les poètes et les sophistes lisaient leurs
+livres aux assemblées des peuples. Il faut que les choses soient lues
+selon la manière dont elles ont été faites, et qu'elles soient faites
+selon qu'elles doivent être lues. L'art de lire est comme celui
+d'écrire. Les grâces et la vérité de l'expression dans la lecture sont
+infinies comme les modifications de la pensée: je conçois à peine qu'un
+homme qui lit mal, puisse avoir une plume heureuse, un esprit juste et
+vaste. Sentir avec génie, et être incapable d'exprimer, paraît aussi
+incompatible que d'exprimer avec force ce qu'on ne sent pas.
+
+Quelque parti que l'on prenne sur la question si tout a été ou n'a pas
+été dit en morale, on ne saurait conclure qu'il n'y ait plus rien à
+faire pour cette science, la seule de l'homme. Il ne suffit pas qu'une
+chose soit dite: il faut qu'elle soit publiée, prouvée, persuadée à
+tous, universellement reconnue. Il n'y a rien de fait tant que la loi
+expresse n'est pas soumise aux lois de l'Ethique[86], tant que l'opinion
+ne voit pas les choses sous leurs véritables rapports.
+
+Il faudra s'élever contre le désordre, tant que le désordre subsistera.
+Ne voyons-nous pas tous les jours de ces choses qui sont plutôt la faute
+de l'esprit que la suite des passions, où il y a plus d'erreur que de
+perversité, et qui sont moins le crime d'un particulier qu'un effet
+presque inévitable de l'insouciance ou de l'ineptie publique?
+
+N'est-il plus besoin de dire aux riches dont la fortune est
+indépendante: Par quelle fatalité vivez-vous plus pauvres que ceux qui
+travaillent à la journée dans vos terres?
+
+De dire aux enfants qui n'ont pas ouvert les yeux sur la bassesse de
+leur infidélité: Vous êtes de véritables voleurs, et des voleurs que la
+loi devrait punir plus sévèrement que celui qui vole un étranger. Au vol
+manifeste, vous ajoutez la plus odieuse perfidie. Le domestique qui
+prend est puni avec plus de rigueur qu'un étranger, parce qu'il abuse de
+la confiance, et parce qu'il est nécessaire que l'on jouisse de la
+sécurité, du moins chez soi. Ces raisons, justes pour un homme à gages,
+ne sont-elles pas bien plus fortes pour le fils de la maison? Qui peut
+tromper plus impunément? Qui manque à des devoirs plus sacrés? A qui
+est-il plus triste de ne pouvoir donner sa confiance? Si l'on objecte
+des considérations qui peuvent arrêter la loi, c'est prouver davantage
+la nécessité d'éclairer l'opinion, de ne la pas abandonner comme on l'a
+trop fait, de surmonter son indolence, de fixer ses variations, et
+surtout de la faire assez respecter pour qu'elle puisse ce que n'osent
+pas nos lois irrésolues.
+
+N'est-il plus besoin de dire à ces femmes pleines de sensibilité,
+d'intentions pures, de jeunesse et de candeur? Pourquoi livrer au
+premier fourbe tant d'avantages inestimables? Ne voyez-vous pas dans ses
+lettres mêmes, au milieu du jargon romanesque de ses gauches sentiments,
+des expressions dont une seule suffirait pour déceler la mince estime
+qu'il a pour vous, et la bassesse dans laquelle il se sent lui-même? Il
+vous amuse, il vous entraîne, il vous joue; il vous prépare la honte et
+l'abandon. Vous le sentiriez, vous le sauriez; mais par faiblesse, par
+indolence peut-être, vous hasardez l'honneur de vos jours. Peut-être
+c'est pour l'amusement d'une nuit que vous corrompez votre vie entière.
+La loi ne l'atteindra pas; il aura l'infâme liberté de rire de vous.
+Comment avez-vous pris ce misérable pour un homme? Ne valait-il pas
+mieux attendre et attendre encore? Quelle distance d'un homme à un
+homme! Femmes aimables, ne sentirez-vous pas ce que vous valez?--Le
+besoin d'aimer!--Il ne vous excuse pas. Le premier des besoins est celui
+de ne pas s'avilir: et les besoins du coeur doivent eux-mêmes vous rendre
+indifférent quiconque n'a de l'homme autre chose que de n'être pas
+femme.--Ceux de l'âge!--Si nos institutions morales sont dans l'enfance,
+si nous avons tout confondu, si notre raison va à tâtons; votre
+imprudence, moins impardonnable alors, n'est pas pour cela justifiée.
+
+Le nom de femme est grand pour nous, quand notre âme est pure.
+Apparemment le nom d'homme peut aussi en imposer un peu à des coeurs
+jeunes: mais de quelque douceur que ces illusions s'environnent, ne vous
+y laissez pas trop surprendre. Si l'homme est l'ami naturel de la femme,
+les femmes n'ont souvent pas de plus funeste ennemi. Tous les hommes ont
+les sens de leur sexe; mais attendez celui qui en a l'âme. Que peut
+avoir de commun avec vous cet être qui n'a que des sens? Les verrats
+sont aussi des mâles....................
+
+ * * * * *[87]
+
+ * * * * *
+
+«N'est-il pas arrivé plusieurs fois que le sentiment du bonheur nous ait
+entraîné dans un abîme de maux, que nos désirs les plus naturels aient
+altéré notre nature, et que nous nous soyons avidement enivrés
+d'amertumes. On a toute la candeur de la jeunesse, tous les désirs de
+l'inexpérience, les besoins d'une vie nouvelle, l'espérance d'un coeur
+droit. On a toutes les facultés de l'amour; il faut aimer. On a tous
+les moyens du plaisir; il faut être aimée. On entre dans la vie; qu'y
+faire sans amour? On a beauté, fraîcheur, grâce, légèreté, noblesse,
+expression heureuse. Pourquoi l'harmonie de ces mouvements, cette
+décence voluptueuse, cette voix faite pour tout dire, ce sourire fait
+pour tout entraîner, ce regard fait pour changer le coeur de l'homme?
+pourquoi cette délicatesse du coeur, et cette sensibilité profonde?
+L'âge, le désir, les convenances, l'âme, les sens, tout le veut; c'est
+une nécessité. Tout exprime et demande l'amour; cette peau si douce, et
+d'un blanc si heureusement nuancé: cette main formée par les plus
+tendres caresses: cet oeil dont les ressources sont inconnues s'il ne dit
+pas, je consens à être aimée: ce sein qui sans amour, est immobile,
+muet, inutile, et qui se flétrirait un jour sans avoir été divinisé: ces
+formes, ces contours qui changeraient sans avoir été connus, admirés,
+possédés: ces sentiments si tendres, si vastes, si voluptueux et si
+grands, l'ambition du coeur, l'héroïsme de la passion! Cette loi
+délicieuse que la loi du monde a dictée; il la faut suivre. Ce rôle
+enivrant, que l'on sait si bien, que tout rappelle, que le jour inspire,
+et que la nuit commande; quelle femme jeune, sensible, aimante,
+imaginera de ne le point remplir?
+
+«Aussi ne l'imagine-t-on pas. Les coeurs justes, nobles, purs sont les
+premiers perdus. Plus susceptibles d'élévation, ils doivent être séduits
+par celle que l'amour donne. Ils se nourrissent d'erreur en croyant se
+nourrir d'estime; ils se trouvent aimer un amant, parce qu'ils ont aimé
+la vertu; ils sont trompés par des misérables, parce que ne pouvant
+vraiment aimer qu'un homme de bien, ils croient sentir que celui qui se
+présente pour réaliser leur chimère est nécessairement tel.
+
+«L'énergie de l'âme, l'estime, la confiance, le besoin d'en montrer,
+celui d'en avoir; des sacrifices à récompenser, une fidélité à
+couronner, un espoir à entretenir, une progression à suivre,
+l'agitation, l'intolérable inquiétude du coeur et des sens; le désir si
+louable de commencer à payer tant d'amour; le désir non moins juste de
+resserrer, de consacrer, de perpétuer, d'_éterniser_ des liens si chers;
+d'autres désirs encore; certaine crainte, certaine curiosité; des
+hasards qui l'indiquent, le destin qui le veut; tout livre une femme
+aimante dans les bras du Lovelace. Elle aime, il s'amuse: elle se donne,
+il s'amuse: elle jouit, il s'amuse: elle rêve la durée, le bonheur, le
+long charme d'un amour mutuel; elle est dans les songes célestes; elle
+voit cet oeil que le plaisir embrase, elle voudrait donner une félicité
+plus grande; mais le monstre s'amuse: les bras du plaisir la plongent
+dans l'abîme, elle dévore une volupté terrible.
+
+«Le lendemain elle est surprise, inquiète, rêveuse: de sombres
+pressentiments commencent des peines affreuses et une vie d'amertumes.
+Estime des hommes, tendresse paternelle, douce conscience, fierté d'une
+âme pure; paix, fortune, honneur, espérance, amour: tout a passé. Il ne
+s'agit plus d'aimer et de vivre; il faut dévorer ses larmes, et traîner
+des jours précaires, flétris, misérables. Il ne s'agit plus de s'avancer
+dans les illusions, dans l'amour et dans la vie; il faut repousser les
+songes, chercher l'amertume et attendre la mort. Femmes sincères et
+aimantes, belles de toutes les grâces extérieures et des charmes de
+l'âme, si faites pour être purement, tendrement, constamment aimées!...
+N'aimez pas.»
+
+
+
+
+LETTRE LXXXI
+
+DATX
+5 août, IX.
+
+
+Vous convenez que la morale doit seule occuper sérieusement l'écrivain
+qui veut se proposer un objet utile et grand: mais vous trouvez que
+certaines opinions sur la nature des êtres pour lesquelles, dites-vous,
+j'ai paru pencher jusqu'ici, ne s'accordent pas avec la recherche des
+lois morales et de la base des devoirs.
+
+Je n'aimerais pas à me contredire, et je tâcherai de l'éviter: mais je
+ne puis reprocher à ma faiblesse les variations de l'incertitude. J'ai
+beau examiner et mettre à cet examen de l'impartialité, et même quelque
+sévérité, je ne puis trouver là de véritables contradictions.
+
+Il pourrait y en avoir entre diverses choses que j'ai dites, si on
+voulait les regarder comme des affirmations positives, comme les
+diverses parties d'un même système, d'un même corps de principes donnés
+pour certains, liés entre eux et déduits les uns des autres. Mais les
+pensées isolées, les doutes sur des choses impénétrables peuvent varier
+sans être contradictoires. J'avoue même qu'il y a telle conjecture sur
+la marche de la nature que je trouve quelquefois très probable, et
+d'autrefois beaucoup moins, selon la manière dont mon imagination
+s'arrête à la considérer.
+
+Il m'arrive de dire: Tout est nécessaire; si le monde est inexplicable
+dans ce principe, dans les autres il semble impossible. Et après avoir
+vu ainsi, il m'arrivera le lendemain de me dire au contraire: Tant de
+choses sont conduites selon l'intelligence qu'il paraît évident que
+beaucoup de choses sont conduites par elle. Peut-être elle choisit dans
+les possibles qui résultent de l'essence nécessaire des choses; et la
+nature de ces possibles contenus dans une sphère limitée, est telle que
+le monde ne pouvant exister que selon certains modes, chaque chose
+néanmoins est susceptible de plusieurs modifications différentes.
+L'intelligence n'est pas souveraine de la matière, mais elle l'emploie:
+elle ne peut ni la faire, ni la détruire, ni la dénaturer ou changer ses
+lois; mais elle peut l'agiter, la travailler, la composer. Ce n'est pas
+une toute-puissance, c'est une industrie immense, mais pourtant bornée
+par les lois nécessaires de l'essence des êtres; c'est une alchimie
+sublime que l'homme appelle surnaturelle, parce qu'il ne peut la
+concevoir.
+
+Vous me dites que voilà deux systèmes opposés, et qu'on ne saurait
+admettre en même temps. J'en conviens: mais il n'y a point là de
+contradiction, je ne vous les donne que pour des hypothèses; non
+seulement je ne les admets pas tous deux, mais je n'admets positivement
+ni l'un ni l'autre, et je ne prétends pas connaître ce que l'homme ne
+connaît point.
+
+Tout système général sur la nature des êtres et les lois du monde n'est
+jamais qu'une idée hasardée. Il se peut que quelques hommes aient cru à
+leurs songes, ou aient voulu que les autres y crussent; mais c'est un
+charlatanisme ridicule, ou un prodige d'entêtement. Pour moi, je ne sais
+que douter: et si je dis positivement, tout est nécessaire; ou bien, il
+est une force secrète qui se propose un but que quelquefois nous pouvons
+pressentir; je n'emploie ces expressions affirmatives que pour éviter de
+répéter sans cesse, il me semble, je suppose, j'imagine. Cette manière
+de parler ne saurait annoncer que je m'en prétende certain; et je ne
+dois pas craindre que l'on s'y trompe, car quel homme, s'il n'est en
+démence, s'avisera d'affirmer ce qu'il est impossible que l'on sache.
+
+Il en est tout autrement lorsque abandonnant ces recherches obscures,
+nous nous attachons à la seule science humaine, à la morale. L'oeil de
+l'homme qui ne peut rien discerner dans l'essence des êtres, peut tout
+voir dans les relations de l'homme. Là nous trouvons une lumière
+disposée pour nos organes; là nous pouvons découvrir, raisonner,
+affirmer. C'est là que nous sommes responsables de nos idées, de leur
+enchaînement, de leur accord, de leur vérité: c'est là qu'il faut
+chercher des principes certains, et que les conséquences contradictoires
+seraient inexcusables.
+
+On peut faire une seule objection contre l'étude de la morale: c'est une
+difficulté très forte, il est vrai, mais qui pourtant ne doit pas nous
+arrêter. Si tout est nécessaire, que produiront nos recherches, nos
+préceptes, nos vertus? Mais la nécessité de toutes choses n'est pas
+prouvée: le sentiment contraire conduit l'homme, et c'est assez pour que
+dans tous les actes de la vie il se regarde comme livré à lui-même. Le
+stoïcien croyait à la vertu malgré le destin: et ces Orientaux qui
+conservent le dogme de la fatalité, agissent, craignent, désirent comme
+les autres hommes. Si même je regardais comme probable la loi
+universelle de la nécessité, je pourrais encore chercher les principes
+des meilleures institutions humaines. En traversant un lac dans un jour
+d'orage, je me dirai: si les événements sont invinciblement déterminés,
+il m'importe peu que les bateliers soient ivres ou non. Cependant, comme
+il en peut être autrement, je leur recommanderai de ne boire qu'après
+leur arrivée. Si tout est nécessaire, il l'est que j'aie ce soin, il
+l'est encore que je l'appelle faussement de la prudence.
+
+Je n'entends rien aux subtilités par lesquelles ont prétend accorder le
+libre arbitre avec la prescience: le choix de l'homme, avec l'absolue
+puissance de son Dieu: l'horreur infinie que l'auteur de toute justice a
+nécessairement pour le péché, les moyens inconcevables qu'il a employés
+pour le prévenir ou le réparer, avec l'empire continuel de l'injustice
+et notre pouvoir de faire des crimes tant que bon nous semble. Je trouve
+quelques difficultés à concilier la bonté infinie qui créa
+volontairement l'homme et la science indubitable de ce qui en
+résulterait, avec l'éternité de supplices affreux pour les quarante-neuf
+cinquantièmes des hommes tant aimés. Je pourrais comme un autre parler
+longuement, adroitement ou savamment sur ces questions impénétrables:
+mais si jamais j'écris, je m'attacherai plutôt à ce qui concerne l'homme
+réuni en société dans sa vie temporelle; parce qu'il me semble qu'en
+observant seulement les conséquences pour lesquelles on a des données
+certaines, je pourrai penser des choses vraies et en dire d'utiles.
+
+Je parviendrai jusqu'à un certain point à connaître l'homme, mais je ne
+puis deviner la nature. Je n'entends pas bien deux principes opposés,
+coéternellement faisant et défaisant. Je n'entends pas bien l'univers
+formé si tard, là où il n'y avait rien, subsistant pour un temps
+seulement, et coupant ainsi en trois parties l'indivisible éternité. Je
+n'aime point à parler sérieusement de ce que j'ignore; _animalis homo
+non percipit ea quae sunt spiritus Dei,_ «Paulus ad Corinth.», I, c. 2.
+
+Je n'entendrai jamais comment l'homme qui reconnaît en lui de
+l'intelligence, peut prétendre que le monde ne contient pas
+d'intelligence. Malheureusement je ne vois pas mieux comment une faculté
+se trouve être une substance. On me dit: La pensée n'est pas un corps,
+un être physiquement divisible, ainsi la mort ne la détruira pas; elle a
+commencé pourtant, mais vous voyez qu'elle ne saurait finir, et que
+puisqu'elle n'est pas un corps, elle est nécessairement un esprit. Je
+l'avoue, j'ai le malheur de ne pas trouver que cet argument victorieux
+ait le sens commun.
+
+Celui-ci est plus spécieux. Puisqu'il existe des religions anciennement
+établies, puisqu'elles font partie des institutions humaines,
+puisqu'elles paraissent naturelles à notre faiblesse, et qu'elles sont
+le frein ou la consolation de plusieurs, il est bon de suivre et de
+soutenir la religion du pays où l'on vit: si l'on se permet de n'y point
+croire, il faut du moins n'en rien dire, et quand on écrit pour les
+hommes, il ne faut pas les dissuader d'une croyance qu'ils aiment. C'est
+votre avis; mais voici pourquoi je ne saurais le suivre.
+
+Je n'irai pas maintenant affaiblir une croyance religieuse dans les
+vallées des Cévennes ou de l'Apennin, ni même auprès de moi dans la
+Maurienne ou le Schweitzerland: mais en parlant de morale, comment ne
+rien dire des religions? Ce serait une affectation déplacée: elle ne
+tromperait personne; elle ne ferait qu'embarrasser ce que j'aurais à
+dire, et en ôter l'ensemble qui peut seul le rendre utile. On prétend
+qu'il faut respecter des opinions sur lesquelles reposent l'espérance de
+beaucoup, et malheureusement toute la morale de plusieurs. Je crois
+cette réserve convenable et sage chez celui qui ne traite
+qu'accidentellement des questions morales, ou qui écrit dans des vues
+différentes de celles qui seront nécessairement les miennes. Mais si en
+écrivant sur les institutions humaines je parvenais à ne point parler
+des systèmes religieux, on n'y verrait autre chose que des ménagements
+pour quelque parti puissant. Ce serait une faiblesse condamnable: en
+osant me charger d'une telle fonction, je dois surtout m'en imposer les
+devoirs. Je ne puis répondre de mes moyens, et ils seront plus ou moins
+insuffisants: mais les intentions dépendent de moi, si elles ne sont
+point invariablement pures et fermes, je suis indigne d'un aussi beau
+ministère. Je n'aurai pas un ennemi personnel dans la littérature, comme
+je n'en aurai jamais dans ma vie privée; mais quand il s'agit de dire
+aux hommes ce que je regarde comme vrai, je ne dois pas craindre de
+mécontenter une secte ou un parti. Je n'en veux à aucun, mais je n'ai de
+lois à recevoir d'aucun. J'attaquerai les choses et non les hommes: si
+les hommes s'en fâchent, si je deviens un objet d'horreur pour la
+charité de quelques-uns, je n'en serai point surpris, mais je ne veux
+pas même le prévoir. Si l'on peut se dispenser de parler des religions
+dans bien des écrits, je n'ai pas cette liberté que je regrette à
+plusieurs égards: tout homme impartial avouera que ce silence est
+impossible dans un _ouvrage_ tel que doit être celui que je projette, le
+seul auquel je puisse mettre de l'importance.
+
+En écrivant sur les affections de l'homme et sur le système général de
+l'Ethique, je parlerai donc des religions; et certes en en parlant, je
+ne puis en dire d'autres choses que celles que j'en pense. C'est parce
+que je ne saurais éviter d'en parler alors que je ne m'attache point à
+écarter de nos lettres ce qui par hasard s'y présente sur ce sujet:
+autrement, malgré une certaine contrainte qui en résulterait, j'aimerais
+mieux taire ce que je sens devoir vous déplaire, ou plutôt vous
+affliger.
+
+Je vous le demande à vous-même, si dans quelques chapitres il m'arrive
+d'examiner les religions comme des institutions accidentelles, et de
+parler de celle qu'on dit être venue de Jérusalem, comme on trouverait
+bon que j'en parlasse si j'étais né à Jérusalem; je vous le demande,
+quel inconvénient véritable en résultera-t-il dans les lieux où s'agite
+l'esprit européen, où les idées sont nettes et les conceptions
+désenchantées, où l'on vit dans l'oubli des prestiges, dans l'étude
+sans voile dès sciences positives et démontrées?
+
+Je voudrais ne rien ôter de la tête de ceux qui l'ont déjà assez vide
+pour dire: s'il n'y avait pas d'enfer, ce ne serait pas la peine d'être
+honnête homme. Peut-être arrivera-t-il cependant que je sois lu par un
+de ces hommes-là, je ne me flatte pas qu'il ne puisse résulter aucun mal
+quelconque de ce que je ferai dans l'intention de produire un bien: mais
+peut-être aussi diminuerai-je le nombre de ces bonnes âmes qui ne
+croient au devoir qu'en croyant à l'enfer. Peut-être parviendrai-je à ce
+que le devoir reste, quand les reliques et les démons cornus auront
+achevé de passer de mode. On ne peut pas éviter que la foule elle-même
+en vienne plus ou moins vite, et certainement dans peu de temps, à
+mépriser l'une des deux idées qu'on l'a très imprudemment habituée à ne
+recevoir qu'ensemble: il faut donc lui prouver qu'elles peuvent très
+bien être séparées sans que l'oubli de l'une entraîne la subversion de
+l'autre.
+
+Je crois que ce moment s'approche beaucoup: l'on reconnaîtra plus
+universellement la nécessité de ne plus fonder sur ce qui s'écroule, cet
+asile moral hors duquel on vivrait dans un état de guerre secrète, et au
+milieu d'une perfidie plus odieuse que les vengeances et les longues
+haines des hordes sauvages.
+
+
+
+
+LETTRE LXXXII
+
+DATX
+Im., 6 août, IX.
+
+
+Je ne sais si je sortirai de mes montagnes neigeuses; si j'irai voir
+cette jolie campagne dont vous me faites une description si
+intéressante, où l'hiver est si facile, et le printemps si doux, où les
+eaux vertes brisent leurs vagues nées en Amérique. Celles que je vois ne
+viennent pas de si loin: dans les fentes de mes rochers où je cherche la
+nuit comme le triste chat-huant, l'étendue conviendrait mal à mon oeil et
+à ma pensée. Le regret de n'être pas avec vous s'accroît tous les jours.
+Je ne me le reproche pas, j'en suis plutôt surpris; je cherche pourquoi,
+je ne trouve rien, mais je vous dis que je n'ai pu faire autrement.
+J'irai un jour; cela est résolu. Je veux vous voir chez vous: je veux
+rapporter de là le secret d'être heureux, quand rien ne manque que
+nous-mêmes.
+
+Je verrai en même temps le pont du Gard et le canal de Languedoc. Je
+verrai la Grande-Chartreuse, en allant, et non en rentrant ici: et vous
+savez pourquoi! J'aime mon asile; je l'aimerai tous les jours davantage,
+mais je ne me sens plus assez fort pour vivre seul. Nous allons parler
+d'autre chose.
+
+Tout sera achevé dans très peu de jours. En voici déjà quatre que je
+couche dans mon appartement.
+
+Quand je laisse mes fenêtres ouvertes pendant la nuit, j'entends très
+distinctement l'eau de la fontaine tomber dans le bassin: lorsqu'un peu
+de vent l'agite, elle se brise sur les barres de fer destinées à
+soutenir les vases que l'on veut remplir. Il n'est guère d'accidents
+naturels aussi romantiques que le bruit d'un peu d'eau tombant sur l'eau
+tranquille, quand tout est nocturne, et qu'on distingue seulement dans
+le fond de la vallée, un torrent qui roule sourdement derrière les
+arbres épais, au milieu du silence.
+
+La fontaine est sous un grand toit, comme je pense vous l'avoir dit: le
+bruit de sa chute est moins agreste que si elle était en plein air: mais
+il est plus extraordinaire, et plus heureux. Abrité sans être enfermé,
+reposant dans un bon lit au milieu du désert, possédant chez soi les
+biens sauvages, on réunit les commodités de la mollesse et la force de
+la nature. Il semble que notre industrie ait disposé des choses
+primitives sans changer leurs lois; et qu'un empire si facile ne
+connaisse point de bornes. Voilà tout l'homme.
+
+Ce grand toit, ce couvert dont vous voyez que je suis très content, a
+sept toises de large, et plus de vingt en longueur sur la même ligne que
+les autres bâtiments. C'est en effet la chose la plus commode: il joint
+la grange à la maison; il ne touche point à celle-ci, il ne communique
+avec elle que par une galerie d'une construction légère, et qu'on
+pourrait couper facilement en cas d'incendie. Voiture, char à banc,
+chars de travail, outils, bois à brûler, atelier de menuiserie,
+fontaine, lavoir, tout s'y trouve sans confusion: et l'on peut y
+travailler, y laver, y faire toutes les choses nécessaires sans être
+gêné par le soleil, la neige ou la boue.
+
+Puisque je n'espère plus vous voir ici que dans un temps reculé, je vous
+dirai toute ma manière d'être: je vous décrirai toute mon habitation, et
+peut-être il y aura des instants où je me figurerai que vous la
+partagez, que nous examinons, que nous délibérons, que nous réformons.
+
+
+
+
+LETTRE LXXXIII
+
+DATX
+24 septembre, IX.
+
+
+J'attendais avec quelque impatience que vous eussiez fini vos courses:
+j'ai des choses nouvelles à vous dire.
+
+M. de Fonsalbe est ici. Il y est depuis cinq semaines, il y restera: sa
+femme y a été. Quoiqu'il ait passé des années sur les mers, c'est un
+homme égal et tranquille. Il ne joue pas, ne chasse pas, ne fume pas;
+il ne boit point; il n'a jamais dansé, il ne chante jamais; il n'est
+point triste, mais je crois qu'il l'a été beaucoup. Son front réunit les
+traits heureux du calme de l'âme, et les traits profonds du malheur. Son
+oeil, qui n'exprime ordinairement qu'une sorte de repos et de
+découragement, est fait pour tout exprimer; sa tête a quelque chose
+d'extraordinaire; et au milieu de son calme habituel, si une idée
+grande, si un sentiment énergique vient l'éveiller, il prend, sans y
+penser, l'attitude muette du commandement. J'ai vu admirer un acteur qui
+disait fort bien le «Je le veux, je l'ordonne» de Néron; mais Fonsalbe
+le dit mieux.
+
+Je vous parle sans partialité: il n'est pas aussi égal intérieurement
+qu'au-dehors; mais s'il a le malheur, ou le défaut de ne pouvoir être
+heureux, il a trop de sens pour être mécontent. C'est lui qui achèvera
+de guérir mon impatience; car il a pris son parti, et de plus il m'a
+prouvé, sans réplique, que je devais prendre le mien. Il prétend que
+lorsque avec la santé on a une vie indépendante, et que l'on n'a que
+cela, il faut être un sot pour être heureux, et un fou pour être
+malheureux. D'après quoi vous sentez que je ne pouvais dire autre chose
+sinon que je n'étais ni heureux ni malheureux: je l'ai dit, et
+maintenant il faut que je m'arrange de manière à avoir dit vrai.
+
+Je commence pourtant à trouver quelque chose de plus que la vie
+indépendante et la santé. Fonsalbe sera un ami, et un ami dans ma
+solitude. Je ne dis pas un ami tel que nous l'entendions autrefois. Nous
+ne sommes plus dans un âge d'héroïsme. Il s'agit de passer doucement ses
+jours: les grandes choses ne me regardent pas. Je m'attache à trouver
+bon, vous dis-je, ce que ma destinée me donne: le beau moyen pour cela
+que de rêver l'amitié à la manière des Anciens! Laissons les amis selon
+l'antiquité, et les amis selon les villes. Imaginez un terme moyen. Que
+cela! direz-vous: et moi je vous dis que c'est beaucoup.
+
+J'ai encore une autre pensée: Fonsalbe a un fils et une fille. Mais
+j'attends, pour vous en dire davantage, que mon projet soit
+définitivement arrêté: d'ailleurs ceci tient à plusieurs détails qui
+vous sont encore inconnus, et dont je dois vous instruire. Fonsalbe m'a
+déjà dit que je pouvais vous parler de tout ce qui le concerne, et qu'il
+ne vous regardait point comme un tiers; seulement vous brûlerez les
+lettres.
+
+
+
+
+LETTRE LXXXIV
+
+DATX
+Saint-Maurice, 7 octobre, IX.
+
+
+Un Américain ami de Fonsalbe, vient de passer ici pour se rendre en
+Italie. Ils sont allés ensemble jusqu'à Saint-Branchier, au pied des
+montagnes. Je les accompagnai: je comptais m'arrêter à Saint-Maurice,
+mais j'ai continué jusqu'à la cascade de Pissevache, qui est entre cette
+ville et Martigni, et que j'avais vue autrefois seulement depuis la
+route.
+
+Là, j'ai attendu le retour de la voiture. Il faisait un temps agréable,
+l'air était calme et très doux: j'ai pris, tout habillé, un bain de
+vapeurs froides. Le volume d'eau est considérable, et sa chute a près de
+trois cents pieds. Je m'en approchai autant qu'il me parut possible; et
+en un moment, je fus mouillé comme si j'eusse été plongé dans l'eau.
+
+Je retrouvai pourtant quelque chose des anciennes impressions lorsque je
+fus assis dans la vapeur qui rejaillit vers les nues, au bruit si
+imposant de cette eau qui sort d'une glace muette et coule sans cesse
+d'une source immobile, qui se perd avec fracas sans jamais finir, qui se
+précipite pour creuser des abîmes, et qui semble tomber éternellement.
+Nos années et les siècles de l'homme descendent ainsi: nos jours
+s'échappent du silence, la nécessité les montre, ils glissent dans
+l'oubli. Le cours de leurs fantômes pressés s'écroule avec un bruit
+uniforme, et se dissipe en se répétant toujours. Il en reste une fumée
+qui monte, qui rétrograde, et dont les ombres déjà passées enveloppent
+cette chaîne inexplicable et inutile, monument perpétuel d'une force
+inconnue, expression bizarre et mystérieuse de l'énergie du monde.
+
+Je vous avoue qu'Imenstròm, et mes souvenirs, et mes habitudes, et mes
+projets d'enfant, mes arbres, mon cabinet, que tout ce qui a pu
+distraire mes affections, fut bien petit, bien misérable à mes yeux.
+Cette eau glaciale, active, pénétrante, et comme remplie de mouvement,
+ce fracas solennel d'un torrent qui tombe, ce nuage qui s'élance
+perpétuellement dans les airs, cette situation du corps et de la pensée,
+dissipa l'oubli où des années d'efforts parvenaient peut-être à me
+plonger.
+
+Séparé de tous les lieux par cette atmosphère d'eau et par ce bruit
+immense, je voyais tous les lieux devant moi, je ne me voyais plus dans
+aucun. Immobile, j'étais ému pourtant d'un mouvement extraordinaire. En
+sécurité au milieu des ruines menaçantes, j'étais comme englouti par les
+eaux et vivant dans l'abîme: j'avais quitté la terre, et je jugeais ma
+vie ridicule; elle me faisait pitié: un songe de la pensée remplaça ces
+jours puérils par des jours employés. Je vis plus distinctement que je
+ne les avais jamais vues, ces pages heureuses et éloignées du rouleau
+des temps. Les Moïse, les Lycurgue prouvèrent indirectement au monde
+leur possibilité: leur existence future m'a été prouvée dans les
+Alpes.......................
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+Quand les hommes des temps où il n'était pas ridicule d'être un homme
+extraordinaire, se retiraient dans une solitude profonde et dans les
+antres des montagnes, ce n'était pas seulement pour méditer les
+institutions qu'ils préparaient, on peut aussi penser chez soi, et s'il
+faut du silence, on peut le trouver dans une ville: ce n'était pas
+seulement pour en imposer aux peuples, un simple miracle de la _magie_
+eût été plutôt fait et n'eût pas eu moins de pouvoir sur les
+imaginations. Mais l'âme la moins assujettie n'échappe pas entièrement à
+l'empire de l'habitude, à cette conclusion si persuasive pour la foule
+et spécieuse pour le génie lui-même, à cet argument de la routine qui
+tire de l'état le plus ordinaire de l'homme, un témoignage naturel et
+une preuve de sa destination. Il faut se séparer des choses humaines non
+pas pour voir comment elles pourraient être autrement, mais pour oser le
+croire. On n'a pas besoin de cet isolement pour imaginer les moyens
+qu'on veut employer, mais pour en espérer le succès. On va dans la
+retraite, on y vit; l'habitude des choses anciennes s'affaiblit,
+l'extraordinaire est jugé sans partialité, il n'est plus romanesque: on
+y croit, on revient, on réussit.
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *[88]
+
+Je me rapprochai de la route avant le retour de Fonsalbe: j'étais très
+mouillé; il prétendit qu'on eût pu arriver jusqu'à l'endroit même de la
+chute sans cet inconvénient-là. C'est où je l'attendais; il réussit
+d'abord: mais la colonne d'eau qui s'élève était très mobile, quoiqu'il
+n'y eût aucun vent sensible dans la vallée. Nous allions nous retirer
+lorsque en une seconde il fut inondé; alors il se laissa entraîner, et
+je le menai à la place même où je m'étais assis: mais je craignais que
+les variations inopinées de la pression de l'air n'affectassent sa
+poitrine, bien moins forte que la mienne, nous nous retirâmes presque
+aussitôt. J'avais essayé en vain de m'en faire entendre autrement que
+par signes; mais lorsque nous fûmes éloignés de plusieurs toises, je lui
+demandai avant que son étonnement cessât, ce que devenaient dans une
+semblable situation les petites habitudes de l'homme, et même ses
+affections les plus puissantes et les passions qu'il croit indomptables.
+
+Nous nous promenions, allant et revenant de la cascade à la route. Nous
+convînmes que l'homme le plus fortement organisé peut n'avoir aucune
+passion positive, malgré son aptitude à toutes; et qu'il y eut plusieurs
+fois de tels hommes, soit parmi les maîtres des peuples, soit parmi les
+mages, les gymnosophistes ou les sages, soit parmi les fidèles vrais et
+persuadés de certaines religions, comme l'islamisme ou le christianisme.
+
+L'homme supérieur a toutes les facultés de l'homme; il peut éprouver
+toutes les affections humaines; il s'arrête aux plus grandes de celles
+que sa destinée lui donne. Celui qui fait céder de grandes pensées à des
+idées petites ou personnelles; celui qui ayant à faire ou à décider des
+choses importantes, est ému par de petites affections et des intérêts
+misérables, n'est pas un homme supérieur.
+
+L'homme supérieur voit toujours au-delà de ce qu'il est et de ce qu'il
+fait; loin de rester derrière sa destinée, il devance toujours ce
+qu'elle peut lui permettre: et ce mouvement naturel de son âme, n'est
+point la passion du pouvoir et des grandeurs. Il est au-dessus des
+grandeurs et du pouvoir: il aime ce qui est utile, noble et juste; il
+aime ce qui est beau. Il reçoit la puissance parce qu'il en faut pour
+établir ce qui est utile et beau: mais il aimerait une vie simple, parce
+qu'une vie simple peut être pure et belle. Il fait quelquefois ce que
+les passions humaines peuvent faire; mais il y a dans lui une chose
+impossible, c'est qu'il le fasse par passion. Non seulement l'homme
+supérieur, le véritable homme d'Etat n'est point passionné pour les
+femmes, n'aime point le jeu, n'aime point le vin: mais je prétends qu'il
+n'est pas même ambitieux. Quand il fait comme ces êtres nés pour le
+regarder avec surprise, il ne le fait point par les mobiles qu'ils
+connaissent. Il n'est ni défiant, ni confiant; ni dissimulé, ni ouvert;
+ni reconnaissant, ni ingrat; il n'est rien de tout cela: son coeur
+attend, son intelligence conduit. Pendant qu'il est à sa place, il
+marche à sa fin qui est l'ordre en grand, et une amélioration du sort
+des hommes. Il voit, il veut, il fait. Il est juste et absolu. Celui
+dont on peut dire, il a tel faible ou tel penchant, est un homme comme
+les autres. Mais l'homme né pour gouverner, gouverne: il est le maître,
+et n'est rien autre chose.
+
+
+
+
+LETTRE LXXXV
+
+DATX
+Im., 12 octobre, IX.
+
+
+Je le craignais aussi, il était naturel de penser que cette sorte de
+mollesse où mon ennui m'a jeté, deviendrait bientôt une habitude presque
+insurmontable: mais quand j'y ai songé davantage, j'ai cru voir que je
+n'avais rien à en craindre, que le mal était déjà dans moi, et qu'il me
+serait toujours trop naturel d'être ainsi dans des circonstances
+semblables aux circonstances présentes. J'ai cru voir de même que dans
+une autre situation j'aurais toujours un autre caractère. La manière
+dont je végète dans l'ordre de choses où je me trouve n'aura aucune
+influence sur celle que je prendrais si les temps venaient à me
+prescrire autant d'activité que maintenant ils en demandent peu de moi.
+Que me servirait de vouloir rester debout à l'heure du repos, ou vivant
+dans ma tombe? Un homme laborieux et qui ne veut point perdre le jour,
+doit-il pour cela se refuser au sommeil de la nuit? Ma nuit est trop
+longue à la vérité: mais est-ce ma faute si les jours sont courts, si
+les nuits sont ténébreuses dans la saison où je suis né? Je veux, comme
+un autre, me montrer au-dehors quand l'été viendra; en attendant je dors
+auprès du feu pendant les frimas. Je crois que Fonsalbe devient dormeur
+comme moi. C'est une bizarrerie bien digne de la misère de l'homme, que
+notre manière triste et tranquille dans la plus belle retraite d'un si
+beau pays, et dans l'aisance au milieu de quelques infortunés plus
+contents que nous ne le serons jamais.
+
+Il faut que je vous apprenne quelque chose de nos manies, vous trouverez
+qu'habituellement notre langueur n'a rien d'amer. Il est inutile de vous
+dire que je n'ai point une nombreuse livrée: à la campagne et dans notre
+manière de vivre, les domestiques ont leurs occupations; les cordons
+pourraient aller dix fois avant que personne vînt. J'ai cherché la
+commodité et non l'appareil: j'ai d'ailleurs évité les dépenses sans
+but; et j'aime autant me fatiguer moi-même à verser de l'eau d'une
+carafe dans un verre, que de sonner pour qu'un laquais vigoureux accoure
+le faire depuis l'extrémité de la maison. Comme Fonsalbe et moi nous ne
+faisons guère un mouvement l'un sans l'autre, un cordon communique de
+sa chambre à coucher à la mienne, et à mon cabinet. La manière de le
+tirer varie: nous nous avertissons ainsi, non pas selon le besoin, mais
+selon nos fantaisies; en sorte que le cordon va très souvent.
+
+Plus ces fantaisies sont burlesques, plus elles nous amusent. Ce sont
+les jouets de notre oisiveté: nous sommes princes en ceci; et, sans
+avoir d'Etats à gouverner, nous suivons des caprices un peu bouffons.
+Nous croyons, comme eux, que c'est toujours quelque chose que d'avoir
+ri; avec cette différence néanmoins que notre rire ne mortifiera
+personne. Quelquefois une puérilité nous arrête pendant que nous
+comptons les mondes avec Lambert: quelquefois, encore remplis de
+l'enthousiasme de Pindare, nous nous amusons de la démarche imposante
+d'un poulet d'Inde, ou des manières athlétiques de deux matous épris
+d'amour qui se disputent leur héroïne.
+
+Depuis quelque temps nous nous sommes avisés de convenir que celui qui
+serait une demi-heure sans pouvoir se rendormir, éveillerait l'autre
+afin qu'il eût aussi son heure de patience; et que celui qui ferait un
+songe bien comique, ou de nature à produire une émotion forte, en
+avertirait aussitôt, afin que le lendemain en prenant le thé on
+l'expliquât selon l'antique science secrète.
+
+Je puis maintenant me jouer un peu avec le sommeil: je commence à le
+retrouver depuis que j'ai renoncé au café, depuis que je ne prends de
+thé que fort modérément et que je le remplace quelquefois par de la
+groseille, du petit-lait, ou simplement par un verre d'eau. Je dormais
+sans m'en apercevoir pour ainsi dire, et sans repos comme sans
+jouissance. En m'endormant et en m'éveillant, j'étais absolument le même
+qu'au milieu du jour; mais à présent j'obtiens, pendant quelques
+minutes, ce sentiment des progrès du sommeil, cet affaiblissement
+voluptueux qui annonce l'oubli de la vie, et dont le retour journalier
+la rend supportable aux malheureux en la suspendant, en la divisant sans
+cesse. Alors on est bien au lit, même Lorsqu'on n'y dort point. Vers le
+matin je me mets sur l'estomac. Je ne dors pas, je ne suis pas éveillé;
+je suis bien. C'est alors que je rêve en paix. Dans ces moments de
+calme, j'aime à voir la vie; il me semble alors qu'elle m'est étrangère;
+je n'y ai point de rôle. Ce qui m'arrête surtout maintenant, c'est le
+fracas des moyens et le néant des résultats; cet immense travail des
+êtres, et cette fin incertaine, stérile et peut-être contradictoire, ou
+ces fins opposées et vaines. La mousse mûrit sur la roche battue des
+flots; mais son fruit périra. La violette fleurit inutile sous le
+buisson du désert. Ainsi l'homme désire, et mourra. Il naît au hasard,
+il s'essaie sans but, il lutte sans objet, il sent et pense en vain, il
+passe sans avoir vécu; et celui qui obtient de vivre, passera aussi.
+César a gagné cinquante batailles, il a vaincu la terre; il a passé.
+Mahomet, Pythagore ont passé. Le cèdre qui ombrageait les troupeaux a
+passé comme le gramen que les troupeaux foulaient.
+
+Plus on cherche à voir, plus on se plonge dans la nuit. Tous agissent
+pour se conserver et se reproduire: la fin de leurs actions est visible;
+comment celle de leur être ne l'est-elle point? L'animal a les organes,
+les forces, l'industrie pour subsister et se perpétuer: il agit pour
+vivre et il vit: il agit pour se reproduire, et il se reproduit. Mais
+pourquoi vivre; pourquoi se perpétuer? Je n'entends rien à cela. La bête
+broute et meurt: l'homme mange, et meurt. Un matin je songeais à tout ce
+qu'il fait avant de mourir; j'eus tellement besoin de rire que je tirai
+deux fois le cordon; mais en déjeunant nous ne pûmes jamais rire: ce
+jour-là Fonsalbe s'imagina de trouver du sérieux dans les arts, dans la
+gloire, dans les hautes sciences, dans la métaphysique des trinités, je
+ne sais quoi encore dans quoi. Depuis ce déjeuner, j'ai remis sur ma
+table _De l'esprit des choses_, et j'en ai lu un volume presque entier.
+
+Je vous avoue que ce système de la réparation du monde ne me choque
+point du tout. Il n'est pas moderne, mais cela ne peut lui donner que
+plus d'autorité. Il est grand, il est spécieux: l'auteur est entré dans
+ses profondeurs; et j'ai pris le parti de lui savoir gré de l'extrême
+obscurité des termes, on en sera d'autant moins frappé de celle des
+choses. Je croirais volontiers que cette hypothèse d'une dégradation
+fortuite, et d'une lente régénération; d'une force qui vivifie, qui
+élève, qui subtilise, et d'une autre qui corrompt et qui dégrade, n'est
+pas le moins plausible de nos rêves sur la nature des choses. Je
+voudrais seulement qu'on nous dît comment s'est faite, ou du moins
+comment s'est dû faire cette grande révolution; pourquoi le monde
+échappa ainsi à l'Eternel; comment il s'est pu qu'il le permît, ou qu'il
+ne pût pas l'empêcher; et quelle force étrangère à sa puissance
+universelle, a produit l'universel cataclysme? Ce système expliquera
+tout, excepté la principale difficulté; mais le dogme oriental des Deux
+Principes était plus clair.
+
+Quoi qu'il en puisse être sur une question si peu faite pour l'habitant
+de la terre, je ne connais rien qui rende mieux raison du phénomène
+perpétuel dont tous les accidents accablent notre intelligence, et
+déconcertent notre curieuse avidité. Nous voyons tous les individus
+s'agglomérer et se propager en espèces, pour marcher avec une force
+multipliée et continue vers je ne sais quel but dont ils sont repoussés
+sans cesse. Une industrie céleste produit sans relâche, et par des
+moyens infinis. Un principe d'inertie, une force morte résiste
+froidement; elle éteint, elle détruit en masse. Tous les agents
+particuliers sont passifs: ils tendent néanmoins avec ardeur vers ce
+qu'ils ne sauraient soupçonner; et le but de cette tendance générale,
+inconnu d'eux, paraît l'être nécessairement de tout ce qui existe. Non
+seulement le système des êtres semble plein de contrastes dans les
+moyens, et d'oppositions dans les produits; mais la force qui le meut
+paraît vague, inquiète, énervée ou balancée par une force
+indéfinissable; la nature paraît empêchée dans sa marche, et comme
+embarrassée et incertaine.
+
+Nous croirons discerner une lueur dans l'abîme, si nous entrevoyons les
+mondes comme des sphères d'activité, comme des ateliers de régénération
+où la matière travaillée graduellement et subtilisée par un principe de
+vie, doit passer de l'état passif et brut, à ce point d'élaboration, de
+ténuité, qui la rendra enfin susceptible d'être imprégnée de feu, et
+pénétrée de lumière. Elle sera employée par l'intelligence, non plus
+comme des matériaux informes, mais comme un instrument perfectionné,
+puis comme un agent direct, et enfin comme une partie essentielle de
+l'être unique, qui alors deviendra vraiment universel et vraiment un.
+
+Le boeuf est fort et puissant; il ne le sait même pas: il absorbe une
+multitude de végétaux, il dévore un pré; quel grand avantage en va-t-il
+retirer? Il rumine, il végète pesamment dans l'étable où l'enferme un
+homme triste, pesant, inutile comme lui. L'homme le tuera, il le
+mangera, il n'en sera pas mieux; et après que le boeuf sera mort, l'homme
+mourra. Que restera-t-il de tous deux? un peu d'engrais qui produira des
+herbes nouvelles, et un peu d'herbe qui nourrira des chairs nouvelles.
+Quelle vaine et muette vicissitude de vie et de mort! quel froid
+univers! Et comment est-il bon qu'il soit au lieu de n'être pas?
+
+Mais si cette fermentation silencieuse et terrible qui semble ne
+produire que pour immoler, ne faire que pour que l'on ait été, ne
+montrer les germes que pour les dissiper, ou n'accorder le sentiment de
+la vie que pour donner le frémissement de la mort; si cette force qui
+meut dans les ténèbres la matière éternelle, lance quelques lueurs pour
+essayer la lumière; si cette puissance qui combat le repos et qui promet
+la vie, broie et pulvérise son oeuvre afin de la préparer pour un grand
+dessein; si ce monde où nous paraissons n'est que l'essai du monde; si
+ce qui est, ne fait qu'annoncer ce qui doit être; cette surprise que le
+mal visible excite en nous ne paraît-elle pas expliquée? Le présent
+travaille pour l'avenir; l'arrangement du monde est que le monde actuel
+soit consumé; ce grand sacrifice était nécessaire, et n'est grand qu'à
+nos yeux. Nous passons dans l'heure du désastre, mais il le fallait; et
+l'histoire des êtres d'aujourd'hui est dans ce seul mot, ils ont vécu.
+L'ordre fécond et invariable sera le produit de la crise laborieuse qui
+nous anéantit: l'oeuvre est déjà commencée; et les siècles de vie
+subsisteront quand nous, nos plaintes, notre espérance et nos systèmes
+auront à jamais passé.
+
+Voilà ce que les Anciens pressentaient: ils conservaient le sentiment de
+la détresse de la terre. Cette idée vaste et profonde a produit les
+institutions des premiers âges; elles durèrent dans la mémoire des
+peuples comme le grand monument d'une mélancolie sublime. Mais des
+hordes restées barbares, et des hordes formées par quelques fugitifs qui
+avaient oublié les traditions antiques en errant dans leurs forêts, des
+Pélasges, des Scythes, des Scandinaves ont répandu les dogmes gothiques,
+les fictions des versificateurs, et la fausse magie[89] des sauvages:
+alors l'histoire des choses en est devenue l'énigme jusqu'au jour où un
+homme étonnant qui a trop peu vécu, s'est mis à déchirer quelque partie
+du voile étendu par les barbares[90].
+
+Ensuite je fais un mouvement qui me distrait, je change d'attitude, et
+je ne revois plus rien de tout cela.
+
+D'autres fois je me trouve dans une situation indéfinissable; je ne dors
+ni ne veille, et cette incertitude me plaît beaucoup. J'aime à mêler, à
+confondre les idées du jour et celles du sommeil. Souvent il me reste un
+peu de l'agitation douce que laisse un songe animé, effrayant,
+singulier, rempli de ces rapports mystérieux et de cette incohérence
+pittoresque qui amusent l'imagination.
+
+Le génie de l'homme éveillé n'atteindrait pas ce que lui présentent les
+caprices de la nuit. Il y a quelque temps que je vis une éruption de
+volcans; mais jamais l'horreur des volcans ne fut aussi grande, aussi
+épouvantable et aussi belle. Je voyais depuis un lieu élevé; j'étais, je
+crois, à la fenêtre d'un palais, et plusieurs personnes étaient auprès
+de moi. C'était pendant la nuit, mais elle était éclairée. La Lune et
+Saturne paraissaient dans le ciel, entre des nuages épars, et entraînés
+rapidement quoique tout le reste fût calme. Saturne était près de la
+Terre; il paraissait plus grand que la Lune, et son anneau, blanc comme
+le métal que le feu va mettre en fusion, éclairait la plaine immense
+cultivée et peuplée. Une longue chaîne, très éloignée, mais bien
+visible, de monts neigeux, élevés, uniformes, réunissait la plaine et
+les cieux. J'examinais; un vent terrible passe sur la campagne, enlève
+et dissipe culture, habitations, forêts; et en deux secondes ne laisse
+qu'un désert de sable aride, rouge et comme embrasé par un feu
+intérieur. Alors l'anneau de Saturne se détache, il glisse dans les
+cieux, il descend avec une rapidité sinistre, il va toucher la haute
+cime des neiges; et en même temps elles sont agitées et comme
+travaillées dans leurs bases, elles s'élèvent, s'ébranlent et roulent
+sans changer, comme les vagues énormes d'une mer que le tremblement du
+globe entier soulèverait. Après quelques instants, des feux vomis du
+sommet de ces ondes blanches retombent des cieux où ils se sont élancés,
+et coulent en fleuves brûlants. Les monts étaient pâles et embrasés
+selon qu'ils s'élevaient ou s'abaissaient dans leur mouvement lugubre;
+et ce grand désastre s'accomplissait au milieu du silence plus lugubre
+encore.
+
+Vous pensez sans doute que dans cette ruine de la terre, je m'éveillai
+plein d'horreur avant la catastrophe: mais mon songe n'a pas fini selon
+les règles. Je ne m'éveillai point, les feux cessèrent, l'on se trouva
+dans un grand calme: la nuit était obscure; on ferma les fenêtres, on se
+mit à jaser dans le salon, nous parlâmes du feu d'artifice, et mon rêve
+continua.
+
+J'entends dire et répéter que nos rêves dépendent de ce dont nous avons
+été frappés les jours précédents. Je crois bien que nos rêves, ainsi que
+toutes nos idées et nos sensations, ne sont composés que de parties déjà
+familières et dont nous avons fait l'épreuve. Mais je pense que ce
+composé n'a souvent pas d'autre rapport avec le passé. Tout ce que nous
+imaginons ne peut être formé que de ce qui est; mais nous rêvons, comme
+nous imaginons, des choses nouvelles, et qui n'ont souvent avec ce que
+nous avons vu précédemment, aucun rapport que nous puissions découvrir.
+Quelques-uns de ces rêves reviennent constamment de la même manière, et
+semblables dans plusieurs de leurs moindres détails, sans que nous y
+pensions durant l'intervalle qui s'écoule entre leurs diverses époques.
+J'ai vu en songe des sites plus beaux que tous ceux des Alpes, plus
+beaux que ceux que j'aurais pu imaginer, et je les ai vus toujours les
+mêmes. Dès mon enfance je me suis trouvé, en rêve, auprès d'une des
+premières villes de l'Europe. L'aspect du pays différait essentiellement
+de celui des terres qui environnent réellement cette capitale que je
+n'ai jamais vue: et toutes les fois que j'ai rêvé qu'étant en voyage,
+j'approchais de cette ville, j'ai toujours trouvé le pays tel que je
+l'avais rêvé la première fois, et non pas tel que je le sais être.
+
+Douze ou quinze fois peut-être, j'ai vu en rêve un lieu de la Suisse que
+je connaissais déjà avant le premier de ces rêves: et néanmoins, quand
+j'y passe ainsi en songe, je le vois toujours très différent de ce qu'il
+est réellement, et toujours le même que je l'ai rêvé la première fois.
+
+Il y a plusieurs semaines que j'ai vu une vallée délicieuse, si
+parfaitement disposée selon mes goûts, que je doute qu'il en existe de
+semblables. La nuit dernière je l'ai vue encore: et j'y ai trouvé de
+plus un vieillard, tout seul, qui mangeait de mauvais pain à la porte
+d'une petite cabane fort misérable. «Je vous attendais, m'a-t-il dit, je
+savais que vous deviez venir; dans quelques jours je n'y serai plus, et
+vous trouverez ici du changement.» Ensuite nous avons été sur le lac,
+dans un petit bateau qu'il a fait tourner en se jetant dans l'eau.
+J'allai au fond; je me noyais, et je m'éveillai.
+
+Fonsalbe prétend qu'un tel rêve doit être prophétique, et que je verrai
+un lac et une vallée semblables. Afin que le songe s'accomplisse, nous
+avons arrêté que si je trouve jamais un pareil lieu, j'irai sur l'eau,
+pourvu que le bateau soit bien construit, que le temps soit calme, et
+qu'il n'y ait point de vieillard.
+
+
+
+
+LETTRE LXXXVI
+
+DATX
+Im., 16 novembre, IX.
+
+
+Vous avez très bien deviné ce que je n'avais fait que laisser entrevoir.
+Vous en concluez que déjà je me regarde comme un célibataire: et j'avoue
+que celui qui se regarde comme destiné à l'être, est bien près de s'y
+résoudre.
+
+Puisque la vie se trouve sans mouvement quand on lui ôte ses plus
+honnêtes mensonges, je crois avec vous, que l'on peut perdre plus qu'on
+ne gagne à se tenir trop sur la défensive, à se refuser à ce lien
+hasardeux qui promet tant de délices, qui occasionne tant d'amertumes.
+Sans lui la vie domestique est vide et froide, surtout pour l'homme
+sédentaire. Heureux celui qui ne vit pas seul, et qui n'a pas à gémir de
+ne point vivre seul!
+
+Je ne vois rien que l'on puisse de bonne foi nier ou combattre dans ce
+que vous dites en faveur du mariage. Ce que je vous objecterai, c'est ce
+dont vous ne parlez pas.
+
+On doit se marier, cela est prouvé: mais ce qui est devoir sous un
+rapport, peut devenir folie, bêtise ou crime sous un autre. Il n'est pas
+si facile de concilier les divers principes de notre conduite. On sait
+que le célibat en général est un mal: mais que l'on puisse en blâmer tel
+ou tel particulier, c'est une question très différente. Je me défends,
+il est vrai, ce que je dis tend à m'excuser moi-même; mais qu'importe
+que cette cause soit la mienne, si elle est bonne. Je ne veux faire en
+sa faveur qu'une observation dont la justesse me paraît évidente: et je
+suis bien aise de vous la faire à vous qui m'auriez volontiers contesté,
+un certain soir, l'extrême besoin d'une réforme pour mettre de l'unité,
+de l'accord, de la simplicité dans les règles de nos devoirs; à vous qui
+m'avez accusé d'exagération lorsque j'avançais qu'il est plus difficile
+et plus rare d'avoir assez de discernement pour connaître le devoir, que
+de trouver assez de forces pour le suivre. Vous aviez pour vous de
+grandes autorités anciennes et modernes: j'en avais d'aussi grandes; et
+de très bonnes intentions peuvent avoir trompé sur cela les Solon, les
+Cicéron, et d'autres encore.
+
+L'on suppose que notre code moral est fait. Il n'y a donc plus qu'à dire
+aux hommes: suivez-le; si vous étiez de bonne foi, vous seriez toujours
+justes[91]. Mais moi, j'ai le malheur de prétendre que ce code est
+encore à faire: je me mets au nombre de ceux qui y voient des
+contradictions, principes de fréquentes incertitudes, et qui plaignent
+les hommes justes plus embarrassés dans le choix que faibles dans
+l'exécution. J'ai vu des circonstances où je défie l'homme le plus
+inaccessible à toute considération personnelle de prononcer sans douter,
+et où le moraliste le plus exercé ne prononcera jamais aussi vite qu'il
+est souvent nécessaire d'agir.
+
+Mais de tous ces cas difficiles, je n'en veux qu'un; c'est celui dont
+j'ai à me disculper, et j'y reviens. Il faut rendre une femme heureuse,
+et préparer le bonheur de ses enfants: il faut donc avant tout
+s'arranger de manière à avoir la certitude, ou du moins la probabilité
+de le pouvoir. On doit encore à soi-même et à ses autres devoirs futurs
+de se ménager la faculté de les remplir, et par conséquent la
+probabilité d'être dans une situation qui nous le permette, et qui nous
+donne au moins la partie du bonheur nécessaire à l'emploi de la vie.
+C'est autant une faute qu'une imprudence de prendre une femme qui
+remplira nos jours de désordre, de dégoûts ou d'opprobre; d'en prendre
+une qu'il faudra chasser ou abandonner; ou une avec qui tout bonheur
+mutuel sera impossible. C'est une faute de donner la naissance à des
+êtres pour qui on ne pourra probablement rien. Il fallait être à peu
+près assuré, sinon de leur laisser un sort indépendant, du moins de leur
+donner les avantages moraux de l'éducation, et les moyens de faire
+quelque chose, de remplir dans la société un rôle qui ne soit ni
+misérable ni déshonnête.
+
+Vous pouvez, en route, ne point choisir votre gîte, et considérer comme
+supportable l'auberge que vous rencontrez. Mais vous choisirez au moins
+votre domicile; vous ne vous fixerez pas pour la vie, vous n'acquerrez
+pas un domaine sans avoir examiné s'il vous convient. Vous ne ferez donc
+pas, au hasard, un choix plus important encore, et par lui-même, et
+parce qu'il est irrévocable.
+
+Sans doute il ne faut pas aspirer à une perfection absolue ou
+chimérique: il ne faut pas chercher dans les autres ce qu'on n'oserait
+prétendre leur offrir soi-même, et juger ce qui se présente avec assez
+de sévérité pour ne jamais atteindre ce qu'on cherche. Mais
+approuverons-nous l'homme impatient qui se jette dans les bras du
+premier venu, et qui sera forcé de rompre dans trois mois avec l'ami si
+inconsidérément choisi, ou de s'interdire toute sa vie une amitié réelle
+pour en conserver une fausse.
+
+Ces difficultés dans le mariage ne sont pas les mêmes pour tous; elles
+sont en quelque sorte particulières à une certaine classe d'hommes, et
+dans cette classe elles sont fréquentes et grandes. On répond du sort
+d'autrui; on est assujetti à des considérations multipliées; et il peut
+arriver que les circonstances ne permettent aucun choix raisonnable
+jusqu'à l'âge de n'en plus espérer.
+
+
+
+
+LETTRE LXXXVII
+
+DATX
+20 novembre, IX.
+
+
+Que la vie est mélangée: que l'art de s'y conduire est difficile! que de
+chagrins pour avoir bien fait: que de désordres pour avoir tout sacrifié
+à l'ordre: que de trouble pour avoir voulu tout régler quand notre
+destinée ne voulait point de règle!
+
+Vous ne savez trop ce que je veux vous dire avec ce préambule; mais,
+occupé de Fonsalbe, plein de l'idée de ses ennuis, de ce qui lui est
+arrivé, de ce qui devait lui arriver, de ce que je sais, de ce qu'il m'a
+appris, je vois un abîme d'injustices, de dégoûts, de regrets; et, ce
+qui est plus déplorable, dans cette suite de misères je ne vois rien
+d'étonnant, et rien qui lui soit particulier. Si tous les secrets
+étaient connus, si l'on voyait dans l'endroit caché des coeurs l'amertume
+qui les ronge, tous ces hommes contents, ces maisons agréables, ces
+cercles légers ne seraient plus qu'une multitude d'infortunés rongeant
+le frein qui les comprime, et dévorant la lie épaisse de ce calice de
+douleurs dont ils ne verront point le fond. Ils voilent toutes leurs
+peines; ils élèvent leurs fausses joies, ils s'agitent pour les faire
+briller à ces yeux jaloux toujours ouverts sur autrui. Ils se placent
+dans le point de vue favorable, afin que cette larme qui reste dans leur
+oeil, lui donne un éclat apparent, et soit enviée de loin comme
+l'expression du plaisir. La vanité sociale est de paraître heureux.
+Tout homme se prétend seul à plaindre dans tout, et s'arrange de manière
+à être félicité de tout. S'il parle au confident de ses peines, son oeil,
+sa bouche, son attitude, tout est douleur; malgré la force de son
+caractère, de profonds soupirs accusent sa destinée lamentable, et sa
+démarche est celle d'un homme qui n'a plus qu'à mourir. Des étrangers
+entrent; sa tête s'affermit, son sourcil s'élève, son oeil se fixe, il
+fait entendre que les revers ne sauraient l'atteindre, qu'il se joue du
+sort, qu'il peut payer tous les plaisirs; il n'est pas jusqu'à sa
+cravate qui ne se trouve aussitôt disposée d'une manière plus heureuse;
+et il marche comme un homme que le bonheur agite, et qui cède aux grands
+desseins de sa destinée.
+
+Cette vaine montre, cette manie des beaux dehors n'est ignorée que des
+sots; et pourtant presque tous les hommes en sont dupes. La fête où vous
+n'êtes pas vous paraît un plaisir, au moment même où celle qui vous
+occupe n'est qu'un fardeau de plus. Il jouit de cent choses!
+dites-vous.--Ne jouissez-vous pas de ces mêmes choses, et de beaucoup
+d'autres peut-être?--Je parais en jouir, mais ...--Homme trompé! ces mais
+ne sont-ils pas aussi pour lui? Tous ces heureux se montrent avec leur
+visage des fêtes, comme le peuple sort avec l'habit des dimanches. La
+misère reste dans les greniers et dans les cabinets. La joie ou la
+patience sont sur ces lèvres qu'on observe; le découragement, les
+douleurs, la rage des passions et de l'ennui sont au fond des coeurs
+ulcérés. Dans cette grande population, tout l'extérieur est préparé, il
+est brillant ou supportable; l'intérieur est affreux. C'est à ces
+conditions que nous avons obtenu d'espérer. Si nous ne pensions pas que
+les autres sont mieux; et qu'ainsi nous pourrons être mieux nous-mêmes,
+qui de nous traînerait jusqu'au bout ses jours imbéciles?
+
+Plein d'un projet beau, raisonné, mais un peu romanesque, Fonsalbe
+partit pour l'Amérique espagnole. Il fut retenu à la Martinique par un
+incident assez bizarre qui paraissait devoir être de peu de durée, et
+qui eut pourtant de longues suites. Forcé d'abandonner enfin ses
+desseins, il allait repasser la mer, et n'en attendait que l'occasion.
+Un parent éloigné chez qui il avait demeuré pendant tout son séjour aux
+Antilles, tombe malade, et meurt au bout de peu de jours. Il lui fait
+entendre en mourant, que sa consolation serait de lui laisser sa fille,
+dont il croyait faire le bonheur en la lui donnant. F*** qui n'avait
+nullement pensé à elle, lui objecte qu'ayant vécu plus de six mois dans
+la même maison sans avoir formé avec elle aucune liaison particulière,
+il lui était sans doute, et lui resterait indifférent. Le père insiste,
+il lui apprend que sa fille était portée à l'aimer, et qu'elle le lui
+avait dit en refusant de contracter un autre mariage. F*** n'objecte
+plus rien, il hésite; il met à la place de ses projets renversés, celui
+de remplir doucement et honnêtement le rôle d'une vie obscure, de rendre
+une femme heureuse, et d'avoir de bonne heure des enfants, afin de les
+former: il songe que les défauts de celle qu'on lui propose sont ceux de
+l'éducation, et que ses qualités sont naturelles; il se décide; il
+promet. Le père meurt: quelques mois se passent: son fils et sa fille se
+préparaient à diviser le bien qu'il leur avait laissé. On était en
+guerre; des vaisseaux ennemis croisent devant l'île; on s'attend à un
+débarquement. Sous ce prétexte, le futur beau-frère de F*** dispose
+tout, comme pour se retirer subitement lorsqu'il le faudrait, et se
+mettre en sûreté; mais pendant la nuit, il se rend à la flotte avec tous
+les nègres de l'habitation, emportant ce qui pouvait être emporté. On a
+su depuis qu'il s'était établi dans une île anglaise, où son sort ne fut
+pas heureux.
+
+Sa soeur ainsi dépouillée, parut craindre que F*** ne l'abandonnât malgré
+sa promesse. Alors il précipita son mariage pour lequel il eût attendu
+le consentement de sa famille: mais ce soupçon, auquel il ne daigna
+faire aucune autre réponse, n'était pas propre à augmenter son estime
+pour une femme qu'il prit ainsi sans en avoir ni bonne ni mauvaise
+opinion, et sans autre attachement que celui d'une amitié ordinaire.
+
+Une union sans amour peut fort bien être heureuse. Mais les caractères
+se convenaient peu; ils se convenaient pourtant en quelque chose; et
+c'est dans un semblable cas que l'amour serait bon, je pense, pour les
+rapprocher tout à fait. La raison était peut-être une ressource
+suffisante; mais la raison n'agit pleinement qu'au sein de l'ordre: la
+fortune s'opposa à une vie suivie et réglée..............
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+On ne vit qu'une fois: on tient à son système quand il est en même temps
+celui de la raison, et celui du coeur: on croit devoir hasarder le bien
+qu'on ne pourra jamais faire si on attend des certitudes. Je ne sais si
+vous verrez de même: mais je sens que F*** a bien fait; il en a été
+puni, il devait l'être; a-t-il donc mal fait pour cela? Si on ne vit
+qu'une fois ... Devoir réel, seule consolation d'une vie fugitive! sainte
+morale! sagesse du coeur de l'homme! il n'a point manqué à vos lois. Il a
+laissé certaines idées d'un jour, il a oublié nos petites règles:
+l'habitué du coin, le législateur du quartier le condamneraient; mais
+ces hommes de l'antiquité que trente siècles vénérèrent, ces hommes
+justes et grands, ils auraient fait, ils ont fait comme lui...........
+
+ * * * * *
+
+Plus je connais Fonsalbe, plus je vois que nous resterons ensemble. Nous
+l'avons décidé ainsi; la nature des choses l'avait décidé avant nous: je
+suis heureux qu'il n'ait pas d'état. Il tiendra ici votre place, autant
+qu'un ami nouveau peut remplacer un ami de vingt années, autant que je
+pourrai trouver dans mon sort une ombre de nos anciens songes.
+
+L'intimité entre F*** et moi devance le progrès du temps, et elle a déjà
+le caractère vénérable de l'ancienneté. Sa confiance n'a point de
+bornes; et comme c'est un homme très discret et naturellement réservé,
+vous jugez si j'en sens le prix. Je lui dois beaucoup: ma vie est un peu
+moins inutile, et elle deviendra tranquille malgré ce poids intérieur
+qu'il peut me faire oublier quelquefois, mais qu'il ne saurait lever. Il
+a rendu à mes déserts quelque chose de leur beauté heureuse, et du
+_romantisme_ de leurs sites _alpestres_: un infortuné, un ami y trouve
+des heures assez douces qu'il n'avait pas connues. Nous nous promenons,
+nous jasons, nous allons au hasard; nous sommes bien quand nous sommes
+ensemble. Je vois tous les jours davantage quels coeurs une destinée
+contraire peut cacher parmi les hommes qui ne les connaissent pas, et
+dans un ordre de choses où ils se chercheraient vainement eux-mêmes.
+
+Fonsalbe a vécu tristement dans de perpétuelles inquiétudes, et sans
+jouir de rien: il a deux ou trois ans de plus que moi; il sent que la
+vie s'écoule. Je lui disais: le passé est plus étranger pour nous que
+l'existence d'un inconnu, il n'en reste rien de réel: les souvenirs
+qu'il laisse sont trop vains pour être comptés comme des biens ou des
+maux par un homme sage. Quel fondement peuvent avoir les plaintes ou les
+regrets de ce qui n'est plus? Si vous eussiez été le plus heureux des
+hommes, le jour présent serait-il meilleur? Si vous eussiez souffert
+des maux affreux ... Il me laissait dire, mais je m'arrêtai moi-même. Je
+sentis que s'il eût passé dix années dans un caveau humide, sa santé en
+fût restée altérée; que les peines morales peuvent aussi laisser des
+impressions ineffaçables; et que quand un homme sensé se plaint des
+malheurs qu'il paraît ne plus éprouver, c'est leurs suites et leurs
+conséquences diverses qu'il déplore.
+
+Quand on a volontairement laissé échapper l'occasion de bien faire, on
+ne la retrouve ordinairement pas: et c'est ainsi qu'est punie la
+négligence de ceux dont la nature était de faire le bien, mais que
+retiennent les considérations du moment, ou les intérêts de leurs
+passions. Quelques-uns de nous joignent à cette disposition naturelle la
+volonté raisonnée de la suivre, et l'habitude de faire taire toute
+passion contraire; leur unique intention, leur premier désir est de
+jouer bien en tout le rôle d'homme, et d'exécuter ce qu'ils jugent être
+bon: verront-ils sans regret s'éloigner d'eux toute possibilité de faire
+bien ces choses qu'on ne peut faire qu'une fois; ces choses qui
+n'appartiennent qu'à la vie privée, mais qui sont importantes parce que
+très peu d'hommes songent réellement à les bien faire.
+
+Ce n'est pas une partie de la vie aussi peu étendue, aussi secondaire
+qu'on le pense, de faire pour sa femme non pas seulement ce que le
+devoir prescrit, mais ce qu'une raison éclairée conseille, et même tout
+ce qu'elle permet. Bien des hommes remplissent avec honneur de grandes
+fonctions publiques, qui n'eussent pas su agir dans leur intérieur,
+comme F*** eût fait s'il eût eu une femme d'un esprit juste et d'un
+caractère sûr, une femme qui fût ce qu'il fallait pour qu'il suivît sa
+pensée.
+
+Les plaisirs de la confiance et de l'intimité sont grands entre des
+amis: mais, animés et multipliés par tous ces détails qu'occasionne le
+sentiment de la différence des sexes, ces plaisirs délicats n'ont plus
+de bornes. Est-il une habitude domestique plus délicieuse que d'être bon
+et juste aux yeux d'une femme aimée; de faire tout pour elle, et de n'en
+rien exiger; d'en attendre tout ce qui est naturel et honnête, et de
+n'en rien prétendre d'exclusif; de la rendre estimable, et de la laisser
+à elle-même; de la soutenir, de la conseiller, de la protéger, sans la
+gouverner, sans l'assujettir; d'en faire une amie qui ne cache rien et
+qui n'ait rien à cacher, sans lui interdire des choses, indifférentes
+alors, mais que d'autres tairaient et devraient s'interdire; de la
+rendre la plus parfaite mais la plus libre qu'il se puisse, d'avoir sur
+elle tous les droits afin de lui rendre toute la liberté qu'une âme
+droite puisse accepter; et de faire ainsi, du moins dans l'obscurité de
+notre vie, la félicité d'un être humain digne de recevoir le bonheur
+sans le corrompre, et la liberté de l'esprit sans en être corrompu?
+
+
+
+
+LETTRE LXXXVIII
+
+DATX
+Im., 30 novembre, IX.
+
+
+Il fait aujourd'hui le temps que j'aimerais pour écrire des riens
+pendant cinq ou six heures, pour jaser de choses insignifiantes, pour
+lire de bonnes parodies, pour _passer le temps_. Depuis plusieurs jours
+je suis autant que jamais dans cette disposition; et vous auriez la
+lettre la plus longue qu'on ait encore reçue à Bordeaux, si je ne devais
+pas mesurer avec Fonsalbe la pente d'un filet d'eau qu'il veut amener
+dans la partie la plus haute de mes prés, et qu'aucune sécheresse ne
+pourra tarir, puisqu'il sort d'un petit glacier. Cependant on peut bien
+prendre le temps de vous dire que le ciel est précisément tel que je
+l'attendais.
+
+Ils n'ont pas besoin d'attendre, ceux qui vivent comme il convient, qui
+ne prennent de la nature que ce qu'ils en ont arrangé à leur manière, et
+qui sont les hommes de l'homme. Les saisons, le moment du jour, l'état
+du ciel, tout cela leur est étranger. Leurs habitudes sont comme la
+règle des moines: c'est une autre loi qui ne considère qu'elle-même;
+elle ne voit point dans la loi naturelle un ordre supérieur, mais
+seulement une suite d'incidents à peu près périodiques, une série de
+moyens ou d'obstacles qu'il faut employer ou vaincre selon la fantaisie
+des circonstances. Sans décider si c'est un mal ou non, j'avoue qu'il en
+doit être ainsi. Les opérations publiques, et presque tous les genres
+d'affaires, ont leur moment réglé longtemps d'avance: elles exigent, à
+époque fixe, le concours de beaucoup d'hommes; on ne pourrait les faire,
+on ne saurait comment s'entendre si elles suivaient d'autres convenances
+que celles qui leur sont propres. Cette nécessité entraîne le reste: et
+l'homme des villes, qui ne dépend plus des événements naturels, qui même
+les voit ou le gêner souvent ou le servir par hasard, se décide, et doit
+se décider à arranger ses habitudes selon son état, selon les habitudes
+de ceux qu'il voit, selon l'habitude publique, selon l'opinion de la
+classe dont il est, ou que ses prétentions envisagent.
+
+Une grande ville a toujours à peu près le même aspect, les occupations
+et les délassements y sont toujours à peu près les mêmes, on prend donc
+volontiers une manière d'être uniforme. Il serait effectivement fort
+incommode de se lever dès le matin dans les longs jours, de se coucher
+plus tôt en décembre. Il est agréable et salubre de voir l'aurore; mais
+que ferait-on après l'avoir vue entre les toits, après avoir entendu
+deux serins pendus à une lucarne _saluer_ le soleil levant? Un beau
+ciel, une douce température, une nuit éclairée par la lune ne changent
+rien à votre manière: vous finissez par dire, à quoi cela sert-il? et
+même en trouvant mauvais l'ordre de choses qui le fait dire, il faudrait
+convenir que celui qui le dit n'a pas tout à fait tort: et qu'on serait
+au moins original si on allait faire lever exprès son portier et courir
+de grand matin pour entendre les moineaux chanter sur le boulevard; si
+on allait s'asseoir, à la fenêtre d'un salon, derrière les rideaux, pour
+se séparer des lumières et du bruit, pour donner un moment à la nature,
+pour voir avec recueillement l'astre des nuits briller dans le ruisseau.
+
+Mais dans mon ravin des Alpes, les jours de dix-huit heures ressemblent
+peu aux jours de neuf heures. J'ai conservé quelques habitudes de la
+ville parce que je les trouve assez douces, et même convenables pour moi
+qui ne saurais prendre toutes celles du lieu: cependant avec quatre
+pieds de neige et douze degrés de glace, je ne puis vivre précisément de
+la même manière que quand la sécheresse allume les pins dans les bois,
+et que l'on fait des fromages cinq mille pieds au-dessus de moi.
+
+Il me faut un certain mauvais temps pour agir au-dehors, un autre pour
+me promener, un autre pour faire des courses, un autre pour rester
+auprès du feu quoiqu'il ne fasse point froid, et un autre encore pour me
+placer à la cheminée de la cuisine pendant que l'on fait ces choses du
+ménage qui ne sont pas de tous les jours, et que je réserve autant qu'il
+se peut pour ces moments-là. Vous voyez qu'afin de vous dire mon plan,
+je mêle ce qui est déjà pratiqué à ce qui le sera seulement: je suppose
+que j'ai déjà suivi mon genre de vie tel que je commence à le suivre en
+effet, et tel que je le dispose pour les autres saisons et pour les
+choses encore à faire.
+
+Je n'osais parler des beaux jours: il faut pourtant le confesser enfin,
+je ne les aime pas; je veux dire que je ne les aime plus. Le beau temps
+embellit la campagne, il semble y augmenter l'existence; on l'éprouve
+généralement ainsi. Mais moi, je suis plus mécontent quand il fait très
+beau. J'ai vainement lutté contre ce mal-être intérieur, je n'ai pas été
+le plus fort; alors j'ai pris un autre parti beaucoup plus commode, j'ai
+éludé le mal que je ne pouvais détruire. Fonsalbe veut bien condescendre
+à ma faiblesse: les excès modérés de la table seront pour ces jours sans
+nuages, si beaux à tous les yeux, et si accablants aux miens. Ils seront
+les jours de la mollesse: nous les commencerons tard, et nous les
+passerons aux lumières. S'il se rencontre des choses plaisantes à lire,
+des choses d'un certain comique, on les met de côté pour ces
+matinées-là. Après le dîner on s'enferme, avec du vin ou du punch. Dans
+la liberté de l'intimité, dans la sécurité de l'homme qui n'a jamais à
+craindre son propre coeur, trouvant quelquefois insuffisant et tout le
+reste et l'amitié elle-même, avides d'essayer un peu cette folie que
+nous avons perdue sans être sages, nous cherchons le sentiment actif et
+passionné de la chose présente, à la place de ce sentiment exact et
+mesuré de toutes choses, de ce concept silencieux qui refroidit l'homme
+et surcharge sa faiblesse.
+
+Minuit arrive ainsi: et l'on est délivré ... oui, l'on est délivré du
+temps; du temps précieux et irréparable, qu'il est souvent impossible de
+ne pas perdre et plus souvent impossible d'aimer.
+
+Quand on a la tête inquiétée et dérangée par l'imagination,
+l'observation, l'étude, par les dégoûts et les passions, par les
+habitudes, par la raison, croyez-vous que ce soit une chose si facile
+que d'avoir assez de temps, et surtout de n'en avoir jamais trop? Nous
+sommes, il est vrai, des solitaires, des campagnards, mais nous avons
+nos manies: nous sommes au milieu de la nature, mais nous l'observons.
+D'ailleurs, je crois que même dans l'état sauvage, beaucoup d'hommes ont
+trop d'esprit pour ne pas s'ennuyer.
+
+Nous avons perdu les passe-temps d'une société choisie; nous prétendons
+nous en consoler en songeant aux ennuis, aux contraintes futiles et
+inévitables de la société en général. Cependant n'aurait-on pu parvenir
+à ne voir que des connaissances intimes? Que mettrons-nous à la place de
+cette manière que les femmes seules peuvent avoir, qu'elles ont dans les
+capitales de la France, de cette manière qu'elles rendent si heureuse,
+et qui les rend aussi nécessaires à l'homme de goût qu'à l'homme
+passionné? C'est par là que notre solitude est profonde, et que nous y
+sommes dans le vide des déserts.
+
+A d'autres égards, je croirais que notre manière de vivre est à peu près
+celle qui emploie mieux le temps. Nous avons quitté le mouvement de la
+ville; le silence qui nous environne semble d'abord donner à la durée
+des heures une constance, une immobilité qui attriste l'homme habitué à
+précipiter sa vie. Insensiblement et en changeant de régime, on s'y fait
+un peu. En redevenant calme, on trouve que les jours ne sont pas
+beaucoup plus longs ici qu'ailleurs. Si je n'avais cent raisons, les
+unes assez solides, les autres un peu misérables, de ne point vivre en
+montagnard, j'aurais un mouvement égal, une nourriture égale, une
+manière égale: sans agitation, sans espoir, sans désir, sans attente;
+n'imaginant pas, ne pensant guère, ne voulant rien de plus, et ne
+songeant à rien de nouveau, je passerais d'une saison à une autre, et du
+temps présent à la vieillesse, comme on passe des longs jours aux jours
+d'hiver sans apercevoir leur affaiblissement uniforme: quand la nuit
+viendrait, j'en conclurais seulement qu'il faut des lumières; et quand
+les neiges commenceraient, je dirais qu'il faut allumer les poêles. De
+temps à autre j'apprendrais de vos nouvelles, et je quitterais un moment
+ma pipe pour vous répondre que je me porte bien. Je deviendrais content:
+je parviendrais à trouver l'anéantissement des jours assez rapide dans
+la froide tranquillité des Alpes: je me livrerais à cette suite
+d'incuriosité, d'oubli et de lenteur, où repose l'homme des montagnes
+dans l'abandon de leurs grandes solitudes.
+
+
+
+
+LETTRE LXXXIX
+
+DATX
+Im., 6 décembre, IX.
+
+
+J'ai voulu vous annoncer dès le jour même ce moment, jadis si désiré,
+qui pourrait faire époque dans ma vie, si j'étais entièrement revenu de
+mes songes, ou peut-être si je n'avais rien perdu de leur première
+erreur. Je suis tout à fait chez moi: les travaux sont finis. C'est
+enfin l'instant de prendre un train de vie qui emploie certaines heures,
+et qui fasse oublier les autres: je puis faire ce que je veux, mais le
+malheur est que je ne vois pas bien ce que je dois faire.
+
+C'est cependant une douce chose que l'aisance: on peut tout arranger,
+suivre les convenances, choisir et régler. Avec de l'aisance, la raison
+peut éviter le malheur dans la vie ordinaire. Les riches seraient
+heureux s'ils avaient de l'aisance: mais les riches aiment mieux se
+faire pauvres. Je plains celui que des circonstances impérieuses
+réduisent à monter sa maison au niveau de ce qu'il possède. Il n'y a
+point de bonheur domestique sans une certaine surabondance nécessaire à
+la sécurité. Si l'on trouve plus de paix et de bonne humeur dans les
+cabanes que dans les palais, c'est que l'aisance est bien plus rare dans
+les palais que dans les cabanes. Les malheureux, au milieu de l'or, ne
+savent comment vivre! S'ils avaient su borner leurs prétentions et
+celles de leur famille, ils auraient tout, car l'or fait tout: mais dans
+leurs mains inconsidérées, l'or ne fait rien. Ils le veulent ainsi: que
+leurs goûts soient satisfaits! Mais dans notre médiocrité, donnons du
+moins d'autres exemples.
+
+Pour n'être pas vraiment malheureux, il ne faut qu'un bien; on le nomme
+raison, sagesse ou vertu. Pour être satisfait, je crois qu'il en faut
+quatre, beaucoup de raison, de la santé, quelque fortune, et un peu de
+ce bonheur qui consiste à avoir le sort pour soi. A la vérité, chacun de
+ces trois autres biens n'est rien sans la raison, et la raison est
+beaucoup sans eux. Elle peut les donner enfin, ou consoler de leur
+perte; mais eux ne la donnent pas, et ce qu'ils donnent sans elle n'a
+qu'un éclat extérieur, une apparence dont le coeur n'est pas longtemps
+abusé. Avouons que l'on est bien sur la terre quand on peut et qu'on
+sait. Pouvoir sans savoir, est fort dangereux: savoir sans pouvoir, est
+inutile et triste.
+
+Pour moi, qui ne prétends pas vivre, mais seulement regarder la vie, je
+ferai bien de me mettre à imaginer du moins le rôle d'un homme. Je veux
+passer tous les jours quatre heures dans mon cabinet. J'appellerai cela
+du travail; ce n'en est pas un pourtant, car il n'est pas permis de
+poser une serrure ou d'ourler un mouchoir le jour du repos, mais on est
+très libre de faire un chapitre du _Monde primitif_. Puisque j'ai résolu
+d'écrire, je ne serais pas excusable si je ne le faisais pas
+maintenant[92]. J'ai tout ce qu'il me faut, loisir, tranquillité, ennui,
+bibliothèque bornée, mais suffisante; et au lieu de secrétaire, un ami
+qui me fera continuer, et qui soutient qu'en écrivant on peut faire
+quelque bien tôt ou tard.
+
+Avant de m'occuper des faiblesses des hommes, il faut que je vous parle
+de la mienne pour la dernière fois. Fonsalbe avec qui je n'aurais pas
+d'autres secrets, mais qui ne soupçonne rien de ceci, me fait sentir
+tous les jours, et par sa présence, et par nos entretiens où le nom de
+sa soeur revient si souvent, combien j'étais éloigné de cet oubli devenu
+mon seul asile.
+
+Il a parlé de moi dans ses lettres à Mme Del***, et il l'a fait comme
+de ma part. Je ne savais comment prévenir cela, ne pouvant en donner à
+Fonsalbe aucune raison: mais j'en suis d'autant plus fâché qu'elle aura
+dû juger contradictoire que je ne suivisse pas ce que moi-même j'avais
+dit.
+
+Ne trouvez point bizarre l'amertume que je cherche dans ces souvenirs,
+et les soins inutiles que je prends pour les éloigner, comme si je
+n'étais pas sûr de moi. Je ne suis ni fanatique, ni incertain dans ma
+droiture. Mes intentions me resteront soumises, mais ma pensée ne l'est
+pas; et si j'ai toute l'assurance de l'homme qui veut ce qu'il doit,
+j'ai toute la faiblesse de celui que rien n'a fixé. Cependant je n'aime
+point; je suis trop malheureux pour cela. Comment donc se fait-il?...
+Vous ne sauriez m'entendre, quand je ne m'entends pas moi-même.
+
+Il y a bien des années que je la vis, mais comme j'étais destiné à
+n'avoir que le songe de mon existence, il en résulta seulement que son
+souvenir restait fixé dans ma mémoire, et attaché au sentiment de
+continuité de mon être. Voilà pour ces temps dont tout est perdu.
+
+Le besoin d'aimer était devenu l'existence elle-même, et le sentiment
+des choses n'était que l'attente et le pressentiment de cette heure qui
+commence la lumière de la vie. Mais si dans le cours insipide de mes
+jours, il s'en trouvait un qui parût offrir le seul bien que la nature
+contînt alors pour mon coeur, ce souvenir était dans moi comme pour m'en
+éloigner. Sans avoir aimé, je me voyais dans une sorte d'impuissance
+d'aimer désormais, ainsi que ces hommes en qui une passion profonde a
+détruit le pouvoir de sentir une affection nouvelle. Ce souvenir n'était
+pas l'amour, puisque je n'y trouvais point de consolation, point
+d'aliment: il me laissait dans le vide, et il semblait m'y retenir: il
+ne me donnait rien, et il semblait s'opposer à ce qu'il me fût donné
+quelque chose. Je restais ainsi sans posséder ni l'ivresse heureuse que
+l'amour soutient, ni cette mélancolie amère et voluptueuse dont aiment à
+se consumer nos coeurs encore remplis d'un amour malheureux.
+
+Je ne veux point vous faire la fatigante histoire de mes ennuis. J'ai
+caché dans mes déserts ma fortune sinistre: elle entraînerait ce qui
+m'environne; elle a manqué vous envelopper vous-même. Vous avez voulu
+tout quitter pour devenir triste et inutile comme moi, mais je vous ai
+forcé de reprendre vos distractions. Vous avez cru même que j'en avais
+aussi trouvé; j'ai entretenu doucement votre erreur. Vous avez su que
+mon calme ressemblait au sourire du désespoir, j'aurais voulu que vous
+y fussiez plus longtemps trompé: je prenais pour vous écrire le moment
+où je riais ... où je ris de pitié sur moi-même, sur ma destinée, sur
+tant de choses dont je vois les hommes gémir en répétant qu'elles vont
+cesser.
+
+Je vous en dis trop: mais le sentiment de ma destinée m'élève et
+m'accable; je ne puis chercher quelque chose en moi, sans y trouver le
+fantôme de ce qui ne me sera jamais donné.
+
+C'est une nécessité qu'en vous parlant d'_elle_, je sois tout à fait
+moi. Je n'entends pas bien quelle réserve je devais m'imposer en cela.
+Elle sentait comme moi, une même langue nous était commune; sont-ils si
+nombreux ceux qui s'entendent? Cependant je ne me livrais pas à tant
+d'illusions. Je vous le répète, je ne veux point vous arrêter sur ces
+temps que l'oubli doit effacer, et qui sont déjà dans l'abîme: le songe
+du bonheur a passé avec leurs ombres dans la mort de l'homme et des
+siècles. Pourquoi ces souvenirs exhalés d'un long trépas? ils viennent
+étendre sur les restes vivants de l'homme l'amertume du sépulcre
+universel où il descendra tout entier. Je ne cherche point à justifier
+ce coeur brisé qui vous est trop bien connu, et qui ne conserve dans ses
+ruines que l'inquiétude de la vie. Vous savez ses ennuis, ses espérances
+éteintes, ses désirs inexplicables, ses besoins démesurés: ne l'excusez
+pas, soutenez-le, relevez ses débris; rendez-lui, si vous en savez les
+moyens, et le feu de la vie, et le calme de la raison, tout le mouvement
+du génie, et toute l'impassibilité du sage: je ne veux point vous porter
+à plaindre ses folies profondes.
+
+Enfin le hasard le plus inattendu me fit la rencontrer près de la Saône,
+dans un jour de tristesse. Cet événement si simple m'étonna pourtant. Je
+trouvai de la douceur à la voir quelquefois. Une âme ardente et
+tranquille, fatiguée, désabusée, immense, devait fixer l'inquiétude et
+le perpétuel supplice de mon coeur. Cette grâce de tout son être, ce fini
+inexprimable dans le mouvement, dans la voix!... Je n'aime point:
+souvenez-vous-en, et dites-vous bien tout mon malheur.
+
+Mais ma tristesse devenait plus constante et plus amère. Si Mme D***
+eût été libre, j'y eusse trouvé le plaisir d'être enfin malheureux à ma
+manière: mais elle ne l'était point, et je me retirai avant qu'il me
+devînt impossible de supporter ailleurs le poids du temps. Tout
+m'ennuyait alors, mais actuellement tout m'est indifférent. Il arrive
+même que quelque chose m'amuse; je pouvais donc vous parler de tout
+ceci. Je ne suis plus fait pour aimer, je suis éteint. Peut-être
+serais-je bon mari; j'aurais beaucoup d'attachement. Je commence à
+songer aux plaisirs de l'amour, je ne suis plus digne d'une amante.
+L'amour lui-même ne me donnerait plus qu'une femme, et un ami. Comme nos
+affections changent! comme le coeur se détruit; comme la vie passe, avant
+de finir!
+
+Je vous disais donc combien j'aimais à être ennuyé avec elle de tout ce
+qui fait les _délices_ de la vie: j'aimais bien plus les soirées
+tranquilles. Cela ne pouvait pas durer.
+
+Il m'est arrivé, rarement mais quelquefois, d'oublier que je suis sur la
+terre comme une ombre qui s'y promène, qui voit, et ne peut rien saisir.
+C'est là ma loi, quand j'ai voulu m'y soustraire, j'en ai été puni:
+quand l'illusion commence, mes misères s'aggravent. Je me suis senti à
+côté du bonheur, j'en ai été épouvanté. Peut-être ces cendres que je
+crois éteintes se seraient-elles ranimées. Il fallut partir.
+
+Maintenant je suis dans un vallon perdu. Je m'attache à oublier de
+vivre. J'ai cherché le thé pour m'affaiblir, et jusqu'au vin pour
+m'égarer. Je bâtis, je cultive; je me joue avec tout cela. J'ai trouvé
+quelques bonnes gens, et je compte aller au _cabaret_[93] pour découvrir
+des hommes: je me lève tard, je me couche tard; je suis lent à manger;
+je m'occupe de tout; j'essaie de toutes les attitudes; j'aime la nuit;
+je presse le temps, je dévore mes heures froides, je suis avide de les
+voir dans le passé.
+
+Fonsalbe est son frère: nous parlons d'elle, je ne puis l'en empêcher,
+il l'aime beaucoup. Fonsalbe sera mon ami: je le veux, il est isolé. Je
+le veux aussi pour moi: sans lui, que deviendrais-je? Mais il ne saura
+pas combien l'idée de sa soeur est présente dans ces solitudes. Ces
+gorges sombres! ces eaux romantiques! elles étaient muettes, elles le
+seront toujours: cette idée n'y met point la paix de l'oubli du monde,
+mais l'abandon des déserts. Un soir nous étions sous les pins: leurs
+cimes agitées étaient remplies des sons de la montagne, nous parlions,
+il la pleurait! Mais un frère a des larmes.
+
+Je ne fais point de serments, je ne fais point de voeux: je méprise ces
+protestations si vaines, cette éternité que l'homme croit ajouter à ses
+passions d'un jour. Je ne promets rien, je ne sais rien, tout passe,
+tout homme change: mais je me trompe bien moi-même, ou il ne m'arrivera
+pas d'aimer. Quand le dévot a rêvé sa béatitude, il n'en cherche plus
+dans le monde terrestre; et s'il vient à perdre ses sublimes illusions,
+il ne trouve aucun charme dans les choses trop inférieures aux premiers
+songes.
+
+Et elle traînera la chaîne de ses jours avec cette force désabusée, avec
+ce calme de la douleur qui lui va si bien. Plusieurs de nous seraient
+peut-être moins à leur place s'ils étaient moins loin d'être heureux.
+Cette vie passée dans l'indifférence au milieu de tous les agréments de
+la vie, et dans l'ennui avec une santé inaltérable; ces chagrins sans
+humeur, cette tristesse sans amertume, ce sourire des peines cachées;
+cette simplicité qui abandonne tout quand on pourrait tout prétendre,
+ces regrets sans plainte, cet abandon sans effort, ce découragement dont
+on dédaigne l'affliction; tant de biens négligés, tant de pertes
+oubliées, tant de facultés dont on ne veut plus rien faire: tout cela
+est plein d'harmonie, et n'appartient qu'à elle. Contente, heureuse,
+possédant tout ce qui semblait lui être dû, peut-être eût-elle moins été
+elle-même. L'adversité est bonne à qui la porte ainsi: et je suppose que
+le bonheur vînt maintenant, qu'en ferait-elle? il n'est plus temps.
+
+Que lui reste-t-il? Que nous restera-t-il dans cet abandon de la vie,
+seule destinée qui nous soit commune? Quand tout échappe jusqu'aux rêves
+de nos désirs; quand le songe de l'aimable et de l'honnête vieillit
+lui-même dans notre pensée incertaine; quand l'image sublime de
+l'harmonie dans sa grâce idéale, descend des lieux célestes, s'approche
+de la terre et se trouve enveloppée de brumes et de ténèbres; quand rien
+ne subsiste de nos besoins, de nos affections, de nos espérances; quand
+nous passons nous-mêmes avec la fuite invariable des choses, et dans
+l'inévitable instabilité du monde! mes amis, mes seuls amis, Elle que
+j'ai perdue, Vous qui vivez loin de moi, vous qui seuls me donnez encore
+le sentiment de la vie! Que nous restera-t-il, et que sommes-nous?
+
+S'il ne peut rester de nos sentiments fugitifs que le sentiment
+accablant de leur mobilité; cherchons ce vrai immuable, seule conception
+qui soutienne l'âme fatiguée du délire de nos espérances, plus navrée
+encore et plus étonnée d'elle-même quand elle a perdu leur amertume. La
+justice seule est évidente à tous; elle l'est à leur dernier comme à
+leur premier moment: sa lumière ne changera pas. Vous la suivez en paix,
+je la cherche dans mon inquiétude; et cette union du moins ne nous sera
+pas ôtée.
+
+
+
+
+SUPPLÉMENT DE 1833
+
+
+
+
+LETTRE XC[94]
+
+DATX
+Imenstròm, 28 juin, X.
+
+
+La soeur de Fonsalbe est ici, elle est venue sans être attendue, et dans
+le dessein de rester seulement quelques jours avec son frère.
+
+Vous la trouveriez à présent aussi aimable, aussi remarquable, et plus
+peut-être qu'elle ne le fut jamais. Cette apparition inopinée, le
+changement des temps, d'ineffaçables souvenirs, les lieux, la saison,
+tout semblait d'accord. Et il faut vous dire que s'il peut être une
+beauté plus accomplie aux yeux d'un artiste, aucune ne réunirait
+davantage ce qui fait généralement pour moi le charme des femmes.
+
+Nous ne pouvions ici la recevoir comme vous l'eussiez fait à Bordeaux;
+mais, au pied de nos montagnes, il nous restait à nous arranger selon la
+circonstance. On devait faucher deux prés, le soir, jusqu'à une heure
+assez avancée, puis, de grand matin, pour éviter entièrement l'ardeur du
+jour. J'avais déjà eu le projet de donner, dans cette occasion, quelque
+encouragement à mes travailleurs: des musiciens furent appelés de Vevey
+et de Lausanne. Une collation, ou, si on veut, un souper champêtre
+commençant à minuit, et assez varié pour être du goût des faucheurs
+mêmes, fut destiné à remplir l'intervalle entre les travaux du soir et
+ceux du lendemain.
+
+Il arriva qu'un peu avant la fin du jour je passai devant un escalier de
+six à sept marches. Elle était au-dessus; elle prononça mon nom. C'était
+bien sa voix, mais avec quelque chose d'imprévu, d'inaccoutumé, de tout
+à fait inimitable. Je regardai sans répondre, sans savoir que je ne
+répondais pas. Une demi-jour fantastique, un voile aérien, un brouillard
+l'environnait. C'était une forme indécise qui faisait presque
+disparaître tout vêtement; c'était un parfum de beauté idéale, une
+illusion voluptueuse, ayant un instant d'inconcevable vérité. Ainsi
+devait finir mon erreur enfin connue. Il est donc vrai, me disais-je
+deux pas plus loin, cet attachement tenait de la passion: le joug a
+existé. De cette faiblesse ont dépendu d'autres incertitudes. Ces
+années-là sont irrévocables; mais aujourd'hui demeure libre, aujourd'hui
+est encore à moi.
+
+Je m'absentai, en prévenant Fonsalbe. Je m'avançai vers le haut de la
+vallée. Je marchais sans bruit dans ma préoccupation attentive. J'étais
+fortement averti; mais le prestige me suivait, et la puissance du passé
+me paraissait invincible. Toutes ces idées d'aimer et de n'être plus
+seul m'inondaient dans la tranquille obscurité d'un lieu désert. Il y
+eut un moment où j'aurais dit, comme ceux dont plus d'une fois j'ai
+condamné la mollesse: La posséder et mourir!
+
+Cependant, se figurer dans le silence que demain tout peut finir sur la
+terre, c'est en même temps apprécier d'un regard plus ferme ce qu'on a
+fait et ce qu'on doit faire des dons de la vie. Ce que j'en ai fait!
+jeune encore, je m'arrête au moment fatal. Elle et le désert, ce serait
+le triomphe du coeur. Non, l'oubli du monde, et sans elle, voilà ma loi.
+L'austère travail et l'avenir!
+
+Je me trouvais placé au détour de la vallée; entre les rocs d'où le
+torrent se précipite, et les chants que j'avais moi-même ordonnés: ils
+commençaient au loin. Mais ces bruits de fête, le simple mouvement de
+l'air les dissipait par intervalles, et je savais l'instant où ils
+cesseraient. Le torrent au contraire subsistait dans sa force,
+s'écoulant, mais s'écoulant toujours, à la manière des siècles. La fuite
+de l'eau est comme la fuite de nos années. On l'a beaucoup redit; mais
+dans plus de mille ans, on le redira: le cours de l'eau restera, pour
+nous, l'image la plus frappante de l'inexorable passage des heures. Voix
+du torrent au milieu des ombres, seule voix solennelle sous la paix des
+cieux, sois seule entendue!
+
+Rien n'est sérieux s'il ne peut être durable. Vues de haut, que sont les
+choses d'ont nous séparera notre dernier souffle? Hésiterai-je entre une
+rencontre du hasard et les fins de ma destinée, entre une séduisante
+fantaisie et le juste, le généreux emploi des forces de la pensée? Je
+céderais à l'idée d'un lien imparfait, d'une affection sans but, d'un
+plaisir aveugle! Ne sais-je pas les promesses, qu'en devenant veuve,
+elle a faites à sa famille? Ainsi l'union entière se trouve interdite;
+ainsi la question est simple, et ne doit plus m'arrêter. Qu'y aurait-il
+de digne de l'homme dans l'amusement trompeur d'un stérile amour?
+Consacrer au seul plaisir les facultés de la vie, c'est se livrer
+soi-même à l'éternelle mort. Quelque fragiles que soient ces facultés,
+j'en suis responsable: il faut qu'elles portent leurs fruits. Ces
+bienfaits de l'existence, je les conserverai, je les honorerai, je ne
+veux du moins m'affaiblir au-dedans de moi qu'à l'instant inévitable.
+Profondeurs de l'espace, serait-ce en vain qu'il nous est donné de vous
+apercevoir? La majesté de la nuit répète d'âge en âge: malheur à toute
+âme qui se complaît dans la servitude!
+
+Sommes-nous faits pour jouir ici de l'entraînement des désirs? Après
+cette attente, après les succès, que dirons-nous de la satisfaction de
+quelques journées? Si la vie n'est que cela, elle n'est rien. Un an, dix
+ans de volupté, c'est un futile amusement, et une trop prompte amertume!
+Que restera-t-il de ces désirs, quand les générations souffrantes ou
+follement distraites passeront sur nos cendres? Comptons pour peu de
+chose ce qui se dissipe rapidement. Au milieu du grand jeu du monde,
+cherchons un autre partage: c'est de nos fortes résolutions que quelque
+effet subsistera peut-être.--L'homme est périssable.--Il se peut, mais
+périssons en résistant, et, si le néant nous est réservé, ne faisons pas
+que ce soit une justice.
+
+Vous le savez, je me décourageais, croyant que mes dispositions
+changeaient déjà. Trop facilement je m'étais persuadé que ma jeunesse
+n'était plus. Mais ces différences avaient eu pour cause, comme je crois
+vous l'avoir dit depuis, des erreurs de régime, et cela est en grande
+partie réparé. J'avais mal observé la mobilité qui me caractérise, et
+qui contribue à mes incertitudes. C'est constamment une grande
+inconstance, bien plus dans les impressions que dans les opinions, ou
+même dans les penchants. Elle ne tient pas aux progrès des années; elle
+redevient ce qu'elle était. L'habitude de me contenir et de réprimer
+d'abord tous mes mouvements intérieurs m'en avait laissé méconnaître
+souvent moi-même les oppositions. Mais, je le vois, à quarante ans de
+distance, je ne différerai pas plus que cent fois je n'ai différé d'un
+quart d'heure à l'autre. Ainsi est agitée, au milieu de l'air, la cime
+d'un arbre trop flexible; et, si vous la regardez à une autre époque,
+vous la verrez céder encore, mais céder de même.
+
+Chaque incident, chaque idée qui survient, les moindres détails
+opportuns ou incommodes, quelques souvenirs, de légères craintes, toutes
+ces émotions fortuites peuvent changer, à mes yeux, l'aspect du monde,
+l'appréciation de nos facultés et la valeur de nos jours. Tandis qu'on
+me parle de choses indifférentes, et que j'écoute avec tranquillité,
+avec indolence; tandis que me reprochant ma froideur dans ces
+conversations, je sais gré à ceux qui me la pardonnent, j'ai passé
+plusieurs fois du dégoût de cette existence si bornée que tout
+embarrasse et tout inquiète, au sentiment non moins naturel de la
+curieuse variété des choses, ou de l'amusante sagacité qui nous appelle
+à en jouir quelque temps encore. Néanmoins ce qui me paraît si
+facilement offrir un autre aspect, c'est moins l'ensemble du grand
+phénomène que chaque conséquence relative à nous, et moins l'ordre
+général que ma propre aptitude. Cet ordre visible a deux faces; l'une
+nous captive, et l'autre nous déconcerte: tout dépend d'une certaine
+confiance en nous-mêmes. Sans cesse elle me manque, et elle renaît sans
+cesse. Nous sommes si faibles, mais notre industrie a tant de dextérité!
+Un hasard favorable, un vent plus doux, un rayon de lumière, le
+mouvement d'une herbe fleurie, les gouttes de la rosée me disent que je
+m'arrangerai de toute chose. Mais les nuages se rapprochent, le
+bouvreuil ne chante plus, une lettre se fait attendre, ou dans mes
+essais quelque pensée mal rendue restera inutile; je ne vois plus alors
+que des obstacles, des lenteurs, de sourdes résistances, des desseins
+trompés, les déplaisirs des heureux, les souffrances de la multitude,
+et me voici le jouet de la force qui nous brisera tous.
+
+Du moins cette mobilité n'est pas de nature à ébranler les principes de
+conduite. Il n'importe même que le but se présente seulement comme
+vraisemblable, s'il est unique. Affermis en un sens, n'attendons pas
+d'autres clartés: nous pouvons marcher dans les sentiers peu connus.
+Ainsi tout se décide. Je suis ce que j'étais: si je le veux, je serai ce
+que je pouvais être. Certainement c'est peu de chose; mais enfin ne
+descendons plus au-dessous de nous-mêmes.
+
+
+
+
+DATX
+30 juin.
+
+
+Je vous écris longuement. Je dis en beaucoup de paroles ce que j'aurais
+pu vous apprendre en trois lignes, mais c'était ma manière, et
+d'ailleurs j'ai du loisir. Rien ne m'occupe, rien ne m'attache; je me
+sens encore suspendu dans le vide. Il me faut, je pense, un jour de
+plus, un seul. Cela finira puisque je l'ai résolu; mais à présent tout
+me semble attristé. Je ne suis pas indécis, mais ému jusqu'à une sorte
+de stupeur et de lassitude. Je continue ma lettre pour m'appuyer sur
+vous.
+
+ * * * * *
+
+Je restai seul quelque temps encore. Déjà j'étais moins étranger à la
+tranquille harmonie de la nature. Je rentrai pendant le souper avant que
+les chants cessassent.
+
+Désormais n'attendez plus de moi, ni une paresse inexcusable, ni
+l'ancienne irrésolution. La santé et l'aisance sont des facilités qu'on
+ne réunit pas toujours: je les possède, et j'en ferai usage. Que cette
+déclaration devienne ma règle. Si je parle aux hommes de leurs
+faiblesses volontaires, ne convient-il pas que je ne m'en permette
+aucune? Vous savez que jadis j'ai eu, dans mes vains projets, quelques
+velléités africaines. Mais à cette époque, tout s'est accordé pour
+rendre impraticable un dessein que d'ailleurs il aurait fallu mûrir
+davantage, et maintenant il serait tard pour se livrer aux études qui en
+prépareraient l'exécution.
+
+Que faire donc? Je crois définitivement qu'il ne m'est donné que
+d'écrire.--Sur quels sujets?--Déjà vous le savez à peu près.--D'après
+quel modèle?--Assurément je n'imiterai personne, à moins que ce ne soit
+par une sorte de caprice, et dans un court passage. Je crois très
+déplacé de prendre la manière d'un autre, si on peut en avoir une à soi.
+Quant à celui qui n'a pas la sienne, c'est-à-dire qui n'est jamais
+entraîné, jamais inspiré, à quoi lui sert d'écrire?--Quel style
+enfin?--Ni rigoureusement classique, ni inconsidérément libre. Pour
+mériter d'être lu, il faut observer les convenances réelles.--Mais qui
+en jugera?--Moi apparemment. N'ai-je pas lu les auteurs qui
+travaillèrent avec circonspection, comme ceux qui écrivirent avec plus
+d'indépendance? C'est à moi de prendre, selon mes moyens, un milieu qui
+convienne, d'un côté à mon sujet ou à mon siècle, et de l'autre à mon
+caractère, sans manquer à dessein aux règles admises, mais sans les
+étudier expressément.--Quelles seront les garanties de succès?--Les
+seules naturelles. S'il ne suffit pas de dire des choses vraies, et de
+s'efforcer de les exposer d'une manière persuasive, je n'aurai point de
+succès: voilà tout. Je ne crois pas qu'il soit indispensable d'être
+approuvé de son vivant, à moins qu'on ne se voie condamné au malheur
+d'attendre de sa plume ses moyens de subsistance.
+
+Passez les premiers, vous qui demandez de la gloire présente, de la
+gloire de salon. Passez, hommes de société, hommes considérables dans
+les pays où tout dépend de ces accointances, vous qui êtes féconds en
+idées du jour, en livres de parti, en expédients pour produire de
+l'effet, et qui, même après avoir tout adopté, tout quitté, tout repris,
+tout usé, trouvez encore à esquisser quelques pamphlets indécis, afin de
+faire dire: le voilà avec ses mots expressifs et ingénieusement accolés,
+bien qu'un peu rebattus. Passez les premiers, hommes séduisants et
+séduits, car enfin vous passerez vite, et il est bon que vous ayez votre
+temps; montrez-vous donc aujourd'hui dans votre adresse et votre
+prospérité.
+
+Ne serait-on pas à peu près sûr de rendre un ouvrage utile, sans le
+déshonorer par des intrigues pour hâter la célébrité de l'auteur?
+Restez-vous dans la retraite, ou même vivez-vous sans bruit dans une
+capitale; enfin, votre nom est-il inconnu, et votre livre ne
+s'écoule-t-il pas? Qu'un certain nombre d'exemplaires en soient déposés
+dans les principales bibliothèques, ou envoyés, sans en demander compte,
+à des libraires dans les grandes villes; tôt ou tard cet écrit sera mis
+à sa place avec autant de vraisemblance que si vous aviez mendié des
+suffrages.
+
+Ainsi ma tâche est indiquée. Il ne me reste plus qu'à la remplir, si ce
+n'est avec bonheur, avec éclat, du moins avec quelque zèle et quelque
+dignité. Je renonce à diverses choses, me bornant presque à éviter la
+douleur. Serai-je à plaindre dans la retraite, ayant l'activité,
+l'espérance et l'amitié? Etre occupé sans devenir trop laborieux
+contribue essentiellement à la paix de l'âme, de tous les biens le moins
+illusoire. On n'a plus besoin de plaisirs, puisque les avantages les
+plus simples donnent des jouissances: c'est ainsi que tant d'hommes
+bien portants s'accommodent des aliments les moins recherchés.
+
+Qui ne voit que l'espérance est préférable aux souvenirs? Dans notre
+vie, continuel passage, l'avenir importe seul: ce qui est arrivé
+disparaît, et le présent même nous échappe s'il ne sert de moyen.
+D'agréables traces du passé ne me paraissent un grand avantage que pour
+les imaginations faibles, qui, après avoir été un peu vives, deviennent
+débiles. Ces hommes-là, s'étant figuré les choses autrement qu'elles ne
+doivent être, se sont passionnés. L'épreuve les a désabusés; ne pouvant
+plus imaginer avec exagération, ils n'imaginent plus. Les fictions
+vraies pour ainsi dire leur étant interdites, ils auraient besoin de
+riants souvenirs; sans cela nulle pensée ne les flatte. Mais celui dont
+l'imagination est puissante et juste peut toujours se faire une idée
+assez positive des divers biens, lorsque le sort lui laisse du calme: il
+n'est pas au nombre de ceux qui ne connaissent en cela que ce qu'ils ont
+appris anciennement.
+
+Il me restera pour la douceur journalière de la vie notre correspondance
+et Fonsalbe: ces deux liens me suffiront. Jusque dans nos lettres,
+cherchons le vrai sans pesantes dissertations comme sans systèmes
+opiniâtres: invoquons le vrai immuable. Quelle autre conception
+soutiendrait l'âme, fatiguée quelquefois de ses vagues espérances, mais
+bien plus étonnée d'elle-même, bien plus délaissée quand elle a perdu et
+les langueurs, et les délices de cette active incertitude. La justice du
+moins a son évidence. Généralement vous recevez en paix les lumières
+morales; je les poursuis dans mon inquiétude: notre union subsistera.
+
+On n'est pas encore parvenu à se procurer l'autre partie des lettres
+d'Oberman. On n'a recueilli que le fragment suivant qui s'est trouvé
+sans date.
+
+
+
+
+DERNIÈRE PARTIE D'UNE LETTRE
+
+SANS DATE CONNUE
+
+
+...Que d'infortunés auront dit, de siècle en siècle, que les fleurs nous
+ont été accordées pour couvrir notre chaîne, pour nous abuser tous au
+commencement, et contribuer même à nous retenir jusqu'au terme! Elles
+font plus, mais assez vainement peut-être: elles semblent indiquer ce
+que nulle tête mortelle n'approfondira.
+
+Si les fleurs n'étaient que belles sous nos yeux, elles séduiraient
+encore; mais quelquefois leur parfum entraîne, comme une heureuse
+condition de l'existence, comme un appel subit, un retour à la vie plus
+intime. Soit que j'aie chercher ces émanations invisibles, soit surtout
+qu'elles s'offrent, qu'elles surprennent, je les reçois comme une
+expression forte, mais précaire, d'une pensée dont le monde matériel
+renferme et voile le secret.
+
+Les couleurs aussi doivent avoir leur éloquence: tout peut être symbole.
+Mais les odeurs sont plus pénétrantes, sans doute parce qu'elles sont
+plus mystérieuses, et que s'il nous faut dans notre conduite ordinaire
+de palpables vérités, les grands mouvements de l'âme ont pour principe
+une vérité d'un autre ordre, le vrai essentiel, et cependant
+inaccessible dans nos voies chancelantes.
+
+Jonquille! violette! tubéreuse! vous n'avez que des instants afin de ne
+pas accabler notre faiblesse, ou peut-être pour nous laisser dans
+l'incertitude où s'agite notre esprit, tantôt généreux, tantôt
+découragé. Non, je n'ai vu ni le sindrimal du Ceylan, ni le gulmikek de
+Perse, ni le pé-gé-hong de la Chine méridionale, mais ce serait assez de
+la jonquille ou du jasmin pour me faire dire que, tels que nous sommes,
+nous pourrions séjourner dans un monde meilleur.
+
+Que veux-je? Espérer, puis n'espérer plus, c'est être ou n'être plus:
+voilà l'homme, sans doute. Mais comment se fait-il qu'après les chants
+d'une voie émue, après les parfums des fleurs, et les soupirs de
+l'imagination, et les élans de la pensée, il faille mourir?
+
+Et il se peut que le sort le voulant ainsi, on entende s'approcher
+secrètement une femme remplie de grâce aimante, et que derrière quelque
+rideau, mais sûre d'être bien visible, à cause des rayons du couchant,
+elle se montre sans autre voile pour la première fois, se recule vite,
+et revienne d'elle-même, en souriant de sa voluptueuse résolution. Mais
+ensuite il faudra vieillir. Où sont aujourd'hui les violettes qui
+fleurirent pour d'anciennes générations?
+
+Il est deux fleurs silencieuses en quelque sorte, et à peu près dénuées
+d'odeur, mais qui, par leur attitude assez durable, m'attachent à un
+point que je ne saurais dire. Les souvenirs qu'elles suscitent ramènent
+fortement au passé, comme si ces liens des temps annonçaient des jours
+heureux. Ces fleurs simples, ce sont le barbeau des champs, et la hâtive
+pâquerette, la marguerite des prés.
+
+Le barbeau est la fleur de la vie rurale. Il faudrait le revoir dans la
+liberté des loisirs naturels, au milieu des blés, au bruit des fermes,
+au chant des coqs (O), sur le sentier des vieux cultivateurs: je ne
+voudrais pas répondre que cela quelquefois n'allât jusqu'aux larmes.
+
+La violette et la marguerite des prés sont rivales. Même saison, même
+simplicité. La violette captive dès le premier printemps; la pâquerette
+se fait aimer d'année en année. Elles sont l'une à l'autre ce qu'est un
+portrait, ouvrage du pinceau, à côté d'un buste en marbre. La violette
+rappelle le plus pur sentiment de l'amour: tel il se présente à des
+coeurs droits. Mais enfin cet amour même, si persuasif et si suave, n'est
+qu'un bel accident de la vie. Il se dissipe tandis que la paix des
+campagnes nous reste jusqu'à la dernière heure. La marguerite est le
+signe patriarcal de ce doux repos.
+
+Si j'arrive à la vieillesse, si, un jour, plein de pensées encore, mais
+renonçant à parler aux hommes, j'ai auprès de moi un ami pour recevoir
+mes adieux à la terre, qu'on place ma chaîne sur l'herbe courte, et que
+de tranquilles marguerites soient là devant moi, sous le soleil, sous le
+ciel immense, afin qu'en laissant la vie qui passe je retrouve quelque
+chose de l'illusion infinie.
+
+
+
+
+SUPPLÉMENT DE 1840
+
+
+
+
+LETTRE XCI
+
+DATX
+Sans date connue[95].
+
+
+Je ne vous ai jamais conté l'embarras où je me suis vu, un jour que je
+voulais franchir les Alpes d'Italie.
+
+Je viens de me rappeler fortement cette circonstance, en lisant quelque
+part: «Nous n'avons peut-être reçu la vie présente que pour rencontrer,
+malgré nos faiblesses, des occasions d'accomplir avec énergie ce que le
+moment veut de nous.» Ainsi, employer toutes ses forces à propos, et
+sans passion comme sans crainte, ce serait être pleinement homme. On a
+rarement ce bonheur. Quant à moi, je ne l'ai éprouvé qu'à demi dans ces
+montagnes, puisqu'il ne s'agissait que de mon propre salut.
+
+Je ne pourrai vous rendre compte de l'événement qu'avec des détails tout
+personnels: il ne se compose pas d'autre chose.
+
+J'allais à la cité d'Aoste et j'étais déjà dans le Valais, lorsque
+j'entendis un étranger dire, dans l'auberge, qu'il ne se hasarderait
+point à passer sans guide le Saint-Bernard. Je résolus aussitôt de le
+passer seul: je prétendis que d'après la disposition des gorges, ou la
+direction des eaux, j'arriverais à l'hospice en devançant les muletiers,
+et en ne prenant d'eux aucun renseignement.
+
+Je sortis de Martigny à pied par un temps très beau. Impatient de voir
+du moins dans l'éloignement quelque site curieux, je marchais d'autant
+plus vite qu'au-dessus de Saint-Branchier je n'apercevais rien de
+semblable. Arrivé à Liddes, je me figurai que je ne trouverais plus
+avant l'hospice aucune espèce d'hôtellerie. Celle de Liddes avait épuisé
+sa provision de pain, et n'était pourvue d'aucun légume. Il y restait
+uniquement un morceau de mouton, auquel je ne touchai pas. Je pris peu
+de vin; mais, à cette heure inusitée, il n'en fallut pas plus pour me
+donner un tel besoin d'ombre et de repos, que je m'endormis derrière
+quelques arbustes.
+
+J'étais sans montre, et au moment de mon réveil je ne soupçonnai pas que
+j'eusse demeuré là plusieurs heures. Quand je me remis en chemin, ce fut
+avec la seule idée d'arriver au but: je n'avais plus d'autre espérance.
+La nature n'encourage pas toujours les illusions que pourtant elle nous
+destina. Aucune diversion ne s'offrait, ni la beauté des vallées, ni la
+singularité des costumes, ni même l'effet de l'air accoutumé des
+montagnes. Le ciel avait entièrement changé d'aspect. De sombres nuages
+enveloppaient les cimes dont je m'approchais; toutefois cela ne put me
+désabuser à l'égard de l'heure; puisque à cette élévation ils s'amassent
+souvent avec promptitude.
+
+Peu de minutes après, la neige tombait en abondance. Je passai au
+village de Saint-Pierre, sans questionner personne. J'étais décidé à
+poursuivre mon entreprise, malgré le froid, et bien qu'au-delà il
+n'existât plus de chemin tracé. De toute manière, il n'était plus
+question de se diriger avec quelque certitude. Je n'apercevais les
+rochers qu'à l'instant d'y toucher, mais je n'en cherchais d'autre cause
+que l'épaisseur du nuage et de la neige. Quand l'obscurité fut assez
+grande pour que la nuit seule pût l'expliquer, je compris enfin ma
+situation.
+
+La glace vive au pied de laquelle j'arrivai, ainsi que le manque de
+toute issue praticable pour des mulets, me prouvèrent que j'étais hors
+de la voie. Je m'arrêtai, comme pour délibérer à loisir; mais un total
+engourdissement des bras m'en dissuada aussitôt. S'il devenait
+impraticable d'attendre le jour dans le lieu où j'étais parvenu, il
+semblait également impossible de trouver le monastère, dont me
+séparaient peut-être des abîmes. Un seul parti se présenta, de consulter
+le bruit de l'eau, afin de me rapprocher du courant principal qui, de
+chute en chute, devait passer auprès des dernières habitations que
+j'eusse vues en montant. A la vérité j'étais dans les ténèbres, et au
+milieu de roches dont j'aurais eu peine à sortir en plein jour.
+L'évidence du danger me soutint. Il fallait ou périr, ou se rendre sans
+trop de retard au village qui devait être distant de près de trois
+lieues.
+
+J'eus assez promptement un succès; j'arrivai au torrent qu'il importait
+de ne plus quitter. Si je m'étais engagé de nouveau dans les roches,
+peut-être n'aurais-je pas su en redescendre. Nivelé à demi par l'effet
+de siècles, le lit de la Drance devait présenter une aspérité moins
+redoutable en quelques endroits que les continuelles anfractuosités des
+masses voisines. Alors s'établit la lutte contre les obstacles; alors
+commença la jouissance toute particulière que suscitait la grandeur du
+péril. J'entrai dans le courant bruyant et inégal, avec la résolution de
+le suivre jusqu'à ce que cette tentative hasardeuse se terminât ou par
+quelque accident tout à fait grave, ou par la vue d'une lumière au
+village. Je me livrai ainsi au cours de cette onde glaciale. Quand elle
+tombait de haut, je tombais avec elle. Une fois la chute fut si forte
+que je croyais le terme arrivé, mais un bassin assez profond me reçut.
+Je ne sais comment j'en sortis: il me semble que les dents, à défaut des
+mains, saisirent quelque avance de roche. Quant aux yeux, ils n'étaient
+guère utiles, et je les laissais, je crois, se fermer lorsque
+j'attendais un choc trop violent. J'avançais avec une ardeur que nulle
+lassitude ne paraissait devoir suspendre, heureux apparemment de suivre
+une impulsion fixe, de continuer un effort sans incertitude. Commençant
+à me faire à ces mouvements brusques, à cette sorte d'audace, j'oubliais
+le village de Saint-Pierre, seul asile auquel je pusse atteindre,
+lorsqu'une clarté me l'indiqua. Je la vis avec une indifférence qui,
+sans doute, tenait plus de l'irréflexion que du vrai courage, et
+néanmoins je me rendis, comme je pus, à cette demeure dont les habitants
+étaient auprès du feu. Un coin manquait au volet de la petite fenêtre de
+leur cuisine: je dus la vie à cet incident.
+
+C'était une auberge comme on en rencontre dans les montagnes.
+Naturellement il y manquait beaucoup de choses, mais j'y trouvai des
+soins dont j'avais besoin. Placé à l'angle intérieur d'une vaste
+cheminée, principale pièce de la maison, je passai une heure, ou
+davantage, dans l'oubli de cet état d'exaltation dont j'avais entretenu
+le singulier bonheur. Nul et triste depuis ma délivrance, je fis ce
+qu'on voulut: on me donna du vin chaud, ne sachant pas que j'avais
+surtout besoin d'une nourriture plus solide.
+
+Un de mes hôtes m'avait vu gravir la montagne vers la fin du jour
+pendant ces bourrasques de neige que redoutent les montagnards mêmes, et
+il avait dit ensuite dans le village: «Il a passé ce soir un étranger
+qui allait là-haut; de ce temps-ci, c'est autant de mort.» Lorsque plus
+tard ces braves gens reconnurent qu'effectivement j'eusse été perdu sans
+le mauvais état de leur volet, un d'eux s'écria en patois: «Mon Dieu, ce
+que c'est que de nous!»
+
+Le lendemain on m'apporta mes vêtements bien sèches et à peu près
+réparés; mais je ne pus me défaire d'un frisson assez fort, et
+d'ailleurs plusieurs pieds de neige sur le sol s'opposaient à ce que je
+me remisse volontiers en route. Je passai la moitié de la journée chez
+le curé de cette faible bourgade, et je dînai avec lui: je n'avais pas
+mangé depuis quarante et quelques heures. Le jour suivant, la neige
+ayant disparu sous le soleil du matin, je franchis sans guide les cinq
+lieues difficiles, et les symptômes de fièvre me quittèrent pendant ma
+marche. A l'hospice, où je fus bien accueilli, j'eus néanmoins le
+malheur de ne pas tout approuver. Je trouvais déplacée une variété de
+mets qu'en des lieux semblables je ne qualifiais pas d'hospitalité
+attentive, mais de recherche; et il me sembla aussi que dans la
+chapelle, cette église de la montagne, une simplicité plus solennelle
+eût mieux convenu que la prétention des enjolivements. Je restai le soir
+au petit village de Saint-Remi, en Italie. Le torrent de la Doire se
+brise contre un angle des murs de l'auberge. Ma fenêtre resta ouverte,
+et, toute la nuit, ce fracas m'éveilla ou m'assoupit alternativement, à
+ma grande satisfaction.
+
+Plus bas, dans la vallée, je rencontrai des gens chargés de ces goîtres
+énormes qui m'avaient beaucoup frappé de l'autre côté du Saint-Bernard,
+à l'époque de mes premières incursions dans le Valais. A un quart de
+lieue de Saint-Maurice, il est un village tellement garanti des vents
+froids par sa situation très remarquable, que des lauriers ou des
+grenadiers pourraient y subsister sans autre abri en toute saison; mais
+assurément les habitants n'y songent guère. Trop bien préservés des
+frimas, et dès lors affligés de crétinisme, ils végètent indifférents au
+pied de leurs immenses rochers, ne sachant pas même ce que c'est que ce
+mouvement des étrangers qui passent à si peu de distance de l'autre côté
+du fleuve. Je résolus d'aller voir de plus près, en redescendant vers la
+Suisse, ces hommes endormis dans une lourde ignorance, pauvres sans le
+savoir, et infirmes sans précisément souffrir: je crois ces infortunés
+plus heureux que nous.
+
+ * * * * *
+
+Sans l'exactitude scrupuleuse de mon récit, il serait si peu susceptible
+d'intérêt, que votre amitié même ne lui en trouverait pas. Pour moi, je
+ne me rappelle que trop une fatigue que je ne ressentais pas alors, mais
+qui m'a privé sans retour de la fermeté des pieds. J'oublierai moins
+encore que, jusqu'à présent, les deux heures de ma vie où je fus le plus
+animé, le moins mécontent de moi-même, le moins éloigné de l'enivrement
+du bonheur, ont été celles où, pénétré de froid, consumé d'efforts,
+consumé de besoin, poussé quelquefois de précipices en précipices avant
+de les apercevoir et n'en sortant vivant qu'avec surprise, je me disais
+toujours, et je disais simplement dans ma fierté sans témoins: Pour
+cette minute encore, je veux ce que je dois, je fais ce que je veux.
+
+
+
+
+NOTES DE L'EDITION DE 1833
+
+
+NOTE A (_Observations_)
+
+Oberman a besoin d'être un peu deviné. Il est loin, par exemple, de
+prendre un parti définitif sur plusieurs questions qu'il aborde; mais
+peut-être conclut-il davantage dans la suite de ses lettres. Jusqu'à
+présent cette seconde partie manque presque entière.
+
+
+NOTE B (_Lettre II_, p. 30[96], ligne 22)
+
+Il est à croire que le ciel de Genève ressemble beaucoup à celui des
+lieux voisins.
+
+
+NOTE C (_Lettre II_, p. 31, ligne 30)
+
+Cette hauteur peut être considérée comme se rattachant aux Alpes, mais
+difficilement au Jura.
+
+
+NOTE D (_Lettre VII_, p. 66, ligne 13)
+
+On ne sait pas précisément où commence ce qui est ici appelé _éther_.
+
+
+NOTE E (_Lettre XX_, p. 91, ligne 31)
+
+Sans doute l'auteur de ces lettres aurait demandé grâce pour ces détails
+et pour quelques autres, s'il en avait prévu la publication.
+
+
+NOTE F (_Même lettre_, p. 93, ligne 11)
+
+Cette circonstance du tonneau est contestée pour plusieurs raisons.
+
+NOTE G (_Lettre XXXVIII_ [_3e fragment_], p. 158, ligne 11)
+
+On a fait plusieurs essais de paroles adaptées à cette _marche_ des
+pasteurs. Un de ces morceaux, en patois de la Gruyère, contient
+quarante-huit vers.
+
+ _Les armaillis di Columbette
+ Dé bon matin sé son leva,_ etc.
+
+Une de ces sortes d'églogues, composée, dit-on, dans l'Appenzel, en
+langage allemand, finit à peu près ainsi: «Retraites profondes,
+tranquille oubli! O paix des hommes et des lieux, ô paix des vallées et
+des lacs! pasteurs indépendants, familles ignorées, naïves coutumes!
+donnez à nos coeurs le calme des chalets et le renoncement sous le ciel
+sévère. Montagnes indomptées! froid asile! dernier repos d'une âme libre
+et simple!»
+
+
+NOTE H (_Lettre XLIII_, p. 191, ligne 7)
+
+L'auteur ne dit pas expressément ce qu'il entend ici par religion, mais
+on voit qu'il s'agit en particulier de la croyance des Occidentaux.
+
+
+NOTE I (_Lettre LXII_, p. 286, ligne 2)
+
+A cette lettre était joint ce qui suit:
+
+«Le _Manuel_ me fait souvenir de quelques autres morceaux que m'a aussi
+communiqués le même savant. Ses recherches avaient moins pour objet ce
+qu'il pouvait trouver précieux que ce qui lui paraissait original, ou
+même bizarre.
+
+«Voici le plus court de ces morceaux de littérature, ou, si vous voulez,
+de philosophie étrange.
+
+«Examinez toutefois: il se peut que les aperçus d'un homme du Danube ne
+s'éloignent pas de la vérité.»
+
+
+CHANT FUNÈBRE D'UN MOLDAVE.
+
+_Traduit de l'esclavon_
+
+«Si nous sommes émus profondément, aussitôt nous songeons à quitter la
+terre. Qu'y aurait-il de mieux, après une heure de délices? Comment
+imaginer un autre lendemain à de grandes jouissances? Mourons: c'est le
+dernier espoir de la volupté, le dernier mot, le dernier cri du désir.
+
+«Si vous désirez vivre encore, contenez-vous; suspendez ainsi votre
+chute. Jouir, c'est commencer à périr; se priver, c'est s'arranger pour
+vivre. La volupté apparaît à l'issue des choses, à l'un et à l'autre
+terme; elle communique la vie, et elle donne la mort. L'entière volupté,
+c'est la transformation.
+
+«Comme un enfant, l'homme s'amuse de peu de chose sur la terre, mais
+enfin sa destination est de choisir parmi ce qu'elle offre. Quand ces
+choix sont accomplis, c'est la mort qu'il veut voir: ce jeu longtemps
+redouté pourra seul désormais lui faire impression.
+
+«N'avez-vous jamais désiré la mort? C'est que vous n'avez pas achevé
+l'expérience de la vie. Mais si vos jours sont faciles et voluptueux, si
+le sort vous poursuit de ses faveurs, si vous êtes au faîte, tombez; la
+mort devient votre seul avenir.
+
+«On aime à s'approcher de la mort, à se retirer, à la considérer de
+nouveau, jusqu'à ce que la saisir paraisse une forte joie. Que de beauté
+dans la tempête! C'est qu'elle promet la mort. Les éclairs montrent les
+abîmes, et la foudre les ouvre.
+
+«Quel plus grand objet de curiosité! Quel besoin plus impérieux! Il est
+fini pour chacun de nous, selon ses forces, l'examen des choses du
+monde. Mais derrière la mort se trouve la région immense avec toute sa
+lumière, ou la nuit perpétuelle.
+
+«Ils redoutent moins la mort, les hommes d'un grand caractère, les
+hommes de génie, les hommes qui sont dans la force de l'âge. Serait-ce
+parce qu'ils ne croient pas à la destruction malgré leur indépendance,
+et que d'autres y croient malgré leur foi?
+
+«La mort n'est pas un mal, puisqu'elle est universelle. Le mal c'est
+l'exception aux lois suprêmes. Réunissons sans amertume ce qui est
+nécessairement notre partage. Comme accident, et lorsqu'elle étonne, la
+mort peut affliger; quand on y arrive naturellement, elle est
+consolante.
+
+«Attendons et puis mourons. Si la vie actuelle n'est qu'une sujétion,
+qu'elle finisse; si elle ne conduit à rien, s'il doit être inutile
+d'avoir vécu, soyons délivrés de ce leurre. Mourons, ou pour vivre
+réellement, ou pour ne plus feindre de vivre.
+
+«La mort reste inconnue. Lorsque nous l'interrogeons, elle n'est pas là;
+quand elle se présente; quand elle frappe, nous n'avons plus de voix. La
+mort retient un des mots de l'énigme universelle, un mot que la terre
+n'entendra jamais.»
+
+Condamnerons-nous ce rêveur du Danube? Mettrons-nous au nombre des
+vaines fantaisies de l'imagination toute idée étrangère à une frivolité
+dont la multitude ne veut pas sortir?
+
+Peut-être, dans ces moments où semble commencer une heure de sommeil,
+dans les campagnes, vers midi, peut-être avez-vous éprouvé une
+impression indéfinissable, heureux sentiment d'une vie chancelante, pour
+ainsi dire, mais plus naturelle et plus libre. Tous les bruits
+s'éloignent, tous les objets échappent. Une pensée dernière se présente
+avec tant de vérité qu'après cette sorte d'illusion demi-vivante,
+imprévue et fugitive, il ne peut y avoir rien, si ce n'est l'entier
+oubli, ou un réveil subit.
+
+Nous aurions à remarquer surtout de quoi se composent alors ces rapides
+images. Souvent une femme apparaît. Il ne s'agit pas de grâce ordinaire,
+de charme prolongé, de voluptueuse espérance. C'est plus que le plaisir,
+c'est la pureté de l'idéal; c'est la possession entrevue comme un
+devoir, comme un simple fait, comme une entraînante nécessité. Mais le
+sein de cette femme exprime avec énergie qu'elle nourrira. Ainsi est
+accomplie notre mission. Sans trouble et sans regret nous pourrions
+mourir. Donner la vie et franchir, en fermant l'oeil, les bornes du monde
+connu, voilà peut-être ce qu'il y a d'essentiel ici dans notre
+destination. Le reste ne serait qu'un moyen assez indifférent de
+consumer les autres minutes pour arriver au but.
+
+Je ne dis pas que ce léger rêve, dans les instants dont nous parlons,
+que cette figure abrégée de la vie, au milieu du tranquille oubli de
+tant de choses, que cette paisible et puissante émotion soit la même
+chez la plupart des hommes. Je l'ignore; mais enfin elle ne m'est pas
+particulière, sans doute.
+
+Transmettre la vie et la perdre, ce serait dans l'ordre apparent notre
+principal office sur la terre. Cependant je demanderai s'il n'est plus
+de songes dans le dernier sommeil? Je demande si réellement la loi de
+mort sera inflexible? Plusieurs d'entre nous ont vu se fortifier à
+quelques égards leur intelligence: ne pourraient-ils résister quand
+d'autres succombent?
+
+
+NOTE K (_Lettre LXIII_, p. 301, à la dernière ligne de la note)
+
+Il faut redire ici que, sauf les additions désignées comme telles,
+l'édition présente reste conforme à la première.
+
+
+NOTE L (_Lettre LXVII_, p. 326, ligne 13)
+
+On peut douter que la vigne ait jamais donné quelque produit dans ce
+vallon.
+
+
+NOTE M _(Lettre LXVIII_, p. 335, ligne 25)
+
+L'anecdote connue à laquelle ceci paraît faire allusion n'a rien
+d'authentique.
+
+
+NOTE N (_Lettre LXXXIX_, p. 425, dernière ligne)
+
+Il paraît que cette dernière phrase n'appartient pas à cette lettre, qui
+devait se terminer comme il suit:
+
+«...Que lui reste-t-il? Que nous restera-t-il dans cet abandon, seule
+destinée qui nous soit commune? Quand le songe de l'aimable et de
+l'honnête vieillit en notre pensée incertaine; quand l'image de
+l'harmonie descend des lieux célestes, s'approche de la terre, et se
+trouve enveloppée de brumes et de ténèbres; quand rien ne subsiste de
+nos affections ou de notre espoir; quand nous passons avec la fuite
+invariable des choses et dans l'inévitable instabilité du monde! mes
+amis! elle que j'ai perdue, vous qui vivez loin de moi! comment se
+féliciter du don d'existence?
+
+«Qu'y a-t-il qui nous soutienne réellement? Que sommes-nous? tristes
+composés de matière aveugle et de libre pensée, d'espérance et de
+servitude; poussés par un souffle invisible malgré nos murmures;
+rampants à la vue des clartés de l'espace sur un sol immonde, et roulés
+comme des insectes dans les sentiers fangeux de la vie, mais, jusqu'à la
+dernière chute, rêvant les pures délices d'une destination sublime.»
+
+NOTE O (_Dernière lettre_, p. 435)
+
+A cette époque, Oberman avait peut-être quitté Imenstròm. Peut-être
+aussi, sans avoir été obligé de rentrer dans les villes, regrettait-il
+le mouvement si champêtre des grandes métairies. Les pâturages des Alpes
+septentrionales et des hautes Alpes sont souvent dans des situations
+très pittoresques; mais on n'y connaît qu'une récolte, et on n'y fait
+toute l'année qu'une même chose.
+
+
+
+
+INDICATIONS
+
+Les chiffres, sans autre désignation, indiquent les lettres et non les
+pages.
+
+
+ADVERSITÉ, 64.
+
+AISANCE. De l'aisance réelle, 89.
+
+AMITIÉ, 36, 63.
+
+AMOUR, 89. Voyez aussi FEMMES. De l'amour, de ses effets et de son
+importance, 63.
+
+AMOUR-PROPRE, 27.
+
+ARGENT. Du mépris de l'argent, 2e fragment. De l'emploi de l'argent,
+65.
+
+AUTOMNE, 24.
+
+AUTEUR, voyez ECRIVAIN.
+
+BEAU (du), 21.
+
+BONHEUR. Des causes du bonheur, 1er fragment.
+
+CAMPAGNES. De nos campagnes, 12. Voyez aussi VILLES.
+
+CÉLIBAT, 86.
+
+CICÉRON, 4, en note.
+
+CHRISTIANISME. Du christianisme, et des grandes choses qu'il eût pu
+faire, 44, p. 202 et suiv.
+
+CLIMATS. Des divers climats, 68. Effets des différents climats, 70.
+
+CONTRADICTIONS, 81.
+
+DÉSIRS. Du prestige du désir dans le coeur qui ignore la vie, 39.
+
+DEVOIRS. Incertitude des devoirs, 86.
+
+DIVORCE, voyez MARIAGE.
+
+DOMESTIQUES, 52, 66.
+
+DOGMES, voyez FOI, MYSTÈRES, RELIGION.
+
+ECRIVAIN. De l'écrivain qui veut être utile: la considération publique
+lui est nécessaire, 79. Il est absurde qu'un écrivain moraliste ne soit
+pas homme de bien, 79.
+
+ENNUI de la vie, 41, etc.
+
+ETAT, voyez aussi HOMME. Sur le choix d'un état; sur ce qu'on appelle
+prendre un état, 1.
+
+FEMMES, 87, etc. Voyez aussi MODE, MISE, AMOUR. De certaines maximes
+dans l'éducation des femmes, 50. De quelques usages relatifs à
+l'éducation des femmes, 58. De l'amour dans les femmes, 80.
+
+FIN. Fins impénétrables de la nature, 85. De la fin qu'il faut proposer
+aux habitudes de sa vie dans l'incertitude de la vie entière, et dans
+l'ignorance de sa fin essentielle, 89, etc.
+
+FOI, 38, 44. Voyez aussi RELIGION.
+
+GLOIRE, 51.
+
+GOUVERN., voyez HOMME.
+
+HOMME. De l'homme considéré comme le grand agent de la nature, et comme
+chargé par l'intelligence universelle des fonctions de la réintégration
+des êtres, 42. De l'homme qui a vraiment vécu, 43. De l'homme des
+sociétés présentes, 46, 87. De l'avidité de l'âme humaine, 13, 48. De
+l'homme, partie, du monde organisé, 71. De ce que l'homme est à l'homme,
+36. De l'homme bon, 1er fragment. De l'homme de bien, 1er frag. De
+l'amour dans l'homme qui gouverne, 34, 84. De l'homme supérieur, de
+l'homme d'Etat, 84 à la fin.
+
+IDÉAL, 13, 14. Du monde imaginaire de l'idée d'un monde heureux, 14. Du
+monde idéal, 30 et 46, p. 216.
+
+IMMORTALITÉ, 44, 60, 61. Du désir de l'immortal., 18. Perceptions qui
+semblent annoncer l'immortal., 38.
+
+INCERTITUDE DES NOTIONS HUMAINES, 47.
+
+INCOMPATIBILITÉ D'HUMEURS, 45.
+
+INDÉPENDANCE, 43.
+
+INQUIÉTUDE. De l'inquiétude de l'âme, de ses misères et de ses besoins
+démesurés, 37.
+
+MAHOMET. Du rôle de Mahomet, 34.
+
+MALHEUR. 1er fragment.
+
+MANIÈRE DE VIVRE, voyez VIE, SIMPLICITÉ.
+
+MANUEL ATTRIBUÉ À ARISTIPPE, 33.
+
+MARIAGE, 86 et 63, pp. 208, 297, 289, 299, etc. Indissolubilité du
+mariage, p. 403.
+
+MISE. De ce qu'on appelle une mise trop libre, 50.
+
+MODE, 50.
+
+MOLLESSE. D'une certaine mollesse dans les habitudes de la vie, 85.
+
+MONTAGNES, 7, 3e frag., etc.
+
+MONTAIGNE, 38.
+
+MOEURS, 50, etc. Voyez aussi AMOUR, FEMMES, MISE, MODE, MORALE. Des moeurs
+opposées, 68.
+
+MORALE. Voyez aussi CONTRADICTIONS, DEVOIRS, RELIGION, MOEURS, Erreur de
+la morale, 2e frag. La morale est l'unique science, 80.
+
+MORALISTE. Voyez ECRIVAIN.
+
+MORT VOLONTAIRE, 41, 42.
+
+MYSTÈRES. L'idée de certaines forces mystérieuses dans la nature diffère
+essentiellement de la superstition, 44. De l'obscurité de la nature
+comparée aux mystères du dogme, 44. Forces et effets mystérieux de la
+nature, 44, 47.
+
+NATURE. Voyez aussi MYSTÈRES, SYSTÈMES. Combinaisons de la nature, 40,
+pp. 158, 162. Nature impénétrable, 48.
+
+NÉCESSITÉ. De la nécessité ou de la force inconnue, 43.
+
+NOMBRES, 47.
+
+OSSIAN, 70.
+
+PLAISIRS. De ce qu'on nomme plaisirs purs, 59. Il n'y a de plaisir réel
+que celui que l'on donne, 59.
+
+PROSPÉRITÉ. De l'effet d'une prospérité suivie sur les hommes
+ordinaires, 1er frag.
+
+RANZ DES VACHES, 3e frag.
+
+RÉPARATION. Du système de la réparation du monde, 42, 85.
+
+RELIGION. De la religion, 43, 44, p. 327 [191], 338 [197], etc. Voyez
+aussi FOI, CHRISTIANISME, etc. Si les religions doivent être la base de
+la morale, 49. De la nécessité de parler des religions en écrivant sur
+la morale, 81.
+
+ROMANESQUE. De l'homme romanesque, 4.
+
+ROMANTIQUE. De l'expression romantique, 3e frag.
+
+SENSATIONS, 7, etc. Changement dans les sensations, 60, etc.
+
+SENSIBLE. De l'homme sensible, de la sensibilité, 4, 12, etc.
+
+SIMPLICITÉ. D'une simplicité basse et grossière, 20. Des jouissances
+dans la simplicité, 51. Famille dans les montagnes, 65.
+
+SITES. Sur les beaux sites, 55.
+
+SONGES (des), 85.
+
+SOUFFRIR. Du besoin de souffrir, 1er fragment.
+
+STIMULANTS. Les habitudes de notre vie sociale, et particulièrement
+celles des stimulants détruisent l'accord entre nous et les choses, 64.
+De l'espèce de repos qu'ils peuvent donner, 88.
+
+SUICIDE. Voyez MORT VOLONTAIRE.
+
+SUISSE, SUISSES. Voyez aussi CLIMAT, MONTAGNES, etc. Sur les Suisses,
+32, _note_. Sur la Suisse, 58. Quelques observations particulières sur
+les peuples de la Suisse, et sur la nature du pays en général, 77.
+
+SYSTÈMES. Voyez RÉPARATION, NOMBRES, etc.
+
+UNION. De l'union dans les familles, 36, 45.
+
+VÉRITÉ. Toute institution ne doit être fondée que sur la vérité, et ne
+doit être soutenue que par des vérités, 41, etc.
+
+VIE. Voyez aussi FIN, HOMME, VILLE. La vie est semblable à nos songes,
+13. Emploi de la vie, 43. Vanité de la vie, 46. Semaines de la vie, 47.
+De la vie du coeur, 55, _note_. De la vie réglée, 65. De la vie de la
+campagne et de celle de la ville, 72. Des besoins indéfinis de l'homme,
+et du néant de la vie commune, 75, etc., etc. Spectacle de la vie
+humaine, 80.
+
+VILLE. De la vie des villes, 88. Voyez aussi VIE. Comment l'âge augmente
+le goût pour les capitales, et comment ceux qui préféraient, dans un
+sens, les choses aux hommes et la campagne à la ville, peuvent venir à
+préférer plus tard la ville et la société, 52, 88.
+
+VOL. Du vol fait par les enfants; il est impuni, et c'est le plus
+coupable, 80.
+
+VOYAGES, 68.
+
+
+
+
+NOTES:
+
+[1] Je suis loin d'inférer de-là qu'un bon roman ne soit pas un bon
+livre. De plus, outre ce que j'appellerais les véritables romans, il est
+des écrits agréables ou d'un vrai mérite, que l'on range communément
+dans cette classe, tels que _Numa_, _la Chaumière Ind._, etc.
+
+[2] Le genre pastoral, le genre descriptif ont beaucoup d'expressions
+rebattues, dont les moins tolérables, à mon avis, sont les figures
+employées quelques millions de fois, et qui dès la première
+affaiblissaient l'objet qu'elles prétendaient agrandir. L'émail des
+prés, l'azur des cieux, le cristal des eaux; les lys et les roses de son
+teint; les gages de son amour; l'innocence du hameau; des torrents
+s'échappèrent de ses yeux, il fondit et inonda les assistants;
+contempler les merveilles de la nature; jeter quelques fleurs sur sa
+tombe: et tant d'autres que je ne veux pas condamner exclusivement, mais
+que j'aime mieux, ne point rencontrer.
+
+[3] Campagne de celui à qui les lettres sont adressées.
+
+[4] Depuis les portes de Lyon l'on voit distinctement à l'horizon les
+sommets des Alpes.
+
+[5] On trouve souvent Lausanne avec un seul n; effectivement il n'y en
+avait qu'un dans l'ancien nom _Lausone_; mais il y a deux n dans les
+actes de la ville moderne.
+
+[6] Ou petit Jura.
+
+[7] Je n'ai pas été surpris de trouver dans ces lettres plusieurs
+passages un peu romanesques. Les coeurs mûris avant l'âge, joignent aux
+sentiments d'un autre temps, quelque chose de cette force exagérée et
+illusoire qui caractérise la première saison de la vie. Celui qui a reçu
+les facultés de l'homme, est, ou a été ce qu'on appelle romanesque: mais
+chacun l'est à sa manière. Les passions, les vertus, les faiblesses sont
+à-peu-près communes à tous; mais elles ne sont pas semblables dans tous.
+Un homme par exemple, peut faire des chansons, ou des vers sur l'amour;
+mais il y mettra moins de Flore, de Nymphes et de flamme que les poètes
+des almanachs.
+
+[8] Le mot _Vaud_ ne veut point dire ici vallée, mais il vient du
+Celtique dont on a fait Welches: les Suisses de la partie allemande
+appellent le pays de Vaud _Welschland_. Les Germains désignaient les
+Gaulois par le mot Wale; d'où viennent les noms de la principauté de
+_Galles_, du pays de Vaud, de ce qu'on appelle dans la Belgique pays
+_Walon_, de la Gascogne, etc.
+
+[9] De Genève ou Léman, et non pas lac Léman.
+
+[10] Ou Yverdon.
+
+[11] Ceci ne me serait pas juste, si on l'entendait de la rive
+septentrionale toute entière.
+
+[12] Ses besoins ne seront pas toujours aussi simples: et ce sera
+peut-être parce qu'il n'aura pas eu cela qu'il voudra davantage.
+
+[13] Appliquer à la sagesse cette idée que tout est vanité, n'est-ce
+pas, pourra-t-on dire, la pousser jusqu'à l'exagération?
+
+On entend par sagesse cette doctrine des sages, qui est sublime et
+pourtant vaine, au moins dans un sens. Quant au moyen raisonné de passer
+ses jours en recevant et en produisant le plus de bien possible, on ne
+peut en effet l'accuser de vanité. La vraie sagesse a pour objet
+l'emploi de la vie, l'amélioration de notre existence; et cette
+existence étant tout, quelque peu durable, quelque peu importante même
+qu'on la puisse supposer, il est évident que ce n'est point dans cette
+sagesse-là qu'O. trouve de l'erreur et de la vanité.
+
+[14] Cicéron ne fut point un homme ordinaire, il fut même un grand
+homme; il eut de très-grandes qualités, et de très-grands talents; il
+remplit un beau rôle; il écrivit très-bien sur des matières
+philosophiques: mais je ne vois pas qu'il ait eu l'âme d'un sage. O.
+n'aimait point qu'on en ait seulement la plume: Il trouvait d'ailleurs
+qu'un homme d'Etat rencontre l'occasion de se montrer tout ce qu'il est:
+il croyait encore qu'un homme d'Etat peut faire des fautes, mais ne peut
+pas être faible; qu'un père de la patrie n'a pas besoin de flatter; que
+la vanité est quelquefois la ressource presque inévitable de ceux qui
+restent inconnus, mais qu'un maître du monde ne peut en avoir que par
+petitesse d'âme. Je le soupçonne aussi de ne point aimer qu'un consul de
+Rome pleure _plurimis lacrymis_, parce que madame son épouse est obligée
+de changer de demeure. Voilà probablement sa manière de penser sur cet
+orateur dont le génie n'était peut-être pas aussi grand que les talents.
+Au reste, en interprétant son sentiment d'après la manière de voir que
+ses lettres annoncent, je crains de me tromper, car je m'aperçois que je
+lui prête tout-à-fait le mien. Je suis bien aise que l'auteur de _de
+Officiis_ ait réussi dans l'affaire de Catilina; mais je voudrais qu'il
+eût été grand dans ses revers.
+
+[15] Ce mot, qu'il serait difficile de remplacer par une expression
+aussi juste, a été adopté ici apparemment pour cette raison: comme il
+est usité dans les Alpes, je ne l'ai point changé.
+
+[16] Jeune homme qui sentez comme lui, ne décidez point que vous
+sentirez toujours de même. Vous ne changerez pas, mais les temps vous
+calmeront: vous mettrez ce qui est, à la place de ce que vous aimiez.
+Vous vous lasserez; vous voudrez une vie commode: ce consentement est
+très-commode. Vous direz: Si l'espèce subsiste, chaque individu ne
+faisant que passer, c'est peu la peine qu'il raisonne pour lui-même et
+qu'il s'inquiète. Vous chercherez des délassements; vous vous mettrez à
+table, vous verrez le côté bizarre de chaque chose, vous sourirez dans
+l'intimité. Vous trouverez une sorte de mollesse assez heureuse dans
+votre ennui même: et vous passerez, en oubliant que vous n'avez pas
+vécu. Plusieurs ont enfin passé de même.
+
+[17] On a communément une idée trop étroite de l'homme sensible: on en
+fait un personnage ridicule, j'en ai vu faire une femme, je veux dire
+une de ces femmes qui pleurent sur l'indisposition de leur oiseau, que
+le sang d'une piqûre d'aiguille fait pâmer, et qui frémissent au son de
+certaines syllabes, comme serpent, araignée, fossoyeur, petite vérole,
+tombeau, vieillesse.
+
+J'imagine une certaine modération dans ce qui nous émeut, une
+combinaison subite des sentiments contraires, une habitude de
+supériorité sur l'affection même qui nous commande; une gravité de
+l'âme, et une profondeur de la pensée; une étendue qui appelle aussitôt
+en nous la perception secrète que la nature voulut opposer à la
+sensation visible; une sagesse du coeur dans sa perpétuelle agitation; un
+mélange enfin, une harmonie de toutes choses qui n'appartient qu'à
+l'homme d'une vaste sensibilité; dans sa force, il a pressenti tout ce
+qui est destiné à l'homme; dans sa modération, lui seul a connu la
+mélancolie du plaisir, et les grâces de la douleur.
+
+L'homme qui sent avec chaleur, et même avec profondeur, mais sans
+modération, consume dans des choses indifférentes, cette force presque
+surnaturelle. Je ne dis pas qu'il ne la trouvera plus dans les occasions
+du génie: il est des hommes grands dans les petites choses, et qui
+pourtant le sont encore dans les grandes circonstances. Malgré leur
+mérite réel, ce caractère a deux inconvénients. Ils seront regardés
+comme fous par les sots et par plusieurs gens d'esprit, et ils seront
+prudemment évités par des hommes mêmes qui sentiront leur prix, et qui
+concevront d'eux, une haute opinion. Ils dégradent le génie en le
+prostituant à des choses tout-à-fait vulgaires, et parmi les derniers
+des hommes. Par-là ils fournissent à la foule des prétextes spécieux
+pour prétendre que le bon sens vaut mieux que le génie, parce qu'il n'a
+pas ses écarts; et pour prétendre, ce qui est plus funeste, que les
+hommes droits, forts, expansifs, généreux, ne sont pas au-dessus des
+hommes prudents, ingénieux, réguliers, toujours retenus, et souvent
+personnels.
+
+[18] Le mont Rugi est près de Lucerne; le lac est au pied de ses rocs
+perpendiculaires.
+
+[19] Les cieux ne sont pas immuables: chaque écolier dira cela.
+
+[20] Il faudrait pourtant sans doute en excepter les moeurs nationales
+chez les peuples qui ont eu des législateurs, comme les Spartiates, les
+Hébreux, les Péruviens, les Parsis.
+
+[21] Plusieurs savants prétendent que les Francs sont le même peuple que
+les Russes, et qu'ainsi ils sont originaires de cette contrée dont les
+hordes semblent destinées de temps immémorial, à dompter les nations, et
+à..... recommencer leur ouvrage.
+
+[22] La scène paraît être dans la partie élevée du Péloponèse. Ces
+peuples pasteurs étaient connus pour leurs moeurs simples et heureuses,
+entre Corinthe et Lacédémoue déjà très-changée. Il y a beaucoup de
+fictions sans doute dans ce qui a été dit des Arcadiens; mais l'Arcadie
+était dans la Grèce ce qu'est la Suisse dans l'Europe occidentale. Même
+sol, même climat, mêmes habitudes, autant que cette ressemblance peut
+exister dans des lieux éloignés et dans des siècles fort différents.
+
+Les Arcadiens avaient la manie de donner leurs hommes aux puissances
+voisines, et de les donner à la première venue, en sorte qu'ils se
+trouvaient quelquefois réduits à se battre les uns contre les autres.
+Voyez Thucidide, liv. 7.
+
+Ce service dans l'étranger considéré sous d'autres rapports, a fait plus
+de mal aux Suisses qu'il n'en avait fait aux Arcadiens. Les Arcadiens
+différaient beaucoup des peuples chez lesquels leur jeunesse servait.
+Mais les vallées suisses devaient différer plus encore des capitales de
+leurs voisins. Les moeurs modernes ne sont à-peu-près que des habitudes;
+elles n'ont pas la force, la sanction que des moyens perdus maintenant,
+donnaient aux Institutions anciennes. Les Suisses avaient donc
+doublement à craindre de perdre les leurs, lorsque la jeunesse dont
+l'audace, l'inexpérience et l'activité frondent si volontiers les vieux
+usages, rapporterait les manières brillantes des grandes villes dans des
+rochers trop rustiques à leurs yeux.
+
+Les Suisses ont été reconnus pour sages, parce qu'en effet ils ont eu
+des vues nationales lorsque les autres cabinets en avaient de
+ministérielles: mais pourquoi leurs guerres en Italie? Pourquoi?.... et
+surtout pourquoi ce service dans l'étranger? Pour entretenir le peuple
+dans l'art des guerriers, sans pourtant partager les fléaux de la
+perpétuelle agitation de, l'Europe. Ce motif, plausible, n'était pas
+suffisant: le temps en a fait voir les raisons, et elles seraient trop
+longues à dire. Pour remédier à un excédent de population. Telle est la
+faiblesse de notre politique: elle sait éluder les maux, mais non les
+réparer; elle n'ose surtout les prévenir.
+
+Comment les anciens de la Suisse n'empêchèrent-ils pas ce mal dont ils
+ne pouvaient ignorer les dangers et la honte? c'est qu'un peuple pauvre,
+au milieu des peuples qui aiment l'argent, et qui en ont, l'aime
+excessivement lui-même, dès qu'il commence à le connaître. C'est que
+dans les conseils et dans les assemblées des cantons, tandis que les
+affaires du second ordre étaient réglées par des hommes mûrs, qui
+formaient le gouvernement, les questions importantes passaient à la
+pluralité des voix dans le corps en qui résidait la souveraineté. Or le
+souverain y était principalement composé de jeunes gens plus ou moins
+surpris de conduire l'Etat, ou plus avides de courses, de dangers et
+d'honneurs, que d'une prospérité obscure et tranquille; de jeunes gens
+plus occupés de montrer leur pouvoir, et d'entraîner les vieillards sous
+leurs lois, que de se soumettre eux-mêmes aux moeurs antiques et aux
+maximes que les vieillards voulaient conserver. C'est enfin que la
+Suisse n'avait pas une véritable diète; et que son union imparfaite, et
+troublée, selon les temps, soit par l'ambition de quelques-uns de ses
+confédérés, soit par l'opposition des religions, ne permettait guère de
+statuer sur ce qui eût paru attaquer l'indépendance individuelle des
+cantons.
+
+Quoique cette confédération mérite d'être respectée autant peut-être
+qu'aucune de celles dont l'histoire ait parlé, on pourrait observer que
+les cantons réunis en nombre suffisant, et à-peu-près délivrés de la
+crainte de l'Autriche, eussent dû revoir leurs constitutions dans une
+assemblée générale. En gardant chacun leur souveraineté et la différence
+de leurs lois, ils eussent consenti tous à régler selon l'intérêt
+commun, ce que l'intérêt de la patrie exigeait de tous. On eût réparé
+les fautes qu'avait faites une politique fausse ou personnelle. Ces
+hommes simples et d'un sens droit, ces magistrats d'alors qui avaient
+une patrie, et dont l'âme était pure, eussent achevé et consolidé le
+bonheur d'un pays, que sa situation, sa révolution très-heureuse, et
+d'autres circonstances destinaient au bonheur. Ils eussent senti, par
+exemple, que Berne, Fribourg, etc. eurent des vues étroites, lorsque
+pour réprimer la noblesse, ils la gênèrent en la laissant subsister:
+c'était entretenir exprès un ennemi intérieur. Admettre des nobles, et
+leur ôter des prérogatives que l'on réserve à d'autres, ce n'est pas les
+contenir, c'est les mécontenter: c'est préparer des troubles. Un corps
+dont la nature est de chercher et de vouloir les distinctions, qui ne
+peut cesser d'y prétendre, et dont l'existence est fondée sur elles,
+doit être ou expulsé ou réduit à une entière impuissance, ou enfin mis
+au-dessus de tout, si ce n'est par le pouvoir, au moins par les
+honneurs. Mais il est contradictoire de recevoir des nobles, et de leur
+interdire ce que la noblesse cherche nécessairement; de marquer la
+limite de leur élévation, tandis que la nature de la noblesse est de
+s'élever toujours; et d'exiger de ceux d'entre eux à qui on accorde du
+pouvoir, qu'ils renoncent aux titres que l'opinion met au-dessus, et
+pour lesquels seuls ordinairement les nobles, cherchent le pouvoir.
+
+Cette longue note s'écarte trop de son premier objet; il est temps de la
+terminer.
+
+[23] On sait que Cicéron a employé la même expression en parlant de
+l'amitié.
+
+[24] Dans l'état de malheur, la réaction doit être, plus forte; puisque
+la nature de l'être organisé le pousse plus particulièrement à son bien
+être comme à sa conservation.
+
+[25] Tout cela, quoique exprimé d'une manière positive, ne doit pas être
+regardé comme vrai _rigoureusement_.
+
+[26] Il y a des hommes qu'elle aigrit; c'est ceux qui ne sont point
+méchants, et non pas ceux qui sont bons.
+
+[27] Les idées obscures ou profondes s'altèrent avec le temps, et on
+s'habitue à les considérer sous un autre aspect: lorsqu'elles commencent
+à devenir absurdes, le peuple commence à les trouver divines;
+lorsqu'elles le sont tout-à-fait, il veut mourir pour elles. Ce n'est
+que vingt siècles après qu'il aime autant travailler et boire.
+
+[28] Le mot char n'est pas usité en ce sens, du moins dans la plus
+grande partie de la France, où les charrettes à deux roues sont plus en
+usage. Mais en Suisse et dans plusieurs autres endroits, on nomme ainsi
+les chariots légers, les voitures de campagne à quatre roues qui y
+servent au lieu de charrettes.
+
+[29] Le clavecin des couleurs était ingénieux; celui des odeurs eût
+intéressé davantage.
+
+[30] _Küher_ en allemand, _Armailli_ en _roman_, homme qui conduit les
+vaches aux montagnes, qui passe la saison entière dans les pâturages
+élevés, et y fait des fromages. En général, les Armaillis restent ainsi
+quatre et cinq mois dans les Hautes-Alpes, entièrement séparés des
+femmes, et souvent mêmes des autres hommes.
+
+[31] Beccaria a dit d'excellentes choses contre la peine de mort: mais
+je ne saurais penser comme lui sur celles-ci. Il prétend que le citoyen
+_n'ayant pu aliéner que la portion de sa liberté la plus petite
+possible_, n'a pu consentir à la perte de sa vie: il ajoute que _n'ayant
+pas le droit de se tuer lui-même_, il n'a pu céder à la cité le droit de
+le tuer.
+
+Je crois qu'il importe de ne dire que des choses justes et
+incontestables, lorsqu'il s'agit des principes qui servent de base aux
+lois positives ou à la morale. Il y a du danger à appuyer les meilleures
+choses par des raisons seulement spécieuses. Lorsqu'un jour leur
+illusion se trouve évanouie, la vérité même qu'elles paraissaient
+soutenir en est ébranlée. Les choses vraies ont leur raison réelle, il
+n'en faut pas chercher d'arbitraires. Si la législation morale et
+politique de l'antiquité n'avait été fondée que sur des principes
+évidents, sa puissance moins persuasive, il est vrai, dans les premiers
+temps, et moins propre à faire des enthousiastes, fût restée
+inébranlable. Si l'on essayait maintenant de construire cet édifice que
+l'on n'a pas encore élevé, je conviens que peut-être il ne serait utile
+que quand les années l'auraient cimenté, mais cette considération ne
+détruit point sa beauté, et ne dispense pas de l'entreprendre.
+
+On ne fait que douter, supposer, chercher, rêver; il pense et ne
+raisonne guère; il examine et ne décide pas, n'établit pas. Ce qu'il dit
+n'est rien, si l'on veut, mais peut mener à quelque chose. Si dans sa
+manière indépendante et sans système, il suit pourtant quelque principe,
+c'est surtout celui de ne dire que des vérités en faveur de la vérité
+même, et de ne rien admettre que tous les temps ne pussent avouer; de ne
+pas confondre la bonté de l'intention avec la justesse des preuves, et
+de ne pas croire qu'il soit indifférent par quelle voie l'on persuade
+les meilleures choses. L'histoire de tant de sectes religieuses et
+politiques a prouvé que les moyens expéditifs ne produisent que
+l'ouvrage d'un jour. Cette manière de voir m'a parue d'une grande
+importance, et c'est principalement à cause d'elle que je publie ces
+lettres si vides sous d'autres rapports, et si vagues.
+
+[32] Je sens combien cette lettre est propre à scandaliser. Je dois
+avertir que l'on verra dans la suite la manière de penser d'un autre âge
+sur la même question. J'ai déjà lu le passage que j'indique: il blâme le
+suicide, et peut-être il scandalisera tout autant que celui-ci; mais il
+ne choquera que les mêmes personnes.
+
+[33] Ceci a beaucoup de rapport à un fait rapporté dans l'_Histoire des
+voyages_. Un Islandais a dit à un savant Danois, qu'il avait allumé
+plusieurs fois sa pipe à un ruisseau de feu qui coula en Islande pendant
+près de deux années.
+
+[34] Si O. avait lu davantage, et écrit plus tard, il aurait pu
+apprendre que Théodose fut bien plus grand que Trajan: cela se dit
+maintenant, en attendant qu'on le dise aussi de Constantin.
+
+[35] En lisant la _Démonstration Evangélique._
+
+[36] Il y a effectivement quelque différence entre avouer qu'il existe
+des choses inexplicables à l'homme, ou affirmer que l'explication
+inconcevable de ces choses est juste et infaillible. Il est encore
+différent de dire, dans les ténèbres; je ne vois pas: ou de dire; je
+vois une lumière divine, vous qui me suivez, non-seulement ne dites
+point que vous ne la voyez pas, mais voyez-la, sinon vous êtes anathème.
+
+[37] «C'est une sotte présomption d'aller dédaignant et condamnant pour
+faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable: qui est un vice ordinaire
+de ceux qui pensent avoir quelque suffisance, outre la commune. J'en
+faisais ainsi autrefois...... et à présent je trouve que j'étais pour le
+moins autant à plaindre moi-même.»
+
+MONTAIGNE, _Essais_, liv. I, chap. 26.
+
+[38] On peut voir dans la 7e _Epître_ de Sénèque cette opinion
+commune chez les stoïciens, et les raisons non moins remarquables par
+lesquelles Sénèque la réfute.
+
+[39] On n'a pu avoir l'intention de plaisanter des sciences qu'il
+admirait, et qu'il ne possédait pas. Sans doute il désirait seulement
+que les vastes progrès modernes ne portassent pas si inconsidérément les
+demi-savants à mépriser l'Antiquité, à rire de ses conceptions
+profondes.
+
+[40] Dans toutes les sectes, les disciples, ou beaucoup d'entre les
+disciples sont moins grands hommes que leur maître. Ils défigurent sa
+pensée, surtout quand le fanatisme superstitieux, ou l'ambition
+d'innover se joignent aux erreurs de l'esprit.
+
+Pythagore, ainsi que Jésus, n'a pas écrit (du moins les écrits de
+Pythagore, perdus maintenant, paraissent n'avoir pas été bien reconnus
+des Anciens eux-mêmes): les successeurs, ou prétendus tels, de l'un et
+de l'autre, ont montré qu'ils sentaient tout l'avantage de cette
+circonstance.
+
+Considérons un moment le nombre comme Pythagore paraît l'avoir entendu.
+
+Si depuis un lieu élevé et qui domine une vaste étendue, on discerne
+dans la plaine, entre les hautes forêts, quelques-uns de ces êtres qui
+se soutiennent debout; si l'on vient à se rappeler que les forêts sont
+abattues, que les fleuves sont dirigés, que les pyramides sont élevées,
+que la terre est changée par eux, on éprouve de l'étonnement. Le temps
+est leur grand moyen; le temps est une série de nombres. Ce sont les
+nombres rassemblés ou successifs, qui font tous les phénomènes, les
+vicissitudes, les combinaisons, toutes les oeuvres individuelles de
+l'univers. La force, l'organisation, l'espace, l'ordre, la durée ne sont
+rien sans les nombres. Tous les moyens de la nature sont une suite des
+propriétés des nombres; la réunion de ces moyens est la nature
+elle-même; cette harmonie sans bornes est le principe infini par lequel
+tout ce qui existe existe ainsi: et le génie de Pythagore vaut bien les
+esprits qui ne l'entendent pas.
+
+Pythagore paraît avoir dit que tout était fait selon les propriétés des
+nombres, mais non par leur vertu.
+
+Voyez dans _De mysteriis numerorum_ par Bungo, ce que Porphyre,
+Nicomaque, etc., ont dit sur les nombres.
+
+Voyez _Lois_ de Pythagore 2036, 2038, etc., dans _Voyages_ de Pythagore.
+On peut remarquer en parcourant ce volume de l'ancienne sagesse, ces
+trois mille cinq cents sentences dites _Lois_ de Pythagore, combien il y
+est peu question des nombres.
+
+[41] Apparemment cette époque est antérieure aux dernières d'entre les
+découvertes modernes: au reste neuf est comme sept, un nombre sacré.
+
+[42] Comme il en fallait sept, et qu'il était impossible de ne pas
+admettre le platine, on rejetait le mercure, qui semble avoir un
+caractère particulier, et différer des autres métaux par diverses
+propriétés, entre autres, par celle de rester dans un état de fusion,
+même à un degré de froid que l'on a cru longtemps passer le froid
+naturel de notre âge. Malheureusement la chimie moderne reconnaît un
+plus grand nombre de métaux; mais il est probable alors qu'il y en aura
+quarante-neuf, ce qui revient au même.
+
+[43] Linnaeus divisait les odeurs végétales en sept classes: de Saussure
+en admet une huitième; mais on voit bien qu'il ne doit y en avoir que
+sept pour la gamme.
+
+[44] Les Grecs avaient sept voyelles. Les grammairiens français en
+reconnaissent aussi sept, les trois _e_, et les quatre autres.
+
+[45] Son tombeau est à Salon, petite ville à quatre lieues d'Aix. Il est
+dit dans l'épitaphe que Nostradamus (dont la plume fut divine à peu de
+chose près, _penè divino calamo_) vécut soixante-deux ans six mois et
+dix jours.
+
+[46] Voyez plus haut dans la même lettre.
+
+[47] Les climatériques d'Hippocrate sont les septièmes années, ce qui
+est analogue à ce qu'on a dit au nombre sept.
+
+[48] De l'Eglise.
+
+[49] On est enfin parvenu au point d'amener la lune à une proximité
+apparente de notre oeil, plus grande que celle des montagnes que dans
+certains climats l'oeil nu distingue parfaitement, quoiqu'elles soient
+éloignées de plus d'une journée de marche.
+
+[50] Dans la forêt de Fontainebleau.
+
+[51] Fruits de la ronce.
+
+[52] _Essai sur la physiognomonie_, etc., par J.-G. Lavater de Zurich,
+ministre.
+
+[53] Relatif à des lettres supprimées.
+
+[54] Freyburg, ville de franchises.
+
+[55] Nos jours, que rien ne ramène, se composent de moments orageux qui
+élèvent l'âme en la déchirant; de longues sollicitudes qui la fatiguent,
+l'énervent, l'avilissent; de temps indifférents qui l'arrêtent dans le
+repos s'ils sont rares, et dans l'ennui ou la mollesse s'ils ont de la
+continuité. Il y a aussi quelques éclairs de plaisir pour l'enfance du
+coeur. La paix est le partage d'un homme sur dix mille. Pour le bonheur,
+il éveille, il agite; on le veut, on le cherche, on s'épuise; il est
+vrai qu'on l'espère, et peut-être on l'aurait, si la mort ou la
+décrépitude ne venaient avant lui.
+
+Cependant la vie n'est pas odieuse en général. Elle a ses douceurs pour
+l'homme de bien: il s'agit seulement d'imposer à son coeur le repos que
+l'âme a conservé quand elle est restée juste. On s'effraie de n'avoir
+plus d'illusions; on se demande avec quoi l'on remplira ses jours. C'est
+une erreur: il ne s'agit pas d'occuper son coeur, mais de parvenir à le
+distraire sans l'égarer; et quand l'espérance n'est plus, il nous reste,
+pour arriver jusqu'à la fin, un peu de curiosité et quelques habitudes.
+
+C'est assez pour atteindre la nuit; le sommeil est naturel, quand on
+n'est pas agité.
+
+[56] Batzen, à peu près la septième partie de la livre tournois.
+
+[57] Voyez une note de la lettre LXXXIX [p. 423].
+
+[58] Petite contrée montueuse où l'on trouve des usages qui lui sont
+particuliers, et même quelque chose d'assez extraordinaire dans les
+moeurs.
+
+[59] La mélodie, si l'on prend cette expression dans toute l'étendue
+dont elle est susceptible, peut aussi résulter d'une suite de couleurs
+ou d'une suite d'odeurs. La mélodie peut résulter de toute suite bien
+ordonnée de certaines sensations, de toute série convenable de ces
+effets, dont la propriété est d'exciter en nous ce que nous appelons
+exclusivement un sentiment.
+
+[60] Rien n'indique quel lac ce peut être; ce n'est point celui de
+Genève. Le commencement de la lettre manque; et j'en ai supprimé la fin.
+
+[61] La plus grande différence sans opposition repoussante, comme la
+plus grande similitude sans uniformité insipide.
+
+[62] Notre industrie sociale a opposé les hommes que le véritable art
+social devait concilier.
+
+[63] Quelques-uns vantent leur froideur comme le calme de la sagesse; il
+en est qui prétendent au stérile honneur d'être inaccessibles: c'est
+l'aveugle qui se croit mieux organisé que le commun des hommes, parce
+que la cécité lui évite des distractions.
+
+[64] Ce qui doit exalter l'imagination, déranger l'esprit, passionner le
+coeur, et interdire tout raisonnement, réussit d'autant mieux qu'on y
+joint plus d'austérité: mais il n'en est pas des institutions durables,
+des lois temporelles et civiles, des moeurs intérieures, et de tout ce
+qui permet l'examen, comme de l'impulsion du fanatisme dont la nature
+est de porter à tout ce qui est difficile, et de faire vénérer tout ce
+qui est extraordinaire. Cette distinction essentielle paraît avoir été
+oubliée. On a très bien observé dans l'homme ses affections multipliées,
+et en quelque sorte les incidents de son coeur; mais il reste à faire un
+grand pas au-delà. Il est si important que la considération de son
+utilité pourra entraîner à l'essayer; il est si difficile qu'en
+l'entreprenant on sera bien persuadé de ne faire qu'une tentative.
+
+[65] C'est dans l'amour que la déviation est devenue extrême chez les
+nations à qui nous trouvons des moeurs: et c'est ce qui concerne l'amour
+que nous avons exclusivement appelé moeurs.
+
+[66] J'ai mal usé du droit d'éditeur; j'ai retranché des passages de
+plusieurs lettres, et cependant j'ai laissé trop de choses au moins
+inutiles. Mais cette négligence ne serait pas aussi excusable dans une
+lettre comme celle-ci: c'est à dessein que j'ai laissé ce mot sur le
+mariage. Je ne l'ai pas supprimé, parce que je n'ai pas en vue la foule
+de ceux qui lisent: elle seule pourrait ne pas trouver évident que cela
+n'attaque ni l'utilité, ni la beauté de l'institution du mariage, ni
+même tout ce qu'il y a d'heureux dans un mariage heureux.
+
+[67] Il y avait ici dans le texte: Je ne la presserai point d'être
+fourbe en ma faveur, je m'y refuserais même; et je ne ferais rien en
+cela que de très simple, rien qui ne soit, pour quiconque y a su penser,
+un devoir rigoureux dont l'infraction l'avilirait. Nulle force du désir,
+nulle passion mutuelle même ne peut servir d'excuse.
+
+[68] On l'est aussi par la timidité du sentiment. L'on a distingué dans
+toute affection de notre être deux choses analogues, mais non
+semblables, le sentiment et l'appétit. L'amour du coeur donne aux hommes
+sensibles beaucoup de réserve et d'embarras: le sentiment est plus fort
+alors que le besoin direct. Mais comme il n'y a point de sensibilité
+profonde dans une organisation intérieurement faible, celui qui est
+ainsi dans une véritable passion, n'est plus le même dans l'amour sans
+passion; s'il est retenu alors, c'est par ses devoirs, et nullement par
+sa timidité.
+
+[69] Je n'ai pas encore découvert la différence entre le misérable qui
+rend une femme enceinte, puis l'abandonne, et le soldat qui, dans le
+saccage d'une ville, en jouit et l'égorge. Celui-ci serait-il moins
+infâme, et parce que du moins il ne la trompe pas, et parce que
+ordinairement il est ivre.
+
+[70] Vraisemblablement on objectera que le vulgaire est incapable de
+chercher ainsi la raison de ses devoirs, et surtout de le faire sans
+partialité. Mais la difficulté d'estimer ainsi ses devoirs n'est pas
+très grande en elle-même, et n'existe guère que dans la confusion
+présente de la morale. D'ailleurs, dans des institutions différentes des
+nôtres, il n'y aurait peut-être point des esprits aussi instruits que
+parmi nous, mais il n'y aurait certainement pas une foule aussi stupide
+et surtout aussi trompée.
+
+[71] Voici une partie de ce que j'ai retranché du texte. L'on trouvera
+peut-être que j'eusse dû le supprimer entièrement. Mais je réponds pour
+cette circonstance-ci et pour d'autres, que l'on peut se permettre de
+parler aux hommes quand on n'a rien dans sa pensée qu'on doive leur
+taire. Je suis responsable de ce que je publie. J'ose juger les devoirs:
+si jamais on peut me dire qu'il me soit arrivé de manquer à un seul
+devoir réel, non seulement je ne les jugerai plus, mais je renoncerai
+pour toujours au droit d'écrire.
+
+«J'aurais peu de confiance dans une femme qui ne sentirait pas la raison
+de ses devoirs, qui les suivrait strictement, aveuglément et par
+l'instinct de la prévention. Il peut arriver qu'une telle conduite soit
+sûre, mais ce genre de conduite ne me satisfera pas. J'estime davantage
+une femme que rien absolument ne pourrait engager à trahir celui qui
+reposerait sur sa foi, mais qui, dans sa liberté naturelle, n'étant liée
+ni par une promesse quelconque, ni par un attachement sérieux, et se
+trouvant dans des circonstances assez particulières pour l'y déterminer,
+jouirait de plusieurs hommes, et en jouirait même dans l'ivresse, dans
+la nudité, dans la délicate folie du plaisir.»
+
+[72] Les stimulants de la Torride pourraient avoir contribué à nous
+vieillir. Leurs feux agissent moins dans l'Inde parce qu'on y est moins
+actif; mais l'inquiétude européenne, excitée par leur fermentation,
+produit ces hommes remuants et agités, dont le reste du globe voit la
+manie avec un étonnement toujours nouveau. _Rév_.
+
+Je ne dis pas que dans l'état présent des choses, ce ne soit pas un
+allégement pour des individus, et même pour un corps de peuple, que
+cette activité valeureuse et spirituelle qui voit dans le mal le plaisir
+de le souffrir gaiement, et dans le désordre le côté burlesque que
+présentent toutes les choses de la vie. L'homme qui tient aux objets de
+ses désirs dit bien souvent: «Que le monde est triste!» Celui qui ne
+prétend plus autre chose que de ne pas souffrir, se dit: «Que la vie est
+bizarre!» C'est déjà trouver les choses moins malheureuses que de les
+trouver comiques: c'est plus encore quand on s'amuse de toutes les
+contrariétés qu'on éprouve; et quand, afin de mieux rire, on cherche les
+dangers. Pour les Français, s'ils ont jamais Naples, ils bâtiront une
+salle de bal dans le cratère du Vésuve.
+
+[73] L'homme de bien est inébranlable dans sa vertu sévère; l'homme à
+systèmes cherche souvent des vertus austères.
+
+[74] Ceci ne peut s'entendre que du thermomètre de Fahrenheit. 145
+degrés au-dessus de zéro, ou 113 au-dessus de la congélation naturelle
+de l'eau répond à 50 degrés et quelque chose du thermomètre dit de
+Réaumur: et 130 degrés au-dessous de zéro répond à 72 au-dessous de
+glace. On prétend qu'un froid de 70 degrés n'est pas sans exemple à la
+New-Zemble. Mais je ne sais si l'on a vu sur les rives mêmes de la
+Gambie 50 degrés. La chaleur extrême de la Thébaïde est, dit-on, de 38:
+et celle de la Guinée paraît tellement au-dessous de 50, que je doute
+qu'elle aille à ce point en aucun lieu, si ce n'est tout à fait
+accidentellement, comme pendant le passage du Samiel. Peut-être faut-il
+aussi douter des 70 degrés de glace dans les contrées habitées
+quelconques; malgré qu'on ait prétendu les avoir vus à Jeniseick.
+
+Voici le résultat d'observations faites en 1786. A Ostroug-Viliki, au
+61e degré, le mercure gela le 4 novembre. Le thermomètre de Réaumur
+indiquait 31 degrés et demi. Le matin du 1er décembre il descendit à
+40; le même jour à 51; et le 7 décembre à 60. Ceci rendrait
+vraisemblable un froid de 70 degrés soit dans la New-Zemble, soit dans
+les parties les plus septentrionales de la Russie qui sont beaucoup plus
+près du pôle, et qui pourtant ont des habitations.
+
+[75] Allusion à Démocrite apparemment.
+
+[76] Thermomètre dit de Réaumur.
+
+[77] C'est une grande facilité pour un poète: celui qui veut dire tout
+ce qu'il imagine a un grand avantage sur celui qui ne doit dire que des
+choses positives, qui ne dit que ce qu'il croit.
+
+[78] Encore un aperçu vague et peut-être hasardé. Cette observation
+serait même inutile ici; mais elle ne l'est pas en général, et pour les
+autres passages auxquels elle ne peut se trouver applicable.
+
+[79] Il est bien probable que les autres parties de la nature seraient
+aussi obscures à nos yeux. Si nous trouvons dans l'homme plus de sujets
+de surprise, c'est que nous y voyons plus de choses. C'est surtout dans
+l'intérieur des êtres que nous rencontrons partout les bornes de nos
+conceptions. Dans un objet qui nous est beaucoup connu, nous sentons que
+l'inconnu est lié au connu; nous voyons que nous sommes près de
+concevoir le reste, et que pourtant nous ne le concevrons point: ces
+bornes nous remplissent d'étonnement.
+
+[80] Avant la révolution de la Suisse.
+
+[81] Le mot _française_ est trop général.
+
+[82] «O Eternel! Tu es admirable dans l'ordre des mondes; mais tu es
+adorable dans le regard expressif de l'homme bon qui rompt le pain qui
+lui reste dans la main de son frère.» Ce sont, je crois, les propres
+mots de M** dans le beau chapitre _Dieu_, an 2440.
+
+[83] Expression qui ne convient qu'ici. Je n'aime pas qu'on désigne
+ainsi des savants, ou de grands écrivains; mais des folliculaires, des
+gens qui _font le métier_, ou, tout au plus ceux qui sont exactement ou
+seulement hommes de lettres. Un magistrat n'est pas un homme de loi.
+Montesquieu, Boulanger, Helvétius n'étaient pas des hommes de lettres:
+je sais plusieurs auteurs Vivants qui n'en sont pas.
+
+[84] Il est absurde et révoltant qu'il se charge de chercher les
+principes, et d'examiner la vérité des vertus, s'il prend pour règle de
+sa propre conduite les faciles maximes de la société, la fausse morale
+convenue. Aucun homme ne doit se mêler de dire aux hommes leurs devoirs
+et la raison morale de leurs actions, s'il n'est rempli du sentiment de
+l'ordre, s'il ne veut avant tout, non pas précisément la prospérité,
+mais la félicité publique; si l'unique fin de sa pensée n'est pas
+d'ajouter à ce bonheur obscur, à ce bien-être du coeur, source de tout
+bien, que la déviation des êtres altère sans cesse, et que
+l'intelligence doit ramener et maintenir sans cesse. Quiconque a
+d'autres passions, et ne soumet pas à cette idée toute affection
+humaine; quiconque peut chercher sérieusement les femmes, les honneurs,
+les biens, l'amour même ou la gloire, n'est pas né pour la magistrature
+auguste d'instituteur des hommes.
+
+Celui qui prêche une religion sans la suivre intérieurement, sans y
+vénérer la loi suprême de son coeur, est un méprisable charlatan. Ne vous
+irritez pas contre lui, n'allez pas haïr sa personne: mais que sa
+duplicité vous indigne; et, s'il le faut pour qu'il ne puisse plus
+corrompre le coeur humain, plongez-le dans l'opprobre; qu'il y reste.
+
+Celui qui sans soumettre personnellement ses goûts, ses désirs, toutes
+ses vues à l'ordre et à l'équité morale, ose parler de morale à l'homme,
+à l'homme qui a comme lui l'égoïsme naturel de l'individu et la
+faiblesse d'un mortel! celui-là est un charlatan plus détestable: il
+avilit les choses sublimes; il perd tout ce qui nous restait. S'il a la
+fureur d'écrire, qu'il fasse des contes, qu'il travaille des petits
+vers: s'il a le talent d'écrire, qu'il traduise, qu'il fasse un honnête
+métier, qu'il soit _homme de lettres_, qu'il explique les arts, qu'il
+soit utile à sa manière: qu'il travaille pour de l'argent, pour la
+réputation; que plus désintéressé, il travaille pour l'honneur d'un
+corps, pour l'avancement des sciences, pour la renommée de son pays;
+mais qu'il laisse à l'homme de bien ce qu'on appelait la fonction des
+sages, et au prédicateur le métier des moeurs.
+
+L'imprimerie a fait dans le monde social un grand changement. Il était
+impossible que sa vaste influence ne fît aucun mal, mais elle pouvait en
+faire beaucoup moins. Les inconvénients qui devaient en résulter ont été
+sentis, mais les moyens employés pour les arrêter n'en ont pas produit
+de moins graves. Il me semblerait pourtant que dans l'état actuel des
+choses en Europe, on pourrait concilier et la liberté d'écrire, et les
+moyens de séparer de l'utilité des livres les excès qui tendent à
+compenser cette utilité reconnue. Le mal résulte principalement des
+démences de l'esprit de parti, et du nombre étonnant des livres qui ne
+contiennent rien. Le temps, dira-t-on, fait oublier ce qui est injuste
+ou mauvais. Il s'en faut de beaucoup que cela suffise, soit aux
+particuliers, soit au public même. L'auteur est mort quand l'opinion se
+forme ou se rectifie; et le public prend un esprit funeste
+d'indifférence pour le vrai et l'honnête, au milieu de cette incertitude
+dont il sort presque toujours sur les choses passées, mais où il rentre
+toujours sur les choses présentes. Dans ma supposition, il serait permis
+d'écrire tout ce qui est permis maintenant: l'opinion même serait aussi
+libre. Mais ceux qui ne veulent pas l'attendre pendant un demi-siècle,
+ceux qui ne peuvent pas s'en rapporter à eux-mêmes, ou qui n'aiment pas
+à lire vingt volumes pour rencontrer un livre, trouveraient aussi
+commode qu'utile ce garant indirect, cette voie tracée, que rien
+absolument ne les obligerait de suivre. Cette institution exigerait la
+plus intègre impartialité: mais rien n'empêcherait d'écrire contre ce
+qu'elle aurait approuvé; ainsi son intérêt le plus direct serait de
+mériter la considération publique qu'elle n'aurait aucun moyen
+d'asservir. On objecte toujours que les hommes justes sont trop rares;
+j'ignore s'ils le sont autant qu'on affecte de le dire; mais ce qui
+n'est pas vrai du moins, c'est qu'il n'y en ait point.
+
+[85] Ainsi _L'Esprit des lois_ le fut par les _Lettres persanes_.
+
+[86] On trouve le passage suivant, qui m'a paru curieux, dans des
+lettres publiées par un nommé Matthews: «C'est une suite nécessaire et
+du degré de dépravation où en est arrivée l'espèce humaine, et de l'état
+actuel de la société en général qu'il y ait beaucoup d'institutions
+également incompatibles avec le christianisme et la morale.» Lettre VIII
+de _Voyage à la rivière de Sierra Leone_, Paris, an V.
+
+[87] J'ai supprimé quelques pages où il s'agissait de circonstances
+particulières et d'une personne dont je ne vois pas qu'il soit parlé
+dans aucun autre endroit de ces lettres. J'y ai, en quelque sorte,
+substitué ce qui suit: c'est un morceau tiré d'ailleurs, qui dit à peu
+près les mêmes choses d'une manière générale, et que son analogie avec
+ce que j'ai retranché m'a engagé à placer ici.
+
+[88] Ces suppressions interrompent la suite des idées; je suis fâché
+qu'elles aient dû me paraître convenables. Il en est de même dans
+plusieurs autres lettres.
+
+[89] On voit que le mot _magie_ doit être pris ici dans son premier
+sens, et non pas dans l'acception nouvelle: en sorte que par fausse
+magie, il faut entendre à peu près la magie des modernes.
+
+[90] B ... mourut à 37 ans, et il avait fait l'_Antiq. dev._'.
+
+[91] C'est le sens du mot de Solon, et du passage de _De Officiis_ qui
+ont apparemment donné lieu de citer Cicéron et Solon.
+
+[92] Des jours pleins de tristesse, l'habitude rêveuse d'une âme
+comprimée, les longs ennuis qui perpétuent le sentiment du néant de la
+vie, peuvent exciter ou entretenir le besoin de dire sa pensée; ils
+furent souvent favorables à des écrits dont la poésie exprime les
+profondeurs du sentiment, et les conceptions vastes de l'âme humaine que
+ses douleurs ont rendue impénétrable et comme infinie. Mais un ouvrage
+important par son objet, par son ensemble et son étendue, un ouvrage que
+l'on consacre aux hommes, et qu'on destine à rester, ne s'entreprend que
+lorsqu'on a une manière de vivre à peu près fixée, et qu'on est sans
+inquiétude sur le sort des siens. Pour O. il vivait seul, et je ne vois
+pas que la situation favorable où il se trouve maintenant lui fût
+indispensable.
+
+[93] Ce qui est impossible en France est encore faisable dans presque
+toute la Suisse. Il y est reçu de s'y rencontrer vers le soir dans des
+maisons qui ne sont autre chose que des cabarets choisis. Ni l'âge, ni
+la noblesse, ni les premières magistratures ne font une loi du
+contraire.
+
+[94] A l'époque de la première édition, la lettre et le fragment
+suivants n'avaient pas encore été recueillis.
+
+[95] Cette lettre d'Oberman, recueillie depuis l'édition précédente, a
+déjà été imprimée dans _Les Navigateurs._
+
+[96] Nous ajoutons au numéro de la lettre le renvoi à la page et à la
+ligne de notre édition.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Oberman, by Sénancour
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OBERMAN ***
+
+***** This file should be named 32808-8.txt or 32808-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/2/8/0/32808/
+
+Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team
+at DP Europe (http://dp.rastko.net).
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/32808-8.zip b/32808-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..58e65a7
--- /dev/null
+++ b/32808-8.zip
Binary files differ
diff --git a/32808-h.zip b/32808-h.zip
new file mode 100644
index 0000000..3210229
--- /dev/null
+++ b/32808-h.zip
Binary files differ
diff --git a/32808-h/32808-h.htm b/32808-h/32808-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..703b246
--- /dev/null
+++ b/32808-h/32808-h.htm
@@ -0,0 +1,14030 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
+"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
+
+<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr">
+ <head>
+<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" />
+<title>
+ The Project Gutenberg eBook of Oberman, par Sénancour.
+</title>
+<style type="text/css">
+ p {margin-top:.75em;text-align:justify;margin-bottom:.75em;text-indent:2%;}
+
+.c {text-align:center;text-indent:0%;}
+
+.block {margin:10% 18% 10% 18%}
+
+.hang {text-indent:-2%;margin-left: 5%;margin-top:.25em;margin-bottom:.25em;}
+
+.date {text-align:right;margin-right:5%;}
+
+.nind {text-indent:0%;}
+
+.points {font-weight:bold;text-align:center;text-indent:0%;letter-spacing:10px;font-size:110%;}
+
+ h1,h2,h4 {text-align:center;clear:both;}
+
+ h3 {margin-top:15%;text-align:center;clear:both;}
+
+.top5 {margin-top:5%;}
+
+ hr.full {width:100%;margin:5% auto 5% auto;border:4px double gray;}
+
+ table {margin-left:auto;margin-right:auto;border:none;text-align:left;}
+
+ body{margin-left:10%;margin-right:10%;background:#fdfdfd;color:black;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:medium;}
+
+a:link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;}
+
+ link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;}
+
+a:visited {background-color:#ffffff;color:purple;text-decoration:none;}
+
+a:hover {background-color:#ffffff;color:#FF0000;text-decoration:underline;}
+
+.smcap {font-variant:small-caps;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:95%;}
+
+ sup {font-size:75%;}
+
+.footnotes {border:2px gray solid;margin-top:15%;clear:both;}
+
+.footnote {width:95%;margin:auto 3% 1% auto;font-size:0.9em;position:relative;}
+
+.label {position:relative;left:-.5em;top:0;text-align:left;font-size:.8em;}
+
+.fnanchor {vertical-align:30%;font-size:.8em;}
+</style>
+ </head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Oberman, by Sénancour
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Oberman
+
+Author: Sénancour
+
+Release Date: June 14, 2010 [EBook #32808]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OBERMAN ***
+
+
+
+
+Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team
+at DP Europe (http://dp.rastko.net).
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+<hr class="full" />
+
+<h1>OBERMAN.</h1>
+
+<h2>LETTRES</h2>
+
+<h3 class="top5">PUBLIÉES<br /><br />
+<span class="smcap">par</span> M... SÉNANCOUR,</h3>
+
+<p class="c"><b>AUTEUR DE <i>RÉVERIES SUR LA NATURE<br />
+DE L'HOMME.....</i></b></p>
+
+<table cellpadding="4" cellspacing="0" summary="pythagore" style="border-top:1px black solid;border-bottom:1px solid black;margin:10% auto 10%;font-weight:bold;">
+<tr><td align="left">Étudie l'homme, et non les hommes.</td></tr>
+<tr><td align="left"></td><td align="right">PYTHAGORE.</td></tr>
+</table>
+
+<div class="block"><p>Le présent ouvrage est mis sous la sauvegarde des lois et de la
+probité des Citoyens. Nous poursuivrons devant les tribunaux tout
+contrefacteur, distributeur ou débitant d'éditions contrefaites.
+Deux exemplaires de la présente édition originale sont,
+conformément à la loi, déposés à la Bibliothèque Nationale.</p>
+
+<p class="date">CERIOUX.</p></div>
+
+<h3>TABLE</h3>
+
+<table summary="toc" cellspacing="0" cellpadding="0" style="font-weight:bold;">
+<tr><td>Edition de 1804</td></tr>
+<tr><td><i>Observations</i></td></tr>
+<tr><td>Première année</td></tr>
+<tr><td><p class="hang"><a href="#LETTRE_PREMIERE">Lettre I., </a>
+<a href="#LETTRE_II">II., </a>
+<a href="#LETTRE_III">III., </a>
+<a href="#LETTRE_IV">IV., </a>
+<a href="#LETTRE_V">V., </a>
+<a href="#LETTRE_VI">VI., </a>
+<a href="#LETTRE_VII">VII., </a>
+<a href="#LETTRE_VIII">VIII., </a>
+<a href="#LETTRE_IX">IX.</a></p></td></tr>
+<tr><td>Deuxième année</td></tr>
+<tr><td><p class="hang"><a href="#LETTRE_X">Lettre X., </a>
+<a href="#LETTRE_XI">XI., </a>
+<a href="#LETTRE_XII">XII., </a>
+<a href="#LETTRE_XIII">XIII., </a>
+<a href="#LETTRE_XIV">XIV., </a>
+<a href="#LETTRE_XV">XV., </a>
+<a href="#LETTRE_XVI">XVI., </a>
+<a href="#LETTRE_XVII">XVII., </a>
+<a href="#LETTRE_XVIII">XVIII., </a>
+<a href="#LETTRE_XIX">XIX., </a>
+<a href="#LETTRE_XX">XX., </a>
+<a href="#LETTRE_XXI">XXI., </a>
+<a href="#LETTRE_XXII">XXII., </a>
+<a href="#LETTRE_XXIII">XXIII., </a>
+<a href="#LETTRE_XXIV">XXIV., </a>
+<a href="#LETTRE_XXV">XXV.</a></p></td></tr>
+<tr><td>Troisième année</td></tr>
+<tr><td><p class="hang"><a href="#LETTRE_XXVI">Lettre XXVI., </a>
+<a href="#LETTRE_XXVII">XXVII., </a>
+<a href="#LETTRE_XXVIII">XXVIII., </a>
+<a href="#LETTRE_XXIX">XXIX., </a>
+<a href="#LETTRE_XXX">XXX., </a>
+<a href="#LETTRE_XXXI">XXXI., </a>
+<a href="#LETTRE_XXXII">XXXII., </a>
+<a href="#LETTRE_XXXIII">XXXIII., </a>
+<a href="#MANUEL">Manuel de Pseusophanes, </a>
+<a href="#LETTRE_XXXIV">XXXIV., </a>
+<a href="#LETTRE_XXXV">XXXV.</a></p></td></tr>
+<tr><td>Cinquième année</td></tr>
+<tr><td><p class="hang"><a href="#PREMIER_FRAGMENT">Premier fragment.</a></p></td></tr>
+<tr><td>Sixième année<br />
+(2e et 3e fragments)</td></tr>
+<tr><td><p class="hang"><a href="#SECOND_FRAGMENT">Second fragment., </a>
+<a href="#LETTRE_XXXVI">Lettre XXXVI., </a>
+<a href="#LETTRE_XXXVII">XXXVII., </a>
+<a href="#LETTRE_XXXVIII">XXXVIII., </a>
+<a href="#TROISIEME_FRAGMENT">Troisième fragment., </a>
+<a href="#LETTRE_XXXIX">XXXIX., </a>
+<a href="#LETTRE_XL">XL., </a>
+<a href="#LETTRE_XLI">XLI., </a>
+<a href="#LETTRE_XLII">XLII., </a>
+<a href="#LETTRE_XLIII">XLIII., </a>
+<a href="#LETTRE_XLIV">XLIV., </a>
+<a href="#LETTRE_XLV">XLV., </a>
+<a href="#LETTRE_XLVI">XLVI., </a>
+<a href="#LETTRE_XLVII">XLVII, </a>
+<a href="#LETTRE_XLVIII">XLVIII, </a>
+<a href="#LETTRE_XLIX">XLIX</a></p></td></tr>
+<tr><td>Septième année</td></tr>
+<tr><td><p class="hang"><a href="#LETTRE_L">Lettre L, </a>
+<a href="#LETTRE_LI">LI, </a>
+<a href="#LETTRE_LII">LII</a></p></td></tr>
+<tr><td>Huitième année</td></tr>
+<tr><td><p class="hang"><a href="#LETTRE_LIII">Lettre LIII, </a>
+<a href="#LETTRE_LIV">LIV, </a>
+<a href="#LETTRE_LV">LV, </a>
+<a href="#LETTRE_LVI">LVI, </a>
+<a href="#LETTRE_LVII">LVII, </a>
+<a href="#LETTRE_LVIII">LVIII, </a>
+<a href="#LETTRE_LIX">LIX, </a>
+<a href="#LETTRE_LX">LX, </a>
+<a href="#LETTRE_LXI">LXI, </a>
+<a href="#LETTRE_LXII">LXII, </a>
+<a href="#LETTRE_LXIII">LXIII, </a>
+<a href="#LETTRE_LXIV">LXIV, </a>
+<a href="#LETTRE_LXV">LXV, </a>
+<a href="#LETTRE_LXVI">LXVI, </a>
+<a href="#LETTRE_LXVII">LXVII, </a>
+<a href="#LETTRE_LXVIII">LXVIII, </a>
+<a href="#LETTRE_LXIX">LXIX, </a>
+<a href="#LETTRE_LXX">LXX, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXI">LXXI, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXII">LXXII, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXIII">LXXIII</a></p></td></tr>
+<tr><td>Neuvième année</td></tr>
+<tr><td><p class="hang"><a href="#LETTRE_LXXIV">Lettre LXXIV, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXV">LXXV, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXVI">LXXVI, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXVII">LXXVII, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXVIII">LXXVIII, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXIX">LXXIX, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXX">LXXX, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXXI">LXXXI, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXXII">LXXXII, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXXIII">LXXXIII, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXXIV">LXXXIV, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXXV">LXXXV, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXXVI">LXXXVI, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXXVII">LXXXVII, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXXVIII">LXXXVIII, </a>
+<a href="#LETTRE_LXXXIX">LXXXIX</a></p></td></tr>
+<tr><td><p class="hang"><a href="#SUPPLEMENT_DE_1833">Supplément de 1833</a></p></td></tr>
+<tr><td>Dixième année</td></tr>
+<tr><td><p class="hang"><a href="#LETTRE_XC">XC</a></p></td></tr>
+<tr><td><p class="hang"><a href="#SUPPLEMENT_DE_1840">Supplément de 1840</a></p></td></tr>
+<tr><td><p class="hang"><a href="#LETTRE_XCI">XCI</a></p></td></tr>
+<tr><td><a href="#NOTES_DE_LEDITION_DE_1833">Notes de l'édition de 1833</a></td></tr>
+<tr><td><a href="#INDICATIONS">Indications</a></td></tr>
+<tr><td><a href="#NOTES">NOTES</a></td></tr>
+</table>
+
+<h3><a name="OBSERVATIONS" id="OBSERVATIONS"></a>OBSERVATIONS.</h3>
+
+<p>On verra dans ces lettres l'expression d'un homme qui sent, et non d'un
+homme qui travaille. Ce sont des mémoires très-indifférents aux
+étrangers, mais qui peuvent intéresser les adeptes. Plusieurs verront
+avec plaisir ce que l'un d'eux a senti: plusieurs ont senti de même; il
+s'est trouvé que celui-ci l'a dit, ou a essayé de le dire. Mais il doit
+être jugé par l'ensemble de sa vie, et non par ses premières années; par
+toutes ses lettres, et non par tel passage ou hasardé, ou romanesque, ou
+peut-être faux.</p>
+
+<p>De semblables lettres sans art, sans intrigue, doivent avoir mauvaise
+grâce hors de la société éparse et secrète dont la nature avait fait
+membre celui qui les écrivit. Les individus qui la composent sont la
+plupart inconnus: cette espèce de monument privé que laisse un homme
+comme eux, ne peut leur être adressé que par la voie publique, au risque
+d'ennuyer un grand nombre de personnes graves, instruites, ou aimables.
+Le devoir d'un éditeur est seulement de prévenir qu'on n'y trouve ni
+esprit, ni science; que ce n'est pas un <i>ouvrage</i>; et que peut-être même
+on dira: ce n'est pas un livre <i>raisonnable</i>.</p>
+
+<p>Nous avons beaucoup d'écrits où le genre humain se trouve peint en
+quelques lignes. Si cependant ces longues lettres faisaient à-peu-près
+connaître un seul homme, elles pourraient être, et neuves, et utiles. Il
+s'en faut de beaucoup qu'elles remplissent même cet objet borné: mais si
+elles ne contiennent point tout ce que l'on pourrait attendre, elles
+contiennent du moins quelque chose; c'est assez peut-être pour les faire
+excuser.</p>
+
+<p>Ces lettres ne sont pas un <i>roman</i><a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>. Il n'y a point de mouvement
+dramatique, d'événements préparés et conduits, point de dénouement; rien
+de ce qu'on appelle l'intérêt d'un ouvrage, de cette série progressive,
+de ces incidents, de cet aliment de la curiosité, magie de plusieurs
+bons écrits, et charlatanisme de plusieurs mauvais.</p>
+
+<p>On y trouvera des descriptions; de celles qui servent à mieux faire
+entendre les choses naturelles, et à donner des lumières, peut-être trop
+négligées, sur les rapports de l'homme avec ce qu'il appelle
+l'<i>inanimé</i>.</p>
+
+<p>On y trouvera des passions: mais celles d'un homme qui était né pour
+recevoir ce qu'elles promettent, et pour n'avoir point une passion; pour
+tout employer, et pour n'avoir qu'une seule fin.</p>
+
+<p>On y trouvera de l'amour: mais l'amour senti d'une manière qui peut-être
+n'avait pas été dite.</p>
+
+<p>On y trouvera des longueurs: elles peuvent être dans la nature; le
+c&#339;ur est rarement précis, il n'est point dialecticien. On y
+trouvera des répétitions: mais si les choses sont bonnes, pourquoi
+éviter soigneusement d'y revenir? Les répétitions de <i>Clarisse</i>, le
+désordre (et le prétendu égoïsme) de Montaigne n'ont jamais rebuté que
+des lecteurs seulement ingénieux. L'éloquent J. J. était souvent diffus.
+Celui qui écrivit ces lettres paraît n'avoir pas craint les longueurs et
+les écarts d'un style libre: il a écrit sa pensée. Il est vrai que J. J.
+avait le droit d'être un peu long: pour lui, s'il a usé de la même
+liberté, c'est tout simplement parce qu'il la trouvait bonne et
+naturelle.</p>
+
+<p>On y trouvera des contradictions, du moins ce qu'on nomme souvent ainsi.
+Mais pourquoi serait-on choqué de voir, dans des matières incertaines,
+le pour et le contre dits par le même homme? Puisqu'il faut qu'on les
+réunisse pour s'en approprier le sentiment, pour peser, décider,
+choisir, n'est-ce pas une même chose qu'ils soient dans un seul livre ou
+dans des livres différents? Au contraire, exposés par le même homme, ils
+le sont avec une force plus égale, d'une manière plus analogue, et vous
+voyez mieux ce qu'il vous convient d'adopter. Nos affections, nos
+désirs, nos sentiments mêmes, et jusqu'à nos opinions, changent avec les
+leçons des événements; les occasions de la réflexion, avec l'âge, avec
+tout notre être. Ne voyez-vous pas que celui qui est si exactement
+d'accord avec lui-même, vous trompe, ou se trompe? Il a un système; il
+joue un rôle. L'homme sincère vous dit: j'ai senti comme cela, je sens
+comme ceci; voilà mes matériaux, bâtissez vous-même l'édifice de votre
+pensée. Ce n'est pas à l'homme froid à juger les différences des
+sensations humaines: puisqu'il n'en connaît pas l'étendue, il n'en
+connaît pas la versatilité. Pourquoi diverses manières de voir
+seraient-elles plus étonnantes dans les divers âges d'un même homme, et
+quelquefois au même moment, que dans des hommes différents? On observe,
+on cherche; on ne décide pas. Voulez-vous exiger que celui qui prend la
+balance rencontre d'abord le poids qui en fixera l'équilibre? Tout doit
+être d'accord sans doute dans un ouvrage exact et raisonné sur des
+matières positives. Mais voulez-vous que Montaigne soit vrai à la
+manière de Hume, et Sénèque régulier comme Bézout? Je croirais même
+qu'on devrait attendre autant ou plus d'oppositions entre les différents
+âges d'un même homme, qu'entre plusieurs hommes éclairés du même âge.
+C'est pour cela qu'il n'est pas bon que les législateurs soient tous des
+vieillards; à moins que ce ne soit un corps d'homme vraiment choisis, et
+capable de suivre leurs conceptions générales et leurs souvenirs, plutôt
+que leur pensée présente. L'homme qui ne s'occupe que des sciences
+exactes, est le seul qui n'ait point à craindre d'être jamais surpris de
+ce qu'il a écrit dans un autre âge.</p>
+
+<p>Ces lettres sont aussi inégales, aussi irrégulières dans leur style que
+dans le reste. Une chose seulement m'a plu; c'est de n'y point trouver
+ces expressions exagérées et triviales dans lesquelles un écrivain
+devrait toujours voir du ridicule, ou au moins de la faiblesse<a
+name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>. Ces expressions ont par
+elles-mêmes quelque chose de vicieux, ou bien leur trop fréquent usage,
+en en faisant des applications fausses, altéra leurs premières
+acceptions, et fit oublier leur énergie.</p>
+
+<p>Ce n'est pas que je prétende justifier le style des lettres. J'aurais
+quelque chose à dire sur des expressions qui pourront paraître hardies,
+et que pourtant je n'ai pas changées: mais quant aux incorrections, je
+n'y sais point d'excuse recevable. Je ne me dissimule pas qu'un critique
+trouvera beaucoup à reprendre: je n'ai point prétendu <i>enrichir le
+public</i> d'un ouvrage travaillé; mais donner à lire à quelques personnes
+éparses dans l'Europe, les sensations, les opinions, les songes libres
+et incorrects d'un homme souvent isolé, qui écrivit dans l'intimité, et
+non pour son libraire.</p>
+
+<hr style="width: 15%;" />
+
+<p>L'éditeur ne s'est proposé et ne se proposera qu'un seul objet: tout ce
+qui portera son nom tendra aux mêmes résultats: soit qu'il écrive, ou
+qu'il publie seulement, il ne s'écartera point d'un but moral. Il ne
+cherche pas encore à l'<i>atteindre</i>; un écrit important, et de nature à
+être utile, un véritable <i>ouvrage</i> que l'on peut seulement hasarder
+d'esquisser, mais non prétendre jamais finir, ne doit pas être publié
+promptement, ni même entrepris trop-tôt.</p>
+
+<hr style="width: 15%;" />
+
+<p>Les <i>Notes</i> sont toutes de l'Editeur.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_PREMIERE" id="LETTRE_PREMIERE"></a>LETTRE PREMIÈRE</h3>
+
+<p class="date">Genève, 8 juillet, première année. </p>
+
+<p class="nind">Il ne s'est passé que vingt jours depuis que je vous écrivis de Lyon. Je
+n'annonçais aucun projet nouveau, je n'en avais pas; et maintenant j'ai
+tout quitté, me voici sur une terre étrangère.</p>
+
+<p>Je crains que ma lettre ne vous trouve point à Chessel<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>, et que vous
+ne puissiez me répondre aussi vite que je le désirerais. J'ai besoin de
+savoir ce que vous pensez, ou du moins ce que vous penserez lorsque vous
+aurez lu. Vous savez s'il me serait indifférent d'avoir des torts avec
+vous: cependant je crains que vous ne m'en trouviez, et je ne suis pas
+bien assuré moi-même de n'en point avoir. Je n'ai pas même pris le temps
+de vous consulter. Je l'eusse bien désiré dans un moment aussi décisif:
+encore aujourd'hui, je ne sais comment juger une résolution qui détruit
+tout ce qu'on avait arrangé, qui me transporte brusquement dans une
+situation nouvelle, qui me destine à des choses que je n'avais pas
+prévues et dont je ne saurais même pressentir l'enchaînement et les
+conséquences.</p>
+
+<p>Il faut vous dire plus. L'exécution fut, il est vrai, aussi précipitée
+que la décision: mais ce n'est pas le temps seul qui m'a manqué pour
+vous en écrire. Quand même je l'aurais eu, je crois que vous l'eussiez
+ignoré de même. J'aurais craint votre prudence: j'ai cru sentir cette
+fois la nécessité de n'en avoir pas. Une prudence étroite et pusillanime
+dans ceux de qui le sort m'a fait dépendre, a perdu mes premières
+années, et je crois bien qu'elle m'a nui pour toujours. La sagesse veut
+marcher entre la défiance et la témérité; le sentier est difficile: il
+faut la suivre dans les choses qu'elle voit; mais dans les choses
+inconnues, nous n'avons que l'instinct. S'il est plus dangereux que la
+prudence, il fait aussi de plus grandes choses: il nous perd, ou nous
+sauve: sa témérité devient quelquefois notre seul asile, et c'est
+peut-être à lui de réparer les maux que la prudence a pu faire.</p>
+
+<p>Il fallait laisser le joug s'appesantir sans retour, ou le secouer
+inconsidérément: l'alternative me parut inévitable. Si vous en jugez de
+même, dites-le moi pour me rassurer. Vous savez assez quelle misérable
+chaîne on allait river. On voulait que je fisse ce qu'il m'était
+impossible de faire bien; que j'eusse un état pour son produit, que
+j'employasse les facultés de mon être à ce qui choque essentiellement sa
+nature. Aurais-je dû me plier à une condescendance momentanée; tromper
+un parent en lui persuadant que j'entreprenais pour l'avenir, ce que je
+n'aurais commencé qu'avec le désir de le cesser; et vivre ainsi dans un
+état violent, dans une répugnance perpétuelle? Qu'il reconnaisse
+l'impuissance où j'étais de le satisfaire, qu'il m'excuse! Il finira par
+sentir que les conditions si diverses et si opposées, où les caractères
+les plus contraires trouvent ce qui leur est propre, ne peuvent convenir
+indifféremment à tous les caractères; que ce n'est pas assez qu'un état,
+qui a pour objet des intérêts et des démêlés contentieux, soit regardé
+comme honnête, parce qu'on y acquiert, sans voler, trente ou quarante
+mille livres de rente; et qu'enfin je n'ai pu renoncer à être homme,
+pour être homme d'affaires.</p>
+
+<p>Je ne cherche point à vous persuader, je vous rappelle les faits; jugez.
+Un ami doit juger sans trop d'indulgence; vous l'avez dit.</p>
+
+<p>Si vous aviez été à Lyon, je ne me serais pas décidé sans vous
+consulter; il eût fallu me cacher de vous, au lieu que j'ai eu seulement
+à me taire. Comme on cherche, dans le hasard même, des raisons qui
+autorisent aux choses que l'on croit nécessaires, j'ai trouvé votre
+absence favorable. Je n'aurais jamais pu agir contre votre opinion,
+mais je n'ai pas été fâché de le faire sans votre avis; tant que je
+sentais tout ce que pouvait alléguer la raison contre la loi que
+m'imposait une sorte de nécessité, contre le sentiment qui m'entraînait.
+J'ai écouté davantage cette impulsion secrète, mais impérieuse, que ces
+froids motifs de balancer et de suspendre, qui, sous le nom de prudence,
+tenaient peut-être beaucoup à mon habitude paresseuse, et à quelque
+faiblesse dans l'exécution. Je suis parti, je m'en félicite: mais quel
+homme peut jamais savoir s'il a fait sagement, ou non, pour les
+conséquences éloignées des choses?</p>
+
+<p>Je vous ai dit pourquoi je n'ai pas fait ce qu'on voulait; il faut vous
+dire pourquoi je n'ai pas fait autre chose. J'examinais si je
+rejetterais absolument le parti que l'on voulait me faire prendre; cela
+m'a conduit à examiner quel autre je prendrais, et à quelle
+détermination je m'arrêterais.</p>
+
+<p>Il fallait choisir, il fallait commencer, pour la vie peut-être, ce que
+tant de gens, qui n'ont en eux aucune autre chose, appellent un état.
+Je n'en trouvai point qui ne fût étranger à ma nature, ou contraire à ma
+pensée. J'interrogeai mon être, je considérai rapidement tout ce qui
+m'entourait; je demandai aux hommes s'ils sentaient comme moi; je
+demandai aux choses si elles étaient selon mes penchants; et je vis
+qu'il n'y avait pas d'accord entre moi et la société, ni entre mes
+besoins et les choses qu'elle a faites. Je m'arrêtai avec effroi,
+sentant que j'allais livrer ma vie à des ennuis intolérables, à des
+dégoûts sans terme comme sans objet. J'offris successivement à mon c&#339;ur
+ce que les hommes cherchent dans les divers états qu'ils embrassent. Je
+voulus même embellir, par le prestige de l'imagination, ces objets
+multipliés qu'ils proposent à leurs passions, et la fin chimérique à
+laquelle ils consacrent leurs années. Je le voulais, je ne le pus pas.
+Pourquoi la terre est-elle ainsi désenchantée à mes yeux? Je ne connais
+point la satiété, je trouve partout le vide.</p>
+
+<p>Dans ce jour, le premier où je sentis tout le néant qui m'environne,
+dans ce jour qui a changé ma vie, si les pages de ma destinée se
+fussent trouvées entre mes mains pour être déroulées ou fermées à
+jamais; avec quelle indifférence j'eusse abandonné la vaine succession
+de ces heures si longues et si fugitives, que tant d'amertumes
+flétrissent, et que nulle véritable joie ne consolera! Vous le savez,
+j'ai le malheur de ne pouvoir être jeune: les longs ennuis de mes
+premiers ans ont apparemment détruit la séduction. Les dehors fleuris ne
+m'en imposent pas: et mes yeux demi-fermés ne sont jamais éblouis; trop
+fixes, ils ne sont point surpris.</p>
+
+<p>Ce jour d'irrésolution fut du moins un jour de lumière: il me fit
+reconnaître en moi ce que je n'y voyais pas distinctement. Dans la plus
+grande anxiété où j'eusse jamais été, j'ai joui pour la première fois de
+la conscience de mon être. Poursuivi jusque dans le triste repos de mon
+apathie habituelle, forcé d'être quelque chose, je fus enfin moi-même:
+et dans ces agitations jusqu'alors inconnues, je trouvai une énergie,
+d'abord contrainte et pénible, mais dont la plénitude fut une sorte de
+repos que je n'avais pas encore éprouvé. Cette situation douce et
+inattendue amena la réflexion qui me détermina. Je crus voir la raison
+de ce qu'on observe tous les jours, que les différences positives du
+sort ne sont pas les causes principales du bonheur ou du malheur des
+hommes.</p>
+
+<p>Je me dis: la vie réelle de l'homme est en lui-même, celle qu'il reçoit
+du dehors n'est qu'accidentelle et subordonnée. Les choses agissent sur
+lui bien plus encore selon la situation où elles le trouvent, que selon
+leur propre nature. Dans le cours d'une vie entière, perpétuellement
+modifié par elles, il peut devenir leur ouvrage. Mais comme dans cette
+succession toujours mobile, lui seul subsiste quoique altéré, tandis que
+les objets extérieurs relatifs à lui changent entièrement; il en résulte
+que chacune de leurs impressions sur lui, dépend bien plus pour son
+bonheur ou son malheur, de l'état où elle le trouve, que de la sensation
+qu'elle lui apporte, et du changement présent qu'elle fait en lui.
+Ainsi dans chaque moment particulier de sa vie, ce qui importe surtout à
+l'homme, c'est d'être ce qu'il doit être. Les dispositions favorables
+des choses viendront ensuite, c'est une utilité du second ordre pour
+chacun des moments présents. Mais la suite de ces impulsions devenant,
+par leur ensemble, le vrai principe des mobiles intérieurs de l'homme,
+si chacune de ces impressions est à-peu-près indifférente, leur totalité
+fait pourtant notre destinée. Tout nous importerait-il également dans ce
+cercle de rapports et de résultats mutuels? L'homme dont la liberté
+absolue est si incertaine, et la liberté apparente si limitée, serait-il
+contraint à un choix perpétuel qui demanderait une volonté constante,
+toujours libre et puissante? Tandis qu'il ne peut diriger que si peu
+d'événements, et qu'il ne saurait régler la plupart de ses affections,
+lui importe-t-il, pour la paix de sa vie, de tout prévoir, de tout
+conduire, de tout déterminer dans une sollicitude qui, même avec des
+succès non interrompus, ferait encore le tourment de cette même vie?
+S'il est également nécessaire de maîtriser ces deux mobiles dont
+l'action est toujours réciproque; si pourtant cet ouvrage est au-dessus
+des forces de l'homme, et si l'effort même qui tendrait à le produire
+est précisément opposé au repos qu'on en attend, comment obtenir
+à-peu-près ce résultat nécessaire en renonçant au moyen impraticable qui
+paraît d'abord le pouvoir seul produire? La réponse à cette question
+serait le grand-&#339;uvre de la sagesse humaine, et le principal objet que
+l'on puisse proposer à cette loi intérieure qui nous fait chercher la
+félicité. Je crus trouver à ce problème une solution analogue à mes
+besoins présents: peut-être contribuèrent-ils à me la faire adopter.</p>
+
+<p>Je pensai que le premier état des choses était surtout important dans
+cette oscillation toujours réagissante, et qui par conséquent dérive
+toujours plus ou moins de ce premier état. Je me dis: soyons d'abord ce
+que nous devons être; plaçons-nous où il convient à notre nature, puis
+livrons-nous au cours des choses, en nous efforçant seulement de nous
+maintenir semblables à nous-mêmes. Ainsi, quoiqu'il arrive, et sans
+sollicitudes étrangères, nous disposerons des choses; non pas en les
+changeant elles-mêmes, ce qui nous importe peu, mais en maîtrisant les
+impressions qu'elles feront sur nous, ce qui seul nous importe, ce qui
+est le plus facile, ce qui maintient davantage notre être en le
+circonscrivant et en reportant sur lui-même l'effort conservateur.
+Quelque effet que produisent sur nous les choses par leur influence
+absolue que nous ne pourrons changer, du moins nous conserverons
+toujours beaucoup du premier mouvement imprimé, et nous approcherons,
+par ce moyen, plus que nous ne saurions l'espérer par aucun autre, de
+l'heureuse permanence du sage.</p>
+
+<p>Dès que l'homme réfléchit, dès qu'il n'est plus entraîné par le premier
+désir et par les lois inaperçues de l'instinct, toute équité, toute
+moralité devient en un sens une affaire de calcul, et sa prudence est
+dans l'estimation du plus ou du moins. Je crus voir dans ma conclusion
+un résultat aussi clair que celui d'une opération sur les nombres. Comme
+je vous fais l'histoire de mes intentions, et non celle de mon esprit;
+et que je veux bien moins justifier ma décision que vous dire comment je
+me suis décidé, je ne chercherai pas à vous rendre un meilleur compte de
+mon calcul.</p>
+
+<p>Conformément à cette manière de voir, je quitte les soins éloignés et
+multipliés de l'avenir, qui sont toujours si fatigants et souvent si
+vains; je m'attache seulement à disposer, une fois pour la vie, et moi
+et les choses. Je ne me dissimule point combien cet ouvrage doit sans
+doute rester imparfait, et combien je serai entravé par les événements:
+mais je ferai du moins ce que je trouverai en mon pouvoir.</p>
+
+<p>J'ai cru nécessaire de changer les choses avant de me changer moi-même.
+Ce premier but pouvait être beaucoup plus promptement atteint que le
+second; et ce n'eût point été dans mon ancienne manière de vivre que
+j'eusse pu m'occuper sérieusement de moi. L'alternative du moment
+difficile où je me trouvais, me força de songer d'abord aux changements
+extérieurs. C'est dans l'indépendance des choses, comme dans le silence
+des passions, que l'on peut étudier son être. Je vais choisir une
+retraite dans ces monts tranquilles dont la vue a frappé mon enfance
+elle-même<a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a>. J'ignore où je m'arrêterai, mais écrivez-moi à Lausanne.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_II" id="LETTRE_II"></a>LETTRE II.</h3>
+
+<p class="date">Lausanne<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>, 9 juillet, I.<br />
+</p>
+
+<p>J'arrivai de nuit à Genève: j'y logeai dans une assez triste auberge, où
+mes fenêtres donnaient sur une cour, je n'en fus point fâché. Entrant
+dans une aussi belle contrée, je me ménageais volontiers l'espèce de
+surprise d'un spectacle nouveau; je la réservais pour la plus belle
+heure du jour; je le voulais avoir dans sa plénitude, et sans affaiblir
+son impression en l'éprouvant par degré.</p>
+
+<p>En sortant de Genève, je me mis en route, seul, libre, sans but
+déterminé, sans autre guide qu'une carte assez bonne, que je porte sur
+moi.</p>
+
+<p>J'entrais dans l'indépendance. J'allais vivre dans le seul pays
+peut-être de l'Europe, où dans un climat assez favorable, on trouve
+encore les sévères beautés des sites naturels. Devenu calme par l'effet
+même de l'énergie que les circonstances de mon départ avait éveillée en
+moi, content de posséder mon être pour la première fois de mes jours si
+vains, cherchant des jouissances simples et grandes avec l'avidité d'un
+c&#339;ur jeune, et cette sensibilité, fruit amer et précieux de mes longs
+ennuis; j'étais ardent et paisible. Je fus heureux sous le beau ciel de
+Genève, lorsque le soleil paraissant au-dessus des hautes neiges,
+éclaira à mes yeux cette terre admirable. C'est près de Copet que je vis
+l'aurore, non pas inutilement belle comme je l'avais vue tant de fois,
+mais d'une beauté sublime et assez grande pour ramener le voile des
+illusions sur mes yeux découragés.</p>
+
+<p>Vous n'avez point vu cette terre à laquelle Tavernier ne trouvait
+comparable qu'un seul lieu dans l'Orient. Vous ne vous en ferez pas une
+idée juste; les grands effets de la nature ne s'imaginent point tels
+qu'ils sont. Si j'avais moins senti la grandeur et l'harmonie de
+l'ensemble, si la pureté de l'air n'y ajoutait pas une expression que
+les mots ne sauraient rendre, si j'étais un autre, j'essayerais de vous
+peindre ces monts neigeux et embrasés, ces vallées vaporeuses; les noirs
+escarpements de la côte de Savoye; les collines de la Vaux et du
+Jorat<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>, peut-être trop riantes, mais surmontées par les Alpes de
+Gruyère et d'Ormont; et les vastes eaux du Léman, et le mouvement de ses
+vagues, et sa paix mesurée. Peut-être mon état intérieur ajouta-t-il au
+prestige de ces lieux; peut-être nul homme n'a-t-il éprouvé à leur
+aspect tout ce que j'ai senti<a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>.</p>
+
+<p>C'est le propre d'une sensibilité profonde de recevoir une volupté plus
+grande de l'opinion d'elle-même que de ses jouissances positives:
+celles-ci laissent apercevoir leurs bornes; mais celles que promettent
+ce sentiment d'une puissance illimitée, sont immenses comme elle, et
+semblent nous indiquer le monde inconnu que nous cherchons toujours. Je
+n'oserais décider que l'homme dont l'habitude des douleurs a navré le
+c&#339;ur, n'ait point reçu de ses misères mêmes, une aptitude à des plaisirs
+inconnus des heureux, et ayant sur les leurs l'avantage d'une plus
+grande indépendance, et d'une durée qui soutient la vieillesse
+elle-même. Pour moi, j'ai éprouvé dans ce moment auquel il n'a manqué
+qu'un autre c&#339;ur qui sentît avec le mien, comment une heure de vie peut
+valoir une année d'existence; combien tout est relatif dans nous, et
+hors de nous; et comment nos misères viennent surtout de notre
+déplacement dans l'ordre des choses.</p>
+
+<p>La grande route de Genève à Lausanne est partout agréable, elle suit
+généralement les rives du lac; et comme elle me conduisait vers les
+montagnes, je ne pensai point à la quitter. Je ne m'arrêtai qu'auprès de
+Lausanne sur une pente, d'où l'on n'apercevait pas la ville, et où
+j'attendis la fin du jour.</p>
+
+<p>Les soirées sont désagréables dans les auberges, excepté lorsque le feu
+et la nuit aident à attendre le souper. Dans les longs jours on ne peut
+éviter cette heure d'ennui qu'en évitant aussi de voyager pendant la
+chaleur: c'est précisément ce que je ne fais point. Depuis mes courses
+au Forez, j'ai pris l'usage d'aller à pied si la campagne est
+intéressante; et quand je marche, une sorte d'impatience ne me permet de
+m'arrêter que lorsque je suis presque arrivé. Les voitures sont
+nécessaires pour se débarrasser promptement de la poussière des grandes
+routes, et des ornières boueuses des plaines; mais lorsqu'on est sans
+affaires et dans une vraie campagne, je ne vois pas de motif pour courir
+la poste, et je trouve qu'on est trop dépendant si l'on va avec ses
+chevaux. J'avoue qu'en arrivant à pied l'on est moins bien reçu d'abord
+dans les auberges; mais il ne faut que quelques minutes à un aubergiste
+qui sait son métier, pour s'apercevoir que s'il y a de la poussière sur
+les souliers il n'y a pas de paquet sur l'épaule, et qu'ainsi l'on
+pourrait être en état de le faire gagner assez pour qu'il ôte son
+chapeau d'une certaine manière. Vous verrez bientôt les servantes vous
+dire tout comme à un autre: Monsieur a-t-il déjà donné ses ordres?</p>
+
+<p>J'étais donc sous les pins du Jorat: la soirée était belle, les bois
+silencieux, l'air calme, le couchant vapoureux, mais sans nuages. Tout
+paraissait fixe, éclairé, immobile: et dans un moment où je levai les
+yeux après les avoir tenus longtemps arrêtés sur la mousse qui me
+portait, j'eus une illusion imposante que mon état de rêverie
+prolongea. La pente rapide qui s'étendait jusqu'au lac se trouvait
+cachée pour moi sous le tertre où j'étais assis; et la surface du lac
+très-inclinée, semblait élever dans les airs sa rive opposée. Des
+vapeurs voilaient en partie les Alpes de Savoye confondues avec elles et
+revêtues des mêmes teintes: la lumière du couchant et le vague de l'air
+dans les profondeurs du Valais élevèrent ces montagnes et les séparèrent
+de la terre, en rendant leurs extrémités indiscernables; et leur colosse
+sans forme, sans couleur, sombre et neigeux, éclairé et comme invisible,
+ne me parut qu'un amas de nuées orageuses suspendues dans l'espace: il
+n'était plus d'autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul,
+au sein de l'immensité.</p>
+
+<p>Ce moment-là fut digne de la première journée d'une vie nouvelle: j'en
+éprouverai peu de semblables. Je me promettais de finir celle-ci en vous
+en parlant tout à mon aise, mais le sommeil appesantit ma tête et ma
+main: les souvenirs et le plaisir de vous les dire ne sauraient
+l'éloigner; et je ne veux pas continuer à vous rendre si faiblement ce
+que j'ai mieux senti.</p>
+
+<p>Près de Nion j'ai vu le Mont-Blanc assez à découvert, et depuis ses
+bases apparentes; mais l'heure n'était point favorable, il était mal
+éclairé.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_III" id="LETTRE_III"></a>LETTRE III.</h3>
+
+<p class="date">Cully, 11 juillet, 1.<br />
+</p>
+
+<p>Je ne veux point parcourir la Suisse en voyageur, on en curieux. Je
+cherche à être là, parce qu'il me semble que je serais mal ailleurs:
+c'est le seul pays, voisin du mien, qui contienne généralement de ces
+choses que je désire.</p>
+
+<p>J'ignore encore de quel côté je me dirigerai: je ne connais ici
+personne, et n'y ayant aucune sorte de relation, je ne puis choisir que
+d'après des raisons prises de la nature des lieux. Le climat est
+difficile en Suisse, surtout dans les situations que je préférerais. Il
+me faut un séjour fixe pour l'hiver; c'est ce que je voudrais d'abord
+décider: mais l'hiver est long dans le contrées élevées.</p>
+
+<p>A Lausanne on me disait: C'est ici la plus belle partie de la Suisse,
+celle que tous les étrangers aiment. Vous avez vu Genève et les bords
+du lac; il vous reste à voir Iverdun, Neuchâtel et Berne: on va encore
+au Locle qui est célèbre par son industrie. Pour le reste de la Suisse,
+c'est un pays bien sauvage: on reviendra de la manie anglaise d'aller se
+fatiguer et s'exposer pour voir de la glace et dessiner des cascades.
+Vous vous fixerez ici: le pays de Vaud<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a> est le seul qui convienne à un
+étranger; et même dans le pays de Vaud il n'y a que Lausanne, surtout
+pour un Français.</p>
+
+<p>Je les ai assurés que je ne choisirais pas Lausanne, et ils ont cru que
+je me trompais. Le pays de Vaud a de grandes beautés, mais je suis
+persuadé d'avance que sa partie basse est une de celles de la Suisse
+que j'aimerai le moins. La terre et les hommes y sont, à peu de chose
+près, comme ailleurs: je cherche d'autres m&#339;urs, et une autre nature. Si
+je savais l'allemand, je crois que j'irais du côté de Lucerne: mais l'on
+n'entend le français que dans un tiers de la Suisse, et ce tiers en est
+précisément la partie la plus riante et la moins éloignée des habitudes
+françaises, ce qui me met dans une grande incertitude. J'ai presque
+résolu de voir les bords de Neuchâtel, et le bas-Valais; après quoi
+j'irai près de Schwitz, ou dans l'Underwalden, malgré l'inconvénient
+très-grand d'une langue qui m'est tout-à-fait étrangère.</p>
+
+<p>J'ai remarqué un petit lac que les cartes nomment de Bré, ou de Bray,
+situé à une certaine élévation dans les terres, au-dessus de Cully:
+j'étais venu dans cette ville pour en aller visiter les rives presque
+inconnues et éloignées des grandes routes. J'y ai renoncé; je crains que
+le pays ne soit trop ordinaire, et que la manière de vivre des gens de
+la campagne, si près de Lausanne, ne me convienne encore moins.</p>
+
+<p>Je voulais traverser le lac<a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a>; et j'avais, hier, retenu un bateau pour
+me rendre sur la côte de Savoye. Il a fallu renoncer à ce dessein: le
+temps a été mauvais tout le jour, et le lac est encore fort agité.
+L'orage est passé, la soirée est belle. Mes fenêtres donnent sur le lac;
+l'écume blanche des vagues est jetée quelquefois jusques dans ma
+chambre, elle a même mouillé le toit. Le vent souffle du Sud-Ouest, en
+sorte que c'est précisément ici que les vagues ont plus de force et
+d'élévation. Je vous assure que ce mouvement et ces sons mesurés donnent
+à l'âme une forte impulsion. Si j'avais à sortir de la vie ordinaire, si
+j'avais à vivre, et que pourtant je me sentisse découragé, je voudrais
+être un quart-d'heure seul devant un lac agité: je crois qu'il ne serait
+plus de grandes choses qui ne me fussent naturelles.</p>
+
+<p>J'attends avec quelqu'impatience la réponse que je vous ai demandée; et
+quoi-qu'elle ne puisse en effet arriver encore, je pense à tout moment
+à envoyer à Lausanne pour voir si on ne néglige pas de me la faire
+parvenir. Sans doute elle me dira bien positivement ce que vous pensez,
+ce que vous présumez de l'avenir; et si j'ai eu tort, étant moi, de
+faire ce qui chez beaucoup d'autres eût été une conduite pleine de
+légéreté. Je vous consultais sur des riens, et j'ai pris sans vous la
+résolution la plus importante. Vous ne refuserez pas pourtant de me dire
+votre opinion: il faut qu'elle me réprime, ou me rassure. Vous avez déjà
+oublié que je me suis arrangé en ceci comme si je voulais vous en faire
+un secret: les torts d'un ami peuvent entrer dans notre pensée, mais non
+dans nos sentiments. Je vous félicite d'avoir à me pardonner des
+faiblesses: sans cela je n'aurais pas tant de plaisir à m'appuyer sur
+vous; ma propre force ne me donnerait pas la sécurité que me donne la
+vôtre.</p>
+
+<p>Je vous écris comme je vous parlerais, comme on se parle à soi-même.
+Quelquefois on n'a rien à se dire l'un à l'autre, on a pourtant besoin
+de se parler; c'est souvent alors que l'on bavarde le plus à son aise.
+Je ne connais de promenade qui donne un vrai plaisir que celle que l'on
+fait sans but, lorsque l'on va uniquement pour aller, et que l'on
+cherche sans vouloir aucune chose; lorsque le temps est tranquille, un
+peu couvert, que l'on n'a point d'affaires, que l'on ne veut pas savoir
+l'heure, et que l'on se met à pénétrer au hasard dans les fondrières et
+les bois d'un pays inconnu; lorsqu'on parle des champignons, des biches,
+des feuilles rousses qui commencent à tomber; lorsque je vous dis: Voilà
+une place qui ressemble bien à celle où mon père s'arrêta, il y a dix
+ans, pour jouer au petit-palet avec moi, et où il laissa son couteau de
+chasse que le lendemain l'on ne put jamais retrouver. Lorsque vous me
+dites: L'endroit où nous venons de traverser le ruisseau eût bien plû au
+mien. Dans les derniers temps de sa vie, il se faisait conduire à une
+grande lieue de la ville dans un bois bien épais, où il y avait quelques
+rochers et de l'eau; alors il descendait de la calèche, et il allait,
+quelquefois seul, quelquefois avec moi, s'asseoir sur un grès: nous
+lisions les <i>Vies des Pères du Désert</i>. Il me disait: Si dans ma
+jeunesse j'étais entré dans un monastère, comme Dieu m'y appelait, je
+n'aurais pas eu tous les chagrins que j'ai eus dans le monde, je ne
+serais pas aujourd'hui si infirme et si cassé; mais je n'aurais point de
+fils, et en mourant, je ne laisserais rien sur la terre....... Et
+maintenant il n'est plus! Ils ne sont plus!</p>
+
+<p>Il y a des hommes qui croyent se promener, à la campagne, lorsqu'ils
+marchent en ligne droite dans une allée sablée. Ils ont dîné, ils vont
+jusqu'à la statue, et ils reviennent au trictrac. Mais quand nous nous
+perdions dans les bois du Forez, nous allions librement et au hasard. Il
+y avait quelque chose de solennel à ces souvenirs d'un temps déjà
+reculé, qui semblaient venir à nous dans l'épaisseur et la majesté des
+bois. Comme l'âme s'agrandit lorsqu'elle rencontre des choses belles, et
+qu'elle ne les a pas prévues! Je n'aime point que ce qui appartient au
+c&#339;ur soit préparé et réglé: laissons l'esprit chercher avec ordre, et
+symétriser ce qu'il travaille. Pour le c&#339;ur, il ne travaille pas; et si
+vous lui demandez de produire, il ne produira rien: la culture le rend
+stérile. Vous vous rappelez des lettres que R... écrivait à L... qu'il
+appelait son ami. Il y avait bien de l'esprit dans ces lettres, mais
+aucun abandon. Chacune contenait quelque chose de distinct, et roulait
+sur un sujet particulier; chaque paragraphe avait son objet et sa
+pensée. Tout cela était arrangé comme pour l'impression; c'était des
+chapitres d'un livre didactique. Nous ne ferons point comme cela, je
+pense: aurions-nous besoin d'esprit? Quand des amis se parlent c'est
+pour se dire tout ce qui leur vient en tête. Il y a une chose que je
+vous demande; c'est que vos lettres soient longues, que vous soyez
+longtemps à m'écrire, que je sois longtemps à vous lire: souvent je vous
+donnerai l'exemple. Quant au contenu, je ne m'en inquiète point:
+nécessairement nous ne dirons que ce que nous pensons, ce que nous
+sentons: et n'est-ce pas cela qu'il faut que nous disions? Quand on veut
+jaser, s'avise-t-on de dire? parlons sur telle chose, faisons des
+divisions, et commençons par celle-ci.</p>
+
+<p>On apportait le souper lorsque je me suis mis à écrire, et voilà que
+l'on vient de me dire: Mais, Monsieur, le poisson est tout froid, il ne
+sera plus bon, au moins. Adieu donc. Ce sont des truites du Rhône. Ils
+me les vantent, comme s'ils ne voyaient pas que je mangerai seul.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_IV" id="LETTRE_IV"></a>LETTRE IV.</h3>
+
+<p class="date">Thiel, 19 juillet, 1.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai passé à Iverdun<a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a><a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a>; j'ai vu Neuchâtel, Bienne et leurs environs.
+Je m'arrête quelques jours à Thiel sur les frontières de Neuchâtel et de
+Berne. J'avais pris à Lausanne une de ces berlines de remise
+très-communes en Suisse. Je ne craignais pas l'ennui de la voiture;
+j'étais trop occupé de ma position, de mes espérances si vagues, de
+l'avenir incertain, du présent déjà inutile, et de l'intolérable vide
+que je trouve partout.</p>
+
+<p>Je vous envoie quelques mots écrits des divers lieux de mon passage.</p>
+
+<p class="date">D'Iverdun.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai joui un moment de me sentir libre et dans des lieux plus beaux;
+j'ai cru y trouver une vie meilleure: mais je vous avouerai que je ne
+suis pas content. A Moudon, au centre du pays de Vaud, je me demandais:
+Vivrais-je heureux dans ces lieux si vantés et si désirés? mais un
+profond ennui m'a fait partir aussitôt. J'ai cherché ensuite a m'en
+imposer à moi-même, en attribuant principalement cette impression à
+l'effet d'une tristesse locale. Le sol de Moudon est boisé et
+pittoresque, mais il n'y a point de lac. Je me décidai à rester le soir
+à Iverdun, espérant retrouver sur ses rives, ce bien être mêlé de
+tristesse que je préfère à la joie. La vallée est belle, et la ville est
+l'une des plus jolies de la Suisse. Malgré le pays, malgré le lac,
+malgré la beauté du jour, j'ai trouvé Iverdun plus triste que Moudon.
+Quels lieux me faudra-t-il donc?</p>
+
+<p class="date">De Neuchâtel.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai quitté ce matin Iverdun, jolie ville, agréable à d'autres yeux, et
+triste aux miens. Je ne sais pas bien encore ce qui peut la rendre telle
+pour moi; mais je ne me suis point trouvé le même aujourd'hui. S'il
+fallait différer le choix d'un séjour tel que je le cherche, je me
+résoudrais plus volontiers à attendre un an près de Neuchâtel, qu'un
+mois près d'Iverdun.</p>
+
+<p class="date">De S.<sup>t</sup> Biaise.<br />
+</p>
+
+<p>Je reviens d'une course dans le Val de Travers. C'est là que j'ai
+commencé à sentir dans quel pays je suis. Les bords du lac de Genève
+sont admirables sans doute, cependant il semble que l'on pourrait
+trouver ailleurs les mêmes beautés, car pour les hommes on voit d'abord
+qu'ils y sont comme dans les plaines, eux et ce qui les concerne<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>.
+Mais ce vallon, creusé dans le Jura, porte un caractère grand et simple;
+il est sauvage et animé; il est à-la-fois paisible et romantique; et
+quoiqu'il n'ait point de lac, il m'a frappé davantage que les bords de
+Neuchâtel et même de Genève. La terre paraît ici moins assujettie à
+l'homme, et l'homme moins abandonné à des convenances misérables. L'&#339;il
+n'y est pas importuné sans cesse par des terres labourées, des vignes et
+des maisons de plaisance, odieuses richesses de tant de pays malheureux.
+Mais de gros villages; mais des maisons de pierre; mais de la recherche,
+de la vanité, des titres, de l'esprit, de la causticité! Où
+m'emportaient de vains rêves? A chaque pas que l'on fait ici, l'illusion
+revient et s'éloigne; à chaque pas on espère, on se décourage; on est
+perpétuellement changé sur cette terre si différente et des autres et
+d'elle-même. Je vais dans les Alpes.</p>
+
+<p class="date">De Thiel.<br />
+</p>
+
+<p>J'allais à Vevay par Morat, et je ne croyais pas m'arrêter ici: mais
+hier j'ai été frappé, à mon réveil, du plus beau spectacle que l'aurore
+puisse produire dans une contrée dont la beauté réelle, est pourtant
+plus riante que sublime. Cela m'a entraîné à passer ici quelques jours.</p>
+
+<p>Ma fenêtre était restée ouverte la nuit, selon mon usage. Vers les
+quatre heures, je fus éveillé par l'éclat du jour et par l'odeur des
+foins que l'on avait coupés pendant la fraîcheur, à la lumière de la
+lune. Je m'attendais à une vue ordinaire; mais j'eus un instant
+d'étonnement. Les pluies du solstice avaient conservé l'abondance des
+eaux accrues précédemment par la fonte des neiges du Jura. L'espace
+entre le lac et la Thièle était inondé presqu'entièrement; les parties
+les plus élevées formaient des pâturages isolés au milieu de ces plaines
+d'eau sillonnées par le vent frais du matin. On apercevait les vagues du
+lac que le vent poussait au loin sur la rive demi-submergée. Des
+chèvres, des vaches, et leur conducteur, qui tirait de son cornet des
+sons agrestes, passaient en ce moment sur une langue de terre restée à
+sec entre la plaine inondée et la Thièle. Des pierres placées aux
+endroits les plus difficiles, soutenaient, ou continuaient cette sorte
+de chaussée naturelle: on ne distinguait point le pâturage que ces
+dociles animaux devaient atteindre; et, à voir leur démarche lente et
+mal assurée, on eût dit qu'ils allaient s'avancer et se perdre dans le
+lac. Les hauteurs d'Anet, et les bois épais du Julemont, sortaient du
+sein des eaux comme une île encore sauvage et inhabitée. La chaîne
+montueuse du Vuilly bordait le lac à l'horizon. Vers le sud, l'étendue
+s'en prolongeait derrière les coteaux de Mont-mirail; et par-delà tous
+ces objets, soixante lieues de glaces séculaires imposaient à toute la
+contrée la majesté inimitable de ces traits hardis de la nature, qui
+font les lieux sublimes.</p>
+
+<p>Je dînai avec le receveur du péage. Sa manière ne me déplut pas. C'est
+un homme plus occupé de fumer et de boire, que de haïr, de projetter, de
+s'affliger. Il me semble que j'aimerais assez dans les autres ces
+habitudes que je ne prendrai point. Elles font échapper à l'ennui; elles
+remplissent les heures, sans que l'on ait l'inquiétude de les remplir:
+elles dispensent un homme de beaucoup de choses plus mauvaises, et
+mettent du moins à la place de ce calme du bonheur qu'on ne voit sur
+aucun front, celui d'une distraction suffisante qui concilie tout, et ne
+nuit qu'aux acquisitions de l'esprit.</p>
+
+<p>Le soir je pris la clef pour rentrer dans la nuit, et n'être point
+assujetti à l'heure. La lune n'était pas levée, je me promenais le long
+des eaux vertes de la Thièle. Mais me sentant disposé à rêver longtemps,
+et trouvant dans la chaleur de la nuit la facilité de la passer toute
+entière au dehors, je pris la route de St. Blaise: je la quittai à un
+petit village nommé Marin, qui a le lac au sud; je descendis une pente
+escarpée, et je me plaçai sur le sable où venaient expirer les vagues.
+L'air était calme, on n'apercevait aucune voile sur le lac. Tous
+reposaient, les uns dans l'oubli des travaux, d'autres dans celui des
+douleurs. La lune parut: je restai longtemps. Vers le matin, elle
+répandait sur les terres et sur les eaux l'ineffable mélancolie de ses
+dernières lueurs. La nature paraît bien grande à l'homme, lorsque, dans
+un long recueillement, il entend le roulement des ondes sur la rive
+solitaire, dans le calme d'une nuit encore ardente et éclairée par la
+lune qui finit.</p>
+
+<p>Indicible sensibilité! charme et tourment de nos vaines années; vaste
+conscience d'une nature partout accablante et partout impénétrable!
+passion universelle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux abandon:
+tout ce qu'un c&#339;ur mortel peut contenir de besoins et d'ennuis profonds;
+j'ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. J'ai fait un
+pas sinistre vers l'âge d'affaiblissement: j'ai dévoré dix années de ma
+vie. Heureux l'homme simple dont le c&#339;ur est toujours jeune!</p>
+
+<p>Là, dans la paix de la nuit, j'interrogeai ma destinée incertaine, mon
+c&#339;ur agité, et cette nature inconcevable qui, contenant toutes choses,
+semble pourtant ne pas contenir ce que cherchent mes désirs. Qui suis-je
+donc, me disais-je? Quel triste mélange d'affection universelle, et
+d'indifférence pour tous les objets de la vie positive? Une imagination
+romanesque me porte-t-elle à chercher, dans un ordre bizarre, des objets
+préférés par cela seul que leur existence chimérique pouvant se
+modifier arbitrairement, se revêt à mes yeux de formes spécieuse, et
+d'une beauté pure et sans mélange plus fantastique encore.</p>
+
+<p>Ainsi, voyant dans les choses des rapports qui n'y sont point, et
+cherchant toujours ce que je n'obtiendrai jamais, étranger dans la
+nature réelle, ridicule au milieu des hommes, je n'aurai que des
+affections vaines: et soit que je vive selon moi-même, soit que je vive
+selon les hommes, je n'aurai dans l'oppression extérieure, ou dans ma
+propre contrainte, que l'éternel tourment d'une vie toujours réprimée et
+toujours misérable. Mais les écarts d'une imagination ardente et
+immodérée sont sans constance comme sans règle: jouet de ses passions
+mobiles et de leur ardeur aveugle et indomptée, un tel homme n'aura ni
+continuité dans ses goûts, ni paix dans son c&#339;ur.</p>
+
+<p>Que puis-je avoir de commun avec lui? Tous mes goûts sont uniformes,
+tout ce que j'aime est facile et naturel: je ne veux que des habitudes
+simples, des amis paisibles, une vie toujours la même. Comment mes v&#339;ux
+seraient-ils désordonnés? je n'y vois que les besoins, que le sentiment
+de l'harmonie et des convenances. Comment mes affections seraient-elles
+odieuses aux hommes? je n'aime que ce qu'ont aimé les meilleurs d'entre
+eux; je ne cherche rien aux dépens d'aucun d'eux; je cherche ce que
+chacun peut avoir, ce qui est nécessaire aux besoins de tous, ce qui
+finirait leurs misères, ce qui rapproche, unit, console: je ne veux que
+la vie des peuples bons, ma paix dans la paix de tous<a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a>. Je n'aime, il
+est vrai, que la nature; mais c'est pour cela qu'en, m'aimant moi-même,
+je ne m'aime point exclusivement; et que les autres hommes sont encore
+dans la nature, ce que j'en aime davantage. Un sentiment impérieux
+m'attache à toutes les impressions aimantes; mon c&#339;ur plein de lui-même,
+de l'humanité, et de l'accord primitif des êtres, n'a jamais connu de
+passions personnelles ou irascibles. Je m'aime moi-même, mais c'est dans
+la nature, c'est dans l'ordre qu'elle veut, c'est en société avec
+l'homme qu'elle fit, et d'accord avec l'universalité des choses. A la
+vérité, jusqu'à présent du moins, rien de ce qui existe n'a pleinement
+mon affection, et un vide inexprimable est la constante habitude de mon
+âme altérée. Mais tout ce que j'aime pourrait exister, la terre entière
+pourrait être selon mon c&#339;ur, sans que rien fût changé dans la nature ou
+dans l'homme lui-même, excepté les accidents éphémères de l'&#339;uvre
+sociale.</p>
+
+<p>Non, l'homme singulier ou romanesque n'est pas ainsi. Sa folie a des
+causes factices. Il ne se trouve point de suite ni d'ensemble dans ses
+affections; et comme il n'y a d'erreur et de bizarreries que dans les
+innovations humaines, tous les objets de sa démence sont pris dans
+l'ordre de choses qui excite les passions immodérées des hommes, et
+l'industrieuse fermentation de leurs esprits toujours agités en sens
+contraires.</p>
+
+<p>Pour moi, j'aime les choses existantes; je les aime comme elles sont. Je
+ne désire, je ne cherche, je n'imagine rien hors de la nature. Loin que
+ma pensée divague et se porte sur des objets difficiles ou bizarres,
+éloignés ou extraordinaires; et qu'indifférent pour ce qui s'offre à
+moi, pour ce que la nature produit habituellement, j'aspire à ce qui
+m'est refusé, à des choses étrangères et rares, à des circonstances
+invraisemblables et à une destinée romanesque; je ne veux au contraire,
+je ne demande à la nature et aux hommes, je ne demande pour ma vie
+entière que ce que la nature contient nécessairement, ce que les hommes
+doivent tous posséder, ce qui peut seul occuper nos jours et remplir nos
+c&#339;urs, ce qui fait la vie. Comme il ne me faut point des choses
+difficiles où privilégiées, il ne me faut pas non plus des choses
+nouvelles, changeantes, multipliées. Ce qui m'a plu, me plaira toujours;
+ce qui a suffi à mes besoins, leur suffira dans tous les temps: le jour
+semblable au jour qui fut heureux, est encore un jour heureux pour moi;
+et comme les besoins positifs de ma nature sont toujours à-peu-près les
+mêmes, ne cherchant que ce qu'ils exigent, je désire toujours à-peu-près
+les mêmes choses. Si je suis satisfait aujourd'hui, je le serai demain,
+je le serai toute l'année, je le serai toute la vie: et si mon sort est
+toujours le même, mes v&#339;ux toujours simples, seront toujours remplis.</p>
+
+<p>L'amour du pouvoir ou des richesses est presqu'aussi étranger à ma
+nature que l'envie, la vengeance ou les haines. Rien ne doit aliéner de
+moi les autres hommes, je ne suis le rival d'aucun d'eux: je ne puis pas
+plus les envier que les haïr; je refuserais ce qui les passionne, je
+refuserais de triompher d'eux: je ne veux pas même les surpasser en
+vertu. Je me repose dans ma bonté naturelle. Heureux qu'il ne me faille
+point d'efforts pour ne pas faire le mal, je ne me tourmenterai point
+sans nécessité; et pourvu que je sois homme de bien, je ne prétendrai
+pas être vertueux. Ce mérite est très-grand, mais j'ai le bonheur qu'il
+ne me soit pas indispensable, et je le leur abandonne: c'est détruire la
+seule rivalité qui pût subsister entre nous. Leurs vertus sont
+ambitieuses comme leurs passions: ils les étalent fastueusement; et ce
+qu'ils y cherchent surtout, c'est la primauté. Je ne suis point leur
+concurrent; je ne le serai pas même en cela. Que perdrai-je à leur
+abandonner cette supériorité? Dans ce qu'ils appellent vertus, les unes,
+seules utiles, sont naturellement dans l'homme constitué comme je me
+trouve l'être, et comme je penserais volontiers que tout homme l'est
+primitivement; les autres compliquées, difficiles, imposantes et
+superbes, ne dérivent point immédiatement de la nature de l'homme: c'est
+pour cela que je les trouve ou fausses ou vaines, et que je suis peu
+curieux d'en obtenir le mérite, au moins incertain. Je n'ai pas besoin
+d'effort pour atteindre ce qui est dans ma nature, et je n'en veux point
+faire pour parvenir à ce qui lui est contraire. Ma raison le repousse,
+et me dit que, dans moi du moins, ces vertus fastueuses seraient des
+altérations étrangères et un commencement de déviation. Le seul effort
+que l'amour du bien exige de moi, c'est une vigilance soutenue, qui ne
+permette jamais aux maximes de notre fausse morale de s'introduire dans
+une âme trop droite pour les parer de beaux dehors, et trop simple pour
+les contenir. Telle est la vertu que je me dois à moi-même, et le devoir
+que je m'impose. Je sens irrésistiblement que mes penchants sont
+naturels: il ne me reste qu'à m'observer bien moi-même pour écarter de
+cette direction générale toute impulsion particulière qui pourrait s'y
+mêler; pour me conserver toujours simple et toujours droit, au milieu
+des perpétuelles altérations et des bouleversements que peuvent me
+préparer l'oppression, d'un sort précaire, et les subversions de tant de
+choses mobiles. Je dois rester, quoiqu'il arrive, toujours le même et
+toujours moi; non pas précisément tel que je suis dans des habitudes
+contraires à mes besoins; mais tel que je me sens, tel que je veux
+être, tel que je suis dans cette vie intérieure, seul asile de mes
+tristes affections.</p>
+
+<p>Je m'interrogerai, je m'observerai, je sonderai ce c&#339;ur naturellement
+vrai et aimant, mais que tant de dégoûts peuvent avoir déjà rebuté. Je
+déterminerai ce que je suis; je veux dire ce que je dois être: et cet
+état une fois bien connu, je m'efforcerai de le conserver toute ma vie,
+convaincu que rien de ce qui m'est naturel n'est dangereux ou
+condamnable, persuadé que l'on n'est jamais bien que quand on est selon
+sa nature, et décidé à ne jamais réprimer en moi que ce qui tendrait à
+altérer ma forme originelle.</p>
+
+<p>J'ai connu l'enthousiasme des vertus difficiles; dans ma superbe erreur,
+je pensais remplacer tous les mobiles de la vie sociale par ce mobile
+aussi illusoire<a name="FNanchor_13_13" id="FNanchor_13_13"></a><a href="#Footnote_13_13" class="fnanchor">[13]</a>. Ma fermeté stoïque bravait le malheur comme les
+passions; et je me tenais assuré d'être le plus heureux des hommes, si
+j'en étais le plus vertueux. L'illusion a duré près d'un mois dans sa
+force; un seul incident la dissipée. C'est alors, que toute l'amertume
+d'une vie décolorée et fugitive vint remplir mon âme dans l'abandon du
+dernier prestige qui l'abusât. Depuis ce moment, je ne prétends plus
+employer ma vie, je cherche seulement à la remplir: je ne veux plus en
+jouir, mais seulement la tolérer: je n'exige point qu'elle soit
+vertueuse, mais qu'elle ne soit jamais coupable.</p>
+
+<p>Et cela même, où l'espérer, où l'obtenir? Où trouver des jours
+commodes, simples, occupés, uniformes? Où fuir le malheur? Je ne veux
+que cela. Mais quelle destinée que celle où les douleurs restent, où les
+plaisirs ne sont plus! Peut-être quelques jours paisibles me seront-ils
+donnés: mais plus de charme, plus d'ivresse, jamais un moment de pure
+joie; jamais! et je n'ai pas vingt-un ans! et je suis né sensible;
+ardent! et je n'ai jamais joui! et après la mort...... Rien non plus
+dans la vie: rien dans la nature...... Je ne pleurai point; car je n'ai
+plus de larmes. Je sentis que je me refroidissais; je me levai, je
+marchai sur la grève; et le mouvement me fut utile.</p>
+
+<p>Insensiblement je revins à ma première recherche. Comment me fixer? le
+puis-je? et quel lieu choisirai-je? Comment, parmi les hommes, vivre
+autrement qu'eux; ou comment vivre loin d'eux sur cette terre dont ils
+fatiguent les derniers recoins? Ce n'est qu'avec de l'argent que l'on
+peut obtenir même ce que l'argent ne paye pas; et que l'on peut éviter
+ce qu'il procure. La fortune que je pouvais attendre se détruit. Le peu
+que je possède maintenant devient incertain. Mon absence achèvera
+peut-être de tout perdre; et je ne suis point d'un caractère à me faire
+un sort nouveau. Je crois qu'il faut en cela laisser aller les choses.
+Ma situation tient à des circonstances dont les résultats sont encore
+éloignés. Il n'est pas certain que, même en sacrifiant les années
+présentes, je trouvasse les moyens de disposer à mon gré l'avenir.
+J'attendrai; je ne veux pas écouter une prudence inutile qui me
+livrerait de nouveau à des ennuis devenus intolérables. Mais il m'est
+impossible maintenant de m'arranger pour toujours, de prendre une
+position fixe, et une manière de vivre qui ne change plus. Il faut bien
+différer, et longtemps peut-être: ainsi se passe la vie! Il faut livrer
+des années encore aux caprices du sort, à l'enchaînement des
+circonstances, à de prétendues convenances. Je vais vivre comme au
+hasard, et sans plan déterminé, en attendant le moment où je pourrai
+suivre le seul qui me convienne. Heureux encore si dans le temps que
+j'abandonne, je parviens à préparer un temps meilleur: si je puis
+choisir, pour ma vie future, les lieux, la manière, les habitudes,
+régler mes affections, me réprimer; et retenir dans l'isolement et dans
+les bornes d'une nécessité accidentelle, ce c&#339;ur avide et simple, à qui
+rien ne sera donné: si je puis lui apprendre à s'alimenter lui-même dans
+son dénuement, à reposer dans le vide, à rester calme dans ce silence
+odieux, à subsister dans une nature muette.</p>
+
+<p>Vous qui me connaissez, qui m'entendez; mais qui, plus heureux peut-être
+et plus sage, cédez sans impatience aux habitudes de la vie; vous savez
+quels sont en moi, dans l'éloignement où nous sommes destinés à vivre,
+les besoins qui ne peuvent être satisfaits. Il est une chose qui me
+console, c'est de vous avoir: ce sentiment ne cessera point. Mais, nous
+nous le sommes toujours dit; il faut que mon ami sente comme moi; il
+faut que notre destinée soit la même; il faut qu'on puisse passer
+ensemble sa vie. Combien de fois j'ai regretté que nous ne soyons pas
+ainsi l'un à l'autre! Avec qui l'intimité sans réserve pourra-t-elle
+m'être aussi douce, m'être aussi naturelle? N'avez-vous pas été jusqu'à
+présent ma seule habitude? Vous connaissez ce mot admirable: <i>Est
+aliquid sacri in antiquis necessitudinibus.</i> Je suis fâché qu'il n'ait
+pas été dit par Épicure, ou même par Léontium, plutôt que par un
+orateur<a name="FNanchor_14_14" id="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14" class="fnanchor">[14]</a>. Vous êtes le point où j'aime à me reposer dans
+l'inquiétude qui m'égare, où j'aime à revenir lorsque j'ai parcouru
+toutes choses; et que je me suis trouvé seul dans le monde. Si nous
+vivions ensemble, si nous nous suffisions, je m'arrêterais là, je
+connaîtrais le repos, je ferais quelque chose sur la terre, et ma vie
+commencerait. Mais il faut que j'attende, que je cherche, que je me hâte
+vers l'inconnu, et que sans savoir où je vais, je fuie le présent comme
+si j'avais quelque espoir dans l'avenir.</p>
+
+<p>Vous excusez mon départ; vous le justifiez même: et cependant, indulgent
+avec des étrangers, vous n'oubliez pas que l'amitié demande une justice
+plus austère. Vous avez raison, il le fallait; c'est la force des
+choses. Je ne vois qu'avec une sorte d'indignation cette vie ridicule
+que j'ai quittée: mais je ne m'en impose pas sur celle que j'attends. Je
+ne commence qu'avec effroi des années pleines d'incertitudes, et je
+trouve quelque chose de sinistre à ce nuage épais qui reste devant moi.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_V" id="LETTRE_V"></a>LETTRE V.</h3>
+
+<p class="date">St.-Maurice, 18 Août, I.<br />
+</p>
+
+<p>J'attendais pour vous écrire que j'eusse un séjour fixe. Enfin je suis
+décidé: je passerai l'hiver ici. Je ferai auparavant des courses peu
+considérables; mais dès que l'automne sera avancée, je ne me déplacerai
+plus.</p>
+
+<p>Je devais traverser le canton de Fribourg, et entrer dans le Valais par
+les montagnes; mais les pluies m'ont forcé de me rendre à Vevay par
+Payerne et Lausanne. Le temps était remis lorsque j'entrai à Vevay, mais
+quelque temps qu'il eût fait, je n'eusse pu me résoudre à continuer ma
+route en voiture. Entre Lausanne et Vevay le chemin s'élève et s'abaisse
+continuellement, presque toujours à mi-côte, entre des vignobles assez
+ennuyeux à mon avis dans une telle contrée. Mais Vevay, Clarens,
+Chillon, les trois lieues depuis St.-Saphorin jusqu'à Villeneuve
+surpassent ce que j'ai vu jusqu'ici. C'est du côté de Rolle qu'on admire
+le lac de Genève; pour moi je ne veux pas en décider, mais c'est à
+Vevay, à Chillon surtout, que je le trouve dans toute sa beauté. Que n'y
+a-t-il dans cet admirable bassin, à la vue de la dent de Jamant, de
+l'aiguille du Midi et des neiges du Velan, là devant les rochers de
+Meillerie, un sommet sortant des eaux, une île escarpée, bien ombragée,
+de difficile accès; et, dans cette île, deux maisons, trois au plus! je
+n'irais pas plus loin. Pourquoi la nature ne contient-elle presque
+jamais ce que notre imagination compose pour nos besoins? Ne serait-ce
+point que les hommes nous réduisent à imaginer, à vouloir ce que la
+nature ne forme pas ordinairement; et que, si elle se trouve l'avoir
+préparé quelque part, ils le détruisent bientôt?</p>
+
+<p>J'ai couché à Villeneuve, lieu triste dans un si beau pays. J'ai
+parcouru, avant la chaleur du jour, les collines boisées de St.-Tryphon,
+et les vergers continuels qui remplissent la vallée jusqu'à Bex. Je
+marchais entre deux chaînes d'Alpes d'une grande hauteur: au milieu de
+leurs neiges, je suivais une route unie le long d'un pays abondant, qui
+semble avoir été dans des temps reculés presqu'entièrement couvert par
+les eaux.</p>
+
+<p>La vallée où coule le Rhône depuis Martigny jusqu'au lac, est coupée
+à-peu-près au milieu par des rochers couverts de pâturages et de forêts,
+qui forment les premiers gradins des dents de Morcle et du Midi, et qui
+ne sont séparés que par le lit du fleuve. Vers le nord, ces rocs sont en
+grande partie couverts de bois de châtaigniers surmontés par des sapins.
+C'est dans ces lieux un peu sauvages, qu'est ma demeure sur la base de
+l'aiguille du Midi. Cette cime est l'une des plus belles des Alpes: elle
+en est aussi l'une des plus élevées, si l'on ne considère pas uniquement
+sa hauteur absolue, mais aussi son élévation, visible, et l'amphithéâtre
+si bien ménagé qui développe toute la majesté de ses formes. De tous les
+sommets dont des calculs trigonométriques, ou les estimations du
+baromètre ont déterminé la hauteur, je n'en vois aucun, d'après le
+simple aperçu des cartes et l'écoulement des eaux, dont la base soit
+assise dans des vallées aussi profondes; je me crois fondé à lui donner
+une élévation apparente à-peu-près aussi grande qu'à aucun autre sommet
+de l'Europe.</p>
+
+<p>A la vue de ces gorges habitées, fertiles, et pourtant sauvages, je
+quittai la route d'Italie qui se détourne en cet endroit pour passer à
+Bex, et me dirigeant vers le pont du Rhône, je pris des sentiers à
+travers des prés tels que nos peintres n'en font guère. Le pont, le
+château et le cours du Rhône en cet endroit, forment un coup-d'&#339;il
+très-pittoresque: quant à la ville, je n'y vis de remarquable qu'une
+sorte de simplicité. Son site est un peu triste, mais de la tristesse
+que j'aime. Les montagnes sont belles, la vallée est unie; les rochers
+touchent la ville et semblent la couvrir; le sourd roulement du Rhône
+remplit de mélancolie cette terre comme séparée du globe, et qui paraît
+creusée et fermée de toutes parts. Peuplée, cultivée, chargée de fruits
+et de vignes, elle semble pourtant affligée et embellie de toute
+l'austérité des déserts, lorsque des nuages noirs l'obscurcissent,
+roulent sur les flancs de ses montagnes, en brunissent les sombres
+sapins, se rapprochent, s'entassent, s'arrêtent immobiles, et semblent
+la recouvrir toute entière comme un toit ténébreux: ou lorsque dans un
+jour sans nuages, l'ardeur du soleil s'y concentre, en fait fermenter
+les vapeurs invisibles, agite d'une ardeur importune ce qui respire sous
+le ciel aride, et fait de sa solitude trop belle, un amer abandon.</p>
+
+<p>Les pluies froides que je venais d'éprouver en passant le Jorat, qui
+n'est qu'une butte auprès des Alpes, et les neiges dont j'ai vu se
+blanchir alors les monts de la Savoye, au milieu de l'été, m'ont fait
+projetez plus sérieusement à la rigueur, et plus encore à la durée des
+hivers dans la partie élevée de la Suisse. Je désirais réunir les
+beautés des montagnes et la température des plaines. J'espérais trouver
+dans les hautes vallées quelques pentes exposées au midi, précaution
+bonne pour les beaux froids, mais très-peu suffisante contre les mois
+nébuleux, et surtout contre la lenteur du printemps. Décidé pourtant à
+ne point vivre ici dans les villes, je me croyais bien dédommagé de ces
+inconvénients si je pouvais avoir pour hôtes de bons montagnards, dans
+une simple vacherie, à l'abri des vents froids, près d'un torrent, dans
+les pâturages et les sapins toujours verts.</p>
+
+<p>L'événement en a décidé autrement. J'ai trouvé ici un climat doux; non
+pas dans les montagnes, à la vérité, mais entre les montagnes. Je me
+suis laissé entraîner à rester près de St.-Maurice. Je ne vous dirai
+point comment cela s'est fait; et je serais très-embarrassé s'il fallait
+que je m'en rendisse compte.</p>
+
+<p>Ce que vous pourrez d'abord trouver bizarre, c'est que l'ennui profond
+que j'ai éprouvé ici pendant quatre jours pluvieux, a beaucoup contribué
+à m'y arrêter. Le découragement m'a pris: j'ai craint pour l'hiver, non
+pas l'ennui de la solitude, mais l'ennui de la neige. Du reste j'ai été
+décidé involontairement, sans choix, et par une sorte d'instinct qui
+semblait me dire que tel était ce qui arriverait.</p>
+
+<p>Quand on vit que je songeais à m'arrêter dans le pays, plusieurs
+personnes me témoignèrent de l'empressement d'une manière obligeante et
+simple. Le propriétaire d'une maison fort jolie et voisine de la ville
+fut le seul avec qui je me liai. Il me pressa d'habiter sa campagne, ou
+de choisir entre d'autres, dont il me parla, et qui appartenaient à ses
+amis. Mais je voulais une situation pittoresque, et une maison où je
+fusse seul. Heureusement je sentis à temps, que si j'allais voir ces
+diverses demeures, je me laisserais engager par complaisance, ou par
+faiblesse, à en prendre une, quand même elles seraient toutes fort
+éloignées de ce que je désirais. Alors le regret d'un mauvais choix ne
+m'aurait laissé d'autre parti honnête à prendre que de quitter
+tout-à-fait l'endroit. Je lui dis franchement mes motifs, et il me parut
+les goûter assez. Je me mis à parcourir, les environs, à visiter les
+sites qui me plaisaient davantage, et à chercher une demeure au hasard,
+sans m'informer même s'il y en avait dans ces endroits-là.</p>
+
+<p>Je cherchais depuis deux jours: et c'était dans un pays où près de la
+ville on trouve des lieux reculés comme au fond des déserts, et où par
+conséquent je n'avais destiné que trois jours à des recherches que je ne
+voulais pas étendre au loin. J'avais vu beaucoup d'habitations dans des
+lieux qui ne me convenaient point, et plusieurs sites heureux sans
+bâtiments, où dont les maisons de pierre et de construction misérable,
+commençaient à me faire renoncer à mon projet, lorsque j'aperçus un peu
+de fumée derrière de nombreux châtaigniers.</p>
+
+<p>Les eaux, l'épaisseur des ombrages, la solitude des prés de toute cette
+pente me plaisaient beaucoup: mais elle est inclinée vers le nord, et
+comme je voulais une exposition plus favorable, je ne m'y serais pas
+arrêté sans cette fumée. Après avoir fait bien des détours, après avoir
+passé des ruisseaux rapides, je parvins à une maison isolée à l'entrée
+des bois et dans les prés les plus solitaires. Un logement passable,
+une grange en bois, un potager fermé d'un large ruisseau, deux
+fontaines d'une bonne eau, quelques rocs, le bruit des torrents, la
+terre partout inclinée, des haies vives, une végétation abondante, un
+pré universel prolongé sous les hêtres épars et sous les châtaigniers
+jusqu'aux sapins de la montagne: tel est Charrières. Dès le même soir je
+pris des arrangements avec le fermier; puis j'allai voir le propriétaire
+qui demeure à Montey, une demi-lieue plus loin. Il me fit les offres les
+plus obligeantes. Nous convînmes aussitôt, mais d'une manière moins
+favorable pour moi que sa première proposition. Ce qu'il voulait
+d'abord, n'eût pu être accepté que par un ami; et ce qu'il me força
+d'accepter, eût paru généreux de la part d'une ancienne connaissance. Il
+faut que cette manière d'agir soit comme naturelle dans quelques lieux,
+surtout dans certaines familles. Lorsque j'en parlai dans la sienne à
+St.-Maurice, je ne vis point que cela surprît personne.</p>
+
+<p>Je veux jouir de Charrières avant l'hiver. Je veux y être pour la
+récolte des châtaignes, et j'ai bien résolu de ne pas perdre la
+tranquille automne.</p>
+
+<p>Dans vingt jours je prends possession de la maison, de la châtaigneraie,
+d'une partie des prés et des vergers. Je laisse aux fermiers l'autre
+partie des pâturages et des fruits, le jardin potager, l'endroit destiné
+au chanvre, et surtout le terrain labouré.</p>
+
+<p>Le ruisseau traverse circulairement la partie que je me suis réservée.
+Ce sont les plus mauvaises terres, mais les plus beaux ombrages et les
+recoins les plus solitaires. La mousse y nuit à la récolte des foins;
+les châtaigniers, trop pressés, y donnent peu de fruit; l'on n'y a
+ménagé aucune vue sur la longue vallée du Rhône; tout y est sauvage et
+abandonné: on n'a pas même débarrassé un endroit resserré entre les
+rocs, où les arbres renversés par le vent et consumés de vétusté,
+arrêtent la vase et forment une sorte de digue: des aunes et des
+coudriers y prirent racine, et rendent ce passage comme impénétrable.
+Cependant le ruisseau filtre à travers ces débris; il en sort tout
+rempli d'écume pour former un bassin naturel d'une grande pureté. De-là
+il s'échappe entre les rocs; il roule sur la mousse ses flots
+précipités; et, beaucoup plus bas, il ralentit son cours, quitte les
+ombrages, et passe devant la maison sous un pont de trois planches de
+sapin.</p>
+
+<p>On dit que les loups chassés par l'abondance des neiges, descendent, en
+hiver, chercher jusques-là les os et les restes des viandes qu'il faut à
+l'homme même dans les vallées pastorales. La crainte de ces animaux a
+longtemps laissé cette demeure inhabitée. Pour moi ce n'est pas les
+loups que j'y craindrai. Que les hommes me laissent libres, du moins
+près de leurs antres!</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_VI" id="LETTRE_VI"></a>LETTRE VI.</h3>
+
+<p class="date">St.-Maurice, 26 Août, I.<br />
+</p>
+
+<p>Un instant peut changer nos affections, mais ces instants sont rares.</p>
+
+<p>C'était hier: j'ai remis au lendemain pour vous écrire; je ne voulais
+pas que ce trouble passât si vite. J'ai senti que je touchais quelque
+chose dans le vide. J'avais comme de la joie, je me suis laissé aller;
+il est toujours bon de savoir ce que c'est.</p>
+
+<p>N'allez pas rire de moi, parce que j'ai fait tout un jour comme si je
+perdais la raison. Il s'en est peu fallu, je vous assure, que je n'aie
+été assez simple pour ne pas soutenir ma folie un quart-d'heure.</p>
+
+<p>J'entrais à St.-Maurice. Une voiture de voyage allait au pas, et
+plusieurs personnes descendaient aussi le pont. Vous savez déjà que de
+ce nombre était une femme. Mon habillement français me fit apparemment
+remarquer; je fus salué. Sa bouche est ronde; son regard......... pour
+sa taille, pour tout le reste, je ne le sais pas plus que je ne sais son
+âge: je ne m'inquiète pas de tout cela: il se peut même qu'elle ne soit
+pas très-jolie.</p>
+
+<p>Je n'ai point examiné dans quelle auberge ils allaient, mais je suis
+resté à St.-Maurice. Je crois que l'aubergiste, (c'est chez lui que je
+vais toujours) m'aura mis à la même table parce qu'ils sont Français: il
+me semble qu'il me l'a proposé. Vous pensez bien que je n'ai pas fait
+chercher quelque chose de délicat pour le dessert afin de lui en offrir.</p>
+
+<p>J'ai passé le reste de la journée près du Rhône. Ils doivent être partis
+ce matin; ils vont jusqu'à Sion: c'est le chemin de Leuck, où l'un des
+voyageurs va prendre les bains. On dit que la route est belle.</p>
+
+<p>C'est une chose étonnante que l'accablement où un homme qui a quelque
+force laisse consumer sa vie, pendant qu'il faut si peu pour le tirer de
+sa léthargie.</p>
+
+<p>Croyez-vous qu'un homme qui achève son âge sans avoir aimé, soit
+vraiment entré dans les mystères de la vie, que son c&#339;ur lui soit bien
+connu, et que l'étendue de son existence lui soit dévoilée! Il me semble
+qu'il est resté comme en suspens; et qu'il n'a vu que de loin ce que le
+monde aurait été pour lui.</p>
+
+<p>Je ne me tais pas avec vous, parce que vous ne direz point: le voilà
+amoureux. Jamais ce sot mot, qui rend ridicule celui qui le dit ou celui
+de qui on le dit, ne sera dit de moi, je l'espère, par d'autres que par
+des sots.</p>
+
+<p>Quand deux verres de punch ont écarté nos défiances, ont pressé nos
+idées, dans cette impulsion qui nous soutient, nous croyons que
+désormais nous allons avoir plus de force dans le caractère et vivre
+plus libres; mais le lendemain matin nous nous ennuyons un peu plus.</p>
+
+<p>Si le temps n'était pas à l'orage, je ne sais comment je passerais la
+journée: mais le tonnerre retentit déjà dans les rochers, le vent
+devient très-violent; j'aime beaucoup tout ce mouvement des airs. S'il
+pleut l'après-midi, il y aura de la fraîcheur, et du moins je pourrai
+lire auprès du feu.</p>
+
+<p>Le courrier qui va arriver dans une heure, doit m'apporter des livres
+depuis Lausanne où je suis abonné; mais s'il m'oublie, je ferai mieux,
+et le temps se trouvera passé de même; je vous écrirai, pourvu que j'aie
+seulement le courage de commencer.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_VII" id="LETTRE_VII"></a>LETTRE VII.</h3>
+
+<p class="date">St.-Maurice, 3 Septembre, I.<br />
+</p>
+
+<p>Je suis monté hier jusqu'à la région des glaces perpétuelles, sur la
+dent du Midi. Avant que le soleil parût dans la vallée, j'étais déjà
+parvenu sur le massif de roc qui domine la ville, et je traversais le
+replain<a name="FNanchor_15_15" id="FNanchor_15_15"></a><a href="#Footnote_15_15" class="fnanchor">[15]</a> en partie cultivé, qui le couvre. Je continuai par une pente
+rapide, à travers d'épaisses forêts de sapins dont plusieurs parties
+furent couchées par d'anciens hivers: ruines fécondes, vaste et confus
+amas d'une végétation morte et reproduite de ses vieux débris. A huit
+heures j'atteignis le sommet découvert qui surmonte cette pente, et qui
+forme le premier degré remarquable de la musse étonnante dont la cime
+restait encore si loin de moi. Alors je renvoyai mon guide, je m'essayai
+avec mes propres forces; je voulais que rien de mercenaire n'altérât
+cette liberté alpestre, et que nul homme de la plaine n'affaiblît
+l'austérité d'une région sauvage. Je sentis s'agrandir mon être ainsi
+livré seul aux obstacles et aux dangers d'une nature difficile, loin des
+entraves factices et de l'industrieuse oppression des hommes.</p>
+
+<p>Je voyais avec une sorte de fermeté voluptueuse, s'éloigner rapidement
+le seul homme que je dusse trouver dans ces vastes précipices. Je
+laissai à terre montre, argent, tout ce qui était sur moi, et à-peu-près
+tous mes vêtements, et je m'éloignai sans prendre soin de les cacher.
+Ainsi, direz-vous, le premier acte de mon indépendance fut au moins une
+bizarrerie; et je ressemblai à ces enfants trop contraints, qui ne font
+que des étourderies lorsqu'on les laisse à eux-mêmes. Je conviens qu'il
+y eut bien quelque puérilité dans mon empressement de tout abandonner,
+et dans accoutrement nouveau; mais enfin j'en marchais plus à mon aise,
+et tenant le plus souvent entre les dents la branche que j'avais coupée
+pour m'aider dans les descentes, je me mis à gravir avec les mains la
+crête de rocs qui joint ce sommet secondaire à la masse principale.
+Plusieurs fois je me traînai entre deux abîmes dont je n'apercevais pas
+le fond. Je parvins ainsi jusqu'aux granits.</p>
+
+<p>Mon guide m'avait dit que je ne pourrais pas m'élever davantage. Je fus
+en effet arrêté longtemps; mais enfin je trouvai, en redescendant un
+peu, des passages plus praticables; et les gravissant avec l'audace d'un
+montagnard, j'arrivai à une sorte de bassin rempli d'une neige glacée et
+encroûtée que les étés n'ont jamais fondue. Je montai encore beaucoup;
+mais, parvenu au pied du pic le plus élevé de toute la dent, je ne pus
+en atteindre la pointe dont l'escarpement se trouvait à peine incliné,
+et qui m'a paru passer d'environ cinq cents pieds le point où j'étais.</p>
+
+<p>Quoique j'eusse traversé peu de neiges, comme je n'avais pris aucunes
+précautions contre elles, mes yeux fatigués de leur éclat et brûlés par
+la réflexion du soleil de midi sur leur surface glacée, ne purent bien
+discerner les objets. D'ailleurs beaucoup des sommets que j'apercevais
+me sont inconnus: je n'ai pu être certain que des plus remarquables.
+Depuis que je suis en Suisse, je ne lis que de Saussure, Bourrit,
+Tableaux de la Suisse, etc., mais je suis encore fort étranger dans les
+Alpes. Je n'ai pu néanmoins méconnaître la cime colossale du Mont-Blanc
+qui s'élevait sensiblement au-dessus de moi; celle du Velan; une autre
+plus éloignée, mais plus haute, que je suppose être le Mont-Rosa; et la
+dent de Morcle, de l'autre côté de la vallée, vis-à-vis, près de moi,
+mais plus bas, par de-là les abîmes. Le bloc de granit que je ne pouvais
+monter nuisait beaucoup à la partie la plus frappante peut-être de cet
+immense tableau. C'est derrière lui que s'étendaient les longues
+profondeurs du Valais, bordées de l'un et de l'autre côté par les
+glaciers de Sanetz, de Lauter-brunnen et des Pennines, et terminées par
+les dômes du Gothard et du Titlis, les neiges de la Furca, les pyramides
+du Schreckhorn et du Finster-aar-horn.</p>
+
+<p>Mais cette vue des sommets abaissés sous les pieds de l'homme: cette vue
+si grande, si imposante, si éloignée de la monotone nullité du paysage
+des plaines, n'était pas encore ce que je cherchais dans la nature
+libre, dans l'immobilité silencieuse, dans l'air pur. Sur les terres
+basses, c'est une nécessité que l'homme naturel soit sans cesse altéré;
+en respirant cette atmosphère sociale si épaisse, si orageuse, si pleine
+de fermentation, toujours ébranlée par le bruit des arts, le fracas des
+plaisirs ostensibles, les cris de la haine et les perpétuels
+gémissements de l'anxiété et des douleurs. Mais là, sur ces monts
+déserts, où le ciel est plus immense; où l'air est plus fixe, et les
+temps moins rapides, et la vie plus permanente: là, la nature entière
+exprime éloquemment un ordre plus grand, une harmonie plus visible, un
+ensemble éternel: là, l'homme retrouve sa forme altérable mais
+indestructible; il respire l'air sauvage loin des émanations sociales;
+son être est à lui comme à l'univers: il vit d'une vie réelle dans
+l'unité sublime.</p>
+
+<p>Voilà ce que je voulais éprouver; ce que je cherchais du moins.
+Incertain de moi-même dans l'ordre de choses arrangé à grands frais par
+d'ingénieux enfants<a name="FNanchor_16_16" id="FNanchor_16_16"></a><a href="#Footnote_16_16" class="fnanchor">[16]</a>, je suis monté demander à la nature pourquoi je
+suis mal au milieu d'eux. Je voulais savoir enfin si mon existence est
+étrangère dans l'ordre humain, ou si l'ordre social actuel s'éloigne de
+l'harmonie éternelle, comme une sorte d'irrégularité ou d'exception
+accidentelle dans le mouvement du monde. Enfin je crois être sûr de moi.
+Il est des moments qui dissipent la défiance, les prévenions, les
+incertitudes; et où l'on connaît ce qui est, par une impérieuse et
+inébranlable conviction.</p>
+
+<p>Qu'il soit donc ainsi. Je vivrai misérable et presque ridicule sur une
+terre assujettie aux caprices de ce monde éphémère; opposant à mes
+ennuis cette conviction qui me place intérieurement auprès de l'homme
+tel qu'il serait. Et s'il se rencontre quelqu'un d'un caractère assez
+peu flexible pour que son être formé sur le modèle antérieur, ne puisse
+être livré aux empreintes sociales: si, dis-je, le hasard me fait
+rencontrer un tel homme, nous nous entendrons; il me restera; je serai à
+lui pour toujours; nous reporterons l'un vers l'autre nos rapports avec
+le reste du monde; et, quittés des autres hommes dont nous plaindrions
+les vains besoins, nous suivrons, s'il se peut, une vie plus naturelle,
+plus égale. Cependant qui pourra dire si elle serait plus heureuse, sans
+accord avec les choses, et passée au milieu des peuples souffrants?</p>
+
+<p>Je ne saurais vous donner une idée juste de ce monde nouveau; ni vous
+exprimer la permanence des monts, dans une langue des plaines. Les
+heures m'y semblaient à-la-fois et plus tranquilles et plus fécondes: et
+comme si le roulement des astres eût été ralenti dans le calme
+universel, je trouvais dans la lenteur et l'énergie de ma pensée, une
+succession que rien ne précipitait et qui pourtant devançait son cours
+habituel. Quand je voulus estimer sa durée, je vis que le soleil ne
+l'avait pas suivie; et je jugeai que le sentiment de l'existence est
+réellement plus pesant et plus stérile dans l'agitation des terres
+humaines. Je vis que malgré la lenteur des mouvements apparents, c'est
+dans les montagnes, sur leurs cimes paisibles, que la pensée, moins
+pressée, est plus véritablement active: l'homme des vallées consume,
+sans en jouir, sa durée inquiète et irritable; semblable à ces insectes
+toujours mobiles qui perdent leurs efforts en vaines oscillations, et
+que d'autres, aussi faibles mais plus tranquilles, laissent derrière eux
+dans leur marche directe et toujours soutenue.</p>
+
+<p>La journée était ardente, l'horizon fumeux, et les vallées vaporeuses.
+L'éclat des glaces remplissait l'atmosphère inférieure de leurs reflets
+lumineux; mais une pureté inconnue semblait essentielle à l'air que je
+respirais. A cette hauteur, nulle exhalaison des lieux bas, nul accident
+de lumière ne troublait, ne divisait la vague et sombre profondeur des
+cieux. Leur couleur apparente n'était plus ce bleu pâle et éclairé, doux
+revêtement des plaines, agréable et délicat mélange qui forme à la terre
+habitée une enceinte visible où l'&#339;il se repose et s'arrête. Là l'éther
+indiscernable laissait la vue se perdre dans l'immensité sans bornes; au
+milieu de l'éclat du soleil et des glacières, chercher d'autres mondes
+et d'autres soleils comme sous le vaste ciel des nuits; et par-dessus
+l'atmosphère embrasée des feux du jour, pénétrer un univers nocturne.</p>
+
+<p>Insensiblement des vapeurs s'élevèrent des glacières et formèrent des
+nuages sous mes pieds. L'éclat des neiges ne fatigua plus mes yeux, et
+le ciel devint plus sombre encore et plus profond. Un brouillard couvrit
+les Alpes, quelques pics isolés sortaient seuls de cet océan de vapeurs;
+de filets de neige éclatante retenus dans les fentes de leurs aspérités,
+rendaient le granit plus noir et plus sévère. Le dôme neigeux du
+Mont-Blanc élevait sa masse inébranlable sur cette mer grise et mobile,
+sur ces brumes amoncelées que le vent creusait et soulevait en ondes
+immenses. Un point noir parut dans leurs abîmes; il s'éleva rapidement,
+il vint droit à moi, c'était le puissant aigle des Alpes, ses ailes
+étaient humides et son &#339;il farouche; il cherchait une proie, mais à la
+vue d'un homme il se mit à fuir avec un cri sinistre, il disparut en se
+précipitant dans les nuages. Ce cri fut vingt fois répété; mais par des
+sons secs, sans aucun prolongement, semblables à autant de cris isolés
+dans le silence universel. Puis tout rentra dans un calme absolu; comme
+si le son lui-même eût cessé d'être, et que la propriété des corps
+sonores eût été effacée de l'univers. Jamais le silence n'a été connu
+dans les vallées tumultueuses: ce n'est que sur les cimes froides que
+règne cette immobilité, cette solennelle permanence que nulle langue
+n'exprimera, que l'imagination n'atteindra pas. Sans les souvenirs
+apportés des plaines, l'homme n'y pourrait croire qu'il soit hors de lui
+quelque mouvement dans la nature; le cours même des astres lui serait
+inexplicable; et jusqu'aux variations des vapeurs tout lui semblerait
+subsister dans le changement même. Chaque moment présent lui paraissant
+continu, il aurait la certitude sans avoir jamais le sentiment de la
+succession des choses; et les perpétuelles mutations de l'univers
+seraient à sa pensée un mystère impénétrable.</p>
+
+<p>Je voudrais avoir conservé des traces plus sûres non pas de mes
+sensations générales dans ces contrées muettes, elles ne seront point
+oubliées, mais des idées qu'elles amenèrent et dont ma mémoire n'a
+presque rien gardé. Dans des lieux si différents, l'imagination peut à
+peine rappeler un ordre de pensées que semblent repousser tous les
+objets présents. Il eût fallu écrire ce que j'éprouvais; mais alors
+j'eusse bientôt cessé de sentir d'une manière extraordinaire. Il y a
+dans ce soin de conserver sa pensée pour la retrouver ailleurs, quelque
+chose de servile, et qui tient aux soins d'une vie dépendante. Ce n'est
+pas dans les moments d'énergie que l'on s'occupe des autres temps ou des
+autres hommes: on ne penserait pas alors pour des convenances factices,
+pour la renommée, ou même pour l'utilité publique. On est plus naturel,
+on ne pense pas même pour user du moment présent: on ne commande pas à
+ses idées, on ne veut pas réfléchir, on ne demande pas à son esprit
+d'approfondir une matière, de découvrir des choses cachées, de trouver
+ce qui n'a pas été dit. La pensée n'est pas active et réglée, mais
+passive et libre: on songe, on s'abandonne; on est profond sans esprit,
+grand sans enthousiasme, énergique sans volonté; on rêve, on ne médite
+point. Ne soyez pas surpris que je n'aie rien à vous dire après avoir eu
+pendant plus de six heures des sensations et des idées que ma vie
+entière ne ramènera peut-être pas. Vous savez comment fut trompée
+l'attente de ces hommes du Dauphiné qui herborisaient avec J.-J. Ils
+parvinrent à un sommet dont la position était propre à échauffer un
+génie poétique: ils attendaient un beau morceau d'éloquence; l'auteur de
+Julie s'assit à terre, se mit à jouer avec quelques brins d'herbe, et ne
+dit mot.</p>
+
+<p>Il pouvait être cinq heures lorsque je remarquai combien les ombres
+s'allongeaient, et que j'éprouvai quelque froid dans l'angle ouvert au
+couchant où j'étais resté longtemps immobile sur le granit. Je n'y
+pouvais prendre de mouvement: la marche était trop difficile sur ces
+escarpements. Les vapeurs étaient dissipées; et je vis que la soirée
+serait belle, même dans les vallées.</p>
+
+<p>J'aurais été dans un vrai danger si les nuages se fussent épaissis; mais
+je n'y avais pas songé jusqu'à ce moment. La couche d'air grossier qui
+enveloppe la terre m'était trop étrangère dans l'air pur que je
+respirais, vers les confins de l'éther: et toute prudence s'était
+éloignée de moi, comme si elle n'eût été qu'une convenance de la vie
+factice.</p>
+
+<p>En redescendant sur la terre habitée, je sentis que je reprenais la
+longue chaîne des sollicitudes et des ennuis. Je rentrai a dix heures:
+la lune donnait sur ma fenêtre. Le Rhône roulait avec bruit: il ne
+faisait aucun vent; tout dormait dans la ville. Je songeai aux monts que
+je quittais, à Charrières que je vais habiter, à la liberté que je me
+suis donnée.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_VIII" id="LETTRE_VIII"></a>LETTRE VIII.</h3>
+
+<p class="date">St.-Maurice, 14 septembre, I.<br />
+</p>
+
+<p>Je reviens d'une course de plusieurs jours dans les montagnes. Je ne
+vous en dirai rien; j'ai bien d'autres choses à vous apprendre. J'avais
+découvert un site étonnant, et je me promettais d'y retourner plusieurs
+fois, car il n'est pas loin de St.-Maurice. Avant de me coucher,
+j'ouvris une lettre; elle n'était point de votre écriture: le mot
+pressée, écrit d'une manière très-apparente, me donna de l'inquiétude.
+Tout est suspect à celui qui n'échappe qu'avec peine à d'anciennes
+contraintes. Dans mon repos, tout changement devait me répugner; je
+n'attendais rien de favorable, et je pouvais beaucoup craindre.</p>
+
+<p>Je crois que vous soupçonnerez facilement ce dont il s'agit. Je fus
+frappé, accablé; puis je me décidai à tout négliger, à tout surmonter,
+à abandonner pour toujours ce qui me rapprocherait des choses que j'ai
+quittées. Cependant après bien des incertitudes, plus sensé ou plus
+faible, j'ai cru voir qu'il fallait perdre un temps pour assurer le
+repos de l'avenir. Je cède; j'abandonne Charrières, et je me prépare à
+partir. Nous parlerons de cette malheureuse affaire.</p>
+
+<p>Ce matin je ne pouvais supporter la pensée d'un si grand changement; et
+même je me mis à délibérer de nouveau. Enfin j'allai à Charrières
+prendre d'autres dispositions et annoncer mon départ. C'est là que je me
+suis décidé irrévocablement. Je voulais écarter l'idée de la saison qui
+s'avance, et des ennuis dont je sens déjà le poids. J'ai été dans les
+prés; on les fauchait pour la dernière fois. Je me suis arrêté sur un
+roc pour ne voir que le ciel, il se voilait de brumes. J'ai regardé les
+châtaigniers, j'ai vu des feuilles qui tombaient. Alors je me suis
+rapproché du ruisseau, comme si j'eusse craint qu'il ne fût aussi tari;
+mais il coulait toujours.</p>
+
+<p>Inexplicable nécessité des choses humaines! Je vais à Lyon. J'irai à
+Paris, voilà qui est résolu. Adieu. Plaignons l'homme qui trouve bien
+peu, et à qui ce peu est encore enlevé.</p>
+
+<p>Enfin, du moins, nous nous verrons à Lyon.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_IX" id="LETTRE_IX"></a>LETTRE IX.</h3>
+
+<p class="date">Lyon; 22 Octobre, I.<br />
+</p>
+
+<p>Je partis pour Méterville le surlendemain de votre départ de Lyon. J'y
+ai passé dix-huit jours. Vous savez quelle inquiétude m'environne, et de
+quels misérables soins je suis embarrassé sans avoir rien de
+satisfaisant à m'en promettre. Mais attendant une lettre qui ne pouvait
+arriver qu'au bout de douze à quinze jours, j'allai passer ce temps à
+Méterville.</p>
+
+<p>Si je ne sais pas rester indifférent et calme au milieu des ennuis dont
+je dois m'occuper, et dont l'issue paraît dépendre de moi; je me sens au
+moins capable de les oublier absolument dès que je n'y puis rien faire.
+Je sais attendre avec sécurité l'avenir quelque alarmant qu'il puisse
+être, dès que le soin de le prévenir ne demandant plus mon attention
+présente, je puis en suspendre le souvenir et en détourner ma pensée.</p>
+
+<p>En effet je ne chercherais pas, pour les plus beaux jours de ma vie, une
+paix plus profonde que la sécurité de ce court intervalle. Il fut
+pourtant obtenu entre des sollicitudes dont le terme ne saurait être
+prévu: et comment? par des moyens si simples qu'ils feraient rire tant
+d'hommes à qui ce calme ne sera jamais connu.</p>
+
+<p>Cette terre est peu considérable, et dans une situation plus tranquille
+que brillante. Vous connaissez ses maîtres, leurs caractères, leurs
+procédés, leur amitié simple, leurs manières attachantes. J'y arrivai
+dans un moment favorable. On devait le lendemain commencer à cueillir le
+raisin d'un grand treillage exposé au midi et qui regarde les bois
+d'Armand. Il fut décidé à souper que ce raisin destiné à faire une pièce
+de vin soigné, serait cueilli par nos mains seules, et avec choix, pour
+laisser quelque jours à la maturité des grappes les moins avancées. Le
+lendemain, dès que le brouillard fut un peu dissipé, je mis un van sur
+une brouette; et j'allais le premier au fonds du clos commencer la
+récolte: je la fis presque seul, sans chercher un moyen plus prompt;
+j'aimais cette lenteur; je voyais à regret quelqu'autre y travailler:
+elle dura, je crois, douze jours. Ma brouette allait et revenait dans
+des chemins négligés et remplis d'une herbe humide; je choisissais les
+moins unis, les plus difficiles: et les jours coulaient ainsi dans
+l'oubli, au milieu des brouillards, parmi les fruits, au soleil
+d'automne. Et quand le soir était venu, on versait du thé dans du lait
+encore chaud; on riait des hommes qui cherchent le plaisir, on se
+promenait derrière de vieilles charmilles, et l'on se couchait content.
+J'ai vu les vanités de la vie, et je porte en mon c&#339;ur l'ardent principe
+de ses plus vastes passions. J'y porte aussi le sentiment des grandes
+choses sociales, et celui de l'ordre philosophique: j'ai lu Marc-Auréle,
+il ne m'a point surpris; je conçois les vertus difficiles, et jusqu'à
+l'héroïsme des monastères. Tout cela peut animer mon âme, et ne la
+remplit pas. Cette brouette que je charge de fruit et pousse doucement,
+la soutient mieux. Il semble qu'elle voiture paisiblement mes heures, et
+que son mouvement utile et lent, sa marche mesurée conviennent à
+l'habitude ordinaire de la vie.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_X" id="LETTRE_X"></a>LETTRE X.</h3>
+
+<p class="date">Paris,&nbsp;20 juin, seconde année.<br />
+</p>
+
+<p>Rien ne se termine: les misérables affaires qui me retiennent ici se
+prolongent chaque jour; et plus je m'irrite de ces retards, plus leur
+terme devient incertain. Les faiseurs d'affaires pressent les choses
+avec le sang froid de gens à qui leur durée est habituelle, et qui
+d'ailleurs se plaisent dans cette marche lente et embarrassée digne de
+leur âme astucieuse, et si commode pour leurs ruses cachées. J'aurais
+plus de mal à vous en dire s'ils m'en faisaient moins: au reste vous
+savez mon opinion constante sur ce métier que j'ai toujours regardé
+comme le plus plat et le plus funeste. Un homme de loi me promène de
+difficultés en difficultés: croyant que je dois être intéressé et sans
+droiture, il marchande pour sa partie; il pense, en m'excédant de
+lenteurs et de formalités, me réduire à donner ce que je ne puis
+accorder, puisque je ne l'ai pas. Ainsi après avoir passé six mois à
+Lyon malgré moi, je suis encore condamné à en passer davantage peut-être
+ici.</p>
+
+<p>L'année s'écoule: en voilà une encore à retrancher de mon existence.
+J'ai perdu le printemps presque sans murmure, mais l'été dans Paris! Je
+passe une partie du temps dans les dégoûts inséparables de ce qu'on
+appelle faire ses affaires: et quand je voudrais rester en repos le
+reste du jour, et chercher dans ma demeure une sorte d'asile contre ces
+longs ennuis, j'y trouve un ennui plus intolérable. J'y suis dans le
+silence au milieu du bruit; et seul je n'ai rien à faire dans un monde
+turbulent. Il n'y a point ici de milieu entre l'inquiétude et
+l'inaction; il faut s'ennuyer si l'on n'a des affaires et des passions.
+Je suis là, ne sachant que faire, dans ma chambre ébranlée du
+retentissement perpétuel de tous les cris, de tous les travaux, de toute
+l'inquiétude d'un peuple actif. J'ai sous ma fenêtre une sorte de place
+publique remplie de charlatans, de faiseurs de tours, de marchandes de
+fruits et de crieurs de tous genres. Vis-à-vis est le mur élevé d'un
+monument public; le soleil l'éclaire depuis deux heures jusqu'au soir:
+cette masse blanche et aride tranche durement sur le ciel bleu; et les
+plus beaux jours sont pour moi les plus pénibles. Un colporteur
+infatigable répète les titres de ses journaux: sa voix dure et monotone
+semble ajouter à l'aridité de cette place brûlée du soleil: et si
+j'entends quelque blanchisseuse chanter à sa fenêtre sous les toits, je
+perds patience et je m'en vais. Voici trois jours qu'un pauvre estropié
+et ulcéré se place au coin d'une rue tout près de moi, et là il demande
+d'une voix élevée et lamentable durant douze grandes heures. Imaginez
+l'effet de cette plainte répétée à intervalles égaux pendant les beaux
+jours fixes. Il faut que je reste dehors tout le jour jusqu'à ce qu'il
+change de place. Mais où aller? je connais ici très-peu de monde; ce
+serait un grand hasard que dans si peu de personnes il y en eût une
+seule à qui je convinsse: aussi ne vais-je nulle part. Pour les
+promenades publiques il y en a de fort belles à Paris; mais pas une où
+je puisse rester une demi-heure sans ennui.</p>
+
+<p>Je ne connais rien qui fatigue tant nos jours que cette perpétuelle
+lenteur de toutes choses. Elle retient sans cesse dans un état
+d'attente: elle fait que la vie s'écoule avant que l'on ait atteint le
+point où l'on prétendait commencer à vivre. De quoi me plaindrai-je
+pourtant? combien peu d'hommes ne perdent pas leur vie! Et ceux qui la
+passent dans les cachots construits par la bienfaisance des lois! Mais
+comment peut-il se résoudre à vivre celui qui supporte dans un cachot
+vingt années de jeunesse? il ignore toujours combien il y doit rester
+encore: si le moment de la délivrance était proche! J'oubliais ceux qui
+n'oseraient finir volontairement: les hommes ne leur ont pas au moins
+permis de mourir. Et nous osons gémir sur nous-mêmes!</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XI" id="LETTRE_XI"></a>LETTRE XI.</h3>
+
+<p class="date">Paris, 27 juin, II.<br />
+</p>
+
+<p>Je passe assez souvent deux heures à la bibliothèque: non pas
+précisément pour m'instruire, ce désir-là se refroidit sensiblement;
+mais parce que ne sachant trop avec quoi remplir ces heures qui pourtant
+coulent irréparables, je les trouve moins pénibles quand je les emploie
+au dehors, que s'il faut les consumer chez moi. Des occupations un peu
+commandées me conviennent dans mon découragement: trop de liberté me
+laisserait dans l'indolence. J'ai plus de tranquillité entre des gens
+silencieux comme moi, que seul au milieu d'une population tumultueuse.
+J'aime ces longues salles, les unes solitaires, les autres remplies de
+gens attentifs, antique et froid dépôt des efforts et de toutes les
+vanités humaines.</p>
+
+<p>Quand je lis Bougainville, Chardin, Laloubère, je me pénètre de
+l'ancienne mémoire des terres épuisées, de la renommée d'une sagesse
+lointaine, ou de la jeunesse des îles heureuses: mais oubliant enfin et
+Persépolis, et Benarès, et Tinian même, je réunis les temps et les lieux
+dans le point présent où les conceptions humaines les perçoivent tous.
+Je vois ces esprits avides qui acquièrent dans le silence et la
+contention, tandis que l'éternel oubli, roulant sur leurs têtes savantes
+et séduites, amène leur mort nécessaire, et va dissiper en un moment de
+la nature, et leur être, et leur pensée, et leur siècle.</p>
+
+<p>Les salles environnent une cour longue, tranquille, couverte d'herbe, où
+sont deux ou trois statues, quelques ruines, et un bassin d'eau verte
+qui paraît ancienne comme ces monuments. Je sors rarement sans m'arrêter
+un quart-d'heure dans cette enceinte silencieuse. J'aime à rêver en
+marchant sur ces vieux pavés que l'on a tirés des carrières, pour
+préparer aux pieds de l'homme une surface sèche et stérile. Mais le tem
+et l'abandon les remettent en quelque sorte sous la terre en les
+recouvrant d'une couche nouvelle, et en redonnant au sol sa végétation
+et des teintes de son aspect naturel. Quelquefois je trouve ces pavés
+plus éloquents que les livres que je viens d'admirer.</p>
+
+<p>Hier, en consultant l'Encyclopédie, j'ouvris le volume à un endroit que
+je ne cherchais pas, et je ne me rappelle pas quel était cet article:
+mais il s'agissait d'un homme qui, fatigué d'agitations et de revers, se
+jeta dans une solitude absolue par une de ces résolutions victorieuses
+des obstacles, et qui font qu'on s'applaudit tous les jours d'en avoir
+eu un de volonté, forte. L'idée de cette vie indépendante n'a rappelé à
+mon imagination ni les libres solitudes de l'Imaüs, ni les îles faciles
+de la Pacifique, ni les Alpes plus accessibles et déjà tant regrettées.
+Mais un souvenir distinct, m'a présenté d'une manière frappante, et avec
+une sorte de surprise et d'inspiration, les rochers stériles et les bois
+de Fontainebleau.</p>
+
+<p>Il faut que je vous parle davantage de ce lieu un peu étranger au milieu
+de nos campagnes. Vous comprendrez mieux alors comment je m'y suis
+fortement attaché.</p>
+
+<p>Vous savez que, jeune encore, je demeurai quelques années à Paris. Les
+parents avec qui j'étais, malgré leur goût pour la ville, passèrent
+plusieurs fois le mois de septembre à la campagne chez des amis. Une
+année ce fut à Fontainebleau, et deux autres fois depuis nous allâmes
+chez ces mêmes personnes qui demeurèrent alors au pied de la forêt, vers
+la rivière. J'avais, je crois, quatorze, quinze et dix-sept ans lorsque
+je vis Fontainebleau. Après une enfance casanière, inactive et ennuyée,
+si je sentais en homme à certains égards, j'étais enfant à beaucoup
+d'autres. Embarrassé, incertain; pressentant tout peut-être, mais ne
+connaissant rien; étranger à ce qui m'environnait, je n'avais d'autre
+caractère décidé que d'être inquiet et malheureux. La première fois je
+n'allais point seul dans la forêt; je me rappelle peu de ce que j'y
+éprouvais, je sais seulement que je préférai ce lieu à tous ceux que
+j'avais vus, et qu'il fut le seul où je désirai de retourner. L'année
+suivante, je parcourus avidement ces solitudes; je m'y égarais à
+dessein, content lorsque j'avais perdu toute trace de ma route et que je
+n'apercevais aucun chemin fréquenté. Quand j'atteignais l'extrémité de
+la forêt, je voyais avec peine ces vastes plaines nues et ces rochers
+dans l'éloignement. Je retournais aussitôt, je m'enfonçais dans le plus
+épais du bois; et quand je trouvais un endroit découvert et fermé de
+toutes parts, où je ne voyais que des sables et des genièvres,
+j'éprouvais un sentiment de paix, de liberté, de joie sauvage, pouvoir
+de la nature sentie pour la première fois dans l'âge facilement heureux.
+Je n'étais pas gai pourtant: presque heureux, je n'avais que l'agitation
+du bien-être. Je m'ennuyais en jouissant, et je rentrais toujours
+triste. Plusieurs fois j'étais dans les bois avant que le soleil parût.
+Je gravissais les sommets encore dans l'ombre; je me mouillais dans la
+bruyère pleine de rosée; et quand le soleil paraissait, je regrettais
+la clarté incertaine qui précède l'aurore. J'aimais les fondrières, les
+vallons obscurs, les bois épais; j'aimais les collines couvertes de
+bruyère; j'aimais beaucoup les grès renversés et les rocs ruineux;
+j'aimais bien plus ces sables vastes et mobiles, dont nul pas d'homme ne
+marquait l'aride surface sillonnée çà et là par la trace inquiète de la
+biche ou du lièvre en fuite. Quand j'entendais un écureuil, quand je
+faisais partir un daim, je m'arrêtais, j'étais assez bien, et pour un
+moment je ne cherchais plus rien. C'est à cette époque que je remarquai
+le bouleau, arbre solitaire qui m'attristait déjà et que depuis je ne
+rencontre jamais sans plaisir. J'aime le bouleau; j'aime cette écorce
+blanche, lisse et crevassée; cette tige agreste; ces branches qui
+s'inclinent vers la terre; la mobilité des feuilles; et tout cet
+abandon, simplicité de la nature, attitude des déserts.</p>
+
+<p>Temps perdus, et qu'on ne saurait oublier! Illusion trop vaine d'une
+sensibilité expansive! Que l'homme est grand dans son inexpérience:
+qu'il serait fécond, si le regard froid de son semblable, si le souffle
+aride de l'injustice ne venait pas sécher son c&#339;ur! J'avais besoin de
+bonheur. J'étais né pour souffrir. Vous connaissez ces jours sombres,
+voisins des frimas, dont l'aurore elle-même épaississant les brumes, ne
+commence la lumière que par des traits sinistres d'une couleur ardente
+sur les nues amoncelées. Ce voile ténébreux, ces rafales orageuses, ces
+lueurs pâles, ces sifflements à travers les arbres qui plient et
+frémissent, ces déchirements prolongés semblables à des gémissements
+funèbres: voilà le matin de la vie: à midi, des tempêtes plus froides et
+plus continues; le soir, des ténèbres plus épaisses: et la journée de
+l'homme est achevée.</p>
+
+<p>Le prestige spécieux, infini, qui naît avec le c&#339;ur de l'homme, et qui
+semblait devoir subsister autant que lui, se ranima un jour: j'allai
+jusqu'à croire que j'aurais des désirs satisfaits. Ce feu subit et trop
+impétueux, brûla dans le vide, et s'éteignit sans avoir rien éclairé.
+Ainsi, dans la saison des orages, apparaissent pour l'effroi de l'être
+vivant, des éclairs instantanés dans la nuit ténébreuse.</p>
+
+<p>C'était en mars: j'étais à Lu.** Il y avait des violettes au pied des
+buissons et des lilas, dans un petit pré bien printanier, bien
+tranquille, incliné au soleil de midi. La maison était au-dessus,
+beaucoup plus haut. Un jardin en terrasse ôtait la vue des fenêtres.
+Sous le pré, des rocs difficiles et droits comme des murs: au fonds, un
+large torrent; et par de-là, d'autres rochers couverts de prés, de
+haies, et de sapins! Les murs antiques de la ville passaient à travers
+tout cela: il y avait un hibou dans leurs vieilles tours. Le soir, la
+lune éclairait: des cors se répondaient dans l'éloignement; et la voix
+que je n'entendrai plus....! Tout cela m'a trompé. Ma vie n'a encore eu
+que cette seule erreur. Pourquoi donc ce souvenir de Fontainebleau, et
+non pas celui de Lu?**</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XII" id="LETTRE_XII"></a>LETTRE XII.</h3>
+
+<p class="date">28 juillet, II.<br />
+</p>
+
+<p>Enfin je me crois dans le désert. Il y a ici des espaces où l'on
+n'aperçoit aucune trace d'hommes. Je me suis soustrait pour une saison,
+à ces soins inquiets qui usent notre durée, qui confondent notre vie
+avec les ténèbres qui la précèdent et les ténèbres qui la suivent, ne
+lui laissant d'autre avantage que d'être elle-même un néant moins
+tranquille.</p>
+
+<p>Quand je passai, le soir, le long de la forêt, et que je descendis à
+Valvin, sous les bois, dans le silence, il me sembla que j'allais me
+perdre dans des torrents, des fondrières, des lieux romantiques et
+terribles. J'ai trouvé des collines de grès culbutés, des formes
+petites, un sol assez plat et à peine pittoresque: mais le silence, et
+l'abandon, et la stérilité m'ont suffi.</p>
+
+<p>Entendez-vous bien le plaisir que je sens quand mon pied s'enfonce dans
+un sable mobile et brûlant: quand j'avance avec peine, et qu'il n'y a
+point d'eau, point de fraîcheur, point d'ombrage? Je vois un espace
+inculte et muet; des roches ruineuses, dépouillées et ébranlées: et les
+forces de la nature assujetties à la force des temps. N'est-ce pas comme
+si j'étais paisible, quand je trouve, au-dehors, sous le ciel ardent,
+d'autres difficultés et d'autres excès que ceux de mon c&#339;ur.</p>
+
+<p>Je ne m'oriente point: au contraire, je m'égare quand je puis. Souvent
+je vais en ligne droite, sans suivre de sentiers. Je cherche à ne
+conserver aucun renseignement, et à ne pas connaître la forêt, afin
+d'avoir toujours quelque chose à y trouver. Il y a un chemin que j'aime
+à suivre: il décrit un cercle comme la forêt elle-même, en sorte qu'il
+ne va ni aux plaines ni à la ville; il ne suit aucune direction
+ordinaire; il n'est ni dans les vallons, ni sur les hauteurs; il semble
+n'avoir point de fin; il passe à travers tout, et n'arrive à rien: je
+crois que j'y marcherais toute ma vie.</p>
+
+<p>Le soir, il faut bien rentrer, dites-vous; et vous plaisantez déjà de ma
+prétendue solitude: mais vous vous trompez; vous me croyez à
+Fontainebleau, ou dans un village, dans une chaumière. Rien de tout
+cela. Je n'aime pas plus les maisons <i>champêtres</i> de ces pays-ci que
+leurs villages, ni leurs villages que leurs villes. Si je condamne le
+faste, je hais la misère. Autrement, il eût mieux valu rester à Paris;
+j'y eusse trouvé l'un et l'autre.</p>
+
+<p>Mais voici ce que je ne vous ai point dit dans ma dernière lettre
+remplie de l'agitation qui me presse quelquefois.</p>
+
+<p>Un jour que je parcourais ces bois-ci, je vis, dans un lieu épais, deux
+biches fuir devant un loup. Il était assez près d'elles; je jugeai qu'il
+les devait atteindre, et je m'avançai du même côté pour voir la
+résistance, et l'aider s'il se pouvait. Elles sortirent du bois dans une
+place découverte, occupée par des roches et des bruyères; mais lorsque
+j'arrivai je ne les vis plus. Je descendis dans tous les fonds de cette
+sorte de lande creusée et inégale, où l'on avait taillé beaucoup de grès
+pour les pavés: je ne trouvai rien. En suivant une autre direction pour
+rentrer dans le bois, je vis un chien, qui d'abord me regardait en
+silence, et qui n'aboya que lorsque je m'éloignai de lui. En effet,
+j'arrivais presqu'à l'entrée de la demeure pour laquelle il veillait.
+C'était une sorte de souterrain fermé en partie naturellement par les
+rocs, et en partie par des grès rassemblés, par des branches de
+genévriers, de la bruyère et de la mousse. Un ouvrier qui, pendant plus
+de trente ans avait taillé des pavés dans les carrières voisines,
+n'ayant ni bien ni famille, s'était retiré là pour quitter, avant de
+mourir, un travail forcé, pour échapper aux mépris et aux hôpitaux. Je
+lui vis un lit et une armoire: il y avait auprès de son rocher quelques
+légumes dans un terrain assez aride; et ils vivaient lui, son chien et
+son chat, d'eau, de pain et de liberté. J'ai beaucoup travaillé, me
+dit-il, je n'ai jamais rien eu; mais enfin je suis tranquille, et puis
+je mourrai bientôt. Cet homme grossier me disait l'histoire humaine.
+Mais la savait-il? Croyait-il d'autres hommes plus heureux? Souffrait-il
+en se comparant à d'autres? Je n'examinerai point tout cela. J'étais
+bien jeune. Son air rustre et un peu farouche, m'occupait beaucoup. Je
+lui avais offert un écu; il l'accepta, et me dit qu'il aurait du vin: ce
+mot là diminua de mon estime pour lui. Du vin! me disais-je; il y a des
+choses plus utiles: c'est peut-être le vin, l'inconduite qui l'auront
+mené là, et non pas le goût de la solitude. Pardonne, homme simple,
+malheureux solitaire! Je n'avais point appris alors que l'on buvait
+l'oubli des douleurs. Maintenant je suis homme, je connais l'amertume
+qui navre, et les dégoûts qui ôtent les forces: je sais respecter celui
+dont le premier besoin est de cesser un moment de gémir. Je suis indigné
+quand je vois des hommes à qui la vie est facile, reprocher durement à
+un pauvre qu'il boit du vin, et qu'il n'a pas de pain. Quelle âme ont
+donc reçue ces gens-là qui ne connaissent pas de plus grande misère que
+d'avoir faim?</p>
+
+<p>Vous concevez à présent la force de ce souvenir qui me vint inopinément
+à la bibliothèque. Son idée rapide me livra à tout le sentiment d'une
+vie réelle, d'une sage simplicité, de l'indépendance de l'homme dans une
+nature possédée.</p>
+
+<p>Ce n'est pas que je prenne pour une telle vie celle que je mène ici: et
+que, dans mes grès, au milieu des plaines misérables, je me croie
+l'homme de la nature. Autant vaudrait, comme un homme du quartier
+St.-Paul, montrer à mes voisins les beautés champêtres d'un pot de
+réséda appuyé sur la gouttière, et d'un jardin de persil encaissé sur un
+côté de la fenêtre, ou donner à un demi-arpent de terre entouré d'un
+ruisseau, des noms de promontoires et de solitudes maritimes d'un autre
+hémisphère, pour rappeler de grands souvenirs et des m&#339;urs lointaines
+entre les plâtres et les toits de chaume d'une paroisse champenoise.</p>
+
+<p>Seulement, puisque je suis condamné à toujours attendre la vie, je
+m'essaie à végéter absolument seul et isolé: j'ai mieux aimé passer
+quatre mois ainsi, que de les perdre à Paris dans d'autres puérilités
+plus grandes et plus misérables. Je veux vous dire, quand nous nous
+verrons, comment je me suis choisi un manoir, et comment je l'ai fermé;
+comment j'y ai transporté le peu d'effets que j'ai amenés ici sans
+mettre personne dans mon secret; comment je me nourris de fruits et de
+certains légumes; où je vais chercher de l'eau; comment je suis vêtu
+quand il pleut; et toutes les précautions que je prends pour rester bien
+caché, et pour que nul Parisien, passant huit jours à la campagne, ne
+vienne ici se moquer de moi.</p>
+
+<p>Vous rirez aussi, mais j'y consens; car votre rire ne sera point comme
+le leur; et j'ai ri de tout ceci avant vous. Je trouve pourtant que
+cette vie a bien de la douceur, quand, pour en mieux sentir l'avantage,
+je sors de la forêt, que je pénètre dans les terres cultivées, que je
+vois au loin un château fastueux dans les campagnes nues: quand, après
+une lieue labourée et déserte, j'aperçois cent chaumières entassées,
+odieux amas dont les rues, les étables et les potagers, les murs, les
+planchers, les toits humides, et jusqu'aux hardes et aux meubles, ne
+paraissent qu'une même fange, dans laquelle toutes les femmes crient,
+tous les enfants pleurent, tous les hommes suent. Et si, parmi tant
+d'avilissement et de douleurs, je cherche, pour ces malheureux, une paix
+morale et des espérances religieuses; je vois pour patriarche, un prêtre
+avide, sinistre, aigri par les regrets, séparé trop tôt du monde; un
+jeune homme chagrin, sans dignité, sans sagesse, sans onction, que l'on
+ne vénère pas, que l'on voit vivre, qui damne les faibles, et ne console
+pas les bons: et pour tout signe d'espérance et d'union, ce signe de
+crainte et d'abnégation; ce gibet sanctifié, étrange emblème, triste
+reste d'institutions antiques et grandes que l'on a misérablement
+perverties.</p>
+
+<p>Il est pourtant des hommes qui voient cela bien tranquillement, et qui
+ne se doutent même pas qu'on puisse le voir d'une autre manière.</p>
+
+<p>Triste et vaine conception d'un monde meilleur! Indicible extension
+d'amour! Regret des temps qui coulent inutiles! Sentiment universel<a name="FNanchor_17_17" id="FNanchor_17_17"></a><a href="#Footnote_17_17" class="fnanchor">[17]</a>,
+soutiens et dévore ma vie: que serait-elle sans ta beauté sinistre?
+C'est par toi qu'elle est sentie: c'est par toi qu'elle périra.</p>
+
+<p>Que quelquefois encore, sous le ciel d'automne, dans ces derniers beaux
+jours que les brumes remplissent d'incertitude, assis près de l'eau qui
+emporte la feuille jaunie, j'entende les accents simples et profonds
+d'une mélodie primitive. Qu'un jour, montant le Grimsel ou le Titlis,
+seul avec l'homme des montagnes, j'entende sur l'herbe courte, auprès
+des neiges, les sons romantiques que connaissent les vaches
+d'Underwalden et d'Hasly: et que là, une fois avant la mort, je puisse
+dire à un homme qui m'entende: Si nous avions vécu!</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XIII" id="LETTRE_XIII"></a>LETTRE XIII.</h3>
+
+<p class="date">Fontainebleau, 31 juillet, II.<br />
+</p>
+
+<p>Quand un sentiment invincible nous entraîne loin des choses que l'on
+possède, et nous remplit de volupté, puis de regrets, en nous faisant
+pressentir des biens que rien ne peut donner, cette sensation profonde
+et fugitive n'est qu'un témoignage intérieur de la supériorité de nos
+facultés sur notre destinée. C'est cette raison même qui le rend si
+court, et le change aussitôt en regret: il est délicieux, puis
+déchirant. L'abattement suit toute impulsion immodérée. Nous souffrons
+de n'être pas ce que nous pourrions être; mais si nous nous trouvions
+dans l'ordre de choses qui manque à nos désirs, nous n'aurions plus ni
+cet excès des désirs, ni cette surabondance des facultés: nous ne
+jouirions plus du plaisir d'être au-delà de nos destinées, d'être plus
+grand que ce qui nous entoure, plus fécond que nous n'avons besoin de
+l'être. Dans l'occasion de ces voluptés mêmes que nos conceptions
+pressentaient si ardemment, nous resterons froids et souvent rêveurs,
+indifférents, ennuyés même; parce qu'on ne peut pas être d'une manière
+effective plus que soi-même: parce que nous sentons alors la limite
+irrésistible de la nature des êtres, et qu'employant nos facultés à des
+choses positives, nous ne les trouvons plus pour nous transporter
+au-delà, dans la région supposée des choses idéales soumises à l'empire
+de l'homme réel.</p>
+
+<p>Mais pourquoi ces choses seraient-elles purement idéales? C'est ce que
+je ne saurais concevoir. Pourquoi ce qui n'est point, semble-t-il
+davantage selon la nature de l'homme que ce qui est? La vie positive est
+aussi comme un songe; c'est elle qui n'a point d'ensemble, point de
+suite, point de but. Elle a des parties certaines et fixes: elle en a
+d'autres qui ne sont que hasard et discordance, qui passent comme des
+ombres, et dans lesquelles on ne trouve jamais ce qu'on a vu. Ainsi,
+dans le sommeil, on pense en même temps des choses vraies et suivies, et
+d'autres bizarres, désunies et chimériques, qui se lient, je ne sais
+comment, aux premières. Le même mélange compose, et les rêves de la
+nuit, et les sentiments du jour. La sagesse antique a dit que le moment
+du réveil viendrait enfin.....</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XIV" id="LETTRE_XIV"></a>LETTRE XIV.</h3>
+
+<p class="date">Fontainebleau, 7 août, II.<br />
+</p>
+
+<p>M. R*. que vous connaissez, disait dernièrement: quand je prends ma
+tasse de café j'arrange bien le monde. Je me permets aussi ces sortes de
+songes; et lorsque je marche dans les bruyères, entre les genièvres
+encore humides, je me surprends quelquefois à imaginer les hommes
+heureux. Je vous l'assure, il me semble qu'ils pourraient l'être. Je ne
+veux pas faire une autre espèce, ni un autre globe; je ne veux pas tout
+réformer: ces sortes d'hypothèses ne mènent à rien, dites-vous,
+puisqu'elles ne sont applicables à rien de connu. Eh bien, prenons ce
+qui existe nécessairement; prenons le tel qu'il est, en arrangeant
+seulement ce qu'il y a d'accidentel. Je ne veux pas des espèces
+chimériques, ou nouvelles; mais, voilà mes matériaux, d'après eux je
+fais mon plan selon ma pensée.</p>
+
+<p>Je voudrais deux points; un climat fixe, des hommes vrais. Si je sais
+quand la pluie fera déborder les eaux, quand le soleil séchera mes
+plantes, quand l'ouragan ébranlera ma demeure, c'est à mon industrie à
+lutter contre les forces naturelles contraires à mes besoins: mais quand
+j'ignore le moment de chaque chose, quand le mal m'opprime sans que le
+danger m'ait averti, quand la prudence peut me perdre, et que les
+intérêts des autres confiés à mes précautions m'interdisent
+l'insouciance, et jusqu'à la sécurité, n'est-ce pas une nécessité que ma
+vie soit inquiète et malheureuse? N'en est-ce pas une que l'inaction
+succède à des travaux forcés, et que, comme l'a si bien dit Voltaire, je
+consume tous mes jours dans les convulsions de l'inquiétude, ou dans la
+léthargie de l'ennui.</p>
+
+<p>Si les hommes sont presque tous dissimulés, si la duplicité des uns
+force au moins les autres à la réserve, n'est-ce pas une nécessité
+qu'ils joignent au mal inévitable que plusieurs cherchent à faire aux
+autres en leur propre faveur, une masse beaucoup plus grande de maux
+inutiles? N'est-ce pas une nécessité que l'on se nuise réciproquement,
+malgré soi, que chacun s'observe et se prévienne, que les ennemis soient
+inventifs, et que les amis soient prudents? N'est-ce pas une nécessité
+qu'un homme de bien soit perdu dans l'opinion par un propos indiscret,
+par un faux jugement; qu'une inimitié, née d'un soupçon mal fondé,
+devienne mortelle; que ceux qui auraient voulu bien faire soient
+découragés; que de faux principes s'établissent; que la ruse soit plus
+utile que la sagesse, la valeur, la magnanimité; que des enfants
+reprochent à un père de famille de n'avoir pas fait ce qu'on appelle une
+rouerie, et que des Etats périssent pour ne s'être pas permis un crime?
+Dans cette perpétuelle incertitude, je demande ce que devient la morale;
+et dans l'incertitude des choses, ce que devient la sûreté: sans sûreté,
+sans morale, je demande si le bonheur n'est pas un rêve d'enfant?</p>
+
+<p>L'instant de la mort resterait inconnu: il n'y a pas de mal sans durée;
+et pour vingt autres raisons, la mort ne doit pas être mise au nombre
+des malheurs. Il est bon d'ignorer quand tout doit finir; car on
+commencerait rarement ce que l'on saurait ne pas achever. Je veux donc
+que chez l'homme, à-peu-près tel qu'il est, l'ignorance de la durée de
+la vie ait plus d'utilité que d'inconvénients; mais l'incertitude des
+choses de la vie n'est point comme celle de leur terme. Un incident que
+vous n'avez pu prévoir dérange votre plan, et vous prépare de longues
+contrariétés: pour la mort elle anéantit votre plan, elle ne le dérange
+pas; vous ne souffrirez point de ce que vous ne saurez pas. Le plan de
+ceux qui restent en peut être contrarié: mais c'est avoir assez de
+certitude que d'avoir celle de ses propres affaires; et je ne veux pas
+imaginer des choses tout-à-fait bonnes selon l'homme. Le monde que
+j'arrange me serait suspect s'il ne contenait plus de mal, et je ne
+supposerais qu'avec une sorte d'effroi une harmonie parfaite: il me
+semble que la nature n'en admet pas de telle.</p>
+
+<p>Un climat fixe, et surtout des hommes vrais, inévitablement vrais, cela
+me suffit. Je suis heureux, si je sais ce qui est. Je laisse au ciel ses
+orages et ses foudres; à la terre les boues, les sécheresses; au sol la
+stérilité; à nos corps leur faiblesse, leurs besoins, leur dégénération;
+aux hommes leurs différences et leurs incompatibilités, leur
+inconstance, leurs erreurs, leurs vices mêmes, et leur nécessaire
+égoïsme; au temps sa lenteur et son irrévocabilité: ma cité est heureuse
+si les choses sont réglées, si les pensées sont connues. Il ne lui faut
+plus qu'une bonne législation: et, si les pensées sont connues, il est
+impossible qu'elle ne l'ait pas.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XV" id="LETTRE_XV"></a>LETTRE XV.</h3>
+
+<p class="date">Fontainebleau, 9 août, II.<br />
+</p>
+
+<p>Parmi quelques volumes d'un format commode que j'apportai ici je ne sais
+trop pourquoi, j'ai trouvé le roman ingénieux de Phrosine et Mélidor. Je
+l'ai parcouru, j'en ai lu et relu la fin. Il est des jours pour les
+douleurs: nous aimons à les chercher dans nous, à suivre leurs
+profondeurs, et à rester surpris devant leurs proportions démesurées:
+nous essayons, du moins dans les misères humaines, cet infini que nous
+voulons donner à notre ombre avant qu'un souffle du temps l'efface.</p>
+
+<p>Ce moment déplorable, cette situation sinistre, cette mort nocturne au
+milieu des voluptés mystérieuses! Dans ces brouillards ténébreux, tant
+d'amour, tant de pertes et d'affreuses vengeances! et ce déchirement
+d'un c&#339;ur trompé quand Phrosine, cherchant à la nage le roc et le
+flambeau, entraînée par la lueur perfide, périt épuisée dans la vaste
+mer!...</p>
+
+<p>Je ne connais pas de dénouement plus beau, de mort plus lamentable. Le
+jour finissait, il n'y avait point de lune: il n'y avait point de
+mouvement; le ciel était calme, les arbres immobiles. Quelques insectes
+sous l'herbe, un seul oiseau éloigné chantaient dans la chaleur du soir.
+Je m'assis, je restai longtemps: il me semble que je n'eus que des idées
+vagues. Je parcourais la terre et les siècles; je frémissais de l'&#339;uvre
+de l'homme. Je reviens à moi, je me trouve dans ce chaos; j'y vois ma
+vie perdue; je pressens les temps futurs du monde. Rochers de Rugi! si
+j'avais eu là vos abîmes!<a name="FNanchor_18_18" id="FNanchor_18_18"></a><a href="#Footnote_18_18" class="fnanchor">[18]</a></p>
+
+<p>La nuit était déjà sombre. Je me retirai lentement; je marchais au
+hasard, j'étais rempli d'ennui. J'avais besoin de larmes, mais je ne pus
+que gémir. Les premiers temps ne sont plus: j'ai les tourmentes de la
+jeunesse, et n'en ai point les consolations. Mon c&#339;ur encore fatigué du
+feu d'un âge inutile, est flétri et desséché comme s'il était dans
+l'épuisement de l'âge refroidi. Je suis éteint, sans être calmé. Il y en
+a qui jouissent de leurs maux; mais pour moi tout a passé: je n'ai ni
+joie, ni espérance, ni repos: il ne me reste rien, je n'ai plus de
+larmes.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XVI" id="LETTRE_XVI"></a>LETTRE XVI.</h3>
+
+<p class="date">Fontainebleau, 12 août, II.<br />
+</p>
+
+<p>Que de sentiments augustes! Que de souvenirs! Quelle majesté tranquille
+dans une nuit douce, calme, éclairée! Quelle grandeur! Cependant l'âme
+est accablée d'incertitudes. Elle voit que le sentiment qu'elle a reçu
+des choses la livre aux erreurs: elle voit qu'il y a des vérités, mais
+qu'elles sont dans un grand éloignement. On ne saurait comprendre la
+nature, à la vue de ces astres immenses dans le ciel toujours le même.</p>
+
+<p>Il y a là une permanence qui nous confond: c'est pour l'homme une
+effrayante éternité. Tout passe; l'homme passe; et les mondes ne passent
+pas? La pensée est dans un abîme entre les vicissitudes de la terre et
+les cieux immuables.<a name="FNanchor_19_19" id="FNanchor_19_19"></a><a href="#Footnote_19_19" class="fnanchor">[19]</a></p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XVII" id="LETTRE_XVII"></a>LETTRE XVII.</h3>
+
+<p class="date">Fontainebleau, 14 août, II.<br />
+</p>
+
+<p>Je vais dans les bois avant que le soleil éclaire; je le vois se lever
+pour un beau jour; je marche dans la fougère encore humide, dans les
+ronces, parmi les biches, sous les bouleaux du mont Chauvet: un
+sentiment de ce bonheur qui était possible, m'agite avec force, me
+pousse et m'oppresse. Je monte, je descends, je vais comme un homme qui
+veut jouir: puis un soupir, quelque humeur, et tout un jour misérable.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XVIII" id="LETTRE_XVIII"></a>LETTRE XVIII.</h3>
+
+<p class="date">Fontainebleau, 17 août, II.<br />
+</p>
+
+<p>Même ici, je n'aime que le soir. L'aurore me plaît un moment: je crois
+que je sentirais sa beauté, mais le jour qui va la suivre doit être si
+long! J'ai bien une terre libre à parcourir; mais elle n'est pas assez
+sauvage, assez imposante. Les formes en sont basses; les roches petites
+et monotones; la végétation n'y a pas en général cette force, cette
+profusion qui m'est nécessaire; on n'y entend bruire aucun torrent dans
+des profondeurs inaccessibles: c'est une terre des plaines. Rien ne
+m'opprime ici, rien ne me satisfait. Je crois même que l'ennui augmente:
+c'est que je ne souffre pas assez. Je suis donc plus heureux? Point du
+tout: souffrir ou être malheureux, ce n'est pas la même chose; jouir ou
+être heureux, ce n'est pas non plus une même chose.</p>
+
+<p>Ma situation est douce, et je mène une triste vie. Je suis ici on ne
+peut mieux; libre, tranquille, bien portant, sans affaires, indifférent
+sur l'avenir dont je n'attends rien, et perdant sans peine le passé dont
+je n'ai pas joui. Mais il y a dans moi une inquiétude qui ne me quittera
+pas; c'est un besoin que je ne connais pas, que je ne conçois pas, qui
+me commande, qui m'absorbe, qui m'emporte au-delà des êtres
+périssables..... Vous vous trompez, et je m'y étais trompé moi-même: ce
+n'est pas le besoin d'aimer. Il y a une distance bien grande du vide de
+mon c&#339;ur à l'amour qu'il a tant désiré; mais il y a l'infini entre ce
+que je suis, et ce que j'ai besoin d'être. L'amour est immense, il n'est
+pas infini. Je ne veux point jouir; je veux espérer, je voudrais savoir!
+Il me faut des illusions sans bornes, qui s'éloignent pour me tromper
+toujours. Que m'importe ce qui peut finir? L'heure qui arrivera dans
+soixante années est là tout auprès de moi. Je n'aime point ce qui se
+prépare, s'approche, arrive, et n'est plus. Je veux un bien, un rêve,
+une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au-delà de moi, plus
+grande que mon attente elle-même, plus grande que tout ce qui passe. Je
+voudrais être toute intelligence, et que l'ordre éternel du monde.....
+Et, il y a trente ans, l'ordre était, et je n'étais point!</p>
+
+<p>Accident éphémère et inutile, je n'existais pas, je n'existerai pas: je
+trouve avec étonnement mon idée plus vaste que mon être; et, si je
+considère que ma vie est ridicule à mes propres yeux, je me perds dans
+des ténèbres impénétrables. Plus heureux, sans doute, celui qui coupe du
+bois, qui fait du charbon, et qui prend de l'eau bénite quand le
+tonnerre gronde! Il vit comme la brute? Non: mais il chante en
+travaillant. Je ne connaîtrai point sa paix, et je passerai comme lui.
+Le temps aura fait couler sa vie; l'agitation, l'inquiétude, les
+fantômes d'une puérile grandeur égarent et précipitent la mienne.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XIX" id="LETTRE_XIX"></a>LETTRE XIX.</h3>
+
+<p class="date">Fontainebleau, 18 août, II.<br />
+</p>
+
+<p>Il est pourtant des moments où je me vois plein d'espérance et de
+liberté; le temps et les choses descendent devant moi avec une
+majestueuse harmonie; et je me sens heureux, comme si je pouvais l'être:
+je me suis surpris revenant à mes anciennes années; j'ai retrouvé dans
+la rose les beautés du plaisir et sa céleste éloquence. Heureux! moi?
+Cependant je le suis; et heureux avec plénitude, comme celui qui se
+réveille des alarmes d'un songe pour rentrer dans une vie de paix et de
+liberté; comme celui qui sort de la fange des cachots, et revoit, âpres
+dix ans, la sérénité du ciel; heureux comme l'homme qui aime... celle
+qu'il a sauvée de la mort! Mais l'instant passe: un nuage devant le
+soleil intercepte sa lumière féconde; les oiseaux se taisent; l'ombre
+en s'étendant, entraîne et chasse devant elle et mon rêve et ma joie.</p>
+
+<p>Alors je me mets à marcher; je vais, je me hâte pour rentrer tristement:
+et bientôt je retourne dans les bois parce que le soleil peut paraître
+encore. Il y a dans tout cela quelque chose qui tranquillise et qui
+console. Ce que c'est? je ne le sais pas bien: mais quand la douleur
+m'endort, le temps ne s'arrête point; et j'aime à voir mûrir le fruit
+qu'un vent d'automne fera tomber.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XX" id="LETTRE_XX"></a>LETTRE XX.</h3>
+
+<p class="date">Fontainebleau, 27 août, II.<br />
+</p>
+
+<p>Combien peu il faut à l'homme qui veut seulement vivre: et combien il
+faut à celui qui veut vivre content et employer ses jours! Celui-là
+serait bien plus heureux qui aurait la force de renoncer au bonheur, et
+de voir qu'il est trop difficile: mais faut-il donc qu'il reste toujours
+seul? La paix elle-même est un triste bien si on n'espère point la
+partager.</p>
+
+<p>Je sais que plusieurs trouvent assez de permanence dans un bien du
+moment; et que d'autres savent se borner à une manière d'être sans ordre
+et sans goût. J'en ai vu se faire la barbe devant un miroir cassé. Les
+langes des enfants étaient étendus à la fenêtre: une de leurs robes
+pendait contre le tuyau du poêle: leur mère les lavait auprès de la
+table sans nappe, où étaient servis sur des plats recousus, du bouilli
+réchauffé avec des petits oignons, et les restes du dindon du dimanche.
+Il y aurait eu de la soupe grasse si le chat n'eût pas renversé le
+bouillon. On appelle cela une vie simple: pour moi je l'appelle une vie
+malheureuse, si elle est momentanée; je l'appelle une vie de misère, si
+elle est forcée et durable; mais si elle est volontaire, si l'on ne s'y
+déplaît pas, si l'on compte subsister ainsi, je l'appelle une existence
+ridicule.</p>
+
+<p>C'est une bien belle chose, dans les livres, que le mépris des
+richesses; mais avec un <i>ménage</i> et point d'argent, il faut ou ne rien
+sentir, ou avoir un force inébranlable; or je doute qu'avec un grand
+caractère on se soumette à une telle vie. On supporte tout ce qui est
+accidentel; mais c'est adopter cette misère que d'y plier pour toujours
+sa volonté. Ces stoïciens là manqueraient-ils du sentiment des choses
+convenables qui apprend à l'homme que vivre ainsi n'est point vivre
+selon sa nature? Leur simplicité sans ordre, sans délicatesse, sans
+honte, ressemble plus, à mon avis, à la sale abnégation d'un moine
+mendiant, à la grossière pénitence d'un Fakir, qu'à la fermeté, qu'à
+l'indifférence philosophique.</p>
+
+<p>Il est une propreté, un soin, un accord, un ensemble dans la simplicité
+elle-même. Mais ces gens dont je parle, n'ont pas un miroir de vingt
+sous, et ils vont au spectacle: ils ont de la faïence écornée, et des
+habits de fin drap: ils ont des manchettes bien plissées à des chemises
+d'une toile grossière: s'ils se promènent, c'est aux Champs-Elysées; ces
+solitaires y vont voir les passants, disent-ils: et pour voir ces
+passants, ils vont s'en faire mépriser et s'asseoir sur quelques restes
+d'herbe parmi la poussière que l'ait la foule. Dans leur flegme
+philosophique ils dédaignent ces convenances arbitraires, et mangent
+leurs brioches, à terre, entre les enfants et les chiens, entre les
+pieds de ceux qui vont et reviennent. Là ils étudient l'homme en jasant
+avec les bonnes et les nourrices: là ils méditent une brochure, où les
+rois seront avertis des dangers de l'ambition; où le luxe de la bonne
+société sera réformé; où tous les hommes apprendront qu'il faut modérer
+ses désirs, vivre selon la nature, manger des gâteaux de Nanterre et
+boire <i>à la fraîche</i>.</p>
+
+<p>Je ne veux pas vous en dire plus. Si j'allais vous mener trop loin dans
+la disposition à plaisanter certaines choses, vous pourriez rire aussi
+de la manière bizarre dont je vis dans ma forêt: car il y a bien quelque
+puérilité à se faire un désert auprès d'une capitale. Il faut que vous
+conveniez pourtant qu'il reste encore de la distance entre mes bois près
+de Paris, et un tonneau dans Athènes: et je vous accorderai de mon côté
+que les Grecs, policés comme nous, pouvaient faire plus que nous des
+choses singulières, parce qu'ils étaient plus près des anciens teins. Le
+tonneau fut choisi pour y mener publiquement, et dans la maturité de
+l'âge, la vie d'un sage. Cela est bien extraordinaire; mais
+l'extraordinaire ne choquait pas excessivement les Grecs. L'usage, les
+choses reçues ne formaient point leur code suprême. Tout chez eux
+pouvait avoir son caractère particulier: et ce qu'il était rare d'y
+rencontrer, c'était une chose qui leur fût ordinaire et universelle.
+Comme un peuple qui fait, ou qui continue l'essai de la vie sociale, ils
+semblaient chercher l'expérience des institutions et des usages, et
+ignorer encore qu'elles étaient les habitudes exclusivement bonnes. Mais
+nous à qui il ne reste plus aucun doute là-dessus, nous qui avons, en
+tout, adopté le mieux possible, nous faisons bien de consacrer nos
+moindres manières, et de punir de mépris l'homme assez stupide pour
+sortir d'une trace si bien connue. Au reste, ce qui m'excuse
+sérieusement, moi qui n'ai nulle envie d'imiter les cyniques, c'est que
+je ne prétends point me faire honneur d'un caprice de jeune homme; ni,
+au milieu des hommes, opposer directement ma manière à la leur, dans des
+choses que le devoir ne me prescrit point. Je me permets une singularité
+indifférente par elle-même, et que je juge m'être bonne à certains
+égards. Elle choquerait leur manière de penser: il me semble que c'est
+le seul inconvénient qu'elle puisse avoir, et je la leur cache afin de
+l'éviter.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXI" id="LETTRE_XXI"></a>LETTRE XXI.</h3>
+
+<p class="date">Fontainebleau, 1 septembre, II.<br />
+</p>
+
+<p>Il fait de bien beaux jours et je suis dans une paix profonde. Autrefois
+j'aurais joui davantage dans cette liberté entière, dans cet abandon de
+toute affaire, de tout projet, dans cette indifférence sur tout ce qui
+peut arriver.</p>
+
+<p>Je commence à sentir que j'avance dans la vie. Ces impressions
+délicieuses, ces émotions subites qui m'agitaient autrefois et
+m'entraînaient si loin d'un monde de tristesse, je ne les retrouve plus
+qu'altérées et affaiblies. Ce désir ineffable que réveillait dans moi
+chaque sentiment de quelque beauté dans les choses naturelles, cette
+espérance pleine d'incertitudes et de charme, ce feu céleste qui éblouit
+et consume un c&#339;ur jeune, cette volupté expansive dont il éclaire devant
+lui le fantôme immense, tout cela n'est déjà plus. Je commence à voir
+ce qui est utile, ce qui est commode, et non plus ce qui est beau.</p>
+
+<p>Vous qui connaissez mes besoins sans bornes, dites moi ce que je ferai
+de la vie, quand j'aurai perdu ces moments d'illusions qui brillaient
+dans ses ténèbres comme les lueurs orageuses dans une nuit sinistre? Ils
+la rendaient plus sombre, je l'avouerai, mais ils montraient qu'elle
+pouvait changer, et que la lumière subsistait encore. Maintenant que
+deviendrai-je s'il faut que je me borne à ce qui est; et que je reste
+contenu dans ma manière de vivre, dans mes intérêts personnels, dans le
+soin de me lever, de m'occuper, de me coucher?</p>
+
+<p>J'étais bien différent dans ces temps où il était possible que
+j'aimasse. J'avais été romanesque dans mon enfance, et alors encore
+j'imaginai une retraite selon mes goûts. J'avais faussement réuni dans
+un point du Dauphiné, l'idée des formes alpestres à celles d'un climat
+d'oliviers, de citronniers; mais enfin le mot de <i>Chartreuse</i> m'avait
+frappé: et c'était là, près de Grenoble, que je rêvais ma demeure. Je
+croyais alors que des lieux heureux faisaient beaucoup pour une vie
+heureuse; et que là, avec une femme aimée, je posséderais cette félicité
+inaltérable dont le besoin remplissait mon c&#339;ur trompé.</p>
+
+<p>Mais voici une chose bien étrange, dont je ne puis rien conclure, et
+dont je n'affirmerai rien sinon que le fait est tel. Je n'avais jamais
+rien vu, ni rien lu, que je sache, qui m'eût donné quelque connaissance
+du local de la Grande Chartreuse. Je savais uniquement que cette
+solitude était dans les montagnes du Dauphiné. Mon imagination composa
+d'après cette notion confuse et d'après ses propres penchants, le site
+où devait être le monastère, et, près de lui, ma demeure. Elle approcha
+singulièrement de la vérité; car, voyant longtemps après une gravure qui
+représentait ces mêmes lieux, je me dis avant d'avoir lu: voilà la
+Grande Chartreuse, tant elle me rappela ce que j'avais imaginé. Et quand
+il se trouva que c'était elle effectivement, cela me fit frémir de
+surprise et de regret: et il me sembla que j'avais perdu une chose qui
+m'était comme destinée. Depuis ce projet de ma première jeunesse, je
+n'entends point sans une émotion pleine d'amertume, ce mot Chartreuse.</p>
+
+<p>Plus je rétrograde dans ma jeunesse, plus je trouve les impressions
+profondes. Si je passe l'âge où les idées ont déjà de l'étendue; si je
+cherche dans mon enfance, ces premières fantaisies d'un c&#339;ur
+mélancolique qui n'a jamais eu de véritable enfance, et qui s'attachait
+aux émotions fortes et aux choses extraordinaires avant qu'il fût
+seulement décidé s'il aimerait, ou n'aimerait pas les jeux; si, dis-je,
+je cherche ce que j'éprouvais à sept ans, à six ans, à cinq ans, je
+trouve des impressions aussi ineffaçables, plus confiantes, plus douces
+et formées par ces illusions entières dont aucun autre âge n'a possédé
+le bonheur.</p>
+
+<p>Je ne me trompe point d'époque: je sais, avec certitude, quel âge
+j'avais lorsque j'ai pensé à telles choses, lorsque j'ai lu tel livre.
+J'ai lu l'histoire du Japon de K&#339;mpfer, dans ma place ordinaire, auprès
+d'une certaine fenêtre, dans cette maison près du Rhône, que mon père a
+quittée un peu avant sa mort. L'été suivant, j'ai lu Robinson-Crusoé.
+C'est alors que je perdis cette exactitude que l'on avait remarquée en
+moi: il me devint impossible de l'aire sans plume, des calculs moins
+compliqués que celui que j'avais fait à quatre ans et demi, sans rien
+écrire et sans savoir aucune règle d'arithmétique, si ce n'est
+l'addition; calcul qui avait tant surpris toutes les personnes
+rassemblées chez Mad. Belp. dans cette soirée dont vous savez
+l'histoire.</p>
+
+<p>La faculté de percevoir les rapports indéterminés l'emporta alors sur
+celle de combiner des rapports mathématiques. Les relations morales
+devenaient sensibles: le sentiment du beau commençait à naître.........</p>
+
+<p class="date">3 septembre.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai vu qu'insensiblement j'allais raisonner. Je me suis arrêté.
+Lorsqu'il ne s'agit que du sentiment on peut ne consulter que soi, mais
+dans les choses qui doivent être discutées, il y a toujours beaucoup à
+gagner quand on peut savoir ce qu'en ont pensé d'autres hommes. J'ai
+précisément ici un volume qui contient <i>Les pensées philosophiques</i> de
+<i>Diderot</i>, son <i>Traité du beau</i>, etc. Je l'ai pris, et je suis sorti.</p>
+
+<p>Si je suis de l'avis de Diderot, peut-être il paraîtra que c'est parce
+qu'il parle le dernier, et je conviens que cela fait ordinairement
+beaucoup: mais je modifie sa pensée à ma manière, car je parle encore
+après lui.</p>
+
+<p>Laissant Wolf, Crouzas, et le sixième sens d'Hutcheson, je pense
+à-peu-près comme tous les autres: et c'est pour cela que je ne pense
+point que la définition du beau puisse être exprimée d'une manière si
+simple, et si brève, que l'a fait Diderot. Je crois, comme lui, que le
+sentiment de la beauté ne peut exister hors de la perception des
+rapports; mais de quels rapports? S'il arrive que l'on songe au beau
+quand on voit des rapports quel conques, ce n'est pas qu'on en ait alors
+la perception, l'on ne fait que l'imaginer. Parce qu'on voit des
+rapports, on suppose un centre, on pense à des analogies, on s'attend à
+une extension nouvelle de l'âme et des idées; mais ce qui est beau ne
+fait pas seulement penser à tout cela comme par réminiscence ou par
+occasion, il le contient et le montre. C'est un avantage sans doute
+quand une définition peut être exprimée par un seul mot: mais il ne faut
+pas que cette concision la rende trop générale et dès-lors fausse.</p>
+
+<p>Je dirais donc: <i>Le beau est ce qui excite en nous l'idée de rapports
+disposés vers une même fin, selon des convenances analogues à notre
+nature.</i> Cette définition, renferme les notions d'ordre, de proportions,
+d'unité, et même d'utilité.</p>
+
+<p>Ces rapports sont ordonnés vers un centre, ou un but; ce qui fait
+l'ordre et l'unité. Ils suivent des convenances qui ne sont autre chose
+que la proportion, la régularité, la symétrie, la simplicité selon que
+l'une ou l'autre de ces convenances se trouve plus ou moins essentielles
+à la nature du tout que ces rapports composent. Ce tout est l'unité
+sans laquelle il n'y a pas de résultat, ni d'ouvrage qui puisse être
+beau, parce qu'alors il n'y a pas même d'ouvrage. Tout produit doit être
+un: ou n'a rien fait ai on n'a pas mis d'ensemble à ce qu'on a fait. Une
+chose n'est pas belle sans ensemble; elle n'est pas une chose, mais un
+assemblage de choses qui pourront produire l'unité et la beauté, lorsque
+unies à ce qui leur manque encore, elles formeront un tout. Jusques-là
+ce sont des matériaux: leur réunion n'opère point de beauté, quoiqu'ils
+puissent être beaux en particulier, comme ces composés individuels,
+entiers et complets peut-être, mais dont l'assemblage encore informe,
+n'est pas un ouvrage: ainsi une compilation des plus belles pensées
+morales éparses et sans liaison, ne forme point un traité de morale.</p>
+
+<p>Dès-lors que cet ensemble plus ou moins composé, mais pourtant un et
+complet, a des analogies sensibles avec la nature de l'homme, il lui est
+utile directement ou indirectement. Il peut servir à ses besoins, ou du
+moins étendre ses connaissances; il peut être pour lui un moyen
+nouveau, ou l'occasion d'une industrie nouvelle; il peut ajouter à son
+être, et plaire à son espoir inquiet, à son avidité.</p>
+
+<p>La chose est plus belle, il y a vraiment unité, lorsque les rapports
+perçus sont exacts, lorsqu'ils concourent à un centre commun: et s'il
+n'y a précisément que ce qu'il faut pour coopérer à ce résultat, la
+beauté est plus grande, il y a simplicité. Toute qualité est altérée par
+le mélange d'une qualité étrangère: lorsqu'il n'y a point de mélange, la
+chose est plus exacte, plus symétrique, plus simple, plus une, plus
+belle; elle est parfaite.</p>
+
+<p>La notion d'utilité entre principalement de deux manières dans celles de
+la beauté. D'abord l'utilité de chaque partie pour leur fin commune;
+puis l'utilité du tout pour nous qui avons des analogies avec ce tout.</p>
+
+<p>On lit dans <i>Philosophie de la nature: Il me semble que le philosophe
+peut définir la beauté l'accord expressif d'un tout avec ses parties</i>.</p>
+
+<p>J'ai trouvé dans une note, que vous l'aviez ainsi définie autrefois:
+<i>La convenance des diverses parties d'une chose avec leur destination
+commune, selon les moyens les plus féconds à-la-fois et les plus
+simples.</i> Ce qui se rapproche du sentiment de Crouzas, à
+l'assaisonnement près. Car il compte cinq caractères du beau; et il
+définit ainsi la proportion qui en est un, <i>l'unité</i> assaisonnée <i>de
+variété, de régularité et d'ordre dans chaque partie</i>.</p>
+
+<p>Si la chose bien ordonnée, analogue à nous et dans laquelle nous
+trouvons de la beauté, nous paraît supérieure ou égale à ce que nous
+contenons en nous, nous la disons belle. Si elle nous paraît inférieure,
+nous la disons jolie. Si ses analogies avec nous sont relatives à des
+choses de peu d'importance; mais qui servent directement à nos habitudes
+et à nos désirs présents, nous la disons agréable. Quand elle suit les
+convenances de notre âme, en animant, en étendant notre pensée, en
+généralisant, en exaltant nos affections, en nous montrant dans les
+choses extérieures des analogies grandes ou nouvelles, qui nous
+donnent, une extension inespérée et le sentiment d'un ordre immense,
+universel, d'une fin commune à beaucoup d'êtres, nous la disons sublime.</p>
+
+<p>La perception des rapports ordonnés, produit l'idée de la beauté: et
+l'extension de l'âme, occasionnée par leur analogie avec notre nature,
+en est le sentiment.</p>
+
+<p>Quand les rapports indiqués ont quelque chose de vague et d'immense;
+quand l'on sent bien mieux qu'on ne voit, leur convenances avec nous et
+avec une partie de la nature, il en résulte un sentiment délicieux,
+plein d'espoir et d'illusions, une jouissance indéfinie qui promet des
+jouissances sans bornes. Voilà le genre de beauté qui charme, qui
+entraîne. Le joli amuse la pensée, le beau soutient l'âme, le sublime
+l'étonne ou l'exalte; mais ce qui séduit et passionne les c&#339;urs, ce sont
+des beautés plus vagues et plus étendues encore, peu connues, jamais
+expliquées, mystérieuses et ineffables.</p>
+
+<p>Ainsi dans les c&#339;urs faits pour aimer, l'amour embellit toutes choses,
+et rend délicieux le sentiment de la nature entière. Comme il établit
+en nous le rapport le plus grand qu'on puisse connaître hors de soi, il
+nous rend habiles un sentiment de tous les rapports, de toutes les
+harmonies; il découvre à nos affections un monde nouveau. Emportés par
+ce mouvement rapide, séduits par cette énergie qui promet tout, et dont
+rien encore n'a pu nous désabuser, nous cherchons, nous sentons, nous
+aimons, nous voulons tout ce que la nature contient pour l'homme.</p>
+
+<p>Mais les dégoûts de la vie viennent nous comprimer et nous forcer de
+nous replier en nous-mêmes. Dans notre marche rétrograde, nous nous
+attachons à abandonner les choses extérieures, et à nous contenir dans
+nos besoins positifs; centre de tristesse, où l'amertume et le silence
+de tant de choses, n'attendent pas la mort, pour creuser à nos c&#339;urs ce
+vide du tombeau où se consument et s'éteignent tout ce qu'ils pouvaient
+avoir de candeur, de grâces, de désirs et de bonté primitive.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXII" id="LETTRE_XXII"></a>LETTRE XXII.</h3>
+
+<p class="date">Fontainebleau, 12 octobre, II.<br />
+</p>
+
+<p>Il fallait bien revoir une fois tous les sites que j'aimais à
+fréquenter. Je parcours les plus éloignés, avant que les nuits soient
+froides, que les arbres se dépouillent, que les oiseaux s'éloignent.</p>
+
+<p>Hier je me mis en chemin avant le jour; la lune éclairait encore, et
+malgré l'aurore on pouvait discerner les ombres. Le vallon de Changy
+restait dans la nuit; déjà j'étais sur les sommités d'Avon. Je descendis
+aux Basses-loges, et j'arrivais à Valvin, lorsque le soleil, s'élevant
+derrière Samoreau, colora les rochers de Samois.</p>
+
+<p>Valvin n'est point un village, et n'a pas de terres labourées. L'auberge
+est isolée, au pied d'une éminence, sur une petite plage facile, entre
+la rivière et les bois. Il faudrait supporter l'ennui du coche, voiture
+très-désagréable, et arriver a Valvin ou à Thomery par eau, le soir,
+quand la côte est sombre et que les cerfs brament dans la forêt. Ou
+bien, au lever du soleil, quand tout repose encore, quand le cri du
+batelier fait fuir les biches, quand il retentit sous les hauts
+peupliers et dans les collines de bruyère toutes fumantes sous les
+premiers feux du jour.</p>
+
+<p>C'est beaucoup si l'on peut, dans un pays plat, rencontrer ces faibles
+effets, qui du moins sont intéressants à certaines heures. Mais le
+moindre changement les détruit: dépeuplez de bêtes fauves les bois
+voisins, ou coupez ceux qui couvrent le coteau, Valvin ne sera plus
+rien. Tel qu'il est même, je ne me soucierais pas de m'y arrêter: dans
+le jour, c'est un lieu très-ordinaire; de plus l'auberge n'est pas
+logeable.</p>
+
+<p>En quittant Valvin je montai vers le nord; je passai près d'un amas de
+grès dont la situation, dans une terre unie et découverte, entourée de
+bois et inclinée vers le couchant d'été, donne un sentiment d'abandon
+mêlé de quelque tristesse. En m'éloignant, je comparais ce lieu à un
+autre qui m'avait fait une impression opposée près de Bouvron. Trouvant
+ces deux lieux fort semblables, excepté sous le rapport de l'exposition,
+j'entrevis enfin la raison de ces effets contraires que j'avais éprouvé,
+vers les Alpes, dans des lieux en apparence les mêmes. Ainsi m'ont
+attristé Bulle et Planfayon, quoique leurs pâturages, sur les limites de
+la Gruyère, en portent le caractère, et qu'on reconnaisse aussitôt dans
+la manière de leurs sites, les habitudes et le ton de la montagne. Ainsi
+j'ai regretté, jadis, de ne pouvoir rester dans une gorge perdue et
+stérile de la dent du Midi. Ainsi je trouvai l'ennui à Iverdun; et, sur
+le même lac de Neuchâtel, un bien-être remarquable: ainsi s'expliqueront
+la douceur de Vevay, la mélancolie de l'Underwalden; et par des raisons
+semblables peut-être, les divers caractères de tous les peuples. Ils
+sont modifiés par les différences des expositions, des climats, des
+vapeurs, autant et plus encore que par celles des lois et des
+habitudes<a name="FNanchor_20_20" id="FNanchor_20_20"></a><a href="#Footnote_20_20" class="fnanchor">[20]</a>. En effet, ces dernières oppositions ont eu elles-mêmes,
+dans le principe, de semblables causes physiques.</p>
+
+<p>Ensuite je tournai vers le couchant, et je cherchai la fontaine du
+Mont-Chauvet. On a pratiqué, avec les grès dont tout cet endroit est
+couvert, un abri qui protège sa source contre le soleil et l'éboulement
+du sable, ainsi qu'un banc circulaire où l'on vient déjeuner en puisant
+de son eau. L'on y rencontre quelquefois des chasseurs, des promeneurs,
+des ouvriers; mais quelquefois aussi, une triste société de valets de
+Paris et de marchandes du quartier St.-Martin ou de la rue St.-Jacques,
+retirés dans une ville où le roi <i>fait des voyages</i>. Ils sont attirés,
+de ce côté, par l'eau qu'il est commode de trouver quand on veut manger
+entre voisins un pâté froid: et par un certain grès creusé
+naturellement, qu'on rencontre sur le chemin, et qu'ils s'amusent
+beaucoup à voir. Ils le vénèrent, ils le nomment <i>confessionnal</i>; ils y
+reconnaissent avec attendrissement ces <i>jeux de la nature</i> qui imitent
+les choses saintes, et qui attestent que la religion de Jésus crucifié
+est la fin de toutes choses.</p>
+
+<p>Pour moi je descendis dans le vallon retiré où cette eau trop faible se
+perd sans former de ruisseau. En tournant vers la croix du Grand-Veneur,
+je trouvai une solitude austère comme l'abandon que je cherche. Je
+passai derrière les rochers de Cuvier; j'étais plein de tristesse: je
+m'arrêtai longtemps dans les gorges d'Aspremont. Vers le soir, je
+m'approchai des solitudes du Grand-Franchart, ancien monastère isolé
+dans les collines et les sables; ruines abandonnées que même loin des
+hommes, les vanités humaines consacrèrent au fanatisme de l'humilité, à
+la passion d'étonner le peuple. Depuis ce temps, des brigands y
+remplacèrent, dit-on, les moines; ils y ramenèrent des principes de
+liberté, mais pour le malheur de ce qui n'était pas libre avec eux. La
+nuit approchait; je me choisis une retraite dans une sorte de parloir
+dont j'enfonçai la porte antique, et où je rassemblai quelques débris de
+bois avec de la fougère et d'autres herbes, afin de ne point passer la
+nuit sur la pierre. Alors je m'éloignai pour quelques heures encore, car
+la lune devait éclairer.</p>
+
+<p>Elle éclaira en effet, et faiblement, comme pour ajouter à la solitude
+de ce monument désert. Pas un cri, pas un oiseau, pas un mouvement
+n'interrompit le silence durant la nuit entière. Mais quand tout ce qui
+nous opprime est suspendu, quand tout dort et nous laisse au repos, les
+fantômes veillent dans notre propre c&#339;ur.</p>
+
+<p>Le lendemain, je pris au midi: pendant que j'étais entre les hauteurs,
+il fit un orage que je vis se former avec beaucoup de plaisir. Je
+trouvai facilement un abri dans ces rocs presque partout creusés ou
+suspendus les uns sur les autres. J'aimais à voir, du fond de mon antre,
+les genévriers et les bouleaux résister à l'effort des vents, quoique
+privés d'une terre féconde et d'un sol commode; et conserver leur
+existence libre et pauvre, quoiqu'ils n'eussent d'autre soutien que les
+parois des roches entrouvertes entre lesquelles ils se balançaient, ni
+d'autre nourriture qu'une humidité terreuse amassée dans les fentes où
+leurs racines s'étaient introduites.</p>
+
+<p>Dès que la pluie diminua, je m'enfonçai dans les bois humides et
+embellis. Je suivis les bords de la forêt vers Reclose, la Vignette et
+Bouvron. Me rapprochant ensuite du petit Mont-Chauvet jusqu'à la croix
+Hérant, je me dirigeai entre Malmontagne et la Route aux nymphes. Je
+rentrai vers le soir avec quelque regret, et content de ma course; si
+toute fois quelque chose peut me donner précisément du plaisir ou du
+regret.</p>
+
+<p>Il y a dans moi un dérangement, une sorte de délire, qui n'est pas celui
+des passions, qui n'est pas non plus de la folie: c'est le désordre des
+ennuis; c'est la discordance qu'ils ont commencée entre moi et les
+choses; c'est l'inquiétude que des besoins longtemps comprimés ont mis à
+la place des désirs.</p>
+
+<p>Je ne veux plus de désirs, ils ne me trompent point. Je ne veux pas
+qu'ils s'éteignent, ce silence absolu serait plus sinistre encore.
+Cependant c'est la vaine beauté d'une rose devant l'&#339;il qui ne s'ouvre
+plus; ils montrent ce que je ne saurais posséder, ce que je puis à peine
+voir. Si l'espérance semble encore jeter une lueur dans la nuit qui
+m'environne, elle n'annonce rien que l'amertume qu'elle exhale en
+s'éclipsant; elle n'éclaire que l'étendue de ce vide où je cherchais, et
+où je n'ai rien trouvé.</p>
+
+<p>De doux climats, de beaux lieux, le ciel des nuits, des sons ineffables,
+d'anciens souvenirs; les temps, l'occasion; une nature belle,
+expressive, des affections sublimes, tout a passé devant moi; tout
+m'appelle, et tout m'abandonne. Je suis seul; les forces de mon c&#339;ur ne
+sont point communiquées, elles réagissent dans lui, elles attendent: me
+voilà dans le monde, errant, solitaire au milieu de la foule qui ne
+m'est rien; comme l'homme frappé dès longtemps d'une surdité
+accidentelle, dont l'&#339;il avide se fixe sur tous ces êtres muets qui
+passent et s'agitent devant lui. Il voit tout, et tout lui est refusé:
+il devine les sons qu'il aime, il les cherche, et ne les entend pas: il
+souffre le silence de toutes choses au milieu du bruit du monde. Tout se
+montre à lui, il ne saurait rien saisir: l'harmonie universelle est dans
+les choses extérieures, elle est dans son imagination, elle n'est plus
+dans son c&#339;ur: il est séparé de l'ensemble des êtres, il n'y a plus de
+contact; tout existe en vain devant lui, il vit seul, il est absent dans
+le monde vivant.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXIII" id="LETTRE_XXIII"></a>LETTRE XXIII.</h3>
+
+<p class="date">Fontainebleau, 18 octobre, II.<br />
+</p>
+
+<p>L'homme connaîtrait-il aussi la longue paix de l'automne, après
+l'inquiétude de ses fortes années? Comme le feu, après s'être hâté de
+consumer, dure en s'éteignant.</p>
+
+<p>Longtemps avant l'équinoxe, les feuilles tombaient en quantité;
+cependant la forêt conserve encore beaucoup de sa verdure, et toute sa
+beauté. Il y a plus de quarante jours, tout paraissait devoir finir
+avant le temps: et voici que tout subsiste par-delà le terme prévu;
+recevant aux limites de la destruction, une durée prolongée, qui, sur le
+penchant de sa ruine, s'arrête avec beaucoup de grâce et de sécurité, et
+qui s'affaiblissant dans une douce lenteur, semble tenir à-la-fois et du
+repos de la mort qui s'offre, et du charme de la vie perdue.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXIV" id="LETTRE_XXIV"></a>LETTRE XXIV.</h3>
+
+<p class="date">Fontainebleau, 28 octobre, II.<br />
+</p>
+
+<p>Lorsque les frimas s'éloignent, je m'en aperçois à peine: le printemps
+passe, et ne m'a pas attaché; l'été passe, je ne le regrette point. Mais
+je me plais à marcher sur les feuilles tombées, aux derniers, beaux
+jours, dans la forêt dépouillée.</p>
+
+<p>D'où vient à l'homme la plus durable des jouissances de son c&#339;ur, cette
+volupté de la mélancolie, ce charme plein de secrets, qui le fait vivre
+de ses douleurs et s'aimer encore dans le sentiment de sa ruine? Je
+m'attache à la saison heureuse qui bientôt ne sera plus: un intérêt
+tardif, un plaisir qui paraît contradictoire m'amène à elle alors
+qu'elle va finir. Une même loi morale me rend pénible l'idée de la
+destruction, et m'en fait aimer ici le sentiment dans ce qui doit cesser
+avant moi. Il est naturel que nous jouissions mieux de l'existence
+périssable, lorsqu'avertis de toute sa fragilité, nous la sentons
+néanmoins durer en nous. Quand la mort nous sépare de tout, tout reste
+pourtant; tout subsiste sans nous. Mais, à la chute des feuilles, la
+végétation s'arrête, elle meurt; nous, nous restons pour des générations
+nouvelles: et l'automne est délicieuse parce que le printemps doit venir
+encore pour nous.</p>
+
+<p>Le printemps est plus beau dans la nature; mais l'homme a tellement fait
+que l'automne est plus douce. La verdure qui naît, l'oiseau qui chante,
+la fleur qui s'ouvre; et ce feu qui revient affermir la vie, ces
+ombrages qui protègent d'obscurs asiles; et ces herbes fécondes, ces
+fruits sans culture, ces nuits faciles qui permettent l'indépendance!
+Saison du bonheur! je vous redoute trop dans mon ardente inquiétude. Je
+trouve plus de repos vers le soir de l'année: et la saison où tout
+paraît finir, est la seule où je dorme en paix sur la terre de l'homme.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXV" id="LETTRE_XXV"></a>LETTRE XXV.</h3>
+
+<p class="date">Fontainebleau, 6 novembre, II.<br />
+</p>
+
+<p>Je quitte mes bois. J'avais eu quelque intention d'y rester pendant
+l'hiver: mais si je veux me délivrer enfin des affaires qui m'ont
+rapproché de Paris, je ne puis les négliger plus longtemps. On me
+rappelle, on me presse, on me fait entendre que puisque je reste
+tranquillement à la campagne, apparemment je puis me passer que tout
+cela finisse. Ils no se doutent guères de la manière dont j'y vis; car
+s'ils le savaient, ils diraient plutôt le contraire, ils croiraient
+bonnement que c'est par économie.</p>
+
+<p>Je crois encore que même sans cela, je me serais décidé à quitter la
+forêt. C'est avec beaucoup de bonheur que je suis parvenu à être ignoré
+jusqu'à présent. La fumée me trahirait; je ne saurais échapper aux
+bûcherons, aux charbonniers, aux chasseurs: je n'oublie pas que je suis
+dans un pays très-policé. D'ailleurs je n'ai pu prendre les arrangements
+qu'il faudrait pour vivre ainsi en toute saison; il pourrait m'arriver
+de ne savoir trop que devenir pendant les neiges molles, pendant les
+dégels et les pluies froides.</p>
+
+<p>Je vais donc laisser la forêt, le mouvement, l'habitude rêveuse, et la
+faible mais paisible image d'une terre libre.</p>
+
+<hr style="width: 15%;" />
+
+<p>Vous me demandez ce que je pense de Fontainebleau, indépendamment et des
+souvenirs qui pouvaient me le rendre plus intéressant, et de la manière
+dont j'y ai passé ces moments-ci.</p>
+
+<p>Cette terre-là est peu de chose en général, et il faut aussi fort peu de
+chose pour en gâter les meilleurs recoins. Les sensations que peuvent
+donner les lieux auxquels la nature n'a point imprimé un grand
+caractère, sont nécessairement variables et en quelque sorte précaires.
+Il faut vingt siècles pour changer une <i>Alpe</i>. Un vent de nord,
+quelques arbres abattus, une plantation nouvelle, la comparaison avec
+d'autres lieux suffisent pour rendre des sites ordinaires
+très-différents d'eux-mêmes. Une forêt remplie de bêtes fauves perdra
+beaucoup si elle n'en contient plus; et un endroit qui n'est qu'agréable
+perdra plus encore si on le voit avec les yeux d'un autre âge.</p>
+
+<p>J'aime ici l'étendue de la forêt, la majesté des bois dans quelques
+parties, la solitude des petites vallées, la liberté des landes
+sablonneuses; beaucoup de hêtres et de bouleaux; une sorte de propreté
+et d'aisance extérieure dans la ville; l'avantage assez grand de n'avoir
+jamais de boues, et celui non moins rare de voir peu de misère; de
+belles routes, une grande diversité de chemins; et une multitude
+d'<i>accidents</i>, quoique à la vérité trop petits et trop semblables. Mais
+ce séjour ne saurait convenir réellement qu'à celui qui ne connaît et
+n'imagine rien de plus. Il n'est pas un site d'un grand caractère auquel
+on puisse sérieusement comparer ces terres basses qui n'ont ni vagues,
+ni torrents, rien qui étonne ou qui attache; surface monotone à qui il
+ne resterait plus aucune beauté si l'on en coupait les bois; assemblage
+trivial et muet de petites plaines de bruyère, de petits ravins, et de
+rochers mesquins uniformément amassés; terre des plaines dans laquelle
+on peut trouver beaucoup d'hommes avides du sort qu'ils se promettent,
+et pas un satisfait de celui qu'il a.</p>
+
+<p>La paix d'un lieu semblable n'est que le silence d'un abandon momentané;
+sa solitude n'est point assez sauvage. Il faut à cet abandon un ciel pur
+du soir, un ciel incertain mais calme d'automne, le soleil de dix heures
+entre les brouillards. Il faut des bêtes fauves errantes dans ces
+solitudes: elles sont intéressantes et pittoresques, quand on entend des
+cerfs bramer la nuit à des distances inégales, quand l'écureuil saute de
+branches en branches dans les beaux bois de Tillas avec son petit cri
+d'alarme. Sons isolés de l'être vivant! vous ne peuplez point les
+solitudes, comme le dit mal l'expression vulgaire, vous les rendez plus
+profondes, plus mystérieuses; c'est par vous qu'elles sont romantiques.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXVI" id="LETTRE_XXVI"></a>LETTRE XXVI.</h3>
+
+<p class="date">Paris, 9 février, troisième année.<br />
+</p>
+
+<p>Il faut que je vous dise toutes mes faiblesses, afin que vous me
+souteniez; car je suis bien incertain: quelquefois j'ai pitié de
+moi-même, et quelquefois aussi je sens autrement.</p>
+
+<p>Quand je rencontre un cabriolet mené par une femme telle à-peu-près que
+j'en imagine, je vais droit le long du cheval jusqu'à ce que la roue me
+touche presque; alors je ne regarde plus, je serre le bras en me
+courbant un peu, et la roue passe.</p>
+
+<p>Une fois j'étais ainsi dans l'imaginaire, les yeux occupés sans être
+précisément fixes. Aussi fut-elle obligée d'arrêter, j'avais oublié la
+roue; elle avait et de la jeunesse et de la maturité; elle était presque
+belle, et extrêmement aimable. Elle retint son cheval, sourit
+à-peu-près, et parut ne pas vouloir sourire. Je la regardais encore, et
+sans voir ni le cheval ni la roue, je me trouvai lui répondre.... Je
+suis sûr que mon &#339;il était déjà rempli de douleur. Le cheval fut
+détourné, elle se penchait pour voir si la roue ne me toucherait point.
+Je restai dans mon songe; mais un peu plus loin, je heurtai du pied ces
+fagots que les fruitiers font pour vendre à des pauvres: alors je ne vis
+plus rien.&mdash;Ne serait-il pas temps de prendre de la fermeté, d'entrer
+dans l'oubli? Je veux dire, de ne s'occuper que de... ce qui convient à
+l'homme. Ne faut-il pas laisser toutes ces puérilités qui me fatiguent
+et m'affaiblissent?</p>
+
+<p>Je les voudrais bien ôter de moi: mais, je ne sais que mettre à la
+place; et quand je me dis, il faut être homme enfin, je ne trouve que de
+l'incertitude. Dans votre première lettre, dites-moi ce que c'est
+qu'être homme.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXVII" id="LETTRE_XXVII"></a>LETTRE XXVII.</h3>
+
+<p class="date">Paris, 11 février, III.<br />
+</p>
+
+<p>Je ne conçois pas du tout ce qu'ils entendent par amour-propre. Ils le
+blâment, et ils disent qu'il faut en avoir: j'aurais conclu de-là que
+cet amour de soi et des convenances est bon et nécessaire, qu'il est
+inséparable du sentiment de l'honneur, et que ses excès seuls étant
+funestes comme le doivent être tous les excès, il faut considérer si les
+choses qu'on fait par amour-propre sont bonnes ou mauvaises, et non les
+critiquer uniquement, parce que c'est l'amour-propre qui paraît les
+faire faire.</p>
+
+<p>Ce n'est pas cela pourtant. Il faut avoir de l'amour-propre; quiconque
+n'en a pas est un pied-plat: et il ne faut rien faire par amour-propre;
+ce qui est bon pour soi-même, ou au moins indifférent, devient mauvais
+quand c'est l'amour-propre qui nous y porte. Vous qui connaissez mieux
+la société, expliquez-moi, je vous prie, ses secrets. J'imagine qu'il
+vous sera plus facile de répondre à cette question-ci qu'à celle de ma
+dernière lettre. Au reste, comme vous êtes brouillé avec l'idéal, voici
+un exemple, afin que le problème qu'il faut résoudre en soit un de
+science-pratique.</p>
+
+<p>Un étranger demeure depuis peu à la campagne chez des amis opulents: il
+croit devoir à ses amis et à lui-même de ne pas s'avilir dans l'opinion
+des gens de la maison, et il suppose que les apparences sont tout pour
+cette classe d'hommes. Il ne recevait point chez lui, il ne voyait
+personne de la ville: un seul individu, un parent qui vient par hasard,
+se trouve être un homme original et d'ailleurs peu aisé, dont la manière
+bizarre et l'extérieur assez commun, doivent donner à des domestiques
+l'idée d'une condition basse. On ne parle pas à ces gens-là; on ne peut
+pas les mettre au fait par un mot, on ne s'explique pas avec eux, ils ne
+savent pas qui vous êtes; ils ne vous voient d'autre connaissance qu'un
+homme qui est loin, de leur en imposer et dont ils se permettent de
+rire. Aussi la personne dont je parle fut très-contrariée; on l'en blâme
+d'autant plus, que c'est à l'occasion d'un parent, voilà une réputation
+d'amour-propre établie; et cependant je trouve qu'elle l'est bien
+mal-à-propos.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXVIII" id="LETTRE_XXVIII"></a>LETTRE XXVIII.</h3>
+
+<p class="date">Paris, 27 février, III.<br />
+</p>
+
+<p>Vous ne pouviez me demander plus à propos d'où vient l'expression de
+pied-plat. Ce matin, je ne le savais pas davantage que vous; je crains
+bien de ne le pas savoir mieux ce soir, quoiqu'on m'ait dit ce que je
+vais vous rendre.</p>
+
+<p>Puisque les Gaulois ont été soumis aux Romains, c'est qu'ils étaient
+faits pour servir; puisque les Francs ont envahi les Gaules, c'est
+qu'ils étaient nés pour vaincre: conclusions frappantes. Or, les Galles
+ou Welches avaient les pieds fort plats, et les Francs les avaient fort
+élevés. Les Francs méprisèrent tous ces pieds-plats, ces vaincus, ces
+serfs, ses cultivateurs: et maintenant que les descendants des Francs
+sont très-exposés à obéir aux enfants des Gaulois; un pied-plat est
+encore un homme fait pour servir. Je ne me rappelle point où je lisais
+dernièrement, qu'il n'y a pas en France une famille qui puisse
+prétendre, avec quelque fondement, descendre de cette horde du Nord qui
+prit un pays déjà pris que ses maîtres ne savaient comment garder. Mais
+ces origines qui échappent à l'art par excellence, à la science
+héraldique se trouvent prouvées par le fait: dans la foule la plus
+confuse on distinguera facilement les petits neveux des Scythes<a name="FNanchor_21_21" id="FNanchor_21_21"></a><a href="#Footnote_21_21" class="fnanchor">[21]</a>, et
+tous les pieds-plats reconnaîtront leurs maîtres. Je ne me ressouviens
+point des formes plus ou moins nobles de votre pied; mais je vous
+avertis que le mien est celui des conquérants: c'est à vous de voir si
+vous pouvez conserver avec moi le ton familier.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXIX" id="LETTRE_XXIX"></a>LETTRE XXIX.</h3>
+
+<p class="date">Paris, 7 mars, III.<br />
+</p>
+
+<p>Je n'aime point un pays où le pauvre est réduit à demander au nom de
+Dieu. Quel peuple que celui chez qui l'homme n'est rien par lui-même!</p>
+
+<p>Quand ce malheureux me dit: que le bon Jésus! que la Vierge....! Quand
+il m'exprime ainsi sa triste reconnaissance, je ne me sens point porté à
+m'applaudir dans un secret orgueil, parce que je suis libre de chaînes
+ridicules ou adorées, et de ces préjugés contraires qui mènent aussi le
+monde. Mais plutôt ma tête se baisse sans que j'y songe, mes yeux se
+fixent vers la terre: je me sens affligé, humilié, en voyant l'esprit de
+l'homme si vaste et si stupide.</p>
+
+<p>Lorsque c'est un homme infirme qui mendie tout un jour, avec le cri des
+longues douleurs, au milieu d'une ville populeuse, je m'indigne, et je
+heurterais volontiers ces gens qui font un détour en passant auprès de
+lui, qui le voient et ne l'entendent pas. Je me trouve avec humeur au
+milieu de cette tourbe de plats tyrans: j'imagine un plaisir juste et
+mâle à voir l'incendie vengeur anéantir ces villes et tout leur ouvrage,
+ces arts de caprice, ces livres inutiles, ces ateliers, ces forges, ces
+chantiers. Cependant, sais-je ce qu'il faudrait, ce que l'on peut
+l'aire? Je ne voudrais rien.</p>
+
+<p>Je regarde les choses positives: je rentre dans le doute; je vois une
+obscurité profonde. J'abandonnerai l'idée même d'un monde meilleur! Las
+et rebuté, je plains seulement une existence stérile et des besoins
+fortuits. Ne sachant où je suis, j'attends le jour qui doit tout
+terminer, et ne rien éclaircir.</p>
+
+<p>A la porte d'un spectacle, à l'entrée pour les premières loges,
+l'infortuné n'a pas trouvé un seul individu qui lui donnât: ils
+n'avaient rien; et la sentinelle qui veillait pour les gens comme il
+faut, le repoussa rudement. Il alla vers le bureau du parterre, où la
+sentinelle chargée d'un ministère moins auguste tâcha de ne pas
+l'apercevoir. Je l'avais suivi des yeux. Enfin, un homme qui me parut un
+garçon de boutique et qui tenait déjà la pièce qu'il fallait pour son
+billet, le refusa doucement, hésita, chercha dans sa poche et n'en tira
+rien; il finit par lui donner la pièce d'argent, et s'en retourna. Le
+pauvre sentit le sacrifice; il le regardait s'en aller et fit quelques
+pas selon ses forces, il était entraîné à le suivre: je vis qu'il le
+sentait bien.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXX" id="LETTRE_XXX"></a>LETTRE XXX.</h3>
+
+<p class="date">Paris, 7 mars, III.<br />
+</p>
+
+<p>Il faisait sombre et un peu froid; j'étais abattu, je marchais parce que
+je ne pouvais rien faire. Je passai auprès de quelques fleurs posées sur
+un mur à hauteur d'appui. Une jonquille était fleurie. C'est la plus
+forte expression du désir: c'était le premier parfum de l'année. Je
+sentis tout le bonheur destiné à l'homme. Cette indicible harmonie des
+êtres, le fantôme du monde idéal fut tout entier dans moi: jamais je
+n'éprouvai quelque chose de plus grand, et de si instantané. Je ne
+saurais trouver quelle forme, quelle analogie, quel rapport secret a pu
+me faire voir dans cette fleur une beauté illimitée, l'expression,
+l'élégance, l'attitude d'une femme heureuse et simple dans toute la
+grâce et la splendeur de la saison d'aimer. Je ne concevrai point cette
+puissance, cette immensité que rien n'exprimera, cette forme que rien
+ne contiendra, cette idée d'un monde meilleur, que l'on sent et que la
+nature n'aurait pas fait; cette lueur céleste que nous croyons saisir,
+qui nous passionne, qui nous entraîne, et qui n'est qu'une ombre
+indiscernable, errante, égarée dans le ténébreux abîme.</p>
+
+<p>Mais cette ombre, cette image élyséenne, embellie dans le vague,
+puissante de tout le prestige de l'inconnu, devenue nécessaire dans nos
+misères, devenue naturelle à nos c&#339;urs opprimés, quel homme a pu
+l'entrevoir une fois seulement et l'oublier jamais?</p>
+
+<p>Quand la résistance, quand l'inertie d'une puissance morte, brute,
+immonde nous entrave, nous enveloppe, nous comprime, nous retient
+plongés dans les incertitudes, les dégoûts, les puérilités, les folies
+imbéciles ou cruelles; quand on ne sait rien; quand on ne possède rien;
+quand tout passe devant nous comme les figures bizarres d'un songe
+odieux et ridicule; qui réprimera dans nos c&#339;urs le besoin d'un autre
+ordre, d'un autre nature?</p>
+
+<p>Cette lumière ne serait-elle qu'une lueur fantastique? Elle séduit, elle
+subjugue dans la nuit universelle. On s'y attache, on la suit: si elle
+nous égare, elle nous éclaire et nous embrasse. Nous imaginons, nous
+voyons une terre de paix, d'ordre, d'union, de justice; où tous sentent,
+veulent et jouissent avec la délicatesse qui fait les plaisirs, avec la
+simplicité qui les multiplie. Quand on a eu la perception des délices
+inaltérables et permanentes; quand on a imaginé la candeur de la
+volupté; combien les soins, les v&#339;ux, les plaisirs du monde visible sont
+vains et misérables! Tout est froid, tout est vide: on végète dans un
+lieu d'exil; et, du sein des dégoûts, on fixe dans sa patrie imaginaire
+ce c&#339;ur chargé d'ennuis. Tout ce qui l'occupe ici, tout ce qui l'arrête
+n'est plus qu'une chaîne avilissante: on rirait de pitié, si l'on
+n'était accablé de douleurs. Et lorsque l'imagination reportée vers ces
+lieux meilleurs, compare un monde raisonnable au monde où tout fatigue
+et tout ennuie, l'on ne sait plus si cette grande conception n'est
+qu'une idée heureuse et qui peut distraire des choses réelles, ou si la
+vie sociale n'est pas elle-même une longue distraction.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXXI" id="LETTRE_XXXI"></a>LETTRE XXXI.</h3>
+
+<p class="date">Paris, 30 mars, III.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai beaucoup de soin dans les petites choses; je songe alors à mes
+intérêts. Je ne néglige rien dans les détails, dans ces minuties qui
+feraient sourire de pitié des hommes raisonnables: et si les choses
+sérieuses me semblent petites, les petites ont pour moi de la valeur. Il
+faudra que je me rende raison de ces bizarreries; que je voie si je
+suis, par caractère, étroit et minutieux? S'il s'agissait de choses
+vraiment importantes, si j'étais chargé de la félicité d'un peuple, je
+sens que je trouverais une énergie égale à ma destinée sous ce poids
+difficile et beau. Mais j'ai honte des affaires de la vie civile: tous
+ces soins d'hommes ne sont, à mes tristes yeux, que des soucis
+d'enfants. Beaucoup de grandes choses ne me paraissent que des embarras
+misérables, où l'on s'engage avec plus de légèreté que d'énergie; et
+dans lesquels l'homme ne chercherait pas sa grandeur, s'il n'était
+affaibli et troublé dans une perfection trompeuse.</p>
+
+<p>Je vous le dis avec simplicité, si je vois ainsi, ce n'est pas ma faute,
+et je ne m'entête pas d'une vaine prétention: souvent j'ai voulu voir
+autrement, je ne l'ai jamais pu. Que vous dirai-je? plus misérable
+qu'eux, je souffre parmi eux, parce qu'ils sont faibles; et dans une
+nature plus forte, je souffrirais encore, parce qu'ils m'ont affaibli
+comme eux.</p>
+
+<p>Si vous pouviez voir comme je m'occupe de ces riens qu'on quitterait à
+douze ans: comme j'aime ces ronds de bois dur et propre, qui servent
+d'assiette vers les montagnes: comme je conserve de vieux journaux, non
+pas pour les relire, mais on pourrait envelopper quelque chose, un
+papier simple est si commode! comme à la vue d'une planche bien
+régulière, bien unie, je dirais volontiers, que cela est beau! tandis
+qu'un bijou bien travaillé me semble à peine curieux, et qu'une chaîne
+de diamants me fait hausser les épaules.</p>
+
+<p>Je ne vois que l'utilité première: les rapports indirects ont peine à me
+devenir familiers; et je perdrais dix louis avec moins de regret, qu'un
+couteau bien proportionné que j'aurai longtemps porté sur moi.</p>
+
+<p>Vous me disiez, il y a déjà du temps: Ne négligez point vos affaires;
+n'allez pas perdre ce qui vous reste, car vous n'êtes point de caractère
+à acquérir. Je crois que vous ne serez pas aujourd'hui d'un autre avis.</p>
+
+<p>Suis je borné aux petits intérêts? Attribuerai-je ces singularités au
+goût des choses simples, à l'habitude des ennuis, ou bien sont-elles une
+manie puérile, signe d'inaptitude aux choses solides, mâles et
+généreuses?&mdash;C'est quand je vois tant de grands enfants séchés par l'âge
+et par l'intérêt, parler d'occupations <i>sérieuses</i>: c'est quand je porte
+l'&#339;il du dégoût sur ma vie réprimée; quand je considère tout ce que
+l'espèce humaine demande, et ce que nul ne fait: c'est alors que je
+fronce le sourcil, que mon &#339;il se fixe, et qu'un frémissement
+involontaire fait trembler mes lèvres. Aussi mes yeux se creusent et
+s'abattent, et je deviens comme un homme fatigué de veilles. Un
+important m'a dit: Vous travaillez donc beaucoup! Heureusement je n'ai
+pas ri. L'air laborieux manquait à ma honte.</p>
+
+<p>Tous ces hommes qui, dans le fait, ne sont rien, et que pourtant il faut
+bien voir quelquefois, me dédommagent un peu de l'ennui qu'inspirent
+leurs villes. J'en aime assez les plus raisonnables; ceux-là m'amusent.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXXII" id="LETTRE_XXXII"></a>LETTRE XXXII.</h3>
+
+<p class="date">Paris, 29 avril, III.<br />
+</p>
+
+<p>Il y a quelque temps qu'à la bibliothèque j'entendis nommer près de moi
+le célèbre L.... Une autre fois je me trouvai à la même table que lui;
+l'encre manquait, je lui passai mon écritoire: ce matin je l'aperçus en
+arrivant, et je me plaçai auprès de lui. Il eut la complaisance de me
+communiquer des idylles qu'il trouva dans un vieux manuscrit latin, et
+qui sont d'un auteur grec fort peu connu. Je copiai seulement la moins
+longue, car l'heure de sortir approchait. La voici telle que je viens de
+la traduire.</p>
+
+<hr style="width: 15%;" />
+
+<p>Je suis hors d'état de m'attacher à aucune chose, et je ne saurais plus
+m'occuper d'aucune. Malgré tous mes efforts, je reviens toujours à toi;
+et mes idées, que je voudrais un moment tourner vers d'autres objets,
+me présentent toujours ton image. Il semble que mon existence soit liée
+à la tienne, et que je ne sois pas tout entier là où tu n'es pas: toutes
+mes facultés seraient perdues si je ne t'aimais point.</p>
+
+<p>Ecoute: je vais te parler simplement et comme un homme qui n'a pas
+besoin de cacher ce qu'il désire. Depuis que je t'ai vue, voici deux
+fois que l'hiver a glace nos ruisseaux et blanchi nos prés; mais il n'a
+pas refroidi mon c&#339;ur. Que deviendrai-je si je cesse de t'aimer? Où
+seront mes plaisirs, et à quoi passerai-je ma vie? Si tu m'ôtes
+l'espérance, que restera-t-il pour me soutenir? Vois la fleur épuisée
+par les feux du soleil; si l'on cesse de l'arroser, elle se flétrit,
+elle souffre, elle meurt.</p>
+
+<p>Je suis bien jeune encore: si tu le veux, je t'aimerai longtemps. Nous
+vivrons dans la même vallée, et nos troupeaux irons dans les mêmes
+pâturages. Si les loups avides enlèvent tes agneaux, j'accourrai, je
+combattrai le loup furieux, je rapporterai près du toi l'agneau encore
+épouvanté. Tu me souriras en le rassurant; et, comme lui, j'oublierai
+le danger. Si la mortalité s'attache à mes brebis et qu'elle respecte
+les tiennes, je me consolerai en voyant qu'elle ne t'a rien enlevé. Si
+elle ravage ton troupeau, je t'offrirai mes brebis les plus douces, mes
+béliers les plus beaux; je les aimerai davantage si tu les accepte, ils
+seront plus à moi quand je le les aurai donnés.</p>
+
+<p>Lorsque les vents d'hiver souffleront dans la vallée, quand les frimas
+couvriront nos prairies, j'irai dans les forêts et je rapporterai les
+branches des ifs et des pins que l'hiver ne dépouille point: je
+couvrirai ton toit d'une verdure nouvelle, et la neige ne pénétrera pas
+dans les foyers. Quand l'herbe renaîtra, et que la saison sera encore
+mauvaise, j'appellerai tes brebis; elles sortiront avec les miennes, et
+tu resteras dans la demeure. Mais aussi, dès qu'il y aura de beaux
+moments, j'observerai la fleur encore fermée; j'écarterai l'ombre qui la
+retarderait, je t'apporterai la première qui fleurira.</p>
+
+<p>Mais si tu me commandes de te fuir, j'oublierai la feuille nouvelle. Le
+soleil du printemps et les jours d'été seront pour moi comme les
+brouillards qui finissent l'année, comme les nuits sombres de l'hiver.
+Je serai seul au milieu des pasteurs, comme si j'étais abandonné dans un
+pays stérile; je serai muet au milieu de leurs chants; et je
+m'éloignerai des sacrifices et des danses, afin de ne point importuner
+de ma tristesse ceux qui peuvent avoir du plaisir.<a name="FNanchor_22_22" id="FNanchor_22_22"></a><a href="#Footnote_22_22" class="fnanchor">[22]</a></p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXXIII" id="LETTRE_XXXIII"></a>LETTRE XXXIII.</h3>
+
+<p class="date">Paris, 7 mai, III.<br />
+</p>
+
+<p>Si je ne me trompe, mes idylles ne sont pas fort intéressantes pour
+vous, me dit hier l'auteur dont je vous ai parlé, qui me cherchait des
+yeux et qui me fit signe lorsque j'arrivai. J'allais tâcher de répondre
+quelque chose qui fût honnête et pourtant vrai, lorsqu'en me regardant,
+il m'en évita le soin, et ajouta aussitôt: peut-être aimerez-vous mieux
+un fragment moral ou philosophique, qui a été attribué à Aristippe, dont
+Varron a parlé, et que depuis l'on a cru perdu. Il ne l'était pas
+pourtant, puisqu'il a été traduit au quinzième siècle en français de ce
+temps-là. Je l'ai trouvé manuscrit, et ajouté à la suite de Plutarque
+dans un exemplaire imprimé d'Amyot, que personne n'ouvrait parce qu'il y
+manque beaucoup de feuilles.</p>
+
+<p>J'ai avoué que n'étant pas un érudit, j'avais en effet le malheur
+d'aimer mieux les choses que les mots, et que j'étais beaucoup plus
+curieux des sentiments d'Aristippe que d'une églogue, fût-elle de Bion,
+ou de Théocrite.</p>
+
+<p>On n'a point, à ce qu'il m'a paru, de preuves suffisantes que ce petit
+écrit soit d'Aristippe; et l'on doit à sa mémoire de ne pas lui
+attribuer ce que peut-être il désavouerait. Mais s'il est de lui, ce
+grec célèbre, aussi mal jugé qu'Epicure, et que l'on a cru voluptueux
+avec mollesse, ou d'une philosophie trop facile, avait cependant cette
+sévérité qu'exige la prudence et l'ordre, seule sévérité qui convienne à
+l'homme né pour jouir et passager sur la terre.</p>
+
+<p>J'ai changé comme j'ai pu, en français moderne, ce langage quelquefois
+heureux, mais suranné, que j'ai eu de la peine à comprendre en plusieurs
+endroits. Voici donc tout ce morceau intitulé dans le manuscrit <i>Manuel
+de Pseusophanes</i>, à l'exception de près de deux lignes que l'on n'a pu
+déchiffrer.</p>
+
+<h3><a name="MANUEL" id="MANUEL"></a>MANUEL.</h3>
+
+<p>Tu viens de t'éveiller sombre, abattu, déjà fatigué du temps qui
+commence. Tu as porté sur la vie le regard du dégoût: tu l'as trouvée
+vaine, pesante; dans une heure tu la sentiras plus tolérable:
+aura-t-elle donc changé?</p>
+
+<p>Elle n'a point de forme déterminée. Tout ce que l'homme éprouve est dans
+son c&#339;ur: ce qu'il connaît est dans sa pensée. Il est tout entier dans
+lui-même.</p>
+
+<p>Quelles pertes peuvent t'accabler ainsi? Que peux-tu perdre? Est-il hors
+de toi quelque chose qui soit à toi? Qu'importe ce qui peut périr? Tout
+passe, excepté la justice cachée sous le voile des choses inconstantes.
+Tout est vain pour l'homme, s'il ne s'avance point d'un pas égal et
+tranquille, selon les lois de l'intelligence.</p>
+
+<p>Tout s'agite autour de toi, tout menace: si tu te livres aux alarmes,
+tes sollicitudes seront sans terme. Tu ne posséderas point les choses
+qui ne sauraient être possédées, et tu perdras ta vie qui
+t'appartenait. Ce qui arrive, passe à jamais. Ce sont des accidents
+nécessaires qui s'engendrent en un cercle éternel, ils s'effacent comme
+l'ombre imprévue et fugitive.</p>
+
+<p>Quels sont les maux? des craintes imaginaires, des besoins d'opinion,
+des contrariétés d'un jour. Faible esclave! tu t'attaches à ce qui n'est
+point, tu sers des fantômes. Abandonne à la foule trompée ce qui est
+illusoire, vain et mortel. Ne songes qu'à l'intelligence qui est le
+principe de l'ordre du monde, et à l'homme qui en est l'instrument: à
+l'intelligence qu'il faut suivre, à l'homme qu'il faut aider.</p>
+
+<p>L'intelligence lutte contre la résistance de la matière, contre ces lois
+aveugles dont l'effet inconnu fut nommé le hasard. Quand la force qui
+t'a été donnée à suivi l'intelligence, quand tu as servi à l'ordre du
+monde que veux-tu davantage? Tu as fait selon ta nature: et qu'y a-t-il
+de meilleur pour l'être qui sent et qui connaît, que de subsister selon
+sa nature?</p>
+
+<p>Chaque jour, en naissant à une nouvelle vie, souviens-toi que tu as
+résolu de ne point passer en vain sur cette terre. Le monde s'avance
+vers son but. Mais toi, tu t'arrêtes, tu rétrogrades, tu reste dans un
+état de suspension et de langueur. Tes jours écoulés se reproduiront-ils
+dans un temps meilleur? La vie se fond toute entière dans ce présent que
+tu négliges pour le sacrifier à l'avenir: le présent est le temps,
+l'avenir n'est que son apparence.</p>
+
+<p>Vis en toi-même, et cherche ce qui ne périt point. Examine ce que
+veulent nos passions inconsidérées: de tant de choses, en est-il une qui
+suffise à l'homme? L'intelligence ne trouve qu'en elle-même l'aliment de
+sa vie: sois juste et fort. Nul ne connaît le jour qui doit suivre: tu
+ne trouveras point de paix dans les choses; cherche-là dans ton c&#339;ur. La
+force est la loi de la nature: la puissance c'est la volonté; l'énergie
+dans les peines est meilleure que l'apathie dans les voluptés. Celui qui
+obéit et qui souffre, est souvent plus grand que celui qui jouit ou qui
+commande. Ce que tu crains est vain, ce que tu désires est vain. Une
+seule chose te sera bonne, c'est d'être ce que la nature a voulu.</p>
+
+<p>Tu es intelligence et matière. Le monde n'est pas autre chose.
+L'harmonie modifie les corps: et le tout tend à la perfection par
+l'amélioration perpétuelle de ses diverses parties. Cette loi de
+l'univers est aussi la loi des individus;. . . . . . . . . . . . . . . . . Ainsi tout
+est bon quand l'intelligence le dirige; et tout est mauvais quand
+l'intelligence l'abandonne. Use des biens du corps; mais avec la
+prudence qui les soumet à l'ordre. Une volupté que l'on possède selon la
+nature universelle, est meilleure qu'une privation qu'elle ne demande
+pas: et l'acte le plus indifférent de notre vie est moins mauvais que
+l'effort de ces vertus sans but qui retardent la sagesse.</p>
+
+<p>Il n'y a pas d'autre morale que celle du c&#339;ur de l'homme; ni d'autre
+science ou d'autre sagesse que la connaissance de ses besoins, et la
+juste estimation des moyens de bonheur. Laisse la science inutile, et
+les systèmes surnaturels, et les dogmes mystérieux. Laisse à des
+intelligences supérieures ou différentes, ce qui est loin de toi, ce que
+ton intelligence ne discerne pus bien: cela ne lui fût point destiné.</p>
+
+<p>Console, éclaire et soutiens tes semblables: ton rôle a été marqué pur
+la place que tu occupes dans l'immensité de l'être vivant. Connais et
+suis les lois de l'homme; et tu aideras les autres hommes à les
+connaître, à les suivre. Considère, et montre leur le centre et la fin
+des choses: qu'ils voient la raison de ce qui les surprend,
+l'instabilité de ce qui les trouble, le néant de ce qui les entraîne.</p>
+
+<p>Ne t'isole point de l'ensemble du monde; regarde toujours l'univers, et
+souviens toi de la justice. Tu auras rempli ta vie: tu auras fait ce qui
+est de l'homme.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXXIV" id="LETTRE_XXXIV"></a>LETTRE XXXIV.</h3>
+
+<h4>(EXTRAIT DE DEUX LETTRES.)</h4>
+
+<p class="date">Paris, 2 et 4 juin, III.</p>
+
+<p>Les premiers acteurs vont quelquefois à Bordeaux, à Marseille, à Lyon;
+mais le spectacle n'est bon qu'à Paris. La tragédie et la vraie comédie
+exigent un ensemble trop difficile à trouver ailleurs. L'exécution des
+meilleures pièces devient indifférente, ou même ridicule, si elles ne
+sont pas jouées avec un talent qui approche de la perfection: un homme
+de goût n'y trouve aucun agrément lorsqu'il n'y peut pas applaudir à une
+imitation noble et exacte de l'expression naturelle. Pour les pièces
+dont le genre est le comique du second ordre, il peut suffire que
+l'acteur principal ait un vrai talent. Le burlesque n'exige pas le même
+accord, la même harmonie; il souffre plutôt des discordances, parce
+qu'il est fondé lui-même sur le sentiment délicat de quelques
+discordances: mais dans un sujet héroïque on ne peut supporter des
+fautes qui font rire le parterre.</p>
+
+<p>Il est des spectateurs heureux qui n'ont pas besoin d'une grande
+vraisemblance: ils croyent toujours voir une chose réelle; et de quelque
+manière qu'on joue, c'est une nécessité qu'ils pleurent dès qu'il y a
+des soupirs ou un poignard. Mais ceux qui ne pleurent pas ne vont guères
+au spectacle pour entendre ce qu'ils pourraient lire chez eux: ils y
+vont pour voir comment on l'exprime, et pour comparer dans un même
+passage, le jeu de tel avec celui de tel autre.</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>J'ai vu, à peu de jours de distance, le rôle difficile de Mahomet par
+les trois acteurs seuls capables de l'essayer. M... mal costumé,
+débitant ses tirades d'une manière trop animée, trop peu solennelle, et
+pressant surtout à l'excès la dernière, ne m'a fait plaisir que dans
+trois ou quatre passages où j'ai reconnu ce <i>tragédien</i> supérieur qu'on
+admire dans les rôles qui lui conviennent mieux.</p>
+
+<p>S. joue bien ce rôle, il l'a bien étudié, il le raisonne assez bien;
+mais il est toujours acteur, et n'est point Mahomet.</p>
+
+<p>B. m'a paru entendre vraiment ce rôle extraordinaire. Sa manière
+extraordinaire elle-même, paraissait bien celle d'un prophète de
+l'Orient: mais peut-être elle n'était pas aussi grande, aussi auguste,
+aussi imposante qu'il l'eût fallu pour un législateur conquérant, un
+envoyé du ciel destiné à convaincre par l'étonnement, à soumettre, à
+triompher, à régner. Il est vrai que Mahomet, <i>chargé des soins de
+l'autel et du trône</i>, n'était pas aussi fastueux que Voltaire l'a fait,
+comme il n'était pas non plus aussi fourbe. Mais l'acteur dont je parle
+n'est peut-être pas même le Mahomet de l'histoire, tandis qu'il devrait
+être, celui de la tragédie. Cependant il m'a plus satisfait que les deux
+autres, quoique le secondait un physique plus beau, et que le premier
+possède des moyens en général bien plus grands. B. seul a bien arrêté
+l'imprécation de Palmyre. S. a tiré son <i>sabre</i>: je craignais qu'on ne
+se mît à rire. M. y a porté la main, et son regard atterait Palmyre: à
+quoi servait donc cette main sur le cimeterre, cette menace contre une
+femme, contre Palmyre jeune et aimée. B. n'était pas même armé, ce qui
+m'a fait plaisir. Lorsque, lassé d'entendre Palmyre, il voulut enfin
+l'arrêter, son regard profond et terrible sembla le lui commander au nom
+d'un Dieu, et la forcer de rester suspendue entre la terreur de son
+ancienne croyance, et ce désespoir de la conscience et de l'amour
+trompés.</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Comment peut-on prétendre sérieusement que la manière d'exprimer est une
+affaire de convention? C'est la même erreur que celle de ce proverbe si
+faux dans l'acception qu'on lui donne ordinairement: il ne faut pas
+disputer des goûts et des couleurs.</p>
+
+<p>Que prouvait M. R*. en chantant sur les mêmes notes: <i>J'ai perdu mon
+Euridice: J'ai trouvé mon Euridice?</i> Les mêmes notes peuvent servir à
+exprimer la plus grande joie, ou la douleur la plus amère; on n'en
+disconvient pas: mais le sens musical est-il tout entier dans les notes?
+Quand vous substituez le mot trouvé au mot perdu, quand vous mettez la
+joie à la place de la douleur, vous conservez les mêmes notes; mais vous
+changez absolument les moyens secondaires de l'expression. Il est
+incontestable qu'un étranger, qui ne comprendrait ni l'un ni l'autre de
+ces deux mots, ne s'y tromperait pourtant pas. Ces moyens secondaires
+font aussi partie de la musique: qu'on dise, si l'on veut, que la note
+est arbitraire;</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Cette pièce (Mahomet) est l'une des plus belles de Voltaire; mais
+peut-être chez un autre peuple, n'eût-il point fait du prophète
+conquérant l'amant de Palmyre. Il est vrai que l'amour de Mahomet est
+mâle, absolu, et même un peu farouche: il n'aime point comme Titus, mais
+peut-être serait-il mieux qu'il n'aimât point. On connaît la passion de
+Mahomet pour les femmes; mais il est probable que dans ce c&#339;ur ambitieux
+et profond, après tant d'années de dissimulation, de retraite, de
+périls et de triomphes, cette passion n'était pas de l'amour.</p>
+
+<p>Cet amour pour Palmyre était peu convenable à ses hautes destinées, et à
+son génie: l'amour n'est point à sa place dans un c&#339;ur sévère que ses
+projets remplissent, que le besoin de l'autorité vieillit, qui ne
+connaît de plaisirs que par oubli, et pour qui le bonheur même ne serait
+qu'une distraction.</p>
+
+<p>Que signifie: L'amour seul me console? Qui le forçait à chercher le
+trône de l'Orient, à quitter ses femmes et son obscure indépendance pour
+porter l'encensoir et le sceptre et les armes? L'amour seul me console!
+Régler le sort des peuples, changer le culte et les lois d'une partie du
+globe, sur les débris du monde élever l'Arabie, est-ce donc une vie si
+triste, une inaction si léthargique? C'est un soin difficile: sans
+doute, mais c'est précisément le cas de ne pas aimer. Ces nécessités<a name="FNanchor_23_23" id="FNanchor_23_23"></a><a href="#Footnote_23_23" class="fnanchor">[23]</a>
+du c&#339;ur commencent dans le vide de l'âme: qui a de grandes choses à
+faire, a bien moins besoin d'amour.</p>
+
+<p>Si du moins cet homme qui, dès longtemps n'a plus d'égaux, et qui doit
+régir en Dieu l'univers prévenu; si ce favori du Dieu des batailles
+aimait une femme qui pût l'aider à tromper l'univers, ou une femme née
+pour régner, une Zénobie; si du moins il était aimé: mais ce Mahomet qui
+asservit la nature à son austérité, le voilà ivre d'amour pour un enfant
+qui ne pense pas à lui.</p>
+
+<p>Je sais qu'une nuit de Palmyre est le plus grand plaisir de l'homme;
+mais enfin ce n'est qu'un plaisir. S'occuper d'une femme extraordinaire
+et dont on est aimé, c'est davantage: c'est un plaisir très-grand, c'est
+un devoir même; mais enfin ce n'est qu'un devoir secondaire.</p>
+
+<p>Je ne conçois pas ces <i>puissances</i> à qui un regard d'une maîtresse fait
+la loi. Je crois sentir ce que peut l'amour; mais un homme qui gouverne
+n'est pas à lui. L'amour entraîne à des erreurs, à des illusions, à des
+fautes; et les fautes de l'homme puissant sont trop importantes, trop
+funestes, elles sont des malheurs publics.</p>
+
+<p>Je n'aime pas ces hommes chargés d'un grand pouvoir, qui oublient de
+gouverner dès qu'ils trouvent à s'occuper autrement; qui placent leurs
+affections avant leur affaire, et croient que si tout leur est soumis
+c'est pour leur amusement; qui arrangent selon les fantaisies de leur
+vie privée, les besoins des nations; et qui feraient hacher leur armée
+pour voir leur maîtresse. Je plains les peuples que leur, maître n'aime
+qu'après toutes les autres choses qu'il aime; ces peuples qui seront
+livrés, si la fille de chambre d'une favorite s'aperçoit qu'on peut
+gagner quelque chose à les trahir.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXXV" id="LETTRE_XXXV"></a>LETTRE XXXV.</h3>
+
+<p class="date">Paris, 8 juillet, III.<br />
+</p>
+
+<p>Enfin, j'ai un homme sûr pour finir les choses dont le soin me retenait
+ici. D'ailleurs elles sont presque achevées: il n'y a plus de remède, et
+il est bien connu que me voilà ruiné. Il ne me reste pas même de quoi
+subsister jusqu'à ce qu'un événement, peut-être très-éloigné, vienne
+changer ma situation. Je ne sens pas d'inquiétude; et je ne vois pas que
+j'aie beaucoup perdu en perdant tout, puisque je ne jouissais de rien.
+Je puis devenir, il est vrai, plus malheureux que je n'étais; mais je ne
+deviendrai pas moins heureux. Je suis seul, je n'ai que mes propres
+besoins: assurément tant que je ne serai ni malade, ni dans les fers,
+mon sort sera toujours supportable. Je crains peu le malheur, tant je
+suis las d'être inutilement heureux. Il faut bien que la vie ait des
+temps de revers; c'est le moment de la résistance et du courage. On
+espère alors: on se dit; je passe la saison de l'épreuve, je consume mon
+malheur, il est vrai semblable que le bien lui succédera. Mais dans la
+prospérité, lorsque les choses extérieures semblent nous mettre au
+nombre des heureux, et que pourtant le c&#339;ur ne jouit de rien, on
+supporte impatiemment de voir ainsi se perdre ce que la fortune
+n'accordera pas toujours. On déplore la tristesse du plus beau temps de
+la vie: on craint ce malheur inconnu que l'on attend de l'instabilité
+des choses: on le craint d'autant plus, qu'étant malheureux même sans
+lui, on doit regarder comme tout-à-fait insupportable ce poids nouveau
+dont il doit nous surcharger. C'est ainsi que ceux qui vivent dans leurs
+terres, supportent mieux de s'y ennuyer pendant l'hiver qu'ils appellent
+d'avance la saison triste, que l'été dont ils attendent les agréments de
+la campagne.</p>
+
+<p>Il ne me reste aucun moyen de remédier à rien de ce qui est fait; et je
+ne saurais voir quel parti je dois prendre jusqu'à ce que nous en ayons
+parlé ensemble; ainsi je ne songe qu'au présent. Me voilà débarrassé de
+tous soins: jamais je n'ai été si tranquille. Je pars pour Lyon; je
+passerai chez vous dix jours dans la plus douce insouciance, et nous
+verrons ensuite.</p>
+
+<h3><a name="PREMIER_FRAGMENT" id="PREMIER_FRAGMENT"></a>PREMIER FRAGMENT.</h3>
+
+<p class="date">Cinquième année.<br />
+</p>
+
+<p>Si le bonheur suivait la proportion de nos privations ou de nos biens,
+il y aurait trop d'inégalité entre les hommes. Si le bonheur dépendait
+uniquement du caractère, cette inégalité serait trop grande encore. S'il
+dépendait absolument de la combinaison du caractère et des
+circonstances, les hommes que favorisent de concert, et leur prudence et
+leur destinée, auraient trop d'avantages. Il y aurait des hommes
+très-heureux et des hommes excessivement malheureux; mais ce ne sont pas
+les circonstances seules qui font notre sort: ce n'est pas même le seul
+concours des circonstances actuelles avec la trace, ou avec l'habitude
+laissée par les circonstances passées, ou avec les dispositions
+particulières de notre caractère. La combinaison de ces causes a des
+effets très-étendus; mais elle ne fait pas seule notre humeur difficile
+et chagrine, notre ennui, notre mécontentement, notre dégoût des choses,
+et des hommes, et de toute la vie humaine. Nous avons en nous-mêmes ce
+principe général de refroidissement, et d'aversion ou d'indifférence:
+nous l'avons tous, indépendamment de ce que nos inclinations
+individuelles et nos habitudes peuvent faire pour y ajouter ou pour en
+affaiblir les suites. Une certaine modification de nos humeurs, une
+certaine situation de tout notre être doivent produire en nous cette
+affection morale. C'est une nécessité que nous ayons de la douleur,
+comme de la joie: nous avons besoin de nous fâcher contre les choses,
+comme nous avons besoin d'en jouir.</p>
+
+<p>L'homme ne saurait désirer et posséder sans interruption, comme il ne
+peut toujours souffrir. La continuité d'un ordre de sensations heureuses
+ou de sensations malheureuses, ne peut subsister longtemps dans la
+privation absolue des sensations contraires. La mutabilité des choses de
+la vie ne permet pas cette constance dans les affections que nous en
+recevons; et quand même il en serait autrement, notre organisation n'est
+pas susceptible d'invariabilité.</p>
+
+<p>Si l'homme qui croit à sa fortune ne voit point le malheur venir du
+dehors à sa rencontre, il ne saurait tarder à le découvrir dans
+lui-même. Si l'infortuné ne reçoit pas de consolations extérieures, il
+en trouvera bientôt dans son c&#339;ur.</p>
+
+<p>Quand nous avons tout arrangé, tout obtenu pour jouir toujours, nous
+avons peu fait pour le bonheur. Il faut bien que quelque chose nous
+mécontente et nous afflige: et si nous sommes parvenus à écarter tout le
+mal, ce sera le bien lui-même qui nous déplaira.</p>
+
+<p>Mais si la faculté de jouir ou celle de souffrir ne peut être exercée,
+ni l'une ni l'autre, à l'exclusion totale de celle que notre nature
+destine à la contre-balancer, chacune du moins peut l'être
+accidentellement beaucoup plus que l'autre: ainsi les circonstances,
+sans être tout pour nous, auront pourtant une grande influence sur
+notre habitude intérieure. Si les hommes que le sort favorise n'ont pas
+de grands sujets de douleur, les plus petites choses suffiront pour en
+exciter en eux; au défaut de causes, tout deviendra occasion. Ceux que
+l'adversité poursuit, ayant de grandes occasion de souffrir, souffriront
+fortement; mais ayant assez souffert à-la-fois, ils ne souffriront pas
+habituellement: aussitôt que les circonstances les laisseront à
+eux-mêmes, ils ne souffriront plus, car le besoin de souffrir est
+satisfait en eux; et même ils jouiront, parce que le besoin opposé
+réagit d'autant plus constamment que l'autre besoin rempli, nous a
+emporté plus loin dans la direction contraire<a name="FNanchor_24_24" id="FNanchor_24_24"></a><a href="#Footnote_24_24" class="fnanchor">[24]</a>.</p>
+
+<p>Ces deux forces contraires tendent à l'équilibre; mais elles n'y
+arrivent point, à moins que ce ne soit pour l'espèce entière. S'il n'y
+avait pas de tendance à l'équilibre, il n'y aurait pas d'ordre: si
+l'équilibre s'établissait dans les détails, tout serait fixe, il n'y
+aurait pas de mouvement. Dans chacune de ces suppositions, il n'y aurait
+point un ensemble unique et varié, le monde ne serait pas.</p>
+
+<p>Il me semble que l'homme très-malheureux, mais inégalement et par
+reprises isolées, doit avoir une propension habituelle à la joie, au
+calme, aux jouissances affectueuses, à la confiance, à l'amitié, à la
+droiture.</p>
+
+<p>L'homme très-malheureux, mais également, lentement, uniformément, sera
+dans une lutte perpétuelle des deux principes moteurs; il sera d'une
+humeur incertaine, difficile, irritable. Toujours imaginant le bien, et
+toujours par cette raison même, s'irritant du mal, minutieux dans le
+sentiment de cette alternative, il sera plus fatigué que séduit par les
+moindres illusions; il est aussitôt détrompé; tout le décourage, comme
+tout l'intéresse.</p>
+
+<p>Celui qui est continuellement moitié heureux, en quelque sorte, et
+moitié malheureux, approchera de l'équilibre: assez égal, il sera bon,
+plutôt que d'un grand caractère; sa vie sera plus douce qu'heureuse; il
+aura du jugement, et peu de génie.</p>
+
+<p>Celui qui jouit habituellement, et sans avoir jamais de malheur visible,
+ne sera séduit par rien: car il n'a plus besoin de jouir; et dans son
+bien être extérieur, il éprouve secrètement un perpétuel besoin de
+souffrir. Il ne sera pas expansif, indulgent, aimant; mais il sera
+indifférent dans la jouissance des plus grands biens, et susceptible de
+trouver un malheur dans le plus petit inconvénient. Habitué à ne point
+éprouver de revers, il sera confiant, mais confiant en lui-même ou dans
+son sort, et non point envers les autres hommes: il ne sent pas le
+besoin de leur appui; et comme sa fortune est meilleure que celle du
+plus grand nombre, il est bien près de se sentir plus sage que tous. Il
+veut toujours jouir, et surtout il veut paraître jouir beaucoup, et
+cependant il éprouve un besoin interne de souffrir; ainsi dans le
+moindre prétexte, il trouvera facilement un motif de se fâcher contre
+les choses, d'être indisposé contre les hommes. N'étant pas vraiment
+bien, mais n'ayant pas à espérer d'être mieux, il ne désirera rien d'une
+manière positive; mais il aimera le changement en général, et il
+l'aimera dans les détails plus que dans l'ensemble. Ayant trop, il sera
+prompt à tout quitter. Il trouvera quelque plaisir, il mettra une sorte
+de vanité à être irrité, aliéné, souffrant, mécontent. Il sera
+difficile, il sera exigeant: sans cela que lui resterait-il de cette
+supériorité qu'il prétend avoir sur les autres hommes, et qu'il
+affecterait encore si même il n'y prétendait plus. Il sera dur, il
+cherchera à s'entourer d'esclaves, pour que d'autres avouent cette
+supériorité; pour qu'ils en souffrent du moins, quand lui-même n'en
+jouit pas.</p>
+
+<p>Je doute qu'il soit bon à l'homme actuel d'être habituellement fortuné,
+sans avoir jamais eu le sort contre lui. Peut-être l'homme heureux,
+parmi nous, est celui qui a beaucoup souffert; mais non pas
+habituellement et de cette manière lentement comprimante qui abat les
+facultés sans être assez extrême pour exciter l'énergie secrète de
+l'âme, pour la réduire heureusement à chercher en elle des ressources
+qu'elle ne se connaissait pas<a name="FNanchor_25_25" id="FNanchor_25_25"></a><a href="#Footnote_25_25" class="fnanchor">[25]</a>.</p>
+
+<p>C'est un avantage pour la vie entière d'avoir été malheureux dans l'âge
+où la tête et le c&#339;ur commencent à vivre. C'est la leçon du sort: elle
+forme les hommes bons<a name="FNanchor_26_26" id="FNanchor_26_26"></a><a href="#Footnote_26_26" class="fnanchor">[26]</a>; elle étend les idées, et mûrit les c&#339;urs
+avant que la vieillesse les ait affaiblis; elle fait l'homme assez tôt
+pour qu'il soit entièrement homme. Si elle ôte la joie et les plaisirs,
+elle inspire le sentiment de l'ordre et le goût des biens domestiques:
+elle donne le plus grand bonheur que nous devions attendre, celui de
+n'en attendre d'autre que de végéter utiles et paisibles. On est bien
+moins malheureux quand on ne veut plus que vivre: on est plus près
+d'être utile, lorsqu'étant encore dans la force de l'âge, on ne cherche
+plus rien pour soi. Je ne vois que le malheur qui puisse, avant la
+vieillesse, mûrir ainsi les hommes ordinaires.</p>
+
+<p>La vraie bonté exige des conceptions étendues, une âme grande et des
+passions réprimées. Si la bonté est le premier mérite de l'homme, si les
+perfections morales sont essentielles au bonheur; c'est parmi ceux qui
+ont beaucoup souffert dans les premières années de la vie du c&#339;ur, que
+l'on trouvera les hommes les mieux organisés pour eux-mêmes et pour
+l'intérêt de tous; les hommes les plus justes, les plus sensés, les
+moins éloignés du bonheur et le plus invariablement attachés à la vertu.</p>
+
+<p>Qu'importe à l'ordre social qu'un vieillard ait renoncé aux objets des
+passions, et qu'un homme faible n'ait pas le projet de nuire? De bonnes
+gens ne sont pas des hommes bons; ceux qui ne font bien que par
+faiblesse, pourront faire beaucoup de mal dans des circonstances
+différentes. Susceptible de défiance, d'animosité, de superstitions, et
+surtout d'entêtement, l'instrument aveugle de plusieurs choses louables
+où le portait son penchant, sera le vil jouet d'une idée folle qui
+dérangera sa tête, d'une manie qui gâtera son c&#339;ur, ou de quelque projet
+funeste auquel un fourbe saura l'employer.</p>
+
+<p>Mais l'homme de bien est invariable: il n'a les passions d'aucune
+coterie, ni les habitudes d'aucun état; on ne l'emploie pas: il ne peut
+avoir ni animosité, ni ostentation, ni manies: il n'est étonné ni du
+bien, parce qu'il l'eût fait également, ni du mal, parce qu'il est dans
+la nature: il s'indigne contre le crime, et ne hait pas le coupable; il
+méprise la bassesse de l'âme, mais il ne s'irrite pas contre un vers à
+cause que le malheureux n'a point d'ailes.</p>
+
+<p>Il n'est pas l'ennemi du superstitieux, car il n'a pas de superstitions
+contraires: il cherche l'origine souvent, très-sage<a name="FNanchor_27_27" id="FNanchor_27_27"></a><a href="#Footnote_27_27" class="fnanchor">[27]</a> de tant
+d'opinions devenues insensées, et il rit de ce qu'on a ainsi pris le
+change. Il a des vertus, non par fanatisme, mais parce qu'il cherche
+l'ordre: il fait le bien pour diminuer l'inutilité de sa vie: il préfère
+les jouissances des autres aux siennes, car les autres peuvent jouir, et
+lui ne le peut guère: il aime seulement à se réserver ce qui procure les
+moyens d'être bon à quelque chose, et aussi de vivre sans trouble, car
+il faut du calme à qui n'attend pas de plaisirs. Il n'est point défiant;
+mais comme il n'est pas séduit, il pense quelquefois à contenir la
+facilité de son c&#339;ur: il sait s'amuser à être un peu victime, mais il
+n'entend pas qu'on le prenne pour dupe. Il peut avoir à souffrir de
+quelques fripons: il n'est pas leur jouet. Il laissera parfois à
+certains hommes à qui il est utile, le petit plaisir de se donner en
+cachette les airs de le protéger. Il n'est pas content de ce qu'il fait,
+parce qu'il sent qu'on pourrait faire beaucoup plus: il l'est seulement
+un peu de ses intentions, sans être plus fier de cette organisation
+intérieure qu'il ne le serait d'avoir reçu un nez d'une belle forme. Il
+consumera ainsi ses heures en se traînant vers le mieux; quelquefois
+d'un pas énergique quoiqu'embarrassé; plus souvent avec incertitude,
+avec un peu de faiblesse, avec le sourire du découragement.</p>
+
+<p>Quand il est nécessaire d'opposer le mérite de l'homme à quelques autres
+mérites feints ou inutiles, par lesquels on prétend tout confondre et
+tout avilir; il dit que le premier mérite est l'imperturbable droiture
+de l'homme de bien, puisque c'est le plus certainement utile; on lui
+répond qu'il est orgueilleux, et il rit. Il souffre les peines, il
+pardonne les torts domestiques: on lui dit, que ne faites-vous de plus
+grandes choses? il rit. Ces grandes choses lui sont confiées; il est
+accusé par les amis d'un traître, et condamné par celui qu'on trahit: il
+sourit, et s'en va. Les siens lui disent que c'est une injustice inouïe;
+et il rit davantage.</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<h3><a name="SECOND_FRAGMENT" id="SECOND_FRAGMENT"></a>SECOND FRAGMENT.</h3>
+
+<p class="date">Sixième année.<br />
+</p>
+
+<p>Je ne suis pas surpris que la justesse des idées soit assez rare en
+morale. Les anciens qui n'avaient pas l'expérience des siècles, ont
+plusieurs fois songé à mettre la destinée du c&#339;ur de l'homme entre les
+mains des sages. La politique moderne est plus profonde; elle a livré
+l'unique science aux prédicateurs, et à cette foule que les imprimeurs
+appellent hommes de lettres: mais elle protège solennellement l'art de
+faire des fleurs en sucre, et l'invention des perruques d'une nouvelle
+forme.</p>
+
+<p>Dès que l'on observe les peines d'une certaine classe d'hommes, et qu'on
+commence à découvrir leurs causes, on reconnaît qu'une des choses les
+plus nouvelles et les plus utiles que l'on pût faire, serait de les
+prémunir contre des vérités qui les trompent, contre des vertus qui les
+perdent. . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Le mépris de l'or est une chose absurde. Sans doute préférer l'or à son
+devoir est un crime: mais ne sait-on pas que la raison prescrit de
+préférer le devoir à la vie comme aux richesses. Si la vie n'en est pas
+moins un bien en général, pourquoi l'or n'en serait-il pas aussi un.
+Quelques hommes indépendants et isolés font très-bien de s'en passer:
+mais tous ne sont pas dans ce cas; et ces déclamations si vaines, qui
+ont un coté faux, nuisent beaucoup à la vertu. Vous avez rendu
+contradictoires les principes de conduite: si la vertu n'est que
+l'effort vers l'ordre, est-ce par tant de désordre et de confusion que
+vous prétendez y amener les hommes? Pour moi qui estime encore plus dans
+l'homme les qualités du c&#339;ur que celles de l'esprit, je pense néanmoins
+que l'instituteur d'un peuple trouverait plus de ressources pour
+contenir de mauvais c&#339;urs, que pour concilier des esprits faux.</p>
+
+<p>Les chrétiens, et d'autres, ont soutenu que la continence perpétuelle
+était une vertu; ils ne l'ont pas exigée des hommes, ils ne l'ont même
+conseillée qu'à ceux qui prétendraient à la perfection. Quelque absolue
+et quelque indiscrète que doive être une loi qui vient du ciel, elle n'a
+pas osé davantage. Quand on demande aux hommes de ne pas aimer l'argent,
+on ne saurait y mettre trop de modération et de justesse. L'abnégation
+religieuse ou philosophique a pu conduire plusieurs individus à une
+indifférence sincère pour les richesses et même pour toute propriété;
+mais dans la vie ordinaire le désir de l'or est inévitable. Avec l'or,
+dans quelque lieu habité que je paraisse, je fais un signe; ce signe
+dit: Que l'on me prévienne, que l'on me nourrisse, que l'on m'habille,
+que l'on me désennuie, que l'on me considère, que l'on serve moi et les
+miens, que tout jouisse auprès de moi; si quelqu'un souffre qu'il le
+déclare, ses peines sont finies! Et comme il a été dit, il est fait.</p>
+
+<p>Ceux qui méprisent l'or sont comme ceux qui méprisent la gloire, qui
+méprisent les femmes, qui méprisent les talents, la valeur, le mérite.
+Quand l'imbécillité de l'esprit, l'impuissance des organes, ou la
+grossièreté de l'âme rendent incapable d'user d'un bien sans le
+pervertir, on calomnie ce bien, ne voyant pas que c'est sa propre
+bassesse que l'on accuse. Un homme crapuleux méprise les femmes, un
+raisonneur épais blâme l'esprit, un sophiste moralise contre l'argent.
+Sans doute les faibles esclaves de leurs passions, des sots ingénieux,
+les bourgeois étonnés seront plus malheureux ou plus méchants quand ils
+seront riches. Ces gens-là doivent avoir peu, parce que, posséder ou
+abuser, c'est pour eux la même chose. Sans doute encore, celui qui
+devient riche, et qui se met à vivre le plus qu'il peut en riche, ne
+gagne pas, et quelquefois perd à changer de situation. Mais pourquoi
+n'est-il pas mieux qu'auparavant, c'est qu'il n'est pas plus riche: plus
+opulent, il est plus gêné et plus inquiet. Il a de grands revenus, et il
+s'arrange si bien que le moindre incident les dérange, et qu'il accumule
+des dettes jusqu'à sa ruine. Il est clair que cet homme est pauvre.
+Centupler ses besoins; faire tout pour l'ostentation; avoir vingt
+chevaux parce qu'un tel en a quinze, et si demain il en a vingt, en
+avoir bien vite trente; c'est s'embarrasser dans les chaînes d'une
+pénurie plus pénible et plus soucieuse que la première. Mais avoir une
+maison commode et saine, un intérieur bien ordonné, de la propreté, une
+certaine abondance, une élégance simple, s'arrêter là quant même la
+fortune deviendrait quatre fois plus grande, employer le reste à tirer
+un ami d'embarras, à parer d'avance aux événements funestes, à donner à
+l'homme bon devenu malheureux ce qu'il a donné dans sa jeunesse à de
+plus heureux que lui, à remplacer la vache de cette mère de famille qui
+n'en avait qu'une, à envoyer du grain chez ce cultivateur dont le champ
+vient d'être grêlé, à réparer le chemin où des chars<a name="FNanchor_28_28" id="FNanchor_28_28"></a><a href="#Footnote_28_28" class="fnanchor">[28]</a> sont versés, où
+les chevaux se blessent; s'occuper selon ses facultés et ses goûts;
+donner à ses enfants des connaissances, l'esprit d'ordre et des talents:
+tout cela vaut bien la misère gauchement prônée par la fausse sagesse.</p>
+
+<p>Le mépris de l'or, inconsidérément recommandé dans l'âge qui ignore sa
+valeur, a souvent ôté à des hommes supérieurs, l'un des plus grands
+moyens, et peut-être le plus sûr de ne point vivre inutiles comme la
+foule.</p>
+
+<p>Combien de jeunes personnes, dans le choix d'un maître, se piquent de
+compter les biens pour rien; et se précipitent ainsi dans tous les
+dégoûts d'un sort gêné et précaire, et dans l'ennui habituel qui seul
+contient tant de maux........</p>
+
+<p>Un homme sensé, tranquille, et qui méprise un caractère folâtre, se
+laisse séduire par quelque conformité dans les goûts; il abandonne au
+vulgaire la gaieté, l'humeur riante, et même la vivacité, l'activité:
+il prend une femme sérieuse, triste, que la première contrariété rend
+mélancolique, que les chagrins aigrissent, qui avec l'âge devient
+taciturne, impérieuse, austère et brusque; et qui s'attachant avec
+humeur à se passer de tout, et se passant bientôt de tout par humeur et
+pour en donner aux autres la leçon, rendra toute sa maison malheureuse.</p>
+
+<p>Ce n'était, pas dans un sens trivial qu'Epicure disait: Le sage choisit
+pour ami un caractère gai et complaisant. Un philosophe de vingt ans
+passe légèrement sur ce conseil; et c'est beaucoup s'il n'en est pas
+révolté, car il a rejeté les préjugés communs; mais il en sentira
+l'importance quand il aura quitté ceux de la sagesse.</p>
+
+<p>C'est peu de chose de n'être point comme le vulgaire des hommes; mais
+c'est avoir fait un pas vers la sagesse, que de n'être plus comme le
+vulgaire des sages.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXXVI" id="LETTRE_XXXVI"></a>LETTRE XXXVI.</h3>
+
+<p class="date">Lyon, 7 avril, VI.<br />
+</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Monts superbes, écroulement des neiges amoncelées, paix solitaire du
+vallon dans la forêt, feuilles jaunies qu'emporte le ruisseau
+silencieux! que seriez-vous à l'homme si vous ne lui parliez point des
+autres hommes. La nature serait muette, s'ils n'étaient plus. Si je
+restais seul sur la terre, que me feraient, et les sons de la nuit
+austère, et le silence solennel des grandes vallées, et la lumière du
+couchant dans un ciel rempli de mélancolie, sur les eaux calmes. La
+nature sentie n'est que dans les rapports humains; et l'éloquence des
+choses n'est rien que l'éloquence de l'homme. La terre féconde, les
+cieux immenses, les eaux passagères ne sont qu'une expression des
+rapports que nos c&#339;urs produisent et contiennent.</p>
+
+<p>Convenance entière: amitié des anciens! Quand celui qui possédait
+l'affection sans bornes, recevait des tablettes où il voyait les traits
+de la main d'un ami, lui restait-il des yeux pour examiner alors les
+beautés d'un site, ou les dimensions d'un glacier. Mais les relations de
+la vie humaine sont multipliées; la perception de ces rapports est
+incertaine, inquiète, pleine de froideurs et de dégoûts; l'amitié
+antique est toujours loin de nos c&#339;urs, ou de notre destinée. Les
+liaisons restent incomplètes entre l'espoir et les précautions, entre
+les délices que l'on attend et l'amertume qu'on éprouve. L'intimité
+elle-même est entravée par les ennuis, ou affaiblie par le partage, ou
+arrêtée par les circonstances. L'homme vieillit, et son c&#339;ur rebuté
+vieillit avant lui. Si tout ce qu'il peut aimer est dans l'homme, tout
+ce qu'il évite est aussi dans lui. Là où sont tant de convenances
+sociales, là et par des conséquences d'une nécessité invincible, se
+trouvent aussi toutes les discordances. Ainsi, celui qui craint plus
+qu'il n'espère, reste un peu éloigné de l'homme. Les choses mortes sont
+moins puissantes, mais elles sont plus à nous, elles sont ce que nous
+les faisons. Elles contiennent moins ce que nous cherchons; mais nous
+sommes plus assurés d'y trouver, à notre choix, les choses qu'elles
+contiennent. Ce sont les biens de la médiocrité, bornés mais certains.
+La passion cherche l'homme; quelquefois la raison se trouve réduite à le
+quitter pour des choses moins bonnes et moins funestes. Ainsi s'est
+formé un lieu puissant de l'homme à cet ami de l'homme pris hors de son
+espèce, et qui lui convient tant, parce qu'il est moins que nous et
+qu'il est plus que les choses insensibles. S'il fallait que l'homme prît
+au hasard un ami, il lui vaudrait mieux le prendre dans l'espèce des
+chiens que dans celle des hommes. Le dernier de ses semblables lui
+donnerait moins de consolations et moins de paix que le dernier de ces
+animaux.</p>
+
+<p>Et quand une famille est dans la solitude, non pas dans celle du désert,
+mais dans celle de l'isolément ou de la misère: quand ces êtres
+faibles, souffrants, qui ont tant de moyens d'être malheureux, et si peu
+d'être satisfaits, qui n'ont que des instants pour jouir et qu'un jour
+pour vivre; quand le père et sa femme, quand la mère et ses filles n'ont
+point de condescendance, n'ont point d'union, qu'ils ne veulent pas
+aimer les mêmes choses, qu'ils ne savent pas se soumettre aux mêmes
+misères, et soutenir ensemble, à distances égales, la chaîne des
+douleurs; quand par égoïsme ou par humeur, chacun refusant ses forces,
+la laisse traîner pesamment sur le sol inégal, et creuser le long sillon
+où germent avec une fécondité sinistre, les ronces qui les déchirent
+tous: O hommes! qu'êtes-vous donc pour l'homme?</p>
+
+<p>Quand une attention, une parole de paix, de bienveillance, de pardon
+généreux, sont reçues avec dédain, avec humeur, avec une indifférence
+qui glace.... Nature universelle! tu l'as fait ainsi pour que la vertu
+fût sublime, et que le c&#339;ur de l'homme devînt meilleur encore et plus
+résigné sous le poids qui l'écrase.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXXVII" id="LETTRE_XXXVII"></a>LETTRE XXXVII.</h3>
+
+<p class="date">Lyon, 2 mai, VI.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai des moments où je désespérerais de contenir l'inquiétude qui
+m'agite: tout m'entraîne alors et m'enlève avec une force immodérée; et
+de cette hauteur, je retombe avec épouvante, et je me perds dans l'abîme
+qu'elle a creusé.</p>
+
+<p>Si j'étais absolument seul, ces moments-là seraient intolérables; mais
+j'écris, et il semble que le soin de vous exprimer ce que j'éprouve soit
+une distraction qui en adoucisse le sentiment. A qui m'ouvrirais-je
+ainsi? quel autre supporterait le fatigant bavardage d'une manie sombre,
+d'une sensibilité si vaine? C'est mon seul plaisir de vous conter ce que
+je ne puis dire qu'à vous, ce que je ne voudrais dire à nul autre, ce
+que d'autres ne voudraient pas entendre. Que m'importe le contenu de
+mes lettres? plus elles sont longues et plus j'y mets de temps, plus
+elles valent pour moi: et si je ne me trompe, l'épaisseur du paquet ne
+vous a jamais rebuté. On parlerait ensemble pendant dix heures, pourquoi
+ne s'écrirait-on pas pendant deux?</p>
+
+<p>Je ne veux point vous faire un reproche. Vous êtes moins long, moins
+diffus que moi. Vos affaires vous fatiguent, vous écrivez avec moins de
+plaisir même à ceux gué vous aimez. Vous me dites ce que vous avez à me
+dire dans l'intimité: mais moi solitaire, moi rêveur au moins bizarre,
+je n'ai rien à dire, et j'en suis d'autant plus long. Tout ce qui me
+passe par la tête, tout ce que je dirais en jasant, je l'écris si
+l'occasion se présente: mais tout ce que je pense, tout ce que je sens,
+je vous l'écris nécessairement; c'est un besoin pour moi. Quand je
+cesserai, dites que je ne sens plus rien, que mon âme s'éteint, que je
+suis devenu tranquille et raisonnable, que je passe enfin mes jours à
+manger, dormir, jouer aux cartes. Je serais plus heureux!</p>
+
+<p>Je voudrais avoir un métier; il animerait mes bras, et endormirait ma
+tête. Un talent ne vaudrait pas cela: cependant si je savais peindre, je
+crois que je serais moins inquiet. J'ai été longtemps dans la stupeur;
+je regrette de m'être éveillé. J'étais dans un abattement plus
+tranquille que l'abattement actuel.</p>
+
+<p>De tous les moments rapides et incertains où j'ai cru dans ma simplicité
+qu'on était sur la terre pour y vivre, aucun ne s'est embelli d'une
+erreur aussi durable, aucun ne m'a laissé de si profonds souvenirs que
+ces vingt jours d'oubli et d'espérance, où vers l'équinoxe de Mars,
+devant les rochers, près du torrent, entre la jacinthe heureuse et la
+simple violette, j'allai m'imaginer qu'il me serait donné d'aimer.</p>
+
+<p>Je touchai ce que je ne devais jamais saisir. Sans goûts, sans
+espérance, j'aurais pu végéter ennuyé mais tranquille: je pressentais
+l'énergie humaine, mais dans ma vie ténébreuse, je supportais mon
+sommeil. Quelle force sinistre m'a ouvert le monde pour m'ôter les
+consolations du néant?</p>
+
+<p>Entraîné dans une activité expansive; avide de tout aimer, de tout
+soutenir, de tout consoler; toujours combattu entre le besoin de voir
+changer tant de choses funestes, et cette conviction qu'elles ne seront
+point changées; je reste fatigué des maux de la vie, et plus indigné de
+la perfide séduction de ses plaisirs, l'&#339;il toujours arrêté sur
+l'immense amas des haines, des iniquités, des opprobres et des misères
+de la terre égarée.</p>
+
+<p>Et moi! voici ma vingt-septième année: les beaux jours sont passés, je
+ne les ai pas même vus. Malheureux, dans l'âge du bonheur,
+qu'attendrai-je des autres âges? J'ai passé dans le vide et les ennuis
+la saison heureuse de la confiance et de l'espoir. Partout comprimé,
+souffrant, le c&#339;ur vide et navré, j'ai atteint, jeune encore, les
+regrets de la vieillesse. Dans l'habitude de voir toutes les fleurs de
+la vie se flétrir sous mes pas stériles, je suis comme ces vieillards
+que tout a fui: mais plus malheureux qu'eux, j'ai tout perdu longtemps
+avant de finir moi-même. Avec une âme avide, je ne puis reposer dans ce
+silence de mort.</p>
+
+<p>Souvenir des ans dès longtemps passés, des choses à jamais effacées, des
+lieux qu'on, ne reverra pas, des hommes qui ont changé! Sentiment de la
+vie perdue!</p>
+
+<p>Quels lieux furent jamais pour moi ce qu'ils sont pour les autres
+hommes? quels temps furent tolérables, et sous quel ciel ai-je trouvé le
+repos du c&#339;ur? J'ai vu le remuement des villes, et le vide des
+campagnes, et l'austérité des monts; j'ai vu la grossièreté de
+l'ignorance, et le tourment des arts; j'ai vu les vertus inutiles, les
+succès indifférents et tous les biens perdus dans tous les maux; l'homme
+et le sort, toujours inégaux, se trompant sans cesse, et dans la lutte
+effrénée de toutes les passions, l'odieux vainqueur recevoir pour prix
+de son triomphe le plus pesant chaînon des maux qu'il a su faire.</p>
+
+<p>Si l'homme était conformé pour le malheur, je le plaindrais bien moins;
+et considérant sa durée passagère, je mépriserais pour lui comme pour
+moi le tourment d'un jour. Mais tous les biens l'environnent, mais
+toutes ses facultés lui commandent de jouir, mais tout lui dit, sois
+heureux: et l'homme a dit, le bonheur sera pour la brute; l'art, la
+science, la gloire, la grandeur seront pour moi. Sa mortalité, ses
+douleurs, ses crimes eux-mêmes ne sont que la plus faible moitié de sa
+misère. Je déplore ses pertes; l'indifférence, l'union, la possession
+tranquille. Je déplore cent années que mille millions d'êtres sensibles
+épuisent dans les sollicitudes et la contrainte, au milieu de ce qui
+ferait la sécurité, la liberté, la joie; et vivant d'amertume sur une
+terre voluptueuse, parce qu'ils ont voulu des biens imaginaires, et des
+biens exclusifs.</p>
+
+<p>Cependant tout cela est peu de chose; car je ne le voyais point il y a
+un demi-siècle, et dans un demi-siècle je ne le verrai point.</p>
+
+<p>Je me disais: s'il n'appartient pas à ma destinée inféconde de ramener à
+des m&#339;urs primordiales une contrée circonscrite et isolée: si je dois
+m'efforcer d'oublier le monde, et me croire assez heureux d'obtenir pour
+moi des jours tolérables sur cette terre séduite; je ne demande alors
+qu'un bien, qu'une ombre dans ce songe vain dont je ne veux plus
+m'éveiller. Il reste sur la terre telle qu'elle est, une illusion qui
+peut encore m'abuser: elle est la seule; j'aurais la sagesse d'en être
+trompé; le reste n'en vaut pas l'effort. Voilà ce que je me disais
+alors: mais le hasard seul pouvait m'en permettre l'inestimable erreur.
+Le hasard est lent et incertain; la vie rapide, irrévocable: son
+printemps passe; et ce besoin trompé, en achevant de perdre ma vie, doit
+enfin aliéner mon c&#339;ur et altérer ma nature. Quelquefois déjà je sens
+que je m'aigris; je m'indigne, mes affections se resserrent;
+l'impatience rendra ma volonté farouche; et une sorte de mépris me porte
+à des desseins grands mais austères. Cependant cette amertume ne dure
+point dans toute sa force; et je m'abandonne ensuite, comme si je
+sentais que les hommes distraits, et les choses incertaines, et ma vie
+si courte ne méritent pas l'inquiétude d'un jour, et qu'un réveil sévère
+est inutile quand on doit sitôt s'endormir pour jamais.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXXVIII" id="LETTRE_XXXVIII"></a>LETTRE XXXVIII.</h3>
+
+<p class="date">Lyon, 8 mai, VI.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai été jusqu'à Blammont, chez le chirurgien qui a remis si adroitement
+le bras de cet officier tombé de cheval en revenant de Chessel.</p>
+
+<p>Vous n'avez pas oublié comment, lorsque nous entrâmes chez lui, à cette
+occasion, il y a plus de douze ans, il se hâta d'aller cueillir dans son
+jardin les plus beaux abricots; et comment, en revenant les mains
+pleines, ce vieillard, déjà infirme, heurta du pied le pas de la porte,
+ce qui fit tomber à terre presque tout le fruit qu'il tenait. Sa fille
+lui dit brusquement: voilà comme vous faites toujours; vous voulez vous
+mêler de tout, et c'est pour tout gâter; ne pouvez-vous pas rester sur
+votre chaise? c'est bien présentable à présent. Nous avions le c&#339;ur
+navré; car il souffrait et ne répondait rien. Le malheureux! il est
+plus malheureux encore. Il est paralytique; il est couché dans un
+véritable lit de douleurs, il n'a auprès de lui que cette misérable qui
+est sa fille. Depuis plusieurs mois il ne parle plus, mais le bras droit
+n'est pas encore attaqué, il s'en sert pour faire des signes. Il en fit
+que j'eus le chagrin de ne pouvoir expliquer: il voulait dire à sa fille
+de m'offrir quelque chose. Elle ne l'entendit pas, et cela arrive
+très-souvent. Lorsqu'il lui survint quelques affaires au-dehors, j'en
+profitai pour que son malheureux père sût du moins que ses maux étaient
+sentis, car il a encore une oreille assez bonne. Il me fit comprendre
+que cette fille, regardant sa fin comme très-prochaine, se refusait à
+tout ce qui pourrait diminuer de quelques sous l'héritage assez
+considérable qu'il lui laisse: mais que quoiqu'il en eût eu bien des
+chagrins, il lui pardonnait tout, afin de ne pas cesser d'aimer, à son
+dernier moment, le seul être qui lui restât à aimer. Un vieillard voir
+ainsi expirer sa vie! un père finir avec tant d'amertume dans sa propre
+maison! Et nos lois ne peuvent rien!</p>
+
+<p>Il faut qu'un tel abîme de misères touche aux perceptions de
+l'immortalité. S'il était possible que dans un âge de raison, j'eusse
+manqué essentiellement à mon père, je serais malheureux toute la vie,
+parce qu'il n'est plus, et que ma faute serait aussi irréparable que
+monstrueuse. On pourrait dire, il est vrai, qu'un mal fait à celui qui
+ne le sent plus, qui n'existe plus, est actuellement chimérique en
+quelque sorte et indifférent, comme le sont les choses tout-à-fait
+passées. Je ne saurais le nier; et cependant j'en serais inconsolable.
+La raison de ce sentiment est bien difficile à trouver; car s'il n'était
+autre que le sentiment d'une chute avilissante dont on a perdu
+l'occasion de se relever avec une noblesse qui puisse consoler
+intérieurement, on trouverait ce même dédommagement dans la vérité de
+l'intention. Lorsqu'il ne s'agit que de notre propre estime, le désir
+d'une chose louable doit nous satisfaire comme son exécution. Celle-ci
+ne diffère du désir que par ses suites, et il n'en peut être aucune
+pour l'offensé qui ne vit plus. L'on voit pourtant le sentiment de cette
+injustice dont les effets ne subsistent plus, nous accabler encore, nous
+avilir, nous déchirer comme si elle devait avoir des résultats éternels.
+On dirait que l'offensé n'est qu'absent, et que nous devons retrouver
+les rapports que nous avions avec lui, mais dans un état de permanence
+que ne permettra plus de rien changer, de rien réparer, et où le mal
+sera perpétuel malgré nos remords.</p>
+
+<p>L'esprit humain trouve toujours à se perdre dans cette liaison des
+choses effectuées avec leurs conséquences inconnues. Il pourrait
+imaginer que ces conceptions d'un ordre futur et d'une suite sans borne
+aux choses présentes, n'ont d'autres fondements que la possibilité de
+leurs suppositions, et qu'elles doivent être comptées parmi les moyens
+qui retiennent l'homme dans la diversité, dans les oppositions et dans
+la perpétuelle incertitude, où le plonge la perception incomplète des
+propriétés et de l'enchaînement des choses.</p>
+
+<p>Puisque ma lettre n'est pas fermée, il faut que je vous cite Montaigne.
+Je viens de rencontrer par hasard un passage si analogue à l'idée dont
+j'étais occupé, que j'en ai été frappé et satisfait. Il y a dans cette
+conformité des pensées, un principe de joie secrète: c'est elle qui rend
+l'homme nécessaire à l'homme, parce qu'elle rend nos idées fécondes,
+parce qu'elle donne de l'assurance à notre imagination et confirme en
+nous l'opinion de ce que nous sommes.</p>
+
+<p>On ne trouve point dans Montaigne ce que l'on cherche, on rencontre ce
+qui s'y trouve. Il faut l'ouvrir au hasard et c'est rendre une sorte
+d'hommage à sa manière. Elle est très-indépendante sans être burlesque,
+ou affectée; et je ne suis pas surpris qu'un anglais ait mis les
+<i>Essais</i> au-dessus de tout. On a reproché à Montaigne deux choses qui le
+font admirable, et dont je n'ai nul besoin de le disculper entre nous.</p>
+
+<p>C'est au chapitre huitième du livre second qu'il dit: «Comme je scay,
+par une trop certaine expérience, il n'est aucune si douce consolation
+en la perte de nos amis, que celle que nous apporte la science de
+n'avoir rien oublié à leur dire, et d'avoir eu avec eux une parfaite et
+entière communication.»</p>
+
+<p>Cette entière communication avec l'être moral semblable à nous et mis
+auprès de nous dans des rapports respectés, semble une partie
+essentielle du rôle qui nous est départi pour l'emploi de notre durée.
+Nous sommes mécontents de nous quand l'acte étant fini, nous avons perdu
+sans retour le mérite de l'exécution dans la scène qui nous était
+confiée.</p>
+
+<p>Ceci prouve, me direz-vous peut-être, que nous pressentons une autre
+durée. Je vous l'accorde; et nous conviendrons aussi que le chien, qui
+ne veut plus alimenter sa vie parce que son maître a perdu la sienne, et
+qui s'élance dans le bûcher embrasé où l'on consume son corps, veut
+mourir avec lui, parce qu'il croit fermement le dogme de l'immortalité,
+et qu'il a la certitude consolante de le rejoindre dans un autre monde.</p>
+
+<p>Je n'aime pas à rire de ce qu'on veut mettre à la place du désespoir, et
+cependant j'allais plaisanter si je ne m'étais retenu. La confiance
+dont l'homme se nourrit dans les opinions qu'il aime, et où il ne peut
+rien voir, est respectable, puisqu'elle diminue quelquefois l'amertume
+de ses misères; mais il y a quelque chose de comique dans cette
+inviolabilité religieuse dont il prétend l'environner. Il n'appellerait
+pas sacrilège celui qui assurerait qu'un fils peut sans crime égorger
+son père; il le conduirait à la maison des fous, et ne se fâcherait pas:
+mais il devient furieux si on ose lui dire que peut être il mourra comme
+un chêne ou un renard, tant il a peur de le croire. Ne saurait-il
+s'apercevoir qu'il prouve sa propre incertitude. Sa foi est aussi fausse
+que celle de certains dévots qui crieraient à l'impiété si l'on doutait
+qu'un poulet mangé, le vendredi, pût nous plonger dans l'enfer, et qui
+pourtant en mangent en secret; tant il y a de proportion entre la
+terreur d'un supplice éternel, et le plaisir de manger deux bouchées de
+viande sans attendre le dimanche.</p>
+
+<p>Que ne prend-on le parti de laisser à la libre fantaisie de chacun les
+choses dont on peut rire, et même les espérances que tous ne peuvent
+également recevoir. La morale gagnerait beaucoup à abandonner la force
+d'un fanatisme éphémère, pour s'appuyer avec majesté sur l'inviolable
+évidence. Si vous voulez des principes qui parlent au c&#339;ur, rappelez
+ceux qui sont dans le c&#339;ur de tout homme bien organisé.</p>
+
+<p>Dites: sur une terre de plaisirs, et de tristesse; la destination de
+l'homme est d'accroître le sentiment de la joie, de féconder l'énergie
+expansive; et de combattre, dans tout ce qui sent, le principe de
+l'avilissement et des douleurs.......</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<h3><a name="TROISIEME_FRAGMENT" id="TROISIEME_FRAGMENT"></a>TROISIÈME FRAGMENT.</h3>
+
+<h4><i>De l'expression romantique, et du RANZ DES VACHES</i>.</h4>
+
+<p>. . . Le romanesque séduit les imaginations vives et fleuries; le
+romantique suffit seul aux âmes profondes, à la véritable sensibilité.
+La nature est pleine d'effets romantiques dans les pays simples: une
+longue culture les détruit dans les terres vieillies, surtout dans les
+plaines dont l'homme s'assujettit facilement toutes les parties.</p>
+
+<p>Les effets romantiques sont les accents d'une langue primitive que les
+hommes ne connaissent pas tous, et qui devient étrangère à plusieurs
+contrées. On cesse bientôt de les entendre, quand on ne vit plus avec
+eux; et cependant cette harmonie romantique est la seule qui conserve à
+nos c&#339;urs les couleurs de la jeunesse et la fraîcheur de la vie.
+L'homme de la société ne sent plus ces effets trop éloignés de ses
+habitudes: il finit par dire, Que m'importe? Il est comme ces
+tempéraments fatigués du feu desséchant d'un poison lent et habituel; il
+se trouve vieilli dans l'âge de la force, et les ressorts de la vie sont
+relâchés en lui, quoiqu'il garde l'extérieur d'un homme.</p>
+
+<p>Mais vous, que le vulgaire croit semblables à lui, parce que vous vivez
+avec simplicité, parce que vous avez du génie sans avoir les prétentions
+de l'esprit, ou simplement parce qu'il vous voit vivre, et que, comme
+lui, vous mangez et vous dormez; hommes primitifs, jetez ça et là dans
+le siècle vain, pour conserver la trace des choses naturelles, vous vous
+reconnaissez, vous vous entendez dans une langue que la foule ne sait
+point, quand le soleil d'octobre paraît dans les brouillards sur les
+bois jaunis; quand un filet d'eau coule et tombe dans un pré fermé
+d'arbres, au coucher de la lune; quand sous le ciel d'été, dans un jour
+sans nuages, une voix de femme chante à quatre heures, un peu au loin,
+au milieu des murs et des toits d'une grande ville.</p>
+
+<p>Imaginez une plaine d'une eau limpide et blanche. Elle est vaste, mais
+circonscrite; sa forme oblongue et un peu circulaire, se prolonge vers
+le couchant d'hiver. Des sommets élevés, des chaînes majestueuses la
+ferment de trois côtés. Vous êtes assis sur la pente de la montagne,
+au-dessus de la grève du nord, que les flots quittent et recouvrent. Des
+rochers perpendiculaires sont derrière vous; ils montent jusqu'à la
+région des nues: le triste vent du pôle n'a jamais soufflé sur cette
+rive heureuse. A votre gauche, les montagnes s'ouvrent, une vallée
+tranquille s'étend dans leurs profondeurs, un torrent descend des cimes
+neigeuses qui la ferment: et quand le soleil du matin paraît entre leurs
+dents glacées, sur les brouillards, quand des voix de la montagne
+indiquent les chalets, au-dessus des prés encore dans l'ombre; c'est le
+réveil d'une terre primitive, c'est un monument de nos destinées
+méconnues!</p>
+
+<p>Voici les premiers moments nocturnes; l'heure du repos et de la
+tristesse sublime. La vallée est fumeuse, elle commence à s'obscurcir.
+Vers le midi, le lac est dans la nuit: les immenses rochers qui le
+ferment, sont une zone ténébreuse sous le dôme glacé qui les surmonte,
+et qui semble retenir dans ses frimas la lumière du jour. Ses derniers
+feux jaunissent les nombreux châtaigniers sur les rocs sauvages; ils
+passent en longs traits sous les hautes flèches du sapin alpestre; ils
+brunissent les monts; ils allument les neiges; ils embrasent les airs;
+et l'eau sans vagues, brillante de lumière et confondue avec les cieux,
+est devenue infinie comme eux, et plus pure encore, plus éthérée, plus
+belle. Son calme étonne, sa limpidité trompe, la splendeur aérienne
+qu'elle répète semble creuser ses profondeurs; et sous ses monts séparés
+du globe et comme suspendus dans les airs, vous trouvez à vos pieds le
+vide des cieux et l'immensité du monde. Il y a là un temps de prestige
+et d'oubli. L'on ne sait plus où est le ciel, où sont les monts, ni sur
+quoi l'on est porté soi-même; on ne trouve plus de niveau, il n'y a
+plus d'horizon; les idées sont changées, les sensations inconnues, vous
+êtes sortis de la vie commune. Et lorsque l'ombre a couvert cette vallée
+d'eau; lorsque l'&#339;il ne discerne plus ni les objets, ni les distances;
+lorsque le vent du soir a soulevé les ondes: alors, vers le couchant,
+l'extrémité du lac reste seule éclairée d'une pâle lueur, mais tout ce
+que les monts entourent n'est qu'un gouffre indiscernable; et au milieu
+des ténèbres et du silence, vous entendez à mille pieds sous vous,
+s'agiter ces vagues toujours répétées, qui passent et ne cessent point,
+qui frémissent sur la grève à intervalles égaux, qui s'engouffrent dans
+les roches, qui se brisent sur la rive, et dont les bruits romantiques
+semblent résonner d'un long murmure dans l'abîme invisible.</p>
+
+<p>C'est dans les sons que la nature a placé la plus forte expression du
+caractère romantique: et c'est surtout au sens de l'ouïe que l'on peut
+rendre sensibles, en peu de traits et d'une manière énergique, les lieux
+et les choses extraordinaires. Les odeurs occasionnent des perceptions
+rapides et immenses, mais vagues: celles de la vue semblent intéresser
+davantage l'esprit que le c&#339;ur: on admire ce qu'on voit, mais on sent ce
+qu'on entend<a name="FNanchor_29_29" id="FNanchor_29_29"></a><a href="#Footnote_29_29" class="fnanchor">[29]</a>. La voix d'une femme aimée sera plus belle encore que
+ses traits; les sons que rendent des lieux sublimes feront une
+impression plus profonde et plus durable que leurs formes. Je n'ai point
+vu de tableau des Alpes qui me les rendît présentes, comme le peut faire
+un air vraiment alpestre.</p>
+
+<p>Le <i>Ranz des vaches</i> ne rappelle pas seulement des souvenirs, il peint.
+Je sais que Rousseau a dit le contraire, mais je crois qu'il s'est
+trompé. Cet effet n'est point imaginaire: il est arrivé que deux
+personnes parcourant séparément les planches de <i>tableaux pittoresques
+de la Suisse</i>, on dit toutes deux à la vue du Grimsel: voilà où il faut
+entendre le ranz des vaches. S'il est exprimé d'une manière plus juste
+que savante, si celui qui le joue le sent bien; les premiers sons vous
+placent dans les hautes vallées, près des rocs nus et d'un gris
+roussâtre, sous le ciel froid, sous le soleil ardent. On est sur la
+croupe des sommets arrondis et couverts de pâturages. On se pénètre de
+la lenteur des choses, et de la grandeur des lieux: on y trouve la
+marche tranquille des vaches, et le mouvement mesuré de leurs grosses
+cloches, près des nuages, dans l'étendue doucement inclinée depuis la
+crête des granits inébranlables jusqu'aux granits ruinés des ravins
+neigeux. Les vents frémissent d'une manière austère dans les mélèzes
+éloignés: on discerne le roulement du torrent caché dans les précipices
+qu'il s'est creusé durant de longs siècles. A ces bruits solitaires dans
+l'espace, succèdent les accents hâtés et pesants des Küheren<a name="FNanchor_30_30" id="FNanchor_30_30"></a><a href="#Footnote_30_30" class="fnanchor">[30]</a>,
+expression nomade d'un plaisir sans gaîté, d'une joie des montagnes.
+Les chants cessent; l'homme s'éloigne; les cloches ont passé les
+mélèzes: on n'entend plus que le choc des cailloux roulants, et la chute
+interrompue des marbres que le torrent pousse vers les vallées. Le vent
+apporte ou recule ces sons alpestres; et quand il les perd, tout paraît
+froid, immobile et mort. C'est le domaine de l'homme qui n'a pas
+d'empressement: il sort du toit, bas et large, que de lourdes pierres
+assurent contre les tempêtes: si le soleil est brûlant, si le vent est
+fort, si le tonnerre roule sous ses pieds, il ne le sait pas. Il marche
+du côté où les vaches doivent être, elles y sont; il les appelle, elles
+se rassemblent, elles s'approchent successivement; et il retourne avec
+la même lenteur, chargé de ce lait destiné aux plaines qu'il ne
+connaîtra pas. Les vaches s'arrêtent, elles ruminent; il n'y a plus de
+mouvement visible, il n'y a plus d'hommes. L'air est froid, le vent a
+cessé avec la lumière du soir; il ne reste que la lueur des neiges
+antiques, et la chute des eaux dont le bruissement sauvage, en s'élevant
+des abîmes, semble ajouter à la permanence silencieuse des hautes cimes,
+et des glaciers, et de la nuit.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XXXIX" id="LETTRE_XXXIX"></a>LETTRE XXXIX.</h3>
+
+<p class="date">Lyon, 11 mai, VI.<br />
+</p>
+
+<p>Ce que peut avoir de séduisant la multitude de rapports qui lient chaque
+individu à ceux de son espèce et à l'univers; cette attente expansive
+que donne à un c&#339;ur jeune tout un monde à expérimenter; ce dehors
+inconnu et fantastique, ce prestige est décoloré, fugitif, évanoui. Ce
+monde terrestre offert à l'action de mon être est devenu aride et nu:
+j'y cherchais la vie de l'âme, il ne la contient pas.</p>
+
+<p>J'ai vu la vallée doucement éclairée dans l'ombre, sous le voile humide,
+charme vaporeux du matin; elle était belle. Je l'ai vue changer et se
+flétrir: l'astre qui consume a passé sur elle; il l'a embrasée, il l'a
+fatiguée de lumière; il l'a laissée sèche, vieillie et d'une stérilité
+pénible à voir. Ainsi s'est levé lentement, ainsi s'est dissipé le voile
+heureux de nos jours. Il n'y a plus de ces demi-ténèbres, de ces
+espaces cachés qui plaisent tant à pénétrer. Il n'y a plus de clartés
+douteuses où se puissent reposer mes yeux. Tout est aride et fatigant,
+comme le sable qui brûle sous le ciel de Zaara: et toutes les choses de
+la vie dépouillées de ce revêtement, présentent, dans une vérité
+rebutante, le savant et triste mécanisme de leur squelette découvert.
+Leurs mouvements continus, nécessaires, irrésistibles m'entraînent sans
+m'intéresser, et m'agitent sans me faire vivre.</p>
+
+<p>Voilà plusieurs années que le mal menace, se prépare, se décide, se
+fixe. Si le malheur du moins ne vient rompre cet uniforme ennui, il
+faudra que tout cela finisse.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XL" id="LETTRE_XL"></a>LETTRE XL.</h3>
+
+<p class="date">Lyon, 14 mai, VI.<br />
+</p>
+
+<p>J'étais près de la Saône, derrière le long mur où nous marchions
+autrefois ensemble, lorsque nous parlions de Tinian au sortir de
+l'enfance, que nous aspirions au bonheur, que nous avions l'intention de
+vivre. Je considérais cette rivière qui coulait de même qu'alors; et ce
+ciel d'automne aussi tranquille, aussi beau que dans ces temps-là dont
+il ne subsiste plus rien. Une voiture venait: je me retirai
+insensiblement; et je continuai à marcher les yeux occupés des feuilles
+jaunies que le vent promenait sur l'herbe sèche, et dans la poussière du
+chemin. La voiture s'arrêta, M.<sup>me</sup> Del** était seule avec sa fille,
+âgée de six ans. Je montai et j'allai jusqu'à sa campagne, où je ne
+voulus pas entrer. Vous savez que M.<sup>me</sup> Del** n'a pas vingt-cinq ans,
+et qu'elle est bien changée: mais elle parle avec la même grâce simple
+et parfaite; ses yeux ont une expression plus douloureuse et non moins
+belle. Nous n'avons rien dit de son mari: vous vous rappelez qu'il n'a
+guères que trente ans de plus qu'elle, et que c'est une sorte de
+financier fort instruit quand il s'agit de l'or, mais nul dans tout le
+reste. Femme infortunée! Voilà une vie perdue: et le sort semblait la
+lui promettre si heureuse! Que lui manquait-il pour mériter le bonheur,
+et pour faire le bonheur d'un autre! Quel esprit! quelle âme! quelle
+pureté d'intentions! Tout cela est inutile. Il y a bientôt cinq ans que
+je ne l'avais vue. Elle renvoyait sa voiture à la ville: je me fis
+descendre auprès de l'endroit où elle m'avait rencontré; j'y restai fort
+tard.</p>
+
+<p>Comme j'allais rentrer, un homme âgé, faible, et qui paraissait abattu
+par la misère, s'approcha de moi en me regardant beaucoup: il me nomma,
+et me demanda quelques secours. Je ne sus pas le reconnaître pour le
+moment; mais ensuite je fus accablé en me rappelant que ce ne pouvait
+être que ce professeur de <i>troisième</i>, si laborieux et si bon. Je me
+suis informé ce matin: mais je ne sais si je pourrai découvrir le triste
+grenier où sans doute il passe ses derniers jours. L'infortuné aura cru
+que je ne voulais pas le reconnaître. Si je le trouve, il faut qu'il ait
+une chambre et quelques livres qui lui rendent ses habitudes; car il me
+semble qu'il y voit encore bien. Je ne sais ce que je dois lui promettre
+de votre part, marquez-le moi: comme il ne s'agit pas d'un moment, mais
+du reste de sa vie, je ne ferai rien sans avoir vos intentions.</p>
+
+<p>J'avais passé plus d'une heure je crois, à hésiter de quel côté j'irais
+pour marcher un peu. Quoique cet endroit fût plus loin de ma demeure,
+j'y fus comme entraîné: apparemment c'était par le besoin d'une
+tristesse qui pût convenir à celle dont j'étais déjà rempli.</p>
+
+<p>J'aurais volontiers affirmé que je ne la reverrais jamais. C'était une
+chose comme résolue, et cependant..... Son idée, quoiqu'affaiblie par le
+découragement, par le temps, par l'affaiblissement même de ma confiance
+à un genre d'affections trop trompées et trop inutiles, son idée se
+trouvait comme liée aux sentiments de mon existence et de ma durée au
+milieu des choses. Je la voyais en moi, mais comme le souvenir
+ineffaçable d'un songe passé, comme ces idées de bonheur dont on garde
+l'empreinte, et qui ne sont plus de mon âge.</p>
+
+<p>Car je suis un homme fait: les dégoûts m'ont mûri: grâce à ma destinée,
+je n'ai d'autre maître que ce peu de raison qu'on reçoit d'en haut, sans
+savoir pourquoi. Je ne suis point sous le joug des passions; les désirs
+ne m'égarent point; la volupté ne me corrompra pas. J'ai laissé là
+toutes ces futilités des âmes fortes: je n'aurai point le ridicule de
+jouir des choses romanesques dont on doit revenir, ni d'être dupe d'un
+beau sentiment. Je me sens en état de voir avec indifférence un site
+heureux, un beau ciel, une action vertueuse, une scène touchante; et si
+j'y mettais assez d'importance, je pourrais, comme l'homme du meilleur
+ton, bâiller toujours en souriant toujours, m'amuser consumé de
+chagrins, et mourir d'ennui avec beaucoup de calme et de dignité.</p>
+
+<p>Dans le premier moment, j'ai été surpris de <i>la</i> voir, et maintenant je
+le suis encore, parce que je ne vois pas à quoi cela peut mener. Mais
+quelle nécessité y a-t-il que cela mène à quelque chose? que d'incidents
+isolés dans le cours du monde, ou qui n'ont pas de résultats que nous
+puissions connaître! Je ne parviens pas à me défaire de cette sorte
+d'instinct qui cherche une suite et des conséquences à chaque chose,
+surtout à celles que le hasard amène. Je veux toujours y voir, et
+l'effet d'une intention, et un moyen de la nécessité. Je m'amuse de ce
+singulier penchant: il nous a fourni plus d'une occasion de rire
+ensemble; et, dans ce moment-ci, je ne le trouve point du tout
+incommode.</p>
+
+<p>Il est certain que si j'avais su la rencontrer, je n'aurais pas été de
+ce côté: je crois pourtant que j'aurais eu tort. Un rêveur doit tout
+voir; et un rêveur n'a malheureusement pas grand chose à craindre.
+Faudrait-il d'ailleurs éviter tout ce qui tient à la vie de l'âme, et
+tout ce qui l'avertit de ses pertes? le pourrait-on? Une odeur, un son,
+un trait de lumière me diront de même qu'il y a autre chose dans la
+nature humaine que digérer et m'assoupir. Un mouvement de joie dans le
+c&#339;ur du malheureux, ou le soupir de celui qui jouit, tout m'avertira de
+cette mystérieuse combinaison dont l'intelligence entretient et change
+sans cesse la suite infinie, et dont les corps ne sont que les matériaux
+qu'une idée éternelle arrange comme les figures d'une chose invisible,
+qu'elle roule comme des dés, qu'elle calcule comme des nombres.</p>
+
+<p>Revenu sur le bord de la Saône, je me disais après l'avoir quittée:
+l'&#339;il est incompréhensible! Non-seulement il reçoit pour ainsi dire
+l'infini, mais il semble le reproduire. Il voit tout un monde; et ce
+qu'il rend, ce qu'il peut, ce qu'il exprime est plus vaste encore. Une
+grâce qui entraîne tout, une éloquence douce et profonde, une expression
+plus étendue que les choses exprimées, l'harmonie qui fait le lien
+universel, tout cela est dans l'&#339;il d'une femme. Tout cela, et plus
+encore, est dans la voix illimitée de celle qui sent. Lorsqu'elle parle,
+elle tire de l'oubli les affections et les idées, elle éveille l'âme de
+sa léthargie, elle l'entraîne et la conduit dans tout le domaine de sa
+vie morale. Lorsqu'elle chante, il semble qu'elle agite les choses,
+qu'elle les déplace, qu'elle les forme, et qu'elle crée des sentiments
+nouveaux. La vie naturelle n'est plus la vie ordinaire: tout est
+romantique, animé, enivrant. Là, assise en repos, ou occupée d'autre
+chose, elle nous emporte, elle nous précipite avec elle dans le monde
+immense; et notre vie s'agrandit de ce mouvement sublime et calme.
+Combien, alors, paraissent froids ces hommes qui se remuent tant pour de
+si petites choses; dans quel néant ils nous retiennent, et qu'il est
+fatigant de vivre parmi des êtres turbulents et muets!</p>
+
+<p>Mais quand tous les efforts, tous les talents, tous les succès, et tous
+les dons du hasard ont formé un visage admirable, un corps parlait, une
+manière fine, une âme grande, un c&#339;ur délicat, un esprit étendu; il ne
+faut qu'un jour pour que l'ennui et le découragement commencent à tout
+anéantir dans le vide d'un cloître, dans les dégoûts d'un mariage
+trompeur, dans la nullité d'une vie fastidieuse.</p>
+
+<p>Je veux continuer à la voir. Elle n'attend plus rien; nous serons bien
+ensemble. Elle ne sera pas surprise que je sois consumé d'ennui, et je
+n'ai point à craindre d'ajouter au sien. Notre situation est fixe, et
+tellement, que je ne changerai pas la mienne en allant chez elle dès
+qu'elle aura quitté la campagne.</p>
+
+<p>Je me figure déjà avec quelle grâce riante et fatiguée, elle reçoit une
+société qui l'excède; et avec quelle impatience elle attend le lendemain
+des jours de plaisir.</p>
+
+<p>Je vois tous les jours à-peu-près les mêmes ennuis. Les concerts, les
+soirs, tous ces passe-temps sont le travail des prétendus heureux: il
+leur est à charge, comme celui de la vigne l'est à l'homme de journée;
+et davantage, car il ne porte pas avec lui sa consolation, il ne produit
+rien.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XLI" id="LETTRE_XLI"></a>LETTRE XLI.</h3>
+
+<p class="date">Lyon, 18 mai, VI.<br />
+</p>
+
+<p>L'on dirait que le sort s'attache à ramener l'homme sous la chaîne qu'il
+a voulu secouer malgré le sort. Que m'a-t-il servi de tout quitter pour
+chercher une vie plus libre? Si j'ai vu des choses selon ma nature, ce
+ne fut qu'en passant, sans en jouir, et comme pour redoubler en moi
+l'impatience de les posséder.</p>
+
+<p>Je ne suis point l'esclave des passions, je suis plus malheureux, leur
+vanité ne me trompera point; mais enfin ne faut-il pas que la vie soit
+remplie par quelque chose? Quand l'existence est vide, peut-elle
+satisfaire? Si la vie du c&#339;ur n'est qu'un néant agité, ne vaut-il pas
+mieux la laisser pour un néant plus tranquille? Il me semble que
+l'intelligence cherche un résultat: je voudrais que l'on me dît quel est
+celui de ma vie. Je veux quelque chose qui voile et entraîne mes
+heures; car je ne saurais toujours les sentir rouler si pesamment sur
+moi, seules et lentes, sans désirs, sans illusions, sans but. Si je ne
+puis connaître de la vie que ses misères, est-ce un bien de l'avoir
+reçue? est-ce une sagesse de la conserver?</p>
+
+<p>Vous ne pensez pas que trop faible contre les maux de l'humanité, je
+n'ose même en soutenir la crainte: vous me connaissez mieux. Ce n'est
+point dans le malheur que je songerais à rejeter la vie: la résistance
+éveille l'âme et lui donne une attitude plus fière; l'on se retrouve
+enfin, quand il faut lutter contre de grandes douleurs; on peut se
+plaire dans son énergie, on a du moins quelque chose à faire. Mais ce
+sont les embarras, les ennuis, les contraintes, l'insipidité de la vie
+qui me fatiguent et me rebutent. L'homme passionné peut se résoudre à
+souffrir, puisqu'il prétend jouir un jour; mais quelle considération
+peut soutenir l'homme qui n'attend rien. Je suis las de mener une vie si
+vaine. Il est vrai que je pourrais prendre patience encore; mais ma vie
+passe sans que je fasse rien d'utile, et sans que je jouisse, sans
+espoir, comme sans paix. Pensez-vous qu'avec une âme indomptable, tout
+cela puisse durer de longues années?</p>
+
+<p>Je croirais qu'il y a aussi une raison des choses physiques; et que la
+nécessité elle-même a une marche suivie, une sorte de fin que
+l'intelligence peut pressentir. Je me demande quelquefois où me conduira
+cette contrainte qui m'enchaîne à l'ennui, cette apathie d'où je ne puis
+jamais sortir; cet ordre de choses nul et insipide dont je ne saurais me
+débarrasser, où tout manque, diffère, s'éloigne; où toute probabilité
+s'évanouit; où l'effort est détourné; où tout changement avorte; où
+l'attente est toujours trompée, même celle d'un malheur du moins
+énergique; où l'on dirait qu'une volonté ennemie s'attache à me retenir
+dans un état de suspension et d'entraves, à me leurrer par des choses
+vagues et des espérances évasives, afin de consumer ma durée entière
+sans qu'elle ait rien atteint, rien produit, rien possédé. Je revois le
+triste souvenir des longues années perdues. J'observe comment cet avenir
+qui séduit toujours, change et s'amoindrit en s'approchant. Frappé d'un
+souffle de mort à la lueur funèbre du présent, il se décolore dès
+l'instant où l'on veut jouir; et laissant derrière lui les séductions
+qui le masquaient et le prestige déjà vieilli, il passe seul, abandonné,
+traînant avec pesanteur son spectre épuisé et hideux, comme s'il
+insultait à la fatigue que donne le glissement sinistre de sa chaîne
+éternelle: lorsque je pressens cet espace désenchanté où vont se traîner
+les restes de ma jeunesse et de ma vie; et que ma pensée cherche à
+suivre d'avance la pente uniforme où tout coule et se perd; que
+trouvez-vous que je puisse attendre à son terme, et qui pourrait me
+cacher l'abîme où tout cela va finir? Ne faudra-t-il pas bien que, las
+et rebuté, quand je suis assuré de ne pouvoir rien, je cherche au moins
+du repos? Et quand une force inévitable pèse sur moi sans relâche,
+comment reposerai-je, si ce n'est en me précipitant moi-même?</p>
+
+<p>Il faut que toute chose ait une fin selon sa nature. Puisque ma vie
+relative est retranchée du cours du monde, pourquoi végéter longtemps
+encore inutile au monde et fatigant à moi-même? Pour le vain instinct
+d'exister! Pour respirer et avancer en âge! Pour m'éveiller amèrement
+quand tout repose, et chercher les ténèbres quand la terre fleurit: pour
+n'avoir que le besoin des désirs, et ne connaître que le songe de
+l'existence: pour rester déplacé, isolé sur la scène des afflictions
+humaines, quand nul n'est heureux pur moi, quand, je n'ai que l'idée du
+rôle d'un homme: pour tenir à une vie perdue, lâche esclave que la vie
+repousse et qui s'attache à son ombre, avide de l'existence, comme si
+l'existence réelle lui était laissée, et voulant être misérablement
+faute d'oser n'être plus!</p>
+
+<p>Que me feront tous ces sophismes d'une philosophie douce et flatteuse,
+vain déguisement d'un instinct pusillanime, vaine sagesse des patients
+qui perpétue les maux si bien supportés, et qui légitime notre
+servitude par une nécessité imaginaire.</p>
+
+<p>Attendez, me dira-t-on, le mal moral s'épuise par sa durée même:
+attendez; les temps changeront, et vous serez satisfait; ou s'ils
+restent semblables, vous serez changé vous-même. En usant du présent tel
+qu'il est, vous aurez affaibli le sentiment trop impétueux d'un avenir
+meilleur; et quand vous aurez toléré la vie, elle deviendra bonne à
+votre c&#339;ur plus tranquille.&mdash;Une passion cesse, une perte s'oublie, un
+malheur se répare: moi, je n'ai point de passions, je ne plains ni perte
+ni malheur, rien qui puisse cesser, qui puisse être oublié, qui puisse
+être réparé. Une passion nouvelle peut distraire de celle qui vieillit:
+mais où trouverai-je un aliment pour mon c&#339;ur quand il aura perdu cette
+soif qui le consume? Il désire tout, il veut tout, il contient tout. Que
+mettre à la place de cet infini qu'exige ma pensée? Les regrets,
+s'oublient, d'autres biens les effacent: mais quels biens pourront
+tromper des regrets universels? Tout ce qui est propre à la nature
+humaine appartient à mon être; il a voulu s'en nourrir selon sa nature,
+il s'est épuisé sur une ombre impalpable: savez-vous quelque bien qui
+console du regret du monde? Si mon malheur est dans le néant de ma vie,
+le temps calmera-t-il des maux que le temps aggrave: et dois-je espérer
+qu'ils cessent, quand c'est par leur durée même qu'ils sont
+intolérables?&mdash;Attendez: des temps meilleurs produiront peut-être ce que
+semble vous interdire votre destinée présente.&mdash;Hommes d'un jour, qui
+projetez en vieillissant, et qui raisonnez, pour un avenir reculé quand
+la mort est sur vos pas; en rêvant des illusions consolantes dans
+l'instabilité des choses, ne sentirez-vous jamais leur cours rapide; ne
+verrez-vous point que votre vie s'endort en se balançant; et que cette
+vicissitude qui soutient votre c&#339;ur trompé, ne l'agite que pour
+l'éteindre à jamais dans une secousse dernière et prochaine? Si la vie
+de l'homme était éternelle, si seulement elle était plus longue, si
+seulement elle restait semblable jusques près de sa dernière heure,
+alors l'espérance pourrait me séduire, et j'attendrais peut-être ce qui
+du moins serait possible. Mais y a-t-il quelque permanence dans la vie?
+Le jour futur peut-il avoir les besoins du jour présent, et ce qu'il
+fallait aujourd'hui sera-t-il bon demain? Notre c&#339;ur change plus
+rapidement que les saisons annuelles; leurs vicissitudes souffrent du
+moins quelque permanence, parce qu'elles se répètent dans l'étendue des
+siècles. Mais nos jours que rien ne renouvelle, n'ont pas deux heures
+qui puissent être semblables: leurs saisons, qui ne se réparent pas, ont
+chacune leurs besoins; s'il en est une qui ait perdu ce qui lui était
+propre, elle l'a perdu sans retour, et nul autre âge ne saurait posséder
+ce que l'âge puissant n'a pas atteint.&mdash;C'est le propre de l'insensé de
+prétendre lutter contre la nécessité. Le sage reçoit les choses telles
+que sa destinée les donne; il ne s'attache qu'à les considérer sous les
+rapports-qui peuvent les lui rendre heureuses: sans s'inquiéter
+inutilement dans quelles voies il erre sur ce globe, il sait posséder,
+à chaque gîte qui marque sa course, et les douceurs des convenances, et
+la sécurité du repos; et devant sitôt trouver, quoiqu'il arrive, le
+terme de sa marche, il va sans effort, il s'égare même sans inquiétude.
+Que lui servirait de vouloir davantage, de résister à la force du monde,
+et de chercher à éviter des chaînes et une ruine inévitable? Nul
+individu ne saurait arrêter le cours universel, et rien n'est plus vain
+que la plainte des maux attachés nécessairement à notre nature.&mdash;Si tout
+est nécessaire, que prétendez-vous opposer à mes ennuis? Pourquoi les
+blâmer; puis-je sentir autrement? Si au contraire notre sort particulier
+est dans nos mains, si l'homme peut choisir et vouloir, il existera pour
+lui des obstacles qu'il ne saurait vaincre, et des misères auxquelles il
+ne pourra soustraire sa vie: mais tout l'effort du genre humain ne
+pourrait faire plus contre lui que de l'anéantir. Celui-là seul peut
+être soumis à tout, qui veut absolument vivre; mais celui qui ne prétend
+à rien, ne peut être soumis à rien. Vous exigez que je me résigne à des
+maux inévitables; je le veux bien aussi: mais quand je consens à tout
+quitter, il n'y a plus pour moi de maux inévitables.</p>
+
+<p>Les biens nombreux qui restent à l'homme dans le malheur même ne
+sauraient me retenir. Il y a plus de biens que de maux, cela est vrai
+dans le sens absolu, et pourtant ce serait s'abuser étrangement que de
+compter ainsi. Un seul mal que nous ne pouvons oublier anéantit l'effet
+de vingt biens dont nous paraissons jouir; et malgré les promesses du
+raisonnement, il est beaucoup de maux que l'on ne saurait cesser de
+sentir qu'avec des efforts et du temps, si du moins l'on n'est sectaire
+et un peu fanatique. Le temps, il est vrai, dissipe ces maux, et la
+résistance du sage les use plus vite encore; mais l'industrieuse
+imagination des autres hommes les a tellement multipliés, qu'ils seront
+toujours remplacés avant leur terme: et comme les biens passent ainsi
+que les douleurs, y eût-il dans l'homme dix plaisirs pour une seule
+peine, si l'amertume d'une seule peine corrompt cent plaisirs pendant
+toute sa durée, la vie sera au moins indifférente et inutile à qui n'a
+plus d'illusions. Le mal reste, le bien n'est plus: par quel prestige,
+pour quelle fin porterais-je la vie? Le dénouement est connu;
+qu'y-a-t-il à faire encore? La perte vraiment irréparable est celle des
+désirs.</p>
+
+<p>Je sais qu'un penchant naturel attache l'homme à la vie; mais c'est en
+quelque sorte un instinct d'habitude, il ne prouve nullement que la vie
+soit bonne. L'être, par cela qu'il existe, doit tenir à l'existence: la
+raison seule peut lui faire voir le néant sans effroi. Il est
+remarquable que l'homme dont la raison affecte tant de mépriser
+l'instinct, s'autorise de ce qu'il a de plus aveugle pour justifier les
+sophismes de cette même raison.</p>
+
+<p>On objectera que l'impatience de la vie tient à l'impétuosité des
+passions; et que le vieillard s'y attache à mesure que l'âge le calme et
+l'éclaire. Je ne veux pas examiner en ce moment, si la raison de l'homme
+qui s'éteint vaut plus que celle de l'homme dans sa force; si chaque
+âge n'a pas sa manière de sentir convenable alors, et déplacée dans
+d'autres temps; si enfin nos institutions stériles, si nos vertus de
+vieillards, ouvrages de la caducité, du moins dans leur principe,
+prouvent solidement en faveur de l'âge refroidi. Je répondrais
+seulement: toute chose mélangée est regrettée au moment de sa perte; une
+perte sans retour n'est jamais vue froidement après une longue
+possession; et notre imagination, que nous voyons toujours dans la vie
+abandonner un bien dès qu'il est atteint, pour fixer nos efforts sur
+celui qui nous reste à acquérir, ne s'arrête dans ce qui finit que sur
+le bien qui nous est enlevé, et non sur le mal dont nous sommes
+délivrés.</p>
+
+<p>Ce n'est pas ainsi que l'on doit estimer la valeur de la vie effective
+pour la plupart des hommes. Mais chaque jour de cette existence dont ils
+espèrent sans cesse, demandez-leur si le moment présent les satisfait,
+les mécontente, ou leur est indifférent: vos résultats seront sûrs
+alors. Toute autre estimation n'est qu'un moyen ne s'en imposer à
+soi-même; et je veux mettre une vérité claire et simple, à la place des
+idées confuses, et des sophismes rebattus.</p>
+
+<p>L'on me dira sérieusement: arrêtez vos désirs; bornez ces besoins trop
+avides: mettez vos affections dans les choses faciles: pourquoi chercher
+ce que les circonstances éloignent? pourquoi exiger ce dont les hommes
+se passent si bien? pourquoi vouloir des choses utiles, tant d'autres
+n'y pensent même pas? pourquoi vous plaindre des douleurs publiques;
+voyez-vous qu'elles troublent le sommeil d'un seul heureux? que servent
+ces pensées d'une âme forte et cet instinct des choses sublimes? ne
+sauriez-vous rêver la perfection sans y prétendre amener la foule qui
+s'en rit, tout en gémissant? et vous faut-il, pour jouir de votre vie,
+une existence grande ou simple, des circonstances énergiques, des lieux
+choisis, des hommes et des choses selon votre c&#339;ur? Tout est bon à
+l'homme pourvu qu'il existe; et partout où il peut vivre, il peut vivre
+bien. S'il a une bonne réputation, quelques connaissances qui lui
+veuillent du bien, une maison et de quoi se présenter dans le monde, que
+lui faut-il davantage? Certes je n'ai rien à répondre à ces conseils
+qu'un homme mûr me donnerait, et je les crois très-bons en effet pour
+ceux qui les trouvent tels.</p>
+
+<p>Cependant je suis plus calme maintenant, et je commence à me lasser de
+mon impatience elle-même. Des idées sombres, mais tranquilles, me
+deviennent plus familières. Je songe volontiers à ceux qui, dans le
+matin de leurs jours, ont trouvé leur éternelle nuit: ce sentiment me
+repose et me console; c'est l'instinct du soir. Mais pourquoi ce besoin
+des ténèbres? pourquoi la lumière m'est-elle pénible? Ils le sauront un
+jour; quand ils auront changé; quand je ne serai plus.</p>
+
+<p>Quand vous ne serez plus! méditez-vous un crime?&mdash;Si, fatigué des maux
+de la vie, et surtout désabusé de ses biens, déjà suspendu sur l'abîme
+marqué pour le moment suprême, retenu par l'ami, accusé par le
+moraliste, condamné par ma patrie, coupable aux yeux de l'homme social,
+j'avais à répondre à ses efforts, à ses reproches; voici ce me semble ce
+que je pourrais dire.</p>
+
+<p>J'ai tout examiné, tout connu; si je n'ai pas tout éprouvé, j'ai du
+moins tout pressenti. Vos douleurs ont flétri mon âme; elles sont
+intolérables parce qu'elles sont sans but. Vos plaisirs sont illusoires,
+fugitifs, un jour suffit pour les connaître et les quitter. J'ai cherché
+en moi le bonheur, mais sans fanatisme; j'ai vu qu'il n'était pas fait
+pour l'homme seul: je le proposai à ceux qui m'environnaient, ils
+n'avaient pas le loisir d'y songer. J'interrogeai la multitude que
+flétrit la misère, et les privilégiés que l'ennui opprime; ils m'ont
+dit, nous souffrons aujourd'hui, mais nous jouirons demain. Pour moi je
+sais que le jour qui se prépare va marcher sur la trace du jour qui
+s'écoule. Vivez, vous que peut tromper encore un prestige heureux; mais
+moi, fatigué de ce qui peut égarer l'espoir, sans attente et presque
+sans désir, je ne dois plus vivre. Je juge la vie comme l'homme qui
+descend dans la tombe, qu'elle s'ouvre donc pour moi: reculerais-je le
+terme quand il est déjà atteint? La nature offre des illusions à croire
+et à aimer; elle ne lève le voile qu'au moment marqué pour la mort: elle
+ne l'a pas levé pour vous, vivez: elle l'a levé pour moi, ma vie n'est
+déjà plus.</p>
+
+<p>Il se peut que le vrai bien de l'homme soit son indépendance morale, et
+que ses misères ne soient que le sentiment de sa propre faiblesse dans
+des situations multipliées; que tout soit songe hors de lui, et que la
+paix soit dans le c&#339;ur inaccessible aux illusions. Mais sur quoi se
+reposera sa pensée désabusée? que faire dans la vie quand on est
+indifférent à tout ce qu'elle renferme? Quand la passion de toutes
+choses, quand ce besoin universel des âmes fortes a consumé nos c&#339;urs;
+quand le charme abandonne nos désirs détrompés, l'irrémédiable ennui
+naît de ces cendres refroidies: funèbre, sinistre, il absorbe tout
+espoir, il règne sur les ruines, il dévore, il éteint. D'un effort
+invincible, il creuse notre tombe, asile qui donnera du moins le repos
+par l'oubli, le calme dans le néant.</p>
+
+<p>Sans les désirs, que faire de la vie? Végéter stupidement; se traîner
+sur la trace inanimée des soins et des affaires; ramper énervés dans la
+bassesse de l'esclave, ou la nullité de la foule; penser sans servir
+l'ordre universel; sentir sans vivre! Ainsi, jouet lamentable d'une
+destinée que rien n'explique, l'homme abandonnera sa vie aux hasards et
+des choses et des temps. Ainsi, trompé par l'opposition de ses v&#339;ux, de
+sa raison, de ses lois, de sa nature, il se hâte d'un pas riant et plein
+d'audace vers la nuit sépulcrale. L'&#339;il ardent, mais inquiet au milieu
+des fantômes, et le c&#339;ur chargé de douleurs, il cherche et s'égare, il
+végète et s'endort.</p>
+
+<p>Harmonie du monde! Rêve sublime! Fin morale, reconnaissance sociale,
+lois, devoirs, mots sacrés parmi les hommes! je ne puis vous braver
+qu'aux yeux de la foule trompée.</p>
+
+<p>A la vérité, j'abandonne des amis que je vais affliger, ma patrie dont
+je n'ai point assez payé les bienfaits, tous les hommes que je devais
+servir: ce sont des regrets et non pas des remords. Qui, plus que moi,
+pourra sentir le prix de l'union, l'autorité des devoirs, le bonheur
+d'être utile? J'espérais faire quelque bien, ce fut le plus flatteur, le
+plus insensé de mes rêves. Dans la perpétuelle incertitude d'une
+existence toujours agitée, précaire, asservie, vous suivez tous,
+aveugles et dociles, la trace battue de l'ordre établi; abandonnant
+ainsi votre vie à vos habitudes, et la perdant sans peine comme vous
+perdriez un jour. Je pourrais, entraîné de même par cette déviation
+universelle, laisser quelques bienfaits dans ces voies d'erreur: mais ce
+bien, facile à tous, sera fait sans moi par les hommes bons. Il en est;
+qu'ils vivent, et qu'utiles à quelque chose, ils se trouvent heureux.
+Pour moi, au sein de cet abîme de maux, je ne serai point consolé, je
+l'avoue, si je ne fais pas plus. Un infortuné près de moi sera
+peut-être soulagé, cent mille gémiront: et moi, impuissant au milieu
+d'eux, je verrai sans cesse attribuer à la nature des choses, les fruits
+amers de l'égarement humain; et se perpétuer comme l'&#339;uvre inévitable de
+la nécessité, ces misères où je crois sentir le caprice accidentel d'une
+perfectibilité qui s'essaye! Que l'on me condamne sévèrement, si je
+refuse le sacrifice d'une vie heureuse au bien général: mais lorsque,
+devant rester inutile, j'appelle une mort trop longtemps attendue, j'ai
+des regrets, je le répète, et non pas des remords.</p>
+
+<p>Sous le poids d'un malheur passager, considérant la mobilité des
+impressions et des événements, sans doute je devrais attendre des jours
+plus favorables. Mais le mal qui pèse sur mes ans, n'est point un mal
+passager. Ce vide dans lequel ils s'écoulent lentement, qui le remplira?
+Qui rendra des désirs à ma vie, et une attente à ma volonté? C'est le
+bien lui-même que je trouve inutile; fassent les hommes qu'il n'y ait
+plus que des maux à déplorer! Durant l'orage, l'espoir soutient; et l'on
+s'affermit contre le danger parce qu'il peut finir; mais si le calme
+lui-même vous fatigue, qu'espérerez-vous alors? Si demain peut être bon,
+je veux bien attendre; mais si ma destinée est telle que demain ne
+pouvant être meilleur, puisse être plus malheureux encore, je ne verrai
+point ce jour funeste.</p>
+
+<p>Si c'est un devoir réel d'achever la vie qui m'a été donnée, sans doute
+je braverai ses misères; le temps rapide les entraînera bientôt. Quelque
+opprimés que puissent être nos jours, ils sont tolérables, puisqu'ils
+sont bornés. La mort et la vie sont en mon pouvoir; je ne tiens pas à
+l'une, je ne désire point l'autre, que la raison décide si j'ai le droit
+de choisir entre elles.</p>
+
+<p>C'est un crime, me dit-on, de déserter la vie; mais ces mêmes sophistes
+qui me défendent la mort, m'exposent ou m'envoient à elle. Leurs
+innovations la multiplient autour de moi, leurs préceptes m'y
+conduisent, ou leurs lois me la donnent. C'est une gloire de renoncer à
+la vie quand elle est bonne, c'est une justice de tuer celui qui veut
+vivre; et cette mort que l'on doit chercher quand on la redoute, ce
+serait un crime de s'y livrer quand on la désire! Sous cent prétextes,
+ou spécieux, ou ridicules, vous vous jouez de mon existence: moi seul je
+n'aurais plus de droits sur moi-même? Quand j'aime la vie, je dois la
+mépriser; quand je suis heureux, vous m'envoyez mourir: et si je veux la
+mort, c'est alors que vous me la défendez; vous m'imposez la vie quand
+je l'abhorre<a name="FNanchor_31_31" id="FNanchor_31_31"></a><a href="#Footnote_31_31" class="fnanchor">[31]</a>.</p>
+
+<p>Si je ne puis m'ôter la vie, je ne puis non plus m'exposer à une mort
+probable. Est-ce là cette prudence que vous demandez de vos sujets? Sur
+le champ de bataille, ils doivent calculer les probabilités avant de
+marcher à l'ennemi, et vos héros sont tous des criminels. L'ordre que
+vous leur donnez ne les justifie point: vous n'avez pas le droit de les
+envoyer à la mort, s'ils n'ont pas eu le droit de consentir à y être
+envoyés. Une même démence autorise vos fureurs et dicte vos préceptes:
+et tant d'inconséquence pourrait justifier tant d'injustice! Si je n'ai
+point sur moi-même ce droit de mort, qui l'a donne à la société? Ai-je
+cédé ce que je n'avais point? Quel principe social avez-vous inventé,
+qui m'explique comment un corps acquiert un pouvoir interne et
+réciproque que ses membres n'avaient point, et comment j'ai donné pour
+m'opprimer, un droit que je n'avais pas même pour échapper à
+l'oppression? Dira-t-on que si l'homme isolé jouit de ce droit naturel,
+il l'aliène en devenant membre de la société? Mais ce droit est
+inaliénable par sa nature, et nul ne saurait faire une convention qui
+lui ôte tout pouvoir de la rompre quand on la fera servir à son
+préjudice. On a prouvé, avant moi, que l'homme n'a pas le droit de
+renoncer à sa liberté, ou en d'autres termes, de cesser d'être homme:
+comment perdrait-il le droit le plus essentiel, le plus sûr, le plus
+irrésistible de cette même liberté, le seul qui garantisse son
+indépendance, et qui lui reste toujours contre le malheur? Jusques à
+quand de palpables absurdités asserviront-elles les hommes?</p>
+
+<p>Si ce pouvait être un crime d'abandonner la vie, c'est vous que
+j'accuserais, vous dont les innovations funestes m'ont conduit à vouloir
+la mort, que sans vous j'eusse éloignée; cette mort, perte universelle
+que rien ne répare, triste et dernier refuge qu'encore vous osez
+m'interdire, comme s'il vous restait quelque prise sur ma dernière
+heure, et que là aussi les formes de votre législation pussent limiter
+des droits placés hors du monde qu'elle gouverne. Opprimez ma vie; la
+loi est souvent aussi le droit du plus fort: mais la mort est la borne
+que je veux poser à votre pouvoir. Ailleurs vous commanderez, ici il
+faut prouver.</p>
+
+<p>Dites-moi clairement, sans vos détours habituels, sans cette vaine
+éloquence des mots qui ne me trompera pas, sans ces grands noms mal
+entendus de force, de vertu, d'ordre éternel, de destination morale;
+dites-moi simplement si les lois de la société sont faites pour le monde
+actuel et vrai, ou pour une vie future et éloignée de nous? Si elles
+sont faites pour le monde positif, dites-moi comment des lois relatives
+à un ordre de choses, peuvent m'obliger quand cet ordre n'est plus;
+comment ce qui règle la vie peut s'étendre au-delà; comment le mode
+selon lequel nous avons déterminé nos rapports peut subsister quand ces
+rapports ont fini; et comment j'ai pu jamais consentir que nos
+conventions me retinssent quand je n'en voudrais plus? Quel est le
+fondement, je veux dire le prétexte de vos lois? N'ont-elles pas promis
+<i>le bonheur de tous</i>; quand je veux la mort, apparemment je ne me sens
+pas heureux. Le pacte qui m'opprime, doit-il être irrévocable? Un
+engagement onéreux dans les choses particulières de la vie, peut trouver
+au moins des compensations; et l'on peut sacrifier un avantage quand il
+nous reste la faculté d'en posséder d'autres: mais l'abnégation totale
+peut-elle entrer dans l'idée d'un homme qui conserve quelque notion de
+droit et de vérité? Toute société est fondée sur une réunion de
+facultés, un échange de services: mais quand je nuis à la société, ne
+refuse-t-elle pas de me protéger? Si donc elle ne fait rien pour moi, ou
+si elle fait beaucoup contre moi, j'ai aussi le droit de refuser de la
+servir. Notre pacte ne lui convient plus, elle le rompt: il ne me
+convient plus, je le romps aussi: je ne me révolte pas, je sors.</p>
+
+<p>C'est un dernier effort de votre tyrannie jalouse. Trop de victimes vous
+échapperaient; trop de preuves de la misère publique s'élèveraient
+contre le vain bruit de vos promesses, et découvriraient vos codes
+astucieux dans leur nudité aride et leur corruption financière. J'étais
+simple de vous parler de justice! j'ai vu le sourire de la pitié dans
+votre regard paternel. Il me dit que c'est la force et l'intérêt qui
+mènent les hommes. Vous l'avez voulu: et bien! comment votre loi
+sera-t-elle maintenue? Qui punira-t-elle de son infraction?
+Atteindra-t-elle celui qui n'est plus? Vengera-t-elle sur les siens son
+effort méprisé? Quelle démence inutile! Multipliez nos misères, il le
+faut pour les grandes choses que vous projetez, il le faut pour le genre
+de gloire que vous cherchez: asservissez, tourmentez, mais du moins ayez
+un but; soyez iniques et froidement atroces; mais du moins ne le soyez
+pas en vain. Quelle dérision qu'une loi de servitude qui ne sera ni
+obéie ni vengée!</p>
+
+<p>Où votre force finit, vos impostures commencent: tant il est nécessaire
+à votre empire que vous ne cessiez pas de vous jouer des hommes! C'est
+la nature, c'est l'intelligence suprême qui veulent que je plie ma tête
+sous le joug insultant et lourd. Elles veulent que je m'attache à ma
+chaîne, et que je la traîne docilement, jusqu'à l'instant où il vous
+plaira de la briser sur ma tête. Quoique vous fassiez, un Dieu vous
+livre ma vie; et l'ordre du monde serait interverti si votre esclave
+échappait.</p>
+
+<p>L'Eternel m'a donné l'existence et m'a chargé de mon rôle individuel
+dans l'harmonie de ses &#339;uvres; je dois le remplir jusqu'à la fin, et je
+n'ai pas le droit de me soustraire à son empire.&mdash;Vous oubliez trop tôt
+l'âme que vous m'avez donnée. Ce corps terrestre n'est que poussière, ne
+vous en souvient-il plus? Mais mon intelligence, souffle impérissable
+émanée de l'intelligence universelle, ne pourra jamais se soustraire à
+sa loi. Comment quitterais-je l'empire du maître de toutes choses? Je ne
+change que de lieu; les lieux ne sont rien pour celui qui contient et
+gouverne tout. Il ne m'a pas placé plus exclusivement sur la terre que
+dans la contrée où il m'a fait naître.</p>
+
+<p>La nature veille à ma conservation; je dois aussi me conserver pour
+obéir à ses lois; et puisqu'elle m'a donné la crainte de la mort, elle
+me défend de la chercher. C'est une belle phrase: mais la nature me
+conserve, ou m'immole à son gré; du moins le cours des choses n'a point
+en cela de loi connue. Lorsque je veux vivre, un gouffre s'entr'ouvre
+pour m'engloutir, la foudre descend me consumer. Si la nature m'ôte la
+vie qu'elle m'a fait aimer, je me l'ôte quand je ne l'aime plus: si elle
+m'arrache un bien, je rejette un mal: si elle livre mon existence au
+cours arbitraire des événements, je la quitte ou la conserve avec choix.
+Puisqu'elle m'a donné la faculté de vouloir et de choisir, j'en use dans
+la circonstance où j'ai à décider entre les plus grands intérêts; et je
+ne saurais comprendre que faire servir la liberté reçue d'elle, à
+choisir ce qu'elle m'inspire, ce soit l'outrager. Ouvrage de la nature,
+j'interroge ses lois, j'y trouve ma liberté. Placé dans l'ordre social,
+je réponds aux préceptes erronés des moralistes, et je rejette des lois
+que nul législateur n'avait le droit de faire.</p>
+
+<p>Dans tout ce que n'interdit pas une loi supérieure et évidente, mon
+désir est ma loi, puisqu'il est le signe de l'impulsion naturelle; il
+est mon droit par cela seul qu'il est mon désir. La vie n'est pas bonne
+pour moi si, désabusé de ses biens, je n'ai plus d'elle que ses maux:
+elle m'est funeste alors; je la quitte, c'est le droit de l'être qui
+choisit et qui veut<a name="FNanchor_32_32" id="FNanchor_32_32"></a><a href="#Footnote_32_32" class="fnanchor">[32]</a>.</p>
+
+<p>Si j'ose prononcer où tant d'hommes ont douté, c'est d'après une
+conviction intime: si ma décision se trouve conforme à mes besoins, elle
+n'est dictée du moins par aucune partialité: si je suis égaré, j'ose
+affirmer que je ne suis pas coupable, ne concevant pas comment je
+pourrais l'être.</p>
+
+<hr style="width: 15%;" />
+
+<p>J'ai voulu savoir ce que je pouvais faire: je ne décide point ce que je
+ferai. Je n'ai ni désespoir, ni passion: il suffit à ma sécurité d'être
+certain que le poids inutile pourra être secoué quand il me pressera
+trop. Dès longtemps la vie me fatigue, et elle me fatigue tous les jours
+davantage: mais je ne suis point passionné. Je trouve aussi quelque
+répugnance à perdre irrévocablement mon être. S'il fallait choisir à
+l'instant, ou de briser tous les liens, ou d'y rester nécessairement
+attaché pendant vingt ans encore, je crois que j'hésiterais peu: mais je
+me hâte moins, parce que dans quelques mois je le pourrai comme
+aujourd'hui, et que les Alpes sont le seul lieu qui convienne à la
+manière dont je voudrais m'éteindre.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XLII" id="LETTRE_XLII"></a>LETTRE XLII.</h3>
+
+<p class="date">Lyon, 29 mai, VI.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai lu plusieurs fois votre lettre entière. Un intérêt trop vif l'a
+dictée. Je respecte l'amitié qui vous trompe: j'ai senti que je n'étais
+pas aussi seul que je le prétendais. Vous faites valoir ingénieusement
+des motifs très-louables: mais croyez que s'il y a beaucoup à dire à
+l'homme passionné que le désespoir entraîne, il n'y a pas un mot solide
+à répondre à l'homme tranquille qui raisonne sa mort.</p>
+
+<p>Ce n'est pas que j'aie rien décidé. L'ennui m'accable, le dégoût
+m'attere. Je sais que ce mal est en moi. Que ne puis-je être content de
+manger et de dormir? car enfin je mange et je dors. La vie que je traîne
+n'est pas très-malheureuse. Chacun de mes jours est supportable, mais
+leur ensemble m'accable. Il faut que l'être organisé agisse, et qu'il
+agisse selon sa nature. Lui suffit-il d'être bien abrité, bien
+chaudement, bien mollement couché, nourri de fruits délicats, environné
+du murmure des eaux et du parfum des fleurs. Vous le retenez immobile:
+cette mollesse le fatigue, ces essences l'importunent, ces aliments
+choisis ne le nourrissent pas. Retirez vos dons et vos chaînes; qu'il
+agisse, qu'il souffre même; qu'il agisse, c'est jouir et vivre.</p>
+
+<p>Cependant l'apathie m'est devenue comme naturelle; il semble que l'idée
+d'une vie active m'effraye ou m'étonne. Les choses étroites me
+répugnent, et leur habitude m'attache. Les grandes choses me séduiront
+toujours, et ma paresse les craindrait. Je ne sais ce que je suis, ce
+que j'aime, ce que je veux; je gémis sans cause, je désire sans objet,
+et je ne vois rien, sinon que je ne suis pas à ma place.</p>
+
+<p>Ce pouvoir que l'homme ne saurait perdre, ce pouvoir de cesser d'être,
+je l'envisage non pas comme l'objet d'un désir constant, non pas comme
+celui d'une résolution irrévocable, mais comme la consolation qui reste
+dans les maux prolongés, comme le terme toujours possible des dégoûts et
+de l'importunité. C'est là ma chimère. Tout homme a fait, dit-on, des
+châteaux en Espagne. Quelquefois le sort les réalise.</p>
+
+<hr style="width: 15%;" />
+
+<p>Vous me rappelez le mot éloquent qui termine une lettre de <i>Mylord
+Edouard</i>. Je n'y vois pas une preuve contre moi. Je pense de même sur le
+principe; mais la loi sans exception, qui défend de quitter
+volontairement la vie, ne m'en paraît pas une conséquence.</p>
+
+<p>La moralité de l'homme, et son enthousiasme, l'inquiétude de ses v&#339;ux,
+le besoin d'extension qui lui est habituel, semblent annoncer que sa fin
+n'est pas dans les choses fugitives; que son action n'est pas bornée aux
+spectres visibles; que sa pensée a pour objet les concepts nécessaires
+et éternels; que son affaire est de travailler à l'amélioration ou à la
+réparation du monde; que sa destination est, en quelque sorte,
+d'élaborer, de subtiliser, d'organiser, de donner à la matière plus
+d'énergie, aux êtres plus de puissance, aux organes plus de perfection,
+aux germes plus de fécondité, aux rapports des choses plus de rectitude,
+à l'ordre plus d'empire.</p>
+
+<p>On le regarde comme l'agent de la nature, employé par elle à achever, à
+polir son ouvrage; à mettre en &#339;uvre les portions de la matière brute
+qui lui sont accessibles; à soumettre aux lois de l'harmonie les
+composés informes; à purifier les métaux, à embellir les plantes; à
+dégager ou combiner les principes; à changer les substances grossières
+en substances volatiles, et la matière inerte en matière active; à
+rapprocher de lui les êtres moins avancés, et à s'élever et s'avancer
+lui-même vers le principe universel de feu, de lumière, d'ordre,
+d'harmonie, d'activité.</p>
+
+<p>Dans cette hypothèse, l'homme qui est digne d'un aussi grand ministère,
+vainqueur des obstacles et des dégoûts, reste à son poste jusqu'au
+dernier moment. Je respecte cette constance; mais il ne m'est pas
+prouvé que ce soit là son poste. Si l'homme survit à la mort apparente,
+pourquoi, je le répète, son poste exclusif est-il plutôt sur la terre
+que dans la condition, dans le lieu où il est né. Si au contraire la
+mort est le terme absolu de son existence, de quoi peut-il être chargé
+si ce n'est d'une amélioration sociale. Ses devoirs subsistent, mais
+nécessairement bornés à la vie présente, ils ne peuvent ni l'obliger
+au-delà, ni l'obliger de rester obligé. C'est dans l'ordre social qu'il
+doit contribuer à l'ordre. Parmi les hommes il doit servir les hommes.
+Sans doute l'homme de bien ne quittera pas la vie tant qu'il pourra y
+être utile: être utile et être heureux sont pour lui une même chose;
+s'il souffre et qu'en même temps il fasse beaucoup de bien, il est plus
+satisfait que mécontent. Mais quand le mal qu'il éprouve est plus grand
+que le bien qu'il opère, il peut tout quitter: il le devrait quand il
+est inutile et malheureux, s'il pouvait être assuré que sous ces deux
+rapports, son sort ne changera pas. On lui a donné la vie sans son
+consentement; s'il était encore forcé de la garder, quelle liberté lui
+resterait-il? Il peut aliéner ses autres droits, mais jamais celui-là:
+sans ce dernier asile, sa dépendance est affreuse. Souffrir beaucoup
+pour être un peu utile, c'est une vertu qu'on peut conseiller dans la
+vie, mais non un devoir qu'on puisse prescrire à celui qui s'en retire.
+Tant que vous usez des choses, c'est une vertu obligatoire; à ces
+conditions, vous êtes membre de la cité: mais quand vous renoncez au
+pacte, le pacte ne vous oblige plus. Qu'entend-on d'ailleurs par être
+utile, en disant que chacun peut l'être. Un cordonnier, en faisant bien
+son métier, sauve à ses pratiques le désagrément d'avoir des cors:
+cependant je doute qu'un cordonnier très-malheureux, soit en conscience
+obligé de ne mourir que de paralysie, afin de continuer à bien prendre
+la mesure du pied. Quand c'est ainsi que nous sommes utiles, il nous est
+bien permis de cesser de l'être. L'homme est souvent admirable en
+supportant la vie; mais ce n'est pas à dire qu'il y soit toujours
+obligé.</p>
+
+<p>Il me semble que voilà beaucoup de mots pour une chose très-simple. Mais
+quelque simple que je la trouve, ne pensez pas que je m'entête de cette
+idée, et que je mette plus d'importance à l'acte volontaire qui peut
+terminer la vie, qu'à un autre acte de cette même vie. Je ne vois pas
+que mourir soit une si grande affaire; tant d'hommes meurent sans avoir
+le temps d'y penser, sans même le savoir. Une mort volontaire doit être
+réfléchie sans doute, mais il en est de même de toute les actions dont
+les conséquences ne sont pas bornées à l'instant présent.</p>
+
+<p>Quand une situation devient probable, voyons aussitôt ce qu'elle pourra
+exiger de nous. Il est bon d'y avoir pensé d'avance, afin de ne se pas
+trouver dans l'alternative d'agir sans avoir délibéré, ou de perdre en
+délibérations l'occasion d'agir. Un homme qui sans s'être fait des
+principes, se trouve seul avec une femme, ne se met pas à raisonner ses
+devoirs; il commence par manquer aux engagements les plus saints, il y
+pensera peut-être ensuite. Combien d'actions héroïques n'eussent pas
+été faites s'il eût fallu avant de hasarder sa vie, donner une heure à
+la discussion.</p>
+
+<p>Je vous le répète, je n'ai point pris de résolution: mais j'aime à voir
+qu'une ressource infaillible par elle-même, et dont l'idée peut souvent
+diminuer mon impatience, ne m'est pas interdite.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XLIII" id="LETTRE_XLIII"></a>LETTRE XLIII.</h3>
+
+<p class="date">Lyon, 30 mai, VI.<br />
+</p>
+
+<p>La Bruyère a dit: Je ne haïrais pas d'être livré par la confiance à une
+personne raisonnable et d'en être gouverné en toutes choses, et
+absolument, et toujours. Je serais sûr de bien faire, sans avoir le soin
+de délibérer: je jouirais de la tranquillité de celui qui est gouverné
+par la raison.</p>
+
+<p>Moi je vous dis que je voudrais être esclave afin d'être indépendant:
+mais je ne le dis qu'à vous. Je ne sais si vous appellerez cela une
+plaisanterie. Un homme chargé d'un rôle dans ce monde et qui peut faire
+céder les choses à sa volonté est sans doute plus libre qu'un esclave,
+ou du moins il a une vie plus satisfaisante, puisqu'il peut vivre selon
+sa pensée. Mais il y a des hommes entravés de toutes parts. S'ils font
+un mouvement, cette chaîne inextricable qui les enveloppe comme un
+filet, les repousse dans leur nullité; c'est un ressort qui réagit
+d'autant plus qu'il est heurté avec plus de force. Que voulez-vous que
+fasse un pauvre homme ainsi embarrassé. Malgré sa liberté apparente, il
+ne peut pas plus <i>produire au-dehors des actes de sa vie</i> que celui qui
+consume la sienne dans un cachot. Ceux qui ont trouvé à leur cage un
+côté faible, et dont le sort avait oublié de river les fers,
+s'attribuant ce hasard heureux, viennent vous dire: courage! il faut
+entreprendre, il faut oser; faites comme nous. Ils ne voient point que
+ce n'est pas eux qui ont fait. Je ne dis pas que le hasard produise les
+choses; mais je crois qu'elles sont conduites au moins en partie, par
+une force étrangère à l'homme; et qu'il faut, pour réussir, un concours
+indépendant de notre volonté.</p>
+
+<p>S'il n'y avait pas une force morale qui modifiât ce que nous appelons
+les probabilités du hasard, le cours du monde serait dans une
+incertitude bien plus grande. Un calcul changerait plus souvent le sort
+d'un peuple: toute destinée serait livrée à une supputation obscure: le
+monde serait autre, il n'aurait plus de lois, puisqu'elles n'auraient
+plus de suite. Qui n'en voit l'impossibilité? Il y aurait contradiction;
+des hommes de bien deviendraient fortunés!</p>
+
+<p>S'il n'y a point une force générale qui entraîne toutes choses, quel
+singulier prestige empêche les hommes de voir avec effroi, que pour
+avoir des miroirs, des chandelles romaines, des cravates élastiques et
+des dragées de baptême, ils ont tout arrangé de manière qu'une seule
+faute ou un seul événement peut flétrir et corrompre toute une existence
+d'homme. Une femme, pour avoir oublié l'avenir durant moins d'une
+minute, n'a plus dans cet avenir que neuf mois d'amères sollicitudes et
+une vie d'opprobre. L'odieux étourdi qui vient de tuer sa victime, va le
+lendemain perdre à jamais sa santé en oubliant à son tour. Et vous ne
+voyez pas que cet état des choses où un incident perd la vie morale, où
+un seul caprice enlève mille hommes, et que vous appelez l'édifice
+social, n'est qu'un amas de misères masquées et d'erreurs illusoires, et
+que vous êtes ces enfants qui pensent avoir des jouets d'un grand prix
+parce qu'ils sont couverts de papier doré. Vous dites tranquillement:
+c'est comme cela que le monde est fait. Sans doute; et n'est-ce pas une
+preuve que nous ne sommes autre chose dans l'univers que des figures
+burlesques qu'un charlatan agite, oppose, promène en tous sens; fait
+rire, battre, pleurer, sauter, pour amuser..... qui? Je ne le sais pas.
+Mais c'est pour cela que je voudrais être esclave: ma volonté serait
+soumise, et ma pensée serait libre. Au contraire, dans ma prétendue
+indépendance, il faudrait que je fisse selon ma pensée: cependant je ne
+le puis pas, et je ne saurais voir clairement pourquoi je ne le pourrais
+pas; il s'ensuit que tout mon être est dans l'assujettissement, sans se
+résoudre à le souffrir.</p>
+
+<p>Je ne sais pas bien ce que je veux. Heureux celui qui ne veut que faire
+ses affaires; il peut se montrer à lui-même son but. Rien de grand (je
+le sens profondément), rien de ce qui est possible à l'homme et sublime
+selon sa pensée, n'est inaccessible à ma nature: et pourtant, je le sens
+de même, ma fin est manquée, ma vie est perdue, stérilisée: elle est
+déjà frappée de mort; son agitation est aussi vaine qu'immodérée; elle
+est puissante, mais stérile, oisive et ardente au milieu du paisible et
+éternel travail des êtres. Je ne sais que vouloir; il faut donc que je
+veuille toutes choses, car enfin je ne puis trouver de repos quand je
+suis consumé de besoins, je ne puis m'arrêter à rien dans le vide. Je
+voudrais être heureux! Mais quel homme aura le droit d'exiger le bonheur
+sur une terre où presque tous s'épuisent tout entiers seulement à
+diminuer leurs misères.</p>
+
+<p>Si je n'ai point la paix du bonheur, il me faut l'activité d'une vie
+forte. Certes je ne veux pas me traîner de degrés en degrés; prendre
+place dans la société; avoir des supérieurs, avoués pour tels, afin
+d'avoir des inférieurs à mépriser. Rien n'est burlesque comme cette
+hiérarchie des mépris qui descend selon des proportions très-exactement
+nuancées, et embrasse tout l'état, depuis le prince soumis à Dieu seul,
+dit-il, jusqu'au plus pauvre décroteur du faubourg, soumis à la femme
+qui le loge la nuit sur de la paille usée. Un maître d'hôtel n'ose
+marcher dans l'appartement de monsieur; mais dès qu'il s'est retourné
+vers la cuisine, le voilà qui règne. Vous prendriez pour le dernier des
+hommes le marmiton qui tremble sous lui: pas du tout; car il commande
+très-durement à la femme pauvre qui vient emporter les ordures, et qui
+gagne quelques sous par sa protection. Le valet que l'on charge des
+commissions, est homme de confiance: il donne lui-même ses commissions
+au valet dont la figure moins heureuse est laissée aux gros ouvrages: et
+le mendiant qui a su se mettre en vogue, accable de tout son génie le
+mendiant qui n'a pas d'ulcère.</p>
+
+<p>Celui-là seul aura pleinement vécu qui passe sa vie entière dans la
+position à laquelle son caractère le rend propre: ou bien celui-là
+encore dont le génie embrasse les divers objets, que sa destinée
+conduit dans toutes les situations possibles à l'homme, et qui dans
+toutes, sait être ce que sa situation demande. Dans les dangers, il est
+Morgan; maître d'un peuple, il est Lycurgue; chez des barbares, il est
+Odin; chez les Grecs, il est Alcibiade; dans le crédule Orient, il est
+Zerdust: il vit dans la retraite comme Philoclès; maître du monde, il
+gouverne comme Trajan<a name="FNanchor_33_33" id="FNanchor_33_33"></a><a href="#Footnote_33_33" class="fnanchor">[33]</a>; dans une terre sauvage, il s'affermit pour
+d'autres temps, il dompte les caymans, il traverse les fleuves à la
+nage, il poursuit le bouquetin sur les granits glacés, il allume sa pipe
+à la lave des volcans<a name="FNanchor_34_34" id="FNanchor_34_34"></a><a href="#Footnote_34_34" class="fnanchor">[34]</a>, il détruit autour de son asile l'ours du
+Nord, percé des flèches que lui-même a faites. Mais l'homme doit si peu
+vivre, et la durée de ce qu'il laisse après lui a tant d'incertitude! Si
+son c&#339;ur n'était pas avide, peut-être sa raison lui dirait-elle de vivre
+seulement sans douleurs, en donnant auprès de lui le bonheur à quelques
+amis dignes d'en jouir sans détruire son ouvrage.</p>
+
+<p>Les sages, dit-on, vivant sans passion, vivent sans impatience; et comme
+ils voient toutes choses d'un même &#339;il, ils trouvent dans leur quiétude
+la paix et la dignité de la vie. Mais de grands obstacles s'opposent
+souvent à cette tranquille indifférence. Pour recevoir le présent comme
+il s'offre, et mépriser l'espoir ainsi que les craintes de l'avenir, il
+n'est qu'un moyen sûr, facile et simple, c'est d'éloigner de son idée
+cet avenir dont la pensée agite toujours, puisqu'elle est toujours
+incertaine. Pour n'avoir ni craintes ni désir, il faut tout abandonner à
+l'événement comme à une sorte de nécessité, jouir ou souffrir selon
+qu'il arrive; et, l'heure suivante dût-elle amener la mort, n'en pas
+user moins paisiblement de l'instant présent. Une âme ferme habituée à
+des considérations élevées, peut parvenir à l'indifférence du sage sur
+ce que les hommes inquiets ou prévenus appellent des malheurs et des
+biens: mais quand il faut songer à cet avenir, comment n'en être pas
+inquiété? S'il faut le disposer, comment l'oublier? S'il faut arranger,
+projeter, conduire, comment n'avoir point de sollicitude? On doit
+prévoir les incidents, les obstacles, les succès; or, les prévoir, c'est
+les craindre ou les espérer. Pour faire, il faut vouloir; et vouloir,
+c'est être dépendant. Le grand mal est d'être force d'agir librement.
+L'esclave a bien plus de facilité pour être véritablement libre. Il n'a
+que des devoirs personnels; il est conduit par la loi de sa nature:
+c'est la loi naturelle à l'homme, et elle est simple. Il est encore
+soumis à son maître; mais cette loi là est claire. Epictète fut plus
+heureux que Marc-Aurèle. L'esclave est exempt de sollicitudes, elles
+sont pour l'homme libre: l'esclave n'est pas obligé de chercher sans
+cesse à accorder lui-même avec le cours des choses; concordance toujours
+incertaine et inquiétante, perpétuelle difficulté de la vie de l'homme
+qui veut raisonner sa vie. Certainement c'est une nécessité, c'est un
+devoir de songer à l'avenir, de s'en occuper, d'y mettre même ses
+affections lorsqu'on est responsable du sort des autres. L'indifférence
+alors n'est plus permise; et quel est l'homme, même isolé en apparence,
+qui ne puisse être bon à quelque chose, et qui par conséquent ne doive
+en chercher les moyens? Quel est celui dont l'insouciance n'entraînera
+jamais d'autres maux que les siens propres?</p>
+
+<p>Le sage d'Epicure ne doit avoir ni femme ni enfants, mais cela même ne
+suffit pas encore. Dès-lors que les intérêts de quelqu'autre sont
+attachés à notre prudence, des soins petits et inquiétants altèrent
+notre paix, inquiètent notre âme, et souvent même éteignent notre génie.</p>
+
+<p>Qu'arrivera-t-il à celui que de telles entraves compriment, et qui est
+né pour s'en irriter? Il luttera péniblement entre ces soins auxquels il
+se livre malgré lui, et le dédain qui les lui rend étrangers. Il ne sera
+ni au-dessus des événements parce qu'il ne le doit pas, ni propre à en
+bien user. Il sera variable dans la sagesse, et impatient ou gauche dans
+les affaires: et il ne fera rien de bon parce qu'il ne pourra rien faire
+selon sa nature. Il ne faut être ni père ni époux, si l'on veut vivre
+indépendant: il faudrait peut-être n'avoir pas même d'amis; mais être
+ainsi seul, c'est vivre bien tristement, c'est vivre inutile. Un homme
+qui règle la destinée publique, qui médite et fait de grandes choses,
+peut ne tenir à aucun individu en particulier, les peuples sont ses
+amis; et, bienfaiteur des hommes, il peut se dispenser de l'être d'un
+homme: mais il me semble que dans la vie obscure, il faut au moins
+chercher quelqu'un avec qui l'on ait des devoirs à remplir. Cette
+indépendance philosophique est une vie commode, mais froide. Celui qui
+n'est pas enthousiaste doit la trouver insipide à la longue. Il est
+affreux de finir ses jours on disant: nul c&#339;ur n'a été heureux par mon
+moyen; nulle félicité d'homme n'a été mon ouvrage; j'ai passé impassible
+et nul, comme le glacier qui dans les autres des montagnes, a résisté
+aux feux du midi, mais qui n'est pas descendu dans la vallée protéger de
+ses eaux les pâturages flétris sous leurs rayons brûlants.</p>
+
+<p>La religion finit toutes ses anxiétés; elle fixe tant d'incertitudes;
+elle donne un but qui n'étant jamais atteint, n'est jamais dévoilé; elle
+nous assujettit pour nous mettre en paix avec nous-mêmes; elle nous
+promet des biens dont l'espoir reste toujours, parce que nous ne
+saurions en faire l'épreuve; elle écarte l'idée du néant, elle écarte
+les passions de la vie; elle nous débarrasse de nos maux désespérants,
+de nos biens fugitifs; et elle met à la place un songe dont l'espérance,
+meilleure peut-être que tous les biens réels, dure du moins jusqu'à la
+mort. Elle est aussi bienfaisante qu'elle est solennelle: mais elle
+semble n'exister que pour ouvrir au c&#339;ur de l'homme des abîmes nouveaux.
+Elle est fondée sur des dogmes que plusieurs ne peuvent croire: en
+désirant ses effets, ils ne peuvent les éprouver; en regrettant sa
+sécurité, ils ne sauraient en jouir: ils cherchent ces célestes
+espérances, et ils ne voient qu'un rêve des mortels; ils aiment la
+récompense de l'homme bon, mais ils ne voient pas qu'ils aient mérité de
+la nature; ils voudraient perpétuer, leur être, et ils voient que tout
+passe. Tandis que le novice à peine tonsuré, entend distinctement les
+anges qui célèbrent ses jeunes et ses mérites, eux qui ont le sentiment
+de la vertu, savent assez qu'ils n'atteignent point sa sublime hauteur:
+accablés de leur faiblesse et du vide de leurs destins, ils n'ont pas
+une autre attente que de désirer, de s'agiter et de passer comme l'ombre
+qui n'a rien connu.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XLIV" id="LETTRE_XLIV"></a>LETTRE XLIV.</h3>
+
+<p class="date">Lyon, 15 juin, VI.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai relu, j'ai pesé vos objections, ou si vous voulez, vos reproches:
+c'est ici une question sérieuse; je vais y répondre à-peu-près. Si les
+heures que l'on passe à discuter sont ordinairement perdues, celles
+qu'on passe à s'écrire ne le sont point.</p>
+
+<p>Croyez-vous bien sérieusement que cette opinion, qui, dites-vous, ajoute
+à mon malheur, dépende de moi? Le plus sûr est de croire: je ne le
+conteste pas. Vous me rappelez aussi ce que l'on n'a pas moins dit, que
+cette croyance est nécessaire pour sanctionner la morale.</p>
+
+<p>J'observe d'abord que je ne prétends point décider; que j'aimerais même
+à ne pas nier, mais que je trouve au moins téméraire d'affirmer. Sans
+doute c'est un malheur que de pencher à croire impossible ce dont on
+désirerait la réalité, mais j'ignore comment on peut échapper à ce
+malheur<a name="FNanchor_35_35" id="FNanchor_35_35"></a><a href="#Footnote_35_35" class="fnanchor">[35]</a> quand on y est tombé.</p>
+
+<p>La mort, dites-vous, n'existe point pour l'homme. Vous trouvez impie le
+<i>hic jacet</i>. L'homme de bien, l'homme de génie n'est pas là sous ce
+marbre froid, dans cette cendre morte. Qui dit cela? Dans ce sens <i>hic
+jacet</i> sera faux sur la tombe d'un chien: son instinct fidèle et
+industrieux n'est plus là. Où est-il? Il n'est plus.</p>
+
+<p>Vous me demandez ce, qu'est devenu le mouvement, l'esprit, l'âme de ce
+corps qui vient de pourrir: la réponse est très-simple. Quand le feu de
+votre cheminée s'éteint, sa lumière, sa chaleur, son mouvement enfin le
+quitte, comme chacun sait, et s'en va dans un autre monde pour y être
+éternellement récompensé s'il a réchauffé vos pieds, et éternellement
+puni s'il a brûlé vos pantoufles.</p>
+
+<p>Ainsi l'harmonie de la lyre que l'Ephore vient de faire briser, passera
+de pipeaux en sifflets, jusqu'à ce qu'elle ait expié par des sons plus
+austères ces modulations voluptueuses qui corrompaient la morale. Rien
+ne peut être anéanti. Non: un être, un corpuscule n'est pas anéanti;
+mais une forme, un rapport, une faculté le sont. Je voudrais bien que
+l'âme de l'homme bon et infortuné lui survécût pour un bonheur immortel.
+Mais si l'idée de cette félicité céleste a quelque chose de céleste
+elle-même, cela ne prouve point qu'elle ne soit pas un rêve. Ce dogme
+est beau et consolant sans doute; mais ce que j'y vois de beau, ce que
+j'y trouverais de consolant, loin de me le prouver, ne me donne pas même
+l'espérance de le croire. Quand un sophiste s'avisera de me dire que si
+je suis dix jours soumis à sa doctrine, je recevrai au bout de ce temps
+des facultés surnaturelles, que je resterai invulnérable, toujours
+jeune, possédant tout ce qu'il faut au bonheur, puissant pour faire le
+bien, et dans une sorte d'impuissance de vouloir aucun mal; ce songe
+flattera sans doute mon imagination, j'en regretterai peut-être les
+promesses séduisantes, mais je ne pourrai pas y voir la vérité.</p>
+
+<p>En vain il m'objectera que je ne cours aucun risque à le croire. S'il me
+promettait plus encore pour être persuadé que le soleil luit à minuit,
+cela ne serait pas en mon pouvoir. S'il me disait ensuite: à la vérité,
+je vous faisais un mensonge, et je trompe de même les autres hommes;
+mais ne les avertissez point, car c'est, pour les consoler; ne
+pourrais-je lui répliquer que sur ce globe âpre et fangeux, où discutent
+et souffrent dans une même incertitude, quelques cent millions
+d'immortels gais ou navrés, ivres ou moroses, sémillants ou imbéciles,
+trompés ou atroces, nul n'a encore prouvé que ce fût un devoir de dire
+ce qu'on croit consolant, et de taire ce que l'on croit vrai.</p>
+
+<p>Très-inquiets et plus ou moins malheureux, nous attendons sans cesse
+l'heure suivante, le jour suivant, l'année suivante. Il nous faut à la
+fin une vie suivante. Nous avons existé sans vivre; nous vivrons donc un
+jour; conséquence plus flatteuse que juste. Si elle est une consolation
+pour le malheureux; cela même est une raison de plus pour que la vérité
+m'en soit suspecte. C'est un assez beau rêve qui dure jusqu'à ce qu'on
+s'endorme pour jamais. Conservons cet espoir: heureux celui qui l'a!
+Mais convenons que la raison qui le rend si universel n'est pas
+difficile à trouver.</p>
+
+<p>Il est vrai qu'on ne risque rien d'y croire quand on peut: mais il ne
+l'est pas moins que le grand Paschal a dit une puérilité quand il a dit:
+Croyez, parce que vous ne risquez rien de croire, et que vous risquez
+beaucoup en ne croyant pas. Ce raisonnement est décisif, s'il s'agit de
+la conduite, il est absurde quand c'est la foi que l'on demande. Croire
+a-t-il jamais dépendu de la volonté?</p>
+
+<p>L'homme de bien ne peut que désirer l'immortalité. On a osé dire d'après
+cela: le méchant seul n'y croit pas. Ce jugement téméraire place dans la
+classe de ceux qui ont à redouter une justice éternelle, plusieurs des
+plus sages et des plus grands des hommes. Ce mot de l'intolérance serait
+atroce, s'il n'était pas imbécile.</p>
+
+<p>Tout homme qui croit finir en mourant est l'ennemi de la société; il est
+nécessairement égoïste et méchant avec prudence: autre erreur. Helvétius
+connaissait mieux les différences du c&#339;ur humain, lorsqu'il disait: il y
+a des hommes si malheureusement nés qu'ils ne sauraient se trouver
+heureux que par des actions qui mènent à la Grève. Il y a aussi des
+hommes qui ne peuvent être bien qu'au milieu des hommes contents, qui se
+sentent dans tout ce qui jouit et souffre, et qui ne sauraient être
+satisfaits d'eux-mêmes que s'ils contribuent à l'ordre des choses et à
+la félicité des hommes. Ceux-là tâchent de bien faire sans croire
+beaucoup à l'étang de soufre.</p>
+
+<p>Au moins, objectera-t-on, la foule n'est pas ainsi organisée. Dans le
+vulgaire des hommes, chaque individu ne cherche que son intérêt
+personnel, et sera méchant s'il n'est utilement trompé. Ceci peut être
+vrai jusqu'à un certain point. Si les hommes ne devaient et ne pouvaient
+jamais être détrompés, il n'y aurait plus qu'à décider si l'intérêt
+public donne le droit de tromper, et si c'est un crime ou du moins un
+mal de dire la vérité contraire. Mais, si cette erreur utile, ou donnée
+pour telle, ne peut avoir qu'un temps; s'il est inévitable qu'un jour on
+cesse de croire sur parole; ne faut-il point avouer que tout votre
+édifice moral restera sans appui quand une fois ce brillant échafaudage
+se sera écroulé. Pour prendre des moyens plus faciles et plus courts
+d'assurer le présent, vous exposez l'avenir à la subversion la plus
+sinistre et peut-être la plus irrémédiable. Si au contraire vous eussiez
+su trouver dans le c&#339;ur humain les bases naturelles de sa moralité; si
+vous eussiez su y mettre ce qui pouvait manquer au mode social, aux
+institutions de la cité; votre ouvrage plus difficile, il est vrai, et
+plus savant, eût été durable comme le monde.</p>
+
+<p>Si donc il arrivait que mal persuadé de ce que n'ont pas cru eux-mêmes
+plusieurs des plus vénérés d'entre vous, on vînt à dire: les nations
+commencent à vouloir des certitudes et à distinguer les choses
+positives; la morale se déprave, et la foi n'est plus. Il faut se hâter
+de prouver aux hommes qu'indépendamment d'une vie future, la justice est
+nécessaire à leurs c&#339;urs; que pour l'individu même, il n'y a point de
+bonheur sans la raison; et que les vertus morales sont des lois de la
+nature aussi nécessaires à l'homme en société que les lois des besoins
+des sens. Si, dis-je, il était de ces hommes justes et amis de l'ordre
+par leur nature, dont le premier besoin fût de ramener les hommes à plus
+d'union, de conformités et de jouissances: si, laissant dans le doute ce
+qui n'a jamais été prouvé, ils rappelaient aux hommes les principes de
+justice et d'amour universel qu'on ne saurait contester: s'ils se
+permettaient de leur parler des voies invariables du bonheur: si,
+entraînés par la vérité qu'ils sentent, qu'ils voient et que vous
+reconnaissez vous-mêmes, ils consacraient leur vie à l'annoncer de
+différentes manières et à la persuader avec le temps: pardonnez,
+ministres de vérité, à des moyens qui ne sont pas précisément les
+vôtres, mais qui serviront la vérité; considérez, je vous prie, qu'il
+n'est plus d'usage de lapider, que les miracles modernes ont fait
+beaucoup rire, que les temps sont changés, et qu'il faudra que vous
+changiez avec eux.</p>
+
+<p>Je quitte les interprètes du ciel, que leur grand caractère, rend
+très-utiles ou très-funestes, tout-à-fait bons ou tout-à-fait médians,
+les uns vénérables, les autres dignes d'exécration. Je reviens à votre
+lettre. Je ne réponds pas à tous ses points, parce que la mienne serait
+trop longue; mais je ne saurais laisser passer une objection spécieuse
+en effet, sans observer qu'elle n'est pas aussi fondée qu'elle pourrait
+d'abord le paraître.</p>
+
+<p>La nature est conduite par des forces inconnues et selon des lois
+mystérieuses: l'ordre est sa mesure, l'intelligence est son mobile: il
+n'y a pas bien loin, dit-on, de ces données prouvées et obscures, à nos
+dogmes inexplicables. Plus loin qu'on ne pense.<a name="FNanchor_36_36" id="FNanchor_36_36"></a><a href="#Footnote_36_36" class="fnanchor">[36]</a></p>
+
+<p>Beaucoup d'hommes extraordinaires ont cru aux présages, aux songes, aux
+moyens secrets des forces invisibles; beaucoup d'hommes extraordinaires
+ont donc été superstitieux: je le veux bien, mais du moins ce ne fut pas
+à la manière des petits esprits. L'historien d'Alexandre dit qu'il était
+superstitieux, frère Labre l'était aussi: mais Alexandre et frère Labre
+ne l'étaient pas de la même manière, il y avait bien quelques
+différences entre leurs pensées. Je crois que nous reparlerons de cela
+une autre fois.</p>
+
+<p>Pour les efforts presque surnaturels que la religion fit faire, je n'y
+vois pas une grande preuve d'origine divine. Tous les genres de
+fanatisme ont produit des choses qui surprennent quand on est de
+sang-froid.</p>
+
+<p>Quand vos dévots ont trente mille livres de rente, et qu'ils donnent
+beaucoup de sous aux pauvres, on vante leurs aumônes. Quand les
+bourreaux leur <i>ouvrent le ciel</i>, on crie que sans la grâce d'en haut,
+ils n'auraient jamais eu la force d'accepter une félicité éternelle. En
+général, je n'aperçois point ce que leurs vertus peuvent avoir qui
+m'étonnât à leur place. Le prix est assez grand: mais eux sont souvent
+bien petits. Pour aller droit, ils ont sans cesse besoin de voir l'enfer
+à gauche, le purgatoire à droite, et le ciel en face. Je ne dis pas
+qu'il n'y ait point d'exceptions; il me suffit qu'elles soient rares.</p>
+
+<p>Si la religion a fait de grandes choses, c'est avec des moyens immenses.
+Celles que la bonté du c&#339;ur a faites tout naturellement, sont moins
+éclatantes peut-être, moins opiniâtres et moins prônées, mais plus sûres
+comme plus utiles.</p>
+
+<p>Le stoïcisme eut aussi ses héros. Il les eut sans promesses éternelles,
+sans menaces infinies. Si un culte eût fait tant avec si peu, on en
+tirerait de belles preuves de son institution divine.</p>
+
+<p class="date">A demain.<br />
+</p>
+
+<hr style="width: 15%;" />
+
+<p>Examinez deux choses: si la religion n'est pas un des plus faibles
+moyens sur la classe qui reçoit ce qu'on appelle de l'éducation: et s'il
+n'est pas absurde qu'il ne soit donné de l'éducation qu'à la dixième
+partie des hommes.</p>
+
+<p>Quand on a dit que le Stoïcien n'avait qu'une fausse vertu, parce qu'il
+ne prétendait pas à la vie éternelle, on a porté l'impudence du zèle à
+un excès rare.</p>
+
+<p>C'est un exemple non moins curieux de l'absurdité où la fureur du dogme
+peut entraîner même un bon esprit, que ce mot du célèbre Tilotson: la
+véritable raison pour laquelle un homme est athée, c'est qu'il est
+méchant.</p>
+
+<p>Je veux que les lois civiles se trouvent insuffisantes pour cette
+multitude que l'on ne forme pas, dont on ne s'inquiète pas, que l'on
+fait naître et qu'on abandonne au hasard des affections ineptes et des
+habitudes crapuleuse. Cela prouve seulement qu'il n'y a que misère et
+confusion sous le calme apparent des vastes Etats; que la politique,
+dans la véritable acception de ce mot, s'est absentée de notre terre où
+la diplomatie, où l'administration financière font des pays florissants
+pour les poèmes, et gagnent des victoires pour les gazettes.</p>
+
+<p>Je ne veux point discuter une question compliquée: que l'histoire
+prononce! Mais n'est-il pas notoire que les terreurs de l'avenir ont
+retenu bien peu de gens disposés à n'être retenus par aucune autre
+chose. Pour le reste des hommes, il est des freins plus naturels, plus
+directs, et dès-lors plus puissants. Puisque l'homme avait reçu le
+sentiment de l'ordre, puisqu'il était dans sa nature, il fallait en
+rendre le besoin sensible à tous les individus. Il fût resté moins de
+scélérats que vos dogmes n'en laissent; et vous eussiez eu de moins tous
+ceux qu'ils font.</p>
+
+<p>On dit que les premiers crimes mettent aussitôt dans le c&#339;ur le supplice
+du remords, et qu'ils y laissent pour toujours le trouble; et l'on dit
+qu'un athée, s'il est conséquent, doit voler son ami et assassiner son
+ennemi: c'est une des contradictions que je croyais voir dans les écrits
+des défenseurs de la foi. Mais il ne peut y en avoir, puisque les hommes
+qui écrivent sur des choses révellées n'auraient aucun prétexte qui
+excusât l'incertitude et les variations: ils en sont tellement éloignés,
+qu'ils n'en pardonnent pas même l'apparence à ces profanes qui annoncent
+avoir reçu en partage une raison faible et non inspirée, le doute et non
+l'infaillibilité.</p>
+
+<p>Qu'importe, diront-ils encore, d'être content de soi-même si l'on ne
+croit pas à la vie future? Il importe au repos de celle-ci, laquelle est
+tout alors.</p>
+
+<p>S'il n'y avait point d'immortalité, poursuivent-ils, qu'est-ce que
+l'homme vertueux aurait gagné à bien faire? Il y aurait gagné tout ce
+que l'homme vertueux estime, et perdu seulement ce que l'homme vertueux
+n'estime pas, c'est-à-dire ce que vos passions ambitionnent souvent
+malgré votre croyance.</p>
+
+<p>Sans l'espérance et la terreur de la vie future, vous ne reconnaissez
+point de mobile: mais la tendance à l'ordre ne peut-elle faire une
+partie essentielle de nos inclinations, de notre <i>instinct</i>, comme la
+tendance à la conservation, à la reproduction? N'est-ce rien que de
+vivre dans le calme et la sécurité du juste?</p>
+
+<p>Dans l'habitude trop exclusive de lier à vos désirs immortels et à vos
+idées célestes, tout sentiment magnanime, toute idée droite et pure,
+vous supposez toujours que tout ce qui n'est pas surnaturel est vil, que
+tout ce qui n'exalte pas l'homme jusqu'au séjour des béatitudes, le
+rabaisse nécessairement au niveau de la brute; que des vertus terrestres
+ne sont qu'un déguisement misérable; et qu'une âme bornée à la vie
+présente n'a que des désirs infâmes et des pensées immondes. Ainsi
+l'homme juste et bon, qui, après quarante ans de patience dans les
+douleurs, d'équité parmi les fourbes, et d'efforts généreux que le ciel
+doit couronner, viendrait à reconnaître la fausseté des dogmes qui
+faisaient sa consolation, et qui soutenaient sa vie laborieuse dans
+l'attente d'un repos céleste; ce sage dont l'âme est nourrie du calme de
+la vertu, et pour qui bien faire c'est vivre, changeant de besoins
+présents parce qu'il a changé de système sur l'avenir, et ne voulant
+plus du bonheur actuel parce qu'il pourrait bien ne pas durer toujours,
+va tramer une perfidie contre l'ancien ami qui n'a jamais douté de son
+c&#339;ur; il va s'occuper des moyens vils mais secrets d'obtenir de l'or et
+du pouvoir; et pourvu qu'il échappe à la justice des hommes, il va
+croire que son intérêt se trouve désormais à tromper les bons, à
+opprimer les malheureux, à ne garder de l'honnête homme qu'un dehors
+prudent, et à mettre dans son c&#339;ur tous les vices qu'il avait abhorré
+jusqu'alors? Sérieusement, je n'aimerais pas faire une pareille question
+à vos sectaires, à ces vertueux exclusifs; car s'ils me répondaient par
+la négative, je leur dirais qu'ils sont très-inconséquents, or il ne
+faut jamais perdre de vue que des inspirés n'ont pas d'excuse en cela;
+et s'ils osaient avancer l'affirmative, ils me feraient pitié.</p>
+
+<p>Si l'idée de l'immortalité a tous les caractères d'un songe admirable,
+celle de l'anéantissement n'est pas susceptible d'une démonstration
+rigoureuse. L'homme de bien désire nécessairement de ne pas périr tout
+entier: n'est-ce pas assez pour l'affermir?</p>
+
+<p>Si, pour être juste, on avait besoin de l'espoir d'une vie future, cette
+possibilité vague serait encore suffisante. Elle est superflue pour
+celui qui raisonne sa vie; les considérations du temps présent peuvent
+lui donner moins de satisfaction, mais elles le persuadent de même; car
+il a le besoin présent d'être juste. Les autres hommes n'écoutent que
+les intérêts du moment. Ils pensent au paradis quand il s'agit des rites
+religieux; mais dans les choses morales, la crainte des suites, celle de
+l'opinion, celle des lois, les penchants de l'âme sont leur seule règle.
+Les devoirs imaginaires sont fidèlement observés par quelques-uns; les
+véritables sont sacrifiés par presque tous quand il n'y a pas de danger
+temporel.</p>
+
+<p>Donnez aux hommes la justesse de l'esprit et la bonté du c&#339;ur, vous
+aurez une telle majorité d'hommes de bien, que le reste sera entraîné
+par ses intérêts même les plus directs et les plus grossiers. Au
+contraire, vous rendez les esprits faux et les âmes petites. Depuis
+trente siècles, les résultats sont dignes de la sagesse des moyens. Tous
+les genres de contrainte ont des effets funestes, et des résultats
+éphémères: il faudra enfin persuader.</p>
+
+<p>J'ai de la peine à quitter un sujet aussi important qu'inépuisable.</p>
+
+<p>Je suis si loin d'avoir de la partialité contre le Christianisme, que je
+déplore ce que la plupart de ses zélateurs ne pensent guère à déplorer
+eux-mêmes. Je me plaindrais volontiers comme eux, de la perte du
+christianisme: avec cette différence néanmoins qu'ils le regrettent tel
+qu'il fut exécuté, tel même qu'il existait il y a un demi-siècle; et que
+je ne trouve pas que ce christianisme-là soit bien regrettable.</p>
+
+<p>Les conquérants, les esclaves, les poètes, les prêtres <i>païens</i> et les
+nourrices parvinrent à défigurer les traditions de la Sagesse antique à
+force de mêler les races, de détruire les écrits, d'expliquer et de
+confondre les allégories, de laisser le sens profond et vrai pour
+chercher des idées absurdes qu'on puisse admirer, et de personnifier les
+êtres abstraits afin d'avoir beaucoup à adorer.</p>
+
+<p>Les grandes conceptions étaient avilies. Le Principe de vie,
+l'Intelligence, la Lumière, l'Eternel n'était plus que le mari de Junon:
+l'Harmonie, la Fécondité, le lien des êtres, n'étaient plus que l'amante
+d'Adonis: la Sagesse impérissable n'était plus connue que par son hibou:
+les grandes idées de l'immortalité et de la rémunération consistaient
+dans la crainte de tourner une roue et dans l'espoir de se promener sous
+des rameaux verts. La Divinité indivisible était partagée en une
+multitude hiérarchique agitée de passions misérables: le résultat, du
+génie des races primitives, les emblèmes des lois universelles n'étaient
+plus que des pratiques superstitieuses, dont les enfants riaient dans
+les villes.</p>
+
+<p>Rome avait changé le monde, et Rome changeait. La Terre inquiète,
+agitée, opprimée ou menacée, instruite et trompée, ignorante et
+désabusée, avait tout perdu sans avoir rien remplacé; encore endormie
+dans l'erreur, elle était déjà étonnée du bruit confus des vérités que
+la science cherchait.</p>
+
+<p>Une même domination, les mêmes intérêts, la même terreur, le même esprit
+de ressentiment et de vengeance contre le Peuple-roi, tout rapprochait
+les nations. Leurs habitudes étaient interrompues, leurs constitutions
+n'étaient plus; l'amour de la cité, l'esprit de séparation, d'isolement,
+de haine pour les étrangers, s'était affaibli dans le désir général de
+résister aux vainqueurs de la terre, ou dans la nécessité d'en recevoir
+des lois: le nom de Rome avait tout réuni. Les vieilles religions des
+peuples n'étaient plus que des traditions de province: le Dieu du
+Capitole avait fait oublier leurs Dieux, et l'apothéose des empereurs le
+faisait oublier lui-même; partout, les autels les plus fréquentés
+étaient ceux des Césars.</p>
+
+<p>C'était la plus grande époque de l'histoire du monde: il fallait élever
+un monument majestueux et simple sur ces monuments ruinés des diverses
+régions connues.</p>
+
+<p>Il fallait une croyance sublime puisque la morale était méconnue: il
+fallait des dogmes impénétrables peut-être, mais nullement risibles,
+puisque les lumières s'étendaient. Puisque tous les cultes étaient
+avilis, il fallait un culte majestueux et digne de l'homme qui cherche à
+agrandir son âme par l'idée d'un Dieu du monde. Il fallait des rites
+imposants, rares, désirés, mystérieux mais simples, des rites comme
+surnaturels, mais aussi convenables à la raison de l'homme qu'à son
+c&#339;ur. Il fallait ce qu'un grand génie pouvait seul établir, et que je ne
+fais qu'entrevoir.</p>
+
+<p>Mais vous avez fabriqué, raccommodé, essayé, corrigé, recommencé je ne
+sais quel amas incohérent de cérémonies triviales et de dogmes un peu
+propres à scandaliser les faibles: vous avez mêlé ce composé hasardeux à
+une morale quelquefois fausse, souvent fort belle, et habituellement
+austère, seul point sur lequel vous n'ayez pas été gauches. Vous passez
+quelques centaines d'années à arranger tout cela par inspiration; et
+votre lent ouvrage, industrieusement réparé, mais mal conçu, n'est fait
+pour durer qu'à-peu-près autant de temps que vous en mettez à l'achever.</p>
+
+<p>Jamais on ne fit une maladresse plus surprenante que de confier le
+sacerdoce aux premiers venus, et d'avoir une populace d'hommes-de-Dieu.
+On multiplia hors de toute mesure ce sacrifice auguste dont la nature
+était essentiellement l'unité: on parut ne voir jamais que les effets
+directs et les convenances du moment: on mit partout des sacrificateurs
+et des confesseurs; on fit partout des prêtres et des moines, ils se
+mêlèrent de tout, et partout on en trouve des troupes dans le luxe ou
+dans la mendicité.</p>
+
+<p>Cette multitude est commode, dit-on, pour les fidèles. Mais il n'est pas
+bon qu'en cela le peuple trouve ainsi toutes ses commodités au coin de
+sa rue. Il est insensé de confier les fonctions religieuses à des
+millions d'individus: c'est les abandonner continuellement aux derniers
+des hommes; c'est en compromettre la sainte dignité; c'est effacer
+l'empreinte sacrée dans un commerce trop habituel; c'est avancer de
+beaucoup l'instant ou doit périr tout ce qui n'a pas des fondements
+impérissables.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XLV" id="LETTRE_XLV"></a>LETTRE XLV.</h3>
+
+<p class="date">Chessel, 27 juillet, VI.<br />
+</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Je n'ai jamais affirmé que ce fût une faiblesse d'avoir une larme pour
+des maux qui ne nous sont point personnels, pour un malheureux qui nous
+est étranger, mais qui nous est connu. Il est mort: c'est peu de chose,
+qui est-ce qui ne meurt pas? mais il a été constamment malheureux et
+triste; jamais l'existence ne lui a été bonne; il n'a encore eu que des
+douleurs, et maintenant il n'a plus rien. Je l'ai vu, je l'ai plaint: je
+le respectais, il était malheureux et bon. Il n'a pas eu des malheurs
+éclatants: mais en entrant dans la vie, il s'est trouvé sur une longue
+trace de dégoûts et d'ennuis; il y est resté, il y a vécu, il y a
+vieilli avant l'âge, il s'y est éteint.</p>
+
+<p>Je n'ai pas oublié ce bien de campagne qu'il désirait, et que j'allai
+voir avec lui, parce que j'en connaissais le propriétaire. Je lui
+disais; vous y serez bien, vous y aurez des années meilleures, elles
+vous feront oublier les autres; vous prendrez cet appartement-ci, vous y
+serez seul et tranquille.&mdash;J'y serais heureux, mais je ne le crois
+pas.&mdash;Vous le serez demain, vous allez passer l'acte.&mdash;Vous verrez que
+je ne l'aurai point.</p>
+
+<p>Il ne l'eut pas: vous savez comment tout cela tourna. La multitude des
+hommes vivants est sacrifiée à la prospérité de quelques-uns; comme le
+plus grand nombre des enfants meurt, et est sacrifié à l'existence de
+ceux qui resteront; comme des millions de glands le sont à la beauté des
+grands chênes qui doivent couvrir librement un vaste espace. Et, ce qui
+est déplorable, c'est que dans cette foule que le sort abandonne et
+repousse dans les marais bourbeux de la vie, il se trouve des hommes qui
+ne sauraient descendre comme leur sort, et dont l'énergie impuissante
+s'indigne en s'y consumant. Les lois générales sont fort belles: je
+leur sacrifierais volontiers un an, deux, dix ans même de ma vie; mais
+tout mon être, c'est trop: ce n'est rien dans la nature, c'est tout pour
+moi. Dans ce grand mouvement, sauve qui peut, dit-on: cela serait assez
+bien, si le tour de chacun venait tôt ou tard, ou si du moins on pouvait
+l'espérer toujours: mais quand la vie s'écoule, quoique l'instant de la
+mort reste incertain, l'on sait bien du moins que l'on s'en va.
+Dites-moi où est l'espérance de l'homme qui arrive à soixante ans sans
+avoir encore autre chose que de l'espérance! Ces lois de l'ensemble, ce
+soin des espèces, ce mépris des individus, cette marche des êtres est
+bien dure pour nous qui sommes des individus. J'admire cette providence
+qui taille tout en grand; mais comme l'homme est culbuté parmi les
+rognures! et que nous sommes plaisants de nous croire quelque chose!
+Dieux par la pensée, insectes pour le bonheur, nous sommes ce Jupiter
+dont le temple est aux petites maisons; il prend pour une cassolette
+d'encens l'écuelle de bois où fume la soupe qu'on apporte dans sa loge;
+il règne sur l'Olympe, jusqu'à l'instant où le plus vil geôlier lui
+donnant un soufflet, le rappelle à la vérité, pour qu'il baise la main
+et mouille de larmes son pain moisi.</p>
+
+<p>Infortuné! vous avez vu vos cheveux blanchir, et dans tant de jours,
+vous n'en avez pas eu un de contentement, pas un; pas même le jour du
+mariage funeste, du mariage d'inclination qui vous a donné une femme
+estimable, et qui vous a perdu tous deux. Tranquilles, aimants, sages,
+vertueux, religieux, tous deux la bonté même, vous avez vécu plus mal
+ensemble que ces insensés que leurs passions entraînent, qu'aucun
+principe ne retient, et qui ne sauraient imaginer à quoi peut servir la
+bonté du c&#339;ur. Vous vous êtes marié pour vous aider mutuellement,
+disiez-vous, pour adoucir vos peines en les partageant, pour faire votre
+salut: et le même soir, le premier soir, mécontents l'un de l'autre et
+de votre destinée, vous n'eûtes plus d'autre vertu ni d'autre
+consolation à attendre que la patience de vous supporter jusqu'au
+tombeau. Quel fut donc votre malheur, votre crime? de vouloir le bien,
+de le vouloir trop, de ne pouvoir jamais le négliger, de le vouloir
+minutieusement et avec assez de passion pour ne le considérer que dans
+le détail du moment présent.</p>
+
+<p>Vous voyez que je les connaissais. On paraissait me voir avec plaisir:
+on voulait me convertir; et quoique ce projet n'ait pas absolument
+réussi, nous jasions assez ensemble. C'est lui surtout dont le malheur
+me frappait. Sa femme n'était ni moins bonne ni moins estimable; mais
+plus faible, elle trouvait dans son abnégation un certain repos où
+devait s'engourdir sa douleur. Dévote avec tendresse, offrant ses
+amertumes, et remplie de l'idée d'une récompense future, elle souffrait,
+mais d'une manière qui n'était pas sans dédommagement. Il y avait
+d'ailleurs dans ses maux quelque chose de volontaire; elle était
+malheureuse par goût; et ses gémissements, comme ceux des saints,
+quoique très-pénibles quelquefois, lui étaient précieux et nécessaires.</p>
+
+<p>Pour lui, il était religieux sans être absorbé par la dévotion: il était
+religieux par devoir, mais sans fanatisme, et sans faiblesses comme sans
+momerie; pour réprimer ses passions, et non pas pour en suivre une plus
+particulière. Je n'assurerais pas même qu'il ait joui de cette
+conviction sans laquelle la religion peut plaire, mais ne saurait
+suffire.</p>
+
+<p>Ce n'est pas tout: on voyait comment il eût pu être heureux; on sentait
+même que les causes de son malheur n'étaient pas dans lui. Mais sa femme
+eût été à-peu-près la même, dans quelque situation qu'elle eût vécu:
+elle eût trouvé partout le moyen de se tourmenter et d'affliger les
+autres, en ne voulant que le bien, en ne s'occupant nullement
+d'elle-même, en croyant sans cesse se sacrifier pour tous; mais en ne
+sacrifiant jamais ses idées, en prenant sur elle tous les efforts,
+excepté celui de changer sa manière. Il semblait donc que son malheur
+appartînt en quelque sorte à sa nature; et on était plus disposé à s'en
+consoler et à prendre là-dessus son parti, comme sur l'effet d'une
+destinée irrévocable. Au contraire, son mari eût vécu comme un autre,
+s'il eût vécu avec tout autre qu'avec elle. On sait quel remède trouver
+à un mal ordinaire, et surtout à un mal qui ne mérite pas de ménagement:
+mais c'est une misère à laquelle on ne peut espérer de terme, de ne
+pouvoir que plaindre celle dont la perpétuelle manie nous déplaît avec
+amitié, nous harcèle avec douceur, et nous impatiente toujours sans se
+déconcerter jamais; qui ne nous fait mal que par une sorte de nécessité,
+qui n'oppose à notre indignation que des larmes pieuses, qui en
+s'excusant fait pis encore qu'elle n'avait fait; et qui avec de
+l'esprit, mais dans un aveuglément inconcevable, fait en gémissant tout
+ce qu'il faut pour nous pousser à bout.</p>
+
+<p>Si quelques hommes ont été un fléau pour l'homme, ce sont bien les
+législateurs profonds qui ont rendu le mariage indissoluble, afin que
+l'on fut <i>forcé</i> de s'aimer. Pour compléter l'histoire de la sagesse
+humaine, il nous en manque un, qui voyant la nécessité de s'assurer de
+l'homme suspecté d'un crime et l'injustice de rendre malheureux en
+attendant son jugement celui qui peut être innocent, ordonne dans tous
+les cas vingt ans de cachot provisoirement, au lieu d'un mois de prison,
+afin que la nécessité de s'y faire adoucisse le sort du détenu et lui
+rende sa chaîne aimable.</p>
+
+<p>On ne remarque pas assez quelle insupportable répétition de peines
+comprimantes, et souvent mortelles, produisent dans le secret des
+appartements, ces humeurs difficiles, ces manies tracassières, ces
+habitudes orgueilleuses à-la-fois et petites, où s'engagent, par hasard,
+sans le soupçonner et sans pouvoir s'en retirer, tant de femmes à qui on
+n'a jamais cherché à faire connaître le c&#339;ur humain. Elles achèvent leur
+vie avant d'avoir découvert qu'il est bon de savoir vivre avec les
+hommes: elles élèvent des enfants ineptes comme elles; c'est une
+génération de maux, jusqu'à ce qu'il survienne un tempérament heureux
+qui se forme lui-même un caractère; et tout cela, parce qu'on a cru
+leur donner une éducation très-suffisante en leur apprenant à coudre,
+danser, mettre le couvert et lire les psaumes en latin.</p>
+
+<p>Je ne sais pas quel bien il peut résulter de ce qu'on ait des idées
+étroites, et je ne vois pas qu'une imbécile ignorance soit de la
+simplicité: l'étendue des vues produit au contraire moins d'égoïsme,
+moins d'opiniâtreté, plus de bonne-foi, une délicatesse officieuse, et
+cent moyens de conciliation. Chez les gens trop bornés, à moins que le
+c&#339;ur ne soit d'une bonté extrême, et qu'il faut rarement attendre, vous
+ne voyez qu'humeur, oppositions, entêtement ridicule, altercations
+perpétuelles; et la plus faible altercation devient en deux minutes une
+dispute pleine d'aigreur. Des reproches amers, des soupçons hideux, des
+manières brutes semblent, à la moindre occasion, brouiller ces gens-là
+pour jamais. Il y a cependant chez eux une chose heureuse, c'est que
+comme l'humeur est leur seul mobile, si quelque bêtise vient les
+divertir, ou si quelque tracasserie contre une autre personne vient les
+réunir, voilà mes gens qui rient ensemble et se parlent à l'oreille,
+après s'être traités avec le dernier mépris: une demi-heure plus tard,
+voici une fureur nouvelle; un quart-d'heure après cela chante ensemble.
+Il faut rendre à de telles gens cette justice qu'il ne résulte
+ordinairement rien de leur brutalité, si ce n'est un dégoût
+insurmontable dans ceux que des circonstances particulières engageraient
+à vivre avec eux.</p>
+
+<p>Vous êtes hommes, vous vous dites chrétiens: et cependant, malgré les
+lois que vous ne sauriez désavouer, et malgré celles que vous adorez,
+vous fomentez, vous perpétuez une extrême inégalité entre les lumières
+et les sentiments des hommes. Cette inégalité est dans la nature; mais
+vous l'avez augmentée contre toute mesure, quand vous deviez au
+contraire travailler à la restreindre. Il faut bien que les prodiges de
+votre industrie soient une surabondance funeste, puisque vous n'avez ni
+le temps, ni les facultés de faire tant de choses indispensables. La
+masse des hommes est brute, inepte et livrée à elle-même; tous vos maux
+viennent de-là: ou ne les faites pas exister, ou donnez-leur une
+existence d'homme.</p>
+
+<p><i>Que conclure, à la fin, de tous mes longs propos?</i> C'est que l'homme
+étant peu de chose dans la nature, et étant tout pour lui-même, il
+devrait bien s'occuper un peu moins des lois du monde, et un peu plus
+des siennes; laisser peut-être celles des hautes-sciences qui sont
+sublimes, et qui n'ont pas séché une seule larme dans les hameaux et au
+quatrième étage; laisser peut-être certains arts admirables et inutiles;
+laisser des passions héroïques et funestes; tâcher, s'il se peut,
+d'avoir des institutions qui arrêtent l'homme et qui cessent de
+l'abrutir, d'avoir moins de science et moins d'ignorance; et convenir
+enfin que si l'homme n'est pas un ressort aveugle qu'il faille
+abandonner aux forces de la fatalité, que si ses mouvements ont quelque
+chose de spontané, la morale est la seule science de l'homme livré à la
+providence de l'homme.</p>
+
+<p>Vous laissez aller sa veuve dans un couvent: vous faites très-bien, je
+crois. C'est-là qu'elle eût dû vivre: elle était née pour le cloître,
+mais je soutiens qu'elle n'y eût pas trouvé plus de bonheur. Ce n'est
+donc pas pour elle que je dis que vous faites bien. Mais en la prenant
+chez vous, vous étaleriez une générosité inutile; elle n'en serait pas
+plus heureuse. Votre bienfaisance prudente et éclairée se soucie peu des
+apparences, et ne considère dans le bien à faire, que la somme plus ou
+moins grande du bien qui doit en résulter.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XLVI" id="LETTRE_XLVI"></a>LETTRE XLVI.</h3>
+
+<p class="date">Lyon, 2 août, VI.<br />
+</p>
+
+<p>Quand le jour commence, je suis abattu; je me sens triste et inquiet; je
+ne puis m'attacher à rien; je ne vois pas comment je remplirai tant
+d'heures. Quand il est dans sa force, il m'accable; je me retire dans
+l'obscurité, je tâche de m'occuper, et je ferme tout pour ne pas savoir
+qu'il n'a point de nuages. Mais lorsque sa lumière s'adoucit, et que je
+sens autour de moi ce charme d'une soirée heureuse qui m'est devenu si
+étranger, je m'afflige, je m'abandonne; dans ma vie commode, je suis
+fatigué de plus d'amertumes que l'homme pressé par le malheur. On m'a
+dit: vous êtes tranquille maintenant.</p>
+
+<p>Le paralytique est tranquille dans son lit de douleur. Consumer les
+jours de l'âge fort, comme le vieillard passe les jours du repos!
+Toujours attendre, et ne rien espérer; toujours de l'inquiétude sans
+désirs, et de l'agitation sans objet; des heures constamment nulles; des
+conversations où l'on parle pour placer des mots, où l'on évite de dire
+des choses; des repas où l'on mange par excès d'ennui; de froides
+parties de campagne dont on n'a jamais désiré que la fin; des amis sans
+intimité; des plaisirs pour l'apparence; du rire pour contenter ceux qui
+bâillent comme vous; et pas un sentiment de joie dans deux années! Avoir
+sans cesse le corps inactif, la tête agitée, l'âme malheureuse, et
+n'échapper que fort mal dans le sommeil même à ce sentiment d'amertumes,
+de contrainte, et d'ennuis inquiets: c'est la lente agonie du c&#339;ur; ce
+n'est pas ainsi que l'homme devait vivre.</p>
+
+<p class="date">3 août.<br />
+</p>
+
+<p>S'il vit ainsi, me direz-vous, c'est donc ainsi qu'il devait vivre: ce
+qui existe est selon l'ordre; où seraient les causes, si elles n'étaient
+pas dans la nature? Il faudra que j'en convienne avec vous: mais cet
+ordre de choses n'est que momentané; il n'est point selon l'ordre
+essentiel, à moins que tout ne soit déterminé irrésistiblement. Si tout
+est nécessaire, il l'est que j'agisse comme s'il n'y avait point de
+nécessité: ce que nous disons est vain; il n'y a point de sentiment
+préférable au sentiment contraire, point d'erreur, point d'utilité. Mais
+s'il en est autrement, avouons nos écarts; examinons où nous en sommes;
+cherchons comment on pourrait réparer tant de pertes. La résignation est
+souvent bonne aux individus; elle ne peut être que fatale à l'espèce.
+C'est ainsi que va le monde, est le mot d'un bourgeois quand on le dit
+des misères publiques; ce n'est celui du sage que dans les cas
+particuliers.</p>
+
+<p>Dira-t-on qu'il ne faut pas s'arrêter du beau imaginaire, au bonheur
+absolu; mais aux détails d'une utilité directe dans l'ordre actuel: et
+que la perfection n'étant pas accessible à l'homme, et surtout aux
+hommes, il est à-la-fois inutile et romanesque de les en entretenir.
+Mais la nature elle-même prépare toujours le plus pour obtenir le
+moins. Dans mille graines, une seule germera. Nous voudrions apercevoir
+quel serait le mieux possible, non pas précisément dans l'espoir de
+l'atteindre, mais afin de nous en approcher davantage que si nous
+envisagions seulement pour terme de nos efforts, ce qu'ils pourront en
+effet produire. Je cherche des données qui m'indiquent les besoins de
+l'homme; et je les cherche dans moi, pour me tromper moins. Je trouve
+dans mes sensations un exemple limité, mais sûr; et en observant le seul
+homme que je puisse bien sentir, je m'attache à découvrir quel pourrait
+être l'homme en général.</p>
+
+<p>Vous seuls savez remplir votre vie, hommes simples et justes, pleins de
+confiance et d'affections expansives, de sentiment et de calme; qui
+sentez votre existence avec plénitude, et qui voulez voir l'&#339;uvre de vos
+jours! Vous placez votre joie dans l'ordre et la paix domestique, sur le
+front pur d'un ami, sur la lèvre heureuse d'une femme. Ne venez point
+vous soumettre dans nos villes à la médiocrité misérable, à l'ennui
+superbe. N'oubliez pas les choses naturelles: ne livrez pas votre c&#339;ur à
+la vaine tourmente des passions équivoques; leur objet toujours
+indirect, fatigue et suspend la vie jusqu'à l'âge infirme qui déplore
+trop lard le néant où se perdit la faculté de bien faire.</p>
+
+<p>Je suis comme ces infortunés en qui une impression trop violente a pour
+jamais irrité la sensibilité de certaines fibres, et qui ne sauraient
+éviter de retomber dans leur manie toutes les fois que l'imagination,
+frappée d'un objet analogue, renouvelle en eux cette première émotion.
+Le sentiment des rapports me montre toujours les convenances harmoniques
+comme l'ordre et la fin de la nature. Ce besoin de chercher les
+résultats dès que je vois les données, cet instinct à qui il répugne que
+nous soyons en vain...... Croyez-vous que je le puisse vaincre? Ne
+voyez-vous pas qu'il est dans moi, qu'il est plus fort que ma volonté,
+qu'il m'est nécessaire, qu'il faut qu'il m'éclaire ou m'égare, qu'il me
+rende malheureux et que je lui obéisse? Ne voyez-vous pas que je suis
+déplacé, isolé, lassé; que je ne trouve rien, que l'ennui me tue. Je
+rejette tout ce qui passe; je me presse, je me hâte par dégoût;
+j'échappe au présent, je ne désire point l'avenir; je me consume, je
+dévore mes jours, et je me précipite vers le terme de mes ennuis, sans
+désirer rien après eux. On dit que le temps n'est rapide qu'à l'homme
+heureux: on dit faux; je le vois passer maintenant avec une vitesse que
+je ne lui connaissais pas. Puisse le dernier des hommes n'être jamais
+heureux ainsi!</p>
+
+<p>Je ne vous le dissimule point, j'avais un moment compté sur quelque
+douceur intérieure: je suis bien désabusé. Qu'attendais-je en effet? que
+les hommes sussent arranger ces détails que les circonstances leur
+abandonnent, user des avantages que peuvent offrir ou les facultés
+intérieures, ou quelque conformité de caractère, établir et régler ces
+riens dont on ne se lasse pas, et qui peuvent embellir ou tromper les
+heures; qu'ils sussent ne point perdre dans l'ennui leurs années les
+plus tolérables, et n'être pas plus malheureux par leur maladresse que
+par le sort lui-même; qu'ils sussent vivre! Devais-je donc ignorer qu'il
+n'en est point ainsi; et ne savais-je pas assez que cette apathie, et
+surtout cette sorte de crainte et de défiance mutuelles, cette
+incertitude, cette ridicule réserve qui étant l'instinct des uns,
+devient le devoir des autres, condamnaient tous les hommes à se voir
+avec ennui, à se lier avec indifférence, à s'aimer avec lassitude, à se
+convenir inutilement, et à bâiller tous les jours ensemble, faute de se
+dire une fois, ne bâillons plus.</p>
+
+<p>En toutes choses, et partout, les hommes perdent leur existence; ils se
+fâchent ensuite contre eux-mêmes, ils croient que ce fut leur faute.
+Malgré l'indulgence pour nos propres faiblesses, peut-être sommes-nous
+trop sévères en cela, trop portés à nous attribuer ce que nous ne
+pouvions éviter. Lorsque le temps est passé, nous oublions les détails
+de cette fatalité impénétrable dans ses causes, et à peine sensible dans
+ses résultats.</p>
+
+<p>Tout ce qu'on espérait se détruit sourdement; toutes les fleurs se
+flétrissent, tous les germes avortent; tout tombe, comme ces fruits
+naissants qu'une gelée a frappés de mort, qui ne mûriront point, qui
+périront tous, mais qui végètent encore plus ou moins longtemps
+suspendus à la branche stérilisée, comme si la cause de leur ruine eût
+voulu rester inconnue.</p>
+
+<p>On a la santé, l'intimité; on voit dans ses mains ce qu'il faut pour une
+vie assez douce: les moyens sont tout simples, tout naturels; nous les
+tenons, ils nous échappent pourtant. Comment cela se fait-il? La réponse
+serait longue et difficile: je la préférerais à bien des traités de
+philosophie; elle n'est pas même dans les trois mille <i>lois</i> de
+Pythagore.</p>
+
+<p>Peut-être se laisse-t-on trop aller à négliger des choses indifférentes
+par elles-mêmes, et que pourtant il faut désirer, ou du moins recevoir,
+pour que les heures soient occupées sans langueur. Il y a une sorte de
+dédain, qui est une prétention fort vaine, mais à laquelle on se trouve
+entraîné sans y songer. On voit beaucoup d'hommes; chacun d'eux, livré
+à d'autres goûts, est ou se montre insensible à bien des choses dont
+nous ne voulons pas alors paraître plus émus que lui. Il se forme dans
+nous une certaine habitude d'indifférence et de renoncement; elle ne
+coûte point de sacrifices, mais elle augmente l'ennui. Ces riens qui
+pris chacun à part, étaient tous inutiles, devenaient bons par leur
+ensemble; ils entretenaient cette activité des affections qui fait la
+vie. Ils n'étaient pas des causes suffisantes de sensations, mais ils
+nous faisaient échapper au malheur de n'en plus avoir. Ces biens, si
+faibles, convenaient mieux à notre nature, que la puérile grandeur qui
+les rejette, et qui ne les remplacera pas. Le vide devient fastidieux à
+la longue; il dégénère en une morne habitude: et, bien trompés dans
+notre superbe indolence, nous laissons se dissiper en une triste fumée
+la lumière de la vie, faute du souffle qui l'animerait.</p>
+
+<p>Je vous le répète, le temps fuit avec une vitesse qui s'accroît à mesure
+que l'âge change. Mes jours perdus s'entassent derrière moi: ils
+remplissent l'espace vague de leurs ombres sans couleur; ils amoncèlent
+leurs squelettes atténués: c'est le ténébreux simulacre d'un monument
+funèbre. Et si mon regard inquiet se détourne et cherche à se reposer
+sur la chaîne, jadis plus heureuse, des jours que prépare l'avenir; il
+se trouve que leurs formes pleines et leurs riantes images ont beaucoup
+perdu. Leurs couleurs pâlissent: cet espace voilé qui les embellissait
+d'une grâce céleste dans la magie de l'incertitude, découvre maintenant
+à nu leurs fantômes arides et chagrins. A la lueur austère qui les
+montre dans l'éternelle nuit, j'en discerne déjà le dernier qui s'avance
+seul sur l'abîme, et n'a plus rien devant lui.</p>
+
+<p>Vous souvient-il de nos vains désirs, de nos projets d'enfant? La joie
+d'un beau ciel, l'oubli du monde, et la liberté des déserts!</p>
+
+<p>Jeune enchantement d'un c&#339;ur vierge, qui croit au bonheur, qui veut ce
+qu'il désire, et ignore la vie! Simplicité de l'espérance, qu'êtes-vous
+devenue? Le silence des forêts, la pureté des eaux, les fruits naturels,
+l'habitude intime nous suffisaient alors. Le monde réel n'a rien qui
+remplace ces besoins d'un c&#339;ur juste, d'un esprit incertain, premier
+songe de nos premiers printemps.</p>
+
+<p>Quand une heure plus favorable vient placer sur nos fronts une sérénité
+imprévue, quelque nuance fugitive de paix et de bien-être, l'heure
+suivante se hâte d'y fixer les traits chagrins et fatigués, les rides
+abreuvées d'amertumes qui en effacent pour jamais la candeur primitive.</p>
+
+<p>Depuis cet âge qui est déjà si loin de moi, les instants épars qui ont
+pu rappeler l'idée du bonheur, ne forment pas dans ma vie un demi-jour
+que je dusse consentir à voir renouveler. C'est ce qui caractérise ma
+fatigante destinée: d'autres sont bien plus malheureux, mais j'ignore
+s'il fut jamais un homme moins heureux. Je me dis, que l'on est porté à
+la plainte; que l'on sent tous les détails de ses propres misères,
+tandis qu'on affaiblit, ou qu'on ignore celles que l'on n'éprouve pas
+soi-même: et pourtant je me crois juste, en pensant que l'on ne saurait
+moins jouir, moins vivre, être plus constamment au-dessous de ses
+besoins.</p>
+
+<p>Je ne suis pas souffrant, impatienté, irrité; je suis lassé, abattu; je
+suis dans l'accablement. Quelquefois, à la vérité, un mouvement imprévu
+m'élance hors de la sphère étroite où je me sentais comprimé. Ce
+mouvement est si rapide, que je ne puis le prévenir: ce sentiment me
+remplit et m'entraîne sans que j'aie pensé à la vanité de son impulsion:
+je perds ainsi ce repos raisonné qui éternise nos maux, en les calculant
+avec son froid compas, avec ses formules savantes et mortelles.</p>
+
+<p>Alors, j'oublie ces considérations accidentelles, chaînons misérables
+dont ma faiblesse a tissu le fragile lien: je vois seulement, d'un côté,
+mon âme avec ses forces et ses désirs, comme un principe moteur borné
+mais indépendant, que rien ne peut empêcher de s'éteindre à son terme,
+que rien aussi ne peut empêcher d'être selon sa nature; et de l'autre,
+toutes choses sur la terre humaine comme son domaine nécessaire, comme
+les moyens de son action, les matériaux de sa vie. Je méprise cette
+prudence timide et lente, qui pour des jouets qu'elle travaille, oublie
+la puissance du génie, laisse éteindre le feu du c&#339;ur, et perd à jamais
+ce qui fait la vie pour arranger des ombres puériles.</p>
+
+<p>Je me demande ce que je fais; pourquoi je ne me mets pas à vivre; quelle
+force m'enchaîne, quand je suis libre; quelle faiblesse me retient quand
+je sens une énergie dont l'effort réprimé me consume; ce que j'attends,
+quand je n'espère rien; ce que je cherche ici, quand je n'y aime rien,
+n'y désire rien; quelle fatalité me force à faire ce que je ne veux
+point, sans que je voie comment elle me le fait faire?</p>
+
+<p>Il est facile de s'y soustraire; il en est temps, il le faut: et à peine
+ce mot est dit, que l'impulsion s'arrête, l'énergie s'éteint, et me
+voilà replongé dans le sommeil où s'anéantit ma vie. Le temps coule
+uniformément: je me lève avec dégoût, je me couche fatigué, je me
+réveille sans désirs. Je m'enferme, et je m'ennuie: je vais dehors, et
+je gémis. Si le temps est sombre, je le trouve triste; et s'il est beau,
+je le trouve inutile. La ville m'est insipide, et la campagne m'est
+odieuse. La vue des malheureux m'afflige; celle des heureux ne me trompe
+point. Je ris amèrement quand je vois des hommes qui se tourmentent; et
+si quelques-uns sont plus calmes, je ris, en songeant qu'on les croit
+contents.</p>
+
+<p>Je vois tout le ridicule du personnage que je fais; je me rebute, et je
+ris de mon impatience. Cependant je cherche dans chaque chose, le
+caractère bizarre et double qui la rend un moyen de nos misères; et ce
+comique d'oppositions qui fait de la terre humaine une scène
+contradictoire où toutes choses sont importantes au sein de la vanité de
+toutes choses. Je me précipite ainsi, ne sachant plus de quel côté me
+diriger. Je m'agite, parce que je ne trouve point d'activité; je parle,
+afin de ne point penser; je m'anime, par stupeur. Je crois même que je
+plaisante: je ris de douleur, et l'on me trouve gai. Voilà qui va bien,
+disent-ils, il prend son parti. Il faut que je le prenne, car je n'y
+pourrai plus tenir.</p>
+
+<p class="date">5 août.<br />
+</p>
+
+<p>Je crois, je sens que tout cela va changer. Plus j'observe ce que
+j'éprouve, plus j'en viendrais à me convaincre que les choses de la vie
+sont indiquées, préparées et mûries dans une marche progressive dirigée
+par une force inconnue.</p>
+
+<p>Dès qu'une série d'incidents marche vers un terme, ce résultat qu'elle
+annonce, se trouve aussitôt un centre que beaucoup d'autres incidents
+environnent avec une tendance marquée. Cette tendance qui les unit au
+centre par des liens universels, nous le fait paraître comme un but
+qu'une intention de la nature se serait proposé, comme un chaînon
+qu'elle travaillerait à dessein selon ses lois générales, et où nous
+cherchons à découvrir, à pressentir dans des rapports individuels, la
+marche, l'ordre, et les harmonies du plan du monde.</p>
+
+<p>Si nous y sommes trompés, c'est peut-être par notre seul empressement.
+Nos désirs cherchent toujours à anticiper sur l'ordre des événements, et
+leur impatience ne saurait attendre cette tardive maturité.</p>
+
+<p>On dirait aussi qu'une volonté inconnue, qu'une intelligence d'une
+nature indéfinissable nous entraîne par des apparences, par la marche
+des nombres, par des songes dont les rapports avec les faits surpassent
+de beaucoup les probabilités du hasard. On dirait que tous les moyens
+lui servent à nous séduire, que les sciences occultes, que les résultats
+extraordinaires de la divination, et les vastes effets dus à des causes
+imperceptibles, sont l'ouvrage de cette industrie cachée; qu'elle
+précipite ainsi ce que nous croyons conduire; qu'elle nous égare, afin
+de varier le monde. Si vous voulez avoir un sentiment de cette force
+invisible, et de l'impuissance où l'ordre même se trouve de produire la
+perfection, calculez toutes les forces bien connues, et vous verrez
+qu'elles n'ont pas leur résultat direct. Faites plus; imaginez un ordre
+de choses où toutes les convenances particulières soient observées, où
+toutes les destinations particulières soient remplies: vous trouverez,
+je crois, que l'ordre de chaque chose ne produirait pas le véritable
+ordre des choses; que tout serait trop bien; que non-seulement ce n'est
+pas ainsi que va le monde, mais que ce n'est pas même ainsi qu'il
+pourrait aller, et qu'une perpétuelle déviation dans les détails opposés
+semble être la grande loi de l'universalité des choses.</p>
+
+<p>Voici des faits sur un objet où les probabilités peuvent être calculées
+rigoureusement, des songes relatifs à la loterie de Paris. J'en ai connu
+douze ou quinze avant les tirages. La personne âgée qui les faisait,
+n'avait assurément ni le démon de Socrate, ni aucune donnée
+cabalistique: elle était pourtant mieux fondée à s'entêter de ses
+songes, que moi à l'en dissuader. La plupart furent réalisés: il y avait
+au moins vingt mille à parier contre un, que l'événement ne les
+justifierait pas ainsi. Elle fut séduite, elle rêva encore; elle mit, et
+rien alors ne se réalisa.</p>
+
+<p>On n'ignore pas que les hommes sont trompés et par de faux calculs, et
+par la passion; mais, dans ce qui peut être supputé mathématiquement,
+est-il bien vrai que tous les siècles croient à ce qui n'a en sa faveur
+qu'autant d'incidents que le hasard en doit donner?</p>
+
+<p>Moi-même qui assurément ne m'occupais guère de ces sortes de rêves, il
+m'est arrivé trois fois de rêver que je voyais les numéros sortis. Un de
+ces songes n'eut point de rapport avec l'événement du lendemain: le
+second en eut un aussi frappant que si l'on eût deviné un nombre sur
+quatre-vingt mille. Le dernier fut plus étrange: j'avais vu, dans cet
+ordre: 7, 39, 72, 81.. Je n'avais pas vu le cinquième numéro, et quant
+au troisième, je l'avais mal discerné, je n'étais pas assuré si c'était
+72 ou 70. J'avais même noté tous deux, mais je penchai pour le 72. Pour
+cette fois, je voulus mettre au moins le quaterne; et je mis, 7, 39, 72,
+81. Si j'eusse choisi le 70, j'eusse eu le quaterne, ce qui est déjà
+extraordinaire: mais ce qui l'est bien davantage, c'est que ma note
+faite exactement selon l'ordre dans lequel j'avais vu les quatre
+numéros, porta un terne déterminé, et que c'eût été un quaterne
+déterminé, si, en hésitant entre le 70 et le 72, j'eusse choisi le 70.</p>
+
+<p>Est-il dans la nature une intention qui leurre les hommes, ou du moins
+beaucoup d'hommes? Serait-ce un de ses moyens, une loi nécessaire pour
+les faire ce qu'ils sont? ou bien, tous les peuples ont-ils été dans le
+délire, en trouvant que les choses réalisées surpassaient évidemment
+l'occurrence naturelle? La philosophie moderne le nie; elle nie tout ce
+qu'elle n'explique pas. Elle a remplacé celle qui expliquait ce qui
+n'était point.</p>
+
+<p>Je suis loin d'affirmer, et même de croire positivement, qu'il y ait en
+effet dans la nature une force qui séduise les hommes, indépendamment du
+prestige de leurs passions; qu'il existe une chaîne occulte de rapports,
+soit dans les nombres, soit dans les affections, qui puisse faire juger,
+ou sentir d'avance, ces choses futures que nous croyons accidentelles.
+Je ne dis pas, cela est: mais n'y a-t-il point quelque témérité à dire,
+cela n'est pas?<a name="FNanchor_37_37" id="FNanchor_37_37"></a><a href="#Footnote_37_37" class="fnanchor">[37]</a></p>
+
+<p>Serait-il même impossible que les pressentiments appartinssent à un mode
+particulier d'organisation, et qu'ils fussent impossibles aux autres
+hommes? Nous voyons, par exemple, que la plupart ne sauraient concevoir
+des rapports entre l'odeur qu'exhale une plante, et les moyens du
+bonheur du monde. Doivent-ils pour cela regarder comme une erreur de
+l'imagination le sentiment de ces rapports? Ces deux perceptions si
+étrangères l'une à l'autre pour plusieurs esprits, le sont-elles pour le
+génie qui peut suivre la chaîne qui les unit? Celui qui abattait les
+hautes têtes des pavots, savait bien qu'il serait entendu: il savait
+aussi que ses esclaves ne le comprendraient point, qu'ils n'auraient
+point son secret.</p>
+
+<p>Vous ne prendrez pas tout ceci plus sérieusement que je ne le dis. Mais
+je suis las des choses certaines, et je cherche partout des voies
+d'espérance.</p>
+
+<p>Si vous venez bientôt, cela pourra me donner un peu de courage: celui
+d'attendre toujours des lendemains est du moins quelque chose pour qui
+n'en a pas d'autre.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XLVII" id="LETTRE_XLVII"></a>LETTRE XLVII</h3>
+
+<p class="date">Lyon, 18 août, VI.<br />
+</p>
+
+<p>Vous renvoyez en deux mots tous mes possibles dans la région des songes.
+Pressentiments, propriétés secrètes des nombres, pierre philosophale,
+influences mutuelles des astres, sciences cabalistiques, haute magie,
+toutes chimères déclarées telles par la certitude une et infaillible.
+Vous avez l'empire; on ne saurait mieux user du sacerdoce suprême.
+Cependant je suis opiniâtre comme tous les hérésiarques: il y a plus,
+votre science certaine m'est suspecte, je vous soupçonne d'être heureux.</p>
+
+<p>Supposons un moment que rien ne vous réussit: vous souffrirez alors que
+je vous expose jusqu'où vont mes doutes.</p>
+
+<p>On dit que l'homme conduit et gouverne, que le hasard n'est rien. Tout
+cela se peut: voyons pourtant si ce hasard ne ferait pas quelque chose.
+Je veux que ce soit l'homme qui fasse toutes les choses humaines: mais
+il les fait avec des moyens, avec des facultés; d'où les a-t-il? Les
+forces physiques, ou la santé, la justesse et l'étendue de l'esprit, les
+richesses, le pouvoir composent à peu près ces moyens. Il est vrai que
+la sagesse ou la modération peuvent maintenir la santé, mais le hasard
+donne et quelquefois rétablit une forte constitution. Il est vrai que la
+prudence évite quelques dangers, mais le hasard préserve à tout moment
+d'être blessé ou mutilé. Le travail améliore nos facultés morales ou
+intellectuelles; le hasard les donne, et souvent il les développe, ou
+les préserve de tant d'accidents dont un seul pourrait les détruire. La
+sagesse fait parvenir au pouvoir un homme dans un siècle; le hasard
+l'offre à tous les autres maîtres des destinées vulgaires. La prudence,
+la conduite élèvent lentement quelques fortunes; tous les jours le
+hasard en fait rapidement. L'histoire du monde ressemble beaucoup à
+celle de ce commissionnaire qui gagna cent louis en vingt ans de courses
+et d'épargnes, et qui ensuite mit à la loterie un seul écu, et en reçut
+soixante-quinze mille.</p>
+
+<p>Tout est loterie. La guerre n'est plus qu'une loterie pour presque tous,
+à l'exception du général en chef, qui cependant n'en est rien moins que
+tout à fait exempt. Dans la tactique moderne, l'officier qui va être
+comblé d'honneurs et élevé à un grade supérieur, voit auprès de lui le
+guerrier aussi brave, plus savant, plus robuste, oublié pour jamais dans
+le tas des morts.</p>
+
+<p>Si tant de choses se font par hasard, et que pourtant le hasard ne
+puisse rien faire; il y a dans la nature, ou une grande force cachée,
+ou un nombre de forces inconnues qui suivent des lois inaccessibles aux
+démonstrations des sciences humaines.</p>
+
+<p>On peut <i>prouver</i> que le fluide électrique n'existe pas. On peut prouver
+qu'un corps aimanté ne saurait agir sur un autre sans le toucher; et que
+la faculté de se diriger vers tel point de la terre est une propriété
+occulte et par trop péripatéticienne. On avait prouvé que l'on ne
+pouvait voyager dans les airs, que l'on ne pouvait brûler des corps
+éloignés de soi, que l'on ne pouvait précipiter la foudre ou allumer des
+volcans. On sait encore aujourd'hui que l'homme qui fait un chêne, ne
+peut pas faire de l'or. On sait que la lune peut causer les marées, mais
+non pas influer sur la végétation. Il est prouvé que tous les effets des
+affections de la mère sur le f&#339;tus sont des contes de vieilles, et que
+tous les peuples qui les ont vus, ne les ont pas vus. On sait que
+l'hypothèse d'un fluide pensant n'est qu'une impiété absurde; mais que
+certains hommes ont la permission de faire avant déjeuner une sorte
+d'âme universelle ou de nature métaphysique, que l'on peut rompre en
+autant d'âmes universelles que bon semble, afin que chacun digère la
+sienne.</p>
+
+<p>Il est <i>certain</i> qu'un Châtillon reçut, selon la promesse de saint
+Bernard, cent fois autant de terres labourables à la charrue d'en haut,
+qu'il en avait donné ici-bas aux moines de Clairvaux. Il est certain que
+l'empire du Mogol est dans une grande prospérité, quand son maître pèse
+deux livres de plus que l'année précédente. Il est certain que l'âme
+survit au corps, excepté s'il est écrasé par la chute subite d'un roc,
+car alors elle n'a pas le temps de s'enfuir<a name="FNanchor_38_38" id="FNanchor_38_38"></a><a href="#Footnote_38_38" class="fnanchor">[38]</a>; et il faut qu'elle
+meure là. Tout le monde a su que les comètes sont dans l'usage
+d'engendrer des monstres, et qu'il y a d'excellentes recettes pour se
+préserver de cette contagion. Tout le monde convient qu'un individu de
+ce petit globe où rampent nos génies impérissables, a trouvé les lois du
+mouvement et de la position respective de cent milliards de mondes. Nous
+sommes admirablement certains, et c'est pure malice, si tous les temps
+et tous les peuples s'accusent mutuellement d'erreur.</p>
+
+<p>Pourquoi chercher à rire des Anciens qui regardaient les nombres comme
+le principe universel. L'étendue, les forces, la durée, toutes les
+propriétés des choses naturelles ne suivent-elles pas les lois des
+nombres? Ce qui est à la fois réel et mystérieux, n'est-il pas ce qui
+nous avance le plus dans la profondeur des secrets de la nature?
+N'est-elle pas elle-même une perpétuelle expression d'évidence et de
+mystère, visible et impénétrable, calculable et infinie, prouvée et
+inconcevable, contenant tous les principes de l'être et toute la vanité
+des songes? Elle se découvre à nous et nous ne la voyons pas; nous avons
+analysé ses lois, et nous ne saurions imaginer ses procédés; elle nous a
+laissé prouver que nous remuerions un globe, mais le mouvement d'un
+insecte est l'abîme où elle nous abandonne. Elle nous donne une heure
+d'existence au milieu du néant; elle nous montre et nous supprime; elle
+nous produit pour que nous ayons été. Elle nous fait un &#339;il qui pourrait
+tout voir; elle met devant lui toute la mécanique, toute l'organisation
+des choses, toute la métaphysique de l'être infini: nous regardons, nous
+allons connaître; et voilà qu'elle ferme à jamais cet &#339;il si
+admirablement préparé.</p>
+
+<p>Pourquoi donc, ô hommes qui passez aujourd'hui! voulez-vous des
+certitudes? et jusques à quand faudra-t-il vous affirmer nos rêves pour
+que votre vanité dise: «Je sais»? Vous êtes moins petits quand vous
+ignorez. Vous voulez qu'en parlant de la nature, on vous dise comme vos
+balances et vos chiffres: ceci est, ceci n'est pas. Eh bien, voici un
+roman: sachez, soyez certains.</p>
+
+<p>Le Nombre... Nos dictionnaires définissent le nombre une collection
+d'unités: en sorte que l'unité qui est le principe de tous les nombres,
+devient étrangère au terme qui les exprime. Je suis fâché que notre
+langue n'ait pas un mot qui comprenne l'unité, et tous ses produits plus
+ou moins directs, plus ou moins complexes. Supposons tous deux que le
+mot nombre veut dire cela: et puisque j'ai un songe à vous conter, je
+vais reprendre un peu le ton des grandes vérités que je veux vous
+envoyer par le courrier de demain.</p>
+
+<p>Ecoutez: c'est de l'Antiquité; mais elle ne savait pas le calcul des
+fluxions<a name="FNanchor_39_39" id="FNanchor_39_39"></a><a href="#Footnote_39_39" class="fnanchor">[39]</a>.</p>
+
+<p>Le nombre est le principe de toute dimension, de toute harmonie, de
+toute propriété, de toute agrégation; il est la loi de l'univers
+organisé.</p>
+
+<p>Sans les lois des nombres, la matière serait une masse informe,
+indigeste; elle serait le Chaos. La matière arrangée selon ces lois est
+le Monde. La nécessité de ces lois est le Destin; leur puissance et
+leurs propriétés sont la Nature: et la conception universelle de ces
+propriétés est Dieu.</p>
+
+<p>Les analogies de ces propriétés forment la doctrine magique, secret de
+toutes les initiations, principe de tous les dogmes, base de tous les
+cultes, source des relations morales et de tous les devoirs.</p>
+
+<p>Je me hâte; et vous me saurez gré de tant de discrétion, car je pourrais
+suivre la filiation de toutes les idées cabalistiques et religieuses.
+Je rapporterais aux nombres les religions du feu; je prouverais que
+l'idée même de l'Esprit pur est le résultat de certains calculs; je
+réunirais dans un même enchaînement tout ce qui a pu asservir ou flatter
+l'imagination humaine. Cet aperçu d'un monde mystérieux ne serait pas
+sans intérêt; mais il ne vaudrait pas l'odeur numérique exhalée de sept
+fleurs de jasmin que le souffle de l'air va porter et perdre dans le
+sable sur votre terrasse de Chessel.</p>
+
+<p>Cependant sans les nombres, point de fleurs, point de terrasse. Tout
+phénomène est nombre ou proportion. Les formes, l'espace, la durée, sont
+des effets, des produits du nombre; mais le nombre n'est produit, n'est
+modifié, n'est perpétué que par lui-même. La musique, c'est-à-dire la
+science de toute harmonie, est une expression des nombres. Notre musique
+elle-même, la musique des sons, source des plus fortes impressions que
+l'homme puisse éprouver, est fondée sur les nombres.</p>
+
+<p>Si j'étais versé dans l'astrologie, je vous dirais bien d'autres choses;
+mais enfin toute la vie n'est-elle pas réglée sur les nombres: sans eux,
+qui saurait l'heure d'un office, d'un enterrement; qui pourrait danser,
+qui saurait quand il est <i>bon couper les ongles</i>?</p>
+
+<p>L'Unité est assurément le principe, comme l'image de toute unité; et dès
+lors de tout ouvrage complet, de tout concept, de tout projet, de tout
+achèvement, de la perfection, de l'ensemble. Ainsi tout nombre complexe
+est un, ainsi toute perception est une, ainsi l'univers est un.</p>
+
+<p>Un est aux nombres engendrés, comme le rouge est aux couleurs, ou Adam
+aux générations humaines. Car Adam était le premier, et le mot Adam
+signifie rouge. C'est ce qui fait que la matière du grand &#339;uvre doit se
+nommer Adam lorsqu'elle est poussée au rouge, parce que la quintessence
+rouge de l'univers est comme Adam qu'Adonaï forma de quintessence.</p>
+
+<p>Pythagore a dit: «Cultivez assidûment la science des nombres; nos vices
+et nos crimes ne sont que des erreurs de calcul.» Ce mot si utile, et
+d'une vérité si profonde, est sans doute ce qui peut être dit de mieux
+sur les nombres. Mais voici ce que Pythagore n'a point dit<a name="FNanchor_40_40" id="FNanchor_40_40"></a><a href="#Footnote_40_40" class="fnanchor">[40]</a>.</p>
+
+<p>Sans Un, il n'y aurait ni deux, ni trois: l'unité est donc le principe
+universel. Un est infini par ce qui sort de lui: il produit
+coéternellement deux et même trois, d'où vient tout le reste. Quoique
+infini, il est impénétrable; il est assurément dans tout; il ne peut
+cesser, nul ne l'a fait; il ne saurait changer: de plus il n'est ni
+visible, ni bleu, ni large, ni épais, ni lourd: c'est comme qui
+dirait... plus qu'un nombre.</p>
+
+<p>Pour Deux, c'est très différent. S'il n'y avait pas deux, il n'y aurait
+qu'un. Or, quand tout est un, tout est semblable; quand tout est
+semblable, il n'y a pas de discordance; là où il n'y a pas de
+discordance, là est la perfection: c'est donc deux qui brouille tout.
+Voilà le mauvais principe, c'est Satan. Aussi, de tous nos chiffres, le
+chiffre deux est celui qui a la forme la plus sinistre, l'angle le plus
+aigu.</p>
+
+<p>Cependant sans deux, il n'y aurait point de composition, point de
+rapports, point d'harmonie. Deux est l'élément de toute chose composée
+en tant que composée. Deux est le symbole et le moyen de toute
+génération. Il y avait deux chérubins sur l'Arche, et les oiseaux ont
+deux ailes: ce qui fait de deux le principe de l'élévation.</p>
+
+<p>Trois réunit l'expression de l'ensemble et celle de la composition;
+c'est l'harmonie parfaite. La raison en est palpable, c'est un nombre
+composé qui ne peut être divisé que par un. De trois points placés dans
+des rapports égaux, naît la plus simple des figures. Cette figure triple
+n'est pourtant qu'une, ainsi que l'harmonie parfaite. Et, dans la
+sagesse orientale, la puissance qui créa, Brahma; la puissance qui
+conserve, Vitsnou; et la puissance qui détruira, Routren; ces trois
+puissances réunies, n'est-ce pas Trimourti? Dans Trimourti, ne
+reconnaissez-vous pas trois, c'est ce qui fait Chiven, l'Etre suprême.</p>
+
+<p>Dans les choses de la terre, trente-trois, nombre exprimé par deux
+trois, n'est-il pas celui de l'âge de perfection pour l'homme? et
+l'homme, qui est bien la plus belle &#339;uvre de Chiven, n'a-t-il pas eu
+trois âmes autrefois?</p>
+
+<p>Trois est le principe de perfection: c'est le nombre de la chose
+composée, et ramenée à l'unité, de la chose élevée à l'agrégation, et
+achevée par l'unité. Trois est le nombre mystérieux du premier ordre:
+aussi y a-t-il trois règnes dans les choses terrestres; et pour tout
+composé organique trois accidents, formation, vie, décomposition.</p>
+
+<p>Quatre ressemble beaucoup au corps, parce que le corps a quatre
+facultés. Il renferme aussi toute la religion du serment: comment cela?
+je l'ignore, mais puisqu'un maître l'a dit, sans doute ses disciples
+l'expliqueront.</p>
+
+<p>Cinq est protégé par Vénus: car elle préside au mariage, et cinq a dans
+sa forme quelque chose d'heureux qu'on ne saurait définir. De là vient
+que nous avons cinq sens, et cinq doigts; il n'en faut pas chercher
+d'autres raisons.</p>
+
+<p>Je ne sais rien sur le nombre Six, sinon que le cube a six faces. Tout
+le reste m'a paru indigne des grandes choses que j'ai rassemblées sur
+d'autres nombres.</p>
+
+<p>Mais Sept est d'une importance extrême. Il représente toutes les
+créatures; ce qui le rend d'autant plus intéressant qu'elles nous
+appartiennent toutes, droit divin transféré depuis longtemps et que
+prouvent la bride et le filet, malgré ce qu'en disent quelquefois les
+ours, les lions, les serpents. Cet empire a manqué être perdu par le
+péché; mais il faut mettre deux sept ensemble, l'un détruira l'autre;
+car le baptême étant aussi là-dedans, soixante-dix-sept signifie
+l'abolition de tous les péchés par le baptême, comme saint Augustin l'a
+démontré aux académies d'Afrique.</p>
+
+<p>On voit facilement dans Sept, l'union de deux nombres parfaits, de deux
+principes de perfection; union complétée en quelque sorte et consolidée
+par cette unité sublime qui lui imprime un grand caractère d'ensemble,
+et qui fait que sept n'est pas six. C'est là le nombre mystérieux du
+second ordre; ou si l'on veut, le principe de tous les nombres très
+composés. Les divers aspects de la lune l'ont prouvé, et en conséquence
+on a choisi le septième jour pour celui du repos. Les fêtes religieuses
+rendirent ainsi ce nombre sacré chez tous les peuples. De là l'idée des
+cycles septenaires, liée à celle du grand Cataclysme. «Dieu a imprimé
+partout dans l'univers le caractère sacré du nombre sept», dit
+Joachitès. Dans le <i>ciel étoilé</i>, tout a été fait par sept. Toute la
+mysticité ancienne est pleine du nombre sept: c'est le plus mystérieux
+des nombres apocalyptiques, des nombres du culte mithriaque et des
+mystères d'initiation. Sept étoiles du génie lumineux, sept Gâhanbards,
+sept Amschaspands ou anges d'Ormusd. Les Juifs ont leur semaine d'année;
+et le carré de sept était le vrai nombre de leur période jubilaire. On
+remarquait que, du moins pour notre planète et même pour notre système
+planétaire, le nombre sept était le plus particulièrement indiqué par
+les phénomènes naturels. Sept planètes du premier ordre<a name="FNanchor_41_41" id="FNanchor_41_41"></a><a href="#Footnote_41_41" class="fnanchor">[41]</a>; sept
+métaux<a name="FNanchor_42_42" id="FNanchor_42_42"></a><a href="#Footnote_42_42" class="fnanchor">[42]</a>; sept odeurs<a name="FNanchor_43_43" id="FNanchor_43_43"></a><a href="#Footnote_43_43" class="fnanchor">[43]</a>; sept saveurs; sept rayons de lumière; sept
+tons; sept articulations simples de la voix humaine<a name="FNanchor_44_44" id="FNanchor_44_44"></a><a href="#Footnote_44_44" class="fnanchor">[44]</a>.</p>
+
+<p>Sept années font une semaine de la vie; et quarante-neuf la grande
+semaine. L'enfant qui naît à sept mois peut vivre. A quatorze soleils,
+il voit: à sept lunes il a des dents: à sept ans les dents se
+renouvellent; et l'on fait commencer alors le discernement du bien et du
+mal. A quatorze ans, l'homme peut engendrer: à vingt et un, il est
+parvenu à une sorte de maturité qui a fait choisir ce temps pour la
+majorité politique et légale. Vingt-huit est l'époque d'un grand
+changement dans les affections humaines et dans les couleurs de la vie.
+A trente-cinq, la jeunesse finit. A quarante-deux, la progression
+rétrograde de nos facultés commence. A quarante-neuf, la plus belle vie
+est à sa moitié, quant à la durée extrême, et à son automne pour les
+sensations: on aperçoit les premières rides physiques et morales. A
+cinquante-six, commence la vieillesse. Soixante-trois est la première
+époque de la mort naturelle. (Je me rappelle que vous blâmez cette
+expression: nous dirons donc, mort nécessaire, mort amenée par les
+causes générales du déclin de la vie.) Je veux dire que si l'on meurt de
+vieillesse à quatre-vingt-quatre, à quatre-vingt-dix-huit ans, on meurt
+d'âge à soixante-trois: c'est la première époque où la vie finisse par
+les maladies de la décrépitude. Beaucoup de personnages célèbres sont
+morts à soixante-dix ans, à quatre-vingt-quatre, à
+quatre-vingt-dix-huit, à cent quatre (ou cent cinq). Aristote, Abélard,
+Héloïse, Luther, Constantin, chah Abbas, Nostradamus<a name="FNanchor_45_45" id="FNanchor_45_45"></a><a href="#Footnote_45_45" class="fnanchor">[45]</a> et Mahomet
+moururent à soixante-trois; et Cléopâtre sentit bien qu'il fallait
+attendre vingt-huit jours pour mourir après Antoine.</p>
+
+<p>Neuf! Si l'on en croit les hordes mongoles et plusieurs peuplades de la
+Nigritie, voilà le plus harmonique des nombres complexes. C'est le carré
+du seul nombre qui ne soit divisible que par l'unité: c'est le principe
+des productions indirectes: c'est le mystère multiplié par le mystère.
+On peut voir dans le <i>Zend-Avesta</i> combien neuf était vénéré d'une
+partie de l'Orient. Dans la Géorgie, dans l'Iranved, tout se fait par
+neuf: les Avares et les Chinois l'ont aimé particulièrement. Les
+musulmans de la Syrie comptent quatre-vingt-dix-neuf attributs de la
+divinité; et les peuples de la partie orientale de l'Inde connaissent
+dix-huit mondes, neuf bons, neuf mauvais.</p>
+
+<p>Mais le signe de ce nombre a la queue en bas, comme une comète qui
+sème<a name="FNanchor_46_46" id="FNanchor_46_46"></a><a href="#Footnote_46_46" class="fnanchor">[46]</a> des monstres; et neuf est l'emblème de toute vicissitude
+funeste: en Suisse, particulièrement, les bises destructives durent neuf
+jours. Quatre-vingt-un, ou neuf multiplié par lui-même, est le nombre de
+la grande climatérique<a name="FNanchor_47_47" id="FNanchor_47_47"></a><a href="#Footnote_47_47" class="fnanchor">[47]</a>; tout homme qui aime l'ordre doit mourir à
+cet âge, et Denis d'Héraclée donna en cela un grand exemple au monde.</p>
+
+<p>J'avoue que dix-huit ans passe pour un assez bel âge; et pourtant c'est
+la destruction multipliée par le mauvais principe: mais il y a moyen de
+s'entendre. Dans dix-huit ans il y a deux cent seize mois, nombre très
+funeste et très compliqué. On y voit d'abord quatre-vingt-un multiplié
+par deux, ce qui est épouvantable. Dans l'excédent cinquante-quatre, on
+trouve un serment et Vénus. Quatre et cinq réunis, ressemblent donc fort
+au mariage, état qui séduit à dix-huit ans; qui n'est bon à rien pour
+l'un et l'autre sexe, vers quarante-cinq ou cinquante-quatre ans; qui ne
+laisse pas d'être ridicule à quatre-vingt-un; et qui peut, en tout
+temps, par ses plaisirs même, altérer, désoler, dégrader la nature
+humaine d'après les horreurs attachées au culte du nombre cinq. Qu'y
+a-t-il de pire que d'empoisonner sa vie par une jouissance de cinq?
+c'est à dix-huit ans que ces dangers sont dans leur force; il n'est donc
+point d'âge plus funeste. Voilà ce qu'on ne pouvait découvrir que par
+les nombres; et c'est ainsi que les nombres sont le fondement de la
+morale.</p>
+
+<p>Que si vous trouvez dans tout cela quelque incertitude, repoussez le
+doute, redoublez de foi; voici maintenant ce que disait la première
+lumière des premiers siècles<a name="FNanchor_48_48" id="FNanchor_48_48"></a><a href="#Footnote_48_48" class="fnanchor">[48]</a>. Dix est justice et béatitude résultant
+de la créature qui est sept, et de la Trinité qui est trois. Onze, c'est
+le péché parce qu'il transgresse dix ou la justice. Vous voyez le plus
+haut point du sublime; après quoi il faut se taire: saint Augustin
+lui-même n'en a pas su davantage.</p>
+
+<p>S'il me restait assez de papier, je vous prouverais l'existence de la
+pierre philosophale. Je vous prouverais que tant d'hommes savants et
+célèbres n'étaient pas des radoteurs: je vous prouverais qu'elle n'est
+pas plus étonnante que la boussole; qu'elle n'est pas plus inconcevable
+que le chêne provenu du gland que vous avez semé; mais qu'il l'est, ou
+qu'il devrait l'être, que des étourdis, qui en finissant leurs humanités
+ont fait un madrigal, décident que Sthall, Becher, Paracelse, ont mérité
+les petites maisons.</p>
+
+<p>Allez voir vos jasmins: laissez mes doutes et mes preuves. Je cherche un
+peu de délire, afin de pouvoir au moins rire de moi: car il y a un
+certain repos, un plaisir, bizarre si l'on veut, à considérer que tout
+est songe. Cela peut distraire de tant de rêves plus sérieux, et
+affaiblir ceux de notre inquiétude.</p>
+
+<p>Vous ne voulez pas que l'imagination nous entraîne, parce qu'elle nous
+égare: mais quand il s'agit des jouissances individuelles de la pensée,
+notre destination présente ne serait-elle pas dans les écarts? Tous les
+hommes ont rêvé; tous en ont eu besoin: quand le génie du mal les fit
+vivre, le génie du bien les fit dormir et songer.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XLVIII" id="LETTRE_XLVIII"></a>LETTRE XLVIII</h3>
+
+<p class="date">Méterville, 1<sup>er</sup> septembre, VI.<br />
+</p>
+
+<p>Dans quelque indifférence que l'on traîne ses années, il arrive pourtant
+que l'on aperçoive le ciel dans une nuit sans nuages. On voit les astres
+immenses; ce n'est pas une fantaisie de l'imagination, ils sont là sous
+nos yeux: on voit leurs distances bien plus vastes, et ces soleils qui
+semblent montrer des mondes où des êtres différents de nous naissent,
+sentent et meurent.</p>
+
+<p>La tige du jeune sapin est auprès de moi, droite et fixe, elle s'avance
+dans l'air, elle semble n'avoir ni vie ni mouvement; mais elle subsiste,
+et si elle se connaît elle-même, son secret et sa vie sont dans elle;
+elle croît invisiblement. Elle est la même dans la nuit, et dans le
+jour; elle est la même sous la froide neige, et sous le soleil des étés.
+Elle tourne avec la terre; elle tourne immobile parmi tous ces mondes.
+La cigale s'agite pendant le repos de l'homme, elle mourra: le sapin
+tombera; les mondes changeront. Où seront nos livres, nos renommées, nos
+craintes, notre prudence, et la maison que l'on voudrait bâtir, et le
+blé que la grêle n'a pas couché? Pour quel temps amassez-vous? pour quel
+siècle est votre espérance? Encore la révolution d'un astre, encore une
+heure de sa durée, et tout ce qui est vous ne sera plus: tout ce qui est
+vous, sera plus perdu, plus anéanti, plus impossible que s'il n'eût
+jamais été. Celui dont le malheur vous accable, sera mort. Celle qui est
+belle, sera morte. Le fils qui vous survivra sera mort.</p>
+
+<p>Vous avez rassemblé les moyens des arts<a name="FNanchor_49_49" id="FNanchor_49_49"></a><a href="#Footnote_49_49" class="fnanchor">[49]</a>; vous voyez sur la lune
+comme si elle était près de vos télescopes; vous y cherchez du
+mouvement; il n'y en a point; il y en a eu, mais elle est morte. Et le
+lieu, le globe où vous êtes sera mort comme elle. A quoi vous
+arrêtez-vous? Vous auriez pu faire un mémoire pour votre procès, ou
+finir une ode dont on eût parlé demain au soir. Intelligence des mondes!
+qu'ils sont vains les soins de l'homme! Quelles risibles sollicitudes
+pour des incidents d'une heure! Quels tourments insensés pour arranger
+les détails de cette vie qu'un souffle du temps va dissiper! Regarder,
+jouir de ce qui passe, imaginer, s'abandonner; ce serait là tout notre
+être. Mais, régler, établir, connaître, posséder; que de démence!</p>
+
+<p>Cependant celui qui ne veut point s'inquiéter pour des jours incertains,
+n'aura pas le repos qui laisse l'homme à lui-même, ou le délassement qui
+peut distraire de ces dégoûts qu'on préfère à la vie tranquille: il
+n'aura pas, quand il la voudra, la coupe pleine de café ou de vin qui
+doit écarter pour un moment le mortel ennui. Il n'y aura point d'ordre
+et de suite dans ce qu'il sera forcé de faire; il n'y aura pas de
+sécurité pour les siens. Parce que sa pensée aura embrassé le monde dans
+ses hautes conceptions, il arrivera que son génie, éteint par la
+langueur, n'aura plus même ces hautes conceptions: parce que sa pensée
+aura cherché trop de vérités dans la nature des choses, il ne sera plus
+donné à sa pensée elle-même de se maintenir selon sa propre nature.</p>
+
+<p>On ne parle que de réprimer ses passions, et d'avoir la force de faire
+ce qu'il faut: mais, au milieu de tant d'impénétrabilité, montrez donc
+ce qu'il faut. Pour moi, je ne le sais pas, et j'ose soupçonner que
+plusieurs autres l'ignorent. Tous les sectaires ont prétendu le dire, et
+le montrer avec évidence; leurs preuves surnaturelles nous ont laissés
+dans un doute plus grand. Peut-être une connaissance certaine et un but
+connu, ne sont-ils ni selon notre nature, ni selon nos besoins.
+Cependant il faut vouloir. C'est une triste nécessité, c'est une
+sollicitude intolérable d'être toujours contraint d'avoir une volonté,
+quand on ne sait sur quoi la régler.</p>
+
+<p>Souvent je me repose dans cette idée que le cours accidentel des choses
+et les effets directs de nos intentions ne sauraient être qu'une
+apparence, et que toute chose humaine est nécessaire et déterminée par
+la marche irrésistible de l'ensemble des choses. Il me semble que c'est
+une vérité dont j'ai le sentiment: mais quand je perds de vue les
+considérations générales, je m'inquiète et je projette comme un autre.
+Quelquefois au contraire, je m'efforce d'approfondir tout ceci, pour
+savoir si ma volonté peut avoir une base, et si mes vues peuvent se
+rapporter à un plan suivi. Vous pensez bien que dans cette obscurité
+impénétrable, tout m'échappe, jusqu'aux probabilités elles-mêmes: je me
+lasse bientôt; je me rebute; et je ne vois rien de certain, si ce n'est
+peut-être l'inévitable incertitude de ce que les hommes voudraient
+connaître.</p>
+
+<p>Ces conceptions étendues qui rendent l'homme si superbe, et si avide
+d'empire, d'espérances et de durée, sont-elles plus vastes que les
+cieux réfléchis sur la surface d'un peu d'eau de pluie qui s'évapore au
+premier vent? Le métal que l'art a poli reçoit l'image d'une partie de
+l'univers; nous la recevons comme lui.&mdash;Mais il n'a pas le sentiment de
+ce contact.&mdash;Ce sentiment a quelque chose d'étonnant qu'il nous plaît
+d'appeler divin. Et ce chien qui vous suit, n'a-t-il pas le sentiment
+des forêts, des piqueurs et du fusil, dont son &#339;il reçoit l'empreinte en
+en répercutant les figures? Cependant après avoir poursuivi quelques
+lièvres, léché la main de ses maîtres, et déterré quelques taupes, il
+meurt; vous l'abandonnez aux corbeaux, dont l'instinct perçoit les
+propriétés des cadavres, et vous avouez qu'il n'a plus ce sentiment.</p>
+
+<p>Ces conceptions dont l'immensité surprend notre faiblesse, et remplit
+d'enthousiasme nos c&#339;urs bornés, sont peut-être moins pour la nature que
+le plus imparfait des miroirs pour l'industrie humaine: et pourtant
+l'homme le brise sans regret. Dites qu'il est affreux à notre âme avide
+de n'avoir qu'une existence accidentelle; dites qu'il est sublime
+d'espérer la réunion au principe de l'ordre impérissable: n'affirmez
+rien de plus.</p>
+
+<p>L'homme qui travaille à s'élever, est comme ces ombres du soir qui
+s'étendent pendant une heure, qui deviennent plus vastes que leurs
+causes, qui semblent grandir en s'épuisant; et qu'une seconde fait
+disparaître.</p>
+
+<p>Et moi aussi j'ai des moments d'oubli, de force, de grandeur; j'ai des
+besoins démesurés; <i>sepulchri immemor</i>! Mais je vois les monuments des
+générations effacées; je vois le caillou soumis à la main de l'homme, et
+qui existera cent siècles après lui. J'abandonne les soins de ce qui
+passe, et ces pensées du présent déjà perdu. Je m'arrête étonné:
+j'écoute ce qui subsiste encore; je voudrais entendre ce qui
+subsistera: je cherche dans le mouvement de la forêt, dans le bruit des
+pins, quelques-uns des accents de la langue éternelle.</p>
+
+<p>Force vivante! Dieu du monde! j'admire ton &#339;uvre, si l'homme doit
+rester; et j'en suis atterré, s'il ne reste pas.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_XLIX" id="LETTRE_XLIX"></a>LETTRE XLIX</h3>
+
+<p class="date">Méterville, 14 septembre, VI.<br />
+</p>
+
+<p>Ainsi, parce que je n'ai point d'horreur pour vos dogmes, je serais près
+de les révérer? Je pense que c'est tout le contraire. Vous avez, je
+crois, projeté de me convertir: et vous n'avez pas ri!</p>
+
+<p>Dites-moi, me savez-vous quelque intérêt à ne pas admettre vos opinions
+religieuses? Si je n'ai contre elles ni intérêt, ni partialité, ni
+passion, ni éloignement même: quelle prise auront-elles pour
+s'introduire dans une tête sans systèmes, et dans un c&#339;ur que le remord
+ne leur préparera jamais.</p>
+
+<p><i>C'est l'intérêt des passions qui empêche d'être chrétien</i>. Je dirais
+volontiers que voilà un argument bien misérable. Je vous parle en
+ennemi: nous sommes en état de guerre, vous en voulez un peu à ma
+liberté. Si vous accusez les non-crédules de n'avoir pas la conscience
+pure, j'accuserai les crédules de n'avoir pas un zèle sincère. Il
+résultera de tout cela de vains mots, un bavardage répété partout
+jusqu'à la satiété, et qui jamais ne prouvera rien.</p>
+
+<p>Et si j'allais vous dire qu'il n'y a de chrétiens que les méchants,
+puisqu'il n'y a qu'eux qui aient besoin de chimères pour ne pas voler,
+égorger, trahir. Certains chrétiens dont l'humeur dévote et la croyance
+burlesque ont dérangé le c&#339;ur et l'esprit, se trouvent toujours entre le
+désir du crime et la crainte du diable. Selon la méthode vulgaire de
+juger des autres par soi-même, ils sont alarmés dès qu'ils voient un
+homme qui ne se signe point: il n'est pas des nôtres, il est contre
+nous; il ne craint pas ce que nous craignons, donc il ne craint rien,
+donc il est capable de tout; il n'a pas les mains jointes, c'est qu'il
+les cache; il y a sûrement un stylet dans l'une et du poison dans
+l'autre.</p>
+
+<p>Je n'en veux point à ces bonnes gens: comment croiraient-ils que l'ordre
+suffise, le désordre est dans leurs idées? D'autres parmi eux me diront:
+Voyez tout ce que j'ai souffert, d'où aurais-je tiré ma force, si je ne
+l'avais pas reçue d'en haut?&mdash;Mon ami, d'autres ont souffert davantage,
+et n'ont rien reçu d'en haut: il y a encore cette différence qu'ils n'en
+font pas tant de bruit, et ne se croient pas bien grands pour cela. On
+souffre, comme on marche. Quel est l'homme qui peut faire vingt mille
+lieues? Celui qui fait une lieue par jour et qui vit soixante ans.
+Chaque matin ramène des forces nouvelles; et l'espérance éteinte, laisse
+encore un espoir vague.</p>
+
+<p><i>Les lois sont évidemment insuffisantes</i>. Eh bien, je veux vous montrer
+des êtres plus forts que vous, et qui sont presque toujours indomptés;
+qui vivent au milieu de vous, non seulement sans frein religieux, mais
+même sans lois; dont les besoins sont souvent très mal satisfaits; qui
+rencontrent ce qu'on leur refuse, et ne font pas un mouvement pour
+l'arracher: et parmi eux, trente-neuf au moins sur quarante mourront
+sans avoir nui, tandis que vous prônez l'effet de la grâce, si, parmi
+vos chrétiens, il y en a dans ce cas, trois sur quatre.&mdash;Où sont ces
+êtres miraculeux, ces sages?&mdash;Ne vous fâchez point; ce ne sont pas des
+philosophes, ce n'est pas du tout des êtres miraculeux, ce n'est pas
+des chrétiens; c'est tout bonnement ces dogues qui ne sont ni muselés,
+ni gouvernés, ni catéchisés, et que vous rencontrez à tout moment, sans
+exiger que leur gueule terrible fasse, pour vous rassurer, un signe
+sacré.&mdash;Vous plaisantez.&mdash;De bonne foi que voulez-vous qu'on fasse autre
+chose.</p>
+
+<p>Toutes les religions s'anathématisent, parce qu'aucune ne porte un
+caractère divin. Je sais bien que la vôtre a ce caractère, mais que le
+reste de la terre ne le voit point, parce qu'il est caché: je suis comme
+le reste de la terre, je discerne fort mal ce qui est invisible.</p>
+
+<p>On ne dit pas que la religion chrétienne soit mauvaise; mais que pour la
+croire, il faut la croire divine, ce qui n'est pas aisé. Elle peut être
+fort belle, comme ouvrage humain; mais une religion ne saurait être
+humaine, quelque terrestres que soient ses ministres.</p>
+
+<p>Pour la sagesse, elle est humaine; elle n'aime pas à s'élever dans les
+nues pour retomber en débris; elle exalte moins les têtes, mais elle ne
+les expose point à l'oubli des devoirs par le mépris de ses lois
+démasquées. Elle ne défend point d'examen, et ne craint point
+d'objections; il n'y aura pas de prétexte pour la méconnaître; la
+dépravation du c&#339;ur reste seule contre elle; et si la sagesse humaine
+était la base des institutions morales, son empire serait à peu près
+universel, puisqu'on ne pourrait se soustraire à ses lois sans faire par
+là même un aveu formel de sa turpitude.&mdash;Nous ne convenons pas de cela;
+nous n'approuvons pas la sagesse.&mdash;C'est que vous êtes conséquents.</p>
+
+<p>Je laisse les hommes de parti qui font semblant d'être de bonne foi, et
+qui vont jusqu'à se faire des amis pour qu'on sache qu'ils les ont
+convertis: je reviens à vous qui êtes vraiment persuadé, et qui
+voudriez me donner ce repos que je n'aurai point.</p>
+
+<p>Je n'aime pas plus que l'on soit intolérant contre la religion qu'en sa
+faveur. Je n'approuve guère davantage ses adversaires déclarés, que ses
+zélateurs fanatiques. Je ne décide pas que l'on doive se hâter, dans
+certains pays, de détromper un peuple qui croit vraiment, pourvu qu'il
+ait passé le moment des guerres sacrées, et qu'il ne soit déjà plus dans
+la ferveur des conversions. Mais quand un culte est désenchanté, je
+trouve ridicule qu'on prétende ramener ses prestiges: quand l'arche est
+usée, quand les lévites embarrassés et pensifs autour de ses débris, me
+crient: n'approchez pas, votre souffle profane les ternirait; je suis
+obligé de les examiner, pour voir s'ils parlent
+sérieusement.&mdash;Sérieusement? Sans doute; et l'Eglise qui ne périra
+point, va rendre à la foi des peuples, cette antique ferveur dont le
+retour vous paraît chimérique?&mdash;Je ne suis pas fâché que vous en fassiez
+l'expérience: je n'en conteste point le succès; et je le désirerais
+volontiers; ce serait un fait curieux.</p>
+
+<p>Puisque c'est toujours à <i>eux</i> que je finis par m'adresser, il est temps
+de fermer une lettre qui n'est pas pour vous. Nous garderons chacun nos
+opinions sur ce point; et nous nous entendrons très bien sur les autres.
+Les manies superstitieuses et les écarts du zèle, n'existent pas plus
+pour un véritable homme de bien, que les périls tant exagérés de ce
+qu'<i>ils</i> appellent ridiculement athéisme. Je ne désire point que vous
+renonciez à cette croyance; mais il est très utile qu'on cesse de la
+regarder comme indispensable au c&#339;ur de l'homme; car si l'on est
+conséquent, et qu'on prétende qu'il n'y a pas de morale sans elle, il
+faut rallumer les bûchers.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_L" id="LETTRE_L"></a>LETTRE L</h3>
+
+<p class="date">Lyon, 22 juin, septième année.<br />
+</p>
+
+<p>Depuis que la mode n'a plus cette uniformité locale qui en faisait aux
+yeux de tant de gens une manière d'être nécessaire, et à peu près une
+loi de la nature; chaque femme pouvant choisir la mise qu'elle veut
+adopter, chaque homme veut aussi décider celle qui convient.</p>
+
+<p>Les gens qui entrent dans l'âge où l'on aime à blâmer, ce qui n'est pas
+comme autrefois, trouvent de très mauvais goût que l'on n'ait plus les
+cheveux dressés au-dessus du front, le chignon relevé et empâté, la
+partie inférieure du corps tout à nu sous une voûte d'un noble diamètre,
+et les talons juchés sur de hautes pointes. Ces usages vénérables
+maintenaient une grande pureté de m&#339;urs; mais depuis, les femmes ont
+perverti leur goût, au point d'imiter les seuls peuples qui aient eu du
+goût: elles ont cessé d'être plus larges que hautes; et ayant quitté par
+degrés les corps ferrés et baleinés, elles outragent la nature jusqu'à
+pouvoir respirer et manger quoique habillées.</p>
+
+<p>Je conçois qu'une mise perfectionnée choque ceux à qui plaisait la
+roideur ancienne, la manière des Goths; mais je ne puis les excuser de
+mettre une si risible importance à ces changements qui étaient
+inévitables.</p>
+
+<p>Dites-moi si vous avez trouvé de nouvelles raisons de ce que nous avons
+déjà remarqué ensemble sur ces ennemis déclarés des m&#339;urs actuelles. Ce
+sont presque infailliblement des hommes sans m&#339;urs. Les autres, s'ils
+les blâment, n'y mettent du moins pas cette chaleur qui m'est suspecte.</p>
+
+<p>Personne ne sera surpris que les hommes qui se sont joué des m&#339;urs
+parlent ensuite de <i>bonnes m&#339;urs</i> avec exclamation; qu'ils en exigent si
+sévèrement des femmes, après avoir passé leur vie à tâcher de les leur
+ôter; et qu'ils les méprisent toutes, parce que plusieurs d'elles ont eu
+le malheur de ne les pas mépriser eux-mêmes. C'est une petite hypocrisie
+dont je crois même qu'ils ne s'aperçoivent pas: c'est davantage encore
+et bien plus communément, un effet de la dépravation de leurs goûts, des
+excès de leurs habitudes, et du désir secret de trouver une résistance
+sérieuse pour avoir la vanité de la vaincre: c'est une suite de l'idée
+que d'autres ont probablement joui des mêmes faiblesses, et de la
+crainte qu'on leur manque à eux-mêmes, comme ils sont parvenus à faire
+manquer à d'autres en leur faveur.</p>
+
+<p>Lorsque les années font qu'ils n'ont plus d'intérêt à introduire le
+mépris de tous les droits, l'intérêt de leurs passions, qui fut toujours
+leur seule loi, commence à les avertir qu'on violera ces mêmes droits à
+leur égard. Ils ont contribué à faire perdre les m&#339;urs sévères qui les
+gênaient, ils déclament maintenant contre les m&#339;urs libres qui les
+inquiètent. Ils prêchent bien vainement; des choses bonnes recommandées
+par de tels hommes, tombent dans le mépris, au lieu d'en recevoir une
+nouvelle autorité.</p>
+
+<p>Aussi vainement quelques-uns disent que s'ils s'élèvent contre des m&#339;urs
+licencieuses, c'est qu'ils en ont reconnu les dangers: cette cause,
+quelquefois réelle, n'est pas celle à laquelle on croit, parce qu'on
+sait bien qu'ordinairement l'homme qui a été injuste quand cela lui
+était commode pendant l'âge des passions, ne devient juste ensuite que
+par des motifs personnels. Sa justice, plus honteuse que sa licence
+même, est encore plus méprisée, parce qu'elle est moins franche.</p>
+
+<p>Mais que des jeunes gens soient choqués subitement et avant la
+réflexion, par des choses dont la nature est de plaire à leurs sens, et
+qu'ils ne pourraient improuver naturellement, qu'après y avoir pensé:
+voilà, à mon avis, la plus grande preuve d'une dépravation réelle. Je
+suis surpris que des gens sensés regardent cela comme une dernière voix
+de <i>la nature qui se révolte</i> et qui rappelle au fond des c&#339;urs ses lois
+méconnues. La corruption, disent-ils, ne peut franchir de certaines
+bornes: cela les rassure et les console.</p>
+
+<p>Pour moi, je crois voir le contraire. Je voudrais savoir ce que vous en
+penserez, et si je serai seul à voir ainsi; car je n'assure point que ce
+soit la vérité, je conviens même que beaucoup d'apparences sont contre
+moi.</p>
+
+<p>Ma manière de penser là-dessus ne pouvait guère résulter que de ce que
+j'éprouve personnellement: je n'étudie pas, je ne fais pas
+d'observations systématiques; j'en serais assez peu capable. Je
+réfléchis par occasion; je me rappelle ce que j'ai senti. Quand cela me
+conduit à examiner ce que je ne sais pas par moi-même, c'est du moins en
+cherchant mes données dans ce qui m'est connu avec plus de certitude,
+c'est-à-dire dans moi: ces données n'ayant rien de supposé ou
+d'hypothétique, servent à me découvrir plusieurs choses dans ce qui leur
+est analogue ou opposé.</p>
+
+<p>Je sais qu'avec le vulgaire des hommes il y a des inconvénients à ce que
+gâte la bêtise de leurs idées, la brutalité de leurs sensations, et la
+fade suffisance qui abuse de tout ce qui n'avertit pas que l'on sera
+réprimé. Je ne dis point que les femmes dont la mise paraît trop libre,
+soient tout à fait exemptes de blâme: celles d'entre elles qui n'en
+méritent pas un autre, oublient du moins qu'on vit parmi la foule, et
+cet oubli est une imprudence. Mais ce n'est point d'elles qu'il s'agit;
+je parle de la sensation que la légèreté de leurs vêtements peut faire
+sur les hommes de différents caractères.</p>
+
+<p>Je cherche pourquoi des hommes qui se permettent tout, et qui, loin de
+respecter ce qu'ils appellent pudeur, montrent jusque dans leurs
+discours qu'ils ne connaissent pas même les lois du goût, pourquoi des
+hommes qui ne raisonnent point leur conduite et qui s'abandonnent aux
+fantaisies de l'instant présent, s'avisent de trouver de l'indécence à
+des choses où je n'en sens point, et où la réflexion même ne blâmerait
+que l'inconvenance du moment. Comment en trouvent-ils à des choses qui
+par elles-mêmes et lorsqu'elles ne sont point déplacées, paraissent
+toutes simples à d'autres, et qui plairaient même à ceux qui aiment une
+pudeur réelle et non l'hypocrisie ou la superstition de la pudeur.</p>
+
+<p>C'est une erreur funeste de mettre aux mots et à la partie extérieure
+des choses, une importance si grande; il suffira d'être familiarisé avec
+ces fantômes par quelque habitude, même légitime, pour cesser d'en
+mettre aux choses elles-mêmes.</p>
+
+<p>Lorsqu'une dévote qui ne pouvait à seize ans souffrir qu'on l'embrassât
+dans des jeux de société; qui, mariée à vingt-deux, n'envisageait
+qu'avec horreur la première nuit, reçoit à vingt-quatre son directeur
+dans ses bras; je ne crois pas que ce soit tout à fait hypocrisie de sa
+part. J'y vois beaucoup plus la sottise des préceptes qui lui furent
+donnés. Il peut y avoir chez elle de la mauvaise foi, d'autant plus
+qu'une morale fausse altère toujours la candeur de l'âme, et qu'une
+longue contrainte inspire le déguisement et la duplicité. Mais s'il y a
+de la fausseté dans son c&#339;ur, il y a bien plus encore d'ineptie dans sa
+tête. On lui a rendu l'esprit faux, on l'a retenue sans cesse dans la
+terreur des devoirs chimériques; on ne lui a pas donné le moindre
+sentiment des devoirs réels. Au lieu de lui montrer la véritable fin
+des choses, on l'a habituée à tout rapporter à une fin imaginaire. Les
+rapports ne sont plus sensibles; les proportions deviennent arbitraires;
+les causes, les effets sont comptés pour rien; les convenances des
+choses sont impossibles à découvrir. Elle n'imagine pas même qu'il
+puisse exister une raison du mal et du bien, hors de la règle qu'on lui
+a imposée, et dans d'autres rapports que les relations obscures entre
+ses habitudes les plus secrètes et la volonté impénétrable des
+intelligences qui veulent toujours autrement que l'homme.</p>
+
+<p>On lui a dit: «Fermez les yeux; puis marchez droit devant vous, c'est le
+chemin du bonheur et de la gloire; c'est le seul; la perte, l'horreur,
+les abîmes, l'éternelle damnation remplissent tout le reste de
+l'espace.» Elle va donc aveuglément, et elle s'égare en suivant une
+ligne oblique. Cela devait arriver: Si vous marchiez les yeux fermés,
+dans un espace ouvert de toute part, vous ne retrouveriez point votre
+première direction, lorsqu'une fois vous l'auriez perdue, et souvent
+même vous ne sauriez pas que vous la perdez. Si donc elle ne s'aperçoit
+point de son erreur, elle se détourne toujours davantage, elle se perd
+avec confiance. Si elle s'en aperçoit, elle se trouble et s'abandonne;
+car elle ne connaît pas de proportions dans le mal, elle croit n'avoir
+rien de plus à perdre, dès qu'elle a perdu cette première innocence
+qu'elle estimait seule et qu'elle ne saurait retrouver.</p>
+
+<p>On a vu des filles simples se maintenir avec ignorance dans la sagesse
+la plus sévère, et avoir horreur d'un baiser comme d'un sacrilège; mais
+s'il est obtenu, elles pensent qu'il n'y a plus rien à conserver, et se
+livrent uniquement, parce qu'elles se croient déjà livrées. On ne leur
+avait jamais dit les conséquences plus ou moins grandes des diverses
+choses. On avait voulu les préserver seulement contre le premier pas,
+comme si l'on eût eu la certitude que ce premier pas ne serait jamais
+franchi, ou que l'on serait toujours là pour les retenir ensuite.</p>
+
+<p>La dévote dont je parlais, n'évitait pas des imprudences, mais elle
+redoutait un fantôme. Il s'ensuivra naturellement que lorsqu'on lui aura
+dit à l'autel, de coucher avec son mari, elle l'égratignera les premiers
+jours, et quelque temps après couchera avec un autre qui lui parlera du
+salut et des mortifications de la chair. Elle était effrayée quand on
+lui baisait la main, mais c'était par instinct; elle s'y fait, et ne
+l'est plus quand on jouit d'elle. C'était son ambition d'être placée au
+ciel parmi les vierges; mais elle n'est plus vierge; cela est
+irrémédiable, que lui importe le reste? Elle devait tout à Jésus son
+époux céleste, et à l'exemple que la Sainte Vierge donna. Maintenant
+elle n'est plus la suivante de la Vierge, elle n'est plus épouse
+céleste; un homme l'a possédée, si un autre homme la possède aussi, quel
+grand changement cela fera-t-il? Les droits d'un mari font très peu
+d'impression sur elle; elle n'a jamais réfléchi à des choses si
+mondaines; il est très possible même qu'elle les ignore; et il est très
+certain, du moins, qu'elle n'en est pas frappée, parce qu'elle n'en sent
+pas la raison.</p>
+
+<p>A la vérité, elle a reçu l'ordre d'être fidèle; mais c'est un mot dont
+l'impression a passé, parce qu'elle appartenait à un ordre de choses sur
+lequel elle n'arrête pas ses idées, sur lequel elle rougirait de
+s'entretenir avec elle-même. Dès qu'elle a couché avec un homme, ce qui
+l'embarrassait le plus est fait; et s'il arrive qu'en l'absence de son
+mari, un homme, plus saint que lui, ait l'adresse de répondre à ses
+scrupules dans un moment de désirs ou de besoins, elle cédera comme elle
+a cédé en se mariant; elle jouira avec moins de terreur que lors de ses
+premières jouissances, parce que c'est une chose qui n'est plus
+nouvelle, et qui fait un moins grand changement dans son état. Comme
+elle ne s'inquiète point d'une prudence terrestre, comme elle aurait
+horreur de porter des précautions dans le péché, de l'attention et de la
+réflexion dans un acte qu'elle permet à ses sens, mais dont son âme
+écarte la souillure; il arrivera encore qu'elle sera enceinte, et que
+souvent elle ignorera, ou doutera si son mari est le père de l'enfant
+dont elle le charge. Si même elle le sait, elle aimera mieux le laisser
+dans l'erreur, pourvu qu'elle ne prononce pas un mensonge, que de
+l'exposer à se mettre dans une colère qui offenserait Dieu, que de
+s'exposer elle-même à médire du prochain en nommant son séducteur.</p>
+
+<p>Il est très vrai que la religion, mieux entendue, ne lui permettrait pas
+une pareille conduite: et je ne parle ici contre aucune religion. La
+morale, bien conçue par tous, ferait les hommes très justes, et dès lors
+très bons et très heureux. La religion, qui est la morale moins
+raisonnée, moins prouvée, moins persuadée par les raisons directes des
+choses; mais soutenue par ce qui étonne, mais affermie, mais nécessitée
+par une sanction divine; la religion, <i>bien entendue</i>, ferait les hommes
+parfaitement purs. Si je parle d'une dévote, c'est parce que l'erreur
+morale n'est nulle part plus grande et plus éloignée des vrais besoins
+du c&#339;ur humain que dans les erreurs des dévots. J'admire la religion
+telle qu'elle devait être; je l'admire comme un grand ouvrage. Je n'aime
+point qu'en s'élevant contre les religions, on nie leur beauté, et l'on
+méconnaisse ou désavoue le bien qu'elles étaient destinées à faire. Ces
+hommes ont tort: le bien qui est fait, en est-il moins un bien pour être
+fait d'une manière contraire à leur pensée? Que l'on cherche des moyens
+de faire mieux avec moins; mais que l'on convienne du bien qui s'est
+fait autrement, car enfin il s'en est fait beaucoup. Voilà quelques
+mots de ma profession de foi: nous nous sommes crus, je pense, trop
+éloignés l'un de l'autre en ceci.</p>
+
+<p>Si vous voulez absolument que je revienne à mon premier objet par une
+transition selon les règles, vous me mettrez dans un grand embarras.
+Mais quoique mes lettres ressemblent beaucoup trop à des traités, et que
+je vous écrive en solitaire qui parle avec son ami comme il rêve en
+lui-même, je vous avertis que j'y veux conserver toute la liberté
+épistolaire quand cela m'arrange.</p>
+
+<p>Ces hommes dont les jouissances inconsidérées ou mal choisies, ont
+perverti les affections, et abruti les sens, ne voient plus, je crois,
+dans l'amour physique que les grossièretés de leurs habitudes: ils ont
+perdu le délicieux pressentiment du plaisir. Une nudité les choque,
+parce qu'il n'y a plus chez eux d'intervalle entre la sensation qu'ils
+en reçoivent, et l'appétit brut auquel se réduit toute leur volupté. Ce
+besoin réveillé dans eux, leur plairait encore en rappelant du moins ces
+plaisirs informes que cherchent des sens plus lascifs qu'embrasés; mais
+comme ils n'ont pas conservé la véritable pudeur, ils ont laissé les
+dégoûts se mêler dans les plaisirs. Comme ils n'ont pas su distinguer ce
+qui convenait, d'avec ce qui ne convenait pas, même dans l'abandon des
+sens, ils ont cherché de ces femmes qui corrompent les m&#339;urs, en perdant
+les manières; et qui sont méprisables, non pas précisément parce
+qu'elles donnent le plaisir, mais parce qu'elles le dénaturent, parce
+qu'elles le détruisent en mettant la licence à la place de la liberté.
+Comme en se permettant ce qui répugne à des sens délicats, et en
+confondant des choses d'un ordre très différent, ils ont laissé
+s'échapper les séduisantes illusions; comme leurs imprudences ont été
+punies par des suites funestes et rebutantes, ils ont perdu la candeur
+de la volupté avec les incertitudes du désir. Leur imagination n'est
+plus allumée que par l'habitude: leurs sensations plus indécentes
+qu'avides, leurs idées plus grossières que voluptueuses, leur mépris
+pour les femmes, preuve assez claire du mépris qu'ils ont eux-mêmes
+mérité, tout leur rappelle ce que l'amour a d'odieux, et peut-être ce
+qu'il a de dangereux. Son charme primitif, sa grâce si puissante sur les
+âmes pures, tout ce qu'il a d'aimable et d'heureux n'est plus pour eux.
+Ils sont parvenus à ce point qu'il ne leur faut que des filles pour
+s'amuser sans retenue, et avec leur dédain habituel; ou des femmes très
+modestes qui puissent leur en imposer encore quand aucune délicatesse ne
+les contient plus, et qui, n'étant pas des femmes à leur égard, ne leur
+donnent point le sentiment importun de ce qu'ils ont perdu.</p>
+
+<p>N'est-il pas visible que si une mise un peu libre leur déplaît, c'est
+que leur imagination dégradée et leurs sens affaiblis ne peuvent plus
+être émus que par une sorte de surprise? Ce qui fait leur humeur
+chagrine, c'est le dépit de ne plus pouvoir sentir dans des occasions
+ordinaires et faciles. Ils n'ont plus la faculté de voir que les choses
+qui ont été cachées et qui sont découvertes subitement: comme un homme
+presque aveugle n'est averti de la présence de la lumière qu'en passant
+brusquement des ténèbres à une grande clarté.</p>
+
+<p>Quiconque entend quelque chose aux m&#339;urs, trouvera que la femme
+méprisable est celle qui, scrupuleuse et sévère dans ses habitudes
+visibles, prépare pendant plusieurs jours de réflexions, le moyen d'en
+imposer à un mari qui met son honneur ou sa satisfaction à la posséder
+seul. Elle rit avec son amant; elle plaisante son mari trompé: je mets
+au-dessus d'elle une courtisane, qui conserve quelque dignité, quelque
+choix, et surtout quelque loyauté dans ses m&#339;urs trop libres.</p>
+
+<p>Si les hommes étaient seulement sincères; malgré leurs intérêts
+personnels, leurs oppositions et leurs vices, la Terre serait encore
+belle.</p>
+
+<p>Si la morale qu'on leur prêche était vraie, conséquente, jamais
+exagérée; si elle leur montrait la raison des devoirs en conservant
+leurs justes proportions; si elle ne tendait qu'à leur fin réelle: il ne
+resterait dans chaque nation autre chose à faire que de contenir une
+poignée d'hommes, dont la tête mal organisée ne pourrait reconnaître la
+justice.</p>
+
+<p>On pourrait mettre ces esprits de travers avec les imbéciles et les
+maniaques: le nombre des premiers ne serait pas grand. Il est peu
+d'hommes qui ne soient pas susceptibles de raison; mais beaucoup ne
+savent où trouver la vérité parmi ces erreurs publiques qui affectent de
+porter son nom; si même ils la rencontrent, ils ne savent comment la
+reconnaître à cause de la manière gauche, rebutante et fausse dont on la
+présente.</p>
+
+<p>Le bien inutile, le mal imaginaire, les vertus chimériques,
+l'incertitude absorbent notre temps, et nos facultés, et nos volontés;
+comme tant de travaux et de soins superflus ou contradictoires
+empêchent, dans un pays florissant, de faire ceux qui seraient utiles et
+ceux qui auraient un but invariable.</p>
+
+<p>Quand il n'y a plus de principe dans le c&#339;ur, on est bien scrupuleux sur
+les apparences publiques et sur les devoirs d'opinion: cette sévérité
+déplacée est un témoignage peu suspect des reproches intérieurs. «En
+réfléchissant, dit J.-J., à la folie de nos maximes qui sacrifient
+toujours à la décence la véritable honnêteté, je comprends pourquoi le
+langage est d'autant plus chaste que les c&#339;urs sont plus corrompus, et
+pourquoi les procédés sont d'autant plus exacts que ceux qui les ont
+sont plus malhonnêtes.»</p>
+
+<p>Peut-être est-ce un avantage d'avoir peu joui: il est bien difficile que
+des plaisirs tant répétés, le soient toujours sans mélange et sans
+satiété. Ainsi altérés ou seulement affaiblis par l'habitude qui dissipe
+les illusions, ils ne donnent plus cette surprise qui avertit d'un
+bonheur auquel on ne croyait pas, ou qu'on n'attendait pas: ils ne
+portent plus l'imagination de l'homme au-delà de ce qu'il concevait: ils
+ne l'élèvent plus par une progression dont le dernier terme est devenu
+trop connu: l'espérance rebutée l'abandonne à ce sentiment pénible d'une
+volupté qui s'échappe, à ce sentiment du retour qui, si souvent, est
+venu la refroidir. On se souvient trop qu'il n'y a rien au-delà; et ce
+bonheur jadis tant imaginé, tant espéré, tant possédé, n'est plus qu'un
+amusement d'une heure et le passe-temps de l'indifférence. Des sens
+épuisés, ou du moins satisfaits, ne s'embrasent plus à une première
+émotion; la présence d'une femme ne les étonne plus; ses beautés
+dévoilées ne les agitent plus d'un frémissement universel; la séduisante
+expression de ses désirs ne donne plus à l'homme qu'elle aime une
+félicité inattendue. Il sait quelle est la jouissance qu'il obtient; il
+peut imaginer qu'elle finira; sa volupté n'a plus rien de surnaturel:
+celle qu'il possède n'est plus qu'une femme; et lui-même a tout perdu,
+il ne sait plus aimer qu'avec les facultés d'un homme.</p>
+
+<p class="top5">Il est bien l'heure de finir; le jour commence. Si vous êtes revenu hier
+à Chessel, vous allez, en ce moment, visiter vos fruits. Pour moi qui
+n'ai rien de semblable à faire, et qui suis très peu touché d'un beau
+matin depuis que je ne sais pas employer le jour, je vais me coucher. Je
+ne suis point fâché quand le jour paraît, d'avoir encore une nuit tout
+entière à passer, afin d'arriver sans peine à l'après-midi dont je me
+soucie peu.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LI" id="LETTRE_LI"></a>LETTRE LI</h3>
+
+<p class="date">Paris, 2 septembre, VII.<br />
+</p>
+
+<p>Un nommé saint Félix, qui fut ermite à Franchard<a name="FNanchor_50_50" id="FNanchor_50_50"></a><a href="#Footnote_50_50" class="fnanchor">[50]</a>, a, dit-on, sa
+sépulture auprès de ce monastère sous la <i>Roche qui pleure</i>. C'est un
+grès dont le cube peut avoir les dimensions d'une chambre de grandeur
+ordinaire. Selon les saisons, il en suinte, ou il en coule goutte à
+goutte, de l'eau qui tombe sur une pierre plate un peu concave: et comme
+les siècles l'ont creusée par l'effet insensible et continu de l'eau,
+cette eau a des vertus particulières. Prise pendant neuf jours, elle
+guérit les yeux des petits enfants. On y apporte ceux qui ont mal aux
+yeux, ou qui pourraient y avoir mal un jour; au bout de la neuvaine,
+plusieurs sont en bon état.</p>
+
+<p>Je ne sais trop à quel propos je vous parle aujourd'hui d'un endroit
+auquel je n'ai point songé depuis longtemps. Je me sens triste, et
+j'écris. Quand je suis d'une humeur plus heureuse, je parviens à me
+passer de vous; mais dans les moments sombres, je vous cherche. Je sais
+bien des gens qui prendraient cela fort mal; c'est leur affaire:
+assurément ils n'auront pas à se plaindre de moi, ce n'est pas eux que
+je chercherai dans ma tristesse. Au reste, j'ai laissé ma fenêtre
+ouverte toute la nuit; et la matinée est tranquille, douce et nébuleuse:
+je conçois que j'aie pensé à ce monument d'une religion mélancolique
+dans les bruyères et les sables de la forêt. Le c&#339;ur de l'homme si
+mobile, si périssable, trouve une sorte de perpétuité dans cette
+communication des sentiments populaires qui les propage, les accroît, et
+semble les éterniser. Un ermite grossier, sale, stupide, fourbe
+peut-être, et inutile au monde, appelle sur son tombeau toutes les
+générations. En affectant de se vouer au néant sur la terre, il y trouve
+une vénération immortelle. Il dit aux hommes: «Je renonce à tout ce que
+prétendent vos désirs, je ne suis pas digne d'être l'un de vous»; et
+cette abnégation le place sur l'autel, entre le pouvoir suprême et
+toutes les espérances des hommes.</p>
+
+<p>Les hommes veulent qu'on aille à la gloire avec fracas, ou avec un
+détour hypocrite; en les massacrant, ou en les trompant; en insultant à
+leur malheur, ou à leur crédulité. Celui qui les écrase est auguste,
+celui qui les abrutit est vénérable. Tout cela m'est fort égal, quant à
+moi. Je me sens très disposé à mettre l'opinion des sages avant celle du
+peuple. Posséder l'estime de mes amis et la bienveillance publique,
+serait un besoin pour moi; une grande réputation ne serait qu'un
+amusement; je n'aurai point de passion pour elle, j'aurais tout au plus
+un caprice. Que peut faire au bonheur de mes jours une renommée qui,
+pendant que je vis, n'est presque rien encore, et qui s'agrandira quand
+je ne serai plus rien? C'est l'orgueil des vivants qui prononce avec
+tant de respect les grands noms des morts. Je ne vois pas un avantage
+bien solide à servir dans mille ans aux passions des divers partis, et
+aux caprices de l'opinion. Il me suffit que l'homme vrai ne puisse pas
+accuser ma mémoire; le reste est vanité. Le hasard en décide trop
+souvent, et les moyens m'en déplaisent plus souvent encore: je ne
+voudrais être ni un Charles XII, ni un Pacôme. Chercher la gloire sans
+l'atteindre est trop humiliant; la mériter et la perdre est triste
+peut-être; et l'obtenir n'est pas la première fin de l'homme.</p>
+
+<p>Dites-moi si les plus grands noms sont ceux des hommes justes. Quand
+nous pouvons faire des choses bonnes, faisons-les pour elles-mêmes; et
+si notre sort nous éloigne des grandes choses, n'abandonnons pas du
+moins ce que la gloire ne récompensera point: laissons les incertitudes,
+et soyons bons dans l'obscurité. Assez d'hommes, cherchant la renommée
+pour elle-même, donneront à l'état une impulsion peut-être nécessaire
+dans les grands Etats: pour nous, cherchons seulement à faire ce qui
+devrait donner la gloire, et soyons indifférents sur ces fantaisies du
+destin qui l'accordent souvent au bonheur, la refusent quelquefois à
+l'héroïsme, et la donnent si rarement à la pureté des intentions.</p>
+
+<p>Je me sens depuis quelques jours un grand regret des choses simples. Je
+m'ennuie déjà à Paris: ce n'est pas que la ville me déplaise absolument,
+mais je ne saurais jamais me plaire dans des lieux où je ne suis qu'en
+passant. Et puis voici cette saison qui me rappelle toujours quelle
+douceur on pourrait trouver à la vie domestique, si deux amis, à la tête
+de deux familles peu nombreuses et bien unies, possédaient deux foyers
+voisins au fond des prés, entre des bois, près d'une ville, et loin
+pourtant de son influence. On consacre le matin aux occupations
+sérieuses: et la soirée est pour ces petites choses, qui intéressent
+autant que les grandes, quand celles-ci n'agitent pas trop. Je ne
+désirerais point maintenant une vie tout à fait obscure et oubliée dans
+les montagnes: je ne veux plus des choses si simples; puisque je n'ai pu
+avoir très peu, je veux avoir davantage. Les refus obstinés de mon sort
+ont accru mes besoins: je cherchais cette simplicité où repose le c&#339;ur
+de l'homme, je ne désire maintenant que celle où son esprit peut aussi
+jouer un rôle. Je veux jouir de la paix, et avoir le plaisir d'arranger
+cette paix. Là où elle règne universellement, elle serait trop facile;
+et trouvant tout ce qu'il faudrait aux désirs du sage, je ne trouverais
+pas de quoi remplir les heures d'un esprit inquiet. Je commence à
+projeter, à porter les yeux sur l'avenir, à penser à un autre âge:
+j'aurais aussi la manie de vivre!</p>
+
+<p>Je ne sais si vous faites assez d'attention à ces riens, qui
+rapprochent, qui lient tous les individus de la maison, et les amis qui
+viennent s'y joindre; à ces minuties qui cessent d'en être, puisqu'on
+s'y attache, qu'on s'empresse pour elles, et qu'on se hâte d'y courir
+ensemble. Lorsque aux premiers jours secs après l'hiver, le soleil
+échauffe l'herbe où l'on est tous assis; ou lorsque les femmes chantent
+dans une pièce sans lumière, tandis que la lune luit derrière les
+chênes; n'est-on pas aussi bien que rangés en cercle pour dire avec
+effort des phrases insipides, ou encaissés dans une loge à l'opéra où
+l'haleine de deux mille corps d'une propreté et d'une santé plus ou
+moins suspecte, vous met tout en sueur. Et ces soins amusants et répétés
+d'une vie libre! Si, en avançant en âge, nous ne les cherchons plus,
+nous les partageons du moins; nous voyons nos femmes les aimer, et nos
+enfants en faire leurs délices. Violettes que l'on trouve avec tant de
+jouissance, que l'on cherche avec tant d'intérêt! fraises, mûrons<a name="FNanchor_51_51" id="FNanchor_51_51"></a><a href="#Footnote_51_51" class="fnanchor">[51]</a>,
+noisettes; récolte des poires sauvages, des châtaignes abattues; pommes
+de sapin pour le foyer d'automne! douces habitudes d'une vie plus
+naturelle! Bonheur des hommes simples, simplicité des terres
+heureuses!... Je vous vois; vous me glacez. Vous dites: j'attendais une
+exclamation pastorale. Vaut-il mieux en faire sur les roulades d'une
+cantatrice?</p>
+
+<p>Vous avez tort: vous êtes trop raisonnable; quel plaisir y avez-vous
+gagné? Cependant j'ai bien peur de devenir assez tôt raisonnable comme
+vous.</p>
+
+<p>Il est arrivé. Qui? <i>Lui</i>. Il mérite bien de n'être pas nommé: je crois
+qu'il sera des nôtres un jour, il a une forme de tête... Vous rirez
+peut-être aussi de cela: mais vraiment la direction du nez forme, avec
+la ligne du front, un angle si peu sensible!... Comme vous voudrez;
+laissons cela. Mais si je vous accorde que Lavater est un enthousiaste,
+vous m'accorderez qu'il n'est pas un radoteur. Je soutiens que de
+trouver le caractère et surtout les facultés des hommes dans leurs
+traits, c'est une conception du génie, et non pas un écart de
+l'imagination. Examinez la tête d'un des hommes les plus étonnants des
+siècles modernes. Vous le savez; en voyant son buste j'ai deviné que
+c'était lui. Je n'avais nul autre indice que le rapport de ce qu'il
+avait fait avec ce que je voyais. Heureusement je n'étais pas seul, et
+ce fait prouve en ma faveur. Au reste, nulles recherches peut-être ne
+sont moins susceptibles de la certitude des sciences exactes. Après des
+siècles on pourra connaître assez bien le caractère, les inclinations,
+les moyens naturels; mais on sera toujours exposé à l'erreur pour cette
+partie du caractère, que les causes accidentelles modifient, sans avoir
+le temps ou le pouvoir d'altérer sensiblement les traits. De tous les
+ouvrages sur ce sujet difficile, les fragments de Lavater forment, je
+crois, le plus curieux<a name="FNanchor_52_52" id="FNanchor_52_52"></a><a href="#Footnote_52_52" class="fnanchor">[52]</a>: je vous le porterai; nous l'avons parcouru
+trop superficiellement à Méterville, il faut que nous le lisions de
+nouveau. Je n'en veux rien dire de plus aujourd'hui, parce que je
+prévois que nous aurons le plaisir de beaucoup disputer.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LII" id="LETTRE_LII"></a>LETTRE LII</h3>
+
+<p class="date">Paris, 9 octobre, VII.<br />
+</p>
+
+<p>Je suis très content de votre jeune ami. Je pense qu'il sera aimable
+homme, et je me crois sûr qu'il ne sera pas un aimable. Il part demain
+pour Lyon. Vous lui rappellerez qu'il laisse ici deux personnes dont il
+ne sera pas oublié. Vous devinez bien la seconde: elle est digne de
+l'aimer en mère; mais elle est trop aimable pour n'être pas aimée d'une
+autre manière, et il est trop jeune pour prévenir et éviter ce charme
+qui se glisserait dans un attachement d'ailleurs si légitime. Je ne suis
+point fâché qu'il parte: vous êtes prévenu, vous lui parlerez avec
+prudence.</p>
+
+<p>Il me paraît justifier tout l'intérêt que vous prenez à lui: s'il était
+votre fils, je vous féliciterais. Le vôtre serait précisément de cet
+âge: et lui, il n'a plus de père! Votre fils et sa mère devaient périr
+avant l'âge. Je n'évite point de vous en parler. Les anciennes douleurs
+nous attristent sans nous déchirer: leur amertume profonde, mais adoucie
+par le temps et rendue tolérable, nous devient comme nécessaire; elle
+nous ramène à nos longues habitudes; elle plaît à nos c&#339;urs avides
+d'émotions, et qui cherchent l'infini jusque dans leurs regrets. Votre
+fille vous reste; bonne, aimable, intéressante comme ceux qui ne sont
+plus; elle peut les remplacer pour vous. Quelque grandes que soient vos
+pertes, votre malheur n'est pas celui de l'infortuné, mais seulement
+celui de l'homme. Si ceux que vous n'avez plus vous étaient restés,
+votre bonheur eût passé la mesure accordée aux heureux. Donnons à leur
+mémoire ces souvenirs qu'elle mérite si bien, sans trop nous arrêter au
+sentiment des peines irrémédiables: conservez la paix, la modération
+que rien ne doit ôter entièrement à l'homme; et plaignez-moi de rester
+loin de vous en cela.</p>
+
+<p>Je reviens à celui que vous appelez mon protégé. Je pourrais dire que
+c'est plutôt le vôtre; mais en effet vous êtes plus que son protecteur,
+et je ne vois pas ce que son père eût pu faire de mieux pour lui. Il me
+paraît le bien sentir, et je le crois d'autant plus qu'il n'y met aucune
+affectation. Quoique dans notre course à la campagne, nous ayons parlé
+de vous à chaque coin de bois, à chaque bout de prairie, il ne m'a
+presque rien dit des obligations qu'il vous a: il n'avait pas besoin de
+m'en parler, je vous connais trop; il ne devait pas m'en parler, je ne
+suis pas <i>un</i> de vos amis. Cependant je sais ce qu'il en a dit à madame
+T**** avec qui, je le répète, il se plaisait beaucoup, et qui vous est
+elle-même très attachée.</p>
+
+<p>Je vous avais écrit que nous irions voir incessamment les environs de
+Paris: il faut vous rendre compte de cette course, afin qu'avant mon
+départ pour Lyon vous ayez une longue lettre de moi, et que vous ne
+puissiez plus me dire que cette année-ci je n'écris que trois lignes<a name="FNanchor_53_53" id="FNanchor_53_53"></a><a href="#Footnote_53_53" class="fnanchor">[53]</a>
+comme un homme répandu dans le monde.</p>
+
+<p>Il n'a pas tardé à s'ennuyer à Paris. Si son âge est curieux, ce n'est
+guère de cette curiosité qu'une grande ville peut longtemps alimenter.
+Il est moins curieux d'une médaille, que d'un château ruiné dans les
+bois: quoiqu'il ait des manières agréables, il laissera le cercle le
+mieux composé pour une forêt bien giboyeuse; et, malgré son goût
+naissant pour les arts, il quittera volontiers un soleil levant de
+Vernet pour une belle matinée, et le paysage le plus <i>vrai</i> de Hue,
+pour les vallons de Bièvre ou de Montmorency.</p>
+
+<p>Vous êtes pressé de savoir où nous avons été, ce qui nous est arrivé.
+D'abord il ne nous est rien arrivé: pour le reste, vous le verrez, mais
+pas encore; j'aime les écarts. Savez-vous qu'il serait très possible
+qu'un jour il aimât Paris, quoique maintenant il ne puisse en convenir.
+C'est possible, dites-vous assez froidement, et vous voulez poursuivre;
+mais je vous arrête, je veux que vous en soyez convaincu.</p>
+
+<p>Il n'est pas naturel à un jeune homme qui sent beaucoup d'aimer une
+capitale, attendu qu'une capitale n'est pas absolument naturelle à
+l'homme. Il lui faut un air pur, un beau ciel, une vaste campagne
+ouverte aux courses, aux découvertes, à la chasse, à la liberté. La paix
+laborieuse des fermes et des bois, lui plaît mieux que la turbulente
+mollesse de nos prisons. Les peuples chasseurs ne conçoivent pas qu'un
+homme libre puisse se courber au travail de la terre: pour lui, il ne
+voit pas comment un homme peut s'enfermer dans une ville, et encore
+moins comment il aimera lui-même un jour ce qui le choque maintenant. Le
+temps viendra néanmoins où la plus belle campagne, quoique toujours
+belle à ses yeux, lui sera comme étrangère. Un nouvel ordre d'idées
+absorbera son attention; d'autres sensations se mettront naturellement à
+la place de celles qui lui étaient seules naturelles. Quand le sentiment
+des choses factices lui sera aussi familier que celui des choses
+simples, celui-ci s'effacera insensiblement dans son c&#339;ur: ce n'est pas
+parce que le premier lui plaira plus, mais parce qu'il l'agitera
+davantage. Les relations de l'homme à l'homme excitent toutes nos
+passions; elles sont accompagnées de tant de trouble, elles nous
+maintiennent dans une agitation si continue, que le repos après elle
+nous accable, comme le silence de ces déserts nus où il n'y a ni
+variété ni mouvement, rien à chercher, rien à espérer. Les soins et le
+sentiment de la vie rustique animent l'âme sans l'inquiéter; ils la
+rendent heureuse: les sollicitudes de la vie sociale l'agitent,
+l'entraînent, l'exaltent, la pressent de toute part; ils l'asservissent.
+Ainsi le gros jeu retient l'homme en le fatiguant; sa funeste habitude
+lui rend nécessaires ces alternatives d'espoir et de crainte qui le
+passionnent et le consument.</p>
+
+<p>Il faut que je revienne à ce que je dois vous dire: cependant comptez
+que je ne manquerai pas de m'interrompre encore; j'ai d'excellentes
+dispositions à raisonner mal à propos.</p>
+
+<p>Nous résolûmes d'aller à pied: cette manière lui convint fort, mais
+heureusement elle ne fut point du goût de son domestique: alors, pour
+n'avoir pas avec nous un mécontent qui eût suivi de mauvaise grâce nos
+arrangements très simples, je trouvai quelques commissions à lui donner
+à Paris, et nous l'y laissâmes, ce qui ne lui plut pas davantage... Je
+suis bien aise de m'arrêter à vous dire que les valets aiment la
+dépense. Ils en partagent les commodités et les avantages, ils n'en ont
+pas les inquiétudes: ils n'en jouissent pas non plus assez directement
+pour en être comme rassasiés, et pour n'y plus mettre de prix. Comment
+donc ne l'aimeraient-ils point? ils ont trouvé le secret de la faire
+servir à leur vanité. Quand la voiture du maître est la plus belle de la
+ville, il est clair que le laquais est un être d'une certaine
+importance: s'il a l'humeur modeste, au moins ne peut-il se refuser au
+plaisir d'être le premier laquais du quartier. J'en sais un qui a été
+entendu, disant: Un domestique peut tirer vanité de servir un maître
+riche, puisqu'un noble met son honneur à servir un grand roi, puisqu'il
+dit, avec un si plaisant orgueil, le roi mon maître. Cet homme aura lu
+dans l'antichambre, et il se perdra.</p>
+
+<p>Je pris tout simplement dans les commissionnaires, un homme dont on me
+répondit. Il porta le peu de linge et d'effets nécessaires; il nous fut
+commode en beaucoup de choses, et ne nous gêna pour aucune. Il parut
+très content de se promener sans fatigue à la suite de gens qui le
+nourrissaient bien, et le traitaient encore mieux: et nous ne fûmes pas
+fâchés, dans une course de ce genre, d'avoir à notre disposition un
+homme avec qui on pouvait quitter, sans se compromettre, le ton des
+maîtres. C'était un compagnon de voyage fort serviable, fort discret;
+mais qui enfin osait quelquefois marcher à côté de nous, et même nous
+parler de sa curiosité et de ses remarques, sans que nous fussions
+obligés de le contenir dans le silence, et de le renvoyer derrière avec
+un demi-regard d'une certaine dignité.</p>
+
+<p>Nous partîmes le quatorze septembre; il faisait un beau temps d'automne,
+et nous l'eûmes avec peu d'interruption pendant toute notre course. Ciel
+calme, soleil faible et souvent caché, matinées de brouillards, belles
+soirées, terre humide et chemins propres; le temps enfin le plus
+favorable, et partout beaucoup de fruits. Nous étions bien portants,
+d'assez bonne humeur: lui, avide de voir, et tout prêt à admirer; moi,
+assez content de prendre de l'exercice, et surtout d'aller au hasard.
+Quant à l'argent, beaucoup de personnages de roman n'en ont pas besoin;
+ils vont toujours leur train, ils font leurs affaires, ils vivent
+partout sans qu'on sache comment ils en ont, et souvent quoiqu'on voie
+qu'ils n'en doivent pas avoir: ce privilège est beau; mais il se trouve
+des aubergistes qui ne sont pas au fait, et nous crûmes à propos d'en
+emporter. Ainsi il ne manqua rien, à l'un pour s'amuser beaucoup, à
+l'autre pour faire avec lui une tournée agréable; et plusieurs pauvres
+furent justement surpris de ce que des gens qui dépensaient un peu d'or
+pour leur plaisir, trouvaient quelques sous pour les besoins du
+misérable.</p>
+
+<p>Suivez-nous sur un plan des environs de Paris. Imaginez un cercle dont
+le centre soit le beau pont de Neuilly près de Paris, vers le couchant
+d'été. Ce cercle est coupé deux fois par la Seine, et une fois par la
+Marne. Laissez la petite portion comprise entre la Marne et la petite
+rivière de Bièvre: prenez seulement le grand contour qui commence à la
+Marne, qui coupe la Seine au-dessous de Paris, et qui finit à Antony sur
+la Bièvre: vous aurez à peu près la trace que nous avons suivie pour
+visiter, sans nous éloigner beaucoup, les sites les plus boisés, les
+plus jolis ou les plus passables d'une contrée qui n'est point belle,
+mais qui est assez agréable et assez variée.......................</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Voilà vingt jours assez bien passés, et qui n'ont coûté qu'à peu près
+onze louis. Si nous eussions fait cette course d'une manière en
+apparence plus commode, nous eussions été assujettis et souvent
+contrariés; nous eussions dépensé beaucoup plus, et certainement elle
+nous eût donné moins d'amusement et de bonne humeur.</p>
+
+<p>Un inconvénient encore plus grand dans des choses de ce genre, ce serait
+d'y porter une économie trop contrainte. S'il faut craindre à chaque
+auberge le moment où la carte paraîtra, et s'arranger en demandant à
+dîner, de manière à dépenser le moins possible, il vaut beaucoup mieux
+ne pas sortir de chez soi. Tout plaisir où l'on ne porte pas quelque
+aisance et une certaine liberté, cesse d'en être un. Il ne devient pas
+seulement indifférent, mais désagréable; il donnait un espoir qu'il n'a
+pu remplir; il n'est pas ce qu'il devait être; et, quelque peu de soins
+ou d'argent qu'il ait coûté, c'est au moins un sacrifice en pure
+perte.......................</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Dans le peu que je connais en France, Chessel et Fontainebleau sont les
+seuls endroits où je consentirais volontiers à me fixer, et Chessel, le
+seul où je désirerais vivre. Vous m'y verrez bientôt.</p>
+
+<p>Je vous avais déjà dit que les trembles et les bouleaux de Chessel
+n'étaient pas comme d'autres trembles et d'autres bouleaux: les
+châtaigniers et les étangs, et le bateau n'y sont pas comme ailleurs. Le
+ciel d'automne est là comme le ciel de la patrie. Ce raisin muscat, ces
+reines-marguerites d'une couleur pâle que vous n'aimiez point, et que
+maintenant nous aimons ensemble; et l'odeur du foin de Chessel, dans
+cette belle grange où nous sautions quand j'étais enfant! Quel foin!
+quels fromages à la crème! les belles vaches! Comme les marrons, en
+sortant du sac, roulent agréablement sur le plancher au-dessus de mon
+cabinet! il semble que ce soit un bruit de la jeunesse. Mais soyez-y.</p>
+
+<p>Mon ami, il n'y a plus de bonheur. Vous avez des affaires; vous avez un
+état: votre raison mûrit; votre c&#339;ur ne change pas, mais le mien se
+serre. Vous n'avez plus le temps de mettre les marrons sous la cendre,
+il faut qu'on vous les prépare; qu'avez-vous fait de nos plaisirs?</p>
+
+<p>J'y serai dans six jours: cela est décidé.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LIII" id="LETTRE_LIII"></a>LETTRE LIII</h3>
+
+<p class="date">Fribourg<a name="FNanchor_54_54" id="FNanchor_54_54"></a><a href="#Footnote_54_54" class="fnanchor">[54]</a>, 11 mars, huitième année.<br />
+</p>
+
+<p>Je ne vois pas comment j'aurais pu faire si cet héritage ne fût point
+venu: je ne l'attendais assurément pas; et cependant j'étais plus
+fatigué du présent, que je n'étais inquiet de l'avenir. Dans l'ennui
+d'être seul, je trouvais du moins l'avantage de la sécurité. Je ne
+songeais guère à la crainte de manquer du nécessaire; et maintenant que
+je n'ai cette crainte d'aucune manière, je sens quel vide c'est pour un
+c&#339;ur sans passions que de n'avoir point d'heureux à faire, et de ne
+vivre qu'avec des étrangers, quand on a enfin ce qu'il faut pour une vie
+aisée.</p>
+
+<p>Il était temps que je partisse: j'étais bien à la fois et fort mal.
+J'avais l'usage de ces biens que tant de gens cherchent sans les
+connaître, et que plusieurs condamnent par dépit, dont la privation
+serait pénible dans la société, mais dont la possession donne peu de
+jouissances. Je ne suis point de ceux qui comptent l'opulence pour rien.
+Sans être chez moi, sans rien posséder, sans dépendance comme sans
+embarras, j'avais ce qui me convenait assez dans une ville comme Lyon,
+un logement décent, des chevaux, et une table où je pouvais recevoir
+des... des amis. Une autre manière de vivre m'eût ennuyé davantage dans
+une grande ville, mais celle-là ne me satisfaisait pas. Elle pourrait
+tromper si on en partageait la jouissance avec quelqu'un qui y trouvât
+du plaisir; mais je suis destiné à être toujours comme si je n'étais
+pas.</p>
+
+<p>Nous le disions souvent: un homme raisonnable n'est pas ordinairement
+malheureux lorsqu'il est libre, et qu'il a un peu de ce pouvoir que
+donne l'argent. Cependant me voici dans la Suisse, sans plaisir, rempli
+d'ennui, et ne sachant quelle résolution prendre. Je n'ai point de
+famille; je ne tiens à rien ici; vous n'y viendrez point: je suis bien
+désolé. J'ai quelque espoir confus que cela ne subsistera pas ainsi.
+Puisque je peux me fixer enfin, il faut songer à le faire: le reste
+viendra peut-être.</p>
+
+<p>Il tombe encore de la neige; j'attendrai à Fribourg que la saison soit
+plus avancée. Vous savez que le domestique que j'ai emmené est d'ici. Sa
+mère est très malade, et n'a pas d'autre enfant que lui: c'est à
+Fribourg qu'elle demeure; elle aura la consolation de l'avoir auprès
+d'elle; et, pour un mois environ, je suis aussi bien ici qu'ailleurs.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LIV" id="LETTRE_LIV"></a>LETTRE LIV</h3>
+
+<p class="date">Fribourg, 25 mars, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>Vous trouvez que ce n'était pas la peine de quitter sitôt Lyon pour
+m'arrêter dans une ville. Je vous envoie pour réponse une vue de
+Fribourg. Quoiqu'elle ne soit pas exacte, et que l'artiste ait jugé à
+propos de composer au lieu de copier fidèlement, vous y verrez du moins
+que je suis au milieu des rocs: être à Fribourg, c'est aussi être à la
+campagne. La ville est dans les rochers, et sur les rochers. Presque
+toutes ses rues ont une pente rapide; mais malgré cette situation
+incommode, elle est beaucoup mieux bâtie que la plupart des petites
+villes de France. Dans les environs, et aux portes mêmes de la ville,
+il y a plusieurs sites pittoresques et un peu sauvages.</p>
+
+<p>L'ermitage, dit <i>la Madelaine</i>, ne mérite pas sa célébrité. Il est
+occupé par une espèce de fou qui est devenu à moitié saint, ne trouvant
+plus d'autre sottise à faire. Cet homme n'a jamais eu l'esprit de son
+état: dans le gouvernement, il ne fut point magistrat; et dans
+l'ermitage, il ne fut point ermite: il portait le cilice sous l'habit
+d'officier, et le pantalon de hussard sous la robe du désert.</p>
+
+<p>Le roc a été bien choisi par le fondateur: il est sec, et dans une bonne
+exposition: la persévérance des deux hommes qui l'ont percé seuls, est
+sûrement très remarquable. Mais cet ermitage, que tous les curieux
+visitent, est du nombre des choses qu'il est inutile d'aller voir, et
+dont on a une idée suffisante quand on en sait les dimensions.</p>
+
+<p>Je n'ai rien à vous dire des habitants, parce que je n'ai pas le talent
+de connaître un peuple pour avoir parlé quelques moments à deux ou trois
+personnes: la nature ne m'a point fait voyageur. J'aperçois seulement
+quelque chose d'antique dans les habitudes; le vieux caractère ne s'y
+perd qu'avec lenteur. Les hommes et les lieux ont encore la physionomie
+helvétique. Les voyageurs y viennent peu: il n'y a point de lac, point
+de glacier considérables, point de monuments. Cependant ceux qui ne vont
+que dans la partie occidentale de la Suisse, devraient au moins
+traverser le canton de Fribourg au pied de ses montagnes: les terres
+basses de Genève, de Morges, d'Yverdun, de Nidau, d'Anet, ne sont point
+suisses; elles ressemblent à celles des autres peuples.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LV" id="LETTRE_LV"></a>LETTRE LV</h3>
+
+<p class="date">Fribourg, 30 mars, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>Je juge comme autrefois la beauté d'un site pittoresque; mais je la sens
+moins, ou la manière dont je la sens ne me suffit plus. Je pourrais
+dire: je me souviens que cela est beau. Autrefois aussi je quittais les
+beaux lieux; c'était l'impatience du désir, l'inquiétude que donne la
+jouissance qu'on a seul, et qu'on pourrait posséder davantage. Je les
+quitte aujourd'hui; c'est l'ennui de leur silence. Ils ne parlent pas
+assez haut pour moi: je n'y entends pas, je n'y trouve pas ce que je
+voudrais voir, ce que je voudrais entendre: et je sens qu'à force de ne
+plus me trouver dans les choses, j'en viens à ce point de ne plus me
+trouver dans moi-même.</p>
+
+<p>Je commence à voir les beautés physiques comme les illusions morales:
+tout se décolore insensiblement; et cela devait être. Le sentiment des
+convenances visibles n'est que la perception indirecte d'une harmonie
+intellectuelle. Comment trouverais-je dans les choses ces mouvements qui
+ne sont plus dans mon c&#339;ur, cette éloquence des passions que je n'ai
+pas; et ces sons silencieux, ces élans de l'espérance, ces voix de
+l'être qui jouit, prestige d'un monde déjà quitté<a name="FNanchor_55_55" id="FNanchor_55_55"></a><a href="#Footnote_55_55" class="fnanchor">[55]</a>.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LVI" id="LETTRE_LVI"></a>LETTRE LVI</h3>
+
+<p class="date">Thun, 2 mai, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>Il faut que tout s'éteigne: c'est lentement et par degrés, que l'homme
+étend son être; et c'est ainsi qu'il doit le perdre.</p>
+
+<p>Je ne sens plus que ce qui est extraordinaire. Il me faut des sons
+romantiques pour que je commence à entendre, et des lieux sublimes pour
+que je me rappelle ce que j'aimais dans un autre âge.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LVII" id="LETTRE_LVII"></a>LETTRE LVII</h3>
+
+<p class="date">Des bains du Schwartz-sée,<br />
+6 mai, matin, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>Les neiges ont quitté de bonne heure les parties basses des montagnes.
+Je fais des courses pour me choisir une demeure. Je comptais m'arrêter
+ici deux jours: le vallon est uni, les montagnes escarpées depuis leurs
+bases; il n'y a que des pâturages, des sapins et de l'eau; c'est une
+solitude comme je les aime, et le temps est bon: mais je m'ennuie.</p>
+
+<p>Nous avons passé des heures agréables sur votre étang de Chessel. Vous
+le trouviez trop petit; mais ici que le lac est bien encadré, et d'une
+étendue très commode, vous seriez indigné contre celui qui tient les
+bains. Il y reçoit dans l'été plusieurs malades à qui l'exercice et un
+moyen de passer le temps seraient nécessaires, et il n'a pas un bateau
+quoique le lac soit poissonneux.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LVIII" id="LETTRE_LVIII"></a>LETTRE LVIII</h3>
+
+<p class="date">6, soir.<br />
+</p>
+
+<p>Il y a ici comme ailleurs, et peut-être un peu plus qu'ailleurs, des
+pères de famille intimement convaincus qu'une femme pour avoir des
+m&#339;urs, doit à peine savoir lire; attendu que celles qui s'avisent de
+savoir écrire, écrivent tout de suite à des amants, et que celles qui
+écrivent très mal n'ont jamais d'amants. Il y a plus; pour que leurs
+filles deviennent de bonnes ménagères, il convient qu'elles ne sachent
+que faire la soupe et compter le linge de cuisine.</p>
+
+<p>Cependant un mari dont la femme n'a d'autre talent que de faire cuire le
+bouilli frais et le bouilli salé, s'ennuie, se lasse d'être chez lui, et
+prend l'habitude de n'y être pas. Il s'en éloigne davantage lorsque sa
+femme ainsi délaissée et abandonnée aux embarras de la maison, prend une
+humeur difficile: il finit par n'y être jamais dès qu'elle a trente ans,
+et par employer au-dehors, parmi tant d'occasions de dépenses, l'argent
+qu'il faut pour échapper à son ennui, l'argent qui eût mis de l'aisance
+dans la maison. La misère s'y introduit; l'humeur y augmente; les
+enfants, toujours seuls avec leur mère mécontente, n'attendent que
+l'âge d'échapper, comme leur père, aux dégoûts de cette vie domestique;
+tandis que les fils et les parents eussent pu s'y attacher si
+l'amabilité d'une femme y eût établi, dès sa jeunesse, des habitudes
+heureuses.</p>
+
+<p>Ces pères de famille avouent ces petits inconvénients-là: mais quelles
+sont les choses où l'on n'en trouve pas? D'ailleurs il faut aussi être
+juste avec eux; il y a compensation, les marmites sont très bien lavées.</p>
+
+<p>Ces bonnes ménagères savent, avec exactitude, le nombre des mailles que
+leurs filles doivent tricoter en une heure, et combien de chandelle on
+peut brûler après souper dans une maison réglée: elles sont assez ce
+qu'il faut à certains hommes, qui passent les deux tiers de leurs jours
+à boire et à fumer. Le grand point pour eux est de ne consacrer à leurs
+maisons et à leurs enfants, qu'autant de batz<a name="FNanchor_56_56" id="FNanchor_56_56"></a><a href="#Footnote_56_56" class="fnanchor">[56]</a> qu'ils donnent d'écus
+au cabaret<a name="FNanchor_57_57" id="FNanchor_57_57"></a><a href="#Footnote_57_57" class="fnanchor">[57]</a>; et dès lors ils se marient pour avoir une excellente
+servante.</p>
+
+<p>Dans les lieux où ces principes dominent, l'on voit peu de mariages
+rompus, parce qu'on ne quitte pas volontiers une servante qui fait bien
+son état, à laquelle on ne donne pas de gages, et qui a apporté du bien;
+mais l'on y voit aussi rarement cette union qui fait le bonheur de la
+vie, qui suffit à l'homme, qui le dispense de chercher ailleurs des
+plaisirs moins vrais avec des inconvénients certains.</p>
+
+<p>Les partisans de ces principes sont capables de vous objecter le peu
+d'intimité des mariages à Paris, ou dans d'autres lieux à peu près
+semblables. Comme si les raisons qui empêchent de penser à l'intimité
+dans les capitales où il ne s'agit pas d'union conjugale, pouvaient se
+trouver dans des m&#339;urs très différentes, et dans des lieux où
+l'intimité ferait le bonheur. C'est une chose pénible à y voir que la
+manière dont les deux sexes s'isolent. Rien n'est si triste, surtout
+pour les femmes qui n'en sont point dédommagées, et pour lesquelles il
+n'y a point d'heures agréables, point de lieux, de délassement.
+Rebutées, aigries et réduites à une économie sévère ou au désordre,
+elles se mettent à suivre l'ordre avec chagrin et par dépit; se
+réunissent très peu entre elles; ne s'aiment point du tout; et se font
+dévotes, parce qu'elles ne connaissent que l'église où elles puissent
+aller.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LIX" id="LETTRE_LIX"></a>LETTRE LIX</h3>
+
+<p class="date">Du chât. de Chupru, 22 mai, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>A deux heures nous étions déjà dans le bois à la recherche des fraises.
+Elles couvraient les pentes méridionales: plusieurs étaient à peine
+formées, mais un grand nombre avaient déjà les couleurs et le parfum de
+la maturité. La fraise est une des plus aimables productions naturelles:
+elle est abondante et salubre, elle mûrit jusque sous les climats
+polaires: elle me paraît dans les fruits, ce qu'est la violette parmi
+les fleurs, suave, belle et simple. Son odeur se répand avec le léger
+souffle des airs, lorsqu'il s'introduit, par intervalles, sous la voûte
+des bois pour agiter doucement les buissons épineux et les lianes qui se
+soutiennent sur les troncs élevés. Elle est entraînée dans les ombrages
+les plus épais avec la chaude haleine du sol où la fraise mûrit; elle
+vient s'y mêler à la fraîcheur humide, et semble s'exhaler des mousses
+et des ronces. Harmonies sauvages! vous êtes formées de ces contrastes.</p>
+
+<p>Tandis que nous sentions à peine le mouvement de l'air dans la solitude
+couverte et sombre, un vent orageux passait librement sur la cime des
+sapins; leurs branches frémissaient d'un ton pittoresque en se courbant
+contre les branches qui les heurtaient. Quelquefois les hautes tiges se
+séparaient dans leur balancement, et l'on voyait alors leurs têtes
+pyramidales éclairées de toute la lumière du jour et brûlées de ses
+feux, au-dessus des ombres de cette terre silencieuse où s'abreuvaient
+leurs racines.</p>
+
+<p>Quand nos corbeilles furent remplies, nous quittâmes le bois, les uns
+gais, les autres contents. Nous allâmes par des sentiers étroits, à
+travers des prés fermés de haies, le long desquelles sont plantés des
+merisiers élevés et de grands poiriers sauvages. Terre encore
+patriarcale quand les hommes ne le sont plus! J'étais bien, sans avoir
+eu précisément du plaisir. Je me disais: que ce qu'on appelle plaisirs
+purs, n'est, en quelque sorte, que des plaisirs qu'on ne fait
+qu'essayer: que l'économie dans les jouissances est l'industrie du
+bonheur: qu'il ne suffit pas qu'un plaisir soit sans remord, ni même
+qu'il soit sans mélange pour être un plaisir pur; qu'il faut encore
+qu'on n'en ait accepté que ce qui était nécessaire pour en percevoir le
+sentiment, pour en nourrir l'espoir, et que l'on sache réserver, pour
+d'autres temps, ses plus séduisantes promesses. C'est une bien douce
+volupté de prolonger la jouissance en éludant le désir, de ne point
+précipiter sa joie, de ne point user sa vie. L'on ne jouit bien du
+présent que lorsqu'on attend un avenir au moins égal; et l'on perd tout
+bonheur si l'on veut être absolument heureux. C'est cette loi de la
+nature qui fait le charme inexprimable d'un premier amour. Il faut à nos
+jouissances un peu de lenteur, de la continuité dans leurs progressions,
+et quelque incertitude dans leur terme. Il nous faudrait une volupté
+habituelle, et non des émotions extrêmes et passagères: il nous faudrait
+la tranquille possession qui se suffit à elle-même dans sa paix
+domestique, et non cette fièvre de plaisir dont l'ivresse consumante
+anéantit dans la satiété nos c&#339;urs ennuyés de ses retours, de ses
+dégoûts, de la vanité de son espoir, de la fatigue de ses regrets. Mais
+notre raison elle-même doit-elle songer, dans la société inquiète, à cet
+état de bonheur sans plaisirs, à cette quiétude si méconnue, à ce
+bien-être constant et simple où l'on ne pense pas à jouir, où l'on n'a
+plus besoin de désirer?</p>
+
+<p>Tel devait être le c&#339;ur de l'homme: mais l'homme a changé sa vie, il a
+dénaturé son c&#339;ur: et les ombres colossales sont venues fatiguer ses
+désirs, parce que les proportions naturelles des êtres vrais ont paru
+trop exactes à sa folle grandeur. Les vanités sociales me rappellent
+souvent cette fastueuse puérilité d'un prince qui se crut grand,
+lorsqu'il fit dessiner en lampions le chiffre de l'Autocratrice sur la
+pente d'une montagne de plusieurs lieues.</p>
+
+<p>Nous avons aussi taillé les montagnes, mais nos travaux ont été moins
+gigantesques. Ils furent faits de nos mains, et non de celles des
+esclaves; nous n'avions pas des maîtres à recevoir, mais des amis à
+placer.</p>
+
+<p>Un ravin profond borde les bois du château; il est creusé dans des rocs
+très escarpés et très sauvages. Au haut de ces rocs, au fond du bois, il
+paraît que l'on a autrefois coupé des pierres: les angles que ce travail
+a laissés ont été arrondis par le temps; mais il en résulte une sorte
+d'enceinte formant à peu près la moitié d'un hexagone, et dont la
+capacité est très propre à recevoir commodément six ou huit personnes.
+Après avoir un peu nivelé le fond de pierres, et avoir achevé le gradin
+destiné à servir de buffet, nous fîmes un siège circulaire avec de
+grosses branches recouvertes de feuilles. La table fut une planche posée
+sur des éclats de bois laissés par les ouvriers qui venaient de couper
+près de là quelques arpents de hêtres.</p>
+
+<p>Tout cela fut préparé le matin. Le secret fut gardé, et nous conduisîmes
+nos hôtes, chargés de fraises, dans ce réduit sauvage qu'ils ne
+connaissaient pas. Les femmes parurent flattées de trouver les agréments
+d'une simplicité délicate au milieu d'une scène de terreur. Des branches
+de pins étaient allumées dans un angle de roc suspendu sur un précipice
+que les branches avancées des hêtres rendaient moins effrayant. Des
+cuillères de buis faites à la manière du Koukisberg<a name="FNanchor_58_58" id="FNanchor_58_58"></a><a href="#Footnote_58_58" class="fnanchor">[58]</a>, des tasses
+d'une porcelaine élégante, des corbeilles de merises étaient placées
+sans ordre le long du gradin de pierre avec des assiettées de la crème
+épaisse des montagnes, et des jattes remplies de cette seconde crème qui
+peut seule servir pour le café, et dont le goût d'amande très légèrement
+parfumé, n'est guère connu que vers les Alpes. Des carafons contenaient
+une eau chargée de sucre préparée pour les fraises.</p>
+
+<p>Le café n'était ni moulu, ni grillé. Il faut laisser aux femmes ces
+sortes de soins, qu'elles aiment ordinairement à prendre elles-mêmes:
+elles sentent si bien qu'il faut préparer sa jouissance, et du moins en
+partie, devoir à soi ce que l'on veut posséder! Un plaisir qui s'offre
+sans être un peu cherché par le désir, perd souvent de sa grâce; comme
+un bien trop attendu a laissé passer l'instant qui lui donnait du
+mérite.</p>
+
+<p>Tout était préparé, tout paraissait prévu, mais quand on voulut faire le
+café, il se trouva que la chose la plus facile était celle qui nous
+manquait; il n'y avait pas d'eau. On se mit à réunir des cordes qui
+semblaient n'avoir eu d'autre destination que de lier les branches
+apportées pour nos sièges, et de courber celles qui nous donnaient de
+l'ombre: et non sans avoir cassé quelques carafes, on en remplit enfin
+deux de l'eau glaciale du torrent trois cents pieds au-dessous de nous.</p>
+
+<p>La réunion fut intime, et le rire sincère. Le temps était beau; le vent
+mugissait dans cette longue enceinte d'une sombre profondeur où le
+torrent, tout blanc d'écume, roulait entre les rochers anguleux. Le
+K-hou-hou chantait dans les bois, et les bois plus élevés multipliaient
+tous ces sons austères: on entendait à une grande distance les grosses
+cloches des vaches qui montaient au Kousin-berg. L'odeur sauvage du
+sapin brûlé s'unissait à ces bruits montagnards: et au milieu des fruits
+simples, dans un asile désert, le café fumait sur une table d'amis.</p>
+
+<p>Cependant les seuls d'entre nous qui jouirent de cet instant, furent
+ceux qui n'en sentaient pas l'harmonie morale. Triste faculté de penser
+à ce qui n'est point présent!... Mais il n'était pas parmi nous deux
+c&#339;urs semblables. La mystérieuse nature n'a point placé dans chaque
+homme le but de sa vie. Le vide et l'accablante vérité sont dans le c&#339;ur
+qui se cherche lui-même: l'illusion entraînante ne peut venir que de
+celui qu'on aime. On ne sent pas la vanité des biens possédés par un
+autre; et chacun se trompant ainsi, des c&#339;urs amis deviennent vraiment
+heureux au milieu du néant de tous les biens directs.</p>
+
+<p>Pour moi, je me mis à rêver au lieu d'avoir du plaisir. Cependant il me
+faut peu de chose, mais j'ai besoin que ce peu soit d'accord: les biens
+les plus séduisants ne sauraient m'attacher si j'y découvre de la
+discordance; et la plus faible jouissance que rien ne flétrit, suffit à
+tous mes désirs. C'est ce qui me rend la simplicité nécessaire; elle
+seule est harmonique. Aujourd'hui le site était trop beau. Notre salle
+pittoresque, notre foyer rustique, un goûter de fruits et de crème,
+notre intimité momentanée, le chant de quelques oiseaux, et le vent qui
+à tout moment jetait dans nos tasses des feuilles de sapin, c'était
+assez: mais le torrent dans l'ombre, et les bruits éloignés de la
+montagne, c'était beaucoup trop; j'étais le seul qui entendît.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LX" id="LETTRE_LX"></a>LETTRE LX</h3>
+
+<p class="date">Villeneuve, 16 juin, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>Je viens de parcourir presque toutes les vallées habitables qui sont
+entre Charmey, Thun, Sion, Saint-Maurice et Vevey. Je n'ai pas été avec
+espérance, pour admirer ou pour jouir. J'ai revu les montagnes que
+j'avais vues il y a près de sept années. Je n'y ai point porté ce
+sentiment d'un âge qui cherchait avidement leurs beautés sauvages.
+C'étaient les noms anciens, mais moi aussi je porte le même nom! Je me
+suis assis auprès de Chillon sur la grève. J'entendais les vagues, et je
+cherchais encore à les entendre. Là, où j'ai été jadis, cette grève si
+belle dans mes souvenirs, ces ondes que la France n'a point, et les
+hautes cimes, et Chillon, et le Léman ne m'ont pas surpris, ne m'ont pas
+satisfait. J'étais là, comme j'eusse été ailleurs. J'ai retrouvé les
+lieux; je ne puis ramener les temps.</p>
+
+<p>Quel homme suis-je maintenant? Si je ne sentais l'ordre, si je n'aimais
+encore à être la cause de quelque bien, je croirais que le sentiment des
+choses est déjà éteint, et que la partie de mon être qui se lie à la
+nature ordonnée a cessé sa vie.</p>
+
+<p>Vous n'attendez de moi ni des narrations historiques, ni des
+descriptions comme en doit faire celui qui voyage pour observer, pour
+s'instruire lui-même, ou pour faire connaître au public des lieux
+nouveaux. Un solitaire ne vous parlera point des hommes que vous
+fréquentez plus que lui. Il n'aura pas d'aventures, il ne vous fera pas
+le roman de sa vie. Mais nous sommes convenus que je continuerais à vous
+dire ce que j'éprouve, parce que c'est moi que vous avez accoutumé, et
+non pas ce qui m'environne. Quand nous nous entretenons l'un avec
+l'autre, c'est de nous-mêmes, car rien n'est plus près de nous. Il
+m'arrive souvent d'être surpris que nous ne vivions pas ensemble: cela
+me paraît contradictoire et comme impossible. Il faut que ce soit une
+destinée secrète qui m'ait entraîné à chercher je ne sais quoi loin de
+vous, tandis que je pouvais rester où vous êtes ne pouvant vous emmener
+où je suis.</p>
+
+<p>Je ne saurais dire quel besoin m'a rappelé dans une terre extraordinaire
+dont je ne retrouve plus les beautés, et où je ne me retrouve point
+moi-même. Mon premier besoin n'était-il pas dans cette habitude de
+penser, de sentir ensemble? N'était-ce pas une nécessité de rêver nous
+seuls sur cette agitation qui, dans un c&#339;ur périssable creuse un abîme
+d'avidité qui semble ne pouvoir être rempli que par des choses
+impérissables? Nous nous mettions à sourire de ce mouvement toujours
+ardent et toujours trompé; nous applaudissions à l'adresse qui en a tiré
+parti pour nous faire immortels; nous cherchions avec empressement
+quelques exemples des illusions les plus grossières et les plus
+puissantes, afin de nous figurer aussi que la mort elle-même et toutes
+choses visibles n'étaient que des fantômes, et que l'intelligence
+subsisterait pour un rêve meilleur. Nous nous abandonnions avec une
+sorte d'indifférence et d'impassibilité à l'oubli des choses de la
+terre; et dans l'accord de nos âmes, nous imaginions l'harmonie d'un
+monde divin caché sous la représentation du monde visible. Mais
+maintenant je suis seul, je n'ai plus rien qui me soutienne. Il y a
+quatre jours, j'ai réveillé un homme qui mourait dans la neige sur le
+Sanetz. Sa femme, ses deux enfants, qui vivent par lui, et dont il
+paraît être pleinement le mari et le père, comme l'étaient les
+patriarches, comme on l'est encore aux montagnes et dans les déserts;
+tous trois faibles et demi-morts de crainte et de froid, l'appelaient
+dans les rochers et au bord du glacier. Nous les avons rencontrés.
+Imaginez une femme et deux enfants heureux. Et tout le reste du jour, je
+respirais en homme libre, je marchais avec plus d'activité. Mais depuis,
+le même silence est autour de moi, et il ne se passe rien qui me fasse
+sentir mon existence.</p>
+
+<p>J'ai donc cherché dans toutes les vallées pour acquérir un pâturage
+isolé, mais facilement accessible, d'une température un peu douce, bien
+situé, traversé par un ruisseau, et d'où l'on entende ou la chute d'un
+torrent, ou les vagues d'un lac. Je veux maintenant une possession non
+pas importante, mais étendue, et d'un genre tel que la vallée du Rhône
+n'en offre pas. Je veux aussi bâtir en bois, ce qui sera plus facile ici
+que dans le bas Valais. Dès que je serai fixé, j'irai à Saint-Maurice et
+à Charrières. Je ne me suis pas soucié d'y passer à présent, de crainte
+que ma paresse naturelle, et l'attachement que je prends si facilement
+pour les lieux dont j'ai quelque habitude, ne me fissent rester à
+Charrières. Je préfère choisir un lieu commode et y bâtir à ma manière,
+comme il convient à présent que je puis me fixer pour du temps, et
+peut-être pour toujours.</p>
+
+<p>Hantz qui parle le roman, et qui sait aussi un peu l'allemand de
+l'Oberland, suivait les vallées et les chemins, et s'informait dans les
+villages. Pour moi j'allais de chalets en chalets à travers les
+montagnes, et dans des lieux où il n'eût pas osé passer, quoiqu'il soit
+plus robuste que moi, et plus habitué dans les Alpes; et où je n'aurais
+point passé moi-même si je n'eusse été seul.</p>
+
+<p>J'ai trouvé un domaine qui me conviendrait beaucoup, mais je ne sais pas
+si je pourrai l'avoir. Il y a trois propriétaires: deux sont de la
+Gruyère, le troisième est à Vevey. Celui-ci, dit-on, n'a pas l'intention
+de vendre: cependant il me faut le tout.</p>
+
+<p>Si vous avez connaissance de quelque carte nouvelle de la Suisse, ou
+d'une carte topographique de quelques-unes de ses parties,
+envoyez-les-moi. Toutes celles que j'ai pu trouver sont pleines de
+fautes; quoique dans les modernes il y en ait de bien soignées pour
+l'exécution, et qui marquent avec beaucoup d'exactitude la position de
+plusieurs lieux. Il faut avouer qu'il y a peu de pays dont le plan soit
+aussi difficile à faire.</p>
+
+<p>Je pensais à essayer celui du peu d'espace compris entre Vevey,
+Saint-Gingouph, Aigle, Sepey, Etivaz, Montbovon et Sempsales; dans la
+supposition toutefois que j'aurai le pâturage dont je vous parle près de
+la dent de Jamant, dont j'aurais fait le sommet de mes principaux
+triangles. Je me promettais de passer dans cette fatigue la saison
+inquiète de la chaleur et des beaux jours. Je l'aurais entrepris l'année
+prochaine: mais j'y ai renoncé. Lorsque toutes les gorges, tous les
+revers, tous les aspects, me seraient connus avec exactitude, il ne me
+resterait plus rien à trouver. Il vaut mieux conserver le seul moyen
+d'échapper aux moments d'ennuis intolérables, en m'égarant dans des
+lieux nouveaux; en cherchant avec impatience ce qui ne m'intéresse
+point; en grimpant avec ardeur les dents les plus difficiles pour
+vérifier un angle, pour m'assurer d'une ligne que j'oublierai ensuite,
+afin de retourner l'observer comme si j'avais un but.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXI" id="LETTRE_LXI"></a>LETTRE LXI</h3>
+
+<p class="date">Saint-Saphorin, 26 juin, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>Je ne me repens point d'avoir emmené Hantz. Dites à M<sup>me</sup> T*** que je
+la remercie de me l'avoir donné. Il me paraît franc et susceptible
+d'attachement. Il est intelligent; et d'ailleurs il donne du cor avec
+plus de goût que je ne l'aurais espéré.</p>
+
+<p>Le soir, dès que la lune est levée, je prends deux bateaux. Je n'ai dans
+le mien qu'un seul rameur; et quand nous sommes avancés sur le lac, il a
+une bouteille de vin à boire, pour rester assis et ne dire mot. Hantz
+est dans l'autre bateau, dont les rameurs frappent les ondes en passant
+et repassant un peu au loin, devant le mien qui reste immobile, ou
+doucement entraîné par les faibles vagues. Il a avec lui son cor; et
+deux femmes allemandes chantent à l'unisson.</p>
+
+<p>C'est un bien bon homme, et il faudra que je le fixe auprès de moi, car
+il trouve son sort assez doux. Il me dit qu'il n'a plus d'inquiétude et
+qu'il espère que je le garderai toujours. Je crois qu'il a raison:
+irais-je m'ôter le seul bien que j'aie, un homme qui est content?</p>
+
+<p>J'avais sacrifié pour des connaissances assez intimes les seules
+ressources qui me restassent alors. Pour laisser ensemble ceux qui
+paraissent devoir trouver ensemble quelque bonheur, j'ai abandonné le
+seul espoir qui pouvait me flatter. Ces sacrifices, et d'autres encore,
+n'ont produit aucun bien: mais voilà un valet qui est heureux; et je
+n'ai rien fait pour lui, si ce n'est de le traiter en homme. Je l'estime
+parce qu'il n'en est pas surpris: puisqu'il trouve cela tout simple, il
+n'en abusera point. Il n'est pas vrai d'ailleurs que ce soit la bonté
+qui produise ordinairement l'insolence, c'est la faiblesse. Hantz voit
+bien que je lui parle avec une certaine confiance, mais il sent fort
+bien aussi que je saurais parler en maître.</p>
+
+<p>Vous ne soupçonneriez pas qu'il s'est mis à lire la <i>Julie</i> de J.-J.
+Hier il disait, en dirigeant son bateau vers le rivage de Savoie, c'est
+donc là Meillerie! Mais que ceci ne vous inquiète pas; rappelez-vous
+qu'il est sans prétentions. Il ne serait pas avec moi s'il avait de
+l'esprit d'antichambre.</p>
+
+<p>C'est surtout la mélodie<a name="FNanchor_59_59" id="FNanchor_59_59"></a><a href="#Footnote_59_59" class="fnanchor">[59]</a> des sons qui, réunissant l'étendue sans
+limites précises à un mouvement sensible mais vague, donne à l'âme ce
+sentiment de l'infini qu'elle croit posséder en durée et en étendue.</p>
+
+<p>J'avoue qu'il est naturel à l'homme de se croire moins borné, moins
+fini, de se croire plus grand que sa vie présente, lorsqu'il arrive
+qu'une perception subite lui montre les contrastes et l'équilibre, le
+lien, l'organisation de l'univers. Ce sentiment lui paraît comme une
+découverte d'un monde à connaître, comme un premier aperçu de ce qui
+pourrait lui être dévoilé un jour.</p>
+
+<p>J'aime ces chants dont je ne comprends point les paroles. Elles nuisent
+toujours pour moi à la beauté de l'air, ou du moins à son effet. Il est
+presque impossible que les idées soient entièrement d'accord avec celles
+que me donnent les sons. D'ailleurs l'accent allemand a quelque chose
+de plus romantique. Les syllabes sourdes et indéterminées ne me plaisent
+point dans la musique. Notre <i>e</i> muet est désagréable quand le chant
+force à le faire sentir: et on prononce presque toujours d'une manière
+fausse et rebutante la syllabe inutile des rimes féminines, parce que en
+effet on ne saurait guère la prononcer autrement.</p>
+
+<p>J'aime beaucoup l'unisson de deux ou de plusieurs voix; il laisse à la
+mélodie tout son pouvoir et toute sa simplicité. Pour la savante
+harmonie, ses beautés me sont étrangères: ne sachant pas la musique, je
+ne jouis point de ce qui n'est qu'art ou difficultés.</p>
+
+<p>Le lac est bien beau, lorsque la lune blanchit nos deux voiles, et que
+les échos de Chillon répètent les sons du cor; quand le mur immense de
+Meillerie oppose ses ténèbres à la douce clarté du ciel, aux lumières
+mobiles des eaux; quand les vagues se brisent contre nos bateaux
+arrêtés, quand elles font entendre au loin leur roulement sur les
+cailloux innombrables que la Vevayse a descendus des montagnes.</p>
+
+<p>Vous qui savez jouir, que n'êtes-vous là pour entendre deux voix de
+femme, sur les eaux, dans la nuit! Mais moi, je devrais tout laisser.
+Cependant j'aime à être averti de mes pertes, quand l'austère beauté des
+lieux peut me faire oublier combien tout est vain dans l'homme jusqu'à
+ses regrets.</p>
+
+<p>Etang de Chessel! Là, nos promenades étaient moins belles, et plus
+heureuses. La nature accable le c&#339;ur de l'homme, mais l'intimité le
+satisfait: on s'appuie mutuellement, on parle, et tout s'oublie.</p>
+
+<p>J'aurai le lieu en question: mais il faut attendre quelques jours encore
+avant d'avoir les certitudes nécessaires pour terminer. Je ferai
+aussitôt commencer les travaux, car la saison s'avance.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXII" id="LETTRE_LXII"></a>LETTRE LXII</h3>
+
+<p class="date">Juillet, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>J'oublie toujours de vous demander une copie du <i>Manuel de
+Pseusophanes</i>: je ne sais comment j'ai perdu celle que j'avais gardée.
+Je n'y verrai rien dont je dusse avoir besoin d'être averti: mais, si je
+le lis les matins, il me rappellera d'une manière plus présente combien
+je devrais avoir honte de tant de faiblesses.</p>
+
+<p>J'ai l'intention d'y joindre une note sur certains règlements d'hygiène,
+sur ces choses d'une habitude individuelle et locale auxquelles je crois
+qu'on ne met pas assez d'importance. Aristippe ne pouvait guère les
+prescrire à son disciple imaginaire, ou à ses disciples réels: mais
+cette note sera plus utile encore que des considérations générales pour
+maintenir en moi ce bien-être, cette aptitude physique qui soutient
+notre âme si physique elle-même.</p>
+
+<p>J'ai deux grands malheurs: un seul me détruirait peut-être; mais je vis
+entre deux parce qu'ils sont contraires. Sans cette habitude triste, ce
+découragement, cet abandon, sans cette humeur tranquille contre tout ce
+qu'on pourrait désirer, l'activité qui me presse et m'agite me
+consumerait plutôt, et aussi vainement: mon ennui sert du moins à
+l'affaiblir. La raison la calmerait; mais entre ces deux grandes forces
+ma raison est bien faible: tout ce qu'elle peut faire c'est d'appeler
+l'une à son secours quand l'autre prend le dessus. On végète ainsi:
+quelquefois même on s'endort.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXIII" id="LETTRE_LXIII"></a>LETTRE LXIII</h3>
+
+<p class="date">Juillet, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>Il était minuit: la lune avait passé; le lac<a name="FNanchor_60_60" id="FNanchor_60_60"></a><a href="#Footnote_60_60" class="fnanchor">[60]</a> semblait agité; les
+cieux étaient tranquilles, la nuit profonde et belle. Il y avait de
+l'incertitude sur la terre. On entendit frémir les bouleaux, et des
+feuilles de peupliers tombèrent: les pins rendirent des murmures
+sauvages; des sons romantiques descendaient de la montagne; de grosses
+vagues roulaient sur la grève. Alors l'effraie se mit à gémir sous les
+roches caverneuses; et quand elle cessa, les vagues étaient affaiblies,
+le silence fut austère.</p>
+
+<p>Le rossignol plaça de loin en loin dans la paix inquiète, cet accent
+solitaire, unique et répété, ce chant des nuits heureuses, sublime
+expression d'une mélodie primitive; indicible élan d'amours et de
+douleur; voluptueux comme le besoin qui me consume; simple, mystérieux,
+immense comme le c&#339;ur qui aime.</p>
+
+<p>Abandonné dans une sorte de repos funèbre au balancement mesuré de ces
+ondes pâles, muettes, à jamais mobiles, je me pénétrai de leur mouvement
+toujours lent et toujours le même, de cette paix durable, de ces sons
+isolés dans le long silence. La nature me sembla trop belle; et les
+eaux, et la terre, et la nuit trop faciles, trop heureuses: la paisible
+harmonie des choses fut sévère à mon c&#339;ur agité. Je songeai au printemps
+du monde périssable, et au printemps de ma vie. Je vis ces années qui
+passent, tristes et stériles, de l'éternité future dans l'éternité
+perdue. Je vis ce présent, toujours vain et jamais possédé, détacher du
+vague avenir sa chaîne indéfinie; approcher ma mort enfin visible;
+traîner dans la nuit universelle les fantômes de mes jours; les
+atténuer, les dissiper; atteindre la dernière ombre, dévorer aussi
+froidement ce jour après lequel il n'en sera plus, et fermer l'abîme
+muet.</p>
+
+<p>Comme si tous les hommes n'avaient point passé, et tous passé en vain!
+Comme si la vie était réelle, et existante essentiellement: comme si la
+perception de l'univers était l'idée d'un être positif, et le moi de
+l'homme quelque autre chose que l'expression accidentelle d'une harmonie
+éphémère! Que veux-je? Que suis-je? Que demander à la nature? Est-il un
+système universel, des convenances ordonnées; des droits selon nos
+besoins? L'intelligence conduit-elle les résultats que mon intelligence
+voudrait attendre? Toute cause est invisible, toute fin trompeuse; toute
+forme change, toute durée s'épuise: et le tourment du c&#339;ur insatiable
+est le mouvement aveugle d'un météore errant dans le vide où il doit se
+perdre. Rien n'est possédé comme il est conçu: rien n'est connu comme il
+existe. Nous voyons les rapports, et non les essences: nous n'usons pas
+des choses, mais de leurs images. Cette nature cherchée au-dehors, et
+impénétrable dans nous, est partout ténébreuse. Je sens, est le seul mot
+de l'homme qui ne veut que des vérités. Et ce qui fait la certitude de
+mon être, en est aussi le supplice. Je sens, j'existe pour me consumer
+en désirs indomptables, pour m'abreuver de la séduction d'un monde
+fantastique, pour rester atterré de sa voluptueuse erreur.</p>
+
+<p>Le bonheur ne serait pas la première loi de la nature humaine! Le
+plaisir ne serait pas le premier moteur du monde sensible! Si nous ne
+cherchons pas le plaisir, quel sera notre but? Si vivre n'est
+qu'exister, qu'avons-nous besoin de vivre? Nous ne saurions découvrir
+ni la première cause, ni le vrai motif d'aucun être: le pourquoi de
+l'univers reste inaccessible à l'intelligence individuelle. La fin de
+notre existence nous est inconnue; tous les actes de la vie restent sans
+but; nos désirs, nos sollicitudes, nos affections deviennent ridicules,
+si ces actes ne tendent pas au plaisir, si ces affections ne se le
+proposent pas.</p>
+
+<p>L'homme s'aime lui-même, il aime l'homme, il aime tout ce qui est animé.
+Cet amour paraît nécessaire à l'être organisé, c'est le mobile des
+forces qui le conservent. L'homme s'aime lui-même; sans ce principe
+actif, pourquoi agirait-il, et comment subsisterait-il? L'homme aime les
+hommes, parce qu'il sent comme eux, parce qu'il est près d'eux dans
+l'ordre du monde: sans ce rapport, quelle serait sa vie?</p>
+
+<p>L'homme aime tous les êtres animés. S'il cessait de souffrir en voyant
+souffrir, s'il cessait de sentir avec tout ce qui a des sensations
+analogues aux siennes, il ne s'intéresserait plus à ce qui ne serait pas
+lui, il cesserait peut-être de s'aimer lui-même: sans doute il n'est
+point d'affection bornée à l'individu, puisqu'il n'est point d'être
+essentiellement isolé.</p>
+
+<p>Si l'homme sent dans tout ce qui est animé, les biens et les maux de ce
+qui l'environne sont aussi réels pour lui que ses affections
+personnelles; il faut à son bonheur le bonheur de ce qu'il connaît; il
+est lié à tout ce qui sent; il vit dans le monde organisé.</p>
+
+<p>Cet enchaînement de rapports dont il est le centre et qui ne peuvent
+finir entièrement qu'aux bornes du monde, le constitue partie de
+l'univers, unité numérique dans le nombre de la nature. Le lien que
+forment ces liens personnels est l'ordre du monde, et la force qui
+perpétue son harmonie est la loi naturelle. Cet instinct nécessaire qui
+conduit l'être animé, passif lorsqu'il veut, actif lorsqu'il fait
+vouloir, est un assujettissement aux lois générales. Obéir à l'esprit
+de ces lois serait la science de l'être qui voudrait librement. Si
+l'homme est libre en délibérant, c'est la science de la vie humaine: ce
+qu'il veut lorsqu'il est assujetti, lui indique comment il doit vouloir
+là où il est indépendant.</p>
+
+<p>Un être isolé n'est jamais parfait; son existence est incomplète; il
+n'est ni vraiment heureux, ni vraiment bon. Le complément de chaque
+chose fut placé hors d'elle, mais il est réciproque. Il y a une sorte de
+fin pour les êtres naturels: ils la trouvent dans cet accord harmonique
+qui fait que deux corps rapprochés sont productifs, que deux sensations
+mutuellement partagées deviennent plus heureuses. C'est dans cette
+harmonie que tout ce qui existe s'achève, que tout ce qui est animé se
+repose et jouit. Ce complément de l'individu est principalement dans
+l'espèce. Pour l'homme, ce complément a deux modes dissemblables et
+analogues: voilà ce qui lui fut donné; il a deux manières de sentir sa
+vie, le reste est douleur ou fumée.</p>
+
+<p>Toute possession que l'on ne partage point exaspère nos désirs, sans
+remplir nos c&#339;urs: elle ne les nourrit point, elle les creuse et les
+épuise.</p>
+
+<p>Pour que l'union soit harmonique, celui qui jouit avec nous doit être
+semblable et différent. Cette convenance dans la même espèce se trouve
+ou dans la différence des individus, ou dans l'opposition des sexes. Le
+premier accord produit l'harmonie qui résulte de deux êtres semblables
+et différents avec le moindre degré d'opposition et le plus grand de
+similitude. Le second donne un résultat harmonique produit par la plus
+grande différence possible entre des semblables<a name="FNanchor_61_61" id="FNanchor_61_61"></a><a href="#Footnote_61_61" class="fnanchor">[61]</a>. Tout choix, toute
+affection, toute union, tout bonheur est dans ces deux modes. Ce qui
+s'en écarte peut nous séduire, mais nous trompe et nous lasse: ce qui
+leur est contraire nous égare et nous rend vicieux ou malheureux.</p>
+
+<p>Nous n'avons plus de législateurs. Quelques Anciens avaient entrepris de
+conduire l'homme par son c&#339;ur: nous les blâmons ne pouvant les suivre.
+Le soin des lois financières et pénales fait oublier les institutions.
+Nul génie n'a su trouver toutes les lois de la société, tous les devoirs
+de la vie dans le besoin qui unit les hommes, dans celui qui unit les
+sexes.</p>
+
+<p>L'unité de l'espèce est divisée. Des êtres semblables sont pourtant
+assez différents pour que leurs oppositions mêmes les portent à s'aimer:
+séparés par leurs goûts, mais nécessaires l'un à l'autre, ils
+s'éloignent dans leurs habitudes, et sont ramenés par un besoin mutuel.
+Ceux qui naissent de leur union, formés également de tous deux,
+perpétueront pourtant ces différences. Cet effet essentiel de l'énergie
+donnée à l'animal, ce résultat suprême de son organisation sera le
+moment de la plénitude de sa vie, le dernier degré de ses affections, et
+en quelque sorte l'expression harmonique de ses facultés. Là est le
+pouvoir de l'homme physique; là est la grandeur de l'homme moral; là est
+l'âme tout entière, et qui n'a pas pleinement aimé, n'a pas possédé sa
+vie.</p>
+
+<p>Des affections abstraites, des passions spéculatives ont obtenu l'encens
+des individus et des peuples. Les affections heureuses ont été réprimées
+ou avilies: l'industrie sociale a opposé les hommes que l'harmonie
+primitive aurait conciliés<a name="FNanchor_62_62" id="FNanchor_62_62"></a><a href="#Footnote_62_62" class="fnanchor">[62]</a>.</p>
+
+<p>L'amour doit gouverner la terre que l'ambition fatigue. L'amour est ce
+feu paisible et fécond, cette chaleur des cieux qui anime et renouvelle,
+qui fait naître et fleurir, qui donne les couleurs, la grâce,
+l'espérance et la vie. L'ambition est ce feu stérile qui brûle sous les
+glaces, qui consume sans rien animer, qui creuse d'immenses cavernes,
+qui ébranle sourdement, éclate en ouvrant des abîmes, et laisse un
+siècle de désolation sur la contrée qu'étonna sa lumière d'une heure.</p>
+
+<p>Lorsqu'une agitation nouvelle étend les rapports de l'homme qui essaie
+sa vie, il se livre avidement, il demande à toute la nature, il
+s'abandonne, il s'exalte lui-même; il place son existence dans l'amour,
+et dans tout il ne voit que l'amour seul. Tout autre sentiment se perd
+dans ce sentiment profond, toute pensée y ramène, tout espoir y repose.
+Tout est douleur, vide, abandon, si l'amour s'éloigne; s'il s'approche,
+tout est joie, espoir, félicité. Une voix lointaine, un son dans les
+airs, l'agitation des branches, le frémissement des eaux, tout
+l'annonce, tout l'exprime, tout imite ses accents et augmente les
+désirs. La grâce de la nature est dans le mouvement d'un bras;
+l'harmonie du monde est dans l'expression d'un regard. C'est pour
+l'amour que la lumière du matin vient éveiller les êtres et colorer les
+cieux; pour lui les feux de midi font fermenter la terre humide sous la
+mousse des forêts; c'est à lui que le soir destine l'aimable mélancolie
+de ses lueurs mystérieuses. Cette fontaine est celle de Vaucluse, ces
+rochers ceux de Meillerie, cette avenue celle des pamplemousses. Le
+silence protège les rêves de l'amour, le mouvement des eaux pénètre de
+sa douce agitation; la fureur des vagues inspire ses efforts orageux: et
+tout commandera ses plaisirs quand la nuit sera douce, quand la lune
+embellira la nuit, quand la volupté sera dans les ombres et la lumière,
+dans la solitude, dans les airs et les eaux et la nuit.</p>
+
+<p>Heureux délire! seul moment resté à l'homme. Cette fleur rare, isolée,
+passagère sous le ciel nébuleux, sans abri, battue des vents, fatiguée
+par les orages, languit et meurt sans s'épanouir: le froid de l'air, une
+vapeur, un souffle font avorter l'espoir dans son bouton flétri. On
+passe au-delà, on espère encore, on se hâte; plus loin, sur un sol aussi
+stérile, on en voit qui seront précaires, douteuses, instantanées comme
+elle, et qui comme elle périront inutiles. Heureux celui qui possède ce
+que l'homme doit chercher, et qui jouit de tout ce que l'homme doit
+sentir! Heureux encore, dit-on, celui qui ne cherche rien, ne sent rien,
+n'a besoin de rien, et pour qui exister c'est vivre.</p>
+
+<p>Ce n'est pas seulement une erreur triste et farouche, mais une erreur
+très funeste, de condamner ce plaisir vrai, nécessaire, qui toujours
+attendu, toujours renaissant, indépendant des saisons et prolongé sur la
+plus belle partie de nos jours, forme le lien le plus énergique et le
+plus séduisant des sociétés humaines. C'est une sagesse bien singulière,
+qu'une sagesse contraire à l'ordre naturel. Toute faculté, toute énergie
+est une perfection<a name="FNanchor_63_63" id="FNanchor_63_63"></a><a href="#Footnote_63_63" class="fnanchor">[63]</a>. Il est beau d'être plus fort que ses passions;
+mais c'est stupidité d'applaudir au silence des sens et du c&#339;ur; c'est
+se croire plus parfait par cela même que l'on est moins capable de
+l'être.</p>
+
+<p>Celui qui est homme sait aimer l'amour sans oublier que l'amour n'est
+qu'un accident de la vie: et quand il aura ses illusions, il en jouira,
+il les possédera; mais sans oublier que les vérités les plus sévères
+sont encore avant les illusions les plus heureuses. Celui qui est homme
+sait choisir ou attendre avec prudence, aimer avec continuité, se donner
+sans faiblesse comme sans réserve. L'activité d'une passion profonde
+est pour lui l'ardeur du bien, le feu du génie: il trouve dans l'amour,
+l'énergie voluptueuse, la mâle jouissance du c&#339;ur juste, sensible et
+grand; il atteint le bonheur et sait s'en nourrir.</p>
+
+<p>L'amour ridicule ou coupable, est une faiblesse avilissante; l'amour
+juste, est le charme de la vie: et la démence n'est que dans la gauche
+austérité qui confond un sentiment noble avec un sentiment vil, et qui
+condamne indistinctement l'amour parce n'imaginant que des hommes
+abrutis, elle ne peut imaginer que des passions misérables.</p>
+
+<p>Ce plaisir reçu, ce plaisir donné; cette progression cherchée et
+obtenue; ce bonheur que l'on offre et que l'on espère; cette confiance
+voluptueuse qui nous fait tout attendre du c&#339;ur aimé; cette volupté plus
+grande encore de rendre heureux ce qu'on aime, de se suffire
+mutuellement, d'être nécessaire l'un à l'autre; cette plénitude de
+sentiment et d'espoir agrandit l'âme et la presse de vivre. Indicible
+abandon! L'homme qui l'a pu connaître n'en a jamais rougi; et celui qui
+n'est pas fait pour le sentir, n'est pas né pour juger l'amour.</p>
+
+<p>Je ne condamnerai point celui qui n'a pas aimé; mais celui qui ne peut
+pas aimer. Les circonstances déterminent nos affections; mais les
+sentiments expansifs sont naturels à l'homme dont l'organisation morale
+est parfaite: celui qui est incapable d'aimer est nécessairement
+incapable d'un sentiment magnanime, d'une affection sublime. Il peut
+être probe, bon, industrieux, prudent; il peut avoir des qualités
+douces, et même des vertus par réflexion; mais il n'est pas homme, il
+n'a ni âme, ni génie; je veux bien le connaître, il aura ma confiance et
+jusqu'à mon estime, mais il ne sera pas mon ami. C&#339;urs vraiment
+sensibles! qu'une destinée sinistre a comprimés dès le printemps, qui
+vous blâmera de n'avoir point aimé? Tout sentiment généreux vous était
+naturel; tout le feu des passions était dans votre mâle intelligence;
+l'amour lui était nécessaire, il devait l'alimenter, il eût achevé de la
+former pour de grandes choses: mais rien ne vous a été donné, et le
+silence de l'amour a commencé le néant où s'éteint votre vie.</p>
+
+<p>Le sentiment de l'honnête et du juste, le besoin de l'ordre et des
+convenances morales, conduit nécessairement au besoin d'aimer. Le beau
+est l'objet de l'amour; l'harmonie est son principe et son but: toute
+perfection, tout mérite semble lui appartenir, les grâces aimables
+l'appellent, une moralité expansive et vertueuse le fixe: et l'amour
+n'existe pas à la vérité sans le prestige de la beauté corporelle; mais
+il semble tenir plus encore à l'harmonie intellectuelle, aux grâces de
+la pensée, aux profondeurs du sentiment.</p>
+
+<p>L'union, l'espérance, l'admiration, les prestiges, vont toujours
+croissant jusqu'à l'intimité parfaite; elle remplit l'âme que cette
+progression agrandissait. Là s'arrête et rétrograde l'homme ardent sans
+être sensible, et n'ayant d'autre besoin que celui du plaisir. Mais
+l'homme aimant ne change pas ainsi; plus il obtient, plus il est lié;
+plus il est aimé, plus il aime; plus il possède ce qu'il a désiré, plus
+il chérit ce qu'il possède. Ayant tout reçu, il croit tout devoir: celle
+qui se donne à lui devient nécessaire à son être: des années de
+jouissance n'ont pas changé ses désirs, elles ont ajouté à son amour la
+confiance d'une habitude heureuse, et les délices d'une libre mais
+délicate intimité.</p>
+
+<p>On prétend condamner l'amour comme une affection tout à fait sensuelle,
+et n'ayant d'autre principe qu'un besoin qu'on appelle grossier. Mais je
+ne vois rien dans nos désirs les plus compliqués dont la véritable fin
+ne soit un des premiers besoins physiques: le sentiment n'est que leur
+expression indirecte; l'homme intellectuel ne fut jamais qu'un fantôme.
+Nos besoins éveillent en nous la perception de leur objet positif, et
+les perceptions innombrables des objets qui leur sont analogues. Les
+moyens directs ne rempliraient pas seuls la vie; mais ces impulsions
+accessoires l'occupent tout entière, parce qu'elles n'ont point de
+bornes. Celui qui ne saurait vivre sans espérer de soumettre la terre,
+n'y eût pas songé s'il n'eût pas eu faim. Nos besoins réunissent deux
+modifications d'un même principe, l'appétit et le sentiment: la
+prépondérance de l'une sur l'autre dépendra de l'organisation
+individuelle et des circonstances déterminantes. Tout but d'un désir
+naturel est légitime: tous les moyens qu'il inspire sont bons s'ils
+n'attaquent les droits de personne, et s'ils ne produisent dans
+nous-mêmes aucun désordre réel qui compense son utilité.</p>
+
+<p>Vous avez trop étendu les devoirs. Vous avez dit: Demandons plus, afin
+d'obtenir assez. Vous vous êtes trompé: si vous exigez trop des hommes,
+ils se rebuteront<a name="FNanchor_64_64" id="FNanchor_64_64"></a><a href="#Footnote_64_64" class="fnanchor">[64]</a>: si vous voulez qu'ils montrent des vertus
+chimériques, ils les montreront; ils disent que cela coûte peu. Mais
+parce que ces vertus ne sont pas dans leur nature, ils auront une
+conduite cachée tout à fait contraire; et parce que cette conduite sera
+cachée, vous ne pourrez en arrêter les excès. Il ne vous restera que ces
+moyens dangereux dont la vaine tentative augmentera le mal, en
+augmentant la contrainte et l'opposition entre le devoir et les
+penchants. Vous croirez d'abord que vos lois seront mieux suivies, parce
+que l'infraction en sera mieux masquée; mais un jugement faux, un goût
+dépravé, une dissimulation habituelle, et des ruses hypocrites, en
+seront les véritables résultats.</p>
+
+<p>Les plaisirs de l'amour contiennent de grandes oppositions physiques,
+ses désirs agitent l'imagination, ses besoins changent les organes:
+c'est donc l'objet sur lequel la manière de sentir et de voir devait
+varier davantage. Il fallait prévenir les suites de cette trop grande
+différence, et non pas y joindre des lois morales qui soient propres à
+l'accroître encore. Mais les vieillards ont fait ces lois; et les
+vieillards n'ayant plus le sentiment de l'amour, ne sauraient avoir ni
+la véritable pudeur, ni la délicatesse du goût. Ils ont très mal entendu
+ce que leur âge ne devait plus entendre. Ils auraient entièrement
+proscrit l'amour, s'ils avaient pu trouver d'autres moyens de
+reproduction. Leurs sensations surannées ont flétri ce qu'il fallait
+contenir dans les grâces du désir; et pour éviter quelques écarts odieux
+à leur impuissance, ils imaginèrent des entraves si gauches, que la
+société est troublée tous les jours par de véritables crimes que ne se
+reproche même point l'honnête homme qui n'a pas réfléchi<a name="FNanchor_65_65" id="FNanchor_65_65"></a><a href="#Footnote_65_65" class="fnanchor">[65]</a>.</p>
+
+<p>C'est dans l'amour qu'il fallait permettre tout ce qui n'est pas
+vraiment nuisible: c'est par l'amour que l'homme se perfectionne ou
+s'avilit: c'est en cela surtout qu'il fallait retenir son imagination
+dans les bornes d'une juste liberté, qu'il fallait mettre son bonheur
+dans les limites de ses devoirs, qu'il fallait régler son jugement par
+le sentiment précis de la raison des lois. C'était le plus puissant
+moyen naturel de lui donner la perception de toutes les délicatesses du
+goût et de leur vraie base, d'ennoblir et de réprimer ses affections,
+d'imprimer à toutes ses sensations une sorte de volupté sincère et
+droite, d'inspirer à l'homme mal organisé, quelque chose de la
+sensibilité de l'homme supérieur, de les réunir, de les concilier, de
+former une patrie réelle, et d'instituer une véritable société.</p>
+
+<p>Laissez-nous des plaisirs légitimes; c'est notre droit, c'est votre
+devoir. J'imagine que vous avez cru faire quelque chose par
+l'établissement du mariage<a name="FNanchor_66_66" id="FNanchor_66_66"></a><a href="#Footnote_66_66" class="fnanchor">[66]</a>. Mais l'union dans laquelle les résultats
+de vos institutions nous forcent de suivre les convenances du hasard, ou
+de chercher celles de la fortune, à la place des convenances réelles;
+l'union qu'un moment peut flétrir pour toujours, et que tant de dégoûts
+altèrent nécessairement; une telle union ne nous suffit pas. Je vous
+demande un prestige qui puisse se perpétuer: vous me donnez un lien dans
+lequel je vois à nu le fer d'un esclavage sans terme, sous ces fleurs
+d'un jour dont vous l'aviez maladroitement couvert, et que vous-même
+avez déjà fanées. Je vous demande un prestige qui puisse déguiser ou
+rajeunir ma vie; la nature me l'avait donné! Vous osez me parler des
+ressources qui me restent. Vous souffririez que, vil contempteur d'un
+engagement où la promesse doit être observée religieusement puisqu'elle
+est donnée, j'aille persuader à une femme d'être méprisable afin que je
+l'aime<a name="FNanchor_67_67" id="FNanchor_67_67"></a><a href="#Footnote_67_67" class="fnanchor">[67]</a>. Moins directement coupable, mais non moins inconsidéré,
+m'efforcerai-je de troubler une famille, de désoler des parents, de
+déshonorer celle à qui ce genre d'honneur est si nécessaire dans la
+société? Ou bien, pour n'attaquer aucun droit, pour n'exposer personne,
+irai-je, dans des lieux méprisés, chercher celles qui peuvent être à
+moi, non par une douce liberté de m&#339;urs, non par un désir naturel, mais
+parce que leur métier les donne à tous? N'étant plus à elles-mêmes,
+elles ne sont plus des femmes, mais je ne sais quoi d'analogue à elles
+que l'oubli de toute délicatesse, l'inaptitude aux sentiments généreux,
+et le joug de la misère, livrent aux caprices les plus bruts de l'homme
+en qui une telle habitude dépravera aussi les sensations et les désirs.
+Il reste des circonstances possibles, j'en conviens, mais elles sont
+très rares, et quelquefois elles ne se rencontrent point dans une vie
+entière. Les uns, retenus par la raison<a name="FNanchor_68_68" id="FNanchor_68_68"></a><a href="#Footnote_68_68" class="fnanchor">[68]</a>, consument leurs jours dans
+des privations nécessaires et injustes; les autres, en nombre bien plus
+grand, se jouent du devoir qui les contrarie.</p>
+
+<p>Ce devoir a cessé d'en être un dans l'opinion, parce que son observation
+est contraire à l'ordre naturel des choses. Le mépris qu'on en fait mène
+pourtant à l'habitude de n'obéir qu'à l'usage, de se faire à soi-même
+une règle selon ses penchants, et de mépriser toute obligation dont
+l'infraction ne conduit pas positivement aux peines légales, ou à la
+honte dans la société. C'est la suite inévitable des bassesses réelles
+dont on s'amuse tous les jours. Quelle moralité voulez-vous attendre
+d'une femme qui trompe celui par qui elle vit, ou pour qui elle devrait
+vivre; qui est sa première amie, et se joue de sa confiance; qui détruit
+son repos, ou rit de lui s'il le conserve; et qui s'impose la nécessité
+de le trahir jusqu'aux bornes de sa vie, en laissant à ses affections
+l'enfant qui ne lui appartient pas? De tous les engagements, le mariage
+n'est-il pas celui dans lequel la confiance et la bonne foi importent le
+plus à la sécurité de la vie? Quelle misérable probité que celle qui
+paie scrupuleusement un écu, et compte pour un vain mot la promesse la
+plus sacrée qui soit entre les hommes! Quelle moralité voulez-vous
+attendre de l'être qui s'attachait à persuader une femme en se moquant
+d'elle, qui la méprise parce qu'elle a été telle qu'il la voulait, la
+déshonore parce qu'elle l'a aimé; la quitte parce qu'il en a joui, et
+l'abandonne quand elle a le malheur visible d'avoir partagé ses
+plaisirs<a name="FNanchor_69_69" id="FNanchor_69_69"></a><a href="#Footnote_69_69" class="fnanchor">[69]</a>. Quelle moralité, quelle équité voulez-vous attendre de cet
+homme, au moins inconséquent, qui exige de sa femme des sacrifices qu'il
+ne paie point, et qui la veut sage et inaccessible, tandis qu'il va
+perdre, dans des habitudes secrètes, l'attachement dont il l'assure, et
+qu'elle a droit de prétendre pour que sa fidélité ne soit pas un injuste
+esclavage.</p>
+
+<p>Des plaisirs sans choix dégradent l'homme, des plaisirs coupables le
+corrompent; mais l'amour sans passion ne l'avilit point. Il y a un âge
+pour aimer et jouir: il y en a un pour jouir sans amour. Le c&#339;ur n'est
+pas toujours jeune; et même s'il l'est encore, il ne rencontre pas
+toujours ce qu'il peut vraiment aimer.</p>
+
+<p>Toute jouissance est un bien lorsqu'elle est exempte et d'injustice et
+d'excès, lorsqu'elle est amenée par les convenances naturelles, et
+possédée selon les désirs d'une organisation délicate.</p>
+
+<p>L'hypocrisie de l'amour est un des fléaux de la société. Pourquoi
+l'amour sortirait-il de la loi commune? pourquoi n'être pas en cela
+comme dans tout le reste, juste et sincère? Celui-là seul est
+certainement éloigné de tout mal, qui cherche avec naïveté ce qui peut
+le faire jouir sans remord. Toute vertu imaginaire ou accidentelle m'est
+suspecte: quand je la vois sortir orgueilleusement de sa base erronée,
+je cherche, et je découvre une laideur interne sous le costume des
+préjugés, sous le masque fragile de la dissimulation.</p>
+
+<p>Permettez, autorisez des plaisirs, afin que l'on ait des vertus: montrez
+la raison des lois, afin qu'on les vénère; invitez à jouir, afin d'être
+écouté quand vous commandez de souffrir. Elevez l'âme par le sentiment
+des voluptés naturelles; vous la rendrez forte et grande, elle
+respectera les privations légitimes, elle en jouira même dans la
+conviction de leur utilité sociale.</p>
+
+<p>Je veux que l'homme use librement de ses facultés, quand elles
+n'attaquent point d'autres droits. Je veux qu'il jouisse, afin d'être
+bon; qu'il soit animé par le plaisir, mais dirigé par l'équité visible;
+que sa vie soit juste, heureuse et même voluptueuse. J'aime que celui
+qui pense raisonne ses devoirs: je fais peu de cas d'une femme qui n'est
+retenue dans les siens que par une sorte de terreur superstitieuse pour
+tout ce qui appartient à des jouissances dont elle n'oserait s'avouer le
+désir.</p>
+
+<p>J'aime qu'on se dise: ceci est-il mal, et pourquoi l'est-il? S'il
+l'est, on se l'interdit, s'il ne l'est point, on en jouit avec un choix
+sévère, avec la prudence qui est l'art d'y trouver une volupté plus
+grande; mais sans autre réserve, sans honte, sans déguisement<a name="FNanchor_70_70" id="FNanchor_70_70"></a><a href="#Footnote_70_70" class="fnanchor">[70]</a>.</p>
+
+<p>La vraie pudeur doit seule contenir la volupté. La pudeur est une
+perception exquise, une partie de la sensibilité parfaite; c'est la
+grâce des sens, et le charme de l'amour. Elle évite tout ce que nos
+organes repoussent; elle permet ce qu'ils désirent; elle sépare ce que
+la nature a laissé à notre intelligence le soin de séparer: et c'est
+principalement l'oubli de cette réserve voluptueuse qui éteint l'amour
+dans l'indiscrète liberté du mariage.</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="c"><span class="points"> . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</span><a name="FNanchor_71_71" id="FNanchor_71_71"></a><a href="#Footnote_71_71" class="fnanchor">[71]</a></p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXIV" id="LETTRE_LXIV"></a>LETTRE LXIV</h3>
+
+<p class="date">Saint-Saphorin, 10 juillet, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>Il n'y a pas l'ombre de sens dans la manière dont je vis ici. Je sais
+que j'y fais des sottises, et je les continue sans pourtant tenir
+beaucoup à les continuer. Mais si je ne fais pas plus sagement, c'est
+que je ne puis parvenir à y mettre de l'importance. Je passe sur le lac
+la moitié du jour et la moitié de la nuit; et quand je m'en éloignerai,
+je serai tellement habitué au balancement des vagues, au bruit des eaux,
+que je me déplairai sur un sol immobile, et dans le silence des prés.</p>
+
+<p>Les uns me prennent pour un homme dont quelque amour a un peu dérangé la
+tête, d'autres soutiennent que je suis un Anglais qui a le spleen; les
+bateliers ont appris à Hantz que j'étais l'amant d'une belle femme
+étrangère qui vient de partir subitement de Lausanne. Il faudra que je
+cesse mes courses nocturnes, car les plus sensés me plaignent, et les
+meilleurs me prennent pour un fou. On lui a dit à Vevay: «N'êtes-vous
+pas au service de cet Anglais dont on parle tant?» Le mal gagne; et pour
+les gens de la côte, je crois qu'ils se moqueraient de moi si je n'avais
+pas d'argent: heureusement je passe pour fort riche. L'aubergiste veut
+absolument me dire: «Milord»; et je suis très respecté. Riche étranger,
+ou Milord, sont synonymes.</p>
+
+<p>De plus, en revenant du lac, je me mets ordinairement à écrire, en sorte
+que je me couche quand il fait grand jour. Une fois les gens de
+l'auberge entendant quelque bruit dans ma chambre, et surpris que je me
+fusse levé sitôt, montèrent me demander si je ne prendrais rien le
+matin. Je leur répondis que je ne soupais point, et que j'allais me
+coucher. Je ne me lève donc qu'à midi, ou même à une heure; je prends du
+thé, j'écris; puis au lieu de dîner, je prends encore du thé, je ne
+mange autre chose que du pain et du beurre, et aussitôt je vais au lac.
+La première fois que j'allai seul dans un petit bateau que j'avais fait
+chercher exprès pour cela, ils remarquèrent que Hantz restait au rivage,
+et que je partais à la fin du jour: il y eut assemblée au cabaret, et
+ils décidèrent que pour cette fois le spleen avait pris le dessus, et
+que je fournirais un beau suicide aux annales du village.</p>
+
+<p>Je suis fâché de n'avoir pas pensé d'avance à l'effet que ces
+singularités pourraient produire. Je n'aime pas à être remarqué, mais je
+ne l'ai su que quand tout cela était une habitude déjà prise; et je
+pense qu'on ne parlerait pas moins si j'allais en changer pour le peu de
+jours que je dois encore passer ici. Comme je n'y savais que faire, j'ai
+cherché à consumer les heures. Quand je suis actif, je n'ai pas d'autres
+besoins; mais si je m'ennuie, j'aime du moins à m'ennuyer avec mollesse.</p>
+
+<p>Le thé est d'un grand secours pour s'ennuyer d'une manière calme. Entre
+les poisons un peu lents qui font les délices de l'homme, je crois que
+c'est un de ceux qui conviennent le mieux à ses ennuis. Il donne une
+émotion faible et soutenue: comme elle est exempte des dégoûts du
+retour, elle dégénère en une habitude de paix et d'indifférence, en une
+faiblesse qui tranquillise le c&#339;ur que ses besoins fatigueraient, et
+nous débarrasse de notre force malheureuse. J'en ai pris l'usage à
+Paris, puis à Lyon: mais ici, j'ai eu l'imprudence de la porter jusqu'à
+l'excès. Ce qui me rassure, c'est que je vais avoir un domaine et des
+ouvriers, cela m'occupera et me retiendra. Je me fais beaucoup de mal
+maintenant; mais comptez sur moi, je vais devenir sage par nécessité.</p>
+
+<p>Je m'aperçois, ou je crois m'apercevoir que le changement qui s'est fait
+en moi, a été beaucoup avancé par l'usage journalier du thé et du vin.
+Je crois que, toutes choses d'ailleurs égales, les buveurs d'eau
+conservent bien plus longtemps la délicatesse des sensations, et en
+quelque sorte leur première candeur. L'usage des stimulants vieillit nos
+organes. Ces émotions outrées et qui ne sont pas dans l'ordre des
+convenances naturelles entre nous et les choses, effacent les émotions
+simples et détruisent cette proportion pleine d'harmonie qui nous
+rendait sensibles à tous les rapports extérieurs, quand nous n'avions,
+pour ainsi dire, de sentiments que par eux.</p>
+
+<p>Tel est le c&#339;ur humain; le principe le plus essentiel des lois pénales
+n'a pas d'autre fondement. Si on ôte la proportion entre les peines et
+les délits, si on veut trop presser le ressort de la crainte, on perd sa
+souplesse; et si on va encore plus loin, il arrive enfin qu'on le brise:
+on donne aux âmes le courage du crime; on éteint toute énergie dans
+celles qui ont de la faiblesse, et l'on entraîne les autres à des vertus
+atroces. Si l'on porte au-delà des limites naturelles l'émotion des
+organes, on les rend insensibles à des impressions plus modérées. En
+employant trop souvent, en excitant mal à propos leurs facultés
+extrêmes, on émousse leurs forces habituelles; on les réduit à ne
+pouvoir que trop, ou rien; on détruit cette proportion ordonnée pour les
+circonstances diverses, qui nous unissait aux choses muettes
+elles-mêmes, et nous y attachait par des convenances intimes. Elle nous
+laissait toujours dans l'attente ou l'espoir, en nous montrant partout
+des occasions de sentir; elle nous laissait ignorer la borne du
+possible; elle nous laissait croire que nos c&#339;urs avaient des moyens
+immenses, puisque ces moyens étaient indéfinis, et puisque toujours
+relatifs aux choses du dehors, ils pouvaient toujours devenir plus
+grands dans des situations inconnues.</p>
+
+<p>Il existe encore une différence essentielle entre l'habitude d'être ému
+par l'impression des autres objets, ou celle de l'être par l'impulsion
+interne d'un excitatif donné par notre caprice ou par un incident
+fortuit, et non par l'occurrence des temps. Nous ne suivons plus le
+cours du monde; nous sommes animés lorsqu'il nous abandonnerait au
+repos; et souvent c'est lorsqu'il nous animerait, que nous nous trouvons
+dans l'abattement que nos excès produisent. Cette fatigue, cette
+indifférence, nous rend inaccessibles aux impressions des choses, à ces
+mobiles extérieurs qui, devenus étrangers à nos habitudes, se trouvent
+fréquemment en discordance ou en opposition avec nos besoins.</p>
+
+<p>Ainsi l'homme a tout fait pour se séparer du reste de la nature, pour se
+rendre indépendant du cours des choses. Mais cette liberté, qui n'est
+point selon sa nature, n'est pas une vraie liberté: elle est comme la
+licence d'un peuple qui a brisé le joug des lois et des m&#339;urs
+nationales, elle ôte bien plus qu'elle ne donne, elle met l'impuissance
+du désordre à la place d'une dépendance légitime qui s'accorderait avec
+nos besoins. Cette indépendance illusoire qui détruit nos facultés pour
+y substituer nos caprices, nous rend semblables à cet homme qui, malgré
+l'autorité du magistrat, voulait absolument élever dans la place
+publique le monument d'un culte étranger, au lieu de se borner à en
+dresser chez lui les autels: il se fit exiler dans un désert de sable
+mouvant, où personne ne s'opposa à sa volonté, mais où sa volonté ne put
+rien produire; il y mourut libre, mais sans autels domestiques aussi
+bien que sans temples, sans aliments comme sans lois, sans amis comme
+sans maîtres<a name="FNanchor_72_72" id="FNanchor_72_72"></a><a href="#Footnote_72_72" class="fnanchor">[72]</a>.</p>
+
+<p>Je conviens qu'il serait plus à propos de raisonner moins sur l'usage du
+thé, et d'en cesser l'excès; mais dès qu'on a quelque habitude de ces
+sortes de choses, on ne sait plus où s'arrêter. S'il est difficile de
+quitter une telle habitude, il ne l'est pas moins peut-être de la
+régler, à moins que l'on ne puisse également régler toute sa manière de
+vivre. Je ne sais comment avoir beaucoup d'ordre dans une chose, quand
+il m'est interdit d'en avoir dans le reste; comment mettre de la suite
+dans ma conduite, quand je n'ai aucun espoir d'en avoir une qui soit
+constante, et qui s'accorde avec mes autres habitudes. C'est encore
+ainsi que je ne sais rien faire sans moyens: plusieurs hommes ont cet
+art de créer les moyens, ou de faire beaucoup avec très peu. Pour moi,
+je saurais peut-être employer mes moyens avec ordre et utilité: mais le
+premier pas demande un autre art; et cet art, je ne l'ai point. Je crois
+que ce défaut vient de ce qu'il m'est impossible de voir les choses
+autrement que dans toute leur étendue, celle du moins que je puis
+saisir. Je veux donc que leurs principales convenances soient toutes
+observées; et le sentiment de l'ordre, poussé peut-être trop loin, ou
+du moins trop exclusif, ne me permet de rien faire et de rien conduire
+dans le désordre. J'aime mieux m'abandonner que de faire ce que je ne
+saurais bien faire. Il y a des hommes qui sans rien avoir, établissent
+leur ménage; ils empruntent, ils font valoir, ils s'intriguent, ils
+paieront quand ils pourront; en attendant, ils vivent et dorment
+tranquilles, quelquefois même ils réussissent. Je n'aurais pu me
+résoudre à une vie si précaire; et quand j'aurais voulu m'y hasarder, je
+n'aurais pas eu les talents nécessaires. Cependant celui qui, avec cette
+industrie, réussit à faire subsister sa famille, sans s'avilir, et sans
+manquer à ses engagements, est sans doute un homme louable. Pour moi, je
+ne serais guère capable que de me résoudre à manquer de tout, comme si
+c'était une loi de la nécessité. Je chercherai toujours à employer le
+mieux possible des moyens suffisants, ou à rendre tels, par mes
+privations personnelles, ceux qui ne le seraient pas sans cela. Je
+ferais jour et nuit des choses convenables, réglées et assurées, pour
+donner le nécessaire à un ami, à un enfant; mais entreprendre dans
+l'incertitude, mais rendre suffisants à force d'industrie hasardée, des
+moyens très insuffisants par eux-mêmes, c'est ce que je ne saurais
+espérer de moi.</p>
+
+<p>Il résulte d'une telle disposition, ce grand inconvénient, que je ne
+puis vivre bien, sagement, et dans l'ordre, ni même suivre mes goûts ou
+songer à mes besoins, qu'avec des facultés à peu près certaines; et que
+si je suis peut-être au nombre des hommes capables d'user bien de ce
+qu'on appelle une grande fortune, ou même d'une médiocrité facile; je
+suis aussi du nombre de ceux qui, dans le dénuement, se trouvent sans
+ressources et ne savent faire autre chose que d'éviter la misère, le
+ridicule ou la bassesse, quand le sort ne les place pas lui-même
+au-dessus du besoin.</p>
+
+<p>La prospérité est plus difficile à soutenir que l'adversité, dit-on
+généralement. Mais c'est le contraire pour l'homme qui n'est pas soumis
+à des passions positives; qui aime à faire bien ce qu'il fait, qui a
+pour premier besoin celui de l'ordre, et qui considère plutôt l'ensemble
+des choses que leurs détails.</p>
+
+<p>L'adversité convient à un homme ferme et un peu enthousiaste, dont l'âme
+s'attache à une vertu austère, et dont heureusement l'esprit n'en voit
+pas l'incertitude<a name="FNanchor_73_73" id="FNanchor_73_73"></a><a href="#Footnote_73_73" class="fnanchor">[73]</a>. Mais l'adversité est bien triste, bien
+décourageante pour celui qui n'y trouve rien à son usage, parce qu'il
+voudrait faire bien, et que pour faire il faut pouvoir; parce qu'il
+voudrait être utile, et que le malheureux trouve peu d'occasions de
+l'être. N'étant pas soutenu par le noble fanatisme d'Epictète, il sait
+bien résister au malheur, mais mal à une vie malheureuse dont il se
+rebute enfin, sentant qu'il y perd tout son être. L'homme religieux, et
+surtout celui qui est certain d'un Dieu rémunérateur, a un grand
+avantage: il est bien facile de supporter le mal quand le mal est le
+plus grand bien que l'on puisse éprouver. J'avoue que je ne saurais voir
+ce qu'il y a d'étonnant dans la vertu d'un homme qui lutte sous l'&#339;il de
+son Dieu; et qui sacrifie des caprices d'une heure à une félicité sans
+bornes et sans terme. Un homme tout à fait persuadé ne peut faire
+autrement, à moins qu'il ne soit en délire. Il me paraît démontré que
+celui qui succombe à la vue de l'or, à la vue d'une belle femme ou des
+autres objets des passions terrestres, n'a pas la foi. Il est évident
+qu'il ne voit bien que la terre: s'il voyait avec la même certitude ce
+ciel et cet enfer dont il se rappelle quelquefois; s'ils étaient là,
+comme les choses de la terre, présents dans sa pensée, il serait
+impossible qu'il succombât jamais. Où est le sujet qui jouissant de sa
+raison, ne sera pas dans l'impuissance de contrevenir à l'ordre de son
+prince, s'il lui a dit: «Vous voilà dans mon sérail au milieu de toutes
+mes femmes; pendant cinq minutes n'en approchez aucune; j'ai l'&#339;il sur
+vous; si vous êtes fidèle pendant ce peu de temps, tous ces plaisirs et
+d'autres vous seront permis ensuite pendant trente années d'une
+prospérité constante.» Qui ne voit que cet homme, quelque ardent qu'on
+le suppose, n'a pas même besoin de force pour résister pendant un temps
+si court: il n'a besoin que de croire à la parole de son prince.
+Assurément les tentations du chrétien ne sont pas plus fortes, et la vie
+de l'homme est bien moins devant l'éternité, que cinq minutes comparées
+à trente années: il y a l'infini de distance entre le bonheur promis au
+chrétien, et les plaisirs offerts au sujet dont je parle: enfin la
+parole du prince peut laisser quelque incertitude, celle de Dieu n'en
+peut laisser aucune. Si donc il n'est pas démontré que sur cent mille de
+ceux qu'on appelle vrais chrétiens, il y en a tout au plus un qui ait
+presque la foi, il me l'est à moi que rien au monde ne peut être
+démontré.</p>
+
+<p>Pour les conséquences de ceci, vous les trouverez très simples: et je
+veux revenir aux besoins que donne l'habitude des fermentés. Il faut
+vous rassurer et achever de vous dire comment vous pouvez m'en croire,
+malgré que je promette de me réformer précisément dans le temps que je
+me contiens le moins, et que je donne à l'habitude une force plus
+grande.</p>
+
+<p>Il y a encore un aveu à vous faire auparavant, c'est que je commence à
+perdre enfin le sommeil: quand le thé m'a trop fatigué, je n'y connais
+d'autre remède que le vin, je ne dors que par ce moyen, et voilà encore
+un excès; car il faut bien en prendre autant qu'il se puisse sans que la
+tête en soit affectée visiblement. Je ne sais rien de plus ridicule
+qu'un homme qui prostitue sa pensée devant des étrangers; et dont on
+dit, il a bu, en voyant ce qu'il fait, ce qu'il dit. Mais pour soi-même,
+rien n'est plus doux à la raison que de la déconcerter un peu
+quelquefois. Je prétends encore qu'un demi-désordre serait autant à sa
+place dans l'intimité, qu'un véritable excès devient honteux devant les
+hommes, et avilissant dans le secret même.</p>
+
+<p>Plusieurs des vins de Lavaux que l'on recueille ici près, entre Lausanne
+et Vevay, passent pour dangereux. Mais quand je suis seul, je ne fais
+usage que du Courtailloux: c'est un vin de Neuchâtel que l'on estime
+autant que le petit bourgogne: Tissot le regarde comme aussi salubre.</p>
+
+<p>Dès que je serai propriétaire, je ne manquerai point de moyens de passer
+les heures, et d'occuper aux soins d'arranger, de bâtir,
+d'approvisionner, cette activité intérieure dont les besoins ne me
+laissent aucun repos dans l'inaction. Pendant le temps que dureront ces
+embarras, je diminuerai graduellement l'usage du vin; et quant au thé
+j'en quitterai tout à fait l'habitude; je veux à l'avenir n'en prendre
+que rarement. Lorsque tout sera arrangé, et que je pourrai commencer à
+suivre la manière de vivre que depuis si longtemps j'aurais voulu
+prendre, je me trouverai ainsi préparé à m'y conformer sans éprouver les
+inconvénients d'un changement trop subit et trop grand.</p>
+
+<p>Pour les besoins de l'ennui, j'espère ne les plus connaître dès que je
+pourrai assujettir toutes mes habitudes à un plan général; j'occuperai
+facilement les heures; je mettrai à la place des désirs et des
+jouissances, l'intérêt que l'on prend à faire ce qu'on a cru bon, et le
+plaisir de céder à ses propres lois.</p>
+
+<p>Ce n'est pas que je me figure un bonheur qui ne m'est pas destiné, ou
+qui du moins est encore bien loin de moi. J'imagine seulement que je ne
+sentirai plus le poids du temps, que je pourrai prévenir l'ennui
+ordinaire, et que je ne m'ennuierai plus qu'à ma manière.</p>
+
+<p>Je ne veux pas m'assujettir à une règle monastique. Je me réserverai des
+ressources pour les instants où le vide sera plus accablant, mais la
+plupart seront prises dans le mouvement et dans l'activité. Les autres
+ressources auront leurs limites assez étroites, et l'extraordinaire
+lui-même sera réglé. Jusqu'à ce que ma vie soit remplie, j'ai besoin
+d'une règle fixe. Autrement il me faudrait des excès sans autre terme
+que celui de mes forces, et encore comment rempliraient-ils un vide sans
+bornes. J'ai vu quelque part, que l'homme qui sent n'a pas besoin de
+vin. Cela peut être vrai pour celui qui n'en a point l'habitude. Lorsque
+j'ai été quelques jours sobre et occupé, ma tête s'agite excessivement,
+le sommeil se perd. J'ai besoin d'un excès qui me tire de mon apathie
+inquiète, et qui dérange un peu cette raison divine dont la vérité gêne
+notre imagination, et ne remplit pas nos c&#339;urs.</p>
+
+<p>Il y a une chose qui me surprend. Je vois des gens qui paraissent boire
+uniquement pour le plaisir de la bouche, pour le goût, et prendre un
+verre de vin, comme ils prendraient une bavaroise. Cela n'est pas
+pourtant, mais ils le croient; et si vous le leur demandez, ils seront
+même surpris de votre question.</p>
+
+<p>Je vais donc m'interdire ces moyens de tromper les besoins du plaisir et
+l'inutilité des heures. Je ne sais pas si ce que je mettrai à la place
+ne sera pas moindre encore, mais enfin je me dirai, voici un ordre
+établi, il faut le suivre. Afin de le suivre constamment, j'aurai soin
+qu'il ne soit pas d'une exactitude scrupuleuse, ni d'une trop grande
+uniformité; car il se trouverait des prétextes et même des motifs de
+manquer à la règle; et si une fois on y manque, il n'y a plus de raison
+pour qu'on ne la secoue pas tout à fait.</p>
+
+<p>Il est bon que ce qui plaît soit limité par une loi antérieure. Au
+moment où on l'éprouve, il en coûte de le soumettre à une règle qui le
+borne. Ceux mêmes qui en ont la force, ont encore eu tort de n'avoir pas
+décidé dans le temps propre à la réflexion, ce que la réflexion doit
+décider, et d'avoir attendu le moment où ses raisonnements altèrent les
+affections agréables qu'ils sont forcés de combattre. En pensant aux
+raisons de ne pas jouir davantage, on réduit à bien peu de chose la
+jouissance qu'on se permet: car il est de la nature du plaisir qu'il
+soit possédé avec une sorte d'abandon et de plénitude. Il se dissipe
+lorsqu'on veut le borner autrement que par la nécessité; et puisqu'il
+faut pourtant que la raison le borne, le seul moyen de concilier ces
+deux choses qui sans cela seraient contraires, c'est d'imposer d'avance
+au plaisir la retenue d'une loi générale.</p>
+
+<p>Quelque faible que soit une impression, le moment où elle agit sur nous
+est celui d'une sorte de passion. La chose actuelle est difficilement
+estimée à sa juste valeur: ainsi dans les objets de la vue, la
+proximité, la présence agrandissent les dimensions. C'est avant les
+désirs qu'il faut se faire des principes contre eux. Dans le moment de
+la passion, le souvenir de cette règle n'est plus la voix importune de
+la froide réflexion, mais la loi de la nécessité, et cette loi
+n'attriste pas un homme sage.</p>
+
+<p>Il est donc essentiel que la loi soit générale; celle des cas
+particuliers est trop suspecte. Cependant abandonnons quelque chose aux
+circonstances: c'est une liberté que l'on conserve, parce qu'on n'a pu
+tout prévoir, et parce qu'il faut se soumettre à ses propres lois
+seulement de la même manière que notre nature nous a soumis à celles de
+la nécessité. Nos affections doivent avoir de l'indépendance, mais une
+indépendance contenue dans des limites qu'elle ne puisse passer. Elles
+sont semblables aux mouvements du corps qui n'ont point de grâce s'ils
+sont gênés, contraints, et trop uniformes; mais qui manquent de décence
+comme d'utilité, s'ils sont brusques, irréguliers ou involontaires.</p>
+
+<p>C'est un excès dans l'ordre même que de prétendre nuancer parfaitement,
+modérer, régler ses jouissances, et les ménager avec la plus sévère
+économie, pour les rendre durables et même perpétuelles. Cette
+régularité absolue est trop rarement possible: le plaisir nous séduit,
+il nous emporte, comme la tristesse nous retient et nous enchaîne. Nous
+vivons au milieu des songes; et de tous nos songes, l'ordre parfait
+pourrait bien être le moins naturel.</p>
+
+<p>Ce que j'ai peine à me figurer, c'est comment on cherche l'ivresse des
+boissons quand on a celle des choses. N'est-ce pas le besoin d'être ému
+qui fait nos passions? Quand nous sommes agités par elles, que
+pouvons-nous trouver dans le vin, si ce n'est un repos qui suspende leur
+action immodérée?</p>
+
+<p>Apparemment l'homme chargé de grandes choses, cherche aussi dans le vin
+l'oubli, le calme, et non pas l'énergie. C'est ainsi que le café en
+m'agitant, rend quelquefois le sommeil à ma tête fatiguée d'une autre
+agitation. Ce n'est pas ordinairement le besoin des impressions
+énergiques qui entraîne les âmes fortes aux excès des vins ou des
+liqueurs. Une âme forte, occupée de grandes choses, trouve dans leur
+habitude une activité plus digne d'elle en les gouvernant selon l'ordre.
+Le vin ne peut que la reposer. Autrement pourquoi tant de héros de
+l'histoire? pourquoi tant de gouvernants? pourquoi des maîtres du monde
+auraient-ils bu? C'était, chez plusieurs peuples, un honneur de beaucoup
+boire: mais des hommes extraordinaires ont fait de même dans des temps
+où l'on ne mettait à cela aucune gloire. Je laisse donc tous ceux que
+l'opinion entraîna, et tous ceux des gouvernants qui furent des hommes
+très ordinaires: il reste quelques hommes forts et occupés de choses
+utiles, ceux-là n'ont pu chercher dans le vin que le repos d'une tête
+surchargée de ces soins dont l'habitude atténue l'importance, mais sans
+la détruire, puisqu'il n'y a rien au-delà.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXV" id="LETTRE_LXV"></a>LETTRE LXV</h3>
+
+<p class="date">Saint-Saphorin, 14 juillet, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>Soyez assuré que votre manière de penser ne sera pas combattue: si
+j'avais assez de faiblesse pour qu'il me fût un jour nécessaire en ceci
+d'être ramené à la raison, je retrouverais votre lettre. J'aurais
+d'autant plus de honte de moi, que j'aurais bien changé, car maintenant
+je pense absolument comme vous. Jusque-là, si elle est inutile sous ce
+rapport, elle ne m'en satisfait pas moins. Elle est pleine de cette
+sollicitude de la vraie amitié qui fait redouter par-dessus toutes
+choses, que l'homme en qui on a mis une partie de soi-même, se laisse
+aller à cesser d'être homme de bien.</p>
+
+<p>Non, je n'oublierai jamais que l'argent est un des plus grands moyens de
+l'homme, et que c'est par son usage qu'il se montre ce qu'il est. Le
+mieux possible nous est rarement permis: je veux dire que les
+convenances sont si opposées, qu'on ne peut presque jamais faire bien
+sous tous les rapports. Je crois que c'en est une essentielle de vivre
+avec une certaine décence, et d'établir dans sa maison des habitudes
+commodes, une manière réglée. Mais, passé cela, l'on ne saurait excuser
+un homme raisonnable d'employer à des superfluités ce qui lui permet de
+faire tant de choses meilleures.</p>
+
+<p>Personne ne sait que je veux me fixer ici: cependant je fais faire à
+Lausanne et à Vevay, quelques meubles et diverses autres choses. On a
+pensé apparemment que j'étais en état de sacrifier une somme un peu
+forte aux caprices d'un séjour momentané: on aura cru que j'allais
+prendre une maison seulement pour passer l'été. Voilà comment on a
+trouvé que je faisais de la dépense; et comment j'ai obtenu beaucoup de
+respects, quoique j'eusse le malheur d'avoir la tête un peu dérangée.</p>
+
+<p>Ceux qui ont à louer des maisons de quelque apparence ne m'abordent pas
+comme un homme ordinaire: et moi, je suis tenté de rendre ces mêmes
+hommages à mes louis quand je songe que voilà déjà un heureux. Hantz me
+donne de l'espérance, si celui-là est satisfait sans que j'y aie pensé,
+d'autres le seront peut-être à présent que je puis quelque chose. Le
+dénuement, la gêne, l'incertitude lient les mains dans les choses mêmes
+que l'argent ne fait pas. On ne peut s'arranger en rien: on ne peut
+avoir aucun projet suivi. On est au milieu d'hommes que la misère
+accable, on a quelque aisance extérieure, et cependant on ne peut rien
+faire pour eux; on ne peut même leur faire connaître cette impuissance,
+afin que du moins ils ne soient pas indignés. Où est celui qui songe à
+la fécondité de l'argent? Les hommes le perdent comme ils dissipent
+leurs forces, leur santé, leurs ans. Il est si aisé de l'entasser ou de
+le prodiguer: si difficile de l'employer bien!</p>
+
+<p>Je sais un curé près de Fribourg, qui est mal vêtu, qui se nourrit mal,
+qui ne dépense pas un demi-batz sans nécessité; mais il donne tout, et
+le donne avec intelligence. Un de ses paroissiens, je l'ai entendu,
+parlait de son avarice; mais cette avarice est bien belle!</p>
+
+<p>Quand on s'arrête à l'importance du temps et à celle de l'argent, on ne
+peut voir qu'avec peine la perte d'une minute, ou celle d'un batz.
+Cependant le train des choses nous entraîne: une convenance arbitraire
+emporte vingt louis, tandis qu'un malheureux n'a pu obtenir un écu. Le
+hasard nous donne ou nous ôte trente fois plus qu'il ne faudrait pour
+consoler l'infortuné. Un autre hasard condamne à l'inaction celui dont
+le génie aurait conservé l'état. Un boulet brise cette tête que l'on
+croyait destinée aux grandes choses, et que trente ans de soins avaient
+préparée. Dans cette incertitude, sous la loi de la nécessité, que
+deviennent nos calculs et l'exactitude des détails?</p>
+
+<p>Sans cette incertitude, on ne voudrait pas avoir des mouchoirs de
+batiste; ceux de toile serviraient aussi bien, et l'on pourrait en
+donner à ce pauvre homme de journée qui se prive de tabac quand on
+l'emploie dans l'intérieur d'une maison, parce qu'il n'a pas de mouchoir
+dont il ose se servir <i>devant le monde</i>.</p>
+
+<p>Ce serait une vie heureuse que celle qu'on passerait comme ce curé
+respectable. Si j'étais pasteur de village, je voudrais me hâter de
+faire ainsi, avant qu'une grande habitude me rendît nécessaire l'usage
+de ce qui compose une vie aisée. Mais il faut être célibataire, être
+seul, être indépendant de l'opinion; sans quoi l'on peut perdre dans
+trop d'exactitude, les occasions de sortir des bornes d'une utilité si
+restreinte. S'arranger de cette manière c'est trop limiter son sort;
+mais aussi, sortez de là; et vous voilà comme assujetti à tous ces
+besoins convenus dont il est difficile de marquer le terme, et qui
+entraînent si loin de l'ordre réel, qu'on voit des gens ayant cent mille
+livres de revenu, craindre une dépense de vingt francs.</p>
+
+<p>On ne s'arrête pas assez à ce qu'éprouve une femme qui se traîne sur une
+route avec son enfant, qui manque de pain pour elle et pour lui-même, et
+qui enfin trouve ou reçoit une pièce de six sous. Alors elle entre avec
+confiance dans une maison où elle aura de la paille; avant de s'y
+coucher, elle lui fait une panade; et dès qu'il dort, elle s'endort
+contente, laissant à la providence les besoins du lendemain.</p>
+
+<p>Que de maux à prévenir, à réparer! que de consolations à donner! que de
+plaisirs à faire qui sont là en quelque sorte, dans une bourse d'or,
+comme des germes cachés et oubliés, et qui n'attendent pour produire des
+fruits admirables que l'industrie d'un bon c&#339;ur! Toute une campagne est
+misérable et avilie: les besoins, l'inquiétude, le désordre ont flétri
+tous les c&#339;urs; tous souffrent et s'irritent; l'humeur, les divisions,
+les maladies, la mauvaise nourriture, l'éducation brutale, les habitudes
+malheureuses, tout peut être changé. L'union, l'ordre, la paix, la
+confiance peuvent être ramenés; et l'espérance elle-même, et les m&#339;urs
+heureuses! Fécondité de l'argent!</p>
+
+<p>Celui qui a pris un état, celui dont la vie peut être réglée, dont le
+revenu est toujours le même, qui est contenu dans cela et borné là,
+comme un homme l'est par les lois de sa nature, l'héritier d'un petit
+patrimoine, un ministre de campagne, un rentier tranquille peuvent
+calculer ce qu'ils ont, fixer leur dépense annuelle, réduire leurs
+besoins personnels aux besoins absolus, et compter alors tous les sous
+qui leur restent, comme des jouissances qui ne périront point. Il ne
+doit pas sortir de leurs mains une seule monnaie qui ne ramène la joie
+ou le repos dans le c&#339;ur d'un malheureux.</p>
+
+<p>J'entre avec affection dans cette cuisine patriarcale, sous un toit
+simple, dans l'angle de la vallée. J'y vois des légumes que l'on apprête
+avec un peu de lait, parce qu'ils sont moins coûteux ainsi qu'avec le
+beurre. On y fait une soupe avec des herbes, parce que le bouillon gras
+a été porté à une demi-lieue de là chez un malade. Les plus beaux fruits
+se vendent à la ville, et leur produit sert à distribuer à chacune des
+femmes les moins aisées de l'endroit, quelques bichets de farine de maïs
+qu'on ne leur donne pas comme une aumône, mais dont on leur montre à
+faire <i>des gaudes</i> et des galettes. Pour les fruits salubres et qui ne
+sont pas d'un grand prix, tels que les cerises, les groseilles, le
+raisin commun, on les consomme avec autant de plaisir que ces belles
+poires ou ces pêches qui ne rafraîchiraient pas mieux et dont on a tiré
+un bien meilleur parti.</p>
+
+<p>Dans la maison tout est propre, mais d'une simplicité rigoureuse. Si
+l'avarice ou la misère avaient fait cette loi, ce serait triste à voir,
+mais c'est l'économie de la bienfaisance. Ses privations raisonnées, sa
+sévérité volontaire, sont plus douces que toutes les recherches et
+l'abondance d'une vie voluptueuse: celles-ci deviennent des besoins dont
+on ne supporterait pas d'être privé, mais auxquels on ne trouve point de
+plaisir; les premières donnent des jouissances toujours répétées, et qui
+nous laissent notre indépendance. Des étoffes de ménage, fines, mais
+fortes et peu salissantes, composent presque tout l'habillement des
+enfants et du père. Sa femme ne porte que des robes blanches de toile de
+coton; et tous les ans, on trouve des prétextes pour répartir plus de
+deux cents aunes de toile entre ceux qui sans cela auraient à peine des
+chemises. Il n'y a d'autre porcelaine que deux tasses du Japon, qui
+servaient jadis dans la maison paternelle; tout le reste est d'un bois
+très dur, agréable à l'&#339;il et que l'on maintient dans une grande
+propreté; il se casse difficilement, et on le renouvelle à peu de frais;
+en sorte que l'on n'a pas besoin de craindre ou de gronder, et qu'on a
+de l'ordre sans humeur, de l'activité sans inquiétude. On n'a point de
+domestique: comme les soins du ménage sont peu considérables et bien
+réglés, on se sert soi-même afin d'être libre. De plus on n'aime ni à
+surveiller, ni à perdre: on se trouve plus heureux avec plus de peine,
+et plus de confiance. Seulement une femme qui mendiait auparavant, vient
+tous les jours pendant une heure, elle fait l'ouvrage le moins propre,
+et elle emporte chaque fois le salaire convenu. Avec cette manière
+d'être, on connaît au juste ce qu'on dépense; car là on sait le prix
+d'un &#339;uf, et l'on sait aussi donner sans aucun regret un sac de blé au
+débiteur pauvre poursuivi par un riche créancier.</p>
+
+<p>Il importe à l'ordre même qu'on le suive sans répugnance: les besoins
+positifs sont faciles à contenir par l'habitude, dans les bornes du
+simple nécessaire; mais les besoins de l'ennui n'auraient point de
+bornes et mèneraient d'ailleurs aux besoins d'opinion, illimités comme
+eux. On a tout prévu pour ne laisser aucun dégoût interrompre l'accord
+de l'ensemble. On ne fait pas usage des stimulants, ils rendent nos
+sensations trop irrégulières: ils donnent à la fois l'avidité et
+l'abattement. Le vin et le café sont interdits. Le thé seul est admis,
+mais aucun prétexte ne peut rendre son usage fréquent: on en prend
+régulièrement une fois tous les cinq jours. Aucune fête ne vient
+troubler l'imagination par ses plaisirs espérés, par son indifférence
+imprévue ou affectée, par les dégoûts et l'ennui qui succèdent également
+aux désirs trompés et aux désirs satisfaits. Tous les jours sont à peu
+près semblables, afin que tous soient heureux. Quand les uns sont pour
+le plaisir et les autres pour le travail; l'homme qui n'est pas
+contraint par une nécessité absolue, devient bientôt mécontent de tous,
+et curieux d'essayer une autre manière de vivre. Il faut à l'incertitude
+de nos c&#339;urs, ou l'uniformité pour la fixer, ou une variété perpétuelle
+qui la suspende et la séduise toujours. Avec les amusements
+s'introduiraient les dépenses; et l'on perdrait à s'ennuyer dans les
+plaisirs, les moyens d'être contents et aimés au milieu d'une bourgade
+contente. Cependant il ne faut pas que toutes les heures de la vie
+soient insipides et sans joie. On se fait à l'uniformité de l'ennui,
+mais le caractère en est altéré, l'humeur devient difficile et chagrine;
+au milieu de la paix des choses, on n'a plus la paix de l'âme et le
+calme du bonheur. Cet homme de bien l'a senti. Il a voulu que les
+services qu'il rend, que l'ordre qu'il a établi donnassent à sa famille
+la félicité d'une vie simple, et non pas l'amertume des privations et de
+la misère. Chaque jour a pour les enfants un moment de fête, tel qu'on
+en peut avoir chaque jour. Il ne finit jamais sans qu'ils se soient
+réjouis, sans que leurs parents aient eu le plaisir des pères, celui de
+voir leurs enfants devenir toujours meilleurs en restant toujours aussi
+contents. Le repas du soir se fait de bonne heure; il est composé de
+choses simples, mais qu'ils aiment, et que souvent on leur laisse
+disposer eux-mêmes. Après le souper, les jeux en commun chez soi, ou
+chez des voisins honnêtes, les courses, la promenade, la gaieté
+nécessaire à leur jeunesse et si bonne à tout âge, ne leur manquent
+jamais. Tant le maître de la maison est convaincu que le bonheur attache
+aux vertus, comme les vertus disposent au bonheur.</p>
+
+<p>Voilà comme il faudrait vivre: voilà comme j'aimerais à faire, surtout
+si j'avais un revenu considérable. Mais vous savez quelle chimère je
+nourris dans ma pensée. Je n'y crois pas, et pourtant je ne saurais m'y
+refuser. Le sort qui ne m'a donné ni femme, ni enfants, ni patrie; je ne
+sais quelle inquiétude qui m'a isolé, qui m'a toujours empêché de
+prendre un rôle sur la scène du monde, ainsi que font les autres hommes;
+ma destinée enfin, semble me retenir, elle me laisse dans l'attente et
+ne me permet pas d'en sortir; elle ne dispose point de moi, mais elle
+m'empêche d'en disposer moi-même. Il semble qu'il y ait une force qui me
+retienne et me prépare en secret, que mon existence ait une fin
+terrestre encore inconnue, et que je sois réservé pour une chose que je
+ne saurais soupçonner. C'est une illusion peut-être: cependant je ne
+puis volontairement détruire ce que je crois pressentir, ce que le temps
+peut me réserver.</p>
+
+<p>A la vérité je pourrais m'arranger ici à peu près de la manière dont je
+parle; j'aurais un objet insuffisant, mais du moins certain; et voyant à
+quoi je dois m'attacher, je m'efforcerais d'occuper à ces soins
+journaliers l'inquiétude qui me presse. En faisant dans un cercle
+étroit, le bien de quelques hommes, je parviendrais à oublier combien je
+suis inutile aux hommes. Peut-être même prendrais-je ce parti, si je ne
+me trouvais pas dans un isolement qui ne m'y offrirait point de douceur
+intérieure; si j'avais un enfant que je formerais, que je suivrais dans
+les détails: si j'avais une femme qui aimât les soins d'un ménage bien
+conduit, à qui il fût naturel d'entrer dans mes vues, qui pût trouver
+des plaisirs dans l'intimité domestique, et jouir comme moi de toutes
+ces choses qui n'ont de prix que celui d'une simplicité volontaire.</p>
+
+<p>Bientôt il me suffirait de suivre l'ordre dans les choses de la vie
+privée. Le vallon ignoré serait pour moi la seule terre humaine. On n'y
+souffrirait plus, et je deviendrais content. Puisque dans quelques
+années je serai un peu de poussière que les vers auront abandonné, j'en
+viendrais à ce point de regarder comme un monument assez grand la
+fontaine dont j'aurais amené les eaux intarissables; et ce serait assez
+pour l'emploi de mes jours que dix familles trouvassent mon existence
+utile.</p>
+
+<p>Dans une terre convenable, je jouirais plus de cette simplicité des
+montagnes, que je ne jouirais dans une grande ville de toutes les
+habitudes de l'opulence. Mon parquet serait un plancher de sapin; au
+lieu de boiseries vernies, j'aurais des murs de sapin; mes meubles ne
+seraient point d'acajou, ils seraient de chêne ou de sapin. Je me
+plairais à voir arranger les châtaignes sous la cendre, au foyer de la
+cuisine; comme j'aime à être assis sur un meuble élégant à vingt pieds
+de distance d'un feu de salon, à la lumière de quarante bougies.</p>
+
+<p>Mais je suis seul; et outre cette raison, j'en ai d'autres encore de
+faire différemment. Si je savais qui partagera ma manière de vivre, je
+saurais selon quels besoins et quels goûts il faut que je la dispose. Si
+je pouvais être assez utile dans ma vie domestique, je verrais à borner
+là toute considération de l'avenir: mais dans l'ignorance où je suis de
+ceux avec qui je vivrai et de ce que je deviendrai moi-même, je ne veux
+point rompre des rapports qui peuvent devenir nécessaires, et je ne puis
+non plus adopter des habitudes trop particulières. Je vais donc
+m'arranger selon les lieux, mais d'une manière qui n'écarte de moi
+personne de ceux dont on peut dire: c'est un des nôtres.</p>
+
+<p>Je ne possède pas un bien considérable; et ce n'est point d'ailleurs
+dans un vallon des Alpes que j'irais introduire un luxe déplacé. Ces
+lieux-là permettent la simplicité que j'aime. Ce n'est pas que les excès
+y soient ignorés, non plus que les besoins d'opinion. L'on ne peut pas
+dire précisément que le pays soit simple, mais il convient à la
+simplicité. L'aisance y semble plus douce qu'ailleurs, et le luxe moins
+séduisant. Beaucoup de choses naturelles n'y sont pas encore ridicules.
+Il n'y faut pas aller vivre, si l'on est réduit à très peu; mais si l'on
+a seulement assez, on y sera mieux qu'ailleurs.</p>
+
+<p>Je vais donc m'y arranger, comme si j'étais à peu près sûr d'y passer ma
+vie entière. J'y vais établir en tout la manière de vivre que les
+circonstances m'indiquent. Après que je me serai pourvu des choses
+nécessaires, il ne me restera pas plus de huit mille livres d'un revenu
+clair; mais ce sera suffisant, et j'y serai moins gêné avec cela,
+qu'avec le double dans une campagne ordinaire, ou le quadruple dans une
+grande ville.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXVI" id="LETTRE_LXVI"></a>LETTRE LXVI</h3>
+
+<p class="date">19 juillet, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>Quand on n'aime pas à changer de domestique, on doit être satisfait d'en
+avoir un dont l'opinion permette à peu près ce qu'on veut. Le mien
+s'arrange bonnement de ce qui me convient. Si son maître est mal nourri,
+il se contente de l'être un peu mieux que lui; si dans des lieux où il
+n'existe point de lits, je passe la nuit tout habillé sur le foin, il
+s'y place de même sans me faire trop valoir tant de condescendance. Je
+n'en abuse point, et je viens de faire monter ici un matelas pour lui.</p>
+
+<p>Au reste j'aime à avoir quelqu'un qui, rigoureusement parlant, n'ait pas
+besoin de moi. Les gens qui ne peuvent rien par eux-mêmes et qui sont
+réduits naturellement et par inaptitude, à devoir tout à autrui, sont
+trop difficiles. N'ayant jamais rien acquis par leurs propres moyens,
+ils n'ont point eu l'occasion de connaître la valeur des choses, et de
+se soumettre à des privations volontaires; en sorte que toutes leur sont
+odieuses. Ils ne distinguent point de la misère, une économie
+raisonnable; ni de la lésinerie, une gêne momentanée que les
+circonstances prescrivent; et leurs prétentions ont d'autant moins de
+bornes, que sans vous ils ne pourraient prétendre à rien. Laissez-les à
+eux-mêmes, ils auront à peine du pain de seigle; prenez-les chez vous,
+ils dédaignent les légumes; la viande de boucherie est bien commune, et
+leur santé ne saurait s'accommoder de l'eau.</p>
+
+<p>Je suis enfin chez moi; et cela dans les Alpes. Il n'y a pas bien des
+années que c'eût été pour moi un grand bonheur; maintenant j'y trouve le
+plaisir d'être occupé. J'ai des ouvriers de la Gruyère pour bâtir ma
+maison de bois, et pour y faire des poêles à la manière du pays. J'ai
+commencé par faire élever un grand toit couvert d'<i>anscelles</i>, qui
+joindra la grange et la maison, et sous lequel seront le bûcher, la
+fontaine, etc. C'est maintenant l'atelier général, et on y a pratiqué à
+la hâte quelques cases où l'on passe la nuit, pendant que la beauté de
+la saison le permet. De cette manière les ouvriers ne sont point
+dérangés, l'ouvrage avancera beaucoup plus. Ils font aussi leur cuisine
+en commun: et me voilà à la tête d'un petit Etat très laborieux et bien
+uni. Hantz, mon premier ministre, daigne quelquefois manger avec eux. Je
+suis parvenu à lui faire comprendre que quoiqu'il eût l'intendance de
+mes bâtiments, s'il voulait se faire aimer de mon peuple, il ferait bien
+de ne point mépriser des hommes de condition libre, des paysans, des
+ouvriers à qui peut-être la philosophie du siècle donnerait l'impudence
+de l'appeler valet.</p>
+
+<p>Si vous trouvez un moment, envoyez-moi vos idées sur tous les détails
+auxquels vous penserez, afin qu'en disposant les choses pour longtemps,
+et peut-être pour la vie, je ne fasse rien qu'il faille ensuite changer.</p>
+
+<p>Adressez à Imenstròm par Vevey.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXVII" id="LETTRE_LXVII"></a>LETTRE LXVII</h3>
+
+<p class="date">Imenstròm, 21 juillet, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>Ma chartreuse n'est éclairée par l'aurore en aucune saison, et ce n'est
+que dans l'hiver qu'elle voit le coucher du soleil. Vers le solstice
+d'été, on ne le voit pas se coucher, et on ne l'aperçoit le matin que
+trois heures après le moment où il a passé l'horizon. Il sort alors
+entre les tiges droites des sapins près d'un sommet nu, qu'il éclaire
+plus haut que lui dans les cieux; il paraît porté sur l'eau du torrent,
+au-dessus de sa chute; ses rayons divergent avec le plus grand éclat à
+travers le bois noir; le disque lumineux repose sur la montagne boisée
+et sauvage dont la pente reste encore dans l'ombre, c'est l'&#339;il
+étincelant d'un colosse ténébreux.</p>
+
+<p>Mais c'est aux approches de l'équinoxe, que les soirées seront
+admirables et vraiment dignes d'une tête plus jeune. La gorge
+d'Imenstròm s'abaisse et s'ouvre vers le couchant d'hiver: sa pente
+méridionale sera dans l'ombre; celle que j'occupe et qui regarde le
+midi, tout éclairée de la splendeur du couchant, verra le soleil
+s'éteindre dans le lac immense embrasé de ses feux. Et ma vallée
+profonde sera comme un asile d'une douce température, entre la plaine
+ardente fatiguée de lumière, et la froide neige des cimes qui la ferment
+à l'orient.</p>
+
+<p>J'ai soixante-dix arpents de prés plus ou moins bons; vingt de bois
+assez beaux; et à peu près trente-cinq, dont la surface est toute en
+rocs, en fondrières trop humides, ou toujours dans l'ombre, et en bois
+ou très faibles, ou à peu près inaccessibles. Ceci ne donnera presque
+aucun produit; c'est un espace stérile, dont on ne tire d'autre avantage
+que le plaisir de l'enfermer chez soi et de pouvoir, si l'on veut, le
+disposer pour l'agrément.</p>
+
+<p>Ce qui me plaît dans cette propriété, outre la situation, c'est que
+toutes les parties en sont contiguës et peuvent être réunies par une
+clôture commune: de plus, elle ne contient ni champs, ni vignes. La
+vigne y pourrait réussir d'après l'exposition; il y en avait même
+autrefois: on a mis des châtaigniers à la place, et je les préfère de
+beaucoup.</p>
+
+<p>Le froment y réussit mal; le seigle y serait très beau, dit-on, mais il
+ne me servirait que comme moyen d'échange; les fromages peuvent le faire
+plus commodément. Je veux simplifier tous les travaux et les soins de la
+maison, afin d'avoir de l'ordre et peu d'embarras.</p>
+
+<p>Je ne veux point de vignes, parce qu'elles exigent un travail pénible,
+et que j'aime voir l'homme occupé, mais non surchargé, parce que leur
+produit est trop incertain, trop irrégulier, et que j'aime à savoir ce
+que j'ai, ce que je puis. Je n'aime point les champs, parce que le
+travail qu'ils demandent est trop inégal; parce qu'une grêle, et ici les
+gelées du mois de mai peuvent trop facilement enlever leur récolte;
+parce que leur aspect est presque continuellement, ou désagréable, ou du
+moins fort indifférent pour moi.</p>
+
+<p>De l'herbe, du bois et du fruit, voilà tout ce que je veux, surtout dans
+ce pays-ci. Malheureusement le fruit manque à Imenstròm. C'est un grand
+inconvénient; il faut attendre beaucoup pour jouir des arbres que l'on
+plante; et moi qui aime à être en sécurité pour l'avenir, mais qui ne
+compte que sur le présent, je n'aime pas attendre. Comme il n'y avait
+point ici de maison, on n'y a mis aucun arbre fruitier, à l'exception
+des châtaigniers et de quelques pruniers très vieux, qui apparemment
+appartiennent au temps où il y avait de la vigne et sans doute des
+habitations: car ceci paraît avoir été partagé entre divers
+propriétaires. Depuis la réunion de ces différentes possessions, ce
+n'était plus qu'un pâturage où les vaches s'arrêtaient lorsqu'elles
+commençaient à monter au printemps, et lorsqu'elles redescendaient pour
+l'hiver.</p>
+
+<p>Cet automne et le printemps prochain, je planterai beaucoup de pommiers
+et de merisiers, quelques poiriers et quelques pruniers. Pour les autres
+fruits qui viendraient difficilement ici, je préfère m'en passer. Quand
+on a dans un lieu ce qu'il peut naturellement produire, je trouve que
+l'on est assez bien. Les soins que l'on se donnerait pour y avoir ce que
+le climat n'accorde qu'avec peine, coûteraient plus que la chose ne
+vaudrait.</p>
+
+<p>Par une raison semblable, je ne prétendrai pas avoir chez moi toutes les
+choses qui me seront nécessaires, ou dont je ferai usage. Il en est
+beaucoup qu'il vaut mieux se procurer par échange. Je ne désapprouve
+point que dans un grand domaine, on fasse tout chez soi, sa toile, son
+pain, son vin; qu'on ait dans sa basse-cour porcs, dindes, paons,
+pintades, lapins et tout ce qui peut, étant bien administré, donner
+quelque avantage. Mais j'ai vu avec surprise ces ménages mesquins et
+embarrassés, où pour une économie toujours incertaine et souvent
+onéreuse, on se donnait cent sollicitudes, cent causes d'humeur, cent
+occasions de pertes. Les opérations rurales sont toutes utiles, mais la
+plupart ne le sont que lorsqu'on a les moyens de les faire un peu en
+grand. Autrement il vaut mieux se borner à son affaire et la bien
+conduire. En simplifiant, on rend l'ordre plus facile, l'esprit moins
+inquiet, les subalternes plus fidèles, et la vie domestique bien plus
+douce.</p>
+
+<p>Si je pouvais faire faire annuellement cent pièces de toile, je verrais
+peut-être à me donner chez moi cet embarras: mais irai-je, pour quelques
+aunes, semer du chanvre et du lin, avoir le soin de le faire tirer, de
+le faire rouir, de le faire tiller, avoir des fileuses, envoyer je ne
+sais où faire la toile, et encore ailleurs la blanchir? Quand tout
+serait bien calculé; quand j'aurais évalué les pertes, les infidélités,
+l'ouvrage mal fait, les frais indirects, je suis persuadé que je
+trouverais ma toile très chère. Au lieu que sans tout ce soin, je la
+choisis comme je veux. Je ne la paie que ce qu'elle vaut réellement,
+parce que j'en achète une quantité à la fois, et que je la prends dans
+un magasin. D'ailleurs, je ne change de marchands, comme d'ouvriers ou
+de domestiques, que quand il m'est impossible de faire autrement: cela,
+quoi que l'on dise, arrive rarement, quand on choisit avec l'intention
+de ne pas changer, et que l'on fait de son côté ce qui est juste pour
+les satisfaire soi-même...</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXVIII" id="LETTRE_LXVIII"></a>LETTRE LXVIII</h3>
+
+<p class="date">Im., 23 juillet, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai fait à peu près les mêmes réflexions que vous sur mon nouveau
+séjour. Je trouve, il est vrai, qu'un froid médiocre est naturellement
+plus incommode qu'une chaleur très grande; je hais les vents du nord et
+les neiges; de tous temps mes idées se sont portées vers ces beaux
+climats qui n'ont point d'hivers; et autrefois il me semblait pour
+ainsi dire chimérique que l'on vécût à Archangel, à Jeniseick. J'ai
+peine à sentir que les travaux du commerce et des arts puissent se faire
+sur une terre perdue vers le pôle, où pendant une si longue saison les
+liquides sont solides, la terre pétrifiée, et l'air extérieur mortel.
+C'est le Nord qui me paraît inhabitable; quant à la Torride, je ne vois
+pas de même pourquoi les Anciens l'ont crue telle. Ses sables sont
+arides sans doute, mais on sent d'abord que les contrées bien arrosées
+doivent y convenir beaucoup à l'homme, en lui donnant peu de besoins, et
+en subvenant, par les produits d'une végétation forte et perpétuelle, au
+seul besoin absolu qu'il y éprouve. La neige a, dit-on, ses avantages;
+cela est certain; elle fertilise des terres peu fécondes, mais
+j'aimerais mieux les terres naturellement fertiles, ou fertilisées par
+d'autres moyens. Elle a ses beautés; cela doit être, car l'on en
+découvre toujours dans les choses, en les considérant sous tous leurs
+aspects; mais les beautés de la neige sont les dernières que je
+découvrirai.</p>
+
+<p>Mais maintenant que la vie indépendante n'est qu'un songe oublié,
+maintenant que je ne chercherais autre chose que de rester immobile, si
+la faim, le froid, ou l'ennui ne me forçaient de me remuer, je commence
+à juger des climats par réflexion plus que par sentiment. Pour passer le
+temps comme je puis dans ma chambre, autant vaut le ciel glacé des
+Samoïèdes que le doux ciel de l'Ionie. Ce que je craindrais le plus, ce
+serait peut-être le beau temps perpétuel de ces contrées ardentes, où le
+vieillard n'a pas vu pleuvoir dix fois. Je trouve les beaux jours bien
+commodes; mais malgré le froid, les brumes, la tristesse, je supporte
+bien mieux l'ennui des mauvais temps que celui des beaux jours.</p>
+
+<p>Je ne dors plus comme autrefois. L'inquiétude des nuits, le désir du
+repos me font songer à tant d'insectes qui tourmentent l'homme dans les
+pays chauds et dans les étés de plusieurs pays du Nord. Les déserts ne
+sont plus à moi: les besoins de convention me deviennent naturels. Que
+m'importe l'indépendance de l'homme? Il me faut de l'argent, et avec de
+l'argent, je puis être bien à Pétersbourg comme à Naples. Dans le Nord
+l'homme est assujetti par les besoins et les obstacles: dans le Midi il
+est asservi par l'indolence et la volupté. Dans le Nord le malheureux
+n'a pas d'asile; il est nu, il a froid, il a faim, et la nature serait
+pour lui aussi terrible que l'aumône et les cachots. Sous l'Equateur, il
+a les forêts; et la nature lui suffit quand l'homme n'y est pas. Là il
+trouve des asiles contre la misère et l'oppression; mais moi, lié par
+mes habitudes et ma destinée, je ne dois pas aller si loin. Je cherche
+une cellule commode où je puisse respirer, dormir, me chauffer, me
+promener en long et en large, et compter ma dépense. C'est donc beaucoup
+si je la puis bâtir près d'un rocher suspendu et menaçant, près d'une
+eau bruyante, qui me rappellent de temps à autre que j'eusse pu faire
+autre chose.</p>
+
+<p>Cependant j'ai pensé à Lugano. Je voulais l'aller voir; j'y ai renoncé.
+C'est un climat facile: on n'y a pas à souffrir l'ardeur des plaines
+d'Italie, ni les brusques alternatives et la froide intempérie des
+Alpes: la neige y tombe rarement, et n'y reste pas. On y a, dit-on, des
+oliviers; et les sites y sont beaux; mais c'est un coin bien reculé. Je
+craignais encore plus la manière italienne; et quand après cela, j'ai
+songé aux maisons de pierres, je n'ai pas pris la peine d'y aller. Ce
+n'est plus être en Suisse. J'aimerais bien mieux Chessel, et j'y devrais
+être, mais il paraît que je ne le puis. J'ai été conduit ici par une
+force qui n'est peut-être que l'effet de mes premières idées sur la
+Suisse, mais qui me semble être autre chose. Lugano a un lac, mais un
+lac n'eût pas suffi pour que je vous quittasse.</p>
+
+<p>Cette partie de la Suisse où je me fixe est devenue comme ma patrie, ou
+comme un pays où j'aurais passé des années heureuses dans les premiers
+temps de la vie. J'y suis avec indifférence, et c'est une grande preuve
+de mon malheur; mais je crois que je serais mal partout ailleurs. Ce
+beau bassin de la partie occidentale du Léman si vaste, si romantique,
+si bien environné; ces maisons de bois, ces chalets, ces vaches qui vont
+et reviennent avec leurs cloches des montagnes; les facilités des
+plaines et la proximité des hautes Alpes; une sorte d'habitude anglaise,
+française et suisse à la fois; un langage que j'entends, un autre qui
+est le mien, un autre plus rare que je ne comprends pas; une variété
+tranquille que tout cela donne; une certaine union peu connue des
+catholiques; la douce mélodie d'une terre qui voit le couchant, mais un
+couchant éloigné du Nord; cette longue plaine d'eau courbée, prolongée,
+indéfinie, dont les vapeurs lointaines s'élèvent sous le soleil de midi,
+s'allument et s'embrasent aux feux du soir, et dont la nuit laisse
+entendre les vagues qui se forment, qui viennent, qui grossissent et
+s'étendent pour se perdre sur la rive où l'on repose: cet ensemble
+entretient l'homme dans une situation qu'il ne trouve pas ailleurs. Je
+n'en jouis pas, et j'aurais peine à m'en passer. Dans d'autres lieux, je
+serais étranger; je pourrais attendre un site plus heureux, et quand je
+veux reprocher aux choses l'impuissance et le néant où je vis, je
+saurais de quelle chose me plaindre: mais ici je ne puis l'attribuer
+qu'à des désirs vagues, à des besoins trompeurs. Il faut donc que je
+cherche en moi les ressources qui y sont peut-être sans que je les
+connaisse; et si mon impatience est sans remède, mon incertitude sera du
+moins finie.</p>
+
+<p>Je dois avouer que j'aime à posséder, même sans jouir: soit que la
+vanité des choses, ne me laissant plus d'espoir, m'inspire une tristesse
+convenable à l'habitude de ma pensée; soit que, n'ayant pas d'autres
+jouissances à attendre, je trouve de la douceur à une amertume qui ne
+fait pas précisément souffrir, et qui laisse l'âme découragée dans le
+repos d'une mollesse douloureuse. Tant d'indifférence pour des choses
+séduisantes par elles-mêmes, et autrefois désirées, triste témoignage de
+l'insatiable avidité de nos c&#339;urs, flatte encore leur inquiétude: elle
+paraît à leur ambition ingénieuse une marque de notre supériorité sur ce
+que les hommes cherchent, et sur toutes les choses que la nature nous
+avait données, comme assez grandes pour l'homme.</p>
+
+<p>Je voudrais connaître la terre entière. Je voudrais, non pas la voir,
+mais l'avoir vue: car la vie est trop courte pour que je surmonte ma
+paresse naturelle. Moi qui crains le moindre voyage, et même quelquefois
+un simple déplacement, irais-je me mettre à courir le monde afin
+d'obtenir, si par hasard j'en revenais, le rare avantage de savoir, deux
+ou trois ans avant ma fin, des choses qui ne me serviraient pas.</p>
+
+<p>Que celui-là voyage, qui compte sur ses moyens, qui préfère des
+sensations nouvelles, qui attend de ce qu'il ne connaît pas des succès
+ou des plaisirs, et pour qui voyager c'est vivre. Je ne suis ni homme de
+guerre, ni commerçant, ni curieux, ni savant, ni homme à système; je
+suis mauvais observateur des choses usuelles; et je ne rapporterais du
+bout du monde rien d'utile à mon pays. Je voudrais avoir vu, et être
+rentré dans ma chartreuse avec la certitude de n'en jamais sortir: je ne
+suis plus propre qu'à finir en paix. Vous vous rappellerez sans doute,
+qu'un jour, tandis que nous parlions de la manière dont on passe le
+temps sur les vaisseaux avec la pipe, le punch et les cartes; vous vous
+rappelez que moi, qui hais les cartes, qui ne fume point, et qui bois
+peu, je ne vous fis d'autre réponse que de mettre mes pantoufles, de
+vous entraîner dans la pièce du déjeuner, de fermer vite la fenêtre, et
+de me mettre à me promener avec vous à petits pas, sur le tapis, auprès
+du guéridon où fumait la bouilloire. Et vous me parlez encore de
+voyages! Je vous le répète, je ne suis plus propre qu'à finir en paix,
+en conduisant ma maison dans la médiocrité, la simplicité, l'aisance,
+afin d'y voir des amis contents. De quelle autre chose irais-je
+m'inquiéter; et pourquoi passer ma vie à la préparer? Encore quelques
+étés et quelques hivers, et votre ami, le grand voyageur, sera un peu de
+cendre humaine. Vous lui rappelez qu'il doit être utile; c'est bien son
+espoir: il fournira à la terre quelques onces d'humus, autant vaut-il
+que ce soit en Europe.</p>
+
+<p>Si je pouvais d'autres choses, je m'y livrerais; je les regarderais
+comme un devoir, et cela me ranimerait un peu: mais pour moi, je ne veux
+rien faire. Si je parviens à n'être pas seul dans ma maison de bois; si
+je parviens à ce que tous y soient à peu près heureux, on dira que je
+suis un homme utile; je n'en croirai rien. Ce n'est pas être utile que
+de faire, avec de l'argent, ce que l'argent peut faire partout, et
+d'améliorer le sort de deux ou trois personnes, quand il y a des hommes
+qui perdent ou qui sauvent des milliers d'hommes. Mais enfin je serais
+content en voyant que l'on est content. Dans ma chambre bien close,
+j'oublierai tout le reste: je deviendrai étroit comme ma destinée, et
+peut-être je parviendrai à croire que ma vallée est une partie
+essentielle du monde.</p>
+
+<p>A quoi me servirait donc d'avoir vu le globe, et pourquoi le
+désirerais-je? Il faut que je cherche à vous le dire, afin de le savoir
+moi-même. D'abord vous pensez bien que le regret de ne l'avoir pas vu
+m'affecte assez peu. Si j'avais mille ans à vivre, je partirais demain.
+Comme il en est autrement, les relations des Cook, des Norden, des
+Pallas, m'ont dit sur les autres contrées ce que j'ai besoin d'en
+savoir. Mais si je les avais vues, je comparerais une sensation avec une
+autre sensation du même ordre sous un autre ciel; je verrais peut-être
+un peu plus clair dans les rapports entre l'homme et les choses; et
+comme il faudra que j'écrive parce que je n'ai rien à faire, je dirais
+peut-être des choses moins inutiles.</p>
+
+<p>En rêvant seul, sans lumière, dans une nuit pluvieuse, auprès d'un beau
+feu qui tombe en débris, j'aimerais à me dire: J'ai vu les sables et les
+mers et les monts, les capitales et les déserts, les nuits du tropique
+et les nuits boréales; j'ai vu la Croix du Sud et la Petite Ourse; j'ai
+souffert une chaleur de 145 degrés, un froid de 130<a name="FNanchor_74_74" id="FNanchor_74_74"></a><a href="#Footnote_74_74" class="fnanchor">[74]</a>. J'ai marché
+dans les neiges de l'Equateur, et j'ai vu l'ardeur du jour allumer les
+pins sous le cercle polaire: j'ai comparé les formes simples du Caucase
+avec les anfractuosités des Alpes, et les hautes forêts des monts
+Félices avec le granit nu de la Thébaïde: j'ai vu l'Irlande toujours
+humide, et la Libye toujours aride: j'ai passé le long hiver
+d'Edimbourg sans souffrir du froid, et j'ai vu des chameaux gelés dans
+l'Abyssinie: j'ai mâché le bétel, j'ai pris l'opium, j'ai bu l'ava: j'ai
+séjourné dans une bourgade où l'on m'aurait cuit si l'on ne m'eût pas
+cru empoisonné, puis chez un peuple qui m'a adoré parce que j'y suis
+venu dans un de ces globes dont le peuple d'Europe s'amuse: j'ai vu
+l'Esquimau satisfait avec ses poissons gâtés et sort huile de baleine;
+j'ai vu le faiseur d'affaires mécontent de ses vins de Chypre et de
+Constance: j'ai vu l'homme libre faire deux cents lieues à la poursuite
+d'un ours, et le bourgeois manger, grossir, peser sa marchandise et
+attendre l'extrême-onction dans la boutique sombre que sa mère
+achalanda. La fille d'un mandarin mourut de honte parce qu'une heure
+trop tôt son mari avait aperçu son pied découvert: dans le Pacifique,
+deux jeunes filles montèrent sur le pont, prirent à la main l'unique
+vêtement qui les couvrait, s'avancèrent ainsi nues parmi les matelots
+étrangers, en emmenèrent à terre, et jouirent à la vue du navire. Un
+sauvage se tua de désespoir devant le meurtrier de son ami: le vrai
+fidèle vendit la femme qui l'avait aimé, qui l'avait sauvé, qui l'avait
+nourri, et la vendit davantage en apprenant qu'il l'avait rendue
+enceinte.</p>
+
+<p>Mais quand j'aurais vu ces choses et beaucoup d'autres; quand je vous
+dirais, je les ai vues; hommes trompés et construits pour l'être! ne les
+savez-vous pas? en êtes-vous moins fanatiques de vos idées étroites? en
+avez-vous moins besoin de l'être pour qu'il vous reste quelque décence
+morale?</p>
+
+<p>Non: ce n'est que songes! il vaut mieux acheter de l'huile en gros, la
+revendre en détail, et gagner deux sous par livre<a name="FNanchor_75_75" id="FNanchor_75_75"></a><a href="#Footnote_75_75" class="fnanchor">[75]</a>.</p>
+
+<p>Ce que je dirais à l'homme qui pense n'en aurait pas une autorité
+beaucoup plus grande. Nos livres peuvent suffire à l'homme impartial,
+toute l'expérience du globe est dans nos cabinets. Celui qui n'a rien vu
+par lui-même, et qui est sans préventions, sait mieux que beaucoup de
+voyageurs. Sans doute si cet homme d'un esprit droit, si cet observateur
+avait parcouru le monde, il saurait mieux encore; mais la différence ne
+serait pas assez grande pour être essentielle: ils pressent dans les
+rapports des autres les choses qu'ils n'ont pas senties, mais qu'à leur
+place il eût vues.</p>
+
+<p>Si les Anacharsis, les Pythagore, les Démocrite vivaient maintenant, il
+est probable qu'ils ne voyageraient pas; car tout est divulgué. La
+science secrète n'est plus dans un lieu particulier; il n'y a plus de
+m&#339;urs inconnues, il n'y a plus d'institutions extraordinaires: il n'est
+plus indispensable d'aller au loin. S'il fallait tout voir par soi-même,
+maintenant que la terre est si grande et la science si compliquée, la
+vie entière ne suffirait ni à la multiplicité des choses qu'il faudrait
+étudier, ni à l'étendue des lieux qu'il faudrait parcourir. On n'a plus
+ces grands desseins, parce que leur objet devenu trop vaste, a passé les
+facultés et l'espoir même de l'homme; comment conviendraient-ils à mes
+facultés solitaires, à mon espoir éteint?</p>
+
+<p>Que vous dirai-je encore? La servante qui trait ses vaches, qui met son
+lait reposer, qui en lève la crème et la bat, sait bien qu'elle fait du
+beurre. Quand elle le sert, et qu'elle voit qu'on l'étend avec plaisir
+sur le pain, et qu'on met des feuilles nouvelles dans la théière, parce
+que le beurre est bon, voilà sa peine payée; son travail est beau, car
+elle a fait ce qu'elle a voulu faire. Mais quand un homme cherche ce qui
+est juste et utile, sait-il ce qu'il produira, et s'il produira quelque
+chose?</p>
+
+<p>En vérité c'est un lieu bien tranquille que cette gorge d'Imenstròm, où
+je ne vois au-dessus de moi que le sapin noir, le roc nu, le ciel
+infini: plus bas s'étendent au loin les terres que l'homme travaille.</p>
+
+<p>Dans d'autres âges, on estimait la durée de la vie par le nombre des
+printemps: et moi dont il faut que le toit de bois devienne semblable à
+celui des hommes antiques, je compterai ainsi ce qui me reste par le
+nombre de fois que vous y viendrez passer, selon votre promesse, un mois
+de chaque année.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXIX" id="LETTRE_LXIX"></a>LETTRE LXIX</h3>
+
+<p class="date">Im., 27 juill., VIII.<br />
+</p>
+
+<p>J'apprends avec plaisir que M. de Fonsalbe est revenu de Saint-Domingue;
+mais on dit qu'il est ruiné, et de plus marié; on me dit encore qu'il a
+quelque affaire à Zurich, et qu'il doit y aller bientôt.</p>
+
+<p>Recommandez-lui de passer ici: il sera bien reçu. Cependant il faut le
+prévenir qu'il le sera fort mal sous d'autres rapports. Je crois que
+ceux-là lui importent peu; car s'il n'a bien changé, c'est un excellent
+c&#339;ur. Un bon c&#339;ur change-t-il?</p>
+
+<p>Je le plaindrais peu d'avoir eu son habitation dévastée par les ouragans
+et ses espérances détruites, s'il n'était pas marié; mais puisqu'il
+l'est je le plains beaucoup. S'il a vraiment une femme, il lui sera
+pénible de ne la pas voir heureuse; s'il n'a avec lui qu'une personne
+qui porte son nom; il sera plongé dans bien des dégoûts auxquels
+l'aisance seule permet d'échapper. On ne m'a pas marqué qu'il eût, ou
+qu'il n'eût pas d'enfants.</p>
+
+<p>Faites-lui promettre de passer par Vevey, et de s'arrêter ici plusieurs
+jours. Le frère de M<sup>me</sup> Dellemar m'est peut-être destiné.&mdash;Il me
+vient une espérance. Dites-moi quelque chose à son sujet, vous qui le
+connaissez davantage. Félicitez sa s&#339;ur de ce qu'il a échappé à ce
+dernier malheur dans la traversée. Non: ne <i>lui</i> dites rien de ma part;
+laissez périr les temps passés.</p>
+
+<p>Mais apprenez-moi quand il viendra; et dites-moi, dans notre langue,
+votre pensée sur sa femme. Je souhaite qu'elle fasse avec lui le voyage;
+c'est même à peu près nécessaire. La saison favorable pour voir la
+Suisse est un prétexte qui vous servira à les décider. Si l'on craint
+l'embarras ou les frais, assurez qu'elle pourra être agréablement et
+convenablement à Vevey, pendant qu'il terminera ses affaires à Zurich.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXX" id="LETTRE_LXX"></a>LETTRE LXX</h3>
+
+<p class="date">Im., 29 juill., VIII.<br />
+</p>
+
+<p>Quoique ma dernière lettre ne soit partie qu'avant-hier, je vous écris
+sans avoir rien de particulier à vous dire. Si vous recevez les deux
+lettres à la fois, ne cherchez point dans celle-ci quelque chose de
+pressant; je vous préviens qu'elle ne vous apprendra rien, sinon qu'il
+fait un temps d'hiver: c'est pour cela que je vous écris, et que je
+passe l'après-midi auprès du feu. La neige couvre les montagnes, les
+nuages sont très bas, une pluie froide inonde les vallées; il fait froid
+même au bord du lac; il n'y avait ici que cinq degrés à midi, et il n'y
+en avait pas deux un peu avant le lever du soleil<a name="FNanchor_76_76" id="FNanchor_76_76"></a><a href="#Footnote_76_76" class="fnanchor">[76]</a>.</p>
+
+<p>Je ne trouve point désagréables ces petits hivers au milieu de l'été.
+Jusqu'à un certain point le changement convient même aux hommes
+constants, même à ceux que leurs habitudes entraînent. Il est des
+organes qu'une action trop continue fatigue: je jouis entièrement du feu
+maintenant, au lieu que dans l'hiver il me gêne, et je m'en éloigne
+habituellement.</p>
+
+<p>Ces vicissitudes plus subites et plus grandes que dans les plaines,
+rendent plus intéressante, en quelque sorte, la température incommode
+des montagnes. Ce n'est point au maître qui le nourrit bien et le laisse
+en repos, que le chien s'attache davantage, mais à celui qui le corrige
+et le caresse, le menace et lui pardonne. Un climat irrégulier, orageux,
+incertain devient nécessaire à notre inquiétude: un climat plus facile
+et plus uniforme qui nous satisfait, nous laisse indifférents.</p>
+
+<p>Peut-être les jours égaux, le ciel sans nuages, l'été perpétuel
+donnent-ils plus d'imagination à la multitude: ce qui viendrait de ce
+que les premiers besoins absorbent alors moins d'heures, et de ce que
+les hommes sont plus semblables dans ces contrées où il y a moins de
+diversité dans les temps, dans les formes, dans toutes choses. Mais les
+lieux pleins d'oppositions, de beautés et d'horreur, où l'on éprouve des
+situations contraires et des sentiments rapides, élèvent l'imagination
+de certains hommes vers le romantique, le mystérieux, l'idéal.</p>
+
+<p>Des champs toujours tempérés peuvent nourrir des savants profonds; des
+sables toujours brûlés peuvent contenir des gymnosophistes et des
+ascètes: mais la Grèce montagneuse, froide et douce, sévère et riante,
+la Grèce couverte de neige et d'oliviers eut Orphée, Homère, Epiménide;
+la Calédonie plus difficile, plus changeante, plus polaire et moins
+heureuse, produisit Ossian.</p>
+
+<p>Quand les arbres, les eaux, les nuages sont peuplés par les âmes des
+ancêtres, par les esprits des héros, par les dryades, par les divinités;
+quand des êtres invisibles sont enchaînés dans les cavernes, ou portés
+par les vents; quand ils errent sur les tombeaux silencieux, et qu'on
+les entend gémir dans les airs pendant la nuit ténébreuse; quelle patrie
+pour le c&#339;ur de l'homme! quel monde pour l'éloquence<a name="FNanchor_77_77" id="FNanchor_77_77"></a><a href="#Footnote_77_77" class="fnanchor">[77]</a>!</p>
+
+<p>Sous un ciel toujours le même, dans une plaine sans bornes, des palmiers
+droits ombragent les rives d'un fleuve large et muet: le musulman s'y
+fait asseoir sur des carreaux, il y fume tout le jour entre les
+éventails qu'on agite devant lui.</p>
+
+<p>Mais des rochers mousseux s'avancent sur l'abîme des vagues soulevées,
+une brume épaisse les a séparés du monde pendant un long hiver:
+maintenant le ciel est beau, la violette et la fraise fleurissent, les
+jours grandissent, les forêts s'animent. Sur l'océan tranquille, les
+filles des guerriers chantent les combats et l'espérance de la patrie.
+Voici que les nuages s'assemblent; la mer se soulève, le tonnerre brise
+les chênes antiques; les barques sont englouties; la neige couvre les
+cimes; les torrents ébranlent la cabane, ils creusent des précipices. Le
+vent change; le ciel est clair et froid. A la lueur des étoiles on
+distingue des planches sur la mer encore menaçante; les filles des
+guerriers ne sont plus. Les vents se taisent, tout est calme; on entend
+des voix humaines au-dessus des rochers, et des <i>gouttes froides tombent
+du toit</i>. Le Calédonien s'arme, il part dans la nuit, il franchit les
+monts et les torrents, il court à Fingal: il lui dit: «Slisama est
+morte, mais je l'ai entendue, elle ne nous quittera pas, elle a nommé
+tes amis, elle nous a commandé de vaincre.»</p>
+
+<p>C'est au Nord que semblent appartenir l'héroïsme de l'enthousiasme, et
+les songes gigantesques d'une mélancolie sublime<a name="FNanchor_78_78" id="FNanchor_78_78"></a><a href="#Footnote_78_78" class="fnanchor">[78]</a>. A la Torride
+appartiennent les conceptions austères, les rêveries mystiques, les
+dogmes impénétrables, les sciences secrètes, magiques, cabalistiques, et
+les passions opiniâtres des solitaires.</p>
+
+<p>Le mélange des peuples et la complication des causes, ou relatives au
+climat, ou étrangères à lui qui modifient le tempérament de l'homme, ont
+fourni des raisons spécieuses contre la grande influence des climats. Il
+semble d'ailleurs que l'on n'ait fait qu'entrevoir et les moyens, et les
+effets de cette influence. On n'a considéré généralement que le plus ou
+moins de chaleur: et cette cause, loin d'être unique, n'est peut-être
+pas la principale.</p>
+
+<p>Si même il était possible que la somme annuelle de la chaleur fût la
+même en Norvège et dans le Yémen, la différence resterait encore très
+grande, et presque aussi grande peut-être entre l'Arabe et le Norvégien.
+L'un ne connaît qu'une nature permanente, l'égalité des jours, la
+continuité de la saison, et la brûlante uniformité d'une terre aride.
+L'autre, après une longue saison de brumes ténébreuses où la terre est
+glacée, les eaux immobiles et le ciel bouleversé par les vents, verra
+une saison nouvelle éclairer constamment les cieux, animer les eaux,
+féconder la terre fleurie et embellie par les teintes harmonieuses et
+les sons romantiques. Il a dans le printemps des heures d'une beauté
+inexprimable; il a les jours d'automne plus attachants encore par cette
+tristesse même qui remplit l'âme sans l'égarer, qui, au lieu de l'agiter
+d'un plaisir trompeur, la pénètre et la nourrit d'une volupté pleine de
+mystère, de grandeur et d'ennuis.</p>
+
+<p>Peut-être les aspects différents de la terre et des cieux, et la
+permanence ou la mobilité des accidents de la nature ne peuvent-ils
+faire d'impression que sur les hommes bien organisés, et non sur cette
+multitude qui paraît condamnée, soit par incapacité, soit par misère à
+n'avoir que l'instinct animal. Mais ces hommes dont les facultés sont
+plus étendues, sont ceux qui mènent leur pays; ceux qui par les
+institutions, par l'exemple, par les forces publiques ou secrètes,
+entraînent le vulgaire; et le vulgaire lui-même obéit en bien des
+manières à ces mobiles, quoiqu'il ne les observe pas.</p>
+
+<p>Parmi ces causes, l'une des principales sans doute est dans l'atmosphère
+dont nous sommes pénétrés. Les émanations, les exhalaisons végétales et
+terrestres changent avec la culture et avec d'autres circonstances, lors
+même que la température ne change pas sensiblement. Ainsi quand on
+observe que le peuple de telle contrée a changé, quoique son climat soit
+resté le même, il me semble que l'on ne fait pas une objection solide;
+on ne parle que de la température, et cependant l'air d'un lieu ne
+saurait convenir souvent aux habitants d'un autre lieu, dont les étés et
+les hivers paraissent semblables.</p>
+
+<p>Les causes morales et politiques agissent d'abord avec plus de force que
+l'influence du climat: elles ont un effet présent et rapide qui surmonte
+les causes physiques, quoique celles-ci plus durables, soient plus
+puissantes à la longue. Personne n'est surpris que les Parisiens aient
+changé depuis le temps où Julien écrivit son <i>Misopogon</i>. La force des
+choses a mis à la place de l'ancien caractère parisien, un caractère
+composé de celui des habitants d'une très grande ville non maritime, et
+de celui des Picards, des Normands, des Champenois, des Tourangeaux,
+des Gascons, des Français en général, des Européens même, et enfin des
+sujets d'une monarchie tempérée dans ses formes extérieures.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXI" id="LETTRE_LXXI"></a>LETTRE LXXI</h3>
+
+<p class="date">Im., 3 août, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>S'il est une chose dans le spectacle du monde, qui m'arrête quelquefois,
+et quelquefois m'étonne: c'est cet être qui nous paraît la fin de tant
+de moyens, et qui semble n'être le moyen d'aucune fin: qui est tout sur
+la terre, et qui n'est rien pour elle, rien pour lui-même<a name="FNanchor_79_79" id="FNanchor_79_79"></a><a href="#Footnote_79_79" class="fnanchor">[79]</a>: qui
+cherche, qui combine, qui s'inquiète, qui réforme, et qui pourtant fait
+toujours de la même manière des choses nouvelles, et avec un espoir
+toujours nouveau des choses toujours les mêmes: dont la nature est
+l'activité, ou plutôt l'inquiétude de l'activité: qui s'agite pour
+trouver ce qu'il cherche, et s'agite bien plus lorsqu'il n'a rien à
+chercher: qui, dans ce qu'il a atteint, ne voit qu'un moyen pour
+atteindre une autre chose; et lorsqu'il jouit, ne trouve dans ce qu'il
+avait désiré, qu'une force nouvelle pour s'avancer vers ce qu'il ne
+désirait pas: qui aime mieux aspirer à ce qu'il craignait, que de ne
+plus rien attendre: dont le plus grand malheur serait de n'avoir à
+souffrir de rien: que les obstacles enivrent, que les plaisirs
+accablent; qui ne s'attache au repos que quand il l'a perdu: et qui,
+toujours emporté d'illusions en illusions, n'a pas, ne peut pas avoir
+autre chose, et ne fait jamais que rêver la vie.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXII" id="LETTRE_LXXII"></a>LETTRE LXXII</h3>
+
+<p class="date">Im., 6 août, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>Je ne saurais être surpris que vos amis me blâment de m'être confiné
+dans un endroit solitaire et ignoré. Je devais m'y attendre; et je dois
+aussi convenir avec eux que mes goûts paraissent quelquefois en
+contradiction. Je pense cependant que cette opposition n'est
+qu'apparente, et n'existera qu'aux yeux de celui qui me croira un
+penchant décidé pour la campagne. Mais je n'aime pas exclusivement ce
+qu'on appelle vivre à la campagne; je n'ai point non plus d'éloignement
+pour la ville. Je sais bien lequel des deux genres de vie je préfère
+naturellement, mais je serais embarrassé de dire lequel me convient tout
+à fait maintenant.</p>
+
+<p>A ne considérer que les lieux seulement, il existe peu de villes où il
+ne me fût désagréable de me fixer; mais il n'y en a point peut-être que
+je ne préférasse à la campagne, telle que je l'ai vue dans plusieurs
+provinces. Si je voulais imaginer la meilleure situation possible pour
+moi, ce ne serait pas dans une ville. Cependant je ne donne pas une
+préférence décidée à la campagne; car si, dans une situation gênée, il y
+est plus facile qu'à la ville de mener une vie supportable; je crois
+qu'avec de l'aisance il est plus facile dans les grandes villes
+qu'ailleurs, de vivre tout à fait bien selon le lieu. Tout cela est
+donc sujet à tant d'exceptions, que je ne saurais décider en général. Ce
+que j'aime, ce n'est pas précisément une chose de telle nature, mais
+celle que je vois le plus près de la perfection dans son genre, celle
+que je reconnais être le plus selon sa nature.</p>
+
+<p>Je préférerais la vie du plus misérable Norvégien dans ses roches
+glacées, à celle que mènent d'innombrables petits bourgeois de certaines
+villes dans lesquelles, tout enveloppés de leurs habitudes, pâles de
+chagrins, et vivant de bêtises, ils se croient supérieurs à l'être
+insouciant et robuste qui végète dans la campagne, et qui rit tous les
+dimanches.</p>
+
+<p>J'aime assez une ville petite, propre, bien située, bien bâtie, qui a
+pour promenade publique un parc bien planté et non d'insipides
+boulevards: où l'on voit un marché commode, et de belles fontaines: où
+l'on peut réunir, quoique en petit nombre, des gens non pas
+extraordinaires, célèbres, ni même savants; mais pensant bien, se voyant
+avec plaisir, et ne manquant pas d'esprit: une petite ville enfin où il
+y a aussi peu qu'il se puisse de misère, de boue, de division, de propos
+de commère, de dévotion bourgeoise, et de calomnie.</p>
+
+<p>J'aime mieux encore une très grande ville qui réunisse tous les
+avantages et toutes les séductions de l'industrie humaine: où l'on
+trouve les manières les plus heureuses, et l'esprit le plus éclairé: où
+l'on puisse, dans son immense population, espérer un ami, et faire des
+connaissances telles qu'on les désire: où l'on puisse se perdre quand on
+veut dans la foule, être à la fois connu, respecté, libre et ignoré;
+prendre le train de vie que l'on aime, et en changer même sans faire
+parler de soi: où l'on puisse en tout choisir, s'arranger, s'habituer,
+sans avoir d'autres juges que les personnes dont on est vraiment connu.
+Paris est la ville qui réunit à un plus haut degré les avantages des
+villes; ainsi, quoique je l'aie vraisemblablement quittée pour toujours,
+je ne saurais être surpris que tant de gens de goût, et tant de gens à
+passions, en préfèrent le séjour à tout autre.</p>
+
+<p>Quand on n'est point propre aux occupations de la campagne, on s'y
+trouve étranger; on sent qu'on n'a pas les facultés convenables à la vie
+que l'on a choisie, et qu'on ferait mieux un autre rôle que peut-être
+pourtant on aime, ou on approuve moins. Pour vivre dans une terre, il
+faut avoir les habitudes rurales; il n'est guère temps de les prendre
+lorsqu'on n'est plus dans la jeunesse. Il faut avoir les bras
+travailleurs, et s'amuser à planter, à greffer, à faner soi-même: il
+faudrait aussi aimer la chasse ou la pêche. Autrement on voit que l'on
+n'est pas là ce qu'on y devrait être, et l'on se dit: à Paris, je ne
+sentirais pas cette disconvenance; ma manière serait d'accord avec les
+choses, quoique ma manière et les choses ne puissent y être d'accord
+avec mes véritables goûts. Ainsi l'on ne retrouve plus sa place dans
+l'ordre du monde, quand on en est sorti trop longtemps. Des habitudes
+constantes dans la jeunesse dénaturent notre tempérament et nos
+affections: et s'il arrive ensuite que l'on soit tout à fait libre, l'on
+ne saurait plus choisir qu'à peu près ce qu'il faut, il n'y a plus rien
+qui convienne tout à fait.</p>
+
+<p>A Paris on est bien pour quelque temps; mais il me semble qu'on n'y est
+pas bien pour la vie entière, et que la nature de l'homme n'est pas de
+rester toujours dans les pierres, entre les tuiles et la boue, à jamais
+séparé des grandes scènes de la nature! Les grâces de la société ne sont
+point sans prix; c'est une distraction qui entraîne nos fantaisies; mais
+elle ne remplit pas notre âme, elle ne dédommage pas de tout ce qu'on a
+perdu, elle ne saurait suffire à celui qui n'a qu'elle dans la ville,
+qui n'est pas dupe des promesses d'un vain bruit, et qui sait le
+malheur des plaisirs.</p>
+
+<p>Sans doute, s'il est un sort satisfaisant, c'est celui du propriétaire
+qui, sans autres soins, et sans état comme sans passions, tranquille
+dans un domaine agréable, dirige avec sagesse ses terres, sa maison, sa
+famille et lui-même: et, ne cherchant point les succès et les amertumes
+du monde, veut seulement jouir chaque jour de ses plaisirs faibles et
+répétés, de cette joie douce, mais durable, que chaque jour peut
+reproduire.</p>
+
+<p>Avec une femme, comme il en est; avec un ou deux enfants, et un ami
+comme vous savez; avec de la santé, un terrain suffisant dans un site
+heureux, et l'esprit d'ordre, on a toute la félicité que l'homme sage
+puisse maintenir dans son c&#339;ur. Je possède une partie de ces biens: mais
+celui qui a dix besoins, n'est pas heureux quand neuf sont remplis:
+l'homme est, et doit être ainsi fait. La plainte me conviendrait mal; et
+pourtant le bonheur reste loin de moi.</p>
+
+<p>Je ne regrette point Paris; mais je me rappelle une conversation que
+j'eus un jour avec un officier de distinction qui venait de quitter le
+service, et de se fixer à Paris. J'étais chez M. T*** vers le soir: il y
+avait du monde, mais on descendit au jardin, et nous restâmes nous trois
+seulement; il fit apporter du porter: un peu après il sortit, et je me
+trouvai seul avec cet officier. Je n'ai pu oublier certaines parties de
+notre entretien. Je ne vous dirai point comment il vint à rouler sur ce
+sujet, et si le porter après dîner n'entra pas pour beaucoup dans cette
+sorte d'épanchement: quoi qu'il en soit, voici à peu de chose près ses
+propres termes. Vous verrez un homme qui compte n'être jamais las de
+s'amuser: et il pourrait ne se pas tromper en cela, parce qu'il prétend
+assujettir ses amusements mêmes à un ordre qui lui soit personnel, et
+les rendre ainsi les instruments d'une sorte de passion qui ne finisse
+qu'avec lui-même. Je trouvai remarquable ce qu'il me disait: le
+lendemain matin, voyant que je m'en rappelais assez bien, je me mis à
+l'écrire pour le garder parmi mes notes. Le voici: par paresse, je ne
+veux pas le transcrire, mais vous me le renverrez.</p>
+
+<p>«...J'ai voulu avoir un état, je l'ai eu; et j'ai vu que cela ne menait
+à rien de bon, du moins pour moi. J'ai encore vu qu'il n'y avait qu'une
+chose <i>extérieure</i> qui pût valoir la peine qu'on s'en inquiétât: c'est
+l'or. Il en faut; et il est aussi bon d'en avoir assez, qu'il est
+nécessaire de n'en pas chercher immodérément. L'or est une force: il
+représente toutes les facultés de l'homme, puisqu'il lui ouvre toutes
+les voies, puisqu'il lui donne droit à toutes les jouissances; et je ne
+vois pas qu'il soit moins utile à l'homme de bien qu'au voluptueux, pour
+remplir ses vues. J'ai aussi été dupe de l'envie d'observer et de
+savoir, je l'ai poussée trop loin: j'ai appris avec beaucoup de peine
+des choses inutiles à la raison de l'homme, et que j'oublie dès à
+présent. Ce n'est pas qu'il n'y ait quelque volupté dans cet oubli, mais
+je l'ai payée trop cher. J'ai un peu voyagé, j'ai vécu en Italie, j'ai
+traversé la Russie, j'ai aperçu la Chine. Ces voyages-là m'ayant
+beaucoup ennuyé, quand je n'ai plus eu d'affaires j'ai voulu voyager
+pour mon plaisir. Les étrangers ne parlaient que de vos Alpes; j'y ai
+couru comme un autre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez été dédommagé de l'ennui des plaines russes.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis allé voir de quelle couleur est la neige dans l'été, si le
+granit des Alpes est dur, si l'eau descend vite en tombant de haut, et
+diverses autres choses semblables.</p>
+
+<p>&mdash;Sérieusement, vous n'en avez pas été satisfait, vous n'en avez
+rapporté aucun souvenir agréable, aucune observation?...</p>
+
+<p>&mdash;Je sais la forme des chaudières où l'on fait le fromage; et je suis en
+état de juger si les planches des <i>Tableaux topographiques de la Suisse</i>
+sont exactes, ou si les artistes se sont amusés, ce qui leur est arrivé
+souvent. Que m'importe que des rochers roulés par quelques hommes en
+aient écrasé un plus grand nombre qui se trouvait dessous. Si la neige
+et la bise règnent neuf mois dans les prés où une chose aussi étonnante
+arriva jadis, je ne les choisirai point pour y vivre maintenant. Je suis
+charmé qu'à Amsterdam, un peuple assez nombreux gagne du pain et de la
+bière en déchargeant des tonneaux de café; pour moi, je trouve du café
+ailleurs sans respirer le mauvais air de la Hollande, et sans me
+morfondre à Hambourg. Tout pays a du bon: l'on prétend que Paris a moins
+de mauvais qu'un autre endroit; je ne décide point cela, mais j'ai mes
+habitudes à Paris, et j'y reste. Quand on a du sens, et de quoi vivre,
+on peut s'arranger partout où il y a des êtres sociables. Notre c&#339;ur,
+notre tête et notre bourse font plus à notre bonheur que les lieux. J'ai
+trouvé le plus hideux libertinage dans les déserts du Wolga, j'ai vu les
+plus risibles prétentions dans les humbles vallées des Alpes. A
+Astracan, à Lausanne, à Naples, l'homme gémit comme à Paris: il rit à
+Paris comme à Lausanne ou à Naples. Partout les pauvres souffrent, et
+les autres se tourmentent. Il est vrai que la manière dont le peuple se
+divertit à Paris, n'est guère la manière dont j'aime à voir rire le
+peuple: mais convenez aussi que je ne saurais trouver ailleurs une
+société plus agréable, et une vie plus commode. Je suis revenu de ces
+fantaisies qui absorbent trop de temps et de moyens. Je n'ai plus qu'un
+goût dominant, ou si vous voulez, une manie; celle-là ne me quittera
+pas, car elle n'a rien de chimérique et ne se donne pas de grands
+embarras pour un vain but. J'aime à tirer le meilleur parti de mon
+temps, de mon argent, de tout mon être. La passion de l'ordre occupe
+mieux, et produit bien plus que les autres passions; elle ne sacrifie
+rien en pure perte. Le bonheur est moins coûteux que les plaisirs.</p>
+
+<p>&mdash;Soit! mais de quel bonheur parlons-nous? Passer ses jours à faire sa
+partie, à dîner, et à parler d'une actrice nouvelle; cela peut être
+assez commode, comme vous le dites fort bien, mais cette vie ne fera
+point le bonheur de celui qui a de grands besoins.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez des sensations fortes, des émotions extrêmes: c'est la
+soif d'une âme généreuse, et votre âge peut encore y être trompé. Quant
+à moi, je me soucie peu d'admirer une heure, et de m'ennuyer un mois;
+j'aime mieux m'amuser souvent et ne m'ennuyer jamais. Ma manière d'être
+ne me lassera pas, parce que j'y joins l'ordre et que je m'attache à cet
+ordre.»</p>
+
+<p>Voilà tout ce que j'ai conservé de notre entretien qui a duré une grande
+heure sur le même ton. J'avoue que s'il ne me réduisit pas au silence,
+il me fit du moins beaucoup rêver.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXIII" id="LETTRE_LXXIII"></a>LETTRE LXXIII</h3>
+
+<p class="date">Im., septembre, VIII.<br />
+</p>
+
+<p>Vous me laissez dans une grande solitude. Avec qui vivrai-je lorsque
+vous serez errant par-delà les mers? C'est maintenant que je vais être
+seul. Votre voyage ne sera pas long; cela se peut: mais gagnerai-je
+beaucoup à votre retour? Ces fonctions nouvelles qui vous assujettiront
+sans relâche, vous ont donc fait oublier mes montagnes et la promesse
+que vous m'aviez faite? Avez-vous cru Bordeaux si près des Alpes?</p>
+
+<p>Je n'écrirais pas jusqu'à votre retour; je n'aime point ces lettres
+aventurées qui ne sauraient rencontrer que par hasard celui qui les
+attend; et dont la réponse, qui ne peut venir qu'au bout de trois mois,
+peut ne venir qu'au bout d'un an. Pour moi, qui ne remuerai pas d'ici,
+j'espère en recevoir avant votre retour.</p>
+
+<p>Je suis fâché que M. de F*** ait des affaires à terminer à Hambourg,
+avant celle de Zurich; mais puisqu'il prévoit qu'elles seront longues,
+peut-être la mauvaise saison sera passée avant qu'il vienne en Suisse.
+Ainsi vous pourrez arranger les choses pour ce temps-là, comme elles
+étaient projetées pour cet automne. Ne partez point sans qu'il ait
+promis formellement de s'arrêter ici plusieurs jours.</p>
+
+<p>Vous voyez si cela m'importe. Je n'ai nul espoir de vous avoir: qu'au
+moins j'aie quelqu'un que vous aimiez. Ce que vous me dites de lui, me
+satisferait beaucoup, si les projets d'une exécution éloignée me
+séduisaient. Je ne veux plus croire au succès des choses incertaines.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXIV" id="LETTRE_LXXIV"></a>LETTRE LXXIV</h3>
+
+<p class="date">Im., 15 juin, neuvième année.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai reçu votre billet avec une joie ridicule. Bordeaux m'a semblé un
+moment plus près de mon lac, que Port-au-Prince, ou l'île de Gorée. Vos
+affaires ont donc réussi: c'est beaucoup. L'âme s'arrange pour se
+nourrir de cela, quand elle n'a pas d'autres aliments.</p>
+
+<p>Pour moi je suis dans un ennui profond. Vous comprenez que je ne
+m'ennuie pas; au contraire, je m'occupe; mais je péris d'inanition.</p>
+
+<p>Il convient d'être concis comme vous. Je suis à Imenstròm. Je n'ai
+aucune nouvelle de M. de Fonsalbe. D'ailleurs je n'espère plus rien:
+cependant... Adieu. <i>Si vales bene est; ego quidem valeo.</i></p>
+
+<p class="date">16 juin.<br />
+</p>
+
+<p>Quand je songe que vous vivez occupé et tranquille, tantôt travaillant
+avec intérêt, tantôt prenant plaisir à ces distractions qui reposent,
+j'en viens presque au point de blâmer l'indépendance que j'aime beaucoup
+pourtant. Il est incontestable que l'homme a besoin d'un but qui le
+séduise, d'un assujettissement qui l'entraîne et lui commande. Cependant
+il est beau d'être libre, de choisir ce qui convient à ses moyens, et de
+n'être point comme l'esclave qui fait toujours le travail d'un autre.
+Mais j'ai trop le temps de sentir toute l'inutilité, toute la vanité de
+ce que je fais. Cette froide estimation de la valeur réelle des choses
+tient de bien près au dégoût de toutes.</p>
+
+<p>Vous faites vendre Chessel: vous allez acquérir près de Bordeaux. Ne
+nous reverrions-nous jamais? Vous étiez si bien! mais il faut que la
+destinée de chacun soit remplie. Il ne suffit pas que l'on paraisse
+content: moi aussi je parais devoir l'être; et je ne suis pas heureux.
+Quand vous le serez, envoyez-moi du sauternes; je n'en veux pas
+auparavant. Mais vous le serez, vous dont le c&#339;ur obéit à la raison.
+Vous le serez homme bon, homme sage que j'admire, et ne puis imiter:
+vous savez employer la vie; moi, je l'attends. Je cherche toujours
+au-delà, comme si les heures n'étaient pas perdues; comme si l'éternelle
+mort n'était pas plus près que mes songes.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXV" id="LETTRE_LXXV"></a>LETTRE LXXV</h3>
+
+<p class="date">Im., 28 juin, IX.<br />
+</p>
+
+<p>Je n'attendrai plus des jours meilleurs. Les mois changent, les années
+se succèdent; tout se renouvelle en vain; je reste le même. Au milieu de
+ce que j'ai désiré, tout me manque; je n'ai rien obtenu, je ne possède
+rien: l'ennui consume ma durée dans un long silence. Soit que les vaines
+sollicitudes de la vie me fassent oublier les choses naturelles, soit
+que l'inutile besoin de jouir me ramène à leur ombre, le vide
+m'environne tous les jours, et chaque saison semble l'étendre davantage
+autour de moi. Nulle intimité n'a consolé mes ennuis dans les longues
+brumes de l'hiver. Le printemps vint pour la nature, il ne vint point
+pour moi. Les jours de vie réveillèrent tous les êtres: leur feu
+indomptable me fatigua sans me ranimer; je devins étranger dans le monde
+heureux. Et maintenant les fleurs sont tombées, le lis a passé lui-même:
+la chaleur augmente, les jours sont plus longs, les nuits sont plus
+belles! Saison heureuse! Les beaux jours me sont inutiles, les douces
+nuits me sont amères. Paix des ombrages! brisement des vagues! silence!
+lune! oiseaux qui chantiez dans la nuit! sentiments des jeunes années,
+qu'êtes-vous devenus?</p>
+
+<p>Les fantômes sont restés: ils paraissent devant moi; ils passent,
+repassent, s'éloignent, reparaissent comme une nuée mobile sous cent
+formes pâles et gigantesques. Vainement je cherche à commencer avec
+tranquillité la nuit du tombeau; mes yeux ne se ferment point. Ces
+fantômes de la vie se montrent sans relâche, en se jouant
+silencieusement; ils approchent et fuient, s'abîment et reparaissent: je
+les vois tous, et je n'entends rien; je les fixe, c'est une fumée; je
+les cherche, ils ne sont plus. J'écoute, j'appelle, je n'entends pas ma
+voix elle-même, et je reste dans un vide intolérable, seul, perdu,
+incertain, pressé d'inquiétude et d'étonnement, au milieu des ombres
+errantes, dans l'espace impalpable et muet. Nature impénétrable! ta
+splendeur m'accable, et tes bienfaits me consument. Que sont pour moi
+ces longs jours? Leur lumière commence trop tôt; leur brûlant midi
+m'épuise et la navrante harmonie de leurs soirées célestes fatigue les
+cendres de mon c&#339;ur: le génie qui s'endormait sous ses ruines, a frémi
+du mouvement de la vie.</p>
+
+<p>Les neiges fondent sur les sommets; les nuées orageuses roulent dans la
+vallée: malheureux que je suis! les cieux s'embrasent, la terre mûrit,
+le stérile hiver est resté dans moi. Douces lueurs du couchant qui
+s'éteint! grandes ombres des neiges perdurables!... Et l'homme n'aurait
+que d'amères voluptés quand le torrent roule au loin dans le silence
+universel, quand les chalets se ferment pour la paix de la nuit, quand
+la lune monte sur le Velan!</p>
+
+<p>Dès que je sortis de cette enfance que l'on regrette, j'imaginai, je
+sentis une vie réelle; mais je n'ai trouvé que des sensations
+fantastiques: je voyais des êtres, il n'y a que des ombres: je voulais
+de l'harmonie, je ne trouvai que des contraires. Alors je devins sombre
+et profond; le vide creusa mon c&#339;ur; des besoins sans bornes me
+consumèrent dans le silence, et l'ennui de la vie fut mon seul sentiment
+dans l'âge où l'on commence à vivre. Tout me montrait cette félicité
+pleine, universelle, dont l'image idéale est pourtant dans le c&#339;ur de
+l'homme, et dont les moyens si naturels semblent effacés de la nature.
+Je n'essayais encore que des douleurs inconnues: mais quand je vis les
+Alpes, les rives de leurs lacs, le silence de leurs chalets, la
+permanence, l'égalité des temps et des choses, je reconnus des traits
+isolés de cette nature pressentie: je vis les reflets de la lune sur le
+schiste des roches et sur les toits de bois; je vis des hommes sans
+désirs; je marchai sur l'herbe courte des montagnes; j'entendis des sons
+d'un autre monde.</p>
+
+<p>Je redescendis sur la terre; là s'évanouit cette foi aveugle à
+l'existence absolue des êtres, cette chimère de rapports réguliers, de
+perfections, de jouissances positives; brillante supposition dont
+s'amuse un c&#339;ur neuf, et dont sourit douloureusement celui que plus de
+profondeur a refroidi, ou qu'un plus long temps a mûri.</p>
+
+<p>Mutations sans terme, action sans but, impénétrabilité universelle;
+voilà ce qui nous est connu de ce monde où nous régnons.</p>
+
+<p>Une destinée indomptable efface nos songes: et que met-elle dans cet
+espace qu'encore il faut remplir? Le pouvoir fatigue: le plaisir
+échappe: la gloire est pour nos cendres: la religion est un système du
+malheureux: l'amour avait les couleurs de la vie, l'ombre vient, la rose
+pâlit, elle tombe, et voici l'éternelle nuit.</p>
+
+<p>Cependant notre âme était grande: elle voulait, elle devait: qu'a-t-elle
+fait? J'ai vu sans peine étendue sur la terre et frappée de mort, la
+tige antique fécondée par deux cents printemps. Elle a nourri l'être
+animé, elle l'a reçu dans ses asiles; elle a bu les eaux de l'air, elle
+subsistait malgré les vents orageux; elle meurt au milieu des arbres nés
+de son fruit. Sa destinée est accomplie; elle a reçu ce qui lui fut
+promis: elle n'est plus, elle a été.</p>
+
+<p>Mais ce sapin placé par les hasards sur le bord du marais! Il s'élevait
+sauvage, fort et superbe, comme au milieu des rochers déserts, comme
+l'arbre des forêts profondes: énergie trop vaine! les racines
+s'abreuvent dans une eau fétide, elles plongent dans la vase impure: la
+tige s'affaiblit et se fatigue; la cime penchée par les vents humides,
+se courbe avec découragement; les fruits, rares et faibles, tombent dans
+la bourbe et s'y perdent inutiles. Languissant, informe, jauni, vieilli
+avant le temps et déjà incliné sur le marais, il semble demander l'orage
+qui doit l'y renverser; car sa vie a cessé longtemps avant sa chute.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXVI" id="LETTRE_LXXVI"></a>LETTRE LXXVI</h3>
+
+<p class="date">2 juillet, IX.<br />
+</p>
+
+<p>Hantz avait raison, il restera avec moi. Il a un frère qui était
+fontainier à six lieues d'ici.</p>
+
+<p>J'avais beaucoup de tuyaux à poser, je l'ai fait venir. Il m'a plu:
+c'est un homme discret et honnête: il est simple, et il a une sorte
+d'assurance, telle que la doivent donner quelques moyens naturels, et la
+conscience d'une droiture inaltérable. Sans être très robuste, il est
+bon travailleur, il fait bien et avec exactitude. Il n'a été avec moi ni
+gêné, ni empressé; ni bas, ni familier. Alors j'allai moi-même dans son
+village pour savoir ce qu'on y pensait de lui; j'y vis même sa femme. A
+mon retour je lui fis établir une fontaine dans un endroit où il ne
+concevait guère que j'en pusse faire quelque usage. Ensuite, pendant
+qu'il achevait les autres travaux, on éleva auprès de cette fontaine,
+une petite maison de paysan, à la manière du pays, contenant sous un
+même toit plusieurs chambres, la cuisine, la grange et l'étable: tout
+cela suffisant seulement pour un petit ménage, et pour <i>hiverner</i> deux
+vaches. Vous voyez que les voilà installés, lui et sa femme: il a le
+terrain nécessaire, les deux vaches et quelques autres choses. A présent
+les tuyaux peuvent manquer, j'ai un fontainier qui ne manquera pas. En
+vingt jours sa maison a été prête: c'est un des avantages de ce genre de
+construction; quand on a les matériaux, dix hommes peuvent en élever une
+semblable en deux semaines, et l'on n'a pas besoin d'attendre que les
+plâtres soient essuyés.</p>
+
+<p>Le vingtième jour tout était prêt. Le soir était beau; je le fis avertir
+de quitter l'ouvrage un peu plus tôt, et le menant là, je lui dis:
+«Cette maison, cette provision de bois que vous renouvellerez chez moi
+tous les ans, ces deux vaches, et le pré jusqu'à cette haie sont
+désormais consacrés à votre usage, et le seront toujours si vous vous
+conduisez bien, comme il m'est presque impossible d'en douter.»</p>
+
+<p>Je vais vous dire deux choses qui vous feront voir si cet homme ne
+méritait pas cela, et davantage. Sentant apparemment que l'étendue d'un
+service devait assez répondre de celle de la reconnaissance dans un c&#339;ur
+juste, il insista seulement sur ce que les choses étaient singulièrement
+semblables à ce qu'il avait imaginé comme devant remplir tous ses
+désirs, à ce que depuis son mariage il envisageait, sans espérance,
+comme le bien suprême, à ce qu'il eût demandé uniquement au Ciel s'il
+eût pu former un v&#339;u qui dût être exaucé. Cela vous plaira; mais ce qui
+va vous surprendre, le voici. Il est marié depuis huit ans: il n'a point
+eu d'enfants; la misère eût été leur seul patrimoine, car chargé d'une
+dette laissée par son père, il trouvait difficilement dans son travail
+le nécessaire pour lui et sa femme: mais maintenant elle est enceinte.
+Considérez le peu de facilités et même d'occasions que laisse au
+développement de nos facultés un état habituel d'indigence; et jugez si
+l'on peut avoir, dans des sentiments sans ostentation ni intérieure ni
+extérieure, plus de noblesse naturelle et plus de justesse.</p>
+
+<p>Je me trouve bien heureux d'avoir quelque chose sans être obligé de le
+devoir à un état qui me forcerait de vivre en riche, et de perdre à des
+sottises ce qui peut tant produire. Je conviens avec les moralistes que
+de grands biens sont un avantage souvent trompeur, et que nous rendons
+très souvent funeste; mais je ne leur accorderai jamais qu'une fortune
+indépendante ne soit pas un des grands moyens pour le bonheur, et même
+pour la sagesse.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXVII" id="LETTRE_LXXVII"></a>LETTRE LXXVII</h3>
+
+<p class="date">6 juillet, IX.<br />
+</p>
+
+<p>Dans cette contrée inégale où les incidents de la nature, réunis dans un
+espace étroit, opposent les formes, les produits, les climats; l'espèce
+humaine elle-même ne peut avoir un caractère uniforme. Les différences
+des races y sont plus marquées qu'ailleurs; elles furent moins
+confondues par le mélange dans ces terres reculées, qu'on crut longtemps
+inaccessibles, dans ces vallées profondes, retraite antique des hordes
+fugitives ou épuisées. Ces tribus étrangères les unes aux autres, sont
+restées isolées dans leurs limites sauvages; elles ont conservé autant
+d'habitudes particulières dans l'administration, le langage et les
+m&#339;urs, que leurs montagnes ont de vallons, ou quelquefois de pâturages
+et de hameaux. Il arrive qu'en passant et repassant un torrent six fois
+dans une route d'une heure, on trouve autant de races d'une physionomie
+distincte, et dont les traditions confirment la différente origine.</p>
+
+<p>Les cantons subsistant maintenant<a name="FNanchor_80_80" id="FNanchor_80_80"></a><a href="#Footnote_80_80" class="fnanchor">[80]</a> sont formés d'une multitude
+d'Etats. Les faibles ont été réunis par crainte, par alliance, par
+besoin ou par force, aux républiques déjà puissantes. Celles-ci, à force
+de négocier, de s'arrondir, de gagner les esprits, d'envahir ou de
+vaincre, sont parvenues, après cinq siècles de prospérités, à posséder
+toutes les terres qui peuvent entendre les cloches de leurs capitales.</p>
+
+<p>Respectable faiblesse! Si on a su, si on a pu y trouver les moyens de ce
+bonheur public vraisemblable dans une enceinte marquée par la nature des
+choses, impossible dans une contrée immense livrée au sinistre orgueil
+des conquêtes, et à l'ostentation de l'empire plus funeste encore.</p>
+
+<p>Vous jugez bien que je voulais parler seulement des traits du visage: je
+suis persuadé que vous me rendrez cette justice. Dans certaines parties
+de l'Oberland, dans ces pâturages dont la pente générale est à l'Ouest
+et au Nord-Ouest, les femmes ont une blancheur que l'on remarquerait
+dans les villes, et une fraîcheur de teint que l'on n'y trouverait pas.
+Ailleurs, au pied des montagnes assez près de Fribourg, j'ai vu des
+traits d'une grande beauté dont le caractère général était une majesté
+tranquille. Une servante de fermier n'avait de remarquable que le
+contour de la joue; mais il était si beau, il donnait à tout le visage
+une expression si auguste et si calme, qu'un artiste eût pu prendre sur
+cette tête l'idée d'une Sémiramis ou d'une Catherine.</p>
+
+<p>Mais l'éclat du visage et certains traits étonnants ou superbes, sont
+très loin de la perfection générale des formes, et de cette grâce
+pleine d'harmonie qui fait la vraie beauté. Je ne veux pas juger une
+question qu'on peut trouver très délicate: mais il semble qu'il y ait
+ici quelque rudesse dans les formes, et qu'en général on y voie des
+traits frappants ou une beauté pittoresque, plutôt qu'une beauté finie.
+Dans les lieux dont je vous parlais d'abord, le haut de la joue est très
+saillant: cela est presque universel, et Porta trouverait le modèle
+commun dans une tête de brebis.</p>
+
+<p>S'il arrive qu'une paysanne française<a name="FNanchor_81_81" id="FNanchor_81_81"></a><a href="#Footnote_81_81" class="fnanchor">[81]</a> soit jolie à dix-huit ans,
+avant vingt-deux son visage hâlé paraît fatigué, abruti; mais dans ces
+montagnes, les femmes conservent en fanant leurs prés, tout l'éclat de
+la jeunesse. On ne traverse point leur pays sans surprise: cependant à
+ne prendre même que le visage, si un artiste y trouvait un modèle, ce
+serait une exception.</p>
+
+<p>On assure que rien n'est si rare dans la plus grande partie de la Suisse
+qu'un beau sein. Je sais un peintre qui va jusqu'à prétendre que
+beaucoup de femmes du pays n'en ont pas même l'idée. Il soutient que
+certains défauts y sont assez universels pour que la plupart n'imaginent
+pas que l'on doive être autrement, et pour qu'elles regardent comme
+chimériques des tableaux faits d'après nature en Grèce, en Angleterre,
+en France. Quoique ce genre de perfection paraisse appartenir à une
+sorte de beauté qui n'est pas celle du pays, je ne puis croire qu'il y
+manque universellement: comme si les grâces les plus intéressantes
+étaient exclues par le nom moderne qui réunit tant de familles dont
+l'origine n'a rien de commun, et dont les différences très marquées
+subsistent encore.</p>
+
+<p>Si pourtant cette observation se trouvait fondée, ainsi que celle d'une
+certaine irrégularité dans les formes, on l'expliquerait par cette
+rudesse qui semble appartenir à l'atmosphère des Alpes. Il est très vrai
+que la Suisse qui a de fort beaux hommes, et plus particulièrement dans
+le sein des montagnes, comme dans l'Hasly et le haut Valais, contient
+néanmoins une quantité bien remarquable de crétins, et surtout de
+demi-crétins goitreux, imbéciles, difformes. Beaucoup d'individus, sans
+avoir des goitres, paraissent attaqués de la même maladie que les
+goitreux. On peut attribuer ces gonflements, ces engorgements à des
+parties trop brutes de l'eau, et surtout de l'air, qui s'arrêtent,
+embarrassent les conduits, et semblent rapprocher la nutrition de
+l'homme de celle de la plante. La terre y serait-elle assez travaillée
+pour les autres animaux, mais trop sauvage encore pour l'homme?</p>
+
+<p>Ne se pourrait-il point que les plaines couvertes d'un <i>humus</i> élaboré
+par une trituration perpétuelle, donnassent à l'atmosphère des vapeurs
+plus assimilées aux besoins de l'être très organisé; et qu'il émanât des
+rochers, des fondrières, et des eaux toujours dans l'ombre, des
+particules grossières, trop incultes en quelque sorte, et funestes à des
+organes délicats? le nitre des neiges subsistantes au milieu de l'été,
+peut s'introduire trop facilement dans nos pores ouverts. La neige
+produit des effets secrets et incontestables sur les nerfs, et sur les
+hommes attaqués de la goutte ou d'un rhumatisme: un effet encore plus
+caché sur notre organisation entière n'est pas invraisemblable. Ainsi la
+nature qui mélange toutes choses, aurait compensé par des dangers
+inconnus les romantiques beautés des terres que l'homme n'a pas
+soumises.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXVIII" id="LETTRE_LXXVIII"></a>LETTRE LXXVIII</h3>
+
+<p class="date">Im., 16 juillet, IX.<br />
+</p>
+
+<p>Je suis tout à fait de votre avis; et même j'aurais dû moins attendre
+pour me décider à écrire. Il y a quelque chose qui soutient l'âme dans
+ce commerce avec les êtres pensants des divers siècles. Imaginer que
+l'on pourra être à côté de Pythagore, de Plutarque, ou d'Ossian dans le
+cabinet d'un L** futur, c'est une illusion qui a de la grandeur, c'est
+un des plus nobles hochets de l'homme. Celui qui a vu comme la larme est
+brûlante sur la joue du malheureux, se met à rêver une idée plus
+séduisante encore: il croit qu'il pourra dire à l'homme d'une humeur
+chagrine le prix de la joie de son semblable; qu'il pourra prévenir les
+gémissements de la victime qu'on oublie; qu'il pourra rendre au c&#339;ur
+navré quelque énergie, en lui rappelant ces perceptions vastes ou
+consolantes, qui égarent les uns et soutiennent les autres.</p>
+
+<p>On croit voir que nos maux tiennent à peu de chose, et que le bien moral
+est dans la main de l'homme. On suit des conséquences théoriques qui
+mènent à l'idée du bonheur universel; on oublie cette force qui nous
+maintient dans l'état de confusion où se perd le genre humain; on se
+dit: Je combattrai les erreurs, je suivrai les résultats des principes
+naturels, je dirai des choses bonnes, ou qui pourront le devenir. Alors
+on se croit moins inutile et moins abandonné sur la terre: on réunit le
+songe des grandes choses à la paix d'une vie obscure; on jouit de
+l'idéal, et on en jouit vraiment, parce qu'on croit le rendre utile.</p>
+
+<p>L'ordre des choses idéales est comme un monde nouveau qui n'est point
+réalisé, mais qui est possible: le génie humain va y chercher l'idée
+d'une harmonie selon nos besoins, et rapporte sur la terre des
+modifications plus heureuses esquissées d'après ce type surnaturel.</p>
+
+<p>La constante versatilité de l'homme prouve qu'il est habile à des
+habitudes contraires. L'on pourrait, en rassemblant des choses
+effectuées dans des temps et des lieux divers, former un ensemble moins
+difficile à son c&#339;ur que tout ce qui lui a été proposé jusqu'à présent.
+Voilà ma tâche.</p>
+
+<p>On n'atteint sans ennui le soir de la journée, qu'en s'imposant un
+travail quelconque, fût-il vain du reste. Je m'avancerai vers le soir de
+la vie, trompé, si je puis, et soutenu par l'espoir d'ajouter à ces
+moyens qui furent donnés à l'homme. Il faut des illusions à mon c&#339;ur
+trop grand pour n'en être pas avide, et trop faible pour s'en passer.</p>
+
+<p>Puisque le sentiment du bonheur est notre premier besoin, que pourra
+faire celui qui ne l'attend pas à présent, et qui n'ose pas l'attendre
+ensuite? Ne faudra-t-il point qu'il en cherche l'expression dans un &#339;il
+ami, sur le front de l'être qui est comme lui<a name="FNanchor_82_82" id="FNanchor_82_82"></a><a href="#Footnote_82_82" class="fnanchor">[82]</a>? C'est une nécessité
+qu'il soit avide de la joie de son semblable; il n'a d'autre bonheur que
+celui qu'il donne. Quand il n'a point ranimé dans un autre le sentiment
+de la vie, quand il n'a pas fait jouir, le froid de la mort est au fond
+de son c&#339;ur rebuté: il semble qu'il finisse dans les ténèbres du néant.</p>
+
+<p>On parle d'hommes qui se suffisent à eux-mêmes, et se nourrissent de
+leur propre sagesse: s'ils ont l'éternité devant eux, je les admire et
+les envie; s'ils ne l'ont point, je ne les comprends pas.</p>
+
+<p>Pour moi, non seulement je ne suis point heureux, non seulement je ne le
+serai point; mais si les suppositions vraisemblables que je pourrais
+faire se trouvaient réalisées, je ne le serais pas encore. Les
+affections de l'homme sont un abîme d'avidité, de regrets et d'erreurs.</p>
+
+<p>Je ne vous dis pas ce que je sens, ce que je voudrais, ce que je suis:
+je ne vois plus mes besoins, à peine je sais mes désirs. Si vous croyez
+connaître mes goûts, vous y serez trompé. Vous direz, entre vos landes
+solitaires et vos grandes eaux: Où est celui qui ne m'a plus? où est
+l'ami que je n'ai trouvé ni en Afrique, ni aux Antilles? Voici le temps
+nébuleux que désire sa tristesse; il se promène, il songe à mes regrets
+et au vide de ses années; il écoute vers le couchant, comme si les sons
+du piano de ma fille devaient parvenir à son oreille solitaire; il voit
+les jasmins rangés sur ma terrasse, il voit mon bonnet de nuit passer
+derrière leurs branches fleuries, il regarde sur le sable la trace de
+mes pantoufles, il veut respirer la brise du soir. Vains songes, vous
+dis-je, j'aurai déjà changé. Et d'ailleurs, avons-nous le même ciel,
+nous qui avons cherché dans des climats opposés une terre étrangère à
+celle de nos premiers jours?</p>
+
+<p>Pendant vos douces soirées, un vent d'hiver peut terminer ici des jours
+brûlants. Le soleil consumait l'herbe autour des vacheries; le lendemain
+les vaches se pressent pour sortir, elles croient la trouver rafraîchie
+par l'humidité de la nuit: mais deux pieds de neige surchargent le toit
+sous lequel les voilà retenues, et elles seront réduites à boire leur
+propre lait. Je suis moi-même plus incertain, plus variable que ce
+climat bizarre. Ce que j'aime aujourd'hui, ce qui ne me déplaît pas,
+lorsque vous l'aurez lu me déplaira peut-être, et le changement ne sera
+pas grand. Le temps me convient, il est calme, tout est muet; je sors
+pour longtemps: un quart d'heure après on me voit rentrer. Un écureuil,
+en m'entendant, a grimpé jusqu'à la cime d'un sapin. Je laissais toutes
+ces idées: un merle chante au-dessus de moi. Je reviens, je m'enferme
+dans mon cabinet. Il faut à la fin chercher un livre qui ne m'ennuie
+pas. Si l'on vient demander quelque chose, prendre un ordre, on s'excuse
+de me déranger; mais ils m'ont rendu service. Cette amertume s'en va
+comme elle était venue; si je suis distrait, je suis content. Ne le
+pouvais-je pas moi-même? non. J'aime ma douleur, je m'y attache tant
+qu'elle dure: quand elle n'est plus, j'y trouve une insigne folie.</p>
+
+<p>Je suis bien changé, vous dis-je. Je me rappelle que la vie
+m'impatientait, et qu'il y a eu un moment où je la supportais comme un
+mal qui n'avait plus que quelques mois à durer. Mais ce souvenir me
+paraît maintenant celui d'une chose étrangère à moi; il me surprendrait
+même si la mobilité dans mes sensations pouvait me surprendre. Je ne
+vois pas du tout pourquoi partir, comme je ne vois pas bien pourquoi
+rester. Je suis las; mais dans ma lassitude, je trouve qu'on n'est pas
+mal quand on se repose. La vie m'ennuie et m'amuse. Venir, s'élever,
+faire grand bruit, s'inquiéter de tout, mesurer l'orbite des comètes;
+et, après quelques jours, se coucher là sous l'herbe d'un cimetière:
+cela me semble assez burlesque pour être vu jusqu'au bout.</p>
+
+<p>Mais pourquoi prétendre que c'est l'habitude des ennuis, ou le malheur
+d'une manière sombre, qui dérangent, qui confondent nos désirs et nos
+vues, qui altèrent notre vie elle-même dans ce sentiment de la chute et
+du néant des jours de l'homme? Il ne faut point qu'une humeur
+mélancolique décide des couleurs de la vie. Ne demandez point au fils
+des Incas enchaîné dans les mines d'où l'on tira l'or du palais de ses
+ancêtres et des temples du Soleil, ou au bourgeois laborieux et
+irréprochable dont la vieillesse mendie infirme et dédaignée; ne
+demandez point à d'innombrables malheureux ce que valent et les
+espérances et les prospérités humaines; ne demandez point à Héraclite
+quelle est l'importance de nos projets, ou à Hégésias quelle est celle
+de la vie. C'est Voltaire comblé de succès, fêté dans les cours et
+admiré dans l'Europe; c'est Voltaire célèbre, adroit, spirituel et
+fortuné; c'est Sénèque auprès du trône des Césars, et près d'y monter
+lui-même; c'est Sénèque soutenu par la sagesse, amusé par les honneurs,
+et riche de trente millions: c'est Sénèque utile aux hommes, et Voltaire
+se jouant de leurs fantaisies, qui vous diront les jouissances de l'âme
+et le repos du c&#339;ur, la valeur et la duré du mouvement de nos jours.</p>
+
+<p>Mon ami! je reste encore quelques heures sur la terre. Nous sommes de
+pauvres insensés quand nous vivons; mais nous sommes si nuls quand nous
+ne vivons pas! Et puis l'on a toujours des affaires à terminer: j'en ai
+maintenant une grande, je veux mesurer l'eau qui tombera ici pendant dix
+années. Pour le thermomètre, je l'ai abandonné: il faudrait se lever
+dans la nuit; et quand la nuit est sombre, il faudrait conserver de la
+lumière, et la mettre dans un cabinet, parce que j'aime toujours la plus
+grande obscurité dans ma chambre. (Voilà pourtant un point essentiel où
+mon goût n'a pas encore changé.) D'ailleurs pour que je pusse prendre
+quelque intérêt à observer ici la température, il faudrait que je
+cessasse d'ignorer ce qui se passe ailleurs. Je voudrais avoir des
+observations faites au Sénégal sur les sables, et à la cime des
+montagnes du Labrador. Une autre chose m'intéresse davantage: je
+voudrais savoir si l'on pénètre de nouveau dans l'intérieur de
+l'Afrique. Ces contrées vastes, superbes, inconnues, où l'on pourrait,
+je pense... Je suis séparé du monde. Si l'on en reçoit des notions plus
+précises, donnez-les-moi. Je ne sais si vous m'entendez.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXIX" id="LETTRE_LXXIX"></a>LETTRE LXXIX</h3>
+
+<p class="date">17 juillet, IX.<br />
+</p>
+
+<p>Si je vous disais que le pressentiment de quelque célébrité ne saurait
+me flatter un peu; pour la première fois vous ne me croiriez pas; vous
+penseriez qu'au moins je m'abuse, et vous auriez raison. Il est bien
+difficile que le besoin de s'estimer soi-même se trouve entièrement
+détaché de ce plaisir non moins naturel, d'être estimé par certains
+hommes, et de savoir qu'ils disent, c'est l'un des nôtres. Mais le goût
+de la paix, une certaine indolence de l'âme dont les ennuis ont augmenté
+chez moi l'habitude, pourrait bien me faire oublier cette séduction,
+comme j'en ai oublié d'autres. J'ai besoin d'être retenu et excité par
+la crainte du reproche que j'aurais à me faire, si n'améliorant rien, ne
+faisant rien que d'user pesamment des choses comme elles sont, j'allais
+encore négliger le seul moyen d'énergie qui s'accorde avec l'obscurité
+de ma vie.</p>
+
+<p>Ne faut-il point que l'homme soit quelque chose, et qu'il remplisse dans
+un sens ou dans un autre, un rôle <i>expressif</i>? Autrement il tombera dans
+l'abattement, et perdra la dignité de son être: il méconnaîtra ses
+facultés; ou s'il les sent, ce sera pour le supplice de son âme
+combattue. Il ne sera point écouté, suivi, considéré. Ce peu de bien
+même que la vie la plus nulle doit encore produire, ne sera plus en son
+pouvoir. C'est un précepte très beau et très utile, que celui de la
+simplicité: mais il a été bien mal entendu. L'esprit qui ne voit pas les
+diverses faces des choses, pervertit les meilleurs maximes; il avilit la
+sagesse elle-même en lui étant ses moyens, en la plongeant dans la
+pénurie, en la déshonorant par le désordre qui en résulte.</p>
+
+<p>Assurément un homme de lettres<a name="FNanchor_83_83" id="FNanchor_83_83"></a><a href="#Footnote_83_83" class="fnanchor">[83]</a> en linge sale, logé dans le grenier,
+recousant ses hardes, et copiant je ne sais quoi pour vivre, sera
+difficilement un être utile au monde, et jouissant de l'autorité
+nécessaire pour faire quelque bien. A cinquante ans, il s'allie avec la
+blanchisseuse qui a sa chambre sur le même palier; ou s'il a gagné
+quelque chose, c'est sa servante qu'il épouse. A-t-il donc voulu
+ridiculiser la morale, et la livrer aux sarcasmes des hommes légers? Il
+fait plus de tort à l'opinion que le prêtre <i>marié</i> qu'on paie pour en
+appeler journellement à ce culte qu'il a trahi, que le moine factieux
+qui vante la paix et l'abnégation, que ces charlatans de la probité,
+dont un certain monde est plein, qui répètent à chaque phrase, m&#339;urs!
+vertus! honnête homme! et à qui dès lors on ne prêterait pas un louis
+sans billet.</p>
+
+<p>Tout homme qui a l'esprit juste et qui veut être utile, ne fût-ce que
+dans sa vie privée, tout homme enfin qui est digne de quelque
+considération, la cherche. Il se conduit de manière à l'obtenir jusque
+dans les choses où l'opinion des hommes est vaine par elle-même, pourvu
+que ce soin n'exige de lui rien de contraire à ses devoirs ou aux
+résultats essentiels de son caractère. S'il est une règle sans
+exception, je pense que ce doit être celle-ci: et j'affirmerais
+volontiers que c'est toujours par quelque vice du c&#339;ur ou du jugement,
+que l'on dédaigne et que l'on affecte de dédaigner l'estime publique,
+partout où la justice n'en commande pas le sacrifice.</p>
+
+<p>On peut être considéré dans la vie la plus obscure, si on s'environne de
+quelque aisance, si on a de l'ordre chez soi et une sorte de dignité
+dans l'habitude de sa vie. On peut l'être dans la pauvreté même, quand
+on a un nom, quand on a fait des choses connues, quand on a une manière
+plus grande que son sort, quand on sait faire distinguer de ce qui
+serait misère dans le vulgaire, jusqu'au dénuement d'une extrême
+médiocrité. L'homme qui a un caractère élevé n'est point confondu parmi
+la foule; et si pour l'éviter il fallait descendre à des soins
+minutieux, je crois qu'il se résoudrait à le faire. Je crois encore
+qu'il n'y aurait point en cela de vanité: le sentiment des convenances
+naturelles porte chaque homme à se mettre à sa place, à tendre à ce que
+les autres l'y mettent. Si c'était un vain désir de primer, l'homme
+supérieur craindrait l'obscurité du désert et ses privations, comme il
+craint la bassesse et la misère du cinquième étage; mais il craint de
+s'avilir, et ne craint point de n'être pas élevé: il ne répugne pas à
+son être de n'avoir point un grand rôle, mais d'en avoir un qui soit
+contraire à sa nature.</p>
+
+<p>Si une sorte d'autorité est nécessaire dans tous les actes de la vie,
+elle est indispensable à l'écrivain. La considération publique est un de
+ses plus puissants moyens: sans elle il ne fait qu'un état; et cet état
+devient bas, parce qu'il remplace une grande fonction.</p>
+
+<p>Il est absurde et révoltant qu'un auteur ose parler à l'homme de ses
+devoirs, sans être lui-même homme de bien<a name="FNanchor_84_84" id="FNanchor_84_84"></a><a href="#Footnote_84_84" class="fnanchor">[84]</a>. Mais si le moraliste
+pervers n'obtient que du mépris, le moraliste inconnu reste tellement
+inutile que quand il n'en devient pas lui-même ridicule, ses écrits du
+moins le deviennent. Tout ce qui devrait être saint parmi les hommes a
+perdu sa force, lorsque les livres de philosophie, de religion, de
+morale furent étalés, à trois sous la pièce, au milieu de la boue des
+quais; lorsque leurs pages solennelles furent livrées aux charcutiers
+pour envelopper des cervelas.</p>
+
+<p>L'opinion, la célébrité, fussent-elles vaines en elles-mêmes, ne doivent
+être ni méprisées, ni même négligées, puisqu'elles sont un des grands
+moyens qui puissent conduire aux fins les plus louables comme les plus
+importantes. C'est également un excès de ne rien faire pour elles, ou de
+ne faire que pour elles. Les grandes choses que l'on exécute sont belles
+de leur seule grandeur, et sans qu'il soit besoin de songer à les
+produire, à les faire valoir: il n'en saurait être de même de celles que
+l'on pense. La fermeté de celui qui périt au fond des eaux est un
+exemple perdu: la pensée la plus juste, la conception la plus sage le
+sont également, si on ne les communique pas; leur utilité dépend de leur
+expression, c'est leur célébrité qui les rend fécondes.</p>
+
+<p>Il faudrait peut-être que des écrits philosophiques fussent toujours
+précédés par un bon livre d'un genre agréable, qui fût bien répandu,
+bien lu, bien goûté<a name="FNanchor_85_85" id="FNanchor_85_85"></a><a href="#Footnote_85_85" class="fnanchor">[85]</a>. Celui qui a un nom, parle avec plus de
+confiance: il fait plus et il fait mieux, parce qu'il espère ne pas
+faire en vain. Malheureusement on n'a pas toujours le courage ou les
+moyens de prendre des précautions semblables: les écrits, comme tant
+d'autres choses, sont soumis à l'occasion même inaperçue; ils sont
+déterminés par une impulsion souvent étrangère à nos plans et à nos
+projets.</p>
+
+<p>Faire un livre pour avoir un nom, c'est une tâche: elle a quelque chose
+de rebutant et de servile; et quoique je convienne des raisons qui
+semblent me l'imposer, je n'ose l'entreprendre, et je l'abandonnerais.</p>
+
+<p>Je ne veux cependant pas commencer par l'ouvrage que je projette. Il est
+trop important et trop vaste pour que je l'achève jamais: c'est beaucoup
+si je le vois approcher un jour de l'idée que j'ai conçue. Cette
+perspective trop éloignée ne me soutiendrait pas. Je crois qu'il est bon
+que je me fasse auteur, afin d'avoir le courage de continuer à l'être.
+Ce sera un parti pris et déclaré; en sorte que je le suivrai comme pour
+remplir ma destination.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXX" id="LETTRE_LXXX"></a>LETTRE LXXX</h3>
+
+<p class="date">2 août, IX.<br />
+</p>
+
+<p>Je pense comme vous qu'il faudrait un roman, un véritable roman tel
+qu'il en est quelques-uns: mais c'est un grand ouvrage qui m'arrêterait
+longtemps. A plusieurs égards j'y serais assez peu propre, et il
+faudrait que le plan m'en vînt comme par inspiration.</p>
+
+<p>Je crois que j'écrirai un voyage. Je veux que ceux qui le liront
+parcourent avec moi tout le monde soumis à l'homme. Quand nous aurons
+regardé ensemble, quand nous aurons pris l'habitude d'une manière
+commune à eux et à moi, nous rentrerons et nous raisonnerons. Ainsi deux
+amis d'un certain âge sortent ensemble dans la campagne, examinent,
+rêvent, ne se parlent pas, et s'indiquent seulement les objets avec leur
+canne; mais le soir auprès de la cheminée, ils jasent sur ce qu'ils ont
+vu dans leur promenade.</p>
+
+<p>La scène de la vie a de grandes beautés. Il faut se considérer comme
+étant là seulement pour voir: il faut s'y intéresser sans illusion, sans
+passion, mais sans indifférence; comme on s'intéresse aux vicissitudes,
+aux passions, aux dangers d'un récit imaginaire: celui-là est écrit avec
+bien de l'éloquence.</p>
+
+<p>Le cours du monde est un drame assez suivi pour être attachant; assez
+varié pour exciter l'intérêt; assez fixe, assez réglé pour plaire à la
+raison, pour amuser par des systèmes; assez incertain pour éveiller les
+désirs, pour alimenter les passions. Si nous étions impassibles dans la
+vie, l'idée de la mort serait intolérable: mais les douleurs nous
+aliènent, les dégoûts nous rebutent, l'impuissance et les sollicitudes
+font oublier de voir; et l'on s'en va froidement, comme on quitte les
+loges quand un voisin exigeant, quand la sueur du front, quand l'air
+vicié par la foule, ont remplacé le désir par la gêne, et la curiosité
+par l'impatience.</p>
+
+<p>Quel style j'adopterai? Aucun. J'écrirai, comme on parle, sans y songer:
+s'il faut faire autrement, je n'écrirai point. Il y a cette différence
+néanmoins que la parole ne peut être corrigée, au lieu que l'on peut
+ôter des choses écrites, ce qui choque à la lecture.</p>
+
+<p>Dans des temps moins avancés, les poètes et les sophistes lisaient leurs
+livres aux assemblées des peuples. Il faut que les choses soient lues
+selon la manière dont elles ont été faites, et qu'elles soient faites
+selon qu'elles doivent être lues. L'art de lire est comme celui
+d'écrire. Les grâces et la vérité de l'expression dans la lecture sont
+infinies comme les modifications de la pensée: je conçois à peine qu'un
+homme qui lit mal, puisse avoir une plume heureuse, un esprit juste et
+vaste. Sentir avec génie, et être incapable d'exprimer, paraît aussi
+incompatible que d'exprimer avec force ce qu'on ne sent pas.</p>
+
+<p>Quelque parti que l'on prenne sur la question si tout a été ou n'a pas
+été dit en morale, on ne saurait conclure qu'il n'y ait plus rien à
+faire pour cette science, la seule de l'homme. Il ne suffit pas qu'une
+chose soit dite: il faut qu'elle soit publiée, prouvée, persuadée à
+tous, universellement reconnue. Il n'y a rien de fait tant que la loi
+expresse n'est pas soumise aux lois de l'Ethique<a name="FNanchor_86_86" id="FNanchor_86_86"></a><a href="#Footnote_86_86" class="fnanchor">[86]</a>, tant que l'opinion
+ne voit pas les choses sous leurs véritables rapports.</p>
+
+<p>Il faudra s'élever contre le désordre, tant que le désordre subsistera.
+Ne voyons-nous pas tous les jours de ces choses qui sont plutôt la faute
+de l'esprit que la suite des passions, où il y a plus d'erreur que de
+perversité, et qui sont moins le crime d'un particulier qu'un effet
+presque inévitable de l'insouciance ou de l'ineptie publique?</p>
+
+<p>N'est-il plus besoin de dire aux riches dont la fortune est
+indépendante: Par quelle fatalité vivez-vous plus pauvres que ceux qui
+travaillent à la journée dans vos terres?</p>
+
+<p>De dire aux enfants qui n'ont pas ouvert les yeux sur la bassesse de
+leur infidélité: Vous êtes de véritables voleurs, et des voleurs que la
+loi devrait punir plus sévèrement que celui qui vole un étranger. Au vol
+manifeste, vous ajoutez la plus odieuse perfidie. Le domestique qui
+prend est puni avec plus de rigueur qu'un étranger, parce qu'il abuse de
+la confiance, et parce qu'il est nécessaire que l'on jouisse de la
+sécurité, du moins chez soi. Ces raisons, justes pour un homme à gages,
+ne sont-elles pas bien plus fortes pour le fils de la maison? Qui peut
+tromper plus impunément? Qui manque à des devoirs plus sacrés? A qui
+est-il plus triste de ne pouvoir donner sa confiance? Si l'on objecte
+des considérations qui peuvent arrêter la loi, c'est prouver davantage
+la nécessité d'éclairer l'opinion, de ne la pas abandonner comme on l'a
+trop fait, de surmonter son indolence, de fixer ses variations, et
+surtout de la faire assez respecter pour qu'elle puisse ce que n'osent
+pas nos lois irrésolues.</p>
+
+<p>N'est-il plus besoin de dire à ces femmes pleines de sensibilité,
+d'intentions pures, de jeunesse et de candeur? Pourquoi livrer au
+premier fourbe tant d'avantages inestimables? Ne voyez-vous pas dans ses
+lettres mêmes, au milieu du jargon romanesque de ses gauches sentiments,
+des expressions dont une seule suffirait pour déceler la mince estime
+qu'il a pour vous, et la bassesse dans laquelle il se sent lui-même? Il
+vous amuse, il vous entraîne, il vous joue; il vous prépare la honte et
+l'abandon. Vous le sentiriez, vous le sauriez; mais par faiblesse, par
+indolence peut-être, vous hasardez l'honneur de vos jours. Peut-être
+c'est pour l'amusement d'une nuit que vous corrompez votre vie entière.
+La loi ne l'atteindra pas; il aura l'infâme liberté de rire de vous.
+Comment avez-vous pris ce misérable pour un homme? Ne valait-il pas
+mieux attendre et attendre encore? Quelle distance d'un homme à un
+homme! Femmes aimables, ne sentirez-vous pas ce que vous valez?&mdash;Le
+besoin d'aimer!&mdash;Il ne vous excuse pas. Le premier des besoins est celui
+de ne pas s'avilir: et les besoins du c&#339;ur doivent eux-mêmes vous rendre
+indifférent quiconque n'a de l'homme autre chose que de n'être pas
+femme.&mdash;Ceux de l'âge!&mdash;Si nos institutions morales sont dans l'enfance,
+si nous avons tout confondu, si notre raison va à tâtons; votre
+imprudence, moins impardonnable alors, n'est pas pour cela justifiée.</p>
+
+<p>Le nom de femme est grand pour nous, quand notre âme est pure.
+Apparemment le nom d'homme peut aussi en imposer un peu à des c&#339;urs
+jeunes: mais de quelque douceur que ces illusions s'environnent, ne vous
+y laissez pas trop surprendre. Si l'homme est l'ami naturel de la femme,
+les femmes n'ont souvent pas de plus funeste ennemi. Tous les hommes ont
+les sens de leur sexe; mais attendez celui qui en a l'âme. Que peut
+avoir de commun avec vous cet être qui n'a que des sens? Les verrats
+sont aussi des mâles....................</p>
+
+<p class="c"><span class="points"> . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</span><a name="FNanchor_87_87" id="FNanchor_87_87"></a><a href="#Footnote_87_87" class="fnanchor">[87]</a></p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="top5">«N'est-il pas arrivé plusieurs fois que le sentiment du bonheur nous ait
+entraîné dans un abîme de maux, que nos désirs les plus naturels aient
+altéré notre nature, et que nous nous soyons avidement enivrés
+d'amertumes. On a toute la candeur de la jeunesse, tous les désirs de
+l'inexpérience, les besoins d'une vie nouvelle, l'espérance d'un c&#339;ur
+droit. On a toutes les facultés de l'amour; il faut aimer. On a tous
+les moyens du plaisir; il faut être aimée. On entre dans la vie; qu'y
+faire sans amour? On a beauté, fraîcheur, grâce, légèreté, noblesse,
+expression heureuse. Pourquoi l'harmonie de ces mouvements, cette
+décence voluptueuse, cette voix faite pour tout dire, ce sourire fait
+pour tout entraîner, ce regard fait pour changer le c&#339;ur de l'homme?
+pourquoi cette délicatesse du c&#339;ur, et cette sensibilité profonde?
+L'âge, le désir, les convenances, l'âme, les sens, tout le veut; c'est
+une nécessité. Tout exprime et demande l'amour; cette peau si douce, et
+d'un blanc si heureusement nuancé: cette main formée par les plus
+tendres caresses: cet &#339;il dont les ressources sont inconnues s'il ne dit
+pas, je consens à être aimée: ce sein qui sans amour, est immobile,
+muet, inutile, et qui se flétrirait un jour sans avoir été divinisé: ces
+formes, ces contours qui changeraient sans avoir été connus, admirés,
+possédés: ces sentiments si tendres, si vastes, si voluptueux et si
+grands, l'ambition du c&#339;ur, l'héroïsme de la passion! Cette loi
+délicieuse que la loi du monde a dictée; il la faut suivre. Ce rôle
+enivrant, que l'on sait si bien, que tout rappelle, que le jour inspire,
+et que la nuit commande; quelle femme jeune, sensible, aimante,
+imaginera de ne le point remplir?</p>
+
+<p>«Aussi ne l'imagine-t-on pas. Les c&#339;urs justes, nobles, purs sont les
+premiers perdus. Plus susceptibles d'élévation, ils doivent être séduits
+par celle que l'amour donne. Ils se nourrissent d'erreur en croyant se
+nourrir d'estime; ils se trouvent aimer un amant, parce qu'ils ont aimé
+la vertu; ils sont trompés par des misérables, parce que ne pouvant
+vraiment aimer qu'un homme de bien, ils croient sentir que celui qui se
+présente pour réaliser leur chimère est nécessairement tel.</p>
+
+<p>«L'énergie de l'âme, l'estime, la confiance, le besoin d'en montrer,
+celui d'en avoir; des sacrifices à récompenser, une fidélité à
+couronner, un espoir à entretenir, une progression à suivre,
+l'agitation, l'intolérable inquiétude du c&#339;ur et des sens; le désir si
+louable de commencer à payer tant d'amour; le désir non moins juste de
+resserrer, de consacrer, de perpétuer, d'<i>éterniser</i> des liens si chers;
+d'autres désirs encore; certaine crainte, certaine curiosité; des
+hasards qui l'indiquent, le destin qui le veut; tout livre une femme
+aimante dans les bras du Lovelace. Elle aime, il s'amuse: elle se donne,
+il s'amuse: elle jouit, il s'amuse: elle rêve la durée, le bonheur, le
+long charme d'un amour mutuel; elle est dans les songes célestes; elle
+voit cet &#339;il que le plaisir embrase, elle voudrait donner une félicité
+plus grande; mais le monstre s'amuse: les bras du plaisir la plongent
+dans l'abîme, elle dévore une volupté terrible.</p>
+
+<p>«Le lendemain elle est surprise, inquiète, rêveuse: de sombres
+pressentiments commencent des peines affreuses et une vie d'amertumes.
+Estime des hommes, tendresse paternelle, douce conscience, fierté d'une
+âme pure; paix, fortune, honneur, espérance, amour: tout a passé. Il ne
+s'agit plus d'aimer et de vivre; il faut dévorer ses larmes, et traîner
+des jours précaires, flétris, misérables. Il ne s'agit plus de s'avancer
+dans les illusions, dans l'amour et dans la vie; il faut repousser les
+songes, chercher l'amertume et attendre la mort. Femmes sincères et
+aimantes, belles de toutes les grâces extérieures et des charmes de
+l'âme, si faites pour être purement, tendrement, constamment aimées!...
+N'aimez pas.»</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXXI" id="LETTRE_LXXXI"></a>LETTRE LXXXI</h3>
+
+<p class="date">5 août, IX.<br />
+</p>
+
+<p>Vous convenez que la morale doit seule occuper sérieusement l'écrivain
+qui veut se proposer un objet utile et grand: mais vous trouvez que
+certaines opinions sur la nature des êtres pour lesquelles, dites-vous,
+j'ai paru pencher jusqu'ici, ne s'accordent pas avec la recherche des
+lois morales et de la base des devoirs.</p>
+
+<p>Je n'aimerais pas à me contredire, et je tâcherai de l'éviter: mais je
+ne puis reprocher à ma faiblesse les variations de l'incertitude. J'ai
+beau examiner et mettre à cet examen de l'impartialité, et même quelque
+sévérité, je ne puis trouver là de véritables contradictions.</p>
+
+<p>Il pourrait y en avoir entre diverses choses que j'ai dites, si on
+voulait les regarder comme des affirmations positives, comme les
+diverses parties d'un même système, d'un même corps de principes donnés
+pour certains, liés entre eux et déduits les uns des autres. Mais les
+pensées isolées, les doutes sur des choses impénétrables peuvent varier
+sans être contradictoires. J'avoue même qu'il y a telle conjecture sur
+la marche de la nature que je trouve quelquefois très probable, et
+d'autrefois beaucoup moins, selon la manière dont mon imagination
+s'arrête à la considérer.</p>
+
+<p>Il m'arrive de dire: Tout est nécessaire; si le monde est inexplicable
+dans ce principe, dans les autres il semble impossible. Et après avoir
+vu ainsi, il m'arrivera le lendemain de me dire au contraire: Tant de
+choses sont conduites selon l'intelligence qu'il paraît évident que
+beaucoup de choses sont conduites par elle. Peut-être elle choisit dans
+les possibles qui résultent de l'essence nécessaire des choses; et la
+nature de ces possibles contenus dans une sphère limitée, est telle que
+le monde ne pouvant exister que selon certains modes, chaque chose
+néanmoins est susceptible de plusieurs modifications différentes.
+L'intelligence n'est pas souveraine de la matière, mais elle l'emploie:
+elle ne peut ni la faire, ni la détruire, ni la dénaturer ou changer ses
+lois; mais elle peut l'agiter, la travailler, la composer. Ce n'est pas
+une toute-puissance, c'est une industrie immense, mais pourtant bornée
+par les lois nécessaires de l'essence des êtres; c'est une alchimie
+sublime que l'homme appelle surnaturelle, parce qu'il ne peut la
+concevoir.</p>
+
+<p>Vous me dites que voilà deux systèmes opposés, et qu'on ne saurait
+admettre en même temps. J'en conviens: mais il n'y a point là de
+contradiction, je ne vous les donne que pour des hypothèses; non
+seulement je ne les admets pas tous deux, mais je n'admets positivement
+ni l'un ni l'autre, et je ne prétends pas connaître ce que l'homme ne
+connaît point.</p>
+
+<p>Tout système général sur la nature des êtres et les lois du monde n'est
+jamais qu'une idée hasardée. Il se peut que quelques hommes aient cru à
+leurs songes, ou aient voulu que les autres y crussent; mais c'est un
+charlatanisme ridicule, ou un prodige d'entêtement. Pour moi, je ne sais
+que douter: et si je dis positivement, tout est nécessaire; ou bien, il
+est une force secrète qui se propose un but que quelquefois nous pouvons
+pressentir; je n'emploie ces expressions affirmatives que pour éviter de
+répéter sans cesse, il me semble, je suppose, j'imagine. Cette manière
+de parler ne saurait annoncer que je m'en prétende certain; et je ne
+dois pas craindre que l'on s'y trompe, car quel homme, s'il n'est en
+démence, s'avisera d'affirmer ce qu'il est impossible que l'on sache.</p>
+
+<p>Il en est tout autrement lorsque abandonnant ces recherches obscures,
+nous nous attachons à la seule science humaine, à la morale. L'&#339;il de
+l'homme qui ne peut rien discerner dans l'essence des êtres, peut tout
+voir dans les relations de l'homme. Là nous trouvons une lumière
+disposée pour nos organes; là nous pouvons découvrir, raisonner,
+affirmer. C'est là que nous sommes responsables de nos idées, de leur
+enchaînement, de leur accord, de leur vérité: c'est là qu'il faut
+chercher des principes certains, et que les conséquences contradictoires
+seraient inexcusables.</p>
+
+<p>On peut faire une seule objection contre l'étude de la morale: c'est une
+difficulté très forte, il est vrai, mais qui pourtant ne doit pas nous
+arrêter. Si tout est nécessaire, que produiront nos recherches, nos
+préceptes, nos vertus? Mais la nécessité de toutes choses n'est pas
+prouvée: le sentiment contraire conduit l'homme, et c'est assez pour que
+dans tous les actes de la vie il se regarde comme livré à lui-même. Le
+stoïcien croyait à la vertu malgré le destin: et ces Orientaux qui
+conservent le dogme de la fatalité, agissent, craignent, désirent comme
+les autres hommes. Si même je regardais comme probable la loi
+universelle de la nécessité, je pourrais encore chercher les principes
+des meilleures institutions humaines. En traversant un lac dans un jour
+d'orage, je me dirai: si les événements sont invinciblement déterminés,
+il m'importe peu que les bateliers soient ivres ou non. Cependant, comme
+il en peut être autrement, je leur recommanderai de ne boire qu'après
+leur arrivée. Si tout est nécessaire, il l'est que j'aie ce soin, il
+l'est encore que je l'appelle faussement de la prudence.</p>
+
+<p>Je n'entends rien aux subtilités par lesquelles ont prétend accorder le
+libre arbitre avec la prescience: le choix de l'homme, avec l'absolue
+puissance de son Dieu: l'horreur infinie que l'auteur de toute justice a
+nécessairement pour le péché, les moyens inconcevables qu'il a employés
+pour le prévenir ou le réparer, avec l'empire continuel de l'injustice
+et notre pouvoir de faire des crimes tant que bon nous semble. Je trouve
+quelques difficultés à concilier la bonté infinie qui créa
+volontairement l'homme et la science indubitable de ce qui en
+résulterait, avec l'éternité de supplices affreux pour les quarante-neuf
+cinquantièmes des hommes tant aimés. Je pourrais comme un autre parler
+longuement, adroitement ou savamment sur ces questions impénétrables:
+mais si jamais j'écris, je m'attacherai plutôt à ce qui concerne l'homme
+réuni en société dans sa vie temporelle; parce qu'il me semble qu'en
+observant seulement les conséquences pour lesquelles on a des données
+certaines, je pourrai penser des choses vraies et en dire d'utiles.</p>
+
+<p>Je parviendrai jusqu'à un certain point à connaître l'homme, mais je ne
+puis deviner la nature. Je n'entends pas bien deux principes opposés,
+coéternellement faisant et défaisant. Je n'entends pas bien l'univers
+formé si tard, là où il n'y avait rien, subsistant pour un temps
+seulement, et coupant ainsi en trois parties l'indivisible éternité. Je
+n'aime point à parler sérieusement de ce que j'ignore; <i>animalis homo
+non percipit ea quae sunt spiritus Dei,</i> «Paulus ad Corinth.», I, c. 2.</p>
+
+<p>Je n'entendrai jamais comment l'homme qui reconnaît en lui de
+l'intelligence, peut prétendre que le monde ne contient pas
+d'intelligence. Malheureusement je ne vois pas mieux comment une faculté
+se trouve être une substance. On me dit: La pensée n'est pas un corps,
+un être physiquement divisible, ainsi la mort ne la détruira pas; elle a
+commencé pourtant, mais vous voyez qu'elle ne saurait finir, et que
+puisqu'elle n'est pas un corps, elle est nécessairement un esprit. Je
+l'avoue, j'ai le malheur de ne pas trouver que cet argument victorieux
+ait le sens commun.</p>
+
+<p>Celui-ci est plus spécieux. Puisqu'il existe des religions anciennement
+établies, puisqu'elles font partie des institutions humaines,
+puisqu'elles paraissent naturelles à notre faiblesse, et qu'elles sont
+le frein ou la consolation de plusieurs, il est bon de suivre et de
+soutenir la religion du pays où l'on vit: si l'on se permet de n'y point
+croire, il faut du moins n'en rien dire, et quand on écrit pour les
+hommes, il ne faut pas les dissuader d'une croyance qu'ils aiment. C'est
+votre avis; mais voici pourquoi je ne saurais le suivre.</p>
+
+<p>Je n'irai pas maintenant affaiblir une croyance religieuse dans les
+vallées des Cévennes ou de l'Apennin, ni même auprès de moi dans la
+Maurienne ou le Schweitzerland: mais en parlant de morale, comment ne
+rien dire des religions? Ce serait une affectation déplacée: elle ne
+tromperait personne; elle ne ferait qu'embarrasser ce que j'aurais à
+dire, et en ôter l'ensemble qui peut seul le rendre utile. On prétend
+qu'il faut respecter des opinions sur lesquelles reposent l'espérance de
+beaucoup, et malheureusement toute la morale de plusieurs. Je crois
+cette réserve convenable et sage chez celui qui ne traite
+qu'accidentellement des questions morales, ou qui écrit dans des vues
+différentes de celles qui seront nécessairement les miennes. Mais si en
+écrivant sur les institutions humaines je parvenais à ne point parler
+des systèmes religieux, on n'y verrait autre chose que des ménagements
+pour quelque parti puissant. Ce serait une faiblesse condamnable: en
+osant me charger d'une telle fonction, je dois surtout m'en imposer les
+devoirs. Je ne puis répondre de mes moyens, et ils seront plus ou moins
+insuffisants: mais les intentions dépendent de moi, si elles ne sont
+point invariablement pures et fermes, je suis indigne d'un aussi beau
+ministère. Je n'aurai pas un ennemi personnel dans la littérature, comme
+je n'en aurai jamais dans ma vie privée; mais quand il s'agit de dire
+aux hommes ce que je regarde comme vrai, je ne dois pas craindre de
+mécontenter une secte ou un parti. Je n'en veux à aucun, mais je n'ai de
+lois à recevoir d'aucun. J'attaquerai les choses et non les hommes: si
+les hommes s'en fâchent, si je deviens un objet d'horreur pour la
+charité de quelques-uns, je n'en serai point surpris, mais je ne veux
+pas même le prévoir. Si l'on peut se dispenser de parler des religions
+dans bien des écrits, je n'ai pas cette liberté que je regrette à
+plusieurs égards: tout homme impartial avouera que ce silence est
+impossible dans un <i>ouvrage</i> tel que doit être celui que je projette, le
+seul auquel je puisse mettre de l'importance.</p>
+
+<p>En écrivant sur les affections de l'homme et sur le système général de
+l'Ethique, je parlerai donc des religions; et certes en en parlant, je
+ne puis en dire d'autres choses que celles que j'en pense. C'est parce
+que je ne saurais éviter d'en parler alors que je ne m'attache point à
+écarter de nos lettres ce qui par hasard s'y présente sur ce sujet:
+autrement, malgré une certaine contrainte qui en résulterait, j'aimerais
+mieux taire ce que je sens devoir vous déplaire, ou plutôt vous
+affliger.</p>
+
+<p>Je vous le demande à vous-même, si dans quelques chapitres il m'arrive
+d'examiner les religions comme des institutions accidentelles, et de
+parler de celle qu'on dit être venue de Jérusalem, comme on trouverait
+bon que j'en parlasse si j'étais né à Jérusalem; je vous le demande,
+quel inconvénient véritable en résultera-t-il dans les lieux où s'agite
+l'esprit européen, où les idées sont nettes et les conceptions
+désenchantées, où l'on vit dans l'oubli des prestiges, dans l'étude
+sans voile dès sciences positives et démontrées?</p>
+
+<p>Je voudrais ne rien ôter de la tête de ceux qui l'ont déjà assez vide
+pour dire: s'il n'y avait pas d'enfer, ce ne serait pas la peine d'être
+honnête homme. Peut-être arrivera-t-il cependant que je sois lu par un
+de ces hommes-là, je ne me flatte pas qu'il ne puisse résulter aucun mal
+quelconque de ce que je ferai dans l'intention de produire un bien: mais
+peut-être aussi diminuerai-je le nombre de ces bonnes âmes qui ne
+croient au devoir qu'en croyant à l'enfer. Peut-être parviendrai-je à ce
+que le devoir reste, quand les reliques et les démons cornus auront
+achevé de passer de mode. On ne peut pas éviter que la foule elle-même
+en vienne plus ou moins vite, et certainement dans peu de temps, à
+mépriser l'une des deux idées qu'on l'a très imprudemment habituée à ne
+recevoir qu'ensemble: il faut donc lui prouver qu'elles peuvent très
+bien être séparées sans que l'oubli de l'une entraîne la subversion de
+l'autre.</p>
+
+<p>Je crois que ce moment s'approche beaucoup: l'on reconnaîtra plus
+universellement la nécessité de ne plus fonder sur ce qui s'écroule, cet
+asile moral hors duquel on vivrait dans un état de guerre secrète, et au
+milieu d'une perfidie plus odieuse que les vengeances et les longues
+haines des hordes sauvages.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXXII" id="LETTRE_LXXXII"></a>LETTRE LXXXII</h3>
+
+<p class="date">Im., 6 août, IX.<br />
+</p>
+
+<p>Je ne sais si je sortirai de mes montagnes neigeuses; si j'irai voir
+cette jolie campagne dont vous me faites une description si
+intéressante, où l'hiver est si facile, et le printemps si doux, où les
+eaux vertes brisent leurs vagues nées en Amérique. Celles que je vois ne
+viennent pas de si loin: dans les fentes de mes rochers où je cherche la
+nuit comme le triste chat-huant, l'étendue conviendrait mal à mon &#339;il et
+à ma pensée. Le regret de n'être pas avec vous s'accroît tous les jours.
+Je ne me le reproche pas, j'en suis plutôt surpris; je cherche pourquoi,
+je ne trouve rien, mais je vous dis que je n'ai pu faire autrement.
+J'irai un jour; cela est résolu. Je veux vous voir chez vous: je veux
+rapporter de là le secret d'être heureux, quand rien ne manque que
+nous-mêmes.</p>
+
+<p>Je verrai en même temps le pont du Gard et le canal de Languedoc. Je
+verrai la Grande-Chartreuse, en allant, et non en rentrant ici: et vous
+savez pourquoi! J'aime mon asile; je l'aimerai tous les jours davantage,
+mais je ne me sens plus assez fort pour vivre seul. Nous allons parler
+d'autre chose.</p>
+
+<p>Tout sera achevé dans très peu de jours. En voici déjà quatre que je
+couche dans mon appartement.</p>
+
+<p>Quand je laisse mes fenêtres ouvertes pendant la nuit, j'entends très
+distinctement l'eau de la fontaine tomber dans le bassin: lorsqu'un peu
+de vent l'agite, elle se brise sur les barres de fer destinées à
+soutenir les vases que l'on veut remplir. Il n'est guère d'accidents
+naturels aussi romantiques que le bruit d'un peu d'eau tombant sur l'eau
+tranquille, quand tout est nocturne, et qu'on distingue seulement dans
+le fond de la vallée, un torrent qui roule sourdement derrière les
+arbres épais, au milieu du silence.</p>
+
+<p>La fontaine est sous un grand toit, comme je pense vous l'avoir dit: le
+bruit de sa chute est moins agreste que si elle était en plein air: mais
+il est plus extraordinaire, et plus heureux. Abrité sans être enfermé,
+reposant dans un bon lit au milieu du désert, possédant chez soi les
+biens sauvages, on réunit les commodités de la mollesse et la force de
+la nature. Il semble que notre industrie ait disposé des choses
+primitives sans changer leurs lois; et qu'un empire si facile ne
+connaisse point de bornes. Voilà tout l'homme.</p>
+
+<p>Ce grand toit, ce couvert dont vous voyez que je suis très content, a
+sept toises de large, et plus de vingt en longueur sur la même ligne que
+les autres bâtiments. C'est en effet la chose la plus commode: il joint
+la grange à la maison; il ne touche point à celle-ci, il ne communique
+avec elle que par une galerie d'une construction légère, et qu'on
+pourrait couper facilement en cas d'incendie. Voiture, char à banc,
+chars de travail, outils, bois à brûler, atelier de menuiserie,
+fontaine, lavoir, tout s'y trouve sans confusion: et l'on peut y
+travailler, y laver, y faire toutes les choses nécessaires sans être
+gêné par le soleil, la neige ou la boue.</p>
+
+<p>Puisque je n'espère plus vous voir ici que dans un temps reculé, je vous
+dirai toute ma manière d'être: je vous décrirai toute mon habitation, et
+peut-être il y aura des instants où je me figurerai que vous la
+partagez, que nous examinons, que nous délibérons, que nous réformons.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXXIII" id="LETTRE_LXXXIII"></a>LETTRE LXXXIII</h3>
+
+<p class="date">24 septembre, IX.<br />
+</p>
+
+<p>J'attendais avec quelque impatience que vous eussiez fini vos courses:
+j'ai des choses nouvelles à vous dire.</p>
+
+<p>M. de Fonsalbe est ici. Il y est depuis cinq semaines, il y restera: sa
+femme y a été. Quoiqu'il ait passé des années sur les mers, c'est un
+homme égal et tranquille. Il ne joue pas, ne chasse pas, ne fume pas;
+il ne boit point; il n'a jamais dansé, il ne chante jamais; il n'est
+point triste, mais je crois qu'il l'a été beaucoup. Son front réunit les
+traits heureux du calme de l'âme, et les traits profonds du malheur. Son
+&#339;il, qui n'exprime ordinairement qu'une sorte de repos et de
+découragement, est fait pour tout exprimer; sa tête a quelque chose
+d'extraordinaire; et au milieu de son calme habituel, si une idée
+grande, si un sentiment énergique vient l'éveiller, il prend, sans y
+penser, l'attitude muette du commandement. J'ai vu admirer un acteur qui
+disait fort bien le «Je le veux, je l'ordonne» de Néron; mais Fonsalbe
+le dit mieux.</p>
+
+<p>Je vous parle sans partialité: il n'est pas aussi égal intérieurement
+qu'au-dehors; mais s'il a le malheur, ou le défaut de ne pouvoir être
+heureux, il a trop de sens pour être mécontent. C'est lui qui achèvera
+de guérir mon impatience; car il a pris son parti, et de plus il m'a
+prouvé, sans réplique, que je devais prendre le mien. Il prétend que
+lorsque avec la santé on a une vie indépendante, et que l'on n'a que
+cela, il faut être un sot pour être heureux, et un fou pour être
+malheureux. D'après quoi vous sentez que je ne pouvais dire autre chose
+sinon que je n'étais ni heureux ni malheureux: je l'ai dit, et
+maintenant il faut que je m'arrange de manière à avoir dit vrai.</p>
+
+<p>Je commence pourtant à trouver quelque chose de plus que la vie
+indépendante et la santé. Fonsalbe sera un ami, et un ami dans ma
+solitude. Je ne dis pas un ami tel que nous l'entendions autrefois. Nous
+ne sommes plus dans un âge d'héroïsme. Il s'agit de passer doucement ses
+jours: les grandes choses ne me regardent pas. Je m'attache à trouver
+bon, vous dis-je, ce que ma destinée me donne: le beau moyen pour cela
+que de rêver l'amitié à la manière des Anciens! Laissons les amis selon
+l'antiquité, et les amis selon les villes. Imaginez un terme moyen. Que
+cela! direz-vous: et moi je vous dis que c'est beaucoup.</p>
+
+<p>J'ai encore une autre pensée: Fonsalbe a un fils et une fille. Mais
+j'attends, pour vous en dire davantage, que mon projet soit
+définitivement arrêté: d'ailleurs ceci tient à plusieurs détails qui
+vous sont encore inconnus, et dont je dois vous instruire. Fonsalbe m'a
+déjà dit que je pouvais vous parler de tout ce qui le concerne, et qu'il
+ne vous regardait point comme un tiers; seulement vous brûlerez les
+lettres.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXXIV" id="LETTRE_LXXXIV"></a>LETTRE LXXXIV</h3>
+
+<p class="date">Saint-Maurice, 7 octobre, IX.<br />
+</p>
+
+<p>Un Américain ami de Fonsalbe, vient de passer ici pour se rendre en
+Italie. Ils sont allés ensemble jusqu'à Saint-Branchier, au pied des
+montagnes. Je les accompagnai: je comptais m'arrêter à Saint-Maurice,
+mais j'ai continué jusqu'à la cascade de Pissevache, qui est entre cette
+ville et Martigni, et que j'avais vue autrefois seulement depuis la
+route.</p>
+
+<p>Là, j'ai attendu le retour de la voiture. Il faisait un temps agréable,
+l'air était calme et très doux: j'ai pris, tout habillé, un bain de
+vapeurs froides. Le volume d'eau est considérable, et sa chute a près de
+trois cents pieds. Je m'en approchai autant qu'il me parut possible; et
+en un moment, je fus mouillé comme si j'eusse été plongé dans l'eau.</p>
+
+<p>Je retrouvai pourtant quelque chose des anciennes impressions lorsque je
+fus assis dans la vapeur qui rejaillit vers les nues, au bruit si
+imposant de cette eau qui sort d'une glace muette et coule sans cesse
+d'une source immobile, qui se perd avec fracas sans jamais finir, qui se
+précipite pour creuser des abîmes, et qui semble tomber éternellement.
+Nos années et les siècles de l'homme descendent ainsi: nos jours
+s'échappent du silence, la nécessité les montre, ils glissent dans
+l'oubli. Le cours de leurs fantômes pressés s'écroule avec un bruit
+uniforme, et se dissipe en se répétant toujours. Il en reste une fumée
+qui monte, qui rétrograde, et dont les ombres déjà passées enveloppent
+cette chaîne inexplicable et inutile, monument perpétuel d'une force
+inconnue, expression bizarre et mystérieuse de l'énergie du monde.</p>
+
+<p>Je vous avoue qu'Imenstròm, et mes souvenirs, et mes habitudes, et mes
+projets d'enfant, mes arbres, mon cabinet, que tout ce qui a pu
+distraire mes affections, fut bien petit, bien misérable à mes yeux.
+Cette eau glaciale, active, pénétrante, et comme remplie de mouvement,
+ce fracas solennel d'un torrent qui tombe, ce nuage qui s'élance
+perpétuellement dans les airs, cette situation du corps et de la pensée,
+dissipa l'oubli où des années d'efforts parvenaient peut-être à me
+plonger.</p>
+
+<p>Séparé de tous les lieux par cette atmosphère d'eau et par ce bruit
+immense, je voyais tous les lieux devant moi, je ne me voyais plus dans
+aucun. Immobile, j'étais ému pourtant d'un mouvement extraordinaire. En
+sécurité au milieu des ruines menaçantes, j'étais comme englouti par les
+eaux et vivant dans l'abîme: j'avais quitté la terre, et je jugeais ma
+vie ridicule; elle me faisait pitié: un songe de la pensée remplaça ces
+jours puérils par des jours employés. Je vis plus distinctement que je
+ne les avais jamais vues, ces pages heureuses et éloignées du rouleau
+des temps. Les Moïse, les Lycurgue prouvèrent indirectement au monde
+leur possibilité: leur existence future m'a été prouvée dans les
+Alpes.......................</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="top5">Quand les hommes des temps où il n'était pas ridicule d'être un homme
+extraordinaire, se retiraient dans une solitude profonde et dans les
+antres des montagnes, ce n'était pas seulement pour méditer les
+institutions qu'ils préparaient, on peut aussi penser chez soi, et s'il
+faut du silence, on peut le trouver dans une ville: ce n'était pas
+seulement pour en imposer aux peuples, un simple miracle de la <i>magie</i>
+eût été plutôt fait et n'eût pas eu moins de pouvoir sur les
+imaginations. Mais l'âme la moins assujettie n'échappe pas entièrement à
+l'empire de l'habitude, à cette conclusion si persuasive pour la foule
+et spécieuse pour le génie lui-même, à cet argument de la routine qui
+tire de l'état le plus ordinaire de l'homme, un témoignage naturel et
+une preuve de sa destination. Il faut se séparer des choses humaines non
+pas pour voir comment elles pourraient être autrement, mais pour oser le
+croire. On n'a pas besoin de cet isolement pour imaginer les moyens
+qu'on veut employer, mais pour en espérer le succès. On va dans la
+retraite, on y vit; l'habitude des choses anciennes s'affaiblit,
+l'extraordinaire est jugé sans partialité, il n'est plus romanesque: on
+y croit, on revient, on réussit.</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="c"><span class="points"> . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</span><a name="FNanchor_88_88" id="FNanchor_88_88"></a><a href="#Footnote_88_88" class="fnanchor">[88]</a></p>
+
+<p class="top5">Je me rapprochai de la route avant le retour de Fonsalbe: j'étais très
+mouillé; il prétendit qu'on eût pu arriver jusqu'à l'endroit même de la
+chute sans cet inconvénient-là. C'est où je l'attendais; il réussit
+d'abord: mais la colonne d'eau qui s'élève était très mobile, quoiqu'il
+n'y eût aucun vent sensible dans la vallée. Nous allions nous retirer
+lorsque en une seconde il fut inondé; alors il se laissa entraîner, et
+je le menai à la place même où je m'étais assis: mais je craignais que
+les variations inopinées de la pression de l'air n'affectassent sa
+poitrine, bien moins forte que la mienne, nous nous retirâmes presque
+aussitôt. J'avais essayé en vain de m'en faire entendre autrement que
+par signes; mais lorsque nous fûmes éloignés de plusieurs toises, je lui
+demandai avant que son étonnement cessât, ce que devenaient dans une
+semblable situation les petites habitudes de l'homme, et même ses
+affections les plus puissantes et les passions qu'il croit indomptables.</p>
+
+<p>Nous nous promenions, allant et revenant de la cascade à la route. Nous
+convînmes que l'homme le plus fortement organisé peut n'avoir aucune
+passion positive, malgré son aptitude à toutes; et qu'il y eut plusieurs
+fois de tels hommes, soit parmi les maîtres des peuples, soit parmi les
+mages, les gymnosophistes ou les sages, soit parmi les fidèles vrais et
+persuadés de certaines religions, comme l'islamisme ou le christianisme.</p>
+
+<p>L'homme supérieur a toutes les facultés de l'homme; il peut éprouver
+toutes les affections humaines; il s'arrête aux plus grandes de celles
+que sa destinée lui donne. Celui qui fait céder de grandes pensées à des
+idées petites ou personnelles; celui qui ayant à faire ou à décider des
+choses importantes, est ému par de petites affections et des intérêts
+misérables, n'est pas un homme supérieur.</p>
+
+<p>L'homme supérieur voit toujours au-delà de ce qu'il est et de ce qu'il
+fait; loin de rester derrière sa destinée, il devance toujours ce
+qu'elle peut lui permettre: et ce mouvement naturel de son âme, n'est
+point la passion du pouvoir et des grandeurs. Il est au-dessus des
+grandeurs et du pouvoir: il aime ce qui est utile, noble et juste; il
+aime ce qui est beau. Il reçoit la puissance parce qu'il en faut pour
+établir ce qui est utile et beau: mais il aimerait une vie simple, parce
+qu'une vie simple peut être pure et belle. Il fait quelquefois ce que
+les passions humaines peuvent faire; mais il y a dans lui une chose
+impossible, c'est qu'il le fasse par passion. Non seulement l'homme
+supérieur, le véritable homme d'Etat n'est point passionné pour les
+femmes, n'aime point le jeu, n'aime point le vin: mais je prétends qu'il
+n'est pas même ambitieux. Quand il fait comme ces êtres nés pour le
+regarder avec surprise, il ne le fait point par les mobiles qu'ils
+connaissent. Il n'est ni défiant, ni confiant; ni dissimulé, ni ouvert;
+ni reconnaissant, ni ingrat; il n'est rien de tout cela: son c&#339;ur
+attend, son intelligence conduit. Pendant qu'il est à sa place, il
+marche à sa fin qui est l'ordre en grand, et une amélioration du sort
+des hommes. Il voit, il veut, il fait. Il est juste et absolu. Celui
+dont on peut dire, il a tel faible ou tel penchant, est un homme comme
+les autres. Mais l'homme né pour gouverner, gouverne: il est le maître,
+et n'est rien autre chose.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXXV" id="LETTRE_LXXXV"></a>LETTRE LXXXV</h3>
+
+<p class="date">Im., 12 octobre, IX.<br />
+</p>
+
+<p>Je le craignais aussi, il était naturel de penser que cette sorte de
+mollesse où mon ennui m'a jeté, deviendrait bientôt une habitude presque
+insurmontable: mais quand j'y ai songé davantage, j'ai cru voir que je
+n'avais rien à en craindre, que le mal était déjà dans moi, et qu'il me
+serait toujours trop naturel d'être ainsi dans des circonstances
+semblables aux circonstances présentes. J'ai cru voir de même que dans
+une autre situation j'aurais toujours un autre caractère. La manière
+dont je végète dans l'ordre de choses où je me trouve n'aura aucune
+influence sur celle que je prendrais si les temps venaient à me
+prescrire autant d'activité que maintenant ils en demandent peu de moi.
+Que me servirait de vouloir rester debout à l'heure du repos, ou vivant
+dans ma tombe? Un homme laborieux et qui ne veut point perdre le jour,
+doit-il pour cela se refuser au sommeil de la nuit? Ma nuit est trop
+longue à la vérité: mais est-ce ma faute si les jours sont courts, si
+les nuits sont ténébreuses dans la saison où je suis né? Je veux, comme
+un autre, me montrer au-dehors quand l'été viendra; en attendant je dors
+auprès du feu pendant les frimas. Je crois que Fonsalbe devient dormeur
+comme moi. C'est une bizarrerie bien digne de la misère de l'homme, que
+notre manière triste et tranquille dans la plus belle retraite d'un si
+beau pays, et dans l'aisance au milieu de quelques infortunés plus
+contents que nous ne le serons jamais.</p>
+
+<p>Il faut que je vous apprenne quelque chose de nos manies, vous trouverez
+qu'habituellement notre langueur n'a rien d'amer. Il est inutile de vous
+dire que je n'ai point une nombreuse livrée: à la campagne et dans notre
+manière de vivre, les domestiques ont leurs occupations; les cordons
+pourraient aller dix fois avant que personne vînt. J'ai cherché la
+commodité et non l'appareil: j'ai d'ailleurs évité les dépenses sans
+but; et j'aime autant me fatiguer moi-même à verser de l'eau d'une
+carafe dans un verre, que de sonner pour qu'un laquais vigoureux accoure
+le faire depuis l'extrémité de la maison. Comme Fonsalbe et moi nous ne
+faisons guère un mouvement l'un sans l'autre, un cordon communique de
+sa chambre à coucher à la mienne, et à mon cabinet. La manière de le
+tirer varie: nous nous avertissons ainsi, non pas selon le besoin, mais
+selon nos fantaisies; en sorte que le cordon va très souvent.</p>
+
+<p>Plus ces fantaisies sont burlesques, plus elles nous amusent. Ce sont
+les jouets de notre oisiveté: nous sommes princes en ceci; et, sans
+avoir d'Etats à gouverner, nous suivons des caprices un peu bouffons.
+Nous croyons, comme eux, que c'est toujours quelque chose que d'avoir
+ri; avec cette différence néanmoins que notre rire ne mortifiera
+personne. Quelquefois une puérilité nous arrête pendant que nous
+comptons les mondes avec Lambert: quelquefois, encore remplis de
+l'enthousiasme de Pindare, nous nous amusons de la démarche imposante
+d'un poulet d'Inde, ou des manières athlétiques de deux matous épris
+d'amour qui se disputent leur héroïne.</p>
+
+<p>Depuis quelque temps nous nous sommes avisés de convenir que celui qui
+serait une demi-heure sans pouvoir se rendormir, éveillerait l'autre
+afin qu'il eût aussi son heure de patience; et que celui qui ferait un
+songe bien comique, ou de nature à produire une émotion forte, en
+avertirait aussitôt, afin que le lendemain en prenant le thé on
+l'expliquât selon l'antique science secrète.</p>
+
+<p>Je puis maintenant me jouer un peu avec le sommeil: je commence à le
+retrouver depuis que j'ai renoncé au café, depuis que je ne prends de
+thé que fort modérément et que je le remplace quelquefois par de la
+groseille, du petit-lait, ou simplement par un verre d'eau. Je dormais
+sans m'en apercevoir pour ainsi dire, et sans repos comme sans
+jouissance. En m'endormant et en m'éveillant, j'étais absolument le même
+qu'au milieu du jour; mais à présent j'obtiens, pendant quelques
+minutes, ce sentiment des progrès du sommeil, cet affaiblissement
+voluptueux qui annonce l'oubli de la vie, et dont le retour journalier
+la rend supportable aux malheureux en la suspendant, en la divisant sans
+cesse. Alors on est bien au lit, même Lorsqu'on n'y dort point. Vers le
+matin je me mets sur l'estomac. Je ne dors pas, je ne suis pas éveillé;
+je suis bien. C'est alors que je rêve en paix. Dans ces moments de
+calme, j'aime à voir la vie; il me semble alors qu'elle m'est étrangère;
+je n'y ai point de rôle. Ce qui m'arrête surtout maintenant, c'est le
+fracas des moyens et le néant des résultats; cet immense travail des
+êtres, et cette fin incertaine, stérile et peut-être contradictoire, ou
+ces fins opposées et vaines. La mousse mûrit sur la roche battue des
+flots; mais son fruit périra. La violette fleurit inutile sous le
+buisson du désert. Ainsi l'homme désire, et mourra. Il naît au hasard,
+il s'essaie sans but, il lutte sans objet, il sent et pense en vain, il
+passe sans avoir vécu; et celui qui obtient de vivre, passera aussi.
+César a gagné cinquante batailles, il a vaincu la terre; il a passé.
+Mahomet, Pythagore ont passé. Le cèdre qui ombrageait les troupeaux a
+passé comme le gramen que les troupeaux foulaient.</p>
+
+<p>Plus on cherche à voir, plus on se plonge dans la nuit. Tous agissent
+pour se conserver et se reproduire: la fin de leurs actions est visible;
+comment celle de leur être ne l'est-elle point? L'animal a les organes,
+les forces, l'industrie pour subsister et se perpétuer: il agit pour
+vivre et il vit: il agit pour se reproduire, et il se reproduit. Mais
+pourquoi vivre; pourquoi se perpétuer? Je n'entends rien à cela. La bête
+broute et meurt: l'homme mange, et meurt. Un matin je songeais à tout ce
+qu'il fait avant de mourir; j'eus tellement besoin de rire que je tirai
+deux fois le cordon; mais en déjeunant nous ne pûmes jamais rire: ce
+jour-là Fonsalbe s'imagina de trouver du sérieux dans les arts, dans la
+gloire, dans les hautes sciences, dans la métaphysique des trinités, je
+ne sais quoi encore dans quoi. Depuis ce déjeuner, j'ai remis sur ma
+table <i>De l'esprit des choses</i>, et j'en ai lu un volume presque entier.</p>
+
+<p>Je vous avoue que ce système de la réparation du monde ne me choque
+point du tout. Il n'est pas moderne, mais cela ne peut lui donner que
+plus d'autorité. Il est grand, il est spécieux: l'auteur est entré dans
+ses profondeurs; et j'ai pris le parti de lui savoir gré de l'extrême
+obscurité des termes, on en sera d'autant moins frappé de celle des
+choses. Je croirais volontiers que cette hypothèse d'une dégradation
+fortuite, et d'une lente régénération; d'une force qui vivifie, qui
+élève, qui subtilise, et d'une autre qui corrompt et qui dégrade, n'est
+pas le moins plausible de nos rêves sur la nature des choses. Je
+voudrais seulement qu'on nous dît comment s'est faite, ou du moins
+comment s'est dû faire cette grande révolution; pourquoi le monde
+échappa ainsi à l'Eternel; comment il s'est pu qu'il le permît, ou qu'il
+ne pût pas l'empêcher; et quelle force étrangère à sa puissance
+universelle, a produit l'universel cataclysme? Ce système expliquera
+tout, excepté la principale difficulté; mais le dogme oriental des Deux
+Principes était plus clair.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en puisse être sur une question si peu faite pour l'habitant
+de la terre, je ne connais rien qui rende mieux raison du phénomène
+perpétuel dont tous les accidents accablent notre intelligence, et
+déconcertent notre curieuse avidité. Nous voyons tous les individus
+s'agglomérer et se propager en espèces, pour marcher avec une force
+multipliée et continue vers je ne sais quel but dont ils sont repoussés
+sans cesse. Une industrie céleste produit sans relâche, et par des
+moyens infinis. Un principe d'inertie, une force morte résiste
+froidement; elle éteint, elle détruit en masse. Tous les agents
+particuliers sont passifs: ils tendent néanmoins avec ardeur vers ce
+qu'ils ne sauraient soupçonner; et le but de cette tendance générale,
+inconnu d'eux, paraît l'être nécessairement de tout ce qui existe. Non
+seulement le système des êtres semble plein de contrastes dans les
+moyens, et d'oppositions dans les produits; mais la force qui le meut
+paraît vague, inquiète, énervée ou balancée par une force
+indéfinissable; la nature paraît empêchée dans sa marche, et comme
+embarrassée et incertaine.</p>
+
+<p>Nous croirons discerner une lueur dans l'abîme, si nous entrevoyons les
+mondes comme des sphères d'activité, comme des ateliers de régénération
+où la matière travaillée graduellement et subtilisée par un principe de
+vie, doit passer de l'état passif et brut, à ce point d'élaboration, de
+ténuité, qui la rendra enfin susceptible d'être imprégnée de feu, et
+pénétrée de lumière. Elle sera employée par l'intelligence, non plus
+comme des matériaux informes, mais comme un instrument perfectionné,
+puis comme un agent direct, et enfin comme une partie essentielle de
+l'être unique, qui alors deviendra vraiment universel et vraiment un.</p>
+
+<p>Le b&#339;uf est fort et puissant; il ne le sait même pas: il absorbe une
+multitude de végétaux, il dévore un pré; quel grand avantage en va-t-il
+retirer? Il rumine, il végète pesamment dans l'étable où l'enferme un
+homme triste, pesant, inutile comme lui. L'homme le tuera, il le
+mangera, il n'en sera pas mieux; et après que le b&#339;uf sera mort, l'homme
+mourra. Que restera-t-il de tous deux? un peu d'engrais qui produira des
+herbes nouvelles, et un peu d'herbe qui nourrira des chairs nouvelles.
+Quelle vaine et muette vicissitude de vie et de mort! quel froid
+univers! Et comment est-il bon qu'il soit au lieu de n'être pas?</p>
+
+<p>Mais si cette fermentation silencieuse et terrible qui semble ne
+produire que pour immoler, ne faire que pour que l'on ait été, ne
+montrer les germes que pour les dissiper, ou n'accorder le sentiment de
+la vie que pour donner le frémissement de la mort; si cette force qui
+meut dans les ténèbres la matière éternelle, lance quelques lueurs pour
+essayer la lumière; si cette puissance qui combat le repos et qui promet
+la vie, broie et pulvérise son &#339;uvre afin de la préparer pour un grand
+dessein; si ce monde où nous paraissons n'est que l'essai du monde; si
+ce qui est, ne fait qu'annoncer ce qui doit être; cette surprise que le
+mal visible excite en nous ne paraît-elle pas expliquée? Le présent
+travaille pour l'avenir; l'arrangement du monde est que le monde actuel
+soit consumé; ce grand sacrifice était nécessaire, et n'est grand qu'à
+nos yeux. Nous passons dans l'heure du désastre, mais il le fallait; et
+l'histoire des êtres d'aujourd'hui est dans ce seul mot, ils ont vécu.
+L'ordre fécond et invariable sera le produit de la crise laborieuse qui
+nous anéantit: l'&#339;uvre est déjà commencée; et les siècles de vie
+subsisteront quand nous, nos plaintes, notre espérance et nos systèmes
+auront à jamais passé.</p>
+
+<p>Voilà ce que les Anciens pressentaient: ils conservaient le sentiment de
+la détresse de la terre. Cette idée vaste et profonde a produit les
+institutions des premiers âges; elles durèrent dans la mémoire des
+peuples comme le grand monument d'une mélancolie sublime. Mais des
+hordes restées barbares, et des hordes formées par quelques fugitifs qui
+avaient oublié les traditions antiques en errant dans leurs forêts, des
+Pélasges, des Scythes, des Scandinaves ont répandu les dogmes gothiques,
+les fictions des versificateurs, et la fausse magie<a name="FNanchor_89_89" id="FNanchor_89_89"></a><a href="#Footnote_89_89" class="fnanchor">[89]</a> des sauvages:
+alors l'histoire des choses en est devenue l'énigme jusqu'au jour où un
+homme étonnant qui a trop peu vécu, s'est mis à déchirer quelque partie
+du voile étendu par les barbares<a name="FNanchor_90_90" id="FNanchor_90_90"></a><a href="#Footnote_90_90" class="fnanchor">[90]</a>.</p>
+
+<p>Ensuite je fais un mouvement qui me distrait, je change d'attitude, et
+je ne revois plus rien de tout cela.</p>
+
+<p>D'autres fois je me trouve dans une situation indéfinissable; je ne dors
+ni ne veille, et cette incertitude me plaît beaucoup. J'aime à mêler, à
+confondre les idées du jour et celles du sommeil. Souvent il me reste un
+peu de l'agitation douce que laisse un songe animé, effrayant,
+singulier, rempli de ces rapports mystérieux et de cette incohérence
+pittoresque qui amusent l'imagination.</p>
+
+<p>Le génie de l'homme éveillé n'atteindrait pas ce que lui présentent les
+caprices de la nuit. Il y a quelque temps que je vis une éruption de
+volcans; mais jamais l'horreur des volcans ne fut aussi grande, aussi
+épouvantable et aussi belle. Je voyais depuis un lieu élevé; j'étais, je
+crois, à la fenêtre d'un palais, et plusieurs personnes étaient auprès
+de moi. C'était pendant la nuit, mais elle était éclairée. La Lune et
+Saturne paraissaient dans le ciel, entre des nuages épars, et entraînés
+rapidement quoique tout le reste fût calme. Saturne était près de la
+Terre; il paraissait plus grand que la Lune, et son anneau, blanc comme
+le métal que le feu va mettre en fusion, éclairait la plaine immense
+cultivée et peuplée. Une longue chaîne, très éloignée, mais bien
+visible, de monts neigeux, élevés, uniformes, réunissait la plaine et
+les cieux. J'examinais; un vent terrible passe sur la campagne, enlève
+et dissipe culture, habitations, forêts; et en deux secondes ne laisse
+qu'un désert de sable aride, rouge et comme embrasé par un feu
+intérieur. Alors l'anneau de Saturne se détache, il glisse dans les
+cieux, il descend avec une rapidité sinistre, il va toucher la haute
+cime des neiges; et en même temps elles sont agitées et comme
+travaillées dans leurs bases, elles s'élèvent, s'ébranlent et roulent
+sans changer, comme les vagues énormes d'une mer que le tremblement du
+globe entier soulèverait. Après quelques instants, des feux vomis du
+sommet de ces ondes blanches retombent des cieux où ils se sont élancés,
+et coulent en fleuves brûlants. Les monts étaient pâles et embrasés
+selon qu'ils s'élevaient ou s'abaissaient dans leur mouvement lugubre;
+et ce grand désastre s'accomplissait au milieu du silence plus lugubre
+encore.</p>
+
+<p>Vous pensez sans doute que dans cette ruine de la terre, je m'éveillai
+plein d'horreur avant la catastrophe: mais mon songe n'a pas fini selon
+les règles. Je ne m'éveillai point, les feux cessèrent, l'on se trouva
+dans un grand calme: la nuit était obscure; on ferma les fenêtres, on se
+mit à jaser dans le salon, nous parlâmes du feu d'artifice, et mon rêve
+continua.</p>
+
+<p>J'entends dire et répéter que nos rêves dépendent de ce dont nous avons
+été frappés les jours précédents. Je crois bien que nos rêves, ainsi que
+toutes nos idées et nos sensations, ne sont composés que de parties déjà
+familières et dont nous avons fait l'épreuve. Mais je pense que ce
+composé n'a souvent pas d'autre rapport avec le passé. Tout ce que nous
+imaginons ne peut être formé que de ce qui est; mais nous rêvons, comme
+nous imaginons, des choses nouvelles, et qui n'ont souvent avec ce que
+nous avons vu précédemment, aucun rapport que nous puissions découvrir.
+Quelques-uns de ces rêves reviennent constamment de la même manière, et
+semblables dans plusieurs de leurs moindres détails, sans que nous y
+pensions durant l'intervalle qui s'écoule entre leurs diverses époques.
+J'ai vu en songe des sites plus beaux que tous ceux des Alpes, plus
+beaux que ceux que j'aurais pu imaginer, et je les ai vus toujours les
+mêmes. Dès mon enfance je me suis trouvé, en rêve, auprès d'une des
+premières villes de l'Europe. L'aspect du pays différait essentiellement
+de celui des terres qui environnent réellement cette capitale que je
+n'ai jamais vue: et toutes les fois que j'ai rêvé qu'étant en voyage,
+j'approchais de cette ville, j'ai toujours trouvé le pays tel que je
+l'avais rêvé la première fois, et non pas tel que je le sais être.</p>
+
+<p>Douze ou quinze fois peut-être, j'ai vu en rêve un lieu de la Suisse que
+je connaissais déjà avant le premier de ces rêves: et néanmoins, quand
+j'y passe ainsi en songe, je le vois toujours très différent de ce qu'il
+est réellement, et toujours le même que je l'ai rêvé la première fois.</p>
+
+<p>Il y a plusieurs semaines que j'ai vu une vallée délicieuse, si
+parfaitement disposée selon mes goûts, que je doute qu'il en existe de
+semblables. La nuit dernière je l'ai vue encore: et j'y ai trouvé de
+plus un vieillard, tout seul, qui mangeait de mauvais pain à la porte
+d'une petite cabane fort misérable. «Je vous attendais, m'a-t-il dit, je
+savais que vous deviez venir; dans quelques jours je n'y serai plus, et
+vous trouverez ici du changement.» Ensuite nous avons été sur le lac,
+dans un petit bateau qu'il a fait tourner en se jetant dans l'eau.
+J'allai au fond; je me noyais, et je m'éveillai.</p>
+
+<p>Fonsalbe prétend qu'un tel rêve doit être prophétique, et que je verrai
+un lac et une vallée semblables. Afin que le songe s'accomplisse, nous
+avons arrêté que si je trouve jamais un pareil lieu, j'irai sur l'eau,
+pourvu que le bateau soit bien construit, que le temps soit calme, et
+qu'il n'y ait point de vieillard.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXXVI" id="LETTRE_LXXXVI"></a>LETTRE LXXXVI</h3>
+
+<p class="date">Im., 16 novembre, IX.<br />
+</p>
+
+<p>Vous avez très bien deviné ce que je n'avais fait que laisser entrevoir.
+Vous en concluez que déjà je me regarde comme un célibataire: et j'avoue
+que celui qui se regarde comme destiné à l'être, est bien près de s'y
+résoudre.</p>
+
+<p>Puisque la vie se trouve sans mouvement quand on lui ôte ses plus
+honnêtes mensonges, je crois avec vous, que l'on peut perdre plus qu'on
+ne gagne à se tenir trop sur la défensive, à se refuser à ce lien
+hasardeux qui promet tant de délices, qui occasionne tant d'amertumes.
+Sans lui la vie domestique est vide et froide, surtout pour l'homme
+sédentaire. Heureux celui qui ne vit pas seul, et qui n'a pas à gémir de
+ne point vivre seul!</p>
+
+<p>Je ne vois rien que l'on puisse de bonne foi nier ou combattre dans ce
+que vous dites en faveur du mariage. Ce que je vous objecterai, c'est ce
+dont vous ne parlez pas.</p>
+
+<p>On doit se marier, cela est prouvé: mais ce qui est devoir sous un
+rapport, peut devenir folie, bêtise ou crime sous un autre. Il n'est pas
+si facile de concilier les divers principes de notre conduite. On sait
+que le célibat en général est un mal: mais que l'on puisse en blâmer tel
+ou tel particulier, c'est une question très différente. Je me défends,
+il est vrai, ce que je dis tend à m'excuser moi-même; mais qu'importe
+que cette cause soit la mienne, si elle est bonne. Je ne veux faire en
+sa faveur qu'une observation dont la justesse me paraît évidente: et je
+suis bien aise de vous la faire à vous qui m'auriez volontiers contesté,
+un certain soir, l'extrême besoin d'une réforme pour mettre de l'unité,
+de l'accord, de la simplicité dans les règles de nos devoirs; à vous qui
+m'avez accusé d'exagération lorsque j'avançais qu'il est plus difficile
+et plus rare d'avoir assez de discernement pour connaître le devoir, que
+de trouver assez de forces pour le suivre. Vous aviez pour vous de
+grandes autorités anciennes et modernes: j'en avais d'aussi grandes; et
+de très bonnes intentions peuvent avoir trompé sur cela les Solon, les
+Cicéron, et d'autres encore.</p>
+
+<p>L'on suppose que notre code moral est fait. Il n'y a donc plus qu'à dire
+aux hommes: suivez-le; si vous étiez de bonne foi, vous seriez toujours
+justes<a name="FNanchor_91_91" id="FNanchor_91_91"></a><a href="#Footnote_91_91" class="fnanchor">[91]</a>. Mais moi, j'ai le malheur de prétendre que ce code est
+encore à faire: je me mets au nombre de ceux qui y voient des
+contradictions, principes de fréquentes incertitudes, et qui plaignent
+les hommes justes plus embarrassés dans le choix que faibles dans
+l'exécution. J'ai vu des circonstances où je défie l'homme le plus
+inaccessible à toute considération personnelle de prononcer sans douter,
+et où le moraliste le plus exercé ne prononcera jamais aussi vite qu'il
+est souvent nécessaire d'agir.</p>
+
+<p>Mais de tous ces cas difficiles, je n'en veux qu'un; c'est celui dont
+j'ai à me disculper, et j'y reviens. Il faut rendre une femme heureuse,
+et préparer le bonheur de ses enfants: il faut donc avant tout
+s'arranger de manière à avoir la certitude, ou du moins la probabilité
+de le pouvoir. On doit encore à soi-même et à ses autres devoirs futurs
+de se ménager la faculté de les remplir, et par conséquent la
+probabilité d'être dans une situation qui nous le permette, et qui nous
+donne au moins la partie du bonheur nécessaire à l'emploi de la vie.
+C'est autant une faute qu'une imprudence de prendre une femme qui
+remplira nos jours de désordre, de dégoûts ou d'opprobre; d'en prendre
+une qu'il faudra chasser ou abandonner; ou une avec qui tout bonheur
+mutuel sera impossible. C'est une faute de donner la naissance à des
+êtres pour qui on ne pourra probablement rien. Il fallait être à peu
+près assuré, sinon de leur laisser un sort indépendant, du moins de leur
+donner les avantages moraux de l'éducation, et les moyens de faire
+quelque chose, de remplir dans la société un rôle qui ne soit ni
+misérable ni déshonnête.</p>
+
+<p>Vous pouvez, en route, ne point choisir votre gîte, et considérer comme
+supportable l'auberge que vous rencontrez. Mais vous choisirez au moins
+votre domicile; vous ne vous fixerez pas pour la vie, vous n'acquerrez
+pas un domaine sans avoir examiné s'il vous convient. Vous ne ferez donc
+pas, au hasard, un choix plus important encore, et par lui-même, et
+parce qu'il est irrévocable.</p>
+
+<p>Sans doute il ne faut pas aspirer à une perfection absolue ou
+chimérique: il ne faut pas chercher dans les autres ce qu'on n'oserait
+prétendre leur offrir soi-même, et juger ce qui se présente avec assez
+de sévérité pour ne jamais atteindre ce qu'on cherche. Mais
+approuverons-nous l'homme impatient qui se jette dans les bras du
+premier venu, et qui sera forcé de rompre dans trois mois avec l'ami si
+inconsidérément choisi, ou de s'interdire toute sa vie une amitié réelle
+pour en conserver une fausse.</p>
+
+<p>Ces difficultés dans le mariage ne sont pas les mêmes pour tous; elles
+sont en quelque sorte particulières à une certaine classe d'hommes, et
+dans cette classe elles sont fréquentes et grandes. On répond du sort
+d'autrui; on est assujetti à des considérations multipliées; et il peut
+arriver que les circonstances ne permettent aucun choix raisonnable
+jusqu'à l'âge de n'en plus espérer.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXXVII" id="LETTRE_LXXXVII"></a>LETTRE LXXXVII</h3>
+
+<p class="date">20 novembre, IX.<br />
+</p>
+
+<p>Que la vie est mélangée: que l'art de s'y conduire est difficile! que de
+chagrins pour avoir bien fait: que de désordres pour avoir tout sacrifié
+à l'ordre: que de trouble pour avoir voulu tout régler quand notre
+destinée ne voulait point de règle!</p>
+
+<p>Vous ne savez trop ce que je veux vous dire avec ce préambule; mais,
+occupé de Fonsalbe, plein de l'idée de ses ennuis, de ce qui lui est
+arrivé, de ce qui devait lui arriver, de ce que je sais, de ce qu'il m'a
+appris, je vois un abîme d'injustices, de dégoûts, de regrets; et, ce
+qui est plus déplorable, dans cette suite de misères je ne vois rien
+d'étonnant, et rien qui lui soit particulier. Si tous les secrets
+étaient connus, si l'on voyait dans l'endroit caché des c&#339;urs l'amertume
+qui les ronge, tous ces hommes contents, ces maisons agréables, ces
+cercles légers ne seraient plus qu'une multitude d'infortunés rongeant
+le frein qui les comprime, et dévorant la lie épaisse de ce calice de
+douleurs dont ils ne verront point le fond. Ils voilent toutes leurs
+peines; ils élèvent leurs fausses joies, ils s'agitent pour les faire
+briller à ces yeux jaloux toujours ouverts sur autrui. Ils se placent
+dans le point de vue favorable, afin que cette larme qui reste dans leur
+&#339;il, lui donne un éclat apparent, et soit enviée de loin comme
+l'expression du plaisir. La vanité sociale est de paraître heureux.
+Tout homme se prétend seul à plaindre dans tout, et s'arrange de manière
+à être félicité de tout. S'il parle au confident de ses peines, son &#339;il,
+sa bouche, son attitude, tout est douleur; malgré la force de son
+caractère, de profonds soupirs accusent sa destinée lamentable, et sa
+démarche est celle d'un homme qui n'a plus qu'à mourir. Des étrangers
+entrent; sa tête s'affermit, son sourcil s'élève, son &#339;il se fixe, il
+fait entendre que les revers ne sauraient l'atteindre, qu'il se joue du
+sort, qu'il peut payer tous les plaisirs; il n'est pas jusqu'à sa
+cravate qui ne se trouve aussitôt disposée d'une manière plus heureuse;
+et il marche comme un homme que le bonheur agite, et qui cède aux grands
+desseins de sa destinée.</p>
+
+<p>Cette vaine montre, cette manie des beaux dehors n'est ignorée que des
+sots; et pourtant presque tous les hommes en sont dupes. La fête où vous
+n'êtes pas vous paraît un plaisir, au moment même où celle qui vous
+occupe n'est qu'un fardeau de plus. Il jouit de cent choses!
+dites-vous.&mdash;Ne jouissez-vous pas de ces mêmes choses, et de beaucoup
+d'autres peut-être?&mdash;Je parais en jouir, mais...&mdash;Homme trompé! ces mais
+ne sont-ils pas aussi pour lui? Tous ces heureux se montrent avec leur
+visage des fêtes, comme le peuple sort avec l'habit des dimanches. La
+misère reste dans les greniers et dans les cabinets. La joie ou la
+patience sont sur ces lèvres qu'on observe; le découragement, les
+douleurs, la rage des passions et de l'ennui sont au fond des c&#339;urs
+ulcérés. Dans cette grande population, tout l'extérieur est préparé, il
+est brillant ou supportable; l'intérieur est affreux. C'est à ces
+conditions que nous avons obtenu d'espérer. Si nous ne pensions pas que
+les autres sont mieux; et qu'ainsi nous pourrons être mieux nous-mêmes,
+qui de nous traînerait jusqu'au bout ses jours imbéciles?</p>
+
+<p>Plein d'un projet beau, raisonné, mais un peu romanesque, Fonsalbe
+partit pour l'Amérique espagnole. Il fut retenu à la Martinique par un
+incident assez bizarre qui paraissait devoir être de peu de durée, et
+qui eut pourtant de longues suites. Forcé d'abandonner enfin ses
+desseins, il allait repasser la mer, et n'en attendait que l'occasion.
+Un parent éloigné chez qui il avait demeuré pendant tout son séjour aux
+Antilles, tombe malade, et meurt au bout de peu de jours. Il lui fait
+entendre en mourant, que sa consolation serait de lui laisser sa fille,
+dont il croyait faire le bonheur en la lui donnant. F*** qui n'avait
+nullement pensé à elle, lui objecte qu'ayant vécu plus de six mois dans
+la même maison sans avoir formé avec elle aucune liaison particulière,
+il lui était sans doute, et lui resterait indifférent. Le père insiste,
+il lui apprend que sa fille était portée à l'aimer, et qu'elle le lui
+avait dit en refusant de contracter un autre mariage. F*** n'objecte
+plus rien, il hésite; il met à la place de ses projets renversés, celui
+de remplir doucement et honnêtement le rôle d'une vie obscure, de rendre
+une femme heureuse, et d'avoir de bonne heure des enfants, afin de les
+former: il songe que les défauts de celle qu'on lui propose sont ceux de
+l'éducation, et que ses qualités sont naturelles; il se décide; il
+promet. Le père meurt: quelques mois se passent: son fils et sa fille se
+préparaient à diviser le bien qu'il leur avait laissé. On était en
+guerre; des vaisseaux ennemis croisent devant l'île; on s'attend à un
+débarquement. Sous ce prétexte, le futur beau-frère de F*** dispose
+tout, comme pour se retirer subitement lorsqu'il le faudrait, et se
+mettre en sûreté; mais pendant la nuit, il se rend à la flotte avec tous
+les nègres de l'habitation, emportant ce qui pouvait être emporté. On a
+su depuis qu'il s'était établi dans une île anglaise, où son sort ne fut
+pas heureux.</p>
+
+<p>Sa s&#339;ur ainsi dépouillée, parut craindre que F*** ne l'abandonnât malgré
+sa promesse. Alors il précipita son mariage pour lequel il eût attendu
+le consentement de sa famille: mais ce soupçon, auquel il ne daigna
+faire aucune autre réponse, n'était pas propre à augmenter son estime
+pour une femme qu'il prit ainsi sans en avoir ni bonne ni mauvaise
+opinion, et sans autre attachement que celui d'une amitié ordinaire.</p>
+
+<p>Une union sans amour peut fort bien être heureuse. Mais les caractères
+se convenaient peu; ils se convenaient pourtant en quelque chose; et
+c'est dans un semblable cas que l'amour serait bon, je pense, pour les
+rapprocher tout à fait. La raison était peut-être une ressource
+suffisante; mais la raison n'agit pleinement qu'au sein de l'ordre: la
+fortune s'opposa à une vie suivie et réglée..............</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="top5">On ne vit qu'une fois: on tient à son système quand il est en même temps
+celui de la raison, et celui du c&#339;ur: on croit devoir hasarder le bien
+qu'on ne pourra jamais faire si on attend des certitudes. Je ne sais si
+vous verrez de même: mais je sens que F*** a bien fait; il en a été
+puni, il devait l'être; a-t-il donc mal fait pour cela? Si on ne vit
+qu'une fois... Devoir réel, seule consolation d'une vie fugitive! sainte
+morale! sagesse du c&#339;ur de l'homme! il n'a point manqué à vos lois. Il a
+laissé certaines idées d'un jour, il a oublié nos petites règles:
+l'habitué du coin, le législateur du quartier le condamneraient; mais
+ces hommes de l'antiquité que trente siècles vénérèrent, ces hommes
+justes et grands, ils auraient fait, ils ont fait comme lui...........</p>
+
+<p class="points">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="top5">Plus je connais Fonsalbe, plus je vois que nous resterons ensemble. Nous
+l'avons décidé ainsi; la nature des choses l'avait décidé avant nous: je
+suis heureux qu'il n'ait pas d'état. Il tiendra ici votre place, autant
+qu'un ami nouveau peut remplacer un ami de vingt années, autant que je
+pourrai trouver dans mon sort une ombre de nos anciens songes.</p>
+
+<p>L'intimité entre F*** et moi devance le progrès du temps, et elle a déjà
+le caractère vénérable de l'ancienneté. Sa confiance n'a point de
+bornes; et comme c'est un homme très discret et naturellement réservé,
+vous jugez si j'en sens le prix. Je lui dois beaucoup: ma vie est un peu
+moins inutile, et elle deviendra tranquille malgré ce poids intérieur
+qu'il peut me faire oublier quelquefois, mais qu'il ne saurait lever. Il
+a rendu à mes déserts quelque chose de leur beauté heureuse, et du
+<i>romantisme</i> de leurs sites <i>alpestres</i>: un infortuné, un ami y trouve
+des heures assez douces qu'il n'avait pas connues. Nous nous promenons,
+nous jasons, nous allons au hasard; nous sommes bien quand nous sommes
+ensemble. Je vois tous les jours davantage quels c&#339;urs une destinée
+contraire peut cacher parmi les hommes qui ne les connaissent pas, et
+dans un ordre de choses où ils se chercheraient vainement eux-mêmes.</p>
+
+<p>Fonsalbe a vécu tristement dans de perpétuelles inquiétudes, et sans
+jouir de rien: il a deux ou trois ans de plus que moi; il sent que la
+vie s'écoule. Je lui disais: le passé est plus étranger pour nous que
+l'existence d'un inconnu, il n'en reste rien de réel: les souvenirs
+qu'il laisse sont trop vains pour être comptés comme des biens ou des
+maux par un homme sage. Quel fondement peuvent avoir les plaintes ou les
+regrets de ce qui n'est plus? Si vous eussiez été le plus heureux des
+hommes, le jour présent serait-il meilleur? Si vous eussiez souffert
+des maux affreux... Il me laissait dire, mais je m'arrêtai moi-même. Je
+sentis que s'il eût passé dix années dans un caveau humide, sa santé en
+fût restée altérée; que les peines morales peuvent aussi laisser des
+impressions ineffaçables; et que quand un homme sensé se plaint des
+malheurs qu'il paraît ne plus éprouver, c'est leurs suites et leurs
+conséquences diverses qu'il déplore.</p>
+
+<p>Quand on a volontairement laissé échapper l'occasion de bien faire, on
+ne la retrouve ordinairement pas: et c'est ainsi qu'est punie la
+négligence de ceux dont la nature était de faire le bien, mais que
+retiennent les considérations du moment, ou les intérêts de leurs
+passions. Quelques-uns de nous joignent à cette disposition naturelle la
+volonté raisonnée de la suivre, et l'habitude de faire taire toute
+passion contraire; leur unique intention, leur premier désir est de
+jouer bien en tout le rôle d'homme, et d'exécuter ce qu'ils jugent être
+bon: verront-ils sans regret s'éloigner d'eux toute possibilité de faire
+bien ces choses qu'on ne peut faire qu'une fois; ces choses qui
+n'appartiennent qu'à la vie privée, mais qui sont importantes parce que
+très peu d'hommes songent réellement à les bien faire.</p>
+
+<p>Ce n'est pas une partie de la vie aussi peu étendue, aussi secondaire
+qu'on le pense, de faire pour sa femme non pas seulement ce que le
+devoir prescrit, mais ce qu'une raison éclairée conseille, et même tout
+ce qu'elle permet. Bien des hommes remplissent avec honneur de grandes
+fonctions publiques, qui n'eussent pas su agir dans leur intérieur,
+comme F*** eût fait s'il eût eu une femme d'un esprit juste et d'un
+caractère sûr, une femme qui fût ce qu'il fallait pour qu'il suivît sa
+pensée.</p>
+
+<p>Les plaisirs de la confiance et de l'intimité sont grands entre des
+amis: mais, animés et multipliés par tous ces détails qu'occasionne le
+sentiment de la différence des sexes, ces plaisirs délicats n'ont plus
+de bornes. Est-il une habitude domestique plus délicieuse que d'être bon
+et juste aux yeux d'une femme aimée; de faire tout pour elle, et de n'en
+rien exiger; d'en attendre tout ce qui est naturel et honnête, et de
+n'en rien prétendre d'exclusif; de la rendre estimable, et de la laisser
+à elle-même; de la soutenir, de la conseiller, de la protéger, sans la
+gouverner, sans l'assujettir; d'en faire une amie qui ne cache rien et
+qui n'ait rien à cacher, sans lui interdire des choses, indifférentes
+alors, mais que d'autres tairaient et devraient s'interdire; de la
+rendre la plus parfaite mais la plus libre qu'il se puisse, d'avoir sur
+elle tous les droits afin de lui rendre toute la liberté qu'une âme
+droite puisse accepter; et de faire ainsi, du moins dans l'obscurité de
+notre vie, la félicité d'un être humain digne de recevoir le bonheur
+sans le corrompre, et la liberté de l'esprit sans en être corrompu?</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXXVIII" id="LETTRE_LXXXVIII"></a>LETTRE LXXXVIII</h3>
+
+<p class="date">Im., 30 novembre, IX.<br />
+</p>
+
+<p>Il fait aujourd'hui le temps que j'aimerais pour écrire des riens
+pendant cinq ou six heures, pour jaser de choses insignifiantes, pour
+lire de bonnes parodies, pour <i>passer le temps</i>. Depuis plusieurs jours
+je suis autant que jamais dans cette disposition; et vous auriez la
+lettre la plus longue qu'on ait encore reçue à Bordeaux, si je ne devais
+pas mesurer avec Fonsalbe la pente d'un filet d'eau qu'il veut amener
+dans la partie la plus haute de mes prés, et qu'aucune sécheresse ne
+pourra tarir, puisqu'il sort d'un petit glacier. Cependant on peut bien
+prendre le temps de vous dire que le ciel est précisément tel que je
+l'attendais.</p>
+
+<p>Ils n'ont pas besoin d'attendre, ceux qui vivent comme il convient, qui
+ne prennent de la nature que ce qu'ils en ont arrangé à leur manière, et
+qui sont les hommes de l'homme. Les saisons, le moment du jour, l'état
+du ciel, tout cela leur est étranger. Leurs habitudes sont comme la
+règle des moines: c'est une autre loi qui ne considère qu'elle-même;
+elle ne voit point dans la loi naturelle un ordre supérieur, mais
+seulement une suite d'incidents à peu près périodiques, une série de
+moyens ou d'obstacles qu'il faut employer ou vaincre selon la fantaisie
+des circonstances. Sans décider si c'est un mal ou non, j'avoue qu'il en
+doit être ainsi. Les opérations publiques, et presque tous les genres
+d'affaires, ont leur moment réglé longtemps d'avance: elles exigent, à
+époque fixe, le concours de beaucoup d'hommes; on ne pourrait les faire,
+on ne saurait comment s'entendre si elles suivaient d'autres convenances
+que celles qui leur sont propres. Cette nécessité entraîne le reste: et
+l'homme des villes, qui ne dépend plus des événements naturels, qui même
+les voit ou le gêner souvent ou le servir par hasard, se décide, et doit
+se décider à arranger ses habitudes selon son état, selon les habitudes
+de ceux qu'il voit, selon l'habitude publique, selon l'opinion de la
+classe dont il est, ou que ses prétentions envisagent.</p>
+
+<p>Une grande ville a toujours à peu près le même aspect, les occupations
+et les délassements y sont toujours à peu près les mêmes, on prend donc
+volontiers une manière d'être uniforme. Il serait effectivement fort
+incommode de se lever dès le matin dans les longs jours, de se coucher
+plus tôt en décembre. Il est agréable et salubre de voir l'aurore; mais
+que ferait-on après l'avoir vue entre les toits, après avoir entendu
+deux serins pendus à une lucarne <i>saluer</i> le soleil levant? Un beau
+ciel, une douce température, une nuit éclairée par la lune ne changent
+rien à votre manière: vous finissez par dire, à quoi cela sert-il? et
+même en trouvant mauvais l'ordre de choses qui le fait dire, il faudrait
+convenir que celui qui le dit n'a pas tout à fait tort: et qu'on serait
+au moins original si on allait faire lever exprès son portier et courir
+de grand matin pour entendre les moineaux chanter sur le boulevard; si
+on allait s'asseoir, à la fenêtre d'un salon, derrière les rideaux, pour
+se séparer des lumières et du bruit, pour donner un moment à la nature,
+pour voir avec recueillement l'astre des nuits briller dans le ruisseau.</p>
+
+<p>Mais dans mon ravin des Alpes, les jours de dix-huit heures ressemblent
+peu aux jours de neuf heures. J'ai conservé quelques habitudes de la
+ville parce que je les trouve assez douces, et même convenables pour moi
+qui ne saurais prendre toutes celles du lieu: cependant avec quatre
+pieds de neige et douze degrés de glace, je ne puis vivre précisément de
+la même manière que quand la sécheresse allume les pins dans les bois,
+et que l'on fait des fromages cinq mille pieds au-dessus de moi.</p>
+
+<p>Il me faut un certain mauvais temps pour agir au-dehors, un autre pour
+me promener, un autre pour faire des courses, un autre pour rester
+auprès du feu quoiqu'il ne fasse point froid, et un autre encore pour me
+placer à la cheminée de la cuisine pendant que l'on fait ces choses du
+ménage qui ne sont pas de tous les jours, et que je réserve autant qu'il
+se peut pour ces moments-là. Vous voyez qu'afin de vous dire mon plan,
+je mêle ce qui est déjà pratiqué à ce qui le sera seulement: je suppose
+que j'ai déjà suivi mon genre de vie tel que je commence à le suivre en
+effet, et tel que je le dispose pour les autres saisons et pour les
+choses encore à faire.</p>
+
+<p>Je n'osais parler des beaux jours: il faut pourtant le confesser enfin,
+je ne les aime pas; je veux dire que je ne les aime plus. Le beau temps
+embellit la campagne, il semble y augmenter l'existence; on l'éprouve
+généralement ainsi. Mais moi, je suis plus mécontent quand il fait très
+beau. J'ai vainement lutté contre ce mal-être intérieur, je n'ai pas été
+le plus fort; alors j'ai pris un autre parti beaucoup plus commode, j'ai
+éludé le mal que je ne pouvais détruire. Fonsalbe veut bien condescendre
+à ma faiblesse: les excès modérés de la table seront pour ces jours sans
+nuages, si beaux à tous les yeux, et si accablants aux miens. Ils seront
+les jours de la mollesse: nous les commencerons tard, et nous les
+passerons aux lumières. S'il se rencontre des choses plaisantes à lire,
+des choses d'un certain comique, on les met de côté pour ces
+matinées-là. Après le dîner on s'enferme, avec du vin ou du punch. Dans
+la liberté de l'intimité, dans la sécurité de l'homme qui n'a jamais à
+craindre son propre c&#339;ur, trouvant quelquefois insuffisant et tout le
+reste et l'amitié elle-même, avides d'essayer un peu cette folie que
+nous avons perdue sans être sages, nous cherchons le sentiment actif et
+passionné de la chose présente, à la place de ce sentiment exact et
+mesuré de toutes choses, de ce concept silencieux qui refroidit l'homme
+et surcharge sa faiblesse.</p>
+
+<p>Minuit arrive ainsi: et l'on est délivré... oui, l'on est délivré du
+temps; du temps précieux et irréparable, qu'il est souvent impossible de
+ne pas perdre et plus souvent impossible d'aimer.</p>
+
+<p>Quand on a la tête inquiétée et dérangée par l'imagination,
+l'observation, l'étude, par les dégoûts et les passions, par les
+habitudes, par la raison, croyez-vous que ce soit une chose si facile
+que d'avoir assez de temps, et surtout de n'en avoir jamais trop? Nous
+sommes, il est vrai, des solitaires, des campagnards, mais nous avons
+nos manies: nous sommes au milieu de la nature, mais nous l'observons.
+D'ailleurs, je crois que même dans l'état sauvage, beaucoup d'hommes ont
+trop d'esprit pour ne pas s'ennuyer.</p>
+
+<p>Nous avons perdu les passe-temps d'une société choisie; nous prétendons
+nous en consoler en songeant aux ennuis, aux contraintes futiles et
+inévitables de la société en général. Cependant n'aurait-on pu parvenir
+à ne voir que des connaissances intimes? Que mettrons-nous à la place de
+cette manière que les femmes seules peuvent avoir, qu'elles ont dans les
+capitales de la France, de cette manière qu'elles rendent si heureuse,
+et qui les rend aussi nécessaires à l'homme de goût qu'à l'homme
+passionné? C'est par là que notre solitude est profonde, et que nous y
+sommes dans le vide des déserts.</p>
+
+<p>A d'autres égards, je croirais que notre manière de vivre est à peu près
+celle qui emploie mieux le temps. Nous avons quitté le mouvement de la
+ville; le silence qui nous environne semble d'abord donner à la durée
+des heures une constance, une immobilité qui attriste l'homme habitué à
+précipiter sa vie. Insensiblement et en changeant de régime, on s'y fait
+un peu. En redevenant calme, on trouve que les jours ne sont pas
+beaucoup plus longs ici qu'ailleurs. Si je n'avais cent raisons, les
+unes assez solides, les autres un peu misérables, de ne point vivre en
+montagnard, j'aurais un mouvement égal, une nourriture égale, une
+manière égale: sans agitation, sans espoir, sans désir, sans attente;
+n'imaginant pas, ne pensant guère, ne voulant rien de plus, et ne
+songeant à rien de nouveau, je passerais d'une saison à une autre, et du
+temps présent à la vieillesse, comme on passe des longs jours aux jours
+d'hiver sans apercevoir leur affaiblissement uniforme: quand la nuit
+viendrait, j'en conclurais seulement qu'il faut des lumières; et quand
+les neiges commenceraient, je dirais qu'il faut allumer les poêles. De
+temps à autre j'apprendrais de vos nouvelles, et je quitterais un moment
+ma pipe pour vous répondre que je me porte bien. Je deviendrais content:
+je parviendrais à trouver l'anéantissement des jours assez rapide dans
+la froide tranquillité des Alpes: je me livrerais à cette suite
+d'incuriosité, d'oubli et de lenteur, où repose l'homme des montagnes
+dans l'abandon de leurs grandes solitudes.</p>
+
+<h3><a name="LETTRE_LXXXIX" id="LETTRE_LXXXIX"></a>LETTRE LXXXIX</h3>
+
+<p class="date">Im., 6 décembre, IX.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai voulu vous annoncer dès le jour même ce moment, jadis si désiré,
+qui pourrait faire époque dans ma vie, si j'étais entièrement revenu de
+mes songes, ou peut-être si je n'avais rien perdu de leur première
+erreur. Je suis tout à fait chez moi: les travaux sont finis. C'est
+enfin l'instant de prendre un train de vie qui emploie certaines heures,
+et qui fasse oublier les autres: je puis faire ce que je veux, mais le
+malheur est que je ne vois pas bien ce que je dois faire.</p>
+
+<p>C'est cependant une douce chose que l'aisance: on peut tout arranger,
+suivre les convenances, choisir et régler. Avec de l'aisance, la raison
+peut éviter le malheur dans la vie ordinaire. Les riches seraient
+heureux s'ils avaient de l'aisance: mais les riches aiment mieux se
+faire pauvres. Je plains celui que des circonstances impérieuses
+réduisent à monter sa maison au niveau de ce qu'il possède. Il n'y a
+point de bonheur domestique sans une certaine surabondance nécessaire à
+la sécurité. Si l'on trouve plus de paix et de bonne humeur dans les
+cabanes que dans les palais, c'est que l'aisance est bien plus rare dans
+les palais que dans les cabanes. Les malheureux, au milieu de l'or, ne
+savent comment vivre! S'ils avaient su borner leurs prétentions et
+celles de leur famille, ils auraient tout, car l'or fait tout: mais dans
+leurs mains inconsidérées, l'or ne fait rien. Ils le veulent ainsi: que
+leurs goûts soient satisfaits! Mais dans notre médiocrité, donnons du
+moins d'autres exemples.</p>
+
+<p>Pour n'être pas vraiment malheureux, il ne faut qu'un bien; on le nomme
+raison, sagesse ou vertu. Pour être satisfait, je crois qu'il en faut
+quatre, beaucoup de raison, de la santé, quelque fortune, et un peu de
+ce bonheur qui consiste à avoir le sort pour soi. A la vérité, chacun de
+ces trois autres biens n'est rien sans la raison, et la raison est
+beaucoup sans eux. Elle peut les donner enfin, ou consoler de leur
+perte; mais eux ne la donnent pas, et ce qu'ils donnent sans elle n'a
+qu'un éclat extérieur, une apparence dont le c&#339;ur n'est pas longtemps
+abusé. Avouons que l'on est bien sur la terre quand on peut et qu'on
+sait. Pouvoir sans savoir, est fort dangereux: savoir sans pouvoir, est
+inutile et triste.</p>
+
+<p>Pour moi, qui ne prétends pas vivre, mais seulement regarder la vie, je
+ferai bien de me mettre à imaginer du moins le rôle d'un homme. Je veux
+passer tous les jours quatre heures dans mon cabinet. J'appellerai cela
+du travail; ce n'en est pas un pourtant, car il n'est pas permis de
+poser une serrure ou d'ourler un mouchoir le jour du repos, mais on est
+très libre de faire un chapitre du <i>Monde primitif</i>. Puisque j'ai résolu
+d'écrire, je ne serais pas excusable si je ne le faisais pas
+maintenant<a name="FNanchor_92_92" id="FNanchor_92_92"></a><a href="#Footnote_92_92" class="fnanchor">[92]</a>. J'ai tout ce qu'il me faut, loisir, tranquillité, ennui,
+bibliothèque bornée, mais suffisante; et au lieu de secrétaire, un ami
+qui me fera continuer, et qui soutient qu'en écrivant on peut faire
+quelque bien tôt ou tard.</p>
+
+<p>Avant de m'occuper des faiblesses des hommes, il faut que je vous parle
+de la mienne pour la dernière fois. Fonsalbe avec qui je n'aurais pas
+d'autres secrets, mais qui ne soupçonne rien de ceci, me fait sentir
+tous les jours, et par sa présence, et par nos entretiens où le nom de
+sa s&#339;ur revient si souvent, combien j'étais éloigné de cet oubli devenu
+mon seul asile.</p>
+
+<p>Il a parlé de moi dans ses lettres à M<sup>me</sup> Del***, et il l'a fait comme
+de ma part. Je ne savais comment prévenir cela, ne pouvant en donner à
+Fonsalbe aucune raison: mais j'en suis d'autant plus fâché qu'elle aura
+dû juger contradictoire que je ne suivisse pas ce que moi-même j'avais
+dit.</p>
+
+<p>Ne trouvez point bizarre l'amertume que je cherche dans ces souvenirs,
+et les soins inutiles que je prends pour les éloigner, comme si je
+n'étais pas sûr de moi. Je ne suis ni fanatique, ni incertain dans ma
+droiture. Mes intentions me resteront soumises, mais ma pensée ne l'est
+pas; et si j'ai toute l'assurance de l'homme qui veut ce qu'il doit,
+j'ai toute la faiblesse de celui que rien n'a fixé. Cependant je n'aime
+point; je suis trop malheureux pour cela. Comment donc se fait-il?...
+Vous ne sauriez m'entendre, quand je ne m'entends pas moi-même.</p>
+
+<p>Il y a bien des années que je la vis, mais comme j'étais destiné à
+n'avoir que le songe de mon existence, il en résulta seulement que son
+souvenir restait fixé dans ma mémoire, et attaché au sentiment de
+continuité de mon être. Voilà pour ces temps dont tout est perdu.</p>
+
+<p>Le besoin d'aimer était devenu l'existence elle-même, et le sentiment
+des choses n'était que l'attente et le pressentiment de cette heure qui
+commence la lumière de la vie. Mais si dans le cours insipide de mes
+jours, il s'en trouvait un qui parût offrir le seul bien que la nature
+contînt alors pour mon c&#339;ur, ce souvenir était dans moi comme pour m'en
+éloigner. Sans avoir aimé, je me voyais dans une sorte d'impuissance
+d'aimer désormais, ainsi que ces hommes en qui une passion profonde a
+détruit le pouvoir de sentir une affection nouvelle. Ce souvenir n'était
+pas l'amour, puisque je n'y trouvais point de consolation, point
+d'aliment: il me laissait dans le vide, et il semblait m'y retenir: il
+ne me donnait rien, et il semblait s'opposer à ce qu'il me fût donné
+quelque chose. Je restais ainsi sans posséder ni l'ivresse heureuse que
+l'amour soutient, ni cette mélancolie amère et voluptueuse dont aiment à
+se consumer nos c&#339;urs encore remplis d'un amour malheureux.</p>
+
+<p>Je ne veux point vous faire la fatigante histoire de mes ennuis. J'ai
+caché dans mes déserts ma fortune sinistre: elle entraînerait ce qui
+m'environne; elle a manqué vous envelopper vous-même. Vous avez voulu
+tout quitter pour devenir triste et inutile comme moi, mais je vous ai
+forcé de reprendre vos distractions. Vous avez cru même que j'en avais
+aussi trouvé; j'ai entretenu doucement votre erreur. Vous avez su que
+mon calme ressemblait au sourire du désespoir, j'aurais voulu que vous
+y fussiez plus longtemps trompé: je prenais pour vous écrire le moment
+où je riais... où je ris de pitié sur moi-même, sur ma destinée, sur
+tant de choses dont je vois les hommes gémir en répétant qu'elles vont
+cesser.</p>
+
+<p>Je vous en dis trop: mais le sentiment de ma destinée m'élève et
+m'accable; je ne puis chercher quelque chose en moi, sans y trouver le
+fantôme de ce qui ne me sera jamais donné.</p>
+
+<p>C'est une nécessité qu'en vous parlant d'<i>elle</i>, je sois tout à fait
+moi. Je n'entends pas bien quelle réserve je devais m'imposer en cela.
+Elle sentait comme moi, une même langue nous était commune; sont-ils si
+nombreux ceux qui s'entendent? Cependant je ne me livrais pas à tant
+d'illusions. Je vous le répète, je ne veux point vous arrêter sur ces
+temps que l'oubli doit effacer, et qui sont déjà dans l'abîme: le songe
+du bonheur a passé avec leurs ombres dans la mort de l'homme et des
+siècles. Pourquoi ces souvenirs exhalés d'un long trépas? ils viennent
+étendre sur les restes vivants de l'homme l'amertume du sépulcre
+universel où il descendra tout entier. Je ne cherche point à justifier
+ce c&#339;ur brisé qui vous est trop bien connu, et qui ne conserve dans ses
+ruines que l'inquiétude de la vie. Vous savez ses ennuis, ses espérances
+éteintes, ses désirs inexplicables, ses besoins démesurés: ne l'excusez
+pas, soutenez-le, relevez ses débris; rendez-lui, si vous en savez les
+moyens, et le feu de la vie, et le calme de la raison, tout le mouvement
+du génie, et toute l'impassibilité du sage: je ne veux point vous porter
+à plaindre ses folies profondes.</p>
+
+<p>Enfin le hasard le plus inattendu me fit la rencontrer près de la Saône,
+dans un jour de tristesse. Cet événement si simple m'étonna pourtant. Je
+trouvai de la douceur à la voir quelquefois. Une âme ardente et
+tranquille, fatiguée, désabusée, immense, devait fixer l'inquiétude et
+le perpétuel supplice de mon c&#339;ur. Cette grâce de tout son être, ce fini
+inexprimable dans le mouvement, dans la voix!... Je n'aime point:
+souvenez-vous-en, et dites-vous bien tout mon malheur.</p>
+
+<p>Mais ma tristesse devenait plus constante et plus amère. Si M<sup>me</sup> D***
+eût été libre, j'y eusse trouvé le plaisir d'être enfin malheureux à ma
+manière: mais elle ne l'était point, et je me retirai avant qu'il me
+devînt impossible de supporter ailleurs le poids du temps. Tout
+m'ennuyait alors, mais actuellement tout m'est indifférent. Il arrive
+même que quelque chose m'amuse; je pouvais donc vous parler de tout
+ceci. Je ne suis plus fait pour aimer, je suis éteint. Peut-être
+serais-je bon mari; j'aurais beaucoup d'attachement. Je commence à
+songer aux plaisirs de l'amour, je ne suis plus digne d'une amante.
+L'amour lui-même ne me donnerait plus qu'une femme, et un ami. Comme nos
+affections changent! comme le c&#339;ur se détruit; comme la vie passe, avant
+de finir!</p>
+
+<p>Je vous disais donc combien j'aimais à être ennuyé avec elle de tout ce
+qui fait les <i>délices</i> de la vie: j'aimais bien plus les soirées
+tranquilles. Cela ne pouvait pas durer.</p>
+
+<p>Il m'est arrivé, rarement mais quelquefois, d'oublier que je suis sur la
+terre comme une ombre qui s'y promène, qui voit, et ne peut rien saisir.
+C'est là ma loi, quand j'ai voulu m'y soustraire, j'en ai été puni:
+quand l'illusion commence, mes misères s'aggravent. Je me suis senti à
+côté du bonheur, j'en ai été épouvanté. Peut-être ces cendres que je
+crois éteintes se seraient-elles ranimées. Il fallut partir.</p>
+
+<p>Maintenant je suis dans un vallon perdu. Je m'attache à oublier de
+vivre. J'ai cherché le thé pour m'affaiblir, et jusqu'au vin pour
+m'égarer. Je bâtis, je cultive; je me joue avec tout cela. J'ai trouvé
+quelques bonnes gens, et je compte aller au <i>cabaret</i><a name="FNanchor_93_93" id="FNanchor_93_93"></a><a href="#Footnote_93_93" class="fnanchor">[93]</a> pour découvrir
+des hommes: je me lève tard, je me couche tard; je suis lent à manger;
+je m'occupe de tout; j'essaie de toutes les attitudes; j'aime la nuit;
+je presse le temps, je dévore mes heures froides, je suis avide de les
+voir dans le passé.</p>
+
+<p>Fonsalbe est son frère: nous parlons d'elle, je ne puis l'en empêcher,
+il l'aime beaucoup. Fonsalbe sera mon ami: je le veux, il est isolé. Je
+le veux aussi pour moi: sans lui, que deviendrais-je? Mais il ne saura
+pas combien l'idée de sa s&#339;ur est présente dans ces solitudes. Ces
+gorges sombres! ces eaux romantiques! elles étaient muettes, elles le
+seront toujours: cette idée n'y met point la paix de l'oubli du monde,
+mais l'abandon des déserts. Un soir nous étions sous les pins: leurs
+cimes agitées étaient remplies des sons de la montagne, nous parlions,
+il la pleurait! Mais un frère a des larmes.</p>
+
+<p>Je ne fais point de serments, je ne fais point de v&#339;ux: je méprise ces
+protestations si vaines, cette éternité que l'homme croit ajouter à ses
+passions d'un jour. Je ne promets rien, je ne sais rien, tout passe,
+tout homme change: mais je me trompe bien moi-même, ou il ne m'arrivera
+pas d'aimer. Quand le dévot a rêvé sa béatitude, il n'en cherche plus
+dans le monde terrestre; et s'il vient à perdre ses sublimes illusions,
+il ne trouve aucun charme dans les choses trop inférieures aux premiers
+songes.</p>
+
+<p>Et elle traînera la chaîne de ses jours avec cette force désabusée, avec
+ce calme de la douleur qui lui va si bien. Plusieurs de nous seraient
+peut-être moins à leur place s'ils étaient moins loin d'être heureux.
+Cette vie passée dans l'indifférence au milieu de tous les agréments de
+la vie, et dans l'ennui avec une santé inaltérable; ces chagrins sans
+humeur, cette tristesse sans amertume, ce sourire des peines cachées;
+cette simplicité qui abandonne tout quand on pourrait tout prétendre,
+ces regrets sans plainte, cet abandon sans effort, ce découragement dont
+on dédaigne l'affliction; tant de biens négligés, tant de pertes
+oubliées, tant de facultés dont on ne veut plus rien faire: tout cela
+est plein d'harmonie, et n'appartient qu'à elle. Contente, heureuse,
+possédant tout ce qui semblait lui être dû, peut-être eût-elle moins été
+elle-même. L'adversité est bonne à qui la porte ainsi: et je suppose que
+le bonheur vînt maintenant, qu'en ferait-elle? il n'est plus temps.</p>
+
+<p>Que lui reste-t-il? Que nous restera-t-il dans cet abandon de la vie,
+seule destinée qui nous soit commune? Quand tout échappe jusqu'aux rêves
+de nos désirs; quand le songe de l'aimable et de l'honnête vieillit
+lui-même dans notre pensée incertaine; quand l'image sublime de
+l'harmonie dans sa grâce idéale, descend des lieux célestes, s'approche
+de la terre et se trouve enveloppée de brumes et de ténèbres; quand rien
+ne subsiste de nos besoins, de nos affections, de nos espérances; quand
+nous passons nous-mêmes avec la fuite invariable des choses, et dans
+l'inévitable instabilité du monde! mes amis, mes seuls amis, Elle que
+j'ai perdue, Vous qui vivez loin de moi, vous qui seuls me donnez encore
+le sentiment de la vie! Que nous restera-t-il, et que sommes-nous?</p>
+
+<p>S'il ne peut rester de nos sentiments fugitifs que le sentiment
+accablant de leur mobilité; cherchons ce vrai immuable, seule conception
+qui soutienne l'âme fatiguée du délire de nos espérances, plus navrée
+encore et plus étonnée d'elle-même quand elle a perdu leur amertume. La
+justice seule est évidente à tous; elle l'est à leur dernier comme à
+leur premier moment: sa lumière ne changera pas. Vous la suivez en paix,
+je la cherche dans mon inquiétude; et cette union du moins ne nous sera
+pas ôtée.</p>
+
+<h3><a name="SUPPLEMENT_DE_1833" id="SUPPLEMENT_DE_1833"></a>SUPPLÉMENT DE 1833</h3>
+
+<h3><a name="LETTRE_XC" id="LETTRE_XC"></a>LETTRE XC<a name="FNanchor_94_94" id="FNanchor_94_94"></a><a href="#Footnote_94_94" class="fnanchor">[94]</a></h3>
+
+<p class="date">Imenstròm, 28 juin, X.<br />
+</p>
+
+<p>La s&#339;ur de Fonsalbe est ici, elle est venue sans être attendue, et dans
+le dessein de rester seulement quelques jours avec son frère.</p>
+
+<p>Vous la trouveriez à présent aussi aimable, aussi remarquable, et plus
+peut-être qu'elle ne le fut jamais. Cette apparition inopinée, le
+changement des temps, d'ineffaçables souvenirs, les lieux, la saison,
+tout semblait d'accord. Et il faut vous dire que s'il peut être une
+beauté plus accomplie aux yeux d'un artiste, aucune ne réunirait
+davantage ce qui fait généralement pour moi le charme des femmes.</p>
+
+<p>Nous ne pouvions ici la recevoir comme vous l'eussiez fait à Bordeaux;
+mais, au pied de nos montagnes, il nous restait à nous arranger selon la
+circonstance. On devait faucher deux prés, le soir, jusqu'à une heure
+assez avancée, puis, de grand matin, pour éviter entièrement l'ardeur du
+jour. J'avais déjà eu le projet de donner, dans cette occasion, quelque
+encouragement à mes travailleurs: des musiciens furent appelés de Vevey
+et de Lausanne. Une collation, ou, si on veut, un souper champêtre
+commençant à minuit, et assez varié pour être du goût des faucheurs
+mêmes, fut destiné à remplir l'intervalle entre les travaux du soir et
+ceux du lendemain.</p>
+
+<p>Il arriva qu'un peu avant la fin du jour je passai devant un escalier de
+six à sept marches. Elle était au-dessus; elle prononça mon nom. C'était
+bien sa voix, mais avec quelque chose d'imprévu, d'inaccoutumé, de tout
+à fait inimitable. Je regardai sans répondre, sans savoir que je ne
+répondais pas. Une demi-jour fantastique, un voile aérien, un brouillard
+l'environnait. C'était une forme indécise qui faisait presque
+disparaître tout vêtement; c'était un parfum de beauté idéale, une
+illusion voluptueuse, ayant un instant d'inconcevable vérité. Ainsi
+devait finir mon erreur enfin connue. Il est donc vrai, me disais-je
+deux pas plus loin, cet attachement tenait de la passion: le joug a
+existé. De cette faiblesse ont dépendu d'autres incertitudes. Ces
+années-là sont irrévocables; mais aujourd'hui demeure libre, aujourd'hui
+est encore à moi.</p>
+
+<p>Je m'absentai, en prévenant Fonsalbe. Je m'avançai vers le haut de la
+vallée. Je marchais sans bruit dans ma préoccupation attentive. J'étais
+fortement averti; mais le prestige me suivait, et la puissance du passé
+me paraissait invincible. Toutes ces idées d'aimer et de n'être plus
+seul m'inondaient dans la tranquille obscurité d'un lieu désert. Il y
+eut un moment où j'aurais dit, comme ceux dont plus d'une fois j'ai
+condamné la mollesse: La posséder et mourir!</p>
+
+<p>Cependant, se figurer dans le silence que demain tout peut finir sur la
+terre, c'est en même temps apprécier d'un regard plus ferme ce qu'on a
+fait et ce qu'on doit faire des dons de la vie. Ce que j'en ai fait!
+jeune encore, je m'arrête au moment fatal. Elle et le désert, ce serait
+le triomphe du c&#339;ur. Non, l'oubli du monde, et sans elle, voilà ma loi.
+L'austère travail et l'avenir!</p>
+
+<p>Je me trouvais placé au détour de la vallée; entre les rocs d'où le
+torrent se précipite, et les chants que j'avais moi-même ordonnés: ils
+commençaient au loin. Mais ces bruits de fête, le simple mouvement de
+l'air les dissipait par intervalles, et je savais l'instant où ils
+cesseraient. Le torrent au contraire subsistait dans sa force,
+s'écoulant, mais s'écoulant toujours, à la manière des siècles. La fuite
+de l'eau est comme la fuite de nos années. On l'a beaucoup redit; mais
+dans plus de mille ans, on le redira: le cours de l'eau restera, pour
+nous, l'image la plus frappante de l'inexorable passage des heures. Voix
+du torrent au milieu des ombres, seule voix solennelle sous la paix des
+cieux, sois seule entendue!</p>
+
+<p>Rien n'est sérieux s'il ne peut être durable. Vues de haut, que sont les
+choses d'ont nous séparera notre dernier souffle? Hésiterai-je entre une
+rencontre du hasard et les fins de ma destinée, entre une séduisante
+fantaisie et le juste, le généreux emploi des forces de la pensée? Je
+céderais à l'idée d'un lien imparfait, d'une affection sans but, d'un
+plaisir aveugle! Ne sais-je pas les promesses, qu'en devenant veuve,
+elle a faites à sa famille? Ainsi l'union entière se trouve interdite;
+ainsi la question est simple, et ne doit plus m'arrêter. Qu'y aurait-il
+de digne de l'homme dans l'amusement trompeur d'un stérile amour?
+Consacrer au seul plaisir les facultés de la vie, c'est se livrer
+soi-même à l'éternelle mort. Quelque fragiles que soient ces facultés,
+j'en suis responsable: il faut qu'elles portent leurs fruits. Ces
+bienfaits de l'existence, je les conserverai, je les honorerai, je ne
+veux du moins m'affaiblir au-dedans de moi qu'à l'instant inévitable.
+Profondeurs de l'espace, serait-ce en vain qu'il nous est donné de vous
+apercevoir? La majesté de la nuit répète d'âge en âge: malheur à toute
+âme qui se complaît dans la servitude!</p>
+
+<p>Sommes-nous faits pour jouir ici de l'entraînement des désirs? Après
+cette attente, après les succès, que dirons-nous de la satisfaction de
+quelques journées? Si la vie n'est que cela, elle n'est rien. Un an, dix
+ans de volupté, c'est un futile amusement, et une trop prompte amertume!
+Que restera-t-il de ces désirs, quand les générations souffrantes ou
+follement distraites passeront sur nos cendres? Comptons pour peu de
+chose ce qui se dissipe rapidement. Au milieu du grand jeu du monde,
+cherchons un autre partage: c'est de nos fortes résolutions que quelque
+effet subsistera peut-être.&mdash;L'homme est périssable.&mdash;Il se peut, mais
+périssons en résistant, et, si le néant nous est réservé, ne faisons pas
+que ce soit une justice.</p>
+
+<p>Vous le savez, je me décourageais, croyant que mes dispositions
+changeaient déjà. Trop facilement je m'étais persuadé que ma jeunesse
+n'était plus. Mais ces différences avaient eu pour cause, comme je crois
+vous l'avoir dit depuis, des erreurs de régime, et cela est en grande
+partie réparé. J'avais mal observé la mobilité qui me caractérise, et
+qui contribue à mes incertitudes. C'est constamment une grande
+inconstance, bien plus dans les impressions que dans les opinions, ou
+même dans les penchants. Elle ne tient pas aux progrès des années; elle
+redevient ce qu'elle était. L'habitude de me contenir et de réprimer
+d'abord tous mes mouvements intérieurs m'en avait laissé méconnaître
+souvent moi-même les oppositions. Mais, je le vois, à quarante ans de
+distance, je ne différerai pas plus que cent fois je n'ai différé d'un
+quart d'heure à l'autre. Ainsi est agitée, au milieu de l'air, la cime
+d'un arbre trop flexible; et, si vous la regardez à une autre époque,
+vous la verrez céder encore, mais céder de même.</p>
+
+<p>Chaque incident, chaque idée qui survient, les moindres détails
+opportuns ou incommodes, quelques souvenirs, de légères craintes, toutes
+ces émotions fortuites peuvent changer, à mes yeux, l'aspect du monde,
+l'appréciation de nos facultés et la valeur de nos jours. Tandis qu'on
+me parle de choses indifférentes, et que j'écoute avec tranquillité,
+avec indolence; tandis que me reprochant ma froideur dans ces
+conversations, je sais gré à ceux qui me la pardonnent, j'ai passé
+plusieurs fois du dégoût de cette existence si bornée que tout
+embarrasse et tout inquiète, au sentiment non moins naturel de la
+curieuse variété des choses, ou de l'amusante sagacité qui nous appelle
+à en jouir quelque temps encore. Néanmoins ce qui me paraît si
+facilement offrir un autre aspect, c'est moins l'ensemble du grand
+phénomène que chaque conséquence relative à nous, et moins l'ordre
+général que ma propre aptitude. Cet ordre visible a deux faces; l'une
+nous captive, et l'autre nous déconcerte: tout dépend d'une certaine
+confiance en nous-mêmes. Sans cesse elle me manque, et elle renaît sans
+cesse. Nous sommes si faibles, mais notre industrie a tant de dextérité!
+Un hasard favorable, un vent plus doux, un rayon de lumière, le
+mouvement d'une herbe fleurie, les gouttes de la rosée me disent que je
+m'arrangerai de toute chose. Mais les nuages se rapprochent, le
+bouvreuil ne chante plus, une lettre se fait attendre, ou dans mes
+essais quelque pensée mal rendue restera inutile; je ne vois plus alors
+que des obstacles, des lenteurs, de sourdes résistances, des desseins
+trompés, les déplaisirs des heureux, les souffrances de la multitude,
+et me voici le jouet de la force qui nous brisera tous.</p>
+
+<p>Du moins cette mobilité n'est pas de nature à ébranler les principes de
+conduite. Il n'importe même que le but se présente seulement comme
+vraisemblable, s'il est unique. Affermis en un sens, n'attendons pas
+d'autres clartés: nous pouvons marcher dans les sentiers peu connus.
+Ainsi tout se décide. Je suis ce que j'étais: si je le veux, je serai ce
+que je pouvais être. Certainement c'est peu de chose; mais enfin ne
+descendons plus au-dessous de nous-mêmes.</p>
+
+<p class="date">30 juin.<br />
+</p>
+
+<p>Je vous écris longuement. Je dis en beaucoup de paroles ce que j'aurais
+pu vous apprendre en trois lignes, mais c'était ma manière, et
+d'ailleurs j'ai du loisir. Rien ne m'occupe, rien ne m'attache; je me
+sens encore suspendu dans le vide. Il me faut, je pense, un jour de
+plus, un seul. Cela finira puisque je l'ai résolu; mais à présent tout
+me semble attristé. Je ne suis pas indécis, mais ému jusqu'à une sorte
+de stupeur et de lassitude. Je continue ma lettre pour m'appuyer sur
+vous.</p>
+
+<p class="top5">Je restai seul quelque temps encore. Déjà j'étais moins étranger à la
+tranquille harmonie de la nature. Je rentrai pendant le souper avant que
+les chants cessassent.</p>
+
+<p>Désormais n'attendez plus de moi, ni une paresse inexcusable, ni
+l'ancienne irrésolution. La santé et l'aisance sont des facilités qu'on
+ne réunit pas toujours: je les possède, et j'en ferai usage. Que cette
+déclaration devienne ma règle. Si je parle aux hommes de leurs
+faiblesses volontaires, ne convient-il pas que je ne m'en permette
+aucune? Vous savez que jadis j'ai eu, dans mes vains projets, quelques
+velléités africaines. Mais à cette époque, tout s'est accordé pour
+rendre impraticable un dessein que d'ailleurs il aurait fallu mûrir
+davantage, et maintenant il serait tard pour se livrer aux études qui en
+prépareraient l'exécution.</p>
+
+<p>Que faire donc? Je crois définitivement qu'il ne m'est donné que
+d'écrire.&mdash;Sur quels sujets?&mdash;Déjà vous le savez à peu près.&mdash;D'après
+quel modèle?&mdash;Assurément je n'imiterai personne, à moins que ce ne soit
+par une sorte de caprice, et dans un court passage. Je crois très
+déplacé de prendre la manière d'un autre, si on peut en avoir une à soi.
+Quant à celui qui n'a pas la sienne, c'est-à-dire qui n'est jamais
+entraîné, jamais inspiré, à quoi lui sert d'écrire?&mdash;Quel style
+enfin?&mdash;Ni rigoureusement classique, ni inconsidérément libre. Pour
+mériter d'être lu, il faut observer les convenances réelles.&mdash;Mais qui
+en jugera?&mdash;Moi apparemment. N'ai-je pas lu les auteurs qui
+travaillèrent avec circonspection, comme ceux qui écrivirent avec plus
+d'indépendance? C'est à moi de prendre, selon mes moyens, un milieu qui
+convienne, d'un côté à mon sujet ou à mon siècle, et de l'autre à mon
+caractère, sans manquer à dessein aux règles admises, mais sans les
+étudier expressément.&mdash;Quelles seront les garanties de succès?&mdash;Les
+seules naturelles. S'il ne suffit pas de dire des choses vraies, et de
+s'efforcer de les exposer d'une manière persuasive, je n'aurai point de
+succès: voilà tout. Je ne crois pas qu'il soit indispensable d'être
+approuvé de son vivant, à moins qu'on ne se voie condamné au malheur
+d'attendre de sa plume ses moyens de subsistance.</p>
+
+<p>Passez les premiers, vous qui demandez de la gloire présente, de la
+gloire de salon. Passez, hommes de société, hommes considérables dans
+les pays où tout dépend de ces accointances, vous qui êtes féconds en
+idées du jour, en livres de parti, en expédients pour produire de
+l'effet, et qui, même après avoir tout adopté, tout quitté, tout repris,
+tout usé, trouvez encore à esquisser quelques pamphlets indécis, afin de
+faire dire: le voilà avec ses mots expressifs et ingénieusement accolés,
+bien qu'un peu rebattus. Passez les premiers, hommes séduisants et
+séduits, car enfin vous passerez vite, et il est bon que vous ayez votre
+temps; montrez-vous donc aujourd'hui dans votre adresse et votre
+prospérité.</p>
+
+<p>Ne serait-on pas à peu près sûr de rendre un ouvrage utile, sans le
+déshonorer par des intrigues pour hâter la célébrité de l'auteur?
+Restez-vous dans la retraite, ou même vivez-vous sans bruit dans une
+capitale; enfin, votre nom est-il inconnu, et votre livre ne
+s'écoule-t-il pas? Qu'un certain nombre d'exemplaires en soient déposés
+dans les principales bibliothèques, ou envoyés, sans en demander compte,
+à des libraires dans les grandes villes; tôt ou tard cet écrit sera mis
+à sa place avec autant de vraisemblance que si vous aviez mendié des
+suffrages.</p>
+
+<p>Ainsi ma tâche est indiquée. Il ne me reste plus qu'à la remplir, si ce
+n'est avec bonheur, avec éclat, du moins avec quelque zèle et quelque
+dignité. Je renonce à diverses choses, me bornant presque à éviter la
+douleur. Serai-je à plaindre dans la retraite, ayant l'activité,
+l'espérance et l'amitié? Etre occupé sans devenir trop laborieux
+contribue essentiellement à la paix de l'âme, de tous les biens le moins
+illusoire. On n'a plus besoin de plaisirs, puisque les avantages les
+plus simples donnent des jouissances: c'est ainsi que tant d'hommes
+bien portants s'accommodent des aliments les moins recherchés.</p>
+
+<p>Qui ne voit que l'espérance est préférable aux souvenirs? Dans notre
+vie, continuel passage, l'avenir importe seul: ce qui est arrivé
+disparaît, et le présent même nous échappe s'il ne sert de moyen.
+D'agréables traces du passé ne me paraissent un grand avantage que pour
+les imaginations faibles, qui, après avoir été un peu vives, deviennent
+débiles. Ces hommes-là, s'étant figuré les choses autrement qu'elles ne
+doivent être, se sont passionnés. L'épreuve les a désabusés; ne pouvant
+plus imaginer avec exagération, ils n'imaginent plus. Les fictions
+vraies pour ainsi dire leur étant interdites, ils auraient besoin de
+riants souvenirs; sans cela nulle pensée ne les flatte. Mais celui dont
+l'imagination est puissante et juste peut toujours se faire une idée
+assez positive des divers biens, lorsque le sort lui laisse du calme: il
+n'est pas au nombre de ceux qui ne connaissent en cela que ce qu'ils ont
+appris anciennement.</p>
+
+<p>Il me restera pour la douceur journalière de la vie notre correspondance
+et Fonsalbe: ces deux liens me suffiront. Jusque dans nos lettres,
+cherchons le vrai sans pesantes dissertations comme sans systèmes
+opiniâtres: invoquons le vrai immuable. Quelle autre conception
+soutiendrait l'âme, fatiguée quelquefois de ses vagues espérances, mais
+bien plus étonnée d'elle-même, bien plus délaissée quand elle a perdu et
+les langueurs, et les délices de cette active incertitude. La justice du
+moins a son évidence. Généralement vous recevez en paix les lumières
+morales; je les poursuis dans mon inquiétude: notre union subsistera.</p>
+
+<p>On n'est pas encore parvenu à se procurer l'autre partie des lettres
+d'Oberman. On n'a recueilli que le fragment suivant qui s'est trouvé
+sans date.</p>
+
+<h3><span class="smcap"><a name="Derniere_partie_dune_lettre" id="Derniere_partie_dune_lettre"></a>Dernière partie d'une lettre</span></h3>
+
+<h4><span class="smcap">Sans Date Connue</span></h4>
+
+<p>...Que d'infortunés auront dit, de siècle en siècle, que les fleurs nous
+ont été accordées pour couvrir notre chaîne, pour nous abuser tous au
+commencement, et contribuer même à nous retenir jusqu'au terme! Elles
+font plus, mais assez vainement peut-être: elles semblent indiquer ce
+que nulle tête mortelle n'approfondira.</p>
+
+<p>Si les fleurs n'étaient que belles sous nos yeux, elles séduiraient
+encore; mais quelquefois leur parfum entraîne, comme une heureuse
+condition de l'existence, comme un appel subit, un retour à la vie plus
+intime. Soit que j'aie chercher ces émanations invisibles, soit surtout
+qu'elles s'offrent, qu'elles surprennent, je les reçois comme une
+expression forte, mais précaire, d'une pensée dont le monde matériel
+renferme et voile le secret.</p>
+
+<p>Les couleurs aussi doivent avoir leur éloquence: tout peut être symbole.
+Mais les odeurs sont plus pénétrantes, sans doute parce qu'elles sont
+plus mystérieuses, et que s'il nous faut dans notre conduite ordinaire
+de palpables vérités, les grands mouvements de l'âme ont pour principe
+une vérité d'un autre ordre, le vrai essentiel, et cependant
+inaccessible dans nos voies chancelantes.</p>
+
+<p>Jonquille! violette! tubéreuse! vous n'avez que des instants afin de ne
+pas accabler notre faiblesse, ou peut-être pour nous laisser dans
+l'incertitude où s'agite notre esprit, tantôt généreux, tantôt
+découragé. Non, je n'ai vu ni le sindrimal du Ceylan, ni le gulmikek de
+Perse, ni le pé-gé-hong de la Chine méridionale, mais ce serait assez de
+la jonquille ou du jasmin pour me faire dire que, tels que nous sommes,
+nous pourrions séjourner dans un monde meilleur.</p>
+
+<p>Que veux-je? Espérer, puis n'espérer plus, c'est être ou n'être plus:
+voilà l'homme, sans doute. Mais comment se fait-il qu'après les chants
+d'une voie émue, après les parfums des fleurs, et les soupirs de
+l'imagination, et les élans de la pensée, il faille mourir?</p>
+
+<p>Et il se peut que le sort le voulant ainsi, on entende s'approcher
+secrètement une femme remplie de grâce aimante, et que derrière quelque
+rideau, mais sûre d'être bien visible, à cause des rayons du couchant,
+elle se montre sans autre voile pour la première fois, se recule vite,
+et revienne d'elle-même, en souriant de sa voluptueuse résolution. Mais
+ensuite il faudra vieillir. Où sont aujourd'hui les violettes qui
+fleurirent pour d'anciennes générations?</p>
+
+<p>Il est deux fleurs silencieuses en quelque sorte, et à peu près dénuées
+d'odeur, mais qui, par leur attitude assez durable, m'attachent à un
+point que je ne saurais dire. Les souvenirs qu'elles suscitent ramènent
+fortement au passé, comme si ces liens des temps annonçaient des jours
+heureux. Ces fleurs simples, ce sont le barbeau des champs, et la hâtive
+pâquerette, la marguerite des prés.</p>
+
+<p>Le barbeau est la fleur de la vie rurale. Il faudrait le revoir dans la
+liberté des loisirs naturels, au milieu des blés, au bruit des fermes,
+au chant des coqs (O), sur le sentier des vieux cultivateurs: je ne
+voudrais pas répondre que cela quelquefois n'allât jusqu'aux larmes.</p>
+
+<p>La violette et la marguerite des prés sont rivales. Même saison, même
+simplicité. La violette captive dès le premier printemps; la pâquerette
+se fait aimer d'année en année. Elles sont l'une à l'autre ce qu'est un
+portrait, ouvrage du pinceau, à côté d'un buste en marbre. La violette
+rappelle le plus pur sentiment de l'amour: tel il se présente à des
+c&#339;urs droits. Mais enfin cet amour même, si persuasif et si suave, n'est
+qu'un bel accident de la vie. Il se dissipe tandis que la paix des
+campagnes nous reste jusqu'à la dernière heure. La marguerite est le
+signe patriarcal de ce doux repos.</p>
+
+<p>Si j'arrive à la vieillesse, si, un jour, plein de pensées encore, mais
+renonçant à parler aux hommes, j'ai auprès de moi un ami pour recevoir
+mes adieux à la terre, qu'on place ma chaîne sur l'herbe courte, et que
+de tranquilles marguerites soient là devant moi, sous le soleil, sous le
+ciel immense, afin qu'en laissant la vie qui passe je retrouve quelque
+chose de l'illusion infinie.</p>
+
+<h3><a name="SUPPLEMENT_DE_1840" id="SUPPLEMENT_DE_1840"></a>SUPPLÉMENT DE 1840</h3>
+
+<h3><a name="LETTRE_XCI" id="LETTRE_XCI"></a>LETTRE XCI</h3>
+
+<p class="date">Sans date connue<a name="FNanchor_95_95" id="FNanchor_95_95"></a><a href="#Footnote_95_95" class="fnanchor">[95]</a>.<br />
+</p>
+
+<p>Je ne vous ai jamais conté l'embarras où je me suis vu, un jour que je
+voulais franchir les Alpes d'Italie.</p>
+
+<p>Je viens de me rappeler fortement cette circonstance, en lisant quelque
+part: «Nous n'avons peut-être reçu la vie présente que pour rencontrer,
+malgré nos faiblesses, des occasions d'accomplir avec énergie ce que le
+moment veut de nous.» Ainsi, employer toutes ses forces à propos, et
+sans passion comme sans crainte, ce serait être pleinement homme. On a
+rarement ce bonheur. Quant à moi, je ne l'ai éprouvé qu'à demi dans ces
+montagnes, puisqu'il ne s'agissait que de mon propre salut.</p>
+
+<p>Je ne pourrai vous rendre compte de l'événement qu'avec des détails tout
+personnels: il ne se compose pas d'autre chose.</p>
+
+<p>J'allais à la cité d'Aoste et j'étais déjà dans le Valais, lorsque
+j'entendis un étranger dire, dans l'auberge, qu'il ne se hasarderait
+point à passer sans guide le Saint-Bernard. Je résolus aussitôt de le
+passer seul: je prétendis que d'après la disposition des gorges, ou la
+direction des eaux, j'arriverais à l'hospice en devançant les muletiers,
+et en ne prenant d'eux aucun renseignement.</p>
+
+<p>Je sortis de Martigny à pied par un temps très beau. Impatient de voir
+du moins dans l'éloignement quelque site curieux, je marchais d'autant
+plus vite qu'au-dessus de Saint-Branchier je n'apercevais rien de
+semblable. Arrivé à Liddes, je me figurai que je ne trouverais plus
+avant l'hospice aucune espèce d'hôtellerie. Celle de Liddes avait épuisé
+sa provision de pain, et n'était pourvue d'aucun légume. Il y restait
+uniquement un morceau de mouton, auquel je ne touchai pas. Je pris peu
+de vin; mais, à cette heure inusitée, il n'en fallut pas plus pour me
+donner un tel besoin d'ombre et de repos, que je m'endormis derrière
+quelques arbustes.</p>
+
+<p>J'étais sans montre, et au moment de mon réveil je ne soupçonnai pas que
+j'eusse demeuré là plusieurs heures. Quand je me remis en chemin, ce fut
+avec la seule idée d'arriver au but: je n'avais plus d'autre espérance.
+La nature n'encourage pas toujours les illusions que pourtant elle nous
+destina. Aucune diversion ne s'offrait, ni la beauté des vallées, ni la
+singularité des costumes, ni même l'effet de l'air accoutumé des
+montagnes. Le ciel avait entièrement changé d'aspect. De sombres nuages
+enveloppaient les cimes dont je m'approchais; toutefois cela ne put me
+désabuser à l'égard de l'heure; puisque à cette élévation ils s'amassent
+souvent avec promptitude.</p>
+
+<p>Peu de minutes après, la neige tombait en abondance. Je passai au
+village de Saint-Pierre, sans questionner personne. J'étais décidé à
+poursuivre mon entreprise, malgré le froid, et bien qu'au-delà il
+n'existât plus de chemin tracé. De toute manière, il n'était plus
+question de se diriger avec quelque certitude. Je n'apercevais les
+rochers qu'à l'instant d'y toucher, mais je n'en cherchais d'autre cause
+que l'épaisseur du nuage et de la neige. Quand l'obscurité fut assez
+grande pour que la nuit seule pût l'expliquer, je compris enfin ma
+situation.</p>
+
+<p>La glace vive au pied de laquelle j'arrivai, ainsi que le manque de
+toute issue praticable pour des mulets, me prouvèrent que j'étais hors
+de la voie. Je m'arrêtai, comme pour délibérer à loisir; mais un total
+engourdissement des bras m'en dissuada aussitôt. S'il devenait
+impraticable d'attendre le jour dans le lieu où j'étais parvenu, il
+semblait également impossible de trouver le monastère, dont me
+séparaient peut-être des abîmes. Un seul parti se présenta, de consulter
+le bruit de l'eau, afin de me rapprocher du courant principal qui, de
+chute en chute, devait passer auprès des dernières habitations que
+j'eusse vues en montant. A la vérité j'étais dans les ténèbres, et au
+milieu de roches dont j'aurais eu peine à sortir en plein jour.
+L'évidence du danger me soutint. Il fallait ou périr, ou se rendre sans
+trop de retard au village qui devait être distant de près de trois
+lieues.</p>
+
+<p>J'eus assez promptement un succès; j'arrivai au torrent qu'il importait
+de ne plus quitter. Si je m'étais engagé de nouveau dans les roches,
+peut-être n'aurais-je pas su en redescendre. Nivelé à demi par l'effet
+de siècles, le lit de la Drance devait présenter une aspérité moins
+redoutable en quelques endroits que les continuelles anfractuosités des
+masses voisines. Alors s'établit la lutte contre les obstacles; alors
+commença la jouissance toute particulière que suscitait la grandeur du
+péril. J'entrai dans le courant bruyant et inégal, avec la résolution de
+le suivre jusqu'à ce que cette tentative hasardeuse se terminât ou par
+quelque accident tout à fait grave, ou par la vue d'une lumière au
+village. Je me livrai ainsi au cours de cette onde glaciale. Quand elle
+tombait de haut, je tombais avec elle. Une fois la chute fut si forte
+que je croyais le terme arrivé, mais un bassin assez profond me reçut.
+Je ne sais comment j'en sortis: il me semble que les dents, à défaut des
+mains, saisirent quelque avance de roche. Quant aux yeux, ils n'étaient
+guère utiles, et je les laissais, je crois, se fermer lorsque
+j'attendais un choc trop violent. J'avançais avec une ardeur que nulle
+lassitude ne paraissait devoir suspendre, heureux apparemment de suivre
+une impulsion fixe, de continuer un effort sans incertitude. Commençant
+à me faire à ces mouvements brusques, à cette sorte d'audace, j'oubliais
+le village de Saint-Pierre, seul asile auquel je pusse atteindre,
+lorsqu'une clarté me l'indiqua. Je la vis avec une indifférence qui,
+sans doute, tenait plus de l'irréflexion que du vrai courage, et
+néanmoins je me rendis, comme je pus, à cette demeure dont les habitants
+étaient auprès du feu. Un coin manquait au volet de la petite fenêtre de
+leur cuisine: je dus la vie à cet incident.</p>
+
+<p>C'était une auberge comme on en rencontre dans les montagnes.
+Naturellement il y manquait beaucoup de choses, mais j'y trouvai des
+soins dont j'avais besoin. Placé à l'angle intérieur d'une vaste
+cheminée, principale pièce de la maison, je passai une heure, ou
+davantage, dans l'oubli de cet état d'exaltation dont j'avais entretenu
+le singulier bonheur. Nul et triste depuis ma délivrance, je fis ce
+qu'on voulut: on me donna du vin chaud, ne sachant pas que j'avais
+surtout besoin d'une nourriture plus solide.</p>
+
+<p>Un de mes hôtes m'avait vu gravir la montagne vers la fin du jour
+pendant ces bourrasques de neige que redoutent les montagnards mêmes, et
+il avait dit ensuite dans le village: «Il a passé ce soir un étranger
+qui allait là-haut; de ce temps-ci, c'est autant de mort.» Lorsque plus
+tard ces braves gens reconnurent qu'effectivement j'eusse été perdu sans
+le mauvais état de leur volet, un d'eux s'écria en patois: «Mon Dieu, ce
+que c'est que de nous!»</p>
+
+<p>Le lendemain on m'apporta mes vêtements bien sèches et à peu près
+réparés; mais je ne pus me défaire d'un frisson assez fort, et
+d'ailleurs plusieurs pieds de neige sur le sol s'opposaient à ce que je
+me remisse volontiers en route. Je passai la moitié de la journée chez
+le curé de cette faible bourgade, et je dînai avec lui: je n'avais pas
+mangé depuis quarante et quelques heures. Le jour suivant, la neige
+ayant disparu sous le soleil du matin, je franchis sans guide les cinq
+lieues difficiles, et les symptômes de fièvre me quittèrent pendant ma
+marche. A l'hospice, où je fus bien accueilli, j'eus néanmoins le
+malheur de ne pas tout approuver. Je trouvais déplacée une variété de
+mets qu'en des lieux semblables je ne qualifiais pas d'hospitalité
+attentive, mais de recherche; et il me sembla aussi que dans la
+chapelle, cette église de la montagne, une simplicité plus solennelle
+eût mieux convenu que la prétention des enjolivements. Je restai le soir
+au petit village de Saint-Remi, en Italie. Le torrent de la Doire se
+brise contre un angle des murs de l'auberge. Ma fenêtre resta ouverte,
+et, toute la nuit, ce fracas m'éveilla ou m'assoupit alternativement, à
+ma grande satisfaction.</p>
+
+<p>Plus bas, dans la vallée, je rencontrai des gens chargés de ces goîtres
+énormes qui m'avaient beaucoup frappé de l'autre côté du Saint-Bernard,
+à l'époque de mes premières incursions dans le Valais. A un quart de
+lieue de Saint-Maurice, il est un village tellement garanti des vents
+froids par sa situation très remarquable, que des lauriers ou des
+grenadiers pourraient y subsister sans autre abri en toute saison; mais
+assurément les habitants n'y songent guère. Trop bien préservés des
+frimas, et dès lors affligés de crétinisme, ils végètent indifférents au
+pied de leurs immenses rochers, ne sachant pas même ce que c'est que ce
+mouvement des étrangers qui passent à si peu de distance de l'autre côté
+du fleuve. Je résolus d'aller voir de plus près, en redescendant vers la
+Suisse, ces hommes endormis dans une lourde ignorance, pauvres sans le
+savoir, et infirmes sans précisément souffrir: je crois ces infortunés
+plus heureux que nous.</p>
+
+<p class="top5">Sans l'exactitude scrupuleuse de mon récit, il serait si peu susceptible
+d'intérêt, que votre amitié même ne lui en trouverait pas. Pour moi, je
+ne me rappelle que trop une fatigue que je ne ressentais pas alors, mais
+qui m'a privé sans retour de la fermeté des pieds. J'oublierai moins
+encore que, jusqu'à présent, les deux heures de ma vie où je fus le plus
+animé, le moins mécontent de moi-même, le moins éloigné de l'enivrement
+du bonheur, ont été celles où, pénétré de froid, consumé d'efforts,
+consumé de besoin, poussé quelquefois de précipices en précipices avant
+de les apercevoir et n'en sortant vivant qu'avec surprise, je me disais
+toujours, et je disais simplement dans ma fierté sans témoins: Pour
+cette minute encore, je veux ce que je dois, je fais ce que je veux.</p>
+
+<h3><a name="NOTES_DE_LEDITION_DE_1833" id="NOTES_DE_LEDITION_DE_1833"></a>NOTES DE L'EDITION DE 1833</h3>
+
+<p><span class="smcap">Note A</span> (<a href="#OBSERVATIONS"><i>Observations</i></a>)</p>
+
+<p>Oberman a besoin d'être un peu deviné. Il est loin, par exemple, de
+prendre un parti définitif sur plusieurs questions qu'il aborde; mais
+peut-être conclut-il davantage dans la suite de ses lettres. Jusqu'à
+présent cette seconde partie manque presque entière.</p>
+
+<p><span class="smcap">Note B</span> (<a href="#LETTRE_II"><i>Lettre II</i></a>, p. 30<a name="FNanchor_96_96" id="FNanchor_96_96"></a><a href="#Footnote_96_96" class="fnanchor">[96]</a>, ligne 22)</p>
+
+<p>Il est à croire que le ciel de Genève ressemble beaucoup à celui des
+lieux voisins.</p>
+
+<p><span class="smcap">Note C</span> (<a href="#LETTRE_II"><i>Lettre II</i></a>, p. 31, ligne 30)</p>
+
+<p>Cette hauteur peut être considérée comme se rattachant aux Alpes, mais
+difficilement au Jura.</p>
+
+<p><span class="smcap">Note D</span> (<a href="#LETTRE_VII"><i>Lettre VII</i></a>, p. 66, ligne 13)</p>
+
+<p>On ne sait pas précisément où commence ce qui est ici appelé <i>éther</i>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Note E</span> (<a href="#LETTRE_XX"><i>Lettre XX</i></a>, p. 91, ligne 31)</p>
+
+<p>Sans doute l'auteur de ces lettres aurait demandé grâce pour ces détails
+et pour quelques autres, s'il en avait prévu la publication.</p>
+
+<p><span class="smcap">Note F</span> (<a href="#LETTRE_XX"><i>Même lettre</i></a>, p. 93, ligne 11)</p>
+
+<p>Cette circonstance du tonneau est contestée pour plusieurs raisons.</p>
+
+<p><span class="smcap">Note G</span> (<a href="#LETTRE_XXXVIII"><i>Lettre XXXVIII</i></a> [<i>3<sup>e</sup> fragment</i>], p. 158, ligne 11)</p>
+
+<p>On a fait plusieurs essais de paroles adaptées à cette <i>marche</i> des
+pasteurs. Un de ces morceaux, en patois de la Gruyère, contient
+quarante-huit vers.</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="poem">
+<tr><td align="left"></td><td align="left"><i>Les armaillis di Columbette</i></td></tr>
+<tr><td align="left"></td><td align="left"><i>Dé bon matin sé son leva,</i> etc.</td></tr>
+</table>
+
+<p>Une de ces sortes d'églogues, composée, dit-on, dans l'Appenzel, en
+langage allemand, finit à peu près ainsi: «Retraites profondes,
+tranquille oubli! O paix des hommes et des lieux, ô paix des vallées et
+des lacs! pasteurs indépendants, familles ignorées, naïves coutumes!
+donnez à nos c&#339;urs le calme des chalets et le renoncement sous le ciel
+sévère. Montagnes indomptées! froid asile! dernier repos d'une âme libre
+et simple!»</p>
+
+<p><span class="smcap">Note H</span> (<a href="#LETTRE_XLIII"><i>Lettre XLIII</i></a>, p. 191, ligne 7)</p>
+
+<p>L'auteur ne dit pas expressément ce qu'il entend ici par religion, mais
+on voit qu'il s'agit en particulier de la croyance des Occidentaux.</p>
+
+<p><span class="smcap">Note I</span> (<a href="#LETTRE_LXII"><i>Lettre LXII</i></a>, p. 286, ligne 2)</p>
+
+<p>A cette lettre était joint ce qui suit:</p>
+
+<p>«Le <i>Manuel</i> me fait souvenir de quelques autres morceaux que m'a aussi
+communiqués le même savant. Ses recherches avaient moins pour objet ce
+qu'il pouvait trouver précieux que ce qui lui paraissait original, ou
+même bizarre.</p>
+
+<p>«Voici le plus court de ces morceaux de littérature, ou, si vous voulez,
+de philosophie étrange.</p>
+
+<p>«Examinez toutefois: il se peut que les aperçus d'un homme du Danube ne
+s'éloignent pas de la vérité.»</p>
+
+<p class="c top5"><span class="smcap">Chant funèbre d'un Moldave</span>.</p>
+
+<p class="c"><i>Traduit de l'esclavon</i></p>
+
+<p>«Si nous sommes émus profondément, aussitôt nous songeons à quitter la
+terre. Qu'y aurait-il de mieux, après une heure de délices? Comment
+imaginer un autre lendemain à de grandes jouissances? Mourons: c'est le
+dernier espoir de la volupté, le dernier mot, le dernier cri du désir.</p>
+
+<p>«Si vous désirez vivre encore, contenez-vous; suspendez ainsi votre
+chute. Jouir, c'est commencer à périr; se priver, c'est s'arranger pour
+vivre. La volupté apparaît à l'issue des choses, à l'un et à l'autre
+terme; elle communique la vie, et elle donne la mort. L'entière volupté,
+c'est la transformation.</p>
+
+<p>«Comme un enfant, l'homme s'amuse de peu de chose sur la terre, mais
+enfin sa destination est de choisir parmi ce qu'elle offre. Quand ces
+choix sont accomplis, c'est la mort qu'il veut voir: ce jeu longtemps
+redouté pourra seul désormais lui faire impression.</p>
+
+<p>«N'avez-vous jamais désiré la mort? C'est que vous n'avez pas achevé
+l'expérience de la vie. Mais si vos jours sont faciles et voluptueux, si
+le sort vous poursuit de ses faveurs, si vous êtes au faîte, tombez; la
+mort devient votre seul avenir.</p>
+
+<p>«On aime à s'approcher de la mort, à se retirer, à la considérer de
+nouveau, jusqu'à ce que la saisir paraisse une forte joie. Que de beauté
+dans la tempête! C'est qu'elle promet la mort. Les éclairs montrent les
+abîmes, et la foudre les ouvre.</p>
+
+<p>«Quel plus grand objet de curiosité! Quel besoin plus impérieux! Il est
+fini pour chacun de nous, selon ses forces, l'examen des choses du
+monde. Mais derrière la mort se trouve la région immense avec toute sa
+lumière, ou la nuit perpétuelle.</p>
+
+<p>«Ils redoutent moins la mort, les hommes d'un grand caractère, les
+hommes de génie, les hommes qui sont dans la force de l'âge. Serait-ce
+parce qu'ils ne croient pas à la destruction malgré leur indépendance,
+et que d'autres y croient malgré leur foi?</p>
+
+<p>«La mort n'est pas un mal, puisqu'elle est universelle. Le mal c'est
+l'exception aux lois suprêmes. Réunissons sans amertume ce qui est
+nécessairement notre partage. Comme accident, et lorsqu'elle étonne, la
+mort peut affliger; quand on y arrive naturellement, elle est
+consolante.</p>
+
+<p>«Attendons et puis mourons. Si la vie actuelle n'est qu'une sujétion,
+qu'elle finisse; si elle ne conduit à rien, s'il doit être inutile
+d'avoir vécu, soyons délivrés de ce leurre. Mourons, ou pour vivre
+réellement, ou pour ne plus feindre de vivre.</p>
+
+<p>«La mort reste inconnue. Lorsque nous l'interrogeons, elle n'est pas là;
+quand elle se présente; quand elle frappe, nous n'avons plus de voix. La
+mort retient un des mots de l'énigme universelle, un mot que la terre
+n'entendra jamais.»</p>
+
+<p>Condamnerons-nous ce rêveur du Danube? Mettrons-nous au nombre des
+vaines fantaisies de l'imagination toute idée étrangère à une frivolité
+dont la multitude ne veut pas sortir?</p>
+
+<p>Peut-être, dans ces moments où semble commencer une heure de sommeil,
+dans les campagnes, vers midi, peut-être avez-vous éprouvé une
+impression indéfinissable, heureux sentiment d'une vie chancelante, pour
+ainsi dire, mais plus naturelle et plus libre. Tous les bruits
+s'éloignent, tous les objets échappent. Une pensée dernière se présente
+avec tant de vérité qu'après cette sorte d'illusion demi-vivante,
+imprévue et fugitive, il ne peut y avoir rien, si ce n'est l'entier
+oubli, ou un réveil subit.</p>
+
+<p>Nous aurions à remarquer surtout de quoi se composent alors ces rapides
+images. Souvent une femme apparaît. Il ne s'agit pas de grâce ordinaire,
+de charme prolongé, de voluptueuse espérance. C'est plus que le plaisir,
+c'est la pureté de l'idéal; c'est la possession entrevue comme un
+devoir, comme un simple fait, comme une entraînante nécessité. Mais le
+sein de cette femme exprime avec énergie qu'elle nourrira. Ainsi est
+accomplie notre mission. Sans trouble et sans regret nous pourrions
+mourir. Donner la vie et franchir, en fermant l'&#339;il, les bornes du monde
+connu, voilà peut-être ce qu'il y a d'essentiel ici dans notre
+destination. Le reste ne serait qu'un moyen assez indifférent de
+consumer les autres minutes pour arriver au but.</p>
+
+<p>Je ne dis pas que ce léger rêve, dans les instants dont nous parlons,
+que cette figure abrégée de la vie, au milieu du tranquille oubli de
+tant de choses, que cette paisible et puissante émotion soit la même
+chez la plupart des hommes. Je l'ignore; mais enfin elle ne m'est pas
+particulière, sans doute.</p>
+
+<p>Transmettre la vie et la perdre, ce serait dans l'ordre apparent notre
+principal office sur la terre. Cependant je demanderai s'il n'est plus
+de songes dans le dernier sommeil? Je demande si réellement la loi de
+mort sera inflexible? Plusieurs d'entre nous ont vu se fortifier à
+quelques égards leur intelligence: ne pourraient-ils résister quand
+d'autres succombent?</p>
+
+<p><span class="smcap">Note K</span> (<a href="#LETTRE_LXIII"><i>Lettre LXIII</i></a>, p. 301, à la dernière ligne de la note)</p>
+
+<p>Il faut redire ici que, sauf les additions désignées comme telles,
+l'édition présente reste conforme à la première.</p>
+
+<p><span class="smcap">Note L</span> (<a href="#LETTRE_LXVII"><i>Lettre LXVII</i></a>, p. 326, ligne 13)</p>
+
+<p>On peut douter que la vigne ait jamais donné quelque produit dans ce
+vallon.</p>
+
+<p><span class="smcap">Note </span>M (<a href="#LETTRE_LXVIII"><i>Lettre LXVIII</i></a>, p. 335, ligne 25)</p>
+
+<p>L'anecdote connue à laquelle ceci paraît faire allusion n'a rien
+d'authentique.</p>
+
+<p><span class="smcap">Note N</span> (<a href="#LETTRE_LXXXIX"><i>Lettre LXXXIX</i></a>, p. 425, dernière ligne)</p>
+
+<p>Il paraît que cette dernière phrase n'appartient pas à cette lettre, qui
+devait se terminer comme il suit:</p>
+
+<p>«...Que lui reste-t-il? Que nous restera-t-il dans cet abandon, seule
+destinée qui nous soit commune? Quand le songe de l'aimable et de
+l'honnête vieillit en notre pensée incertaine; quand l'image de
+l'harmonie descend des lieux célestes, s'approche de la terre, et se
+trouve enveloppée de brumes et de ténèbres; quand rien ne subsiste de
+nos affections ou de notre espoir; quand nous passons avec la fuite
+invariable des choses et dans l'inévitable instabilité du monde! mes
+amis! elle que j'ai perdue, vous qui vivez loin de moi! comment se
+féliciter du don d'existence?</p>
+
+<p>«Qu'y a-t-il qui nous soutienne réellement? Que sommes-nous? tristes
+composés de matière aveugle et de libre pensée, d'espérance et de
+servitude; poussés par un souffle invisible malgré nos murmures;
+rampants à la vue des clartés de l'espace sur un sol immonde, et roulés
+comme des insectes dans les sentiers fangeux de la vie, mais, jusqu'à la
+dernière chute, rêvant les pures délices d'une destination sublime.»</p>
+
+<p><span class="smcap">Note O</span> (<a href="#Derniere_partie_dune_lettre"><i>Dernière lettre</i></a>, p. 435)</p>
+
+<p>A cette époque, Oberman avait peut-être quitté Imenstròm. Peut-être
+aussi, sans avoir été obligé de rentrer dans les villes, regrettait-il
+le mouvement si champêtre des grandes métairies. Les pâturages des Alpes
+septentrionales et des hautes Alpes sont souvent dans des situations
+très pittoresques; mais on n'y connaît qu'une récolte, et on n'y fait
+toute l'année qu'une même chose.</p>
+
+<h3><a name="INDICATIONS" id="INDICATIONS"></a>INDICATIONS</h3>
+<p>
+Les chiffres, sans autre désignation, indiquent les lettres et non les pages.</p>
+
+<p><span class="smcap">Adversité</span>, <a href="#LETTRE_LXIV">64</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Aisance</span>. De l'aisance réelle, <a href="#LETTRE_LXXXIX">89</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Amitié</span>, <a href="#LETTRE_XXXVI">36</a>, <a href="#LETTRE_LXIII">63</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Amour</span>, <a href="#LETTRE_LXXXIX">89</a>. Voyez aussi <span class="smcap">Femmes</span>. De l'amour, de ses effets et de son
+importance, <a href="#LETTRE_LXIII">63</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Amour-propre</span>, <a href="#LETTRE_XXVII">27</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Argent</span>. Du mépris de l'argent, 2<sup>e</sup> fragment. De l'emploi de l'argent,
+<a href="#LETTRE_LXV">65</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Automne</span>, <a href="#LETTRE_XXIV">24</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Auteur</span>, voyez <span class="smcap">Ecrivain</span>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Beau</span> (du), <a href="#LETTRE_XXI">21</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Bonheur</span>. Des causes du bonheur, 1<sup>e</sup>r fragment.</p>
+
+<p><span class="smcap">Campagnes</span>. De nos campagnes, <a href="#LETTRE_XII">12</a>. Voyez aussi <span class="smcap">Villes</span>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Célibat</span>, <a href="#LETTRE_LXXXVI">86</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Cicéron</span>, <a href="#LETTRE_IV">4</a>, en note.</p>
+
+<p><span class="smcap">Christianisme</span>. Du christianisme, et des grandes choses qu'il eût pu
+faire, <a href="#LETTRE_XLIV">44</a>, p. 202 et suiv.</p>
+
+<p><span class="smcap">Climats</span>. Des divers climats, <a href="#LETTRE_LXVIII">68</a>. Effets des différents climats, <a href="#LETTRE_LXX">70</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Contradictions</span>, <a href="#LETTRE_LXXXI">81</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Désirs</span>. Du prestige du désir dans le c&#339;ur qui ignore la vie, <a href="#LETTRE_XXXIX">39</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Devoirs</span>. Incertitude des devoirs, <a href="#LETTRE_LXXXVI">86</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Divorce</span>, voyez <span class="smcap">Mariage</span>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Domestiques</span>, <a href="#LETTRE_LII">52</a>, <a href="#LETTRE_LXVI">66</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Dogmes</span>, voyez <span class="smcap">Foi, Mystères, Religion</span>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Ecrivain</span>. De l'écrivain qui veut être utile: la considération publique
+lui est nécessaire, <a href="#LETTRE_LXXIX">79</a>. Il est absurde qu'un écrivain moraliste ne soit
+pas homme de bien, <a href="#LETTRE_LXXIX">79</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Ennui</span> de la vie, <a href="#LETTRE_XLI">41</a>, etc.</p>
+
+<p><span class="smcap">Etat</span>, voyez aussi <span class="smcap">homme</span>. Sur le choix d'un état; sur ce qu'on appelle
+prendre un état, <a href="#LETTRE_PREMIERE">1</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Femmes</span>, <a href="#LETTRE_LXXXVII">87</a>, etc. Voyez aussi <span class="smcap">Mode, Mise, Amour</span>. De certaines maximes
+dans l'éducation des femmes, <a href="#LETTRE_L">50</a>. De quelques usages relatifs à
+l'éducation des femmes, <a href="#LETTRE_LVIII">58</a>. De l'amour dans les femmes, <a href="#LETTRE_LXXX">80</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Fin</span>. Fins impénétrables de la nature, <a href="#LETTRE_LXXXV">85</a>. De la fin qu'il faut proposer
+aux habitudes de sa vie dans l'incertitude de la vie entière, et dans
+l'ignorance de sa fin essentielle, <a href="#LETTRE_LXXXIX">89</a>, etc.</p>
+
+<p><span class="smcap">Foi</span>, <a href="#LETTRE_XXXVIII">38</a>, <a href="#LETTRE_XLIV">44</a>. Voyez aussi <span class="smcap">Religion</span>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Gloire</span>, <a href="#LETTRE_LI">51</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Gouvern</span>., voyez <span class="smcap">homme</span>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Homme</span>. De l'homme considéré comme le grand agent de la nature, et comme
+chargé par l'intelligence universelle des fonctions de la réintégration
+des êtres, <a href="#LETTRE_XLII">42</a>. De l'homme qui a vraiment vécu, <a href="#LETTRE_XLIII">43</a>. De l'homme des
+sociétés présentes, <a href="#LETTRE_XLVI">46</a>, <a href="#LETTRE_LXXXVII">87</a>. De l'avidité de l'âme humaine, <a href="#LETTRE_XIII">13</a>, <a href="#LETTRE_XLVIII">48</a>. De
+l'homme, partie, du monde organisé, <a href="#LETTRE_LXXI">71</a>. De ce que l'homme est à l'homme,
+<a href="#LETTRE_XXXVI">36</a>. De l'homme bon, 1<sup>er</sup> fragment. De l'homme de bien, 1<sup>er</sup> frag. De
+l'amour dans l'homme qui gouverne, <a href="#LETTRE_XXXIV">34</a>, <a href="#LETTRE_LXXXIV">84</a>. De l'homme supérieur, de
+l'homme d'Etat, 84 à la fin.</p>
+
+<p><span class="smcap">Idéal</span>, <a href="#LETTRE_XIII">13</a>, <a href="#LETTRE_XIV">14</a>. Du monde imaginaire de l'idée d'un monde heureux, <a href="#LETTRE_XIV">14</a>. Du
+monde idéal, 30 et <a href="#LETTRE_XLVI">46</a>, p. 216.</p>
+
+<p><span class="smcap">Immortalité</span>, <a href="#LETTRE_XLIV">44</a>, <a href="#LETTRE_LX">60</a>, <a href="#LETTRE_LXI">61</a>. Du désir de l'immortal., <a href="#LETTRE_XVIII">18</a>. Perceptions qui
+semblent annoncer l'immortal., <a href="#LETTRE_XXXVIII">38</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Incertitude des notions humaines</span>, <a href="#LETTRE_XLVII">47</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Incompatibilité d'humeurs</span>, <a href="#LETTRE_XLV">45</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Indépendance</span>, <a href="#LETTRE_XLIII">43</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Inquiétude</span>. De l'inquiétude de l'âme, de ses misères et de ses besoins
+démesurés, <a href="#LETTRE_XXXVII">37</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Mahomet</span>. Du rôle de Mahomet, <a href="#LETTRE_XXXIV">34</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Malheur</span>. 1<sup>e</sup>r fragment.</p>
+
+<p><span class="smcap">Manière de vivre</span>, voyez <span class="smcap">Vie, Simplicité</span>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Manuel attribué à Aristippe</span>, <a href="#LETTRE_XXXIII">33</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Mariage</span>, 86 et <a href="#LETTRE_LXIII">63</a>, pp. 208, 297, 298, 299, etc. Indissolubilité du
+mariage, p. 403.</p>
+
+<p><span class="smcap">Mise</span>. De ce qu'on appelle une mise trop libre, <a href="#LETTRE_L">50</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Mode</span>, <a href="#LETTRE_L">50</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Mollesse</span>. D'une certaine mollesse dans les habitudes de la vie, <a href="#LETTRE_LXXXV">85</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Montagnes</span>, <a href="#LETTRE_VII">7</a>, 3<sup>e</sup> frag., etc.</p>
+
+<p><span class="smcap">Montaigne</span>, <a href="#LETTRE_XXXVIII">38</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">M&#339;urs</span>, <a href="#LETTRE_L">50</a>, etc. Voyez aussi <span class="smcap">Amour, Femmes, Mise, Mode, Morale</span>. Des m&#339;urs
+opposées, <a href="#LETTRE_LXVIII">68</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Morale</span>. Voyez aussi <span class="smcap">Contradictions, Devoirs, Religion, M&#339;urs</span>, Erreur de
+la morale, 2<sup>e</sup> frag. La morale est l'unique science, <a href="#LETTRE_LXXX">80</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Moraliste</span>. Voyez <span class="smcap">Ecrivain</span>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Mort volontaire</span>, <a href="#LETTRE_XLI">41</a>, <a href="#LETTRE_XLII">42</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Mystères</span>. L'idée de certaines forces mystérieuses dans la nature diffère
+essentiellement de la superstition, <a href="#LETTRE_XLIV">44</a>. De l'obscurité de la nature
+comparée aux mystères du dogme, <a href="#LETTRE_XLIV">44</a>. Forces et effets mystérieux de la
+nature, <a href="#LETTRE_XLIV">44</a>, <a href="#LETTRE_XLVII">47</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Nature</span>. Voyez aussi <span class="smcap">Mystères, Systèmes</span>. Combinaisons de la nature, <a href="#LETTRE_XL">40</a>,
+pp. 158, 162. Nature impénétrable, <a href="#LETTRE_XLVIII">48</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Nécessité</span>. De la nécessité ou de la force inconnue, <a href="#LETTRE_XLIII">43</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Nombres</span>, <a href="#LETTRE_XLVII">47</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Ossian</span>, <a href="#LETTRE_LXX">70</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Plaisirs</span>. De ce qu'on nomme plaisirs purs, <a href="#LETTRE_LIX">59</a>. Il n'y a de plaisir réel
+que celui que l'on donne, <a href="#LETTRE_LIX">59</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Prospérité</span>. De l'effet d'une prospérité suivie sur les hommes
+ordinaires, 1<sup>er</sup> frag.</p>
+
+<p><span class="smcap">Ranz des vaches</span>, 3<sup>e</sup> frag.</p>
+
+<p><span class="smcap">Réparation</span>. Du système de la réparation du monde, <a href="#LETTRE_XLII">42</a>, <a href="#LETTRE_LXXXV">85</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Religion</span>. De la religion, <a href="#LETTRE_XLIII">43</a>, <a href="#LETTRE_XLIV">44</a>, p. 327 [191], 338 [197], etc. Voyez
+aussi <span class="smcap">Foi, Christianisme</span>, etc. Si les religions doivent être la base de
+la morale, <a href="#LETTRE_XLIX">49</a>. De la nécessité de parler des religions en écrivant sur
+la morale, <a href="#LETTRE_LXXXI">81</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Romanesque</span>. De l'homme romanesque, <a href="#LETTRE_IV">4</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Romantique</span>. De l'expression romantique, 3<sup>e</sup> frag.</p>
+
+<p><span class="smcap">Sensations</span>, <a href="#LETTRE_VII">7</a>, etc. Changement dans les sensations, <a href="#LETTRE_LX">60</a>, etc.</p>
+
+<p><span class="smcap">Sensible</span>. De l'homme sensible, de la sensibilité, <a href="#LETTRE_IV">4</a>, <a href="#LETTRE_XII">12</a>, etc.</p>
+
+<p><span class="smcap">Simplicité</span>. D'une simplicité basse et grossière, <a href="#LETTRE_XX">20</a>. Des jouissances
+dans la simplicité, <a href="#LETTRE_LI">51</a>. Famille dans les montagnes, <a href="#LETTRE_LXV">65</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Sites</span>. Sur les beaux sites, <a href="#LETTRE_LV">55</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Songes</span> (des), <a href="#LETTRE_LXXXV">85</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Souffrir</span>. Du besoin de souffrir, 1<sup>er</sup> fragment.</p>
+
+<p><span class="smcap">Stimulants</span>. Les habitudes de notre vie sociale, et particulièrement
+celles des stimulants détruisent l'accord entre nous et les choses, <a href="#LETTRE_LXIV">64</a>.
+De l'espèce de repos qu'ils peuvent donner, <a href="#LETTRE_LXXXVIII">88</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Suicide</span>. Voyez <span class="smcap">Mort volontaire</span>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Suisse, Suisses</span>. Voyez aussi <span class="smcap">Climat, Montagnes</span>, etc. Sur les Suisses,
+<a href="#LETTRE_XXXII">32</a>, <i>note</i>. Sur la Suisse, <a href="#LETTRE_LVIII">58</a>. Quelques observations particulières sur
+les peuples de la Suisse, et sur la nature du pays en général, <a href="#LETTRE_LXXVII">77</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Systèmes</span>. Voyez <span class="smcap">Réparation, Nombres</span>, etc.</p>
+
+<p><span class="smcap">Union</span>. De l'union dans les familles, <a href="#LETTRE_XXXVI">36</a>, <a href="#LETTRE_XLV">45</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Vérité</span>. Toute institution ne doit être fondée que sur la vérité, et ne
+doit être soutenue que par des vérités, <a href="#LETTRE_XLI">41</a>, etc.</p>
+
+<p><span class="smcap">Vie</span>. Voyez aussi <span class="smcap">Fin, Homme, Ville</span>. La vie est semblable à nos songes,
+<a href="#LETTRE_XIII">13</a>. Emploi de la vie, <a href="#LETTRE_XLIII">43</a>. Vanité de la vie, <a href="#LETTRE_XLVI">46</a>. Semaines de la vie, <a href="#LETTRE_XLVII">47</a>.
+De la vie du c&#339;ur, <a href="#LETTRE_LV">55</a>, <i>note</i>. De la vie réglée, <a href="#LETTRE_LXV">65</a>. De la vie de la
+campagne et de celle de la ville, <a href="#LETTRE_LXXII">72</a>. Des besoins indéfinis de l'homme,
+et du néant de la vie commune, <a href="#LETTRE_LXXV">75</a>, etc., etc. Spectacle de la vie
+humaine, <a href="#LETTRE_LXXX">80</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Ville</span>. De la vie des villes, <a href="#LETTRE_LXXXVIII">88</a>. Voyez aussi <span class="smcap">Vie</span>. Comment l'âge augmente
+le goût pour les capitales, et comment ceux qui préféraient, dans un
+sens, les choses aux hommes et la campagne à la ville, peuvent venir à
+préférer plus tard la ville et la société, <a href="#LETTRE_LII">52</a>, <a href="#LETTRE_LXXXVIII">88</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Vol</span>. Du vol fait par les enfants; il est impuni, et c'est le plus
+coupable, <a href="#LETTRE_LXXX">80</a>.</p>
+
+<p><span class="smcap">Voyages</span>, <a href="#LETTRE_LXVIII">68</a>.</p>
+
+<div class="footnotes">
+<h3><a name="NOTES" id="NOTES"></a>NOTES:</h3>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Je suis loin d'inférer de-là qu'un bon roman ne soit pas un
+bon livre. De plus, outre ce que j'appellerais les véritables romans, il
+est des écrits agréables ou d'un vrai mérite, que l'on range communément
+dans cette classe, tels que <i>Numa</i>, <i>la Chaumière Ind.</i>, etc.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Le genre pastoral, le genre descriptif ont beaucoup
+d'expressions rebattues, dont les moins tolérables, à mon avis, sont les
+figures employées quelques millions de fois, et qui dès la première
+affaiblissaient l'objet qu'elles prétendaient agrandir. L'émail des
+prés, l'azur des cieux, le cristal des eaux; les lys et les roses de son
+teint; les gages de son amour; l'innocence du hameau; des torrents
+s'échappèrent de ses yeux, il fondit et inonda les assistants;
+contempler les merveilles de la nature; jeter quelques fleurs sur sa
+tombe: et tant d'autres que je ne veux pas condamner exclusivement, mais
+que j'aime mieux, ne point rencontrer.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> Campagne de celui à qui les lettres sont adressées.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Depuis les portes de Lyon l'on voit distinctement à
+l'horizon les sommets des Alpes.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> On trouve souvent Lausanne avec un seul n; effectivement il
+n'y en avait qu'un dans l'ancien nom <i>Lausone</i>; mais il y a deux n dans
+les actes de la ville moderne.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Ou petit Jura.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> Je n'ai pas été surpris de trouver dans ces lettres
+plusieurs passages un peu romanesques. Les c&#339;urs mûris avant l'âge,
+joignent aux sentiments d'un autre temps, quelque chose de cette force
+exagérée et illusoire qui caractérise la première saison de la vie.
+Celui qui a reçu les facultés de l'homme, est, ou a été ce qu'on appelle
+romanesque: mais chacun l'est à sa manière. Les passions, les vertus,
+les faiblesses sont à-peu-près communes à tous; mais elles ne sont pas
+semblables dans tous. Un homme par exemple, peut faire des chansons, ou
+des vers sur l'amour; mais il y mettra moins de Flore, de Nymphes et de
+flamme que les poètes des almanachs.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> Le mot <i>Vaud</i> ne veut point dire ici vallée, mais il vient
+du Celtique dont on a fait Welches: les Suisses de la partie allemande
+appellent le pays de Vaud <i>Welschland</i>. Les Germains désignaient les
+Gaulois par le mot Wale; d'où viennent les noms de la principauté de
+<i>Galles</i>, du pays de Vaud, de ce qu'on appelle dans la Belgique pays
+<i>Walon</i>, de la Gascogne, etc.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> De Genève ou Léman, et non pas lac Léman.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> Ou Yverdon.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> Ceci ne me serait pas juste, si on l'entendait de la rive
+septentrionale toute entière.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> Ses besoins ne seront pas toujours aussi simples: et ce
+sera peut-être parce qu'il n'aura pas eu cela qu'il voudra davantage.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_13" id="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13"><span class="label">[13]</span></a> Appliquer à la sagesse cette idée que tout est vanité,
+n'est-ce pas, pourra-t-on dire, la pousser jusqu'à l'exagération?
+</p><p>
+On entend par sagesse cette doctrine des sages, qui est sublime et
+pourtant vaine, au moins dans un sens. Quant au moyen raisonné de passer
+ses jours en recevant et en produisant le plus de bien possible, on ne
+peut en effet l'accuser de vanité. La vraie sagesse a pour objet
+l'emploi de la vie, l'amélioration de notre existence; et cette
+existence étant tout, quelque peu durable, quelque peu importante même
+qu'on la puisse supposer, il est évident que ce n'est point dans cette
+sagesse-là qu'O. trouve de l'erreur et de la vanité.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_14" id="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14"><span class="label">[14]</span></a> Cicéron ne fut point un homme ordinaire, il fut même un
+grand homme; il eut de très-grandes qualités, et de très-grands talents;
+il remplit un beau rôle; il écrivit très-bien sur des matières
+philosophiques: mais je ne vois pas qu'il ait eu l'âme d'un sage. O.
+n'aimait point qu'on en ait seulement la plume: Il trouvait d'ailleurs
+qu'un homme d'Etat rencontre l'occasion de se montrer tout ce qu'il est:
+il croyait encore qu'un homme d'Etat peut faire des fautes, mais ne peut
+pas être faible; qu'un père de la patrie n'a pas besoin de flatter; que
+la vanité est quelquefois la ressource presque inévitable de ceux qui
+restent inconnus, mais qu'un maître du monde ne peut en avoir que par
+petitesse d'âme. Je le soupçonne aussi de ne point aimer qu'un consul de
+Rome pleure <i>plurimis lacrymis</i>, parce que madame son épouse est obligée
+de changer de demeure. Voilà probablement sa manière de penser sur cet
+orateur dont le génie n'était peut-être pas aussi grand que les talents.
+Au reste, en interprétant son sentiment d'après la manière de voir que
+ses lettres annoncent, je crains de me tromper, car je m'aperçois que je
+lui prête tout-à-fait le mien. Je suis bien aise que l'auteur de <i>de
+Officiis</i> ait réussi dans l'affaire de Catilina; mais je voudrais qu'il
+eût été grand dans ses revers.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_15" id="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15"><span class="label">[15]</span></a> Ce mot, qu'il serait difficile de remplacer par une
+expression aussi juste, a été adopté ici apparemment pour cette raison:
+comme il est usité dans les Alpes, je ne l'ai point changé.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_16" id="Footnote_16_16"></a><a href="#FNanchor_16_16"><span class="label">[16]</span></a> Jeune homme qui sentez comme lui, ne décidez point que
+vous sentirez toujours de même. Vous ne changerez pas, mais les temps
+vous calmeront: vous mettrez ce qui est, à la place de ce que vous
+aimiez. Vous vous lasserez; vous voudrez une vie commode: ce
+consentement est très-commode. Vous direz: Si l'espèce subsiste, chaque
+individu ne faisant que passer, c'est peu la peine qu'il raisonne pour
+lui-même et qu'il s'inquiète. Vous chercherez des délassements; vous
+vous mettrez à table, vous verrez le côté bizarre de chaque chose, vous
+sourirez dans l'intimité. Vous trouverez une sorte de mollesse assez
+heureuse dans votre ennui même: et vous passerez, en oubliant que vous
+n'avez pas vécu. Plusieurs ont enfin passé de même.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_17" id="Footnote_17_17"></a><a href="#FNanchor_17_17"><span class="label">[17]</span></a> On a communément une idée trop étroite de l'homme
+sensible: on en fait un personnage ridicule, j'en ai vu faire une femme,
+je veux dire une de ces femmes qui pleurent sur l'indisposition de leur
+oiseau, que le sang d'une piqûre d'aiguille fait pâmer, et qui
+frémissent au son de certaines syllabes, comme serpent, araignée,
+fossoyeur, petite vérole, tombeau, vieillesse.
+</p><p>
+J'imagine une certaine modération dans ce qui nous émeut, une
+combinaison subite des sentiments contraires, une habitude de
+supériorité sur l'affection même qui nous commande; une gravité de
+l'âme, et une profondeur de la pensée; une étendue qui appelle aussitôt
+en nous la perception secrète que la nature voulut opposer à la
+sensation visible; une sagesse du c&#339;ur dans sa perpétuelle agitation; un
+mélange enfin, une harmonie de toutes choses qui n'appartient qu'à
+l'homme d'une vaste sensibilité; dans sa force, il a pressenti tout ce
+qui est destiné à l'homme; dans sa modération, lui seul a connu la
+mélancolie du plaisir, et les grâces de la douleur.
+</p><p>
+L'homme qui sent avec chaleur, et même avec profondeur, mais sans
+modération, consume dans des choses indifférentes, cette force presque
+surnaturelle. Je ne dis pas qu'il ne la trouvera plus dans les occasions
+du génie: il est des hommes grands dans les petites choses, et qui
+pourtant le sont encore dans les grandes circonstances. Malgré leur
+mérite réel, ce caractère a deux inconvénients. Ils seront regardés
+comme fous par les sots et par plusieurs gens d'esprit, et ils seront
+prudemment évités par des hommes mêmes qui sentiront leur prix, et qui
+concevront d'eux, une haute opinion. Ils dégradent le génie en le
+prostituant à des choses tout-à-fait vulgaires, et parmi les derniers
+des hommes. Par-là ils fournissent à la foule des prétextes spécieux
+pour prétendre que le bon sens vaut mieux que le génie, parce qu'il n'a
+pas ses écarts; et pour prétendre, ce qui est plus funeste, que les
+hommes droits, forts, expansifs, généreux, ne sont pas au-dessus des
+hommes prudents, ingénieux, réguliers, toujours retenus, et souvent
+personnels.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_18" id="Footnote_18_18"></a><a href="#FNanchor_18_18"><span class="label">[18]</span></a> Le mont Rugi est près de Lucerne; le lac est au pied de
+ses rocs perpendiculaires.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_19" id="Footnote_19_19"></a><a href="#FNanchor_19_19"><span class="label">[19]</span></a> Les cieux ne sont pas immuables: chaque écolier dira
+cela.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_20" id="Footnote_20_20"></a><a href="#FNanchor_20_20"><span class="label">[20]</span></a> Il faudrait pourtant sans doute en excepter les m&#339;urs
+nationales chez les peuples qui ont eu des législateurs, comme les
+Spartiates, les Hébreux, les Péruviens, les Parsis.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_21" id="Footnote_21_21"></a><a href="#FNanchor_21_21"><span class="label">[21]</span></a> Plusieurs savants prétendent que les Francs sont le même
+peuple que les Russes, et qu'ainsi ils sont originaires de cette contrée
+dont les hordes semblent destinées de temps immémorial, à dompter les
+nations, et à..... recommencer leur ouvrage.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_22" id="Footnote_22_22"></a><a href="#FNanchor_22_22"><span class="label">[22]</span></a> La scène paraît être dans la partie élevée du Péloponèse.
+Ces peuples pasteurs étaient connus pour leurs m&#339;urs simples et
+heureuses, entre Corinthe et Lacédémoue déjà très-changée. Il y a
+beaucoup de fictions sans doute dans ce qui a été dit des Arcadiens;
+mais l'Arcadie était dans la Grèce ce qu'est la Suisse dans l'Europe
+occidentale. Même sol, même climat, mêmes habitudes, autant que cette
+ressemblance peut exister dans des lieux éloignés et dans des siècles
+fort différents.
+</p><p>
+Les Arcadiens avaient la manie de donner leurs hommes aux puissances
+voisines, et de les donner à la première venue, en sorte qu'ils se
+trouvaient quelquefois réduits à se battre les uns contre les autres.
+Voyez Thucidide, liv. 7.
+</p><p>
+Ce service dans l'étranger considéré sous d'autres rapports, a fait plus
+de mal aux Suisses qu'il n'en avait fait aux Arcadiens. Les Arcadiens
+différaient beaucoup des peuples chez lesquels leur jeunesse servait.
+Mais les vallées suisses devaient différer plus encore des capitales de
+leurs voisins. Les m&#339;urs modernes ne sont à-peu-près que des habitudes;
+elles n'ont pas la force, la sanction que des moyens perdus maintenant,
+donnaient aux Institutions anciennes. Les Suisses avaient donc
+doublement à craindre de perdre les leurs, lorsque la jeunesse dont
+l'audace, l'inexpérience et l'activité frondent si volontiers les vieux
+usages, rapporterait les manières brillantes des grandes villes dans des
+rochers trop rustiques à leurs yeux.
+</p><p>
+Les Suisses ont été reconnus pour sages, parce qu'en effet ils ont eu
+des vues nationales lorsque les autres cabinets en avaient de
+ministérielles: mais pourquoi leurs guerres en Italie? Pourquoi?.... et
+surtout pourquoi ce service dans l'étranger? Pour entretenir le peuple
+dans l'art des guerriers, sans pourtant partager les fléaux de la
+perpétuelle agitation de, l'Europe. Ce motif, plausible, n'était pas
+suffisant: le temps en a fait voir les raisons, et elles seraient trop
+longues à dire. Pour remédier à un excédent de population. Telle est la
+faiblesse de notre politique: elle sait éluder les maux, mais non les
+réparer; elle n'ose surtout les prévenir.
+</p><p>
+Comment les anciens de la Suisse n'empêchèrent-ils pas ce mal dont ils
+ne pouvaient ignorer les dangers et la honte? c'est qu'un peuple pauvre,
+au milieu des peuples qui aiment l'argent, et qui en ont, l'aime
+excessivement lui-même, dès qu'il commence à le connaître. C'est que
+dans les conseils et dans les assemblées des cantons, tandis que les
+affaires du second ordre étaient réglées par des hommes mûrs, qui
+formaient le gouvernement, les questions importantes passaient à la
+pluralité des voix dans le corps en qui résidait la souveraineté. Or le
+souverain y était principalement composé de jeunes gens plus ou moins
+surpris de conduire l'Etat, ou plus avides de courses, de dangers et
+d'honneurs, que d'une prospérité obscure et tranquille; de jeunes gens
+plus occupés de montrer leur pouvoir, et d'entraîner les vieillards sous
+leurs lois, que de se soumettre eux-mêmes aux m&#339;urs antiques et aux
+maximes que les vieillards voulaient conserver. C'est enfin que la
+Suisse n'avait pas une véritable diète; et que son union imparfaite, et
+troublée, selon les temps, soit par l'ambition de quelques-uns de ses
+confédérés, soit par l'opposition des religions, ne permettait guère de
+statuer sur ce qui eût paru attaquer l'indépendance individuelle des
+cantons.
+</p><p>
+Quoique cette confédération mérite d'être respectée autant peut-être
+qu'aucune de celles dont l'histoire ait parlé, on pourrait observer que
+les cantons réunis en nombre suffisant, et à-peu-près délivrés de la
+crainte de l'Autriche, eussent dû revoir leurs constitutions dans une
+assemblée générale. En gardant chacun leur souveraineté et la différence
+de leurs lois, ils eussent consenti tous à régler selon l'intérêt
+commun, ce que l'intérêt de la patrie exigeait de tous. On eût réparé
+les fautes qu'avait faites une politique fausse ou personnelle. Ces
+hommes simples et d'un sens droit, ces magistrats d'alors qui avaient
+une patrie, et dont l'âme était pure, eussent achevé et consolidé le
+bonheur d'un pays, que sa situation, sa révolution très-heureuse, et
+d'autres circonstances destinaient au bonheur. Ils eussent senti, par
+exemple, que Berne, Fribourg, etc. eurent des vues étroites, lorsque
+pour réprimer la noblesse, ils la gênèrent en la laissant subsister:
+c'était entretenir exprès un ennemi intérieur. Admettre des nobles, et
+leur ôter des prérogatives que l'on réserve à d'autres, ce n'est pas les
+contenir, c'est les mécontenter: c'est préparer des troubles. Un corps
+dont la nature est de chercher et de vouloir les distinctions, qui ne
+peut cesser d'y prétendre, et dont l'existence est fondée sur elles,
+doit être ou expulsé ou réduit à une entière impuissance, ou enfin mis
+au-dessus de tout, si ce n'est par le pouvoir, au moins par les
+honneurs. Mais il est contradictoire de recevoir des nobles, et de leur
+interdire ce que la noblesse cherche nécessairement; de marquer la
+limite de leur élévation, tandis que la nature de la noblesse est de
+s'élever toujours; et d'exiger de ceux d'entre eux à qui on accorde du
+pouvoir, qu'ils renoncent aux titres que l'opinion met au-dessus, et
+pour lesquels seuls ordinairement les nobles, cherchent le pouvoir.
+</p><p>
+Cette longue note s'écarte trop de son premier objet; il est temps de la
+terminer.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_23" id="Footnote_23_23"></a><a href="#FNanchor_23_23"><span class="label">[23]</span></a> On sait que Cicéron a employé la même expression en
+parlant de l'amitié.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24_24" id="Footnote_24_24"></a><a href="#FNanchor_24_24"><span class="label">[24]</span></a> Dans l'état de malheur, la réaction doit être, plus forte;
+puisque la nature de l'être organisé le pousse plus particulièrement à
+son bien être comme à sa conservation.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25_25" id="Footnote_25_25"></a><a href="#FNanchor_25_25"><span class="label">[25]</span></a> Tout cela, quoique exprimé d'une manière positive, ne doit
+pas être regardé comme vrai <i>rigoureusement</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_26_26" id="Footnote_26_26"></a><a href="#FNanchor_26_26"><span class="label">[26]</span></a> Il y a des hommes qu'elle aigrit; c'est ceux qui ne sont
+point méchants, et non pas ceux qui sont bons.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_27_27" id="Footnote_27_27"></a><a href="#FNanchor_27_27"><span class="label">[27]</span></a> Les idées obscures ou profondes s'altèrent avec le temps,
+et on s'habitue à les considérer sous un autre aspect: lorsqu'elles
+commencent à devenir absurdes, le peuple commence à les trouver divines;
+lorsqu'elles le sont tout-à-fait, il veut mourir pour elles. Ce n'est
+que vingt siècles après qu'il aime autant travailler et boire.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_28_28" id="Footnote_28_28"></a><a href="#FNanchor_28_28"><span class="label">[28]</span></a> Le mot char n'est pas usité en ce sens, du moins dans la
+plus grande partie de la France, où les charrettes à deux roues sont
+plus en usage. Mais en Suisse et dans plusieurs autres endroits, on
+nomme ainsi les chariots légers, les voitures de campagne à quatre roues
+qui y servent au lieu de charrettes.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_29_29" id="Footnote_29_29"></a><a href="#FNanchor_29_29"><span class="label">[29]</span></a> Le clavecin des couleurs était ingénieux; celui des odeurs
+eût intéressé davantage.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_30_30" id="Footnote_30_30"></a><a href="#FNanchor_30_30"><span class="label">[30]</span></a> <i>Küher</i> en allemand, <i>Armailli</i> en <i>roman</i>, homme qui
+conduit les vaches aux montagnes, qui passe la saison entière dans les
+pâturages élevés, et y fait des fromages. En général, les Armaillis
+restent ainsi quatre et cinq mois dans les Hautes-Alpes, entièrement
+séparés des femmes, et souvent mêmes des autres hommes.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_31_31" id="Footnote_31_31"></a><a href="#FNanchor_31_31"><span class="label">[31]</span></a> Beccaria a dit d'excellentes choses contre la peine de
+mort: mais je ne saurais penser comme lui sur celles-ci. Il prétend que
+le citoyen <i>n'ayant pu aliéner que la portion de sa liberté la plus
+petite possible</i>, n'a pu consentir à la perte de sa vie: il ajoute que
+<i>n'ayant pas le droit de se tuer lui-même</i>, il n'a pu céder à la cité le
+droit de le tuer.
+</p><p>
+Je crois qu'il importe de ne dire que des choses justes et
+incontestables, lorsqu'il s'agit des principes qui servent de base aux
+lois positives ou à la morale. Il y a du danger à appuyer les meilleures
+choses par des raisons seulement spécieuses. Lorsqu'un jour leur
+illusion se trouve évanouie, la vérité même qu'elles paraissaient
+soutenir en est ébranlée. Les choses vraies ont leur raison réelle, il
+n'en faut pas chercher d'arbitraires. Si la législation morale et
+politique de l'antiquité n'avait été fondée que sur des principes
+évidents, sa puissance moins persuasive, il est vrai, dans les premiers
+temps, et moins propre à faire des enthousiastes, fût restée
+inébranlable. Si l'on essayait maintenant de construire cet édifice que
+l'on n'a pas encore élevé, je conviens que peut-être il ne serait utile
+que quand les années l'auraient cimenté, mais cette considération ne
+détruit point sa beauté, et ne dispense pas de l'entreprendre.
+</p><p>
+On ne fait que douter, supposer, chercher, rêver; il pense et ne
+raisonne guère; il examine et ne décide pas, n'établit pas. Ce qu'il dit
+n'est rien, si l'on veut, mais peut mener à quelque chose. Si dans sa
+manière indépendante et sans système, il suit pourtant quelque principe,
+c'est surtout celui de ne dire que des vérités en faveur de la vérité
+même, et de ne rien admettre que tous les temps ne pussent avouer; de ne
+pas confondre la bonté de l'intention avec la justesse des preuves, et
+de ne pas croire qu'il soit indifférent par quelle voie l'on persuade
+les meilleures choses. L'histoire de tant de sectes religieuses et
+politiques a prouvé que les moyens expéditifs ne produisent que
+l'ouvrage d'un jour. Cette manière de voir m'a parue d'une grande
+importance, et c'est principalement à cause d'elle que je publie ces
+lettres si vides sous d'autres rapports, et si vagues.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_32_32" id="Footnote_32_32"></a><a href="#FNanchor_32_32"><span class="label">[32]</span></a> Je sens combien cette lettre est propre à scandaliser. Je
+dois avertir que l'on verra dans la suite la manière de penser d'un
+autre âge sur la même question. J'ai déjà lu le passage que j'indique:
+il blâme le suicide, et peut-être il scandalisera tout autant que
+celui-ci; mais il ne choquera que les mêmes personnes.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_33_33" id="Footnote_33_33"></a><a href="#FNanchor_33_33"><span class="label">[33]</span></a> Ceci a beaucoup de rapport à un fait rapporté dans
+l'<i>Histoire des voyages</i>. Un Islandais a dit à un savant Danois, qu'il
+avait allumé plusieurs fois sa pipe à un ruisseau de feu qui coula en
+Islande pendant près de deux années.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_34_34" id="Footnote_34_34"></a><a href="#FNanchor_34_34"><span class="label">[34]</span></a> Si O. avait lu davantage, et écrit plus tard, il aurait pu
+apprendre que Théodose fut bien plus grand que Trajan: cela se dit
+maintenant, en attendant qu'on le dise aussi de Constantin.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_35_35" id="Footnote_35_35"></a><a href="#FNanchor_35_35"><span class="label">[35]</span></a> En lisant la <i>Démonstration Evangélique.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_36_36" id="Footnote_36_36"></a><a href="#FNanchor_36_36"><span class="label">[36]</span></a> Il y a effectivement quelque différence entre avouer qu'il
+existe des choses inexplicables à l'homme, ou affirmer que l'explication
+inconcevable de ces choses est juste et infaillible. Il est encore
+différent de dire, dans les ténèbres; je ne vois pas: ou de dire; je
+vois une lumière divine, vous qui me suivez, non-seulement ne dites
+point que vous ne la voyez pas, mais voyez-la, sinon vous êtes
+anathème.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_37_37" id="Footnote_37_37"></a><a href="#FNanchor_37_37"><span class="label">[37]</span></a> «C'est une sotte présomption d'aller dédaignant et
+condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable: qui est un
+vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance, outre la
+commune. J'en faisais ainsi autrefois...... et à présent je trouve que
+j'étais pour le moins autant à plaindre moi-même.»
+</p><p>
+<span class="smcap">Montaigne</span>, <i>Essais</i>, liv. I, chap. 26.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_38_38" id="Footnote_38_38"></a><a href="#FNanchor_38_38"><span class="label">[38]</span></a> On peut voir dans la 7<sup>e</sup> <i>Epître</i> de Sénèque cette
+opinion commune chez les stoïciens, et les raisons non moins
+remarquables par lesquelles Sénèque la réfute.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_39_39" id="Footnote_39_39"></a><a href="#FNanchor_39_39"><span class="label">[39]</span></a> On n'a pu avoir l'intention de plaisanter des sciences
+qu'il admirait, et qu'il ne possédait pas. Sans doute il désirait
+seulement que les vastes progrès modernes ne portassent pas si
+inconsidérément les demi-savants à mépriser l'Antiquité, à rire de ses
+conceptions profondes.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_40_40" id="Footnote_40_40"></a><a href="#FNanchor_40_40"><span class="label">[40]</span></a> Dans toutes les sectes, les disciples, ou beaucoup d'entre
+les disciples sont moins grands hommes que leur maître. Ils défigurent
+sa pensée, surtout quand le fanatisme superstitieux, ou l'ambition
+d'innover se joignent aux erreurs de l'esprit.
+</p><p>
+Pythagore, ainsi que Jésus, n'a pas écrit (du moins les écrits de
+Pythagore, perdus maintenant, paraissent n'avoir pas été bien reconnus
+des Anciens eux-mêmes): les successeurs, ou prétendus tels, de l'un et
+de l'autre, ont montré qu'ils sentaient tout l'avantage de cette
+circonstance.
+</p><p>
+Considérons un moment le nombre comme Pythagore paraît l'avoir entendu.
+</p><p>
+Si depuis un lieu élevé et qui domine une vaste étendue, on discerne
+dans la plaine, entre les hautes forêts, quelques-uns de ces êtres qui
+se soutiennent debout; si l'on vient à se rappeler que les forêts sont
+abattues, que les fleuves sont dirigés, que les pyramides sont élevées,
+que la terre est changée par eux, on éprouve de l'étonnement. Le temps
+est leur grand moyen; le temps est une série de nombres. Ce sont les
+nombres rassemblés ou successifs, qui font tous les phénomènes, les
+vicissitudes, les combinaisons, toutes les &#339;uvres individuelles de
+l'univers. La force, l'organisation, l'espace, l'ordre, la durée ne sont
+rien sans les nombres. Tous les moyens de la nature sont une suite des
+propriétés des nombres; la réunion de ces moyens est la nature
+elle-même; cette harmonie sans bornes est le principe infini par lequel
+tout ce qui existe existe ainsi: et le génie de Pythagore vaut bien les
+esprits qui ne l'entendent pas.
+</p><p>
+Pythagore paraît avoir dit que tout était fait selon les propriétés des
+nombres, mais non par leur vertu.
+</p><p>
+Voyez dans <i>De mysteriis numerorum</i> par Bungo, ce que Porphyre,
+Nicomaque, etc., ont dit sur les nombres.
+</p><p>
+Voyez <i>Lois</i> de Pythagore 2036, 2038, etc., dans <i>Voyages</i> de Pythagore.
+On peut remarquer en parcourant ce volume de l'ancienne sagesse, ces
+trois mille cinq cents sentences dites <i>Lois</i> de Pythagore, combien il y
+est peu question des nombres.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_41_41" id="Footnote_41_41"></a><a href="#FNanchor_41_41"><span class="label">[41]</span></a> Apparemment cette époque est antérieure aux dernières
+d'entre les découvertes modernes: au reste neuf est comme sept, un
+nombre sacré.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_42_42" id="Footnote_42_42"></a><a href="#FNanchor_42_42"><span class="label">[42]</span></a> Comme il en fallait sept, et qu'il était impossible de ne
+pas admettre le platine, on rejetait le mercure, qui semble avoir un
+caractère particulier, et différer des autres métaux par diverses
+propriétés, entre autres, par celle de rester dans un état de fusion,
+même à un degré de froid que l'on a cru longtemps passer le froid
+naturel de notre âge. Malheureusement la chimie moderne reconnaît un
+plus grand nombre de métaux; mais il est probable alors qu'il y en aura
+quarante-neuf, ce qui revient au même.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_43_43" id="Footnote_43_43"></a><a href="#FNanchor_43_43"><span class="label">[43]</span></a> Linnaeus divisait les odeurs végétales en sept classes: de
+Saussure en admet une huitième; mais on voit bien qu'il ne doit y en
+avoir que sept pour la gamme.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_44_44" id="Footnote_44_44"></a><a href="#FNanchor_44_44"><span class="label">[44]</span></a> Les Grecs avaient sept voyelles. Les grammairiens français
+en reconnaissent aussi sept, les trois <i>e</i>, et les quatre autres.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_45_45" id="Footnote_45_45"></a><a href="#FNanchor_45_45"><span class="label">[45]</span></a> Son tombeau est à Salon, petite ville à quatre lieues
+d'Aix. Il est dit dans l'épitaphe que Nostradamus (dont la plume fut
+divine à peu de chose près, <i>penè divino calamo</i>) vécut soixante-deux
+ans six mois et dix jours.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_46_46" id="Footnote_46_46"></a><a href="#FNanchor_46_46"><span class="label">[46]</span></a> Voyez plus haut dans la même lettre.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_47_47" id="Footnote_47_47"></a><a href="#FNanchor_47_47"><span class="label">[47]</span></a> Les climatériques d'Hippocrate sont les septièmes années,
+ce qui est analogue à ce qu'on a dit au nombre sept.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_48_48" id="Footnote_48_48"></a><a href="#FNanchor_48_48"><span class="label">[48]</span></a> De l'Eglise.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_49_49" id="Footnote_49_49"></a><a href="#FNanchor_49_49"><span class="label">[49]</span></a> On est enfin parvenu au point d'amener la lune à une
+proximité apparente de notre &#339;il, plus grande que celle des montagnes
+que dans certains climats l'&#339;il nu distingue parfaitement, quoiqu'elles
+soient éloignées de plus d'une journée de marche.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_50_50" id="Footnote_50_50"></a><a href="#FNanchor_50_50"><span class="label">[50]</span></a> Dans la forêt de Fontainebleau.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_51_51" id="Footnote_51_51"></a><a href="#FNanchor_51_51"><span class="label">[51]</span></a> Fruits de la ronce.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_52_52" id="Footnote_52_52"></a><a href="#FNanchor_52_52"><span class="label">[52]</span></a> <i>Essai sur la physiognomonie</i>, etc., par J.-G. Lavater de
+Zurich, ministre.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_53_53" id="Footnote_53_53"></a><a href="#FNanchor_53_53"><span class="label">[53]</span></a> Relatif à des lettres supprimées.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_54_54" id="Footnote_54_54"></a><a href="#FNanchor_54_54"><span class="label">[54]</span></a> Freyburg, ville de franchises.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_55_55" id="Footnote_55_55"></a><a href="#FNanchor_55_55"><span class="label">[55]</span></a> Nos jours, que rien ne ramène, se composent de moments
+orageux qui élèvent l'âme en la déchirant; de longues sollicitudes qui
+la fatiguent, l'énervent, l'avilissent; de temps indifférents qui
+l'arrêtent dans le repos s'ils sont rares, et dans l'ennui ou la
+mollesse s'ils ont de la continuité. Il y a aussi quelques éclairs de
+plaisir pour l'enfance du c&#339;ur. La paix est le partage d'un homme sur
+dix mille. Pour le bonheur, il éveille, il agite; on le veut, on le
+cherche, on s'épuise; il est vrai qu'on l'espère, et peut-être on
+l'aurait, si la mort ou la décrépitude ne venaient avant lui.
+</p><p>
+Cependant la vie n'est pas odieuse en général. Elle a ses douceurs pour
+l'homme de bien: il s'agit seulement d'imposer à son c&#339;ur le repos que
+l'âme a conservé quand elle est restée juste. On s'effraie de n'avoir
+plus d'illusions; on se demande avec quoi l'on remplira ses jours. C'est
+une erreur: il ne s'agit pas d'occuper son c&#339;ur, mais de parvenir à le
+distraire sans l'égarer; et quand l'espérance n'est plus, il nous reste,
+pour arriver jusqu'à la fin, un peu de curiosité et quelques habitudes.
+</p><p>
+C'est assez pour atteindre la nuit; le sommeil est naturel, quand on
+n'est pas agité.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_56_56" id="Footnote_56_56"></a><a href="#FNanchor_56_56"><span class="label">[56]</span></a> Batzen, à peu près la septième partie de la livre
+tournois.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_57_57" id="Footnote_57_57"></a><a href="#FNanchor_57_57"><span class="label">[57]</span></a> Voyez une note de la <a href="#LETTRE_LXXXIX">lettre LXXXIX</a> [p. 423].</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_58_58" id="Footnote_58_58"></a><a href="#FNanchor_58_58"><span class="label">[58]</span></a> Petite contrée montueuse où l'on trouve des usages qui lui
+sont particuliers, et même quelque chose d'assez extraordinaire dans les
+m&#339;urs.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_59_59" id="Footnote_59_59"></a><a href="#FNanchor_59_59"><span class="label">[59]</span></a> La mélodie, si l'on prend cette expression dans toute
+l'étendue dont elle est susceptible, peut aussi résulter d'une suite de
+couleurs ou d'une suite d'odeurs. La mélodie peut résulter de toute
+suite bien ordonnée de certaines sensations, de toute série convenable
+de ces effets, dont la propriété est d'exciter en nous ce que nous
+appelons exclusivement un sentiment.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_60_60" id="Footnote_60_60"></a><a href="#FNanchor_60_60"><span class="label">[60]</span></a> Rien n'indique quel lac ce peut être; ce n'est point celui
+de Genève. Le commencement de la lettre manque; et j'en ai supprimé la
+fin.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_61_61" id="Footnote_61_61"></a><a href="#FNanchor_61_61"><span class="label">[61]</span></a> La plus grande différence sans opposition repoussante,
+comme la plus grande similitude sans uniformité insipide.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_62_62" id="Footnote_62_62"></a><a href="#FNanchor_62_62"><span class="label">[62]</span></a> Notre industrie sociale a opposé les hommes que le
+véritable art social devait concilier.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_63_63" id="Footnote_63_63"></a><a href="#FNanchor_63_63"><span class="label">[63]</span></a> Quelques-uns vantent leur froideur comme le calme de la
+sagesse; il en est qui prétendent au stérile honneur d'être
+inaccessibles: c'est l'aveugle qui se croit mieux organisé que le commun
+des hommes, parce que la cécité lui évite des distractions.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_64_64" id="Footnote_64_64"></a><a href="#FNanchor_64_64"><span class="label">[64]</span></a> Ce qui doit exalter l'imagination, déranger l'esprit,
+passionner le c&#339;ur, et interdire tout raisonnement, réussit d'autant
+mieux qu'on y joint plus d'austérité: mais il n'en est pas des
+institutions durables, des lois temporelles et civiles, des m&#339;urs
+intérieures, et de tout ce qui permet l'examen, comme de l'impulsion du
+fanatisme dont la nature est de porter à tout ce qui est difficile, et
+de faire vénérer tout ce qui est extraordinaire. Cette distinction
+essentielle paraît avoir été oubliée. On a très bien observé dans
+l'homme ses affections multipliées, et en quelque sorte les incidents de
+son c&#339;ur; mais il reste à faire un grand pas au-delà. Il est si
+important que la considération de son utilité pourra entraîner à
+l'essayer; il est si difficile qu'en l'entreprenant on sera bien
+persuadé de ne faire qu'une tentative.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_65_65" id="Footnote_65_65"></a><a href="#FNanchor_65_65"><span class="label">[65]</span></a> C'est dans l'amour que la déviation est devenue extrême
+chez les nations à qui nous trouvons des m&#339;urs: et c'est ce qui concerne
+l'amour que nous avons exclusivement appelé m&#339;urs.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_66_66" id="Footnote_66_66"></a><a href="#FNanchor_66_66"><span class="label">[66]</span></a> J'ai mal usé du droit d'éditeur; j'ai retranché des
+passages de plusieurs lettres, et cependant j'ai laissé trop de choses
+au moins inutiles. Mais cette négligence ne serait pas aussi excusable
+dans une lettre comme celle-ci: c'est à dessein que j'ai laissé ce mot
+sur le mariage. Je ne l'ai pas supprimé, parce que je n'ai pas en vue la
+foule de ceux qui lisent: elle seule pourrait ne pas trouver évident que
+cela n'attaque ni l'utilité, ni la beauté de l'institution du mariage,
+ni même tout ce qu'il y a d'heureux dans un mariage heureux.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_67_67" id="Footnote_67_67"></a><a href="#FNanchor_67_67"><span class="label">[67]</span></a> Il y avait ici dans le texte: Je ne la presserai point
+d'être fourbe en ma faveur, je m'y refuserais même; et je ne ferais rien
+en cela que de très simple, rien qui ne soit, pour quiconque y a su
+penser, un devoir rigoureux dont l'infraction l'avilirait. Nulle force
+du désir, nulle passion mutuelle même ne peut servir d'excuse.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_68_68" id="Footnote_68_68"></a><a href="#FNanchor_68_68"><span class="label">[68]</span></a> On l'est aussi par la timidité du sentiment. L'on a
+distingué dans toute affection de notre être deux choses analogues, mais
+non semblables, le sentiment et l'appétit. L'amour du c&#339;ur donne aux
+hommes sensibles beaucoup de réserve et d'embarras: le sentiment est
+plus fort alors que le besoin direct. Mais comme il n'y a point de
+sensibilité profonde dans une organisation intérieurement faible, celui
+qui est ainsi dans une véritable passion, n'est plus le même dans
+l'amour sans passion; s'il est retenu alors, c'est par ses devoirs, et
+nullement par sa timidité.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_69_69" id="Footnote_69_69"></a><a href="#FNanchor_69_69"><span class="label">[69]</span></a> Je n'ai pas encore découvert la différence entre le
+misérable qui rend une femme enceinte, puis l'abandonne, et le soldat
+qui, dans le saccage d'une ville, en jouit et l'égorge. Celui-ci
+serait-il moins infâme, et parce que du moins il ne la trompe pas, et
+parce que ordinairement il est ivre.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_70_70" id="Footnote_70_70"></a><a href="#FNanchor_70_70"><span class="label">[70]</span></a> Vraisemblablement on objectera que le vulgaire est
+incapable de chercher ainsi la raison de ses devoirs, et surtout de le
+faire sans partialité. Mais la difficulté d'estimer ainsi ses devoirs
+n'est pas très grande en elle-même, et n'existe guère que dans la
+confusion présente de la morale. D'ailleurs, dans des institutions
+différentes des nôtres, il n'y aurait peut-être point des esprits aussi
+instruits que parmi nous, mais il n'y aurait certainement pas une foule
+aussi stupide et surtout aussi trompée.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_71_71" id="Footnote_71_71"></a><a href="#FNanchor_71_71"><span class="label">[71]</span></a> Voici une partie de ce que j'ai retranché du texte. L'on
+trouvera peut-être que j'eusse dû le supprimer entièrement. Mais je
+réponds pour cette circonstance-ci et pour d'autres, que l'on peut se
+permettre de parler aux hommes quand on n'a rien dans sa pensée qu'on
+doive leur taire. Je suis responsable de ce que je publie. J'ose juger
+les devoirs: si jamais on peut me dire qu'il me soit arrivé de manquer à
+un seul devoir réel, non seulement je ne les jugerai plus, mais je
+renoncerai pour toujours au droit d'écrire.
+</p><p>
+«J'aurais peu de confiance dans une femme qui ne sentirait pas la raison
+de ses devoirs, qui les suivrait strictement, aveuglément et par
+l'instinct de la prévention. Il peut arriver qu'une telle conduite soit
+sûre, mais ce genre de conduite ne me satisfera pas. J'estime davantage
+une femme que rien absolument ne pourrait engager à trahir celui qui
+reposerait sur sa foi, mais qui, dans sa liberté naturelle, n'étant liée
+ni par une promesse quelconque, ni par un attachement sérieux, et se
+trouvant dans des circonstances assez particulières pour l'y déterminer,
+jouirait de plusieurs hommes, et en jouirait même dans l'ivresse, dans
+la nudité, dans la délicate folie du plaisir.»</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_72_72" id="Footnote_72_72"></a><a href="#FNanchor_72_72"><span class="label">[72]</span></a> Les stimulants de la Torride pourraient avoir contribué à
+nous vieillir. Leurs feux agissent moins dans l'Inde parce qu'on y est
+moins actif; mais l'inquiétude européenne, excitée par leur
+fermentation, produit ces hommes remuants et agités, dont le reste du
+globe voit la manie avec un étonnement toujours nouveau. <i>Rév</i>.
+</p><p>
+Je ne dis pas que dans l'état présent des choses, ce ne soit pas un
+allégement pour des individus, et même pour un corps de peuple, que
+cette activité valeureuse et spirituelle qui voit dans le mal le plaisir
+de le souffrir gaiement, et dans le désordre le côté burlesque que
+présentent toutes les choses de la vie. L'homme qui tient aux objets de
+ses désirs dit bien souvent: «Que le monde est triste!» Celui qui ne
+prétend plus autre chose que de ne pas souffrir, se dit: «Que la vie est
+bizarre!» C'est déjà trouver les choses moins malheureuses que de les
+trouver comiques: c'est plus encore quand on s'amuse de toutes les
+contrariétés qu'on éprouve; et quand, afin de mieux rire, on cherche les
+dangers. Pour les Français, s'ils ont jamais Naples, ils bâtiront une
+salle de bal dans le cratère du Vésuve.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_73_73" id="Footnote_73_73"></a><a href="#FNanchor_73_73"><span class="label">[73]</span></a> L'homme de bien est inébranlable dans sa vertu sévère;
+l'homme à systèmes cherche souvent des vertus austères.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_74_74" id="Footnote_74_74"></a><a href="#FNanchor_74_74"><span class="label">[74]</span></a> Ceci ne peut s'entendre que du thermomètre de Fahrenheit.
+145 degrés au-dessus de zéro, ou 113 au-dessus de la congélation
+naturelle de l'eau répond à 50 degrés et quelque chose du thermomètre
+dit de Réaumur: et 130 degrés au-dessous de zéro répond à 72 au-dessous
+de glace. On prétend qu'un froid de 70 degrés n'est pas sans exemple à
+la New-Zemble. Mais je ne sais si l'on a vu sur les rives mêmes de la
+Gambie 50 degrés. La chaleur extrême de la Thébaïde est, dit-on, de 38:
+et celle de la Guinée paraît tellement au-dessous de 50, que je doute
+qu'elle aille à ce point en aucun lieu, si ce n'est tout à fait
+accidentellement, comme pendant le passage du Samiel. Peut-être faut-il
+aussi douter des 70 degrés de glace dans les contrées habitées
+quelconques; malgré qu'on ait prétendu les avoir vus à Jeniseick.
+</p><p>
+Voici le résultat d'observations faites en 1786. A Ostroug-Viliki, au
+61<sup>e</sup> degré, le mercure gela le 4 novembre. Le thermomètre de Réaumur
+indiquait 31 degrés et demi. Le matin du 1<sup>er</sup> décembre il descendit à
+40; le même jour à 51; et le 7 décembre à 60. Ceci rendrait
+vraisemblable un froid de 70 degrés soit dans la New-Zemble, soit dans
+les parties les plus septentrionales de la Russie qui sont beaucoup plus
+près du pôle, et qui pourtant ont des habitations.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_75_75" id="Footnote_75_75"></a><a href="#FNanchor_75_75"><span class="label">[75]</span></a> Allusion à Démocrite apparemment.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_76_76" id="Footnote_76_76"></a><a href="#FNanchor_76_76"><span class="label">[76]</span></a> Thermomètre dit de Réaumur.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_77_77" id="Footnote_77_77"></a><a href="#FNanchor_77_77"><span class="label">[77]</span></a> C'est une grande facilité pour un poète: celui qui veut
+dire tout ce qu'il imagine a un grand avantage sur celui qui ne doit
+dire que des choses positives, qui ne dit que ce qu'il croit.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_78_78" id="Footnote_78_78"></a><a href="#FNanchor_78_78"><span class="label">[78]</span></a> Encore un aperçu vague et peut-être hasardé. Cette
+observation serait même inutile ici; mais elle ne l'est pas en général,
+et pour les autres passages auxquels elle ne peut se trouver
+applicable.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_79_79" id="Footnote_79_79"></a><a href="#FNanchor_79_79"><span class="label">[79]</span></a> Il est bien probable que les autres parties de la nature
+seraient aussi obscures à nos yeux. Si nous trouvons dans l'homme plus
+de sujets de surprise, c'est que nous y voyons plus de choses. C'est
+surtout dans l'intérieur des êtres que nous rencontrons partout les
+bornes de nos conceptions. Dans un objet qui nous est beaucoup connu,
+nous sentons que l'inconnu est lié au connu; nous voyons que nous sommes
+près de concevoir le reste, et que pourtant nous ne le concevrons point:
+ces bornes nous remplissent d'étonnement.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_80_80" id="Footnote_80_80"></a><a href="#FNanchor_80_80"><span class="label">[80]</span></a> Avant la révolution de la Suisse.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_81_81" id="Footnote_81_81"></a><a href="#FNanchor_81_81"><span class="label">[81]</span></a> Le mot <i>française</i> est trop général.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_82_82" id="Footnote_82_82"></a><a href="#FNanchor_82_82"><span class="label">[82]</span></a> «O Eternel! Tu es admirable dans l'ordre des mondes; mais
+tu es adorable dans le regard expressif de l'homme bon qui rompt le pain
+qui lui reste dans la main de son frère.» Ce sont, je crois, les propres
+mots de M** dans le beau chapitre <i>Dieu</i>, an 2440.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_83_83" id="Footnote_83_83"></a><a href="#FNanchor_83_83"><span class="label">[83]</span></a> Expression qui ne convient qu'ici. Je n'aime pas qu'on
+désigne ainsi des savants, ou de grands écrivains; mais des
+folliculaires, des gens qui <i>font le métier</i>, ou, tout au plus ceux qui
+sont exactement ou seulement hommes de lettres. Un magistrat n'est pas
+un homme de loi. Montesquieu, Boulanger, Helvétius n'étaient pas des
+hommes de lettres: je sais plusieurs auteurs Vivants qui n'en sont pas.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_84_84" id="Footnote_84_84"></a><a href="#FNanchor_84_84"><span class="label">[84]</span></a> Il est absurde et révoltant qu'il se charge de chercher
+les principes, et d'examiner la vérité des vertus, s'il prend pour règle
+de sa propre conduite les faciles maximes de la société, la fausse
+morale convenue. Aucun homme ne doit se mêler de dire aux hommes leurs
+devoirs et la raison morale de leurs actions, s'il n'est rempli du
+sentiment de l'ordre, s'il ne veut avant tout, non pas précisément la
+prospérité, mais la félicité publique; si l'unique fin de sa pensée
+n'est pas d'ajouter à ce bonheur obscur, à ce bien-être du c&#339;ur, source
+de tout bien, que la déviation des êtres altère sans cesse, et que
+l'intelligence doit ramener et maintenir sans cesse. Quiconque a
+d'autres passions, et ne soumet pas à cette idée toute affection
+humaine; quiconque peut chercher sérieusement les femmes, les honneurs,
+les biens, l'amour même ou la gloire, n'est pas né pour la magistrature
+auguste d'instituteur des hommes.
+</p><p>
+Celui qui prêche une religion sans la suivre intérieurement, sans y
+vénérer la loi suprême de son c&#339;ur, est un méprisable charlatan. Ne vous
+irritez pas contre lui, n'allez pas haïr sa personne: mais que sa
+duplicité vous indigne; et, s'il le faut pour qu'il ne puisse plus
+corrompre le c&#339;ur humain, plongez-le dans l'opprobre; qu'il y reste.
+</p><p>
+Celui qui sans soumettre personnellement ses goûts, ses désirs, toutes
+ses vues à l'ordre et à l'équité morale, ose parler de morale à l'homme,
+à l'homme qui a comme lui l'égoïsme naturel de l'individu et la
+faiblesse d'un mortel! celui-là est un charlatan plus détestable: il
+avilit les choses sublimes; il perd tout ce qui nous restait. S'il a la
+fureur d'écrire, qu'il fasse des contes, qu'il travaille des petits
+vers: s'il a le talent d'écrire, qu'il traduise, qu'il fasse un honnête
+métier, qu'il soit <i>homme de lettres</i>, qu'il explique les arts, qu'il
+soit utile à sa manière: qu'il travaille pour de l'argent, pour la
+réputation; que plus désintéressé, il travaille pour l'honneur d'un
+corps, pour l'avancement des sciences, pour la renommée de son pays;
+mais qu'il laisse à l'homme de bien ce qu'on appelait la fonction des
+sages, et au prédicateur le métier des m&#339;urs.
+</p><p>
+L'imprimerie a fait dans le monde social un grand changement. Il était
+impossible que sa vaste influence ne fît aucun mal, mais elle pouvait en
+faire beaucoup moins. Les inconvénients qui devaient en résulter ont été
+sentis, mais les moyens employés pour les arrêter n'en ont pas produit
+de moins graves. Il me semblerait pourtant que dans l'état actuel des
+choses en Europe, on pourrait concilier et la liberté d'écrire, et les
+moyens de séparer de l'utilité des livres les excès qui tendent à
+compenser cette utilité reconnue. Le mal résulte principalement des
+démences de l'esprit de parti, et du nombre étonnant des livres qui ne
+contiennent rien. Le temps, dira-t-on, fait oublier ce qui est injuste
+ou mauvais. Il s'en faut de beaucoup que cela suffise, soit aux
+particuliers, soit au public même. L'auteur est mort quand l'opinion se
+forme ou se rectifie; et le public prend un esprit funeste
+d'indifférence pour le vrai et l'honnête, au milieu de cette incertitude
+dont il sort presque toujours sur les choses passées, mais où il rentre
+toujours sur les choses présentes. Dans ma supposition, il serait permis
+d'écrire tout ce qui est permis maintenant: l'opinion même serait aussi
+libre. Mais ceux qui ne veulent pas l'attendre pendant un demi-siècle,
+ceux qui ne peuvent pas s'en rapporter à eux-mêmes, ou qui n'aiment pas
+à lire vingt volumes pour rencontrer un livre, trouveraient aussi
+commode qu'utile ce garant indirect, cette voie tracée, que rien
+absolument ne les obligerait de suivre. Cette institution exigerait la
+plus intègre impartialité: mais rien n'empêcherait d'écrire contre ce
+qu'elle aurait approuvé; ainsi son intérêt le plus direct serait de
+mériter la considération publique qu'elle n'aurait aucun moyen
+d'asservir. On objecte toujours que les hommes justes sont trop rares;
+j'ignore s'ils le sont autant qu'on affecte de le dire; mais ce qui
+n'est pas vrai du moins, c'est qu'il n'y en ait point.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_85_85" id="Footnote_85_85"></a><a href="#FNanchor_85_85"><span class="label">[85]</span></a> Ainsi <i>L'Esprit des lois</i> le fut par les <i>Lettres
+persanes</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_86_86" id="Footnote_86_86"></a><a href="#FNanchor_86_86"><span class="label">[86]</span></a> On trouve le passage suivant, qui m'a paru curieux, dans
+des lettres publiées par un nommé Matthews: «C'est une suite nécessaire
+et du degré de dépravation où en est arrivée l'espèce humaine, et de
+l'état actuel de la société en général qu'il y ait beaucoup
+d'institutions également incompatibles avec le christianisme et la
+morale.» Lettre VIII de <i>Voyage à la rivière de Sierra Leone</i>, Paris, an
+V.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_87_87" id="Footnote_87_87"></a><a href="#FNanchor_87_87"><span class="label">[87]</span></a> J'ai supprimé quelques pages où il s'agissait de
+circonstances particulières et d'une personne dont je ne vois pas qu'il
+soit parlé dans aucun autre endroit de ces lettres. J'y ai, en quelque
+sorte, substitué ce qui suit: c'est un morceau tiré d'ailleurs, qui dit
+à peu près les mêmes choses d'une manière générale, et que son analogie
+avec ce que j'ai retranché m'a engagé à placer ici.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_88_88" id="Footnote_88_88"></a><a href="#FNanchor_88_88"><span class="label">[88]</span></a> Ces suppressions interrompent la suite des idées; je suis
+fâché qu'elles aient dû me paraître convenables. Il en est de même dans
+plusieurs autres lettres.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_89_89" id="Footnote_89_89"></a><a href="#FNanchor_89_89"><span class="label">[89]</span></a> On voit que le mot <i>magie</i> doit être pris ici dans son
+premier sens, et non pas dans l'acception nouvelle: en sorte que par
+fausse magie, il faut entendre à peu près la magie des modernes.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_90_90" id="Footnote_90_90"></a><a href="#FNanchor_90_90"><span class="label">[90]</span></a> B... mourut à 37 ans, et il avait fait l'<i>Antiq. dev.</i>'.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_91_91" id="Footnote_91_91"></a><a href="#FNanchor_91_91"><span class="label">[91]</span></a> C'est le sens du mot de Solon, et du passage de <i>De
+Officiis</i> qui ont apparemment donné lieu de citer Cicéron et Solon.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_92_92" id="Footnote_92_92"></a><a href="#FNanchor_92_92"><span class="label">[92]</span></a> Des jours pleins de tristesse, l'habitude rêveuse d'une
+âme comprimée, les longs ennuis qui perpétuent le sentiment du néant de
+la vie, peuvent exciter ou entretenir le besoin de dire sa pensée; ils
+furent souvent favorables à des écrits dont la poésie exprime les
+profondeurs du sentiment, et les conceptions vastes de l'âme humaine que
+ses douleurs ont rendue impénétrable et comme infinie. Mais un ouvrage
+important par son objet, par son ensemble et son étendue, un ouvrage que
+l'on consacre aux hommes, et qu'on destine à rester, ne s'entreprend que
+lorsqu'on a une manière de vivre à peu près fixée, et qu'on est sans
+inquiétude sur le sort des siens. Pour O. il vivait seul, et je ne vois
+pas que la situation favorable où il se trouve maintenant lui fût
+indispensable.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_93_93" id="Footnote_93_93"></a><a href="#FNanchor_93_93"><span class="label">[93]</span></a> Ce qui est impossible en France est encore faisable dans
+presque toute la Suisse. Il y est reçu de s'y rencontrer vers le soir
+dans des maisons qui ne sont autre chose que des cabarets choisis. Ni
+l'âge, ni la noblesse, ni les premières magistratures ne font une loi du
+contraire.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_94_94" id="Footnote_94_94"></a><a href="#FNanchor_94_94"><span class="label">[94]</span></a> A l'époque de la première édition, la lettre et le
+fragment suivants n'avaient pas encore été recueillis.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_95_95" id="Footnote_95_95"></a><a href="#FNanchor_95_95"><span class="label">[95]</span></a> Cette lettre d'Oberman, recueillie depuis l'édition
+précédente, a déjà été imprimée dans <i>Les Navigateurs.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_96_96" id="Footnote_96_96"></a><a href="#FNanchor_96_96"><span class="label">[96]</span></a> Nous ajoutons au numéro de la lettre le renvoi à la page
+et à la ligne de notre édition.</p></div>
+</div>
+
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Oberman, by Sénancour
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OBERMAN ***
+
+***** This file should be named 32808-h.htm or 32808-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/2/8/0/32808/
+
+Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team
+at DP Europe (http://dp.rastko.net).
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..504cda0
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #32808 (https://www.gutenberg.org/ebooks/32808)