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+Project Gutenberg's Légendes et curiosités des métiers, by Paul Sébillot
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Légendes et curiosités des métiers
+
+Author: Paul Sébillot
+
+Release Date: June 13, 2010 [EBook #32798]
+
+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LÉGENDES ET CURIOSITÉS DES MÉTIERS ***
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+Produced by Pierre Lacaze and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+
+
+
+PAUL SÉBILLOT
+
+LÉGENDES
+
+ET
+
+CURIOSITÉS DES MÉTIERS
+
+OUVRAGE ORNÉ DE 220 GRAVURES
+
+D'APRÈS DES ESTAMPES ANCIENNES ET MODERNES OU DES DESSINS INÉDITS
+
+[Illustration]
+
+PARIS
+
+ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
+
+26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON
+
+
+
+
+LÉGENDES
+
+ET
+
+CURIOSITÉS DES MÉTIERS
+
+
+
+
+OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
+
+ =Contes populaires de la Haute-Bretagne.=--Un volume
+ in-8o, de pp. XII-360 3 fr. 50
+
+ =Contes des paysans et des pêcheurs.=--Un volume
+ in-18, de pp. XXI-374 3 fr. 50
+
+ =Contes des marins.=--Un volume in-18, de pp.
+ XII-374 3 fr. 50
+
+ (_Ouvrages autorisés pour les bibliothèques populaires
+ et celles de la Marine._)
+
+ =Contes de terre et de mer, légendes de la
+ Haute-Bretagne.=--Un vol. in 8e, de pp. 250,
+ illustré par Léonce Petit, G. Bellenger, Sahib (_Épuisé._)
+
+ =Légendes, croyances et superstitions de la Mer.=
+
+ Première série: _La Mer et le Rivage._--Un vol.
+ in-18, de pp. XII-363.
+
+ Deuxième série: _Les Météores, les Vents et les
+ Tempêtes._--Un vol. in-18, de pp. 342.
+ Chaque série 3 fr. 50
+
+ =Le Blason populaire de la France.= (En collaboration
+ avec M. H. Gaidoz.)--1 vol. in-18,
+ de pp. XII-382 3 fr. 50
+
+ =Contes des provinces de France.=--1 vol. in-18,
+ de pp. XI-332 3 fr. 50
+
+
+ (_Collection de la France merveilleuse et légendaire._)
+
+ =Littérature orale de la Haute-Bretagne.=--Un vol.
+ in-12 elzévir, de pp. XII-404,
+ avec musique 5 fr.
+
+ =Traditions et superstitions de la
+ Haute-Bretagne.=--Deux vol. in-12 elzévir,
+ de pp. VII-387 et 389 10 fr.
+
+ =Coutumes populaires de la Haute-Bretagne.=--Un vol.
+ in-12 elzévir, de pp. VIII-376 5 fr.
+
+ =Gargantua dans les traditions populaires.=--Un vol.
+ in-12 elzévir, de pp. XX-342 5 fr.
+
+
+ (_Collection des Littératures populaires de toutes les nations._)
+
+ =Les Travaux publics et les Mines dans les traditions
+ et les superstitions de tous les pays.=--_Les routes,
+ les ponts, les chemins de fer, les digues, les canaux,
+ l'hydraulique, les ports et les phares, les mines et les
+ mineurs._--In-8o de pp. XX-620 avec 420 illustrations,
+ dont trois en couleur et huit planches hors texte 40 fr.
+
+
+IMPRIMERIE E. FLAMMARION. 26 RUE RACINE. PARIS.
+
+
+
+
+ PAUL SÉBILLOT
+
+ LÉGENDES
+ ET
+ CURIOSITÉS DES MÉTIERS
+
+ LES MEUNIERS--LES BOULANGERS--LES PATISSIERS
+ LES BOUCHERS--LES FILEUSES
+ LES TISSERANDS--LES OUVRIÈRES EN GAZE--LES CORDIERS
+ LES TAILLEURS--LES COUTURIÈRES--LES DENTELLIÈRES
+ LES MODISTES--LES LAVANDIÈRES ET BLANCHISSEUSES
+ LES CORDONNIERS--LES CHAPELIERS
+ LES COIFFEURS--LES TAILLEURS DE PIERRE--LES MAÇONS
+ LES COUVREURS--LES CHARPENTIERS
+ LES MENUISIERS--LES BOISIERS ET LES SABOTIERS--LES TONNELIERS
+ LES CHARRONS--LES TOURNEURS
+ LES PEINTRES, VITRIERS ET DOREURS--LES BUCHERONS
+ LES CHARBONNIERS--LES FORGERONS
+ LES CHAUDRONNIERS--LES SERRURIERS--LES CLOUTIERS
+ LES IMPRIMEURS
+
+
+ OUVRAGE ORNÉ DE 220 GRAVURES
+ D'APRÈS DES ESTAMPES ANCIENNES ET MODERNES OU DES DESSINS INÉDITS
+
+ PARIS
+ ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
+ 26, RUE RACINE, 26
+
+ Tous droits réservés.
+
+
+
+
+TABLE
+
+DES
+
+MONOGRAPHIES ET DES GRAVURES[1]
+
+[Footnote 1: Les noms placés entre parenthèses sont ceux des auteurs
+des gravures ou ceux des livres dont elles sont extraites.]
+
+LES MEUNIERS
+ Pages.
+Fidèle comme un meunier (Lagniet) 5
+
+Il ressemble à un homme comme un moulin à vent (Lagniet) 9
+
+Le Moulin de la «Dissention» (XVIIe siècle) 13
+
+Les Femmes au moulin (_Caquet des femmes_) 17
+
+Les Enfarinez, image satirique (XVIIe siècle) 20
+
+Le Capitaine des Enfarinez, image satirique (XVIIe siècle) 21
+
+Le Meusnier à l'anneau, image satirique (XVIIe siècle) 25
+
+Habit de Meusnier (G. Valck) 29
+
+L'Ane conduisant le Meunier (_Le Monde à rebours_) 31
+
+L'anneau, fragment de caricature (XVIIe siècle) 32
+
+
+LES BOULANGERS
+
+Opérations de boulangerie au XVIIe siècle
+(Franqueville) 5
+
+Histoire d'un Boulanger de Madrid qui a esté chastié
+(XVIIe siècle) 7
+
+Boulanger enfournant (_Jeu de l'Industrie_) 12
+
+Image de saint Honoré (gravé pour la corporation, XVIIIe siècle) 17
+
+Vesta, déesse des boulangers (_Magasin pittoresque_) 22
+
+Anciennes bannières des boulangers (_Magasin pittoresque_) 24
+
+Pierres sculptées de maisons de boulangers à Édimbourg 27
+
+La Belle Boulangère (Binet) 29
+
+Le Boulanger, vignette (Jauffret) 32
+
+
+LES PATISSIERS
+
+Une Rôtisserie-pâtisserie au XVIIe siècle (Guérard) 5
+
+Crieur de petits pâtés (Brébiette) 8
+
+Le Pâtissier (Abraham Bosse) 9
+
+Des pâtes, talmouses (Boucher) 13
+
+La Poire et le Pâtissier, caricature contre Louis-Philippe
+(1835) 17
+
+Pain d'épices de Reims (Poisson) 20
+
+L'Oublieur (Guérard) 21
+
+L'Oublieur et la Laitière (B. Picart) 25
+
+L'Amour marchand de plaisir (Perrenot) 29
+
+L'Aimable Caporal, vignette (1830) 31
+
+Marchande de plaisir (Poisson) 32
+
+
+LES BOUCHERS
+
+Boucher assommant un boeuf (Jost Amman) 5
+
+Le Boucher (Guérard) 9
+
+Le Boucher et sa cliente (Daumier) 13
+
+Promenade du boeuf gras, vitrail de Bar-sur-Aube (XVIe siècle) 16
+
+Promenade du boeuf gras, placard de «l'ordre et la marche»
+(1816) 17
+
+Louis-Philippe et le boeuf gras (1835) 21
+
+Boucher hollandais (XVIIe siècle) 25
+
+Boucher italien (Mitelli) 29
+
+Veau depeçant un boucher (_Le Monde à rebours_) 31
+
+Le Boucher (_Arts et Métiers_) 32
+
+
+LES FILEUSES
+
+Les trois Parques (Bonnart) 5
+
+La Veillée (Mariette) 9
+
+Fille qui écoute un berger (Lagniet) 13
+
+Les trois fileuses fantômes, d'après une ballade alsacienne
+(Klein) 16
+
+Les Vierges sages (Brueghel) 17
+
+La Belle fileuse (Jaubert) 21
+
+La Fileuse (Mérian) 25
+
+Le Lutin et la Fille du meunier (J-E. Ford) 29
+
+L'étrange visite (D. Batten) 31
+
+La Truie qui file (_Enseignes de Rouen_) 32
+
+
+LES TISSERANDS
+
+Les trois voleurs (Tisserand, Meunier, Tailleur) sortant du sac
+(Lagniet) 5
+
+Atelier de tisserand (XVIe siècle) (Jost Amman) 13
+
+Les Vierges sages (Crispin de Passe) 17
+
+Tisseuse au XVIe siècle (_Éloge de la folie_) (Holbein) 21
+
+
+LES OUVRIÈRES EN GAZE
+
+Les Ouvrières en gaze (Binet) 24
+
+
+LES CORDIERS
+
+Le Cordier (Lagniet) 29
+
+Cordiers à l'ouvrage (XVIe siècle) (Jost Amman) 31
+
+Ange rallumant la lampe de sainte Gudule (Stalle de Saint-Loup,
+à Troyes) 32
+
+
+LES TAILLEURS
+
+Boutique de tailleur hollandais (XVIIe siècle) 5
+
+Tailleur cousant (Van de Venne) 9
+
+Atelier de tailleur au XVIIe siècle (Franqueville) 12
+
+Atelier de tailleur allemand (Chodowiecki) 13
+
+Tailleur cousant (_Jeu universel_) 15
+
+Habit de tailleur (G. Valck) 17
+
+Tailleurs bretons cousant (Perrin) 25
+
+Tailleur breton enseignant le cathéchisme (Perrin) 29
+
+Tailleur (Jauffert) 32
+
+
+LES COUTURIÈRES
+
+Les Couturières (Binet) 5
+
+Femmes cousant (Chodowiecki) 9
+
+Fileuses et Couturières, gravure hollandaise (XVIIe siècle) 12
+
+
+LES DENTELLIÈRES
+
+Dentellières (_Encyclopédie_) 16
+
+L'ouvrière en dentelles (Jaubert) 17
+
+Dentellière hollandaise (Mieris) 20
+
+
+LES MODISTES
+
+Boutique de modiste en province (Crafty) 24
+
+Les Filles de modes au XVIIIe siècle (Binet) 25
+
+Madame et sa modiste, singerie (1825) 28
+
+Boutique de modiste (Gavarni) 29
+
+La Modiste, travestissement (Bouchot) 31
+
+La Modiste (_Fleurs professionnelles_) 32
+
+
+LES LAVANDIÈRES ET LES BLANCHISSEUSES
+
+La Blanchisseuse et le Batelier (Cochin) 5
+
+Laveuses au bord de la Seine (Henry Monnier) 9
+
+Le Maçon et la Blanchisseuse (Saint-Aubin) 13
+
+Lavandières de nuit en Berry (Maurice Sand) 17
+
+Le bavardage au lavoir (_Caquet des femmes_) 21
+
+Petite blanchisseuse (Gavarni) 24
+
+La vieille blanchisseuse (Traviés) 25
+
+La Repasseuse (Lanté) 29
+
+La Blanchisseuse (_Arts et Métiers_) 31
+
+Vieille blanchisseuse (Daumier) 32
+
+
+LES CORDONNIERS
+
+Boutique de cordonnier (Jost Amman) 5
+
+Saint Lundi, image populaire (Dembour) 9
+
+Le Juif-Errant, image populaire (Musée de Quimper) 12
+
+Boutique de cordonnier (_Encyclopédie_) 13
+
+Un Savetier (A. van Ostade) 16
+
+Le Savetier, image révolutionnaire (1790?) 17
+
+Au Diable à quatre (_Jeu de Paris en miniature_) 20
+
+Le Cordonnier et la Servante (_Magasin pittoresque_)
+(XVIIe siècle) 21
+
+Le Cordonnier (XVIIe siècle) (Leroux) 25
+
+Ulenspiegel, apprenti cordonnier (Lagniet) 29
+
+Le Savetier (Bouchardon) 32
+
+Le Nouvelliste (Grenier) 33
+
+Arrivée d'un compagnon (Bois de la bibliothèque bleue de Troyes) 36
+
+Le Savetier (Ciarte) 37
+
+Saint Crépin (Bois de la bibliothèque bleue de Troyes) 40
+
+Archi-confrérie de Saint-Crépin, image patronale (XVIIIe siècle) 41
+
+Marchand de souliers italien (Mitelli) 45
+
+La Méchante cordonnière, d'après l'_Album de la Mère l'oye_
+(Hollande) 48
+
+Le Cordonnier et les nains (_Vieux contes Allemands_) 49
+
+Gnafron (Randon) 49
+
+Le Savetier (_Arts et Métiers_) 50
+
+
+LES CHAPELIERS
+
+Habit de chapelier (G. Valck) 52
+
+Le Chapelier, réclame américaine (1872?) 53
+
+Boutique de chapelier (XVIIIe siècle) 57
+
+Le Chapelier à la queue, caricature (XVIIe siècle) 61
+
+Dancré, flamand, adresse de chapelier (XVIIIe siècle) 63
+
+Charles, ses chapeaux (Réclame moderne) 64
+
+Ne pesant pas l'once (Réclame moderne) 64
+
+
+LES COIFFEURS
+
+Absalon pendu, enseigne de coiffeur (_Jeu de Paris_) 4
+
+Mademoiselle des Faveurs, caricature (XVIIIe siècle) 5
+
+Le Barbier patriote (Image révolutionnaire) 8
+
+Boutique de perruquier (Cochin) 9
+
+L'édifice de coiffure, caricature (XVIIIe siècle) 12
+
+Il faut souffrir pour être belle, caricature (_Journal des
+Modes_, 1810) 13
+
+Le Barbier politique (Pigal) 17
+
+Boutique de barbier, image anglaise (XVIIIe siècle) 20
+
+Le fer trop chaud (Marillier) 21
+
+La toilette du clerc (Carle Vernet) 25
+
+Le Jour de barbe, singerie 29
+
+Boutique de perruquier (Duplessi-Bertaux) 32
+
+
+LES TAILLEURS DE PIERRE
+
+Tailleur de pierre (Jost Amman) 5
+
+Tailleur de pierre (Bouchardon) 8
+
+
+LES MAÇONS
+
+Maçons et tailleurs de pierre, miniature italienne (XVe siècle) 13
+
+Maçon italien (Mitelli) 17
+
+Qui bâtit ment (Lagniet) 21
+
+Maçons à l'ouvrage (XVIIIe siècle) 25
+
+
+LES COUVREURS
+
+Couvreurs sur un toit (Duplessi-Bertaux) 29
+
+À bas couvreur (_Embarras de Paris_) 31
+
+Couvreurs sur un toit (Couché) 32
+
+
+LES CHARPENTIERS
+
+Charpentiers au XVIe siècle (Jost Amman) 5
+
+Saint Joseph et l'enfant Jésus (XVIe siècle) 8
+
+Sainte Famille (XVIe siècle) 9
+
+Le Raboteux (Carrache) 12
+
+Compagnon charpentier (Jules Noel) 17
+
+
+LES MENUISIERS
+
+Intérieur de menuisier (Larmessin) 20
+
+Menuisier coffretier (Jost Amman) 24
+
+Petits génies menuisiers (Peinture pompéienne) 25
+
+Amours menuisiers (Cochin) 29
+
+Figure de menuisier, image populaire (Dembour) 31
+
+Le Menuisier (Couche) 32
+
+
+LES BOISIERS ET LES SABOTIERS
+
+La Chasse fantastique (Maurice Sand) 5
+
+Figures humaines en bois (Paul Sébillot) 9
+
+Marchand de balais (Poisson) 12
+
+Balais! Balais! (Boucher) 13
+
+Atelier de sabotier (_Encyclopédie_) 17
+
+Marchande de balais (_Cris de Paris_) 22
+
+
+LES TONNELIERS
+
+Tonnelier encavant (Mérian) 24
+
+Tonneliers à l'ouvrage (Gravure hollandaise, XVIIe siècle) 25
+
+Le Tonnelier (Bouchardon) 29
+
+Tonneliers à l'ouvrage (Jost Amman) 31
+
+Tonneliers (_Charivari_) 32
+
+
+LES CHARRONS
+
+Charron au XVIe siècle (Jost Amman) 5
+
+
+LES TOURNEURS
+
+Tourneur au XVIe siècle (Jost Amman) 8
+
+Le Tourneur dans sa boutique au XVIIe siècle (Lagniet) 9
+
+
+LES PEINTRES VITRIERS ET DOREURS
+
+Peintre en bâtiment italien (Mitelli) 13
+
+Le poète Pope nettoyant une façade, caricature anglaise (V.-H.) 17
+
+La Déroute de la Céruse (1852) 21
+
+Vitrier assujettissant un vitrage en plomb (Lagniet) 24
+
+Le Vitrier et le Cordonnier (Pruche) 25
+
+Le Doreur, caricature (XVIIe siècle) 29
+
+Amour tourneur (frontispice de l'_Art de tourner_) 32
+
+
+LES BÛCHERONS
+
+Le Casseu d'bois (Maurice Sand) 5
+
+Porteur de fagots (Abraham Bosse) 9
+
+Mouleur de bois (Caffiery) 13
+
+L'Arbre et le Bûcheron (_Fables_ du sieur Le Noble)
+(XVIIe siècle) 16
+
+
+LES CHARBONNIERS
+
+Le Fendeur de bois (Bonnart) 21
+
+Le Meunier et le Charbonnier (Lagniet) 24
+
+La Charbonnière (Cochin) 25
+
+La Vendeuse de mottes (Bonnart) 29
+
+Boutique de charbonnier (Félix Régamen) 31
+
+Noir comme charbonnier (_Ombres chinoises_, 1845) 32
+
+
+LES FORGERONS
+
+Le Taillandier, image satirique (Larmessin) 5
+
+Servante ferrant la mule, caricature (XVIIe siècle) 8
+
+Le Forgeron (Franqueville) 13
+
+La Destruction de Lustucru, caricature (XVIIe siècle) 17
+
+La Forge merveilleuse, image populaire (Dembour) 25
+
+Intérieur de forge hollandaise (De Venne) 28
+
+Forgerons travaillant en mesure (XVIIIe siècle) (Chodowiecki) 29
+
+Serruriers et Forgerons (_Jeu de l'industrie_) 32
+
+
+LES CHAUDRONNIERS
+
+Le Chaudronnier (Bonnart) 5
+
+Chaudronnier ambulant (Guérard) 9
+
+Chaudronnier (Poisson) 12
+
+Chaudronnier (XVIIe siècle) (Brébiette) 13
+
+Apprentis chaudronniers (Madou) 17
+
+Étameur ambulant, d'après une eau-forte (1845) 21
+
+
+LES SERRURIERS ET LES CLOUTIERS
+
+Almanach des maîtres serruriers, frontispice (XVIIIe siècle) 24
+
+Habit de serrurier (G. Valck) 25
+
+Le Serrurier galant (Pigal) 28
+
+Atelier de serrurerie (Jost Amman) 31
+
+Étameur ambulant (_Jeu des Enseignes_) 32
+
+
+LES IMPRIMEURS
+
+Imprimerie au XVIe siècle (Stradan) 5
+
+Imprimerie au XVIe siècle (Josse Badius) 9
+
+L'Apprenti imprimeur (A.-de Saillet) 13
+
+Habit d'imprimeur en lettres (G. Valck) 17
+
+L'Imprimerie, allégorie (Bonnart) 21
+
+L'Imprimerie, allégorie (Gravelot) 25
+
+Printer devil, apprenti imprimeur (_Les Anglais peints
+par eux-mêmes_) 29
+
+Le Singe (caricature américaine) 31
+
+_Vitam mortuis reddo_ (B. Picart) 32
+
+[Illustration]
+
+IMPRIMERIE E. FLAMMARION, 26, RUE RACINE, PARIS.
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+On s'est beaucoup occupé des métiers au point de vue technique,
+économique, social ou historique: on a reproduit avec détail les
+règlements qui les régissaient sous le régime des corporations: mais
+on n'a guère parlé, si ce n'est très incidemment, de ce qu'on
+pourrait appeler leur histoire familière.
+
+Au cours de mes études sur les traditions populaires, j'avais été
+frappé du petit nombre de renseignements que les divers auteurs me
+fournissaient à ce sujet. Les traditionnistes de notre temps, qui
+ont recueilli tant d'observations curieuses sur les paysans, parfois
+sur les marins, ont rarement étudié les ouvriers. Nulle enquête
+n'était pourtant plus urgente, parce que le nivellement de moeurs,
+d'usages et d'idées que produit la civilisation moderne se fait
+surtout sentir dans les villes, où réside le plus grand nombre des
+gens de métier, et que tout ce qu'ils ont pu conserver d'original
+est condamné à une disparition prochaine. Il y a plus de dix ans,
+j'avais esquissé dans la revue _L'Homme_, un programme de recherches
+sur les artisans, et à plusieurs reprises j'ai essayé d'appeler sur
+eux l'attention de mes collaborateurs de la _Revue des Traditions
+populaires_; mais alors que j'obtenais tant de faits sur la vie, les
+moeurs et les superstitions de la campagne, je constatais que bien
+peu s'intéressaient aux gens qui travaillent à des métiers, sans
+doute parce que l'observation était plus difficile, ou bien parce
+que l'on croyait qu'elle fournirait une maigre récolte. Les très
+nombreux livres de _Folk Lore_ publiés depuis quinze ans, si riches
+en détails sur les paysans, n'en consignaient qu'un bien petit
+nombre sur les ouvriers. Je continuais cependant à glaner des notes,
+et c'est en réunissant quelques-unes d'entre elles que j'écrivis la
+petite monographie intitulée _Traditions et Superstitions de la
+Boulangerie_ (1890). Elle parut curieuse à quelques-uns de ceux qui
+l'avaient lue, et plusieurs me demandèrent si je ne pourrais traiter
+les divers autres métiers en les envisageant au même point de vue.
+
+Si l'entreprise n'était pas facile à exécuter, elle était de celles
+qui sont faites pour tenter un amateur de recherches. Je me mis à
+étudier le sujet plus à fond, et je fus amené peu à peu à modifier,
+et surtout à élargir, le plan que j'avais d'abord adopté. Au lieu de
+me borner, comme je l'avais fait dans mon premier ouvrage, à
+enregistrer les superstitions, les contes et les proverbes qui
+s'attachent à chaque métier, je pensai qu'il convenait d'y ajouter
+les coutumes, les fêtes, les traits de moeurs, parfois même les
+anecdotes typiques, et que la mise en oeuvre de ces divers
+éléments pourrait former une sorte d'histoire intime des métiers.
+
+Les moeurs et les coutumes des artisans avaient préoccupé le
+savant A.-A. Monteil; mais l'auteur de l'_Histoire des Français des
+divers états_ s'était placé à un point de vue plus général que le
+mien; ses indications, souvent fort intéressantes, s'appliquent
+surtout au XVIe siècle, et ses deux derniers volumes n'en
+fournissent qu'un petit nombre qui touchent à mon sujet. Les auteurs
+du _Livre d'Or des Métiers_ avaient procédé, ainsi que je le fais,
+par monographies; mais il n'en parut que sept, fort inégales comme
+étendue et comme mérite. Pas plus que Monteil ils n'avaient attaché
+d'importance aux dictons et surtout aux contes et aux légendes; mais
+Paul Lacroix et Édouard Fournier connaissaient trop bien les
+écrivains comiques ou satiriques, l'ancien théâtre et les livrets
+populaires, dont on leur doit tant de rééditions, pour ne pas avoir
+pressenti le parti que l'on peut en tirer pour l'histoire des
+moeurs et des coutumes.
+
+Ces diverses productions, oeuvres d'écrivains dont souvent le
+talent est médiocre, fournissent à celui qui a le courage de les
+lire des renseignements d'autant plus précieux qu'ils se rencontrent
+tout naturellement sous leur plume, alors qu'ils ne pensent pas à
+donner un document, mais simplement à consigner quelque anecdote
+plaisante ou singulière. Il en est qui jettent sur certaines
+pratiques, sur certaines coutumes, sur des préjugés, une lumière
+souvent inattendue et qui a toute la saveur d'une étude d'après
+nature. On rencontre assez fréquemment de ces traits chez les
+conteurs, ou chez les auteurs de facéties dans le genre de celles
+qu'on a mises sous le nom de Tabarin.
+
+Avant le milieu du XVIIe siècle, l'ancien théâtre choisissait
+parfois ses personnages parmi les ouvriers les plus populaires: on y
+voit des chaudronniers, des forgerons, des tailleurs, des meuniers,
+des gagne-petit de la rue, et plusieurs passages visent les moeurs
+ou les ridicules de divers autres artisans. Quand, sous l'influence
+des grands classiques, la comédie devient plus régulière et
+s'attache à peindre des caractères, les gens de métier y figurent
+plus rarement; les parades même de la Foire, bien que destinées
+surtout à l'amusement du peuple, ne les mettent qu'assez rarement à
+la scène, et ils n'y reparaissent, d'une façon quelque peu suivie,
+que vers la fin du siècle dernier. De nos jours on a vu au théâtre
+beaucoup de pièces dont le héros était un ouvrier; mais ce n'était
+souvent qu'une étiquette, et rarement les moeurs ou les ridicules
+particuliers à chaque état y étaient décrits avec fidélité.
+
+Dans les anciens romans et dans les recueils de nouvelles, on ne
+rencontre guère, jusqu'à Restif de la Bretonne, que des traits
+épars, quelques personnages épisodiques, et les romanciers
+contemporains n'ont pas toujours assez connu les ouvriers, pour que
+l'on puisse considérer comme très exacts les détails qu'ils donnent
+sur leurs moeurs, leurs habitudes, sur leurs préjugés; en dépit de
+leur prétention au document, le portrait qu'ils peignent est le plus
+souvent ou poussé à la charge ou flatté jusqu'à l'idéalisation.
+
+Rares aux époques où la noblesse est beaucoup, la bourgeoisie
+quelque chose et les artisans bien peu, les renseignements sur la
+partie du peuple qui travaille manuellement deviennent plus
+abondants à mesure que le commerce et l'industrie se développent.
+Mais toujours ils sont très dispersés, et l'on trouverait à peine
+avant notre siècle deux ou trois ouvrages de quelque valeur où l'on
+se soit occupé de la vie intime des ouvriers.
+
+Sous le règne de Louis-Philippe, on s'y intéresse davantage; on voit
+paraître les _Physiologies_ de beaucoup de métiers, ou des ouvrages
+dans lesquels ils sont, suivant une expression qui avait fait école,
+«peints par eux-mêmes». Mais si parmi les écrivains qui ont écrit
+ces diverses monographies, il en est qui avaient observé exactement
+et sans parti pris, un grand nombre, sous l'influence romantique,
+avaient voulu créer des types, donné à leurs personnages un relief
+exagéré, et leur avaient prêté des mots et des idées qu'ils ne
+pouvaient pas avoir. Le pittoresque à la mode faisait tort à la
+vérité, qui souvent paraissait secondaire à des écrivains qui
+visaient avant tout à l'amusement des lecteurs; de là, suivant que
+le sujet prêtait à l'éloge ou à la satire, des travestissements,
+parfois étranges, de corps de métiers qui n'avaient mérité
+
+ Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.
+
+Dans les monographies qui composent ce volume, j'ai mis en oeuvre
+les documents empruntés à ces diverses sources; il en est, surtout
+pour les périodes anciennes, qui me semblent présenter le caractère
+d'une incontestable véracité; malgré leur exagération évidente, je
+n'ai pas écarté certains autres, mais j'ai eu soin de les citer à
+peu près _in extenso_, ou de mettre, par quelques lignes, le lecteur
+en garde. Je n'ai pas non plus négligé les statuts des métiers, les
+ordonnances ou les traités de police, dans lesquels il m'est arrivé
+de rencontrer des traits de coutumes ou de moeurs qui rentraient
+directement dans mon sujet.
+
+À côté de faits empruntés à des livres, il en est un bon nombre qui
+proviennent d'une enquête que j'ai faite personnellement, ou en
+m'adressant à des correspondants qui m'avaient déjà fourni des
+matériaux pour mes ouvrages précédents. Afin de provoquer de
+nouvelles recherches, je les ai insérés dans la _Revue des
+traditions populaires_: parmi les autres communications, qui
+paraissent ici pour la première fois, plusieurs me sont venues de
+personnes qui avaient lu les livraisons que j'ai publiées au
+commencement de cette année.
+
+En écrivant le mot _Légendes_ sur la première ligne du titre de ce
+livre, je n'ai pas été seulement guidé par le désir de plaire au
+lecteur en reproduisant des récits touchants, curieux ou comiques.
+Souvent la littérature orale reflète exactement les idées
+populaires, et forme un complément utile aux faits constatés par les
+écrivains. En ce qui concerne les contes et les légendes, on
+remarque que les ouvriers des divers états y tiennent une bien
+petite place, si on la compare à celle des laboureurs, des marins et
+des bergers, quoique ces humbles personnages figurent moins souvent
+dans le merveilleux royaume de: «Il était une fois», que les rois et
+les reines, les princes et les princesses. Parfois le métier exercé
+par le héros n'est pas en rapport direct et nécessaire avec le
+récit, et, suivant les pays, la profession qui lui est attribuée
+peut changer. Mais si le rôle est de ceux qui demandent de la
+finesse, de la ruse plutôt que de la force, on peut être à peu près
+certain qu'il sera tenu par un cordonnier, un tailleur ou un
+meunier, alors que les gens forts ou orgueilleux sont des forgerons
+ou des charpentiers.
+
+D'autres récits appartiennent à la série des moralités: des
+boulangers ou des lavandières sont punis de leur mauvais coeur,
+tandis que des sabotiers ou des bûcherons compatissants reçoivent
+des récompenses. Il en est qui servent à expliquer ou à justifier
+des prohibitions, ou qui montrent comment sont traités ceux qui
+n'ont pas respecté le bien d'autrui. À tout prendre, ces contes
+forment une école de morale qui en vaut bien d'autres à visées plus
+ambitieuses.
+
+Les sentiments du peuple qui achète, à l'égard du métier qui
+produit, se manifestent surtout dans les proverbes, les dictons, les
+formulettes et les sobriquets. Ils en mettent en relief les
+qualités, plus souvent les défauts réels ou supposés, et se montrent
+particulièrement agressifs sur le chapitre de la probité. Je ne
+prétends pas, loin de là, qu'ils soient tous justifiés par les
+faits, même anciens. Actuellement il en est beaucoup qui sont de
+simples survivances, et qui, s'ils ont eu une réelle raison d'être,
+s'appliquent à un état de choses qui n'existe plus. De ce nombre
+sont la plus grande partie de ceux qui visent certains larcins
+professionnels. Quoi qu'on ait pu dire, dans la plupart des métiers,
+la moralité générale a grandement progressé, et le temps n'est plus
+où le consommateur voyait nécessairement un voleur dans le fabricant
+qui lui livrait un objet ou le marchand qui le lui vendait. Cela
+tient en partie à ce que l'ouvrier ne travaille plus guère sur des
+matériaux appartenant aux particuliers, et qu'il n'a plus la
+tentation de s'en approprier une partie. En outre, les commerces
+étant devenus libres, la concurrence empêche de rechercher de petits
+gains illicites qui, bientôt découverts, feraient le client déserter
+la boutique où se serait produite la fraude, pour s'adresser au
+voisin.
+
+Les dires populaires constatent aussi une sorte de réprobation qui
+s'attachait à tout un corps de métier, non pas cette fois en raison
+de fraudes ou de vol, mais à cause du métier lui-même, et parce
+qu'il avait été exercé à une certaine époque par des races
+méprisées. Il y avait naguère encore, dans plusieurs pays de France,
+de véritables parias, tenus à l'écart par les populations au milieu
+desquelles ils vivaient, qui étaient à chaque instant exposés à des
+avanies et à des injures, et qui étaient, pour ainsi dire, condamnés
+à ne se marier jamais qu'entre eux. Ces préjugés, fort heureusement,
+vont s'effaçant tous les jours, et le temps n'est peut-être pas très
+loin où ceux qui étaient les plus vivaces au commencement de ce
+siècle, auront entièrement disparu.
+
+Les artisans d'autrefois avaient bien des usages particuliers, bien
+des fêtes dont le caractère, souvent presque rituel, remontait à des
+époques lointaines; des cérémonies spéciales avaient lieu à des
+époques déterminées de l'année, lorsque l'apprenti devenait
+compagnon, quand l'ouvrier passait contremaître. Quelques-unes
+n'existent plus qu'à l'état de souvenir: d'autres sont en train de
+mourir. S'il en est qui ne sont pas à regretter, il y en avait
+certaines qui entretenaient une sorte de lien entre les diverses
+catégories du métier, depuis le patron jusqu'au petit garçon qui
+commençait son apprentissage. Ceux qui rêvent de creuser un fossé
+entre deux éléments, qui sont aussi nécessaires l'un que l'autre,
+pourront se réjouir de voir cesser ces rapports; il n'en sera pas de
+même de ceux qui pensent que
+
+ Quand les boeufs vont deux par deux
+ Le labourage en va mieux.
+
+J'ai donné un assez large développement à l'illustration
+documentaire, puisqu'elle comprend 220 gravures. Elle est empruntée
+à des sources très variées. La plupart du temps elle est en relation
+directe avec le texte, que souvent elle complète ou éclaircit. C'est
+surtout le cas de celle qui représente des scènes de moeurs.
+D'autres images reproduisent des costumes d'autrefois, d'anciens
+modes de travail, des intérieurs d'ateliers ou de boutiques, qui
+permettent, mieux qu'une longue description, de se figurer le milieu
+dans lequel vivait ou travaillait l'ouvrier aux siècles derniers.
+
+Depuis les vieux bois si pittoresques et si exacts de Jost Amman
+jusqu'aux belles planches de l'_Encyclopédie méthodique_, les
+métiers n'ont pas été regardés comme de simples thèmes à images
+agréables, que l'on pouvait traiter par à peu près. Le cadre dans
+lequel les artistes ont placé les personnages est très bien choisi
+et bien rendu, avec ses détails particuliers; il est certaines
+estampes traitées avec un tel souci de la vérité qu'elles permettent
+de reconstituer le métier avec les ustensiles qui servaient à
+l'exercer, et ses produits à divers états d'avancement. Les
+anciennes caricatures elles-mêmes révèlent une observation très
+attentive, et tout en étant comiques ou satiriques, elles nous
+conservent bien des détails de costume, d'attitudes ou d'accessoires
+qui ne sont pas mis là par amour du pittoresque, mais parce qu'ils
+existaient réellement, et que les dessinateurs d'alors jugeaient
+qu'ils étaient utiles au sujet qu'ils voulaient représenter. À ce
+point de vue, elles sont très supérieures à celles de l'époque
+moderne, faites plus hâtivement, et dont les auteurs se sont du
+reste placés à un point de vue différent.
+
+Les images de métiers sont assez nombreuses, moins pourtant qu'on ne
+serait tenté de le croire, et souvent elles visent plus la technique
+que les moeurs ou les coutumes des artisans. Les artistes se sont
+plutôt occupés des ouvriers qui parcouraient les rues, des marchands
+ou des revendeurs qui annonçaient leur présence par des cris, que
+des producteurs. On doit faire une exception pour les gravures et
+pour les images populaires qui ont paru depuis le règne de Henri IV
+jusqu'au milieu de celui de Louis XIV: Abraham Bosse, Lagniet,
+Guérard, les Bonnart, les uns comme auteurs, les autres comme
+éditeurs d'estampes, font aux artisans une assez large place, et
+leurs planches constituent des documents de premier ordre pour
+l'histoire intime des métiers: pour en retrouver l'équivalent, sinon
+comme mérite, du moins comme abondance, il faut arriver à la période
+révolutionnaire.
+
+C'est à la première de ces époques et au XVIIIe siècle que j'ai fait
+les plus larges emprunts. J'ai donné moins de place aux estampes
+modernes, parce que la lithographie, qui est le procédé le plus
+employé pendant la première moitié de ce siècle, est d'une
+reproduction moins facile que la gravure, et aussi parce que leurs
+auteurs, presque tous des humoristes, ont laissé de côté nombre de
+métiers qui, se prêtant autrefois à une satire que tout le monde
+comprenait à demi mot, avaient cessé de fournir des sujets
+populaires à la plaisanterie. J'ai encore moins pris à l'imagerie
+contemporaine; la plupart du temps, elle n'a fait que reprendre
+quelques-uns des thèmes des siècles passés, avec un art plus
+médiocre, et sans y ajouter des traits bien caractéristiques.
+
+[Illustration]
+
+
+
+
+LES MEUNIERS
+
+
+Suivant une légende du Berry, le diable, après avoir examiné quel
+pouvait être de tous les métiers d'ici-bas celui qui rapportait le
+plus et celui où il était le plus facile, pour quelqu'un de peu
+scrupuleux, de faire fortune, ne tarda pas à être convaincu que
+c'était celui de meunier. Il établit sur la rivière de l'Igneraie un
+moulin tout en fer, dont les diverses pièces avaient été forgées
+dans les ateliers de l'enfer. Les _meulants_ vinrent de tous côtés à
+la nouvelle usine, dont la vogue devint si grande, que tous les
+meuniers des environs, dont on avait du reste à se plaindre, furent
+réduits à un chômage complet. Quand le diable eut accaparé toute la
+clientèle, il traita si mal ses pratiques, que celles-ci crièrent
+plus que jamais misère. Saint Martin, qui passa par là, résolut de
+venir en aide à ces pauvres gens. On était en hiver, et il
+construisit, en amont de celui du diable, un moulin tout en glace.
+De toutes parts on y vint moudre, et chacun s'en retourna si content
+de la quantité et de la qualité de la farine qui lui avait été
+livrée par le nouveau meunier, que le diable se trouva à son tour
+sans pratiques. Alors il vint proposer à saint Martin d'échanger son
+moulin contre le sien. Le saint y consentit, mais il demanda en
+retour mille pistoles: c'était exactement le chiffre du gain
+illicite que le diable avait fait depuis qu'il était meunier.
+Pendant huit jours, celui-ci fut satisfait de son marché, mais alors
+il vint du dégel: les meules commencèrent à suer, et au lieu de la
+farine sèche qu'elles donnaient auparavant, elles ne laissèrent plus
+échapper que de la pâte.
+
+Le commencement de ce récit, qui a été recueilli par Laisnel de la
+Salle, reflète assez exactement les anciennes préventions populaires
+à l'égard des meuniers. Leur mauvaise réputation, assez justifiée
+autrefois, tenait surtout à ce que, au lieu de recevoir un salaire,
+ils exerçaient un prélèvement en nature sur les grains qui leur
+étaient confiés. Il en était résulté des abus que constatent, en
+termes très sévères pour les meuniers, plusieurs ordonnances qui
+avaient essayé d'y mettre fin: elles défendaient de prendre la
+mouture en grains, mais seulement en argent, à raison de douze
+deniers par setier, et recommandaient de rendre les farines en même
+poids que le blé, à deux livres près, pour le déchet. Au cas où
+celui qui faisait moudre aurait préféré ne pas payer en argent, le
+droit de mouture était fixé à un boisseau par setier. Les
+contraventions étaient punies par l'amende ou par le pilori. Ces
+pénalités, dont la dernière avait un caractère infamant, n'avaient
+pas complètement réussi à empêcher certains meuniers de «tirer d'un
+sac double mouture», comme dit un proverbe, qui doit probablement
+son origine à leur manière de procéder. «Chaque meunier a son
+setier», disait-on aussi en parlant de quelqu'un dont on avait
+besoin, et qui abusait de la situation. Cette façon de mesurer était
+générale en Europe, et elle avait aussi donné lieu au dicton
+anglais: _Every honnest miller has a thumb of gold_: tout honnête
+meunier a un pouce d'or; en Écosse, on dit d'une personne peu
+délicate qu'elle a un pouce de meunier: _He hiz a miller's thun_. Un
+proverbe satirique de la Basse-Bretagne semble aussi en relation
+avec ce pouce, aussi voleur que celui que les marins attribuent au
+commis aux vivres:
+
+ _Ar miliner, laer ar bleud_
+ _A vo daoned beteg e veud,_
+ _Hag e vend, ann daoneta,_
+ _A ia er zac'h da genta._
+
+ Le meunier voleur de farine.--Sera damné jusqu'au
+ pouce,--Et son pouce, le plus damné.--Va le premier dans le
+ sac.
+
+En Béarn, on dit aussi: _Lou moulié biu de la pugnero_: le meunier
+vit de la poignée ou prélèvement fait en nature; et en Basse-Écosse:
+_The miller aye taks the best muter wi's ain hand_: la meilleure
+mouture du meunier est sa propre main.
+
+Ainsi que d'autres industriels, auxquels on pouvait reprocher
+d'avoir gardé plus que leur dû, les meuniers avaient imaginé une
+réponse équivoque qui ne les empêchait pas de voler, mais leur
+évitait, à ce qu'ils croyaient, un mensonge: «Les meusniers, dit
+Tabourot, ont une mesme façon de parler que les cousturiers,
+appelant leur asne le grand Diable et leur sac Raison; et rapportant
+la farine à ceux ausquels elle appartient, si on leur demande s'ils
+n'en ont point pris plus qu'ils ne leur en faut, répondent: Le grand
+diable m'emporte si j'ay pris que par raison. Mais pour tout cela
+ils disent qu'ils ne dérobent rien, car on leur donne.» Ils avaient
+trouvé une autre manière d'expliquer les quantités qui manquaient.
+Dans un petit poème français du XIIIe siècle sur les boulangers, les
+vols des meuniers sur le grain qu'on leur donnait à moudre sont mis
+sur le compte des rats qui dévalisent le grenier de nuit, et les
+poules qui le mettent à contribution le jour. Un dicton de la
+Corrèze semble prouver que cette excuse n'est pas tombée en
+désuétude:
+
+ _Moulinié, farinié,_
+ _Traouquo chatso, pano bla_
+ _Et peï dit que coï lou rat._
+
+ Meunier farinier.--Perce le sac, vole le blé.--Et qui dit
+ que c'est le rat.
+
+Plusieurs articles de coutumes locales constatent qu'à l'intérieur
+du moulin des dispositions ingénieuses avaient pour but de favoriser
+un bénéfice illicite: au lieu d'environner les meules d'un cercle
+d'ais en rond, certains meuniers lui avaient donné une forme carrée,
+en sorte que la farine qui remplissait les quatre angles de ce
+carré, n'étant plus poussée par le mouvement de la meule, y restait
+en repos, et y demeurait contre les intérêts des particuliers dont
+ils faisaient moudre le blé. D'autres faisaient plusieurs ouvertures
+au cercle d'ais, par où la farine tombait en d'autres lieux que la
+huche où elle devait être reçue par le propriétaire du blé. Un
+article des coutumes avait ordonné aux seigneurs ou à leurs meuniers
+de renoncer à ces modes de construction frauduleuse.
+
+On comprend que ces pratiques aient valu aux meuniers d'autrefois
+une détestable réputation; le poète anglais John Lydgate disait
+qu'ils avaient tous les droits possibles au pilori; dans les dictons
+injurieux, ils étaient associés aux tailleurs et aux boulangers, et
+formaient avec eux la trinité industrielle la plus blasonnée au
+moyen âge; on en trouve l'écho dans les dictons populaires et dans
+les farces: «Si vous aviez enclos dans un grand sac un sergeant, un
+musnier, un tailleur et un procureur, qui est-ce de ces quatre qui
+sortiroit le premier, si on luy faisoit ouverte? demande Tabarin,
+qui répond: le premier qui sortiroit du sac c'est un larron, mon
+maistre. Il n'y a rien de plus asseuré que ce je dis.»
+
+ --_Een voekeraar, een molenaar, een wisselaar, een tollenaer,_
+ _Zijn de vier evangelisten van Lucifaar._
+
+ --Un usurier, un meunier, un changeur et un péager sont
+ quatre évangélistes pour Lucifer. (Prov. flamand.)
+
+[Illustration: Gravure satirique de Lagniet contre les protestants
+et les meuniers.]
+
+Il y avait des blasons injurieux qui leur étaient spéciaux: ainsi
+dans les _Adevineaux amoureux_, publiés au XVe siècle; la réponse à
+la question: Qui est le plus privé larron qui soit? est: c'est un
+mounier. Le même recueil contient une autre demande: Pourquoy ne
+pugnist on point les mouniers de larrechin? Parce que rien ne
+prendent s'on ne leur porte. Tabarin pose à son maître plusieurs
+questions sur les meuniers: Quelle est la chose la plus hardie du
+monde? C'est la chemise d'un meunier, parce qu'elle prend tous les
+jours au matin un larron à la gorge, et ce dicton est encore vivant
+en Bretagne.
+
+ _Na euz ket hardissoc'h eget roched eur miliner_
+ _Rag bep mintin e pak eul laer._
+
+Naguère on disait que ce qu'il y a de plus infatigable, c'est la
+cravate d'un meunier, parce qu'elle peut sans se lasser tenir
+toujours un coquin à la gorge.
+
+D'après les _Fantaisies_ de Tabarin, l'animal le plus hardi qui soit
+sur la terre, c'est l'âne des meuniers, parce qu'il est tous les
+jours au milieu des larrons, et toutefois il n'a aucune peur.
+
+Aujourd'hui, les habitants des villes n'ont guère affaire
+directement aux meuniers, et ce n'est plus qu'à la campagne que les
+consommateurs sont en rapport avec eux: il n'en était pas ainsi
+jadis. Vers le milieu du XVIIe siècle, le meunier est, à Paris même,
+le personnage aux dépens duquel s'égayent le plus les auteurs
+d'images satiriques et les farceurs populaires.
+
+Parmi les _Facéties tabariniques_ figure «le Procez, plaintes et
+informations d'un moulin à vent de la porte Sainct-Anthoine contre
+le sieur Tabarin touchant son habillement de toille neufve intenté
+par devant Messieurs les Meusniers du faux-bourg Sainct-Martin avec
+l'arret desdits Meusniers, prononcé en jaquette blanche (1622). Ce
+moulin comparaît devant Messieurs les Meusniers, en la cour
+d'Attrape, et ayant été mis hors de cause, il ne voyoit que trois
+personnes devant qui il pouvoit demander son renvoy; car de tout
+temps il a ses causes commises en la court des Larrons, sçavoir est
+les meusniers, les cousturiers et les autres. Il voulut donc sçavoir
+son renvoy par devant les cousturiers; mais on trouva qu'ils
+estoient aussi larrons que les meusniers.»
+
+L'_Almanach prophétique_ du sieur Tabarin pour l'année 1623 enjoint
+«aux meusniers d'avoir un certain recoin en leur meule pour attraper
+de la farine, et de prendre double mouture.» Sauval dit que le
+peuple de Paris leur attribuait un singulier patron: «Les six corps
+des Marchands et tous les corps des Métiers ont chacun divers saints
+et saintes pour des raisons plaisantes, car je n'oserois dire
+ridicules, de peur de profaner comme eux les choses les plus
+saintes. Les Meuniers ont le bon Larron, comme s'ils reconnoissoient
+eux-mêmes qu'ils sont larrons, mais qu'à la fin ils pourront
+s'amender».
+
+On disait, au XVIe siècle, d'un voleur, qu'il était «fidèle comme un
+meunier» (p. 3). Maintenant encore, la malice populaire s'exerce
+souvent à son égard:
+
+ _Na pa rafe ar vilin nemet eun dro krenn,_
+ _Ar miliner 'zo sur d'oc'h he grampoezenn._
+
+ Le moulin, ne donnât-il qu'un tour de roue.--D'avoir sa
+ crêpe le meunier est certain. (Basse-Bretagne.)
+
+ _Quant lou mouliè ba hè mole._
+ _Trico traco, dab la molo._
+ _Dou bèt blat, dou fin blat,_
+ _Quauque coupet de coustat._
+
+ Quand le meunier va faire moudre,--Tric trac, avec sa
+ meule.--Du beau blé, du fin blé,--Il met quelque mesure de
+ côté. (Gascogne.)
+
+ --_Waar vindt men een molenaarshaan, die nooit een gestolen
+ graantje gepikt heeft?_--Où trouve-t-on un coq de meunier
+ qui n'a jamais picoté un grain de blé volé? (Flandre).
+
+ --_Als de muis in den meelzak zit, denkt zij, dat ze de
+ molenaar zelf is._--Quand la souris est dans le sac à
+ farine elle se croit le meunier lui-même. (Flandre.)
+
+ --_Quannu li mulinara gridanu curri à la trimogna._--Quand
+ le meunier crie, cours à la trémie. (Sicile.)
+
+À Saint-Malo, on dit aux petits enfants, en les faisant sauter sur
+les genoux:
+
+ Dansez, p'tite pouchée,
+ Le blé perd à la mouture,
+ Dansez, p'tite pouchée,
+ Le blé perd chez le meunier.
+ Les meuniers sont des larrons,
+ Tant du Naye que du Sillon.
+
+En Haute-Bretagne, la formulette qui suit est populaire:
+
+ Meunier larron,
+ Voleur de blé.
+ C'est ton métier.
+ La corde au cou,
+ Comme un coucou.
+ Le fer aux pieds,
+ Comme un damné.
+ Quat' diabl' à t'entourer.
+ Qui t'emport'ront dans l'fond d'la mé (mer).
+
+On dit en Seine-et-Marne:
+
+ Meunier larron.
+ Voleur de son pour son cochon:
+ Voleur de blé.
+ C'est son métier.
+
+ Lair! lair er meliner!
+ Ur sahad bled do hé rair.
+
+ Voleur! voleur meunier!--Un sac de farine sur le dos.
+ (Morbihan.)
+
+Le moulin lui-même prenait une voix pour conseiller le vol. En
+Forez, le baritet ou tamis dit au meunier: «Prends par te, par me,
+par l'anon.»
+
+Un petit conte picard, aussi irrévérencieux qu'un fabliau et peu
+charitable pour les meuniers, semble dire que c'est en vertu d'une
+autorisation divine qu'ils auraient constamment prélevé plus que
+leur dû sur les manées de leurs clients: le jour de l'Ascension,
+Jésus-Christ se dirigea vers un moulin à vent: comme ce moulin était
+arrêté, il se mit en devoir de gravir les échelons de l'une des
+ailes, afin de prendre son élan pour monter au ciel. Le meunier, qui
+regardait à l'une des fenêtres de son moulin, lui cria: Où
+allez-vous?--Je vais au ciel, répondit Jésus.--Dans ce cas,
+attendez-moi donc, j'y vais avec vous, répliqua le meunier, qui
+sortit aussitôt et s'accrocha aux pans de la robe du Christ.--Non,
+non, dit Jésus, en le repoussant doucement: je vole en haut, toi
+vole en bas.
+
+[Illustration: Gravure satirique de Lagniet (1637)]
+
+Dans les farces et les récits populaires les meuniers figurent parmi
+les gens qu'on ne voit pas en paradis. La farce du _Meunyer de qui
+le diable emporte l'âme en enfer_ (1496), représente un meunier qui,
+sur le point de mourir, fait sa confession:
+
+ ... le long de l'année,
+ J'ay ma volunté ordonnée,
+ Comme sçavez, à mon moulin,
+ Où plus que nul de mère née,
+ J'ay souvent la trousse donnée
+ À Gaultier, Guillaume et Colin.
+ Et ne sçay de chanvre ou de lin,
+ De bled valant plus d'un carlin,
+ Pour la doubte des adventures.
+ Ostant ung petit picotin,
+ Je pris de soir et de matin;
+ Tousjours d'un sac doubles moutures.
+ Somme de toutes créatures
+ Pour suporter mes forfaictures.
+ Tout m'estoit bon: bran et farine.
+
+Malgré ces aveux, sa contrition étant assez douteuse, le meunier
+aurait été en enfer si Lucifer n'avait envoyé, pour prendre son âme,
+un diable inexpérimenté qui croit qu'elle sort par le fondement;
+c'est là qu'il se poste, tenant un sac ouvert, et dès qu'il y tombe
+quelque chose il se hâte de l'emporter. Ce que c'était, on le
+devine; Lucifer se bouche le nez et se met fort en colère contre le
+diable maladroit.
+
+Tous les meuniers n'avaient pas la même chance. Quand la sainte
+Vierge descendit aux enfers elle vit, d'après la légende de
+l'Ukraine, des barres en fer installées au-dessus du feu et beaucoup
+d'âmes coupables qui étaient suspendues par les jambes à ces barres,
+et avaient de grandes meules attachées à leur cou, et les diables
+attisaient le feu au-dessous d'eux avec des soufflets. Et la sainte
+Vierge dit: «Instruis-moi, saint archange Michel, qui sont ces
+pécheurs?» Michel dit: «Sainte Vierge, ce sont les meuniers
+malfaiteurs qui ont volé les grains et la farine d'autrui».
+
+On raconte chez les Petits-Russiens que l'aubergiste et le meunier
+se rencontrèrent en enfer: «Pourquoi es-tu ici, frère? dit le
+premier; je suis pécheur, car je ne remplissais jamais entièrement
+le verre, mais toi?--Oh! mon cher, moi, quand je mesurais, la mesure
+était non seulement toute pleine, toute pleine, mais trop pleine, et
+encore je pressais alors dessus.
+
+Il y avait toutefois des meuniers si pleins de ressources qu'ils
+arrivaient par ruse à entrer en Paradis, bien qu'ils ne l'eussent
+guère mérité. On raconte, en Haute-Bretagne, que jadis l'un d'eux
+mourut, et vint frapper à la porte du séjour des bienheureux. Saint
+Pierre lui ouvrit et dès qu'il vit son bonnet couvert de farine, il
+lui dit: «Comment, c'est toi qui oses frapper à cette porte? Ne
+sais-tu pas que jamais meunier n'est entré ni n'entrera en
+Paradis?--Ah! saint Pierre, je ne suis pas venu pour cela, mais
+seulement pour regarder, et voir comme c'est beau. Laissez-moi voir
+un peu et je m'en irai sans faire de bruit». Saint Pierre ouvrit la
+porte pour que le meunier pût regarder; mais celui-ci, qui avait son
+quart sous le bras, le lança entre les jambes du portier, qui tomba,
+et, avant qu'il eût eu le temps de se relever, il se précipita dans
+le Paradis, et s'assit sur son quart. On voulut le faire déguerpir;
+mais il assura qu'il était sur son bien et qu'il ne s'en irait pas.
+Le meunier la Guerliche, dont les _Contes d'un buveur de bière_
+relatent les plaisantes aventures, est repoussé par saint Pierre,
+puis par d'autres saints, qui lui reprochent ses vols; mais il
+rappelle à chacun d'eux que pendant leur vie terrestre ils ont
+commis d'aussi gros péchés que lui. On finit par lui dépêcher les
+saints Innocents, et il leur dit: «C'est justement pour vous que je
+viens! Est-ce qu'on ne m'accuse point d'avoir escamoté la farine de
+mes pratiques! Ce que je faisais c'était tout simplement pour vous
+apporter un bon paquet de gaufres sucrées». Les saints Innocents
+ouvrirent la porte et se précipitèrent en foule, les mains tendues,
+vers la Guerliche, qui entra librement en distribuant des gaufres à
+droite et à gauche.
+
+Si les meuniers ne devenaient pas de petits saints, dignes d'entrer
+au ciel sans passer par le purgatoire, ce n'était pas la faute des
+avertissements d'en haut. Parfois le diable en emportait un, et en
+leur qualité de protégés de saint Martin, ils avaient seuls le
+privilège de voir leurs prédécesseurs accomplir leur pénitence
+posthume. En Berry, deux longues files de fantômes, à genoux, la
+torche au poing et revêtus de sacs enfarinés surgissent soudainement
+à droite et à gauche du sentier que suit le passant, et
+l'accompagnent silencieusement jusqu'aux dernières limites de la
+plaine, en se traînant sur les genoux et en lui jetant sans cesse au
+visage une farine âcre et caustique. Les riverains de l'Igneraie
+prétendent que ce sont les âmes pénitentes de tous les meuniers
+malversants qui, depuis l'invention des moulins, ont exercé leur
+industrie sur les bords de cette petite rivière.
+
+Le curieux récit qui suit, inséré par Restif de la Bretonne dans ses
+_Contemporaines_, rentre dans le même ordre d'idées: «Il y avait une
+fois un moulin dont la meunière n'avait pas de conscience; elle
+prenait deux ou trois fois la mouture au pauvre monde pendant qu'on
+était endormi. Elle vint à mourir à la fin, et on dit que ce fut le
+diable qui lui tordit le cou. Voilà que le soir on l'ensevelit, et
+il resta deux femmes pour la garder. Mais au milieu de la nuit,
+elles sortirent du moulin en criant et courant. Les gens qui les
+rencontrèrent leur demandèrent ce qu'elles avaient. Et elles dirent
+qu'ayant entendu un certain bruit sur le lit de la meunière morte,
+dont les rideaux étaient fermés, elles les avaient ouverts et,
+qu'ayant regardé, c'étaient deux gros béliers, dont un tout noir et
+l'autre blanc, qui se battaient sur le corps, et que le noir avait
+dit au blanc: «C'est moi qui ai l'âme, je veux aussi avoir le
+corps». Et tout le monde fut avertir le curé, qui vint avec le
+_Grimoire_, où il n'y a que les prêtres qui puissent lire, et qui
+fait venir le diable quand on le veut: mais ils le renvoient de
+même; et il entra au moulin. Et dès qu'il vit le bélier noir il lui
+dit: «Que veux-tu?» Lequel répondit: «J'ai l'âme, je veux le
+corps.--Non, dit le prêtre, en faisant trois signes de croix, car il
+a reçu les saintes huiles». Et aussitôt le bélier noir s'en alla en
+fumée noire et épaisse; au lieu que le blanc monta en l'air comme
+une petite étoile claire.»
+
+[Illustration: Le Moulin de la Dissension, caricature contre les
+Huguenots (vers 1630).]
+
+En Basse-Bretagne, les meuniers ne sont pas aussi estimés que les
+laboureurs; ils ne se marient pas aisément avec les filles de
+fermiers; on les accuse d'être libertins et gourmands.
+
+ _Krampoez hug amann a zo mad,_
+ _Ha nebeudig euz pep sac'had,_
+ _Hag ar merc'hed kempenn a-vad._
+
+ Des crêpes et du beurre, bonnes choses.--Et un brin de
+ chaque sac de farine;--Et les jolies filles pareillement.
+
+Ce sont eux qui passent pour être les auteurs des chansons grivoises
+et de celles qui offrent des traits piquants d'actualité. Le
+meunier, dit M. de la Villemarqué, traverse les villes, les bourgs,
+les villages, il visite le pauvre et le riche; il se trouve aux
+foires et aux marchés; il apprend les nouvelles, il les rime et les
+chante en cheminant, et sa chanson, répétée par les mendiants, les
+porte bientôt d'un bout de la Bretagne à l'autre.
+
+Les laboureurs bas-bretons interpellent souvent le meunier qui passe
+et lui crient: «_Ingaler kaoc'h marc'h_, Partageur de crottin de
+cheval». En Flandre on lui adresse cette formulette satirique:
+
+ _Mulder, mulder, korendief,_
+ _Groote zakken heeft hij lief;_
+ _Kleine wil hij niet malen:_
+ _De duivel zal hem halen._
+
+ Meunier, meunier, voleur de blé,
+ Il aime les grand sacs;
+ Il ne veut pas moudre les petits:
+ Le diable l'emportera.
+
+En Belgique, le dimanche de la Quasimodo est appelé _l'joù d'monni_,
+le jour aux meuniers, parce que l'on prétend que ceux-ci ne se
+pressent guère de faire leurs Pâques et attendent le dernier moment
+pour se mettre en règle avec leur conscience. L'ancien proverbe
+français: Faire ses Pâques avec les meuniers, se disait de celui qui
+ne communiait que le dernier jour du temps pascal.
+
+Le mauvais renom des meuniers s'étendait jusqu'à leurs bêtes:
+
+ _De chaval de mouniè,_
+ _De porc de boulengiè_
+ _Et de filhos d'ostes_
+ _Jamai noun t'accostes._
+
+ Du cheval du meunier,--Du porc du boulanger.--Des filles de
+ l'aubergiste,--Ne t'approche jamais. (Provence.)
+
+ --_He has the impudence o' a miller's horse_.--Il a
+ l'impudence d'un cheval de meunier. (Écosse.)
+
+Les garçons meuniers, les «menous de pouchées», avaient une
+réputation plus détestable encore que leurs patrons; naguère, en
+Haute-Bretagne, les jeunes filles qui tenaient à leur bonne renommée
+devaient bien se garder de causer sur la route avec eux. Dans l'est
+de l'Angleterre, quand on veut parler d'une promesse sujette à
+caution, on dit: _The miller's boy said so._ C'est le garçon meunier
+qui l'a dit. Dans le Northumberland, pour parler d'une personne qui
+est en retard, on la compare au garçon meunier: _He's always
+behindhand, like the miller's filler._
+
+Autrefois, dans le Bocage normand, ceux chez qui les garçons
+meuniers venaient prendre ou rapporter la moulée, leur offraient des
+oeufs de Pâques. La même coutume existait dans l'Yonne. Il y a une
+trentaine d'années quand ils arrivaient, grimpés sur leurs ânes,
+dans la ville de Saint-Malo, ils faisaient leur tournée à travers
+les rues, frappant aux portes un nombre de coups de marteau
+correspondant à l'étage habité par leurs clients.
+
+La croyance populaire attribue aux meuniers une sorte de puissance
+occulte, et elle les range au nombre des corps d'état qui
+fournissent des adeptes à la sorcellerie ou exercent la médecine
+empirique par un privilège attaché à la profession. Il en est que
+l'on va secrètement consulter pour savoir comment se rendre au
+sabbat, retrouver des objets perdus ou se procurer des charmes.
+D'autres peuvent jeter des sorts à ceux qui leur déplaisent et se
+venger, même à distance.
+
+Un meunier du Morbihan, qu'un paysan avait refusé de prendre dans sa
+carriole, lui dit que le vendredi d'après, au même endroit, son
+cheval n'avancera pas en dépit des coups de fouet: cela arriva en
+effet: mais un mendiant désensorcelle le cheval en faisant une
+conjuration qui atteint le meunier. Lecoeur raconte aussi dans les
+_Esquisses du bocage normand_ qu'un garçon meunier, éconduit par une
+jeune fille, lui «joua un tour» et que depuis elle fut forcée de
+s'aliter, en proie à un mal étrange, à des cauchemars terribles, qui
+finirent par la conduire au tombeau.
+
+Au moyen âge on attribuait aux meuniers, comme aujourd'hui dans
+plusieurs provinces, le pouvoir de guérir des affections spéciales.
+Contre le rhumatisme, il fallait faire frapper trois coups d'un
+marteau de moulin par le meunier ou la meunière en disant: _In
+nomine Patris._ En Berry, celui qui est ou a été meunier de père en
+fils, peut _panser de l'enchappe_ ou engorgement des glandes
+axillaires au moyen de trois coups donnés sur la partie malade avec
+le marteau à piquer les meules. Cette vertu leur vient de saint
+Martin, patron des meuniers, qui de son vivant guérissait, à ce
+qu'on assure, cette infirmité exactement de la même manière.
+
+[Illustration: Les femmes au moulin, fragment de l'estampe du Caquet
+des femmes (XVIIe siècle).]
+
+Les meuniers n'ont pas, en général, de répugnance à travailler le
+dimanche; mais, comme d'autres artisans, ils observent certains
+jours, en raison de préjugés séculaires: en Belgique, ils sont
+persuadés qu'il leur arriverait quelque malheur s'ils mettaient leur
+usine en mouvement pendant la fête de sainte Catherine (25
+novembre), la patronne des métiers où l'on fait tourner la roue; à
+Liège, ils observent le jour de Sainte-Gertrude; aux environs
+d'Autun, tous les moulins établis sur les cours d'eau de la ceinture
+du Beuvray, s'arrêtent le 11 novembre en l'honneur de saint Martin:
+Un meunier ayant laissé tourner sa roue en ce jour sacré, subit de
+telles avaries que personne depuis n'a osé l'imiter.
+
+Le moulin partageait autrefois avec le lavoir et le four le
+privilège d'être un des endroits où les femmes bavardaient le plus
+volontiers; on dit encore en Bretagne: «Au four, au moulin, on
+apprend des nouvelles», et un proverbe gaélique constate qu'en
+Écosse le moulin est l'un des endroits les plus recherchés pour les
+cancans (p. 17).
+
+ --_Ceardach dutheha, muileann sgireachd, 'us tigh-osda na
+ tri aiteachan a's shearr air son naigheachd._--Une boutique
+ de forgeron de campagne, un moulin de paroisse et une
+ auberge, les trois meilleurs endroits pour les nouvelles.
+
+Aux moulins se rattachent des superstitions et des coutumes dans
+lesquels les meuniers jouent un rôle. En Ukraine, quand ils
+installent leur meule, ils prononcent cette formule: «Taliarou,
+taliarou, la pierre perforée; la fille nourrit son fils, le mari de
+sa mère»; cette phrase fait allusion à la légende de la fille qui
+donna à téter à son père en prison. En Écosse, la femme du meunier
+invite les voisins à assister à la pose de la meule, et elle leur
+sert du pain, des gâteaux et de la bière.
+
+Dans le nord de la France, lorsqu'il arrive un décès chez un
+meunier, le moulin est mis en deuil, c'est-à-dire les ailes placées
+en croix, et elles restent ainsi jusqu'au moment de l'inhumation; en
+Vendée, les ailes sont en croix de Saint-André; s'il s'agit d'un
+mariage ou d'une naissance, un bouquet est attaché au haut; dans les
+environs de Cassel, le jour de la fête patronale et de celui du
+baptême d'un enfant de meunier, les ailes sont disposées de manière
+à former un trifolium.
+
+En Écosse, c'était l'usage de coucher sur la trémie la personne qui
+entrait pour la première fois dans un moulin.
+
+D'après de Lancre, les moulins pouvaient être ensorcelés, comme la
+plupart, du reste, des objets. Richard, dans les _Traditions de la
+Lorraine_, donne un texte où est constatée cette croyance, qui n'a
+pas peut-être entièrement disparu: «Simon Robert, meunier à Cleurie,
+remontra en toute révérence, dans une requête adressée à mesdames de
+l'abbaye de Remiremont, que, pendant l'année 1691, il n'a pu faire
+aucun profit des moulins qu'il tient à bail du monastère, d'autant
+que par un accident à lui non cognu, quoique lesdits moulins
+tournassent, ils ne produisoient aucune farine et les grains en
+sortoient presque comme il les mettoient dans la trémoire, ainsi
+qu'il pourra le faire congnoistre par une visite qu'il a été obligé
+de faire faire par la justice de la mairie de Celles, quoiqu'il eût
+fait son possible, et qu'il ne manque rien auxdits moulins, et s'il
+n'avoit eu recours à la prière et ne les eût fait bénir, il croit
+qu'ils auroient été perdus pour jamais; cependant par la grace de
+Dieu, depuis la bénédiction donnée sur iceux, ils ont commencé à se
+remettre en estat au moyen du travail qu'il y a fait faire.»
+
+En Écosse, on croyait qu'en jetant dans le canal de la terre
+empruntée à un cimetière on pouvait arrêter les roues.
+
+[Illustration: Caricature contre l'usage de la farine, milieu du
+XVIIe siècle.]
+
+Dans le même pays, on raconte que les fairies viennent la nuit se
+servir des moulins; pour les empêcher, on a soin d'enlever quelques
+pièces ou bien d'attacher un caillou rond sur l'essieu. Mais on ne
+prenait pas toujours ces précautions, parce que les meuniers étaient
+parsuadés que la plus petite quantité de la farine des fairies leur
+portait chance; si la nuit, ils les entendaient moudre, ils ne
+manquaient pas le matin de ramasser la farine qu'elles avaient
+laissée. Un meunier, après avoir pris des mesures pour empêcher le
+moulin de tourner, se mit en observation. À minuit, les fairies
+arrivèrent, et ne purent réussir à moudre. Le meunier, voyant
+qu'elles s'en allaient, sortit de sa cachette et mit la machine en
+mouvement. Quand elles eurent moulu, elles lui donnèrent un peu de
+farine, en lui disant de la placer aux quatre coins du coffre, et
+que de longtemps il ne serait vide.
+
+[Illustration]
+
+Les moulins du nord de l'Angleterre sont fréquentés par une sorte de
+lutin appelé Killmoulis; il n'a pas de bouche, mais est pourvu d'un
+grand nez; il porte le plus grand intérêt aux moulins et aux
+meuniers; quand un malheur les menace, il pleure comme un enfant; il
+est très friand de viande de porc, et on lui adresse cette petite
+formulette: «Approche, mon vieux Killmoulis! Où étais-tu hier quand
+je tuais le cochon? Si tu étais venu, je t'en aurais donné de quoi
+te remplir le ventre.»
+
+En Hollande, les moulins ont un autre esprit, le Kaboutermannekin,
+dont le caractère est bienveillant; lorsque la meule était avariée,
+le meunier n'avait qu'à la placer la nuit devant le moulin, en ayant
+soin de mettre à côté un morceau de pain, du beurre et un verre de
+bière; le lendemain, il était certain de la trouver bien réparée.
+
+Dans le nord de l'Écosse, le Kelpie ou cheval d'eau lutin hantait
+aussi les moulins; un meunier, ennuyé des visites de l'un d'eux,
+enferma la nuit son cochon dans le moulin; quand celui-ci vit le
+Kelpie, il se précipita sur lui et lui fit peur. La nuit suivante,
+le lutin frappa à la fenêtre du meunier et lui demanda s'il y aurait
+encore quelqu'un au moulin.--Oui, répondit le meunier, et il y sera
+toujours. Le Kelpie ne revint plus. Le Brollachan était un monstre
+qui avait deux yeux et une bouche et ne pouvait dire que deux mots:
+Moi et toi; un jour qu'il était étendu le long du feu, le garçon du
+moulin y jeta un morceau de tourbe fraîche qui brûla le lutin. Il se
+mit à gémir, et sa mère arriva en lui demandant: Qui est-ce qui t'a
+brûlé? Le Brollachan ne sut que répondre: Moi. Sa mère répondit: Si
+c'était un autre, je me serais vengée. Le garçon de moulin renversa
+sur lui le vase à mesurer la farine et se blottit de façon à
+ressembler le plus possible à un sac. Il n'eut aucun mal, et le
+lutin et sa mère quittèrent le moulin.
+
+Pendant la période révolutionnaire, l'imagerie qui fit tant
+d'allusions aux divers métiers, s'occupa peu de la meunerie. Je ne
+vois guère à citer que «la Marche du don Quichotte moderne pour la
+défense du moulin des abus», qui vise le prince de Condé et ses
+partisans; de nos jours les caricaturistes ne s'en préoccupent
+guère, et la dernière satire dessinée qui ait trait aux meuniers est
+peut-être le placard d'Épinal, intitulé le _Moulin merveilleux_; les
+maris y viennent en foule amener leur femmes pour qu'après avoir été
+moulues, elles deviennent meilleures. Voici le premier couplet de
+l'inscription qui l'accompagne:
+
+ Approchez, jeunes et vieux,
+ Dont les femmes laides, jolies,
+ Au caractère vicieux,
+ Ont besoin d'être repolies.
+ Femme qui, du soir au matin
+ Se bat, boit, jure et caquette.
+ Amenez-la dans mon moulin.
+ Et je vous la rendrai parfaite.
+
+Il est vraisemblable que si le meunier tient si peu de place dans la
+satire moderne, c'est qu'il a cessé, dans les villes tout au moins,
+d'être en contact direct avec les consommateurs, et qu'on ne
+comprendrait plus facilement comme autrefois, les allusions qui
+seraient faites à la meunerie.
+
+Jadis, au contraire, on voyait les meuniers venir dans les villes
+chercher le blé des particuliers et leur rapporter la farine. À
+Paris même, ils figuraient parmi les personnages connus de tout le
+monde: dans la première moitié du XVIIe siècle, aucun métier n'est
+l'objet d'autant d'images allégoriques ou satiriques. C'est alors
+que paraissent des gravures dirigées contre les protestants, comme
+celle de la page 5, où le meunier se moque d'eux, ou bien le Moulin
+de la Dissension (p. 17), celles contre l'usage de la farine pour
+poudrer les cheveux ou le visage (20-21), où le meunier joue un rôle
+en compagnie de son âne, dont il est aussi inséparable que saint
+Antoine de son cochon. Une autre série de charges, celle-là dirigée
+contre la profession elle-même, est celle du «meunier à l'anneau»,
+dont la popularité est attestée par de nombreuses variantes. Suivant
+quelques auteurs, elle aurait dû son origine à une aventure, que
+Tallemant des Réaux a racontée: «Il y a dix ans environ, un meunier,
+à la Grève, gagea de passer dans un de ces anneaux qui sont attachés
+au pavé pour retenir les bateaux. Il fut pris par le milieu du
+ventre, qui s'enfla aussitôt des deux côtés. Le fer s'échauffa,
+c'était en été: il brûlait: il fallut l'arroser, tandis qu'on limait
+l'anneau, et on n'osa le limer sans la permission du prévôt des
+marchands. Tout cela fut si long qu'il fallut un confesseur. On en
+fit des tailles-douces aux almanachs, et, un an durant, dès qu'on
+voyait un meunier, on criait: «À l'anneau, à l'anneau, meunier!»
+
+Le bibliophile Jacob, dans une note de _Paris ridicule_, pense que
+ce cri «Meusnier à l'anneau», que les meuniers regardaient comme une
+grave injure, n'avait pas l'origine que lui attribuent Colletet,
+dans les _Tracas de Paris_, et Tallemant des Réaux, et que l'on
+devait plutôt y voir une allusion au châtiment que les meuniers de
+Paris encouraient quand ils avaient retenu à leur profit une
+certaine quantité de farine sur le blé qu'on leur donnait à moudre;
+car ils étaient alors condamnés à la peine du pilori; or le patient
+que l'on piloriait se voyait exposé en public, la tête et les mains
+enfermés dans une espèce d'anneau ou de carcan mobile.
+
+[Illustration: Le Mvsnier a l'anneav]
+
+Un arrêt du Parlement défendit ces huées; mais un passage des
+_Tracas de Paris_ (1663), où est aussi relatée l'anecdote du meunier
+pris à l'anneau, montre qu'il n'était guère observé:
+
+ Ce sont meusniers, sans dire gare.
+ À cheval dessus leurs mulets,
+ Qui viennent desus vingt colets,
+ Canons, manteaux, chemises, bottes.
+ De faire rejaillir des crottes;
+ Ils enragent dans leur peau
+ Que l'on dit: Meusnier à l'anneau!
+ De grands malheurs, par cy par là.
+ Sont arrivez de tout cela.
+ Car les meusniers, dans leur colère,
+ Joüoient tous les jours à pis faire:
+ Dès qu'un enfant les appelloit.
+ Monsieur le Meusnier le sangloit:
+ Puis se sauvoit de ruë en ruë.
+ En courant à bride abattuë.
+ Le père de l'enfant sanglé
+ Sortoit assez souvent, troublé.
+ Et sa femme, toute en furie
+ En vouloit faire boucherie...
+ Eux aussi par juste vengeance
+ Faisoient souvent jeuner la panse.
+ Retenoient d'un esprit malin
+ La farine un mois au moulin.
+ Ou prenoient la double mesure
+ Pour paiement de leur mouture.
+ Celuy-ci s'excusoit souvent
+ Qu'il ne faisoit pas assez vent:
+ Et cet autre en faisant grimace
+ Que la rivière estoit trop basse.
+ Pour finir tous ces accidents
+ Nos Conseillers et Presidens
+ Renouvellerent leurs défenses
+ Contre de telles insolences;
+ Et ce n'est plus que rarement
+ Qu'on leur fait ce compliment.
+ Dont mesme ils ne font plus que rire
+ Quand on s'avise de leur dire,
+ Car le temps, qui met tout à bout,
+ Leur a fait bien oublier tout.
+
+Les chansons populaires dans lesquelles figurent les meuniers sont
+très nombreuses; plusieurs d'entre elles ont un refrain qui
+reproduit, avec plus ou moins de bonheur, le bruit que fait le
+tic-tac du moulin. Voici celui de la chanson du _Joli meunier_,
+populaire en Haute-Bretagne:
+
+ J'aurai l'âne et le bat, et le sac et le blé.
+ J'aurai le traintrin du joli meunier.
+
+ _Ha! ma meil a drei,_
+ _Diga-diga-di,_
+ _Ha ma meil a ia,_
+ _Diga-diga-da._
+
+ Ah! mon moulin tournera,--Dig,--Ah! mon moulin va.
+ (Basse-Bretagne.)
+
+Parmi ces chansons, il en est peu qui soient véritablement
+satiriques et qui reprochent aux meuniers, comme les dictons et les
+proverbes, les larcins professionnels. Elles les représentent plutôt
+comme des gens libertins, capables, comme le meunier de Pontaro de
+la ballade bretonne, d'enlever les filles et de les retenir au
+moulin, ou bien d'essayer par ruse de les mettre à mal, comme le
+meunier d'Arleux, héros d'un ancien fabliau. Plus généralement elles
+parlent de leur galanterie: la plus répandue en France est celle où,
+pendant que «le meunier Marion caressait», le loup mange l'âne
+laissé à la porte du moulin, à laquelle fait peut-être allusion la
+gravure de Valck (p. 29). Pour éviter que la fille ne soit grondée,
+le meunier lui donne de quoi en acheter un autre. Les meunières de
+la chanson populaire sont robustes, hautes en couleur, assez jolies
+pour mériter le nom de «belles meunières», et pas trop cruelles aux
+amoureux. C'est peut-être cette réputation qui donna l'idée aux
+ennemis du duc d'Aiguillon de l'accuser de s'être couvert de plus de
+farine que de gloire, en courtisant la meunière du moulin d'Anne,
+pendant que ses troupes battaient les Anglais à Saint-Cast (1758).
+
+La chanson qui suit a été recueillie dans le Bas-Poitou par Bujeaud;
+c'est la légende, versifiée par quelque poète rustique d'une
+meunière, qui avait fait de son moulin une sorte de tour de Nesle:
+
+ En r'venant de Saint-Jean-d'Mont.
+ On passe par un village,
+ Qui avait un moulin à vent
+ Qui faisait farine à tout vent.
+
+ Dedans ce moulin l'y avait
+ Une tant jolie meunière
+ Qui appelait les passants:
+ Entrez dans mon moulin à vent.
+
+ Un jour un messieu passa,
+ Un messieu à belle mine,
+ Qui dit s'appeler Satan,
+ Entre dans le moulin à vent.
+
+ Depuis ce jour on voyait
+ Le moulin tourner sans cesse:
+ La farine et le froment
+ Abondaient au moulin à vent.
+
+ Puis un beau jour on vit r'passer
+ Le messieu à belle mine,
+ Et tôt un grand coup de vent
+ Emporta le moulin à vent.
+
+En général les meuniers qui ont affaire au diable s'en tirent à
+meilleur compte. Dans un récit de la Haute-Bretagne, le diable, qui
+a fait marché avec des meuniers pour la fourniture de la farine de
+l'enfer, vient à un des moulins: le meunier, Pierre-le-Drôle, lui
+dit que ses meules auraient besoin d'être réparées. Pendant que le
+diable est fourré dessous et occupé à les repiquer, le meunier
+laisse tomber la meule sur lui, et ne le délivre qu'après lui avoir
+fait signer un écrit par lequel il renonce au pacte conclu
+auparavant. Quand Pierre-le-Drôle est mort, il se présente à la
+porte de l'enfer, et le diable ne veut pas le recevoir, de peur
+d'être encore moulu, disant qu'au surplus il y a en enfer assez de
+gens de son métier.
+
+[Illustration: Habit de Meusnier
+
+Gravure de C. Walck (XVIIe siècle).]
+
+Les meuniers sont, au reste, au premier rang des artisans qui, grâce
+à leur esprit ingénieux, viennent à bout d'entreprises que ne
+peuvent mener à bien des gens de condition plus relevée. Les contes
+les représentent comme plus subtils que les prêtres eux-mêmes. L'un
+d'eux, dont la donnée se retrouve dans un fabliau du moyen âge,
+l'évêque meunier, se raconte encore dans beaucoup de pays de France:
+dans le sud-ouest, c'est lui qui doit répondre aux questions que lui
+posera son évêque, résoudre des énigmes, et aller le voir ni à pied
+ni à cheval, ni même vêtu. Un meunier vient à son secours, bâte son
+mulet, se met tout nu et s'enveloppe dans un filet, de sorte qu'il
+remplit ces conditions imposées; il résout ensuite les questions, et
+lorsque l'évêque lui demande finalement de lui dire ce qu'il pense,
+il répond: Vous pensez au curé et non pas au meunier qui vous parle.
+L'évêque est si ravi, qu'il fait du meunier un curé. En Bretagne,
+l'abbé de Sans-Souci, qui devait résoudre, sous peine de vie, des
+énigmes posées par le roi, est tiré d'affaire par un de ses
+meuniers, auquel il promet la propriété de son moulin. Le meunier
+prit l'habit de Sans-Souci et vint trouver le roi, qui lui demanda
+combien pesait la terre.--Sire, ôtez les pierres qui sont dessus, et
+je vous le dirai.--Dis-moi ce que je vaux?--Le bon Dieu a été vendu
+30 deniers, en vous mettant à 29, je ne vous fais pas tort.--Dis-moi
+ce que je pense?--Vous pensez parler à l'abbé Sans-Souci, et vous
+parlez à l'un de ses meuniers.
+
+C'est aussi un meunier qui est le héros d'un conte anglais, qui
+présente plusieurs points de ressemblance avec la célèbre dispute
+entre Panurge et l'Écossais. Voyant un écolier embarrassé pour
+répondre à un professeur étranger qui devait lui faire subir son
+examen par signes, il lui propose de changer d'habits et d'aller à
+sa place. L'étranger tire une pomme de sa poche et la tient à la
+main en l'étendant vers le meunier; celui-ci prend une croûte de
+pain dans sa poche et la présente de la même manière; alors le
+professeur remet la pomme dans sa poche et étend un doigt vers le
+meunier; celui-ci lui en montre deux; le professeur étend trois
+doigts et le meunier lui présente son poing fermé. Le professeur
+donne le prix au meunier, et il explique à l'assistance que ses
+questions ont parfaitement été résolues par le candidat.
+
+Près de Vufflens-la-Ville (Suisse romande), sur les bords de la
+Venosge, se trouve un moulin qu'on appelle le Moulin d'Amour.
+Autrefois, le fils du seigneur de Cossonay, petite ville des
+environs, tomba amoureux de la fille de son meunier et demanda à son
+père la permission de l'épouser. Le seigneur de Cossonay fit une
+réponse négative et irrévocable. Alors, le jeune homme quitta le
+château, renonça à son titre, et se fit meunier pour épouser sa
+belle. Il l'épousa en effet, et vécut longtemps heureux avec elle
+dans le moulin appelé depuis Moulin d'Amour.
+
+[Illustration: L'âne conduisant le meunier, caricature du _Monde à
+rebours_.]
+
+
+SOURCES
+
+Laisnel de la Salle, _Croyances du Centre_, I, 120, 129, 199.--de
+Lamare, _Traité de la police_. II. 676, 692, 769.--W. Gregor, _Kilns
+Mills_, 7. 18.--Communication de M. H. Macadam (Écosse).--O.
+Pradère. _La Bretagne poétique_, 309.--Communication de M. P.
+Lavenot (Morbihan).--Th. Wright, _Histoire de la caricature_,
+124.--E. Rolland, _Rimes et jeux de l'Enfance_. 310.--Communication
+de M. A. de Cock (Flandre).--E. Rolland, _Devinettes_. 137.--E.
+Souvestre, _Derniers paysans_, 206.--L.-F. Sauvé, _Lavarou
+Koz_.--Sauval, _Antiquités de Paris_, II. 617.--J.-F. Bladé.
+_Poésies populaires de la Gascogne_, II, 267.--G. Pitre, _Proverbi
+siciliani_.--E. Herpin, _La côte d'émeraude_. 110.--Paul Sébillot,
+_Coutumes de la Haute-Bretagne_, 76.--Fourtier, _Dictons de
+Seine-et-Marne_, 83.--A. Ledieu. _Traditions de Demuin_, 172.--P.-L.
+Jacob, _Recueil de farces, sotties et moralités_, 237 et
+suivantes.--_Jitté i Sloro_, V. 230.--Communication de M. T. Volkov
+(Ukraine)--Communication de M. Vladimir Bugiel.--_Revue des
+Traditions populaires_, V, 566; VI. 482; IX, 269, 282: X, 159.
+107.--H. de la Villemarqué, _Barzaz-Breiz_, XXXIX. 457.--_Revue
+celtique_. V, 487--A. Harou, _Le Folk-Lore de Godarville_,
+63.--Mistral. _Trésor dou Felibrige_.--Lecoeur, _Esquisses du
+Bocage normand_, II, 48, 178.--Ch. Moiset, _Croyances de l'Yonne_,
+33.--E. Monseur, _Le Folk-Lore wallon_, 133.--Fouquet, _Légendes du
+Morbihan_, 9.--P.-L. Jacob, _Curiosités des Croyances du moyen âge_,
+97.--W. Gregor, _Folk-Lore of Scotland_, 60.--D. Dergny, _Croyances.
+Usages_, etc. 263.--Richard. _Traditions de la Lorraine_,
+38.--Henderson, _Folk-Lore of Northern counties_, 254.--Thorpe,
+_Northern Mythology_, III. 187.--Loys Brueyre. _Contes de la
+Grande-Bretagne_. 126.--_Paris ridicule et burlesque_,
+235.--Bujeaud, _Chansons populaires de l'Ouest_. II. 157.--Paul
+Sébillot. _Contes de la Haute-Bretagne_. I. 256.--J.-F. Bladé.
+_Contes de la Gascogne_. III. 297.--_Folk-Lore Record_. II. 175.
+
+[Illustration: Fragment d'une des estampes du Meunier à l'anneau.]
+
+
+
+
+LES BOULANGERS
+
+
+Autrefois le peuple n'était guère charitable pour les gens des
+métiers; ceux dont il pouvait le moins se passer, qui lui rendaient
+presque quotidiennement des services, et auxquels il devait donner
+souvent de l'argent, étaient de sa part l'objet d'imputations de
+toutes sortes. Exagérant les défauts ou les méfaits de quelques-uns,
+il faisait volontiers rejaillir sur la corporation entière des
+reproches qui n'étaient mérités que par un petit nombre. Les
+meuniers, les tailleurs et les boulangers, placés au premier rang
+des artisans auxquels chacun avait affaire dans la pratique
+ordinaire de la vie, étaient aussi très particulièrement visés par
+les allusions blessantes, les dictons malveillants, méprisants ou
+moqueurs. Un proverbe hollandais prétend que cent boulangers, cent
+meuniers et cent tailleurs font trois cents voleurs: il est
+vraisemblablement ancien: au moyen âge on disait que si l'on mettait
+ensemble trois personnes de métiers mal notés, la première qui en
+sortirait serait à coup sur un boulanger.
+
+ _Marteleys de ffeverys_
+ _Beluterye de boulengers_
+ _Mensonges de procours,_
+ _Desléutés de pledours,_
+ _Tous ceuz ne valunt un denier,_
+
+assure un dicton du XIIIe siècle; plus tard Rabelais blasonne aussi
+«les meuniers qui sont ordinairement larrons et les boulangers qui
+ne valent guère mieux».
+
+En Angleterre, on nommait _a baker's dozen_, le nombre treize, que
+le vulgaire avait longtemps appelé la douzaine du diable; quand le
+diable eut fait son temps, on remplaça son nom par celui du
+boulanger, et le nombre treize devint la douzaine du boulanger.
+
+Lorsque l'imprimerie commença à être répandue, on vit paraître des
+pamphlets en vers et en prose qui se font l'écho du mécontentement
+populaire, et traitent assez durement la profession. On a réimprimé
+de nos jours deux opuscules dont le titre indique le sujet et les
+tendances peu bienveillantes: _La plainte du Commun contre les
+boulangers et ces brouillons taverniers et autres avec la
+désespérance des usuriers; la Complainte du commun peuple à
+rencontre des boulangers qui font du petit pain, et des taverniers
+qui brouillent le bon vin, lesquelz seront damnez au grand diable
+s'ils ne s'amendent._ La «Farce du Savetier» formulait la même
+accusation:
+
+ AUDIN, savetier.
+
+ Je me plains fort des boulenjers
+ Qui font si petit pain.
+
+ AUDETTE
+
+ C'est pour croistre leur butin,
+ Et leur estat faire braguer
+ Et pour leurs filles marier.
+
+Roger de Collerye, qui écrivit au commencement du XVIe siècle _La
+Satyre pour les habitants d'Auxerre_, sorte de cahier de doléances
+d'une ville de moyenne grandeur, parle assez longuement des
+boulangers, et par la bouche d'un de ses personnages, il leur
+adresse des reproches, parmi lesquels celui, qui leur a été souvent
+fait depuis, d'acheter les grains pour les accaparer:
+
+ LE VIGNERON
+
+ Or, par le vray Dieu, j'ai grand fain
+ De voir le bled à bon marché.
+ J'ay regardé et remarché
+ La façon de nos boulangiers
+ Qui vont, faignant estre estrangiers,
+ Au devant des bledz qu'on amaine;
+ Que pleust à Dieu qu'en male estraine
+ Feussent entrez! Quant les acheptent,
+ Ils vont daguynant et puis guectent
+ S'on les regarde ou près ou loing.
+ Ha! par ma foy, il est besoing
+ Qu'on y mette bonne police...
+ Mais quoy c'est faulte de justice.
+ Tous les jours le pain appetice
+ Et n'est labouré bien ne beau.
+
+ PEUPLE FRANÇOIS
+
+ Il dict vray, et ne sent que l'eau,
+ De quoi le peuple est desplaisant.
+
+ LE VIGNERON
+
+ C'est pour le faire plus pesant.
+
+ JEMIN MA FLUSTE
+
+ Ils sont larrons comm' Escossoys
+ Qui vont pillotant les villaiges.
+
+ PEUPLE FRANÇOIS
+
+ Boullengiers payez de leurs gaiges
+ Seront, pour vray, quelque matin.
+
+L'image populaire du _Grand diable d'argent_, qui remonte au XVIIe
+siècle, et dont on réimprime encore des imitations, parle ainsi du
+boulanger. On le voit:
+
+ Armé d'un terrible cordon.
+ Quiconque est ennuyé de vivre,
+ De lui peut prendre une leçon:
+ Il l'aura, s'il va par trop vite,
+ Et bientôt s'il vole toujours.
+
+L'histoire des soulèvements populaires montre que la menace contenue
+dans ces vers devenait souvent une réalité; les émeutiers manquaient
+rarement d'envahir les boulangeries, en dépit des grilles de fer qui
+en garnissaient la devanture, et d'en enlever les marchandises. Là
+ne se bornait pas toujours leur vengeance: Monteil assure que pour
+un seul échevin pendu par le peuple, on pouvait citer cent
+boulangers et le double de meuniers. Au XVIIIe siècle, il y eut des
+émeutes pour le prix du pain, qui furent signalées par des excès; le
+14 juillet 1725, tous les boulangers du faubourg Saint-Antoine
+furent pillés. Le 20 octobre 1789, la populace pendit à un réverbère
+de la place de l'Hôtel-de-Ville un boulanger de la rue du
+Marché-Palu, qu'une femme avait accusé d'avoir caché une partie de
+sa fournée.
+
+Ceux qui savent que les idées populaires avaient jadis une tendance
+à revêtir la forme concrète du conte ou de l'exemple, qui avait,
+plus que tout autre, prise sur les imaginations peu cultivées, ne
+seront pas surpris des légendes qui avaient cours au sujet des
+boulangers. Les saints ou Dieu lui-même intervenaient pour punir
+ceux qui avaient poussé l'amour du gain jusqu'à dérober aux
+malheureux une partie de leur nourriture; ils étaient métamorphosés
+en oiseaux ridicules, méprisés ou moqueurs, condamnés à répéter,
+comme une sorte de reproche perpétuel aux gens du métier, les
+paroles que le coupable avait prononcées en commettant sa mauvaise
+action.
+
+[Illustration: Opération de boulangerie au XVIIe siècle.
+
+Cette gravure, qui est empruntée au livre de Franqueville, _Miroir
+de l'art et de la nature_ (1691), est accompagnée d'une explication
+en français, en latin et en hollandais. Nous reproduisons la légende
+qui explique assez bien les différentes opérations du métier:
+
+«Le boulenger 1 sasse la farine avec le sas ou bluteau 2, et le met
+dans la may (huche) 3 à pestrir: et il verse de l'eau dessus, il en
+fait une paste 4. Il la pétrit avec une spatule de bois 5, puis
+après il en fait des pains 6, des gâteaux 7, des miches 8, des
+craquelins 9. Ensuite il les met sur la pelle 10, et il les enfourne
+11 par l'embouchure du four 12: mais avant de les enfourner, on
+racle le four avec un fourgon 13 la braise et les charbons qu'il
+ramasse en bas 14. C'est ainsi que l'on fait cuire le pain qui a de
+la crouste 15 par dehors et de la mie 16 par dedans.»]
+
+Un boulanger du pays de Flandre, dans un moment de cherté, rognait
+tant qu'il pouvait la pâte de chaque pain, sans compassion pour les
+pauvres. Il ôtait ci, il ôtait là, en criant toujours: «Coucou,
+coucou, bon profit!» Mais Dieu avait pitié d'eux, et il arrivait
+que leur pâte s'élevait dans le four, s'améliorait et formait de
+beaux pains. Loin de s'en réjouir, le méchant continuait à écorner
+la pâte, toujours de plus en plus, en criant: «Coucou, coucou,
+encore trop, coucou! coucou, bon profit!» Le bon Dieu s'irrita
+et voilà qu'un beau jour le corps de cet homme se couvrit de plumes,
+ses mains se changèrent en ailes, ses pieds en pattes et il s'envola
+au bois, où dès que le printemps revient, il doit crier: Coucou,
+coucou! En Allemagne, un boulanger peu scrupuleux a aussi été
+métamorphosé. Il avait, à une époque de cherté, volé de la pâte aux
+pauvres gens, et lorsque notre Seigneur la bénissait dans le four,
+il l'en ôtait et en dérobait une partie en criant: Gukuk
+(regardez)! C'est le cri que répète le coucou; la couleur pâle et
+farineuse de ses ailes rappelle son origine; c'est aussi pour cela
+qu'on l'appelle Beckerknecht, garçon boulanger.
+
+D'autres traditions attribuent la métamorphose du boulanger en
+oiseau ridicule, non à un vol de pâte, mais à un manque de charité.
+Un jour, rapporte Grimm dans la _Mythologie allemande_, le Christ
+passant devant la boutique d'un boulanger, sentit le pain frais; il
+envoya un de ses disciples pour en demander un morceau; le boulanger
+le lui refusa; mais sa femme et ses filles, plus compatissantes, lui
+donnèrent en cachette du pain. Le boulanger fut changé en coucou; sa
+femme et ses filles allèrent au ciel, où elles devinrent sept
+étoiles qui sont les Pléiades. Une autre boulangère, héroïne d'un
+conte grec, donne à une pauvresse la moitié d'un pain et celle-ci
+lui dit:
+
+ Un roi tu épouseras,
+ Et reine tu seras.
+
+Après une suite d'aventures, elle devient en effet reine.
+
+Mais toutes les femmes n'étaient pas aussi charitables, surtout les
+vieilles, dont l'âge a endurci le coeur, et elles sont punies de
+leur avarice. On raconte, en Norvège, que lorsque Notre-Seigneur et
+saint Pierre voyageaient sur terre, ils arrivèrent, après avoir fait
+une longue route et ayant grand'faim, chez une vieille femme qui
+était à boulanger. Notre-Seigneur lui demanda de lui faire un petit
+pain. Elle y consentit, prit un morceau de pâte et se mit à le
+façonner; mais à mesure qu'elle y touchait, il grossissait et il
+finit par couvrir tout le moule. Elle dit alors qu'il était trop
+gros pour eux; elle en prit un second qui grossit également, puis un
+troisième, et plus la pâte augmentait, plus devenait grande sa
+cupidité. Elle finit par ne plus vouloir rien leur donner. Alors
+Notre-Seigneur la changea en pivert et lui dit: «Désormais, tu
+chercheras ta nourriture entre l'écorce et le bois, et tu ne boiras
+que quand il pleuvra.» En Danemark, une vieille femme que Jésus
+enfant avait trouvée occupée à boulanger, et qui s'était montrée
+aussi peu charitable, bien que la pâte se fût multipliée sous ses
+doigts, est métamorphosée en vanneau. Les Bohémiens racontent aussi
+qu'un jour que Jésus-Christ, n'ayant rien mangé depuis longtemps,
+traversait un village, une femme se cacha pour ne pas lui donner du
+pain; quand il fut passé, elle mit la tête à la fenêtre et cria:
+«Coucou!» mais aussitôt elle fut changée en oiseau et condamnée à
+répéter, par pénitence, le cri qu'elle avait poussé par moquerie.
+
+La législation d'autrefois était particulièrement sévère pour les
+boulangers. Le _Livre des Métiers_ énumère longuement leurs devoirs;
+une grande partie du second volume du _Traité de la police_ de de
+Lamare, est consacré à détailler les nombreuses contraventions
+auxquelles les exposait la moindre infraction aux obligations
+multiples imposées à l'exercice de la profession, et à relater les
+jugements rendus contre ceux qui s'en écartaient.
+
+En 1577 Henri III arrête en son conseil un règlement très développé
+qui, entre autres prescriptions, ordonnait à tous les boulangers de
+tenir en leurs fenêtres, ouvroirs ou charrettes, des balances et
+poids légitimes afin que chaque acheteur pût peser par lui-même le
+pain; il leur était en outre prescrit d'imprimer dessus leurs
+marques particulières, afin de discerner les pains que feraient les
+uns et les autres pour en répondre. Au milieu du XVIIIe siècle, le
+_Code de police_ ajoutait que les balances devaient être «suspendues
+à une hauteur suffisante pour que les bassins ne reçoivent point de
+la table des contre-coups ménagés au profit du vendeur, par une
+adresse frauduleuse».
+
+[Illustration: _Histoire d'un Boulanger de Madrid qui a esté chastié
+pour avoir vendu son pain trop cher_]
+
+Les peines qui frappaient les contrevenants étaient fort sévères:
+elles emportaient la confiscation de la marchandise, la démolition
+des fours ou l'ordre de les murer pendant un temps déterminé,
+l'amende pécuniaire, l'amende honorable, la perte du métier, et, au
+moyen âge, la flagellation publique. Les condamnations sont très
+nombreuses à Paris au XVIe et au XVIIe siècle. En 1491, trois
+boulangers appelèrent de la sentence du prévôt qui les avait
+condamnés «à être battus avec des verges par les carrefours de
+Paris», pour avoir contrevenu aux ordonnances. En 1521, quatre
+boulangers furent condamnés par sentence du prévôt, que confirma un
+arrêt du Parlement, «à estre menez par aucuns sergents depuis le
+Châtelet jusques au parvis Notre-Dame, lesdits hommes nuds testes,
+tenans chacun un cierge de cire du poids de deux livres, allumé, et
+illec requerir pardon et merci à Dieu, au Roy et à la justice,
+desdites fautes et offenses par eux commises; et ce fait, estre
+menez en ladite église et illec présenter et offrir lesdits cierges
+pour y demeurer jusqu'à ce qu'ils fussent bruslez et consumez. Et en
+outre auroit esté ordonné estre crié à son de trompe, par cri
+public, par tous les carrefours de cette ville de Paris que tous
+boulangers eussent à faire leurs pains du poids, blancheur et
+qualité suivant l'Ordonnance, sur peine d'estre battus et fustigez
+par les carrefours de Paris et autrement plus grièvement punis à la
+volonté de justice». En 1541, un boulanger de Paris, chez lequel on
+avait trouvé des pains ayant six onces de moins que le poids légal,
+est condamné à faire amende honorable devant le portail de l'église
+Notre-Dame, tenant un cierge d'une livre de cire, à demander pardon
+à Dieu et à la justice, à payer une amende de huit livres parisis,
+et à subir un emprisonnement. En 1739, le boulanger chargé de la
+fourniture du grand et du petit Châtelet est condamné à deux mille
+livres d'amende pour avoir altéré le pain des prisonniers. En 1757,
+à un moment de disette, on intima l'ordre aux boulangers du Havre de
+cuire et d'être toujours nantis de pain à peine de trois jours de
+carcan, trois heures chaque jour, à l'effet de quoi il en fut planté
+un sur la place de la mairie.
+
+À Augsbourg, en Allemagne, le boulanger pouvait, en certains cas,
+être mis dans un panier au bout d'une perche et plongé dans un étang
+d'eau bourbeuse. À Constantinople, au IXe siècle, le boulanger qui
+enfreignait les ordonnances concernant sa profession, était,
+suivant la gravité de la contravention, fouetté, avait la barbe et
+les cheveux rasés, et était promené lentement «en triomphe», à
+travers la ville, c'est-à-dire monté sur un âne ou sur un chameau,
+et quand il avait subi les huées et les outrages de la foule, il
+était banni à perpétuité.
+
+Il est vraisemblable que la ridicule promenade sur l'âne fut
+appliquée au moyen âge dans une grande partie de l'Europe aux
+boulangers coupables. Je n'en ai pas trouvé la constatation en
+France: mais un placard du XVIIe siècle, reproduit page 9, qui fait
+partie de ma collection, montre qu'à cette époque il était encore eu
+usage en Espagne.
+
+Si le peuple faisait des boulangers une sorte de bouc émissaire et
+leur reprochait des faits qui, souvent, tenaient à des causes
+économiques dont ils étaient les premiers à souffrir, s'il les
+accusait d'accaparer les grains, de donner peu de pain pour beaucoup
+d'argent, il était loin au fond de mépriser la profession; il la
+regardait au contraire comme l'une de celles qui donnaient le plus
+de profit à ceux qui l'exerçaient.
+
+D'après une légende anglaise, lorsque le bon roi Alfred voulut
+établir un roi des métiers, il n'oublia pas de convoquer les
+boulangers. Dans le _Dict des Boulenguiers_, la boulangerie est
+comparée à tous les autres états, et l'on montre sa supériorité en
+disant que c'est elle qui nourrit le genre humain et fait gagner le
+ciel par l'aumône.
+
+Un des personnages de la _Moralité des Enfants de Maintenant_, en
+fait aussi l'éloge:
+
+ INSTRUCTION
+
+ Dictes moy de quel mestier
+ Si fut leur père en son temps
+ Dont a nourris ses beaulx enfans
+ Et jusques cy gaigné sa vie.
+
+ MIGNOTTE
+
+ Puis que voulez que je le die,
+ Il s'est vescu de boulanger.
+
+ INSTRUCTION
+
+ C'est ung bon mestier pour gaigner
+ Et décent à vie humaine;
+ La science n'est pas villaine.
+ Vos enfants y povez bien mettre.
+ Ils apprendront bien ceste lettre
+ Ou aultre mestier pour bien vivre;
+ Bon faict ses parens ensuyvre.
+
+Des proverbes, dans lesquels se glissent parfois des traits de
+malice, constatent que le métier est bon: _Three dear years will
+raise a baker's daughter to a portion_. Trois années de cherté font
+une dot à la fille du boulanger. Un autre dicton du même pays
+d'Angleterre n'était pas moins favorable:
+
+ _A baker's wife my bite of a bun_
+ _A brewer's wife my drink of a tun,_
+ _A fisher manger's wife my feed a conger:_
+ _But a serving-man's wife my stawe for the hunger._
+
+ La femme du boulanger peut goûter au pain,--Celle du
+ brasseur peut boire au tonneau,--Celle du pêcheur se
+ nourrir de congre,--Mais la femme d'un domestique doit
+ attendre pour apaiser sa faim.
+
+Et un proverbe allemand disait que les animaux domestiques eux-mêmes
+des boulangers n'étaient pas malheureux. _Für Müllers Henne, Bäckers
+Schwein und der Wittfrau Knecht soll man nicht sorgen._ Il est
+inutile de s'inquiéter de la poule du meunier, du porc du boulanger
+et du valet de ferme de la veuve.
+
+[Illustration: _Boulanger mettant le pain au four_
+
+Gravure tirée du _Jeu universel de l'Industrie_ (vers 1830).]
+
+Lorsqu'un boulanger devenait riche par son industrie, ses achats
+intelligents et son assiduité au travail, le peuple ne voulait pas
+croire que sa fortune eût été acquise par des moyens honnêtes: Un
+boulanger de Bordeaux, nommé Guilhem Demus, passait pour posséder
+une main de gloire, à l'aide de laquelle il s'était enrichi.
+Lorsqu'on taxa les habitants aisés pour payer la rançon de François
+Ier, on l'imposa à cinquante écus. Il en mit trois cents dans son
+tablier et vint lui-même les offrir au roi, en lui disant qu'il en
+avait encore d'autres à son service. Celui-ci demanda à ceux qui
+l'entouraient qui était ce brave sujet. On lui apprit que cet homme
+devait sa fortune à un sortilège et que son offre n'avait rien
+d'étonnant, puisqu'il possédait la _man de gorre_, grâce à laquelle
+il pouvait se procurer des trésors. On prétend, maître, lui dit
+alors François Ier, que vous avez une main de gloire?--Sire,
+répartit Demus, man de gorre sé lèbe matin et se couche tard.
+
+ * * * * *
+
+La boulangerie est un des seuls métiers dont il soit parlé avec
+quelque détail dans l'_Histoire naturelle_ de Pline. Jusqu'à
+l'expédition des Romains contre Philippe, les citoyens fabriquaient
+eux-mêmes leur pain, et c'était un ouvrage que faisaient les femmes
+romaines, comme naguère encore en province bien des dames
+françaises. Les premiers boulangers que l'on vit à Rome furent
+ramenés de Grèce par les vainqueurs. À ces étrangers on adjoignit,
+dit de Lamare, plusieurs naturels du pays, presque tous du nombre
+des affranchis, qui embrassèrent volontairement ou par contrainte,
+un emploi si utile au pays. L'on en forma un collège, auquel ceux
+qui le composaient étaient nécessairement attachés, sans le pouvoir
+quitter sous quelque prétexte que ce pût être. Leurs enfants
+n'étaient pas libres de s'en séparer pour embrasser une autre
+profession, et ceux qui épousaient leurs filles étaient contraints
+de suivre la même loi. Aussitôt qu'il était né un fils à un
+boulanger, il était réputé du corps, mais il n'était obligé aux
+travaux qu'à l'âge de vingt ans accomplis. Les esclaves ne pouvaient
+entrer dans la corporation. On élevait à la dignité de sénateurs
+quelques-uns des principaux boulangers, principalement de ceux qui
+avaient servi l'État avec le plus grand zèle, surtout dans les temps
+de disette. Ils furent déchargés des tutelles, curatelles et toutes
+autres charges qui auraient pu les distraire de leur emploi. Ce fut
+encore pour la même raison qu'il n'y avait point de vacances pour
+eux, et que dans les temps où les tribunaux étaient fermés à tous
+les particuliers, les boulangers seuls partageaient avec le fisc le
+privilège d'y être admis pour la discussion de leurs affaires.
+
+En France, jusque vers l'époque de Charlemagne, on ne constate guère
+l'existence de boulangeries publiques; d'après la préface de
+l'édition du _Livre des Métiers_ (1889), leur corporation, ainsi que
+toutes celles de France, s'est formée, et avant toutes les autres,
+par une sorte de confrérie ou société religieuse, et, sous le nom de
+talmeliers qu'ils portaient alors, on trouve la trace de leurs
+statuts avant le temps de saint Louis. Mais les plus anciens
+règlements que nous possédions sont ceux qui nous ont été conservés
+par le prévôt des marchands Estienne Boileau, au début des Registres
+des Métiers, recueillis vers l'an 1260. La partie qui concerne la
+boulangerie est la plus développée de toutes celles du _Livre_.
+
+Celui qui voulait passer maître devait faire une sorte de stage de
+quatre années, pendant lequel il payait 25 deniers de coutume en
+plus, à Noël. À chaque paiement, il se faisait marquer, sur son
+bâton, une coche par l'officier receveur de la coutume; quand il
+avait ses quatre coches, il était en règle et l'on pouvait alors
+procéder à son installation. Le bâton des nouveaux talmeliers
+n'était pas celui de la confrérie; mais la cérémonie avait quelque
+analogie avec celle-là, en ce sens que le bâton était déposé chez le
+talmelier et que le candidat le présentait, comme garantie
+d'apprentissage, au moment de la réception. Les auteurs de la
+préface du _Livre des Métiers_ se demandent, avec assez de
+vraisemblance, si le bâton à coches n'offrait pas un emblème de la
+maîtrise, un signe quelconque d'autorité? En tout cas ce bâton ou
+échantillon avait une grande importance, car le talmelier qui le
+perdait subissait une amende de douze deniers.
+
+Lorsque l'apprentissage était terminé, et que la redevance avait été
+payée au roi ou au grand panetier, son représentant, qui était un
+des grands officiers de la couronne, le nouveau talmelier qu'il
+s'agissait de recevoir à l'état de maître ou ancien talmelier, se
+rendait à la maison du maître des talmeliers, où les gens du métier
+devaient se trouver présents. Ils attendaient tous à la porte de la
+maison. Le récipiendaire présentait au Maître un pot rempli de noix
+et de nieules (oublies) et son bâton marqué de quatre coches, en
+disant: «Maître, j'ai fait mes quatre années.» L'officier de la
+coutume donnait son approbation, puis le Maître rendait au nouveau
+talmelier son pot et ses noix. Celui-ci les jetait contre le mur de
+la maison, puis il entrait, suivi de ses compagnons, dans une salle
+où tous prenaient part au feu et au vin fourni par le Maître, au nom
+de la communauté, et les assistants buvaient ensemble à la
+prospérité de leur jeune confrère. Cette cérémonie avait lieu,
+chaque année, le premier dimanche de janvier. Les membres de la
+communauté ne pouvaient se dispenser d'y assister qu'en envoyant un
+denier pour les frais du repas. Faute de s'acquitter de cette
+obligation, ils s'exposaient à être interdits pendant quelques
+jours.
+
+La mention d'une cérémonie semblable ne se trouve point dans
+d'autres métiers. Dès cette époque, on avait perdu l'idée
+respectueuse attachée aux emblèmes de la cérémonie décrite dans les
+règlements. Ce pot rempli de noix et d'oublies que le talmelier
+brisait contre le mur en signe d'émancipation, constituait un
+symbole dont on ne se rendait déjà plus compte. C'était un souvenir
+ancien d'une sorte d'hommage fait au grand panetier, dont la
+maîtrise pouvait être considérée comme un fief personnel et _sine
+gleba_, où les talmeliers se trouvaient ses vassaux; cérémonie
+curieuse, qui se rattache ainsi aux droits nombreux et bizarres que
+les seigneurs exigeaient en diverses circonstances de leurs vassaux.
+Cette coutume, déjà vieille au XIIIe siècle, montre que les
+talmeliers tenaient beaucoup à leurs anciens usages. Quand ils
+revinrent à leurs premiers statuts, dans le courant du XVIIe siècle,
+ils tentèrent encore de la faire revivre, en la modifiant, mais la
+société n'était plus assez simple pour respecter ces usages
+primitifs, et la description resta dans les textes sans que la
+cérémonie fût célébrée.
+
+Il n'est pas parlé de chef-d'oeuvre dans le _Livre des Métiers_,
+où pourtant les statuts de la corporation sont très détaillés: mais
+on le trouve mentionné dans les règlements du XVIIe siècle. Pendant
+longtemps le chef-d'oeuvre fut un des pains de chapitre dont Henri
+Estienne disait: «S'il est question de parler d'un pain ayant toutes
+les qualités d'un bon et friand pain, ne faut-il pas en venir au
+pain de chapitre».
+
+[Illustration: Image de saint Honoré, gravée aux frais des
+boulangers (1720).]
+
+Le projet de statuts proposé par les boulangers de Paris et autorisé
+en partie par les arrêts des 21 février 1637 et 29 mai 1663, réduit
+l'apprentissage à trois années, au bout desquelles le compagnon est,
+après constatation de ses certificats et de sa moralité, admis à
+faire un chef-d'oeuvre entier et complet de trois setiers de
+farine qui étaient convertis en pain blanc, brayé et coiffé de
+vingt-deux onces en pâte, et l'autre tiers en gros pain de sept à
+huit livres en pâte. Lorsque le chef-d'oeuvre était accepté, le
+compagnon passait Maître, et il n'est plus fait mention de la
+cérémonie dans laquelle un pot rempli de noix était présenté, puis
+brisé. Mais au bout de trois années, le nouveau Maître était tenu
+d'apporter, le premier dimanche après les Rois «un pot neuf de terre
+verte ou de fayence, dans lequel il y aura un romarin ayant sa
+racine entière, aux branches duquel romarin il y aura des pois
+sucrez, oranges et autres fruits convenables, suivant le temps, et
+ledit pot remply de pois sucrez et sera ledit nouveau Maistre
+assisté des jurez et anciens des autres maistres dudit métier. Cela
+fait, dira au grand Pannetier: Maistre j'ay accomply mon temps; et
+ledit grand Pannetier doit demander aux jurez s'il est vray; ce fait
+prendra l'avis des jurez et anciens maistres, si ledit pot est dans
+la forme qu'il doit estre, et s'il est recevable; et s'ils disent
+qu'oüy, ledit grand Pannetier doit recevoir icelui et lui en donner
+acte et de là en avant n'est tenu que de payer chacun an le bon
+denier, qui est le denier parisis, pour reconnaissance de leur
+maistrise, et doivent ceux qui seront défaillans d'apporter le bon
+denier dans ledit jour, un chapon blanc d'amende envers ledit grand
+Pannetier ou huit sols pour iceluy.» Cet usage de présenter le pot
+et les friandises ne tarda pas à tomber en désuétude. Dès le milieu
+du XVIIe siècle, on lui substitua, sous le nom d'hommage, qui
+rappelait l'origine féodale de la redevance, le paiement d'un louis
+d'or.
+
+En Provence le boulanger est surnommé plaisamment _Brulo pano, Gasto
+farino;_ à Paris _criquet_ ou _cri-cri_ est un des surnoms familiers
+des boulangers, qui sont aussi appelés mitrons, bien que ce nom soit
+plus spécial aux ouvriers. On a voulu faire dériver ce mot d'une
+assimilation de la coiffure des boulangers à la mitre. _Le Moyen de
+parvenir_ donne une autre explication: Les valets des boulangers
+sont ainsi nommés pour ce qu'ils n'ont point de haut-de-chausses,
+mais seulement une devantière, telle ou semblable à celle des
+capucins qu'ils nomment une mutande, et qui en pure scolastique est
+appelée mitre renversée. La mitre couvre la tête et ce devanteau le
+cul, qui sont relatifs. Le diable était parfois surnommé le
+«boulanger»: il est aussi noir que le boulanger est blanc, et il met
+au four de l'enfer.
+
+Les formulettes méprisantes adressées aux boulangers ne paraissent
+pas avoir été bien nombreuses. En Écosse quelquefois les enfants se
+mettent à crier sur leur passage:
+
+ Batchie, batchie, bow wow wow
+ Stop your heid in a ha' penny row.
+
+ Boulanger, boulanger, bow wow wow,--Mets ta tête dans un
+ pain d'un sou.
+
+À Rome on condamna à être employés au service des boulangeries tous
+ceux qui étaient accusés et convaincus de quelques fautes légères,
+et afin que le nombre ne manquât pas, les juges d'Afrique devaient
+envoyer tous les cinq ans à Rome tous ceux qui avaient été condamnés
+à cette peine.
+
+Les compagnons boulangers étaient, au XVIe siècle, assujettis à des
+règlements de police très sévères. Une ordonnance du 13 mai 1569
+nous apprend qu'ils devaient être continuellement en chemise, en
+caleçon, sans haut-de-chausses, et en bonnet, dans un costume tel,
+en un mot, qu'ils fussent toujours en état de travailler et jamais
+de sortir, hors les dimanches et les jours de chômage réglés par les
+statuts: «Et leur sont faites défenses d'eux assembler, monopoler,
+porter épées, dagues et autres bâtons offensibles; de ne porter
+aussi manteaux, chapeaux et hauts-de-chausses, sinon ès jours de
+dimanche et autres fêtes, auxquels jours seulement leur est permis
+porter chapeaux, chausses et manteaux de drap gris ou blanc et non
+autre couleur, le tout sur peine de prison et de punition
+corporelle, confiscation desdits manteaux, chausses et chapeaux.»
+
+Leur condition ne paraît pas avoir été très enviable autrefois. On a
+souvent réimprimé, dans la Bibliothèque bleue, un opuscule de huit
+pages qui remonte au commencement du XVIIIe siècle. Il est intitulé:
+_La misère des garçons boulangers de la ville et des faubourgs de
+Paris_, et un ouvrier y expose, en vers alexandrins, les
+inconvénients du métier; le tableau est quelque peu poussé au noir.
+
+ Campé dessus mon Four avec ma ratissoire,
+ J'endure autant de mal que dans un Purgatoire...
+ Un corps comme le mien qui n'est point fait de fer
+ Est par trop délicat pour un si rude enfer.
+ On n'a point fait pour nous l'ordre de la nature;
+ La nuit, temps de repos, est pour nous de torture...
+ On commence chez nous dès le soir les journées,
+ On pétrit dès le soir la pâte des fournées:
+ Arrive qui voudra, faut, de nécessité,
+ Passer toutes les nuits dans la captivité...
+ Entre tous les métiers j'ai bien choisi le pire,
+ Les autres compagnons n'ont souvent rien à faire
+ Qu'un ouvrage arrêté, limité d'ordinaire;
+ N'ayant point d'autre mal quand on arrive au soir
+ Qu'à se bien divertir, goguenarder, s'asseoir.
+
+Les ouvriers boulangers et cordonniers ont été exclus du droit au
+compagnonnage, parce que, disent ceux des autres corps d'état, ils
+ne savent pas se servir de l'équerre et du compas. Ils ont formé
+leur association en 1817; le titre de compagnon leur a été contesté,
+et par dérision on ne les désigne que sous le nom de «soi-disant de
+la raclette».
+
+Cette exclusion a parfois donné lieu à des rixes sanglantes. Au mois
+de mai 1845, les compagnons boulangers de la ville de Nantes voulant
+célébrer leur fête patronale, résolurent de se rendre à l'église le
+jour de la Saint-Honoré, revêtus pour la première fois des insignes
+et des rubans du compagnonnage, dont les autres compagnons avaient
+la prétention de leur interdire le port. Les compagnons des autres
+professions, à l'exception des cordonniers, résolurent de s'y
+opposer de vive force. Ils écrivirent dans tout le département, et
+il leur vint de nombreux auxiliaires qui, pour se reconnaître,
+adoptèrent pour signe de ralliement trois grosses épingles piquées
+d'une manière apparente sur le revers gauche de l'habit. Le maire de
+la ville avait jugé prudent de retirer momentanément aux boulangers
+l'autorisation d'arborer leurs couleurs. Le jour de la solennité,
+ils quittèrent paisiblement et dans le meilleur ordre le domicile de
+leur mère. Des groupes nombreux, les attendaient près de là dans la
+Haute Grande Rue, et lorsqu'ils y débouchèrent, quelques murmures
+approbateurs de ce qu'ils ne portaient pas de rubans, furent bientôt
+suivis des cris de: Ils ont des cannes! Pas de cannes! À bas les
+cannes! Et comme dans le compagnonnage on a vite passé de la parole
+au geste, les boulangers voient aussitôt une meute ardente fondre
+sur eux pour leur arracher leurs joncs. À cette brusque attaque, ils
+opposent une vive résistance; mais, accablés par le nombre, ils sont
+désarmés, dispersés et forcés de chercher un refuge dans les maisons
+voisines. La gendarmerie dut intervenir, et le maire défendit à tous
+les compagnons de paraître sur la voie publique avec des insignes
+quelconque.
+
+Les dissidents du compagnonnage sont appelés les Rendurcis. À
+l'époque actuelle, les compagnons boulangers portent des anneaux
+auxquels est suspendue une raclette.
+
+Voici comment, vers 1850, avait lieu l'enterrement d'un compagnon
+boulanger. Les hommes, dit Agricol Perdiguier, sont proprement
+vêtus, parés de rubans rouges, verts, blancs, de quelques insignes
+noirs, portent en main une haute canne, défilent deux à deux et
+forment une longue suite. Les pas battent en marchant, les cannes
+résonnent sur le pavé, les couleurs flottent au vent, tout est grave
+et silencieux. Ils entrent dans le cimetière, se dirigent vers une
+fosse fraîchement creusée. Arrivés là ils se forment en cercle. Le
+cercueil est déposé au centre. Deux compagnons s'en approchent, se
+mettent vis-à-vis l'un de l'autre, le pied gauche en avant, le droit
+en arrière; ils ne sont séparés que par le cadavre et le bois qui le
+renferme. Ils se regardent, se fixent avec des yeux mélancoliques.
+Ils ont chacun une grande canne, qu'ils tiennent de la main droite,
+près de la pomme, de la gauche, vers son milieu. Ils la penchent
+contre terre, puis il la relèvent lentement, lui font d'écrire une
+courbe, jusqu'à ce que son extrémité inférieure pointe vers le ciel.
+Ce mouvement est accompagné de cris plaintifs de la part des deux
+compagnons. Le mouvement des bras, des cannes et des cris
+recommence. Tout à coup chacun d'eux se frappe la poitrine de sa
+main gauche; ils se penchent à la fois l'un vers l'autre, forment
+au-dessus du cercueil une sorte d'arc, une espèce d'ogive et se
+parlent à l'oreille. Ils se redressent, recommencent leurs
+mouvements de bras, leurs cris et se parlent encore à l'oreille.
+Tout cela se répète et se répète encore. Ce dialogue
+incompréhensible dure assez longtemps. On descend le cercueil dans
+la fosse. Un compagnon se place à côté. On prend un grand drap noir
+à fleur de tête qui dérobe à tous les regards le vivant et le mort.
+À ce moment, il sort de la terre un profond gémissement. Aussitôt
+tous les compagnons qui s'en sont rapprochés répondent ensemble par
+un cri long et lugubre. Enfin les cris finissent, la terre tombe
+avec un bruit sourd sur le cercueil, la fosse est comblée, les
+compagnons se retirent.
+
+[Illustration: Vesta, déesse des Boulangers.]
+
+À Rome, Vesta, en sa qualité de déesse du feu, était la patronne des
+boulangers; son image, que nous reproduisons d'après le _Magasin
+pittoresque_, la représente assise et ayant à côté d'elle une sorte
+d'autel entouré d'épis de blé, sur lequel a été déposé un pain rond;
+à la fête des Vestalies, le 8 juin, qui était celle des boulangers,
+on promenait dans les rues des ânes couronnés de fleurs et portant
+des colliers de petits pains.
+
+Les Romains avaient surnommé Jupiter Pistor, c'est-à-dire Boulanger,
+en mémoire de ce que lors de l'assaut du Capitole, il avait inspiré
+aux assiégés de jeter du pain dans le camp des Gaulois, pour leur
+faire croire que la place était bien approvisionnée.
+
+La confrérie des boulangers de Paris eut d'abord pour patron saint
+Pierre aux Liens, que le livre des Métiers appelle saint Pierre _en
+goule Aoust_; cette fête avait peut-être été choisie parce qu'elle
+arrive le premier jour du mois où l'on fait la principale récolte
+des blés. Ils eurent encore une dévotion particulière et fort
+ancienne à saint Lazare, fondée sur le danger de devenir lépreux
+auquel les boulangers à cause du feu étaient plus exposés que les
+autres. Ils secoururent dans un temps de disette la maladrerie de
+saint Lazare et s'obligèrent à lui fournir pour chacune de leurs
+boutiques un petit pain, dit pain de fenêtre, par semaine. À cause
+de ce don les boulangers lépreux y étaient reçus quel que fût leur
+pays d'origine. Vers le commencement du XVIIe siècle, ce pain fut
+remplacé par une redevance en argent, qui fut d'abord un denier
+parisis, dit denier de saint Lazare, payé chaque semaine, puis par
+une somme annuelle, que chaque boulanger payait le jour de la
+Saint-Jean. Ils avaient une chapelle en l'église Saint-Lazare, où
+ils avaient fondé une messe basse tous les vendredis de l'année à
+perpétuité, et un service solennel le dernier dimanche du mois
+d'août, où tous les boulangers se trouvaient et rendaient le pain
+bénit.
+
+Mais leur principal patron était et est encore saint Honoré, évêque
+d'Amiens au VIIe siècle, dont la fête est célébrée le 16 mai, et
+leur confrérie était depuis longtemps établie dans l'église
+Saint-Honoré, lorsqu'ils obtinrent de Charles VII des lettres de
+confirmation en 1439. C'est l'image de ce saint qui figure le plus
+souvent sur les méreaux ou les bannières; il est en costume d'évêque
+et tient à la main droite une pelle de four sur laquelle sont trois
+pains. La bannière des boulangers d'Arras était _d'azur à un saint
+Honoré mitré d'or, tenant à dextre une pelle d'argent chargée de
+trois pains de même et une crosse aussi d'or_. Elle fut adoptée par
+les boulangers de Paris dont l'ancienne bannière portait deux pelles
+en croix sur le pellon de chacune desquelles étaient trois pains
+ronds.
+
+On voit, au Cabinet des estampes, plusieurs images de la confrérie
+de Saint-Honoré; celle que nous reproduisons, un peu réduite, a été
+gravée aux frais de la corporation, en 1720.
+
+[Illustration: Bannière des Boulangers d'Arras. Bannière ancienne
+des Boulangers de Paris.]
+
+En Belgique, les boulangers ont adopté pour patron saint Albert,
+évêque de Liège, vers 1192; il est représenté debout, en costume
+épiscopal, tenant, comme saint Honoré, une pelle à four et trois
+pains fixés dessus. Saint Albert, dit la légende, était un
+personnage de noble origine, qui pour mieux se livrer à l'oraison,
+s'était retiré sur une montagne, où il exerçait l'état de boulanger.
+Son âne portait à la ville, sans être guidé, les pains que le maître
+avait cuits, les vendant à prix fait et rapportant l'argent dans une
+bourse attachée à son col.
+
+À Paris, les maîtres boulangers et les compagnons font leur fête à
+part. Voici comment, il y a une quinzaine d'années, était célébrée
+celle des maîtres. Le jour de la Saint-Honoré, la corporation se
+réunit à son siège social pour se rendre à l'église de la Trinité où
+doit être chantée une grand'messe. En tête marchent quatre tambours
+précédant une musique; puis viennent les chefs de la corporation
+précédés d'une bannière; derrière sont portées des brioches qui sont
+offertes en guise de pain bénit. Les maîtres sont entourés de jeunes
+filles en blanc. Derrière eux marchent les garçons boulangers en
+habit de fête, ayant à la boutonnière le ruban vert brodé d'épis
+d'or, insigne de la corporation.
+
+En 1863, Vinçard décrivait ainsi la fête des compagnons: Dès le
+matin de la fête, les compagnons et les aspirants se rendent chez la
+mère. Le cortège, musique en tête, part ensuite en bon ordre; les
+compagnons parés de rubans et précédés d'un énorme gâteau porté par
+quelques-uns d'entre eux, se rendent à l'église Saint-Roch, où ils
+font célébrer une messe. Le service fini, ils vont chez le
+restaurateur faire leur banquet auquel, sauf la mère, aucun étranger
+ne peut assister. Après le repas, ils donnent un bal, pour lequel de
+nombreuses invitations ont été envoyées, et où se trouvent réunies
+différentes députations des autres corps de métiers. Sur les billets
+d'invitation sont représentés les outils professionnels: une paire
+de balances, une étoile lumineuse placée au-dessus de deux mains
+entrelacées. Un tablier est au bas, avec des épis de blé, et des
+feuilles de laurier. À chaque coin et au milieu du dessin sont
+tracées des lettres symboliques se rapportant au compagnonnage. Le
+tout est surmonté d'une devise qui fut d'abord: _Honneur et gloire
+aux enfants de Maître Jacques_, et a été, depuis 1861, remplacée par
+celle-ci: _Respect au devoir; Honneur et gloire au travail_. Le bal
+donné par les boulangers est surtout remarquable par la tenue, la
+convenance et l'urbanité de ceux qui y prennent part.
+
+En 1890, les compagnons et aspirants boulangers du Devoir du Tour de
+France, décorés aux couleurs nationales et musique en tête,
+partirent à deux heures de chez la mère pour se rendre à l'Élysée
+Ménilmontant, où ils avaient organisé une fête, suivie d'un bal qui
+ne se termina que fort tard dans la nuit, au milieu des chants
+joyeux de la boulangère.
+
+À Lille, au moment de la fête annuelle, les valets des corporations
+ou des sociétés offrent aux sociétaires des images appelées blasons,
+où figurent généralement les saints sous le patronage desquels ces
+associations sont placées; celle des boulangers représente saint
+Honoré.
+
+[Illustration: Image de saint Honoré, offerte à Lille par les valets
+de la corporation.]
+
+Les boulangers jouaient un rôle à part dans certaines fêtes
+publiques auxquelles ils assistaient en corps. Une estampe
+reproduite dans Lacroix, _Institutions et costumes an XVIIIe
+siècle_, représente les boulangers de Strasbourg qui, dans le défilé
+des corporations devant le roi Louis XV, le 9 octobre 1744, ils
+exécutent des jeux, des danses et des exercices avec épées; l'un
+d'eux est monté sur une sorte de pavois formé par les épées.
+
+À Béziers, lors de la fête de la Caritach, les boulangers, montés
+sur un des chariots des corps de métiers, jetaient de petits pains
+aux spectateurs qui tendaient leurs chapeaux.
+
+Il est d'usage en certains pays que les boulangers fassent, au début
+de l'année, un cadeau à leurs pratiques. En Bourgogne, si le
+boulanger a apporté son offrande au client avant qu'on lui ait donné
+quelque autre chose, c'est un signe de chance pour la maison.
+
+En France, tout au moins à notre époque, les enseignes des
+boulangeries n'ont guère d'emblèmes présentant quelque originalité:
+le plus commun est une gerbe de blé de petite dimension. Voici
+quelques sculptures avec des inscriptions pieuses relevées sur
+d'anciens moulins d'Edimbourg qui appartenaient aux boulangers de
+cette ville. Ils figuraient sur le programme de la fête de
+l'Association écossaise des maîtres boulangers d'Edimbourg (1894).
+
+[Illustration: Tu mangeras ton pain À la sueur de ton front.
+
+Dieu bénisse les boulangers d'Edimbourg qui ont fait bâtir cette
+maison.
+
+Béni soit Dieu pour tous ses dons.]
+
+Les récits populaires que nous avons rapportés appartiennent à un
+genre très à la mode au moyen âge, celui des exemples ou moralités:
+les boulangers cupides et les vieilles femmes avares y sont punis
+par des métamorphoses. Deux légendes siciliennes sur l'origine des
+taches de la lune se rattachent aussi à la boulangerie. Jadis la
+Lune était la fille d'un boulanger; un jour qu'elle importunait sa
+mère, occupée à une fournée, pour avoir un gâteau, celle-ci
+impatientée, la frappa de son écouvillon, c'est pour cela que la
+lune a la figure barbouillée; suivant un autre récit, le coup fut
+frappé par la mère un jour d'été que sa fille ne s'occupait que de
+sa toilette au lieu de lui aider à nettoyer le four.
+
+On raconte, en Haute-Bretagne, qu'un jour Lucifer vint sur terre
+pour faire marché avec divers ouvriers; quand il arrive chez le
+boulanger, celui-ci l'invite à entrer dans son four sous prétexte de
+le visiter; dès qu'il y est, il asperge le four d'eau bénite, et ne
+consent à laisser le diable s'en aller qu'après lui avoir fait
+signer un écrit dans lequel il renonce à tout pouvoir sur lui. Quand
+le boulanger meurt, il est repoussé par le portier du Paradis: mais
+saint Yves, gardien du Purgatoire, l'y recueille dans un coin en lui
+disant: «C'est singulier que vous n'ayez pas trouvé de place en
+Paradis, ordinairement les fourniers n'ont pas mauvaise réputation».
+
+Un conte des environs de Saint-Malo met en scène un matelot, un
+perruquier et un boulanger, tous les trois amoureux d'une fille que
+la mère veut marier à celui qui aura les mains les plus blanches:
+comme le récit est fait par un marin, c'est le matelot qui triomphe,
+parce que dans sa main goudronnée il a mis une pièce d'argent, plus
+blanche que la poudre du perruquier et que la pâte de la main du
+boulanger.
+
+Dans les récits populaires assez nombreux, où il est parlé des
+boulangers, ils n'y figurent en général que comme personnages
+secondaires, ou bien leur rôle a si peu de lien avec la boulangerie
+que dans des variantes, souvent du même pays, ils sont remplacés par
+des gens exerçant un métier différent.
+
+L'aînée des «Soeurs jalouses de leur cadette» souhaite d'avoir
+pour mari le boulanger du sultan, afin, dit le conte des _Mille et
+une nuits_, de pouvoir manger à discrétion de ce pain si délicat
+qu'on appelle le pain du sultan; la plus jeune des «Trois filles du
+boulanger», héroïne du conte breton qui appartient aussi au cycle
+des soeurs méchantes et jalouses, souhaite de devenir la femme du
+roi, et elle l'épouse en effet. En Portugal, le fils paresseux d'un
+boulanger réussit, à l'aide d'animaux auxquels il a rendu service, à
+devenir le gendre du roi, mais ses aventures n'ont aucun rapport
+avec la boulangerie.
+
+[Illustration: La Belle Boulangère, gravure de Binet.]
+
+La gravure ci-dessus de Binet, qui représente une boulangère
+implorant le pardon de son mari qu'elle a trompé, est placée au
+commencement d'une nouvelle de Restif de la Bretonne qui a pour
+titre: «La Belle boulangère». À la fin de l'historiette, Restif
+parle aussi d'autres aventures galantes de boulangères, et il semble
+croire, comme la chanson, que «les écus ne leur coûtent guère.»
+
+Autrefois, les boulangères passaient d'ailleurs pour être jolies et
+coquettes: une ronde de Ballard (1724) commence ainsi:
+
+ C'est la jeune boulangère
+ Du bout du pont saint Miché;
+ Ell' s'en va en pèl'rinage:
+ Son mari est trépassé.
+
+Dans la suite elle rencontre un garçon pâtissier qui lui dit, avec
+quelque vraisemblance, qu'elle revient du pèlerinage de Cythère.
+
+La ronde de «La Boulangère a des écus» sert de prétexte à un jeu
+mimé et assez compliqué, dont les manuels de jeux donnent la
+description.
+
+La plupart des devinettes sur les boulangers sont à double sens,
+elles rentrent un peu, avec moins de délicatesse de forme, dans
+l'esprit du couplet:
+
+ Je pétrirai, le jour venu,
+ Notre pâte légère,
+ Et la nuit, au four assidu,
+ J'enfournerai, ma chère.
+
+Une chromolithographie distribuée en réclame par le magasin de
+nouveautés _À la Ville de Lutèce_ (1893), représentait un petit
+boulanger qui enfournait un pain, avec cette inscription: Qu'est-ce
+qui cuit plus qu'une brûlure? Au verso se lisait l'explication:
+C'est un boulanger.
+
+
+PROVERBES
+
+--Tant vaut le mitron, tant vaut la miche. (Haute-Bretagne.)
+
+--Un bon boulanger ne laisse jamais sa pâte à moitié travaillée.
+(Perse.)
+
+--Celui qui craint le feu ne se fait pas boulanger. (Allemand.)
+
+--Lorsque le beurre vous pousse à la tête, il ne faut pas se faire
+boulanger. (Hollandais.)
+
+--Mauvais boulanger qui a la tête beurrée. (Danois.)
+
+--Il fait comme le boulanger qui fait entrer son pain dans le four,
+et n'y entre pas lui-même. (Hollandais.)
+
+--Feves et forniers (forgerons et fourniers) boivent voluntiers. XVe
+siècle.
+
+_Biada di mugniao, vin di prete e pan di fornaio non fare a
+miccino._
+
+Blé de meunier, vin de prêtre et pain de fournier ne font pas
+grand'chose. (Italie.)
+
+--_Coscenza di fornai coscenza d'osti._
+
+Conscience de fournier, conscience d'hôte.
+
+--Il vaut mieux aller au boulanger qu'au médecin.
+
+--Où le brasseur entre, le boulanger n'entre pas. (Pays wallon.)
+
+--Plaider avec le boulanger, c'est avoir faim, n'avoir point de
+pain. (XVIIe siècle.)
+
+--_Take all and pay the baker._
+
+Prends tout et paie le boulanger. (Anglais.)
+
+--C'est celui qui a oublié de payer sa taille qui traite le
+boulanger de voleur. (Proverbe wallon.)
+
+
+SOURCES
+
+Th. Wright, _Histoire de la caricature_, 122.--Leroux de Lincy, _Le
+Livre des proverbes français_.--_Ancien Théâtre Français_, II, 129;
+III, 15.--Monteil, _Histoire des Français_, II, 140.--Desmaze,
+_Curiosités des anciennes justices_, 311, 472, 509.--E. Boursin,
+_Dictionnaire de la Révolution_.--Dr Coremans, _Traditions de la
+Belgique_, 294.--Grimm, _Teutonic Mythology_, II, 676,
+729.--Legrand, _Contes grecs_, 263.--Dasent, _Popular tales from the
+Norse_, 213.--Swainson, _Folk-Lore of british birds_,
+185.--Grohmann, _Aberglauben und Gebraeuche aus Boehmen_, 68.--De
+Lamare, _Traité de la police_, II, 710, 722, 734, 768.--Alphonse
+Martin, _Les anciennes Communautés d'arts et métiers du Havre_,
+119.--Communications de M. Maulevault.--_Folk-Lore._--Hazlitt,
+_British Proverbs_.--Reinsberg-Düringfeld, _Sprichwörter_.--_Magasin
+pittoresque_, 1857, 1866, 37; 1870, 133.--Communications de M.
+Macadam.--C.-G. Simon, _Étude sur le compagnonnage_, 62, 64,
+145.--A. Perdiguier, _Mémoires d'un compagnon_, I, 229.--Du Breül,
+_Le théâtre des antiquités de Paris_, 645.--F. de Vigne,
+_Corporations de métiers_ (Gand), 76.--Vinçard, _Les Ouvriers de
+Paris_, 65.--_Revue des Traditions populaires_, IV, 75.--A. de Nore,
+_Coutumes, Mythes, etc., de France_, 75.--Moiset, _Coutumes de
+l'Yonne_.--_Archivio per lo studio delle tradizioni popolari_, IV,
+500.--Paul Sébillot, _Contes de la Haute-Bretagne_, I,
+258.--Kruptadia, II, 36.--Luzel, _Contes de la Basse-Bretagne_, III,
+177.--Rolland, _Chansons populaires_, I, 122.--Roebuck, _Persian
+Proverbs_.--Giusti, _Proverbi toscani_.--Baïf, _Mimes_,
+120.--_Bulletins de la Société liégeoise de littérature wallonne_,
+IV, 593.
+
+[Illustration: VIGNETTE DE JAUFFRET Les Métiers (1826).]
+
+
+
+
+LES PATISSIERS
+
+
+La réclame qui, en parlant aux yeux, essaie de forcer les passants à
+regarder les étalages, est bien antérieure à notre époque. S'il
+suffisait à ceux qui, comme les boulangers et les bouchers,
+vendaient des aliments de première nécessité, d'indiquer la nature
+de leur commerce par un signe extérieur très simple et compris de
+tous, il n'en était pas de même des industriels qui s'adressaient
+pour ainsi dire au caprice. Les pâtissiers paraissent avoir été
+parmi ceux qui, les premiers, se sont ingéniés à attirer l'attention
+des clients et à leur inspirer le désir d'acheter des choses qui
+pouvaient passer pour des superfluités. À la fin du seizième siècle
+et au commencement du dix-septième, on les voit employer des
+procédés analogues à certains de ceux qui sont en usage de nos
+jours.
+
+Vers 1567, leur enseigne était une lanterne qu'ils allumaient le
+soir pour éclairer leur boutique: elle était fermée, transparente,
+et ornée sur toute sa circonférence de figures grotesques et
+bizarres. C'était un des ornements que, dans l'origine, on avait
+employés sur la scène pour la représentation des Farces, Mystères et
+Sotties. On les en exclut par la suite, et je ne sais, dit Legrand
+d'Aussy, pourquoi les pâtissiers s'en emparèrent. À cause de ces
+personnages on les appela des lanternes vives; dans une de ses
+_Satires_, Régnier leur compare une vieille qui
+
+ ... Sembloit, transparente, une lanterne vive
+ Dont quelque paticier amuse les enfans,
+ Où des oysons bridez, guenuches, elefans,
+ Chiens, chats, lievres, renards et mainte estrange beste
+ Courent l'une après l'autre...
+
+Au commencement du règne de Louis XIV, les maîtres pâtissiers
+dressaient encore leurs chandelles derrière de longues pancartes
+faites d'un papier transparent, tout couvert de figures d'hommes et
+de bêtes grossièrement enluminées. La rue sombre s'éclairait de
+cette fantasmagorie, dont les ombres fantastiques s'agitaient et
+dansaient sur les blanches parois des maisons d'en face.
+
+Cette mode disparut vers la fin du dix-septième siècle, et à
+l'époque de la Révolution la devanture du pâtissier était très
+simple. On passait vingt fois devant, dit Ant. Caillot, sans y faire
+nulle attention. Les boutiques de Lesage, rue de la Harpe, et celle
+du Puits-Certain ne se distinguaient pas beaucoup de celle d'une
+fruitière qui les avoisinait. Sous l'Empire, les pâtissiers
+soignèrent davantage la mise en scène, et peu à peu leur étalage
+devint à peu de chose près ce qu'il est aujourd'hui, montrant des
+friandises de toutes sortes, de formes et de couleurs variées,
+coquettement disposées. En même temps certains s'ingéniaient, par
+des procédés particuliers, à attirer la clientèle. C'est ainsi que
+lorsqu'on frappa les petites pièces de cinq francs en or, l'un d'eux
+se fit une sorte de célébrité en annonçant que, parmi ses pâtés,
+l'acheteur avait quelque chance de trouver une pièce d'or.
+
+Du temps de Louis XIII l'intérieur des boutiques était aussi très
+orné, ainsi qu'on peut s'en convaincre en regardant la belle estampe
+d'Abraham Bosse, qui a été bien souvent reproduite. Certains
+pâtissiers semblent avoir été les précurseurs des restaurants à
+clientèle galante. Dans l'arrière-boutique de quelques-uns, et dans
+celle des rôtisseurs, était toujours, dit l'_Histoire des
+Hôtelleries_, quelque petit réduit bien sombre, tout disposé pour le
+mystère et le tête-à-tête, enfin un vrai cabinet particulier. Une
+petite porte donnant sur une ruelle étroite et peu éclairée
+conduisait à la mystérieuse chambrette. La femme novice en fait de
+débauche ne manquait point de passer par cette entrée discrète; mais
+celle chez qui une vieille habitude avait fait taire tout scrupule
+et tout remords dédaignait la porte clandestine, et elle entrait
+bravement chez le pâtissier par la porte commune. De là vint le
+proverbe: _Elle a toute honte bue, elle a passé par devant l'huis du
+pâtissier_, qui désignait encore au commencement du siècle dernier
+une personne effrontée, et que l'on avait fini par appliquer aussi
+bien aux débauchés qu'aux femmes sans vergogne; il a survécu aux
+causes qui lui avaient donné naissance, et il a même revêtu en
+Limousin une forme qui prouve qu'on n'en comprend plus l'origine:
+
+ _A passat davans lou fourn del pastissier,
+ N'a pus ni crenta ni dangier._
+
+ Il a passé devant le four du pâtissier, il n'a plus ni
+ crainte ni vergogne.
+
+Dans ce proverbe, dit encore l'_Histoire des Hôtelleries_, le
+pâtissier, complice des désordres, devait y prendre sa bonne part du
+blâme. Dieu sait de combien de tromperies, de combien de mauvais
+repas le peuple se vengeait par ce quolibet! Les duperies des
+pâtissiers et des rôtisseurs étaient alors si nombreuses, si
+flagrantes, si grossières, que la police d'alors, qui n'avait pas
+ses cent yeux d'aujourd'hui, les avait pourtant toutes appréciées et
+condamnées dans ses ordonnances détaillées. Défense était faite aux
+traiteurs et rôtisseurs d'écrêter les vieux coqs et de les faire
+ainsi passer pour des chapons; ordre leur était donné de couper les
+extrémités des oreilles aux lapins clapiers, pour qu'on ne les
+confondît pas avec les lapins de garenne, et de couper la gorge aux
+canards barboteux, afin qu'on les distinguât bien des canards
+sauvages. Ils devaient aussi vendre toujours des lapins avec leurs
+têtes, «à l'effet, dit l'ordonnance, d'empêcher qu'ils ne vendissent
+des chats pour des lapins». S'il arrivait que, malgré l'édit royal,
+un rôtisseur donnât un chat pour un lapin, certaine sentence du
+Parlement, confirmée par un arrêt de 1631, le condamnait en guise
+d'amende honorable, à se rendre sur le bord de la Seine en plein
+jour et en public, d'y jeter ces chats écorchés et décapités et de
+crier à haute voix, comme _meà culpà_: «Braves gens, il n'a pas tenu
+à moi et à mes sauces perfides que les matous que voici ne fussent
+pris pour de bons lapins.»
+
+Cette prédilection pour les chats n'était pas spéciale aux
+pâtissiers de Paris; l'auteur de l'_Art de voler_, le jésuite
+portugais Vieyra, prétend que ceux de son pays glissaient des abatis
+de chat dans leurs pâtés. Les restaurateurs à bon marché ont, à ce
+qu'on assure, conservé avec soin cette tradition des pâtissiers.
+
+[Illustration: Une Rôtisserie au XVIIe siècle. (Musée Carnavalet.)]
+
+Au moyen âge le peuple les accusait de bien plus grands méfaits; un
+passage du roman picaresque _Don Pablo de Ségovie_, fait clairement
+allusion à l'opinion très répandue en Espagne, d'après laquelle ils
+se réservaient la meilleure partie des criminels privés de
+sépulture. À Paris, on avait démoli une maison de la rue des
+Marmouzets, avec défense de la reconstruire, parce que, dit le
+_Livre à la Mode_, le pâtissier qui l'occupait «faisoit ses pastez
+de la chair des pendus qu'il alloit détacher du gibet». Il y avait
+une autre légende beaucoup plus tragique, qui avait couru le moyen
+âge, qu'on avait localisée à Dijon, et à Paris, dans cette même rue
+de la Cité. Voici comment la raconte le bibliophile Jacob; il a
+quelque peu brodé sur le texte du _Théâtre des Antiquités de Paris_,
+où le P. Dubreül la rapporte, bien plus simplement en disant que
+c'était un bruit qui a couru de temps immémorial en la cité de
+Paris. Mais son récit résume en même temps plusieurs faits
+intéressant le métier: À la fin du XIVe siècle il y avait un barbier
+et un pâtissier qui augmentait chaque jour sa clientèle et sa
+fortune, se gardait de toute contravention aux ordonnances de la
+police du Châtelet, tandis que les maîtres de son métier
+commettaient «fautes, méprentures et déceptions, au préjudice du
+peuple et de la chose publique, au moyen desquelles fautes se
+peuvent encourir plusieurs inconvénients ès-corps humain». On ne lui
+reprochait pas d'avoir fait un seul pâté de «chairs sursemées et
+puantes», ni de poisson corrompu, ni un seul flanc de lait tourné et
+écrémé, une seule _rinsole_ de porc ladre, une seule tartelette de
+fromage moisi. Il n'exposait jamais de pâtisserie rance ou
+réchauffée; il ne confiait pas sa marchandise à des gens de métiers
+honteux et déshonnêtes. Aussi estimait-on singulièrement les pâtés
+qu'il préparait lui-même; car, malgré la vogue de son commerce, il
+n'avait qu'un apprenti pour manipuler la pâte, et cela sous prétexte
+de cacher les procédés qu'il employait pour l'assaisonnement des
+viandes. Cependant des bruits sinistres avaient plus d'une fois
+circulé dans la rue des Marmouzets, et l'on parlait d'étrangers
+massacrés la nuit. Un soir, des cris perçants sortirent du
+laboratoire du barbier chez lequel on avait vu entrer un écolier qui
+arrivait d'Allemagne. Cet écolier se traîna sur le sol, tout
+sanglant, le cou mutilé de larges blessures. On l'entoura, on
+l'interrogea avec horreur, il raconta comment le barbier l'avait
+attiré dans son ouvroir, en promettant de le raser gratis. En effet,
+il n'avait pas plutôt livré son menton à l'opérateur qu'il sentit le
+rasoir entamer sa peau; il cria, il se débattit, il détourna les
+coups de la lame tranchante, et parvint à saisir son ennemi à la
+gorge, à prendre l'offensive à son tour et à précipiter le barbier
+dans une trappe ouverte qui attendait une autre victime. On ne
+trouva plus le barbier, la trappe était refermée; mais quand on
+descendit dans une cave commune aux deux boutiques, on surprit le
+pâtissier occupé à dépecer le corps de son complice le barbier,
+qu'il n'avait pas reconnu en l'égorgeant; c'est ainsi qu'il
+composait ses pâtés, meilleurs que les autres, dit le père Dubreül,
+d'autant que la chair de l'homme est plus délicate, à cause de la
+nourriture, que celle des autres animaux. En punition de ce crime,
+la maison fut démolie, et une pyramide expiatoire fut élevée à la
+place.
+
+[Illustration: Crieur de petits pâtés, d'après Brébiette.]
+
+Ainsi qu'on l'a déjà vu, le métier des rôtisseurs et celui des
+pâtissiers se touchaient en plusieurs points. Autrefois, dit de
+Lamare, ceux-ci étaient également cabaretiers, rôtisseurs et
+cuisiniers, bien qu'il y eût à Paris une communauté de rôtisseurs
+aussi ancienne que celle des pâtissiers; mais il n'était permis à
+ceux de cette communauté que de faire rôtir seulement de la viande
+de boucherie et des oyes. C'est pour cela qu'ils furent nommés
+_oyers_ et non _rôtisseurs_. Tout le gibier, toute la volaille et
+toute l'autre commune viande était préparée et vendue par des
+pâtissiers. Ces oyers, qui plus tard portèrent le nom de rôtisseurs
+et se confondirent par la suite avec les maîtres queues ou
+cuisiniers, étaient astreints à des règlements assez sévères: Il
+leur était défendu de rôtir de vieilles oies, de cuire des viandes
+malsaines, de faire réchauffer les plats de légumes ou potages
+portés en ville, de faire réchauffer deux fois la viande, de garder
+la viande plus de trois jours, le poisson plus de deux; en cas de
+contravention, ils étaient condamnés à l'amende et leurs mets
+étaient brûlés publiquement devant leur porte. Le serment prêté par
+les pâtissiers et cuisiniers de Saint-Quentin, lors de leur
+réception, portait qu'ils s'engageaient à garder et observer
+fidèlement les règles et ordonnances du métier, comme à savoir que,
+en premier lieu, ils n'habilleraient aucune viande pour entrer au
+corps humain que premier ne voulussent manger eux-mêmes.
+
+[Illustration: Le Pâtissier, d'après Abraham Bosse.]
+
+Malgré cela, ils avaient la réputation de ne pas servir loyalement
+leurs clients, et Tabourot rapporte qu'on leur prêtait, ainsi que du
+reste à d'autres corps de métiers, une façon de répondre équivoque
+qui, suivant la casuistique du temps, leur évitait un mensonge:
+
+ De ces Entends-trois les Rostisseurs de Paris en vsent
+ aussi souvent en vendant leur viande: car quand elle est
+ dure, ils demandent à l'acheteur: «Combien estes-vous pour
+ manger ce que vous achetez?» Si on leur respond: «Deux ou
+ trois personnes». «Croyez, disent-ils, que vous avez assez
+ de viande et qu'il y aura bien à tirer si vous mangez
+ tout...»
+
+Cinquante ans plus tard, ils n'avaient guère meilleure renommée, et
+Tabarin leur ordonnait ironiquement «de saler la viande et de la
+mettre six fois au feu.»
+
+À la fin du siècle dernier, la plupart des pâtissiers étaient aussi
+rôtisseurs. «Poulardes, pigeons, on en trouve à toute heure chez eux
+et qui sont tout chauds, disent les _Numéros parisiens_; il est vrai
+qu'il y en a qui retournent à la broche ou au four plus d'une fois.
+Le four des pâtissiers est toujours prêt à recevoir le souper de
+ceux qui ne peuvent pas faire de cuisine à la maison. Outre le prix
+qu'on leur donne pour cela, les pâtissiers ont soin de dégraisser le
+gigot; cependant il y a un moyen sûr de les en empêcher: on n'a qu'à
+mettre de l'ail dans le plat qu'on porte au four; comme c'est un
+végétal qui n'est pas de mode à Paris, les pâtissiers se gardent
+bien d'y toucher.»
+
+Mercier raconte que les gens de la suite de l'ambassadeur turc, au
+temps de Louis XV, ne trouvèrent rien de plus agréable à Paris que
+la rue de la Huchette, à raison des boutiques des rôtisseurs et de
+la fumée qui s'en exhalait toute l'année, sauf en carême. On disait
+alors que les Limousins y venaient manger leur pain sec à l'odeur du
+rôt; il paraît toutefois que les maîtres des boutiques ne
+prétendaient pas leur demander quelque chose pour cela, comme le
+«routisseur du Chastelet», dont Rabelais a raconté l'amusante
+histoire et qui voulait faire payer un faquin qui mangeait son pain
+à la fumée de son rôt.
+
+ * * * * *
+
+Les pâtissiers avaient soin de choisir pour servir leurs clients des
+femmes jeunes et jolies. Restif de la Bretonne, qui a écrit une
+nouvelle intitulée «la Belle Pâtissière», disait que cette
+dénomination avait été donnée à Paris à tant de femmes de ce genre
+de commerce, qu'il n'était embarrassé que du choix. La beauté de
+Sophie, son héroïne, contribuait beaucoup plus que les petits pâtés
+de son père à faire venir des pratiques. Le bonhomme ne l'ignorait
+pas; aussi dès qu'il voyait arriver quelqu'un d'un peu distingué par
+la mise, il appelait sa fille à tue-tête et voulait que ce fût elle
+qui reçût l'argent. Aussi était-on sûr de la voir quand on venait
+exprès. Cette tradition s'est conservée: vers 1840, le _Musée pour
+rire_ le constatait: Un pâtissier qui n'aurait pas une jolie femme à
+mettre au comptoir serait un homme fort imprévoyant. Deux beaux yeux
+sont de toute nécessité pour attirer une foule de jeunes gens qui,
+tout en se mourant d'amour, consomment effroyablement de petits
+gâteaux. Une pâtissière très fraîche fait digérer beaucoup de
+petites tartes qui ne le sont guère (fraîches), et un jeune homme
+occupé à lancer une oeillade assassine ne peut pas s'apercevoir
+que la confiture de sa tartelette a une barbe qui semble avoir été
+taillée sur le modèle de celle d'un sapeur de la garde nationale,
+sauf qu'elle n'est pas fausse.
+
+Le personnel de toute boutique de pâtissier se composait alors du
+chef de l'établissement, personnage ayant du ventre et un bonnet de
+coton: ce qui ne l'empêche pas d'avoir une jolie femme, et du garçon
+pâtissier lequel se distingue de son chef immédiat par sa coiffure,
+qui consiste en un béret de laine blanc.
+
+Le petit pâtissier ou _patronet_ est un personnage qui joue un rôle
+important dans la comédie contemporaine des rues; on le trouve
+partout avec son petit béret de toile et son tablier blanc; les
+petites pièces comiques en font le spectateur obligé des accidents
+ou des manifestations.
+
+La vocation d'un assez grand nombre de ces jeunes garçons a été
+motivée par l'espoir de manger des bonbons à discrétion. Monteil
+indique un moyen de leur faire passer cette envie, qui était en
+usage au XVIe siècle et qui a dû être souvent employé: Perrot se
+jetait sur toutes les pâtisseries de la boutique. Le pâtissier lui
+laissa d'abord manger de la pâtisserie tant qu'il voulût, ensuite il
+lui en fit manger à tous les repas, ou du moins plus souvent qu'il
+n'eût voulu.
+
+Dans l'ouest de la France, beaucoup de pâtissiers étaient
+originaires de la Suisse, et l'on disait aussi souvent: «Je vais
+chez le Suisse», que: «Je vais chez le pâtissier».
+
+Ce nom de pâtissier a été quelquefois pris en mauvaise part: appeler
+quelqu'un «sale pâtissier», c'était l'accuser de maladresse ou de
+quelque défaut. À Marseille, on disait d'un mauvais ouvrier: «_Es un
+pastissier_»; cette épithète s'appliquait aussi à celui qui
+s'embrouillait au milieu d'un discours ou qui bredouillait.
+
+[Illustration: des Patez, des Talmouses totes chaudes
+
+(Collection G. Hartmann.)]
+
+Les pâtissiers ne se contentaient pas d'essayer d'attirer les
+clients à leur boutique; ils envoyaient par les rues des garçons
+chargés de crier la marchandise. Dès le XVIe siècle, le pâtissier
+ambulant est au premier rang des personnages populaires. Plusieurs
+des quatrains des _Crys d'aucunes marchandises que l'on crye parmy
+Paris_ (vers 1540), le mettent en scène avec ses congénères:
+
+ Puis ung tas de frians museaulx
+ Parmi Paris crier orrez,
+ Le iour: «Pastez chaux! pastez chaulx!»
+ Dont bien souvent nen mengerez.
+
+ Et se crier vous entendez
+ Parmy Paris trestous les cris,
+ Crier orrez les eschauldez,
+ Qui sont aux oeufs et au beurre paitris.
+
+ Assi on crie les tartelettes,
+ À Paris, pour enfans gastez,
+ Lesquelz sen vont en ses ruettes
+ Pour les bouter dessoubz le nez.
+
+L'édition des _Cris de Paris_, publiée à Troyes à la fin du XVIIe
+siècle, donne plusieurs quatrains où figurent des cris de pâtissiers
+ambulants:
+
+ _A ma Brioche, chalant,_
+ _Quatre pains pour un tournois!_
+ Je gagne peu de monnoye,
+ Et si vai toujours parlant.
+
+ Pour un tas de friands,
+ Tous les matins je vais crians:
+ _Eschaudez, gasteaux, pastez chauds!_
+
+L'Hospital, lorsqu'il était chancelier, interdit la vente des petits
+pâtés qui se colportaient et criaient dans les rues. Le motif qu'il
+allègue dans son ordonnance est qu'un pareil commerce favorise d'un
+côté la gourmandise et de l'autre la paresse.
+
+Il est probable que cette défense ne subsista pas longtemps. Dans
+ses _Tracas de Paris_, Colletet assigne à ces crieurs une bonne
+place parmi les gens importuns:
+
+ Le bruit que font les Paticiers,
+ J'entens ces petits officiers
+ Qui portent pastez à douzaine
+ Et qui vont criant à voix pleine:
+ Petits pastez chauds et boûillans!
+ Réveille bien des sommeillans.
+
+La _Foire Saint-Germain_, comédie de Regnard (1695), fait dialoguer
+assez plaisamment Arlequin et un crieur de petits gâteaux:
+
+ LE CRIEUR.--Ratons tout chauds, tout fumants, tout sortant
+ du four, à deux liards, à deux liards!
+
+ ARLEQUIN.--Hé l'homme aux ratons! voyons ta marchandise.
+
+ LE CRIEUR.--Tenez, monsieur, les voilà, tout chauds.
+
+ ARLEQUIN.--Donnes-tu le treizième?
+
+ LE CRIEUR.--Oui, monsieur.
+
+ ARLEQUIN.--Eh bien! je le prends, demain, j'en achèterai
+ une douzaine.
+
+Au XVIIIe siècle, les pâtissiers ambulants parcouraient les rues,
+portant leur marchandise sur un éventaire et s'efforçaient d'attirer
+l'attention en criant: «Échaudés, gâteaux, petits choux chauds, tout
+chauds, tout chauds! Petits pâtés bouillants!» ou bien: «Gobets,
+craquelins, brides à veaux pour friands museaux, qui en veut!»
+
+Sous l'Empire, la belle Madeleine, marchande de gâteaux de Nanterre,
+occupa longtemps Paris. En 1811, Gouriet lui donnait place dans sa
+galerie des _Personnages célèbres dans les rues de Paris_. Toute sa
+personne, dit-il, est si remarquable, qu'elle-même, s'il arrive à
+quelqu'un de la regarder avec un peu d'attention, elle lui dit
+aussitôt: «Eh bien! quoi! c'est moi, c'est Madeleine. Allez, mon
+enfant, je suis connue dans tout Paris». Elle a été représentée sur
+plusieurs théâtres: des poètes lui ont adressé des couplets, même
+des madrigaux; son portrait se voit à presque tous les cadres
+d'échantillons des peintres en miniatures. Tous les matins, on voit
+Madeleine passer en chantant et en criant ses gâteaux de Nanterre
+sur un air dont on lui attribue la musique et les paroles:
+
+ C'est la belle Mad'leine (_bis_),
+ Qui vend des gâteaux.
+ Des gâteaux tout chauds,
+ La bell' Mad'leine.
+ Elle a des gâteaux (_bis_),
+ La bell' Mad'leine,
+ Elle a des gâteaux.
+ Qui sont tout chauds.
+
+Elle a le teint fort brun, la bouche grande, les yeux saillants, le
+regard un peu égaré. Dès que sa chanson est finie, elle pose son
+panier à terre et dit aux femmes: «Des gâteaux tout chauds!
+mesdames; mesdames, régalez-vous, c'est la joie du peuple».
+
+Trente ans après, elle continuait à se montrer par les rues; elle
+s'appelait toujours la _Belle Madeleine_, quoi qu'elle fût devenue
+vieille et laide à faire peur. Elle vendait ses gâteaux en chantant
+sur l'air _Grâce à la mode_:
+
+ La bell' Mad'leine.
+ Elle a des gâteaux (_bis_).
+ La bell' Mad'leine,
+ Elle a des gâteaux,
+ Qui sont tout chauds.
+
+On voyait avant 1850 des marchands de gâteaux de Nanterre près des
+grilles des jardins publics, criant: «Voyez les beaux gâteaux de
+Nanterre». Pour les échaudés, on criait: «Échaudés, ces beaux
+échaudés!»
+
+À la même époque, le marchand et la marchande de gâteaux criaient:
+«Deux liards, deux liards, deux liards, deux pour un sou!» ou
+«Chaud, chaud, chaud et bon; chaud! Quèt! pour un sou, quèt, quèt!
+un liard la pièce et quèt (quatre) pour un sou, quèt!»
+
+[Illustration: À quelle sauce la voulez-vous? Caricature contre
+Louis-Philippe.]
+
+À voir, dit Kastner, la blanche vapeur qui enveloppait la boutique
+portative de pâtisserie que l'on venait de dresser, il ne semblait
+pas douteux que les gâteaux ne fussent tout chauds, tout bouillants;
+mais cette vapeur provenait simplement d'une fumigation continuelle
+entretenue sur la table à claire-voie au moyen de vapeur d'eau
+bouillante.
+
+Les crieurs de pâtisserie ont à peu près disparu. Vers 1840, il y
+eut à Paris plusieurs petites boutiques qui eurent une vogue
+considérable et dont la comédie et la caricature s'emparèrent. Voici
+ce que dit Paul de Kock du plus célèbre d'entre eux:
+
+«Un très modeste pâtissier vint s'établir sur le boulevard
+Saint-Denis; sa très modeste boutique n'aurait pas pu contenir trois
+personnes, aussi n'entrait-on pas: on se tenait dehors, et
+quelquefois on faisait queue pour acheter de la galette, car c'est
+presque l'unique pâtisserie dont il faisait le débit, mais il en
+vendait depuis le matin jusqu'à minuit et quelquefois plus tard
+encore. Une galette n'avait pas le temps de paraître, et le
+pâtissier n'avait qu'à couper. Cric, crac, de tous côtés on tendait
+la main pour recevoir une part de deux sous ou d'un sou... et la
+galette qui venait d'être détaillée était remplacée aussitôt par une
+autre, car dès qu'il n'y en avait plus il y en avait encore et le
+pâtissier recommençait à couper. Il ne faisait pas autre chose
+depuis que sa boutique était ouverte jusqu'au moment où il la
+fermait, aussi lui avait-on donné le sobriquet de Coupe-Toujours.»
+Sa vogue fut remplacée et surpassée par celle de la galette du
+Gymnase, bien déchue aujourd'hui.
+
+Les pâtissiers, qui avaient saint Michel pour patron, faisaient, le
+jour de la fête, chanter deux messes et célébrer un service
+solennel, puis ils retournaient à leur travail. Ils se plaignirent
+au prévôt en disant que les autres corps de métiers avaient le
+temps, le jour de leur fête, de décorer les «bastons» de leurs
+saints, tandis que eux ils ne le pouvaient pas. Cette réclamation
+fut écoutée, et à partir de 1485 il leur fut permis de chômer. Ils
+observaient une cérémonie bizarre, probablement ancienne: ils se
+rendaient en pompe à la chapelle de leur patron qui faisait partie
+de l'église Saint-Barthélemy. Les uns s'habillaient en diables, les
+autres en anges, et au milieu d'eux on voyait saint Michel agitant
+une grande balance, et traînant après lui un démon enchaîné qui
+faisait cent niches aux passants et frappait tous ceux qu'il pouvait
+attraper. Tous étaient à cheval, accompagnés de tambours et suivis
+de prêtres qui portaient le pain bénit. Une ordonnance de
+l'archevêque de Paris, du 10 octobre 1636, interdit cette
+procession, qui avait donné lieu à quelques désordres.
+
+En Champagne, les pâtissiers qui avaient leurs étaux à Troyes,
+fournissaient au bourreau, chaque samedi de carême, deux maillées
+d'échaudés.
+
+La caricature a fait de nombreuses allusions à la pâtisserie et
+surtout à l'un de ses produits, la brioche, dont le nom est, comme
+on sait, synonyme de faute ou de bourde. Une gravure, vers 1830,
+représente Polignac en pâtissier à la porte d'une boutique qui a
+pour enseigne: «À la renommée des boulettes»; Traviès caricaturait
+Charles X avec cette inscription: «À la renommée des fameuses
+brioches, Charlot, premier pâtissier de la cour». Quelques années
+plus tard (1833), Louis-Philippe est à son tour déguisé en pâtissier
+fabricant de brioches. En 1848, le _Journal pour rire_ montrait une
+députation de pâtissiers qui «vexés de voir tout le monde faire des
+brioches, profitent de la liberté et de l'égalité, pour demander le
+monopole des boulettes».
+
+La fabrication du pain d'épice peut passer pour une des variétés de
+la pâtisserie. À Reims, les pains d'épiciers eurent leur règlement
+le 2 août 1571. Les apprentis, pour parvenir à la maîtrise, devaient
+faire un pain d'épice de six livres en présence des maîtres-jurés.
+Lorsque Marie Leckzinska traversa la Champagne pour épouser Louis
+XV, des notables allèrent lui offrir douze coffrets d'osier
+contenant du pain d'épice de douze à la livre et des croquants
+pliés.
+
+Au XVIe siècle, des marchands ambulants allaient l'offrir par les
+rues; voici le quatrain qui leur est consacré dans les _Crys
+d'aucunes marchandises que l'on crye parmy Paris:_
+
+ On crie, sans quelque obices,
+ De cela ne faut point doubtez,
+ Le pain qui est petry despices,
+ Qui flumes fait hors bouter.
+
+Sous Louis XIV ils criaient:
+
+ _Pains d'espices pour le coeur!_
+ Dans Senlis je vais le quérir.
+ Qui d'avoir en aura désir,
+ Je lui en donnerai de bon coeur.
+
+Et au XVIIIe siècle: «Voilà le bon pain d'épice de Reims!»
+
+Au milieu de ce siècle, le Pain d'épice était colporté de compagnie
+avec le croquet dans une charrette au milieu de laquelle s'élevait
+une grosse brioche ou une appétissante galette surmontée de petits
+drapeaux tricolores. Le marchand débitait d'un ton sec et bref la
+phrase suivante: «Excellent pain d'épic', excellent crrrrrroquet!»
+ou faisait entendre un susurrement indescriptible: «A' s' l' moss;
+l'moss à cinq!» ce qui voulait dire à cinq sous le morceau. L'un
+d'eux, qui exerçait sa petite industrie à l'entrée des
+Champs-Élysées, vers 1840, avait joint à son commerce l'attrayante
+spécialité du sucre d'orge, et voici son boniment: «Ach'tez,
+messieurs, le restant de la vente; tout est renouvelé! Un sou
+l'bâton à la fleur d'oranger, au citron; un sou! Ils sont clairs
+comme de l'eau de roche, et gros comme des manches à balai».
+
+[Illustration: Gravure de Poisson.]
+
+[Illustration:
+
+ Quand ie bat le pavé, criant: «Oublie, oublie!»
+ Je ne redoute point ny les chiens ny les lous,
+
+ Mais ie crains seulement pour ce que ie publie
+ Commençant à marcher l'heure propice aux filous.
+]
+
+Actuellement, on ne crie plus les pains d'épice; mais ils sont
+l'objet d'un commerce important, vers le mois d'avril. Dans la
+semaine de Pâques s'ouvre la foire aux pains d'épice, où l'on en
+vend de toutes formes; il en est qui représentent des monuments, des
+bonshommes, des animaux; parmi ceux-ci le plus en vogue est le
+cochon. Il est orné d'inscriptions facétieuses, ou porte des noms de
+baptêmes variés qui permettent d'offrir aux enfants et aux grandes
+personnes un petit cochon qui s'appelle comme eux. En revenant de la
+foire beaucoup de gens le portent suspendu par une ficelle à leur
+cou.
+
+ * * * * *
+
+Les marchands d'oublies, disparus depuis plus de cent ans, se
+rattachaient, dit le bibliophile Jacob, aux pâtissiers, tout au
+moins dans la dernière période. Anciennement les oublayers,
+oblayeurs et oublieurs étaient des pâtissiers qui ne fabriquaient
+pas de pâtisseries grasses. Ce titre, qui survécut à leur première
+institution, dérivait des oblies ou hosties, _oblatæ_, qu'ils
+avaient seuls le droit de préparer pour la communion. C'était
+surtout aux jours des pardons, indulgences accordées par le Pape ou
+l'évêque, c'était aux pèlerinages de saints et aux processions du
+jubilé que les oublayers débitaient une prodigieuse quantité de
+pâtisseries au sucre et aux épices, enjolivées d'images et
+d'inscriptions pieuses, appelées gaufres à pardons. Ces jours-là ils
+établissaient leur fournaise à deux toises l'une de l'autre, autour
+des églises, et attiraient par leurs cris les fidèles alléchés de
+loin par l'odeur succulente de la pâte chaude, qui se mêlait à
+l'odeur de l'encens. Il fallait que les oublayers fussent hommes de
+bonne vie et renommée, sans avoir été repris de vilain blâme. Il
+leur était défendu d'employer aucune femme pour faire pain à
+célébrer en églises. Ils étaient tenus de se servir de bons et
+loyaux oeufs; ils avaient le privilège de travailler le dimanche.
+
+Monteil fait ainsi parler un oublieur, qui décrit assez bien comment
+s'exerçait la profession au XIVe siècle: C'est dans le carnaval, au
+coeur de l'hiver, que nous gagnons quelque chose. Le couvre-feu a
+sonné; il est sept heures du soir; il gèle à pierre fendre. Voilà le
+bon moment pour remplir notre coffin d'oublies, le charger sur nos
+épaules et aller crier dans les rues: Oublies! oublies! Les enfants,
+les servantes nous appellent par les croisées; nous montons; souvent
+nous ignorons que nous entrons chez des Juifs, et nous sommes
+condamnés à l'amende. Quelquefois il se trouve d'enragés jeunes gens
+qui nous forcent à jouer avec nos dés argent contre argent; on nous
+met encore à l'amende. Le jour, si nous amenons avec nous un de nos
+amis pour nous aider à porter notre marchandise, si nous étalons au
+marché à moins de deux toises d'un autre oublieur, à l'amende, à
+l'amende. On dit d'ailleurs et l'on croit assez communément qu'il
+suffit de savoir faire chauffer un moule en fer et d'y répandre de
+la pâte pour être maître oublieur; ah! comme on se trompe! Écoutez
+le premier article de nos statuts: «Que nul ne puisse tenir ouvrouer
+ni estre ouvrier, s'il ne fait en ung jour au moins cinq cents
+grandes oublies, trois cents de supplications et deux cents
+d'entrées.» Tout cela revient à plus de mille oublies; or, pour les
+faire en un jour, même en se levant de bonne heure, il faut être
+très exercé, très habile, très leste.
+
+C'était surtout le soir, comme aujourd'hui le marchand de plaisir,
+que l'oublieur courait les rues et s'installait dans les tavernes.
+Quelquefois celui qui jouait avec lui avait la chance de gagner tout
+ce qu'il portait: alors le corbillon lui revenait de droit et, en
+signe de triomphe, il l'appendait à l'huis de la taverne. Au XVe
+siècle, Guillaume de la Villeneuve décrit ainsi le métier:
+
+ Le soir orrez sans plus atendre
+ À haute voix, sans delaier
+ Diex, qui apele l'oubloier?
+ Quant en aucun leu a perdu,
+ De crier n'est mie esperdu
+ Près de l'uis crie où a esté,
+ Aide Diex de maisté
+ Com de male eure je sui nez
+ Com par sui or mai assenez.
+
+Ce personnage était assez populaire pour figurer dans les comédies
+allégoriques: Gringore introduit dans une de ses pièces, _La Farce
+du Bien mondain_, une femme nommée Vertu, qui entre en scène ayant
+un corbillon sur ses épaules et criant:
+
+ Oublie! oublie! oublie!
+
+ POUVOIR TEMPOREL
+
+ Desployez-nous ici contant,
+ Les dez dessus le corbilon.
+
+ LA FEMME
+
+ Sans nulle faulte, compaignon,
+ Voulontiers je vous l'ouvriray.
+
+Plus tard les oublieurs annonçaient qu'ils donnaient «deux gaufres
+pour un denier», et ils chantaient sur un ton lamentable des rimes
+équivoquées:
+
+ C'est moi qui suis un oublieux,
+ Portant oubli à ta saison!
+ Pas ne dois être oublieux,
+ Car j'en suis, c'est bien la raison.
+
+Un autre de leurs cris était: «La joie! la joie! Voici les oublies!»
+
+[Illustration: Laitière des environs de Paris. Oublieur de la Ville
+de Paris.]
+
+Au XVIIe siècle, c'étaient les pâtissiers qui fournissaient aux
+oublieurs leur attirail et leur marchandise. Un passage de
+l'_Histoire comique de Francion_ le constate et donne des détails
+curieux sur la façon dont le métier était exercé: «Je me sauvai dans
+la boutique d'un pâtissier que je trouvai ouverte. Craignant d'être
+reconnu par mes ennemis j'avois pris tout l'équipage d'un oublieux,
+et m'en allois criant par les rues: Où est-il? Je passai par devant
+une maison; l'on m'appela par la fenêtre et cinq ou six hommes
+sortant aussitôt à la rue, me contraignirent d'entrer pour jouer
+contre eux. Je leur gagnai à chacun le teston et, par courtoisie, je
+ne laissai pas de vider tout mon corbillon sur la table, encore que
+je ne leur dusse que six mains d'oublies; mais ils me jurèrent qu'il
+falloit que je leur disse la chanson pour leur argent.»
+
+Au moment où fut publié le _Dictionnaire de Trévoux_ (1732), c'était
+le profit des garçons pâtissiers de crier le soir, en hiver, des
+oublies. Quand ils avaient vidé leur corbillon, on leur faisait
+aussi dire des chansons.
+
+D'après Restif de la Bretonne, ils «vendaient des oublies en faisant
+jouer à une petite loterie, comme on en voit encore sur les quais.
+Mais on ne sait pas à qui ces gens-là pouvaient vendre durant la
+nuit. Nos pères, bonnes gens à tous égards, avaient pour eux une
+sorte de considération, parce qu'une allusion superstitieuse à leur
+nom d'oublieur leur faisait faire une fonction singulière, celle de
+troubler le repos des citoyens aux heures les plus silencieuses de
+la nuit, en criant d'une voix sépulcrale:
+
+ Réveillez-vous, gens qui dormez!
+ Priez Dieu pour les Trépassés!
+ Oublies, oublies!»
+
+L'usage de faire monter le soir après souper les oublieux engendra
+des abus et occasionna maintes scènes scandaleuses. Plus d'une fois
+un voleur en quête d'aventures, à défaut de meilleure aubaine,
+dévalisait le pauvre oublieux. Quelquefois il tombait dans une orgie
+de jeunes débauchés qui le prenaient pour souffre-douleur,
+l'insultaient, le battaient et quelquefois le renvoyaient moulu et
+dépourvu de tout. L'un d'eux fut même assassiné par des libertins de
+qualité qui couraient les rues la nuit. Quelques-uns de ces petits
+marchands finirent par s'affilier à des bandes de malfaiteurs et
+prirent une part assez active à différents vols. Ils indiquaient les
+êtres des maisons et fournissaient à leurs associés le moyen de s'y
+introduire. D'après Legrand d'Aussy, quand Cartouche forma cette
+troupe d'assassins qui pendant un temps remplit Paris de meurtres,
+quelques-uns de ces scélérats s'étant déguisés en marchands
+d'oublies pour commettre plus facilement leurs crimes, la police
+défendit aux oublieux les courses nocturnes. Ce règlement en diminua
+beaucoup le nombre. Ceux d'entr'eux qui continuèrent leur métier
+vendirent le jour, parcourant les quartiers et les promenades que
+fréquentait le peuple.
+
+Lorsque les oublieurs disparurent, ils furent remplacés par des
+marchandes de plaisir qui se faisaient autrefois entendre de tous
+côtés dans les rues de Paris, et qui exerçaient leur industrie le
+jour et dans la soirée. En 1758, elles étaient assez populaires pour
+que, dans la _Matinée des boulevards_, l'une d'elles figurât parmi
+les marchands que Favart faisait défiler. Elle chantait ce couplet:
+
+ V'là la p'tit' marchand' de plaisir,
+ Qu'est-c' qui veut avoir du plaisir?
+ Venez, garçons; venez, fillettes,
+ J'ai des croquets, j'ai des gimblettes,
+ Et des bonbons à choisir.
+ V'là la p'tit' marchand' de plaisir,
+ Du plaisir, du plaisir.
+
+Ces femmes étaient, par métier, forcées d'être aimables et de se
+laisser tout au moins courtiser; c'est ce que répond l'une d'elles à
+son amoureux qui lui en fait des reproches:
+
+ Dame, d'où vient qu'il est jaloux!
+ Ce n'est pas ma faute, voyez-vous:
+ Je suis marchande de Plaisir,
+ Je dois contenter le désir
+ Du monde et j'ons besoin d'pratique:
+ Je ne vis que de ma boutique.
+ Voyez voir, messieurs, si j'ons tort.
+ Bachot a beau m'aimer bien fort,
+ J'n'en pouvons faire davantage.
+
+Dans la _Matinée des boulevards_, ce dialogue assez peu édifiant
+s'engage entre un «clincailler et sa fille» marchande d'oublies:
+
+ LE CLINCAILLER.--Écoute, écoute, Louison: as-tu déjà
+ beaucoup vendu, mon enfant?
+
+ LA PETITE MARCHANDE.--Non, papa; mais voilà un louis qu'un
+ monsieur m'a donné pour remettre tantôt un billet à une
+ dame qu'il doit épouser, et qu'il m'a fait connaître.
+
+ LE CLINCAILLER.--Donne, c'est toujours quelque chose; les
+ honnêtes gens se soutiennent comme ils peuvent. Mais
+ auras-tu assez d'adresse pour t'acquitter de la commission?
+
+ LA PETITE MARCHANDE.--Oh que oui, papa; ce n'est pas mon
+ coup d'essai.
+
+Ce nom de «plaisir» appliqué aux gaufres prêtait à des allusions et
+à des équivoques galantes. La chansonnette du _Marchand d'oublies_
+rentre dans cet ordre d'idées:
+
+ Jouez à mon petit jeu,
+ Mon aimable fille,
+ Approchez-vous donc un peu
+ Et tournez l'aiguille.
+ Tourner depuis quelque temps
+ Est chose commune,
+ En tournant combien de gens
+ Ont fait leur fortune.
+
+ Jeunes amans qu'en secret
+ L'Amour accompagne,
+ Tirez avez votre objet,
+ À tout coup l'on gagne.
+ De mes avis faites cas,
+ Fillettes jolies,
+ Et surtout n'oubliez pas
+ Le Marchand d'oublies!
+
+Les peintres et les dessinateurs y virent un motif à allégories et
+firent des compositions dans le genre de celle de la page 29. Il
+courut à la même époque une assez jolie chanson intitulée _l'Amour
+marchand de plaisirs_, dont voici quelques couplets:
+
+ L'Amour courait, cherchant pratique,
+ De plaisirs il était marchand.
+ Pour achalander sa boutique,
+ Il s'en allait partout, criant:
+ «Dans la saison d'aimer, de plaire;
+ Régalez-vous, il faut jouir;
+ Étrennez l'enfant de Cythère:
+ Mesdames, voilà le plaisir!
+ Régalez-vous, mesdames,
+ Voilà le plaisir!
+
+[Illustration: L'Amour marchand de plaisirs, d'après le dessin de
+Perrenot.]
+
+ Le temps s'envole, et sur sa trace
+ Fuient beauté, jeunesse et désirs;
+ Comme un éclair le plaisir passe;
+ Au passage il faut le saisir.
+ Fillettes, dont le coeur palpite,
+ Régalez-vous, pourquoi rougir?
+ Au plaisir l'Amour vous invite,
+ Fillettes, voilà le plaisir!
+ Régalez-vous, mesdames,
+ Voilà le plaisir!
+
+ Mon adresse est chez le Mystère,
+ À l'enseigne du Rendez-vous;
+ Venez, venez, j'ai votre affaire;
+ J'ai du plaisir pour tous les goûts.»
+ Bientôt le plaisir fut si preste,
+ Tant de chalands vinrent s'offrir,
+ Qu'Amour criait: «Au reste, au reste!»
+ Hâtez-vous ou point de plaisir:
+ Régalez-vous, mesdames,
+ Voilà le plaisir!
+
+Kastner trouvait que le cri: Voilà l'plaisir, mesdames! voilà
+l'plaisir! était une des plus jolies phrases mélodiques qu'il
+connût. Elle est, dit-il, gracieuse, expressive, élégante, bien
+déclamée et toujours d'un effet agréable, lors même qu'elle laisse
+quelque chose à désirer pour l'exécution. Ce sont les jeudis et les
+dimanches que la gentille et accorte marchande fait sa plus longue
+tournée. Le corps légèrement incliné d'un côté, par suite du poids
+de son grand panier qui pèse sur sa hanche du côté opposé, et tenant
+à la main un grand cornet de carton où sont empilées l'une dans
+l'autre les oublies roulées en volutes et portant sur le dos des
+figures, des devises, des emblèmes saints ou profanes, elle se rend
+dans les lieux où il y a foule et où elle ne pourrait crier
+longtemps sans importuner les promeneurs ou sans se fatiguer
+beaucoup elle-même; elle cesse de faire entendre sa voix et se sert,
+pour exciter l'attention des passants, d'un instrument de percussion
+analogue au _tarabat_ des Israélites. Il est formé d'un morceau de
+bois carré muni en haut d'une sorte de poignée; il porte sur ses
+faces une pièce de fer également semblable à une poignée; celle-ci
+étant mobile exécute, lorsqu'on remue le morceau de bois, des
+mouvements de va-et-vient qui lui permettent de frapper le bois de
+côté et d'autre, et de produire par là une suite de coups assez
+forts pour être entendus à distance. Les marchandes de plaisir
+appellent parfois cet instrument le _dit-tout_, parce qu'il parle
+
+pour elles et leur épargne la peine de crier leur marchandise.
+
+De nos jours les marchandes de plaisirs sont en général vieilles; on
+les entend crier: «Voilà l'plaisir, mesdames, voilà l'plaisir!»
+Autrefois les gamins ne manquaient pas de parodier la modulation
+qu'elles donnaient à leur cri en chantant:
+
+ N'en mangez pas, mesdames, ça fait mourir!
+
+À Marseille, les marchands d'oublies criaient: Marchands d'oublies!
+Oublies à la joie! et pendant les premières années de la
+restauration:
+
+ Marchand d'oublies,
+ Vive Louis,
+ Oublies à la joie,
+ Vive le roi!
+
+À la fin du second Empire, la mère Plaisir était très connue sur le
+boulevard Saint-Michel; elle était grande et grosse, de bonne
+humeur, et elle modulait avec une voix bien timbrée son cri:
+
+ Voilà l'plaisir, mesdames,
+ Régalez-vous!
+
+Elle avait sur la rive gauche une petite notoriété à laquelle elle
+n'était pas insensible; plusieurs chroniqueurs parlèrent d'elle, et
+son portrait fut gravé à l'eau-forte.
+
+[Illustration: L'AIMABLE CAPORAL.]
+
+
+SOURCES
+
+Legrand d'Aussy, _Vie privée des Français_, I, 77, 279.--Ant.
+Caillot, _Vie publique des Français_, II, 212.--Lacroix, _Histoire
+des Hôtelleries_, II, 163, 275.--Tuet, _Matinées
+senonoises._--Clément Simon, _Grammaire limousine_, 125.--P.-L.
+Jacob. _Curiosités de l'Histoire du vieux Paris_, 67, 77.--De
+Lamare, _Traité de la police_, I, 332.--Monteil, _l'Industrie_, I,
+131, 135.--Ch. Desmaze, _Curiosités des justices_, 165.--Mercier,
+_Tableau de Paris_, III, 37.--_Numéros parisiens_, 10, 11.--Restif
+de la Bretonne; _Contemporaines.--Physiologie du pâtissier_ (Musée
+pour rire).--Régis de la Colombière, _Cris de Marseille_,
+175.--Kastner, _Les voix de Paris_, 38, 86.--_Paris ridicule et
+burlesque_, 300, 319, 321.--Paul de Kock, _la Grande ville_,
+55.--Vinçart, _Les Ouvriers de Paris_, 76.--V. Fournel, _les
+Spectacles populaires_, 8.--Assier, _Légendes et curiosités de la
+Champagne_, 183.--Restif de la Bretonne, _Nuits de Paris_, XII,
+442.--Gouriet, _Personnages célèbres des rues de Paris_, II, 306.
+
+[Illustration: Marchande de plaisir, d'après Poisson.]
+
+
+
+
+LES BOUCHERS
+
+
+Au moyen âge presque tous ceux qui s'occupaient de l'alimentation
+étaient l'objet de dictons satiriques, d'anecdotes ou de contes
+injurieux, dont la tradition est loin d'être perdue, surtout en
+certaines provinces. Il semble toutefois que les bouchers en aient
+été moins atteints que les boulangers, les aubergistes et les
+meuniers, par exemple: l'épithète de voleur n'est pas sans cesse
+accolée à leur nom, et les légendes ne les rangent pas parmi les
+gens de métiers auxquels saint Pierre ferme obstinément les portes
+du Paradis.
+
+En Bretagne même, et dans plusieurs des pays où la satire n'épargne
+guère que les laboureurs et les artisans qui se rattachent à la
+construction, ils ne sont que rarement en butte aux quolibets, et on
+ne manifeste pas de répulsion à leur égard.
+
+Dans le Mentonnais, au contraire, leur métier est mal vu;
+anciennement, ils faisaient, dit-on, fonction de bourreau. On ne
+boit pas volontiers avec eux, et leurs enfants se marient moins
+facilement que les autres.
+
+D'après Timbs, il n'y a pas très longtemps qu'en Angleterre le
+peuple croyait qu'ils étaient l'objet d'une exception législative
+d'un caractère méprisant. On lit, dit-il, dans un poème de Butler,
+qu'aucun boucher ne pouvait siéger parmi les jurés. Cette erreur
+n'est pas maintenant complètement éteinte. Le jurisconsulte
+Barrington, après avoir cité le texte d'une loi de Henri VIII, qui
+exemptait les chirurgiens du jury, pense que de cette exemption
+vient la fausse opinion d'après laquelle un chirurgien ou un boucher
+ne pouvaient, en raison de la barbarie de leur métier, être acceptés
+comme jurés. Spelman, un autre jurisconsulte, dit que dans la loi
+anglaise ceux qui tuent les bêtes ne doivent pas être les arbitres
+de la vie d'un homme. Pour qu'il ait avancé cette opinion, il faut
+qu'elle ait eu quelque fondement. Actuellement, l'exemption subsiste
+pour les médecins, chirurgiens et apothicaires, mais non pour les
+bouchers.
+
+L'exercice de cette profession semble disposer ceux qui l'exercent à
+une sorte d'insensibilité, bien qu'il ne faille pas prendre à la
+lettre ce passage des _Industriels_ (1840): Sans cesse occupés à
+tuer, à déchirer des membres palpitants, les garçons d'échaudoir
+contractent l'habitude de verser le sang. Ils ne sont point cruels,
+car ils ne torturent pas sans nécessité et n'obéissent point à un
+instinct barbare; mais nés près des abattoirs, endurcis à des scènes
+de carnage, ils exercent sans répugnance leur métier. Tuer un
+boeuf, le saigner, le souffler, sont pour eux des actions
+naturelles. Une longue pratique du meurtre produit en eux les mêmes
+effets qu'une férocité native, et les législateurs anciens l'avaient
+tellement compris, que le Code romain forçait quiconque embrassait
+la profession de boucher à la suivre héréditairement.
+
+En 1860, le _Bulletin de la Société protectrice des animaux_
+s'occupa des pratiques de l'abattoir et constata que certains tueurs
+se plaisaient à torturer: La cruauté de quelques garçons bouchers,
+est telle qu'ils frappent encore la pauvre bête après l'avoir
+égorgée. L'un d'eux, à l'abattoir du Roule, non content d'avoir roué
+de coups le veau qui s'était échappé de ses mains, lui assénait sur
+le museau des coups de bâton et le piquait au nez avec son couteau,
+après lui avoir coupé la gorge, sans lui enlever la partie cervicale
+de la moelle que les gens du métier appellent l'amourette, dans le
+but avoué de le faire souffrir plus longtemps.
+
+Pendant le moyen âge, les bouchers de Paris sont turbulents, et on
+les rencontre dans tous les mouvements populaires; ils y prennent
+une part prépondérante, et se distinguent souvent par leurs excès;
+il est juste d'ajouter qu'à cette époque la royauté et les seigneurs
+ne leur donnaient guère le bon exemple. À la Révolution, ils
+n'avaient pas entièrement perdu le souvenir du rôle que leur
+corporation avait joué plusieurs siècles auparavant; en 1790, lors
+des travaux du Champ de Mars, auxquels plusieurs corps d'état
+prirent part en portant leurs bannières, celle des garçons bouchers
+était ornée d'un large couteau, avec cette inscription menaçante:
+Tremblez, aristocrates, voici les garçons bouchers!
+
+Au XIIIe siècle, le lexicographe Jean de Garlande accusait les
+bouchers, au lieu de bonne viande, de débiter les chairs d'animaux
+morts de maladie; et on lit dans les _Exempla_ de Jacques de Vitry
+les deux contes moralisés qui suivent: Un jour qu'un client, pour
+mieux se faire venir d'un boucher qui vendait de la viande cuite,
+lui disait: Il y a sept ans que je n'ai acheté de viandes à d'autre
+qu'à vous. Le boucher répondit: Vous l'avez fait et vous vivez
+encore! Un autre boucher de Saint-Jean-d'Acre, qui avait coutume de
+vendre aux pèlerins des viandes cuites avariées, ayant été pris par
+les Sarrasins, demanda à être conduit devant le Soudan, auquel il
+dit: Seigneur, je suis en votre pouvoir et vous pouvez me tuer; mais
+sachez qu'en le faisant vous vous ferez grand tort.--En quoi?
+demanda le Soudan.--Il n'y a pas d'année, répondit le boucher, où je
+ne tue plus de cent de vos ennemis les pèlerins en leur vendant de
+la vieille viande cuite et du poisson pourri. Le Soudan se mit à
+rire, et le laissa aller.
+
+Au XVIe siècle, le prédicateur Maillard disait que les bouchers
+soufflaient la viande et mêlaient du suif de porc parmi l'autre.
+
+L'exercice de la profession était soumis à un grand nombre de
+règlements, dont voici quelques-uns: Défense d'acheter des bestiaux
+hors des marchés; d'acheter des porcs nourris chez les barbiers,
+parce que ceux-ci avaient pu donner aux porcs le sang qu'ils
+tiraient aux malades; d'égorger des bestiaux nés depuis moins de
+quinze jours; de vendre de la viande échauffée; de garder la viande
+plus de deux jours en hiver et plus d'un jour et demi en été; de
+vendre de la viande à la lueur de la lampe ou de la chandelle. Les
+règlements, très longs et très sévères, concernaient les animaux
+atteints de la lèpre ou du charbon.
+
+On a beaucoup parlé, dans ces dernières années, de procès faits à
+des bouchers qui avaient vendu pour les soldats des viandes
+malsaines. Sous l'ancien régime, il y eut plusieurs condamnations
+pour des faits du même genre. En voici une que rapporte de Lamare,
+et qui est curieuse à plus d'un titre.
+
+_28 mai 1716._--Arrêt de la chambre de justice condamnant Antoine
+Dubout, greffier des chasses de Livry, ci-devant directeur des
+boucheries des armées, à faire amende honorable, nud en chemise, la
+corde au col, tenant dans ses mains une torche ardente du poids de
+deux livres, ayant écriteau devant et derrière, portant ces mots:
+«Directeur des boucheries qui a distribué des viandes ladres, et
+mortes naturellement aux soldats»; au-devant de la principale porte
+et entrée de l'église de Paris, et la principale porte et entrée de
+l'église du couvent des Grands-Augustins, et là, étant tête nue et à
+genoux, dire et déclarer à haute et intelligible voix, que
+méchamment et comme mal avisé, il a distribué et fait distribuer des
+viandes de boeuf ladres et mortes naturellement, qu'il s'est servi
+de fausses romaines pour peser et faire peser lesdites viandes,
+qu'il avait fait vendre à son profit des boeufs morts ou restés
+malades en route, dont il a fait tenir compte au roi, qu'il a
+pareillement fait tenir compte par le roi des boeufs et vaches sur
+un bien plus grand poids que l'estimation qu'il en a fait faire, et
+qu'il a commis d'autres méfaits mentionnés au procès, dont il se
+repent, demande pardon à Dieu, au roi et à la justice.»
+
+[Illustration: Boucher assommant un boeuf, d'après Jost Amman.]
+
+Au XIVe et au XVe siècle, nul ne pouvait être reçu maître sans être
+fils de maître, à moins qu'il n'eût servi en qualité d'apprenti
+pendant trois ans et «acheté, vendu ou débité chair». Le
+chef-d'oeuvre exigé consistait à habiller, c'est-à-dire à tuer,
+dépecer et parer la viande d'un boeuf, d'un mouton ou d'un veau.
+Par une ordonnance de Charles VI (1381), tout boucher qui se faisait
+recevoir maître était obligé de donner un aboivrement et un past:
+pour l'aboivrement, le maître nouveau devait au chef de sa
+communauté un cierge d'une livre et demie et un gâteau pétri aux
+oeufs; à la femme de celui-ci quatre pièces à prendre dans chaque
+plat; au prévôt de Paris un setier de vin et quatre gâteaux de
+maille à maille; au voyer de Paris, au prévôt de Fort-l'Évêque,
+etc., demi-setier de vin chacun et deux gâteaux de maille à maille.
+Pour le past, il devait au chef de la communauté un cierge d'une
+livre, une bougie roulée, deux pains, un demi-chapon et trente
+livres et demie de viande: à la femme du chef, douze pains, deux
+setiers de vin et quatre pièces à prendre dans chaque plat; au
+prévôt, un setier de vin, quatre gâteaux, un chapon et soixante et
+une livres de viande tant en porc qu'en boeuf; enfin au voyer de
+Paris, au prévôt du Fort-l'Évêque, au cellérier du Parlement,
+demi-chapon pour chacun, deux gâteaux et trente livres et demie,
+plus demi-quarteron, de boeuf et de porc. Les diverses personnes
+qui avaient droit à ces rétributions étaient obligées, quand elles
+les envoyaient prendre, de payer un ou deux deniers au ménétrier qui
+jouait des instruments dans la salle.
+
+Le _Moyen de parvenir_ donne le détail d'une sorte de cérémonial qui
+était en usage au XVIe siècle, et qui vraisemblablement tomba un peu
+plus tard en désuétude: Quand les bouchers font un examen à
+l'aspirant, ils le mènent en une haute chambre; et, le tout fait,
+ils lui disent que, pour la sûreté des viandes, il faut savoir s'il
+est sain et entier et, pour cet effet, le font dépouiller et le
+visitent. Cela fait, ils lui disent qu'il se revête, ce qu'ayant
+fait et le voyant gai et ralu, ils lui disent: «Or çà, mon ami, vous
+êtes passé maître boucher, vous avez habillé un veau, faites le
+serment.»
+
+En Champagne, quand la réception était accomplie, le boucher devait
+prêter un serment, renouvelé chaque année le jour du Grand Jeudi, au
+corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à l'Église et aux saints
+Évangiles, de ne pas enfreindre les règlements de sa corporation.
+Chaque récipiendaire donnait au maître boucher une paire de chausses
+et offrait en outre un banquet à ses confrères.
+
+À Troyes, au XIVe siècle, les maîtres bouchers pouvaient être
+forcés, quelques jours après leur réception, de mettre un chapeau de
+verdure et de traîner, attelés deux à deux, jusqu'à la léproserie,
+un chariot sur lequel était assis, au milieu de vingt-cinq porcs
+gras, l'aumônier en surplis portant la croix. Les trompettes
+sonnaient, les enfants et le petit peuple criaient: «Vilains! serfs!
+Boeufs trayants!»
+
+À Paris, les maîtres bouchers avaient constitué une sorte de
+tribunal, où ils siégeaient en tablier au milieu des moutons et des
+boeufs qu'on égorgeait.
+
+Le maître des bouchers, désigné à vie par douze électeurs choisis
+parmi les maîtres bouchers, s'asseyait dans la grande salle de la
+halle sur une chaise de bois, et là, pour lui rendre hommage, on
+faisait brûler un grand cierge devant lui.
+
+Il était interdit aux bouchers de vendre en carême et le vendredi:
+ceux qui enfreignaient cette défense étaient condamnés à être
+fouettés par les rues. Comme les malades pouvaient avoir besoin de
+viande, on accordait le droit d'en vendre à quelques bouchers,
+moyennant une redevance. À Saint-Brieuc, ce droit fut adjugé, en
+1791, à un boucher, moyennant 900 livres. En 1126, un boucher de
+Laon, qui avait vendu de la viande un vendredi, fut condamné par
+Barthélemy de Vire, évêque de la ville, à porter publiquement à la
+procession «une morue, ou un saumon s'il ne peut se procurer une
+morue.»
+
+Des ordonnances multiples et très détaillées qui occupent nombre de
+pages dans le traité de de Lamare, avaient réglementé les tueries et
+les boucheries; mais on avait beau les renouveler, elles n'étaient
+guère observées. Plusieurs écrivains nous ont donné des descriptions
+de celles de Paris aux siècles derniers, qui ressemblent à celle
+qu'Ant. Caillot a tracée de leur état à la veille de la Révolution:
+Quel hideux aspect ne présentaient pas les étaux des bouchers; les
+passants n'y voyaient qu'avec horreur les traces d'un massacre
+sanglant, que des ruisseaux d'un sang noir qui coulait dans la rue,
+qu'un pavé toujours teint de ce sang, que des hommes dont les
+vêtements en étaient constamment souillés.
+
+Sous l'Empire, la police essaya, avec succès, de rendre les
+boucheries un peu plus propres. Les boutiques étaient défendues à
+l'extérieur, par des barreaux de fer luisant, qui y laissaient
+pénétrer l'air la nuit comme le jour. Le sang ne souille plus, dit
+Caillot, les dalles qui en forment le pavé, et le marchand ne porte
+plus de traces sanglantes sur le linge qui lui sert de tablier. La
+bouchère, coiffée d'un bonnet de dentelle, n'est plus assise sur une
+chaise de bois devant un comptoir malpropre, mais dans un petit
+cabinet vitré, décoré d'une glace, dans lequel elle reçoit l'argent
+de ses pratiques.
+
+Dans quelques villes de province se retrouvent des boucheries dont
+l'aspect rappelle celles du moyen âge: en 1886 la rue des Bouchers,
+à Limoges, était une sorte de ruelle étroite, humide et sombre,
+longue d'une centaine de mètres, bordée de maisons construites pour
+la plupart en bois et en torchis. Les boutiques étaient basses,
+étroites et peu profondes; la marchandise, au lieu d'être à
+l'intérieur, s'étalait à l'extérieur, les quartiers de chair
+suspendus à d'énormes crocs et les morceaux de viande jetés
+pêle-mêle, dans un désordre indescriptible et répugnant: le client
+n'entrait jamais dans la boutique et les transactions se faisaient à
+la porte, où bouchers et bouchères se tenaient.
+
+[Illustration: Le Boucher]
+
+Les boucheries de Troyes se composaient de quatre allées de
+charpente, et les courants d'air ménagés à l'intérieur empêchaient
+les mouches d'y pénétrer; lors de l'enquête faite à ce sujet par le
+lieutenant-général du baillage en 1759, ils attribuaient le
+privilège dont jouissait cette boucherie au bienheureux évêque Loup,
+dont ils montraient la statue placée depuis longtemps pour perpétuer
+le souvenir de son intercession; d'autres, à l'humidité du local.
+
+Les boutiques des bouchers n'ont pas, en général, d'enseignes bien
+caractéristiques, et il est assez rare d'en trouver dans le genre de
+celle qu'on voyait il y a trente ans à Saint-Haon-le-Châtel; elle
+représentait un animal indescriptible avec cette légende:
+
+ On me dit vache et je suis boeuf;
+ Pour qui me veut, je suis les deux.
+
+Sur la façade on voit assez souvent une tête de boeuf,
+généralement dorée; aujourd'hui elle est assez petite; autrefois
+elle était de grande dimension, avec des cornes très longues.
+
+Au moyen âge, les bouchers couronnaient de feuillage la viande des
+animaux fraîchement tués. Villon y fait allusion dans son _Petit
+Testament:_
+
+ Item à Jehan Tronne, bouchier,
+ Laisse le mouton franc et tendre
+ Et un tachon pour esmoucher
+ Le boeuf couronné qu'il veult vendre
+ Ou la vache qu'on ne peult prendre.
+
+Au commencement du second Empire cette décoration subsistait encore,
+seulement pour le jour de Pâques, qui ramenait l'usage de la viande
+alors interdite pendant le carême.
+
+À Douai, d'après le règlement du 10 avril 1759, la nature des
+viandes exposées en vente par les bouchers était indiquée par des
+banderoles des couleurs ci-après: Boeuf, banderole verte; Taureau,
+banderole rouge; Vache, banderole blanche; Brebis, banderole jaune;
+Mouton, banderole bleue.
+
+Les bouchers avaient remarqué que les viandes les plus jaunes, les
+plus corrompues et les plus flétries, paraissaient très blanches et
+très fraîches à la lumière; aussi plusieurs avaient l'artifice de
+tenir grand nombre de chandelles allumées dans leurs étaux, même en
+plein jour; une ordonnance de 1399 fixa les heures pendant
+lesquelles ils pouvaient avoir des chandelles.
+
+Avant la Révolution, les consommateurs achetaient «chair sur
+taille», c'est-à-dire en marquant sur une taille, par des crans ou
+des coches, la quantité de viande prise chaque fois, comme cela se
+passe encore chez les boulangers.
+
+Une sentence de 1668 défendait aux bouchers de descendre de leurs
+étaux pour appeler et arrêter ceux qui désiraient acheter de la
+viande.
+
+De Lamare rapporte, d'après Lampride, une singulière manière de
+vendre la viande, qui fut en usage à Rome pendant une assez longue
+période. L'acheteur étant content de la qualité de la marchandise,
+fermait l'une de ses mains, le vendeur en faisait autant de l'une
+des siennes; et ensuite, ayant l'un et l'autre le poing clos, chacun
+d'eux étendait subitement une partie de ses doigts: si les doigts
+étendus et ouverts de l'un et de l'autre formulent le nombre pair,
+c'était au vendeur à mettre le prix à sa marchandise; si, au
+contraire, ils amenaient le nombre impair, l'acheteur avait le droit
+d'en donner tel prix qu'il jugeait à propos.
+
+Au XVIIe siècle existait, chez certains bouchers de Londres, la
+coutume de cracher sur la première pièce d'argent qu'ils recevaient
+le matin.
+
+Les personnes qui venaient acheter de la viande, et qui
+naturellement essayaient de l'avoir à meilleur marché que le prix
+fait par le marchand, étaient de la part de celui-ci l'objet
+d'invectives, qui motivèrent un arrêt du Parlement en 1540, et une
+ordonnance de police en 1570: Expresses inhibitions, dit cette
+dernière, sont faites à tous Bouchers, Estalliers, Rotisseurs,
+Poissonniers, Harengers, Fruictiers et autres de cette ville de
+Paris, de ne innover, mesfaire ne mesdire aux Demoiselles et
+Bourgeoises, femmes, filles et chambrières qui achepteront ou
+vouldront achepter d'eux, de ne uzer contre lesdittes Damoiselles,
+Bourgeoises et leurs servantes, d'aucunes parolles de rizée et
+mocquerie et de recevoir doulcement les offres qu'elles feront de
+leurs marchandises, sous peine de prison, d'amende arbitraire et de
+punition corporelle.
+
+Au XVIIe siècle, les bouchers et les bouchères avaient adouci leur
+langage, sans toutefois cesser de lancer quelques brocards aux
+clients qui voulaient marchander. Voici une scène de boutique
+empruntée au _Bourgeois poli_, qui fut publié en 1631:
+
+ LA BOURGEOISE.--Hé bien, mon amy, avez-vous là de bonne
+ viande? Donnez-moi un bon quartier de mouton et une bonne
+ pièce de boeuf, avec une bonne poitrine de boeuf.
+
+ LE BOUCHER.--Oui dea, madame, nous en avons de bonne,
+ d'aussi bonne qu'il y ayt en la boucherie, sans despriser
+ les autres. Approchez, voyez ce que vous demandez. Voilà
+ une bonne pièce de vache du derrière bien espaisse. Cela
+ vous duit-il?
+
+ LA FEMME DU BOUCHER.--Madame, voilà un bon colet de mouton;
+ tenez, voilà qui a deux doigts de gresse; je vous promets
+ que le mouton en couste sept francz, et si encore on n'en
+ sçauroit recouvrir, je serons contraint de fermer nos
+ boutiques.
+
+ LA BOURGEOISE.--Combien Voulez-vous vendre ces trois
+ pièces-là?
+
+ LE BOUCHER.--Madame, vous n'en sçauriez moins donner qu'un
+ escu; voilà de belle et bonne viande.
+
+ LA BOURGEOISE.--Jesu, mon amy, vous mocquez-vous? et
+ vramment prisez moin vos pièces.
+
+ LE BOUCHER.--Madame, je ne sommes pas à cette heure à les
+ priser; il y a longtemps que je sçavons bien combien cela
+ vaut. Ce n'est pas d'aujourd'hui que nous en vendons.
+
+ LA BOURGEOISE.--Tredame mon amy, je croy que vous vous
+ mocquez quant à moy, de faire cela un escu; encore pour
+ quarante sols je me lairrois aller.
+
+ LA FEMME DU BOUCHER.--Ah! madame, il ne vous faut pas de si
+ bonne viande; il faut que vous alliez querir de la cohue,
+ on vous en donnera pour le prix de votre argent; je n'avons
+ point de marchandise à ce prix-là, il vous faut de la vache
+ et de la brebis.
+
+[Illustration]
+
+ LA BOURGEOISE.--Tredame, m'amie, vous êtes bien rude à
+ pauvres gens! Je vous en offre raisonnablement ce que cela
+ vaut. Vous me voudriez faire accroire, je pense, que la
+ chair est bien chère.
+
+ LE BOUCHER.--Madame, la bonne est bien chère, voirement je
+ vous assure que tout nous r'enchérit; la bonne marchandise
+ est bien chère sur le pied. Mais, tenez, madame, regardez
+ un peu la couleur de ce boeuf-là? Quel mouton est cela?
+ Cette poictrine de veau a t'elle du laict? Vous ne faictes
+ que le marché d'un autre.
+
+ LA BOURGEOISE.--Tout ce que vous me dittes là et rien c'est
+ tout un; je voy bien ce que je voy; je sçay bien ce que
+ vaut la marchandise; je ne vous en donnerai pas un denier
+ davantage.
+
+ LA FEMME DU BOUCHER.--Allés, allés, il vous faut de la
+ vache. Allés à l'autre bout, on en y vend: vous trouverez
+ de la marchandise pour le prix de vostre argent. Il ne
+ faudroit guière de tels chalans pour nous faire fermer
+ nostre estau.
+
+Le dessin de Daumier (p. 13) a pour légende: «Eh ben! puisque vous
+voulez qu'les bouchers soient libres, pourquoi qu'vous voulez
+m'empêcher d'mettre qué z'os dans la balance?... J'vous trouve
+drôle, vous encore, la p'tite mère!...»
+
+Les bouchers, habitués à manier de l'argent, vivent bien et
+dépensent beaucoup. Un proverbe provençal, qu'il ne faut pas sans
+doute généraliser, assure qu'ils ne meurent pas riches:
+
+ --_Bouchié jouine à chivau,_
+ _Vièi à l'espitau._
+
+ Boucher jeune à cheval--Vieux à l'hôpital. (Provence.)
+
+Les bouchers ne sont pas seulement vendeurs, ils sont aussi
+acheteurs, et ils emploient dans le marchandage des ruses analogues
+à celles, plus connues, des maquignons. En arrivant dans un marché,
+dit La Bédollière, le boucher va de bestiaux en bestiaux; et les
+examine d'un air de dénigrement: «Tourne-toi donc, desséché; n'aie
+pas peur; ce n'est pas encore toi qui fourniras des lampions pour la
+fête de juillet; et combien veut-on te vendre?--L'avez-vous bien
+manié? s'écrie le marchand impatienté.--Parbleu! ne faut-il pas deux
+heures pour considérer ton efflanqué?--Tiens, aussi vrai que les
+bouchers sont tous des voleurs, il ne sortira pas du marché à moins
+de quinze louis.--Mais il n'a rien dans la carcasse, ton
+cerf-volant! il n'a pas de suif pour trois chandelles! Je t'en donne
+trente-deux pistoles, et pas davantage.» Lorsque la discussion est
+terminée, et que le boucher a conclu le marché, il tire de sa poche
+une paire de ciseaux et découpe sur le poil les lettres initiales de
+son nom et de son prénom. S'il veut qu'on immole immédiatement
+l'animal, il le marque de chasse, c'est-à-dire d'une raie
+transversale sur les côtes. Un boucher ne dit jamais: «J'ai acheté
+une vache», mais bien: «J'ai acheté une bête». Quand il a fait
+l'acquisition d'un taureau, il le désigne sous la dénomination de
+pacha ou pair de France.
+
+C'est probablement à cause de ces ruses qu'on donne en
+Basse-Bretagne, au boucher, le surnom de _Mezo Kiger_, boucher ivre
+ou plutôt trompeur.
+
+Les bouchers de Paris étaient très orgueilleux au moyen âge. Dante,
+_Purgatoire_, ch. XX, prétend que Hugues Capet était fils d'un
+boucher de Paris. Ce roi avait accordé de grands privilèges à la
+corporation; c'est là probablement l'origine de cette tradition, qui
+n'était pas éteinte au XVe siècle, et à laquelle Villon fait
+allusion dans son _Grand Testament_.
+
+ Se fusse des hoirs Hue Capet
+ Qui fut extraict de Boucherie,
+ On ne m'eust parmy ce drapet.
+ Faict boire à cette escorcherie.
+
+Les anciennes confréries des bouchers étaient presque partout fort
+importantes. Celle de Paris tenait ses réunions dans l'église
+Saint-Pierre-aux-Boeufs. Dans plusieurs villes, des droits et des
+privilèges particuliers étaient le partage des bouchers; à Venise,
+ils avaient celui d'élire le curé de l'église Saint-Mathieu; à
+Fribourg, leurs droits étaient très divers; l'auberge qu'ils
+possédaient avait, dès avant 1498, le boeuf pour enseigne. La
+puissante corporation des bouchers d'Augsbourg tenait ses réunions
+dans une auberge située près de l'abattoir de cette ville, et
+portait pour enseigne le Justaucorps sanglant. Les bouchères de la
+même ville allaient se reposer et déjeuner dans une maison voisine,
+à l'enseigne de l'École des Femmes.
+
+[Illustration: Promenade du Boeuf gras, vitrail de Bar-sur-Seine,
+XVIe siècle.]
+
+La corporation des bouchers a souvent figuré dans les fêtes et les
+cérémonies publiques, et, d'après les anciens registres de la ville
+de Paris, elle a été admise aux entrées des princes et des légats, à
+la condition de supporter les frais d'habillement, de draperie et de
+tentures. Les bouchers reçurent même, sous forme de remontrance,
+l'ordre de «faire ébattement à l'entrée d'Anne de Bretagne». Jusqu'à
+la Révolution, ils continuèrent à paraître aux entrées des rois, aux
+réjouissances pour les baptêmes des princes et princesses, etc. À la
+fête de la Fédération, les garçons bouchers se présentèrent seuls,
+car les maîtres ne pouvaient être sympathiques à un nouvel ordre
+social qui détruisait leurs privilèges.
+
+[Illustration: Promenade du Boeuf gras, figure accompagnant le
+placard de «l'ordre et la marche» (1816).
+
+(Musée Carnavalet.)]
+
+Les bouchers, comme bien d'autres corporations, avaient soin d'orner
+la chapelle de leur patron; ceux de Champagne se distinguaient tout
+particulièrement. On voit dans la chapelle Saint-Joseph un vitrail
+donné par les maîtres bouchers de Bar-sur-Seine, en 1512. Au milieu,
+en haut, est peint saint Barthélemy, leur patron, tenant
+l'instrument de son supplice. Plus bas, est représentée la promenade
+du boeuf gras: deux bouchers en habit de fête conduisent l'animal,
+et traînent chacun le bout d'une écharpe passée à col; ils sont
+précédés de deux garçons, battant la caisse et jouant de la flûte,
+et suivis de plusieurs enfants qui se livrent à la joie. La maison
+d'un maître boucher, ou peut-être la boucherie publique de la ville,
+se voit dans le fond, ornée de deux têtes de boeuf et de
+guirlandes de verdure (p. 16).
+
+La promenade d'un boeuf gras, pendant les jours qui précèdent le
+carême, n'a pris fin à Paris qu'à la chute du second empire;
+autrefois, elle avait lieu sur plusieurs points de l'ancienne
+France. Le seigneur de Palluau (Indre) avait le droit, au XVIIIe
+siècle, de faire choisir un boeuf parmi ceux que les bouchers de
+la ville étaient tenus de tuer devant Carême prenant. Ce boeuf
+était appelé boeuf viellé. Au bourg de Saint-Sulpice-lez-Bourges,
+le «maître visiteur des chairs et poissons, après collection faite
+des voix et arbitres à ce appelés, déclaroit que tel boeuf estoit
+le plus gros et suffisant pour estre mené et violé, à la manière
+accoutumée, par les rues de la justice dudit bourg.» Cette élection
+rappelle celle qui était faite avant 1870, à Paris, par une
+commission composée de l'inspecteur général des halles et marchés,
+de quatre principaux inspecteurs, de deux facteurs et de deux
+bouchers. À Leugny, dans l'Yonne, il y a quelques années, un
+maquignon marchandait le boeuf gras; un éleveur morvandeau le
+vendait. Les garçons bouchers qui le promenaient quêtaient de
+l'argent, du vin et du cidre. Le soir, il y avait un repas fait avec
+l'argent encaissé. On y buvait le vin recueilli dans une feuillette,
+qui accompagnait la promenade du boeuf.
+
+Le bibliophile Jacob a parlé assez longuement des processions qui
+avaient lieu à Paris, et il a essayé d'en rechercher l'origine.
+N'est-il pas vraisemblable, dit-il, que les garçons bouchers
+célébraient la fête de leur confrérie, de même que les clercs de la
+basoche plantaient le mai à la porte du Palais de justice. En outre,
+les bouchers de Paris ayant eu jadis plusieurs querelles et procès
+avec les bouchers du Temple, il est fort naturel qu'ils aient
+témoigné leur reconnaissance, à l'occasion des privilèges que le roi
+leur accorda en dédommagement, par des réjouissances publiques, qui
+se sont perpétuées jusqu'à nous. Cette idée est d'autant plus
+admissible, que le boeuf gras partait de l'Apport-Paris, ancien
+emplacement des boucheries hors des murs de la ville, et qu'il était
+conduit en pompe chez les premiers magistrats du Parlement. En tout
+cas, il est certain que cette fête existe depuis des siècles. On
+nommait le boeuf gras boeuf villé, parce qu'il allait par la
+ville; ou boeuf viellé, parce qu'il marchait au son des vielles;
+ou bien boeuf violé, parce qu'il était accompagné de violes ou
+violons. Les enfants avaient inauguré un jeu de ce genre, qui
+consistait à couronner de fleurs un d'entre eux et à le conduire en
+chantant comme à un sacrifice; ce jeu-là s'appelait boeuf sevré.
+
+Les premières descriptions qui s'étendent sur les détails de cette
+cérémonie sont à peu près telles qu'on les ferait encore.
+
+La procession de 1739 est la plus mémorable dont les historiens
+fassent mention: le boeuf partit de l'Apport-Paris, la veille du
+jeudi-gras, par extraordinaire; il était couvert d'une housse de
+tapisserie et portait une aigrette de feuillage. Sur son dos on
+avait assis un enfant nu avec un ruban en écharpe; et cet enfant,
+qui tenait dans une main un sceptre doré et dans l'autre une épée,
+était appelé le roi des bouchers. Jusqu'alors les bouchers n'avaient
+eu que des maîtres, et sans doute ils voulurent, cette fois,
+rivaliser avec les merciers, les ménétriers, les barbiers et les
+arbalétriers, qui avaient des rois. Ce boeuf gras avait pour
+escorte quinze garçons bouchers vêtus de rouge et de blanc, coiffés
+de turbans de deux couleurs: deux d'entre eux le menaient par les
+cornes, à la façon des sacrificateurs païens; les violons, les
+fifres et les tambours précédaient ce cortège qui parcourut les
+quartiers de Paris pour se rendre aux maisons des prévôts, échevins,
+présidents et conseillers, à qui cet honneur appartenait. Le boeuf
+fut partout bienvenu, et l'on paya bien ses gardes du corps; mais le
+premier président n'étant pas à son domicile, le boeuf gras fut
+amené dans la grande salle du Palais par l'escalier de la
+Sainte-Chapelle, et il eut l'avantage d'être présenté, en plein
+tribunal, au président en robe rouge qui l'accueillit très
+honnêtement.
+
+La Révolution supprima le boeuf gras; mais Napoléon rétablit, par
+ordonnance, le carnaval et le boeuf gras; longtemps la police fit
+les frais de ces bacchanales des rues et des places; le roi des
+bouchers s'était changé en Amour et avait quitté sceptre et épée
+pour un carquois et un flambeau.
+
+[Illustration]
+
+Depuis cette rénovation jusqu'en 1871, le boeuf gras se promena à
+Paris, pendant les trois derniers jours du carnaval, conduit par des
+garçons bouchers déguisés et entouré de sa cour mythologique, sale
+et crottée, à cheval ou en voiture et on allait le montrer aux
+souverains et aux autorités, comme le montre l'image satirique (p.
+21) intitulée: «Rencontre de deux monarques gros, gras, etc.»
+
+Plusieurs corporations honoraient un saint unique, reconnu par tous
+les gens de l'état; les bouchers en avaient plusieurs; en Belgique,
+ils avaient choisi saint Antoine, martyr des premiers temps du
+christianisme, qui avait exercé le métier de boucher à Rome, et afin
+de le distinguer des autres saints du même nom, ils avaient fait
+représenter à côté de lui un cochon; ceux de Bruxelles fêtaient
+saint Barthélemy et faisaient dire, le 24 août, une messe en son
+honneur.
+
+À Morlaix, les bouchers célébraient leur fête dans les premiers
+jours de l'Avent. Le boeuf gras faisait le tour de la ville
+escorté par tous les membres de la corporation, bras nus et la hache
+sur l'épaule. À chaque carrefour, on faisait le simulacre d'abattre
+l'animal, puis les bouchers faisaient la quête.
+
+À Limoges, au milieu du quartier des bouchers, s'élevait une petite
+chapelle dédiée à saint Aurélien, patron de la corporation; à la
+porte était placée une madone entourée de lanternes qu'on allumait
+dans les grandes occasions. Des statuettes semblables, mais plus
+petites, se voyaient au-dessus des portes des maisons et dans chaque
+chambre; devant ces dernières brûlait jour et nuit une lumière.
+
+Les bouchers étaient soumis à des redevances féodales, quelquefois
+d'un caractère original. Dans plusieurs chartes du XIIe siècle, les
+seigneurs exigeaient des bouchers domiciliés sur leurs terres
+«toutes langues des boeufs que ceux-ci tueront». À Lamballe, le
+jeudi absolu, François Bouan, sieur de la Brousse, avait le droit de
+prendre et lever de chaque boucher ou personne vendant chair ou lard
+aux paroisses de Notre-Dame et de Saint-Martin «une joue de porc,
+bonne et compétente tranchée, deux doigts au-dessous de l'oreille».
+Les bouchers de Dol devaient fournir au sire de Combour une pelisse
+blanche en peau, assez grande pour entourer un fût de pipe, et dont
+les manches devaient être assez larges pour qu'un homme armé pût y
+passer facilement le bras. Jusque vers 1820, chacun des bouchers qui
+venaient vendre au marché de Penzance, dans la Cornouaille anglaise,
+payait, à la fête de Noël, au bailli de Coneston, un shilling ou
+devait lui donner un os à moelle.
+
+Il est assez rarement parlé des bouchers dans les contes, si ce
+n'est dans ceux qui sont plaisants; mais il court sur eux quelques
+anecdotes assez comiques: Un boucher de Lyon avait acheté, dit le
+_Roman bourgeois_, un office d'esleu; le gouverneur de la ville
+s'estonnant comment il le pourroit exercer, veu qu'il ne sçavoit ni
+lire ni escrire, il luy répondit avec une ignorante fierté: «Hé
+vrayement, si je ne sçais escrire, je hocheray», voulant dire que
+comme il faisait des hoches sur une table pour marquer les livres de
+viande qu'il livrait à ses chalans, il en feroit autant sur le
+papier pour lui tenir lieu de signature.
+
+On trouve dans les oeuvres de Claude Mermet l'épigramme qui suit,
+intitulée: _D'un consul de village député pour aller chercher un bon
+prédicateur à Paris_:
+
+ Un boucher, consul de village,
+ Fut envoyé loin pour chercher
+ Un prêcheur, docte personnage.
+ Qui vint en Carême prêcher:
+ On en fit de lui approcher
+ Demi-douzaine en un couvent:
+ Le plus gros fut pris du boucher
+ Cuidant qu'il fût le plus savant.
+
+Un avoué de Penzance avait un gros chien qui avait coutume de venir
+voler de la viande aux étaux. Un jour, un des bouchers vint trouver
+l'homme de loi, et lui dit:--Monsieur, puis-je demander une
+indemnité au maître d'un chien qui m'a volé un gigot de
+mouton?--Certainement, mon brave homme.--S'il vous plaît, monsieur,
+c'est votre chien, et le prix du morceau est de 4sh 6». L'avoué le
+paya et le boucher s'en allait triomphant, lorsque l'avoué le
+rappela: «Arrêtez un moment, mon brave homme, le prix d'une
+consultation d'avocat est de 6sh 8d; payez-moi la différence.» Le
+boucher, bien marri, dut s'exécuter.
+
+Dans l'Ille-et-Vilaine, on raconte qu'un boucher, ayant entendu dire
+dans son village que l'on a vu un certain taureau qui a sur le front
+une seule corne, jure de le prendre. Il se met à la recherche de
+l'animal avec deux haches et cent couteaux. Enfin il trouve la bête
+qui, avec une complaisance parfaite, lui offre sa tête. Le boucher
+use en vain tous ses instruments. Alors le taureau donne à l'homme
+un coup de corne dans la poitrine, l'étend raide mort, et retourne
+tranquillement dans son pays, qu'on n'a pu encore découvrir.
+
+Dans le fabliau du «Bouchier d'Abbeville», un boucher, revenant de
+la foire, demande un gîte pour la nuit dans la maison d'un prêtre;
+celui-ci ne veut pas le recevoir. Bientôt le boucher revient et lui
+propose de payer son hospitalité en lui donnant une des brebis
+grasses qu'il a achetées à la foire; il lui offre même de la tuer
+pour le souper et de laisser à son hôte toute la viande qui n'aura
+pas été mangée à leur repas. Il est aussitôt accepté et ils font un
+excellent repas. Le boucher promet à la gouvernante et à la servante
+du prêtre la peau de la brebis, et il parvient à les tromper toutes
+les deux. Quand il est parti, il s'élève une dispute entre le curé
+et les deux femmes pour la possession de la peau, et l'on découvre
+que le malicieux boucher avait volé cette brebis dans le troupeau
+même du prêtre.
+
+[Illustration: Boucher hollandais, gravure du XVIIe siècle.]
+
+«Ung jour advint que deux cordeliers, venans de Nyort, arrivèrent
+bien tard à Grif et logèrent en la maison d'un boucher. Et, pour ce
+que entre leur chambre et celle de l'hoste n'y avoit que des ais
+bien mal joincts, leur print envie d'escouter ce que le mary disoit
+à sa femme estans dedans le lict; et vindrent mectre leurs oreilles
+tout droict au chevet du lit du mary, lequel ne se doubtant de ses
+hostes, parloit à sa femme privement de son mesnaige, en luy disant:
+«Mamye, il me faut demain lever matin pour aller veoir noz
+cordeliers, car il y en a ung bien gras, lequel il nous fault tuer;
+nous le sallerons incontinent et en ferons bien nostre proffict». Et
+combien qu'il entendoit de ses pourceaux, lesquelz il appeloit
+cordeliers, si est-ce que les deux pauvres frères, qui oyoient cette
+conjuration, se tinrent tout asseurez que c'estoit pour eulx, et en
+grande paour et craincte, attendoient l'aube du jour. Il y en avoit
+ung d'eux fort gras et l'autre assez maigre. Le gras se vouloit
+confesser à son compaignon, disant que ung boucher ayant perdu
+l'amour et craincte de Dieu, ne feroit non plus cas de l'assommer
+que ung boeuf ou autre beste. Et, veu qu'ilz estoient enfermez en
+leur chambre de laquelle ilz ne povoient sortir sans passer par
+celle de l'hoste, ils se dobvoient tenir bien seurs de leur mort, et
+recommander leurs ames à Dieu. Mais le jeune, qui n'estoit pas si
+vaincu de paour que son compaignon, luy dist que, puis que la porte
+leur estoit fermée, falloit essayer à passer par la fenestre, et que
+aussy bien ilz ne sçauroient avoir pis que la mort. A quoy le gras
+s'accorda. Le jeune ouvrit la fenestre, et voyant qu'elle n'estoit
+trop haulte de terre, saulta legierement en bas et s'enfuyst le plus
+tost et le plus loing qu'il peut, sans attendre son compaignon,
+lequel essaya le dangier. Mais la pesanteur le contraingnit de
+demeurer en bas: car au lieu de saulter, il tomba si lourdement
+qu'il se blessa fort en une jambe. Et, quand il se veid abandonné de
+son compaignon, et qu'il ne le povoit suyvre, regarda à l'entour de
+luy où il se pourroit cacher, et ne veit rien que un tect à
+pourceaulx où il se traina le mieulx qu'il peut. Et ouvrant la porte
+pour se cacher dedans, en eschappa deux grands pourceaulx, en la
+place desquels se mist le pauvre cordelier et ferma le petit huys
+sur luy, espérant, quand il oiroit le bruict des gens passans qu'il
+appelleroit et troveroit secours. Mais, si tost que le matin fut
+venu le boucher appresta ses grands cousteaux et dist à sa femme
+qu'elle lui tinst compaignie pour aller tuer son pourceau gras. Et
+quant il arriva au tect, auquel le cordelier estoit caché, commence
+à cryer bien hault, en ouvrant la petite porte: «Saillez dehors,
+maistre cordelier, saillez dehors, car aujourdhuy j'auray de vos
+boudins!» Le pauvre cordelier ne se pouvant soustenir sur sa jambe,
+saillyt à quatre pieds, hors du tect, criant tant qu'il povoit
+misericorde. Et si le pauvre frere eust grand paour, le boucher et
+sa femme n'en eurent pas moins, car ilz pensoient que sainct
+François fust courroucé contre eulx de ce qu'ilz nommaient une beste
+_cordelier_, et se meirent à genoulx devant le pauvre frere,
+demandans pardon à sainct François, en sorte que le cordelier cryoit
+d'un costé misericorde au boucher, et le boucher, à luy, d'aultre,
+tant que les ungs et les aultres furent ung quart d'heure sans se
+pouvoir asseurer. À la fin le beau pere, cognoissant que le boucher
+ne luy voloit point de mal, lui compta la cause pourquoy il s'estoit
+caché en ce tect, dont la paour tourna incontinent en ris, sinon que
+le cordelier, qui avoit mal en la jambe ne se pouvoit resjouyr.»
+
+Ce récit, qui figure dans l'_Heptaméron_ de la reine de Navarre, a
+été raconté en Italie à Marc Monnier sous une forme presque
+identique, à cette légère différence que les personnages qui
+écoutent sont deux prêtres, et qu'ils entendent le boucher dire à sa
+femme qu'ils se lèvera de bon matin pour tuer deux noirs. Marc
+Monnier le rapproche de la peur que Paul-Louis Courier éprouva dans
+des circonstances analogues chez un charbonnier de Calabre, où il se
+trouvait avec un compagnon, en l'entendant dire qu'il «fallait les
+tuer tous les deux». Il s'agissait de chapons.
+
+La complainte de saint Nicolas et des petits enfants, qui est
+populaire sur plusieurs points de la France, parle d'un boucher qui,
+de même que le légendaire pâtissier de la rue des Marmouzets, ne se
+contentait pas de tuer des animaux. Voici la version que Gérard de
+Nerval recueillit dans le Valois:
+
+ Il était trois petits enfants
+ Qui s'en allaient glaner aux champs.
+ S'en vont au soir chez un boucher:
+ --Boucher, voudrais-tu nous loger?
+ --Entrez, entrez, petits enfants,
+ Il y a de la place assurément.
+
+ Ils n'étaient pas sitôt entrés,
+ Que le boucher les a tués,
+ Les a coupés en petits morceaux,
+ Mis au saloir comme pourceaux.
+
+ Saint Nicolas, au bout d'sept ans,
+ Saint Nicolas vint dans ce champ.
+ Il s'en alla chez le boucher:
+ --Boucher, voudrais-tu me loger?
+
+ --Entrez, entrez, saint Nicolas.
+ Il y a d'la place, il n'en manque pas».
+ Il n'était pas sitôt entré
+ Qu'il a demandé à souper.
+
+ --Voulez-vous un morceau d'jambon?
+ --Je n'en veux pas, il n'est pas bon.
+ --Voulez-vous un morceau de veau?
+ --Je n'en veux pas, il n'est pas beau.
+
+ Du p'tit salé je veux avoir
+ Qu'il y a sept ans qu'est dans l'saloir.»
+ Quand le boucher entendit cela
+ Hors de sa porte il s'enfuya.
+
+ --Boucher, boucher, ne t'enfuis pas.
+ Repens-toi, Dieu te pardonnera.»
+ Saint Nicolas posa trois doigts
+ Et les p'tits se levèrent tous les trois.
+
+ Le premier dit: «J'ai bien dormi.»
+ Le second dit: «Et moi aussi.»
+ Et le troisième répondit:
+ «Je croyais être en paradis.»
+
+[Illustration: Boucher italien, d'après Mitelli.]
+
+
+DEVINETTES
+
+ Deux pieds assis sur trois pieds étaient occupés à regarder
+ un pied, lorsque survinrent quatre pieds qui s'emparèrent
+ d'un pied; sur ce, les deux pieds se levèrent, saisirent
+ les trois pieds et les lancèrent à la tête des quatre pieds
+ qui s'enfuirent avec un pied. La réponse est: Un boucher
+ assis sur un escabeau à trois pieds, et auquel un chien
+ vient de voler un pied de mouton. Devinette anglaise
+ (Dickens, _Les Temps difficiles_).
+
+ Qui sont ceux qui gagnent leur vie du sang épanché?
+
+ --Les chirurgiens et les bouchers.
+
+
+PROVERBES
+
+ --C'est un boucher.
+
+ On appelait boucher un homme qui coupait mal les viandes,
+ ou un barbier qui a la main lourde, qui rase rudement, qui
+ coupe en rasant.
+
+ --C'est un rire de boucher, il ne passe pas le noeud de
+ la gorge; c'est un rire qui n'est pas franc, parce que les
+ bouchers, tenant leur couteau entre les dents, font une
+ grimace qui ressemble à un rire, bien qu'ils n'aient pas
+ envie de rire en effet.
+
+ --_The butcher look'd for his knife, when he had it in the
+ mouth._ Le boucher cherche son couteau, alors qu'il l'a à
+ la bouche (Anglais).
+
+ --_The butcher looked for the candle it was in his hat._ Le
+ boucher cherchait sa chandelle et elle était sur son
+ chapeau (Anglais).
+
+ --_Gwelloc'h eo beza Kiger eget beza leue._ Il vaut mieux
+ être le boucher que le veau. (Breton.)
+
+ --Le boeuf une fois tombé, les bouchers viennent en
+ foule. (Proverbe talmudique.)
+
+ --Il fait tous les matins le métier d'un boucher, car il
+ habille un veau.
+
+ --Il sont comme les bouchers du Mans, ils se mettent sept
+ sur une bête. (Normandie.)
+
+ --On dit d'un homme qui ne peut rien en une affaire ou en
+ une assemblée, qu'il a du crédit comme un chien à la
+ boucherie.
+
+ --Il est reçu comme un chien dans une boucherie. (Iles
+ Feroé.)
+
+ --Avoir la conscience d'un chien de boucher. (Prov.
+ allemand.)
+
+ --_A cani di vuccieria nun mancanu ossa._ Au chien de
+ boucherie ne manquent pas les os. (Prov. sicilien.)
+
+On trouve, dès le moyen âge, une série de sujets dans lesquels le
+rôle de l'homme à l'égard des animaux est interverti, de manière que
+la victime commande à son tour à son persécuteur. Ce changement de
+position était appelé, dans le vieux français, le _Monde bestourné_;
+il forme, dit Wright, le sujet de vers assez anciens, et la peinture
+l'a exploité à une date reculée. L'imagerie populaire s'en est aussi
+emparée. Un des compartiments du _Monde à rebours_, estampe du XVIIe
+siècle, représente un boeuf dépeçant un boucher (p. 31). Dans un
+livre populaire anglais, qui était déjà imprimé en 1790, on voit un
+boeuf qui tue un boucher.
+
+[Illustration]
+
+
+SOURCES
+
+_Revue des Traditions populaires_, VIII, 591; IX, 195, 217,
+233.--Timbs, _Things generally not known_, I, 175.--La Bédollière,
+_Les Industriels_, 83, 85.--E. Rolland, _Faune populaire_. V,
+67.--Jacques de Vitry, _Exempla_, 70 (éd. de Folk-Lore Society).--E.
+Monteil, _l'Industrie française_. I, 92, 243.--De Lamare, _Traité de
+la police_, III, 85, 86.--Legrand d'Aussy, _Vie privée des
+Français_, I, 307.--Assier, _Légendes de la Champagne_, 47,
+48.--Vinçard, _Les Ouvriers de Paris_, 131, 157.--Desmaze,
+_Curiosités des anciennes justices_, 313.--Ant. Caillot, _Vie
+publique des Français_, II, 212, 218.--_Souvenirs à l'usage des
+habitants de Douai_ (1822), 548.--_Autrefois_ (1842),
+150.--Blavignac, _Histoire des enseignes_, 143.--F. Arnaud, _Voyage
+pittoresque dans l'Aube_, 102.--Communication de M. Charles
+Fichot.--Laisnel de la Salle, _Légendes du Centre_, I, 30.--Moiset,
+_Croyances de l'Yonne_, 17.--Jacob, _Curiosités de l'histoire des
+Croyances populaires_, 135.--Reinsberg-Düringsfeld, _Traditions de
+la Belgique_, I, 155; II, 120.--Quernest, _Notices sur Lamballe_,
+42.--_Folk-Lore Journal_, V, 110, 111.--Gérard de Nerval, _Les
+filles du feu_, 160.--Reinsberg-Düringsfeld. _Sprichwörter_.--Sauvé
+_Lavarou koz_.--Leroux, _Dictionnaire comique_.--Tuet, _Matinées
+senonoises_.--Wright, _Histoire de la Caricature_, 107.
+
+[Illustration: Le boucher, d'après les _Arts et Métiers_.]
+
+
+
+
+LES FILEUSES
+
+
+Naguère encore, pour exprimer l'ancienneté d'une chose ou son
+invraisemblance, on disait assez couramment qu'elle s'était passée à
+l'époque où les rois épousaient des bergères, ou
+
+ Du temps que la reine Berthe filait.
+
+Ce dicton, qui a son parallèle en Italie, était vraisemblablement né
+d'une confusion qui s'était établie entre plusieurs personnages: la
+mère de Charlemagne, la reine qui, d'après une ancienne charte
+indiquée par le _Dictionnaire de Trévoux_, filait pour orner les
+églises, l'héroïne du roman de _Berthe aux grands pieds_, et une
+sorte de fée filandière, nommée Bertha en Italie, Berchta en
+Allemagne, et restée surtout populaire en ce dernier pays.
+
+Il constatait que l'art de filer figurait autrefois au premier rang
+des attributions de la femme, quel que fût son rang.
+
+Grosley, qui écrivit au siècle dernier une dissertation moitié
+plaisante, moitié sérieuse sur les Ecraignes, ou réunions de
+fileuses, leur avait trouvé dans l'antiquité des précédents
+illustres: La Nécessité filait, en compagnie des Parques, le fil des
+destinées humaines; les nymphes se réunissaient chez la mère
+d'Aristée pour filer la laine verte de Milet. À Rome, le plus bel
+éloge que l'on pût faire d'une matrone des anciens temps, consistait
+à dire qu'elle était restée chez elle occupée à filer de la laine:
+les pronubæ portaient derrière la fiancée sa quenouille et son
+fuseau.
+
+Chez les Gaulois on pratiquait, au moment du mariage, une cérémonie
+qui ressemblait beaucoup à celle encore en usage naguère dans
+quelques provinces: la nouvelle mariée était conduite dans un bois
+où se trouvait la statue de la déesse Nehellenia, on lui remettait
+une quenouille chargée de lin et elle la filait un instant; peu de
+temps après la conversion des Francs au christianisme, à l'issue de
+la messe nuptiale, les parents de l'épousée prenaient une quenouille
+sur l'autel de la Vierge et la lui donnaient à filer. Dans quelques
+églises du Berry, la mariée filait une ou deux aiguillées avant de
+sortir; dans le pays Chartrain, elle s'agenouillait sous le porche
+devant la statue de sainte Anne, faisait trois signes de croix, et,
+prenant la quenouille de la sainte, elle la mettait à son côté et
+filait quelques instants. Dans la Sologne et dans l'Orne, le bedeau
+présentait à la nouvelle mariée, le dimanche après la noce, une
+quenouille à laquelle elle attachait un ruban et une pièce de fil.
+
+Dans le Lot-et-Garonne et dans le Tarn-et-Garonne, on portait en
+cérémonie la quenouille et le fuseau de la mariée à sa nouvelle
+demeure; en Normandie ces ustensiles étaient mis sur le devant de la
+charrette qui transportait le trousseau; dans le Jura, les femmes
+juchées sur les meubles placés sur le chariot filaient soit au
+fuseau, soit au rouet, quelquefois c'était le garçon franc qui
+filait. Dans les Landes, la quenouille était portée pendant toute la
+durée de la noce par une vieille femme qui, souvent se plaçait entre
+les deux époux; en Savoie, la belle-mère en présentait une à sa bru
+lors de son arrivée à la maison, pour lui dire qu'elle serait la
+bien venue si elle se renfermait dans ses travaux d'intérieur.
+
+Dans les Landes, la jeune fille qui n'a pas les objets nécessaires à
+son trousseau va faire une quête vers la fin de septembre,
+accompagnée d'une amie. Elles ont à la main une quenouille chargée
+de lin, et elles filent ou ont l'air de filer tout le long de la
+route. Arrivées devant la maison où elles vont quêter, la
+«quistante» s'arrête à la porte et file pendant que sa compagne
+entre demander un peu de lin pour le trousseau. Dans la Sologne, le
+premier jour des noces, après le repas, cinq paysannes faisaient la
+quête: la première tenait à la main une quenouille et un fuseau, et
+les présentait à chacun en chantant:
+
+ L'épousée a bien quenouille et fuseau.
+ Mais de chanvre, hélas! pas un écheveau,
+ Pourra-t-elle donc filer son trousseau?
+
+Le lendemain des noces a lieu, dans les Landes, une cérémonie
+burlesque: on fait mine de reconduire la «nobi» à ses parents, sous
+prétexte qu'elle est incapable de coudre, de filer, etc. Un donzelon
+prend une quenouille garnie d'étoupes et file une corde des plus
+grossières, un autre s'étudie à coudre le plus mal qu'il peut.
+
+Lorsque l'on ouvrit les tombeaux de Saint-Denis, en 1793, Lenoir
+trouva dans le cercueil de Jeanne de Bourgogne, la première femme de
+Philippe de Valois, sa quenouille et son fuseau, et les mêmes objets
+dans celle de Jeanne de Bourbon, femme de Charles V. Une quenouille
+était sculptée sur la pierre tombale d'Alice, prieure d'un monastère
+du comté de Stirling (Écosse). En Allemagne on suspendait un fuseau
+au-dessus de la tombe des dames de haut parage, comme le heaume et
+l'épée sur celle du chevalier et du noble; à Mayence, dans l'église
+de Saint-Jean, on voyait un fuseau d'argent sur le tombeau de la
+femme de Conrad, duc de Franconie. En 1540, on sculpta sur le
+monument funéraire de sir Pollard, l'image de ses onze fils tenant à
+la main une épée, et de ses filles, aussi au nombre de onze, qui
+chacune avaient un fuseau à la main.
+
+Le moine qui a écrit la vie de sainte Bertha connaissait sans doute
+la légende de Bertha, la fileuse, et c'est peut-être son souvenir
+qui lui a fait placer dans la main de l'abbesse la quenouille
+qu'elle filait tout en surveillant la construction de son monastère;
+parfois elle s'en servait pour tracer le canal qui devait y conduire
+l'eau de la source qu'elle avait achetée; où elle avait touché le
+sol, l'eau suivait le tracé qu'elle avait indiqué.
+
+Les contes constatent que les reines avaient en singulière estime
+l'art de filer: parfois une jeune fille, réputée habile fileuse, est
+emmenée à la cour et présentée à la reine, qui est la plus grande
+fileuse du royaume, et on lui fait entendre que si la reine la
+trouve aussi adroite qu'on le dit, il n'est pas impossible qu'elle
+la choisisse pour sa bru. Une estampe montre les religieuses de
+Port-Royal en conférence dans un bois et filant leur quenouille,
+tout en discutant les questions théologiques les plus ardues. Le
+graveur Bonnart, à la fin du XVIIe siècle, représentait les Parques
+sous la figure de trois grandes dames du temps qui s'occupaient à
+filer et à dévider (p. 5). Au XVIe et au XVIIe siècle, les peintres
+qui ont à personnifier les vierges sages leur mettent en main des
+quenouilles (p. 17).
+
+[Illustration: Les Trois Parques]
+
+Autrefois, parmi les présents que l'on faisait aux jeunes filles et
+aux mariées figurait en première ligne un de ces mignons petits
+rouets que l'on voit dessinés sur les estampes, et dont quelques-uns
+sont encore conservés dans les familles. C'était même un don que
+l'on pouvait faire aux plus grandes dames; Mme d'Aulnoy, dont les
+contes fournissent plus d'un détail intéressant sur les coutumes de
+son temps, cite parmi les présents que la princesse Printannière
+envoie aux fées qui lui avaient rendu service, plusieurs rouets
+d'Allemagne avec des quenouilles en bois de cèdre.
+
+Dans beaucoup de pays, comme en Bretagne, les galants offraient à
+leurs amoureuses des quenouilles sur lesquelles ils avaient sculpté
+des emblèmes accompagnés de croix, de devises et du nom de la
+personne aimée; dans les Landes, le fiancé doit encore,
+obligatoirement, donner à sa future une quenouille. On peut voir au
+musée de Cluny des quenouilles du XVIe siècle en bois sculpté,
+couvertes de figures en ronde bosse, qui ont dû être offertes lors
+de mariages aristocratiques.
+
+
+C'est dans le courant de ce siècle que s'est produite la décadence
+d'une occupation qui, pendant des milliers d'années, a été celle de
+toutes les femmes: avant 1830, en Bretagne, et vraisemblablement
+dans le reste de la France, les dames filaient encore le soir, comme
+au moyen âge, dans les châteaux et dans les villes, souvent en
+compagnie de leurs servantes. Maintenant elles ont délaissé le
+rouet, et les paysannes elles-mêmes ne filent plus guère que pendant
+les longues soirées d'hiver, ou lorsqu'elles gardent les troupeaux
+dans les champs.
+
+Quant aux fileuses de profession, autrefois très nombreuses, surtout
+dans les pays où, comme en Flandre et en Bretagne, la fabrication de
+la toile était très active, l'introduction des machines les a
+presque fait disparaître, et le métier n'est plus guère exercé que
+par quelques vieilles femmes.
+
+Il n'était guère, au reste, d'occupation plus mal rétribuée: pour
+gagner quelques sous, il fallait travailler pendant de longues
+heures et se livrer à un exercice fatigant.
+
+Dans le Bocage normand, à la fin du siècle dernier, la fileuse de
+laine qui pour faire tourner son quéret ou grand rouet, devait
+rester debout de l'aube au soir, avait six liards pour tout salaire,
+et la pitance. En Haute-Bretagne on disait qu'une bonne filandière
+faisait dix lieues par jour. Il est vrai que ces femmes avaient peu
+de besoins, et leur modeste gain suffisait à leur nourriture et à
+leur entretien. Dans l'Ouest, elles n'avaient pas mauvaise
+réputation, comme les fileuses du Dauphiné, qui passaient pour
+débauchées, et dont le nom était devenu synonyme de prostituée.
+
+La coutume de se réunir en commun pour filer est certainement très
+ancienne: en hiver, le chauffage et l'éclairage étant à peu près les
+mêmes pour plusieurs personnes que pour une ou deux, il est naturel
+que des voisins aient eu l'idée de faire cette économie, et ce
+métier, qui occupait les doigts sans absorber la pensée, était assez
+peu bruyant pour permettre de causer ou de chanter.
+
+L'intéressant petit livre des _Évangiles des Quenouilles_, l'un des
+documents les plus précieux que nous ayons sur les croyances de la
+classe moyenne au XVe siècle, montre «dame Ysangrine accompagnée de
+plusieurs de sa connoissance, qui toutes apportèrent leurs
+quenoilles, lin, fuiseaux, estandars, happles, et toutes agoubilles
+servans à leur art». C'est une véritable veillée qui a servi de
+cadre à l'auteur pour noter les conversations qui s'y tenaient.
+
+À la campagne les mêmes causes amenaient des réunions analogues;
+plusieurs écrivains ont pris soin de nous décrire la manière dont
+elles se tenaient dans l'ancienne France, et bien des faits qu'ils
+ont relevés pouvaient, naguère encore, s'appliquer aux veillées de
+paysannes.
+
+Le _Roman de Jean d'Avesnes_, poème du XVe siècle, décrit une de ces
+veillées: «C'est là, dit l'analyse qu'en a faite Legrand d'Aussy,
+que les femmes et les filles viennent travailler; l'une carde,
+l'autre dévide; celle-ci file, celle-là peigne du lin, et pendant ce
+temps-là elles chantent ou parlent de leurs amours. Si quelque
+fillette en filant laisse tomber son fuseau, et qu'un garçon puisse
+le ramasser avant elle, il a le droit de l'embrasser. Le premier et
+le dernier jour de la semaine elles apportent du beurre, du fromage,
+de la farine et des oeufs, elles font sur le feu des ratons, des
+tartes, gâteaux et autres friandises. Chacun mange, après quoi on
+danse au son de la cornemuse, puis on fait des contes, on joue à
+souffler au charbon».
+
+[Illustration: Décembre, La veillée]
+
+Au XVIe siècle, Tabourot nous a donné une description des fileries
+qui se faisaient dans les villes et les campagnes: «En tout le pays
+de Bourgongne, mesmes ès bonnes villes, à cause qu'elles sont
+peuplées de beaucoup de pauvres vignerons, qui n'ont pas le moyen
+d'acheter du bois pour se deffendre de l'iniure de l'hyver, la
+nécessité, mère des arts, a appris cette inuention de faire en
+quelque ruë escartée un taudis ou bastiment composé de plusieurs
+perches fichées en terre en forme ronde, repliées par le dessus et à
+la sommité; en telle sorte qu'elles représentent la testière d'un
+chapeau, lequel après on recouure de force motes gazon et fumier, si
+bien lié et meslé que l'eau ne le peut pénétrer. En ce taudis entre
+deux perches du costé qu'il est le plus defendu des vents, l'on
+laisse vne petite ouuerture de largeur d'un pied et hauteur de deux
+pour servir d'entrée, et tout alentour des sieges composez du drap
+mesme pour y assoir plusieurs personnes. Là ordinairement les
+apres-souppees s'assemblent les plus belles filles de ces vignerons
+avec leurs quenouilles et autres ouvrages et y font la veillée
+iusques à la minuict. Dont elles retirent cette commodité, que tour
+à tour portans vne petite lampe pour s'esclairer et vne trape de feu
+pour eschauffer la place, elles espargnent beaucoup, et trauaillent
+autant de nuit que de jour pour ayder à gaigner leur vie, et sont
+bien deffenduës du froid: car ceste place estant ainsi composée, à
+la moindre assemblée que l'on y puisse faire, recevant l'air venant
+des personnes qui y sont avec la chaleur de la trape, est
+incontinent eschauffée: quelquefois, s'il fait beau temps, elles
+vont d'Escraigne à une autre se visiter et là font des demandes les
+vnes aux autres. A telles assemblées de filles se trouue une
+infinité de ieunes varlots amoureux, que l'on appelle autrement des
+Voîieurs, qui y vont pour descouurir le secret de leurs pensées à
+leurs amoureuses. C'est chose certaine que quand l'Escraigne est
+pleine, l'on y dit vne infinité de bons mots, et contes gracieux.
+Celui qui auroit dit le meilleur conte avoit comme prix de prendre
+un baiser de celle qu'il aimeroit le mieux en la compagnie, et à
+celui qui en auroit dit le plus absurde et impertinent d'être baculé
+à coups de souliers à double gensiue.»
+
+ * * * * *
+
+Quelques années plus tard, Noel du Fail traçait le tableau des
+veillées aux environs de Rennes: «Il se faisoit des fileries qui
+s'appeloient veillois, où se trouvoient de tous les environs
+plusieurs jeunes valets illec s'assemblans et jouans à une infinité
+de jeux que Panurge n'eut onc en ses tablettes. Les filles, d'autre
+part, leurs quenoilles sur la hanche filoient: les unes assises en
+un lieu plus eslevé, sur une huge ou met, à longues douettes, afin
+de faire plus gorgiasement piroueter leurs fuseaux, non sans estre
+espiez s'ils tomberoient, car en ce cas il y a confiscation
+rachetable d'un baiser et bien souvent il en tomboit de guet à pans
+et à propos délibéré qui estoit une succession bientost recueillie
+par les amoureux qui d'un ris badin se faisoient fort requérir de
+les rendre. Les autres moins ambitieuses, estans en un coin près le
+feu regardoient par sur les espaules des autres et plus avancées,
+tirantes et mordantes leur fil, et peut estre bavantes dessus, pour
+n'estre que d'estouppes. Là se faisoient les marchez; le fort
+portant le foible: mais bien peu parce que ceux qui vouloient tant
+peu fust, faire les doux yeux, desrober quelque baiser à la sourdine
+frapans sur l'espaule par derrière estoient conteroolez par un tas
+de vieilles ou par le maistre de la maison estant couché sur le
+costé en son lit bien clos et terracé, et en telle veüe qu'on ne luy
+peut rien cacher».
+
+L'estampe de Mariette, que nous reproduisons (p. 9), a été gravée à
+la fin du XVIIe siècle, et elle montre assez bien comment les choses
+se passaient alors; elle est intitulée: Décembre, la veillée, et
+au-dessous on lit ces vers:
+
+ Par vn sage temperament
+ Tout à nos voeux devient possible,
+ Et le travail le plus penible
+ N'est bientôt qu'un amusement.
+
+Voici comment, vers 1750, se tenaient, d'après Grosley, les fileries
+en Champagne: «L'intérieur est garni de sièges de mottes pour
+asseoir les assistantes. Au milieu pend une petite lampe, dont la
+seule lueur éclaire tout l'édifice. Elle est fournie successivement
+par toutes les personnes qui composent l'Ecreigne. La villageoise
+qui est à tour a soin de se trouver au rendez-vous la première pour
+y recevoir les autres. Chacune des survenantes, la quenouille au
+coté, le fuseau dans la quenouille, les deux mains sur le couvet ou
+chaufferette, et le tablier par-dessus les mains, entre avec
+précipitation et se place sans cérémonie. Dès qu'elle est placée, le
+fuseau est tiré de la quenouille, la filasse est humectée par un peu
+de salive, les doigts agiles font tourner le fuseau, voilà l'ouvrage
+en train. Mais tout cela ne se fait point en silence: la
+conversation s'anime et se soutient sans interruption jusqu'à
+l'heure où l'on se sépare. On y disserte sur les différentes
+qualités ou sur les propriétés de la filasse; on y enseigne la
+manière de filer gros ou de filer fin; de temps en temps, en
+finissant une fusée, on représente son ouvrage pour être applaudi ou
+censuré; on rapporte les aventures fraîchement arrivées. On parle de
+l'apparition des esprits; on raconte des histoires de sorciers ou de
+loups-garoux. Pour s'aiguiser l'esprit, on se propose certaines
+énigmes, vulgairement appelées _devignottes_: enfin on se fait
+mutuellement confidence de ses affaires et de ses amours et l'on
+chante des chansons. Des lois sévères défendent aux garçons d'entrer
+dans les Ecreignes, et aux filles de les y recevoir: ce qui
+n'empêche pas que les premiers ne s'y glissent et que ces dernières
+ne les y reçoivent avec grand plaisir».
+
+Les fileuses aimaient à chanter des chansons, à raconter des
+légendes et des contes. Lorsque Perrault publia ses _Histoires du
+temps passé_, il ne manqua pas de faire graver sur le frontispice
+une vieille fileuse, dont plusieurs personnes écoutaient le récit.
+Ces veillées ont été, en effet, le grand conservatoire de la
+littérature orale; le clergé, qui leur a fait en certains diocèses
+une guerre acharnée, prétendait que la morale n'y était pas toujours
+respectée; mais il exagérait sans doute, et la plupart du temps les
+galanteries, pour être un peu brutales, ne dépassaient pas la limite
+que permettent les moeurs champêtres, beaucoup plus gauloises que
+celles des villes.
+
+Les jeunes gens qui s'y rendaient «bouchonnaient» un peu les filles,
+moins toutefois qu'à l'époque des foins et de la moisson, et ils se
+montraient souvent complaisants. Lorsque, dans les veillées aux
+environs de Rennes, le fil se cassait, si le garçon placé auprès de
+la fileuse ne se hâtait pas de le ramasser, celle-ci lui disait,
+pour l'avertir de son impolitesse:
+
+ Vivent les garçons d'au loin.
+ Ceux d'auprès ne valent rien.
+
+En Poitou, à la veillée, quand le fuseau d'une jeune fille lui
+échappe des mains, un jeune homme tâche de le saisir et il dévide le
+fil à la hâte en disant: «Une, deux, trois, bige mé (embrasse-moi),
+tu l'auras, etc., et il continue jusqu'à ce que la fileuse se soit
+exécutée.
+
+[Illustration: Fileuse, gravure de Lagniet.]
+
+Jadis, en Écosse, aux soirées d'hiver, les jeunes femmes du
+voisinage apportaient leur rouet sur leurs épaules, et il n'était
+pas rare de voir quatre ou cinq rouets en activité, chaque fileuse
+s'efforçant de finir la première sa tâche; un ou deux des plus
+jeunes membres de la famille s'occupaient à tordre ou à dévider le
+fil. Pendant ce temps, les jeunes gens s'amusaient à des jeux
+d'adresse. Lorsque l'on avait fini, un souper frugal était servi, et
+les jeunes gens accompagnaient les fileuses jusque chez elles, leur
+portant leur rouet et leur murmurant des paroles d'amour.
+
+Aux veillées des environs de Saint-Malo, on chante cette chanson,
+qui décrit les métamorphoses de la filasse:
+
+ J'lai breillé avec ma breille.
+ Tout de rang, de rang,
+ Tout de rang dondaine,
+ J'lai breillé avec ma breille.
+ Tout de rang, de rang,
+ Tout de rang dondon.
+ J'lai pesélé o (avec) mon peselé,
+ J'lai sanss'lé o mon selan,
+ J'lai chargé sur ma quenouille,
+ J'lai filé à mon fuseau.
+ En le filant, le fil cassit,
+ L'fil cassit, not' valet l'serrit,
+ Alors, moi, j'le récompensis,
+ J'lui fis des ch'mis' de toil' fine.
+
+En Belgique, dans les écoles de fileuses on chantait, pour régler
+les mouvements du rouet, des _tellingen_, sortes de poésies
+populaires spéciales, chantées sur un air non rythmé.
+
+Vers 1830, en Basse-Bretagne, on donnait un ruban à la personne la
+plus diligente, et la filerie de chanvre se terminait par des
+danses.
+
+À Landeghem (Flandre), on avait établi, à un jour fixé, un concours
+et un prix donné à celle des fileuses qui avait les cuisses et le
+gras des jambes les plus échaudés; car on supposait que celle qui a
+le plus filé de l'hiver devait avoir les jambes les plus brûlées,
+comme ayant été la plus sédentaire et s'étant servie, plus que toute
+autre, du réchaud que les paysannes emploient pour se tenir les
+pieds chauds.
+
+Des êtres surnaturels, fées, lutins ou revenants, venaient la nuit
+prendre le fil ou travailler au rouet. On lit dans l'_Évangile des
+Quenouilles_: «Qui le samedy ne met sur le hasple toutes les fusées
+de la septmaine, le lundi en trouve une mains, que les servans des
+faées prent le samedi nuit pour leur droit.» En Allemagne, si on
+n'avait pas soin d'enrouler la courroie du rouet, un petit lutin
+invisible le mettait en mouvement. En Écosse, au milieu de ce
+siècle, on enlevait le soir la corde du rouet pour empêcher les
+fairies d'y venir filer. Voici une ballade alsacienne, recueillie
+par Stoeber, qui met en scène des fileuses qui rappellent les
+Parques:
+
+ Et lorsque a sonné minuit--pas une âme au village ne
+ veille.--Alors trois spectres se glissent par la
+ fenêtre--et s'asseyent aux trois rouets.--Ils filent, leurs
+ bras s'agitent silencieusement--les fils bourdonnent
+ rapidement sur les fuseaux.--Les rouets gémissent dans leur
+ course désordonnée--et les trois spectres se
+ lèvent.--Esprits de l'heure sombre de minuit--la chouette
+ crie dans le cimetière.--Qu'adviendra-t-il de la fine
+ toile?--y aura-t-il encore trois chemises de fiancée? (p.
+ 16.)
+
+Les fileuses avaient des superstitions de diverses sortes. En
+Écosse, elles craignaient l'influence du mauvais oeil: Si un homme
+brun ou ayant les sourcils qui se rejoignaient entrait dans la
+maison pendant qu'on disposait le lin en forme de poupée, on ne se
+mettait pas à l'ouvrage avant d'avoir pris la précaution de passer
+le fuseau trois fois à travers le feu, c'est-à-dire d'avoir filé
+trois fois au-dessus du feu en s'en approchant aussi près qu'il
+était possible sans brûler le fil. En même temps, on récitait une
+formulette.
+
+En Sicile, toute femme du peuple qui file voit avec plaisir le fil
+s'entortiller autour du fuseau; c'est le présage que son mari
+reviendra à la maison avec de l'argent.
+
+Le couplet suivant de la _Chanson de la Fileuse_, par Bélanger,
+composée sur musique de Schubert, fait allusion à une croyance
+populaire:
+
+ Si mon fil soudain cassait
+ Sous mon doigt rebelle,
+ C'est que lui me trahirait
+ Près d'une plus belle.
+
+[Illustration: Les trois fileuses, d'après Klein (Strasbourg 1813).]
+
+L'_Évangile des Quenouilles_ indique une pratique qui était encore,
+au siècle dernier, usitée en Allemagne: «Fille, dit l'_Évangile des
+Quenouilles_, qui veult savoir le nom de son mari à venir doit
+tendre devant son huis le premier fil qu'elle filera cellui jour, et
+de tout le premier homme qui illec passera savoir son nom. Sache
+pour certain que tel nom aura son mari.»
+
+Les sermonnaires se sont souvent élevés contre des pratiques
+païennes qui, peut-être, ne sont pas entièrement disparues: Dans le
+Tyrol, jadis les femmes filaient à la fin de décembre une
+quenouillée de chanvre et la jetaient au feu pour se rendre
+favorable un esprit qu'on appelait la femme de la forêt. Saint Eloi
+défendait aux fileuses d'invoquer Minerve ou toute autre ancienne
+divinité; au moyen âge, certaines filaient pendant la nuit du
+premier janvier, pour être assurées de faire beaucoup de besogne
+dans l'année. Le curé Thiers signalait la superstition de celles
+qui, pour filer beaucoup en un jour, filaient le matin, avant que de
+prier Dieu et de se laver les mains, un filet sans mouiller, et le
+jetaient ensuite par-dessus les épaules.
+
+[Illustration: Les Vierges sages, d'après Brueghel le Vieux.]
+
+Il y a des jours pendant lesquels il est interdit de filer: cette
+prohibition est parfois basée sur des croyances religieuses, comme
+l'observation du repos dominical et de certaines fêtes: parfois il
+semble qu'elle a pour origine des croyances antérieures au
+christianisme. Des légendes rapportent que des femmes furent punies,
+comme cette femme de Kindstadt, en Franconie, qui avait coutume de
+filer le dimanche et qui forçait ses filles à en faire autant. Une
+fois, il leur sembla à toutes que du feu sortait de leurs
+quenouilles, mais elles n'en éprouvèrent aucun mal. Le dimanche
+suivant, le feu y fut réellement; mais elles l'éteignirent. La
+fileuse n'ayant tenu aucun compte de ces deux avertissements, il
+arriva, le troisième dimanche, que leur filasse enflammée mit le feu
+à toute la maison et brûla la maîtresse fileuse avec ses deux
+filles.
+
+Pogge raconte qu'en Normandie, une jeune fille ayant filé pendant
+que les autres célébraient la fête d'un saint d'une paroisse qui
+n'était pas la sienne, et s'en étant moquée, quenouille et fuseau
+s'attachèrent à ses doigts et à ses mains, en lui faisant grand mal,
+et si fort, qu'on ne pouvait pas les en arracher; elle ne put s'en
+débarrasser qu'après avoir été conduite à l'autel du saint qu'elle
+avait offensé.
+
+En Haute-Bretagne, quand on file le samedi après minuit, on entend
+des bruits étranges, tel que celui d'un autre fuseau dans la
+cheminée, et l'on n'a pas de chance toute la semaine. Au XVe siècle,
+les bourgeoises de Paris avaient des préjugés analogues: «Plusieurs
+des escolieres, dit l'_Évangile des Quenouilles_, commençoient à
+desuider et haspler leurs fusées, car filer ne povoient pour
+l'onneur du samedy et de la Vierge Marie... qui laisse le samedy à
+parfiler le lin qui est en sa quelouigne, le fil qui en est filé le
+lundy ensuivant jamais bien ne fera, et si on en fait toile, jamais
+elle ne blanchira.» Naguère cette croyance existait encore en
+certaines parties de l'Allemagne.
+
+En Basse-Bretagne, jadis, les femmes ne voulaient pas filer les
+jeudis et samedis, parce que cela faisait pleurer la sainte Vierge.
+En Suède, l'usage du fuseau était interdit le jeudi matin. En
+Allemagne, en Danemark, la personne qui a filé l'après-midi du
+samedi, du dimanche ou des autres jours fériés, ne demeure pas
+tranquille dans sa tombe; une femme, qui avait violé cette défense,
+revint après sa mort passer sa main en flammes par la fenêtre, en
+disant: «Voyez le sort qui m'est échu pour avoir filé le samedi et
+le dimanche dans l'après-midi.»
+
+En Belgique et en Lithuanie, on dit que Carnaval ne veut pas voir le
+rouet; si les ménagères s'en servent à cette époque, leur récolte de
+lin ne réussira pas; en Haute-Bretagne, on ne pourra dégraisser le
+fil, ou les chats et les souris viendront le manger; en
+Basse-Bretagne, les femmes, de crainte du même inconvénient,
+n'aimaient pas autrefois à filer en carême.
+
+Au XVIIe siècle, le curé Thiers signalait la superstition, encore
+courante en Belgique, et qui a été constatée dès le moyen âge, de ne
+pas filer depuis le mercredi de la semaine sainte jusqu'au jour de
+Pâques, dans la crainte de filer des cordes pour lier
+Notre-Seigneur. En Suède, on ne file pas pendant la semaine de la
+Passion.
+
+Dans la Montagne-Noire, c'est s'exposer à des malheurs que de filer
+du chanvre ou du coton pendant la semaine de Noël. Dans le nord de
+l'Écosse et en Danemark, rien ne doit tourner en rond de Noël au
+premier de l'an: les oies réussiraient mal ou la charrue se
+briserait. En Suisse, le vent emportera le toit de la maison où l'on
+aura filé la veille de Noël. En Belgique, il ne faut pas laisser
+apercevoir aux arbres un rouet pendant cette nuit, ils n'auraient
+pas de fruits l'année suivante.
+
+En Écosse, sous aucun prétexte, le rouet ne peut être alors porté
+d'une maison dans une autre. Au pays d'Enhaut (Suisse romande), on
+répète encore aux fileuses qu'il faut que leur quenouille soit finie
+pour la veille de Noël, et qu'elles aient soin «de la réduire»
+derrière les cheminées, sinon la «Tsaôthe vidhe», vieille sorcière
+qui se promène les derniers jours de l'année sur un cheval aveugle,
+viendra, l'an qui suit, emmêler les étoupes d'une façon
+inextricable. Dans la première moitié de ce siècle, en maints
+villages dans les Alpes, on avait soin de cacher, la veille de Noël,
+toutes les quenouilles, par crainte des maléfices de ce mauvais
+génie.
+
+La filerie est prohibée, en certaines parties de l'Écosse, entre
+Noël et la Chandeleur. En Poitou, la messe de minuit ne doit point
+surprendre les ménagères avant que leur poupion de filasse ne soit
+entièrement en oeuvre; leurs compagnes en saliraient le restant ou
+y mettraient des choses difficiles à démêler.
+
+Dans l'Yonne, les enfants de la femme qui file le jour de la
+Saint-Paul, courent risque de devenir mal portants, et ses poules
+d'avoir les pattes tordues. En Belgique on craint, en ne chômant pas
+le jour de la Saint-Saturnin, que les bêtes ovines n'aient le cou
+tors.
+
+En Danemark, l'après-midi de la Saint-Martin est très observée par
+les fileuses qui racontent la légende de la revenante à la main
+enflammée.
+
+Le paysans bretons sont persuadés que la nuit qui précède la
+Saint-André une fée très vieille descend par la cheminée pour voir
+si, aux approches de minuit, la ménagère est encore à travailler.
+Dans ce cas, la fée la gourmande en lui disant: «Êtes-vous encore à
+filer, c'est demain la Saint-André.»
+
+En Allemagne, Bertha apparaît sous la forme d'une femme sauvage avec
+une longue chevelure, et salit la quenouille de la fille qui, le
+dernier jour de l'an, n'a pas filé tout son lin.
+
+En France et en Italie, il y avait autrefois des dictons qui se
+rapportaient à un personnage identique à Bertha. Dans l'Allemagne du
+Sud elle se montre, pendant les nuits des Rois, sous la forme d'une
+femme aux cheveux hérissés, qui vient examiner les fileuses; on
+mange en son honneur du poisson et du potage, et toutes les
+quenouilles doivent être entièrement filées. Cette superstition
+était autrefois connue en Angleterre, et l'on appelait Saint-Distaff
+Day: jour de Sainte-Quenouille: le lendemain du jour des Rois, si on
+rencontrait une jeune fille filant, on brûlait son lin et sa
+filasse.
+
+[Illustration: LA BELLE FILEUSE]
+
+Dans l'Yonne, on croyait autrefois que pour que le fil filé par une
+ménagère devînt blanc, il ne suffisait pas de l'exposer à la rosée
+pendant la Semaine sainte; il fallait encore que, pendant ce temps,
+la fileuse éprouvât une grande émotion. Aussi on se faisait un
+devoir de l'effrayer en jetant au milieu de la chambre où elle se
+trouvait un pot ou une écuelle qui, en se cassant, lui faisait peur.
+
+En Allemagne, si une femme pendant les six semaines qui suivent son
+accouchement file de la laine, du lin ou du chanvre, son fils sera
+pendu quelque jour; en Autriche, on donne la raison de cette
+défense: c'est parce que la Vierge l'observa après la naissance de
+Jésus.
+
+En Sicile, une bonne ménagère dépose son fuseau ou sa quenouille sur
+une chaise ou en quelque autre endroit; elle se garde bien de le
+mettre sur le lit; elle serait en danger de se séparer de son mari.
+
+D'après Pline, une loi rurale d'Italie défendait aux femmes de
+sortir avec leurs quenouilles; c'était un mauvais présage de
+rencontrer une femme qui filait. Cette superstition traversa le
+moyen âge: «Quant un homme chevauce par le chemin, dit l'_Evangile
+des Quenouilles_, et il rencontre une femme filant, c'est très
+mauvais rencontre, et doit retourner et prendre son chemin par autre
+voye». Naguère encore, la même croyance existait en Allemagne et le
+moyen de détourner le mauvais sort était le même.
+
+À Valenciennes, les fileuses, au moment de leur fête, dressaient une
+sorte de trophée, composé de tous les instruments de leur travail,
+qu'elles enlaçaient de branches vertes, de fleurs et de devises. Le
+jour de la Saint-Véronique, les enfants de cette même ville
+faisaient des chapelets de fèves auxquels ils attachaient une
+épingle crochue, et, guettant les fileuses à leur passage, ils
+accrochaient ces chapelets à leurs vêtements, en criant: «Fèves!
+fèves!» et les poursuivaient en même temps de leurs railleries. Cet
+usage, créé par la méchanceté, avait pour objet de rappeler à ces
+pauvres ouvrières qu'elles n'ont d'autre festin à attendre que des
+fèves.
+
+Jadis, on croyait que les fées venaient en aide aux filandières qui
+les imploraient; en Haute-Bretagne, si on déposait à l'entrée d'une
+de leurs grottes du pain beurré et une poupée de lin, on la
+retrouvait le lendemain à la même place, très proprement filée. Dans
+les Landes, les hades ou fées transformaient en un instant en fil,
+le lin le plus fin qu'on déposait à l'entrée de leur caverne, ou au
+bord des fontaines qu'on leur assigne habituellement pour
+habitation. La même croyance existait en Écosse, et elle a été
+constatée lors d'un procès de sorcellerie dont Walter Scott a parlé
+assez longuement dans sa _Démonologie_: En 1649, quand on condamna à
+mort le major Weir et sa soeur, celle-ci entra dans quelques
+détails sur ses liaisons avec la reine des fées et parla de
+l'assistance qu'elle recevait de cette souveraine pour filer une
+quantité extraordinaire de laine. On montre encore à Edimbourg sa
+maison. Dans la jeunesse de Walter Scott bien hardi était l'enfant
+qui osait s'en approcher, au risque d'entendre le bruit magique à
+l'aide duquel la soeur de Weir s'était fait une si grande
+réputation comme fileuse.
+
+Une jeune fille de la Suisse romande avait des parents qui
+exigeaient qu'elle filât tous les jours une quenouille entière tout
+en surveillant le bétail. Un jour une fée vint lui demander
+l'hospitalité dans son chalet, et ayant été bien reçue, elle venait
+tous les soirs prendre sa quenouille, la fixait à la corne d'une des
+vaches qui paissaient dans le pâturage, puis, assise sur le dos de
+la brave bête, elle se mettait à filer au clair de lune, au profit
+de sa protégée, et chaque matin elle lui remettait sa quenouille
+transformée en écheveaux de bel et bon fil.
+
+De même que les dames du temps jadis, les fées étaient, suivant la
+tradition, des fileuses émérites. En Saintonge, elles sont appelés
+filandières, et l'on prétend qu'elles portent constamment une
+quenouille et un fuseau. Elles errent au clair de la lune sous la
+forme de vieilles femmes qui filent, vêtues de blanc, presque
+toujours trois par trois, comme les Parques. C'est surtout près des
+mégalithes ou des anciens monuments qu'elles se montrent aux hommes.
+En Berry, une blanche fée portant une quenouille se promène pendant
+certaines nuits sur le bord d'une antique mardelle appelée Trou à la
+fileuse. Près de Langres, trois fées blondes et pâles,
+s'assemblaient près de la Pierre-aux-Fées, et venaient y filer leur
+quenouille. Dans les Ardennes, une fée fileuse s'asseyait au bord de
+la route et filait en attendant les passants qu'elle poursuivait. À
+Villy, une autre fée filait du soir au matin sans perdre une minute:
+on entendait le bruit de son rouet, mais on ne la voyait qu'à
+l'aurore ou au crépuscule.
+
+Il y avait aussi des fileuses nocturnes, spectres condamnés en
+raison de certains méfaits à une pénitence posthume, et dont la
+rencontre était redoutable. Dans le Bocage normand, un champ était
+hanté par une vieille fileuse tournant son rouet dont la bobine
+était brillante comme du feu d'enfer. À Saint-Suliac, aux environs
+de Saint-Malo, une vieille filandière, connue sous le nom de Jeanne
+Malobe, se montrait le soir, travaillant toujours et marmottant des
+paroles inintelligibles; on la voyait courir par les garennes en
+agitant sa quenouille et en poursuivant les animaux fantastiques qui
+composent la chasse sauvage. En Belgique, une femme apparaissait sur
+un saule, dans l'attitude d'une fileuse devant son rouet. La
+dernière châtelaine du château de Linchamps venait toutes les nuits
+et s'asseyait sur l'angle d'une tourelle ruinée que l'on appelait la
+Chaise de la fileuse. Vêtue de blanc, elle tournait pendant de
+longues heures son rouet qui ne faisait pourtant aucun bruit. Quand
+elle se levait, elle poussait du pied quelques pierres qui tombaient
+dans la Semoy; les mères disaient souvent à leur enfant: «Prends
+garde à la fileuse, si tu n'es pas sage, elle t'écrasera en te
+jetant une grosse pierre».
+
+[Illustration: Fileuse, d'après Mérian (XVIIe siècle).]
+
+Les fileuses ont dans les contes un rôle important, soit comme
+personnages principaux, soit à titre épisodique. On a recueilli un
+grand nombre de variantes de celui dans lequel les parents d'une
+jeune fille, d'ordinaire assez maladroite, la font passer pour une
+très habile fileuse: elle doit devenir reine ou grande dame, ou bien
+épouser celui qu'elle aime, si elle peut dans un temps très court,
+filer une énorme quantité de lin. Au moment où elle se désole, ne
+sachant comment se tirer de cette épreuve, un être doué d'une
+puissance surnaturelle, fée, lutin, diable ou sorcière, se présente
+devant elle, et lui propose de se charger de la besogne moyennant
+certaines conditions: d'ordinaire, il s'agit de deviner le nom du
+personnage mystérieux, ou de retenir ce nom qui est habituellement
+assez baroque. Si elle y parvient, elle n'aura rien à lui donner,
+autrement elle ou son premier enfant lui appartiendra. Mlle
+Lhéritier, l'un des auteurs dont les contes figurent dans le
+_Cabinet des fées_, a arrangé d'une façon assez romanesque un récit
+d'origine populaire, dont voici le résumé: Un prince qui se promène
+dans la campagne voit une vieille femme qui adresse de vifs
+reproches à une jeune fille d'une beauté éblouissante; elle avait à
+son côté une quenouille chargée de lin et tenait dans l'un des pans
+de sa robe des fleurs qu'elle venait de cueillir dans le jardin. La
+vieille les lui jeta à terre, et comme le prince lui demande la
+raison de cette violence, elle lui répond que c'est parce qu'elle
+fait toujours le contraire de ce qui lui est commandé. Je voudrais,
+dit-elle, qu'elle ne filât point, et elle file depuis le matin
+jusqu'au soir avec une diligence qui n'a point sa pareille.--Ah!
+vraiment, répond le prince, si vous haïssez les filles qui se
+plaisent à filer, vous n'avez qu'à donner la vôtre à la reine ma
+mère qui se divertit fort à cet amusement, et qui aime tant les
+fileuses, elle fera la fortune de votre fille. Rosanie va à la cour,
+et on la conduit dans un appartement où il y avait du lin de toutes
+les espèces. Mais elle croit qu'elle ne parviendra jamais à
+accomplir sa tâche, et elle va dans un bois où se trouvait un
+pavillon très élevé du haut duquel elle voulait se précipiter. Elle
+voit tout à coup paraître un grand homme fort bien vêtu, d'une
+physionomie assez sombre, qui lui demande le sujet de son chagrin.
+Il lui montre une baguette qui est douée d'une telle vertu qu'en
+touchant seulement toutes sortes de chanvre et de lin, elle en file
+par jour autant que l'on veut, et d'une finesse aussi grande qu'on
+peut le souhaiter. Il la lui prête pour trois mois, à la condition
+que lorsqu'il viendra la rechercher, elle lui dira, en la lui
+rendant: Tenez, Ricdin Ricdon, voilà votre baguette. Mais si elle ne
+peut retrouver son nom, il sera maître de sa destinée et pourra
+l'emmener partout où il lui plaira. Rosanie, grâce à son talisman,
+filait le plus beau fil du monde; le prince était amoureux d'elle,
+mais elle ne pouvait, malgré tous ses efforts, se rappeler le nom du
+possesseur de la baguette enchantée. Heureusement le prince s'égare
+à la chasse et arrive près d'un vieux palais ruiné, où il voit
+plusieurs personnes d'une figure affreuse et d'un habillement
+bizarre. Au milieu d'eux était une espèce d'homme sec et basané qui
+avait le regard farouche et paraissait cependant dans une grande
+gaieté, car il faisait des sauts et des bonds avec une agilité
+inconcevable, et chantait d'une voix terrible:
+
+ Si jeune et tendre femelle,
+ Avait mis dans sa cervelle
+ Que Ricdin Ricdon je m'appelle
+ Point ne viendrait dans mes lacs.
+
+Le prince retient ce couplet du démon, car c'en était un, et le
+répète à Rosanie, qui lorsque le diable arrive, lui dit: Tenez,
+Ricdin Ricdon, voici votre baguette.
+
+Cette donnée se retrouve dans un assez grand nombre de contes: Dans
+un récit de Grimm, un meunier qui a une jolie fille prétend qu'elle
+peut filer de la paille et la convertir en fils d'or; le roi
+l'emmène à son palais, elle est bien embarrassée, lorsque survient
+un nain qui lui propose d'accomplir sa besogne, à la condition que
+si elle ne peut deviner son nom, son premier-né lui appartiendra.
+Elle y consent et elle épouse le roi; elle envoie quelqu'un à la
+recherche du nom baroque, et un jour, son messager voit près d'un
+feu un nain grotesque qui danse en chantant, et se réjouit de
+pouvoir emporter le lendemain le fils de la reine, parce que
+celle-ci ne pourra lui dire que son nom est Rumpelstiltzkin (p. 29).
+
+Parfois des personnages ayant une partie de leur corps d'une
+dimension exagérée viennent en aide à la fileuse embarrassée; en
+Haute-Bretagne, une fille ne voulait pas filer; un jour que sa mère
+était à la gronder, un monsieur qui passait par là lui demanda
+pourquoi.--C'est, répondit-elle, parce qu'elle ne cesse de filer. Le
+monsieur l'emmena dans un grand magasin de lin, et lui dit qu'il
+l'épouserait si elle pouvait tout filer. Elle restait à pleurer
+quand elle vit paraître une femme qui avait une grande langue
+pendante sur les lèvres.--Qu'as-tu à te désoler?
+demanda-t-elle.--J'ai tout ceci à filer et je ne sais point.--Je
+vais tout te filer en beau fil, à la condition que tu m'inviteras le
+jour de tes noces. La fille accepta: la bonne femme disparut: mais
+le lin se filait à vue d'oeil. Quant tout fut filé, le marchand de
+lin arriva, et dit qu'il voulait se marier avec cette bonne
+filandière. Voilà le jour des noces venu et l'on se mit en route
+pour le bourg. Au milieu du chemin la jeune fille se souvint de sa
+promesse, et elle se dit: Ah! j'ai fait une grande _oubliance_. Il
+faut que je m'en retourne. Elle alla appeler la bonne femme et lui
+demanda pardon de l'avoir oubliée.--J'irai à tes noces,
+répondit-elle, mais ce soir seulement. Au souper la bonne femme à la
+grande langue arriva, et la mariée dit que c'était sa tante.--Ah!
+disait les invités, la vilaine bonne femme, elle fait _donger_
+(répugnance). À la fin du dîner, la bonne femme à la grande langue
+leur dit:--Si je suis vilaine, c'est à force d'avoir filé.--Ah!
+s'écria le marié, puisqu'il en est ainsi jamais ma femme ne filera.
+
+En Écosse un riche gentleman avait une femme qui ne savait pas
+filer, il partit en voyage après avoir dit à sa femme qu'il espérait
+qu'elle apprendrait à filer et qu'elle lui présenterait à son retour
+cent poignées faites par elle. Elle va, chagrine, se promener, et
+s'assied sur une large pierre: elle entend une douce musique qui
+semblait venir de dessous terre; elle soulève la pierre, et voit une
+grotte où six petites dames vêtues de vert filaient en chantant à un
+petit rouet; elles avaient toutes la bouche de travers. Elles lui
+demandèrent pourquoi elle avait tant de chagrin, elle leur raconta
+qu'elle ne savait pas filer du tout. Elle lui dirent de se consoler,
+de les inviter à dîner le jour où son mari viendrait. À la fin du
+repas, le mari leur demanda pourquoi elles avaient toutes la bouche
+de travers:--Oh! répondit l'une d'elles, c'est parce que nous ne
+cessons de filer, filer, filer et de passer les fils dans notre
+bouche pour les mouiller.--Ah! vraiment, s'écria le mari, jetez au
+feu tous les rouets de la maison; je ne me soucie pas que ma femme
+abîme sa jolie figure en filant, filant, filant.
+
+[Illustration: Le lutin Rumpelstiltzkin et la fille du meunier
+(gravure de H. J. Ford dans Lang, _The blue fairy book_).]
+
+En Irlande, ce sont les pieds de la vieille fileuse qui, à force de
+presser la roue du rouet, sont devenus énormes.
+
+La forme la plus complète de ce type se trouve dans le conte
+allemand des _Trois Fileuses_. Une jeune fille ne voulait pas filer;
+un jour, sa mère perdit tellement patience qu'elle alla jusqu'à lui
+donner des coups et la fille se mit à pleurer tout haut. Justement
+la reine passait par là, elle demanda pourquoi elle frappait sa
+fille si rudement. La femme a honte de révéler la paresse de sa
+fille, et elle répond que celle-ci veut toujours filer et quelle est
+trop pauvre pour suffire à lui fournir du lin. La reine dit: «Rien
+ne me plaît plus que la quenouille, le bruit du rouet me charme;
+laissez votre fille venir dans mon palais, elle y filera tant
+qu'elle voudra». La reine la conduit dans trois chambres, qui
+étaient remplies de lin depuis le haut jusqu'en bas, et elle lui dit
+que quand elle l'aura tout filé, elle lui fera épouser son fils
+aîné. Au bout de trois jours, la fille n'avait pas encore commencé;
+elle était désolée, et elle se mit à la fenêtre; elle vit venir
+trois femmes dont la première avait un grand pied plat, la seconde
+une lèvre inférieure si longue et si tombante qu'elle dépassait le
+menton, et la troisième un pouce large et aplati. «Si tu nous
+promets, lui dirent-elles, de nous inviter à ta noce, de nous nommer
+tes cousines sans rougir de nous, et de nous faire asseoir à ta
+table, nous allons te filer tout ton lin, et ce sera bientôt fini».
+La jeune fille y consentit et les introduisit dans la première
+chambre, où elles se mirent à l'ouvrage. La première filait l'étoupe
+et faisait tourner le rouet, la seconde mouillait le fil, la
+troisième le tordait et l'appuyait sur la table avec son pouce, et,
+à chaque coup de pouce qu'elle donnait, il y avait par terre un
+écheveau du lin le plus fin. L'ouvrage fut bientôt terminé, et les
+trois femmes s'en allèrent en disant à la jeune fille: «N'oublie pas
+ta promesse, tu t'en trouveras bien». Le jour du mariage fixé, la
+jeune fille demanda à son fiancé la permission d'inviter à la noce
+ses trois cousines. Celles-ci arrivèrent en équipage magnifique, et
+la mariée leur dit: «Chères cousines, soyez les bienvenues».--«Oh!
+lui dit le prince, tu as là des parentes bien laides». Puis
+s'adressant à celle qui avait le pied plat, il lui dit: «D'où vous
+vient ce large pied»?--«D'avoir fait tourner le rouet,
+répondit-elle, d'avoir fait tourner le rouet». À la seconde: «D'où
+vous vient cette lèvre pendante»?--«D'avoir mouillé le fil, d'avoir
+mouillé le fil». Et à la troisième: «D'où vous vient ce large
+pouce»?--«D'avoir tordu le fil, d'avoir tordu le fil». Le prince
+déclara que dorénavant sa jolie épousée ne toucherait plus à un fil.
+
+Dans une légende anglaise versifiée, une vieille femme qui filait le
+soir au coin de sa cheminée s'ennuie d'être seule, et désire une
+compagnie: il tombe deux grands pieds qui viennent se placer devant
+le foyer. Elle continue tout en filant à désirer de la compagnie; il
+tombe successivement de petites jambes, des genoux, des cuisses, un
+tronc, une tête, qui tour à tour vont se chauffer au feu et
+finissent par former un corps entier.
+
+[Illustration: L'étrange visite, dessin de D. Batten, dans Jacobs,
+_English Fairy tales_. (D. Nutt, éd.)]
+
+
+SOURCES
+
+Laisnel de la Salle, _Croyances du Centre_, I. 108.--A. de Nore,
+_Coutumes des provinces de France_, 98, 134, 154, 237, 278,
+337.--Constantin, _Moeurs et usages de la vallée de Thones_,
+11.--_Société des Antiquaires_ (1823), 360, VIII, 1re série,
+283.--J. de Laporterie, _Moeurs de la Chalosse_, 6; _Une noce en
+Chalosse_, 38.--Timbs, _Things not generally known_. I, 4; II.
+3.--Lecoeur, _Esquisses du Bocage_, I, 56.--Legrand d'Aussy, _Vie
+privée des Français_. II. 371.--W. Gregor. _Folk-lore of Scotland_,
+59.--E. Herpin. _La côte d'Emeraude_, 151.--_Galerie bretonne_, II.
+61.--B. Souché. _Croyances du Poitou_, 28.--Communication de M.
+Alfred Harou.--Grimm. _Teutonic mythology_ IV. 734. 993.--Stoeber,
+_Sagenbuch_. 281.--_Revue des traditions populaires_, IX.
+634.--Grimm, _Veillées allemandes_. I. 267, 375,
+430.--Reinsberg-Düringsfeld, _Traditions de la Belgique_, I,
+132.--Paul Sébillot, _Coutumes de la Haute-Bretagne_.
+229.--Ceresole. _Légendes de la Suisse romande_, 85, 161, 333.--A.
+Harou. _Folk-Lore de Godarrille_, 69.--Léo Desaivre, _Croyances_,
+etc., _du Poitou_, 7.--Moiset. _Croyances de l'Yonne_, 119.
+122.--Habasque. _Notions historiques sur les Côtes-du-Nord_, II.
+282.-G. Pitré. _Usi e costumi_, IV. 469.--Paul Sébillot. _Traditions
+de la Haute-Bretagne_, I, 97.--De Métivier. _De l'Agriculture des
+Landes_, 442.--Brunet. _Contes du Bocage_, 119.--Mme de Cerny.
+_Saint-Suliac et ses légendes_. 38.--A. Meyrac, _Traditions des
+Ardennes_, 196.--E. Cosquin. _Contes de Lorraine_. 1, 270.--A. Lang,
+_The blue fairy book_, 96.--Paul Sébillot, _Contribution à l'étude
+des contes_, 68.--Loys Brueyre. _Contes de la Grande-Bretagne_, 161.
+245.--Grimm. _Contes choisis_, traduction Baudry, 128.--Jacobs,
+_English fairy tales_, 181.
+
+[Illustration: La Truie qui file, ancienne enseigne de Rouen.]
+
+
+
+
+LES TISSERANDS
+
+
+La plupart des surnoms que portent les tisserands font allusion à la
+posture de ces artisans, que leur métier oblige à être toujours
+assis; à Rennes, on les appelait autrefois «culs branoux»
+(malpropres), sobriquet qui rappelle celui de «culs gras», que
+portent encore les gens de Marey-sur-Tille (Côte-d'Or), village où
+l'on tissait des draps au siècle dernier; à Troyes, ce sont des
+«culs brassés» (secoués), en Haute-Bretagne, des «culs de châ»; le
+châ est une sorte de bouillie d'avoine qu'on met sur la traîne pour
+faire la toile. C'est l'emploi de cette substance qui a donné lieu à
+ce dicton ironique:
+
+ Sans le pot à colle
+ Le tessier serait noble.
+
+Les tisserands de Rouen étaient surnommés «cacheux de navette»
+(chasseurs de navette).
+
+Dans l'image populaire de saint Lundi, le tisserand est appelé «Fil
+court». Le terme argotique «batousier» fait allusion au battement du
+métier.
+
+Les tisserands, autrefois, au lieu de mettre en oeuvre des
+matières premières qui leur appartenaient, étaient souvent chargés
+de transformer en tissu de toile le fil qu'on leur apportait: comme
+le contrôle était difficile, on les accusait de ne pas tout
+employer, et de se réserver quelques écheveaux pour leur usage
+personnel. C'est pour cela que les dictons populaires les
+associaient aux métiers les plus mal famés au point de vue de la
+probité:--_Cènt môounié, cènt teisséran et cènt tayur soun tré cènt
+voulur._--Cent meuniers, cent tisserands et cent tailleurs sont
+trois cents voleurs, dit un proverbe de Vaucluse, qui a son
+parallèle en Béarn, en plusieurs provinces de France, et dans un
+grand nombre d'autres pays de l'Europe.
+
+Le proverbe écossais qui suit a également de nombreuses
+variantes:--_Put a miller, a tailor and a wabster (weasel) in a
+pock, take out one and he will be a thief._--Mettez un meunier, un
+tailleur et un tisserand dans un sac, tirez en un: ce sera sûrement
+un voleur (p. 5). Un autre dicton écossais assure que jamais le
+tisserand n'a été, depuis que le monde est monde, loyal dans son
+métier.
+
+--_Ar guiader a laer neud_, le tisserand vole du fil, assure un
+proverbe breton; à Saint-Brieuc, on dit:
+
+ --Tisserand voleur, garde la moitié de la toile.
+
+En Écosse, on réédite à propos du tisserand la plaisanterie de
+l'habit du meunier, si connue en France:
+
+ _--As wight as a wabster doublet,_
+ _That ilka day taks a thief by the neck._
+
+ Aussi hardi que le pourpoint d'un tisserand,--Qui tous les
+ jours prend le cou d'un voleur.
+
+La chanson gasconne des _Bruits des métiers_ prétend que cet ouvrier
+est peu scrupuleux:
+
+ _Quant lou tichnnè ba teche,_
+ _Zigo zag, dab la naueto,_
+ _Dou bèt hiu, dou fin hiu,_
+ _Quauque goumichèt praquiu._
+
+ Quand le tisserand va tisser,--Zig zag avec la navette,--Du
+ beau fil, du fin fil,--Quelque peloton par ici.
+
+Lorsque, d'après la légende Ukrainienne, la Vierge descendit aux
+enfers, elle vit des hommes attachés aux poteaux avec les liens
+flamboyants; les diables leur déchiraient la bouche et y fourraient
+des pelotes, tandis que des fils sortaient de leurs yeux, et que
+leurs vêtements étaient en feu. Elle demanda à saint Michel: Quels
+péchés ont commis ces gens-là? Et saint Michel répondit: Ce sont les
+tisserands malfaiteurs; ils ont volé les toiles et la filature
+d'autrui; c'est pour cela qu'ils souffrent ainsi.
+
+Si l'on ne dit pas des tisserands, comme des tailleurs, qu'il en
+faut sept pour faire un homme, on assure dans le Midi qu'ils ne sont
+qu'une moitié d'homme: _Un teisseran es un miech-om_, et l'on
+injurie un pleutre en lui disant: _Seis pas un om, seis un
+teisseran_. Ces deux dictons viennent sans doute de ce que le métier
+est parfois exercé par des boiteux. Un autre proverbe les associe
+aux chasseurs et aux pêcheurs, tous gens qui gagnent assez mal leur
+vie:
+
+ _Sèt cassaire,_
+ _Sèt pescaire,_
+ _Sèt teisseran,_
+ _Soun vin-t-un pouris artisan._
+
+En Bourgogne, un dicton raille aussi leur pauvreté:
+
+ _Taot cè grelu de tisseran,_
+ _Don le fin pu riche n'é ran._
+
+Une chanson populaire flamande, dont voici la traduction, met en
+scène des tisserands qui ne roulent pas sur l'or:
+
+ Quatre petits tisserands s'en allèrent au marché.--Et le
+ beurre coûtait si cher!--Ils n'avaient pas le sou en
+ poche.--Et ils achetèrent une livre à quatre.--Schietspoele
+ (navette), sjerrebekke, spoelza!--Djikke djakke,
+ kerrokoltjes, klits klets.
+
+ Et quand ils eurent acheté ce petit beurre.--Ils n'avaient
+ pas encore de plats.--Ils prièrent la petite femme de
+ partager leur petit beurre.
+
+ --Je ferai cela volontiers.--Oui, comme une honnête
+ femme.--Mais je sais bien ce que sont les petits
+ tisserands.--Et les petits tisserands ne sont pas des
+ seigneurs.
+
+ Comment les petits tisserands seraient-ils des
+ seigneurs?--Ils n'ont ni terres ni maisons!--Et une souris
+ s'introduit-elle dans leur garde-manger.--Elle y doit
+ mourir de faim.
+
+ Et quand cette petite bête est morte alors--Où
+ l'enterrent-ils?--Sous le métier des petits tisserands.--Et
+ la petite tombe portera de petites roses.
+
+[Illustration: Les trois voleurs sortant du sac. _Illustres
+proverbes_ de Lagniet (1637).]
+
+Dans les _Derniers Bretons_, Souvestre a décrit, avec la pointe
+d'exagération romantique qui lui est habituelle, la vie misérable
+des ouvriers de la toile au moment où le machinisme leur fit
+concurrence: «Parmi tous les ouvriers de la Bretagne, il n'en est
+point dont les misères puissent être comparées à celles des
+tisserands. La fabrication de la toile a eu autrefois une grande
+importance dans notre province, qui en exportait pour plusieurs
+millions. La guerre, les fautes de l'administration et les traités
+de commerce ont ruiné à jamais cette industrie. Les fortunes
+considérables amassées par les anciens fabricants se sont
+dispersées, et aujourd'hui les tisserands sont descendus à un degré
+d'indigence dont les canuts de Lyon ne donnent qu'une faible idée.
+Cependant cette industrie s'est conservée dans les familles; une
+sorte de préjugé superstitieux défend de l'abandonner. Des communes
+entières, livrées exclusivement à la fabrication des toiles,
+languissent dans une pauvreté toujours croissante, sans vouloir y
+renoncer. Rien n'est changé depuis quatre siècles dans les habitudes
+du tisserand de l'Armorique. Assis devant le même métier,
+bizarrement sculpté, que lui ont légué ses ancêtres, il fait courir
+de la même manière, dans la trame, la navette grossière qu'il a
+taillée lui-même avec son couteau, tandis que, près de lui, sa femme
+prépare le fil sur le vieux dévidoir vermoulu de la famille. C'est
+avec ces moyens imparfaits, avec tous les désavantages de
+l'isolement et de la misère, qu'il continue à lutter contre les
+machines perfectionnées, la division de la main-d'oeuvre et les
+vastes capitaux des grandes fabriques. En vain le prix des toiles
+s'abaisse de plus en plus depuis trente ans, il s'obstine et reste
+immobile à sa place comme une statue vivante du passé. Ou croirait
+qu'un charme fatal le lie indissolublement à son métier, que le
+bruit monotone du dévidoir a pour lui un langage secret qui
+l'appelle et l'attire. Parlez-lui de quitter cette industrie à
+l'agonie, de cultiver le riche sol qu'il foule et qu'il laisse
+stérile, il secouera sa tête chevelue avec un triste sourire, et il
+vous répondra: «Dans notre famille, nous avons toujours été
+fabricants de toile.» Montrez-lui sa misère, ses enfants courant
+dans le village avec une simple chemise pour vêtement, il ajoutera,
+avec une indicible expression d'espérance: «Dans notre famille, nous
+avons été riches autrefois.» Cependant il ne vous a pas tout dit.
+Cet homme a une idée fixe qui le soutient. Il a fait un rêve dont il
+attend l'accomplissement, comme les Juifs attendent le Messie. La
+nuit, quand ses yeux se sont fermés, il parle à sa chimère, il
+l'écoute, il la voit. Il compte tout bas les pièces de toile qui lui
+sont commandées, le nombre de louis d'or qu'on lui donnera chez les
+négociants de Morlaix; il croit entendre vaguement le bruit des
+quatre métiers abandonnés qui obstruent sa maison. Il croit y voir,
+comme au temps de ses pères, quatre ouvriers travaillant sous ses
+ordres, pour les galiotes de Lisbonne et de Cadix. Alors épanoui
+d'une orgueilleuse joie, il pense à ce qu'il fera de ces profits. Il
+s'endort dans son enivrement et le lendemain, le froid et la faim le
+réveillent comme de coutume, au soleil naissant, et il reprend les
+travaux et les cruelles réalités de chaque jour.»
+
+Le tisserand dont parle Souvestre était celui qui habitait le pays
+bretonnant ou sa lisière; c'était un petit patron ou un ouvrier qui
+travaillait pour des maîtres; c'était lui qui confectionnait les
+toiles de Bretagne, dont le commerce était si grand jadis. Cette
+industrie n'a pas résisté à la concurrence des machines, et elle est
+en train du disparaître. On ne voit plus guère, comme autrefois,
+arriver au printemps les pittoresques marchandes qui venaient de
+Quintin ou d'Uzel, deux par deux, et parcouraient la Haute-Bretagne,
+offrant dans les villages et dans les châteaux leur fine toile
+tissée au métier, qu'elles vendaient à l'aune.
+
+Il est un autre tisserand qui a mieux résisté, parce qu'il n'est pas
+en concurrence avec les grandes fabriques, c'est celui qui travaille
+pour les paysans et met en oeuvre le fil ou la laine filés par les
+ménagères. Le «tessier» existait autrefois dans presque tous les
+villages de la Haute-Bretagne, et on rencontre encore ses congénères
+un peu partout en pays bretonnant. Il tissait sur un rustique métier
+de bois les cotillons des femmes, les culottes des paysans et aussi
+leurs toiles grossières.
+
+Aux environs de Condé, de Flers et de la Ferté-Macé, les fabricants
+de lingettes, basins et autres tissus, n'habitaient pas tous
+autrefois les bourgs ou la ville comme aujourd'hui: l'ouvrier avait
+sa chaumière et son courtil, et si modeste que fût sa demeure, il
+avait un foyer, de l'air et du soleil. Les travaux agricoles ne lui
+étaient pas d'ailleurs complètement étrangers, et, au temps de la
+récolte, il venait en aide à ses voisins. Souvent même les travaux
+industriels n'occupaient qu'une partie de la famille, et les femmes
+tissaient pendant que les hommes travaillaient au dehors. Dans
+d'autres ménages plus humbles, le travail du métier alternait entre
+le mari et la femme, tour à tour occupés à faire courir la navette
+ou à soigner la vache, à la garder le long des chemins herbus, à
+cultiver le jardinet ou bien encore à faire une journée chez quelque
+voisin.
+
+On a recueilli dans l'est de la France et en Haute-Bretagne des
+chansons qui accusent les tisserands de ne commencer à travailler
+que le vendredi; le refrain de la ronde des tisseurs, très populaire
+dans les Ardennes, est:
+
+ Roulons-ci, roulons-là, roulons la navette
+ Et le bon temps reviendra.
+
+La chanson qui suit et dont l'air est assez joli, m'a été chantée
+aux environs de Loudéac:
+
+[Illustration]
+
+ Bien rythmé
+
+ Les tessiers sont pir' que des évêques.
+ Les tessiers sont pir' que des évêques.
+ Car du lundi ils en font une fête.
+ Branlons la navette.
+ Oh! gai; lan la.
+ Branlons la navette,
+ Le beau temps reviendra.
+
+ Les tessiers sont pires que des évêques. (_bis_)
+ Car du lundi, ils en font une fête,
+ Branlons la navette,
+ O gai, lon la, etc.,
+ Branlons la navette,
+ Le beau temps reviendra.
+
+ Car du lundi, ils en font une fête (_bis_)
+ Et le mardi, ils vont voir les fillettes,
+
+ Et le mardi, ils vont voir les fillettes. (_bis_)
+ Le mercredi, ils graissent des galettes,
+
+ Le mercredi, ils graissent des galettes, (_bis_)
+ Le jehueudi (jeudi) iz ont mal à la tête,
+
+ Le jehueudi iz ont mal à la tête, (_bis_)
+ Le vendredi, ils branlent la navette,
+
+ Le vendredi, ils branlent la navette, (_bis_)
+ Le samedi la toile o n'est point faite.
+
+ --Allés à Loudia (Loudéac), compagnon que vous êtes, (_bis_)
+ --Allez-y va vous qui êtes le maît'e.
+
+En Ille-et-Vilaine, les filles de laboureurs ont de la répugnance à
+épouser des tisserands; ce préjugé est moins répandu dans les
+Côtes-du-Nord. Un dicton russe semble indiquer qu'ils ne se marient
+pas facilement avec des personnes de métiers honorés: «Tu es
+tisserand, brouilleur de fil, et moi je suis fille de tonnelier,
+nous ne sommes pas égaux.»
+
+En Flandre et en Hollande, les proverbes reflètent l'orgueil des
+anciens métiers de tisserands, si florissants jadis dans ces pays:
+
+ --_De wever en de winter kunnen het niet verkerren._--Le
+ tisserand et l'hiver ne peuvent mal faire.
+
+Autrefois le tisserand était un homme important qui inspirait une
+crainte respectueuse et qui, de même que l'hiver, pouvait avoir ses
+lubies. Tous deux tranchaient du maître, et on devait s'accommoder
+selon leurs caprices.
+
+ --_De wevers spannen de kroon._--Les tisserands l'emportent
+ sur les autres.
+
+ _Een handwerk heeft een gouden bodem, zei de wever, en hij
+ zat op een hekel._--Un métier a un fond d'or, dit le
+ tisserand, et il était assis sur un séran.
+
+ --_Hij is goed voor wever, want hij houdt van
+ dwarsdrijven._--Il est bon pour le tisserand, car c'est un
+ esprit chicaneur.
+
+Le peuple a traduit à sa manière le bruit caractéristique du métier,
+en Haute-Bretagne, les geais s'amusent à le contrefaire en criant:
+
+ Tric trac de olu,
+ Tric trac de olu.
+
+En Basse-Bretagne on dit:
+
+ _--Ar guinder en he stern,_
+ _E-giz ann diaoul en ifern,_
+ _Oc'h ober tik-tak, tik-tak,_
+ _Hag o tenna hag o lakat._
+
+ Le tisserand à son métier,--Comme le diable en enfer se
+ démène,--Avec son tic tac, tic tac.--Quand navette il tire
+ et repousse.
+
+À Saint-Dié (Vosges), les métiers disent:
+
+ Queterlic queterlac, queterlic, queterlac. etc.
+
+Dans le Loiret, les mères, asseyant sur leurs genoux les tout petits
+enfants, et les retirant et les repoussant de leur sein comme un
+tisserand fait de sa navette, chantent:
+
+ Saint Michel,
+ Qui fait de la toile,
+ Saint Nicolas,
+ Qui fait des draps;
+ Au prix qu'il tire,
+ Son lit déchire,
+ Cric, crac.
+
+À ce dernier mot, elles les font pencher en bas, comme pour les
+faire tomber, imitant ainsi la rupture du lien qui les tenait.
+
+En Béarn, on dit aux petits enfants, en leur tirant les pieds:
+
+ _Tynneréte hé bon drap_
+ _Ouéy ourdit douma coupat,_
+ _Tric-trac._
+
+ Tisserand fait bon drap,--Aujourd'hui tissé, demain
+ déchiré.--Tric-trac.
+
+De même que celui de beaucoup d'artisans sédentaires, l'atelier du
+tisserand était un lieu de réunion; il était autrefois, dit Monteil,
+le rendez-vous de la jeunesse des deux sexes. Il est vraisemblable
+qu'il s'y racontait des légendes: en Berry, le tissier et le
+chanvreur étaient au premier rang de ceux qui avaient conservé les
+contes et les récits d'apparitions.
+
+On disait jadis d'un bavard: la langue lui va comme la navette d'un
+tisserand.
+
+Dans les villes, les métiers de tisserands étaient souvent placés
+dans les cuves: c'était l'habitude, dès le XVIe siècle, dans les
+pays du Nord, et le graveur Jost Amman, qui avait soin de relever
+les détails caractéristiques des boutiques ou des ateliers, a placé
+son tisserand dans une sorte de sous-sol assez spacieux, éclairé par
+une espèce de soupirail (p. 13). Celui-ci était garni de vitres.
+Mais il n'en était pas toujours ainsi: à Troyes et ailleurs, les
+tisserands qui travaillaient dans les caves de leurs maisons,
+étaient éclairés par une fenêtre à la hauteur du trottoir; les
+carreaux, au lieu d'être de verre, étaient en papier huilé. Une
+facétie légendaire parmi les gamins consistait à passer la tête à
+travers les carreaux de papier et à demander l'heure au tisserand.
+Celui-ci, furieux, se hâtait de remonter pour courir après le
+délinquant, qui s'esquivait au plus vite. Cette mauvaise farce était
+vraisemblablement en usage dans toutes les villes où il y avait des
+tisserands; à Dinan, au commencement de ce siècle, les écoliers
+s'amusaient aussi à leur crier: Quelle heure est-il? ce qui leur
+était tout particulièrement désagréable.
+
+En Picardie, les enfants se rendaient le soir, à pas de loup, près
+de la fenêtre, mouillaient le papier huilé avec de la salive, puis
+se sauvaient sans faire de bruit; l'un d'eux, armé d'un éclichoir,
+sorte de petite seringue en sureau, qu'il avait rempli d'un liquide
+plus ou moins propre, lançait le contenu sur la tête de l'homme
+occupé au métier ou lui éteignait sa lampe.
+
+Dans la Flandre occidentale, quand le tissage d'une pièce de toile
+est fini, on la coupe en fil de pennes. Or, il est d'usage que les
+enfants de la maison tiennent une assiette sous le fil de pennes
+quand celui-ci est coupé, afin, comme on dit, de recueillir le sang
+de cette pièce de toile; le tisserand, pendant qu'il la coupe,
+laisse tomber de sa main quelques pièces de monnaie dans l'assiette
+et les enfants croient que cette monnaie sort de la toile elle-même
+et en forme le sang.
+
+En Norvège, quand on ôte le tissu de dessus le métier, personne ne
+doit entrer dans la chambre ni en sortir, sous peine d'être exposé à
+une attaque d'apoplexie. La porte est alors fermée et gardée par
+quelqu'un. Celui qui coupe le tissu déjà prêt doit mettre sur les
+ciseaux des charbons ardents, sortir de la chambre et les éteindre
+dans la cour.
+
+De même que plusieurs autres gens de métiers, les tisserands
+touchaient parfois à la médecine et à la sorcellerie. Dans le Perche
+et dans le Maine, ils se mêlaient du rhabillage des blessés. Amélie
+Bosquet raconte qu'un ouvrier tisserand, qui s'était rendu à Rouen
+pour y livrer son ouvrage, rencontra sur la route, à son retour, un
+de ses camarades qui lui demanda de venir l'aider à monter une
+chaîne qu'il se proposait de mettre ce jour-là sur le métier.
+L'homme lui refusa ce service, parce qu'il avait à faire le même
+travail pour son propre compte. «Eh bien! dit le camarade, nous n'en
+serons pas moins bons amis; entre à la maison pour te rafraîchir
+avec un verre de cidre.» Cette proposition fut acceptée, et quand le
+villageois reprit sa route, il se sentit tourmenté d'un malaise, qui
+dégénéra en maladie grave, que l'on attribua à un sort jeté. On fit
+venir le sorcier, qui montra au malade dans un miroir la figure de
+celui qui l'avait ensorcelé: c'était l'autre tisserand.
+
+Au temps des corporations, le métier avait quelques usages
+particuliers. Si l'apprenti mourait pendant l'apprentissage, sa
+bière, comme celle d'un fils de maître, était illuminée de quatre
+beaux cierges. À Issoudun, nul ne pouvait être reçu maître dans la
+corporation s'il n'était de bonne vie, marié ou dans l'intention de
+se marier. Aux noces de chaque confrère, il devait être donné à
+chaque tisserand douze deniers; mais il était obligé à accompagner
+le nouveau marié l'espace d'une lieue. Le lendemain de la Fête-Dieu,
+il y avait un repas que devait payer celui qui y assistait, qu'il
+mangeât ou non. La première fois qu'un tisserand était convaincu de
+vol, il ne pouvait exercer d'un an le métier, et il le perdait à la
+seconde.
+
+Les compagnons tisserands ne datent que de 1778: un menuisier,
+traître à sa société, leur vendit à cette époque le secret du
+Devoir.
+
+À Bruges, les wollewevers ou tisserands en laine avaient autrefois
+coutume, le jour de la fête de leur patron saint Jacques, de
+dépenser dix schellings en donnant à manger aux pauvres.
+
+[Illustration: Atelier de tisserand, d'après Jost Amman (XVIe
+siècle).]
+
+On raconte dans le Limbourg hollandais la légende suivante, qui est
+plus à la louange des forgerons qu'à celle des tisserands: À
+Stevensweert et dans les environs, les forgerons et les maréchaux
+ferrants ne travaillent pas le Vendredi saint; voici l'origine de
+cet usage: Quand le Christ devait être crucifié, il ne se trouva
+dans tout Jérusalem aucun forgeron qui consentit à faire les clous
+nécessaires. Aujourd'hui encore, après tant de siècles, les
+forgerons, en chômant ce jour-là, veulent montrer qu'ils donnent
+leur approbation à ce refus. La tradition rapporte en outre que, les
+clous faisant défaut, un tisserand les retira de son métier, et avec
+ces clous obtus on crucifia le Christ. Plus tard le diable, croyant
+que l'action du tisserand lui donnait le droit de prendre son âme,
+voulut l'arracher de son métier pour le mener, tout vivant, aux
+enfers. Mais, comme le tisserand résista, il s'ensuivit une lutte
+très vive, pendant laquelle le diable s'embarrassa dans les fils du
+métier. Alors Satan reçut une raclée si formidable qu'aussitôt
+dégagé, il chercha son salut dans la fuite, hurlant de douleur.
+Aujourd'hui encore, quand un esprit des enfers voit un métier de
+tisserand, il prend de la poudre d'escampette. C'est aussi la raison
+pour laquelle un tisserand n'est jamais sujet aux tentations.
+
+Les tisserands figurent dans un certain nombre de contes populaires;
+dans deux récits de pays très éloignés, ils sont les héros
+d'aventures qui, ailleurs, sont attribuées à des tailleurs ou à des
+cordonniers. Un petit tisserand du pays de Cachemire, un jour qu'il
+était à tisser, tue avec sa navette un moustique qui s'était posé
+sur sa main gauche. Emerveillé de son adresse, il déclare à ses
+voisins qu'il faut désormais qu'on le respecte, il bat sa femme qui
+le traite d'imbécile, et part en campagne avec sa navette et une
+grosse miche de pain. Il arrive dans une ville où il y a un éléphant
+terrible. Il dit au roi qu'il va combattre la bête; mais, dès qu'il
+voit l'éléphant, il s'enfuit, jetant sa miche de pain et sa navette.
+La femme du petit tisserand, pour se défaire de lui, avait
+empoisonné le pain et y avait aussi mêlé des aromates. L'éléphant
+l'avale, sans ralentir sa course, et, en faisant un circuit, le
+petit tisserand se trouve face à face avec l'éléphant: juste à ce
+moment le poison fait son effet et l'éléphant tombe raide mort.
+Chacun est émerveillé de la force du petit tisserand.
+
+On retrouve une donnée analogue en Irlande: Un petit tisserand tue
+un jour d'un coup de poing cent mouches rassemblées sur sa soupe. Il
+se fait peindre un bouclier avec cette inscription: «Je suis celui
+qui en tue cent.» Le roi de Dublin le prend à son service pour
+débarrasser le pays d'un dragon; à la vue du monstre, le petit
+tisserand grimpe sur un arbre, le dragon s'endort; le tisserand, qui
+veut profiter de son sommeil pour s'enfuir, tombe à califourchon sur
+le dragon et le saisit par les oreilles; le dragon furieux prend son
+vol et arrive à toute vitesse dans la cour du palais, où il se brise
+la tête contre un mur.
+
+Le tisserand est l'un des personnages populaires des contes de
+l'Inde, et il y joue, comme dans celui dont nous avons donné
+ci-dessus le résumé, un rôle assez analogue à celui du cordonnier et
+du tailleur des récits européens: il est à la fois rusé et chanceux.
+Dans le _Pantchatantra_, un tisserand devint un jour amoureux d'une
+belle princesse; le charron, son ami, lui construisit un
+oiseau-garuda, imité de celui de Vishnou. Grâce à lui, le tisserand
+s'éleva dans les airs et s'introduisit dans la chambre de la
+princesse, qui, le voyant revêtu des attributs du dieu, lui fit bon
+accueil, et chaque nuit il retournait auprès d'elle.
+
+Le roi et la reine, en ayant été instruits, en furent d'abord
+indignés; mais la princesse leur ayant dit qu'elle était courtisée
+par Vishnou lui-même, ils en furent remplis de joie. Alors le roi,
+se croyant protégé par son tout-puissant gendre, attaqua les rois
+des États voisins, mais il fut battu dans plusieurs rencontres et
+tout son pays, la capitale seule exceptée, tomba entre les mains de
+l'ennemi. À la prière de la reine, la princesse implora alors le
+secours de son amant. Celui-ci ordonna que les assiégés fissent une
+sortie le lendemain, et, pendant l'attaque, il devait se montrer
+dans les airs, sous la figure de Vishnou, monté sur son
+oiseau-garuda.--Sur ces entrefaites, le divin Vishnou, ne voulant
+pas que, par la défaite du tisserand, on pût croire à sa propre
+défaite, entra dans le corps du tisserand, et toute l'armée ennemie
+fut anéantie.
+
+Le faux Vishnou, descendu alors sur terre, fut reconnu par le roi et
+ses ministres, et il raconta ses aventures. Il put épouser la
+princesse, et on lui confia l'administration d'une province du pays.
+
+Le même recueil rapporte une aventure qui arriva à un autre
+tisserand, mais qui eut pour lui des suites moins heureuses. Tout le
+bois de son métier ayant été brisé par accident, il sortit avec sa
+cognée pour aller abattre un arbre, et voyant un large _sissou_ au
+bord de la mer, il se mit en devoir de l'abattre. Mais un génie qui
+y habitait s'écria: «Cet arbre est ma demeure: demande-moi toute
+autre chose que cet arbre et ton souhait sera accompli!» Le
+tisserand convint de retourner chez lui pour consulter sa femme et
+un ami, et de revenir quand il aurait pris une détermination. Le
+tisserand de retour au logis, y trouva son ami intime, le barbier du
+village, auquel il demanda son avis. «Demande à être roi, je serai
+ton premier ministre et nous mènerons bonne et joyeuse vie.» Le
+tisserand approuva le conseil du barbier, mais voulut, malgré lui,
+aller consulter sa femme. Celle-ci lui dit que la royauté est un
+fardeau pénible, et qu'elle lui conseille de se contenter de sa
+position et de chercher seulement les moyens de gagner sa vie plus
+facilement. «Demandez, dit-elle, une seconde paire de bras et une
+autre tête: par ce moyen vous pourrez travailler à deux métiers en
+même temps, et le profit que vous retirerez de ce second métier sera
+très suffisant pour vous donner quelque importance dans votre
+classe, attendu que le premier suffisait à nos besoins.» Le mari
+retourna à l'arbre et demanda au génie de lui donner une seconde
+paire de bras et une autre tête. Ce voeu n'était pas plutôt formé
+qu'il fut exaucé et notre homme retourna vers sa demeure. Mais il
+n'eût pas longtemps à se féliciter de l'accomplissement de son
+souhait, car pendant qu'il traversait le village les gens du pays
+qui l'aperçurent se mirent tous à crier: «Au lutin!» et tombant sur
+lui à coups de bâton, de massues et de pierres, ils le laissèrent
+mort sur la place.
+
+[Illustration: Les Vierges sages, gravure de Crispin de Passe (XVIe
+siècle).]
+
+Dans un conte mongol, un pauvre tisserand de l'Inde se présente
+devant le roi et lui demande sa fille en mariage. Le roi, par
+plaisanterie, dit à la princesse de l'épouser. Celle-ci déclare
+qu'elle ne se mariera qu'à un homme qui sache faire des bottes avec
+de la soie. Des bottes du tisserand, à la surprise de tout le monde,
+on tire de la soie. Pour se débarrasser de lui, on l'envoie contre
+un prince qui venait pour ravager le royaume. Le tisserand est
+emporté par son cheval dans un bois, s'accroche à un arbre qu'il
+déracine, et massacre les ennemis. Après d'autres épreuves, il
+épouse la princesse.
+
+Chez les musulmans de l'est de l'Inde, un tisserand devient par ruse
+le mari d'une princesse; quelque temps après le mariage, elle
+témoigne le désir de voir, du haut de son balcon, jouer à un jeu qui
+consiste à simuler un échiquier, où les pièces sont des hommes qui
+se déplacent suivant l'ordre qu'on leur donne. Le tisserand, qui
+n'avait jamais vu ce jeu, s'écria: «Sotte femme, au lieu de ce jeu,
+je préférerais tisser du ruban.» La princesse, à partir de ce
+moment, refusa de voir son mari, qui finit par retourner à son
+ancien métier.
+
+Les contes parlent aussi d'êtres surnaturels qui viennent tisser de
+la toile: en Haute-Bretagne, les Margot-la-Fée, qui étaient aussi
+habiles en chaque métier que les meilleurs ouvriers, entrent chez un
+tisserand et s'amusent à achever une pièce de toile, puis elles
+défont leur ouvrage, parce que la fée, leur supérieure, y découvre
+un petit défaut. Elles viennent plusieurs nuits, et chaque fois la
+même chose arrive. Le tisserand ayant terminé sa tâche, met une
+autre pièce sur le métier, et lorsque la nuit suivante les Margot
+l'ont achevée et qu'elles demandent si elle est bien, le tisserand
+dit oui, en contrefaisant la voix de la fée, et celles-ci la lui
+laissent achevée.
+
+En Normandie, un diable ou lutin entreprend de faire la toile d'une
+vieille femme, à la condition qu'elle lui dira son nom. Un soir
+qu'elle ramassait des bûchettes dans le bois, elle entend comme le
+bruit d'un toilier qui faisait taquer son métier en criant:
+
+ Cllin, cllas, cllin, cllas!
+ La bonne femme qui est là-bas,
+ Si o savait que j'eusse nom Rindon,
+ O (Elle) n'serait pas si gênée.
+
+Quand le lutin vient rapporter sa toile, elle lui dit son nom et
+elle peut la garder. En Haute-Bretagne, ce conte est aussi
+populaire, à la différence que le petit bonhomme s'appelle Grignon
+et qu'il tisse dans un trou de taupe.
+
+En Picardie, c'est le diable lui-même, sous la forme d'un nain
+habillé de vert, qui vient au secours d'un tisserand embarrassé, et
+commande que sa toile soit achevée en un instant; si, au bout de
+trois jours, il n'a pas su lui dire son nom, il viendra prendre son
+âme; la marraine du tisserand, qui était fée, lui dit d'aller se
+cacher dans le bois et d'écouter. Il entend un grand diable qui se
+balance en disant:
+
+ Dick et Don,
+ C'est mon nom.
+
+Dans un conte irlandais, une veuve avait fait accroire au fils du
+roi que sa fille filait trois livres de lin le premier jour, les
+tissait le second et le troisième en faisait des chemises; le prince
+l'emmène chez lui, en disant que si elle est aussi habile qu'on le
+dit, il l'épousera: le premier jour, à l'aide d'une petite vieille
+aux pieds énormes, elle accomplit sa tâche; quand il s'agit de
+tisser, elle ne sait que faire et se désole, quand paraît une petite
+vieille toute déhanchée qui lui promet de tisser pendant son sommeil
+les trois livres de lin, à la condition qu'elle sera invitée au
+mariage. Le jour des noces, la vieille Cronmanmor arrive et la reine
+lui demande pourquoi elle était ainsi déhanchée: «C'est, répondit la
+vieille, parce que je reste toujours assise à mon métier.» Le prince
+dit que, désormais sa femme n'y restera pas une seule heure.
+
+Grimm a recueilli un récit dans lequel un fils de roi est parti pour
+chercher une femme qui serait à la fois la plus pauvre et la plus
+riche. Il vient à passer devant une chaumière où une fille filait:
+celle-ci, auquel le prince a plu, se rappelle un vieux refrain
+qu'elle avait entendu dire à sa vieille marraine:
+
+ Cours, fuseau, et que rien ne t'arrête,
+ Conduis ici mon bien-aimé.
+
+Le fuseau s'élance et court à travers champs, laissant derrière lui
+un fil d'or; il va jusqu'au prince, qui retourne sur ses pas. La
+jeune fille, n'ayant plus de fuseau, avait pris sa navette et
+travaillait en chantant:
+
+ Cours après lui, ma chère navette,
+ Ramène-moi mon fiancé.
+
+La navette s'échappe de ses mains, et, à partir du seuil, se met à
+tisser un tapis, plus beau que tout ce qu'on avait jamais vu.
+L'aiguille de la jeune fille s'échappe également de ses doigts quand
+elle a chanté:
+
+ Il va venir, chère aiguillette,
+ Que tout ici soit préparé.
+
+La table et les chaises se couvrent de tapis verts, les chaises
+s'habillent de velours et les murs d'une tenture de soie. Quand le
+prince arrive, il voit au milieu de cette belle chambre la jeune
+fille, toujours vêtue de ses pauvres habits, et il s'écrie: «Viens,
+tu es bien la plus pauvre et la plus riche; viens, tu seras ma
+femme!»
+
+Il y avait en Gascogne un tisserand, fainéant comme un chien; jamais
+on n'entendait le bruit de son métier; pourtant il n'avait pas son
+pareil pour tisser et pour remettre, au jour marqué, autant de fine
+et bonne toile qu'on lui en avait commandé. Sa femme elle-même ne
+savait comment cela pouvait se faire, même au bout de sept ans de
+mariage. Un jour elle le voit cacher quelque chose au pied d'un
+arbre; c'était une noix, grosse comme un oeuf de dinde, d'où l'on
+entendait crier: «Ouvre la noix! où est l'ouvrage?» Il en sort
+treize mouches; c'étaient elles qui faisaient la toile du tisserand.
+
+[Illustration: Tisseuse, d'après Holbein, dans l'_Éloge de la
+folie_, d'Érasme. L'encadrement, plus moderne, est fait à l'aide
+d'une gravure allemande du siècle dernier.]
+
+Dans un conte ardennais, dont certaines parties rappellent la _Belle
+et la Bête_, un marchand de toile, qui avait une fille, la plus
+belle qu'on eût su voir, revenant chez lui après avoir vendu sa
+provision de toile, s'égare la nuit dans une forêt, et finit par
+arriver dans un château où il voit une table bien servie, mais nulle
+âme vivante. Il mange, puis va se coucher dans un beau lit. Au
+milieu de la nuit, une voix l'appelle. C'est celle d'un chien d'or
+qui dormait sous le lit, et qui lui dit qu'il a juré que celui qui
+mangerait à sa table lui donnerait sa fille ou qu'il mourrait. De
+retour chez lui, il demande à sa fille si elle veut épouser le chien
+d'or. Mais elle s'y refuse, et propose à la fille d'un marchand de
+pelles à four d'aller à sa place; elle accepte, et est bien
+accueillie par le chien d'or, jusqu'au jour où, se promenant dans la
+forêt, elle s'écrie:--Oh! les beaux hêtres! si papa était là, qu'il
+serait content de les voir!--Pourquoi? demande le chien d'or.--Parce
+que papa est marchand de pelles à four. Le chien d'or la renvoie, et
+la fille persuade à une vachère de la remplacer. La substitution est
+aussi découverte par l'exclamation qu'elle pousse en voyant de
+belles vaches. La fille du marchand de toiles finit par se décider à
+se rendre au château. Le chien d'or la promène dans les chambres et,
+quand on arrive à l'une d'elles, qui était toute remplie de belles
+pièces de toile, elle s'écrie:--Si papa était là, qu'il serait aise
+de les voir! Le chien est alors certain que c'est bien la fille
+qu'il voulait qui est venue à son château. La métamorphose du chien
+cesse quand la jeune fille a consenti à l'épouser, et il redevient
+un jeune prince, beau comme le jour.
+
+
+
+
+LES OUVRIÈRES EN GAZE
+
+
+S'il en fallait croire Restif de la Bretonne, le seul auteur qui ait
+parlé de ces ouvrières au point de vue qui nous occupe, leurs façons
+formaient un contraste piquant avec la légèreté et la grâce de leur
+ouvrage: elles étaient grossières et aussi mal embouchées que des
+poissardes; leur moralité ne valait pas mieux que leur langage. Il
+résulte, dit-il, du trop petit gain des gazières, qu'elles sont
+presque toutes libertines ou sur le point de l'être, lorsqu'il se
+présente un tentateur; il ne reste matériellement sages parmi elles
+que les sujets d'une repoussante laideur.
+
+Dans sa nouvelle, _La Jolie Gazière_, Restif lui-même raconte
+pourtant que toutes ces ouvrières n'étaient pas aussi corrompues
+qu'il le dit; et la gravure de Binet, qui l'accompagne, les montre
+au contraire sous un jour favorable. La jolie gazière est
+représentée «travaillant à son métier», tandis que ses compagnes
+honnissent la corruptrice, qui avait voulu la séduire, en disant: On
+ratisse, tisse, tisse, tisse. Toutes les ouvrières s'avancèrent et
+se jetèrent sur Hélène; l'une lui enleva son battant d'oeil
+qu'elle mit en pièces; l'autre lui déchira son fichu. Celle-ci coupe
+le falbala de son jupon avec les forces qui leur servent à découper.
+D'autres lui jetèrent au visage de l'eau sale et la barbouillèrent
+de suie et de cendres.»
+
+[Illustration: Les ouvrières en gaze, gravure de Binet.]
+
+
+
+
+LES CORDIERS
+
+
+Le mépris à l'égard des cordiers, si caractérisé en Bretagne, et qui
+maintenant encore n'a pas tout à fait disparu, ne paraît pas avoir
+existé ailleurs à un degré aussi considérable; mais en beaucoup de
+pays, notamment en Flandre, les cordiers sont aussi méprisés.
+
+Monteil, passant en revue les métiers au XVe siècle, dit que cette
+profession était surtout jalousée; un courtier dit au maître cordier
+de la mairie: «Votre grand-père n'était pas pauvre, votre père était
+riche, vous êtes encore plus riche; je veux changer de métier, faire
+le vôtre. Vous travaillez pour les hauts châteaux, où sont les puits
+les plus profonds, et l'on vous paie la corde deux sous la
+toise.--Oui, mais sachez qu'elles doivent être de bon chanvre qui
+n'ait été mouillé, resséché, ressuyé.--Vous gagnez beaucoup avec les
+cultivateurs à faire les traits de charrue.--Pas tant, ils doivent
+avoir au moins douze fils...» Le débat s'étant prolongé, le maître
+cordier impatienté, le termina en disant: «Nous autres cordiers,
+quand nous filons une corde, nous ne savons si ce ne sera pas celle
+d'un pendu; cela ne nous donne guère envie de prendre trop. Nous
+sommes les plus pauvres et les plus honnêtes.»
+
+En Bretagne, les cordiers et les écorcheurs de bêtes mortes, étaient
+ce qu'on nommait autrefois les caqueux, cacous ou caquins. Ils
+inspiraient un tel mépris, que le sixième des statuts publiés en
+1436 par l'évêque de Tréguier, ordonna aux caqueux de se placer au
+bas des églises lorsqu'ils iraient au service divin. Le duc François
+II leur permit de faire le trafic du fil et du chanvre aux lieux peu
+fréquentés et de prendre des fermes à bail. Ils devaient toutefois
+porter une marque de de drap rouge sur leur vêtement. On poussa la
+rigueur à leur égard jusqu'à leur refuser la liberté de remplir
+leurs devoirs de chrétiens, jusqu'à leur interdire la sépulture, et
+il fallut que des arrêts du parlement les rétablissent dans le
+droit commun.
+
+En 1681, la justice dut intervenir pour faire réinhumer un cordier
+que les habitants de Saint-Caradec avaient déterré. Au mois d'avril
+1700, un cordier ayant été enterré dans l'église paroissiale de
+Maroué, près Lamballe, «les manants et habitants de ladite paroiesse
+s'adviserent de detairer le cadavre dudit feu Sevestre et l'ont
+ignominieusement exposé dans un grand chemin». Les juges de Lamballe
+ayant fait inhumer de nouveau le cadavre, le 9 mai, les gens de
+Maroué le déterrèrent, malgré le clergé, et l'exposèrent dans le
+grand chemin; ce ne fut en décembre seulement de la même année que
+le corps du pauvre cordier fut, par autorité de justice,
+définitivement enterré dans l'église. En 1716, à Planguenoual, la
+noblesse du pays assista à l'enterrement d'un caqueux et le fit
+inhumer dans l'église; mais trois jours après il fut exhumé et porté
+au cimetière des cordiers; il fallut une intervention de la justice
+pour que le cacous pût être de nouveau inhumé dans l'église. Vers
+1815, on enterrait encore à part les cordiers de Maroué, dans un
+lieu appelé la Caquinerie.
+
+Jadis ils vivaient à l'écart, dans des villages qu'ils étaient
+presque les seuls à habiter; il y en avait qui cumulaient le métier
+de cordier et celui d'équarrisseur; en ce cas, la carcasse d'une
+tête de cheval se dressait à l'une des extrémités de leur cabane,
+tandis qu'à l'autre pendait une touffe de chanvre.
+
+La répulsion à l'égard des cordiers, sans être tout à fait éteinte,
+a bien diminué; pourtant, aux environs de Rennes, les paysans leur
+donnent, par dérision, le surnom de caquoux; leur rencontre le matin
+est regardée, dans le pays bretonnant, comme d'un fâcheux augure;
+dans les Côtes-du-Nord ils trouvent difficilement à épouser, même
+s'ils sont riches et beaux garçons, les jeunes filles de paysans de
+bonne famille. C'est ce que constate un proverbe très répandu en
+Haute-Bretagne:
+
+ Les gars de la Madeleine
+ Ne se marient point sans peine.
+
+En Haute et en Basse-Bretagne la plupart des villages qui
+s'appellent la Madeleine ont été habités par des cordiers, et
+presque toujours il y avait là autrefois une léproserie.
+
+On dit par raillerie que les cordiers gagnent leur vie à reculons;
+cette plaisanterie qui se trouve déjà au XVIe siècle dans les
+_Adevineaux amoureux_, sous cette forme: «Quel homme esse qui gaigne
+sa vie en reculons!» figure aussi dans les devinettes allemandes; on
+la trouve dans l'énigme suivante:
+
+ Image naïve du temps,
+ Que rien n'arrête et ne devance,
+ Bien différent des courtisans,
+ C'est en reculant que j'avance.
+
+Et Charles Poncy en a fait le refrain de sa chanson du cordier:
+
+ Dans le métier que je professe,
+ On n'avance qu'en reculant.
+
+En Flandre, _Achteruit gaan gelijk de zeeldraaiers_, marcher à
+reculons comme les cordiers, c'est faire de mauvaises affaires. On
+dit aussi ironiquement: _Hij gaat vooruit gelijk de zeeldraaiers_,
+il va en avant comme les cordiers, de quelqu'un qui fait tout le
+contraire.
+
+Les cordiers avaient saint Paul pour leur patron, on ne sait pas au
+juste pourquoi: le marquis de Paulmy prétendait que ce saint, étant
+parti pour aller combattre les chrétiens, fut contraint de retourner
+sur ses pas, et que les cordiers, obligés de travailler à reculons,
+l'avaient choisi pour ce motif. D'après A. Perdiguier, les cordiers
+faisaient partie, dès 1407, du Compagnonnage du Devoir. Malgré cette
+antiquité, ils ne paraissent pas y avoir joué un rôle particulier.
+
+On a fait, à propos des cordiers, l'assemblage de mots suivants, qui
+est une sorte de casse-tête de prononciation:
+
+ Quand un cordier cordant
+ Veut recorder sa corde.
+ Pour sa corde à corder
+ Trois cordons il accorde;
+ Mais si l'un des cordons
+ De la corde décorde,
+ Le cordon décordant
+ Fait décorder la corde.
+
+[Illustration: Le Cordier.
+
+Dans une autre épreuve, cette image de Lagniet est plus
+compréhensible, grâce à deux inscriptions intercalées dans la
+gravure; au-dessus du cavalier est écrit: «Il fille sa corde»; sous
+son pied gauche: «Les grands s'accordent»; près de celui qui tourne
+la roue: «Les petits prennent la corde».]
+
+Un pauvre cordier est le héros d'un conte très long des _Mille et
+une Nuits_, dont voici le résumé: Le calife Haroun-al-Raschid ayant
+remarqué dans une des promenades qu'il faisait, déguisé en marchand
+étranger, un bel hôtel tout neuf, interroge un voisin qui lui dit
+que cette maison appartient à Cogia Hassan, surnommé Alhabbal, à
+cause de la profession de cordier qu'il lui avait vu lui-même
+exercer dans une grande pauvreté, et que, sans savoir par quel
+endroit la fortune l'avait favorisé, il avait acquis de grands
+biens. Le calife fait venir Cogia Hassan à la cour, et lui demande
+son histoire. Cogia raconte qu'autrefois il travaillait à son métier
+de cordier, qu'il avait appris de son père, qui l'avait appris
+lui-même de son aïeul, et ce dernier de ses ancêtres. Un jour il vit
+venir deux citoyens riches, très amis l'un de l'autre, qui n'eurent
+pas de peine à juger de sa pauvreté en voyant son équipage et son
+habillement. L'un d'eux lui demanda si, en lui faisant présent d'une
+bourse de deux mille pièces d'or, il ne deviendrait pas par le bon
+emploi qu'il en ferait aussi riche que les principaux de sa
+profession. Cogia lui répond que cette somme lui permettrait
+d'étendre sa fabrication et de devenir très riche. Quand, sur cette
+assurance, Saadi, l'un des deux amis, lui a remis la bourse, il
+achète du chanvre et de la viande, et met le reste de la somme dans
+son turban: mais celui-ci lui est enlevé par un milan qui disparaît
+dans les airs. Six mois après, les deux amis le retrouvent, pauvre
+comme devant; il leur raconte l'aventure du milan, et Saadi lui
+remet encore deux cents pièces d'or, en lui recommandant de les
+mettre en lieu sûr. Cogia prend encore dix pièces d'or et cache le
+reste dans un linge qu'il place au fond d'un grand vase de terre
+plein de son. Pendant qu'il est parti pour acheter du chanvre, sa
+femme, qui ne savait rien de tout cela, échange le vase de son
+contre de la terre à décrasser que vendait un marchand ambulant.
+Quand les deux amis reviennent, et qu'il leur a raconté sa
+mésaventure, Saadi lui donne un morceau de plomb qu'il avait ramassé
+à terre, Cogia le prend et rentre chez lui; le soir un pêcheur des
+environs, auquel il manquait du plomb pour accommoder ses filets,
+lui emprunte ce plomb en lui promettant comme récompense tout le
+poisson qu'il amènera du premier jet de ses filets. Le pêcheur à ce
+coup ne prend qu'un poisson, mais il était très gros. La femme, en
+l'accommodant, trouve dans ses entrailles un gros diamant, mais, ne
+sachant ce que c'était, elle le donne à son petit garçon qui s'en
+amuse avec ses soeurs, et le soir ses enfants, s'apercevant qu'il
+rend de la lumière quand la clarté de la lampe est cachée, se
+disputent à qui l'aura. Cogia leur demande le sujet de leur dispute
+et ayant éteint la lampe, il s'aperçoit que ce qu'il croyait être un
+morceau de verre faisait une lumière si grande qu'ils pouvaient se
+passer de la lampe. Une juive, femme d'un joaillier dont la maison
+était voisine, vint le matin savoir la cause du bruit qu'elle avait
+entendu. La femme du cordier lui montre le morceau de verre. La
+juive lui dit que ce n'est en effet que du verre, et lui propose de
+l'acheter, parce qu'elle en a un à peu près semblable. Mais les
+enfants se récrient, et la juive part. Le joaillier, sur la
+description qui lui est faite, dit à sa femme d'acheter le diamant à
+tout prix. Elle en propose vingt pièces d'or, puis cinquante, puis
+cent; Cogia Hassan déclare qu'il veut cent mille pièces, que le juif
+finit par lui donner.
+
+Cogia Hassan va voir une bonne partie des gens de son métier, qui
+n'étaient pas plus à l'aise qu'il ne l'avait été; il les engage à
+travailler pour lui, en leur donnant de l'argent d'avance, et en
+leur promettant de leur payer leur travail à mesure qu'ils
+l'apporteraient. Il loue des magasins, établit des commis, et finit
+par faire bâtir le bel hôtel qui avait attiré l'attention du calife.
+
+[Illustration: Cordiers à l'ouvrage, d'après Jost Amman (XVIe
+siècle).]
+
+
+SOURCES
+
+LES TISSERANDS.--H. Coulabin, _Dictionnaire des locutions populaires
+de Rennes_.--Clément-Janin, _Sobriquets de la Côte-d'Or: Dijon_, 62;
+_Châtillon_, 8.--_Revue des traditions populaires_, IV, 527; V, 279;
+X, 29, 31, 99.--Paul Sébillot, _Coutumes de la Haute-Bretagne_,
+73.--_Les Français peints par eux-mêmes_, II, 174.--Barjavel,
+_Sobriquets du Vaucluse_.--Reinsberg-Düringsfeld,
+_Sprichwörter_.--L.-F. Sauvé, _Lavarou Koz_.--J.-F. Bladé, _Poésies
+populaires de la Gascogne_, II, 267.--Mistral, _Tresor dou
+Felibrige_.--_Volkskunde_, II. 70; VIII, 36.--E. Souvestre,
+_Derniers Bretons_, II, 137.--E. Herpin, _La Côte d'émeraude_, 127,
+138.--Lecoeur, _Esquisses du Bocage normand_, I,
+45.--Communication de M. T. Volkov (Russie).--Communication de M. A.
+de Cock (Flandre).--Paul Sébillot, Traditions de la Haute-Bretagne,
+I, 130; II, 179.--E. Rolland, Rimes de l'Enfance, 41.--Laisnel de la
+Salle, Croyances du Centre, I, 161.--A. Ledieu, _Traditions de
+Demain_. 33.--Lecocq, _Empiriques beaucerons_, 46.--A. Bosquet, _La
+Normandie romanesque_, 286.--F. Liebrecht, _Zur Volkskunde_,
+315.--Monteil, l'_Industrie française_, I, 53, 257, 264.--A.
+Perdiguier, _Le Livre du compagnonnage_, I,
+44.--Reinsberg-Düringsfeld. _Traditions de la Belgique_, II, 53.--E.
+Cosquin, _Contes de Lorraine_, I, 98, 100.--Paul Sébillot, _Les
+Margot la-Fée_, 18.--Fleury, _Littérature orale de la Normandie_,
+190.--H. Carnoy, _Littérature orale de la Picardie_, 229.--Loys
+Brueyre, _Contes de la Grande-Bretagne_, 161.--Grimm, _Contes
+choisis_, trad. Baudry, 196.--J.-F. Bladé. _Contes de la Gascogne_,
+II, 354.--A. Meyrac. _Traditions des Ardennes_, 471.
+
+LES CORDIERS--Monteil, l'_Industrie française_, I, 277.--E.
+Souvestre. _Derniers Bretons_, 217.--A. Corre et Paul Aubry,
+_Documents de criminologie rétrospective_, 111.--Habasque, _Notions
+historiques sur les Côtes-du-Nord_, I, 85.--B. Jollivet, les
+_Côtes-du-Nord_, I, 65, 157, 317.--_Revue des traditions
+populaires_, VIII, 302; X, 160.--Communication de M. A. de
+Cock.--Tuet, _Matinées senonoises_, 510.--A. Perdiguier, _Le Livre
+du compagnonnage_, II, 195.
+
+
+[Illustration: Ange rallumant la lampe de sainte Gudule que le
+diable avait éteinte. (Crédence de stalle de l'abbaye de Saint-Loup,
+à Troyes.)]
+
+
+
+
+LES TAILLEURS
+
+
+Au lieu d'être, comme à présent, chargés de la fourniture de
+l'étoffe et de la confection entière du vêtement, les tailleurs
+d'autrefois se bornaient, le plus souvent, à tailler et à coudre des
+draps qui leur étaient remis après avoir été achetés en dehors de
+chez eux: c'est encore ainsi que procèdent les «couturiers» de
+campagne. Les rognures appartenaient à la personne qui avait
+commandé l'habillement; mais il y avait nécessairement du déchet, et
+il était difficile de savoir si tout lui était rendu intégralement
+ou si le tailleur n'avait pas mis de côté, pour son usage personnel,
+des morceaux qui pouvaient servir. Il y avait de fréquentes
+contestations, où les clients reprochaient aux tailleurs de ne leur
+remettre qu'une faible partie des retailles. Ceux-ci se défendaient
+de leur mieux: au XVIIe siècle, ils assuraient qu'il «ne leur étoit
+pas resté d'une étoffe non plus qu'il n'en tiendroit dans leur
+oeil», et l'on avait appelé plaisamment «l'oeil des tailleurs»
+un coffre supposé dans lequel ils mettaient les morceaux. On donnait
+aussi le nom de «rue» au coin de la boutique où s'accumulaient les
+rognures diverses. «Les cousturiers, dit Tabourot, ont une armoire,
+qu'ils appellent la Ruë, où ils jettent toutes les bannières: puis
+quand on s'en plaint, ils se baillent à cent mille pannerées de
+diables qu'ils n'ont rien dérobé, et n'y a resté, sinon je ne sçay
+quels bouts, qu'ils ont ietté dans la ruë.» On donnait encore le nom
+«d'enfer», de «liette» ou de «houle» au coffre aux rognures.
+
+Aux siècles derniers, on trouve dans les contes et dans les comédies
+de fréquentes allusions à ces détournements de drap, et c'était une
+sorte de lieu commun qui semblait inséparable des plaisanteries
+faites sur les tailleurs. _Le Grand Parangon des Nouvelles
+nouvelles_ met en scène un avocat, un sergent, un tailleur et un
+meunier qui avaient été en pèlerinage à
+Saint-Jacques-de-Compostelle, et voulaient faire bâtir une chapelle
+pour la rémission de leurs péchés. Ils se les confessent l'un à
+l'autre, et quand vient le tour du tailleur, il dit: «J'ay beaucop
+de drap corbiné, car quand on me bailloit cinq aulnes de drap à
+mettre en une robbe, je n'en y mettois point plus de quatre; car
+quelque habillement que jamais je fisse, il m'en demeuroit toujours
+quelque lopin; et je vous promets ma foy que j'en ay desrobé en mon
+temps pour plus de mille escus.»
+
+Lorsque l'on disait que les tailleurs marchent les premiers à la
+procession, tout le monde comprenait à demi-mot, et si par hasard
+quelqu'un s'était avisé de demander pourquoi ils avaient ce
+privilège, on lui aurait aussitôt répliqué: «C'est parce qu'ils
+portent la bannière.» Et si l'explication n'avait pas été
+suffisante, on n'aurait pas manqué d'ajouter qu'on appelait ainsi la
+pièce d'étoffe qu'on les accusait de dérober quand ils coupaient un
+habit, parce qu'il y a dans cette pièce de quoi faire une banderole.
+
+Dès le moyen âge elle figure dans les contes, et lorsque dans une de
+ses _Facéties_, le florentin Arlotto explique à son voisin le
+tailleur ce que signifiait une bannière qu'il avait vue en rêve, il
+s'est inspiré sans doute d'un récit qui courait parmi le peuple. De
+nos jours Charles Deulin a écrit le _Drapeau des tailleurs_, qu'il a
+localisé en Flandre, où peut-être il l'avait entendu raconter. Voici
+le résumé de son conte qui, avec une allure plus vive, est très
+voisin du récit d'Arlotto:
+
+Au temps jadis, il y avait un petit tailleur du nom de Warlemaque,
+qui était curieux comme une femme. Il était d'ailleurs fort adroit
+de ses dix doigts et, de plus, aussi voleur qu'un tailleur peut
+être. Rarement Warlemaque avait coupé un habit ou une culotte sans
+jeter dans le coffre qu'on appelle l'houle, autrement dit l'enfer,
+un bon morceau de drap pour s'en faire un gilet... Une nuit, il eut
+un singulier rêve. Il rêva qu'il était devant le tribunal de Dieu.
+Soudain il entendit qu'on l'appelait; il s'avança tout tremblant. Un
+ange fit quelques pas au milieu de l'enceinte, et, sans dire un mot,
+il déploya un grand drapeau de mille couleurs. Warlemaque reconnut
+tous les morceaux de drap qu'il avait dérobés, et fut pris d'une
+telle peur qu'il se réveilla en sursaut. Le lendemain, il conta son
+rêve à ses deux apprentis, et leur dit: Chaque fois que vous me
+verrez jeter en coupant quelque chose dans l'houle, ne manquez pas
+de crier: «Maître, rappelez-vous le drapeau!» Pendant quelque temps,
+il se garde de rien prendre; mais un jour qu'on lui apporte une
+belle étoffe d'or, il ne peut s'empêcher d'en dérober un peu, en
+disant qu'il manquait justement au drapeau un morceau de drap d'or.
+À partir de ce moment, il reprend ses mauvaises habitudes, et quand,
+après sa mort, il se présente à la porte du Paradis, saint Pierre la
+lui refuse: toutefois il finit par se laisser fléchir et permet à
+Warlemaque de rester dans un coin.
+
+Dans la _Farce du Cousturier_, un gentilhomme qui veut faire faire
+un costume à sa chambrière, lui dit:
+
+ Des habitz le drap porterons,
+ Et devant nous tailler ferons;
+ Car cousturiers et cousturières
+ Ont tousjours à faire bannières,
+ Comme j'ay ouy autresfoys
+ Racompter.
+
+Cette habitude semblait si étroitement liée au métier, qu'il
+paraissait impossible qu'un tailleur ne la pratiquât pas.
+
+La Nouvelle XLVIIe de Des Périers a pour titre: _Du tailleur qui se
+déroboit soi-même et du drap qu'il rendit à son compère le
+chaussetier_: Un tailleur de la ville de Poitiers étoit bon ouvrier
+de son métier et accoutroit fort proprement un homme et une femme et
+tout; excepté que quelquefois il tailloit trois quartiers de
+derrière en lieu de deux ou trois manches en un manteau, mais il
+n'en cousoit que deux; car aussi bien les hommes n'ont que deux
+bras. Et avoit si bien accoutumé à faire la bannière, qu'il ne se
+pouvoit garder d'en faire de toutes sortes de drap et de toutes
+couleurs. Voire même quand il falloit un habillement pour soi, il
+lui étoit avis que son drap n'eût pas été bien employé s'il n'en eût
+échantillonné quelque lopin et caché en la liette ou au coffre des
+bannières.
+
+En Angleterre, on connaît le «Chou du tailleur» et l'on dit en
+proverbe: _Tailors like cabbage_, les tailleurs aiment le chou.
+Lorsqu'autrefois ils travaillaient chez les clients, on les accusait
+de rouler le chou, c'est-à-dire de faire un paquet de morceaux de
+vêtements au lieu de se contenter de la lisière et des retailles qui
+leur étaient dues.
+
+On comprend que, en raison de ces habitudes vraies ou supposées, les
+conteurs aient mis les tailleurs au nombre des gens que l'on ne voit
+pas en Paradis. La Mésangère écrivait en 1821: C'est un dicton
+courant dans quelques-uns de nos départements, notamment dans celui
+de l'Aveyron, que saint Pierre n'a jamais voulu ouvrir la porte du
+Paradis aux tailleurs.
+
+[Illustration: Boutique de tailleur hollandais, d'après une estampe
+du XVIIe siècle.]
+
+La réputation de dérober des pièces est constatée dans un proverbe
+de l'Armagnac, et implicitement dans un grand nombre de dictons qui
+associent les tailleurs aux meuniers, aux tisserands, etc., tous
+gens que la malice populaire représente comme peu respectueux du
+bien d'autrui:
+
+ _Taillur,_
+ _Boulur,_
+ _Pano pedassis,_
+ _Quant a hèit la bèsto_
+ _Tourno pas lou rèsto._
+
+ Tailleur,--Voleur,--Vole des pièces,--Quand il fait la
+ veste--Ne rend pas le reste.
+
+La chanson gasconne des _Bruits de métiers_ formule la même
+accusation:
+
+ _Quand lou taillur hè uo raubo,_
+ _Rigo rago, sur la taulo,_
+ _Dou bèt drap, dou fin drap,_
+ _Quauque retail de coustat._
+
+ Quand le tailleur fait une robe,--Rigue rague, sur la
+ table,--Du beau drap, du fin drap,--Quelque coupon de côté.
+
+En Haute-Bretagne, on dit aux enfants des tailleurs:
+
+ Fils du tailleur,
+ Tu as bien du bonheur,
+ Le dimanche après vêpres,
+ Tu vas te promener
+ Le chapeau sur l'oreille
+ Et l'aiguille au côté.
+ Tout le monde se demande:
+ --Quel est donc ce petit effaré?
+ --C'est le fils au larron couturier!
+ Oh! que les couturiers sont braves! (bien habillés).
+ Mais ce n'est pas de leur argent,
+ C'est des retailles des braves gens.
+
+Voici un autre dicton de Gascogne:
+
+ _Sept sartès,_
+ _Sept tchicanès_
+ _E sept mouliès,_
+ _Boutais lous en un salié,_
+ _Leuatz un palancoun_
+ _Begratz vint e un layroun._
+
+ Sept tailleurs,--Sept tisserands--Et sept
+ meuniers,--Mettez-les en un saloir,--Levez une
+ planchette--Et vous verrez vingt et un larrons.
+
+On lit dans le _Moyen de parvenir_, cette demande facétieuse:
+
+ --S'il y avoit en un sac un sergent, un meunier et un
+ couturier, qui sortiroit le premier?--Voire, voire, ce
+ serait un larron.
+
+Un proverbe analogue, probablement ancien, existe aussi en
+Angleterre:
+
+ _Put a miller a tailor and a weaver in a bag and skake
+ them, the first that cometh out will be a thief._ Mettez un
+ meunier, un tailleur et un tisserand dans un sac, et
+ secouez-le, le premier qui sortira sera un voleur.
+
+Il existe de nombreuses variantes en Béarn, en Provence, et dans la
+plupart des recueils européens, du dicton limousin qui suit:
+
+ _Sept tailleurs, sept teyssiers, sept mouleniers, coumptas
+ bien, qu'aco faict vingt à un troumpeurs._
+
+La maladresse de certains tailleurs est blasonnée dans quelques
+dictons qui font allusion à des anecdotes. Les deux premiers sont
+danois, le troisième anglais:
+
+ --Cela s'élargira avec le temps, disait un tailleur qui
+ avait mis les manches à l'endroit des poches.
+
+ --Comment monsieur trouve-t-il les crochets? disait le
+ tailleur qui ne savait pas faire les boutonnières.
+
+ --_Like the tailor who sewed for nothing and found thread
+ beside._
+
+ Comme le tailleur qui ne cousait rien, et trouva le fil à
+ côté.
+
+ --_Long steek (stick), and pull hard._
+
+ Pique longtemps et pousse fort.
+
+Cela se dit en Écosse lorsque quelqu'un coud négligemment pour avoir
+fini plus vite.
+
+ --_Thats been sewed wi' a het needle and a burnin thread._
+
+ Cela a été cousu avec une aiguille rougie et un fil
+ brûlant.
+
+Dit-on lorsqu'il se produit un trou après que l'on a cousu, ou
+lorsqu'un bouton se découd peu de temps après avoir été cousu.
+
+ --_The mair hast, the less speed,_
+ _As the tailor said with long thread._
+
+ Le plus fort se hâte, le moindre se dépêche, comme dit le
+ tailleur en tirant son aiguille.
+
+ --_A fop (dandy) is the tailor's best friend and is own
+ foe._
+
+ Un élégant est le meilleur ami du tailleur et son plus
+ grand ennemi à lui-même.
+
+ --Ce serait merveille que l'auteur fît quelque chose de
+ bon; il ne ferait que brocher et bousiller comme un
+ tailleur à la veille de Pâques. (Dicton espagnol.)
+
+ --_Soutars and tailors works by the hour._ (Écosse.)
+
+ Les cordonniers et les tailleurs travaillent à l'heure.
+
+Allusion au temps qu'ils mettent à leur ouvrage.
+
+ --_A tailor's shreds are worth the cutting._
+
+ Les morceaux du tailleur sont égaux à ce qu'il coupe, parce
+ qu'ils sont larges. (Écosse.)
+
+ --Tailleur debout et forgeron assis ne valent pas
+ grand'chose. (Danois.)
+
+La gravure de la page suivante tirée du recueil de J. Cats (1665),
+qui représente des tailleurs à l'ouvrage, sert d'illustration à un
+proverbe italien en rapport avec le métier:
+
+ --_Il serro chi no fa nodo, perde il punto._
+
+ Celui qui ne fait pas un noeud à son aiguille perd son
+ point.
+
+Une légende du Morbihan raconte que lorsque le diable entra en
+apprentissage chez un tailleur, celui-ci ne lui montra pas qu'il
+fallait faire un noeud au bout du fil: c'est pourquoi le diable ne
+put jamais apprendre à coudre.
+
+ --_Its muckle gars tailors laugh but soutars grin age._
+
+ Il faut beaucoup de choses pour faire rire les tailleurs,
+ mais les cordonniers grimacent toujours.
+
+Usité en Écosse, ce proverbe semble s'appliquer à la contenance
+sérieuse que les tailleurs ont souvent lorsqu'ils sont à l'ouvrage,
+et à la grimace que fait le cordonnier quand il tire fort sur son
+ligneul.
+
+[Illustration]
+
+Des dictons constatent la sobriété ou l'avarice des tailleurs:
+
+ Deux oeufs durs, souper de tailleur,
+
+dit-on en Gascogne; c'est, en effet, le souper habituel que les
+paysans donnent aux couturiers. Avant 1848, on disait couramment
+qu'il y avait au Louvre un tableau représentant trois tailleurs
+attablés devant un oeuf à la coque. Ce dire populaire, qui exprime
+la pauvreté notoire de la corporation, peut être rapproché de
+l'_Explication de la Misère des garçons tailleurs_, qui tend à
+prouver que les tailleurs sont les seuls ouvriers buvant de l'eau,
+tandis que les autres se réconfortent avec des liquides plus
+généreux. Ce livret populaire donne aussi ce dicton: Quinze
+tailleurs pour un sac de son.
+
+Starveling, ou l'Affamé, est le nom d'un tailleur qui joue la
+comédie avec d'autres artisans dans _Le Songe d'une nuit d'été_.
+Dans la Belgique wallonne, _Fer 'n porminâde_ (promenade) _di
+tailleur_, c'est ne rien dépenser pour ses menus plaisirs; aux
+environs de Metz, on dit de celui qui s'amuse à faire des ricochets
+dans l'eau, qu'il fait une ribote de tailleur; les ouvriers
+tailleurs étant très pauvres ne pouvaient comme les autres aller
+s'amuser au cabaret; et, dans toute la France, se quitter comme des
+tailleurs, c'est se séparer sans boire ensemble.
+
+Le proverbe qui assure que les cordonniers sont les plus mal
+chaussés a, tout au moins à l'étranger, des parallèles qui
+s'appliquent aux tailleurs. En Italie, on dit:
+
+ --_I sartori hanno sempre gli abiti scuciti, e i calzolari
+ le scarpe rotte._
+
+ Les tailleurs ont toujours des habits décousus, et les
+ cordonniers des souliers déchirés.
+
+ --_Who goeth more tattered than the tailor's child?_
+
+ Qui, est plus déguenillé que le fils du tailleur?
+
+demande un vieux proverbe anglais.
+
+L'argot et les expressions provinciales désignent les tailleurs par
+des sobriquets ou par des expressions figurées, presque toujours
+d'un caractère railleur.
+
+Ils les nomment des frusquineux (de frusques), des pique-prunes, des
+gobe-prunes à Genève; des pique-poux à Paris; en Basse-Bretagne,
+_brocher laou_, embrocheurs de poux; en Écosse, où l'on prétend
+qu'ils sont infestés par la vermine, _pick the loose_, pique-poux.
+Dans les Vosges, on explique par une histoire plaisante le sobriquet
+de Pique-prune: «Trois tailleurs, gens peu habitués à la fatigue,
+comme chacun le sait, conçurent un jour le projet ambitieux de
+rouler une prune sur un toit.--Nous n'y arriverons pas sans levier,
+dit le premier.--Ces outils-là sont trop lourds pour nos bras,
+répondit le second.--Nous en fabriquerons avec des queues de
+cerises, fit le troisième. L'avis sembla bon et fut adopté. Quand le
+premier levier fut terminé, le plus hardi de la bande s'en empara et
+dit à ses camarades:--Sans me flatter, je me crois de taille à faire
+la besogne tout seul; écartez-vous un peu, je vous prie, de crainte
+d'accident. Les deux compagnons s'éloignent et le brave se met
+résolument à l'oeuvre. Vains efforts! il va, vient, vire, dévire,
+sue, ahanne, sans arriver à changer la prune de place.--Je l'ai
+pourtant piquée, piquée, se disait-il, comment se fait-il qu'elle ne
+bouge? Tout à coup l'haleine lui manque et il va avouer son
+impuissance, quand, malheur! la prune se mettant à rouler toute
+seule dégringole, l'entraîne dans sa chute et l'écrase.»
+
+Dans la comédie de Shakspeare, _La Méchante mise à la raison_,
+Petrucchio gronde ainsi un garçon tailleur: «Tu mens, bout de fil,
+dé à coudre, aune, trois quarts, demi-aune! Je me laisserais braver
+chez moi par un écheveau de fil! Va-t'en, guenille, rognure, atome,
+ou je vais te mesurer avec ta demi-aune pour te faire souvenir toute
+ta vie d'avoir parlé!»
+
+En Portugal on prétend que beaucoup de gens de métier poussent un
+cri particulier; celui des tailleurs est _E' impossivel_, c'est
+impossible. Dans les Vosges, on leur applique le sobriquet de
+_Permettez_, parce que, dit-on, ils abusent de ce mot, qui est pour
+eux la plus haute expression de la politesse française.
+
+En Portugal, on donne aux tailleurs le nom d'_aranhas_, araignées,
+et quand on veut les faire agacer, on leur parle d'araignées, en
+faisant allusion à un conte populaire: «Plusieurs tailleurs se
+réunirent, leurs ciseaux ouverts, pour attaquer une araignée qu'ils
+avaient rencontrée. De là est venu le dicton: «C'est sept tailleurs
+pour tuer une araignée!» dont on se sert lorsque quelqu'un est
+embarrassé pour une affaire de peu d'importance. Il circule en
+plusieurs provinces du Portugal des chansons satiriques sur le même
+sujet.
+
+La gravure ci-dessous qui montre l'intérieur d'un atelier de
+tailleur au XVIIe siècle, est extraite du livre de Franqueville:
+_Miroir de l'Art et de la Nature_, 1690; la légende qui l'accompagne
+explique les différentes opérations du métier.
+
+[Illustration: Le tailleur 1 coupe le drap 2 avec ses ciseaux 3, et
+le coud avec l'aiguille et du fils retors 4. Ensuite il rabat les
+coutures avec le carreau 5, et il fait ainsi des jupes 6, cotillons
+plissés 7, au bas desquels il y a un bord (ourlet 9) avec des
+franges ou dentelles 8. Il fait des manteaux 10 avec des collets 11,
+des brandebourgs, ou casaques avec des manches 12, pourpoints 13
+avec les boutons 14, et manches 15, haut-de-chausses 16, et
+quelquefois garnis de rubans 17, des bas 18 et des gants 19.]
+
+En Écosse, où l'on accuse les tailleurs d'être plus vains que les
+autres hommes, d'aimer les vêtements fins et d'avoir un caractère
+léger, on ne les regarde pas non plus comme courageux:
+
+ _A tinkler ne'er was a town taker;_
+ _A tailor was ne'er a hardy man._
+ _Nor yet a wabster (weaver) leal in his trade_
+ _Nor ever since the warld began._
+
+ Depuis que le monde est monde,
+ Le chaudronnier n'a jamais été un preneur de villes,
+ Le tailleur n'a jamais été un homme hardi,
+ Ni le tisserand loyal dans son métier.
+
+ _There were four an twenty tailors_
+ _Riding on a snail,_
+ _Said the hinmost to the foremost._
+ _--We' ell a fa' ower the tail._
+ _The snail shot oot her horns_
+ _Like ony hummil coo_
+ _Said the foremost to the hinmost,_
+ _--We' ell a be stickit noo._
+
+[Illustration: Atelier de tailleur allemand au XVIIIe siècle,
+d'après Chodoviecki.]
+
+ Il y avait vingt-quatre tailleurs
+ À cheval sur un escargot.
+ Celui de derrière dit au premier:
+ --Nous allons tomber sur la queue.
+ L'escargot attire ses cornes,
+ Comme une vache écornée,
+ Celui de devant dit:
+ --Nous allons tous être transpercés.
+
+Les tailleurs ne paraissent pas avoir beaucoup de superstitions en
+rapport avec leur métier: en tout cas on en a recueilli peu. À
+Lesbos, si un tailleur prête ses ciseaux ou son savon à un autre, il
+se garde bien de les lui donner de la main à la main, dans la
+crainte de se brouiller avec lui. Quand on coud à la main un habit,
+et que le fil fait des noeuds, c'est que la personne à qui l'habit
+appartient est jalouse.
+
+En France, les tailleurs d'habits usent assez fréquemment du
+tatouage. Les emblèmes qu'ils ont gravés sur la peau, sont: un dé et
+des ciseaux,--un tailleur assis et cousant,--des ciseaux et un fer à
+repasser.
+
+ * * * * *
+
+Au temps des corporations, il y avait un cérémonial usité pour la
+réception des ouvriers remplissant les conditions nécessaires pour
+franchir le grade d'ouvrier à compagnon. Voici, d'après le P.
+Lebrun, celui qui était usité vers 1655: Les compagnons tailleurs
+choisissaient un logis dans lequel se trouvaient deux chambres l'une
+contre l'autre; en l'une des deux, ils préparaient une table, une
+nappe à l'envers, une salière, un pain, une tasse à trois pieds à
+demi pleine, trois grands blancs de Roi et trois aiguilles. Tout
+étant ainsi préparé, celui qui devait passer compagnon jurait sur le
+Livre des Évangiles qui était ouvert sur la table, qu'il ne
+révélerait pas même en confession, ce qu'il ferait ou verrait faire.
+Après ce serment, il prenait un parrain; ensuite on lui apprenait
+l'histoire des trois premiers compagnons, qui est pleine
+d'impuretés, et à laquelle se rapporte la signification de ce qui
+est en cette chambre sur la table.
+
+À Paris, sainte Anne est la patronne des tailleurs; en Belgique,
+c'est saint Maur, saint Boniface ou sainte Catherine; ailleurs,
+comme en Bretagne, leur fête est à la Trinité.
+
+Les maîtres tailleurs de Morlaix célébraient leur fête à Notre-Dame
+du Mur, où il y avait une messe chantée, à la suite de laquelle ils
+présentaient un mouton blanc que le père abbé, escorté de toute la
+communauté, conduisait à l'hospice.
+
+À Avignon, la confrairie des tailleurs, qui avait son siège à la
+Métropole, avait une image de corporation qui représentait saint
+Georges à cheval, terrassant le dragon. En haut, un ange tenait la
+couronne, et elle portait un écusson avec des ciseaux.
+
+En province, les tailleurs avaient naguère encore comme enseigne,
+l'image pieuse de saint Martin qui partage son manteau avec un
+pauvre, ou celle des Ciseaux volants.
+
+[Illustration: _Tailleur_]
+
+Cette gravure, qui représente un tailleur vers le commencement de ce
+siècle, fait partie du _Jeu universel de l'Industrie_, qui a de
+l'analogie avec le Jeu d'oie renouvelé des Grecs (Musée Carnavalet).
+
+ * * * * *
+
+La plus grande partie de ce qui précède se rapporte surtout aux
+tailleurs des villes; leurs humbles confrères des campagnes en
+diffèrent tellement, qu'il m'a paru naturel de séparer ces deux
+branches de même profession.
+
+En certaines provinces, et principalement dans celles où l'industrie
+est peu développée, et où l'état par excellence est celui de
+laboureur, les tailleurs ou couturiers, car ce nom ancien est le
+plus employé, occupent une place à part, et ils sont regardés comme
+des êtres inférieurs. Leur métier est peu payé, et ceux qui
+l'exercent sont presque toujours des gens que la faiblesse de leur
+constitution ou une infirmité plus ou moins apparente rendent
+impropres au labeur des champs. On s'explique aisément que, dans un
+milieu où la beauté du corps et la force physiques sont considérés
+comme les premiers des dons, ceux qui en sont dépourvus soient
+l'objet d'un dédain que vient encore augmenter la nature sédentaire
+de leurs travaux, qui ressemblent plutôt à ceux des femmes qu'à
+l'ouvrage actif et dur des hommes.
+
+C'est en Basse-Bretagne que la démarcation entre les couturiers et
+les gens des autres professions est la plus marquée; les cordiers
+seuls qui semblent appartenir à une race maudite et descendent,
+assure-t-on, des lépreux, sont aussi méprisés; peut-être autrefois
+les tailleurs se sont-ils recrutés parmi les descendants de ces
+malheureux.
+
+
+[Illustration: Habit de Tailleur
+
+Cette gravure du XVIIe siècle fait partie d'une collection qui se
+trouve au Musée Carnavalet; un assez grand nombre de personnages y
+sont représentés habillés, comme le tailleur, avec les attributs du
+métier, les outils dont ils se servent pour travailler et les
+diverses pièces qu'ils sont chargés de confectionner.]
+
+Dans le premier tiers de ce siècle, Souvestre a tracé un portrait du
+tailleur breton, qui semble un peu chargé, et dont il conviendrait,
+à l'heure actuelle, d'adoucir quelques traits: Le tailleur est, en
+général, contrefait, cet état n'étant guère adopté que par les gens
+qu'une complexion débile ou défectueuse empêche de se livrer aux
+travaux de la terre, boiteux parfois, plus souvent bossu. Un
+tailleur qui a une bosse, les yeux louches et les cheveux rouges,
+peut être considéré comme le type de son espèce. Il se marie
+rarement, mais il est fringant près des jeunes filles, vantard et
+peureux. S'il a un domicile fixe, il ne s'y trouve guère qu'au plus
+fort de l'été; le reste du temps son existence nomade s'écoule dans
+les fermes qu'il parcourt et où il trouve à employer ses ciseaux.
+Les hommes le méprisent à cause de ces occupations casanières, et ne
+parlent de lui qu'en ajoutant, «sauf votre respect», comme lorsqu'il
+s'agit des animaux immondes; il ne prend pas même son repas à la
+même table que les autres, il mange après, avec les femmes, dont il
+est le favori. C'est là qu'il faut le voir, ricaneur, taquin,
+gourmand, toujours prêt à seconder une mystification contre un jeune
+homme ou un tour à jouer au mari. Menteur complaisant, il sait à
+l'occasion porter sur le mémoire du maître quelque beau justin qu'il
+aura piqué en secret pour la femme ou pour la _pennerès_ (fille à
+marier). Il connaît toutes les chansons nouvelles, il en fait
+souvent lui-même, et nul ne raconte mieux les vieilles histoires. À
+lui appartiennent de droit les chroniques scandaleuses du canton: il
+les dramatise, les arrange et les colporte ensuite de foyer en
+foyer.
+
+En Forez les tailleurs jouent souvent le même rôle qu'en
+Basse-Bretagne; ce sont des chroniqueurs et porte-gazettes,
+entremetteurs de mariages et mauvais plaisants, et on ne leur
+épargne pas à eux-mêmes la raillerie.
+
+Au siècle dernier, d'après Monteil, le tailleur allait dans toutes
+les maisons, il parlait à tout le monde; c'était le plus souvent par
+lui qu'étaient faites et reçues les propositions de mariage.
+
+En Basse-Bretagne, certains tailleurs portent le sobriquet de
+_Iann-troad-scarbet_, Jean au pied de travers, parce qu'en général
+ils sont boiteux et infirmes. En Forez, pour les mêmes raisons, on
+leur donne le surnom de _Maître Gigue à banc_, jambe à banc.
+
+Une légende du pays d'Avessac, vers la limite du Morbihan et de la
+Loire-Inférieure, explique pourquoi la plupart des tailleurs sont
+aujourd'hui boiteux: Un jour saint Yves revenant de Paris en
+Basse-Bretagne, se perdit vers le soir sur les grandes landes de
+Malnoël; il était fort ennuyé, car les chemins étaient défoncés et
+son cheval avait perdu un fer. Mais, ayant entendu chanter, il
+reprit bon espoir et aperçut bientôt un tailleur qui revenait de sa
+journée. Le saint l'aborda aussitôt et le pria de le remettre dans
+son chemin en lui indiquant le bourg le plus voisin, pour qu'il pût
+faire referrer sa monture. Au lieu d'obliger saint Yves, le tailleur
+se mit à le railler et lui dit que puisque les moines allaient
+déchaux, sa bête pouvait bien faire de même: car il était juste que
+le valet manquât de souliers du moment que le maître n'en portait
+point. Saint Yves, pour punir ce gouailleur, lui dit qu'à l'avenir
+lui et ses confrères qui n'auraient pas plus de religion que lui,
+auraient, comme son cheval, une jambe défectueuse.
+
+Plus charitables toutefois que les gens du Midi, les habitants de
+cette même contrée d'Avessac ne disent pas que jamais couturier
+n'est entré au Paradis, mais ils prétendent qu'étant de leur nature
+indignes d'y arriver immédiatement, ils sont toujours condamnés à
+passer quelque temps dans les limbes, d'où le «Grand Maistre
+d'Ahaut» les tire chaque année par fournées. Et l'on ne manque pas
+de dire, chaque fois qu'on voit dans le ciel des étoiles filantes:
+«Allons, v'là le Bon Dieu qui a ouvert sa grande porte; v'là encore
+des couturiers qui s'en vont dans le ciel!»
+
+Naguère en Basse-Bretagne quand on parlait d'un tailleur, on ne
+manquait pas d'ajouter, «en vous respectant», comme lorsqu'on
+nommait un animal non noble; si quelqu'un rencontrait un couturier
+sans le connaître et l'interrogeait sur son genre de profession, il
+répondait ordinairement: «Je suis tailleur, sauf votre respect». Un
+passage de _Don Quichotte_ constate que jadis, en Espagne, une
+formule analogue était employée: «Je suis, sous votre respect et
+celui de la compagnie, tailleur juré», dit un personnage de
+Cervantes en se présentant, et un autre passage de _Don Quichotte_
+parle de la mauvaise opinion que l'on a du tailleur.
+
+Il est naturel que ce soit en Bretagne que les proverbes dépeignent
+le tailleur sous des traits satiriques; mais ils constatent sa
+mauvaise langue, ses autres défauts et le mépris dont il est
+l'objet, plutôt que les vols qu'on lui reproche ailleurs, ainsi que
+nous l'avons déjà vu.
+
+ --_Eur c'hemener n'e ket den_
+ _'Met eur c'hemener ned-eo ken._
+
+ Un tailleur n'est point un homme:
+ Ce n'est qu'un tailleur en somme.
+
+ --_Nao c'hemener evid ober eun den._
+
+ Neuf tailleurs pour faire un homme.
+
+Ce dicton est aussi usité en Écosse; l'on y ajoute parfois une
+variante: Il faut neuf tailleurs et un chien pour faire un homme. Et
+l'on dit, à ce propos, que jadis neuf tailleurs et un chien
+tombèrent sur un homme qui leur avait déplu. On y prétend encore
+qu'un tailleur est la neuvième partie d'un homme, ou que
+vingt-quatre tailleurs ne peuvent faire un homme; c'est jeu de mot
+sur le mot faire.
+
+En Haute-Bretagne, les tailleurs et les couturiers ont leur fête à
+la Trinité, d'où ce dicton:
+
+ Trinité en trois personnes,
+ Trois tailleurs pour faire un homme.
+
+ --_Neb a lavar eur c'hemener_
+ _A lavar ive eur gaouier._
+
+ Qui dit tailleur
+ Dit aussi menteur.
+
+ --_Kemener brein,_
+ _'Nn diaoul war he gein._
+
+ Tailleur pourri,
+ Le diable sur son dos.
+
+ --_Ar c'hemener diwar he dorchenn_
+ _Pa gouez, a gouez en ifern._
+
+ Le tailleur sur son coussinet,
+ S'il tombe, en enfer va couler.
+
+ --_Ar miliner a laer bleud,_
+ _Ar guiader a laer neud,_
+ _Ar fournerienn a laer toaz,_
+ _Ar c'hemenerienn krampoez kraz._
+
+ Le meunier vole de la farine,
+ Le tisserand vole du fil,
+ Les fourniers volent de la pâte
+ Et les tailleurs des crêpes rôties.
+
+ --_Da chouel ar Chandelour,_
+ _Deiz da bep micherour,_
+ _Nemet d'ar c'hemener_
+ _Ha d'al luguder._
+
+ À la Chandeleur,
+ Jour pour tout travailleur,
+ Hormis le tailleur
+ Et le flâneur.
+
+En Basse-Bretagne, il arrive assez fréquemment que les enfants
+poursuivent les tailleurs en leur récitant des formulettes
+injurieuses, dans le genre de la suivante dont les versions sont
+nombreuses.
+
+ _Kemenerien, potret or vas,_
+ _Deut daved-omp 'benn warc'hoas:_
+ _Me 'm beuz tri gi ha tri gaz,_
+ _Hag ho c'houec'h 'man e noaz;_
+ _Me raï d'eho bep a vragou_
+ _Hag ive chupennou._
+
+ Tailleurs, gars au bâton,
+ Venez chez nous demain:
+ J'ai trois chiens et trois chats,
+ Et tous les six sont nus;
+ Je leur donnerai à chacun des culottes,
+ Et des pourpoints aussi.
+
+En Béarn, on les poursuit aussi avec des quolibets, qui ne sont pas
+très faciles à comprendre, mais qui ont le privilège de leur être
+désagréables.
+
+En Écosse, on adresse aux tailleurs ce blason, dont il existe
+plusieurs variantes:
+
+ _Tailor, tailor, tartan,_
+ _Geed up the lum fartin,_
+ _Nine needles in his arse_
+ _An a' is timles rattling._
+
+ Tailleur, tailleur, tartan
+ (avec un habit de diverses couleurs, terme de mépris),
+ Monta sur la cheminée,
+ Neuf aiguilles dans son derrière
+ Et tous ses dés qui faisaient du bruit.
+
+L'usage du bâton long et uni est, en Basse-Bretagne, exclusivement
+réservé aux vieillards, aux infirmes et aux tailleurs. Ces derniers,
+qui auraient été montrés au doigt s'ils avaient osé prendre un
+pennbaz ou bâton à gros bout, garnissaient le leur d'une fourchette
+en fer pour se garantir des chiens quand ils vont en journée; ils
+savaient que les paysans ne se hâtent jamais de les rappeler quand
+il s'agit d'en préserver un huissier, un gendarme ou un tailleur.
+
+C'est sans doute cette circonstance qui a inspiré le refrain d'un
+sonn satyrique de la Cornouaille, qui imite l'aboiement des chiens.
+Voici la traduction du dernier couplet:
+
+ Le tailleur, quand il sera enterré,
+ Ne sera pas mis en terre bénite;
+ Mais il sera mis au bout de la maison,
+ Pour que les chiens aillent pisser sur lui.
+
+Je ne sais si, comme les cacous ou cordiers, les tailleurs ont eu en
+Bretagne, avant la Révolution, une sépulture spéciale; il est
+certain que pendant leur vie ils étaient souvent traités comme de
+véritables parias.
+
+Dans les réunions joyeuses, dans les fêtes rustiques où la gaîté
+rapproche les conditions, et où l'on fait asseoir le pauvre à côté
+du riche, le tailleur seul n'était pas admis sur un pied d'égalité;
+exilé à quelques pas de la foule, il mangeait et buvait à part.
+Lorsqu'il allait en journée, les hommes ne lui auraient pas permis
+de prendre place autour du bassin commun dans lequel chacun puisait
+avec une cuiller de bois la bouillie d'avoine ou de froment. Il est
+juste de dire que les femmes, toujours plus bienveillantes que les
+hommes, s'arrangeaient de façon à faire les tailleurs en manger les
+premiers; au goûter de trois heures elles leur donnaient les crêpes
+les plus chaudes et les mieux beurrées. Elles en étaient
+récompensées par des récits, des chansons et aussi par des broderies
+que les tailleurs exécutaient pour elles en cachette de leurs maris.
+
+Il est pourtant probable qu'elles n'auraient pas admis les tailleurs
+à se poser en prétendants à la main de leurs filles. Cambry
+constatait, au commencement de ce siècle, que jamais dans le
+Finistère un paysan riche et de bonne famille n'aurait consenti à
+marier sa fille à un tailleur.
+
+Une chanson de la Basse-Bretagne raconte qu'un tailleur, qui avait
+dissimulé sa profession, épouse la fille d'un sénéchal. Quand elle
+se présente à l'église dans le pays de son mari, et qu'elle veut
+prendre une chaise dans un endroit honorable, une dame lui dit: «Je
+ne pensais pas que la femme d'un tailleur passerait devant moi dans
+ma chaise.--Seigneur Dieu! dit la femme, je ne savais pas que
+c'était un tailleur que j'avais eu, avant de faire son lit et j'y
+trouvai son dé et son aiguille..... Est-ce que je ne trouverai pas
+une barque quelconque qui m'envoie chez nous, dans la maison de mon
+père.»
+
+Un conte allemand de Bechstein a un épisode qui présente une
+certaine analogie avec le gwerz breton; mais le tailleur, grâce à sa
+présence d'esprit, sort à son avantage de l'aventure: La fille d'un
+roi avait épousé, ignorant sa première profession, un tailleur tueur
+de monstres; elle l'entend dire en rêvant: «Valet, fais-moi mon
+habit; fais des reprises à mes culottes, vite, dépêche-toi, ou je te
+baillerai de l'aune à travers les oreilles.» Elle soupçonna son mari
+de n'être qu'un tailleur et supplia son père de la débarrasser de
+cet indigne époux. Le roi lui recommanda de laisser ouverte la porte
+de sa chambre à coucher et aposta des hommes avec l'ordre de tuer
+son gendre s'ils entendaient de nouveau de pareilles paroles. Le
+tailleur, averti par un écuyer du roi, feignit de dormir et se mit à
+parler tout haut, comme en rêve: «Valet, fais mon habit, fais les
+reprises de mes culottes, vite, ou tu goûteras de l'aune! Jadis j'en
+ai tué sept d'un coup, j'ai tué deux géants, j'ai pris la licorne,
+j'ai pris le sanglier sauvage et j'aurais peur des gens qui sont là,
+devant la porte de ma chambre!» Les gens apostés s'enfuirent comme
+s'ils avaient eu mille diables à leurs trousses.
+
+On va parfois jusqu'à attribuer aux tailleurs une influence néfaste.
+En Haute-Bretagne et dans le Morbihan, bien des gens croient qu'ils
+auront de la malechance toute la journée si la première rencontre
+qu'ils font est celle d'un couturier.
+
+En Écosse, lorsqu'une femme qui a eu un enfant et va se faire
+remettre, rencontre un tailleur à sa première sortie, c'est un
+mauvais présage: son enfant sera innocent.
+
+Dans le sud du Finistère le tailleur figure au nombre des personnes
+qui peuvent jeter le «Drouk-Awis» ou mauvais oeil. Cette crainte,
+jointe au mépris de la profession, les exposait à des avanies au
+milieu de ce siècle: quand de jeunes paysans en rencontraient un et
+qu'il n'était pas prompt à faire place, ils le saisissaient et le
+poussaient rudement dans le fossé, sans s'inquiéter de ce qui
+pourrait arriver.
+
+[Illustration: Tailleurs bretons cousant, d'après la gravure de
+Perrin. _Breiz-Izel._]
+
+Si à l'heure actuelle, la répugnance des filles de fermiers pour les
+tailleurs est diminuée, sans être tout à fait détruite, il en reste
+encore d'assez nombreuses traces dans les chansons et dans les
+contes, qui montrent la difficulté qu'ils éprouvent à trouver une
+femme dans le monde des laboureurs.
+
+Un petit conte, tout à l'avantage du laboureur, met en relief la
+différence qui, dans l'opinion des campagnards, existe entre les
+deux catégories de métier: Une fille avait deux galants, un tailleur
+qui venait lui faire la cour, toujours bien habillé et dispos,
+tandis qu'un laboureur arrivait en habits de travail et fatigué
+d'avoir tenu toute la journée la queue de la charrue. Sur le conseil
+de sa mère, la fille se déguise en pauvresse et va successivement
+chez chacun de ses galants: la maison du tailleur était pauvre et il
+la met à la porte; chez le laboureur, on l'accueille bien, on lui
+donne à manger et elle couche dans un bon lit, aussi c'est lui
+qu'elle épouse.
+
+ * * * * *
+
+Les tailleurs figurent souvent comme personnages principaux dans un
+assez grand nombre de contes; nous en avons déjà rapporté
+quelques-uns qui reflètent les idées que le peuple professait à leur
+égard. Sauf dans la série comique ou satirique, ils jouent dans les
+récits populaires un rôle qui, presque toujours, semble en
+contradiction avec le mépris dont ils sont l'objet en certains pays,
+et aussi avec la réputation de poltronnerie qu'ils ont, même en
+Allemagne, où leur métier est pourtant loin d'être méprisé.
+
+Les conteurs les représentent souvent comme des personnages
+courageux, exempts des craintes qui terrorisent le vulgaire, bravant
+les puissances surnaturelles, allant coudre partout, même chez le
+diable, qu'ils trouvent presque toujours moyen de duper. Grâce à
+leur ruse et à leur souplesse, parfois aussi par leur habileté à
+mentir, ils mènent à bien des entreprises difficiles, dans
+lesquelles ont échoué ceux qui les ont tentés par la seule force
+brutale; c'est au reste la constatation assez exacte, soit dit en
+passant, de l'intelligence que demande leur métier, et des moyens
+auxquels ils sont forcés de recourir pour se défendre contre ceux
+qui veulent s'amuser à leurs dépens.
+
+M. Walter Gregor m'envoie la légende suivante qu'il a recueillie
+dans le comté d'Aberdeen (Écosse): Au temps jadis un tailleur qui
+aimait à boire et à se vanter, était attablé avec quelques bons
+compagnons dans une taverne peu éloignée du prieuré de Bauly; ils
+étaient tous un peu excités par la boisson, et le tailleur se mit à
+se vanter comme à l'ordinaire. Il assura, entre autres choses,
+qu'avant minuit il aurait été coudre une paire de culottes sur
+l'escalier de la maison du chapitre du prieuré. Ses compagnons
+acceptèrent le défi. Le tailleur se rendit à l'endroit désigné, s'y
+assit et éclairé par une chandelle, se mit à l'ouvrage et fit aller
+légèrement ses doigts. Minuit approchait, quand une grande main de
+squelette apparut près de sa tête, et lui cria par trois fois: «Vois
+cette grande main sans chair ni sang qui s'élève à côté de toi,
+tailleur!--Je la vois, répondit celui-ci, mais il faut que je
+termine mon ouvrage, et que j'emploie toute cette nuit mon fil et
+mon aiguille.» Le premier coup de minuit sonna au moment où le
+tailleur finissait son dernier point; il prit sa chandelle,
+descendit l'escalier, passa à travers la maison du chapitre, et
+arriva à la porte au moment où sonnait le dernier coup, et la grande
+main du squelette était derrière lui; comme il atteignait la porte,
+la main voulut lui donner un soufflet, mais elle le manqua; le coup
+était envoyé avec une telle force que l'empreinte des doigts du
+fantôme fut gravée sur le montant en pierre de la porte; on les y
+voit encore maintenant, un peu effacés, mais reconnaissables.»
+
+En Alsace, un compagnon tailleur qui n'avait pas de bas, passant un
+soir d'hiver près d'une potence, vit un pendu qui en avait une belle
+paire; il lui coupa les jambes avec ses grands ciseaux et les mit
+dans un mouchoir. À l'auberge, il les plaça sur le poêle pour les
+faire dégeler; puis, après avoir pouillé les bas, il introduisit les
+jambes du pendu dans le poêle et sauta par la fenêtre. Le chat se
+mit à ronger les jambes et la servante crut qu'il avait mangé le
+tailleur. Quelques jours après, un voyageur vint demander à loger à
+l'auberge. «--Quel est votre métier? demande l'aubergiste.--Je suis
+compagnon tailleur.--Dieu me garde d'un tailleur! s'écria
+l'aubergiste. Le chat vient justement, il y a quelques jours de m'en
+manger un.»
+
+Dans plusieurs récits populaires, le tailleur est si fin qu'il
+attrape le diable lui-même; il va coudre chez lui, et trouve moyen
+de se retirer sain et sauf de ses griffes; ou bien, comme dans un
+conte de la Haute-Bretagne, de se faire donner des ouvriers qui
+n'avaient qu'à regarder l'ouvrage pour qu'il fût achevé. Un tailleur
+du Morbihan avait même fait un pacte avec le diable pour s'épargner
+la peine de coudre: il avait dans une petite boîte des nains pas
+plus gros que le pouce et coiffés d'un bonnet rouge qui, lorsqu'il
+avait taillé, cousaient les pièces dans la perfection. Dans d'autres
+récits, le diable essaie en vain d'apprendre le métier de tailleur,
+et il est chassé honteusement par son patron.
+
+Ils étaient certes moins accessibles à la crainte que les paysans,
+les couturiers de la Haute-Bretagne qui, voyant des poulains-lutins,
+montent sur leur dos et leur ordonnent de les conduire tout droit
+chez eux, faisant du bruit avec leurs ciseaux, menaçant de leur
+couper les oreilles s'ils ne marchent pas convenablement. Un petit
+tailleur bossu de la Cornouaille, entendant les petits nains appelés
+les Danseurs de nuit, qui dansaient en chantant: «Lundi, mardi et
+mercredi», se cache pour les regarder. Quand il est découvert, il
+entre dans la danse et ajoute à leur refrain: «Et jeudi et puis
+vendredi». En récompense, les nains lui ôtent sa bosse, qu'ils
+remettent, quelques jours après, à un autre tailleur, également
+bossu, qui ne peut terminer comme il faut leur chanson. Un couturier
+de Basse-Bretagne ose aller pénétrer dans la grotte des nains pour
+prendre leurs trésors; un autre ne craint pas d'aller trouver
+l'Ouragan, et de lui réclamer le lin qu'il lui a enlevé en soufflant
+trop fort. La _Nouvelle fabrique des plus excellents traits de
+vérité_ met en relief le courage avisé d'un couturier: un soldat
+ayant tiré son épée pour l'en percer, l'ouvrier, sans se laisser
+émouvoir, coupe avec ses ciseaux, d'abord le bout de l'épée, puis
+successivement toute la lame, si bien que la poignée seule reste au
+brutal soldat.
+
+[Illustration: Tailleur breton enseignant le catéchisme, d'après la
+gravure de Perrin.]
+
+Dans les contes proprement dits, où intervient l'élément
+merveilleux, il n'est pas rare de rencontrer des tailleurs: là aussi
+ils se montrent un peu vantards, plus rusés que réellement braves,
+mais d'un esprit souple et inventif, qui leur permet de mener à bien
+des aventures périlleuses. Le plus populaire de ces récits, qu'on
+retrouve en nombre de pays, est celui du tailleur qui ayant tué
+plusieurs mouches d'un seul coup, constate cet exploit par une
+inscription, en ayant soin de ne pas désigner l'espèce d'ennemis
+qu'il a massacrés, et se met à courir le monde. Grâce à son astuce,
+il vient à bout de géants redoutables, défait les années ennemies,
+s'empare d'animaux terribles ou fantastiques, et finit, en
+récompense de ses services, par devenir riche et puissant ou par
+épouser la fille du roi.
+
+C'est en Allemagne, le pays classique des tailleurs, qu'on en
+rencontre naturellement les plus nombreuses variantes. C'est
+également dans le même pays que l'on a recueilli le conte qui suit:
+Une princesse avait promis d'épouser celui qui pourrait résoudre une
+devinette: trois tailleurs se présentent, et l'un d'eux la devine.
+La princesse qui ne se soucie pas de l'avoir pour mari, lui impose
+de passer la nuit dans la cage d'un ours très méchant. Le petit
+tailleur y va et quand l'ours veut s'élancer sur lui, il lui parle
+et le fait reculer. Il tire alors de sa poche des noix et se met à
+les casser avec les dents; il prend fantaisie à l'ours d'en manger,
+et il en demande quelques-unes au tailleur; celui-ci lui donne des
+cailloux ronds, que l'ours essaie en vain de briser, et il prie le
+tailleur de les lui casser; celui-ci les brise et lui remet d'autres
+cailloux. L'ours essaie de nouveau, et quand il est fatigué, son
+compagnon se met à jouer du violon, si bien que l'ours danse malgré
+lui. Il demande au tailleur de lui donner des leçons.--Volontiers,
+répond celui-ci, mais laissez-moi couper vos griffes qui sont trop
+longues. Il y avait, par hasard, dans un coin, un étau, dans lequel
+l'ours met sa patte, et le tailleur se hâte de le serrer.--Attends
+maintenant, dit-il, que j'aille chercher mes ciseaux. Et, laissant
+l'ours pris, il s'endort dans un coin. La princesse fut bien
+surprise et bien chagrine de voir le tailleur vivant, mais elle
+avait donné sa parole et le roi fit avancer un carrosse pour
+conduire les fiancés à l'église. Les deux autres tailleurs, jaloux
+de leur camarade, avaient lâché l'ours qui se mit à courir après le
+carrosse. Alors, le tailleur sort les jambes par la portière et crie
+à l'ours: Vois-tu cet étau? si tu ne t'en vas pas, tu vas encore en
+tâter! L'ours s'arrêta un instant et se mit à fuir à toutes jambes,
+de sorte que le tailleur épousa la princesse.
+
+Le mépris pour le tailleur rustique, si caractérisé en
+Basse-Bretagne et que constatent les dictons écossais, n'est point
+universel. C'est ainsi qu'une légende anglaise raconte que lorsque
+le roi Alfred invita les Sept métiers à apporter un spécimen de leur
+savoir-faire, ce fut le tailleur qui fut proclamé roi des métiers.
+Au siècle dernier, dit Monteil, partout où le tailleur allait
+travailler, il faisait à son occasion changer le pain, le vin et le
+reste de l'ordinaire.
+
+Dans certaines parties de l'Écosse, le tailleur qui va tailler et
+coudre à la maison les étoiles tissées par un tisserand du voisinage
+est accueilli avec des égards tout particuliers.
+
+Si le tailleur éprouvait de la difficulté à trouver une femme pour
+lui, on lui confie volontiers, ainsi que nous l'avons vu, la mission
+de faire des démarches matrimoniales pour les autres.
+
+Ce n'était pas la seule fonction dont il était chargé, et qui
+paraissait en désaccord avec le peu de considération que l'on avait
+pour lui. Jadis, lorsque l'instruction était peu répandue, le
+tailleur, qui souvent savait lire, enseignait le catéchisme aux
+enfants dans les villages.
+
+Une formulette du nord de la France, rapportée par Charles Deulin,
+est tout à l'avantage des tailleurs:
+
+ Alleluia pour les tailleurs!
+ Les cordonniers sont des voleurs.
+ Un jour viendra
+ Qu'on les pendra.
+ Alleluia!
+
+
+SOURCES
+
+Timbs, _Things generally not known_, I, 144.--Leroux, _Dictionnaire
+comique_.--La Mésangère, _Dictionnaire des proverbes
+français_.--Bladé, _Proverbes de l'Armagnac_; _Poésies populaires de
+la Gascogne_, II, 266.--_Folk-Lore Record_, III, 76.--Champeval,
+_Proverbes limousins_.--Pitrè, _Proverbi
+siciliani_.--Reinsberg-Düringsfeld, _Sprichwörter_.--Dejardin,
+_Dictionnaire des spots wallons_.--De Colleville, _Proverbes
+danois_.--_Revue des traditions populaires_, V, 169, 350; VI, 167,
+734; IX, 571.--Proverbes écossais communiqués par M. W.
+Gregor.--Larchey, _Dictionnaire d'argot_.--Blavignac, l'_Empro
+genevois_.--L.-F. Sauvé, _Folk-Lore des Hautes-Vosges_, 76.--Leite
+de Vasconcellos, _Tradiçoes de Portugal_, 133, 251.--Georgiakis et
+Léon Pineau, _le Folk-Lore de Lesbos_, 352.--G. S. Simon, _Étude sur
+le compagnonnage_, 80.--Ogée, _Dictionnaire de Bretagne_.--Cerquand,
+_l'Imagerie dans le Comtat_.--_Les Français peints par eux-mêmes_,
+II, 330.--Noëlas, _Légendes foréziennes_, 283.--Régis de
+l'Estourbeillon, _Légendes d'Avessac_.--Perrin, _Breiz-Izel_, I,
+100, 112.--L.-F. Sauvé, _Lavarou-Koz_; _Revue celtique_, V,
+186.--Frank, _Contes allemands du temps passé_, 264.--Quellien,
+_Chants et danses des Bretons_.--W. Gregor, _Folk-Lore of Scotland_,
+57.--Grimm, _Veillées allemandes_, I, 298.--_Folk-Lore Journal_, II,
+322;--Paul Sébillot, _Contes des provinces de France_, 293; _Contes
+de la Haute-Bretagne_, II, 255, 286.--Fouquet, _Légendes du
+Morbihan_, 163.--Luzel, _Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne_,
+II, 254; _Contes de Basse-Bretagne_, III, 63.--E. Cosquin, _Contes
+de Lorraine_, II, 95.--Grimm, _Märchen_, n° 114.--Monteil, _Histoire
+des Français_, V, 78.
+
+[Illustration: UN TAILLEUR, VIGNETTE DE JAUFFRET. (_Les Métiers._)]
+
+
+
+
+LES COUTURIÈRES
+
+
+Pendant le moyen âge, et jusqu'à une époque assez moderne, les
+couturières étaient en réalité des couseuses ou des lingères.
+L'existence, en tant que corporation, de femmes ayant le droit de
+tailler les vêtements ou de les coudre, ne remonte qu'à l'année
+1675. Auparavant, les tailleurs possédaient seuls le privilège
+d'habiller les hommes et les femmes, et en 1660 leurs statuts
+mentionnaient encore expressément ce monopole. Ce n'était que par
+exception que les filles des maîtres tailleurs pouvaient, avant
+d'être mariées, habiller les petits enfants jusqu'à l'âge de huit
+ans. Quelques femmes entreprirent de faire des vêtements pour les
+dames; elles réussirent peu à peu à se créer une petite clientèle,
+et, d'après Franklin, vers le milieu du XVIIe siècle, elles étaient
+officiellement qualifiées de couturières. Mais avant de pouvoir
+exercer paisiblement un métier qui paraissait devoir appartenir à
+leur sexe, elles eurent à supporter de la part des tailleurs une
+guerre à outrance; ils les écrasaient d'amendes, faisaient saisir
+chez elles étoffes et costumes, et portaient plaintes sur plaintes
+au lieutenant général de la police.
+
+Malgré tout, elles continuaient leur métier, parce que «l'usage
+s'étoit introduit parmi les femmes et filles de toutes sortes de
+conditions de se servir des couturières pour faire leurs jupes,
+robes de chambre, corps de jupes, et autres habits de commodité», et
+lorsqu'elles adressèrent au roi une requête tendant à faire ériger
+leur métier en corporation régulièrement autorisée, il y avait
+longtemps que dans la pratique elles étaient employées par les dames
+de préférence aux tailleurs. L'édit ne fit que donner une
+consécration légale à un état de choses qui était entré peu à peu
+dans les habitudes.
+
+La _Coquette_, comédie de Regnard, représentée en 1691, est l'une
+des premières où les couturières figurent au théâtre; en voici
+quelques passages:
+
+ LE LAQUAIS.--Mademoiselle, voici votre couturière.
+
+ COLOMBINE.--Eh bien! Margot, m'apportez-vous mon manteau?
+
+ MARGOT.--Oui, mademoiselle; j'espère qu'il vous habillera
+ parfaitement bien: depuis que je travaille, je n'ai jamais
+ vu d'habit si bien taillé.
+
+ ARLEQUIN.--Ni moi de fille si ragoûtante. Voilà, mordi, une
+ petite créature bien émerillonnée... M'amie, me voudrais-tu
+ tailler une chemise et quelques caleçons?
+
+ MARGOT.--Je suis votre servante, monsieur; on ne travaille
+ point en homme au logis.
+
+ COLOMBINE.--Mais il me semble, Margot, que ce manteau-là
+ monte bien haut: on ne voit point ma gorge.
+
+ MARGOT.--Ce n'est peut-être pas la faute du manteau,
+ mademoiselle.
+
+ COLOMBINE.--Taisez-vous, Margot, vous êtes une sotte:
+ remportez votre manteau; j'y suis faite comme une je ne
+ sais quoi.
+
+ ARLEQUIN.--Plus je vois cette enfant-là, plus elle me
+ plaît... un petit mot: j'ai besoin d'une fille de chambre;
+ je crois que tu serais assez mon fait; sais-tu raser?
+
+ MARGOT.--Moi, raser? je vois bien que vous êtes un
+ gausseur; je mourrais de peur si je touchais seulement un
+ homme du bout du doigt. Adieu, mademoiselle; dans un quart
+ d'heure je vous rapporterai votre manteau avec de la gorge.
+
+Il est vraisemblable que les couturières de campagne purent exercer
+leur modeste métier sans rencontrer d'opposition de la part des
+hommes. Je n'en ai pas trouvé trace dans les documents, assez peu
+nombreux, où il est question d'elles.
+
+En Haute-Bretagne elles sont, de même que les tailleurs, employées
+la plupart du temps à la journée, et comme eux elles vont travailler
+de maison en maison. Elles taillent et cousent les habits d'homme
+aussi bien que ceux des femmes et des enfants; c'est pour cela
+qu'elles sont appelées indifféremment couturières ou tailleuses.
+Presque toutes savent raccommoder le linge ou le repasser; c'est à
+cette dernière occupation qu'elles emploient souvent le samedi dans
+les maisons où elles sont à journées.
+
+Les paysans, si prodigues de dictons satiriques et d'appellations
+injurieuses à l'égard des tailleurs, les adressent rarement aux
+couturières. Si en Haute-Bretagne on les appelle _couturettes_, avec
+une petite nuance de dédain, je n'y ai trouvé aucune formulette,
+aucun dire moqueur; les deux seuls que j'aie relevés proviennent: le
+premier du Limousin, le second du pays de Liège:
+
+ _La Toupina-Freja,_
+ _la quinze ans que cous,_
+ _Ne sap couzer un gounelou._
+
+ La Marmite-Froide, depuis quinze ans qu'elle coud, ne sait
+ pas coudre un jupon.
+
+ _Esse comme le costreû d' Leuze,_
+ _Qu'aime mia darmeû qu' dè keûse._
+
+ Être comme la couturière de Leuze, qui aime mieux dormir
+ que de coudre.
+
+Les couturières de campagne sont en général bien vues, et il n'est
+pas rare qu'elles fassent des mariages avantageux. Beaucoup sont
+jolies, ou tout au moins gracieuses, et elles prennent soin de leur
+toilette, qu'elles savent presque toujours rendre séante à leur
+personne. Rarement on leur attribue une influence funeste: dans
+quelques parties du Morbihan, on croit pourtant que le charretier
+qui en rencontre une le matin, au sortir de la maison, est exposé à
+quelque malheur.
+
+En quelques provinces, le rôle de la couturière dans les cérémonies
+du mariage est important, presque rituel. Dans le Bocage normand,
+lorsque, deux ou trois jours avant la noce, on va porter le lit,
+l'armoire et le trousseau de la future, c'est elle qui préside au
+voyage, assise sur l'armoire: elle doit avoir eu soin de faire
+placer sur la charrette une quenouille enrubannée et un gros balai
+de bruyère, le manche en bas; quelquefois elle est munie d'un paquet
+d'épingles qu'elle distribue aux jeunes filles, pour leur faire
+trouver un mari dans un bref délai. Le jour de la noce, elle remplit
+les fonctions de maître des cérémonies, et elle a à la ceinture de
+gros ciseaux luisants suspendus par un cordon de laine orné d'un
+gros coeur en acier. Par la distribution des livrées, elle marque
+les invités, leur assigne la place qu'ils doivent occuper dans le
+cortège et au repas, et le rôle que chacun remplira selon son rang,
+son degré de parenté ou d'intimité avec les futurs. L'honneur de
+faire la toilette de la mariée est aussi une de ses attributions en
+Normandie. En Haute-Bretagne et dans le Forez, ses fonctions sont à
+peu près les mêmes que dans le Bocage; dans les environs de Rennes,
+elle enlève le soir les épingles de la couronne de la mariée, à
+l'exception d'une seule que le mari doit ôter; dans le Bocage, elle
+la déchausse. C'est elle aussi qui se charge de répondre, le
+dimanche après la noce, aux paroles de bienvenue que les garçons du
+pays adressent à l'épousée quand elle n'est pas de la paroisse.
+
+[Illustration: Les Couturières, gravure de Binet.
+
+La jolie couturière, revenant de sa chambre avec ses deux
+compagnes après avoir été rebutée par une prétendue
+bienfaitrice, raconte son malheur. Une vieille fille
+couturière, laide et jalouse, lui répond: «Dame, on n'est
+pas toujours heureuse!» (Restif de la Bretonne, _Les
+Contemporaines_, III, 164.)]
+
+Les couturières ont un certain nombre de superstitions ou de
+croyances singulières en rapport avec leur métier; il semble
+toutefois qu'elles n'y attachent pas une bien grande importance, et
+c'est en souriant qu'elles en parlent.
+
+En Haute-Bretagne, si une couturière casse son fil en cousant, son
+amant l'abandonnera; dans le Mentonnais, c'est un présage de
+malheur. À Saint-Brieuc, si le fil se noue souvent, la personne à
+qui la robe est destinée est jalouse; quand, la robe étant
+défaufilée, un fil blanc y a été laissé par mégarde, l'ouvrière est
+exposée à n'être pas payée de son ouvrage. Lorsque, en se rendant le
+matin à son travail, une tailleuse perd ses ciseaux, on dit en
+Haute-Bretagne que le garçon qui les trouve se mariera avec elle. À
+Paris et à Saint-Brieuc, les ciseaux qui tombent annoncent la visite
+d'un étranger; dans la Gironde et à Anvers, si leur pointe s'enfonce
+dans le plancher, l'ouvrage ne manquera pas. En Haute-Bretagne, si
+l'on se passe les ciseaux de la main à la main, on s'expose à avoir
+dispute. Des épingles qu'on renverse n'annoncent rien de bon: dans
+la Gironde, c'est l'indice d'une querelle qui éclatera prochainement
+entre les ouvrières.
+
+Dans le Mentonnais et en Haute-Bretagne, quand une apprentie se
+pique le doigt, on lui dit que c'est bon signe, que c'est le métier
+qui entre; en Franche-Comté, pour savoir l'état, il faut s'être
+piquée sept fois à la même place; à Saint-Brieuc, on assure aux
+apprenties qu'elles ne seront bonnes ouvrières qu'après s'être
+piquées sept fois au nez. À Menton, s'il sort du sang de la piqûre,
+la couturière sera embrassée dans la journée. En Haute-Bretagne, le
+travail qui tombe par terre réussira; si on recommence un vêtement
+deux fois, il est probable qu'on devra le refaire une troisième
+fois.
+
+Dans les ateliers parisiens, les couturières qui cousent des robes
+de mariées ont l'habitude de placer dans l'ourlet un de leurs
+cheveux. Elles croient que cela leur portera bonheur et qu'elles ne
+tarderont pas à trouver un mari; plus le cheveu est long, plus il
+est efficace. Cette coutume existe aussi à Saint-Brieuc et à Troyes,
+et vraisemblablement ailleurs. À Paris, les ouvrières ont soin de
+mettre dans le faux ourlet des robes de noce plus de faufilures
+qu'il n'est nécessaire; cette action donne, paraît-il, de la chance
+à la future.
+
+En Haute-Bretagne, les couturières n'aiment pas à commencer un
+ouvrage le vendredi. En Basse-Bretagne, on disait autrefois que les
+femmes, en cousant le jeudi ou le samedi, faisaient pleurer la
+sainte Vierge. En pays français, le dimanche est le seul jour où
+l'on ne couse pas.
+
+Je ne sais si, comme en Belgique, la couturière qui enfreint le
+repos dominical doit souffrir avant de mourir jusqu'à ce que toutes
+les coutures faites en temps prohibé soient décousues.
+
+Au moyen âge, il y avait des personnes qui, pour avoir de la chance
+pendant la nouvelle année, cousaient quelque chose pendant la nuit
+du premier janvier.
+
+ * * * * *
+
+On a de tout temps attribué aux ouvrières des villes la réputation
+d'être de moeurs faciles; à ce point de vue, les couturières et
+les lingères tenaient, s'il en fallait croire les écrivains, le
+premier rang, après toutefois les modistes. Aux siècles derniers, on
+généralisait volontiers et l'on donnait à des corps d'état, pris en
+bloc, les qualités et les défauts qui n'appartenaient qu'à une
+partie. Sans doute toutes les couturières n'auraient pu prétendre au
+prix de vertu, et l'isolement et la misère en faisaient succomber
+plusieurs. Toutes n'auraient pas résisté aux séductions, comme la
+petite tailleuse bretonne que, d'après une ancienne chanson, le
+seigneur de Kercabin fit sauter en l'air, en allumant un baril de
+poudre sous le pavillon où elle travaillait ordinairement. Il y en
+avait toutefois qui auraient répondu à un amoureux entreprenant,
+comme celle de la farce du «Rémouleur d'amour».
+
+ FANCHETTE, couturière.
+
+ Gagne-petit.
+ Je n'écoute point la fleurette,
+ Gagne-petit.
+
+ PIERROT, gagne-petit.
+
+ Mais pour quelque garçon gentil
+ Peut-être êtes-vous plus doucette?
+
+ FANCHETTE
+
+ Non, tout homme est près de Fanchette
+ Gagne-petit.
+
+Une chanson, connue en beaucoup de pays de France, raconte la ruse
+dont se servit une couturière pour repousser un galant trop
+pressant; en voici le début. Les couplets qui suivent étant un peu
+lestes, je ne puis que les résumer:
+
+ Dedans Paris y a
+ Un' jolie couturière,
+ De chaqu' point qu'elle faisait.
+ Son cher amant la regardait.
+
+Elle commet l'imprudence de le suivre au bois, où son honneur est en
+danger; alors elle lui promet «trois chevaux que le roi n'en a pas
+de plus beaux.» C'étaient des chevaux en peinture, et elle le
+congédie en se moquant de lui.
+
+Les autres chansons populaires, où il est parlé des couturières,
+appartiennent au genre gracieux et galant; quelques-unes sont à
+double sens. Elles sont en général le développement du couplet de
+celle-ci, qui est très connue en Haute-Bretagne:
+
+ Petite couturière,
+ Viens travailler chez moi,
+ Tu n'auras rien à faire,
+ Tu seras bien chez moi.
+
+En Haute-Bretagne, les tailleuses ont leur fête à la Trinité. Ce
+jour-là elles mettent à leur porte un bouquet; parfois ce sont les
+jeunes gens qui sont venus le leur offrir.
+
+[Illustration: Femme cousant, d'après Chodowiecki.]
+
+En Belgique, elles fêtent le jour de Saint-Anne, qui est aussi la
+patronne des dentellières et des lingères. Dès la veille on pare les
+écoles et les ouvroirs de fleurs et de guirlandes. Le matin, de
+bonne heure, les jeunes filles viennent souhaiter la fête à leur
+maîtresse et lui offrir un grand bouquet de fleurs. Puis elles y
+reviennent après la messe, où le déjeuner aux gâteaux est servi.
+Après le repas, on fait une promenade en chariot ou en voiture vers
+une ville ou un village des environs. Le chariot est couvert et orné
+de fleurs, et l'on emporte des paniers pleins de provisions. Les
+élèves ou les ouvrières qui veulent être de la partie doivent,
+pendant toute l'année, remplir leur tâche; celles qui ne l'ont pas
+faite restent à la maison. Pour payer les frais de cette excursion,
+on verse chaque semaine une légère cotisation, à laquelle on joint
+les petites amendes qu'inflige le règlement de chaque atelier contre
+les actes d'oubli, d'indiscrétion ou de négligence. Quand le temps
+n'est pas favorable, on passe la journée à l'école ou à l'ouvroir,
+au milieu des danses et des chants, et il y a toute une série de
+chansons populaires qui sont exclusivement en usage chez les
+couturières ou les dentellières lors de la célébration de la fête.
+
+Les couturières figurent dans plusieurs récits populaires: une
+légende nivernaise prétend que c'est la chèvre qui leur a appris à
+couper les chemises. Un jour que l'une d'elles avait taillé sans
+succès plusieurs aunes de toile, la chèvre, qui la regardait, se mit
+à crier: «De biais! de biais!» En suivant cette indication, la
+couturière réussit enfin sa coupe. D'après une variante, c'est la
+corneille qui lui cria: «De bia! de bia!»
+
+Dans un conte irlandais, une jeune fille qui ne savait pas coudre,
+devait épouser un prince si elle parvenait à faire des chemises.
+Elle se désole, lorsque survient une vieille dont le nez est grand
+et rouge, qui lui offre de faire sa besogne, si elle promet de
+l'inviter à ses noces. Lorsqu'elle arrive avec les autres conviés,
+on lui demande pourquoi elle a un nez si extraordinaire: «C'est,
+répond-elle, parce que j'ai toujours la tête penchée en cousant, et
+que tout le sang de mon corps coule dans mon nez.» Le prince défend
+à sa jolie fiancée de jamais toucher à une aiguille.
+
+Les couturières, habituées à se rendre à leur ouvrage avant le lever
+du soleil et à en revenir à la nuit close, ne sont point en général
+peureuses. On raconte, en Haute-Bretagne, que l'une d'elles ose,
+pour abréger sa route, passer la nuit par un cimetière; elle voit un
+suaire sur une tombe et l'emporte chez elle. À minuit, une voix lui
+crie: «Rends-moi mon suaire!» Sur le conseil du curé, elle retourne
+la nuit au cimetière, où elle doit coudre dans le suaire ce qui se
+présentera à elle. Elle voit une tête de mort, et tout va bien
+jusqu'à la dernière aiguillée. Elle pique alors la tête, qui
+s'écrie: «Vous m'avez fait mal!» et la couturière meurt de peur. La
+même donnée se retrouve dans une des _Légendes chrétiennes_ de
+Luzel, avec cette différence que le linceul est celui de la propre
+mère de la jeune fille.
+
+Une couturière des environs de Penmarc'h fut plus heureuse: un soir
+qu'elle revenait de son travail, elle entendit des plaintes qui
+semblaient sortir d'un buisson au bord de la route. Elle demanda:
+«Qui est là?» Et, ne recevant pas de réponse, elle en conclut qu'il
+y avait là une âme en peine qui avait besoin de prières. Elle lui
+fit dire une messe, et quand elle sortit de l'église, elle vit dans
+le cimetière un jeune homme vêtu de blanc, qui lui donna trente
+sous, à la condition d'aller chez une dame à Audierne. Elle reconnut
+sur la broche de celle-ci le jeune homme qui l'avait envoyée et lui
+raconta ce qu'il lui avait dit. Elle resta avec la dame qui, en
+mourant, lui légua tout son bien.
+
+À Saint-Malo, les petites fées de la Hoguette dansaient sur la dune,
+en chantant la chanson des jours de la semaine, qu'elles ne
+pouvaient parvenir à compléter; une petite couturière bossue, qui
+allait reporter son ouvrage, se trouva au milieu d'elles et acheva
+leur chanson; en récompense, elles lui ôtèrent sa bosse.
+
+
+PROVERBES
+
+ _Cousturere fade_
+ _Loungue punterade_ (Béarn).
+
+ _La courduriero fado_
+ _Fai loungo lignado_ (Languedoc).
+
+ Mauvaise couturière.--longue aiguillée.
+
+ --Longue aiguillée, aiguillée de fainéante
+ (Haute-Bretagne).
+
+ _Cousturere maridade_
+ _Agulhe expuntade_ (Béarn).
+
+ Couturière mariée
+ Aiguille échassée (Haute-Bretagne).
+
+Ces deux proverbes signifient qu'une fois mariée, il y a de grandes
+chances pour que la couturière n'exerce plus son métier.
+
+[Illustration: Fileuses et Couturières, estampe hollandaise.]
+
+
+
+
+LES DENTELLIÈRES
+
+
+Dans plusieurs des pays où la fabrication de la dentelle constitue
+une branche d'industrie importante, on entoure son invention de
+circonstances légendaires. En Belgique une pauvre femme de pêcheur,
+en attendant son mari, se mit à passer machinalement des fils entre
+les mailles de son filet: l'attente fut longue, le pêcheur ne revint
+pas, et sa femme, devenue folle, continua à former de naïfs dessins
+qui donnèrent l'idée du lacis, puis des fils tirés et des points
+coupés. Dans les îles de la lagune de Venise on raconte encore qu'un
+jeune marin avait offert à sa fiancée une branche de ce joli corail
+des mers du Sud qu'on appelle Mermaid's lace, dentelle des fées; la
+jeune fille, charmée de la gracieuseté de la plante marine, de ses
+petits noeuds blancs réguliers, l'imita avec son aiguille et,
+après plusieurs essais, réussit à produire cette dentelle qui a été
+si à la mode dans toute l'Europe. Suivant une autre version, une
+jolie fille des îles de la lagune avait fait pour son amant un
+filet; la première fois qu'il s'en servit, il ramena du fond de la
+mer une superbe algue pétrifiée qu'il offrit à sa maîtresse. Peu
+après il dut partir pour la guerre; sa fiancée, en regardant les
+belles nervures, les fils si déliés de la plante, tressa les fils
+terminés par un petit plomb qui pendaient de son filet; peu à peu
+elle finit par reproduire exactement le modèle qu'elle avait sous
+les yeux. La dentelle _a piombini_ était inventée.
+
+Dans les Flandres, où la dentelle était une industrie pratiquée
+naguère par un tiers de la population féminine, c'est la sainte
+Vierge qui l'a révélée à une jeune fille de Bruges; celle-ci avait
+fait voeu de renoncer à son amoureux si la mère de Dieu lui
+donnait le moyen de secourir sa famille. Un dimanche qu'elle se
+promenait avec lui, le ciel sembla s'obscurcir et une quantité
+innombrable de fils de la Vierge vinrent tomber sur son tablier
+noir. Elle remarqua que de leur enchevêtrement naissaient de
+gracieuses figures. Elle déposa son tablier sur un léger châssis
+formé de branchages, et, avec l'aide de son amant, elle le rapporta
+au logis avec toutes les précautions nécessaires. Elle y songea
+toute la nuit, et se persuada qu'un miracle s'était opéré en sa
+faveur. Elle tâtonna, fit, défit, travailla tant et si bien que le
+dimanche suivant elle plaçait sur la couronne de la Vierge un tissu
+dont le dessin ressemblait à celui qu'elle avait imité. L'aisance ne
+tarda pas à rentrer dans la maison, parce qu'on demandait à la jeune
+fille des dentelles. Mais quand son amoureux voulut l'épouser, elle
+le refusa à cause du voeu qu'elle avait fait. Le jour anniversaire
+du miracle, elle alla prier la Vierge: pendant qu'elle était
+agenouillée, le ciel se couvrit de fils de la Vierge; qui tombant
+sur sa robe noire, y tracèrent une couronne de mariée entremêlée de
+roses et de fleurs d'oranger, et une main invisible écrivit au
+milieu: «Je te relève de ton voeu.»
+
+Bien que l'art de la dentelle ne paraisse pas avoir été connu avant
+la fin du XVe siècle, on dit en Suède que sainte Brigitte l'y avait
+introduit après un séjour en Italie. En Auvergne, saint François
+Régis, touché des misères des pauvres femmes de la campagne, leur
+apprit la manière de faire de la dentelle. C'est pour cela que le
+saint est le patron des «dentelleuses» de ce pays. La vérité est
+qu'il y avait des dentellières bien avant la prédication du père
+Jésuite, mais celui-ci s'entremit pour faire rapporter une
+ordonnance du parlement de Toulouse (1639) qui avait presque ruiné
+cette industrie, et il s'occupa de lui trouver de nouveaux débouchés
+au Mexique et au Pérou. Au XVIe siècle Barbara Etterlin, femme de
+Christophe Huttmann, grand propriétaire de mines en Saxe, ayant vu
+les femmes faire des filets pour protéger la tête des mineurs, eut
+l'idée de les occuper à faire de la dentelle comme celle de Flandre;
+une vieille femme lui avait prédit, avant son mariage, qu'elle
+aurait autant d'enfants que la première pièce de dentelle qu'elle
+avait faite comptait de petits bâtons; quand elle mourut, en 1575,
+soixante-cinq enfants et petits-enfants étaient autour d'elle.
+
+En 1804, M. Dieudonné, préfet du Nord, disait dans la statistique de
+ce département que le beau travail de la dentelle de Valenciennes
+était tellement inhérent à ce lieu, que si une pièce était commencée
+en ville et finie hors des murs, cette dernière serait visiblement
+moins belle et moins parfaite que l'autre, quoique continuée par la
+même dentellière avec le même fil, sur le même carreau.
+
+On assure en Flandre que la couleur jaune des dentelles de Malines
+et de Bruxelles est due à l'haleine des ouvrières.
+
+Autrefois, à Bruxelles, on voyait les dentellières assises devant
+leur porte, travaillant, jacassant et gourmandant les enfants qui
+prenaient leurs ébats au milieu de la rue. Vers 1843, en Belgique,
+leur travail était assez rémunérateur pour suffire aux besoins du
+ménage, et il n'était pas rare de voir dans les campagnes le paysan
+flamand, fumant nonchalamment sa pipe entre deux pots de bière
+pendant que sa femme travaillait. Il n'en est plus de même
+aujourd'hui. L'ouvrière dentellière belge est honnête, bonne et
+serviable: son travail paisible la laisse calme et peu disposée, dit
+Mme Daimeries, aux plaisirs bruyants et aux extravagances des
+ouvrières de fabrique.
+
+[Illustration: Dentellières, d'après l'_Encyclopédie_.]
+
+[Illustration: L'OUVRIERE EN DENTELLE]
+
+Les divertissements des dentellières ont en effet un caractère très
+gracieux et patriarcal, soit qu'elles prennent part, avec les
+lingères et les couturières, aux fêtes de la Sainte-Anne, soit
+qu'elles célèbrent leur fête à part. À Ypres, au moment de la
+Fête-Dieu, elles s'accordent quatre ou cinq jours de vacances et se
+plaisent à orner les écoles où l'on enseigne l'art de la dentelle de
+guirlandes, de festons et de banderolles portant des inscriptions et
+des adages. Elles vont faire aux environs des excursions auxquelles
+ne sont admises que des personnes de leur sexe. Pour cela elles se
+réunissent au nombre de trente ou quarante, et le trajet s'effectue
+sur des chariots à quatre roues artistement décorés de guirlandes de
+fleurs, de rubans et d'étoffes de diverses couleurs. Elles se
+rangent sur les bancs où elles sont assises souvent de la façon la
+plus gracieuse. Au premier rang est placée la reine; c'est celle qui
+a su gagner le plus de prix aux jeux de boule commencés aux premiers
+jours de la fête. Quelques-unes sont travesties en bergères, en
+jardinières, en paysannes, la plupart sont couronnées de fleurs et
+chantent en s'accompagnant du tambourin. Chaque année une ou deux
+chansons ont la vogue à ces joyeusetés; c'est un chansonnier
+ambulant qui, quelques semaines avant la Fête-Dieu, importe ces
+chansons et en vend alors une grande quantité. Lors de leur fête les
+dentellières de la Flandre française chantaient la chanson flamande
+dont nous traduisons les premiers couplets; elle n'a d'autre mérite
+que celui de donner quelques détails sur la façon dont la fête se
+passait:
+
+ «C'est aujourd'hui le jour de Sainte-Anne; nous guettons
+ tous le moment du plein jour et nous nous habillons à la
+ hâte pour aller à l'église. Lorsque la messe est dite nous
+ sommes tous bien aises de sortir. Joseph est venu par ici
+ avec son chariot et son bastier. Nous emportons des
+ provisions: gâteaux et paniers. Ceux qui veulent nous
+ accompagner doivent avoir fait jour gras toute l'année, et
+ ceux qui ne l'ont pas fait doivent rester au logis et ne
+ point venir.
+
+ «Le jour de Sainte-Anne est passé et je suis débarrassée de
+ mon argent; maintenant assise ici en proie à la tristesse,
+ je n'ai plus que peu d'appétit et nulle envie de
+ travailler, le travail me fait peine. Je voudrais que les
+ jours entiers pussent être jours de Sainte-Anne.»
+
+Le chansonnier lillois Desrousseaux a composé la «canson dormoire»
+du _P'tit Quinquin_, dont la popularité est attestée par des images,
+des faïences et qui, par son accent naïf et populaire, méritait bien
+cet honneur.
+
+ Dors, min p'tit quinquin,
+ Min p'tit pouchin,
+ Min gros rojin,
+ Tu m'f'ras du chagrin
+ Si te n'dors point qu'à d'main.
+
+ Ainsi l'aut' jour eun' pauv' dentellière,
+ In amiclotant sin p'tit garchon,
+ Qui d'puis tros quarts d'heure n'faijot qu'braire
+ Tâchot d'l'indormir par eun' canchon.
+
+ Ell' li dijot: Min Narcisse.
+ D'main t'aras du pain n'épice,
+ Du chuc à gogo
+ Si t'es sache et qu'te fais dodo.
+
+ Et si te m'laich' faire eun' bonn' semaine
+ J'irai dégager tin biau sarrau,
+ Tin patalon d'drap, tin giliet d'laine ...
+ Comme un p'tit milord, te s'ras farau!
+
+ J't'acat'rai, l'jour de l'ducasse,
+ Un polichinell' cocasse,
+ Un turlututu
+ Pour juer l'air du _Capiau pointu_.
+
+Le premier dimanche de septembre, les dentellières de la rue
+Schaerbeek, à Bruxelles, se réunissent pour offrir un manteau à
+Notre-Dame de Hal. Un corps de musique accompagne la procession
+jusqu'à l'estaminet, et donne une aubade à chaque église devant
+laquelle passe le cortège. Les ouvriers sont souvent déguisés, les
+dentellières sont en habits de fêtes. À Hal on trouve un repas servi
+dans une grange, on y passe la nuit et l'on rentre à Bruxelles dans
+le même ordre.
+
+Il y avait à Bruxelles une chapelle dite de Notre-Dame-aux-Neiges.
+Le 4 août les ouvrières en dentelles y allaient prier pour que leur
+ouvrage pût, par la protection de la Vierge, conserver sa blancheur.
+Sous la domination des Français la chapelle fut démolie, mais il
+fallut un détachement de troupes pour protéger les ouvriers contre
+la populace qui vint les assaillir.
+
+Voici une fable espagnole de Thomas de Yriarte qui est en relation
+avec ce métier. Près d'une dentellière vivait un fabricant de
+galons.--Voisine, lui dit-il un jour, qui croirait que trois aunes
+de ta dentelle valussent plus de doublons que dix aunes de galon
+d'or à deux carats?--Tu ne dois pas t'étonner, dit la dentellière,
+que la valeur de ma marchandise soit si fort au-dessus de la tienne,
+quoique tu travailles l'or et moi le fil; cela tient à ce que l'art
+vaut plus que la matière.»
+
+[Illustration: Dentellière hollandaise, gravure d'après Miéris
+Seguin (_La Dentelle_).
+
+(Rothschild, éd.)]
+
+
+
+
+LES MODISTES
+
+
+Au milieu du siècle dernier, les «modistes» étaient les personnes,
+sans distinction de sexe, qui s'attachaient à suivre les modes.
+C'est le seul sens donné par le _Dictionnaire de Trévoux_. À la
+Révolution les faiseuses et les marchandes de modes formaient une
+corporation, dans les attributions de laquelle rentraient, non
+seulement les coiffures des dames, mois une grande partie de la
+toilette féminine. Les ouvrières étaient des «filles de modes»,
+Restif de la Bretonne les a aussi appelées «modeuses».
+
+«Rien n'égale, dit Mercier, la gravité d'une marchande de modes
+combinant des poufs et donnant à des gazes et des fleurs une valeur
+centuple. Toutes les semaines vous voyez naître une forme nouvelle
+dans l'édifice des bonnets. L'invention en cette partie fait à son
+auteur un nom célèbre. Les femmes ont un respect profond et senti
+pour les génies heureux qui varient les avantages de leur beauté et
+de leur figure. C'est de Paris que les profondes inventions en ce
+genre donnent des lois à l'univers. La fameuse poupée, le mannequin
+précieux, affublé de modes nouvelles, enfin le _prototype
+inspirateur_ passe de Paris à Londres tous les mois et va de là
+répandre ses grâces dans toute l'Europe. Il va au Nord et au Midi;
+il pénètre à Constantinople et à Pétersbourg, et le pli qu'a donné
+une main française, se répète chez toutes les nations, humbles
+observatrices du goût de la rue Saint-Honoré. J'ai connu un étranger
+qui ne voulait pas croire à _la poupée de la rue Saint-Honoré_, que
+l'on envoie régulièrement dans le Nord y porter la coiffure
+nouvelle, tandis que le second tome de cette même poupée va au fond
+de l'Italie et de là se fait jour jusque dans l'intérieur du sérail.
+Je l'ai conduit, cet incrédule, dans la fameuse boutique et il a vu
+de ses propres yeux et il a touché.»
+
+Avant la Révolution, les grandes boutiques de modistes étaient
+rares, dit Ant. Caillot. Ces artistes et agents du luxe n'avaient
+point encore imaginé d'exposer aux yeux des passants les
+chefs-d'oeuvre commandés de leur industrie; seulement quelques
+boutiques des galeries de bois du Palais-Royal, pour attirer les
+regards des promeneurs, étalaient quelques bonnets et chapeaux à la
+mode, avec les minois à prétention de cinq ou six grisettes, qui
+travaillaient avec de fréquentes distractions. Ce sont là les
+ouvrières que Mercier a dépeintes dans un passage du _Tableau de
+Paris_. «Assises dans un comptoir à la file l'une de l'autre, vous
+les voyez à travers les vitres. Elles arrangent ces pompons, ces
+colifichets, ces galants trophées que la mode enfante et varie. Vous
+les regardez librement et elles vous regardent de même. Ces filles
+enchaînées au comptoir, l'aiguille à la main, jettent incessamment
+l'oeil dans la rue. Aucun passant ne leur échappe. La place du
+comptoir, voisine de la rue, est toujours recherchée comme la plus
+favorable, parce que les brigades d'hommes qui passent offrent
+toujours le coup d'oeil d'un hommage. La fille se réjouit de tous
+les regards qu'on lui lance et s'imagine voir autant d'amants. La
+multitude des passants varie et augmente son plaisir et sa
+curiosité. Ainsi ce métier sédentaire devient supportable, quand il
+s'y joint l'agrément de voir et d'être vue; mais la plus jolie du
+comptoir devrait occuper constamment la place favorable.
+
+«Plusieurs vont le matin aux toilettes avec des pompons dans leurs
+corbeilles. Il faut parer le front des belles, leurs rivales.
+Quelquefois le minois est si joli, que le front altier de la riche
+dame en est effacé. Le courtisan de la grande dame devient tout à
+coup infidèle; il ne lorgne plus dans le coin du miroir que la
+bouche fraîche et les joues vermeilles de la petite qui n'a ni
+suisse ni aïeux. Plus d'une aussi ne fait qu'un saut du magasin au
+fond d'une berline anglaise. Elle était fille de boutique; elle
+revient un mois après y faire ses emplettes, la tête haute, l'air
+triomphant et le tout pour faire sécher d'envie son ancienne
+maîtresse et ses chères compagnes....
+
+«En passant devant ces boutiques, un abbé, un militaire, un jeune
+sénateur y entrent pour considérer les belles. Les emplettes ne sont
+qu'un prétexte; on regarde la vendeuse et non la marchandise. Un
+jeune sénateur achète une bouffante; un abbé sémillant demande de la
+blonde; il tient l'aune à l'apprentie qui mesure: on lui sourit, et
+la curiosité rend le passant de tout état acheteur de chiffons.»
+
+Les marchandes de modes avaient des enseignes qui appartenaient au
+genre gracieux. L'une d'elles avait fait peindre sur la sienne un
+abbé choisissant des bonnets et courtisant les filles de la
+boutique; on lisait sur cette enseigne: _À l'abbé Coquet_. Hérault,
+lieutenant de police en 1725, homme dévot et assez borné, vit cette
+peinture, la trouva indécente, et, de retour chez lui, ordonna à un
+exempt d'aller enlever l'abbé Coquet et de le mener chez lui.
+L'exempt accoutumé à ces sortes de commissions, alla chez un abbé de
+ce nom, le força à se lever et le conduisit à l'hôtel du lieutenant
+général de la police: «Monseigneur, lui dit-il, l'abbé Coquet est
+ici.--Eh bien, répondit le magistrat, qu'on le mette au grenier.» On
+obéit. L'abbé Coquet, tourmenté par la faim, faisait de grands cris.
+Le lendemain: «Monseigneur, lui dirent les exempts, nous ne savons
+que faire de cet abbé Coquet que vous nous avez fait mettre au
+grenier; il nous embarrasse extrêmement.--Eh! brûlez-le et
+laissez-moi tranquille!» Une explication devenant nécessaire, la
+méprise cessa, et l'abbé se contenta d'une invitation à dîner et de
+quelques excuses.
+
+[Illustration: Boutique de modiste en province, dessin de Crafty,
+_Souffrances du professeur Deltheil_ (édition Rothschild).]
+
+La marchande de Mme du Barry avait pour enseigne: «Aux traits
+galants!» C'est peut-être elle que représentait une estampe où l'on
+voyait des Amours ou des Génies femelles coiffés de bonnets et de
+chapeaux et armés d'arcs et de flèches qu'ils lançaient à droite et
+à gauche.
+
+L'annonce suivante, que l'on trouve dans le _Journal de Paris_ de
+1785, montre qu'à cette époque les marchandes exposaient des
+modèles, dont quelques-uns appartenaient à la mode extravagante
+d'alors: «On verra chez Mlle Fredin, modiste, à l'_Écharpe d'or_,
+rue de la Ferronnerie, un chapeau sur lequel est représenté un
+vaisseau avec tous ses agrès ayant ses canons en batterie.»
+
+[Illustration: Les filles de modes dans leur boutique, gravure de
+Minet (1782).
+
+Lambertine et ses compagnes, placées dans la boutique, un jour de
+fête, pour se conter leurs histoires les unes aux autres. (Restif de
+la Bretonne, _Contemporaines_, XIX, 64.)]
+
+Sous la Restauration, une marchande mit au-dessus de la porte de sa
+boutique une enseigne avec ces mots: _À la Galanterie_. Les
+demoiselles du magasin ne s'accommodèrent pas de cette inscription,
+qui semblait faite pour leur donner un renom suspect; elles se
+révoltèrent contre la marchande de modes et de galanterie. Il y eut
+même bataille de femmes et l'enseigne disparut.
+
+Les modistes sont de toutes les ouvrières celles qui ont été le plus
+en butte aux médisances de la plume et du crayon: un pamphlet en
+vers assez médiocres, intitulé _Brevet d'apprentissage d'une fille
+de modes à Amathonte_, paru en 1709, est peut-être le premier écrit
+où l'on fasse allusion à leur réputation de galanterie. Fournier,
+qui a réédité dans ses _Variétés historiques et littéraires_ cette
+petite pièce où l'on trouve des renseignements assez curieux sur la
+manière dont les ouvrières étaient traitées, ajoute en note que les
+filles de modes et les lingères étaient depuis longtemps nombreuses
+dans le quartier avoisinant le Grand-Hurleur; leur industrie y
+servait de couvert à un autre métier qui donna lieu à la «Requête
+présentée à M. Sylvain Bailly, maire de Paris, par Florentine de
+Launay contre les marchandes de modes, couturières et lingères et
+autres grisettes commerçantes sur le pavé de Paris», où elles sont
+accusées de faire une concurrence déloyale aux Cythères patentées.
+
+Dans un passage des _Contemporaines_, Restif de la Bretonne dit fort
+justement qu'il ne fallait pas généraliser, et parmi les raisons qui
+avaient fait attaquer la moralité des modistes plutôt que celle des
+autres ouvrières, il place au premier rang la jalousie. «La classe
+des filles de modes est, dit-il, très nombreuse, et elles ont en
+général une mauvaise réputation. Mais elle est injuste à l'égard des
+véritables marchandes de modes, qui ne souffrent pas plus de
+libertines chez elles que les autres maîtresses des professions
+exercées par les femmes. J'en connais beaucoup de véritablement
+exemplaires et dont la maison est un modèle pour l'ordre, la décence
+et le travail. Les raisons pour lesquelles la voix de l'aveugle
+populace a calomnié celles qui exercent cette profession ne sont pas
+en petit nombre; d'abord les femmes du commun, telles que les
+poissardes, les fruitières, les ont regardées de mauvais oeil, par
+cette espèce de jalousie qu'a toujours le pauvre en voyant la femme
+des riches. En second lieu, les filles de modes, en raison de leur
+plus grande élégance, ont été plus recherchées par les corrupteurs
+pour être entretenues et ont plus souvent donné le scandale du
+passage d'un état laborieux à un état déshonorant. En troisième
+lieu, certaines corruptrices de profession, pour donner un ragoût
+plus piquant aux libertins blasés, lèvent quelquefois une boutique
+de modes et y tiennent des filles publiques. Mais ces malheureuses
+ne sont pas de vraies marchandes; leurs tiroirs sont vides, elles ne
+travaillent pas.»
+
+Les jeunes gens du milieu de ce siècle avaient continué à l'égard
+des modistes les galanteries des chevaliers et des abbés de l'ancien
+régime. Il semblait même qu'ils étaient plus importuns; car au lieu
+de laisser les vitres nues, on avait dû les garnir de rideaux. Les
+galants avaient imaginé plusieurs moyens de rendre cette précaution
+inutile. Une des lithographies de la série des Modistes, de H. Emy
+(1840) représente une devanture devant laquelle un jeune homme est
+accroupi pour essayer de voir les ouvrières par dessous les rideaux;
+un autre a mis son chapeau au bout d'une canne et l'agite par dessus
+pour attirer l'attention des jeunes filles. Celles-ci semblaient
+d'ailleurs se prêter à ces agaceries: elles faisaient aux rideaux
+«des mèches» qui les écartaient un peu et leur permettaient de voir
+et d'être vues.
+
+C'était alors un axiome a peu près établi que les modistes n'étaient
+point cruelles: aussi la première ouvrière qui allait essayer un
+chapeau ou le trottin qui portait la commande dans son carton,
+avaient de grandes chances pour être suivies.
+
+[Illustration: Les singeries humaines (1825): Madame et sa modiste.]
+
+Les estampes de la Restauration où figurent les modistes sont
+nombreuses: «Monsieur, je ne donne rendez-vous à personne», dit une
+ouvrière à un élégant qui l'a accostée; mais une seconde gravure,
+qui a pour légende «À demain soir», montre que la résistance n'a pas
+été de longue durée. Une autre lithographie, qui porte la date de
+1826, est intitulée: «Est-il gentil, il me paiera mon terme.» Ici,
+le séducteur est un homme d'un âge mûr. Gavarni n'a pas oublié les
+modistes dans ses élégants croquis; l'un d'eux de la série de la
+«Boîte aux lettres» représente deux modistes, l'une occupée à lire
+une lettre d'amour, l'autre à en cacheter une, écrite avec une
+orthographe fantaisiste.
+
+ Du cidre avec les marrons,
+ V'là l' champagn' des modillons.
+
+dit en élevant son verre un jeune homme assis à côté de deux
+ouvrières, près d'un carton à chapeau qui sert de table. (_Journal
+pour rire_, 1849.)
+
+[Illustration: Boutique de modiste de «La Boîte aux lettres»
+(Gavarni).]
+
+On sait que les couturières jalousent les modistes et prétendent
+qu'elles cousent avec des épingles. C'est peut-être l'une d'elles ou
+une lingère qui avait fourni le sujet d'une caricature de la série
+des Grisettes, publiée par H. Vernier dans le _Charivari_: un
+étudiant se promène dans le bois avec une jeune fille, au fond on
+voit un autre couple qui danse, la femme a mis sur sa tête un
+chapeau d'homme et le garçon a le chapeau de sa compagne. La
+première dit: «Est-il Dieu, possible de danser la polka comme ça au
+milieu de la forêt de Saint-Germain... Pour sûr, c'est une modiste;
+ce n'est pas une lingère qui oublierait ainsi toutes les convenances
+sociales.»
+
+H. de Hem, dans _Grisettes et Cocottes_, représente une modiste
+arrangeant un bonnet sur une poupée, avec légende «N'a pas le
+coeur à l'ouvrage» ou s'arrêtant devant un magasin qui a pour
+enseigne «la Tentation».
+
+En l'an 1895, les galanteries dont les modistes sont l'objet forment
+encore une sorte de lieu commun de la chanson et de la caricature,
+ainsi qu'il est facile de s'en convaincre en parcourant les
+publications illustrées.
+
+Telle est la puissance des clichés, que l'on a pu lire dans une
+revue destinée aux familles, cette double définition de la modiste,
+en regard l'une de l'autre, de façon à ce que la vraie paraisse être
+la seconde qui, en faisant la part de l'exagération, est à coup sûr
+moins juste que la première:
+
+ La modiste est une abeille vigilante qui travaille toute
+ une semaine avec une activité sans égale, qui ne se
+ retourne jamais quand elle sort, et qui n'a pas de
+ _connaissance_.
+
+ La modiste est un papillon qui voltige huit mois de
+ l'année, qu'un monsieur vient chercher le soir à la sortie
+ du magasin, qui monte à cheval au Petit-Madrid, et qui
+ connaît les salons de la Maison dorée.
+
+On dit dans les ateliers que l'on peut juger de la capacité d'une
+couturière par le surfilage, de celle d'une modiste par le bon
+arrangement de la coiffe d'un chapeau.
+
+Voici les trois seules superstitions de modistes, assez curieuses
+d'ailleurs, qui soient venues à ma connaissance: À Paris, lorsque le
+chapeau est terminé et qu'on va l'empaqueter pour le livrer à la
+clientèle, les ouvrières ne manquent pas de cracher dans le fond, en
+disant: «Pour qu'il plaise.» Le voilà protégé et l'on peut être sûr
+qu'il sera accepté; si par malheur le contraire arrive, on rejette
+la faute sur la trop petite quantité de salive; car, plus on a
+craché, plus l'on est certain que le chapeau ne reviendra pas, de
+sorte que souvent on le fait circuler autour du travail (atelier) et
+chaque demoiselle à son tour, soulevant délicatement la coiffe,
+accomplit le même sacrifice. Mais il faut bien se garder de laisser
+des épingles dans les noeuds ou les dentelles d'un chapeau qu'on
+va envoyer; une seule épingle oubliée lui porte malchance et le fait
+refuser.
+
+À Troyes, on recommande aux jeunes ouvrières de ne pas laisser
+tomber les épingles servant à fixer les rubans des chapeaux pour
+l'essayage, parce que «l'ouvrage serait mal fait».
+
+[Illustration: La Modiste, d'après Bouchot.]
+
+
+SOURCES
+
+COUTURIÈRES.--A. Franklin, _Les Magasins de nouveautés_, 259.--Roux,
+_Grammaire limousine_, 141.--Dejardin, _Dictionnaire des spots
+wallons_, I, 206.--Paul Sébillot, _Les Travaux publics_,
+41.--Lecoeur, _Esquisses du Bocage normand_, II, 299, 301, 318,
+321.--A. de Nore, _Légendes, etc., des provinces de France_,
+237.--_Revue des traditions populaires_, VIII, 176; IX, 219.--C. de
+Mensignac, _Sup. de la Gironde_, 133.--Communication de M. A.
+Harou.--_Revue des traditions populaires_, VIII, 176, 239.--Léon
+Pineau, _Folk-Lore du Poitou_, 287.--Reinsberg-Düringsfeld,
+_Traditions de la Belgique_, II, 57.--Loys Brueyre, _Contes de la
+Grande-Bretagne_, 161.--Paul Sébillot, _Contes de la
+Haute-Bretagne_, I, 303.--F.-M. Luzel, _Légendes chrétiennes_, II,
+115.--A. Le Braz, _Légende de la mort_, 173.
+
+DENTELLIÈRES--Mme Daimeries, _La Dentelle en Belgique_, Bruxelles
+(1895), 1, 13.--Mme Barry-Palliser, _History of Lace_, 46,
+238.--Lefebure, _Broderies et dentelles_, 255.--A. Harou, _Mélanges
+de traditionnisme en Belgique_, 112.--Grivel, _Chroniques du
+Livradois_, 360.--Seguin, _La Dentelle_, 75, 159.--_Revue des
+traditions populaires_, IV, 368.--Reinsberg-Düringsfeld, _Traditions
+de la Belgique_, I, 395; II, 137.--Communication de M.
+Quarré-Reybourbon.--Schayes, _Usages, croyances des Belges_, 209.
+
+MODISTES.--Mercier, _Tableau de Paris_, II, 126.--Ant. Caillot, _Vie
+publique des Français_, II, 213, 216.--Fournier, _Histoire des
+enseignes_, 249.--Fournier, _Variétés historiques et littéraires_,
+VIII, 223.--Restif de la Bretonne, _Les jolies femmes du commun_,
+III, 65.--_Revue des traditions populaires_, V, 51; IX, 684; X,
+96.--_Annuaire des traditions populaires_, 1887, 80.
+
+[Illustration: La Modiste, image tirée des _Fleurs professionnelles_
+(vers 1840).]
+
+
+
+
+LAVANDIÈRES ET BLANCHISSEUSES
+
+
+Le lavoir, qu'il soit en plein air, sur un bateau ou dans un de ces
+grands établissements qu'on voit à Paris, a toujours passé pour être
+l'un des endroits où les femmes donnent le plus volontiers carrière
+à la démangeaison de parler qu'on leur attribue; c'est là et au four
+qu'elles exercent principalement leur langue aux dépens du prochain.
+
+L'auteur d'une petite pièce de 1613, le _Bruit qui court de
+l'Espousée_, ne trouve rien de mieux pour caractériser un cancan que
+de dire:
+
+ C'est l'entretien des lavandières
+ Et de celles qui vont au four
+ Qu'une dame depuis naguères
+ S'est fait demoiselle en un jour.
+
+Dans le Bocage normand on raconte que des lavandières furent punies
+de leur médisance: «Un jour des femmes occupées à laver à un douet,
+voyant venir de loin sur son petit cheval un vieux médecin qui
+passait pour sorcier, se mirent à gloser à l'envi sur son compte, et
+les quolibets pleuvaient sur lui aussi drus que coups de battoir sur
+le linge. Les commères ne pensaient pas être entendues du vieux
+sorcier; mais son oreille était, malgré la distance, tout près de
+leurs lèvres, et il n'avait pas perdu un mot de leur édifiante
+conversation. «Bonjour, braves femmes, leur dit-il en passant, vous
+faites de bonne besogne, courage!» À peine s'était-il éloigné que
+saisies d'une fureur subite, elles se mirent à s'injurier
+réciproquement, puis, des paroles passant aux actes, elles se
+prirent aux coiffes et s'aspergèrent à l'aide de leurs battoirs et
+de leurs tors de linge. Ce furent ensuite de folles gambades au beau
+milieu du douet dont l'eau, soulevée par leur sarabande et leurs
+battoirs, les inondait comme un véritable déluge; elles auraient
+bien voulu s'arrêter, mais leurs pieds trépignaient malgré elles,
+leurs mains puisaient dans l'eau et se la lançaient au visage.
+Heureusement pour elles, le médecin sorcier revint. «Assez
+travaillé, allez vous reposer, maintenant, vous l'avez bien mérité»,
+leur dit-il, avec un sourire; goguenard. Ruisselantes et toutes
+grelottantes de froid, elles purent alors regagner leur logis.
+
+En Haute-Bretagne, pour désigner un commérage, on dit qu'il a été
+entendu au «doué». Un proverbe bas-breton le constate aussi:
+
+ _Er fourniou-red, er milinou,_
+ _E vez klevet ar c'heloiou;_
+ _Er poullou hag er sanaillou_
+ _E vez klevet ar marvaillou._
+
+ Au four banal, au moulin,--On entend les nouvelles;--Au
+ lavoir et dans les greniers,--On entend les commérages.
+
+Autrefois les gamins, en beaucoup de pays, se mettaient à regarder
+les laveuses et à les désigner avec le doigt, comme pour les
+compter; ce geste avait le don de les rendre furieuses et d'attirer
+à son auteur une bordée d'injures. Semblable sort était réservé à
+celui qui leur adressait la question à double sens: «Lavez-vous
+blanc?» C'était vraisemblablement en pareille occurrence que celles
+de Rennes se comportaient, comme l'indique un passage de Noël du
+Fail: «Quand les lavandieres de la Porte-Blanche sont _a quia_ et au
+bout du rollet de leurs injures actives et passives, elles n'ont
+autre recours de garentie qu'à se monstrer et trousser leur derrière
+à partie adverse». _Le Voyage de Paris à Saint-Cloud par mer_ (1748)
+constate que celles des environs de Paris n'avaient pas laissé
+tomber cette tradition en désuétude: À Chaillot, les femmes qui
+étaient sur la grève à essanger leur linge, battre et laver leur
+lessive, nous dirent en passant mille sottises que la pudeur ne me
+permet point de répéter. Les passagers ont répondu par des répliques
+si corsées, que la plus vieille de ces mégères, enragée de se voir
+démontée, a troussé sa cotte mouillée et nous a fait voir le plus
+épouvantable postérieur qu'on puisse jamais voir.
+
+La _Légende de Maistre Pierre Faifeu_ raconte comment ce coquin
+émérite fit taire les lavandières de buée à Blois, un jour qui
+descendait en bateau la rivière de Loire:
+
+ ... Ung grant bruyt ont ouy.
+ Dont de prinsault nul ne fut resjouy.
+ Car il sembloit que fussent dix banieres
+ De gens de guerre, et s'estoient buandieres
+ Qui là estoient pour leur buée laver,
+ Dont tout soubdain chascun se va lever,
+ Les regardant se reputent infames
+ Avoir peur ouyr le bruyt des femmes.
+ Tout ce cas fait, ainsi comme j'entens,
+ Faifeu leur dist pour faire passer temps,
+ Que dix escuz contre eulz tout va mettre,
+ Qu'il fera bien tout leur caquet remettre,
+ Et que soubdain bien taire il les fera
+ Sans les toucher et ne leur meffera
+ Incontinent entre eulx fut fait la mise;
+ Alors Faifeu s'est mis tout en chemise,
+ Et d'un habit de diable il s'est vestu;
+ Car à Paris il s'estoit esbatu
+ À l'achepter, pour maint passe-temps faire.
+ Lui accoustré en ce point ne diffère,
+ Bien tost monter tout au hault de la hune.
+ Cryant, hurlant; incontinent pas une
+ Femme qui fust n'a sonné un seul mot.
+ Mais tuës se sont, n'attendant que la mort.
+ Car pour certain de grant peur admirable,
+ Toutes cuydoient que ce fust le grant Diable.
+
+Tabourot, dans ses _Équivoques françois_, rapporte une plaisanterie
+qui est encore usitée: «Les lavandières ont un proverbe ordinaire,
+Si vous l'auez ne me le prestez pas, et si vous ne l'auez pas,
+prestez-le moi. Qui s'entend d'une palette ou battoir, propre à
+laver les draps».
+
+Au XVIe siècle, les laveuses avaient, au point de vue des moeurs,
+une réputation équivoque:
+
+ Je m'en rapporte à ces maris
+ Qui ont esprouvé, bien souvent,
+ Quelle marchandise elle vent.
+ Et en tant qu'elle est lavandière
+ Elle blanchit la pièce entière;
+ Puis vrayment, qui, en ung besoing,
+ La trouveroit en quelque coing.
+ Encore feroit-il conscience
+ De ne la prendre en patience
+ Tout au fin moins pour l'esprouver.
+
+ Voilà, voilà ma lavandière
+ Qui merque, ainsi comme fourrière,
+ Les logis d'un nouvel amour.
+
+Un peu plus tard, l'_Almanach prophétique_ de Tabarin les associe
+aux «filles de chambre, coureuses de rempart et autres canailles».
+
+[Illustration: LA BLANCHISSEUSE]
+
+En quelques pays, leur rencontre est quelquefois redoutée: Chez les
+Tchouvaches, une femme qui se rend à la rivière avec du linge sale
+est d'un mauvais présage pour le voyageur au moment où il se met en
+route, tandis qu'il tire bon augure de la rencontre d'une femme qui
+revient du lavoir avec du linge propre.
+
+Il y a un certain nombre de jours dans l'année pendant lesquels la
+lessive passe pour être dangereuse, soit pour celles qui la font,
+soit plus généralement pour la personne dont on lave le linge. Au
+XVIIe siècle, le curé Thiers signalait, parmi les superstitions
+courantes, celles de ne pas faire la lessive ni durant les
+Quatre-Temps, ni durant les Rogations, ni pendant les jours où l'on
+chante Ténèbres, ni depuis Noël jusqu'aux Rois, ni pendant l'octave
+de la Fête-Dieu, ni les vendredis, de crainte qu'il n'arrive quelque
+malheur. Une partie de ces croyances sont encore vivantes: Dans les
+Vosges faire la lessive pendant les Rogations, c'est mettre le
+maître à la porte de la maison; dans l'Yonne, le linge ne blanchit
+pas; en Franche-Comté:
+
+ Celui qui fait la bue aux Rogations
+ Sera au lit pour les moissons.
+
+En Saintonge, les maîtresses de maison ne devaient pas songer à
+faire la _bugée_, parce que le linge blanchi alors causait plus tard
+des échauboulures qui tournaient généralement à la gale.
+
+Dans la Charente, qui fait la buée pendant la semaine sainte court
+risque de mourir dans l'année. En Normandie, en Haute-Bretagne et en
+Poitou, le danger de mort est pour une des personnes de la maison ou
+pour une des lavandières; dans les environs de Brive, les hommes de
+la maison sont exposés à mourir; dans le pays de Gex, c'est le chef
+de la famille. Le Vendredi saint est encore plus funeste que les
+autres jours de cette semaine; en Haute-Bretagne on lave son suaire;
+à Valenciennes Dieu maudit les personnes qui lavent.
+
+La prohibition dont cette date est l'objet est expliquée par des
+légendes: On raconte dans le nord de l'Angleterre que, lorsque Jésus
+se rendait au calvaire, il passa devant une laveuse qui lui jeta à
+la figure son linge mouillé. Jésus dit: «Maudit soit celui qui
+désormais lavera ce jour-là», et l'on assurait jadis que le linge
+avait des taches de sang si on le mettait alors à sécher. Des récits
+analogues sont populaires dans la Belgique wallonne: Jésus ayant
+soif, passa près d'une femme qui faisait la lessive et lui demanda à
+boire. Elle lui donna une tasse d'eau de lessive; il la but sans
+rien dire. Plus loin, il passa près d'une maison où l'on cuisait du
+pain et demanda de quoi manger. La femme lui donna un petit pain,
+Jésus s'en alla en disant:
+
+ Maudite soit la femme qui bue,
+ Et bénie soit la femme qui cuit.
+
+La Vierge se promenant, un jour de Vendredi saint, aux environs de
+Namur, demanda un verre d'eau à des lavandières qui, au lieu de se
+montrer charitables, l'aspergèrent d'eau sale, de sorte que sa robe
+en fut tout humide; elle entra dans un four où d'autres femmes la
+firent se chauffer et se sécher. C'est pourquoi elle bénit les
+femmes qui cuisaient et maudit celles qui lavaient.
+
+Dans la Suisse romande, il ne faut pas faire la lessive sous le
+signe de la Vierge, parce que le linge se couvrirait de poux sur la
+corde. En Poitou, Notre-Dame de Mars est la fête la plus observée:
+le linge lavé ce jour-là retournerait en paille, et la personne qui
+a lavé devrait, après sa mort, revenir au lavoir jusqu'à ce qu'on
+lui ait fait dire un certain nombre de messes.
+
+La lessive est interdite, entre Noël et le jour de l'an, en Belgique
+et dans l'Yonne; dans les Vosges, aux lessiveuses et lavandières qui
+enfreignent la défense, la méchante fée Herqueuche applique de
+maîtres coups de battoir sur le dos et sur les reins.
+
+En Haute-Bretagne, dans le Bocage normand, dans l'Yonne, la semaine
+d'avant Noël et celle qui précède le carnaval, sont au nombre des
+périodes funestes. Un dicton provençal assure que les lavandières
+qui font la buée en carnaval meurent dans l'année:
+
+ _Qu fai bugado entre Caremo et Carementrant_
+ _Li bugadiero moron dins l'an._
+
+En Basse-Normandie on fait rarement la lessive pendant les
+vingtaines: dix derniers jours d'avril et dix premiers jours de mai,
+à cause de l'inclémence prévue du temps. Les femmes de Lesbos
+craindraient que le linge ne s'use trop vite si elles lavaient
+pendant les Drummata, du 26 juillet au 3 août.
+
+À Marseille, pendant l'octave des Morts, les particuliers ne doivent
+point laver, parce que cela rappelle trop le lavage du linge qui a
+servi à celui que l'on a perdu. En Franche-Comté, la personne qui
+lessive pendant cette semaine «bue» son suaire. Dans les Vosges, il
+y aura bientôt un cercueil dans la maison si l'on enfreint celle
+prohibition. Dans les Hautes-Vosges, cela porte malheur au maître:
+la femme qui coule alors la lessive tourmenterait les âmes du
+purgatoire; elle s'exposerait en outre à la vengeance de la fée
+Herqueuche, qui échaude les lessiveuses. Si, ce qui arrive rarement,
+elle monte sur le cuveau, l'une des personnes dont le linge y a été
+jeté mourra avant la fin de l'an.
+
+Le vendredi est aussi un mauvais jour; on dit en Basse-Bretagne:
+
+ _Neb a verv lichou dar gwener_
+ _Birri a ra goad hor Salver._
+
+ Qui bout la lessive le vendredi fait cuire le sang de notre
+ Sauveur.
+
+[Illustration: Laveuses au bord de la Seine, d'après un dessin
+colorié de Henry Mounier. Coll. G. Hartmann.]
+
+Dans l'Yonne, on dit en commun proverbe:
+
+ Qui coule la lessive le vendredi
+ Veut la mort de son mari.
+
+Il y a, par contre, des temps très favorables: Dans le pays de
+Liège, la grande lessive doit se faire entre les deux Notre-Dame,
+Assomption, 15 août, 8 septembre, Nativité, si l'on veut que le
+linge ne jaunisse pas.
+
+Au XVIIe siècle, le curé Thiers signalait la superstition de ceux
+qui serraient les cendres en certains jours de la semaine, afin que
+la lessive en fût meilleure.
+
+L'_Évangile des Quenouilles_ indique plusieurs pratiques que les
+femmes du XVe siècle employaient: «Se voulez, dit l'une, avoir belle
+lessive et que vos linceux soient beaux et blancs, la première fois
+que vous getterez la lessive dessus la jarle, certainement vous
+devez dire en la gestant: Dieu y ait part et monseigneur sainct
+Cler.» Ce saint était alors invoqué par les personnes qui avaient à
+faire la lessive, sans doute à cause de son nom; il en était alors
+de même de sainte Claire. «Je fis, dit une autre ménagère, une
+requeste à madame saincte Clère que s'il lui plaisoit qu'il feist
+beau temps, je luy donneroye une chandelle, et aincy il fist beau
+temps.»
+
+En Lithuanie, les hommes de la maison devaient être de bonne humeur
+pendant tout le temps de la lessive, ou bien il pleuvait. En
+Haute-Bretagne, si l'on veut avoir une buée sans pluie, il ne faut
+point semer la cendre sur les foyers. Dans le Bocage normand, si
+l'on arrose son courtil un jour de lessive, on provoque la pluie
+pour le jour où elle sera mise à sécher. En Allemagne, lorsque des
+filles ou des femmes lavent des sacs, il ne tardera pas à pleuvoir.
+En Dauphiné, on dit communément au mari de la femme qui a beau temps
+pour sa lessive: Votre femme ne vous a pas fait infidélité.
+
+Dans les Vosges, il est dangereux de faire la lessive dans une
+maison habitée par une femme enceinte, à moins qu'on ne prenne la
+précaution de rouler dehors le cuvier dès qu'on a retiré le linge.
+La délivrance serait retardée d'un temps égal à celui où le cuvier
+vide serait resté à la maison. Dans l'Yonne, on a aussi soin de
+mettre en pareil cas le cuvier à l'envers.
+
+En Haute-Bretagne, les malades d'une maison où on fait la lessive
+sont exposés à mourir.
+
+Il était certains mots qu'on ne devait pas prononcer. D'après
+l'_Évangile des Quenouilles_: «Touteffois et quantes que faictes
+vostre lessive, et que le chauldron est sur le feu plain de lessive,
+et que le feu est dessoubz et que par la force du feu la lessive
+bouille, vous ne devez pas dire: Ha, commère, la lessive boult, mais
+vous devez dire qu'elle rit; autrement tous les draps s'en iroient
+en fumée.» Au XVIIe siècle, d'après Thiers, il fallait dire: «La
+lessive joue.» En Poitou, les femmes qui vont voir une lessive que
+l'on coule ne doivent pas dire: La lessive bout-elle? car elle
+échauderait, mais: La lessive fait-elle? En Allemagne, au siècle
+dernier, pour que le fil devînt blanc, il fallait que les femmes qui
+assistaient à l'opération disent des mensonges.
+
+Ou tirait des présages de certains faits qui se produisaient pendant
+les lessives. En Poitou, si le savon d'une laveuse tombe à sa
+gauche, elle ira aux noces sous peu; celle qui chante au lavoir aura
+un homme fou. Dans le nord de l'Écosse, lorsque le savon ne s'élève
+pas sur les linges, c'est qu'il y a dans le cuvier le linge d'une
+personne destinée à mourir bientôt. Dans la Montagne-Noire, si des
+oiseaux passent au-dessus d'une femme qui lave les langes de son
+enfant, il sera prochainement atteint de quelque maladie.
+
+Dans les Vosges et en Belgique, la lavandière qui mouille son
+tablier plus que de raison, épousera un ivrogne. Aux environs de
+Menton, les femmes qui ne se mouillent pas en lavant sont des
+sorcières.
+
+En Basse-Normandie, l'on se garde bien de mettre les chemises sens
+dessus dessous quand on est en train d'asseoir la lessive dans la
+cuve, de peur d'attirer la mort sur quelqu'un de la maison. En
+Normandie, quand la crasse du linge de corps est difficile à
+détacher, la personne à laquelle il appartient a un mauvais coeur.
+
+La lessive peut être ensorcelée: Dans la Bresse, deux bohémiennes,
+auxquelles une fermière occupée à faire sa lessive n'avait pas fait
+l'aumône, touchèrent du doigt son cuvier, et depuis elle ne put
+jamais y faire blanchir son linge.
+
+Les lavandières du Mentonnais, de peur que l'eau n'ait été l'objet
+de maléfices, jettent des épingles en croix dans le lavoir avant de
+se mettre à l'ouvrage.
+
+À la campagne, il y a dans la belle saison des lessives de nuit, qui
+sont une occasion de s'amuser, de chanter des chansons, de dire des
+contes ou des devinettes. En Haute-Bretagne on choisit, autant que
+possible, une nuit où il fait clair de lune, car la lessive a lieu
+en plein air. Les jeunes gens y viennent de loin, surtout quand il y
+a de jolies filles aux environs, et ils les font danser, pendant que
+les bonnes femmes s'occupent du cuvier et de la poêle où bout le
+linge; les garçons leur aident toutefois à la lever pour montrer
+leur force et leur adresse. En Écosse, lors des grandes lessives qui
+avaient lieu au printemps, de jeunes garçons restaient la nuit à
+garder le linge qui n'était pas sec; ils passaient leur temps à
+chanter, à dire des histoires de revenants ou des contes de fées: ou
+bien à écouter la jolie musique des fées lorsqu'ils se trouvaient
+près d'une de leurs grottes.
+
+ * * * * *
+
+On retrouve en un assez grand nombre de pays la croyance à des
+lavandières surnaturelles, fées, sorcières ou damnées, qui viennent
+laver leur linge: Dans la Marche, un amas de rochers porte le nom de
+Château-des-Fées: un pied est un marais; lorsqu'on aperçoit
+au-dessus de la cime des arbres les vapeurs de ce marais, on dit:
+_Las fadas fasan la bujade_: les fées font la lessive.
+
+[Illustration: Le Maçon et la Blanchisseuse (d'après Saint-Aubin?).]
+
+En Haute-Bretagne, elles affectionnent certains endroits: elles
+venaient y laver leur linge et elles l'étendaient sur les gazons; il
+était si blanc, qu'on dit encore en parlant du beau linge: C'est
+comme le linge des fées. Celui qui aurait pu aller sans remuer les
+paupières jusqu'au lieu où elles le séchaient, avait la permission
+de l'emporter; dès qu'on avait battu de la paupière, il
+disparaissait. En Normandie, les fées mettaient leur lessive à
+sécher sur les pierres druidiques. Dans la Suisse romande, elles
+venaient étendre leurs draps le long des rochers qui dominent le lac
+d'Ormont, et ils brillaient au loin avec une blancheur incomparable.
+
+D'autres fées lavaient la nuit pour rendre service aux hommes. En
+Haute-Bretagne, lorsqu'on portait le soir près des doués le linge
+qu'on désirait qui fût blanchi, les fées venaient à minuit et
+faisaient la besogne des lavandières qui, le matin, trouvaient le
+linge très bien nettoyé. Celles du Trou-aux-Fées, dans le Hainaut,
+rendaient parfaitement blancs les draps que les habitants avaient
+déposés la veille à l'entrée de leur grotte, en ayant soin d'y
+joindre quelques aliments.
+
+Autrefois, à Corvay, dans les Ardennes, lorsque les laveuses
+n'étaient que trois ou quatre à laver au ruisseau, situé au fond
+d'un bois, elles entendaient des cris étranges, et parmi eux
+ceux-ci: O Couzietti! qui se rapprochaient peu à peu; les arbres
+tremblaient, et elles apercevaient de tout petits nains, nus,
+grimaçants, qui s'approchaient par bandes du ruisseau. Elles
+s'enfuyaient au village, abandonnant le linge; lorsqu'elles
+revenaient en nombre, les nains et le linge avaient disparu.
+
+La croyance aux lavandières de nuit est très répandue en France;
+souvent elles accomplissent une pénitence pour expier un crime
+commis pendant leur vie. En Berry, ce sont les mères dénaturées qui
+ont tué leur enfant et sont après leur mort condamnées à laver
+jusqu'au jugement dernier le cadavre de leur victime. En
+Ille-et-Vilaine, ce sont aussi des infanticides, ou bien des femmes
+qui ont lavé le dimanche. Celles-ci viennent, la plupart du temps
+invisibles, au doué, à l'heure même, du jour ou de la nuit, où elles
+ont violé le repos dominical. En Basse-Bretagne, les lavandières de
+nuit sont celles qui, de leur vivant, ont trop économisé le savon.
+Dans quelques parties de la Haute-Bretagne, la femme à laquelle on
+n'a pas mis un suaire propre, revient le laver toutes les nuits. En
+Berry, ce que lavent ces maudites, ce ne sont pas, comme ailleurs,
+des linceuls: c'est une espèce de vapeur d'une couleur livide, d'une
+transparence terne qui rappelle celle de l'opale. Cela semble
+prendre quelque apparence de forme humaine et l'on jurerait que cela
+pleure. On pense que ce sont des âmes d'enfants trépassés sans
+baptême ou d'adultes morts avant d'avoir reçu le sacrement de
+confirmation; elles s'acquittent de leur besogne avec une sorte
+d'acharnement, presque toujours en silence; quelquefois, mais assez
+rarement, elles font entendre un chant sourd et monotone, triste
+comme un _De Profundis_ (p. 17).
+
+Dans l'Yonne, on entendait aussi le bruit des battoirs des
+lavandières de nuit. D'après la légende que Souvestre a rapportée
+dans le _Foyer breton_, en frappant les draps mortuaires, elles
+chantent:
+
+ Si chrétien ne vient nous sauver
+ Jusqu'au jugement faut laver.
+ Au clair de la lune, au bruit du vent.
+ Sous la neige le linceul blanc.
+
+Paul Féval, dans les _Dernières Fées_, met dans leur bouche ce
+couplet:
+
+ Tords la guenille.
+ Tords,
+ Le suaire des épouses des morts.
+
+Si on a le courage de faire le signe de la croix, elles
+s'évanouissent. Souvent elles demandent qu'on leur aide à tordre
+leur linge. Lorsqu'on a eu l'imprudence de répondre à leur
+invitation, il faut avoir soin de tordre du même coté qu'elles,
+sinon on est brisé.
+
+Il y a certains lavoirs qui sont surtout hantés; je n'ai pas besoin
+de dire qu'ils sont dans des endroits isolés et où le paysage prête
+au fantastique; une lavandière de Dinan, passant auprès d'un doué,
+souleva le paquet d'une laveuse, et s'aperçut qu'elle avait une tête
+de mort; au même doué, un homme fut frappé au visage avec le linge
+qu'il avait aidé à tordre à une lavandière-fantôme: quelquefois ces
+laveuses disaient aux passants: Suivez votre route, je fais ce qui
+m'est ordonné!
+
+Il y a aussi des lavandières de nuit, d'un caractère très nettement
+malfaisant, qui pénètrent dans les maisons. Une femme de
+Plougastel-Daoulas était allée à la nuit close, un samedi, laver son
+linge et celui de son mari; elle vit arriver une grande femme mince
+portant sur la tête un énorme paquet de draps, qui après lui avoir
+reproché d'avoir pris sa place, lui dit de retourner à la maison et
+qu'elle ne tarderait pas à lui rapporter son linge tout lavé. Elle
+raconte son aventure à son mari, qui lui dit qu'elle a rencontré une
+_Maouès noz_ ou femme de nuit; par son conseil, elle suspend le
+trépied à sa place, balaie la maison, met le balai la tête en bas
+dans un coin, se lave les pieds, en jette l'eau sur le seuil de la
+porte et se couche. Le fantôme ne tarde pas à arriver et à demander
+l'entrée de la maison: comme on ne lui répond pas, elle ordonne au
+trépied de lui ouvrir.--Je ne puis, répond le trépied, je suis
+suspendu à mon clou.--Viens alors, toi, balai.--Je ne puis, on m'a
+mis la tête en bas.--Viens alors, toi, eau des pieds.--Regarde-moi,
+je ne suis plus que quelques éclaboussures sur le seuil de la
+porte.» La femme de nuit s'éloigne alors en grondant.
+
+[Illustration: Lavandière de nuit en Berry, d'après Maurice Sand
+(_Illustration_, 1852).]
+
+Un autre récit breton parle d'une lavandière de nuit qui entre dans
+une ferme, où la femme s'était attardée à filer; elle file de son
+côté avec une rapidité merveilleuse, puis elle lui aide à laver son
+fil au doué et à le mettre bouillir. Le mari s'éveille, et, voyant
+les yeux de l'inconnue briller comme des charbons ardents, il
+profite du moment où elle est allée chercher de l'eau à la fontaine
+pour changer de place ou renverser tout ce qu'elle a touché. Il
+ferme la porte, et quand la lavandière de nuit revient, elle demande
+en vain à la femme, puis aux divers objets auxquels elle a touché,
+de lui ouvrir. Elle s'enfuit en disant à la fermière que si elle
+n'avait pas trouvé quelque personne sage pour la conseiller, on
+l'aurait trouvée au point du jour cuite avec son fil.
+
+On a essayé d'expliquer, par des raisons d'un ordre naturel,
+l'origine de cette superstition, l'une de celles qui terrifient le
+plus le paysan: ce bruit de battoir serait produit par le cri d'une
+sorte de grenouille ou d'un petit crapaud. Le prétendu revenant
+n'est autre parfois qu'une femme très vivante qui va laver la nuit,
+parce qu'elle n'a pas eu le temps de le faire pendant le jour, ou
+qu'elle ne veut pas être vue s'occupant d'une besogne au-dessous de
+sa condition.
+
+Cette croyance a été, comme beaucoup d'autres, exploitée par des
+malfaiteurs. Dans un village du Vaucluse, on racontait qu'on voyait
+à un certain endroit des lavandières de nuit: le garde champêtre
+voulut aller les voir. Il aperçut deux formes blanches sous un
+saule, qui tordaient du linge. Il leur intima l'ordre de cesser leur
+besogne; mais les deux laveuses se mirent à ricaner, et l'une
+d'elles lui cria de venir leur aider, tandis que l'autre le
+saisissait au collet en lui disant ce seul mot: Tords! Il tordit
+toute la nuit, et il s'aperçut que le linge des lavandières était
+magnifique. À l'aurore, les lavandières s'en allèrent, et dans la
+journée on apprit qu'un vol de linge considérable avait été commis
+dans un château voisin. Le linge étant sale, les voleurs avaient eu
+l'audace de passer la nuit à le laver à la rivière voisine, après
+s'être affublés de deux peignoirs blancs, comptant sur la
+superstition du pays pour n'être pas dérangés.
+
+Les contes populaires parlent d'autres lavandières: Quelques-unes
+qui vivent dans le pays indéterminé de la féerie sont condamnées,
+comme les laveuses nocturnes, à frotter du linge jusqu'à ce que
+vienne la seule personne qui puisse lui rendre sa blancheur
+primitive. Dans un récit gascon, la reine qui a épousé le roi des
+Corbeaux gravit une montagne et voit un lavoir au bord duquel
+travaillait une lavandière ridée comme un vieux cuir; elle chantait
+en tordant un linge noir comme de la suie:
+
+ Fée, fée,
+ Ta lessive
+ N'est pas encore achevée,
+ La Vierge mariée
+ N'est pas encore arrivée,
+ Fée, fée.
+
+La reine dit à la lavandière qu'elle va lui aider à laver son linge
+noir comme la suie; elle ne l'eut pas plutôt plongé dans l'eau qu'il
+devint blanc comme lait. Alors la lavandière se mit à chanter:
+
+ Fée, fée,
+ Ta lessive
+ Est achevée.
+ La Vierge mariée
+ Est arrivée.
+ Fée, fée.
+
+Et elle dit à la reine: «Pauvrette, il y a bien longtemps que je
+t'attendais; mes épreuves sont finies et c'est toi qui en es cause».
+
+L'homme-poulain, héros d'un étrange récit breton, frappe sa femme
+d'un coup de poing en pleine figure, le sang jaillit sur sa chemise
+et y fait trois taches. Elle s'écrie: «Puissent ces taches ne
+pouvoir jamais être effacées jusqu'à ce que j'arrive pour les
+enlever moi-même». Son mari part en disant qu'elle ne le reverra
+qu'après avoir usé trois chaussures de fer à le chercher. Elle se
+met à sa recherche et, après avoir marché dix ans, elle se trouve
+près d'un château où des servantes étaient à laver du linge dans un
+étang. L'une des lavandières disait: «La voilà donc encore, la
+chemise ensorcelée! Elle se présente à toutes les buées, et j'ai
+beau la frotter avec du savon, je ne puis enlever les trois taches
+de sang qui s'y trouvent»; la jeune femme s'approcha de la
+lavandière et lui dit: «Confiez-moi un peu cette chemise, je pense
+que je réussirai à faire disparaître ces taches». On lui donna la
+chemise; elle cracha sur les taches, la trempa dans l'eau, la frotta
+et les taches disparurent.
+
+Dans plusieurs contes, le héros promet d'épouser la personne qui
+pourra enlever la tache. Mais en vain les lavandières de profession,
+les jeunes filles s'évertuent à cette besogne, en vain elles
+appellent à leur aide les esprits, celle-là seul peut réussir à
+laquelle les puissances supérieures ont accordé ce don. Le chevalier
+du _Taureau noir de Norvège_, conte recueilli en Écosse, a donné à
+blanchir des chemises ensanglantées, en déclarant qu'il épouserait
+celle qui parviendrait à enlever ces taches. Une vieille avait lavé
+jusqu'à ce qu'elle fût lasse; puis elle avait appelé sa fille et
+toutes deux lavaient, lavaient soutenues par l'espoir d'obtenir le
+jeune chevalier. Mais elles n'étaient pas parvenues à faire
+disparaître une seule tache, quand l'héroïne qui a gravi la montagne
+de verre arrive au lavoir: dès qu'elle a touché le linge, les taches
+disparaissent. Un prince qui figure dans le récit norvégien: _À
+l'Est du soleil et à l'Ouest de la lune_, ne doit prendre pour femme
+que celle qui pourra enlever trois taches qui se trouvent sur sa
+chemise; beaucoup entreprennent cette besogne, et s'y font aider par
+des trolls, mais ces génies ne réussissent pas; plus ils lavent,
+plus le linge devient noir et sale; mais il reprend sa blancheur
+primitive dès que la jeune fille prédestinée l'a trempé dans l'eau.
+
+Dans l'_Assommoir_, Zola donne cette formulette, qui paraît
+d'origine populaire:
+
+ Pan pan, Margot au lavoir
+ Pan pan, à coups de battoir,
+ Va laver ton coeur
+ Tout noir de douleur.
+
+Peut-être faisait-elle partie d'une chanson de lavandière. En
+Gascogne, les femmes qui lavent accompagnent la chanson qui suit du
+bruit des battoirs frappant en cadence; à chaque couplet on diminue
+de un le nombre des lavandières:
+
+[Illustration: Le bavardage au lavoir, fragment du _Caquet des
+femmes_ (XVIIe siècle).]
+
+ _Nau que lauon la bugado_
+ _Nau._
+ _Nau que la lauon,_
+ _Nau que la freton._
+ _Bèro Marioun, a l'oumbro,_
+ _Bèro Marioun,_
+ _Anen a la hount_
+
+ _Hoèit que lauon la bugado,_
+ _Hoèit_, etc.
+
+ Neuf lavent la lessive,--Neuf,--Neuf la lavent,--Neuf la
+ frottent,--Belle Marion, allons à la fontaine.--Huit lavent
+ la lessive,--Huit, etc.
+
+Dans les pays où les lavandières sont à journées, on prétend
+qu'elles sont difficiles à servir, et qu'il faut toujours qu'il y
+ait quelqu'un occupé à leur porter le linge, à leur donner de la
+soupe ou du café. La lavandière figure, au reste, parmi les
+personnages qui aiment à s'humecter le gosier; l'estampe de
+Saint-Lundi montre la mère Bonbec, lessiveuse, qui débite ce petit
+couplet:
+
+ Pour te fêter, sainte bouteille,
+ Je vendrais jusqu'à mon honneur,
+ Mais je suis si laide et si vieille
+ Qu'à mon seul aspect l'acquéreur
+ Soudain s'enfuit comme un voleur.
+
+ * * * * *
+
+Il y a des lavandières qui ne font que laver; à la campagne c'est ce
+qui arrive le plus habituellement. À Paris, beaucoup vont au lavoir
+et repassent ensuite le linge à la maison. On leur donne plusieurs
+surnoms: celui de «poules d'eau» vient de ce que, comme cet oiseau,
+elles se tiennent sur le bord de l'eau; comme elles ont le verbe
+haut, on les appelle «baquets insolents», par allusion au baquet
+professionnel. Les repasseuses sont des «grilleuses de blanc», et on
+les accuse d'employer parfois des fers trop chauds. Dans le peuple,
+on qualifie de «blanchisseuse de tuyaux de pipes» la femme qui n'a
+pas de métier avouable.
+
+Le nom de Margot a été souvent donné aux blanchisseuses; on voit
+figurer dans une petite pièce de 1774, sur l'arrivée de la Dauphine
+à Paris, «Margot du batoir», blanchisseuse au Gros-Caillou.
+
+Le blanchisseur est appelé «papillon»; comme cet insecte, il arrive
+de la campagne, et ses ailes blanches sont représentées par les
+paquets de linge qu'il porte sur son épaule.
+
+Guillot, dans le _Dit des Rues de Paris_, qui remonte au XIIIe
+siècle, parle de la rue des Lavandières, «où il y a maintes
+lavendières», et il nous fait entendre que ces filles ne se
+bornaient pas à rincer du linge à la rivière. De tout temps les
+blanchisseuses ont eu la même réputation, et leur reine, qu'elles
+élisaient chaque année, avait des pouvoirs analogues à ceux du roi
+des ribauds, mais seulement dans ses États et sur ses sujettes.
+
+Hamilton, au XVIIe siècle, fait allusion à leurs promenades à la
+fête de Saint-Germain-en-Laye:
+
+ Blanchisseuses et soubrettes,
+ Du dimanche dans leurs habits,
+ Avec les laquais leurs amis
+ (Car blanchisseuses sont coquettes)
+ Venoient de voir à juste prix
+ La troupe des marionnettes.
+
+Au siècle dernier, Vadé mettait en scène des blanchisseuses qui ne
+se laissaient courtiser que pour le bon motif. L'une d'elles dit à
+sa fille: «Une blanchisseuse n'est pas une grosse dame; y a
+blanchisseuses et blanchisseuses, toi t'es blanchisseuse en menu; et
+quand même tu ne blanchirais que du gros, dès qu'on a de
+l'inducation, fille de paille vaut garçon d'or.»
+
+Dans la série des _Grisettes_, Vernier a dessiné un intérieur où
+sont deux blanchisseuses: l'une d'elle menace de son fer chaud un
+pompier trop entreprenant et lui dit: «Pompier! pompier! si vous ne
+finissez pas, vous allez être brûlé.» Une lithographie d'Hippolyte
+Bellangé montre aussi un pompier assis sur une chaise en équilibre
+et un pied sur le poêle, dans une attitude affaissée indiquant qu'il
+a trop fêté la bouteille que l'on voit à ses pieds; tout en
+repassant une camisole, la blanchisseuse dit: «C'est bien aimable un
+pompier, mais ça a des moments bien désagréables».
+
+[Illustration: Petite Blanchisseuse, d'après une lithographie de
+Gavarni.]
+
+Plusieurs caricatures sont basées sur les galanteries dont les
+blanchisseuses sont l'objet; elles sont cependant bien moins
+nombreuses que celles qui ont trait aux ouvrières de l'aiguille. Une
+planche de la Restauration représente un jeune homme qui enlace une
+blanchisseuse, dont il a renversé le fourneau avec le pied;
+au-dessous est l'inscription: «Vous repasserez demain.» Une autre
+lithographie coloriée est intitulée «le Jour de la Blanchisseuse»;
+pendant que celle-ci, au minois éveillé, dépose son panier, un
+célibataire pousse le verrou de son appartement. Dans la série assez
+égrillarde de Linder (1855), une blanchisseuse a dispute avec un
+client; dans la planche suivante, elle se rajuste devant une glace,
+ce qui prouve que la discussion n'a pas été de longue durée.
+
+[Illustration: La vieille blanchisseuse: «Si tu gueules comme ça, tu
+n'iras pas voir le boeuf gras.»]
+
+M. Coffignon, dans son livre les _Coulisses de la Mode_, fait en ces
+termes l'éloge de la blanchisseuse: De toutes les ouvrières, c'est
+celle qui nous a paru aimer le mieux son métier, et cependant
+l'ouvrage est rude et la profession pénible à exercer. Les laveuses
+semblent être les proches parentes des dames de la Halle. On leur
+retrouve les mêmes défauts et les mêmes qualités, le verbe haut et
+le parler franc; mais aussi le coeur pitoyable et la main toujours
+généreusement tendue.
+
+En Haute-Bretagne, les «dersouères» ou repasseuses font assez
+souvent de bons mariages; c'est un des métiers féminins les plus
+estimés.
+
+D'après les _Industriels_, en 1842, il y avait à Paris trois classes
+de moeurs assez différentes. «La repasseuse affectait à l'égard de
+ses autres compagnes une sorte de supériorité aristocratique. Elle
+voulait être mignonne, élégante, comme il faut. Avant d'entrer dans
+un bal public, sous la protection d'un clerc de notaire ou d'un
+commis-marchand, elle s'informe si la réunion est bien composée, si
+l'on n'y danse pas trop indécemment. Elle porte un chapeau de même
+que la modiste, et se drape artistement dans un châle. La savonneuse
+a les goûts plus grossiers, l'allure plus vulgaire, les moeurs
+plus cyniques; elle travaille avec assiduité pendant toute la
+semaine, surtout le jeudi, jour de savonnage général; mais, le
+dimanche, elle se rattrape: les guinguettes des barrières des
+Martyrs et de Rochechouart regorgent alors de blanchisseuses, qui
+s'y présentent fièrement, donnant le bras, les unes à des
+sapeurs-pompiers, les autres à des gardes municipaux, d'autres à des
+ouvriers bijoutiers, ciseleurs, horlogers, tailleurs. Au Carnaval,
+morte saison du blanchissage, elle profite de ce qu'elle est moins
+occupée pour ne pas s'occuper du tout, et embellir de sa présence
+les bals publics. Les blanchisseuses au bateau sont les employées
+des blanchisseries en gros de l'intérieur de Paris. Si l'on en croit
+les blanchisseuses de fin, les blanchisseuses au bateau sont le
+rebut du genre humain. Pendant que le froid et l'humidité gercent
+leurs mains et leur visage, leur moralité est gravement altérée par
+de fréquentes relations avec les mariniers, les bêcheurs et les
+débardeurs.»
+
+À Gand, les repasseuses qui célèbrent le jour du Saint-Sacrement,
+chôment la veille de cette fête, vulgairement appelée «Strykerkens
+avond» veille des repasseuses. À Liège, les blanchisseuses et les
+repasseuses honoraient autrefois la fête de sainte Claire, leur
+patronne.
+
+En Haute-Bretagne, les blanchisseuses des villes ont leur fête à
+l'Ascension: les ouvrières vont porter des bouquets aux patronnes et
+à leurs pratiques, qui leur donnent un pourboire qu'elles vont
+dépenser dans les auberges.
+
+On sait qu'à Paris, la principale fête des blanchisseuses est à la
+Mi-Carême; et cet usage est assez ancien. L'image de la fin du
+siècle dernier que nous reproduisons, p. 13, est accompagnée de
+cette légende: «Les blanchisseuses sont à peu près les seules
+artisanes qui se réunissent et forment à Paris une espèce de
+communauté; elles célèbrent avec éclat, entre elles, à la Mi-Carême,
+une fête; elles s'élisent, ce jour-là, une reine et lui donnent un
+écuyer; le maître des cérémonies est ordinairement un porteur d'eau.
+Le jour de la fête arrivé, la reine, soutenue par son écuyer, se
+rend dans le batteau où des ménétriers l'attendent; on y danse et
+c'est elle qui ouvre le bal; la danse dure jusqu'à cinq heures du
+soir, les cavaliers font pour lors venir un carrosse de louage, la
+reine y monte avec son écuyer, et toute la bande gaye suit à pied,
+elle va, avec elle, dans une guinguette pour s'y réjouir pendant
+toute la nuit.»
+
+Vers 1840, voici, d'après les _Industriels_, comment la fête se
+passait: «Le jour de la Mi-Carême, les bateaux se métamorphosent en
+salles de bal; un cyprès orné de rubans est hissé sur le toit du
+flottant édifice: c'est la fête des blanchisseuses. Chaque bateau
+élit une reine qui, payant en espèces l'honneur qu'on lui fait, met
+en réquisition rôtisseurs et ménétriers. À cette époque les
+blanchisseuses de la banlieue célébraient aussi la Mi-Carême.»
+
+On sait que depuis quelques années la Mi-Carême est l'occasion de
+fêtes brillantes, à l'éclat desquelles collaborent les étudiants et
+les blanchisseuses. La reine des reines, élue par l'assemblée des
+lavoirs, exerce pendant un jour une véritable royauté, entourée
+d'une cour nombreuse aux costumes bariolés, et se promène, comme une
+souveraine en visite, sur un char qui est loin de ressembler au
+modeste «carosse de louage» du siècle dernier. C'est un véritable
+événement parisien, et la vraie fête du Carême. Les journaux
+illustrés publient le portrait de la reine des reines, les reporters
+vont l'interviewer, et on vend par les rues un journal orné de
+gravures, fait tout exprès pour la circonstance.
+
+Le bal des blanchisseuses était, il y a une trentaine d'années, un
+thème à caricatures, accompagnées de légendes dans le goût de ces
+deux-ci, qu'on lit au-dessous de dessins de Cham: «Vous ne pouvez
+pas me donner mon linge la semaine prochaine, dit un client à sa
+blanchisseuse.--Impossible, répond-elle, il faut que j'étudie le pas
+des lanciers, c'est jeudi prochain not' bal.» Une grosse femme en
+train de laver dans un baquet disait à son ouvrière: «Tu vas aller
+tout de suite chercher le linge de la comtesse, que je me dépêche de
+le laver. Je n'ai pas de chemise brodée à mettre pour le bal des
+blanchisseuses, jeudi prochain.»
+
+[Illustration: La Repasseuse, d'après Lanté.]
+
+Un passage des _Nuits de Paris_ prouve que ce n'est pas d'hier que
+les blanchisseuses se servent, pour leur usage personnel, du linge
+de leurs pratiques. «Je me rendis chez moi, sans aucune autre
+rencontre que celle de deux filles chargées de linge qui allaient au
+bateau avant le jour. L'une de ces filles disait à l'autre:--Comme
+tu te quarrais donc, dimanche, avec ton déshabiller blanc garni!
+Mais c'est que ça t'alait.--Je le crais ben. C'est d'une belle dame,
+et ça est fait de la bonne main, par ma'm'selle Raguidon, de la rue
+Guillaume, qui travaille... Je serais ben bête d'acheter des hardes!
+J'ai du blanc tous les dimanches et toujours du nouveau! Ces
+femmes-la ne salissent pas; moi, j'achève et je brille. Bas,
+chemises, jupons, rien n'est à moi... Et toi, la Catau?--Et moi...
+Mais... n'en dis mot, ou je te vendrais comme tu m'arais vendue...
+C'est tout d'même... Et je prête des mouchoirs, des chemises, des
+cols, des bas au grenadier Latèreur.--Et moi au Guet à pied
+Lamerluche.--Des casaquins à la petite Manon.--Des chemises à la
+Javote.--Et puis j'en loue.--Et moi de même.»
+
+Dans une planche des _Petits mystères de Paris_, une blanchisseuse
+dit à sa connaissance: «J'savais que t'avais pas d'pantalon, j'tai
+donné un coup d'savon au blanc de l'avoué, qui te va si bien. Fifine
+va lui dire qu'elle l'a oublié.»
+
+Dans les _Cancans_, petite pièce du théâtre des Ombres chinoises
+(1820), le dialogue suivant s'engage entre une blanchisseuse et son
+apprentie:
+
+ MARGUERITE.--Oh! la la, les épaules, que je suis échignée
+ d'avoir porté ce linge!
+
+ MANON.--Et en as-tu beaucoup rapporté?
+
+ MARGUERITE.--Mais pas mal, je l'ai posé là-bas sur
+ l'hangar. Tu ne sais pas? Madame Chifflart, elle s'est
+ encore plainte que son linge n'était pas assez blanc: elle
+ n'est jamais contente; faudrait encore tout lui faire pour
+ rien.
+
+ MANON.--Sois tranquille, une autre fois je brosserai un peu
+ plus fort, et surtout je n'oublierai pas l'eau de javelle.
+ Ah çà! la petite Criquet, on ne la voit plus depuis quéqu'
+ temps.
+
+ MARGUERITE.--Pardi, ça blanchit son linge soi seul, c'est
+ si ladre: elle ne voulait jamais payer les jupons qu'un
+ sou, aussi je ne lui repassais jamais les cordes.
+
+ MANON.--Et je dis que tu faisais bien.
+
+[Illustration: La blanchisseuse, d'après les _Arts et Métiers_.]
+
+Les blanchisseuses ne paraissent pas avoir, comme les lavandières de
+la campagne, des superstitions nombreuses et variées. Voici les
+seules qui soient venues à ma connaissance: Dans la Gironde, les
+tisseuses prétendent que quand les fers placés sur le fourneau
+remuent, c'est un présage d'ouvrage prochain. Dans ce même pays et
+dans les Charentes, pour connaître si le fer à lisser est chaud à
+point elles crachent dessus; si la salive est immédiatement
+absorbée, c'est signe qu'il est en état de servir. Le rôle des
+blanchisseuses, dans les récits populaires, est assez restreint.
+J'ai entendu maintes fois conter, en plusieurs pays de la
+Haute-Bretagne, très éloignés les uns des autres, l'histoire
+suivante, qui semble un écho lointain de la «Barbe-Bleue»: Trois
+jeunes personnes blanchissaient le linge d'un monsieur, et elles
+remarquaient que les torchons et les serviettes étaient tachés de
+sang. Elles allaient à tour de rôle porter le linge. Un jour l'une
+d'elles, en arrivant au bas de l'escalier, entendit des cris et
+sentit quelque chose de chaud qui lui dégouttait sur la main.
+C'était du sang, et presque aussitôt une main tomba sur la sienne;
+elle la ramassa et se sauva sans avoir été vue. Peu après, le
+monsieur invita les jeunes filles à dîner; elles acceptèrent, mais à
+la condition que d'abord le monsieur et ses amis viendraient manger
+chez elles. Elles prévinrent la justice, et à la fin du repas, celle
+qui avait ramassé la main conta ce qu'elle avait vu, en disant que
+c'était un rêve; à la fin la justice arriva et emmena les trois
+assassins.
+
+
+SOURCES
+
+E. Fournier, _Variétés historiques et littéraires_, I, 311.--Sauvé,
+_Lavarou Koz_.--Lecoeur, _Esquisses du Bocage normand_, II,
+757.--Noël du Fail, _OEuvres_ (édition Assézat), II, 253.--_Ancien
+Théâtre français_, IV, 257, 265.--Paul Sébillot, _Les Travaux
+publics et les Mines_, 40; _Coutumes de la Haute-Bretagne_, 235,
+287.--Noguès, _Moeurs d'autrefois en Saintonge_, 200.--Henderson,
+_Folk-Lore of Northern Counties_, 80.--E. Monseur, _Le Folk-Lore
+wallon_. 126, 131.--Reinsberg-Düringsfeld, _Traditions de la
+Belgique_. I, 235, 392; II, 93.--Ceresole, _Légendes de la Suisse
+romande_. 89, 323.--Mistral, _Trésor_.--Régis de la Colombière,
+_Cris de Marseille_, 259.--Sauvé, _Le Folk-Lore des Vosges_, 220,
+308, 381.--Moiset, _Usages de l'Yonne_, 123.--_Revue des traditions
+populaires_, II, 524; VI, 758; IX, 217.--Grimm, _Teutonic
+mythology_, IV, 1777.--Gregor, _Folk-Lore of Scotland_, 177.--A. de
+Nore, _Coutumes, etc., des provinces de France_, 100.--L. du Bois,
+_Esquisses de la Normandie_, 344.--P. Renard, _Superstitions
+bressannes_, 15.--Duval, _Esquisses marchoises_, 20.--Paul Sébillot,
+_Traditions de la Haute-Bretagne_, I, 192,124; 229, 250.--Amélie
+Bosquet, _La Normandie romanesque_, 179.--A. Meyrac. _Traditions des
+Ardennes_, 199.--Laisnel de la Salle, _Légendes du Centre_, II, 99,
+123.--A. Le Braz, _Légende de la mort en Basse-Bretagne_,
+378.--_Société archéologique du Finistère_, XXI, 461.--A. Vaschalde,
+_Superstitions du Vivarais_, 14.--J.-F. Bladé, _Contes de la
+Gascogne_, I, 22.-F.-M. Luzel, _Contes de Basse-Bretagne_, I,
+303.--L. Brueyre, _Contes de la Grande-Bretagne_, 68.--Dasent,
+_Popular tales from the Norse_, 34.--J.-F. Bladé, _Poésies
+populaires de la Gascogne_, II. 220.--L. Larchey, _Dictionnaire
+d'argot_.--Jacob, _Curiosités de l'histoire de Paris_, 125.--Vadé,
+_Lettres de la Grenouillère_.--A. Coffignon, _Coulisses de la Mode_,
+113, 119.--La Bédollière, _Les Industriels_, 107.--Restif de la
+Bretonne, _Les Nuits de Paris_, 182.--C. de Mensignac,
+_Superstitions de la Gironde_, 114; _La Salive et le Crachat_, 112.
+
+[Illustration: Vieille blanchisseuse, d'après Daumier.]
+
+
+
+
+LES CORDONNIERS
+
+
+Le blason populaire des cordonniers et des savetiers est d'une
+richesse exceptionnelle; il n'est probablement aucun corps d'état
+qui ait été désigné par autant de surnoms plaisants ou de
+périphrases comiques.
+
+Beaucoup sont des allusions ironiques à des professions plus
+relevées: en argot le maître cordonnier est appelé «pontife» à cause
+de la forme de son tablier, qui lui avait valu aussi le sobriquet de
+«porte-aumusse»; au siècle dernier le surnom de «porte-aumuche»
+désignait une certaine catégorie de savetiers. Le simple cordonnier
+a été qualifié d' «ambassadeur».
+
+La comparaison de l'alène avec une arme de guerre avait fait
+imaginer un surnom que l'on lit sur l'estampe de la p. 29 «chevalier
+de la courte lance, le pied à l'estrier, la lance en arrest» et dans
+une petite pièce de 1649:
+
+ Chevalier de la courte lance
+ Ou savetier, par révérence.
+
+Le trait de politesse facétieuse du dernier vers était encore usité
+au XVIIIe siècle; d'après les _Causes amusantes_, on avait alors
+coutume de ne nommer les savetiers qu'en disant, sauf votre respect,
+et en ôtant le chapeau. On trouve en Russie un parallèle satirique
+assez voisin; lorsque quelqu'un prend un air d'importance on lui
+dit: «Ne faites pas attention, bonnes gens; je suis un cordonnier,
+parlez-moi comme à votre égal».
+
+On avait surnommé, au siècle dernier, les cordonniers «lapidaires en
+cuir» à cause des petites pointes appelées diamants dont on garnit
+la semelle des souliers; actuellement on les nomme encore
+«bijoutiers sur cuir» ou «bijoutiers sur le genou» «bijoutiè sus lou
+geinoui » (Provence), expression qui viendrait du caillou rond ou
+diamant sur lequel ils battent leur cuir. Dans le même ordre d'idées
+on peut citer: «graveur sur cuir», _tisseran_ (Provence), «tisserand
+sur cuir» et «tireur de rivets.»
+
+Dans le langage argotique l'ouvrier est appelé _gniaf_, le premier
+ouvrier _goret_, terme déjà usité au XVIIe siècle; le second ouvrier
+_boeuf_, parce qu'il a les plus grosses charges; l'apprenti
+_pignouf_, nom qui, en dehors de la corporation, est devenu
+injurieux.
+
+Le patron d'une maison de chaussures du dernier ordre est un
+_beurloquin_; un _beurlot_ est un petit maître cordonnier, Le
+bottier traite le cordonnier pour dames de «chiffonnier». La
+boutique de bottier est appelée _breloque de boueux_. Le baquet de
+cordonnier, où trempent le cuir et la poix, est dit: «baquet de
+science.»
+
+Le navet est une «olive de savetier», l'oie une «alouette de
+savetier», le réséda ou le basilic un «oranger de savetier».
+
+S'il en faut croire Pétrus Borel, vers 1840, il courait dans la
+corporation des étymologies fantaisistes sur l'origine du mot
+«cordonnier», qui a fini par devenir le terme général pour désigner
+les artisans de la chaussure: s'ils s'appellent «Cordonniers», c'est
+parce qu'ils donnent des cors. Le gniaf avait une autre explication,
+aussi bonne que la première, mais dont, paraît-il, il était très
+persuadé: Le roi étant allé un jour prendre mesure de souliers chez
+son fournisseur, il y oublia son cordon: à son retour au palais le
+roi s'en aperçut et envoya aussitôt un de ses pages le réclamer. Le
+cordon fut nié, c'est-à-dire que l'artisan nia l'avoir trouvé. Ce
+fut, en un mot, un cordon nié. Le roi s'emporta, et, dans sa trop
+juste colère, ordonna, à dessein d'imprimer un sceau de honte
+indélébile et éternel sur le front de cet homme coupable, faisant
+payer à tous la faute d'un seul, qu'à l'avenir les confectionneurs
+de chaussures s'appelleraient cordonniers.
+
+Une autre légende, populaire autrefois chez les ouvriers, racontait
+que l'unique haut-de-chausses de Charles le Chauve réclamant une
+prompte réparation, des savetiers furent appelés et le recousirent;
+en récompense de ce service le roi accorda à la corporation troyenne
+la faveur de célébrer la fête de son patron dans l'église de
+l'abbaye royale de Saint-Loup; les savetiers prétendaient même avoir
+l'original de cette permission dans le coffre de leur communauté, et
+ils le conservaient comme un de leurs plus beaux titres.
+
+Un sobriquet très usité est celui de tire-ligneul, en Provence,
+_tiro-lignou_, auquel fait allusion un couplet d'une petite chanson
+de danse, populaire en Haute-Bretagne:
+
+ Mon grand-père était cordonnier.
+ Tire la lignette (_bis_).
+ Mon grand-père était cordonnier,
+ Tire la lignette des deux côtés.
+
+Le ligneul et la poix fournissent des allusions fréquentes: dans les
+estampes du siècle dernier, M. et Mme la Poix sont les noms courants
+du savetier et de son «épouse»; en Provence, les savetiers et les
+cordonniers sont appelés _Pegots, la' Pegot_, la poix, _Det de
+Pego_, doigt de poix, _li chivaliè de la Pego_. On dit
+proverbialement en Gascogne:
+
+ _Sense la pego e lou lignò,_
+ _Courdouniè noble dinqu'au cot._
+
+ Sans la poix et le ligneul, cordonnier noble jusqu'au cou.
+
+ _Courdouniès pudentz_
+ _Tiron lou lignol dab las dentz._
+
+ Cordonniers puants, tirent le ligneul avec les dents.
+
+Cette accusation de sentir mauvais est ancienne; dans la _Farce
+nouvelle très bonne et très joyeuse_, qui date du XVIe siècle, le
+chauderonnier dit à un crieur de souliers, vieux houseaulx:
+
+ Qu'esse qu'il te fault,
+ Très fort savetier pugnais?
+
+Lorsque dans l'ancien compagnonnage un ouvrier rencontrait un
+compagnon cordonnier, il lui disait: «Passe au large, sale puant».
+Dans le Loiret, les enfants poursuivent les savetiers de cette
+formulette: «Savetier punais, mal fait, contrefait, rhabille ma
+botte, gnaf.» À Marseille, ils font entendre devant eux le
+sifflement du Kniaff, en l'accompagnant du geste que les ouvriers en
+cuir font en cousant leur ouvrage. En Portugal, on crie:
+
+ _Sapateiro remendão_
+ _Bota-me aqui um tacão._
+
+ Savetier ravaudeur, jette-moi un talon.
+
+L'attitude du cordonnier, qui travaille toujours assis, avait
+inspiré des sobriquets dans le genre de «cu cousu», ou «cu collé»,
+qui est populaire en Haute-Bretagne.
+
+L'accusation de faire de mauvaise besogne ou de manquer de
+scrupules, commune à tant de métiers, est aussi adressée aux
+cordonniers. En Haute-Bretagne, les vieilles gens prétendent qu'ils
+font exprès de donner un coup de tranchet à certain endroit du cuir,
+pour que les souliers ne durent pas trop, et dans le Loiret on leur
+adresse ce quolibet:
+
+ Cordonnier filou
+ Qui met la pièce au long du trou.
+
+[Illustration: Boutique de cordonnier au XVIe siècle, d'après Jost
+Amman.]
+
+Il y a des dictons qui sont plus injurieux.
+
+ --_Ges de plus mau caussa que lou sabatié tiro-lignou._--Il
+ n'y a rien de plus mauvais que le savetier tire-ligneul.
+ (Provence.)
+
+ --_Is e'n griasaiche math an duine 's briagaich' air
+ thalamb._--Le bon cordonnier est le plus grand des voleurs.
+ (Écosse.)
+
+ --Qui trompera le plus vite, si ce n'est le cordonnier?
+
+Ce proverbe petit-russien peut être rapproché de deux proverbes
+russes qu'il faut prendre dans le sens ironique:
+
+ --Les cordonniers, ce sont des saints (au moins ils se
+ disent l'être).
+
+ --On dit qu'il n'y a pas de métier plus honnête que celui
+ de cordonnier.
+
+Lorsque, d'après la légende ukraïnienne, la sainte Vierge descendit
+en Enfer, elle vit des hommes et des femmes tourmentés sans pitié
+sur le feu; les diables leur fourraient dans la bouche de la laine
+et du cuir flamboyant, versaient dans leurs yeux le goudron
+bouillant, déchiraient leurs corps avec des ongles de fer brûlant,
+etc. «Qui sont ces gens? demanda la sainte Vierge.--Ce sont les
+pelletiers, les corroyeurs et les cordonniers malfaiteurs, répondit
+saint Michel.
+
+On sait que les cordonniers ont une dévotion particulière et fort
+ancienne pour saint Crépin et saint Crépinien; on assure toutefois
+qu'ils vénèrent au moins autant saint Lundi.
+
+Dans un des _Noëls au patois de Besançon_, qui date de 1707, un
+savetier, venu avec d'autres ouvriers pour rendre hommage au petit
+Jésus, dit que pour lui faire honneur il fêtera désormais le lundi:
+
+ _I seu lou grand réparateu_
+ _De lai chaussure humaine,_
+ _Y venet voë nouëte Sauveu:_
+ _Encoüot qu'y seu pouëre, y seu sieu_
+ _Que mai race ot ancienne,_
+ _Y fera féte ai son hoüneu_
+ _Las Lundis das semaines._
+
+Dans la Flandre occidentale, on dit qu'ils ne savent pas au juste
+quel jour tombe la fête de saint Crépin, mais qu'ils savent
+seulement que c'est un lundi; c'est pour cela qu'ils le fêtent tous
+les lundis de l'année; en Angleterre ce jour est parfois appelé
+_Saint Monday_, Saint Lundi, ou _Cobbler's Monday_, le lundi des
+cordonniers, nom aussi usité en France. Mais s'il en faut croire les
+chansons et les dictons, un seul jour de culte ne leur suffit pas:
+
+ Les cordonniers sont pir's qu'les évêques (_bis_):
+ Tous les lundis ils font une fête.
+ Lon la,
+ Battons la semelle, le beau temps viendra.
+
+ Tous les lundis ils font une fête (_bis_),
+ Et l'mardi ils ont mal à la tête.
+
+ L'mercredi ils vont voir Cath'rinette,
+
+ L'jeudi ils aiguisent leurs alènes,
+
+ L'vendredi ils sont sur la sellette,
+
+ L'samedi petite est la recette.
+
+Cette chanson, qui a été recueillie aux environs de Saint-Brieuc, a
+une variante en Belgique wallonne:
+
+ Les cordonniers sont pires que des évêques:
+ Tous les lundis, ils en font une fête.
+ Tirez fort, piquez fin!
+ Coucher tard et lever matin.
+ Et le mardi, ils vont boire la chopinette.
+ Le mercredi ils ont mal à la tête.
+ Et le jeudi, ils vont voir leurs fillettes,
+ Le vendredi ils commencent la semaine,
+ Et le samedi les bottes ne sont pas faites,
+ Le dimanche ils vont trouver leur maître.
+ Leur faut l'argent, les bottes ne sont pas faites.
+ «Tu n'en auras pas, si les bottes ne sont pas faites.
+ --Si je n'en ai pas je veux changer de maître.»
+
+En Espagne, il y a aussi un dicton sur la semaine des cordonniers:
+
+ _Lunes y Martes de chispa,_
+ _Miercoles la estan durmiendo,_
+ _Juéves y Viérnes mala gana_
+ _Y el Sàbado entra et estruendo._
+
+ Lundi et mardi jour de vin, le mercredi ils sont à dormir;
+ jeudi et vendredi mauvaise santé, et le samedi recommence
+ le bruit.
+
+L'imagerie populaire a souvent représenté saint Lundi: en général un
+savetier entouré de gens de divers états est juché sur un tonneau;
+ses souliers sont éculés et déchirés, il brandit un broc, ses bras
+sont nus et portent un tatouage: deux bottes et un homme qui
+courtise une femme (p. 9).
+
+Le placard de Saint-Lundi, publié à Épinal vers 1835, met ces vers
+dans la bouche du savetier:
+
+ Vous qui commencez la semaine
+ Au troisième jour seulement,
+ De Pompe à Mort, dit Longue-Haleine,
+ Gai savetier, buveur ardent,
+ Et de plus votre président,
+ Écoutez tous un avis sage
+ Que ma prudence va dicter:
+ Abandonnez votre ménage
+ Et venez tous rire et chanter.
+
+Un des principaux personnages du Guignol lyonnais est Gnaffron
+«savetier, regrolleur, médecin de la chaussure humaine» et
+par-dessus tout «vénérable soifard».
+
+Cette réputation n'est pas particulière aux cordonniers de France:
+
+ --_Cobbler's law; he that take money must be the
+ drink._--La règle du savetier: celui qui reçoit l'argent
+ doit être celui qui le boit. (Angleterre.)
+
+ --Ivre comme cordonnier. (Prov. russe.)
+
+ _Coblers and tinkers_
+ _Are the best ale drinkers._
+
+ Savetiers et cordonniers sont les plus grands buveurs de
+ bière. Angleterre.)
+
+ --Tailleur voleur, cordonnier noceur et forgeron ivrogne.
+ (Russe.)
+
+ --Jouer comme un savetier. (Liège.)
+
+Une anecdote rapportée par Mercier est en relation avec la renommée
+d'intempérance hebdomadaire attribuée au corps: Un savetier voyant
+un jeudi, au coin d'une borne, un sergent ivre qu'on tâchait de
+relever et qui retombait lourdement sur la pierre, quitta son
+tire-pied, se posta devant l'homme chancelant, et, après l'avoir
+contemplé, dit en soupirant: «Voilà cependant l'état où je serai
+dimanche.»
+
+[Illustration: Saint Lundi, image populaire publiée chez Dembour, à
+Metz vers 1830.]
+
+_Courdeniers, courtz de dinès_, cordonniers à court de deniers, est
+un dicton béarnais fondé sur un jeu de mots, qui signifie peut-être
+qu'ils dissipent vite ce qu'ils ont gagné; on disait déjà au XVIe
+siècle:
+
+ Gain du cordouanier
+ Entre par l'huys et ist (sort) par le fumier.
+
+Dans la tradition sicilienne, le savetier est le type de l'ouvrier
+pauvre par excellence, et les récits populaires le représentent
+comme se donnant beaucoup de mal sans parvenir à gagner leur vie. Un
+conte anglais prétend que si la corporation n'est pas riche, c'est
+qu'elle a encouru autrefois la malédiction divine. Un jour qu'une
+dame du Devonshire reprochait à un pauvre cordonnier son indolence
+et son manque d'esprit, elle fut bien étonnée de l'entendre dire:
+«Ne vous inquiétez pas de nous; nous autres cordonniers, nous sommes
+une pauvre et misérable race et il en a toujours été ainsi depuis la
+malédiction que Jésus-Christ a formulée contre nous. Quand on le
+conduisait au Calvaire, il vint à passer devant une échoppe de
+cordonnier; celui-ci le regarda de travers et lui cracha au visage.
+Notre-Seigneur se retourna et dit: Tu seras toujours un pauvre et
+tous les cordonniers après toi, pour ce que tu viens de me faire.»
+
+D'après la légende, le Juif-Errant était en effet cordonnier, et
+l'imagerie populaire l'a plusieurs fois représenté avec les
+attributs de ce corps d'état; dans une planche normande que décrit
+Champfleury, il est sorti de sa boutique pour voir passer le Christ,
+et il l'insulte; une ancienne image parisienne le montre dans sa
+boutique et criant: _Avance et marche donc_, comme le bois du musée
+de Quimper, que nous reproduisons. Un proverbe de la Belgique
+wallonne: «Il est comme le savetier qui court», assimile le
+Juif-Errant à un cordonnier.
+
+Les proverbes qui suivent font allusion à la démangeaison de parler
+des cordonniers, qui les porte à altérer la vérité.
+
+ --_N'am faighteadh ciad sagart gun 'bhi sanntach._
+ _Ciad tàillear gun 'bhi sunntach;_
+ _Ciad griasaich' gun 'bhi briagach;_
+ _Ciad figheadair gun 'bhi bradach;_
+ _Ciad gobha gun 'bhi pàiteach;_
+ _'Us ciad cailleach nach robhr iamh air chéilidh._
+ _Chuireadh iad an crùn air an righ gun aon bhuille._
+
+ S'il y avait cent prêtres qui ne seraient pas gourmands;
+ cent tailleurs qui ne seraient pas gais; cent cordonniers
+ pas menteurs; cent tisserands pas voleurs; cent forgerons
+ pas altérés; cent vieilles femmes pas bavardes, on pourrait
+ couronner le roi sans crainte.
+
+ --Le cordonnier ne fait pas un pas sans mentir.
+
+ --La politique des cordonniers.
+
+ --La grammaire honnête des cordonniers. (Proverbes russes.)
+
+On a souvent donné aux cordonniers, non sans quelque intention
+malicieuse, l'épithète de «brave»; dans le corps, on lui attribue
+une origine illustre et tout à l'honneur du métier. Le gniaf
+rapporte avec orgueil qu'un jour Henri le Grand examinant une liste
+de criminels, demanda qui ils étaient. Il y avait des maçons, des
+charrons, des couvreurs, des tailleurs, mais de cordonniers, point!
+ce que voyant, le roi s'écria: Les cordonniers sont des braves! Le
+mot se répandit et l'épithète de brave est restée depuis lors aux
+cordonniers.
+
+ * * * * *
+
+Les maîtres cordonniers eurent d'assez bonne heure des enseignes sur
+lesquelles étaient peints les emblèmes de la profession. Au-dessus
+des boutiques était souvent suspendu un tableau de bois, sur l'un
+des côtés duquel on voyait une superbe botte d'or sur un fond noir;
+sur l'autre étaient trois alènes d'argent sur fond rouge; dans les
+armoiries des cordonniers, dont les auteurs de l'_Histoire des
+Cordonniers_ (1852) ont reproduit la riche collection, la botte est
+fréquemment représentée, moins pourtant que le soulier, soit seule,
+soit accompagnée de l'alène, et actuellement il n'est pas rare de
+voir des bottes rouges à revers noirs servant d'enseigne à des
+boutiques de savetiers; quelquefois des fleurs, généralement des
+pensées, agrémentent la botte.
+
+Certains cordonniers essayaient de se signaler par quelque trait
+visant à l'originalité. À Bordeaux, au milieu du XVIIe siècle,
+l'enseigne du _Loup botté_ était celle d'un artisan qui eut son
+heure de célébrité comme poète et comme inventeur. En 1677, on
+imprima un livre qu'il avait composé sous ce titre: _Poésies
+nouvelles sur le sujet des bottes sans coutures présentées au roi,
+par Nicolas Lestage, maître cordonnier de Sa Majesté_.
+
+[Illustration: Le Juif-Errant, bois du musée de Quimper.]
+
+Les cordonniers firent, au reste, plusieurs emprunts au règne animal
+et aux contes, et l'on peut encore voir à Paris des enseignes du
+_Loup gris_, du _Renard botté_, du _Lion qui déchire la botte_; le
+_Chat botté_ n'a pas été oublié, non plus que le _Petit Poucet_, les
+bottes de l'ogre et la pantoufle de _Cendrillon_. Le succès de la
+comédie de Sedaine, le _Diable à quatre_, où figuraient comme
+personnages un cordonnier et sa femme, donna naissance à plusieurs
+enseignes; l'une d'elles existait encore en 1825 et a été reproduite
+dans le _Jeu de Paris en miniature_ (p. 20).
+
+De leur côté, les savetiers ornaient leurs échoppes d'emblèmes de
+métier et d'inscriptions: _Lapoix_, _maître savetier suivant la
+cour_; _Maître Jacques_, _savetier en neuf_, qui remontent au siècle
+dernier. De nos jours, on a pu lire sur les devantures: _Au soulier
+minion_; _À la botte fleurie_, _Courtin confectionne en vieux et en
+neuf_; _Lacombe et son épouse est cordonnier_, etc. Après 1830, on
+voit des enseignes à double sens qui touchent à la politique: _Au
+Tirant moderne_, _Au Tirant couronné_, _Au nouveau Tirant_.
+
+[Illustration: Boutique de cordonnier, d'après l'_Encyclopédie_.]
+
+Les boutiques de cordonniers que la belle estampe d'Abraham Bosse,
+souvent reproduite, représente comme assez luxueuses au XVIIe
+siècle, étaient, comme la plupart de celles des autres artisans,
+très simples à l'époque qui précéda la Révolution. Les cordonniers
+en réputation, dit Ant. Caillot, n'étaient pas moins modestes, quant
+aux ornements extérieurs de leurs boutiques, que la plupart des
+savetiers de notre temps. Nulle décoration, nulle peinture, nul
+étalage que celui des souliers auxquels ils travaillaient pour leurs
+pratiques. Le même auteur constatait, en 1825, qu'un changement
+notable, qui remontait à l'Empire, s'était opéré: Voyez la propreté
+et la recherche qui y règnent. Rien n'y manque: glaces, chaises à
+lyre, comptoir d'acajou, tablettes façon du même bois, tapis de
+pied, vitrages au travers desquels sont rangés, dans le plus bel
+ordre, des milliers de paires de souliers de toutes les mesures, de
+toutes les modes, de toutes les couleurs. À ces ornements il faut
+ajouter cinq ou six jeunes bordeuses, proprement vêtues, qui
+travaillent sous l'inspection de la maîtresse, dont le costume
+rivalise avec celui des femmes d'une profession plus élevée.
+
+L'estampe de la page 25 représente un cordonnier de la fin du XVIIe
+siècle, qui prend mesure à une dame; vers 1780, le cordonnier à la
+mode portait un habit noir, une perruque bien poudrée, sa veste
+était de soie: il avait l'air d'un greffier. Quand une cliente
+distinguée se présentait, il venait lui-même prendre mesure. Il
+entre, dit Mercier, il se met aux genoux de la femme charmante:
+«Vous avez un pied fondant, madame la marquise; mais où donc
+avez-vous été chaussée? Vous avez dans le pied une grâce
+particulière. Je suis glorieux d'habiller votre pied. J'en ai pris
+le dessin. J'en confierai l'expédition à mon premier clerc; jamais
+son talent ne s'est prêté à la déformation.»
+
+Les échoppes des savetiers ont toujours été pittoresques: aussi les
+peintres hollandais et flamands les ont souvent représentées, et les
+auteurs des gravures sur les artisans aux derniers siècles se sont
+plu à les dessiner. De nos jours, à Paris même, il en est encore
+dont l'aspect est tout aussi amusant. Vers 1840, sur la surface
+intime de la porte se trouvait d'ordinaire le Juif-Errant et sa
+romance, d'où venait, dit-on, la phrase proverbiale des vieilles
+gouvernantes: Il est sage comme une image collée à la porte d'un
+savetier. Maintenant on y voit des portraits de personnages à la
+mode, des gravures empruntées aux journaux illustrés, parfois des
+affiches coloriées ou des chromolithographies.
+
+Les carreleurs, qui tirent leur nom de la pose des carreaux à la
+semelle des souliers, ne viennent pour la plupart exercer leur
+profession que pendant l'hiver, et aux premiers jours de soleil ils
+s'en retournent en Lorraine s'adonner aux travaux des champs.
+
+Une chanson de Charles Vincent décrit assez bien la vie de ce pauvre
+savetier qui, un bâton à la main, s'en va jetant son cri de
+Carr'leur soulier:
+
+ Ainsi le savetier traverse
+ Grand'ville, village et hameau;
+ Pour braver le froid et l'averse,
+ Sa hotte lui sert de manteau.
+ Au printemps, dans les nuits superbes,
+ Prenant le ciel pour hôtelier,
+ Il s'étend dans les hautes herbes,
+ Sa hotte lui sert d'oreiller.
+ Carr'leur soulier!
+
+ Près d'une borne de l'église.
+ Tous les jours, au soleil levant,
+ Il déballe sa marchandise
+ Et vient s'établir en plein vent.
+ Sa hotte lui sert de banquette.
+ Il chante en son vaste atelier,
+ Et ses chants que l'écho répète
+ Vont éveiller tout le quartier.
+ Carr'leur soulier!
+
+ Et pendant qu'il bat ses semelles,
+ Chacun chez lui entre en passant
+ Pour lui demander des nouvelles,
+ Car il est le journal vivant.
+ Il sait plus d'un petit mystère,
+ Et dit, sans se faire prier,
+ Pourquoi tous les soirs le notaire...
+ Pourquoi la femme de l'huissier...
+ Carr'leur soulier!
+
+Autrefois, des savetiers ambulants parcouraient les rues, en criant,
+pour avertir les clients qui avaient des chaussures à réparer ou à
+vendre; voici leur cri au XVIIe siècle:
+
+ Housse aux vieux souliers vieux!
+ Il est temps que je pense à boire,
+
+ (Devant que plus avant je voise)
+ De bon vin, fût fort ou vieux.
+
+ Qui a des vieux souliers
+ À vendre en bloc ou en tâche!
+
+[Illustration: Un savetier, d'après une eau-forte de Van Ostade.]
+
+Au siècle dernier, ils s'annonçaient comme «réparateurs de la
+chaussure humaine». Vers 1810, ils psalmodiaient sur un air
+nasillard, que Gouriet a noté:
+
+ Carr'leu d'souliers!
+ Avez-vous des souliers à raccommoder?
+
+ Si vos souliers sont déchirés,
+ Voilà l'ouvrier
+ Qui vous demande à travailler.
+
+[Illustration: Un savetier, image révolutionnaire. (Musée
+Carnavalet.)]
+
+Dans le Nord, on donnait le surnom de _quoie_ à ceux qui
+parcouraient les rues chaque lundi pour crier les vieux souliers.
+Cet usage a cessé à la Révolution; c'est peut-être lui, dit Hécart,
+qui a donné naissance à l'expression lundi des savetiers, parce
+qu'ils allaient le soir boire au cabaret le produit de la journée.
+Aujourd'hui, tout au moins à Paris, ce métier a disparu, de même que
+celui de revendeur de souliers ambulant; une estampe de Mitelli nous
+montre un de ceux-ci, auquel manque précisément une jambe (p. 41).
+
+Ces industriels étaient, comme beaucoup d'autres, en butte aux
+quolibets des gens de la rue. En Sicile, quand le savetier se
+promène en criant: _Scarparu_! les gamins s'empressent de lui
+répondre à la face: _Ogni puntunn ni fazzu un paru_! Chaque point ne
+fait pas une paire.
+
+C'est parce que les cordonniers, et surtout les savetiers, étaient
+populaires entre tous les artisans par leur esprit gai et caustique,
+qu'ils tiennent une si grande place dans l'imagerie révolutionnaire.
+Au début, ils sont optimistes, comme celui de l'estampe de 1789,
+dont le succès est attesté par des variantes, et qui est intitulée:
+Le bon temps reviendra. Patience, Margot, dit le savetier à sa
+femme, j'aurons bientôt 3 fois 8. L'explication est sur un placard
+déposé sur la table: «Espérance pour 1794 (?) Pain à 8 sous,--vin à
+8 sous,--viande à 8 sous.» Celui de l'image reproduite, p. 17, fait
+également des réflexions très sensées.
+
+Mais cette sagesse ne dura guère, tout au moins chez quelques-uns,
+et on les voit se mêler plus que de raison à la politique active; un
+peu plus tard, une autre image montre un savetier, président d'un
+comité révolutionnaire, s'occupant de son art en attendant la levée
+des scellées (_sic_).
+
+Dès l'antiquité, on a attribué aux cordonniers une certaine dose de
+philosophie, qui leur faisait exercer gaiement un métier qui
+habituellement ne chômait pas et qui nourrissait son homme, lui
+laissant l'esprit libre pendant son travail. Ce n'est pas au hasard
+que Lucien a mis en scène, dans la _Traversée_, le savetier Micyle,
+joyeux et philosophe, et qu'il a choisi comme héros de sa fantaisie
+du _Songe_ le même Micyle, auquel son coq démontre qu'il est le plus
+heureux citoyen d'Athènes. Dès cette époque, les savetiers
+chantaient comme aujourd'hui, et si Micyle n'a pas de linotte, du
+moins il a un coq. _Le Savetier_ de La Fontaine
+
+ Chantait du matin jusqu'au soir,
+ C'était merveille de le voir,
+ Merveille de l'ouïr: il faisait des passages,
+ Plus content qu'aucun des sept sages.
+
+D'après Sensfelder, à notre époque, les bonnes traditions de gaieté
+ne sont pas perdues: Le cordonnier et le savetier sont gais,
+égrillards parfois, ayant toujours un refrain à la bouche; fatigués
+de chanter, ils causent avec la pie ou font siffler leur merle,
+oiseaux traditionnels qui, de temps immémorial, sont les hôtes
+obligés de la boutique ou de l'échoppe. Les fleurs sont aussi une de
+leurs passions dominantes, et il est rare de ne pas voir la margelle
+de leur fenêtre émaillée d'un pot de basilic ou de giroflée.
+
+Dans les farces, dit l'_Histoire des cordonniers_, les savetiers
+paraissent au premier rang; leur rôle c'est d'être plaisants, et si
+quelque niais est victime d'un bon tour, soyez sûr que c'est un
+savetier qui le lui a joué. De là, cette vieille expression
+proverbiale: _Tour de savetier_, pour qualifier un bon tour joyeux
+et plaisant, ce qu'on a depuis appelé une mystification. Les
+savetiers représentaient, pour ainsi dire, par leurs libres propos,
+l'indépendance des opinions; la franchise du peuple respirait dans
+leurs allures, et leur humeur originale et moqueuse conservait à
+forte dose le sel caustique de l'ancien esprit gaulois. Leur échoppe
+était le rendez-vous des plus vaillants compères du voisinage; c'est
+là que s'apprenaient les nouvelles, que se propageaient les
+médisances, que se fabriquaient les lazzis et les mots piquants, que
+s'échangeaient les cancans du quartier, que se discutaient sans
+arrière-pensée les actes de la cour et les affaires de la ville.
+C'était l'école des révélations indiscrètes, des aventures galantes,
+des innocentes méchancetés.
+
+On voit, à Carnavalet, une copie d'un tableau du XVIIe siècle que M.
+Bonnardot possédait dans sa collection; il représente des scènes du
+Mardi-Gras à l'endroit le plus large de la rue Saint-Antoine. Parmi
+elles figurent des «attrapes», dont la plus plaisante est celle dont
+nous empruntons la description et la gravure au _Magasin
+pittoresque_:
+
+[Illustration: _Jeu de Paris en miniature_ (1823).]
+
+Près d'une échoppe, dans le renfoncement de la rue, un apprenti
+savetier a étendu sur le pavé un beau morceau de cuir, après lequel
+est attachée une ficelle dont un bout ne quitte point sa main. Une
+grosse paysanne avise ce cuir et se félicite de la trouvaille. Elle
+calcule déjà qu'elle y trouvera au moins une paire de semelles pour
+elle et une pour son mari. Elle dépose son panier, se baisse, avance
+les deux mains: mais la ficelle fait son devoir et la bonne femme
+n'attrape rien que les pantalonnades d'un scapin planté là pour lui
+remontrer à point nommé que ces choses-là ne se trouvent point sous
+le pas d'un masque.
+
+On s'est égayé aux dépens des artistes de la chaussure en se servant
+des mots à double sens que renferme le vocabulaire professionnel; la
+plus curieuse, peut-être, de ces charges, est celle qu'on lit au bas
+de l'image intitulée: «Le Galant Savetier» ou la _Déclaration dans
+les formes_. (Paris, Noël, rue Saint-Jacques, décembre 1816.)
+
+ M. L'EMPEIGNE.--Mademoiselle, l'Amour qui me _talonne_ et
+ me traite en vrai _tiran_ ne me donnant point de
+ _quartier_, me réduit a vous faire ma déclaration dans les
+ _formes_. Malgré sa violence, j'ai jusqu'ici enfoncé mon
+ amour entre _cuir_ et _chair_; mais enfin, il faut que je
+ _tire pied_ ou aile à ce maudit aveugle qui me fait sentir
+ ses _pointes_ cruelles. Décidez du sort du malheureux
+ l'Empeigne, car ses _mesures_ sont prises si vous lui
+ faites essuyer un _revers_.
+
+ MLLE CRÉPIN--Reprenez _haleine_, M. l'Empeigne, si votre
+ amour n'est pas à propos de _bottes_, voyez M. Crépin,
+ _tige_ de mon honorable famille, et qu'il vous accorde ma
+ main, j'y ajouterai mon coeur.
+
+ M. L'EMPEIGNE.--Ah! mademoiselle, _ça vat_...
+
+[Illustration: Le Cordonnier et la Servante, d'après le _Magasin
+pittoresque_]
+
+Une gravure coloriée, de la même date, montre un savetier qui
+s'apprête à corriger sa femme: «Ah! tu ne veux pas te taire! eh
+bien! je vais t'enfoncer dans les _formes_!» Elle faisait allusion,
+de même que bien d'autres, à la réputation qu'avaient les savetiers
+de se servir volontiers de leur tire-pied pour corriger «leur
+épouse». C'est sur cette donnée qu'est fondé en partie
+l'opéra-comique de Sedaine, le _Diable à quatre_.
+
+Parfois les femmes se regimbent, comme dans une estampe de ma
+collection (vers 1840), où une femme poursuit à coups de balai son
+mari qui l'a frappée de son tire-pied.
+
+Les parodies du langage professionnel étaient en somme assez
+innocentes, et il est probable que ceux dont on faisait ainsi la
+caricature les trouvaient plaisantes et étaient les premiers à en
+rire. Ils devaient moins goûter les mauvaises charges qui, d'après
+les _Français peints par eux-mêmes_, étaient en usage vers 1840: «Le
+savetier a-t-il des vitres en papier, le polisson passera la tête à
+travers pour demander l'heure; il tournera doucement la clef laissée
+à la serrure et ira la planter un peu plus loin; puis il reviendra,
+et cognant au châssis, il en préviendra gracieusement le père
+l'Empeigne; ou bien il lui demandera poliment de vouloir bien lui
+donner la monnaie de six liards en pièces de deux sous. Il n'était
+pas rare autrefois de trouver une échoppe bâtie sur quatre
+roulettes. Mais ce genre de construction a été peu a peu abandonné:
+il prêtait trop à l'espièglerie. Soit donné, par exemple, que le
+père Courtin eût son échoppe dans la rue Basse; à la faveur des
+ombres de la nuit, des farceurs s'y attelaient et la traînaient
+jusque rue des Singes ou de l'Homme-Armé. Et le lendemain, quand le
+père Courtin revenait à sa place accoutumée, pas plus
+d'établissement que sur ma main.»
+
+Les conteurs du XVIe siècle et du XVIIe rapportent plusieurs récits
+dans lesquels les cordonniers sont dupés, en dépit de la finesse
+qu'on leur attribue. Celui qui suit est tiré des _Sérées_ de
+Guillaume Bouchet: la _Légende de maître Pierre Faifeu_, qui est un
+peu plus ancienne, attribuait à ce fripon émérite un vol à peu près
+semblable. «Un suppot de la matte (matois) ayant affaire d'une paire
+de bottes, et estant en une hostellerie, s'advisa d'envoyer quérir
+un cordonnier, pour en avoir une paire, sans argent. Les ayant
+essayées, le mattois va dire au cordonnier que la botte du pied
+gauche le blessoit un peu et le prie de la mettre deux ou trois
+heures en la forme. Le cordonnier le laissant botté d'une botte,
+emporte l'autre; mais le mattois, se faisant desbotter, envoie
+soudain quérir un autre cordonnier auquel il dit, après avoir essayé
+ses bottes, que la botte du pied droit luy sembloit un peu plus
+estroite que l'autre; parquoy le marché fait, se fait desbotter afin
+qu'il mist cette botte en la forme jusques à ce qu'il eust disné.
+Que voulez-vous? sinon qu'ayant deux bottes de deux cordonniers,
+l'une du pied gauche, l'autre du pied droit, baillant ses vieilles
+bottes au garçon d'estable, il paye son hoste, monte à cheval et
+s'en va. Tantost après voicy arriver les maistres cordonniers ayant
+chacun une botte à la main et se doutant qu'ils estoient gourez, se
+prinrent à rire et firent mettre à leurs maistre-jurez de l'année,
+dans les statuts de la confrérie, que défenses estoient faites aux
+maistres de l'estat que cy après ils n'eussent à laisser une botte à
+un estranger et emporter l'autre, soit pour l'habiller ou la mettre
+en forme, avant qu'estre payez, sur peine de perdre une des bottes,
+et l'autre, qui demeure entre leurs mains, être confisquée et
+l'argent mis et appliqué à la botte du mestier.»
+
+[Illustration: Le Cordonnier.]
+
+Une farce faite aux savetiers de Paris faillit tourner au tragique
+et amener une émeute. Me Mangienne, avocat des charbonniers, en fit
+un récit plaisant dans son mémoire, l'un des plus curieux des
+_Causes amusantes et peu connues_: «Le 31 juillet 1751, veille de la
+fête de Saint-Pierre-ès-Liens, que les maîtres savetiers ont choisi
+pour leur patron, plusieurs charbonniers du port Saint-Paul et
+autres ports, résolurent de se divertir de quelques-uns de leurs
+confrères mariés avec de vieilles veuves; et à cet effet d'aller,
+avec des instruments, leur présenter des bouquets, prétendant que la
+fête devait leur être commune avec les savetiers qui ne travaillent
+qu'en vieux cuir. Cette espèce de ressemblance qu'ils avoient cru
+voir entre leurs amis et ces derniers, leur fournit l'idée d'une
+marche risible et propre à laisser entrevoir à ceux qui en étoient
+le sujet le prétendu rapport que l'on mettoit entre leur état et
+celui de la savaterie. Ils prirent pour cet effet deux ânes, qu'ils
+ornèrent de tous les outils de la profession. Ils les couvrirent
+d'un caparaçon fort sale; aux extrémités qui en pendoient étoient
+attachés des pieds de boeuf en forme de glands; il y en avoit de
+même en guise de pistolets, et sur le caparaçon on avoit cousu de
+toutes les espèces de plus vieilles savates. Deux d'entre eux
+devoient monter ces ânes avec des habits de caractère et de goût;
+l'un acheta à la friperie une vieille robe, avec veste et culotte
+noire, toutes en lambeaux; il s'en affuble et met par-dessus, en
+forme de cordes, de gauche à droite, un morceau de vieille toile sur
+lequel étoient cousus artistement des savates et tous les outils de
+ce brillant métier, avec une cocarde au chapeau et deux alènes en
+sautoir. Un autre prit un vieil habit d'Arlequin, parsemé des mêmes
+instruments et de vieilles savates de tout âge et de tout sexe.
+Chacun de ces ânes devoit être conduit par deux hommes habillés
+grotesquement et du même goût, avec une pique à la main où, au lieu
+de fer, il y aurait un pied de boeuf; tous ceux qui devoient
+composer le cortège devoient avoir des cocardes et des marques
+caractéristiques de la savaterie. Tous les Garçons-Plumets des
+officiers charbonniers commencèrent la marche deux à deux; ils
+avoient à leur tête des tambours et des fifres; dans le milieu
+étoient les deux héros sur leurs ânes; ils tenoient d'une main un
+pied de boeuf et de l'autre un gros bouquet de fleurs rangées. Ils
+partirent en bon ordre dans le dessein de n'aller que chez ceux de
+leurs amis dans le cas d'être réputés savetiers. Monteton, qui avoit
+donné l'idée de cette mascarade, avoit été savetier avant que d'être
+charbonnier: c'était lui qui montoit un des deux ânes et qui,
+sachant bien tourner un compliment dans le goût et à la portée de
+l'esprit des savetiers, se chargea de faire les harangues. Ce
+cortège fut bien reçu par un savetier de la rue Saint-Paul, auquel
+on offrit un bouquet, et qui fit boire au cortège plusieurs
+bouteilles de bière; mais un autre savetier de la même rue, au lieu
+de bien prendre la plaisanterie, se fâcha, jeta à la tête des gens
+un baquet d'eau puante, et dit qu'il était petit-juré dans le corps
+des savetiers, qui se trouvoit insulté en sa personne. Il fit
+prévenir le syndic de la communauté, les deux hommes montés sur des
+ânes furent mis en prison, et les savetiers poursuivirent les
+charbonniers; et lorsqu'on voulut les apaiser, ils déclarèrent
+qu'ils étaient dix-huit cents à Paris, et qu'ils se priveroient
+plutôt tous d'aller aux guinguettes pendant un mois pour employer
+l'argent qu'ils y dépenseraient à pousser le procès que d'en avoir
+le démenti.» La Cour les renvoya dos à dos, dépens compensés.
+
+On n'a pas, que je sache, de document authentique décrivant les
+cérémonies qui avaient lieu lors de la réception d'un maître
+cordonnier ou savetier; il est permis de penser que quelques-uns des
+détails conservés dans une pièce imprimée à Troyes, en 1731, _Le
+Récit véritable et authentique de l'honnête réception d'un maître
+savetier_, ne sont que le grossissement caricatural de ce qui se
+passait réellement. Le dialogue suivant s'engage entre l'aspirant et
+l'ancien:
+
+ L'ASPIRANT.--Messieurs, messeigneurs, pardonnez à mon
+ ambition... Je vous supplie instamment de m'incorporer.
+
+ L'ANCIEN.--Mon grand amy, nous louons votre zèle; mais
+ combien avez-vous fait d'années d'apprentissage? Il faut
+ absolument en avoir fait sept ou bien épouser une fille de
+ maître.
+
+ L'ASPIRANT.--Messieurs, messeigneurs, il n'y a pas
+ justement sept années que je m'instruis; mais pendant plus
+ de six ans qu'il y a que je travaille, j'y ay esté enseigné
+ par un des plus habiles hommes de toute l'Europe.
+
+ L'ANCIEN.--La loi sur le chapitre du corps est précise et
+ inviolable. Cependant si vous faisiez un chef-d'oeuvre...
+
+ L'ASPIRANT.--J'aime mieux qu'il m'en coûte quelque argent.
+
+ L'ANCIEN.--Hé! combien avez-vous à mettre au coffre du
+ métier?
+
+ L'ASPIRANT.--Messieurs, messeigneurs, je n'ay que cinquante
+ écus.
+
+ L'ANCIEN.--Il faut deux cents livres.
+
+ L'ASPIRANT.--Messieurs, messeigneurs, contentez-vous à
+ cela.
+
+ L'ANCIEN.--Il faut autant, mon grand amy.
+
+On finit par admettre l'aspirant, parce qu'il a été «laquais de
+l'Arsenac, celuy qui est un des plus grands de la France.» C'est
+alors que commence réellement la parodie de la cérémonie de
+réception.
+
+ L'ANCIEN.--Levez la main. Ne jurez-vous pas d'observer les
+ règlements de l'état?
+
+ L'ASPIRANT.--Je le jure.
+
+ L'ANCIEN.--De ne vous rencontrer jamais en repas, sans vous
+ enyvrer jusqu'à dégobiler partout, et sans emporter à votre
+ maison quelque morceau de viande dans votre poche?
+
+ L'ASPIRANT.--Je le jure.
+
+ L'ANCIEN.--De faire parler de vous dans la ville, à
+ l'exemple de vos confrères, au moins trois fois dans votre
+ vie?
+
+ L'ASPIRANT.--Je le jure.
+
+ L'ANCIEN.--Et quand vous trouverez quelque maistre qui
+ commencera quelque faute, de lui répliquer qu'il ne sera
+ jamais qu'un maçon, ce mestier estant au-dessous de votre
+ devoir pendant votre vie?
+
+ L'ASPIRANT.--Je le jure.
+
+ L'ANCIEN.--De ne travailler jamais le lundi?
+
+ L'ASPIRANT.--Je le jure et le jure.
+
+ L'ANCIEN.--D'avoir trois linottes et un geay à siffler, et
+ leur enseigner fidèlement?
+
+ L'ASPIRANT.--Je le jure.
+
+ L'ANCIEN.--De vous informer curieusement de tout ce qui se
+ passe chez vos voisines?
+
+ L'ASPIRANT.--Je le jure.
+
+ L'ANCIEN.--De sçavoir la généalogie de toutes les familles?
+
+ L'ASPIRANT.--Je le jure.
+
+ L'ANCIEN.--De vous introduire tant dans les paroisses,
+ communautez et autres lieux, pour avoir titre d'office?
+
+ L'ASPIRANT.--Je le jure.
+
+ L'ANCIEN.--Moi ancien du métier, toujours vénérable
+ Savetier carleur, réparateur de la chaussure humaine en
+ cette ville de Rouen, de l'avis et consentement des gardes
+ y assemblés, je vous reçois, admets et établis et fais
+ maistre Savetier, carleur, réparateur de la chaussure
+ humaine en cette ville de Rouen, car tel est mon bon
+ plaisir, aux fins de jouir des droits, dignitez, privilèges
+ et prééminences y attribués.
+
+Quand le nouveau maître a présenté ses remerciements, le dialogue
+continue:
+
+ L'ANCIEN.--Mon grand amy, il ne reste plus qu'à sçavoir de
+ quelle branche vous voulez estre, car remarquez, que nous
+ en avons de trois sortes: 1° les _Vielus_.-2° les
+ _Brelandiers_, 3° les _Porte-Aumuches_. Les Vielus ont à
+ leur devanture une virole en cuivre en forme de jetton; les
+ Brelandiers ont une pirouette; les Porte-Aumuches ont un
+ petit morceau de cuir. Les Vielus ont une boutique à leur
+ maison; les Brelandiers ont un estal ou un brelan au coin
+ d'une rue; les Porte-Aumuches vont par les rues crier: _À
+ ces vieux souliers!_
+
+ L'ASPIRANT.--Je désire être Porte-Aumuche.
+
+ L'ANCIEN.--Prenez votre ton.
+
+ L'ASPIRANT.--_À ces vieux souliers!_
+
+ L'ANCIEN.--Tout beau; vous contrefaites la voix de maître
+ Gaspard. Modérez votre ton.
+
+ L'ASPIRANT.--_À ces vieux souliers!_
+
+ L'ANCIEN.--Holà! vous n'y êtes pas encore. Vous prenez le
+ ton comme maître Albert. Un peu plus haut.
+
+ L'ASPIRANT.--_À ces vieux souliers!_
+
+ L'ANCIEN.--Bon! justement vous y voilà. Gardez-vous bien
+ d'oublier ce ton. C'est de tout temps immémorial que nos
+ prédécesseurs ont sagement ordonné que l'on réglât la voix
+ de chaque maître, pour éviter à la confusion et aux
+ surprises qui pourroient arriver. L'on vous dégraderoit si
+ vous changiez seulement un iota. Allez faire trois tours
+ par la ville et donnez des bouquets aux maîtresses. Quand
+ vous passerez devant la boutique des maîtres Vielus, ou les
+ rencontrant, quel salut ferez-vous?
+
+ L'ASPIRANT.--Je dirai: Bonjour, maître».
+
+ L'ANCIEN.--Et aux maîtres Brelandiers?
+
+ L'ASPIRANT.--Bonjour, donc.
+
+ L'ANCIEN.--Et à un Porte-Aumuche?
+
+ L'ASPIRANT.--Bonjour!
+
+Quand l'aspirant a été passé maître, il demande:
+
+ --Où irons-nous faire la feste de notre réception?
+
+ L'ANCIEN.--Il n'est que d'aller en plein cabaret. Allons au
+ Grand Gaillard Bois.
+
+[Illustration: Cette estampe du XVIIe siècle a été inspirée par le
+chapitre XLIII du livre populaire des _Aventures de Til Ulespiègle_,
+intitule: «Comment Ulespiègle se fait cordonnier et demande à son
+maître quels souliers il doit tailler». Le maître lui répond:
+«Grands et petits, comme les bêtes que le berger mène aux champs».
+Alors il taille des boeufs, des vaches, des veaux, des boucs,
+etc., et gâte le cuir.]
+
+Une autre pièce, imprimée aussi à Troyes, et qui porte l'approbation
+de Grosley, avocat, le facétieux auteur des _Mémoires de l'Académie
+de Troyes_, contient une description du _Magnifique et
+superlicoquentieux Festin fait à Messieurs, Messeigneurs les
+Vénérables Savetiers, Careleurs et Réparateurs de la chaussure
+humaine_, par le sieur Maximilien Belle-Alesne, nouveau reçu et
+agrégé au corps de l'état, en reconnaissance des grandes obligations
+qu'il a d'avoir été reçu dans l'illustre corps, sans même avoir fait
+de chef-d'oeuvre. Les quatorze pages qui suivent décrivent un
+repas pantagruélique, accompagné de facéties du métier.
+
+Une note écrite par un inconnu au dos du cahier contenant le texte
+manuscrit du règlement de 1442, aux archives municipales de Troyes,
+montre combien ces artisans étaient jaloux de leurs privilèges. «On
+a oublié, dans les statuts des savetiers, cet article intéressant:
+Et si notre bon Roy que Dieu gard vouloit faire recevoir monsieur
+son fils maître dudit métier, point ne pourroit, à moins qu'il ne
+luy fit faire trois ans d'apprentissage ou épouser une fille de
+maître.»
+
+Au moyen âge, et dans la période qui le suivit, les ouvriers
+cordonniers étaient sous la dépendance absolue des patrons. Leur
+situation a été bien décrite par les auteurs de l'_Histoire des
+cordonniers_, auxquels j'emprunte, en l'abrégeant, ce qui est
+relatif à l'ancien compagnonnage. Ils ne pouvaient, sous aucun
+prétexte, quitter le maître qui les avait loués, avant l'expiration
+de leur engagement, à peine de lui payer une indemnité et de devoir
+à la confrérie une demi-livre de cire. S'ils restaient trois jours
+consécutifs sans être placés, ils étaient, par ordonnance de la
+police, appréhendés au corps et conduits aux prisons du Châtelet
+comme vagabonds. Pourtant ils ne pouvaient, sans engager fatalement
+leur avenir, accepter l'ouvrage d'où qu'il vînt: ceux qui, sortant
+de chez un maître, allaient travailler chez un chamberlan, devaient
+renoncer à la maîtrise, à moins qu'ils ne prissent pour femme une
+fille ou une veuve de maître. Les maîtres cordonniers, avant de
+mettre un compagnon en besogne, étaient tenus de prendre des
+informations auprès de son dernier maître et de s'enquérir de ses
+moeurs, de son aptitude et des causes qui lui avaient fait
+abandonner son service. Fatigués de ses servitudes, ils
+s'assemblaient quelquefois pour tâcher de s'en affranchir; souvent
+ils concertaient de dangereuses coalitions. Une sentence du Châtelet
+de Paris leur défendit de se réunir entre eux et de former aucune
+cabale. Plus tard, on incarcéra ceux qui se débauchaient les uns les
+autres, s'attroupaient en quelque lieu que ce fût, ou même
+s'attablaient dans un cabaret, au delà du nombre de trois.
+
+[Illustration: Le Savetier, d'après Bouchardon, collection G.
+Hartmann.]
+
+Ces sévérités excessives ne servirent qu'à faire organiser le
+compagnonnage, à lui donner une raison d'être, à en étendre les
+ramifications: empêchés de s'assembler aux yeux de tous, les
+ouvriers cordonniers se réunirent secrètement et créèrent une vaste
+association dont eux seuls connaissaient les règlements et qui les
+liaient les uns aux autres, de quelque pays qu'ils fussent. Ils
+célébraient des cérémonies mystérieuses, se soumettaient à des
+épreuves bizarres pour parvenir à l'initiation, avaient des modes
+particuliers de réception, des symboles qui leur étaient propres.
+Mais nul parmi les profanes ne soupçonnait rien de ce qui se passait
+dans ces conciliabules. Ils juraient sur leur part de paradis, sur
+le saint chrême, de ne rien révéler. Une pièce annexée au règlement
+des cordonniers et des savetiers de Reims, et datant du XVIIe
+siècle, donne de ce compagnonnage une idée peu avantageuse. «Ce
+prétendu devoir de compagnon consiste en trois paroles: _Honneur à
+Dieu_, _Conserver le bien des Maistres_, _Maintenir les Compagnons_.
+Mais, tout au contraire, ces compagnons déshonorent grandement Dieu,
+profanant tous les mystères de notre religion, ruinant les maistres,
+vuidant leurs boutiques de serviteurs quand quelqu'un de leur cabale
+se plaint d'avoir reçu bravade, et se ruinent eux-mesmes par les
+défauts au devoir qu'ils font payer les uns aux autres pour être
+employez à boire. Ils ont entre eux une juridiction; eslisent des
+officiers, un prévost, un lieutenant, un greffier et un sergent, ont
+des correspondances par les villes et un mot du guet, par lequel ils
+se reconnoissent et qu'ils tiennent secret, et font partout une
+ligue offensive contre les apprentis de leur métier qui ne sont pas
+de leur cabale, les battent et maltraitent et les sollicitent
+d'entrer en leur compagnie. Les impiétés et sacrilèges qu'ils
+commettent en les passant maistres sont: 1° de faire jurer celui qui
+doit être reçu sur les saints Évangiles qu'il ne révélera à père ny
+à mère, à femme ny enfant, prestre ny clerc, pas mesme en
+confession, ce qu'il va faire et voir faire, et pour ce choisissent
+un cabaret qu'ils appellent _la Mère_, parce que c'est là qu'ils
+s'assemblent d'ordinaire, comme chez leur mère commune, dans
+laquelle ils choisissent deux chambres commodes pour aller de l'une
+dans l'autre, dont l'une sert pour leurs abominations et l'autre
+pour le festin: ils ferment exactement les portes et les fenestres
+pour n'estre veux ni surpris en aucune façon; 2° ils luy font eslire
+un parrain et une marraine; luy donnent un nouveau nom, tel qu'ils
+s'avisent, le baptisent par dérision et font les autres maudites
+cérémonies de réception selon leurs traditions diaboliques.» Ces
+pratiques, en usage parmi les ouvriers en chaussures, étaient à
+cette époque communes à plusieurs autres métiers; la même pièce
+fournit des détails, du rite exclusivement propre aux cordonniers.
+«Les compagnons cordonniers prennent du pain, du vin, du sel et de
+l'eau, qu'ils appellent _les quatre alimens_, les mettent sur une
+table, et ayant mis devant icelle celui qu'ils veulent recevoir
+comme compagnon, le font jurer sur ces quatre choses par sa foy, sa
+part de paradis, son Dieu, son chresme et son baptesme; ensuite luy
+disent qu'il prenne un nouveau nom et qu'il soit baptisé; et luy
+ayant fait déclarer quel nom il veut prendre, un des compagnons, qui
+se tient derrière, luy verse sur la teste une versée d'eau en luy
+disant: Je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit.
+Le parain et le soubs-parain s'obligent aussi tost à luy enseigner
+les choses apartenantes audit devoir». Le même document formule
+d'autres accusations encore plus graves: «Ils s'entretiennent en
+plusieurs débauches, impuretez, ivrogneries, et se ruinent eux,
+leurs femmes et leurs enfants, par ces dépenses excessives qu'ils
+font en ce compagnonnage en diverses rencontres, parce qu'ils aiment
+mieux dépenser le peu qu'ils ont avec leurs compagnons que dans leur
+famille. Ils profanent les jours consacrés au Seigneur. Les serments
+abominables, les superstitions impies et les profanations sacrilèges
+qui s'y font de nos mystères sont horribles. Ils représentent de ce
+chef la Passion de Jésus-Christ au milieu des pots et des pintes.»
+
+[Illustration: La Nouvelliste.]
+
+Ces abus se maintinrent longtemps sans que personne osât y porter la
+main; il répugnait d'attaquer une association qui se couvrait du
+manteau de la religion, et dont les pratiques revêtaient les
+apparences les plus pieuses. Les juges ecclésiastiques reculaient
+devant le scandale, les juges laïques ignoraient le fond des choses
+ou feignaient de l'ignorer pour ne point entreprendre une tâche qui
+demandait des forces supérieures. Le compagnonnage se développait de
+plus en plus. Le cordonnier Henry Buch, qui devait plus tard fonder
+l'ordre semi-religieux des Frères Cordonniers, entreprit de réformer
+ces abus, et se mit à prêcher les compagnons, qui se moquèrent de
+lui. En 1645, il dénonça les cordonniers et les tailleurs à
+l'Officialité de Paris, qui en 1646 condamna ces pratiques. Il
+entama ensuite des poursuites contre les compagnons de Toulouse, et
+confia le soin de les diriger à quelques-uns de ses disciples; ils
+furent assez habiles pour décider quelques maîtres cordonniers, qui
+avaient été dans leur jeunesse initiés au compagnonnage, à leur
+délivrer une attestation écrite dans laquelle ils en faisaient
+connaître les cérémonies les plus secrètes. Elle débutait ainsi:
+«Nous, bailles de la confrairie de la Conception de Notre-Dame,
+Saint-Crépin et Saint-Crépinien, des maîtres cordonniers de la
+présente ville de Thoulouse en l'église des Grands-Carmes, déclarons
+que la forme d'iceluy est telle qu'il s'ensuit. Les compagnons
+s'assemblent en quelque chambre retirée d'un cabaret; estant là, ils
+font eslire à celuy qu'ils veulent passer compagnon un parrain et un
+sous-parrain. Après cela, ils font plusieurs choses contenues dans
+l'attestation touchant la forme de recevoir les compagnons; mais il
+vaut mieux, dit le Père Lebrun, les passer sous silence, pour les
+mesmes raisons qu'ont les juges de brusler les procès des magiciens
+afin d'épargner les oreilles des personnes simples et de ne pas
+donner aux méchants de nouvelles idées de crimes et de sacrilège.»
+Il est vraisemblable que cet écrit renfermait, avec plus de détails,
+une description analogue à celle de Reims dont nous avons parlé
+ci-dessus. L'archevêque de Toulouse, qui eut connaissance de la
+pièce entière défendit ces réceptions sous peine d'excommunication.
+D'autres évêques s'unirent à lui et il y eut une solennelle
+abjuration du corps entier des compagnons cordonniers, lesquels
+s'engagèrent «à n'user jamais à l'avenir de cérémonies semblables,
+comme étant impies, pleines de sacrilèges, injurieuses à Dieu,
+contraires aux bonnes moeurs, scandaleuses à la religion et contre
+la justice». C.-G. Simon, dans son _Étude sur le Compagnonnage_, se
+demande si cette abjuration ne serait pas la véritable cause de la
+haine traditionnelle des autres corps d'état contre les cordonniers.
+
+[Illustration: Arrivée d'un compagnon chez un maître, bois de la
+bibliothèque bleue, collection L. Morin.]
+
+[Illustration: Le Savetier
+
+Estampe de Clarte (XVIIe siècle)]
+
+La Faculté de théologie défendit, par sentence du 30 mai 1648, les
+«assemblées pernicieuses» des compagnons, sous peine
+d'excommunication majeure. Il semble toutefois que si le
+compagnonnage proprement dit, avec les rites et les initiations
+d'autrefois, cessa d'exister à cette époque, il ne disparut pas
+complètement et se continua à l'aide de diverses transformations. À
+Troyes, en 1720, une requête des maîtres cordonniers dénonce leurs
+compagnons comme ayant fondé une confrérie en l'église
+Saint-Frobert. «Quatre maîtres, dit-elle, ont été élus pour la
+diriger, elle possède des registres où sont inscrits les noms des
+compagnons, qui s'attroupent pour demander des augmentations de
+salaires.» Il paraît qu'avec ce salaire, ils ne travaillaient que
+trois jours par semaine et passaient le reste en débauches. «Ils
+ont, dit le document, été attroupez dans les boutiques de tous les
+maîtres pour faire perquisition chez eux et voir s'il n'y avoit
+point de compagnons qui n'étant point de leur caballe,
+travaillassent pour les faire quitter l'ouvrage et maltraiter,
+voulant les mettre de leur party. Ils ont plus fait, car ils ont
+menacé les maîtres de les faire tous périr s'ils ne leur donnent pas
+le prix qu'ils leur demandoient.»
+
+C'est seulement au commencement de ce siècle que les cordonniers
+purent rentrer effectivement dans le compagnonnage; ils avaient
+perdu toutes les notions lorsque, en 1808, un dimanche de janvier,
+un jeune compagnon tanneur, d'autres disent corroyeur, d'Angoulême,
+retenu à boire avec trois ouvriers cordonniers trahit, en leur
+faveur, le secret de son devoir et les fit compagnons, leur révélant
+les secrets de l'initiation des tanneurs et tous les signes de
+reconnaissance. Les ouvriers cordonniers, doutant de la véracité de
+leur initiateur, deux le gardèrent à vue, pendant qu'un troisième
+allait à l'assemblée mensuelle des tanneurs qui se tenait ce
+jour-là. Ils purent se convaincre qu'il ne les avait pas trompés, et
+ils s'empressèrent de donner l'initiation à leurs camarades
+d'atelier, et comme il y a partout des cordonniers en assez grand
+nombre, ils ne tardèrent pas à former un groupe considérable. Mais
+ils ne jouirent pas paisiblement de leur compagnonnage, et ils
+eurent à soutenir pendant huit jours une bataille affreuse contre
+les corroyeurs. Il y eut des blessés et des morts. À la suite de
+cette affaire, Mouton Coeur de Lion, cordonnier des plus
+courageux, fut mis aux galères de Rochefort, où il mourut. Les
+cordonniers vénèrent la mémoire de ce compagnon, et dans un de leurs
+couplets on trouve les vers suivants:
+
+ Provençal l'Invincible,
+ Bordelais l'Intrépide,
+ Mouton Coeur de Lion
+ Nous ont faits compagnons.
+
+Le Devoir fut porté d'Angoulême à Nantes et de là se répandit dans
+d'autres villes. Pendant quarante ans les cordonniers furent en
+butte aux sarcasmes, aux violences et aux avanies des autres corps
+de métiers qui ne voulaient pas leur pardonner, bien qu'ils
+l'eussent déjà pardonné à d'autres, leur intrusion dans le corps du
+compagnonnage. Ce ne fut qu'en 1845 qu'ils purent obtenir une sorte
+de traité de paix des autres corps d'état. Mais ils manquaient de
+_pères_, et à défaut des tanneurs qui ne voulurent jamais les
+reconnaître pour leurs enfants, les compagnons tondeurs de drap
+voulurent bien, en 1850, se déclarer les pères des cordonniers.
+
+C.-G. Simon, qui nous a fourni une partie des détails de la
+résurrection du compagnonnage des cordonniers, nous donne des
+indications sur leurs coutumes vers 1850. En partant pour le tour de
+France les cordonniers portent d'abord deux seuls rubans, un rouge
+et un bleu, puis, dans chaque ville de leur devoir qu'ils traversent
+ils reçoivent une couleur nouvelle, si bien qu'à la fin de leur
+voyage on peut dire sans jeu de mots qu'ils sont couverts de
+_faveurs_, c'est le nom qu'ils donnent à ces rubans secondaires.
+
+Il se produisit des schismes dans ce compagnonnage: les «margajas»
+cordonniers étaient ennemis des compagnons. Vers 1840, la Société
+des Cordonniers indépendants, après s'être formée sous l'invocation
+de Guillaume Tell, avait fini par adopter des cannes et des couleurs
+et par se rapprocher du compagnonnage. Les cordonniers étaient, avec
+les boulangers, au nombre des métiers auxquels le compagnonnage
+interdisait de porter le compas; parfois tous les compagnons du
+Devoir des autres états tombaient sur eux.
+
+ * * * * *
+
+On sait que saint Crépin est le patron des cordonniers; son nom est
+d'un usage fréquent dans le langage du métier; on appelle
+saint-crépin tous les outils d'un cordonnier et au figuré tout le
+bien d'un pauvre homme; au XVIIe siècle, ce terme désignait même un
+patrimoine quelconque; d'après la Mésangère, cette comparaison est
+tirée de la coutume des garçons cordonniers qui, en allant de ville
+en ville, portent dans un sac ce qu'ils appellent leur saint-crépin.
+Le tire-pied est «l'étole de saint Crépin» et au commencement du
+XVIIe siècle, on nommait «lance de saint Crépin» l'alène du
+cordonnier. On dit familièrement d'une personne chaussée trop
+étroitement qu'elle «est dans la prison de saint Crépin.»
+
+[Illustration: Saint Crépin et saint Crépinien, d'après une pierre
+gravée de la chapelle des maîtres cordonniers en l'église des R. R.
+P. Augustins de Châlons (XVe siècle).]
+
+[Illustration: ARCHICONFRAIRIE ROIALE DE ST CRESPIN ET ST
+CRESPINIAN FONDEE EN L'EGLISE ND DE PARIS]
+
+Les actes de saint Crépin et de son compagnon saint Crépinien, qui
+paraissent avoir été rédigés vers le huitième siècle, disent que les
+deux saints étaient frères, et que, fuyant la persécution de
+Dioclétien, ils arrivèrent à Soissons, où personne n'osant leur
+offrir l'hospitalité à cause de leur qualité de chrétiens, ils
+apprirent l'état de cordonnier, et y devinrent bientôt très habiles;
+ils ne prenaient aucun salaire fixe, et la foule ne tarda pas à les
+visiter et à venir les entendre prêcher l'Évangile; beaucoup de
+personnes, persuadées par eux, abandonnèrent le culte des idoles. Le
+gouverneur de la Gaule les arrêta à Soissons, où ils «faisaient des
+souliers pour le peuple» et les amena devant l'empereur Maximien
+Hercule, qui les pressa d'abjurer, et, comme ils refusaient, le
+gouverneur Rictius Varus leur fit subir d'horribles supplices sans
+parvenir à ébranler leur constance. On leur lia des meules au cou,
+et on les précipita dans la rivière, mais ils nagèrent avec facilité
+et atteignirent l'autre rive; Varus les fit plonger dans du plomb
+fondu qui ne les brûla point, non plus que le bain de poix et
+d'huile bouillante dans lequel il ordonna de les mettre. Maximien
+finit par leur faire trancher la tête, et leurs corps furent
+abandonnés aux oiseaux et aux chiens qui n'y touchèrent point.
+
+Telle est la légende des deux saints patrons; en voici une autre qui
+n'a rien de commun avec le récit des Actes des martyrs: Les
+cordonniers autrefois, en travaillant le soir à la lumière de la
+chandelle, se fatiguaient beaucoup les yeux, surtout dans certains
+travaux de leur profession qui exigent un bon éclairage, notamment
+dans la pose de la petite pièce de cuir que l'on place entre les
+deux parties de la semelle et que l'on appelle l'âme. Crépin était
+un compagnon cordonnier. Un soir que pendant son travail il avait
+près de lui une bouteille de verre au ventre rebondi remplie d'eau,
+il remarqua que la lumière de la chandelle passant au travers du
+liquide se concentrait en un seul point extrêmement lumineux. Il eut
+l'idée ingénieuse de mettre son travail sous ce point et dès lors
+put l'exécuter avec la même perfection qu'en plein jour. Ses
+compagnons l'imitèrent, et c'est à partir de ce moment que les
+cordonniers employèrent des bouteilles d'eau sphériques pour
+concentrer la lumière de leurs chandelles ou de leurs lampes. C'est
+en reconnaissance de ce service que les cordonniers demandèrent que
+Crépin fût canonisé et que ce saint est devenu le patron des
+cordonniers.
+
+Au moyen âge la fête des deux saints était célébrée avec beaucoup de
+pompe: vers le XVe siècle, elle était accompagnée de représentations
+dramatiques dont le sujet ordinaire était la vie et le martyre des
+deux illustres cordonniers. Les épisodes en étaient aussi sculptés
+dans les chapelles de la corporation (p. 40). François Gentil
+exécuta, pour les cordonniers de Troyes, un beau groupe que l'on
+voit encore dans la cathédrale de Saint-Pantaléon et qui a été
+souvent reproduit. À Troyes les cordonniers avaient fait faire de
+belles tapisseries représentant le même sujet; et au siècle dernier
+«l'archiconfrairie roiale de saint Crépin et saint Crespinian» avait
+fait graver une grande image dont les médaillons relatent les
+épisodes du martyre des patrons de la cordonnerie (p. 41).
+
+L'_Histoire des cordonniers_ décrit la façon dont la fête était
+célébrée: «Les cordonniers se réveillaient le 25 octobre au bruit
+des cloches sonnant à toute volée; ils se rendaient
+processionnellement à l'église où était érigée la chapelle des
+patrons et l'on portait devant eux la croix et le cierge. À Bourges,
+les maîtres qui s'exemptaient de ce devoir sans alléguer de
+légitimes excuses étaient redevables d'une livre de cire à la
+chapelle. Après avoir entendu une messe solennelle, les cordonniers
+revenaient avec le même cérémonial qu'ils étaient allés.
+L'après-midi un grand repas attendait les frères; à Issoudun, on
+avait fait de cette coutume un statut obligatoire. Ils dînaient
+ensemble en «l'ostel du maître bastonnier, pour traiter des besognes
+et affaires de la confrérie, et aussi à qui le baston seroit
+baillé». Pour empêcher les gaietés de dégénérer en licence, les
+statuts avaient imaginé une pénalité; «s'il y a aucun d'eux qui
+pendant le temps où ils sont assemblés jure, renie, dispute ou
+maugrée Dieu, notre Dame et les saints, ou face nuysance et noyse
+entre eux, le délinquant pour la première fois paiera à la confrérie
+demi-livre de cire, pour la deuxième fois une livre, et pour la
+troisième deux livres. S'il persévère, il perdra sa franchise et ses
+droits de métier et en sera puni par la justice du roi comme
+blasphémateur.»
+
+Tout cela disparut au moment de la Révolution, et il ne paraît pas
+que sous l'empire on ait repris les anciennes traditions: elles
+n'étaient pas complètement oubliées au commencement de la
+Restauration. À Troyes, la confrérie de Saint-Crépin fut réorganisée
+en 1820; elle comprend la corporation des cordonniers en vieux et en
+neuf. Elle organise une fête annuelle, célébrée à l'église
+Saint-Urbain, le lundi qui suit le 25 octobre, par une messe et des
+vêpres. Le bâton, qui est mis aux enchères au profit de la
+communauté, est encore porté à l'église en grande pompe; il y figure
+à côté de la bannière, qui accompagne aussi les obsèques des membres
+décédés, et de la belle tapisserie de Felletin, datée de 1553, qui
+appartient à la communauté. Le soir, un bal bien tenu réunit les
+familles et les jeunes gens; le lendemain un service a lieu à
+l'intention des membres défunts.
+
+En d'autres endroits, depuis quelques années, on ne «fait plus la
+Saint-Crépin». Jusqu'en 1870, les cordonniers de Moncontour se
+réunissaient dans une auberge à neuf heures, et se rendaient deux à
+deux à l'église, pour y assister à une messe; des corbeilles de
+petits gâteaux bénits par l'officiant, étaient distribués en guise
+de pain bénit. Chaque cordonnier en recevait un entier pour sa
+famille, et les autres étaient portés à l'auberge où ils faisaient
+le principal dessert, car la cérémonie de l'église terminée, ils
+retournaient deux à deux dîner tous ensemble. Sur leur passage les
+gamins chantaient:
+
+ C'est aujourd'hui lundi (ou mardi, etc.)
+ Mon ami,
+ Les Cordonniers se frisent
+ Pour aller voir Crespin,
+ Mon amin,
+ Qui a fait dans sa chemise.
+
+Les enfants chantent encore ce couplet, et c'est le seul souvenir
+qui reste de cette cérémonie.
+
+[Illustration: Marchand de souliers à Bologne, d'après l'eau-forte
+de Mitelli.]
+
+Dans les contes populaires, le cordonnier tient une certaine place;
+quelquefois il joue un rôle qui n'a pas de rapport avec la
+profession et qui est ailleurs attribué à d'autres corps d'état. Il
+est, presque aussi souvent que le tailleur, le héros du conte si
+répandu de l'ouvrier qui, ayant tué un grand nombre de mouches,
+constate ce haut fait par une inscription équivoque: «J'en ai tué
+cent», fait accroire qu'il a une force prodigieuse, et, par son
+astuce, vient à bout d'entreprises difficiles. Les conteurs le
+représentent comme un personnage à l'esprit délié, plein de
+ressources et assez sceptique à l'endroit du surnaturel. En
+Lorraine, un cordonnier se rend à un château habité par des voleurs,
+fait avec eux des gageures, comme celle, par exemple, de lancer une
+pierre plus loin que qui que ce soit, et il trompe son adversaire en
+lâchant un oiseau qu'il tient caché. Un savetier sicilien va dans
+une maison hantée, assiste sans crainte à la procession nocturne des
+revenants, des diables et des monstres, leur résiste, et finit par
+devenir possesseur d'un trésor enchanté.
+
+On raconte, en Provence, que la première fois que les cordonniers
+célébrèrent la fête de saint Crépin, leur patron fut si content
+qu'il demanda au bon Dieu de laisser voir le Paradis aux plus braves
+des tire-ligneul. Alors saint Crépin fit pendre depuis le Paradis
+jusqu'à terre une échelle de corde bien garnie de poix. Les
+meilleurs des cordonniers, par humilité chrétienne, restèrent au
+pied de l'échelle miraculeuse; les plus orgueilleux l'escaladèrent,
+et Dieu sait s'il en monta! Le jour où ils montèrent, on célébrait
+en Paradis la fête de saint Pierre, et le bon Dieu lui dit de
+chanter la grand'messe. Saint Paul fut chargé, pendant ce temps, de
+garder la porte; les cordonniers gravissaient l'échelle, et l'on
+sentit dans le Paradis une odeur de poix mêlée au parfum de
+l'encens. Tout alla bien jusqu'au moment où l'officiant chanta
+_Sursum corda!_ Saint Paul, qui avait l'oreille un peu dure depuis
+sa chute sur le chemin de Damas, crut que saint Pierre lui disait:
+_Zou sus la cordo!_ et il coupa la corde. Les cordonniers tombèrent:
+heureusement Dieu, qui est bon, ne voulut pas qu'ils fussent tués;
+mais ils furent pourtant tous un peu maltraités. De là vient qu'il
+est si difficile aux cordonniers de faire leur salut; c'est pour
+cela aussi qu'il y en a tant qui sont estropiés et bossus.
+
+Les lutins viennent en plusieurs cas en aide aux cordonniers. Il
+était une fois, dit un conte allemand, un très honnête cordonnier
+qui travaillait beaucoup; mais il ne gagnait pas assez pour faire
+vivre son ménage, et il ne lui restait plus rien au monde que ce
+qu'il lui fallait de cuir pour faire une paire de souliers. Un soir
+il la coupa dans le dessein de la coudre le lendemain de bon matin,
+puis il alla se coucher. En se réveillant, il vit les souliers tout
+faits sur la table, et si bien conditionnés, que c'était un vrai
+chef-d'oeuvre dans son genre. Une pratique les lui acheta plus
+cher que de coutume; il se procura d'autre cuir et tailla deux
+paires de souliers. Le lendemain, il les trouva encore tout faits,
+et cela continua assez longtemps. Un jour, vers les fêtes de Noël,
+il se cacha avec sa femme pour voir qui faisait ainsi son ouvrage; à
+minuit sonnant, ils virent deux petits nains qui se mirent à
+travailler et ne quittèrent l'ouvrage que quand il fut entièrement
+achevé. Le lendemain, la femme du cordonnier lui dit qu'ils étaient
+tout nus, et qu'elle allait faire à chacun une petite chemise, un
+gilet, une veste et une paire de pantalons. De son côté, le
+cordonnier leur fit à chacun une paire de petits souliers. Quand ces
+petits habillements furent prêts, ils les placèrent sur la table, au
+lieu de l'ouvrage préparé qu'ils y laissaient ordinairement, puis
+ils allèrent se cacher. À minuit, les nains arrivèrent, et, quand
+ils aperçurent les petits habits, ils se prirent à rire,
+s'emparèrent de leurs petits costumes et se mirent à sauter et à
+gambader, puis, après s'être habillés promptement, l'un d'eux prit
+une alène et écrivit sur la table: «Vous n'avez pas été ingrats,
+nous ne le serons pas non plus.» Ils disparurent comme à
+l'ordinaire, et bien qu'ils n'aient plus reparu, tout continua à
+prospérer dans le ménage du cordonnier.
+
+[Illustration: La Méchante Cordonnière, d'après une
+chromolithographie de l'_Album de la Mère l'Oye_, imprimé à
+Rotterdam. Au-dessous sont ces vers:
+
+ Gardez-vous, petits enfants,
+ De pleurer en vous couchant,
+ Autrement la Cordonnière,
+ De vous n'aurait pas pitié,
+ Et pendant la nuit entière
+ Vous mettra dans un soulier,
+ Loin de votre lit bien blanc
+ Et des baisers de maman.
+]
+
+Dans la Haute-Saône, le lutin d'Autrey se montre sous la figure d'un
+petit savetier qui, adossé à une borne, bat la semelle en chantant.
+S'il voit venir quelque paysan, il lui souhaite le bonsoir et lui
+dit qu'il n'a plus que trois clous à planter dans son vieux soulier,
+et qu'ensuite ils feront route ensemble. Il lui cause jusqu'au
+coucher du soleil; alors, il prétend qu'il est fatigué et saute sur
+le dos du paysan, qui est forcé de le promener toute la nuit.
+
+[Illustration: Le cordonnier et les nains, figure tirée des Vieux
+Contes allemands, Paris, 1824.]
+
+[Illustration: Gnaffron, personnage du Guignol lyonnais, dessin de
+Raudon, dans le théâtre de Guignol (Le Bailly).]
+
+
+SOURCES
+
+_Variétés historiques et littéraires_, I, 14.--Larchey,
+_Dictionnaire d'argot_.--Mistral, _Tresor dou felibrige_.--_Causes
+amusantes et peu connues_, I, 70, 85.--Leroux, _Dictionnaire
+comique_.--_Les Français_, II, 265, 267, 268.--Paul Sébillot,
+_Coutumes de la Haute-Bretagne_, 74.--J.-F. Bladé, _Proverbes de la
+Gascogne_.--_Ancien Théâtre français_, II, 115.--E. Rolland. _Rimes
+et jeux de l'Enfance_, 320.--Leite de Vasconcellos, _Tradiçoes de
+Portugal_, 251,--_Revue des traditions populaires_, IX, 685; N, 157,
+202.--_Paris ridicule_, 310.--Dragomanov, _Traditions populaires de
+la petite Russie_, 280.--Jitté i slovo, V, 232.--Communications de
+M. T. Volkov.--Ampère, _Instructions pour les poésies
+populaires_.--E. Monseur, _La Folk-Lore wallon_, 7,
+74.--Communications de MM. H. Macadam, Alfred Harou.--Lespy,
+_Proverbes de Béarn_.--G. Pitrè, _Costumi siciliani_, 14,
+21.--Henderson, _Folk-Lore of Northern Counties_, 82.--_Calendario
+popular_ (Fregenal), 1885, 16.--Paul Lacroix et Alfred Duchesne,
+_Histoire des Cordonniers_, 117, 125, 162, 207.--Ant. Caillot, _Vie
+publique des Français_, II, 213.--Sensfelder, _Histoire de la
+Cordonnerie_, 21. 271.--Hécart, _Dictionnaire rouchi_.--_Magasin
+pittoresque_, 1850, 141.--L. Morin, _Les Communautés des
+cordonniers, basaniers et savetiers de Troyes_ (1895), 36,
+62.--G.-S. Simon, _Étude sur le compagnonnage_, 22, 75, 87, 110,
+115.--A. Perdiguier, _Le Livre du Compagnonnage_, I, 44.--E.
+Cosquin, _Contes de Lorraine_, I, 257.--Paul Sébillot, _Contribution
+à l'étude des contes_, 73.--Roumanille, _Li Conte prouvençau_,
+86.--_Vieux contes allemands_, 1824, 194.--Ch. Thuriet, _Traditions
+de la Haute-Saône_, 115.
+
+[Illustration: Savetier, d'après une lithographie, _Arts et
+Métiers_.]
+
+
+
+
+LES CHAPELIERS
+
+
+La corporation des chapeliers est ancienne: elle figure dans le
+_Livre des Métiers_; il y avait alors les chapeliers de feutre, les
+chapeliers de coton, les chapeliers de paon, les fourreurs de
+chapeaux, les chapeliers de fleurs et les fesseresses de chapeaux
+d'or et d'orfrois à quatre pertuis, et leurs statuts y sont
+longuement énumérés. Les trois premières catégories rentraient
+seules à peu près dans ce qu'on est convenu d'appeler la
+chapellerie, les deux autres étant plutôt du ressort de la mode.
+
+[Illustration: Habit de Chapellier.]
+
+En 1578, la corporation des chapeliers fut définitivement organisée,
+et elle eut un blason d'or aux chevrons d'azur, accompagné de trois
+chapels de gueules. Elle devait son privilège au comte Antoine de
+Maugiron, qui l'obtint de Henri III. Elle prit pour patron celui de
+son protecteur, et saint Antoine fut depuis en grand honneur parmi
+les chapeliers de Paris. Il était même de règle «qu'au jour
+anniversaire de ladite fondation, les quatre maîtres jurés,
+gouverneurs et régents, vinssent es demeures du Louvre pour
+congratuler notre doux sire le Roy et lui présenter un jeune pourcel
+vivant, de la grosseur d'un agnelain, adorné de fleurs, estendu par
+pied d'une figurine de cire représentant monseigneur saint Antoine
+d'Heraclée. Ces petits cochons ont toujours été reçus d'Henri III à
+Louis XVI inclusivement.
+
+[Illustration: Le chapelier, réclame américaine
+
+(Collection E. Flammarion.)]
+
+Les statuts de 1578 furent confirmés par Henri IV, en 1594, réformés
+en 1612 par Louis XIII, et enfin augmentés et renouvelés en 1706. En
+1776, la communauté des chapeliers fut réunie au corps des
+bonnetiers en même temps que celle des pelletiers. La chapellerie de
+Paris se partageait en quatre classes: les maîtres fabricants, les
+maîtres teinturiers, les marchands en neuf et les maîtres marchands
+en vieux, qui ne formaient qu'une seule corporation. Les chapeliers
+choisissaient ordinairement celle à laquelle ils voulaient
+appartenir.
+
+Le compagnonnage des ouvriers chapeliers était l'un des plus
+anciens: s'il en fallait croire le tableau chronologique rédigé et
+approuvé, en 1807, par les compagnons de Maître Jacques, il aurait
+pris naissance en 1410. C'était l'un de ceux qui avaient les rites
+d'initiation les plus secrets et les plus solennels. Voici, d'après
+le P. Lebrun, comment ils procédaient en cette occasion au milieu du
+XVIIe siècle: Les compagnons chapeliers se passent compagnons en la
+forme suivante: Ils choisissent un logis dans lequel sont deux
+chambres commodes pour aller de l'une dans l'autre. En l'une
+d'elles, ils dressent une table sur laquelle ils mettent une croix
+et tout ce qui sert à représenter les instruments de la Passion de
+Notre-Seigneur. Ils mettent aussi sur la cheminée de cette chambre
+une chaise, pour se représenter les fonts du baptême. Ce qui étant
+préparé, celui qui doit passer compagnon, après avoir pris pour
+parrain et marraine deux de la compagnie qu'il a élus pour ce sujet,
+jure sur le livre des Évangiles, qui est ouvert sur la table, par la
+part qu'il prétend au Paradis, qu'il ne révélera pas, même dans la
+confession, ce qu'il fera ou verra faire, ni un certain mot duquel
+ils se servent comme d'un mot de guet pour reconnaître s'ils sont
+compagnons ou non, et ensuite il est reçu avec plusieurs cérémonies
+contre la Passion de Notre-Seigneur et le sacrement de baptême,
+qu'ils contrefont en toutes ses cérémonies.
+
+Les ouvriers chapeliers s'engagèrent, vers 1651, à renoncer à leurs
+rites d'initiation; toutefois, leur compagnonnage ne cessa pas pour
+cela. Les chapeliers compagnons passants du Devoir subsistent
+encore, mais leur société, de même que toutes les autres, est bien
+déchue de son ancienne importance. Actuellement, l'aspirant en
+devenant compagnon, prête serment de fidélité aux règles de la
+société; s'il le viole, il est rayé du tour de France.
+
+Les ouvriers chapeliers qui n'appartiennent pas au compagnonnage
+s'appellent _drogains_ ou _drogaisis_.
+
+Il y a entre les ouvriers chapeliers, tant à Paris qu'en province,
+une grande solidarité. L'ouvrier voyageur reçoit de l'aide non
+seulement dans les villes où la société a un siège, mais dans les
+petites bourgades où existe une fabrique. Le tour de France, qui
+était appelé «trimard», était autrefois beaucoup plus en usage
+qu'aujourd'hui; l'ouvrier sur le tour de France était «battant»
+quand il était «arrivant» chez la mère; il était conduit dans toutes
+les fabriques par l'homme du tour de France; parmi les ouvriers
+sédentaires, il y en avait qui étaient de semaine à tour de rôle
+pour recevoir l'arrivant et lui procurer du travail. Demander à
+l'arrivant qui venait d'être présenté: «As-tu plan?» c'était lui
+demander s'il était embauché. L'ouvrier remercié était dit «sacqué».
+L'ouvrier battant, en arrivant dans une localité, demandait si la
+«frippe» (travail) était bonne, s'il y avait l'oeil (crédit), et
+si l'on pouvait faire «chatte».
+
+C'est surtout parmi les ouvriers chapeliers en soie ou soyeurs que
+se manifeste cette solidarité. Celui qui, sur le tour de France, a
+reçu d'un compagnon des secours, doit audit compagnon, lors de son
+passage, des secours plus élevés et réciproquement. Sur le tour de
+France, si un compagnon passe dans deux villes où a été établie sa
+société, sans pouvoir travailler faute d'ouvrage, à la troisième
+ville, le cas étant le même, le _premier_ en ville cède sa place au
+compagnon, et se met lui-même sur le tour de France. Lorsqu'il y a
+pénurie de travail, les compagnons tirent au sort pour savoir quels
+sont ceux d'entre eux qui doivent quitter la ville et aller chercher
+fortune ailleurs.
+
+Une boutique est-elle occupée par les _drogaisis_, ouvriers non
+sociétaires compagnons, et ceux-ci sont-ils renvoyés par le patron
+qui a fait appel aux compagnons pour les remplacer, la société dicte
+à chaque groupe le nombre de Devoirants qu'il doit fournir; les
+devoirants désignés sont tenus d'aller occuper la boutique où ils
+ont été appelés.
+
+Depuis vingt ans, ce compagnonnage a été peu à peu remplacé par des
+chambres syndicales et des groupes corporatifs locaux, qu'une vaste
+société a fédérés, en 1880, pour toute la France.
+
+Les chapeliers de Paris, au nombre de 3.000 à peine (ils étaient
+6.000 en 1886), sont partagés en deux sociétés dites des «Cartes
+vertes» et des «Cartes rouges». Ces derniers, qui sont les plus
+remuants, avaient, en 1894, d'après le _Monde illustré_, leur
+réunion dans un antre obscur de la rue du Plâtre.
+
+[Illustration: Boutique de chapelier (milieu du XVIIIe siècle)
+(Musée Carnavalet).]
+
+Lorsqu'on enterrait un ouvrier chapelier appartenant au
+compagnonnage, les compagnons faisaient, à Paris, il y a quelques
+années, des passes d'armes avec des cannes de tambour-major
+semblables à celles des compagnons charpentiers, puis ils se
+répandaient en gémissements dans leurs chapeaux; les uns disaient
+qu'on enterrait leur frère, les autres simplement qu'ils pleuraient
+leur frère.
+
+L'ouvrier chapelier, qui est presque toujours à ses pièces, est
+généralement travailleur; on appelle «noceurs» ceux qui ne
+travaillent pas les premiers jours de la semaine; ils se rattrapent
+presque toujours en donnant un coup de collier les derniers jours.
+L'inscription qui accompagne l'image de saint Lundi, publiée à
+Épinal vers 1835, place au sixième rang des dévots à ce saint le
+chapelier Mal-Blanchi, et met dans sa bouche ces mots:
+
+ On m'a dit et je m'en fais gloire
+ Que j'étais un peu riboteur,
+ Mais je suis, vous pouvez m'en croire.
+ Malgré plus d'un propos menteur,
+ Bon enfant, quoiqu'un peu licheur.
+
+Parmi les autres surnoms donnés aux chapeliers figurent ceux de
+«castor» et de «castorin», qui font allusion à l'espèce de peau
+qu'ils employaient autrefois.
+
+Il est rare que les ouvriers chapeliers passent en police
+correctionnelle pour vol. Les anciens règlements étaient sévères à
+ce sujet; d'après les _Articles des gardes jurés_, 1684, art. IV: si
+l'apprenti, pendant le temps de son apprentissage se trouvait
+atteint, convaincu et condamné de quelque crime, vol ou autre délit
+considérable, le brevet de son apprentissage était cassé et révoqué,
+sans qu'il fût besoin de jugement ni arrêt plus exprès.
+
+Certains d'entre eux qui rougiraient à la pensée d'un vol,
+commettent des actes qui sont tout aussi repréhensibles. On les
+appelle «chatteurs»: ce sont ceux qui s'amusent à ne pas payer le
+marchand de vin, le logeur en garni ou le gargotier; cela s'appelle
+faire «chatte» et n'est pas considéré par les chatteurs comme un
+acte coupable. L'euphémisme du mot voile la laideur de la chose; de
+même chez les écoliers, chiper n'est pas voler. Il en est aussi qui
+se livrent à la maraude, et font passer à la casserole la poule du
+voisin qui s'égare; dans certains pays, quand une poule disparaît,
+on dit: «Ce sont encore les chapeliers qui l'ont fricassée.»
+
+La fabrique est la «boîte»; on dit d'une boîte où l'on ne gagne pas
+sa vie «c'est la peau». L'apprenti est un «armagnolle», à Paris un
+_arpète_, l'ouvrier le plus ancien «un goret», le contremaître «un
+sergent»; celui-ci qui, à Paris, est appointé au mois, est secondé
+par un sous-contremaître payé à la semaine et chargé de la
+préparation des matières premières, il porte tout naturellement le
+nom de «caporal»; le maître ou chef d'usine est «le Bausse» dont le
+nom vient peut-être du flamand Bos (maître). Le jour où l'apprenti a
+fini son temps, on lui fait payer une sorte de dîme, appelée
+«cassage», une douzaine de francs environ; les ouvriers ajoutent
+quelque petite somme et tous ensemble vont festoyer.
+
+Dans les ateliers on s'amuse à faire des farces aux ouvriers qui ont
+mauvais caractère. Cela s'appelle «monter la chèvre».
+
+La grève est désignée sous le nom de «sautage»,
+
+«Battre la banque» c'était demander des avances au patron; si
+celui-ci refusait, on disait qu'il avait «pété».
+
+Au milieu du XVIIe siècle on fit, sur plusieurs métiers, des
+caricatures qui étaient basées sur des aventures réelles ou
+supposées. Celle du chapelier, que nous reproduisons, p. 61, est
+accompagnée des vers suivants:
+
+ Un chapelié, un soir bien sou,
+ Se mit à quereller sa femme,
+ Mais elle l'appela: «Vieux fou,
+ Yvrogne et sac à vin infâme!»
+ Le poussa de sur les degrés
+ Et luy ferma la porte au nés.
+ Se qui le mit en grand furie;
+ Mais toutes fois n'en pouvant plus,
+ Après des efforts superflus,
+ Il entra dans une escurie.
+
+ Là ce pauvre homme s'endormit.
+ Mais un cheval un coup luy porte:
+ Luy, croyant estre dans son lit,
+ S'écrie: «Mon voisin main-forte!»
+ Et se souvenant de l'affront,
+ Pensant prendre sa fame au front,
+ Prit la queue de ceste beste,
+ Et, tirant à force de bras,
+ Dit: «Par la mort, et par la peste,
+ Putin, tu me le paieras!»
+
+ Le cheval, se sentant tiré
+ Ses crins, à force de ruades,
+ L'yvrogne les voulant parer,
+ Luy donne en vain quelque gourmade;
+ Mais tous les voisins acourus
+ Au bruit de ce combat bouru
+ Dont il avait la face bleue,
+ Les séparèrent en riant.
+ Et chacun luy alloit criant:
+ «Allons, chapelié, à la queue!
+ À la queue! à la queue!»
+
+L'usage de donner un chapeau neuf en échange de plusieurs vieux
+existait déjà dès le XVIe siècle; un passage des Équivoques de la
+voix, de Tabourot, le constate d'une manière assez plaisante: «Comme
+on disoit qu'à Paris il estoit arrivé vn chappelier de Mantouë, qui
+donnoit pour deux vieux chappeaux un oeuf, plusieurs recherchèrent
+leurs vieux chappeaux pour en aller demander vn neuf, estimant qu'on
+leur donneroit vn chappeau neuf.»
+
+[Illustration: LE CHAPELIE A LA QVEV]
+
+La vente des vieux chapeaux est également ancienne, mais l'art de
+leur rendre leur ancien lustre était moins perfectionné
+qu'aujourd'hui. Ce commerce avait lieu sous le Châtelet, le long du
+quai de la Mégisserie. On voit, disent les _Numéros parisiens_, des
+chapeliers qui étalent des vieux chapeaux, à qui on a donné un tel
+apprêt, qu'un pauvre diable d'auteur ne balance pas d'en donner le
+prix qu'on lui demande. Ces chapeaux craignent l'eau et le soleil,
+et, comme ils ne sont que de pièces et morceaux collés, celui qui en
+a fait l'emplette et qui se trouve surpris par une grande pluie, n'a
+plus que la moitié ou le quart d'une calotte sur la tête lorsqu'il
+rentre chez lui. Les marchands de chapeaux de ce genre font courir
+leurs femmes dans tous les quartiers de Paris pour empletter des
+vieux chapeaux, et quelque délabrée que soit la marchandise,
+lorsqu'elle entre dans cette fabrique, on ne tarde pas d'en tirer un
+parti très avantageux.
+
+Les enseignes des boutiques de chapeliers ne présentaient pas autant
+d'originalité que celles de certaines autres professions; elles
+étaient désignées par des chapeaux en fer ou en zinc, affectant
+assez souvent la forme de ceux des généraux du premier Empire,
+peintes en rouge avec une cocarde dorée; on peut encore en voir
+quelques-unes.--C'était assez exceptionnellement qu'on en voyait
+d'analogues à celles du «Chapeau fort» qui existait jadis rue de
+l'École-de-Médecine, ou du «Chapeau sans pareil», dont parle Balzac.
+D'autres avaient cette inscription: «Au chapeau rouge» ou «Au
+chapeau de cardinal».
+
+L'image que nous reproduisons, d'après une estampe du musée
+Carnavalet, remonte au milieu du XVIIIe siècle; elle est accompagnée
+de ces deux quatrains (p. 57):
+
+ Qu'il est à désirer, dans le siècle où nous sommes,
+ Que toute tête folle et vuide de bon sens
+ En changeant de chapeau change de sentimens:
+ Alors on trouveroit des hommes vraiment hommes.
+
+ Si le chapeau pouvoit fixer tête volage,
+ On conseilleroit fort de toujours le porter,
+ À ces jeunes faquins, qui, pour jamais l'ôter,
+ Le portent sous le bras et n'en font point usage.
+
+Parmi les industriels qui font de la publicité, les chapeliers
+tiennent de nos jours un des premiers rangs, ainsi que l'on peut le
+constater en regardant les images peintes sur les murs, les
+voitures-réclames et les prospectus distribués à la main.
+
+[Illustration: Rue Mandar, No. 15. DANCRÉ, _FLAMAND_, Tient un
+assortiment de Chapeaux de Flandre et autres tout pret dans le
+dernier gout. A PARIS.]
+
+Ce dernier genre a été employé dès le commencement de ce siècle, et
+probablement avant; mais on n'était pas arrivé au degré
+d'ingéniosité qui distingue la chapellerie de nos jours; on se
+contentait, en général, de cartes dans le genre de celle ci-dessus,
+et qui montre simplement les animaux dont le poil entrait dans la
+composition des chapeaux de l'époque.
+
+On a su aujourd'hui être plus amusant, ainsi qu'on peut le voir par
+les deux réclames (p. 64), dont l'une est une sorte de rébus;
+l'autre, dont on peut voir sur les murs une variante
+chromolithographique, est une imitation, peut-être inconsciente,
+d'une image de ma collection, où un papillon placé à l'extrémité
+d'une planche est plus lourd qu'une femme qui se tient à l'autre
+bout.
+
+[Illustration]
+
+
+SOURCES
+
+_Monde illustré_, 1894.--_Revue des traditions populaires_, X,
+200.--C.-G. Simon, _Études sur le compagnonnage_, 79.--A. Coffignon,
+_les Coulisses de la mode_, 86.--_Mélusine_, III, 367.--_Articles
+des gardes jurés_, 1684, art. IV.--_Les Numéros parisiens_, 26.
+
+[Illustration: Ne pesant pas l'once]
+
+
+
+
+LES COIFFEURS
+
+
+Lorsque, en 1674, les barbiers furent érigés en corps de métier, on
+leur avait permis d'écrire sur leur boutique: _Céans on fait le poil
+proprement et on tient bains et étuves_. Cette inscription, qui se
+bornait à indiquer leurs fonctions, ne tarda pas à leur paraître
+trop simple, et il semble qu'il y ait eu entre les artistes
+capillaires une sorte d'émulation pour inventer des enseignes plus
+dignes de l'esprit facétieux qu'on leur a accordé de tout temps. On
+ne sait au juste qui imagina le célèbre _Demain on rasera gratis_,
+dont le succès, attesté par de nombreuses variantes, a duré près de
+deux siècles; il y a une trentaine d'années on pouvait encore en
+voir quelques-unes, peintes en blanc sur une planche noire, entre un
+plat à barbe et des rasoirs en sautoir, dans plusieurs petites
+villes de province:
+
+ _Ici demain_
+ _On rase et on frise pour rien._
+
+On lit sur une pancarte, derrière la charge du député-coiffeur
+Chauvin: «Demain on rase gratis.» (_Pilori_, 3 mars 1895.)
+
+
+ _Menier, perruquier,_
+ _Arrivant de Paris,_
+ _Rase aujourd'hui pour de l'argent,_
+ _Et demain pour rien._
+
+ _Pierre Bois,_
+ _Perruquier et auberge_
+ _Rase aujourd'hui en payant et demain pour rien,_
+ _Et on trempe la soupe._
+
+Celle-ci qui désignait, de même que la suivante, un barbier
+restaurateur:
+
+ _Par devant on rajeunit,_
+ _Par derrière on rafraîchit_
+
+était le développement d'une inscription: _Ici on rajeunit_, très
+usitée au siècle dernier.
+
+L'imagerie révolutionnaire parodia souvent les inscriptions de la
+barberie; une estampe qui a pour titre le proverbe bien connu: «Un
+barbier rase l'autre», montre une enseigne sur laquelle est écrit:
+_Ici on rase tout_; un prolétaire est assis bien à l'aise dans un
+fauteuil, et se fait raser par un noble, auquel un abbé sert de
+garçon perruquier. _Ici on sécularise tout_, lit-on sur une autre,
+suspendue au-dessus d'un moine savonné, sur les genoux duquel s'est
+assise une femme qui, un rasoir à la main, s'apprête à lui faire la
+barbe.
+
+Une sorte de naïveté malicieuse semble avoir présidé à la
+composition de certaines enseignes, du genre de celle-ci, qu'on
+lisait naguère assez fréquemment en Belgique: _Ici on rase à la papa
+et on coupe les cheveux aux oiseaux_. Dans l'amusant vaudeville de
+Scribe, _Coiffeur et perruquier_, ce dernier, auquel on reproche ses
+antiques façons, s'écrie: «Qu'est-ce qu'elle a donc, mon enseigne?
+Depuis trente ans elle est toujours la même: _Poudret,
+perruquier; ici on fait la queue aux idées des personnes_.»
+
+L'art des inscriptions a été cultivé jusqu'au milieu de ce siècle
+par les coiffeurs. En 1826, Lambert, rue de Nazareth, avait fait
+peindre sur sa boutique ces deux distiques engageants; le premier
+s'adressait aux hommes, le second au beau sexe:
+
+ _Vous satisfaire est ma loi_
+ _Pour vous attirer chez moi._
+
+ _Aux dames, par mon talent._
+ _Je veux être un aimant._
+
+À la même époque on lisait sur une devanture de la rue
+Saint-Jacques: _Au savant perruquier_; pour justifier ce titre, le
+patron l'avait ornée de deux vers grecs et de deux vers latins;
+voici ces derniers:
+
+ _Hic fingit solers hodierno more capillos_
+ _Dexteraque manu novos addit ars honores._
+
+Il croyait que les étudiants auraient traduit facilement ce latin de
+collège qui voulait dire: Ici un art ingénieux façonne les cheveux à
+la mode du jour, et d'une main habile y ajoute de nouveaux
+agréments.
+
+Ainsi qu'on l'a vu, il arrivait assez fréquemment en province que
+les barbiers cumulaient plusieurs métiers, comme ce perruquier
+normand, qui tenait un petit restaurant, et s'adressait en ces
+termes à sa double clientèle:
+
+ _Toussaint, perruquier,_
+ _Donne à boire et à manger,_
+ _Potage à toute heure_
+ _avec de la légume;_
+ _On coupe les cheveux par-dessus._
+
+Dans son _Histoire des livres populaires_, Nisard reproduit une
+longue pièce qui a pour titre: «Enseigne trouvée dans un village de
+Champagne» et qui n'est vraisemblablement que le grossissement
+caricatural d'une inscription de barbier cumulard. En voici une
+partie:
+
+«Barbié, perruquer, sirurgien, clair de la paroisse, maître de
+colle, maraischal, chaircuitier et marchant de couleure; rase pour
+un sout, coupe les jeveux pour deux soux, et poudre et pomade par
+desus le marchai les jeunes demoisel jauliment élevé, allument lampe
+à l'année ou par cartier.»
+
+[Illustration: Jeu des Rues de Paris (1823).]
+
+Les perruquiers n'avaient pas laissé aux barbiers-coiffeurs le
+monopole des inscriptions; il semble même qu'ils les avaient
+devancés dans la voie de la réclame. C. Patru, surnommé le
+Petit-Suisse, avait fait imprimer une carte (vers 1650) représentant
+son portrait orné d'une perruque et entouré des armoiries des
+cantons; on y lisait:
+
+«Aux treize cantons Suisses, le Petit-Suisse, marchand perruquier,
+fait et vend toute sortes de perruques et des plus à la mode, vend
+aussi toutes sortes de cheveux de France, d'Angleterre, de Hollande,
+Flandre, Allemagne et d'autres, des plus beaux en gros et en détail,
+demeurant à Paris sur le quay de l'Orloge du Palais entre les deux
+grosses tours.»
+
+[Illustration: MLLe DES FAVEURS A LA PROMENADE A LONDRES
+
+(Musée Carnavalet.)]
+
+On lit dans L'_Eloge des Perruques_, qu'un perruquier de Troyes
+avait pour enseigne un Absalon pendu par les cheveux au milieu d'une
+forêt et transpercé par la lance de Joad. Au bas étaient ces vers:
+
+ _Passant, contemplez la douleur_
+ _D'Absalon pendu par la nuque;_
+ _Il eût évité ce malheur_
+ _S'il avait porté la perruque._
+
+Cette inscription, dont l'auteur est resté anonyme, avait fait
+fortune; on la retrouvait dans plusieurs autres villes, et à Paris
+même, en 1858, elle figurait encore sur une boutique du boulevard
+Bonne-Nouvelle.
+
+Dans la seconde moitié du siècle dernier, alors que les coiffures
+féminines avaient quelque chose d'architectural et de majestueux,
+les artistes qui les édifiaient crurent pouvoir signaler leurs
+laboratoires en écrivant sur la porte en gros caractères: _Académie
+de Coeffure_; mais, dit Mercier, M. d'Angiviller trouva que c'était
+profaner le mot académie, et l'on défendit à tous les coiffeurs de
+se servir de ce nom respectable et sacré. Cela ne les empêcha pas
+toutefois de se qualifier du nom «d'académiciens de coiffure et de
+mode». Lorsque, en 1769, la communauté des perruquiers avait intenté
+un procès aux coiffeurs de dames, l'avocat de ceux-ci publia un
+factum dans lequel il disait: Leur art tient au génie et est par
+conséquent un art libéral. L'arrangement des cheveux et des boucles
+ne remplit pas même tout notre objet. Nous avons sans cesse sous nos
+doigts les trésors de Golconde; c'est à nous qu'appartient la
+disposition des diamants, des croissants des sultans, des aigrettes.
+
+Comme la plupart des autres boutiques, celles des coiffeurs ont
+subi, à une époque qui n'est pas très éloignée de nous, une
+transformation qui leur a fait perdre beaucoup de leur originalité.
+Les enseignes amusantes ont disparu, et elles n'ont guère conservé
+que les petits plats en cuivre qui se balancent au-dessus de la
+devanture, et auxquels fait pendant une boule dorée d'où part une
+touffe de cheveux lorsque le coiffeur s'occupe aussi de postiches; à
+la vitrine on voit souvent une poupée en cire et des flacons de
+parfumerie.
+
+Il n'en était pas ainsi jadis: d'abord il y avait barbier et
+barbier. La boutique de ceux qui étaient barbiers-chirurgiens était
+peinte en rouge ou en noir, couleur de sang ou de deuil, et des
+bassins de cuivre jaune indiquaient que l'on y pratiquait la saignée
+et qu'on y faisait de la chirurgie. Les bassins des perruquiers
+devaient être en étain; ils n'étaient pas astreints à peindre leur
+devanture d'une façon uniforme. Ils avaient toutefois fini par
+adopter un bleu particulier, qui encore aujourd'hui est connu sous
+le nom de _bleu-perruquier_.
+
+Autrefois, en Angleterre, un règlement placé dans un endroit
+apparent de la boutique défendait certaines choses, comme de manier
+les rasoirs, de parler de couper la gorge, etc.; on voyait beaucoup
+de ces pancartes dans le Suffolk vers 1830, et en 1856 il y en avait
+encore une à Stratfort-sur-Avon, que le patron se souvenait d'y
+avoir vue cinquante ans auparavant, lorsqu'il y était entré comme
+apprenti; son maître, qui était en fonctions en 1769, parlait
+souvent de ce règlement comme étant naguère en usage dans toute la
+confrérie, et il disait qu'il remontait à plusieurs siècles.
+Shakspeare y fait allusion au cinquième acte de _Mesure pour
+mesure_. Ce barbier se rappelait avoir vu employer pour savonner des
+coupes on bois: une échancrure pour le cou, semblable à celle des
+plats en étain, en cuivre ou en faïence, y avait été ménagée. Les
+clients qui payaient par quartier en avaient un, dont on se servait
+seulement lorsque le payement était exigible; on y lisait ces mots:
+«Monsieur, le moment de votre quartier est venu.» En France il y a
+eu des plats à barbe très ornés, dont quelques-uns portaient des
+inscriptions, dans le genre de celles-ci: «A mon bon sçavon de
+Paris,» ou «La douceur m'attire.»
+
+[Illustration: Le Barbier patriote.]
+
+[Illustration: Boutique de perruquier, d'après Cochin]
+
+Mercier nous a donné la description suivante d'une boutique de
+perruquier vers 1783; bien que le tableau soit un peu chargé dans
+les détails, il devait être assez exact comme ensemble:
+
+«Imaginez tout ce que la malpropreté peut assembler de plus sale.
+Son trône est au milieu de cette boutique où vont se rendre ceux qui
+veulent être propres. Les carreaux des fenêtres, enduits de poudre
+et de pommade, interceptent le jour; l'eau de savon a rongé et
+déchaussé le pavé. Le plancher et les solives sont imprégnés d'une
+poudre épaisse. Les araignées tombent mortes à leurs longues toiles
+blanchies, étouffées en l'air par le volcan éternel de la poudrière.
+Voici un homme sous la capote de toile cirée, peignoir banal qui lui
+enveloppe tout le corps. On vient de mettre une centaine de
+papillotes à une tête, qui n'avait pas besoin d'être défigurée par
+toutes ces cornes hérissées. Un fer brûlant les aplatit, et l'odeur
+des cheveux bridés se fait sentir. Tout à côté voyez un visage
+barbouillé de l'écume du savon; plus loin, un peigne à longues dents
+qui ne peut entrer dans une crinière épaisse. On la couvre bientôt
+de poudre et voilà un accommodage. Quatre garçons perruquiers,
+blêmes et blancs, dont on ne distingue plus les traits, prennent
+tour à tour le peigne, le rasoir et la houppe. Un apprenti
+chirurgien, dit Major, sorti de l'amphithéâtre où il vient de
+plonger ses mains dans des entrailles humaines, ou dont la main
+fétide sent encore l'onguent suspect, la promène sur tous ces
+visages qui sollicitent leur tour. Des tresseuses faisant rouler des
+paquets de cheveux entre leurs doigts et à travers des cardes ou
+peignes de fer, ont quelque chose de plus dégoûtant encore que les
+garçons perruquiers. Elles semblent pommadées sous leur linge jauni.
+Leurs jupes sont crasseuses comme leurs mains; elles semblent avoir
+fait un divorce éternel avec la blanchisseuse, et les _merlans_
+eux-mêmes ne se soucient point de leurs faveurs.
+
+«La matinée de chaque dimanche suffit à peine aux gens qui viennent
+se faire plâtrer les cheveux. Le maître a besoin d'un renfort. Les
+rasoirs sont émoussés par le crin des barbes. Soixante livres
+d'amidon, dans chaque boutique, passent sur l'occiput des artisans
+du quartier. C'est un tourbillon qui se répand jusque dans la rue.
+Les poudrés sortent de dessous la houppe avec un masque blanc sur le
+visage. L'habit du perruquier pèse le triple; je parie pour six
+livres de poudre. Il en a bien avalé quatre onces dans ses
+fonctions, d'autant plus qu'il aime à babiller.» L'estampe du
+Barbier patriote, p. 8, et la gravure, de Cochin, p. 9, peuvent
+servir de commentaire au passage ci-dessus du _Tableau de Paris_.
+
+Cette malpropreté était le résultat de l'usage de la frisure qui
+avait gagné tous les états: clercs de procureurs (p. 25) et de
+notaires, domestiques, cuisiniers, marmitons, tous versaient, dit
+ailleurs Mercier, à grands flots de la poudre sur leur têtes, et
+l'odeur des essences et des poudres ambrées saisissait chez le
+marchand du vin du coin, comme chez le petit-maître élégant.
+
+À la même époque les femmes avaient donné à leurs coiffures des
+formes extraordinaires et démesurées. L'art du perruquier ordinaire
+ne leur suffisait plus, il fallait y joindre celui du serrurier pour
+ajuster tous les ressorts de ces machines énormes qu'elles portaient
+sur leurs têtes. Cette mode ridicule donna naissance à une foule de
+caricatures: On représenta les femmes ainsi costumées suivies de
+maçons et de charpentiers qui devaient agrandir les portes afin de
+leur laisser passage. Une estampe montre l'armature qu'il a fallu
+construire et soutenir par un échafaudage pour pouvoir étager une
+coiffure. Des commis d'octroi trouvaient parmi les cheveux d'une
+élégante une foule d'objets soumis aux droits. Mlle des Faveurs se
+promenait à Londres avec une coiffure si haute, que l'on tirait sur
+les pigeons qui s'y étaient perchés (p. 5). Une autre élégante était
+suivie d'un nègre chargé de soutenir, à l'aide d'une fourche, son
+édifice capillaire.
+
+[Illustration: Caricature du règne de Louis XVI, d'après le _Magasin
+pittoresque_.]
+
+Le principal personnage de la comédie des _Panaches ou les Coeffures
+à la mode_ (1778) est un inventeur auquel des dames de mondes très
+variés viennent commander des choses aussi extravagantes que
+celle-ci: «Je désirerais que ma coiffure étonnât le monde par sa
+nouveauté. Je désirerais par exemple qu'on y put cacher une
+serinette et un orgue de barbarie qui jouât différentes contredanses
+et qui occasionnât un transport universel.»
+
+[Illustration: Il faut souffrir pour être belle (album du Bon ton,
+1808).]
+
+Les coiffures monumentales ne durèrent qu'un petit nombre d'années:
+elles disparurent lorsque la reine Marie-Antoinette, ayant perdu sa
+magnifique chevelure, se coiffa d'une façon plus simple; cette
+réaction s'accentua encore pendant la période révolutionnaire; en
+même temps disparaissaient presque entièrement la poudre et la
+frisure, et en 1827, alors que la transformation était à peu près
+complète, Ant. Caillot constatait que ces boutiques où, de quelque
+côté qu'on se tournât, on exposait son vêtement à être graissé par
+la pommade ou souillé par la poudre d'un perruquier malpropre,
+s'étaient changées en autant de petits boudoirs, qui n'étaient point
+dédaignés par les jeunes élégants et les petites maîtresses.
+
+Dès l'antiquité les barbiers avaient une réputation méritée de
+loquacité, et leurs boutiques étaient, comme à une époque assez
+voisine de nous, une sorte de bureau d'esprit, où se rendaient ceux
+qui aimaient à parler, à dire des nouvelles et à en entendre.
+«Coutumièrement, dit Plutarque dans son _Traité de trop parler_,
+traduction Amyot, les plus grands truands et fainéans d'une ville et
+les plus grands causeurs s'assemblent et se viennent asseoir en la
+boutique d'un barbier, et de cette accoutumance de les ouïr caqueter
+ils aprenent à trop parler. Parquoy le roi Archelaus respondit
+plaisamment à un sien barbier qui estoit grand babillard après qu'il
+lui eut acoustré son linge alentour de lui et lui eut demandé:
+«Comment vous plaist-il que se face votre barbe, sire?--Sans mot
+dire.» Mais la plupart de ces babillards se perdent eux-mesmes,
+comme il advint que dans la boutique d'un barbier aucuns devisoient
+de la tyrannie de Dionysius, qu'elle estoit bien asseurée et aussi
+malaisée à ruiner que le diamant à couper. «Je mesmerveille, dit le
+barbier en souriant, que vous dites cela de Dionysius, sur la gorge
+duquel je passe le rasoir si souvent. «Ces paroles estant reportées
+à Dionysius, il fit mettre le barbier en croix.»
+
+La légende de Midas constatait aussi que les barbiers ne pouvaient
+s'empêcher de parler. Apollon, pour punir ce roi de Phrygie de lui
+avoir préféré Pan, lui mit des oreilles d'âne. Pendant longtemps il
+put les cacher sous un bonnet à la mode de son pays, mais son
+barbier, qui seul connaissait son secret, ne pouvant le garder et
+craignant de le trahir, alla le confier à la terre; des roseaux
+étant venus à croître à l'endroit où il avait parlé, révélèrent à
+tout le monde le malheur de Midas.
+
+Au commencement de ce siècle Cambry recueillit dans le Finistère une
+tradition analogue. Le roi de Portzmarc'h avait des oreilles de
+cheval, et craignant l'indiscrétion de ses barbiers, il les faisait
+tous mourir. Il finit par se faire raser par son ami intime, après
+lui avoir fait jurer de ne pas dire ce qu'il savait. Mais le secret
+ne tarda pas à peser à celui-ci, qui alla le raconter aux sables du
+rivage. Trois roseaux poussèrent eu ce lieu, les bardes en tirent
+des anches de hautbois qui répétaient: «Portzmarc'h, le roi
+Portzmarc'h a des oreilles de cheval.» En 1861, j'ai ouï raconter
+l'histoire du sire de Karn, qui demeurait dans la petite île de ce
+nom, presque en face d'Ouessant; parmi les redevances qu'il exigeait
+de ses vassaux de terre ferme, figurait l'envoi de barbiers pour le
+raser et lui couper les cheveux; aucun de ceux qui étaient allés à
+l'île n'en était revenu. Un garçon hardi résolut de tenter
+l'aventure; il fut introduit auprès de Karn qui, d'une voix
+terrible, lui ordonna de le raser. En même temps il ôta sa coiffure,
+qui dissimulait des oreilles de cheval. Sans s'émouvoir, le jeune
+homme se mit à le savonner doucement, puis comprenant pourquoi ceux
+qui l'avaient précédé avaient été tués, il trancha d'un coup de
+rasoir le cou du seigneur de Karn.
+
+L'amusante «Histoire du Barbier» que les _Mille et une Nuits_ ont
+rendue populaire, prouve qu'en Orient la démangeaison de parler
+semblait aussi inséparable de la profession: Avant de raser un jeune
+homme qui a un rendez-vous galant, il se met à consulter les astres,
+lui tient toutes sortes de discours, lui vante son esprit, son
+habileté quasi-universelle, se met à danser, et est cause, par son
+indiscrétion, qu'il arrive malheur à son client.
+
+Au moyen âge, et jusqu'à une époque assez récente, on bavarda
+beaucoup chez les barbiers de France; une tradition qui était encore
+populaire à Pézenas en 1808, prétendait que Molière avait fait son
+profit de traits plaisants qu'il avait entendus pendant son séjour
+en cette ville, chez un barbier dont la boutique était le
+rendez-vous des oisifs, des campagnards de bon ton et des élégants.
+Le grand fauteuil dans lequel il s'asseyait et que l'on montrait
+naguère encore, occupait le milieu d'un lambris qui revêtait à
+hauteur d'homme le pourtour de la boutique. Dans ses _Diversitez
+curieuses_, l'abbé Bordelon, presque contemporain de Molière, donne
+un détail intéressant: «Si on trouve la place prise, on regarde les
+images; mais comme on ne change pas tous les jours d'images, on les
+regarde seulement la première fois, et, dans la suite on cause, et
+de quoi causer, si ce n'est de la guerre et des affaires
+politiques.»
+
+Au siècle dernier, d'après les _Nuits de Paris_, tout au moins en
+cette ville, une transformation s'était opérée: Autrefois, avant que
+les barbiers-perruquiers fussent séparés des chirurgiens, les
+boutiques de raserie étaient des bureaux de nouvelles et d'esprit.
+On y passait la journée du samedi, la matinée du dimanche, et en
+attendant son tour on parlait nouvelles, politique, littérature.
+«Tout cela est bien changé! s'écrie Restif. A-t-on bien fait de
+séparer les barbiers des chirurgiens? Est-ce qu'il est bas de raser?
+Pas plus que de saigner.»
+
+[Illustration: Le Barbier politique, lithographie de Pigal.]
+
+De nos jours on ne cause plus guère dans les boutiques des
+coiffeurs; quand il y a presse, chacun y attend son tour, les uns
+songeant, les autres lisant un journal, à peu près comme dans un
+bureau d'omnibus ou dans l'antichambre d'un ministère. Dans quelques
+villes de province seulement se sont conservées les habitudes
+d'autrefois. En Basse-Bretagne, les barbiers figuraient, il y a une
+vingtaine d'années, au premier rang des personnes qui connaissaient
+les contes populaires, les anecdotes, les cancans et les mots
+plaisants. Tout en rasant le client qui était sur la sellette, ils
+les disaient tout haut pour amuser ceux dont le tour n'était pas
+encore venu, et qui souvent lui donnaient la réplique. Ceux-ci
+étaient assis sur des bancs de bois qui garnissaient le tour de la
+boutique et ils causaient comme à une veillée de village; il y avait
+même des patrons qui, le samedi, le jour par excellence des barbes,
+faisaient venir un conteur qui racontait des histoires
+traditionnelles, en les assaisonnant de plaisanteries, de mots de
+gueule, et d'épisodes grotesques.
+
+Le vaudeville de Scribe, _Le Coiffeur et le Perruquier_, date de
+l'époque où les premiers avaient définitivement supplanté leurs
+rivaux, qui ne conservaient guère que la clientèle des vieillards;
+ce qu'ils avaient gardé c'était la loquacité de jadis: «Tous ces
+perruquiers sont si bavards, s'écrie un coiffeur, et celui-là
+surtout! même quand il est seul, il ne peut pas se faire la barbe
+sans se couper, et pourquoi, parce qu'il faut qu'il se parle à
+lui-même!»
+
+Vers 1864, un coiffeur de la rue Racine avait mis sur sa boutique
+une inscription grecque destinée à prévenir ses clients hellénistes
+qu'il n'était pas comme ses confrères: Cheirô tachista chai siopô.
+Je rase vite et je me tais.
+
+J'ai vu à Dinan, en 1865, une enseigne qui avait pour but de
+rassurer les clients sur la lenteur proverbiale des barbiers:
+
+ _Ribourdouille,_
+ _Barbier, marchand de perruques,_
+ _Fait la barbe en moins de cinq minutes._
+
+Le dicton «Quart d'heure de perruquier» était naguère très usité
+pour désigner un temps plus long que celui qui avait été annoncé.
+Dès l'antiquité, on a blasonné la lenteur des barbiers dans des
+épigrammes de l'espèce de la suivante, que Lebrun a imitée de
+Martial:
+
+ Lambin, mon barbier et le vôtre,
+ Rase avec tant de gravité,
+ Que tandis qu'il rase d'un côté
+ La barbe repousse de l'autre.
+
+Dans la comédie du _Divorce_, Regnard a reproduit cette
+plaisanterie, en la poussant jusqu'à la charge:
+
+ SOTINET.--Faites-moi, s'il vous plaît, la barbe le plus
+ promptement que vous pourrez.
+
+ ARLEQUIN.--Ne vous mettez pas en peine, monsieur; dans deux
+ petites heures votre affaire sera faite.
+
+ SOTINET.--Comment, dans deux heures! Je crois que vous vous
+ moquez.
+
+ ARLEQUIN.--Oh! que cela ne vous étonne pas: j'ai bien été
+ trois mois après une barbe, et, tandis que je rasais d'un
+ côté le poil revenait de l'autre.
+
+L'auteur d'un _Million de bêtises_ a reproduit une anecdote,
+vraisemblablement ancienne, qui rentre dans cet ordre d'idée: Deux
+frères jumeaux, d'une parfaite ressemblance, voulurent un jour se
+divertir d'un barbier qui ne les connaissait point; l'un d'eux
+envoya quérir le barbier pour se faire raser. L'autre se cacha dans
+une chambre à côté. Celui à qui l'on fit l'opération étant rasé à
+demi, se leva sous prétexte qu'il avait une petite affaire: il alla
+dans la chambre de son frère qu'il savonna et à qui il mit au cou
+son même linge à barbe et il l'envoya à sa place. Le barbier voyant
+que celui qu'il croyait avoir barbifié à demi avait encore toute sa
+barbe à faire, fut étrangement surpris. «Comment, dit-il, voilà une
+barbe qui est crue en un moment! voilà qui me passe!» Le jumeau,
+affectant un grand sérieux, lui dit: «Quel conte me faites-vous là?»
+Le barbier prenant la parole lui explique naturellement ce qu'il a
+fait, qu'il l'a rasé à demi et qu'il ne comprend pas comment cette
+barbe rasée est revenue si promptement.» Le jumeau lui dit
+brusquement: «Vous rêvez, faites votre besogne.--Monsieur, dit le
+barbier, je m'y ferais hacher, il faut que je sois fou ou ivre, ou
+qu'il y ait de la magie.» Il fit son opération en faisant de temps
+en temps de grandes exclamations sur cet événement. La barbe étant
+faite, celui qui était barbifié entièrement va prendre le barbifié à
+demi, et, pendant qu'il se tient caché, il le substitue à sa place.
+Celui-ci, avec son linge autour du cou: «Allons, dit-il au barbier,
+achevez votre besogne.» Pour le coup, le barbier tomba de son haut,
+il ne douta plus qu'il n'y eut de la magie, il n'avait pas la force
+de parler. Cependant le sorcier prétendu lui imposa tellement qu'il
+fallut qu'il achevât l'ouvrage; mais il alla publier partout qu'il
+venait de raser un sorcier qui faisait croître sa barbe un moment
+après qu'on le lui avait faite.
+
+[Illustration: Boutique de barbier.--Image anglaise du XVIIIe
+siècle.]
+
+En Champagne, on raconte que le diable lui-même s'amusa un jour à se
+faire raser par un barbier. Quand il était rasé d'un côté, la barbe
+repoussait aussitôt.
+
+[Illustration: Le fer trop chaud, gravure de Marillier.]
+
+La légèreté de main que les barbiers apportaient généralement dans
+l'exercice de leur profession ne les mit pas à l'abri du reproche
+de maladresse; l'accusation d'entamer l'épiderme des clients est
+constatée par des proverbes: Ha! ha! barbier, tu m'as coupé, s'écrie
+un personnage de la _Sottie des Trompeurs_, qui veut dire simplement
+qu'il a été trompé. L'espagnol Quevedo, dans la facétie _Fortuna con
+seso_, où pendant une heure les rôles de chacun sont intervertis,
+fait raser un barbier avec un couteau ébréché, et d'Aceilly a écrit
+cette épigramme:
+
+ Quand je dis que tu m'as coupé,
+ Tu dis que je me suis trompé,
+ Et qu'il ne faut pas que je craigne:
+ C'est donc ma serviette qui saigne!
+
+L'usage des fers pour la frisure fournit aussi matière à des
+reproches: «Fils de cent boucs, s'écrie un personnage du roman
+d'_Estevanille Gonzalès_, me prends-tu pour un saint Laurent!» (p.
+21). Vers 1830, Grandville représenta un coiffeur avec une tête de
+perroquet qui, frisant un bouledogue, lui disait: «Ça va chauffer en
+Belgique.--Tu me brûles le cou,» répondait le patient. Ce thème a
+été aussi traité par Daumier, et tout récemment la _Coiffure
+française_ publiait une série où un client était savonné et rasé
+d'une étrange manière par un garçon plus occupé des scènes de la rue
+que de son ouvrage.
+
+Jadis, les coiffeurs de campagne plaçaient une grande écuelle de
+bois ou un plat sur la tête de leur client et ils coupaient tout ce
+qui dépassait les bords. En Haute-Bretagne, on dit de celui qui a
+les cheveux mal taillés qu'on les lui a coupés «à l'écuelle»; en
+Hainaut, qu'on lui a mis un plat sur la tête; une gravure qui
+illustre un roman moderne montre même une lourde marmite qui encadre
+la tête d'un garçon à qui l'on coupe les cheveux.
+
+À Dourdan, on lisait au fronton d'une boutique:
+
+ _Au blaireau de Louis XIII._
+ _Lejuglard, barbier,_
+ _Rase au pouce et à la cuiller._
+
+et l'on y voyait un vieux blaireau qui, d'après la légende, avait
+servi à savonner le fils de Henri IV. Quant au mode de raser annoncé
+par l'enseigne, il était en usage en beaucoup de pays: en Berry, la
+barbe au pouce coûtait deux liards, celle à la cuiller un sou.
+Quelquefois on mettait une noix à la place du pouce. Ces procédés
+sont encore employés dans des villages de France et de Belgique; en
+1862, d'après la _Physiologie du coiffeur_, on s'en servait dans le
+quartier Mouffetard; mais les clients, devançant la méthode
+antiseptique, exigeaient que le barbier trempât au préalable son
+pouce dans du cognac.
+
+Les coiffeurs actuels ont comme ancêtres professionnels, pour une
+partie tout au moins de leur métier, plusieurs corps d'état dont les
+attributions se sont considérablement modifiées avec le temps. Les
+barbiers ou barbiers-chirurgiens formaient à Paris, dit Chéruel, une
+corporation importante dès le XIIIe siècle; leurs anciens statuts ne
+sont pas conservés, mais ils furent renouvelés en 1362 et confirmés
+par lettres patentes de 1371. La corporation était placée sous la
+direction du premier barbier, valet de chambre du roi; on n'y
+entrait qu'après examen, et la corporation avait le droit d'exclure
+les indignes. D'après de Lamare, les chirurgiens de robe longue et
+les chirurgiens-barbiers formaient deux communautés différentes. Les
+uns avaient le droit d'exercer toutes les opérations de la chirurgie
+et n'avaient pas la faculté de raser; les autres étaient astreints à
+la saignée, à panser les tumeurs et les plaies où l'opération de la
+main n'était point nécessaire, et eux seuls avaient le droit de
+raser. Ceux-là avaient pour enseigne saint Cosme et saint Damien,
+sans bassin, et ceux-ci des bassins seulement; les deux communautés
+furent incorporées en 1655.
+
+Il y avait aussi des barbiers étuvistes, qui formaient sous ce nom
+une corporation spéciale; elle fut surtout florissante au XVIe
+siècle.
+
+Les Français avaient rapporté des guerres d'Italie l'habitude de
+laisser croître leur barbe. Elle persista sous François Ier, qui
+avait inauguré la mode des grandes barbes. Il y eut alors plus de
+chirurgiens que de barbiers, quoiqu'une bien singulière mode fût
+venue aussi d'Italie en ce temps-là. Hommes ou femmes se faisaient
+raser impitoyablement tout le poil du corps, comme nous l'apprend ce
+rondeau de Marot, qui prouve que les barbiers de ce temps pouvaient
+exercer leur métier dans des étuves.
+
+ Povres barbiers, bien estes morfonduz
+ De veoir ainsi gentilshommes tonduz
+ Et porter barbe; or, avisez comment
+ Vous gaignerez; car tout premièrement
+ Tondre et saigner ce sont cas défenduz
+ De testonner on n'en parlera plus:
+ Gardez ciseaux et rasouers esmouluz
+ Car désormais vous fault vivre aultrement,
+ Povres barbiers.
+
+ J'en ay pitié, car plus comtes ni ducz
+ Ne peignerez; mais comme gens perduz,
+ Vous en irez besongner chaudement
+ En quelque estuve; et là gaillardement
+ Tondre Maujoint ou raser Priapus.
+ Povres barbiers.
+
+Les barbiers-perruquiers furent créés en décembre 1637 et formaient
+une communauté séparée, qui prit une grande extension: À Paris,
+écrivait Mercier en 1783, douze cents perruquiers, maîtrise érigée
+en charge et qui tiennent leurs privilèges de saint Louis, employent
+à peu près six mille garçons. Deux mille chambrelands font en
+chambre le même métier. Six mille laquais n'ont guère que cet
+emploi. Il faut comprendre dans ce dénombrement les coiffeurs. Tous
+ces êtres-là tirent leur subsistance des papillotes et des
+bichonnages.
+
+[Illustration: La toilette du clerc de procureur, d'après Carle
+Vernet.]
+
+La police n'était pas tendre pour ceux qui exerçaient l'état sans
+avoir été reçus maîtres. Il faut, dit encore Mercier, que ce métier
+si sale soit un métier sacré, car dès qu'un garçon l'exerce sans en
+avoir acheté la charge, le chambreland est conduit à Bicêtre comme
+un coupable digne de toute la vengeance des lois. Il a beau
+quelquefois n'avoir pas un habit de poudre; un peigne édenté, un
+vieux rasoir, un bout de pommade, un fer à toupet deviennent la
+preuve de son crime, et il n'y a que la prison qui puisse expier un
+pareil attentat! Oui, pour raser le visage d'un fort de la halle,
+une chevelure de porteur d'eau, peigner un savant, papilloter un
+clerc de procureur, il faut préalablement avoir acheté une charge!
+La Révolution supprima ce privilège, après avoir accordé aux
+titulaires une indemnité.
+
+Aux siècles derniers, les ouvriers capillaires étaient soumis à un
+régime sévère. L'ordonnance du 30 mars 1635 enjoignait à tous
+garçons barbiers de prendre service et condition dans les
+vingt-quatre heures, ou bien quitter la ville et les faubourgs de
+Paris, à peine d'être mis à la chaîne et envoyés aux galères. Les
+syndics de la communauté avaient le droit, vers 1780, de faire
+arrêter les garçons perruquiers vacants et non placés.
+
+Au XVIe siècle, des barbiers allaient, en été, dans les villages et
+ils sonnaient de la trompe pour avertir ceux qui voulaient se faire
+raser. Des coutumes analogues existaient un peu partout en Europe,
+surtout en Espagne, et dans les romans d'aventures, on voit souvent
+figurer des barbiers ambulants qui, comme Figaro, parcouraient
+philosophiquement l'Espagne «riant de leur misère et faisant la
+barbe à tout le monde». Avant la Révolution, il y avait beaucoup de
+Français qui allaient exercer le métier à l'étranger. Nos valets de
+chambre perruquiers, dit Mercier, le peigne et le rasoir en poche
+pour tout bien, ont inondé l'Europe: ils pullullent en Russie et
+dans toute l'Allemagne. Cette horde de barbiers à la main lente,
+race menteuse, intrigante, effrontée, vicieuse, Provençaux et
+Gascons pour la plupart, ont porté chez l'étranger une corruption
+qui lui a fait plus de tort que le fer de nos soldats. Naguère
+encore, en 1862, dans les grandes villes de Russie, presque tous les
+coiffeurs étaient français.
+
+Les barbiers de village, au siècle dernier, se faisaient payer en
+nature, trois oeufs pour une barbe, un fromage pour deux barbes,
+etc.
+
+En beaucoup de pays, l'apprentissage consiste d'abord à savonner les
+joues et le menton des clients, que rasera ensuite le patron ou le
+garçon en titre. On exerce aussi les apprentis, parfois, à promener
+le rasoir sur une tête de bois. Lorsqu'ils ont pu se faire une idée
+suffisante du maniement du rasoir, on offre à de pauvres gens la
+«barbe gratuite», qui parfois entame quelque peu leur épiderme. Ce
+petit conte de La Monnoie, imité des _Joci_ d'Otomarus Luscinius
+(Augsbourg, 1524), se rapporte à cet usage.
+
+ Un gros coquin, veille de Fête-Dieu,
+ Chez un barbier fut présenter sa face,
+ Le suppliant de lui vouloir, par grâce,
+ Faire le poil pour l'amour du bon Dieu.
+ --Fort volontiers, dit le barbier honnête,
+ Vite, garçon, en faveur de la fête,
+ Dépêchez-moi cette barbe _gratis_.
+ Aussitôt dit, un de ses apprentis
+ Charcute au gueux le menton et la joue:
+ Le patient faisoit piteuse moue,
+ Et comme il vit paroître en ce moment
+ Certain barbet navré cruellement,
+ Pour vol par lui commis dans la cuisine:
+ --Ah! pauvre chien, que je vois en ce lieu,
+ S'écria-t-il, je connois à ta mine
+ Qu'on t'a rasé pour l'amour du bon Dieu!
+
+L'auteur de l'_Histoire des Français des divers États_ a donné,
+d'après des documents du temps, une description pittoresque de la
+cérémonie de réception des maîtres perruquiers: Au milieu de la
+salle est assis un gros homme; c'est un maître; il a bien voulu
+prêter sa tête et sa chevelure, pour ne pas introduire un profane
+qui pût divulguer le secret de la séance. À quelques pas est le
+lieutenant ou sous-lieutenant du premier barbier du roi, le haut
+magistrat du métier. Il préside. «Le fer à friser, dit-il, au
+récipiendaire, vêtu d'un habit sur lequel est tendu un peignoir
+blanc, propre, ayant manches et larges poches. Le fer est-il
+chaud?--Oui, monsieur.--Faites, défaites les papillotes! Voyons
+d'abord la grecque! Où est le coussinet en fer-à-cheval pour
+soutenir la chevelure?--Le voilà!--Et pour y attacher les épingles
+noires, simples, doubles?--Les voilà.--Faites vos boucles?
+Faites-les à la montauciel, en aile de pigeon.»
+
+On donne encore populairement aux coiffeurs le sobriquet de
+_merlans_; c'est un héritage qui leur vient des perruquiers du
+siècle dernier. Alors ils étaient souvent couverts de poudre, et
+ressemblaient à des merlans saupoudrés de farine pour être mis à la
+poêle; on les appela d'abord _merlans à frire_, puis merlans tout
+court. C'est ce dernier terme qu'emploie dans l'opéra-comique des
+_Raccoleurs_ (1756) la harengère Javotte qui, s'adressant à Toupet,
+gascon et garçon frater, lui dit: «Ma mère f'rait ben d'vous pendre
+à sa boutique en magnière d'enseigne; un merlan comme vous s'verrait
+de loin, ça li porterait bonheur; ça y attirerait la pratique!» En
+Provence les enfants criaient jadis après les perruquiers: Merlan à
+la sartan (friture)!
+
+_Frater_ désignait autrefois le garçon chirurgien ou le barbier; ce
+mot est encore un peu usité.
+
+Des dictons populaires semblent dater de l'époque où, par suite de
+la transformation de la coiffure, le métier de perruquier devint
+assez précaire; à Paris, on donne le nom de _côtelette de
+perruquier_ à un morceau de fromage de Brie; en Saintonge, un _louis
+de perruquier_ est une pièce de menue monnaie. En Belgique, _faire
+une ribote de perruquier_ est l'équivalent du proverbe s'enivrer
+d'eau claire; on l'explique, en disant qu'au moment de la décadence
+des perruques, la seule distraction qui fût à la portée des
+perruquiers liégeois consistait à se promener sur les bords de la
+Meuse et à y faire des ricochets dans l'eau.
+
+L'iconographie comique des artistes capillaires est considérable;
+nous avons eu l'occasion d'en parler plusieurs fois au cours de
+cette monographie. Les dessinateurs d'animaux se livrant à des
+occupations humaines n'ont eu garde de les oublier, et ils figurent
+dans la série des singeries.
+
+[Illustration: Les Singeries humaines (1825): Le jour de barbe.]
+
+C'est surtout à l'époque révolutionnaire et sous le règne de
+Louis-Philippe que les caricaturistes ont usé et abusé des allusions
+à double sens, facilement comprises de tous, que pouvaient fournir
+les perruques et la barberie. L'une des premières caricatures de la
+Révolution est celle du _Perruquier patriote_ (1789), que nous avons
+reproduite d'après une gravure appartenant à M. Dieudonné (p. 5);
+au-dessous est cette légende:
+
+ Au sort de la patrie, oui, mon coeur s'intéresse;
+ Que l'on me laisse faire, il n'est plus de débat;
+ Je rase le Clergé, je peigne la Noblesse,
+ J'accommode le Tiers État.
+
+Elle eut assez de succès pour être imitée et reproduite en divers
+formats; un peu plus tard, la note, qui n'était d'abord que
+plaisante, s'accentue, ainsi que nous l'avons déjà dit en parlant
+des enseignes; une caricature, dont il existe plusieurs variantes,
+faisant allusion à la mainmise sur les biens du clergé, a cette
+inscription: «Vous êtes rasé, monsieur l'abbé!» et vers 1793, on
+voit employer souvent la sinistre plaisanterie du rasoir national.
+
+Sous la monarchie de Juillet, on a représenté Louis-Philippe en
+coiffeur, en train de tordre les cheveux d'une femme qui tient à la
+main un bonnet phrygien. L'image a pour légende: «Pauvre liberté,
+quelle queue!» Dans une autre charge, le roi, à son tour, est sur un
+fauteuil et regarde dans un miroir sa figure, qui a pris la forme
+d'une poire; un coiffeur lui dit: «Vous êtes rasé, ça n'a pas été
+long.»
+
+
+DEVINETTES ET PROVERBES
+
+ --Devant quelle personne le roi se découvre-t-il?
+ Devant le coiffeur.
+
+ --Glorieux comme un barbier.
+
+On trouve dans le roman de _Don Pablo de Ségovie_, un commentaire de
+ce proverbe.
+
+ Mon père était, selon l'expression vulgaire, barbier de son
+ métier; mais ses pensées étaient trop élevées pour qu'il se
+ laissât nommer ainsi; il se disait tondeur de joues et
+ tailleur de barbes.
+
+Le proverbe: «Tout beau, barbier, la main vous tremble,» fait
+peut-être allusion à un conte du _Grand Parangon des Nouvelles
+nouvelles_: Un barbier avait consenti, à la sollicitation
+d'héritiers avides, à couper le cou à un seigneur auquel il faisait
+la barbe. Il vint chez le gentilhomme et vit en plusieurs lieux
+cette devise: «Quoi que tu fasses, pense à la fin.» En mouillant la
+barbe du seigneur, il réfléchissait à la promesse qu'il avait faite,
+et il était ému: la main lui tremblait si fort que, lorsqu'il prit
+le rasoir pour faire la barbe, il n'aurait pas été capable de la
+faire. Le seigneur qui s'en aperçut, lui prit le poing, et lui dit:
+«Qu'est-ce là, barbier, vous tremblez? Par la morte bieu, vous avez
+envie de faire quelque mal!» Le barbier se jeta à ses pieds, lui
+avoua tout; les héritiers furent pendus, et lui l'aurait été, si le
+gentilhomme n'avait intercédé pour lui.
+
+On a déjà vu quelques récits populaires où figurent les barbiers;
+dans les contes, ils ne jouent guère qu'un rôle épisodique, qui
+pourrait presque toujours être rempli par un personnage d'une autre
+profession. C'est ainsi que dans un conte dont on a recueilli
+plusieurs versions une princesse dédaigne le fils d'un roi. Celui-ci
+se présente au palais, déguisé, en se donnant pour un perruquier
+habile; il plaît tellement à la princesse, qu'elle finit par
+l'épouser; il l'emmène et lui fait exercer des métiers pénibles,
+jusqu'au jour où, la voyant suffisamment punie de ses dédains, il
+lui fait connaître sa véritable qualité.
+
+
+SOURCES
+
+Lemercier de Neuville, _Physiologie du coiffeur_, 56,
+138.--Fournier, _Histoire des enseignes_, 135, 303. 157.--(Balzac)
+_Petit dictionnaire des enseignes de Paris_, 14.--Akerlio, _Eloge
+des perruques_, 161.--Lefeuve, _Histoire de Paris, rue par rue_, I,
+505.--Mercier, _Tableau de Paris_, I, 58; II, 113; VI.
+70.--Challamel. _Histoire-musée de la Révolution_
+(_passim_).--Timbs, _Things generally not known_, I. 124; II.
+20.--Ant. Caillot, _Vie publique des Français_, II, 117.--Cambry.
+_Voyage dans le Finistère_ (éd. 1836), 308.--_Revue des traditions
+populaires_. I. 327; IX, 503.--Sarcaud, _Légendes du Bassigny
+champenois_, 33.--_Magasin pittoresque_, 1836. 245; 1837,
+401.--Chéruel. _Dictionnaire des Institutions_.--De Lamare, _Traité
+de la police_, II, 116, 335.--Communications de MM. Amédée Lhote,
+Eloy, Alfred Harou. Dieudonné, Lecoq.--Monteil, _Histoire des
+Français_, III, 247; V, 78, 122.--E. Cosquin, _Contes de Lorraine_,
+II, 100.
+
+[Illustration: Une boutique de perruquier vers 1800, d'après une
+eau-forte de Duplessis-Bertaux.]
+
+
+
+
+LES TAILLEURS DE PIERRE
+
+
+Comme la plupart des ouvriers dont les travaux s'exécutent au
+dehors, ou tout au moins dans des chantiers où l'air circule
+librement, les tailleurs de pierre sont plus gais que les artisans
+soumis au régime de l'usine; ils chantent volontiers et leurs
+chansons, loin de refléter des idées tristes, parlent avec une sorte
+d'orgueil du métier et des qualités de ceux qui l'exercent; il est
+vrai que c'est l'un de ceux qui demandent de l'habileté manuelle, de
+la réflexion; le travail est assez bien rétribué, il est varié.
+Poncy a trouvé pour la chanson qu'il a composée sur eux un refrain
+assez heureusement inspiré:
+
+ En avant le maillet d'acier,
+ Il donne une âme au bloc grossier.
+ . . . . . . .
+ À nous ces blocs énormes:
+ Notre bras sait comment
+ Du flanc des monts informes
+ On taille un monument.
+
+Vers 1850, les ouvriers qui taillaient le grès, à Fontainebleau,
+chantaient une chanson dont voici deux couplets:
+
+ Tous les piqueurs de grès
+ Sont de fameux sujets,
+ C'est à Fontainebleau
+ Ce qu'il y a de plus beau.
+
+ Ah! si le roi savait
+ Qu'on est bien en forêt.
+ Il quitterait son beau
+ Château de Fontainebleau.
+
+La chanson de compagnonnage suivante, recueillie dans les
+Côtes-du-Nord, exprime des idées analogues, et elle prétend aussi
+que les tailleurs de pierre sont au premier rang des ouvriers
+honnêtes:
+
+ On y sait dans Paris,
+ Dans Lyon, dans Marseille,
+ Toulouse et Montpellier,
+ Bordeaux et la Rochelle:
+ Tous nos plus grands esprits
+ N'ont jamais pu savoir,
+ Sans être compagnon,
+ Ce que c'est que l'devoir. (_bis_)
+
+ Vous voyez nos maçons
+ Le long de leur échelle,
+ Le marteau à la main,
+ Dans l'autre la truelle,
+ Criant de tous côtés:
+ Apporte du mortier,
+ J'ai encore une pierre,
+ Je veux la placer. (_bis_)
+
+ Et nos tailleurs de pierre,
+ Tous compagnons honnêtes,
+ Le ciseau à la main,
+ Dans l'autre la massette,
+ Criant de tous côtés:
+ Apportez-nous du vin,
+ Car nous sommes des joyeux,
+ Qui n'se font pas de chagrin. (_bis_)
+
+ À la porte de l'enfer,
+ Trois cordonniers s'présentent,
+ Demandent à parler
+ Au maître des ténèbres.
+ Le maître leur répond
+ D'un air tout en courroux:
+ Il me semble que l'enfer
+ N'est faite que pour vous. (_bis_)
+
+ Quant aux tailleurs de pierre,
+ Personne ne se présente:
+ Il y a plus d'dix-huit cents ans
+ Qu'ils sont en attente.
+ Il faut que leur devoir
+ Soit bien mystérieux,
+ Aussitôt qu'ils sont morts
+ Ils s'en vont droit aux cieux. (_bis_)
+
+Dans le centre de la Haute-Bretagne, pays de carrières de granit,
+une chanson que chantent les ouvriers des autres métiers assure que,
+de même que les cordonniers et les tisserands, ils ne commencent
+leur semaine que vers les derniers jours:
+
+ Les tailleurs de pierre sont pis que des évêques, (_bis_)
+ Car du lundi ils en font une fête.
+
+ Va, va, ma petite massette,
+ Va, va, le beau temps reviendra.
+
+ Car du lundi ils en font une fête
+ Et le mardi ils continuent la fête.
+
+ Et le mercredi ils vont voir leur maîtresse.
+
+ Et le jeudi ils ont mal à la tête.
+
+ Le vendredi ils font une pierre peut-être,
+
+ Le samedi leur journée est complète.
+
+ Et le dimanche il faut de l'argent mettre.
+
+Une légende de Java, qui est empreinte d'une certaine philosophie,
+met en même temps en relief la puissance de l'ouvrier qui dompte la
+pierre la plus dure: Un homme qui taillait des pierres dans un roc
+se plaignit un jour de sa rude tâche, et il forma le voeu d'être
+assez riche pour pouvoir reposer sur un lit à rideaux; son souhait
+est accompli; il voit passer un roi, et désire d'être roi, puis
+d'être comme le soleil qui dessèche tout; un nuage l'obscurcit; il
+souhaite d'être nuage; il se place sous cette forme entre le soleil
+et la terre, et de ses flancs coulent des torrents qui submergent
+tout, mais ne peuvent ébranler un roc; il désire être roc; mais
+voici qu'un ouvrier se met à frapper la pierre avec son marteau et
+en détache de gros morceaux. Je voudrais être cet ouvrier, dit le
+roc, il est plus puissant que moi. Et le pauvre homme, transformé
+tant de fois, redevient tailleur de pierre et travaille rudement
+pour un mince salaire, et vit au jour le jour, content de son sort.
+
+Au XVe siècle, la réception d'un maître tailleur de meules donnait
+lieu à une cérémonie assez bizarre: «On avait, dit Monteil, préparé
+une salle de festin, et, au-dessus, un grenier où, pendant que dans
+la salle les maîtres faisaient bonne chère, se divertissaient, le
+dernier maître reçu, le manche de balai à la ceinture en guise
+d'épée, avait conduit celui qui devait être reçu maître, et il ne
+cessait de crier comme si on le battait à être tué. Un peu après il
+sortait, tenant par le bras le maître qui l'avait reçu, et tous les
+deux riaient à gorge déployée. Les coups qui, dans les temps
+barbares, étaient franchement donnés et reçus, alors n'étaient plus
+que simulés; ils précédaient et suivaient les promesses faites par
+les nouveaux maîtres de s'aimer entre confrères du métier, de ne pas
+découvrir le secret de la meulière».
+
+Les ouvriers tailleurs de pierre ont joué un grand rôle dans
+l'ancien compagnonnage; ils prétendaient que leur Devoir remontait
+jusqu'à Salomon, qui le leur avait donné pour les récompenser de
+leurs travaux; il est à peu près prouvé que dès le XIIe siècle, au
+moment où les confréries de constructeurs tendaient à se séculariser
+peu à peu, par le mariage de leurs membres, quelques associations
+d'ouvriers tailleurs de pierre s'étaient organisées en France sous
+le titre de Compagnons de Salomon, lesquels s'adjoignirent ensuite
+les menuisiers et les serruriers. En 1810, les compagnons étrangers,
+dits les Loups, étaient divisés en deux classes, les _Compagnons_ et
+les _Jeunes Hommes_. Les premiers portaient la canne et des rubans
+fleuris d'une infinité de couleurs qui, passés derrière le cou,
+revenaient par devant flotter sur la poitrine; les seconds
+s'attachaient à droite, à la boutonnière de l'habit, des rubans
+blancs et verts.
+
+[Illustration: Tailleurs de pierre au XVIe siècle, d'après Jost
+Ammon.]
+
+L'ouvrier qui se présentait pour faire partie de la Société
+subissait un noviciat pendant lequel il logeait et mangeait chez la
+mère, sans participer aux frais du corps. Au bout de quelque temps,
+et sitôt qu'on avait pu se convaincre de sa moralité, on le recevait
+Jeune Homme. Les Compagnons et les Jeunes Hommes portaient des
+surnoms composés d'un sobriquet et du nom du lieu de leur naissance,
+tels que la _Rose de Morlaix_, la _Sagesse de Poitiers_, la
+_Prudence de Draguignan_, à l'inverse de ce qui avait lieu dans la
+plupart des sociétés.
+
+Les tailleurs de pierre de l'association des Enfants de Salomon,
+initiateurs de tous les autres, portaient le surnom de Compagnons
+étrangers. Il leur fut appliqué, dit la tradition, parce que
+lorsqu'ils travaillèrent au temple de Salomon, ils venaient tous, ou
+presque tous, de Tyr et des environs, et se trouvaient, par
+conséquent, étrangers pour la Judée. L'épithète de loup viendrait,
+suivant Perdiguier, des sons gutturaux ou hurlements qu'ils font
+entendre dans toutes leurs cérémonies. Clavel fait dériver cette
+qualification et celle de chiens donnée à d'autres compagnons de la
+coutume des anciens initiés de Memphis, de se couvrir la tête d'un
+masque de chacal, de loup ou de chien.
+
+La dénomination de «Gavots» aurait été donnée aux enfants de Salomon
+parce que leurs ancêtres, arrivant de Judée, débarquèrent sur les
+côtes de Provence, où l'on appelle gavots les habitants de
+Barcelonnette, localité voisine du lieu de leur débarquement.
+
+Les tailleurs de pierre, enfants de maître Jacques, prennent, comme
+tous les ouvriers qui se rattachaient à lui, le titre de Compagnons
+du Devoir. Ils s'appellent aussi _Compagnons passants_ et étaient
+surnommés _loups-garous_.
+
+Ils forment deux classes: les _compagnons_ et ceux qui demandent à
+l'être ou _aspirants_; les premiers portent la longue canne à tête
+d'ivoire et des rubans bariolés de couleurs variées, attachés autour
+du chapeau et tombant à l'épaule. Ils se traitent de _coterie_,
+portent des surnoms semblables à ceux des compagnons étrangers,
+pratiquant le topage et ne hurlant pas, quoique loups-garous. Ils
+traitent leurs aspirants avec hauteur et dureté. Les loups et les
+loups-garous étaient de sectes différentes; ils se détestaient
+souverainement et laissaient difficilement passer une occasion d'en
+venir aux prises. Les chantiers de Paris ont seuls le privilège
+d'être pour les deux sociétés ennemies un terrain neutre et commun
+où une sorte de bonne intelligence est conservée.
+
+En 1720 les tailleurs de pierre, compagnons étrangers, jouèrent pour
+cent ans la ville de Lyon contre les compagnons passants. Ces
+derniers perdirent et se soumettant à leur sort, abandonnèrent la
+place aux vainqueurs; cent ans plus tard, les temps d'exil étant
+expirés, ils crurent pouvoir retourner de nouveau dans la cité
+lyonnaise; mais leurs rivaux ne l'entendirent pas ainsi, et, quoique
+très nombreux, les passants furent repoussés, ils se rejettent alors
+sur Tournus, où l'on taille la pierre pour Lyon; les passants
+voulurent encore les repousser. On se battit, il y eut des blessés
+et même des morts.
+
+Dans la Loire-Inférieure, on prétend que si les maçons et les
+tailleurs de pierre ont choisi pour leur fête l'Ascension, c'est
+parce que c'est un tailleur de pierre qui retira la dalle qui
+recouvrait le tombeau de Jésus-Christ, et un maçon qui en démolit la
+maçonnerie pour lui permettre de s'élancer au ciel.
+
+Dans le pays de Vannes, le diable devint tailleur de pierre; sa
+coterie et lui avaient chacun une belle et grande pierre à tailler.
+Il était convenu que celui qui aurait fini sa tâche le premier
+aurait tout l'argent. Le tailleur de pierre donna au diable un
+marteau de bois, et il avait beau travailler, il n'avançait pas; le
+compagnon, muni d'une bonne pioche à la pointe d'acier, travaillait
+comme il voulait. Le diable, en voyant cela, jeta son marteau de
+bois dans un étang.
+
+Voici, sur les tailleurs de pierre, une sorte de casse-tête
+mnémotechnique: «Je suis Pierre, fils de Pierre, fils du grand
+tailleur de pierre. Jamais Pierre, fils de Pierre, fils du grand
+tailleur de pierre, n'a si bien travaillé la pierre que Pierre, fils
+de Pierre, fils du grand tailleur de pierre qui a taillé la première
+pierre pour mettre sur le tombeau de saint Pierre.»
+
+Dans le pays d'Antrain (Ille-et-Vilaine) l'usage s'est conservé de
+graver sur la tombe des maçons et des tailleurs de pierre des signes
+géométriques, qui sont l'emblème du métier.
+
+[Illustration: Tailleur de pierre, d'après Bouchardon.]
+
+
+
+
+LES MAÇONS
+
+
+On donne quelquefois aux maçons le surnom de «compagnons de la
+truelle». «Limousin» est synonyme de maçon, parce que, à Paris,
+beaucoup d'ouvriers sont originaires de cette ancienne province.
+
+Dans le Forez, le sobriquet des maçons habiles est «Jean fait tout,
+Jean bon à tout»; à Marseille, le mauvais maçon était appelé _Pasto
+mortier_, gâche mortier. Quand les maçons s'interpellent entre eux,
+ils se disent: «Ohé la coterie!»
+
+En argot, leur auge est un «oiseau», parce qu'elle se perche sur
+l'épaule, comme un perroquet ou un volatile apprivoisé. À Nantes,
+ils donnent le nom de gagne-pain à un petit morceau de bois dont ils
+se servent pour prendre plus facilement le mortier dans la truelle.
+
+L'apprenti maçon est un «voltigueur», parce qu'il voltige sur les
+échelles, ou un «chétif», titre que justifient les brimades dont ces
+jeunes gens sont l'objet. Un proverbe du XVe siècle dit, pour
+exprimer une chose pénible, que «mieux vauldroit servir les maçons».
+Un personnage de la _Reconnue_, comédie de Remy Belleau, s'exprime
+d'une manière analogue:
+
+ Plustost serois aide à maçon
+ Que de servir ces langoureux,
+ Ces advocaceaux amoureux,
+ Qui ne vendent que les fumées
+ De leurs parolles parfumées.
+
+Les façons plus que brusques des maçons à l'égard du jeune garçon
+qui les sert ne datent pas, comme on le voit, d'hier. Les _Mémoires
+d'un ouvrier_ assurent que de tout temps le maçon a eu le droit de
+traiter son gâcheur paternellement, c'est-à-dire de le rosser pour
+son éducation. À la moindre infraction, les coups pleuvaient avec un
+roulement de malédiction: on eût dit le tonnerre et la giboulée. Un
+vieil ouvrier qui s'intéresse à un apprenti lui conseille de prendre
+ces manières en patience: Sois, lui dit-il, un vrai bon goujat, si
+tu veux devenir quelque jour un franc ouvrier. Dans notre métier,
+les meilleurs valets font les meilleurs maîtres; va donc de l'avant,
+et si quelque compagnon te bouscule, accepte la chose en bon enfant;
+à ton âge la honte n'est pas de recevoir un coup de pied, c'est de
+le mériter.
+
+Les maçons qui, à leurs débuts dans le métier, ont été en butte à
+des vexations traditionnelles, ne manquent pas de les faire subir à
+leur tour aux enfants chargés de les servir. Un compagnon, perché à
+l'étage supérieur, appellera son garçon; celui-ci monte les cinq ou
+six échelles, saute d'échafaudage, de poutre en poutre: «Dis-donc,
+gamin, dit le compagnon, va me chercher ma pipe», et la victime
+redescend avec la perspective de regrimper pour une raison tout
+aussi sérieuse. Mais quand l'apprentissage sera terminé, quand il
+sera compagnon, le manoeuvre aura aussi un garçon pour aller
+quérir sa pipe ou son tabac.
+
+Si peu difficile qu'il paraisse, ce métier d'aide n'est pas à la
+portée de tout le monde; une légende dauphinoise raconte que le
+diable ne put l'apprendre; son maître d'apprentissage le mit au rang
+de servant. Pour monter de l'eau, on lui donna un panier à salade,
+et pour monter du mortier, on lui donna une corde. Au commandement:
+De l'eau! le diable grimpait à l'échelle avec son panier à salade et
+arrivait sur l'échafaudage tout penaud, sans pouvoir verser une
+goutte d'eau dans l'auge à mortier. Si l'on criait d'en haut: Du
+mortier! il liait une charge de mortier et le montait en le perdant
+aussitôt. Son maître en riait, et le diable, honteux de n'avoir pu
+servir un maçon, s'enfuit de son chantier. En Franche-Comté, des
+maçons ayant appelé Satan, celui-ci accourut et les servit à
+souhait. Pour l'embarrasser, ils lui demandèrent d'apporter dans une
+bouteille du mortier très liquide. Ceci demandait du temps et le
+mortier disparaissait bien vite. Ils en redemandaient immédiatement,
+si bien que le diable ne pouvait suffire à leurs exigences et se
+fatiguait à remplir la bouteille. Les maçons réclamant des pierres,
+elles arrivaient aussitôt; enfin le plus rusé demanda une pierre à
+la fois ronde, plate et carrée. Le diable fut ainsi attrapé et ne
+put prendre les âmes des maçons.
+
+Les maçons voyageurs ont coutume de porter les tourtes de pain
+enfilées à leurs bâtons. Ils vivent entre eux sans se faire d'amis
+dans les pays étrangers. Les Foréziens, qui ont toujours été ennemis
+des Auvergnats, raillent les enfants de saint Léonard en racontant
+le dicton suivant: Jeanot?--Abs, mon mestre.--Lève-toi,
+fouchtrâ.--Ah! mon mestre, le vent rifle.--Eh ben, tourne te
+coucha.--Jeanot?--Abs, mon mestre.--Lève-toi.--Par que faire, mon
+mestre?--Par voir travaillâ.--Ah! mon mestre, que le ventre me fait
+mâ.--Eh ben, tourne te coucha!--Jeanot?--Abs, mon
+mestre.--Lève-toi.--Par que faire, mon mestre?--La muraille va
+zinguà.--Que le zingue, que le crave, la soupe est trempâ, je vous
+la manjà.--Jeanot?--Abs, mon mestre.--Lève-toi.--Par que faire, mon
+mestre?--Par manjâ la soupa.--Oh! hi! lau la! je me lève, je me
+lève, me v'la levâ.
+
+En Saintonge, on raconte sur les maçons limousins une facétie
+analogue:--Pierre, leve-tu?--P'rquè fare, môn père?--P'r porta le
+mourtià, fouchtra!--Y e la colique, mon pare.--Piau lève-ta?--P'rquè
+fare, mon père.--P'r mang'he la soupe à la rabiole, môn fils.--Y mé
+lève, mon paré, tralala. À Paris on appelle «maçon» un pain de
+quatre livres; quand les maçons du Limousin vont prendre leur repas,
+ils apportent toujours leur pain.
+
+Les maçons, en Angleterre, passent aussi pour être de bon appétit,
+et on leur adresse cette formulette: _Mother, here's the hungry
+masons, look to the hen's meat._ Ma mère, voici les maçons affamés,
+prenez garde à votre poule; en France, on appelle soupe de maçon ou
+de Limousin, une soupe compacte, et l'on dit de celui qui mange
+beaucoup qu'il mange du pain comme un Limousin. Un proverbe gaélique
+a le même sens: _Cnâimh mor'us feoil air, fuigheal clachair._ Un
+gros os et de la chair dessus, dessert de maçon.
+
+D'après une petite légende de la Haute-Bretagne, un oiseau donna des
+conseils utiles à un maçon qui, construisant un mur, ne savait
+comment s'y prendre pour faire tenir une pierre, une caille qui
+était derrière lui cria:
+
+ Bout pour bout.
+
+Dans la Creuse, on adresse aux femmes des maçons la formulette
+suivante:
+
+ _Hou! hou! hou!_
+ _Fennas de maçous,_
+ _Prépares drapés et bouraçous._
+
+_Clachair Samhraidh, diol-déirc Geamhraidh._ En été maçon, en hiver
+mendiant, dit un proverbe gaélique: les travaux de maçonnerie sont
+en effet interrompus pendant l'hiver.
+
+[Illustration: Maçons et tailleurs de pierre, d'après une miniature
+du XVe siècle.]
+
+Comme les maçons, obligés de calculer la place des pierres, de
+rogner ce qui dépasse, vont plus lentement que d'autres gens de
+métiers, des proverbes les accusent de se ménager à l'excès:
+
+ Sueur de maçon
+ Où la trouve-t-on?
+
+ --Sueur de maçon vaut un louis.
+
+ --On ne sait pas ce que coûte une goutte de sueur de maçon.
+ (Liège.)
+
+On dit, par injure, à toutes sortes d'ouvriers qui travaillent
+grossièrement et malproprement à quelque besogne que ce soit, que ce
+sont des vrais maçons.
+
+En Portugal, le maçon a été maudit, parce qu'il a jeté des pierres à
+la sainte Vierge; celle-ci lui dit:
+
+ _Pedreiro, Pedreiro,_
+ _Hade ser sempre pobreto e alagrete._
+
+Maçon, tu seras toujours pauvre et gai. En effet le maçon chante et
+siffle, mais il ne s'enrichit guère.
+
+Les deux formulettes suivantes, si elles sont injurieuses pour
+d'autres corps d'états, sont tout à la louange de la probité des
+maçons:
+
+ Alleluia pour les maçons!
+ Les cordonniers sont des fripons,
+ Les procureurs sont des voleurs,
+ Les avocats sont des liche-plats,
+ Alleluia! (Haute-Bretagne.)
+
+ _Alleluia per li massoun,_
+ _Li courdounié soun de larroun,_
+ _Li mounié soun de cresto-sac,_
+ _Alleluia!_ (Provence.)
+
+Un proverbe sicilien compare les dangers de la construction à ceux
+de la mer:
+
+ _Marinari e muraturi_
+ _Libbiràtinni, Signuri._
+
+ Des marins et des maçons, prenez pitié, Seigneur.
+
+Lorsque les maçons hissent une pierre sur une maison, ils ont
+coutume de pousser un son haut et aigu, que l'on peut plus ou moins
+bien traduire par: âôu-ôu-â-ô-ôu, et qui a un grand caractère de
+monotonie et de tristesse.
+
+À Paris, ils ont un cri d'appel: Une truellée au sas! qui a pour but
+d'avertir le goujat placé près de l'échelle.
+
+Les superstitions en rapport avec la construction sont extrêmement
+nombreuses; voici quelques-unes de celles dans lesquelles les maçons
+jouent un rôle actif.
+
+À Lesbos, quand on creuse les fondements d'une construction
+nouvelle, le maçon lance une pierre sur l'ombre de la première
+personne qui passera; celle-ci mourra, mais la bâtisse sera solide.
+
+La pose de la première pierre est une opération importante, et en un
+grand nombre de pays elle est accompagnée d'actes qui présentent un
+caractère parfois religieux, plus souvent superstitieux. Dans le
+Morbihan, les ouvriers pratiquaient autrefois un trou dans la
+première pierre et y posaient une pièce de monnaie frappée de
+l'année, puis tous, ainsi que le propriétaire, allaient donner un
+coup de marteau; ensuite l'un d'eux se mettait à genoux, récitait
+une petite prière pour demander à Dieu de protéger la nouvelle
+construction, puis, s'adressant à la pièce d'argent, il lui disait:
+
+ Quand cette maison tombera,
+ Dans la première pierre on te trouvera,
+ Tu serviras à marquer
+ Combien de temps elle a duré.
+
+Les maçons du pays de Menton croient qu'il arrivera malheur à celui
+qui posera la première pierre s'il n'a pas soin de faire une prière.
+Aux environs de Namur, le propriétaire l'asperge avec un buis bénit
+trempé dans l'eau bénite et qui est ensuite scellé dans le mur.
+
+À côté de ces coutumes qui ont tout au moins une apparence
+chrétienne, il en est d'autres, usitées encore de nos jours, qui
+sont des survivances de l'époque où des rites barbares se
+rattachaient à la construction. C'est ainsi que naguère, dans le
+nord de l'Écosse, la pierre étant placée sur le bord de la tranchée,
+le plus jeune apprenti ou, à son défaut, le plus jeune ouvrier, se
+couchait, la tête enveloppée dans un tablier, au fond de la
+tranchée, la face contre terre, droit au-dessous de la pierre qui
+avait été laissée sur le bord; on répandait sur sa tête un verre de
+whisky, et lorsqu'on avait crié par trois fois: «Préparez-vous!» les
+deux autres maçons faisaient le geste de placer la pierre sur le dos
+du compagnon couché, et un autre maçon lui frappait par trois fois
+les épaules avec un marteau; lorsqu'il s'agissait de constructions
+importantes, les maçons saisissaient la première créature, homme ou
+bête, qui passait, et lui faisaient toucher la première pierre ou la
+plaçaient pendant quelques instants dessous. On a là évidemment un
+souvenir du temps où une victime vivante était réellement placée
+sous les fondations. Au XVIIe siècle, au Japon, il y avait des
+hommes qui se sacrifiaient volontairement: celui qui se couchait
+dans la tranchée était écrasé avec des pierres.
+
+Des légendes, qui ont surtout cours dans la presqu'île des Balkans,
+mais qu'on retrouve aussi en Scandinavie, racontent que pour assurer
+la solidité de certaines constructions, il fallait y emmurer une
+créature humaine. Au Monténégro, pendant que l'on construisait la
+tour de Cettigne, un mauvais génie renversait la nuit le travail
+fait la veille. Les ouvriers se réunirent en conseil et décidèrent
+que pour faire cesser le maléfice on enterrerait vivante, dans les
+fondations, la première femme qui passerait. On raconte la même
+légende à propos de la tour de Scutari; ce fut un oracle qui ordonna
+d'y enterrer vivante une jeune femme.
+
+[Illustration: Maçon Italien, d'après Mitelli.]
+
+Un autre rite voulait que les fondations fussent arrosées de sang
+humain; les magiciens de Vortigern, roi de la Grande-Bretagne, lui
+avaient dit que sa forteresse ne serait solide qu'après avoir été
+arrosée avec le sang d'un enfant né sans père. D'après la tradition,
+les Pictes, anciens habitants de l'Écosse, versaient sur leurs
+fondations du sang humain. En pleine Europe civilisée, on constate
+un souvenir adouci de cette coutume: Au milieu de ce siècle, on ne
+bâtissait pas une maison, dans le Finistère, sans en asperger les
+fondations avec le sang d'un coq. Si un propriétaire ne se
+conformait pas à cette coutume, les maçons allaient la lui rappeler.
+En Écosse, il fallait aussi faire couler du sang sur la première
+pierre et on frappait dessus la tête d'un poulet jusqu'à effusion de
+sang. Les maçons grecs disent que la première personne qui passera,
+la première pierre posée, mourra dans l'année; pour acquitter cette
+dette, ils tuent dessus un agneau ou un coq noir.
+
+Certaines autres coutumes qui, à l'origine, ont eu un caractère
+superstitieux, ne sont plus qu'un prétexte à pourboire. En Écosse,
+la santé et le bonheur ne résident pas dans la maison, si on n'a
+soin, lors de la pose des fondements, de régaler les ouvriers avec
+du whisky ou de la bière, accompagnés de vin et de fromage; si un
+peu de liquide tombe à terre, c'est un présage favorable.
+
+Dans le Bocage normand le propriétaire doit prendre la truelle et le
+marteau et donner aux ouvriers la pièce tapée; on a soin aussi de
+lui demander force pots pour arroser le mortier. En Franche-Comté,
+l'aîné des enfants pose la première pierre et frappe dessus trois
+coups de marteau. Après cette cérémonie, les maçons passent la
+journée en fête chez celui qui les occupe. Dans le Hainaut, le
+propriétaire doit offrir autant de tournées qu'il a frappé de fois
+avec la truelle sur la pierre.
+
+À Paris, certains maçons demandent qu'on leur donne les verres dans
+lesquels ils ont bu au moment de la pose de la première pierre,
+prétendant que sans cela il arrivera malheur à celui qui fait bâtir
+la maison. Parfois, mais plus rarement, il est d'usage de régaler
+les ouvriers au cours de la construction. Dans la Gironde, les
+moellons qui sont assez longs pour traverser un mur de part en part
+sont appelés _chopines_. Les maçons ne rognent les bouts qui
+dépassent que quand le propriétaire a payé à boire.
+
+Dans la Suisse romande, quand on bâtit une maison, si les étincelles
+jaillissent souvent sous le marteau des maçons ou sous le rabot des
+menuisiers, c'est un présage de malheur et d'incendie pour
+l'édifice. En Écosse on croyait encore, au milieu du siècle, que
+lorsqu'on bâtissait une cathédrale, un pont ou quelque édifice
+important, un ou plusieurs des maçons devaient nécessairement être
+tués par accident.
+
+L'achèvement des murs est presque partout un prétexte à
+réjouissances. À Paris, vers 1850, voici comment cela se passait,
+d'après les _Industriels_: «Quand les ouvriers ont terminé un
+bâtiment, ils se cotisent, achètent un énorme branchage encore
+couvert de sa verdure, qu'ils ornent de fleurs et de rubans, puis
+l'un d'eux, choisi au hasard, va attacher au haut de la maison que
+l'on vient de construire le bouquet resplendissant des maçons, et
+quand tout l'atelier voit se balancer fièrement dans les airs le
+joyeux signe, il applaudit et lance un joyeux vivat. Cette cérémonie
+accomplie, on prend deux autres bouquets, puis on se rend chez le
+propriétaire, puis chez l'entrepreneur. Tous deux, en échange de
+cette offrande, donnent quelques pièces de cinq francs avec
+lesquelles on termine joyeusement la journée».
+
+En Franche-Comté, on met un bouquet au-dessus du pignon ou de la
+cheminée d'un édifice dont on vient d'achever la construction, et
+les maçons appellent arroser le bouquet, boire amplement au compte
+du propriétaire qui leur doit un festin.
+
+À Paris, le rendez-vous général des compagnons maçons est, disent
+les _Industriels_, à la place de Grève. Dès cinq heures du matin ils
+y arrivent en foule, et non seulement les ouvriers s'y rendent soit
+pour attendre de l'ouvrage, soit pour chercher des compagnons, mais
+le rôdeur (on appelle ainsi le compagnon spécialement chargé de
+trouver des engagements) et l'entrepreneur y viennent pour enrôler
+des travailleurs: c'est de ce point de réunion qu'est venu
+l'expression de faire grève, appliquée aux maçons qui sont oisifs,
+soit faute de travail, soit volontairement. Les compagnons
+nouvellement débarqués à Paris pour y tenter la fortune, vont tout
+d'abord à la place de Grève. C'est encore là, chez le marchand de
+vin, qu'on vient tour à tour se payer des rasades en attendant
+l'ouvrage, et souvent bien des coalitions, des complots, parfois
+d'honnêtes projets pour l'avenir se sont formés là. Actuellement il
+y a une seconde grève, place Lévy, aux Batignolles.
+
+[Illustration: Qui bâtit ment, d'après Lagniet (XVIIe siècle).]
+
+Les _Mémoires d'un Ouvrier_ ont conservé une histoire qui se raconte
+parmi les maçons avec mille variantes, et qui met en relief
+l'habileté de certains d'entre eux: «Le gros Mauduit était un maître
+compagnon qu'on avait surnommé _quatre mains_, parce qu'il faisait
+autant d'ouvrage que les deux meilleurs ouvriers. Il travaillait
+toujours seul, servi par trois goujats qui pouvaient à peine lui
+suffire. Vêtu d'un habit noir, chaussé d'escarpins cirés à l'oeuf
+et coiffé à l'oiseau royal, il achevait sa besogne sans qu'une tache
+de plâtre ou un choc de soliveau nuisît à son costume. On venait le
+voir travailler des quatre coins de la France, et il y avait
+toujours sur son échafaudage autant de curieux que devant les tours
+Notre-Dame. Personne n'avait jamais entrepris de lutter contre lui,
+quand il arriva un jour de la Beauce un petit homme nommé Gauvert,
+qui, après l'avoir vu travailler, demanda à concourir avec le roi
+des maîtres compagnons. Gauvert n'avait pas cinq pieds et était tout
+costumé de drap couleur marron, avec un petit cadogan qui pendait
+sur le collet de son habit. On plaça les deux adversaires aux deux
+bouts d'un échafaudage et, à un signal donné, la lutte commença. Le
+mur grandissait à vue d'oeil sous leurs doigts, mais en se
+maintenant toujours de niveau, si bien qu'à la fin de la journée
+aucun d'eux n'avait dépassé l'ouvrage de son concurrent de
+l'épaisseur d'un caillou. Ils recommencèrent le lendemain, puis le
+jour suivant, jusqu'à ce qu'ils eussent conduit la maçonnerie à la
+corniche. Comprenant alors l'impossibilité de se vaincre, ils
+s'embrassèrent en se jurant amitié, et le gros Mauduit donna sa
+fille au petit Gauvert. Les descendants de ces deux vaillants
+ouvriers ont aujourd'hui une maison à cinq étages dans chacun des
+arrondissements de Paris.
+
+Les maçons limousins racontent que saint Léonard, leur patron, est
+le plus grand saint du paradis: Avant que le bon Dieu fût bon Dieu,
+il demanda à saint Léonard s'il voulait l'être à sa place.--Non,
+répondit saint Léonard, cela donne trop de peine. Fouchtra! j'aime
+mieux être le premier saint du paradis. Dans le Morbihan, les maçons
+ont une dévotion toute particulière pour saint Cado, qui fit le
+diable lui construire un pont et le trompa.
+
+Les maçons et charpentiers de Paris avaient établi leur confrérie,
+qui est de saint Blaise et de saint Louis, en l'an 1476 dans la
+chapelle de ce nom, sur la rue Galande, et ils y faisaient dire une
+grande messe tous les dimanches et bonnes fêtes.
+
+Les légendes où les maçons jouent un rôle sont, à part celles qui
+ont trait aux rites de la construction et aux emmurements, assez peu
+nombreuses: Lorsque l'on construisit la cathédrale d'Ulster, il y
+avait une vache miraculeuse qu'on mangeait tous les jours, et qui
+renaissait entière, si on avait soin de ne briser ni endommager
+aucun de ses os, mais de les rassembler et de les mettre dans la
+peau. Un jour, elle boitait; le saint qui conduisait la construction
+fit rassembler ses hommes et leur demanda qui avait brisé l'os pour
+en enlever la moelle: le maçon gourmand se déclara, et le saint lui
+dit que, s'il n'avait pas avoué, il aurait été tué par une pierre
+avant la fin de l'édifice.
+
+En même temps que l'on bâtissait le clocher du prieuré d'Huanne,
+dans le Doubs, on travaillait à la construction du clocher de
+Rougemont. Celui-ci s'élevait déjà à plusieurs mètres du sol, que
+les fondations du clocher d'Huanne n'étaient pas encore terminées.
+Les constructeurs se vantaient réciproquement de travailler vite, et
+ils convinrent que ceux qui atteindraient les premiers une certaine
+élévation, placeraient sur le mur une pierre en saillie représentant
+un objet ridicule pour faire honte aux autres. Ceux de Rougemont,
+qui croyaient gagner la partie, avaient préparé à l'avance une
+pierre sculptée en forme de figure humaine, tirant une langue
+monstrueuse. Mais ils furent punis de leur fanfaronnade, car ceux
+d'Huanne parvinrent les premiers à la hauteur convenue et y
+posèrent, en regard de Rougemont, cette pierre ronde qui affecte
+encore grossièrement la forme de deux fesses. Le lendemain, ceux de
+Rougemont placèrent, en regard d'Huanne, leur figure avec sa langue
+tirée démesurément, et ils eurent grand'honte quand ils apprirent le
+tour qui leur avait été joué la veille par les maçons d'Huanne.
+
+Plusieurs légendes font venir le diable au secours des maîtres
+maçons dans l'embarras. En Haute-Bretagne, l'un d'eux avait promis à
+un seigneur de lui construire une tour qui aurait autant de marches
+qu'il y a de jours dans l'année; mais ses ouvriers avaient peur de
+tomber et ne voulaient plus y travailler; le diable lui proposa de
+l'achever en une nuit, à la condition d'emporter le premier ouvrier
+qui monterait sur le haut après l'achèvement. Le maçon y consentit,
+mais en stipulant que si le maudit ne pouvait l'attraper du premier
+coup, il n'aurait aucun recours contre lui. La tour achevée, le
+maître maçon dit à l'un de ses ouvriers d'y monter, en suivant son
+chat, qui avait une corde au cou. Dès que le chat arriva au haut de
+la tour, le diable le saisit pendant que l'ouvrier descendait en
+toute hâte. J'ai cité dans mon livre sur _les Travaux publics et les
+Mines_ un grand nombre de récits populaires dans lesquels le diable,
+qui est venu au secours d'architectes et de maçons qui l'ont appelé,
+est dupé par eux, et reçoit pour son salaire au lieu d'un homme, un
+chat, un coq ou bien un cochon.
+
+[Illustration: Maçons à l'ouvrage, d'après Eisen (fin du XVIIIe
+siècle).]
+
+Dans un conte sicilien recueilli par Pitrè, un maçon est chargé par
+un roi de lui construire un château où il puisse mettre ses trésors.
+Il le bâtit avec son fils, mais en ayant soin de ménager une
+ouverture cachée par laquelle un homme pouvait entrer. Quand le
+château eut été achevé, le maçon, voyant que personne ne le gardait,
+s'y rendit avec son fils, déplaça la pierre et remplit un sac d'or.
+Il y retourna plusieurs fois, et le roi, qui vit que son tas d'or
+diminuait, fit placer des gardes qui ne prirent personne, parce que
+les deux voleurs ne firent pas leur visite accoutumée. Alors on
+conseilla au roi de placer à l'intérieur des murailles des tonneaux
+remplis de poix. Quand le maçon vint avec son fils, il tomba dans
+l'un d'eux et ne put s'en dépêtrer. Il ordonna à son fils de lui
+couper la tête. Le roi, trouvant ce cadavre décapité, donna l'ordre
+de le promener par la ville, et de regarder si quelqu'un pleurait.
+La veuve du maçon se mit à verser des larmes, et son fils, qui était
+devenu ouvrier charpentier, se coupa les doigts, et alors la mère
+dit qu'elle pleurait parce que son fils était mutilé. Une chanson
+populaire très répandue est celle qui débute ainsi:
+
+ Mon père à fait bâtir maison
+ Par quatre-vingts jolis maçons.
+ Dont le plus jeune est mon mignon.
+
+Souvent les couplets qui suivent n'ont plus de rapport avec le «joli
+maçon»; parfois, comme dans la version poitevine, un dialogue, tout
+à l'avantage de la profession, s'engage entre le père et la jeune
+fille:
+
+ --Mon pèr', pour qui cette maison?
+
+ --C'est pour vous, ma fille Jeanneton.
+
+ Ma fille promettez-moi donc
+ De n'épouser jamais garçon.
+
+ --J'aimerais mieux que la maison
+ Fût toute en cendre et en charbon
+ Que d'r'noncer à mon mignon.
+
+En Gascogne, le dialogue suivant s'engage entre le père et la fille:
+
+ --Voulez-vous prince ou baron?
+
+ --Mon père, je veux un maçon
+ Qui me fera bâtir maison.
+
+ --Que diront ceux qui passeront:
+ À qui est cette maison?
+
+ --C'est à la femme d'un maçon.
+
+
+DEVINETTES ET PROVERBES
+
+ --Qui est-ce qui fait le tour de la maison et qui se trompe
+ quand il arrive à la porte?--C'est le maçon. (Morbihan.)
+
+ --Maçon avec raison fait maison. (XVIe siècle.)
+
+ --C'est au pied du mur qu'on reconnaît le maçon.
+
+ --Avant d'être apprenti maçon, ne fais pas le maître
+ architecte. (Turc.)
+
+ --À force de bâtir le maçon devient architecte. (Turc.)
+
+ --Il n'est pas bon masson qui pierre refuse. (XVIe siècle.)
+
+ --_Non e buon murator chi rifuata pietra alcuna._
+ (Italien.)
+
+ --_An auld mason make a gude barrowman._--Un vieux maçon
+ fait un bon brouetteur. (Écosse.)
+
+ --_Coussira massons ta ha souliès._--Aller chercher des
+ maçons pour faire des souliers. (Béarn.)
+
+ --_My man's a mason to-morow's the first of March._--Mon
+ homme est maçon, c'est demain le premier mars. C'est à ce
+ jour que se termine le temps d'hiver, et qu'on accorde aux
+ ouvriers paie entière. (Écosse.)
+
+[Illustration: Ils s'abregent et se facilitent leurs travaux par les
+secours mutuels qu'ils se donnent.]
+
+
+
+
+LES COUVREURS
+
+
+Le couvreur est appelé «chat» parce qu'il court sur les toits comme
+un chat.
+
+Dans l'argot breton de La Roche-Derrien, les couvreurs en ardoises
+sont, à cause du bruit qu'ils font: «Potred ann tok-tok», les hommes
+du toc-toc, ou marteau.
+
+À Paris, on donne le nom de _voleur au gras-double_ ou de
+_limousineux_ à des ouvriers couvreurs qui volent le plomb des
+couvertures, en coupent de longues bandes avec de bonnes serpettes,
+puis l'aplatissent et le serrent à l'aide d'un clou, ils en forment
+ainsi une sorte de cuirasse qu'ils attachent à l'aide d'une courroie
+sous leurs vêtements. Ce nom de Limousineux leur vient, dit Larchey,
+de ce que l'on compare ce vêtement de plomb aux gros manteaux nommés
+_limousines_.
+
+Quand on veut parler d'un couvreur, disent les _Farces
+tabariniques_, on dit que le vent lui souffle au derrière.
+
+Dans le Bocage normand, les couvreurs présentent au maître une
+ardoise enrubannée, aussi finement découpée qu'une légère dentelle,
+avec une croix au milieu de la rosace taillée dans l'ardoise. Elle
+est ensuite fixée au bord de la toiture. Ce présent doit être, bien
+entendu, récompensé par une gratification.
+
+Grimm rapporte, dans les _Veillées allemandes_, que d'après les lois
+qui régissaient le corps des couvreurs, quand un fils montait pour
+la première fois sur un toit en présence de son père et qu'il
+commençait à perdre la tête, son père était obligé de le saisir
+aussitôt et de le précipiter lui-même afin de n'être pas entraîné
+avec lui dans sa chute.
+
+Un jeune couvreur devait faire son coup de maître et haranguer le
+peuple du haut d'un clocher heureusement achevé. Au milieu de son
+discours il commença à se troubler, et tout à coup il cria à son
+père, qui était en bas parmi une foule nombreuse: «Père, les
+villages, les montagnes des environs qui viennent à moi!» Le père se
+prosterna aussitôt à genoux, pria pour l'âme de son fils et engagea
+le monde qui était là à en faire autant. Bientôt le fils tomba et se
+tua. J'ai entendu en Haute-Bretagne un récit qui rappelle celui de
+Grimm: un couvreur était monté sur un clocher avec son fils, lorsque
+celui-ci lui cria: «Papa, voilà les gens d'en bas qui montent!» Le
+père comprit que son fils était perdu, et il fit le signe de la
+croix en récitant le _De profundis_!
+
+Les couvreurs et faiseurs de clochers figuraient au nombre des
+artisans auxquels il était interdit de tester en justice. Le
+chapitre 156 de la _Très ancienne Coutume de Bretagne_ le disait
+expressément, en les mettant au rang des métiers méprisés pour des
+causes diverses: «Ceux, dit-elle, sont vilains nattes de quelconque
+lignage qu'ils soient qui s'entremettent de vilains métiers, comme
+estre écorcheurs de chevaux, de vilaines bestes, garzailles,
+truendailles, pendeurs de larrons, porteurs de pastés et de plateaux
+en tavernes, crieurs de vins, cureurs de chambres coies, faiseurs de
+clochers, couvreurs de pierres, pelletiers, poissonniers... telles
+gens ne sont dignes d'eux entremettre de droit ni de coutume».
+Hevin, dans son _Commentaire_, dit que si la _Très ancienne Coutume_
+compte entre les infâmes _qui repelluntur a testimonio dicendo_ les
+couvreurs de clochers ou d'ardoises, la raison doit en être tirée
+d'Aristote qui range dans cette catégorie les gens de métier qui
+exposent leur vie pour peu de chose.
+
+[Illustration: Couvreurs sur un toit, d'après Duplessi-Bertoux.]
+
+Dans le compagnonnage, les charpentiers ont reçu les couvreurs; les
+novices s'appellent simplement aspirants. Les couvreurs avaient des
+rubans fleuris et variés en couleurs; ils les portaient au chapeau
+et les faisaient flotter derrière le dos; d'après leur manière de
+voir, ceux qui travaillaient au faîte des maisons devaient porter
+les couleurs au faîte des chapeaux. À leurs boucles d'oreilles, ils
+avaient un martelet et une aissette.
+
+Il est vraisemblable que les compagnons couvreurs avaient, de même
+que beaucoup d'autres, des rites spéciaux lors des enterrements. En
+1893, un ouvrier couvreur s'étant tué en tombant du haut de l'église
+Sainte-Madeleine, à Troyes, sur les grilles qui entourent l'édifice,
+le cortège partit de l'Hôtel-Dieu et, dit le _Petit républicain de
+l'Aube_, quatre ouvriers vêtus de leur costume de travail portaient
+les quatre coins du poêle et, de leur autre main, tenaient le
+marteau plat dont ils se servent pour façonner et pour clouer leurs
+ardoises. Derrière le corbillard venaient deux autres ouvriers à qui
+leurs camarades avaient confié la jolie couronne qu'ils avaient
+achetée en commun pour décorer la tombe du défunt.
+
+ * * * * *
+
+Au siècle dernier, le comte de Charolais, prince de sang, tirait,
+pour exercer son adresse, sur de malheureux couvreurs perchés sur
+les toits. D'après les récits populaires, il aurait eu des
+précurseurs ou des imitateurs. Dans le pays de Bayeux, en parlant
+des exactions féodales, le peuple ne manque jamais de citer les
+seigneurs de Creuilly et ceux de Villiers qui, par passe-temps,
+tuaient les couvreurs sur les toits; quoiqu'on ne précise aucune
+époque, il est probable, dit Pluquet, que cette tradition est fondée
+sur des faits anciens. Aux environs de Falaise on accuse un seigneur
+de Rouvre, dont la mémoire est exécrée, d'avoir, revenant bredouille
+de la chasse, déchargé son fusil sur un couvreur. Dans le
+Bourbonnais, on a donné le surnom de Robert le Diable à un méchant
+seigneur qui, à l'époque de la régence, fusillait les couvreurs.
+
+À Liège, sainte Barbe était la patronne de l'ancien métier des
+couvreurs, comme elle l'est de tous les ouvriers travaillant la
+pierre.
+
+Boileau, dans une lettre à Brossette, dit que les couvreurs, quand
+ils sont sur le toit d'une maison, laissent pendre une croix de
+latte pour avertir les passants de prendre garde à eux et de passer
+vite. Dans la satire sur les _Embarras de Paris_, il indique
+
+ Une croix de funeste présage,
+ Et des couvreurs, grimpez au toit d'une maison,
+ En font pleuvoir l'ardoise et la tuile à foison.
+
+Ce procédé est encore en usage en province; à Paris, le triangle ou
+la croix ont été remplacés par des planches posées en angle aux deux
+côtés de la maison; en outre, un jeune garçon ou un vieillard, armé
+d'une latte, écarte les passants qui seraient tentés de marcher sur
+l'endroit dangereux du trottoir.
+
+D'après le _Dictionnaire de Trévoux_, on dit: «À bas couvreur, la
+tuile est cassée!» quand on commande à quelqu'un de descendre d'un
+lieu où il est monté. L'estampe des _Embarras de Paris_ au XVIIe
+siècle, dont voici un fragment, donne cette variante: «En bas
+couvreur, vous cassez nos tuiles.»
+
+[Illustration]
+
+
+SOURCES
+
+TAILLEURS DE PIERRE--Ch. Poncy. _La Chanson de chaque métier_.--Ph.
+Kuhff, _Les Enfantines du bon pays de France_, 280.--_Revue des
+traditions populaires_, VI, 170; VIII, 128; X, 98.--X. Marinier,
+_Contes de différents pays_, I, 321.--Monteil, _Histoire des
+Français_, II. 130.--A. Perdiguier, _Le Livre du Compagnonnage_, I,
+20, 31.--C.-S. Simon, _Étude sur le Compagnonnage_, 86, 91, 104.
+
+MAÇONS--Noëlas, _Légendes forésiennes_, 97, 121, 151.--Régis de la
+Colombière, _Cris de Marseille_, 175.--L. Larchey, _Dictionnaire
+d'argot_. --Paul Eudel, _Locutions nantaises_.--_Ancien Théâtre
+français_, IV, 363.--_Magasin pittoresque_, 1850, 50, 66.--La
+Bédollière, _Les Industriels_, 219, 222.--_Revue des Traditions
+populaires_, VI, 173, 698; VII, 194, 207, 454, 961; VIII, 178, 564;
+IX, 334; X, 158.--Ch. Thuriet, _Traditions de la Haute-Saône_,
+131.--E. Lemarié, _Fariboles saintongheaises_, 32.--Paul Sébillot,
+_Traditions de la Haute-Bretagne_, II, 154.--E. Rolland, _Rimes de
+l'Enfance_, 321.--Communications de M. A. Harou.--Leite de
+Vasconcellos, _Tradiçoes de Portugal_, 250.--Mistral, _Tresor dou
+felibrige_.--Pitrè, _Proverbi siciliani_, II, 433.--Georgiakis et
+Léon Pineau. _Folk-Lore de Lesbos_, 347.--Tylor, _Civilisation
+primitive_, I, 124.--W. Gregor, _Folk-Lore of Scotland_, 50.--E.
+Lecoeur, _Esquisses du Bocage normand_, II, 343.--F. Daleau,
+_Traditions de la Gironde_, 49;--Ceresole, _Légendes de la Suisse
+romande_, 334.--_Société des Antiquaires_, IV (1re série), 397.--L.
+Brueyre, _Contes de la Grande-Bretagne_, 338.--Ch. Thuriet,
+_Traditions du Doubs_, 355.--Pitre, _Fiabe popolari siciliani_, III,
+210.--J.-F. Bladé, _Poésies françaises de l'Armagnac_, 88.
+
+COUVREURS--N. Quellien, _L'Argot des nomades en Bretagne_.--E.
+Lecoeur, _Esquisses du Bocage_, II, 344.--Grimm, _Veillées
+allemandes_, I, 309.--Communication de M. le Dr A. Corre.--A.
+Perdiguier, _Le Livre du Compagnonnage_, I, 60.--_Revue des
+traditions populaires_, X, 96.--Pluquet, _Contes de Bayeux_, 25.--
+Tixier, _Glossaire d'Escurolles_ (Allier).--Amélie Bosquet, _La
+Normandie romanesque_, 477.
+
+[Illustration: Couvreurs, d'après Couché (1802).]
+
+
+
+
+LES CHARPENTIERS
+
+
+La séparation en spécialités des industries du bois n'a dû guère
+s'opérer que vers le commencement du moyen âge; jusque-là il est
+vraisemblable que la plupart des ouvriers connaissaient l'ensemble
+du métier, et que ceux qui faisaient les charpentes savaient aussi
+fabriquer les chariots, les tonneaux et tout ce qui est maintenant
+du ressort de la menuiserie, comme cela a lieu encore en diverses
+contrées, et même en France dans les campagnes. Ainsi les
+Anglo-Saxons appelaient le charpentier _wright_, c'est-à-dire
+l'artisan, le faiseur, terme qui montre l'importance qu'avait alors
+son art, et l'étendue des services qu'on lui demandait. Tout objet
+fait de bois, dit l'_Histoire de la Caricature_, rentrait dans ses
+attributions. Le _Colloque_ de l'archevêque Alfric met en présence
+les artisans les plus utiles qui discutent sur la valeur relative de
+leurs divers métiers, et le charpentier dit aux autres: «Qui de vous
+peut se passer de moi, puisque je fais des maisons et toutes sortes
+de vases et de navires!» Jean de Garlande nous apprend que le
+charpentier, entre autres choses, fabriquait des tonneaux, des cuves
+et des barriques. À cette époque, où le bois et les métaux étaient
+par excellence les matériaux sur lesquels s'exerçait le travail de
+la main, l'ouvrier qui mettait en oeuvre le bois passait avant le
+forgeron lui-même. Les constructions en pierre étaient beaucoup plus
+rares que de nos jours, et le bois formait, comme maintenant encore
+en plusieurs pays de l'Europe, la matière la plus employée, même
+pour l'extérieur, dont souvent, dans les maisons particulières, le
+soubassement seul était en pierres.
+
+Il semble que le _Livre des Métiers_ a été rédigé peu de temps après
+la répartition entre un certain nombre d'ouvriers spéciaux d'une
+partie de ce qui rentrait autrefois dans la charpenterie. Sous le
+titre unique de charpentiers sont réunis tous ceux qui «euvrent du
+trenchent en merrien», c'est-à-dire qui travaillent le bois avec des
+outils. Les catégories sont nombreuses; on en compte dix: les
+Charpentiers grossiers, les Huchiers faiseurs de huches ou de
+coffres (Bahutiers), les Huissiers faiseurs de huis ou de portes,
+les Tonneliers, Charrons, Charretiers, Couvreurs de maisons, les
+Cochetiers faiseurs de bateaux, les Tourneurs et les Lambrisseurs.
+Au XIVe siècle, le principal instrument des charpentiers était la
+grande cognée à lame droite, et on les appelait charpentiers de la
+grande cognée pour les distinguer des charpentiers de la petite
+cognée ou menuisiers.
+
+De nos jours, le métier figure parmi les plus estimés: en
+Basse-Bretagne, les charpentiers et les charrons sont au premier
+rang des ouvriers. Il en est de même à peu près dans toute la
+France.
+
+En Russie, pays où la plupart des maisons sont en bois, plusieurs
+proverbes sont à leur louange:
+
+ --Le noble est comme le charpentier, il fait ce qu'il veut.
+
+ --Le juge est comme le charpentier, il peut faire tout ce
+ qu'il veut.
+
+Il est rare qu'ils soient l'objet de dictons moqueurs: tout au plus
+peut-on constater qu'on les blasonne assez légèrement, comme dans la
+chanson du garçon charpentier, populaire en Ille-et-Vilaine:
+
+ Est-il rien de si drôle,
+ Parfanière, pertinguette et congreu,
+ Qu'un garçon charpentier? (_ter_)
+
+ S'en vont scier d'la bruère (bruyère)
+ Pour faire des chevrons.
+
+ Des chevrons de bruère
+ Pour faire des maisons.
+
+ Le maire s'en fut les voir:
+ --Courage, mes enfants;
+
+ Vous aurez de l'ouvrage
+ Pour toutes les maisons (_ter_);
+
+ Il n'y a que l'petit Pierre,
+ Mais nous le marierons
+
+ Avec sa petite Jeannette
+ Qui travaille à son gré.
+
+On ne peut guère ranger, parmi les traits véritablement satiriques,
+la _Question tabarinique_ suivante, qui est plutôt une sorte de jeu
+d'esprit facétieux:
+
+ --Qui sont les mauvais artisans? La réponse faite par le
+ bouffon est celle-ci: Les plus mauvais artisans sont les
+ charpentiers et les menuisiers, parce que quand ils ont
+ fait une besongne, bien qu'elle soit toute neufve et qu'on
+ leur reporte, ils ne veulent jamais s'en servir. Par
+ exemple si un charpentier a fait une potence, bien qu'elle
+ n'ait servy qu'une fois, il ne la veut pas reprendre pour
+ soy; le mesme en est d'un menuisier quand il fait une
+ bière: au diable si jamais on luy voit reprendre.
+
+Lorsque les charpentiers étaient employés à la construction des
+maisons, il était d'usage de les traiter avec certains égards;
+c'était un hommage rendu à leur habileté, qui avait aussi pour but
+de les encourager à faire de leur mieux ou de les empêcher de se
+livrer à des actes qui auraient pu être dangereux: En Cochinchine,
+un sortilège très redouté est celui qui consiste à enfoncer un clou
+dans une des colonnes de la maison. Il se pratique aussi dans la
+construction des bateaux: les affaires du propriétaire du bateau se
+mettent alors à décliner. Les charpentiers, qui ont toute facilité
+pour commettre ce méfait, sont très craints; aussi se donne-t-on
+garde, pendant la construction, de leur donner des motifs de
+mécontentement. Un dicton russe constate la croyance, qui n'est
+vraisemblablement pas isolée en Europe, d'après laquelle les
+charpentiers peuvent, au moyen de charmes, ensorceler la maison. Il
+y avait tout intérêt, pour ceux qui faisaient construire, à se
+mettre bien avec des gens investis de ce redoutable privilège.
+
+C'est peut-être là l'origine de l'usage si répandu de leur faire des
+présents lorsqu'ils ont achevé les parties importantes de la maison;
+dans le gouvernement de Kazan, il y a pour eux une bouillie spéciale
+qui leur est offerte le jour où ils ont posé les solives du plafond.
+Ils se gardent bien d'ailleurs de laisser tomber en désuétude des
+coutumes qui leur sont agréables, et ils ont en plusieurs pays des
+façons plus ou moins ingénieuses de les rappeler à ceux qui seraient
+tentés de les oublier. En Franche-Comté, quand on place les deux
+principales colonnes, ils font intervenir adroitement le
+propriétaire dans un travail soi-disant difficile; son rôle est
+d'enfoncer à coups de marteau une cheville dans un trou trop petit.
+Pendant qu'il s'évertue en vain, les ouvriers comptent les coups
+frappés: chaque coup de marteau représente une bouteille, que le
+brave homme est obligé de payer sur-le-champ.
+
+Dans le Bocage normand, lorsque la dernière pièce de la charpente a
+été posée, les ouvriers offrent à la femme du propriétaire une croix
+de bois ornée de rubans et d'une branche de laurier. Celui qui est
+chargé du présent lui fait un compliment, puis il invite le maître à
+le suivre pour placer la croix au faite de la maison et enfoncer
+l'une des chevilles qui assujettiront l'assemblage des poutres. En
+général, celui-ci décline cette invitation, et l'un des ouvriers le
+remplace; il leur remet une gratification.
+
+[Illustration: Charpentiers au XVIe siècle, d'après Jost Amman.]
+
+Le signe qui annonce la levée de la charpente est très répandu;
+actuellement, il consiste souvent en un drapeau placé sur le faite,
+un laurier ou un bouquet formé de diverses fleurs et entouré de
+rubans aux couleurs nationales. En Lorraine, les charpentiers et les
+maçons offrent au propriétaire un petit sapin orné de fleurs et de
+rubans, qui est ensuite mis sur le dernier chevron de la toiture.
+Partout il est d'usage «d'arroser» le bouquet, et c'est le
+propriétaire qui paye.
+
+En Basse-Bretagne, on distribue aux ouvriers qui ont fini une
+construction le vin d'accomplissement, ainsi que le constate ce
+proverbe:
+
+ _Ann heskenner hag ar c'halve_
+ _A blij d'ezho fest ar' maout mae._
+
+ Scieur de long et charpentier--Aiment le festin du mouton
+ de mai.
+
+Dans le Bocage normand, autrefois il y avait un véritable festin
+lors de la levée de la charpente, accompagné de coups de fusils de
+chasse et de danses; le lendemain la famille assistait à une messe.
+
+On tirait des présages de certaines particularités qui se
+présentaient pendant la construction. D'après une croyance rapportée
+par Grimm, si, lorsque le charpentier enfonce le premier clou dans
+la charpente d'une maison, son marteau fait jaillir une étincelle,
+la maison sera brûlée. En d'autres pays d'Allemagne, c'est
+l'étincelle du dernier clou qui expose à ce malheur. Sur les côtes
+de la Baltique, si l'on voit briller une étincelle lorsqu'on frappe
+le premier coup sur la quille d'un navire en construction, à son
+premier voyage le navire se perdra.
+
+En France, les charpentiers ont l'habitude de se faire un sac à
+outils avec une botte, dont le pied est enlevé et remplacé par une
+rondelle de cuir ou de bois qui forme le fond.
+
+En Haute-Bretagne, ils ne doivent pas se passer leurs outils de la
+main à la main, dans la crainte que cette action n'amène entre eux
+une brouille. Je ne crois pas toutefois que cette superstition, qui
+existe aussi chez les couturières, soit générale dans le métier.
+
+Dans plusieurs parties de la Saintonge, ce sont les charpentiers qui
+ont le privilège de guérir les affections de certaines glandes du
+cou ou du sein. Après quelques oraisons, ils disent au patient de se
+coucher sur l'établi, et font mine d'asséner un coup sur la partie
+malade. En Beauce, un charpentier guérissait de «l'écharpe» avec le
+vent de sa cognée.
+
+Saint Blaise était le patron de la confrérie des maçons et des
+charpentiers. La mention de son nom dans le titre prouve que son
+patronage avait dû être adopté depuis longtemps. Le plus ancien
+titre connu de ce patron, que la corporation conserva toujours, est
+de l'année 1410.
+
+Au XIIIe siècle, tout près de Saint-Julien-le-Vieux, en la paroisse
+de Saint-Séverin, il y avait une chapelle de Saint-Blaise, où chaque
+année les confrères maçons et charpentiers réunis venaient apporter
+leurs offrandes et chanter leurs cantiques. Là, tout apprenti
+aspirant à la maîtrise, construisait ou taillait un chef-d'oeuvre
+en présence des jurés, des marguilliers, et vouait au saint patron
+de la communauté ou à la Vierge ce travail important qui allait
+fixer sa destinée.
+
+Les charpentiers ont un autre patron, saint Joseph, et c'est celui
+qu'ils honorent le plus généralement aujourd'hui; sa fête est
+l'occasion d'une promenade traditionnelle qui, jusqu'à ces derniers
+temps, parcourait les rues de Paris, précédée d'une musique. En
+1883, les compagnons passants du Devoir de la ville de Paris se
+rendirent à la mairie du Xe arrondissement, escortant une calèche
+attelée de deux chevaux enrubannés dans laquelle se trouvaient le
+président de la corporation des charpentiers et la _Mère_. Dans le
+cortège figurait aussi le «chef-d'oeuvre», ouvrage de charpenterie
+très compliqué et très orné que portaient sur leurs épaules une
+douzaine de compagnons. Ils furent reçus par le maire, qui leur
+adressa une allocution et offrit un bouquet à la Mère. Le cortège se
+dirigea ensuite vers le Conservatoire des arts et métiers, où les
+charpentiers firent une visite. En 1863, la fête commençait par une
+sorte de procession; on y portait aussi le chef-d'oeuvre, et on
+allait chercher la Mère pour la conduire à l'église. Les compagnons
+étaient enrubannés et avaient des cannes, comme dans la figure de la
+page 17, réduction d'une gravure de l'_Histoire des Charpentiers_.
+Après la messe avait lieu un dîner, et la soirée se terminait par un
+bal. Cette même _Histoire des Charpentiers_, dont le texte ne
+s'occupe guère que de la partie rétrospective du métier, contient
+plusieurs planches intéressantes, qui représentent des réunions de
+compagnons, l'arrivée d'un devoirant chez la Mère, et la procession
+annuelle, dans laquelle on voit le chef-d'oeuvre porté comme un
+saint sacrement, et à quelque distance une sorte de dais sur lequel
+est la statuette de saint Joseph.
+
+[Illustration: Saint Joseph, l'Enfant Jésus et la Vierge, image du
+XVIe siècle.]
+
+Le quatrain suivant est populaire en Espagne:
+
+ _San José era carpintero,_
+ _Y la Virgen costutera,_
+ _Y el Niño labra la Cruz_
+ _Porque ha de morir en ella._
+
+ Saint Joseph était charpentier, et la Vierge couturière, et
+ l'Enfant travaillait à la croix parce qu'il devait mourir
+ dessus.
+
+[Illustration: La Sainte Famille, d'après un bois du XVIe siècle.]
+
+Il pourrait presque servir d'épigraphe à toute une série d'images,
+qui montrent la sainte Famille occupée à des ouvrages de
+charpenterie et de ménage. Ce sujet a inspiré de grands artistes
+comme Carrache, dont le «Raboteux» (p. 13) est l'un des tableaux les
+plus célèbres. L'illustration des livres de piété et l'imagerie
+l'ont aussi traité fréquemment. Dans le bois ci-dessus, emprunté à
+une Bible du XVIe siècle, saint Joseph équarrit du bois, pendant que
+la Vierge file et que de petits anges sont occupés à ramasser des
+copeaux; dans une autre image de la même époque (p. 8), l'Enfant
+Jésus, debout sur un chevalet, aide son père nourricier à scier une
+poutre, et des anges transportent des planches; ailleurs, des anges
+viennent en aide au petit Jésus, qui est en train de clouer une
+barrière dont saint Joseph a équarri les morceaux.
+
+Au métier de charpentier se rapportait une assez singulière
+redevance féodale qui a existé jusqu'à la Révolution en plusieurs
+parties du Poitou: À Thouars, le jour du mardi gras, chaque nouveau
+marié, dont la profession se rapportait à la construction ou à
+l'ameublement des maisons, était tenu de se rendre, avec une pelote
+ou boule de bois, sur un grand emplacement situé devant la porte de
+la ville, appelée la porte du Prévôt. Là, chacun d'eux jetait
+successivement sa pelote soit dans une mare, soit sur les maisons,
+soit ailleurs où bon lui semblait, et tous les ouvriers des mêmes
+états couraient en foule pour s'en emparer. Celui qui la découvrait
+la rapportait au nouveau marié qui l'avait jetée, et recevait une
+légère rétribution conforme à ses facultés.
+
+Le compagnonnage des charpentiers était l'un des plus curieux, et
+celui peut-être qui présentait le plus grand nombre de coutumes et
+de faits d'un caractère particulier; au milieu de ce siècle, il
+était encore très vivant, et voici, d'après deux auteurs
+contemporains, le résumé de ce qui se passait dans cette
+corporation: les charpentiers faisaient remonter leur origine à la
+construction du temple de Salomon, et le père Soubise, savant dans
+la charpenterie, aurait été leur fondateur. Ces enfants du père
+Soubise portaient les surnoms de _Compagnons passants_, ou
+_Bondrilles_, ou _Drilles_, et ils se disaient aussi _Dévorants_.
+Ils portaient de très grandes cannes à têtes noires et des rubans
+fleuris et variés en couleur; ils les attachaient autour de leurs
+chapeaux et les faisaient descendre par devant l'épaule; ils avaient
+des anneaux de l'un desquels pendaient l'équerre et le compas
+croisés, de l'autre la bisaiguë.
+
+Les Aspirants se nommaient Renards; les compagnons étaient peu
+commodes à leur égard; on en a vu qui se plaisaient à être nommés le
+Fléau des Renards, la Terreur des Renards, etc. Le compagnon est un
+maître, le renard un serviteur, et il avait à subir toutes sortes de
+brimades. Le compagnon disait: «Renard, va me chercher pour deux
+sous de tabac; renard, va m'allumer ma pipe; renard, verse à boire
+au compagnon; renard, prend ce manche à balai et va monter la garde
+devant la porte; renard, passe la broche dans ce sabot et fais-le
+tourner devant le feu, etc.» Le renard obéissait ponctuellement et
+sérieusement, dans la pensée que plus tard, lorsqu'il serait
+compagnon, il ferait subir les mêmes humiliations à d'autres.
+
+À la veille d'une réception, les injures et les taquineries
+redoublaient à son égard: il était soumis à la faction, un manche à
+balai à la main, devant la porte de la salle où les compagnons
+s'humectaient le gosier; il devait arroser avec de l'eau une vieille
+savate embrochée devant le feu; ou bien debout derrière les
+compagnons, il devait les servir humblement à table, et, une
+serviette à la main, leur essuyer les lèvres à chaque morceau qu'ils
+portaient à la bouche, à chaque verre qu'il leur plaisait de
+s'ingurgiter.
+
+En province, un renard travaillait rarement dans les villes; on l'en
+expulsait violemment pour l'envoyer «dans les broussailles». À
+Paris, le compagnon charpentier se montrait moins intolérant et le
+renard y pouvait vivre.
+
+Les drilles, dit Perdiguier, hurlent dans leurs cérémonies et
+reconnaissances; ils topent sur les routes, et, comme ils sont en
+général vigoureux et bien découplés, ils cherchent volontiers
+querelle à tout ce qui n'est pas de leur bord. Ils considèrent
+surtout comme une bonne fortune toute occasion d'étriller un
+boulanger ou un cordonnier.
+
+Les compagnons ont une prédilection pour les dénominations
+zoologiques, chez les charpentiers du père Soubise, l'apprenti est
+un _lapin_, l'aspirant un _renard_, le compagnon un _chien_, et le
+maître un _singe_. C'est une véritable métempsycose, sans doute
+originaire des forêts où travaillaient les charpentiers de haute
+futaie. Le lapin, faible et timide, victime du renard et du chien,
+donna son nom au pauvre apprenti; l'aspirant dut se contenter d'être
+un renard et laisserait compagnon plus robuste le droit d'être un
+chien hargneux pour lui et l'apprenti. Quant au nom de singe, Simon
+suppose qu'il fut donné, dans le principe, à celui des deux scieurs
+de long qui se tient perché sur les bois à refendre et veille, de ce
+poste élevé, à la direction de la scie.
+
+D'anciens renards, révoltés de l'intolérable tyrannie des drilles,
+désertèrent un jour les drapeaux de maître Soubise et passèrent sous
+ceux du grand Salomon en s'intitulant: _Renards de liberté_. Mais ce
+nom leur rappelant leur ancienne servitude, ils l'échangèrent
+bientôt contre celui de _Compagnons de liberté_. Comme ils ont
+conservé leur vieille pratique de hurlement, les anciens Enfants de
+Salomon en tirent prétexte pour ne les reconnaître qu'à demi comme
+frères.
+
+À Paris, les charpentiers compagnons de liberté habitent la rive
+gauche de la Seine, la rive droite appartient aux compagnons
+passants et chacun ne doit travailler que sur le territoire de son
+domicile. Celui qui violerait cette règle s'exposerait à des
+aggressions dangereuses.
+
+Les charpentiers des deux partis se disent coterie.
+
+Les charpentiers drilles ont des anneaux de l'un desquels pendent
+l'équerre et le compas croisés, et de l'autre la bisaiguë; les
+cannes des charpentiers ont toutes la tête noire.
+
+[Illustration: Le Raboteux, d'après un tableau de Carrache.]
+
+Au moment où un compagnon quittait une ville où il avait séjourné
+pendant quelque temps, on allait le conduire en lui chantant des
+chansons, dont la suivante qui, d'après le _Dictionnaire Larousse_,
+est de provenance normande, peut donner une idée:
+
+ V'là qu'tu pars, garçon trop ainmable,
+ C'est vesquant, faut en convenir,
+ Au moins charpentier z-estimable
+ Je garderons ton souvenir.
+ Où e'qu'tu veux qu'en ton absence
+ Je trouv' pour deux liards d'agrément.
+ Faut qu'tu soie une oie si tu penses
+ Que j'mm'enbêterai pas joliment!
+ Va! je s'rai comm' un' vielle machine
+ Qu'a les erssorts ainterrompus,
+ Et j'dirai même à Proserpine:
+ Y était, pourquoi qu'y est pus?
+
+ Oh! vieux, t'es un homm' salutaire
+ Pour les amis qu'en a besoin,
+ C'est pas toi qu'est t-involontaire
+ Quand i viennent réclamer ton soin.
+ Tu leus zy fais la chansonnette
+ Quand d'l'amour y s'trouvent imbus!
+ Même c'est toi qui paye la galette.
+ Te v'là là et tu y s'ras pus!
+
+ Comme qui dirait une jeunesse
+ Qu'a l'coeur pris par la tendreté
+ Qui verrait sans délicatesse
+ Son individu la quitter.
+ Elle n'aurait pas, c'te pour' bête,
+ Des chagrins plus indissolus
+ Que moi, quand j'm'fourr' dans la tête
+ Le v'là là et i y s'ra pus!
+
+Il existe quelques formulettes sur les scieurs de long:
+
+Les geais, qui sont des oiseaux moqueurs, se plaisent à contrefaire
+le bruit des divers métiers, et l'on assure qu'ils crient, comme les
+scieurs de long:
+
+ Hire o zigne,
+ Hire o zigne.
+
+On dit en pays wallon:
+
+ _V'là l'cas,_
+ _Tti l'avocat;_
+ _Vlà l'noeud,_
+ _Tti l'souyeux._
+
+ Voilà le cas,--Dit l'avocat;--Voilà le noeud,--Dit le
+ scieur. (Voilà la grande affaire, voilà ce qui arrête).
+
+
+DEVINETTES ET PROVERBES
+
+Dans les _Facétieuses nuits_ de Straparole est une devinette à
+double sens, sur les scieurs de long, qui ne peut être reproduite
+ici.
+
+ --_You may know a carpenter by his chips._
+
+ Vous pouvez reconnaître le charpentier à ses copeaux.
+
+Ce proverbe s'applique généralement aux grands mangeurs, qui
+laissent beaucoup d'os sur leur assiette.
+
+ --_Like carpenter like chips._--Comme est le charpentier,
+ comme sont les copeaux.
+
+En Dauphiné, on emploie le dicton suivant, qui désigne la façon dont
+les ouvriers du bois doivent se comporter dans leur métier:
+
+ Charpentier, gai,
+ Charron, fort;
+ Menuisier, juste.
+
+ --_Tàthàd le goirîd à ghobha, agus Tâthahd leobharan
+ t-saoir._--La prompte soudure du forgeron, le long ajustage
+ du charpentier. (Proverbe gaélique.)
+
+ _--Heb ar skodou hag ar c'hoat-tro_
+ _'Ve muioc'h kilvizien hag a zo._
+
+ N'étaient les noeuds et le bois tordu,--Il y aurait plus
+ de charpentiers qu'on n'en voit. (Basse-Bretagne.)
+
+ --Les charpentiers gagnent hors de la maison.--Le salaire
+ des charpentiers est hors du village. (Russie.)
+
+ --Les menuisiers et les charpentiers sont damnés par le bon
+ Dieu, parce qu'ils ont abîmé beaucoup de bois. (Russie.)
+
+Une petite légende nivernaise raconte qu'autrefois les scieurs de
+long avaient beaucoup de peine à fendre leurs pièces, parce qu'ils
+ne pensaient pas à les assujettir, comme ils font aujourd'hui au
+moyen de cales. Un jour que le corbeau les voyait s'éreinter sans
+parvenir à mettre leur poutre d'aplomb, il se prit à crier: «Cal'
+la! Cal' la!» Les scieurs de long comprirent, calèrent la pièce et
+tout alla bien.
+
+Il n'est rien qui soit aussi désagréable aux charpentiers que les
+noeuds du bois, surtout ceux de certaines espèces. D'après une
+légende provençale, à l'heure de sa mort, saint Joseph, le divin
+charpentier, enveloppa d'un immense pardon tout ce qui l'avait fait
+souffrir sur la terre, mais les noeuds du pin ne furent pas
+compris dans cette suprême absolution.
+
+Suivant plusieurs récits populaires, autrefois le bois était sans
+noeuds, et ils doivent leur origine à une punition céleste.
+
+On raconte en Alsace qu'à l'époque où Jésus et saint Pierre
+parcouraient les villes et les villages avec violon et contrebasse
+et chantaient, devant les maisons, des cantiques spirituels, ils
+arrivèrent un dimanche devant une auberge où des charpentiers se
+livraient à une joie sauvage en buvant et en jouant. Ceux-ci leur
+commandèrent d'entrer et de leur jouer des airs de danse. Comme
+Jésus et saint Pierre s'y refusaient, les charpentiers sortirent en
+foule, les saisirent, les battirent et brisèrent leurs instruments.
+Quand les deux musiciens furent débarrassés de ces vilains
+compagnons, saint Pierre, indigné d'un tel traitement, pria le
+Seigneur de faire suivre le crime d'un châtiment sévère et qui ne
+finirait jamais. «Il faut que tu leur changes, dit-il, le bois
+qu'ils ont à tailler en corne des plus dures.» Le Seigneur répondit:
+«Non, Pierre, le châtiment ne doit pas être si grand, mais je le
+rendrai suffisant pour rappeler leur méfait. Le bois que les
+charpentiers travaillent aura la dureté que tu désires, mais à
+certaines places seulement.» Et depuis ce jour les charpentiers
+trouvent dans le bois ces noeuds qui leur donnent souvent tant de
+mal.
+
+[Illustration: Compagnon charpentier, d'après l'_Histoire des
+Charpentiers_. (1851).]
+
+Une légende hongroise roule sur le même thème: Un jour que
+Notre-Seigneur Jésus-Christ cheminait sur la terre avec saint
+Pierre, ils passèrent devant une auberge dans laquelle on faisait un
+grand vacarme: c'étaient des charpentiers qui s'y amusaient. Pierre
+voulut à tout prix savoir quels gens se trouvaient là-dedans.
+Notre-Seigneur eut beau dire: Pierre, n'y va pas, on te battra, il
+ne l'écoutait pas. Notre-Seigneur, voyant qu'il avait affaire à un
+sourd, le laissa agir, mais il lui flanqua sans que l'autre s'en
+aperçût, une contrebasse sur le dos, puis il s'en alla. Pierre entre
+à l'auberge, la contrebasse sur le dos; il arrivait comme tambourin
+en noce. Aussi lui fit-on fête, et tous de crier: En avant le
+violon! car on le prenait pour un Tsigane. Pierre se récrie en vain,
+en disant qu'on se trompe, les charpentiers s'obstinent, et plus il
+se défend plus ils ont envie de l'entendre. À la fin, ils
+s'ennuyèrent de ses refus et ils tombèrent sur lui. Alors le saint
+courut après Notre-Seigneur, qui était déjà loin, et quand il l'eut
+rattrapé, il se plaignit amèrement de ce qui était arrivé.
+Notre-Seigneur lui répondit: «Ne t'avais-je pas prévenu?» Mais saint
+Pierre voulait se venger, il demanda à Notre-Seigneur ce qui fâchait
+le plus les charpentiers, et celui-ci lui répondit que c'étaient les
+noeuds qu'ils trouvent dans le bois. Alors saint Pierre le pria de
+mettre beaucoup de noeuds dans les arbres pour que les
+charpentiers aient grand mal à les extraire; il voulait même que ces
+noeuds fussent en fer pour briser leurs outils. Notre-Seigneur n'y
+consentit pas; mais pour donner une leçon aux charpentiers et
+contenter en même temps saint Pierre, il mit des noeuds--mais
+seulement, en bois--dans chaque arbre. Malgré cela, on en trouve
+toujours d'assez durs, et lorsque les charpentiers les rencontrent,
+ils ne manquent pas de maudire saint Pierre.
+
+On raconte dans le même pays que c'est à cause des jurements des
+charpentiers que Dieu leur a infligé cette punition: et les noeuds
+proviennent du crachat de saint Pierre.
+
+Dans le Morbihan on dit que, lorsque le diable vint sur terre pour
+apprendre un métier, il fit rencontre de deux scieurs de long. Sur
+sa demande, le voilà embauché apprenti. On le laissa choisir sa
+place sous ou sur un chevalet. Il se mit dessous. Il tirait
+vigoureusement sur la scie; mais une chose l'ennuyait, c'est que la
+sciure de bois lui tombait dans les yeux et l'aveuglait. Il changea
+de place et monta sur le chevalet. Il vit une croix dans le haut de
+la monture de la scie. «Je n'aime pas la croix, dit-il. Changeons de
+bout à la scie; prends pour toi ce bout-ci et donne-moi l'autre.» Ce
+qui fut dit fut fait. Mais le travail était pénible pour le diable.
+«Allons, dit le scieur, tire sur la scie. Ça ne va pas; tu n'as pas
+de sciure.» Le diable faisait des efforts, il suait à grosses
+gouttes, il n'en pouvait plus. Il était éreinté. Pendant la nuit il
+s'enfuit comme un voleur.
+
+Dans les contes populaires, le rôle des charpentiers n'est pas très
+considérable; les musulmans de l'Inde racontent qu'un jour le lion
+partant pour rechercher l'homme à la tête noire, afin de lutter avec
+lui, rencontra un charpentier la tête couverte d'un turban blanc et
+lui demanda de le conduire à l'homme à la tête noire. Le charpentier
+le mena à un grand arbre, prit ses outils et tailla un grand trou
+dans le tronc, puis il fabriqua une planche et la fixa au haut du
+tronc, de façon qu'elle pût glisser comme une trappe de souricière.
+Quant tout fut prêt, il pria le lion de mettre la tête dans le trou
+et de regarder droit devant lui jusqu'à ce qu'il aperçût l'homme à
+la tête noire. Le lion obéit, et le charpentier, qui avait grimpé
+sur l'arbre, laissa retomber la trappe sur le cou du lion, si fort
+qu'il l'étrangla presque; ôtant alors son turban, il lui dit: «Voici
+votre serviteur, l'homme à la tête noire.»
+
+Suivant une fable turque, un charpentier glissa, bien contre son
+gré, du haut du toit dans la rue; dans sa chute il tomba sur un
+passant qui fut tué du coup. Le fils du mort appelle le charpentier
+en justice, réclamant contre lui l'application de la peine du talion
+pour le meurtre commis par lui. Le juge entend l'affaire et prononce
+aussitôt l'arrêt suivant: Conformément à la loi sacrée, nous
+décidons que tu monteras sur la maison dont il s'agit; le
+charpentier se tiendra à l'endroit même où se trouvait feu ton père
+au moment de sa mort, et tu te laisseras choir du haut du toit sur
+le défendeur. Ainsi sera-t-il mis à mort comme l'ordonne la loi.
+
+Dans la comédie du _Menteur véridique_, on trouve une facétie assez
+analogue: L'Anglais furieux prétend que j'ai jeté exprès un homme
+sur lui; je cherche à arranger l'affaire; je lui propose même sa
+revanche en lui accordant un étage de plus, c'est-à-dire qu'on le
+jettera sur moi du premier.
+
+[Illustration: Intérieur de menuisier, d'après une gravure du XVIIe
+siècle (Musée Carnavalet.)]
+
+
+
+
+LES MENUISIERS
+
+
+Lorsque les menuisiers se séparèrent des charpentiers pour former un
+métier distinct, ils s'appelèrent d'abord charpentiers de la petite
+cognée, et, après avoir porté les noms de huissiers, parce qu'ils
+fabriquaient les huis ou portes, et de tabletiers, ils furent
+désignés, à partir de 1382, par celui de menuisier, qui dérive de
+menu.
+
+Leur métier est l'un des plus intéressants: il porte sur des objets
+variés, qui tiennent constamment l'esprit en éveil, et l'on comprend
+que Rousseau ait pu dire dans l'_Émile_: «Le métier que j'aimerais
+le mieux qui fût du goût de mon élève, est celui de menuisier. Il
+est propre, il est utile, il peut s'exercer à la maison.» C'est
+l'état que le père de M. Carnot, président de la République, avait
+fait apprendre à son fils, et je me souviens qu'on le lui rappela au
+cours d'un voyage présidentiel, lorsqu'il visita l'École des arts et
+métiers d'Aix, en 1890.
+
+Les menuisiers ont toujours été tenus en une certaine estime, même
+dans les pays, comme la Basse-Bretagne, où la culture est considérée
+comme devant tenir le premier rang. Aussi la malice populaire s'est
+peu exercée à leur égard; s'ils n'échappent pas aux sobriquets dont
+aucun métier n'est exempt, ceux qu'on leur donne ne sont pas d'une
+nature injurieuse, et rentrent généralement dans l'esprit de celui
+de «pot à colle», qui leur est donné à Genève et ailleurs.
+
+Au contraire, s'ils figurent dans les chansons, les couplets qu'on
+leur adresse sont du genre de celui-ci, qui vient de la
+Haute-Bretagne:
+
+ Quand ces beaux menuisiers s'en iront d'Moncontour,
+ Les filles de Moncontour seront sur les remparts,
+ Toujours en regrettant ces menuisiers charmants
+ Qui leur ont tant donné de divertissements,
+ Sur l'air de tire-moi le pied,
+ Sur l'air de lâche-moi le bras,
+ Sur l'air du traderidera,
+ Tra la la.
+
+Dans l'association des menuisiers de Salomon, dits compagnons du
+Devoir de liberté ou Gavots, il y avait trois ordres distincts,
+savoir: _compagnons reçus_; _compagnons frères_; _compagnons
+initiés_. Les aspirants au titre de compagnon reçu, premier degré de
+l'initiation du Devoir de liberté, prenaient le nom d'affiliés
+pendant tout le temps de leur noviciat.
+
+Lorsqu'un jeune menuisier désirait se faire gavot, il était
+introduit dans l'assemblée générale des compagnons et affiliés, et
+lorsqu'il avait témoigné de sa ferme résolution d'adopter les
+enfants de Salomon pour frères, on lui donnait lecture du règlement
+auquel il devait se soumettre. S'il répondait qu'il ne pouvait s'y
+conformer, on le faisait sortir immédiatement; si au contraire il
+répondait oui, on le déclarait affilié et il était placé à son rang
+de salle; et si par la suite il faisait preuve d'intelligence et de
+probité, il pouvait aspirer à tous les ordres et à toutes les
+fonctions et dignités de son compagnonnage.
+
+Les gavots avaient la petite canne et se paraient de rubans bleus et
+blancs, qu'ils attachaient à la boutonnière de l'habit, et qu'ils
+faisaient flotter du côté gauche.
+
+Dans chaque ville du tour de France, le chef de la société prenait
+le titre de premier compagnon, s'il appartenait au deuxième ordre,
+s'il faisait partie du troisième; on le nommait dignitaire. Le
+premier compagnon portait des rubans terminés par des franges d'or,
+et les jours de grande cérémonie un bouquet de deux épis de blé du
+même métal était attaché à son côté. Le dignitaire se passait de
+droite à gauche en sautoir une écharpe bleue à franges d'or, sur le
+devant de laquelle étaient brochés une équerre et un compas
+entrelacés.
+
+La société élisait ses chefs deux fois par an, au scrutin secret.
+Les affiliés étaient admis à voter. Le chef des gavots accueillait
+les arrivants dans sa ville natale et disposait du rouleur. Affiliés
+et compagnons marchaient sur le pied d'égalité dans leurs relations
+ordinaires; les lois de la société interdisaient la pratique du
+topage. Dans les assemblées générales des gavots, le tutoiement
+était interdit d'une façon absolue et chacun devait y donner
+l'exemple de la propreté et de la tenue. Les compagnons gavots ne
+hurlaient pas dans leurs cérémonies. Ils portaient des surnoms qui
+éveillaient des idées gracieuses, artistiques ou morales, tels que:
+Languedoc la Prudence, Rouennais l'Ami des Arts, Bordelais la Rose,
+etc.; entre eux, ils s'appelaient pays.
+
+Les menuisiers du Devoir, appelés dévorants par les gavots, se
+disaient entre eux dévoirants, par dérivation naturelle de devoir,
+et portaient le surnom de chiens. Ils se classaient, comme dans
+toutes les sociétés se disant de maître Jacques, en compagnons et
+aspirants, et étaient régis par une règle partiale qui subordonnait
+les premiers aux seconds, en les faisant vivre à part et se former
+en réunions séparées; avec cette différence qu'un compagnon avait le
+droit d'entrer à l'assemblée des aspirants, qui ne pouvaient pénétrer
+dans celle des compagnons. Chez la mère, ils avaient leurs dortoirs
+séparés et mangeaient à des tables distinctes; partout et toujours,
+même les jours de fête, le compagnon affectait vis-à-vis de
+l'aspirant des airs de supériorité.
+
+[Illustration: Menuisier coffretier, d'après Jost Amman.]
+
+Entre eux, les menuisiers du Devoir se désignaient par le nom de
+baptême et l'indication du pays natal, dans la forme suivante:
+Mathieu le Parisien, Paul le Dijonnais, etc. Ils portaient des
+petites cannes et avaient pour couleurs des rubans verts, rouges et
+blancs, attachés à la boutonnière, comme les gavots. Ils portaient
+en outre des gants blancs pour prouver, disaient-ils, qu'ils ont les
+mains pures du sang du célèbre Hiram.
+
+Le compagnon récemment reçu n'entrait dans la jouissance de tous ses
+droits qu'après un court noviciat, pendant lequel il portait le
+titre de pigeonneau. Dans les villes du tour de France, le compagnon
+le plus ancien était nommé le premier en ville. Il était le chef
+officiel des aspirants qui ne reconnaissaient pas l'autorité du chef
+électif désigné par les compagnons. Les compagnons menuisiers du
+Devoir ne s'affiliaient que des ouvriers catholiques, de même que
+plusieurs autres corps de métiers, placés sous le patronage de
+maître Jacques.
+
+[Illustration: Petits génies menuisiers, d'après une peinture
+pompéienne.]
+
+Vers 1830, un schisme divisa les gavots menuisiers en deux partis:
+les vieux et les jeunes. Ceux-ci l'emportaient en nombre et en
+force. Ils ridiculisaient les vieux en les traitant de _damas_,
+d'_épiciers_, et ceux-ci se vengeaient en infligeant aux jeunes les
+noms flétrissants de _révoltés_ et de _renégats_.
+
+Les menuisiers avaient des rites qu'ils observaient encore au milieu
+de ce siècle. Lorsque les compagnons gavots convoquent l'assemblée,
+disait Moreau en 1843, si l'ouvrier auquel ils s'adressent nettoie
+gravement son établi, croise l'équerre et le compas sur un bout de
+cet établi, noue sa cravate, passe sa veste, prend son chapeau et
+s'avance silencieusement, en faisant force salamalecs, vers l'un des
+compagnons qui a planté sa canne dans le trou du volet et l'attend
+pour lui dire tout bas à l'oreille: «Vous vous trouverez demain, à
+deux heures, chez la Mère», il a fait un mystère.
+
+Les menuisiers et les serruriers du Devoir de Liberté portaient les
+rubans bleus et blancs attachés au côté gauche. Les menuisiers, les
+serruriers du Devoir et presque tous les compagnons dévoirants
+avaient le rouge, le vert et le blanc pour couleurs premières, puis
+ils en cueillaient d'autres en voyageant, dans chaque ville du tour
+de France. Tous les attachent, du côté gauche, à une boutonnière
+plus ou moins haute de l'habit.
+
+Ces compagnons ont eu quelquefois maille à partir avec les
+charpentiers. C'est ainsi qu'en 1827, à Blois, les drilles allèrent
+assiéger les gavots chez leur Mère: deux charpentiers furent tués,
+un menuisier eut plusieurs côtes enfoncées.
+
+Lors des enterrements, les menuisiers observaient un cérémonial
+assez compliqué, dont Agricol Perdiguier nous a laissé la
+description: Le cercueil d'un compagnon est paré de cannes et de
+croix, d'une équerre et d'un compas entrelacés, et des couleurs de
+la Société. Chaque compagnon a un crêpe noir attaché au bras gauche,
+un autre à sa canne, et, quand les autorités le permettent, il se
+décore des couleurs insignes de son compagnonnage. Lorsque le
+cercueil est arrivé sur le bord de la fosse, ils forment un cercle
+autour. Si les compagnons sont des menuisiers soumis au Devoir de
+Salomon, l'un d'eux prend la parole, rappelle à haute voix les
+qualités, les vertus, les talents de celui qui a cessé de vivre et
+ce qu'on a fait pour le conserver à la vie. Il pose enfin un genou à
+terre, tous ses frères l'imitent, et adressent à l'Être suprême une
+courte prière en faveur du compagnon qui n'est plus. Lorsque le
+cercueil a été descendu dans la fosse, on place aussitôt sur le
+terrain le plus uni, deux cannes en croix; deux compagnons en cet
+endroit, près l'un de l'autre, le côté gauche en avant, se fixent,
+font demi-tour sur le pied gauche, portent le droit en avant, de
+sorte que les quatre pieds puissent occuper les quatre angles formés
+par le croisement des cannes; ils se donnent la main droite, se
+parlent à l'oreille et s'embrassent. Chacun passe, tour à tour, par
+cette accolade, pour aller de là prier à genoux sur le bord de la
+fosse, puis jeter trois pelletées de terre sur le cercueil. Quand la
+fosse est comblée, les compagnons se retirent en bon ordre. La
+cérémonie des menuisiers du Devoir de maître Jacques diffère peu de
+celle-ci.
+
+Les menuisiers sont en général travailleurs, et ne fêtent pas outre
+mesure saint Lundi. Dans l'image d'Épinal qui représente les divers
+ouvriers qui observent ce culte, le menuisier appelé, par jeu de
+mots Bois sec (boit sec), s'exprime ainsi:
+
+ Je suis très sobre par nature,
+ Mais dans l'état de menuisier,
+ Si je bois trop, je vous l'assure,
+ C'est que d'un bois rude et grossier
+ La sciure tient au gosier;
+ Ma femme, parfois singulière,
+ Ne veut pas gonfler ma raison.
+ Pour fuir son humeur tracassière,
+ Je quitte à l'instant la maison.
+
+À côté des menuisiers à moeurs tranquilles, il y en avait,
+paraît-il, qui travaillaient peu; une caricature du règne de
+Louis-Philippe en représente un qui a fait un paquet de ses outils
+et répond à un camarade: «Un ouvrier flambard ne reste jamais plus
+de deux jours dans la même boutique, il ramasserait de la mousse».
+
+Dans le Vivarais, les menuisiers seuls ont le don de couper la
+rostoulo, enflure des pieds ou des bras. Ils font placer le membre
+malade sur leur établi, puis ils coupent d'un coup de hache deux
+ceps de vigne posés en croix dessus, en prononçant ces paroles
+caractéristiques: _Dé qué coupe icou?--La rastoulo ey noum dé
+Dicoù_. Qu'est-ce que je coupe, moi?--La rastoule, au nom de Dieu.
+
+À Genève, le 1er avril, on charge les apprentis menuisiers ou
+charpentiers d'aller chercher une varlope à remplir le bois, une
+mèche à percer les trous carrés, la lime pour affûter le rabot à
+dents, l'échenaillon à placage, l'équerre double, etc.
+
+Les menuisiers ont sainte Anne pour patronne; des légendes de la
+Haute-Bretagne expliquent ce choix à leur façon.
+
+Lorsque séparés des charpentiers ils se décidèrent à avoir un
+patron, cinq d'entre eux furent délégués pour aller au Paradis en
+demander un. Mais saint Pierre leur ferma la porte au nez en leur
+disant qu'ils étaient cinq ânes. Les cinq compagnons revenaient peu
+charmés et se demandaient comment ils rendraient compte de leur
+mission, quand l'un d'eux se frappant le front dit: «Nous devons
+avoir mal entendu, saint Pierre a dû vouloir dire que nous prenions
+sainte Anne». Et depuis lors, sainte Anne est la patronne des
+menuisiers.
+
+Dans le pays de Dol on dit que la Mère de la Vierge devint la
+patronne des menuisiers parce qu'elle construisit le premier
+tabernacle. Une autre explication fantaisiste prétend que c'est
+parce qu'elle avait un petit chien appelé Rabot.
+
+Il est d'usage que les menuisiers célèbrent leur fête et en laissent
+sur leur maison un signe extérieur; il consiste souvent en rubans de
+bois ornés de faveurs de couleur, qui sont suspendus au-dessus de la
+porte. Ceux de la Loire-inférieure y mettent un médaillon en bois
+sculpté, dit _chef-d'oeuvre_ ou travail d'art, entouré d'une
+couronne de fleurs et de verdure enrubannée. Tous les ans, les
+ouvriers remplacent la couronne fanée par une fraîche et les patrons
+régalent en conséquence. Les quasi-enseignes artistiques ont été
+exécutées par les ouvriers les plus habiles, généralement des
+ouvriers de passage, en train de faire leur tour de France; les
+motifs sont en relief: compas, équerres, nom du patron et
+profession, sainte Anne, vive sainte Anne! etc. Les lettres sont
+découpées à la main, sur une certaine épaisseur et espacées très
+régulièrement.
+
+[Illustration: Amours menuisiers, d'après Cochin.]
+
+Dans les récits populaires, les menuisiers figurent assez rarement
+et n'ont pas le principal rôle. Le prince Coeur de Lion, héros
+d'un conte indien, marie le menuisier, l'un de ses trois compagnons,
+à une princesse. Quand la femme du prince a été enlevée par une
+vieille sorcière, il construit un palanquin qui vole dans les airs
+et la lui ramène. Un des personnages du conte de Grimm, _la Table,
+l'Ane et le Bâton merveilleux_, est un garçon qui a appris l'état de
+menuisier. Quand il eut atteint l'âge voulu pour faire sa tournée,
+son maître lui fit présent d'une petite table en bois commun et sans
+apparence, mais douée d'une précieuse propriété. Quand on la posait
+devant soi et qu'on disait: «Table, couvre-toi», elle se couvrait à
+l'instant même d'une nappe, de mets et de boisson. Le garçon se
+croit riche pour le restant de ses jours, et il se met à courir le
+monde, où il ne manquait de rien, grâce à sa table. Un soir, il a
+l'imprudence de montrer son talisman; pendant la nuit, l'aubergiste
+lui prend sa table, et lui en substitue une toute pareille. Plus
+tard, le menuisier rentre en possession de sa table, grâce à l'un de
+ses frères qui, avec son bâton merveilleux, force l'aubergiste à la
+lui restituer.
+
+On raconte en Franche-Comté que le diable voulant attraper saint
+Joseph pendant qu'il dormait à midi, lui tordit méchamment les dents
+de sa scie. Or, quand le saint se réveilla, la scie marchait comme
+un charme. Le diable lui avait donné de la voie sans s'en douter.
+
+Les _Fables et Contes_ de Bidpaï rapportent une assez plaisante
+aventure: «Un menuisier était assis sur une pièce de bois qu'il
+sciait, et pour manier la scie avec plus de facilité, il avait deux
+coins qu'il mettait dans la fente alternativement, à mesure qu'il
+avançait son ouvrage. Par hasard, le menuisier alla à quelque
+affaire. Pendant son absence, le singe monta sur la pièce de bois et
+s'assit de manière que sa queue pendait au travers de la fente.
+Quand il eut ôté le coin qui maintenait les deux côtés sciés sans
+mettre l'autre auparavant, les deux côtés se resserrèrent si
+fortement que sa queue en fut meurtrie et écrasée. Il fit de grands
+cris et il se lamentait; le menuisier survint et vit le singe en ce
+pitoyable état: «Voilà, dit-il, ce qui arrive à qui se mêle d'un
+métier dont il n'a pas fait l'apprentissage».
+
+Un menuisier d'Orléans, dont les affaires n'avaient pas prospéré,
+résolut d'en finir avec la vie; mais après avoir préparé pour ses
+créanciers une mise en scène curieuse: il devait les convoquer tous
+à huitaine, et dans son arrière-boutique il voulait se montrer
+couché dans sa bière entre quatre cierges. Il fabriqua sa bière, et,
+avec l'argent qui lui restait, il se mit à faire quatre repas par
+jour, à boire du meilleur et à chanter. Il donna assignation à ses
+créanciers de se présenter au jour indiqué avec leurs titres et
+cédules, et quand on l'interrogeait il disait, d'un air à double
+entente, que dans huit jours les gens qui l'avaient tourmenté en
+seraient tout penauds et marris. Le bruit se répandit que le diable
+lui avait fait trouver un trésor. Ses créanciers et d'autres vinrent
+lui faire leurs offres de service, et comme il avait pris goût à la
+vie, il se mit à travailler et prospéra si bien qu'au bout de
+quelques années il acheta la maison où il habitait. Pour faire
+croire à l'existence du trésor, il ferma sa cave d'une porte murée.
+Peu de temps avant sa mort, il avoua au religieux qui le confessait,
+que le prétendu trésor n'était autre qu'un cercueil qu'il avait fait
+lorsqu'il avait résolu de mourir.
+
+[Illustration: Figure de menuisier formée d'une réunion d'outils,
+d'après une image messine de Dembour (vers 1840).]
+
+
+SOURCES
+
+CHARPENTIERS.--Wright, _Histoire de la caricature_, 127.--Monteil,
+l'_Industrie française_, I, 102.--Dal, _Proverbes russes_, III,
+130.--_Revue des traditions populaires_, IV, 528; VI, 168, 759; VII,
+169, 315, 675; IX, 683; X, 32, 169, 675.--_Excursions et
+reconnaissances_, 1880, 455, 485.--Tabarin, _OEuvres_, éd. Jannet,
+II, 98.--Lecoeur, _Esquisses du Bocage_, II, 343.--Richard,
+_Traditions de Lorraine_, 60.--Sauvé, _Lavarou Koz_.--Grimm,
+_Teutonic Mythology_, IV, 1793, 1796.--_Mélusine_, III,
+364.--_Calendario popular_, Fregenal, 1885.--Noguès, _Moeurs
+d'autrefois en Saintonge_, 166.--Lecocq, _Empiriques beaucerons_,
+36.--Paul Lacroix, _Histoire des charpentiers_, 19.--Léo Desaivre,
+_Jeux et divertissements en Poitou_, 21.--G. Simon, _le
+Compagnonnage_, 83, 106, 145, 151.--A. Perdiguier, _Le Livre du
+compagnonnage_, I, 41, 47, 56, 113.--Paul Sébillot, _Traditions de
+la Haute-Bretagne_, II, 179.--Dejardin, _Dictionnaire des
+spots_.--P. Ristelhuber, _Contes alsaciens_, 1.--Ch. Poncy,
+_Chansons de chaque métier_, 242.--Decourdemanche, _Fables turques_,
+237.
+
+MENUISIERS--G. Simon, _le Compagnonnage_, 52, 92, 104, 122, 123,
+151.--Vaschalde, _Superstitions du Vivarais_, 22.--_Revue des
+traditions populaires_, VIII, 368, 497; X, 30.--A. Perdiguier, _le
+Livre du compagnonnage_, I, 48, 49, 65.--Blavignac, l'_Empro
+genevois_, 365.--E. Cosquin, _Contes de Lorraine_, I, 26.--Grimm,
+_Contes choisis_ (trad. Baudry), 157.--_Contes et fables de Bidpaï
+et Lokman_ (Panthéon litt.), 414.--Ch. Thuriet, _Traditions de la
+Haute-Saône_, 600.--_Magasin pittoresque_, 1850, 170.
+
+[Illustration: Menuisiers, d'après une gravure de Couché (1802).]
+
+
+
+
+LES BOISIERS ET LES SABOTIERS
+
+
+La forêt, pour peu qu'elle ait une certaine étendue, est le centre
+d'une population toute spéciale qui vit de la mise en oeuvre de
+ses produits. Elle habite les villages de son voisinage immédiat, ou
+plus habituellement encore elle campe sous son couvert, dans des
+demeures construites d'une façon primitive, et qui ne sont pas
+destinées à durer plus longtemps que l'exploitation d'une coupe.
+
+Différents par la race, par les habitudes, parfois même par le
+langage des paysans qui les entourent, les boisiers n'ont point
+comme eux l'attachement au sol que produit la propriété ou la
+jouissance de la terre. La forêt est leur véritable patrie; ils se
+transportent sans regret d'un endroit à un autre, et changent même
+au besoin de forêt. Ils savent que leur métier exige des
+déplacements fréquents, et ils ont bientôt fait d'emporter leur
+mobilier sommaire, de se reconstruire un abri, et de s'habituer à
+leur nouveau voisinage.
+
+La description que Souvestre a laissée du principal campement des
+boisiers de la forêt du Gâvre, situé au milieu de la coupe, donne
+une idée assez exacte de leurs demeures: «Je voyais se dessiner çà
+et là, sous les vagues lueurs de la nuit, des groupes de cabanes qui
+formaient, dans l'immense clairière, comme un réseau de villages
+forestiers. Toutes les huttes étaient rondes, bâties en branchages,
+dont on avait garni les interstices avec du gazon ou de la mousse,
+et recouvertes d'une toiture de copeaux. Lorsque je passais devant
+ces portes, fermées par une simple claie à hauteur d'appui, les
+chiens-loups accroupis près de l'âtre se levaient en aboyant, des
+enfants demi-nus accouraient sur le seuil et me regardaient avec une
+curiosité effarouchée. Je pouvais saisir tous les détails de
+l'intérieur de ces cabanes éclairées par les feux de bruyères sur
+lesquels on préparait le repas du soir. Une large cheminée en
+clayonnage occupait le côté opposé à la porte d'entrée; des lits
+clos par un battant à coulisses étaient rangés autour de la hutte
+avec quelques autres meubles indispensables, tandis que vers le
+centre se dressaient les établis de travail auxquels hommes et
+femmes étaient également occupés. J'appris plus tard que ces
+baraques, dispersées dans plusieurs coupes, étaient habitées par
+près de quatre cents boisiers qui ne quittaient jamais la forêt.
+Pour eux, le monde ne s'étendait point au delà de ces ombrages par
+lesquels ils étaient nourris.»
+
+Parmi ces ouvriers les catégories sont assez nombreuses: les
+bûcherons, les charbonniers et les sabotiers forment des espèces de
+communautés, dont chacune a des usages particuliers; ils exercent en
+général pendant toute l'année leur métier, qui exige un
+apprentissage. Il en est de même des petits industriels qui
+fabriquent la vaisselle de bois, les boisseliers. Ceux qui tressent
+des paniers en osier ou en bourdaine, qui font des cages ou des
+balais sont déjà moins les enfants de la forêt, et quelques-uns n'y
+viennent guère que pour chercher les matériaux nécessaires à leur
+industrie. Dans l'ouest de la France, on désigne tous ces ouvriers
+sous le nom générique de boisiers. Bien qu'il s'applique aussi à
+d'autres catégories d'ouvriers du bois, je réunis sous ce titre les
+gagne-petit de la forêt, qui ont bien des traits communs, et ne
+méritent pas une description particulière.
+
+Sans vivre complètement à l'écart de leurs voisins sédentaires, ces
+artisans s'y mêlent peu, et les alliances sont rares entre eux et
+les paysans. Dans le Morbihan ceux-ci les appellent _Ineanu Koet_,
+âmes de bois; ils les considèrent comme des espèces de bohèmes,
+vivant au jour le jour, et ils ont à leur égard une méfiance,
+d'ailleurs assez justifiée par le sans gêne des gens de la forêt à
+l'égard des pommes de terre, des choux et des autres légumes. Comme
+les primitifs, auxquels ils ressemblent par plusieurs points, les
+hommes du _couvert_ ont des notions assez vagues de la propriété et
+ne considèrent pas comme un vol certains prélèvements en nature.
+C'est plutôt, à leurs yeux, une sorte de bon tour joué aux paysans
+qu'ils méprisent et auxquels ils se croient très supérieurs.
+
+Il en est pourtant qui vivent facilement de leur travail, achètent
+et paient régulièrement leurs denrées et le bois qu'ils mettent en
+oeuvre; mais beaucoup regardent la forêt comme un domaine qui
+n'appartient pas bien directement à quelqu'un. L'État, ou le grand
+propriétaire qui la possède, sont presque des abstractions pour eux;
+ils ne les connaissent guère que par les gardes-chasse ou les
+forestiers, qu'ils ne sont pas éloignés de considérer comme les
+gênant dans l'exercice d'un certain droit de jouissance qu'ils
+pensent leur appartenir, comme étant de père en fils habitants du
+couvert. Aussi ils s'ingénient à mettre en défaut, par toutes sortes
+de ruses, une surveillance qui leur est importune.
+
+On trouve partout, comme dans le Bocage normand, les maraudeurs des
+bois, fabricants de cages, paniers, corbeilles, grils à galette et
+engins de pêche, qui vont la nuit y grapiller la bourdaine, le
+saule, les jeunes branches de chêne, le mort-bois, qui sont les
+matériaux indispensables à leur petite industrie.
+
+Ceux même qui, nés dans les forêts, sont habitués à ses obscurités
+mystérieuses, aux bruits variés que produisent le sifflement du
+vent, les branches et les feuilles qu'il fait craquer ou frémir, ne
+peuvent guère se défendre de croire aux hantises du couvert. Des
+récits étranges, qui se transmettent de loge en loge depuis des
+milliers d'années peut-être, parlent d'apparitions d'êtres
+surnaturels, de dames vertes, de pleurants des bois, d'hommes qui
+ont le pouvoir de mener les loups et de s'en faire obéir comme de
+chiens dociles, ou qui peuvent, au moyen d'onguents ou de
+conjurations, revêtir momentanément des formes animales. Ceux des
+boisiers qui ne croient qu'assez faiblement à toute cette mythologie
+sylvestre, se plaisent à en entretenir le souvenir et à raconter des
+choses terribles aux paysans avec lesquels ils sont en rapport, pour
+que ceux-ci ne soient pas tentés de les déranger dans leurs
+expéditions nocturnes. La forêt de Fontainebleau avait son grand
+Veneur; celle du Gavre, le Mau-piqueur, qui faisait le bois, tenant
+en laisse son chien noir et ayant l'air de chercher les pistes: ses
+yeux laissaient couler des flammes et il prononçait les mauvaises
+paroles:
+
+ Fauves par les passées,
+ Gibiers par les foulées.
+ Place aux âmes damnées.
+
+[Illustration: La chasse fantastique, d'après Maurice Sand
+(_Illustration_, 1852)]
+
+Il annonçait la grande chasse des réprouvés qui tantôt est sous le
+couvert, tantôt, comme la chasse à Bôdet berrichonne (p. 5) ou la
+menée Hellequin des Vosges, se voit dans les airs.
+
+Ces récits, les sons d'un cor fantastique qui se font parfois
+entendre la nuit, des cris discordants et bizarres, ont pour but de
+semer la terreur ou d'attirer sur un point déterminé l'attention des
+gardes, pendant qu'ailleurs ont lieu des chasses qui n'ont rien de
+surnaturel; de tout temps les gens de la forêt ont été braconniers,
+et ont considéré comme très légitime de garnir leur garde-manger aux
+dépens du gibier du roi ou du seigneur.
+
+Les paysans ont à l'égard des boisiers des dictons moqueurs qui font
+allusion à l'état misérable de quelques-uns d'entre eux. C'est ainsi
+que sur la lisière de la forêt de Loudéac, on récite le petit
+dialogue suivant: «J'ai marié ma fille, dit une bonne femme à sa
+commère.--V'ez marié vot' fille? La z'avous ben mariée?--Vère (oui)
+donc, je l'ai mariée à un homme d'état.--Quel état?--Fabricant
+d'binières (sorte de paniers); il est binier et sorti de binière
+(boisier de père en fils).--Ah! commère, répond l'autre, o det (elle
+doit) manger du pain!»
+
+On a jusqu'ici peu étudié les superstitions particulières à ce
+groupe; il est vrai que l'enquête serait assez difficile, car ces
+gens sont assez défiants à l'égard de ceux qui ne vivent pas dans
+les bois.
+
+Les fendeurs, les boitiers et les bûcherons de la forêt de Bersay
+(Sarthe), ont l'habitude d'allumer du feu près de leurs ateliers,
+même en été. Ils prétendent que ce feu leur tient compagnie;
+peut-être est-ce un souvenir des temps où il fallait écarter les
+fauves avec des brasiers.
+
+Dans le Bocage normand, les boisseliers, qui portent le nom de
+boisetiers, tournent de la vaisselle de bois à l'usage des pauvres
+gens des villages, confectionnent écuelles, jattes, cuillers,
+poivrières, écuelles à bouillie et taillent également les pelles à
+four et à marc. Ces produits trouvaient dans le pays et les contrées
+voisines un écoulement plus facile qu'aujourd'hui, une partie de ces
+ustensiles ayant été remplacés par des similaires en faïence ou en
+métal.
+
+Dans le Maine, quelques boisetiers débitaient eux-mêmes leur
+vaisselle de bois au lieu de la vendre en gros. Élevée en pyramide
+sur une hotte d'osier, ils la promenaient à dos, en criant d'une
+voix traînante: «Boisterie! Boisterie! oui! ouie!» au grand plaisir
+de la marmaille, qui les suivait en répétant leur mélopée tremblante
+et prolongée. Au moyen âge, les boisseliers avaient l'habitude,
+lorsqu'un pauvre venait leur demander l'aumône, de lui donner une
+cuiller de bois. Parfois c'étaient, comme dans certaines forêts de
+Bretagne, des jeunes filles qui colportaient dans les foires de
+village les ustensiles fabriqués sous le couvert, conduisant
+plusieurs chevaux qui portaient la marchandise, et elles
+s'efforçaient de leur mieux de «faire l'article».
+
+Dans la Sarthe, quand le boitier est devenu vieux, s'il est
+industrieux, il cherche une occupation analogue à son ancien métier:
+il lace des paniers ou se met à fabriquer les épingles de bois
+appelées jouettes dans le pays. Ce sont de petites branches de
+chênes plus grosses que le doigt, longues de treize centimètres,
+dans lesquelles on pratique avec la vrille un trou qui les traverse,
+puis avec l'aide de la serpe on enlève le bois en faisant une
+ouverture de huit centimètres de long, formant le V, qui, à son
+extrémité inférieure offre une entaille de un centimètre, se
+terminant à trois millimètres, grosseur de la vrille. Ces épingles
+ou fiches servent à fixer le linge mouillé sur des cordes. Cent
+jouettes valent environ un franc. Lorsque le boitier a taillé
+quelques centaines d'épingles, il va les vendre à la ville. La
+ficelle qui sert de ruban à son chapeau porte une couronne de sa
+marchandise. Il crie d'une voix cassée: «Épingles! Épingles!».
+
+Ces gens de la forêt ont conservé par tradition une sorte de
+sculpture primitive qui a une certaine analogie avec les grossiers
+essais que l'on retrouve chez les sauvages contemporains: elle
+consiste à prendre un morceau de bois dont l'écorce est intacte, à
+enlever celle-ci ou à la soulever, de façon à ce qu'elle serve
+d'habit ou de bras: les parties découvertes sont taillées et trouées
+de façon à former des figures. Celles de la page 9, que j'ai
+dessinées d'après des figures que m'avaient données des boisiers de
+la forêt de Haute-Sève (Ille-et-Vilaine), donnent une idée
+suffisante de leur façon de procéder.
+
+Les «boitiers» font leur fête à l'Ascension; ils chantent et ils
+dansent.
+
+En Normandie, les balaisiers ou marchands de balais se rendaient dès
+le matin dans la lande pour y arracher les touffes de bruyères; ils
+colportaient eux-mêmes leurs balais et en approvisionnaient toutes
+les ménagères de la contrée. Le surplus se vendait dans les villes.
+
+Un des contes balzatois met en scène deux marchands de balais, qui
+arrivent à Angoulême chacun avec son petit âne chargé de balais.
+L'un les crie à huit sous, l'autre à six. Ils finissent par se
+rencontrer, et celui qui les vendait huit sous dit à son concurrent:
+«Comment peux-tu vendre tes balais six sous? Moi, je ne peux les
+donner qu'à huit, et encore je chipe le bois pour faire des
+manches.--Moi, dit l'autre, je vends mes balais six sous, et je
+gagne six sous tout ronds, parce que je les vole tout faits.»
+
+[Illustration: Figures humaines en bois, sculptées par les boisiers
+des forêts de l'Ille-et-Vilaine: 1. L'enfant.--2. Le père. --3. La
+mère.--4. Le curé. 5. Le seigneur.--6. La bonne soeur.]
+
+Le héros d'un conte de Grimm est un pauvre fabricant de balais,
+frère d'un riche orfèvre, qui va à la forêt pour y ramasser les
+branchages nécessaires à son industrie; un jour il voit un oiseau
+d'or et l'abat avec une pierre, si adroitement, qu'il fait tomber
+une de ses plumes; il la vend à son frère; le lendemain, il voit
+l'oiseau sortir d'une touffe d'arbres; c'était là qu'était son nid:
+il y prend un oeuf d'or. La troisième fois, il atteint l'oiseau
+d'or lui-même, et le vend un bon prix à son frère. C'était un oiseau
+merveilleux: celui qui aurait mangé son coeur et son foie devait
+trouver une pièce d'or tous les matins sous son oreiller. L'orfèvre,
+qui le savait, ordonna à sa femme de faire cuire l'oiseau pour lui
+et de bien prendre garde que rien n'en fût distrait. Pendant qu'on
+le rôtissait, les deux fils du fabricant de balais vinrent chez leur
+oncle: ils virent tomber du corps de l'oiseau deux petits morceaux
+qu'ils avalèrent, avant que leur tante eût eu le temps de s'y
+opposer. Elle tua un petit poulet et mit à la place son coeur et
+son foie. L'orfèvre dévora tout l'oiseau, mais le lendemain il ne
+trouva pas, comme il s'y attendait, une pièce d'or sous son
+oreiller. Les enfants, au contraire, avaient des pièces d'or chaque
+matin. L'orfèvre, qui le sut, persuada à son frère qu'ils avaient
+fait un pacte avec le diable, et il les chassa. Ils furent
+recueillis par un chasseur, et, après être devenus habiles dans leur
+métier, ils se mirent à courir les aventures, et l'un d'eux épousa
+la fille d'un roi.
+
+Dans un conte de l'Aube, un marchand de balais, très paresseux, est
+toujours à la recherche des moyens de vivre sans rien faire, et il
+commet diverses escroqueries. Il va chez un orfèvre et lui propose
+de lui vendre un morceau d'or gros comme son sabot; l'orfèvre le
+retient à dîner, puis, quand il lui demande où est son or, il
+répond: Je n'en ai pas, mais si quelquefois j'en trouvais en faisant
+mes balais, je venais vous demander combien vous me le payeriez.
+
+À Paris, on voyait autrefois des marchands ambulants qui vendaient
+les balais qui avaient été fabriqués dans les forêts voisines. Les
+graveurs, qui ont laissé de si curieuses séries sur les petits
+métiers, ne les ont pas oubliés (p. 12 et 13), et l'on a conservé
+plusieurs des cris par lesquels ils s'annonçaient. Au XVIe siècle,
+voici leur quatrain dans les _Crys d'aucunes marchandises qui se
+vendent à Paris_:
+
+ À Paris on crie mainteffois
+ Voire de gens de plat pays
+ Houssouers emmenchez de bois
+ Lesquelz ne sont pas de grant prix.
+
+Les _Cris de Paris_, fin du XVIIe siècle, faisaient dire au marchand
+de balais:
+
+ Quand hazard est sur les balets,
+ Dieu sçay comme je boy a plein pot;
+ Il ne m'en chaut, soient beaux ou laids:
+ Si les vendrais-je à mon mot.
+
+Au XVIIIe siècle, c'était:
+
+ Mes beaux balais! mes beaux balais!
+
+Au-dessous de la marchande de balais de Cochin, on lit ce quatrain:
+
+ Quiconque veut se garantir
+ De l'amende du commissaire,
+ De mes balais doit se garnir;
+ On ne sauroit jamais mieux faire.
+
+Vers 1850, on rencontrait des marchands sur la voie publique avec un
+assortiment de petits balais suspendus à leur boutonnière et
+plusieurs grands balais chargés sur les épaules. Ils criaient: «Des
+balais! eh! l'marchand de balais!» ou bien: «Faudra-t-il des
+balais?»
+
+Parmi les types populaires de la rue, vers le milieu du siècle,
+figuraient les marchandes de balais alsaciennes. Le _Charivari_, de
+1832, représentait le ministre Humann en Alsacienne vendeuse de
+petits balais; plus tard, dans l'opérette d'Offenbach, _Litchen et
+Fritchen_, Litchen chantait:
+
+ Petits palais!
+ Petits palais!
+ Je vends des tuts petits palais!
+ Petits palais!
+ Petits palais!
+ Ah! voyez qui's sont pas laids!
+
+ * * * * *
+
+En Basse-Bretagne, on appelle les sabotiers _Botawér prénn_,
+cordonniers en bois; ailleurs ils portent le sobriquet de
+«fabricants de cuir de brouette», qui rentre dans le même ordre
+d'idées. Les proverbes qui ont trait à cette profession sont peu
+nombreux:
+
+[Illustration: _Balets, Balets, achetez mes bons Balets_
+
+Marchand de balais, d'après Poisson (fin du XVIIIe siècle).]
+
+
+ _Po vez ker al ler_
+ _E c'hoarz ar boutaouer._
+
+ Quand le cuir est cher,--Rit le sabotier. (Basse-Bretagne.)
+
+ --_On 'pout bé iesse chaboti et fer des taile di bois._--On
+ peut bien être sabotier et faire des terrines de bois.
+ (Pays wallon)
+
+[Illustration: Balais Balais]
+
+Au XVIIe siècle, on disait ironiquement à un fainéant qui n'avait
+qu'un métier imaginaire: C'est Guillemin Croquesolle, carreleur de
+sabots.
+
+Les paysans font figurer en bon rang les sabotiers parmi les
+artisans qui ont voué un culte spécial à saint Lundi; la chanson qui
+suit, recueillie en Haute-Bretagne, prétend qu'ils chôment également
+plusieurs autres jours de la semaine:
+
+ Ce sont messieurs les sabotiers
+ Qui s'croient plus qu'des évêques.
+ Car du lundi
+ Ils en font une fête.
+
+ Il faut bûcher,
+ Il faut creuser.
+ Tailler vite et parer fin,
+ Se coucher tard
+ Et lever matin.
+
+ Et le mardi
+ Ils vont voir leur maîtresse,
+
+ Le mercredi,
+ Ils ont mal à la tête,
+
+ Et le jeudi
+ Ils s'y reposent en maîtres,
+
+ Le vendredi
+ Ils travaillent à tue-tête,
+
+ Et le samedi:
+ --Il faut de l'argent, maître.
+
+ --Va-t'en au diable,
+ Il t'en donnera peut-être.
+
+Voici la traduction d'une chanson en breton du Morbihan, qui
+provient de la lisière de la forêt de Camors:
+
+ Écoutez et écoutez,
+ Diguedon, maluron-malurette,
+ Écoutez et écoutez,
+ Une chanson récemment composée,
+ Une chanson récemment composée.--Diguedon, etc.
+ Composée sur un sabotier de bois.
+
+ Son domaine est dans la forêt,
+ Et sur sa maison des fenêtres de bois.
+ Et l'intérieur en est verni
+ Avec le feu et la fumée,
+ Et les toiles d'araignées.
+ Comment enverrai-je le dîner,
+ Je ne sais ni chemin ni sentier.
+ Il y a trois chemins au bout de la maison,
+ Prenez celui du milieu,
+ Celui-là vous mènera le plus loin.
+ Quand je fus rendu au milieu de la forêt,
+ J'entendis le bruit du sabotier de bois
+ Et le bruit de la hache et de l'herminette.
+ Le sabotier est de mauvaise humeur,
+ Si la tarière gratte doucement.
+ Le sabotier est de bonne humeur,
+ Quand le sabotier travaille.
+ Il n'est pas obligé de boire de l'eau;
+ Il peut aller aux auberges
+ Boire du cidre plein son ventre.
+
+Dans le Morbihan, les sabotiers appellent les paysans des couyés
+(sots) et les méprisent; de leur côté, les paysans ont peu d'estime
+pour eux, et ils leur adressent des dictons méprisants:
+
+ Sabotier, sale botier,
+ Sabotier en cuir de brouette.
+
+ _Sabatour kaed e hra perpet_
+ _Lestri de gas tud de goahet._
+
+ Le sabotier fait en tout temps--Vaisseaux à mener ch...r
+ les gens.
+
+Entre eux les sabotiers se traitent de cousins. C'est au reste une
+population à part qui naît, vit et meurt dans le bois; elle forme à
+sa manière une sorte d'aristocratie. Pour être _vrai sabotier_, il
+faut être fils de père et de mère, de grands-pères et de grand'mères
+sabotiers, autrement on n'est que sabotier bâtard.
+
+Quand un sabotier se marie, tous les _cousins_ assistent à ses
+noces; mais chacun porte son dîner. La même chose se produit lors
+des enterrements.
+
+Les huttes de sabotiers, placées sur la lisière des bois ou dans des
+clairières, au milieu d'un fouillis pittoresque, ont souvent été
+reproduites par les peintres. L'auteur des _Esquisses du Bocage
+normand_ en fait la description suivante, qui est assez exacte, et
+peut s'appliquer à presque toutes les demeures de sabotiers de
+l'ouest de la France: La loge est assez grossièrement construite de
+troncs d'arbres et d'argile, couverte de mottes de gazon, et elle
+est flanquée d'une rustique cheminée en clayonnage attaché avec des
+harts et rempli de terre glaise. Debout sous l'appentis, au milieu
+de copeaux abattus par sa gouge et sa plane, et le genou appuyé sur
+le bloc entaillé qui lui servait d'encoche, le sabotier
+dégrossissait en fredonnant quelque _bihot_ ou sabot sans bride, ou
+évidait, planait, façonnait avec soin un fin et léger sabot de jeune
+fille. De la cahute voisine s'échappaient des nuages d'une épaisse
+fumée de bois vert, destinée à teinter en jaune et à vernir les
+guirlandes de chaussures terminées qui tapissaient l'intérieur.
+Aimant à rire et à chanter après boire, le sabotier était un joyeux
+compère, quelque peu musicien. Volontiers il donnait le bal le soir
+à la fraîche, et le dimanche, à la vêprée, garçons et filles se
+trémoussaient joyeusement sur la pelouse au son de sa vielle.
+
+Il est probable que la danse de la «sabotière», qui a eu quelque
+succès autrefois au théâtre, était l'une de celles que l'on dansait
+sur la pelouse à côté de la loge: dans une des figures, les sabots
+du danseur et de la danseuse, placés dos à dos, étaient choqués en
+cadence.
+
+Les sabotiers, qui étaient établis à demeure fixe, avaient parfois
+une enseigne en rapport avec le métier: celle d'un vieux sabotier,
+près de Pornic, était un énorme sabot doré, dont la gueule non
+creusée portait cette inscription: «Au sabot d'amour.»
+
+[Illustration: Atelier de sabotier, d'après l'_Encyclopédie_.]
+
+Quelquefois, dit La Mésangère, les sabotiers gravent sur le côté et
+sur le dessus des sabots des dessins appelés épis, dentelle,
+rayette, trèfle. Quand les sabots sont commandés pour une maîtresse,
+ils y représentent des oiseaux, des papillons, des coeurs. Au
+siècle dernier, d'après le _Dictionnaire de Trévoux_, les dames du
+Limousin portaient des sabots ornés pour se tenir les pieds chauds
+l'hiver; cet usage est encore conservé par les dames dans certaines
+provinces. Tout le monde connaît les sabots coquets que l'on
+fabrique en Bresse, et dont on a fait de mignonnes réductions pour
+les étagères.
+
+En Belgique, les sabotiers sont au premier rang des artisans qui
+aiment à faire des farces aux jeunes ouvriers. À un mur de
+l'atelier, un _ancien_ attache gravement un mauvais sabot, de telle
+sorte qu'on n'en puisse voir l'intérieur. À une distance de quatre
+ou cinq mètres, on doit s'évertuer à jeter un gros sou dans le
+sabot: celui qui peut y réussir le premier, ramasse les sous qui ont
+manqué le but, quelquefois encore des paris s'engagent. Les
+«anciens», tous maladroits, manquent leur coup. Le novice arrive,
+l'air narquois, se prépare avec réflexion, lance sa pièce dans le
+sabot, court joyeusement la rechercher et plonge sa main dans... une
+matière que l'on devine. Une autre fois, on met un demi-franc au
+fond d'un seau à moitié rempli d'eau. La pièce sera pour celui qui,
+sans se mettre sur ses genoux, pourra la prendre avec ses dents.
+Tous les «anciens» font des efforts inouïs, mais inutilement. Un
+novice vient. Il se penche, il va saisir la pièce... mais un vieux
+compagnon relève le manche du seau, tandis qu'un autre pique le
+patient aux fesses. Prestement, l'apprenti se relève, coiffé du seau
+dont le contenu lui procure une douche très désagréable. On organise
+encore la _procession_: chacun s'empare d'un des outils rangés dans
+la hutte. Dans un pot en terre, un ancien a mis un document humain.
+Prenant à part un apprenti, il lui dit que lorsqu'il entendra
+chanter: _Sancte potæ_, il devra jeter le pot sur celui qui le
+précède: ce à quoi le novice consent, tout heureux. La litanie
+commence. Selon l'outil que chacun porte, on chante: «_Sancte
+hachæ._--_Ora pro nobis_, répondent en choeur tous les
+sabotiers.--_Sancte planæ._--_Ora pro nobis._--_Sancte
+cuilleræ._--_Ora pro nobis_.» Il est de tradition que, lorsqu'on dit
+«_Sancte maillochæ_», celui qui porte le maillet, et qui se trouve
+toujours placé derrière l'apprenti au pot, donne un vigoureux coup
+de son outil sur le vase que soutient le novice et l'oint avec le
+maillet.
+
+Autrefois les sabotiers avaient saint Jacques pour patron; il y a
+environ quarante ans, ceux de la Loire-Inférieure, mécontents de
+voir leur industrie péricliter par suite de la fabrication de la
+chaussure à bon marché, résolurent de changer de saint; ils
+envoyèrent des délégués consulter les membres de la corporation dans
+les districts forestiers où la saboterie était encore florissante,
+et l'on choisit saint René, qui est le patron de la corporation dans
+le Bourbonnois, les diocèses de Vannes, de Troyes, etc. D'après la
+légende, saint René, évêque d'Angers, s'étant démis de ses fonctions
+d'évêque, se retira dans la solitude près de Sorrente, au royaume de
+Naples. C'est là qu'il inventa les sabots, c'est pour cela que, de
+temps immémorial, il fut le patron des sabotiers. Ceux-ci appellent
+_cervelle de saint René_ la cire au moyen de laquelle ils
+dissimulent les défauts des sabots qu'ils ont fabriqués. La fête du
+saint tombe le 12 novembre, le lendemain de la Saint-Martin, et peu
+de temps après la Saint-Michel, époques où se tiennent encore des
+foires pour la vente des sabots. Les sabotiers sont ainsi assurés
+d'avoir quelque argent pour boire à la santé de leur patron favori.
+
+Les sabotiers figurent dans quelques récits populaires. On raconte,
+dans le Morbihan, que le diable voulut apprendre l'état; mais il eut
+une dispute dès le premier jour avec son maître. Celui-ci prétendait
+que le premier coup de harpon donné à la culée de l'arbre devait
+être gratuit, comme toujours. Le diable ne voulant pas travailler
+sans salaire, n'apprit pas le métier de sabotier.
+
+Les contes représentent les sabotiers comme exerçant volontiers
+l'hospitalité. Lorsque le bon Dieu, saint Pierre et saint Jean
+voyageaient en Basse-Bretagne, ils vinrent demander asile pour la
+nuit dans une hutte de sabotier. Le sabotier et sa femme les
+reçurent de leur mieux et leur cédèrent même leur lit, qui n'était
+pas luxueux. Le lendemain, Notre-Seigneur dit à la femme qu'il
+priait Dieu de lui accorder qu'elle pût faire, durant toute la
+journée, la première chose qu'elle ferait après le départ. Quand ils
+eurent quitté la hutte, la sabotière se dit:--J'ai là un peu de
+toile, pour faire des chemises à mes enfants, et comme le tailleur
+doit venir demain, je veux la passer à l'eau ce matin, puis la faire
+sécher, puisque le temps est beau. Quand la femme eut passé sa toile
+à l'eau, elle se mit à la tirer, mais elle avait beau tirer, il en
+restait toujours, et elle continua ainsi jusqu'au coucher du soleil.
+Il y en avait tant qu'il fallut plusieurs charrettes pour les
+transporter. Ils se firent marchands de toile et gagnèrent beaucoup
+d'argent.
+
+Un conte de la Haute-Bretagne raconte que le roi Grand-Nez, qui
+allait souvent se promener, déguisé en homme du peuple, s'égara dans
+la forêt et fut bien aise à la nuit d'apercevoir une loge de
+sabotier; il demanda l'hospitalité au sabotier, qui lui dit qu'il
+n'était pas riche, mais qu'il le recevrait de son mieux. Vous ne
+mangerez pas, dit-il, votre pain tout sec; ce matin j'ai tué un
+lièvre et vous en aurez votre part.--Vous savez, dit son hôte, que
+la chasse est sévèrement défendue.--Oui, répondit le sabotier, mais
+je pense que vous ne me vendrez pas au roi Grand-Nez. Quelque temps
+après le roi le fit venir à la cour, et, pour le récompenser de
+l'avoir reçu de son mieux, il fît de lui un de ses premiers sujets.
+Dans un autre conte de la même région, une sirène enrichit un
+sabotier qui l'avait prise, et avait consenti par compassion à la
+remettre à l'eau.
+
+Les sabotiers partagent, avec les bûcherons et les charbonniers, le
+privilège des familles nombreuses; mais les récits où ils figurent
+et ceux qu'ils racontent sont très optimistes, et il y a aussi
+toujours quelque petit Poucet qui réussit; comme eux ils ont parfois
+tant d'enfants qu'ils sont embarrassés pour trouver des parrains et
+des marraines dans le voisinage. Alors le père se met en route, un
+bâton à la main, à la recherche de quelque personne charitable qui
+veuille bien tenir le nouveau-né sur les fonts baptismaux. Cet
+épisode est surtout fréquent dans les récits des deux Bretagnes. Le
+sabotier rencontre sur sa route des gens étrangers au pays,
+quelquefois d'origine surnaturelle, qui sont venus tout exprès pour
+cela, souvent par bonté d'âme, quelquefois mus par un sentiment
+opposé. Une légende chrétienne de F.-M. Luzel présente même cette
+étrange particularité d'un enfant dont le diable, sous la forme d'un
+monsieur bien mis, s'offre d'être le parrain, alors que presque
+aussitôt après on trouve comme marraine une belle dame, qui n'est
+autre que la sainte Vierge. Le baptême a lieu et le diable, qui n'a
+manifesté aucune répugnance pour entrer à l'église, dit qu'il
+viendra chercher son filleul quand celui-ci aura atteint l'âge de
+douze ans, pour l'emmener en son château. Un récit de Haute-Bretagne
+raconte que le diable fut parrain du fils d'un sabotier, mais il
+n'entre pas à l'église, comme celui de la légende de Luzel; il
+attend sous le porche que la cérémonie soit accomplie: son filleul
+marchait seul au bout de trois jours, à quatorze mois il avait la
+taille d'un homme. Son parrain l'emmène à son château, et lui
+ordonne de bien soigner deux chevaux et de battre une mule. Celle-ci
+lui révèle que son parrain est le diable et lui conseille de fuir,
+en emportant divers ustensiles; il monte sur son dos, et, comme le
+diable les poursuit, il jette son démêloir, et ils sont changés en
+une église, avec un prêtre à l'autel; puis, lors d'une autre
+poursuite, le peigne ayant été jeté, en un jardin et un jardinier.
+Le garçon rencontre, ayant soif, un marchand de lait que le diable
+avait mis là pour le perdre; il résiste à la tentation et, ayant
+franchi un étang au delà duquel le diable n'avait plus de pouvoir,
+il revient à la hutte de ses parents, et la mule servait à porter
+des sabots.
+
+Jean-le-Chanceux, héros d'un long récit berrichon, est aussi le fils
+d'un sabotier; il entre au service du diable, apprend ses secrets
+dans des livres, et après toute une suite d'aventures et de
+métamorphoses, il finit par devenir riche et par épouser la fille du
+roi.
+
+[Illustration: Marchande de balais d'après une planche des _Cris de
+Paris_ (fin du XVIIIe siècle), qui fait partie de la collection de
+M. l'abbé Pinet.]
+
+
+
+
+LES TONNELIERS
+
+
+À Paris, les tonneliers étaient aussi nommés déchargeurs de vins,
+parce que, dit le _Traité de la police_, l'on ne se sert que d'eux
+en cette ville pour descendre le vin dans les caves, et que c'est un
+privilège qu'ils ont seuls, chacun étant persuadé qu'ils savent
+mieux conduire et gouverner les futailles qu'ils font, qu'aucune
+autre personne que l'on pourrait employer à cet ouvrage, qui est
+difficile et souvent périlleux (p. 24). Leurs statuts détaillés, et
+qui étaient fort anciens, furent confirmés à diverses reprises
+depuis 1398 jusqu'en 1637; ils ne contiennent rien qui intéresse
+l'histoire des moeurs.
+
+En Bretagne, le métier était un de ceux que les lépreux pouvaient
+exercer; les tonneliers portent encore le nom de _cacous_, et ils
+passent, en certaines localités, pour descendre de cette race
+maudite. Au milieu de ce siècle, dans le Finistère, le peuple
+conservait pour eux, d'après M. de la Villemarqué, une sorte
+d'aversion et de mépris héréditaires. Il est probable que, depuis,
+les préventions dont ils étaient l'objet ont beaucoup diminué. En
+Haute-Bretagne je n'ai pas constaté la même répulsion, et je ne
+connais aucun dicton injurieux à leur égard. Il est vrai de dire que
+dans ce pays les tonneaux sont, la plupart du temps, fabriqués ou
+réparés par les menuisiers, artisans très estimés des gens de
+campagne.
+
+[Illustration: Tonnelier encavant, gravure de Mérian. (XVIIe
+siècle).]
+
+Les proverbes français sur les tonneliers sont peu nombreux: ils ne
+sont pas caractéristiques, et ne sont, à vrai dire, ni très
+satiriques ni très élogieux: souvent ils constituent une sorte de
+jeu de mots à double sens, comme celui qui figure dans la _Comédie
+des proverbes_: Je pense que tu es fils de tonnelier, tu as une
+belle avaloire.
+
+Les trois qui suivent, populaires en Ukraine, montrent que dans ce
+pays ces artisans sont tenus en grande estime:
+
+ --O! tu es le tisserand, embrouilleur de fils, et moi, je
+ suis la fille du tonnelier: nous ne sommes pas égaux.
+ Va-t'en!...
+
+ --Toc, tak et piatak (monnaie de cinq kopeks).--Le
+ tonnelier n'a que frapper une ou deux fois avec son marteau
+ pour gagner l'argent.
+
+ --Elle est belle comme une fille de tonnelier.
+
+[Illustration: Tonneliers à l'ouvrage, d'après une gravure
+hollandaise (fin du XVIIe siècle).]
+
+Il en est de même de ces deux proverbes gaéliques d'Écosse:
+
+ --_Greim cubair._--La griffe du tonnelier, c'est une chose
+ assurée.
+
+ --_Sid a bhuille aig an stadadh m'athair arsa nighean a'
+ chùbair._--Celui qui joue ici, mon père l'arrêtera, dit la
+ fille du tonnelier.
+
+À Bruges (Flandre occidentale), on donnait aux tonneliers le
+sobriquet de _sotte kuypers_ (fous tonneliers), parce qu'ils
+tournent autour des objets qu'ils confectionnent. En raison du
+caractère bruyant de leur métier, on les a fait figurer parmi les
+gens importuns: l'en-tête du _Charivari_, en 1833, dont nous
+reproduisons une partie (p. 32), avait au centre un énorme tonneau,
+sur lequel des ouvriers frappent à grands coups de maillet pour
+faire entrer les cercles: le bruit qu'ils font en se livrant à cette
+opération se combine avec celui d'orgues de Barbarie, de brimbales
+de pompes, d'une batterie de tambours et de divers instruments
+grinçants. Dans le même journal (1834), Louis-Philippe et un juge
+essaient de renfoncer la bonde d'un tonneau; au-dessus est cette
+légende: «Frappez, frappez la bonde! les idées fermentent: elles
+feront explosion tôt ou tard.» Ce sont les deux seules caricatures
+sur les tonneliers que j'aie relevées; quant aux tonneaux, on les
+voit figurer dans un grand nombre d'images comiques, surtout dans
+celles qui sont en relation avec les auberges et les buveurs. Les
+_Illustres proverbes_ de Lagniet en montrent à eux seuls au moins
+une douzaine.
+
+Au XVIe siècle, pour être reçu maître tonnelier, il fallait faire
+son chef-d'oeuvre; c'était un cuvier, et le nouveau maître donnait
+aux confrères un grand pain et un lot de vin.
+
+Bien qu'ayant à vivre dans un milieu qui semblerait devoir provoquer
+et presque justifier certains excès, la corporation des tonneliers
+se fait remarquer, en général, par un niveau très honorable de
+sobriété. D'après un article de la _Mosaïque_, les exemples
+d'intempérance ne se rencontrent guère que parmi les _gerbeurs_,
+hommes de peine recrutés un peu partout, qui servent d'auxiliaires
+aux tonneliers, soit pour le roulage ou l'empilement de tonneaux,
+soit pour le rinçage ou soutirage.
+
+Tout tonnelier, quel que soit son rang, a droit d'abord au vin qu'il
+consomme à discrétion sur place pour les repas ou collations que,
+pendant la journée, il fait dans l'intérieur des magasins, repas
+dont les aliments sont à ses frais, mais qu'il a intérêt à ne pas
+aller prendre au dehors, puisque la _boîte_, ou baril, est pleine
+d'un mélange réconfortant. Chaque jour, en outre, il reçoit pour ses
+besoins personnels du dehors, ou pour en disposer comme bon lui
+semble, un litre de vin pris au même baril.
+
+Il existait autrefois, parmi les tonneliers d'Auxerre, un genre
+d'exercice qui s'exécutait avec des cercles; Moiset dit que ce jeu
+est depuis si longtemps abandonné, qu'on ne saurait le décrire. On
+voit seulement, dans un programme tracé pour la réception de Louis
+XIV à Auxerre, en 1654, que «les tonneliers de la ville seront
+mandés pour les avertir de se mettre en habits blancs aux gallons de
+plusieurs couleurs pour aller au-devant de Leurs Majestés jusques à
+la chapelle de Saint-Siméon, avec fifres et tambours, pour divertir
+leurs dites Majestés par les tours de souplesse qu'ils ont accoutumé
+de faire avec leurs cercles peints de diverses couleurs.»
+
+Les tonneliers, tout au moins dans la Gironde, figuraient parmi les
+artisans qui, en raison de leur métier, pratiquaient une sorte de
+médecine particulière; ceux qui ont exercé l'état depuis trois
+générations ont le don de guérir, en le palpant, le _fourcat_,
+grosseur qui vient entre les orteils; ils ont aussi le privilège de
+guérir le jable, maladie assez indéterminée, par une assimilation
+entre ce nom et le jable des tonneaux.
+
+ _Ar barazer a oar dre c'houez_
+ _Hag hen a voz tra vod er pez._
+
+ --Le tonnelier sait à l'odeur--S'il y a bonne chose en la
+ pièce. (Basse-Bretagne.)
+
+Dans les _Farces tabariniques_, Tabarin dit à son maître que «les
+meilleurs médecins et qui connaissent mieux les maladies sont les
+tonneliers. Quand un tonnelier va visiter une pièce de vin, il ne
+demande pas: Est-il blanc? est-il clairet? sent-il mauvais? a-t-il
+les serceaux rompus? L'on ne cognoist jamais les maladies que par
+l'intérieur. Il y regarde luy mesme et pour ce faire, il ouvre le
+bondon qui est au-dessus de la pièce et y met le nez; puis, des deux
+mains, à chaque costé du fond il donne un grand coup de poing. La
+vapeur alors s'exhale et sort par la partie supérieure, et ainsi il
+cognoist si le vin est bon ou non.»
+
+Les _Contes_ d'Arlotto contiennent une autre facétie à leur sujet:
+«On disputoit un jour, en bonne compagnie, lequel de tous les
+artisans estoit ou le meilleur ou le plus meschant; qui disoit un
+tel, qui disoit un autre. Le curé (Arlotto) conclud que les plus
+meschants estoient les tonneliers et faiseurs de cercles, parce que
+d'une chose toute droite ils en faisoient une tortue».
+
+Autrefois, il y avait dans les villes des tonneliers ambulants; ils
+n'étaient pas comme ceux que l'on entend crier à Paris: «Avez-vous
+des tonneaux, tonneaux, tonneaux!» ou «Chand d'tonneaux! Avez-vous
+des tonneaux à vendre!» et qui sont surtout des acheteurs de
+barriques vides, bien qu'ils sachent aussi remettre les cercles et
+faire quelques menues réparations. Ces petits industriels, qui
+gagnent assez bien leur vie, sont environ deux cents à Paris; ils
+parcourent pendant la semaine tous les quartiers de la ville, en
+s'annonçant par un cri, et chargent sur des charrettes les tonneaux
+que leur ont vendus les particuliers; une fois chez eux, ils
+rajustent leurs cercles, puis, le dimanche matin, ils les revendent
+aux marchands de futailles en gros.
+
+Ceux de jadis offraient au public des tonnes, des barils ou des
+baquets, et se chargeaient de réparer ceux auxquels manquaient des
+cercles ou de nettoyer ceux qui avaient mauvais goût ou dans
+lesquels on avait laissé séjourner la lie.
+
+[Illustration: Le Tonnelier, d'après Bouchardon (XVIIIe siècle).]
+
+Actuellement, à Paris, on donne le nom de tonneliers à des gens dont
+le métier consiste surtout à soutirer le vin, à le mettre en
+bouteille et à le cacheter. Leur boutique est signalée par un broc
+suspendu au-dessus de la devanture; quelquefois on voit en haut un
+petit tonneau, un seau et un broc.
+
+Voici, dans les cris du XVIIe siècle, le quatrain qui concerne les
+tonneliers ambulants:
+
+ Tinettes, tinettes, tinettes!
+ A beaucoup de gens sont propices,
+ Et si font beaucoup de services,
+ Regardez: elles sont bien nettes.
+
+À Londres, au siècle dernier, le cri était:
+
+ --_Any work for the Cooper!_--Avez-vous de l'ouvrage pour
+ le tonnelier?
+
+L'épigramme des _Cris de Londres_ fait en ces termes l'éloge d'un
+tonnelier populaire: Aucun tonnelier, qui parcourt les rues, ne peut
+être comparé à William Farrell, pour le raccommodage soigné d'un
+baquet ou la façon dont il remet le cercle à un baril. Quand on
+enlève la bonde, si l'on donne un coup au tonneau, je vous engage à
+prendre le vieux Farrell, de préférence à tout autre tonnelier. Car,
+quoiqu'il ait toujours aimé le liquide et ne peut s'empêcher d'y
+goûter, il est sensible à cette bonne maxime: le péché consiste à
+abuser.
+
+La fabrication des cuviers rentrait dans les attributions des
+tonneliers, comme cela a encore lieu à la campagne, et c'étaient eux
+aussi, suivant toute vraisemblance, qui faisaient les couvercles à
+lessives. Cette dernière industrie semble, d'après les _Cris de
+Paris_ de la fin du XVIe siècle, avoir été exercée par des artisans
+de la campagne, qui venaient les débiter à la ville:
+
+ Après toutes les matinées,
+ Vous orrez ces villageois,
+ Qui vont pour couvrir les bues,
+ Criant: «Couvertouez! couvertouez!»
+
+Le rôle des tonneliers, dans les traditions populaires de France,
+est très restreint.
+
+En Gascogne et dans le Quercy, on chante la chanson du _Tonnelier de
+Libos_, les deux versions sont incomplètes:
+
+ _Din lou bourg de Libos_
+ _Y a'n tsentil barricayré._
+
+ _L'Annèto de Trentel_
+ _Cado tsour lou ba béré._
+
+ _--Antouèno, mon ami,_
+ _Maridén nous ensemblé._
+
+ _--Annèto de Trentel,_
+ _Attenden à dimentsé._
+
+ _--A dimentsé, à douma,_
+ _You souy lasso d'attendré!_
+
+ Dans le bourg de Libos,--Il y a un gentil
+ tonnelier.--L'Annette de Trentels,--Chaque jour va le
+ voir.--Antoine, mon ami,--Marions-nous ensemble.--Annette
+ de Trentels.--Attendons à dimanche--À dimanche, à
+ demain.--Moi, je lasse d'attendre!
+
+[Illustration: Tonneliers à l'ouvrage, d'après Jost Amman (XVIe
+siècle).]
+
+
+SOURCES
+
+BOISIERS ET SABOTIERS.--E. Souvestre, _Derniers paysans_, 257,
+277.--Communication de M. P.-M. Lavenot (Morbihan).--Lecoeur,
+_Esquisses du Bocage normand_, I, 57.--Paul Sébillot. _Blason
+populaire des Côtes-du-Nord_, 23.--_Revue des traditions
+populaires_, I, 56; IV, 229; VI, 170; VIII, 329, 449; X,
+476.--_Magasin pittoresque_, 1861, 392.--Chapelot, _Contes
+balzatois_, I, 53.--Communication de M. L. Morin.--Paris ridicule et
+burlesque, 306.--Kastner, _Les Voix de Paris_, 38.--L.-F. Sauvé,
+_Lavarou Koz_.--Dejardin, _Dictionnaire des spots_.--Leroux,
+_Dictionnaire comique_.--F.-M. Luzel, _Légendes chrétiennes de la
+Basse-Bretagne_, I, 10.--Paul Sébillot, _Contes de la
+Haute-Bretagne_, II, 16, 149; _Contributions à l'étude des contes_,
+43.--Laisnel de la Salle, _Croyances du Centre_, I, 139.
+
+LES TONNELIERS.--De Lamare, _Traité de la police_, IV, 664.--H. de
+la Villemarqué, _Barzaz-Breiz_, 454.--Communication de M. T. Volkov
+(Ukraine).--_Revue des Traditions populaires_, X, 30, 158.--Monteil,
+_L'Industrie française_, I, 237.--_La Mosaïque_, 1874, 166.--C.
+Moiset, _Croyances de l'Yonne_, 108.--F. Daleau, _Superstitions de
+la Gironde_, 38.--L.-F. Sauvé, _Lavarou Koz_.--Tabarin, _OEuvres_
+(éd. Jannet), I, 28.--Arlotto, _Facéties_ (éd. Ristelhuber), 51.--A.
+Coffignon, _L'Estomac de Paris_, 314. _Paris ridicule_, 304.--A.
+Certeux, _Cris de Londres_, 110.--Kastner, _Les Voix de Paris_,
+38.--J.-F. Bladé, _Poésies populaires de la Gascogne_, II, 148.
+
+[Illustration: Les Tonneliers, fragment du frontispice du
+_Charivari_ (1833).]
+
+
+
+
+LES CHARRONS
+
+
+Ces artisans, du moins ceux qui sont en contact direct avec le
+peuple, sont assez peu nombreux, et il est assez rare que l'on
+parle d'eux. Il est vraisemblable qu'ils sont à peu près partout,
+comme en Bretagne, au rang des ouvriers dont le métier est le plus
+estimé; on les place sur la même ligne que les menuisiers, au-dessus
+des charpentiers. En Angleterre, on dit: _A bad wheelwright makes a
+good carpenter_; un mauvais charron fait un bon charpentier; dans le
+Suffolk, le proverbe est encore plus énergique: _A wheelwright dog
+is a carpenter's uncle_; un chien de charron est l'oncle du
+charpentier.
+
+La chanson gasconne des bruits de métiers, qui formule un reproche à
+l'égard de presque tous, épargne le charron, et le montre attentif à
+son ouvrage:
+
+ _Quant lou charroun hè l'arrodo_
+ _Tico tac, dab la hocholo,_
+ _De l'arrai au boutoun_
+ _Espio se lou tour es boun._
+
+ Quand le charron fait la roue,--Tic tac, avec
+ l'herminette,--Du rayon au bouton--Il regarde si le tour
+ est bon.
+
+Dans le Maine, il y avait une sorte de charron qui, lorsqu'il
+n'avait pas de charrettes à construire, allait travailler dans les
+fermes et était payé à la journée. Il rendait aux paysans de grands
+services, car il remplaçait, à lui seul, le charpentier, le
+menuisier et même le couvreur; aussi était-il le bien venu, et on le
+chargeait de toutes les menues réparations que demandaient les
+charrettes et les maisons.
+
+Les charrons ne jouent pas de rôle spécial dans le compagnonnage:
+ils y ont d'ailleurs été admis assez tard. Les forgerons les
+reçurent en 1706, à condition qu'ils s'inclineraient devant leurs
+aînés, et qu'ils attacheraient les couleurs à la dernière
+boutonnière de l'habit. Les charrons promirent tout ce qu'on voulut;
+mais à peine reçus compagnons, ils s'émancipèrent et voulurent nouer
+leurs rubans aussi haut que leurs pères. C'est de là que sont venues
+les haines et les querelles entre ces deux corps d'état.
+
+M. Ch. Guillon a recueilli, dans l'Ain, une chanson de
+compagnonnage, dont le héros est un charron:
+
+ C'est un compagnon charron,
+ Roulant de ville en ville.
+ Il a fait une maîtresse,
+ Là-bas dans ce quartier.
+ Oh! depuis sa boutique,
+ Oh! il l'entend chanter.
+
+ Tous les soirs il la va voir,
+ En lui disant:--La belle,
+ En voudrais-tu, ma chère,
+ Un compagnon charron?
+ Mon métier pi le vôtre,
+ Belle, s'y conviendront.
+
+ --Et moi, jeune galant,
+ Je le vas dire à mon père.
+ La fille dit à son père:
+
+ --Père, mariez-moi
+ Avec un charron bien drôle,
+ Compagnon du Devoir.
+
+ --Tu veux te marier:
+ Tu es-t-encore bien jeune.
+ Il faut faire tes promesses
+ Jusqu'au bout de la saison,
+ Pour apprendre à connaître
+ Le métier de charron.
+
+ Le métier de charron,
+ C'est un métier bien drôle,
+ En faisant des voitures,
+ En coulant l'herminette,
+ Les pieds sur le sentier (chantier).
+
+Les charrons de Rouen avaient pour patronne sainte Catherine, dont
+l'emblème est une roue, et ils célébraient leur fête à l'église
+Saint-Ouen. Leur chef-d'oeuvre de réception à la maîtrise
+consistait dans l'ajustage d'une roue ou le montage d'une voiture.
+
+Dans certaines processions ils promenaient, comme les charpentiers,
+une sorte de chef-d'oeuvre. Lors des fêtes qui eurent lieu à
+Strasbourg, au moment de l'inauguration de la statue de Gutenberg,
+et où les divers métiers défilèrent, on fit paraître toute une suite
+de lithographies coloriées; dans celle des charrons, on les voit
+portant sur leurs épaules un chariot.
+
+Le rôle de ces artisans dans les récits populaires est des plus
+restreint, et n'est pas en rapport bien direct avec le métier. Un
+charron de la Gascogne, dont le père était malade et ne pouvait être
+guéri que s'il mangeait la queue d'un curé-loup, est changé par le
+devin en loup, et aide ses compagnons à voler des veaux et des
+brebis; le jour saint Sylvestre, a lieu la messe dite par le
+curé-loup; le charron accepte de lui servir de clerc; au dernier
+évangile, il ne reste plus que le curé-loup et son clerc. Celui-ci
+dit qu'il allait lui aider à se deshabiller; d'un grand coup de
+gueule il lui coupa la queue, le loup partit en hurlant, et le
+charron se trouva transporté dans la maison du devin.
+
+Le _Moyen de parvenir_ fait d'un charron le héros d'une petite
+anecdote assez plaisante: Un bonhomme de Vannes qui était charron,
+s'était confessé, le curé lui dit: «Dites votre _Confiteor_?--Je ne
+le sais pas.--Dites votre _Ave_.--Je ne le sais pas.--Que sais-tu
+donc?--Je sais faire de belles civières rouleresses; je vous en en
+ferai une quand il vous plaira et à bon marché.»
+
+[Illustration: Charron, d'après Jost Amman (XVIe siècle).]
+
+
+
+
+LES TOURNEURS
+
+
+Le P. Plumier, religieux minime, qui écrivit, au commencement du
+XVIIIe siècle, un gros volume sur l'_Art de tourner_, accompagné de
+nombreuses planches techniques, faisait remonter ce métier jusqu'à
+l'antiquité la plus reculée; il pensait même qu'il était antérieur
+au déluge. Tubalcaïn, dit-il, n'aurait pu fabriquer et arrondir tant
+de tuyaux qui lui ont été nécessaires, s'il n'avait trouvé dans
+l'art du tour cette forme ronde que demandent la plupart des parties
+qui entrent dans les instruments de musique. Plus loin il cite
+d'autres passages bibliques, entre autres celui où l'épouse, d'après
+le _Cantique des cantiques_, a les bras ronds comme s'ils avaient
+été faits au tour.
+
+Il est regrettable que la curiosité de cet auteur ne l'ait pas
+porté, après avoir établi l'ancienneté du métier, à jeter un regard
+autour de lui, et à étudier les moeurs et les préjugés des
+artisans dont il a décrit les procédés avec tant de détails. Les
+autres écrivains qui ont traité ce même sujet ne s'en sont pas plus
+préoccupés que lui, pas même Charles Lebois, avocat, qui composa un
+poème en quatre chants, l'_Art du tour_ (Paris, 1819), dont nous
+reproduisons le frontispice (p. 32).
+
+Les recherches assez nombreuses que j'ai faites ne m'ont donné qu'un
+petit nombre de traits qui se rattachent aux moeurs et aux
+coutumes du métier. Un proverbe anglais constate qu'il est difficile
+et n'est bien exercé que par peu de gens: _All are not turners that
+are dish throwers_. Tous ceux qui tournent des plats ne sont pas de
+vrais tourneurs.
+
+Au XVIIe siècle, d'après Monteil, la mode était de tourner une
+partie de la menuiserie; à Péronne on avait écrit sur toutes les
+portes de la ville que le nombre des ouvriers était suffisant.
+Lorsqu'il venait un jeune tourneur avec l'intention de s'y établir,
+un des tourneurs se rendait à son hôtellerie, le régalait et lui
+donnait un écu pour sa passade, puis, comme délégué des autres
+tourneurs, il l'emmenait à la porte de la ville, et, devant
+l'inscription, lui montrait un gros bâton de buis, court et noueux,
+caché sous son habit. L'ouvrier étranger comprenait tout de suite le
+sens de l'inscription et se hâtait de s'éloigner.
+
+Les tourneurs avaient été admis au nombre des Enfants de maître
+Jacques par les menuisiers, en 1700; mais, contrairement à ce qui se
+pratiquait chez leurs parrains, ils hurlaient dans leurs cérémonies.
+
+Ils jouent dans les contes populaires un côté assez restreint. Un
+récit portugais, dont certains épisodes rappellent la _Belle et la
+Bête_ et la _Barbe-Bleue_, met en scène un tourneur qui avait
+l'habitude d'aller dans une forêt, à quelque distance de sa maison,
+pour y couper le bois nécessaire à la confection de ses cuillers et
+autres ustensiles. Un jour qu'il était en train de scier un
+vénérable châtaignier, il remarqua un grand trou qui se trouvait
+dans l'arbre, et ayant eu la curiosité de s'y introduire pour savoir
+ce qui était dedans, il vit aussitôt, paraître un Maure enchanté,
+qui lui dit d'une voix terrible: «Puisque tu as osé pénétrer dans
+mon palais, je t'ordonne de m'amener la première créature que tu
+rencontreras en arrivant à ta maison, sinon tu mourras sous trois
+jours.» Lorsque le tourneur rentrait chez lui, c'était
+habituellement un petit chien qui venait à sa rencontre. Ce jour-là
+ce fut sa fille aînée qui se présenta devant lui. Elle consentit à
+aller chez le Maure, qui lui remit toutes les clés de son palais
+enchanté, et lui passa au cou une jolie chaîne d'or à laquelle
+pendait une clef. Celle-ci ouvrait une chambre, où il lui défendit
+de pénétrer sous peine de mort. La jeune fille ne put s'empêcher
+d'aller visiter la chambre interdite; elle y vit des cadavres
+décapités, et quand le Maure fut de retour, ayant remarqué sur la
+chaîne une petite tache de sang, il coupa la tête de la jeune fille
+et laissa son corps parmi les autres.
+
+Peu de jours après, le tourneur revint à l'arbre pour avoir des
+nouvelles de sa fille. Le Maure lui répondit qu'elle se portait
+bien, mais qu'elle demandait une compagne. La seconde soeur vint
+au palais du Maure et il lui arriva la même aventure qu'à l'aînée.
+
+Le Maure ordonna au tourneur d'amener sa troisième fille, et, à son
+arrivée au palais il lui donna les mêmes instructions qu'à ses
+soeurs. Elle pénétra aussi dans la chambre où étaient les
+cadavres; mais, malgré l'horreur qu'elle ressentit, elle eut assez
+de courage pour y rester et l'examiner en détail, et, voyant que le
+corps de ses soeurs était encore chaud, elle eut le désir de les
+rendre à la vie. Il y avait dans la chambre des pots de terre pleins
+de sang, et sur deux d'entr'eux étaient écrits le nom de ses
+soeurs; avec ce sang elle recolla leurs têtes; quand elle vit
+qu'elles tenaient bien, elle essuya le sang, et elles revinrent à la
+vie. Elle leur dit de rester silencieuses, et elles lui
+recommandèrent de bien nettoyer la clef, afin que le Maure ne
+s'aperçût de rien.
+
+[Illustration: Tourneur au XVIe siècle, d'après Jost Amman.]
+
+À son retour celui-ci n'eut aucun soupçon et crut qu'elle était une
+épouse obéissante; il se mit à l'aimer et à faire toutes ses
+volontés. Un jour elle lui demanda de porter un baril de sucre à son
+père qui était très pauvre. Elle y mit l'une de ses soeurs, et
+elle dit au Maure qu'elle se tiendrait eu haut de la tour de guette
+pour le voir mieux, et elle recommanda à sa soeur qui était dans
+le baril de dire de temps en temps: «Je te vois, mon chéri, je te
+vois.» Peu de jours après elle pria le Maure de porter un second
+baril, et elle eut le même succès. Il ne restait plus qu'elle dans
+le palais enchanté. Elle fit un mannequin de paille, qu'elle habilla
+comme elle était d'habitude, et le plaça en haut de la tour, puis
+elle demanda au Maure de porter chez son père un troisième baril,
+dans lequel elle se cacha, et elle répétait les mêmes mots que ses
+soeurs.
+
+Quand le Maure revint, il monta sur la tour pour embrasser la jeune
+fille, mais il fit un faux pas et tomba dans les fossés du château,
+presque mort. Aussitôt le vénérable châtaignier et le palais
+disparurent.
+
+[Illustration: Le tourneur
+
+Il y a plusieurs épreuves de cette image de Lagniel; sur
+l'une d'elles est écrit, au-dessus du tourneur: «Il faut
+aller rondement en besogne». Sur le haut du vitrage: «Il
+n'y a si petit métier, quand on veut travailler, qui ne
+nourrisse son maître». Sur les vitres du bas: «L'homme
+pauvre personne ne l'attaque, il est abandonné d'un
+chacun».]
+
+Dans un conte allemand de Grimm, trois fils d'un tailleur vont
+apprendre un métier différent; leurs maîtres, contents de leurs
+services, leur font cadeau d'objets merveilleux. Les aînés se les
+laissent dérober par un aubergiste astucieux. Le troisième s'était
+mis en apprentissage chez un tourneur, et comme le métier est
+difficile, il y resta plus longtemps que les deux autres. Ils lui
+mandèrent par une lettre que l'aubergiste leur avait volé les objets
+magiques dont ils étaient possesseurs. Quand il eut fini son
+apprentissage et que le temps de voyager fut venu, son maître, pour
+le récompenser de sa bonne conduite, lui donna un sac dans lequel
+était un gros bâton. Ce bâton avait la vertu, dès qu'on disait:
+«Bâton, hors de mon sac», de battre les gens jusqu'à ce qu'on lui
+eût ordonné de rentrer. Le jeune homme arriva le soir chez
+l'aubergiste et lui dit, en causant, qu'il avait vu bien des objets
+merveilleux, mais qu'aucun d'eux ne valait ce qu'il portait dans son
+sac. Lorsqu'on se coucha, le jeune homme s'étendit sur un banc et
+mit son sac sous sa tête en guise d'oreiller. Quand l'aubergiste le
+crut bien endormi, il s'approcha de lui tout doucement et se mit à
+tirer légèrement sur le sac pour essayer s'il pourrait l'enlever et
+en mettre un autre à sa place, mais le tourneur, qui faisait
+seulement mine de dormir, le guettait et il s'écria: «Bâton, hors de
+mon sac», et aussitôt le bâton se mit à sauter au dos du fripon et à
+rabattre comme il faut les contours de son habit. Le malheureux
+demandait pardon et miséricorde; mais plus il criait, plus le bâton
+lui daubait les épaules, si bien qu'enfin épuisé, il tomba par
+terre. Alors le tourneur lui dit: «Si tu ne rends à l'instant ce que
+tu as volé à mes frères, la danse va recommencer.--Fais rentrer ce
+diable dans le sac, dit l'hôte d'une voix faible, et je restituerai
+tout». C'est ainsi que le tourneur rentra en possession de la table
+et de l'âne merveilleux qui avaient été dérobés à ses frères.
+
+
+
+
+LES PEINTRES, VITRIERS ET DOREURS
+
+
+En argot, le peintre en bâtiment est appelé «balayeur», par allusion
+au pinceau à long manche, dont se servent surtout les badigeonneurs,
+et qui porte le nom de balai. Les ouvriers qui travaillent dans les
+petites boutiques de peintres-vitriers, dites «petites boîtes», ont
+reçu des compagnons engagés par les entrepreneurs le surnom de
+_cambrousiers_, qui ne fait pas l'éloge de leur habileté, puisque,
+dans le langage argotique, cambrousier est synonyme de campagnard,
+c'est-à-dire de maladroit.
+
+Les peintres ont de tout temps eu la réputation d'aimer la
+bouteille; les anciennes estampes les font figurer parmi les adeptes
+les plus fervents de saint Lundi. Dans l'image d'Épinal (1855)
+«Toujours soif», un peintre badigeonneur récite ce couplet:
+
+ Pour qui se targue de sagesse
+ Doit savoir mépriser les biens:
+ A nous, notre seule richesse,
+ C'est de vivre en épicuriens,
+ En aimables et francs vauriens.
+ Des thésauriseurs le système
+ J'en conviens ici m'irait mal;
+ Ils font de la vie un Carême.
+ Pour moi, c'est toujours Carnaval.
+
+Ceux que dépeignaient ces vers de mirliton n'étaient guère disposés
+à suivre le sage conseil que Charles Poney leur donnait dans le
+refrain de sa chanson du _Peintre en bâtiment_:
+
+ Barbouilleurs
+ De couleurs
+ Fêtons nos dimanches;
+ Mais, gais travailleurs,
+ Le lundi retroussons nos manches.
+ Barbouilleurs
+ De couleurs
+ Fêtons nos dimanches.
+ C'est bien le moins qu'à table assis
+ On trinque un jour sur six.
+
+L'image allégorique «Crédit est mort» était populaire dès la
+première moitié du XVIIe siècle; le peintre ne figure pas dans
+l'estampe de Lagniet, mais on le voit, sur les placards d'Épinal,
+mettre à mort cet illustre personnage, en compagnie du musicien et
+du maître d'armes; au-dessous est cette inscription:
+
+ O peintre, artiste de génie,
+ Que son art pouvait enrichir,
+ Indolemment passe sa vie
+ A boire, à manger, à dormir.
+ Il jure contre la fortune,
+ Il se plaint partout du sort,
+ Mais ce qui surtout l'importune
+ C'est que maître Crédit est mort.
+
+[Illustration: Peintre en bâtiment Italien, d'après Mitelli (1680).
+
+Au-dessous est une inscription, qui indique que ce métier ne fatigue
+pas l'intelligence, parce qu'il consiste à étendre des couches de
+blanc.]
+
+En dépit de cette emphatique allusion au génie, il ne s'agit pas ici
+des artistes peintres, dont la condition, assez misérable jadis, a
+longtemps inspiré l'ancienne caricature, mais d'un peintre
+d'enseignes; l'imagier d'Épinal a en effet copié le décorateur au
+port ambitieux, que représente la lithographie de Carle Vernet, dont
+nous parlons plus loin. C'est bien à lui que s'applique
+l'inscription à double sens d'une de ces estampes: «Rouge ou blanc
+m'est égal».
+
+Au commencement du siècle dernier, un personnage de la comédie de
+Lesage, les _Trois Commères_, formulait cet aphorisme: Un peintre
+qui loge dans un cabaret est là comme un poisson dans l'eau. Plus
+récemment, on a dit: Il n'a que des cabarets en tête, des idées de
+peintre.
+
+Chez les peintres, de même que dans la plupart des métiers où les
+ouvriers sont réunis en chantiers ou en ateliers, il y a d'assez
+nombreuses circonstances qui, d'après la coutume, sont le prétexte
+de libations plus ou moins copieuses.
+
+Lorsque, après trois ans d'apprentissage, l'_arpète_ ou apprenti
+devient compagnon, on «arrose sa première blouse», et il paye à
+boire à ses camarades d'atelier. Il est aussi d'usage «d'arroser les
+galons» du compagnon qui passe caporal, c'est-à-dire chef d'une
+équipe. Quand il devient maître compagnon, et est alors chargé de la
+surveillance générale des chantiers de la maison, il doit aussi
+régaler les ouvriers. Autrefois, quand un compagnon entrait dans une
+nouvelle maison, il devait payer sa bienvenue. Cet usage tend à
+disparaître.
+
+Certaines maladresses donnent lieu à des amendes, qui sont dépensées
+chez le marchand de vin: lorsqu'un ouvrier laisse tomber quelque
+outil du haut de son échelle, un de ses camarades se hâte de le
+ramasser, et celui auquel il le rend sait qu'il devra verser quelque
+chose. L'amende est aussi appliquée à celui qui, peignant une porte,
+par exemple, manque de touche ou, par oubli, a laissé une partie
+sans lui donner une couche. Quand un étranger a l'imprudence de
+manier un outil, de prendre une brosse et d'essayer de peindre, les
+ouvriers lui disent qu'en pareil cas l'usage est de leur payer une
+bouteille de vin ou une tournée.
+
+Lorsque les peintres en bâtiment ont soif, et qu'ils vont se
+désaltérer chez le marchand de vin, ils disent qu'ils vont «faire un
+raccord»; le raccord est de règle à trois heures; c'est à ce moment
+que les ouvriers prennent leur repos de l'après-midi.
+
+À Marseille, on dit proverbialement «Peintre, pingre!» L'ancien
+proverbe: «Gueux comme un peintre», qui s'était d'abord appliqué aux
+artistes, était, dit le _Dictionnaire comique_, devenu faux en ces
+derniers jours, où la peinture a été cultivée et anoblie. Mais il
+était, à la fin du siècle dernier, d'un usage courant en parlant des
+peintres en bâtiment.
+
+À côté de détails curieux et pris sur le vif, le livre des
+_Industriels_, que La Bédollière publia en 1842, renferme un certain
+nombre de passages où, pour être pittoresque, l'auteur sacrifie
+parfois l'exactitude, et semble appliquer à tout un corps d'état ce
+qui n'est le fait que de quelques individus. Il trace des peintres
+d'alors un portrait qui n'est pas flatté: Ils commettent, dit-il,
+des ravages dans la cave et dans la cuisine, de complicité avec les
+femmes de chambre, auxquelles ils font une cour assidue et
+intéressée. Amis du plaisir et de l'oisiveté, ils s'arrangeaient
+toujours pour travailler le plus lentement possible, aller faire de
+temps en temps des stations au café, jouer au billard et fumer avec
+une nonchalance asiatique. C'est en l'absence de tout surveillant
+masculin que les ouvriers peintres s'abandonnent le plus
+scandaleusement à une douce fainéantise, et, non contents d'obtenir
+des rafraîchissements par l'entremise de la bonne, ils tendent des
+pièges à la maîtresse elle-même.
+
+ --Quelle insupportable odeur de peinture! s'écrie celle-ci.
+ N'y aurait-il pas moyen de la dissiper?
+
+ --Si fait, madame, rien n'est plus facile, répond le
+ premier ouvrier. Quand l'air de votre chambre est vicié,
+ comment vous y prenez-vous?
+
+ --Ordinairement je fais brûler du sucre sur une pelle.
+
+ --C'est parfait, madame, mais cela ne suffit pas. Pour
+ chasser le mauvais air et faire sécher en même temps la
+ couleur, nous employons un procédé fort simple et très
+ économique: nous prenons un litre d'eau-de-vie de bonne
+ qualité, nous y mêlons du sucre, un peu de citron, et nous
+ mettons chauffer le tout sur un fourneau au milieu de la
+ pièce, qu'on a soin de bien fermer; il se dégage des
+ vapeurs alcooliques, qui ont je ne sais quel mordant,
+ quelle force dessiccative, et, en moins de rien, les
+ parfums les plus agréables succèdent à l'odeur de la
+ peinture.
+
+Si la bourgeoise se rend à la justesse de ce raisonnement, les
+travailleurs se groupent autour d'un bol de punch, ferment
+hermétiquement les portes et se réchauffent l'estomac aux dépens
+d'une trop confiante hôtesse.
+
+Voici un autre exemple du mordant des vapeurs alcooliques: Un
+ouvrier peintre donne à entendre qu'il est indispensable de nettoyer
+les glaces, et demande, pour ce faire, un grand verre d'eau-de-vie.
+Il le boit lentement, ternit par intervalles, de son haleine, la
+surface du miroir, qu'il essuie avec un torchon.
+
+Ces facétieuses pratiques sont encore quelquefois employées par les
+ouvriers peu scrupuleux et farceurs; elles les exposent à être
+remerciés par le patron. Parfois les colleurs de papier, s'ils
+voient qu'ils ont affaire à un naïf, lui disent qu'en mélangeant de
+l'absinthe à la colle, on met l'appartement à l'abri des punaises.
+Le liquide obtenu par ce moyen est, bien entendu, absorbé par les
+colleurs.
+
+[Illustration: Le poète Pope nettoyant une façade (caricature
+anglaise).]
+
+Il est vraisemblable que les divers ouvriers appartenant à cette
+catégorie du bâtiment ont, comme les autres, quelques superstitions
+ou observances particulières. On les a peu relevées jusqu'ici, et
+l'enquête que j'ai faite à Paris a été infructueuse. On n'y connaît
+même pas la superstition des peintres de la Gironde qui, lorsque
+leur couteau se pique en tombant à terre, se croient assurés d'avoir
+prochainement de l'ouvrage. On comprend en général, parmi les
+peintres en bâtiment, les badigeonneurs, bien qu'ils s'en
+distinguent pourtant par certains côtés: ils ne font pas comme eux
+un apprentissage de trois ans, parce que le métier est moins
+difficile et moins varié, et qu'il ne demande pas autant de goût
+pour composer et varier les couleurs. Ils ne peignent pas à l'huile
+et ne travaillent guère qu'à l'extérieur des maisons. Ce sont eux
+que l'on voit assis sur une sorte de sellette attachée à une corde à
+noeuds, et qu'ils peuvent faire glisser le long de cette corde.
+Ils nettoient les façades, puis à l'aide d'un large pinceau,
+emmanché parfois au bout d'un bâton, ils les revêtent d'une couche
+de chaux ou de peinture à la colle.
+
+Quelquefois ils sont perchés sur des échafaudages, et soit qu'ils
+nettoient à grande eau, soit qu'ils enduisent en plongeant leur
+pinceau dans une sorte de bidon rempli de couleur, il en résulte,
+pour les promeneurs qui passent trop près d'eux, des inconvénients
+analogues à ceux que montre l'estampe anglaise de la page 17, qui
+est une allusion satirique à l'_Essai sur le goût_, du poète Pope,
+et à la façon dont il traitait certains de ses contemporains.
+
+Une lithographie du _Charivari_, de 1834, représentait
+Louis-Philippe assis sur une sellette soutenue par une corde à
+noeuds, et badigeonnant, avec un pinceau à long manche, un mur sur
+lequel est écrit en grosses, lettres _Charte_.
+
+ * * * * *
+
+En argot, on appelle les décorateurs _gaudineurs_, du vieux mot
+_gaudinier_, s'amuser; la gaieté des peintres en bâtiment est
+proverbiale.
+
+Dans _Germinie Lacerteux_, les frères de Goncourt ont tracé un
+amusant portrait d'un peintre décorateur, moitié artiste, moitié
+ouvrier: «Gautruche avait la gaieté de son état, la bonne humeur et
+l'entrain de ce métier libre et sans fatigue, en plein air, à
+mi-ciel, qui se distrait en chantant et perche sur une échelle
+au-dessus des passants la blague d'un ouvrier. Peintre en bâtiment,
+il faisait la lettre, il était le seul, l'unique homme à Paris qui
+attaquât l'enseigne sans mesure à la ficelle, sans esquisse au
+blanc, le seul qui, du premier coup, mît à sa place chacune des
+lettres dans le cadre d'une affiche, et, sans perdre une minute à
+les ranger, filât la majuscule à main levée. Il avait encore la
+renommée pour les lettres _monstres_, les lettres de caprice, les
+lettres ombrées repiquées en ton de bronze ou d'or, en imitation de
+creux dans la pierre. Aussi faisait-il des journées de quinze à
+vingt francs. Mais comme il buvait tout, il n'en était pas plus
+riche, et il avait toujours des ardoises arriérées chez les
+marchands de vin.
+
+«Il possédait une _platine_ inépuisable, imperturbable; sa parole
+abondait et jaillissait en mots trouvés, en images cocasses, en ces
+métaphores qui sortent du génie comique des foules. Il avait le
+pittoresque naturel de la farce en plein vent. Il était tout
+débordant d'histoires réjouissantes et de bouffonneries, riche du
+plus riche répertoire des scies de la peinture en bâtiment. Membre
+de ces bas caveaux qu'on appelle des _lices_, il connaissait tous
+les airs, toutes les chansons et les chantait sans se lasser.»
+
+Les auteurs des enseignes les plus réussies auraient pu s'exprimer à
+l'égard de leur oeuvre comme la légende humoristique mise par
+Gavarni au-dessous d'un échafaudage sur lequel est juché un
+décorateur: «L'huile est toujours de l'huile, mais il y a enseigne
+et enseigne! Pour des Singe vert, des Tête noire, des Boule rouge,
+on peut faire poser les bourgeois, mais pour des Bonne Foi, c'est
+plus ça.»
+
+Lorsque les peintres en bâtiment parlent des décorateurs, ils disent
+que ce sont des artistes, et ils les considèrent, non sans raison,
+comme formant une sorte d'anneau intermédiaire entre eux et ceux qui
+peignent les tableaux destinés aux salons.
+
+Mais il en est parmi eux qui «posent à l'artiste» et exagèrent les
+manières excentriques de ceux qu'ils se sont proposés comme modèles,
+en vue «d'épater les bourgeois». La caricature s'est parfois égayée
+de leurs façons ridicules. Une lithographie coloriée de Carle Vernet
+a pour titre: «la Dernière touche» et représente un décorateur qui
+vient de peindre sur un volet un poulet, tout plumé, suspendu par
+les pattes avec des rubans de couleur à un clou trompe-l'oeil. Ce
+poulet est destiné à servir d'enseigne à une auberge; son travail
+achevé, l'artiste, sanglé dans une redingote bleue, le cou orné
+d'une immense cravate, coiffé d'un chapeau haut de forme, quelque
+peu bossué, est descendu de son échelle, et a pris une pose
+sculpturale et admirative pour contempler son chef-d'oeuvre. Une
+lithographie d'Hippolyte Bellangé est plus bienveillante; il est
+vrai que le vieux peintre en lunettes, coiffé d'une casquette, et
+les manches de sa chemise retroussées, n'a pas l'air de considérer
+comme un piédestal l'échelle sur laquelle il est perché pour peindre
+ou pour restaurer l'enseigne du «Moulin d'Amour». Des jeunes gens
+qui, en compagnie de jeunes filles, ont déjeuné dans un des cabinets
+de l'établissement, lui offrent un verre de champagne en disant:
+«Honneur aux artistes!» L'intention satirique est plus évidente et
+mieux justifiée dans le dessin du _Charivari_, où Charles Jacque a
+dessiné un peintre en casquette, débraillé, au nez de soiffard, qui,
+la main sur la hanche, les jambes croisées l'une sur l'autre, est
+sur le pas de sa boutique, surmontée de cette enseigne orgueilleuse:
+_Bernard, peintre, seul doreur des cornes et sabots du boeuf
+gras_. Le dessin a pour titre: «Nous autres artistes».
+
+[Illustration: SES OUVRIERS DÉVOUÉS
+
+9 FÉVRIER 1851
+
+_Réduction d'une lithographie offerte à M. Leclaire par ses
+ouvriers_]
+
+Vers 1840, il circulait aussi des chansonnettes comiques, dont
+quelques couplets du _Peintre véritablement artiste_ de Blak et
+Charles Plantade peuvent donner une idée.
+
+ Il est neuf heures du matin, c'est l'instant du déjeuner,
+ l'arrière-boutique du peintre-vitrier est légèrement
+ parfumée de la vaporeuse odeur du mastic. Alors l'artiste,
+ avec les couleurs de son imagination de feu, se broie une
+ immortalité sur la palette.
+
+
+ Depuis que je m'suis mis artiste,
+ C'est uniqu' comme j'ai des succès,
+ N'y a pas d'ouvrage qui me résiste,
+ Je suis le vrai peintre français.
+ Les Gérard, les Grecs, les Herace,
+ Ont un bon p'tit genr' de talent,
+ Mais moi n'y a pas d'genre qui fasse,
+ J'les risque tous inclusivement.
+
+ Faut voir comm' ma propriétaire
+ Rend bien justice à mon talent,
+ J'lai peinte ainsi qu'madam' sa mère,
+ J'ai peint son chien et son enfant;
+ J'ai peint aussi sa cuisinière.
+ Son frotteur et puis son portier,
+ J'ai peint la maison entière,
+ Y compris même l'escalier.
+
+On sait que le blanc de céruse présente pour la santé des ouvriers
+de réels inconvénients, et qu'il expose à des coliques et à des
+accidents ceux qui n'observent pas une hygiène rigoureuse, et
+surtout ceux qui s'imaginent, bien à tort, que les liqueurs fortes
+peuvent combattre ses émanations.
+
+Jusqu'au milieu de ce siècle, la céruse se vendait en pains de forme
+conique, analogue à ceux, peints de diverses couleurs, que l'on voit
+encore comme une sorte d'enseigne parlante au-dessus de la devanture
+bariolée des marchands de couleurs. Il y avait alors une cause
+d'empoisonnement général aussi bien pour l'enfant qui nettoyait les
+formes dans lesquelles on versait la céruse pour en faire des pains,
+que pour le peintre qui écrasait laborieusement ces pains très durs.
+Ces dangers avaient préoccupé les hygiénistes, et le gouvernement en
+avait été ému. L'ordonnance royale du 5 novembre 1823 défendit dans
+tout le royaume la fabrication et la vente de la céruse en pain,
+essayant ainsi de supprimer le travail dangereux du peintre. Mais
+elle ne fut guère observée, parce que l'on n'adopta pas sans
+difficulté l'usage de la céruse broyée qui, disait-on, prêtait à la
+falsification.
+
+Vers 1850, le blanc de zinc, qui n'était consommé qu'à l'état de
+curiosité sur les plus fines palettes, fit, dit M. Henri Faure, son
+apparition sur le marché comme produit industriel; sa blancheur de
+neige, son innocuité relative, favorisèrent une réclame bruyante, et
+le gouvernement décréta que tous les travaux publics devraient être
+exécutés avec le nouveau produit, à l'exclusion de la céruse.
+
+Ce fut un industriel parisien, M. Leclaire, qui, mettant en pratique
+une formule donnée par le chimiste Guiton de Morveau, trouva le
+moyen de produire économiquement le blanc de zinc. Sa découverte fit
+du bruit, et le 24 février 1851, ses ouvriers lui offrirent la
+lithographie que nous reproduisons, un peu réduite (p. 21) et qui
+représente le triomphe du blanc de zinc sur la céruse. Elle était
+accompagnée d'une pièce de vers qui exaltait les mérites du nouveau
+produit.
+
+ Nos pinceaux autrefois de céruse empestés
+ Exhalaient parmi nous des gaz empoisonnés.
+ On nous voyait soudain trembler de tous nos membres.
+ Les jeunes ouvriers, vieillards avant le temps,
+ Délaissant l'atelier, maudissaient dans leurs chambres
+ La colique, la fièvre, et mille autres tourments.
+
+ ... Guiton de Morveau proclama hautement
+ La céruse coupable et le zinc innocent...
+
+ Longtemps on oublia que le fameux problème
+ Était dans un bon livre en deux mots résolu.
+ Quand, après soixante ans, dans ce péril extrême,
+ Un sage entrepreneur, habile praticien,
+ Sut en l'y découvrant, changer notre destin.
+ Vive le blanc de zinc! et ses deux inventeurs.
+ La céruse à jamais fuit loin de nos couleurs:
+ Nous pouvons les mêler sans nulle défiance
+ Que son subtil poison nous verse la souffrance.
+ Vive le cher patron, dont le soin paternel
+ Éveille dans nos coeurs un amour éternel!
+
+Le métier de vitrier est assez moderne. Jusqu'au milieu du XVe
+siècle, les fenêtres, dans les maisons particulières et même dans
+les châteaux, étaient garnies de toile cirée transparente ou même de
+papier huilé.
+
+[Illustration: Vitrier assujettissant ses vitrages avec des châssis
+de plomb.
+
+(Gravure de Lagniet, XVIIe siècle).]
+
+[Illustration: Le vitrier et le savetier, (coll. G. Hartmann.)
+
+Op! triiii.--Tenez, mon imbécile qui rit parce que j'ai cassé mes
+carreaux.]
+
+C'est vers cette époque que le verre put être vendu à un prix
+relativement modéré, et qu'au lieu d'être réservé aux verrières
+peintes de couleurs éclatantes, on put l'employer à garnir les
+fenêtres. L'apprentissage des vitriers était alors très long, parce
+qu'il ne s'agissait pas seulement de tailler les verres, mais aussi
+de les faire tenir dans de petits cadres de plomb; il se terminait
+toujours par un an d'exercice chez un des jurés du métier. Les frais
+de réception se montaient à huit livres, dont une partie était
+versée au tronc de la confrérie et l'autre à la bannière militaire.
+Le patron de la corporation était saint Marc. Les ouvriers vitriers
+entrèrent assez tard dans le compagnonnage; c'est en 1701 seulement
+que les serruriers les reçurent au nombre des compagnons passants du
+Devoir; ils hurlaient dans leurs cérémonies.
+
+Actuellement, ils ne forment plus un corps de métier à part: la pose
+des vitres est faite par les ouvriers peintres employés par les
+entrepreneurs de peinture et de vitrerie; ceux-ci, quand ils ont
+d'importantes commandes, embauchent quelquefois des vitriers
+ambulants; par contre, pendant l'hiver, des ouvriers peintres sans
+ouvrage endossent pour quelque temps le portoir, et vont crier par
+les rues: «Au vitrî!» comme les vitriers ambulants ou «chineurs»,
+que l'on voit parcourir les villes et les campagnes, et dont la
+spécialité est de remettre les vitres cassées. Ces artisans, dont le
+métier est facile, ne font point d'apprentissage. Ils sont, en
+général, originaires du Piémont, du Limousin ou de quelque autre
+province française du Midi. À Paris, disent les _Industriels_, le
+vitrier ambulant s'associe à quelques-uns de ses compatriotes et
+paye sa part d'une chambre située hors barrière, ou dans les
+environs de la place Maubert. La femme de l'un d'eux tient le ménage
+et apprête le riz, la viande et les pommes de terre que chacun
+achète à tour de rôle. Au bout de quelques années d'exercice, le
+vitrier nomade est atteint de nostalgie: il part, va de ville en
+ville, revoit son clocher. Il retrouve sa fiancée, chevrière ou
+manufacturière de fromages, l'épouse et entreprend une nouvelle
+campagne afin de gagner un patrimoine à sa postérité future. Il
+continue ainsi jusqu'à ce que, glacés par l'âge, ses membres lui
+refusent toute espèce de service.
+
+Le cri des vitriers est en général, dit Kastner, franc, mais très
+intense, très aigu et lancé brusquement, avec une énergie telle que
+l'on croirait l'ouvrier ambulant plutôt disposé à «casser les
+vitres» qu'à les remettre au besoin.
+
+Ils criaient: «Au vitrier! Eh vitrier!» ou «V'là vitrier! avez-vous
+besoin du vitrier!» Actuellement, leur cri est: «Au vitri-i!» ou
+«V'là l'vitri-i!»
+
+C'est par analogie avec le portoir qui reluit au soleil qu'on a
+appelé vitriers les chasseurs à pied, parce que le sac en cuir verni
+de ces soldats reluisait au soleil comme les vitres sur le dos des
+vitriers ambulants.
+
+De même que les peintres en bâtiment, les vitriers n'ont dans les
+récits populaires qu'un rôle très restreint: une légende danoise
+raconte que jadis, pendant la nuit, les cadavres disparaissaient de
+la cathédrale d'Aarhus, où on les avait placés la veille. On n'y
+comprit rien d'abord, mais une nuit on remarqua qu'un dragon, qui
+avait son repaire près de l'église, y pénétrait et mangeait les
+cadavres. En même temps, on s'aperçut qu'il ne se contentait pas de
+ce méfait, mais qu'il mettait la cathédrale elle-même en danger, en
+creusant des galeries souterraines. On avait en vain demandé des
+conseils et des remèdes, lorsqu'arriva à Aarhus un vitrier ambulant
+qui promit de débarrasser la ville du monstre. Il se fit un cercueil
+de glace, où il n'y avait qu'un seul trou, juste assez grand pour
+qu'il pût sortir son épée. En plein jour il se plaça dans le
+cercueil qu'on avait porté dans l'église, et, vers minuit, on alluma
+quatre cierges, un à chaque coin du cercueil. Le dragon arriva peu
+de temps après, et, comme il aperçut sa propre image sur le cercueil
+de glace, il crut que c'était sa femelle. Le vitrier saisit
+l'occasion et lui donna un coup dans la gorge avec une si grande
+force que le dragon mourut. Mais le sang et le venin qui sortaient
+de sa blessure étaient d'une nature si pernicieuse que le vitrier
+périt lui-même dans son cercueil. On voit encore aujourd'hui, dans
+la cathédrale, une vieille image qui représente cette légende.
+
+Un récit picard met, sous forme de conte facétieux, une aventure qui
+est peut-être arrivée et qu'il me semble avoir déjà lue dans un
+ancien auteur.
+
+Un vitrier, se rendant à Mézières pour y placer des carreaux,
+suivait la vallée qui se trouve entre ce village et Démuin. Arrivé
+en face du bois de l'Harcon, il s'assit sur un rideau afin de se
+reposer quelques instants. Il avait gardé sur son dos le crochet
+qu'il portait et qui contenait plusieurs grandes pièces de vitre. Or
+le berger communal faisait paître son troupeau sur la montagne. Tout
+à coup, le bélier apercevant son image réfléchie par la vitre, crut
+avoir affaire à un rival; il se recula de quelques pas, et, après
+plusieurs mouvements de tête, il prit son élan et alla donner un
+fort coup de front dans la vitre, culbutant ainsi le crochet et le
+vitrier.
+
+ * * * * *
+
+À Paris, les boutiques des petits patrons peintres en bâtiment sont
+assez fréquemment signalées par des attributs peints sur les côtés
+de la devanture, sur laquelle figure en grosses lettres
+l'inscription:
+«Peinture--Vitrerie--Lettres--Attributs--Décors--Encollage de
+papiers», qui montre les diverses variétés du bâtiment qui sont du
+ressort de la maison. En province autrefois, du moins dans les
+petites villes, on lisait sur des enseignes: «X...
+--Peintre--Vitrier--Doreur». Le peintre de campagne appliquait en
+effet l'or ou l'argent en feuilles aussi bien sur les panneaux que
+sur les cadres ou sur les statues de bois des églises. Cette partie
+du métier a beaucoup perdu de son importance depuis que les vieux
+saints taillés aux siècles derniers, et dont beaucoup n'étaient pas
+sans mérite, ont été relégués dans des coins obscurs pour faire
+place aux produits, d'une si fade et si insignifiante élégance, des
+fabriques qui avoisinent l'église Saint-Sulpice.
+
+[Illustration: Le Doreur, d'après une estampe du XVIIe siècle.
+(Musée Carnavalet.)]
+
+Ce peintre-vitrier-doreur était un personnage populaire qui, en
+raison des réparations à faire aux saints ou aux autels, avait des
+accointances avec l'Église; lorsqu'il s'agissait de renouveler la
+dorure des ailes des chérubins ou de la robe de la Vierge, on
+apportait parfois la statue chez lui, et les enfants le regardaient
+avec admiration poser ses feuilles d'or.
+
+Il n'en était pas bien plus riche pour cela, et Thomas le Doreur,
+qui figure dans un conte de la Haute-Bretagne, n'est pas un
+personnage inventé de toutes pièces.
+
+Il était aussi pauvre que l'artisan déguenillé, sale et maigre, que
+Lagniet a représenté travaillant à dorer un cadre, dans une mansarde
+misérable, au milieu d'un fouillis d'outils, de pipes et de verres à
+boire (p. 29). Thomas le Doreur habitait, à l'entrée d'une forêt,
+une vieille cabane délabrée, de si piètre apparence, que les
+fabriciens qui viennent le chercher pour dorer les saints en bois
+d'une église neuve, ne peuvent croire d'abord que c'est là que
+demeure cet habile artisan. Ils entrent dans son misérable logis,
+lui montrent les plans, et conviennent avec lui d'un certain prix.
+Quand ils sont partis, il dit à sa femme de chercher des feuilles
+d'or; mais ils ne peuvent en trouver en tout que quatre, et il n'y
+avait pas d'argent à la maison pour en acheter d'autres. Thomas ne
+voulait pas demander d'avances au recteur, et il ne savait comment
+faire, quand il songea à un seigneur du pays auquel tout réussissait
+parce que, disait-on, il avait fait un pacte avec le diable, et il
+se dit: «Je n'ai plus qu'à appeler à mon aide le compère de
+monseigneur». Aussitôt il vit paraître devant lui un beau monsieur
+qui lui dit de se trouver à onze heures à la Tour Maudite, s'il a
+bien l'intention de vendre son âme. Thomas s'y rend, et y trouve le
+diable et le seigneur. Le diable ordonne à celui-ci de donner de
+l'or qui vienne de ses parents, parce que avec l'or du diable on ne
+peut dorer les saints. Il est convenu que le pacte sera signé quand
+l'ouvrage aura été achevé. Thomas achète des feuilles d'or, et se
+met à travailler: la dorure était si belle qu'on venait de tous
+côtés pour la voir. Le jour où la dernière feuille fut posée, le
+recteur lui dit d'apporter son compte le lendemain, et à la porte de
+l'église Thomas rencontre le diable qui lui dit que puisque son
+ouvrage est terminé, il faut qu'il signe le pacte.--Non, répond le
+Doreur, je n'ai pas encore fini de dorer l'oreille du chien de saint
+Roch. Le recteur, qui avait tout entendu, lui donne de l'argent pour
+rembourser le seigneur ami du diable; et en passant par l'église,
+ils remarquent que la dorure, si brillante un instant auparavant,
+était verdâtre et noircie comme si la pluie était tombée dessus.--Tu
+as pris l'argent du diable? dit le recteur.--Non, répond Thomas,
+c'était celui du seigneur.--En ce cas, tout n'est pas perdu. Le
+recteur va chercher de l'eau bénite et quand il en a aspergé les
+statues elles redeviennent peu à peu brillantes. Thomas va reporter
+l'argent au seigneur qui lui dit de retourner vite chez lui, parce
+que le château va être foudroyé.
+
+[Illustration: Une enseigne du Jeu de Paris en miniature]
+
+
+SOURCES
+
+CHARRONS.--Lady Gurdon, _Suffolk Folk-Lore_, 145.--_Magasin
+pittoresque_, 1874 (avril).--J.-F. Bladé, _Poésies populaires de la
+Gascogne_, II, 268.--A. Perdiguier. _Le livre du Compagnonnage_, I,
+47; II, 196.--Ch. Guillon, _Chansons populaires de l'Ain_,
+196.--Ouin Lacroix, _Histoire des Corporations de Normandie_,
+181.--J.-F. Bladé, _Contes populaires de la Gascogne_, II, 362.
+
+TOURNEURS.--Reinsberg-Düringsfeld, _Sprichwörter_.--Monteil,
+_l'Industrie française_, II, 81.--A. Perdiguier, _Le livre du
+Compagnonnage_, II, 43.--C. Pedroso. _Pertuguese folk-tales,
+Folk-Lore record_, IV, 132.--Grimm, _Contes choisis_, traduction
+Baudry, 164.
+
+PEINTRES, VITRIERS, DOREURS.--L. Larchey, _Dictionnaire
+d'argot_.--La Bédollière, _Les Industriels_, 89 et
+suivantes.--Communications de M. Vinkel.--Régis de la Colombière,
+_Les Cris de Marseille_, 68.--C. de Mensignac. _Superstitions de la
+Gironde_.--Monteil, _l'Industrie française_, I, 234.--Henri Faure,
+_Histoire de la Céruse_. 54, 56.--A. Perdiguier, _Le livre du
+Compagnonnage_, I, 24; II, 196.--Kastner, _Les Voix de Paris_,
+108.--_Revue des Traditions populaires_, VII, 590.--A. Ledieu,
+_Traditions de Demuin_, 168.--Paul Sébillot, _Contes populaires de
+la Haute-Bretagne_, II, 200.
+
+[Illustration: Amour tourneur, frontispice de l'_Art de tourner_.]
+
+
+
+
+LES BUCHERONS
+
+
+Dans les pays de forêts, les bûcherons vivent dans des villages de
+la lisière, ou sous le couvert, dans des huttes faites de perches,
+de genêts et de gazons, auxquelles ils donnent le nom de _loges_;
+ils ne se mêlent guère aux populations agricoles qui les entourent,
+et celles-ci prétendent qu'en général ils ont mauvais caractère et
+qu'ils sont assez disposés à traiter les hommes avec aussi peu
+d'égards que les chênes.
+
+En Limousin, on donne le nom de «bûcheron de Saint-Jal» à un mauvais
+coucheur; on cite le colloque suivant entre un bûcheron de cette
+localité et son voisin de Lagraulière: (_Quo vaït bin, tu ses un
+amic, te bourraraï mas de la têtà, autrament, te bourrarias plas
+d'aü taü._ C'est bon, tu es un ami, je ne te frapperai que de la
+tête (de mon hachereau), sans cela je t'aurais servi avec plaisir du
+taillant. L'autre, non moins batailleur, riposte: _Te pararaï de mon
+billard_. Je te parerai de mon bâton. On disait autrefois qu'à
+Saint-Jal il y avait un loup-garou sur sept personnes.
+
+De même que la plupart des gens qui vivent en forêt, les bûcherons
+ont en effet la réputation d'être quelque peu sorciers. On raconte,
+dans le Bocage normand, qu'un soir l'un d'eux, rencontrant un
+charretier devant une auberge, lui demanda de lui payer une
+pinte.--Nenni, répondit le charretier, je n'ai pas le temps. Le
+bûcheron s'éloigna en hochant la tête, et quoi qu'on fût en place
+droite, le charretier ne put forcer son cheval à faire un seul pas.
+Ce fut seulement au bout d'une demi-heure, au retour du bûcheron et
+à son commandement, que le cheval repartit.
+
+On sait que dans l'antiquité classique certaines divinités de second
+ordre avaient pour demeure les arbres; les Dryades pouvaient les
+quitter, et leur existence n'était pas, comme celle des Hamadryades,
+liée à la leur. Des croyances analogues existent encore chez les
+Malais et chez quelques autres peuples non civilisés, qui croient
+que des démons ou des esprits habitent les arbres; dans l'est de
+l'Europe, ces idées n'ont pas encore complètement disparu: un sylphe
+habitait un vieil arbre de la forêt de Rugaard, auquel il ne fallait
+pas toucher, et la Vierge demeurait dans un arbre séculaire de
+l'Heizenberg; quand on l'abattit, on éleva une chapelle à la Vierge
+pour l'apaiser. D'après Tylor, bien des gens en Europe croient que
+les saules pleurent, saignent et même parlent quand on les coupe; le
+vieil arbre de l'Heizenberg poussa des gémissements quand il fut
+attaqué par la hache du bûcheron; un homme, qui s'apprêtait à couper
+un génévrier, entendit une voix qui lui criait: «Ne touche pas au
+genévrier!» Un conte allemand de Grimm rapporte qu'une voix dit à un
+bûcheron, sur le point d'en abattre un, que celui qui le toucherait
+devait mourir. Une légende estonienne parle d'un temps où les arbres
+avaient un langage que les hommes pouvaient comprendre: Jadis un
+homme alla dans la forêt pour couper du bois. Quand il voulut mettre
+sa hache dans le bouleau, celui-ci le pria de le laisser vivre,
+parce qu'il était encore jeune et avait beaucoup d'enfants qui le
+pleureraient. L'homme exauça sa prière et se tourna vers le chêne.
+Mais le chêne, ainsi que tous les arbres, le prièrent de leur
+laisser la vie, en lui donnant chacun un prétexte. L'homme, attendri
+par leurs prières, les laissa tous vivre et s'assit pour réfléchir à
+ce qu'il devait faire. D'une part, il n'avait pas le coeur
+d'abattre les arbres qui le priaient si gentiment, d'un autre côté,
+il n'osait rentrer sans bois, car sa méchante femme lui aurait fait
+une scène. Pendant qu'il réfléchissait, un vieillard habillé
+d'écorce, _le père de la forêt_, vint près de lui, le remercia
+d'avoir laissé la vie à ses enfants, et lui remit une petite
+baguette en or avec laquelle il pourrait se procurer tout ce qu'il
+lui fallait. Mais il lui recommanda, sous peine de malheur, de ne
+pas souhaiter l'impossible. Quand l'homme rentra chez lui sans bois,
+sa femme le reçut avec des cris et des insultes: Que toutes les
+branches de bouleau se transforment eu faisceaux de verges et te
+battent! s'écria-t-elle. L'homme brandit la baguette d'or et dit:
+Que ta volonté s'accomplisse. À l'instant, la femme battue par des
+verges invisibles, se mit à crier de toutes ses forces. Après cette
+correction, l'homme employa sagement la force magique de sa
+baguette: les fourmis construisirent ses maisons, les abeilles lui
+apportèrent du miel, les araignées tissèrent ses étoffes, les taupes
+labourèrent ses terres. Il vécut heureux jusqu'à la fin de ses
+jours. Il en fut de même pendant plusieurs générations pour ses
+enfants et ses petits-enfants, auxquels il légua sa baguette
+magique. Mais un de ses descendants fit un voeu sacrilège: il
+voulut faire descendre le soleil pour se mieux chauffer le dos. Le
+soleil descendit et le brûla, lui et tous ses biens. Les arbres
+furent tellement effrayés par les rayons ardents du soleil descendu
+qu'ils perdirent depuis ce temps leur langage.
+
+Si en France on ne croit plus guère dans le monde des forêts aux
+arbres qui parlent, il est des gens qui leur prêtent un certain
+animisme. Dans le Maine, quand il fait du vent, les bûcherons disent
+qu'ils entendent les chênes se battre: en Normandie, ils
+s'imaginent, quand le vent souffle harmonieusement à travers les
+branches, entendre la voix des anciens forestiers dont les âmes
+reviennent.
+
+Certains arbres doivent être respectés, ou il arrive malheur à ceux
+qui sont assez audacieux pour y toucher. En Haute-Bretagne, un
+bûcheron de la forêt de Rennes éprouva toute sa vie un tremblement
+nerveux, pour avoir osé jeter par terre un chêne que la cognée ne
+devait pas frapper. Dans le canton de Rougemont (Doubs), la
+tradition prétend que l'Arbre des sorciers, qui est séculaire, n'a
+jamais pu être abattu. Un jour un bûcheron voulut braver ce qu'il
+qualifiait de superstition. Il prit une hache toute neuve et alla
+pour l'abattre. Au premier coup qu'il porta, sa hache vola en éclats
+et le manche lui échappa des mains. On dit que depuis ce temps-là
+plusieurs autres bûcherons ont essayé, sans plus de succès,
+d'entamer l'arbre ensorcelé.
+
+Chez les non-civilisés, avant d'entamer un arbre, on prend certaines
+précautions pour détourner la colère des esprits; en Afrique, le
+bûcheron fait un sacrifice à son bon génie, ou en portant le premier
+coup de hache, il laisse adroitement tomber quelques gouttes d'huile
+de palmier, et se sauve pendant que l'esprit lèche l'huile; à la
+côte des Esclaves, il se couvre la tête d'une poudre magique. Les
+Siamois font une offrande de gâteaux et de riz; en Birmanie, on fait
+une prière à l'esprit. Caton rapporte qu'avant de s'attaquer à un
+bois sacré, le bûcheron devait sacrifier un cochon aux dieux et aux
+déesses du bois. Chez les Dayaks de Bornéo, l'arbre doit être coupé
+perpendiculairement à son axe; ceux qui l'abattent en V, à
+l'européenne, sont frappés d'une amende.
+
+[Illustration: Le Casseu d'bois, d'après Maurice Sand.
+_Illustration_, 1853).]
+
+Une tradition, rapportée par Grimm, semble se rapporter à l'usage de
+tracer des croix avant ou après l'abattage, pour détourner les
+esprits malfaisants. Une petite ramasseuse de mousse s'approcha d'un
+homme qui abattait du bois et lui dit: «Quand vous cesserez votre
+ouvrage, ne manquez pas de tracer trois croix sur le tronc du
+dernier arbre que vous aurez abattu.» L'homme n'en fit rien, et le
+lendemain la petite ramasseuse de mousse lui dit: «Pourquoi
+n'avez-vous pas mis hier les trois croix? Cela nous eût fait du bien
+à tous les deux, car le chasseur sauvage nous poursuit, il nous tue
+sans pitié et ne nous laisse aucun repos, à moins que nous ne
+puissions trouver des arbres marqués de trois croix.» La petite
+ramasseuse de mousse battit l'homme, qui, depuis, se conforma à ses
+instructions.
+
+Les bûcherons figurent dans les contes et dans les fables et ils y
+jouent un rôle important. Ils sont, en général, les plus pauvres des
+artisans, ils ont bien du mal à nourrir leur nombreuse famille. Il
+est rare que, comme dans le récit recueilli par Grimm, un ange
+gardien vienne chercher leur petite fille pour l'élever en paradis.
+Aussi il en est qui, le coeur navré, vont égarer leurs enfants
+dans la forêt pour ne pas les voir mourir de faim sous leurs yeux.
+Heureusement l'aventure finit presque toujours bien: le petit
+Poucet, par sa présence d'esprit, empêche ses frères d'être mangés
+par l'ogre, lui vole ses bottes et fait fortune à la cour. Hansel et
+Gredel, le garçon et la fille d'un pauvre bûcheron allemand,
+deviennent riches grâce à une oie d'or. Ces récits de la forêt, où
+se retrouvent comme un écho des rêves des pauvres gens, font les
+fils des bûcherons épouser des princesses, trouver des talismans qui
+changent en argent tout ce qu'ils touchent, ou guérissent à
+l'instant toutes les blessures; les filles secourent, par bonté
+d'âme, des fils de rois métamorphosés, et quand elles les ont
+délivrés, elles se marient avec eux, et toute la famille est
+heureuse. Tous ces contes de la forêt ont un caractère optimiste, et
+sans doute plus d'un bûcheron, après les avoir racontés à ses
+enfants, s'endormait, rêvant comme eux à l'intervention des fées, à
+la découverte de talismans ou d'un trésor aussi précieux que celui
+que l'un d'eux se procura par son courage avisé, et ils se gardaient
+bien d'imiter ce pauvre bûcheron de l'île de Lesbos qui, las de
+travailler sans devenir plus riche, se dit un jour: Si je restais
+couché du matin jusqu'au soir, qui sait si la Fortune n'aurait pas
+pitié de moi? Il demeure dans son lit, et un de ses voisins vient
+lui emprunter ses deux mules. Comme celui-ci transportait dessus un
+trésor qu'il avait trouvé, il vit les gendarmes et alla se cacher,
+pendant que les mulets revenaient chargés d'or à la maison de leur
+maître.
+
+On raconte en Berry qu'un jour un bûcheron vit dans une clairière un
+énorme amas de serpents, dont les corps emmêlés, noués les uns aux
+autres, formaient une boule vivante, affreuse à voir, qui se mouvait
+lentement et au hasard, et de laquelle partaient des sifflements
+stridents et continus. Un point brillant scintillait à la surface de
+cette espèce de sphère, et il semblait qu'il allait toujours
+grossissant à mesure que les sifflements des reptiles augmentaient
+d'intensité. Lorsqu'il eut atteint le volume d'un oeuf, les corps
+des serpents se détendirent et se laissèrent aller sur le sol comme
+brisés par la violence de l'exercice auquel ils venaient de se
+livrer. Il ne resta plus de cette boule qu'un serpent monstrueux qui
+en formait le noyau et paraissait plein de vigueur. Sur son front
+resplendissait un énorme diamant. Il se dirigea vers le lac, laissa
+tomber son diamant sur le gazon du rivage, but avidement et
+longtemps, et l'ayant repris, disparut dans la forêt. À partir de ce
+moment, le bûcheron ne cessa de songer au moyen de s'emparer de la
+pierre merveilleuse. Il disposa un tonneau en forme d'embarcation
+pour s'y réfugier, et au bout d'un an et un jour il revit le même
+spectacle. Il put saisir le diamant pendant que le serpent était à
+boire, se réfugia dans son tonneau, dont il ferma la porte sur lui,
+et échappa au grand serpent qui n'ayant plus son diamant, était
+devenu aveugle. Il alla porter au roi cette pierre, qui avait la
+vertu de changer en or tout ce qu'elle touchait. Le roi lui assura
+une existence paisible et riche, à la condition qu'il irait rejeter
+le diamant dans le lac.
+
+Dans le Morbihan, où les mésaventures du diable forment un cycle
+assez étendu, voici comment un bûcheron se joua de l'ennemi du genre
+humain: Un jour le diable trouva un bûcheron qui émondait des
+arbres.--Apprends-moi ton métier, lui dit-il.--Très volontiers,
+répondit le bûcheron, ce sera bien facile. Prends ma hache, monte
+sur ce beau chêne que tu vois là. Tu t'assiéras sur la plus haute
+branche et tu la couperas auprès du tronc. Tu feras de même pour la
+seconde, la troisième et les autres branches jusqu'au bas de
+l'arbre.--Compris, dit le diable; et le voilà à l'oeuvre. Le chêne
+était haut et les branches étaient grosses, grosses comme des arbres
+ordinaires. Le diable travaille et bientôt la branche est coupée. Le
+diable, qui était assis dessus, dégringole de cette hauteur
+vertigineuse, et, pour comble de malheur, l'énorme branche lui tombe
+sur le dos.
+
+La hache est l'instrument par excellence du bûcheron, son
+gagne-pain, comme dit notre La Fontaine. Aussi est-elle l'objet de
+ses préoccupations. Un ancien petit conte allemand rapporte que
+saint Pierre ne voulait pas laisser entrer en Paradis un bûcheron,
+bon travailleur, mais qui n'avait fait aucune bonne action dans sa
+vie. À la fin, il lui accorda d'y entrer à condition qu'il ne
+toucherait pas sa hache. Il était rendu à la dernière marche, quand
+le manche lui tomba sous la main: il ne put s'empêcher de le serrer
+et il retomba dans l'enfer.
+
+[Illustration: Porteur de fagots, d'après Abraham Bosse.]
+
+La Fontaine a rendu populaire la fable du Bûcheron et de la forêt,
+qui était bien antérieure à lui, et dont voici une version
+empruntée, ainsi que l'image (p. 16), à un fabuliste son
+contemporain, le sieur Le Noble (1697):
+
+ A long sarrot et courte manche,
+ Certain bûcheron autrefois
+ Portoit en passant dans un bois
+ Le fer d'une hache sans manche.
+ Mais en levant les yeux il vit heureusement
+ Que d'un chêne pendoit une fort belle branche.
+ «Pour Dieu, prêtez-la moi, dit-il fort humblement,
+ Monsieur Duchêne, je vous prie,
+ C'est si peu de chose pour vous;
+ Mais croiez que toute ma vie
+ Le souvenir m'en sera doux.»
+ L'arbre répond d'un coup de tête
+ A cet honnête compliment,
+ Et d'une complaisance bête,
+ Fournit l'assortiment
+ A l'instrument.
+ A remplir son devoir, la cognée ainsi prête,
+ Que fait le bûcheron? La prenant à deux bras,
+ Contre le pié du chêne il frappe,
+ L'entame, le mine, le sape,
+ Et le renverse enfin à bas.
+ De sa faute, trop tard, la forêt s'aperçut,
+ Mais quand des coups qu'elle reçut,
+ Elle se vit par terre: «Ingrat! s'écria-t-elle,
+ Est-ce là me récompenser;
+ Ah! si je n'avois point armé ta main cruelle,
+ Cette main n'auroit pas de quoi me renverser.»
+
+Autrefois, lorsqu'il y avait peu de routes, le transport du bois
+était difficile et coûteux; aussi regarda-t-on avec raison
+l'invention du flottage comme un véritable bienfait. Jean Rouvet,
+marchand bourgeois de Paris, l'an 1549, imagina qu'en rassemblant
+les eaux de plusieurs ruisseaux et de petites rivières non
+navigables on pourrait y jeter le bois qui serait coupé dans les
+forêts les plus éloignées, les faire descendre jusqu'aux grandes
+rivières, en former des trains et les conduire à flot sans bateaux
+jusqu'à Paris. Il commença, dit Lamare, à faire cette expérience
+dans le Morvant, contrée située partie en Bourgogne et partie dans
+le Nivernois, qui est assez remplie de montagnes chargées de bois,
+où courent plusieurs ruisseaux et la petite rivière de Cure, non
+navigable, qui se rend dans la rivière d'Yonne. Il fit son possible
+de rassembler les eaux de ces ruisseaux et de les faire tomber dans
+cette petite rivière; mais ce grand dessein ne reçut sa perfection
+que vers l'an 1566, que René Arnout, successeur de Rouvet, obtint
+des lettres patentes de Charles IX, qui levèrent tous les obstacles
+qui s'opposaient à cette nouvelle espèce de navigation. Il fit
+aussitôt jeter à bois perdu celui qu'il avait fait couper dans les
+forêts du Morvant, le fit conduire jusqu'à Crevant, où il en forma
+des trains sur la rivière d'Yonne, qui entre dans la Seine à
+Montereau, et les fit ainsi arriver à Paris. En 1549, lorsque le
+flottage eut réussi, on alluma par ordre du roi des feux de joie le
+long des rivières de Seine et d'Yonne.
+
+Cet usage dut se répandre par toute la France, à moins qu'il n'y fût
+usité avant Rouvet, dans d'autres régions. Voici ce qu'on lit dans
+la _Nouvelle fabrique des plus excellents traits de vérité_, publiée
+vers 1579: «Un marchand de bois de nostre forest (en Normandie)
+faisoit ces jours passez par un sien serviteur flotter plusieurs
+quarterons de buches dedans la rivière du Lieurre qui va à Lyons par
+Rosay et Charleval, tomber dans Andelle, et ce jeune homme allait
+costeyant ladite rivière, portant en sa main un long croc à buches
+pour deffermer le bois quand il estoit arresté.»
+
+Le _Traité de la police_ donne des détails intéressants sur la façon
+dont ce procédé fonctionnait au siècle dernier: Chaque marchand a
+son marteau, dont il marque toutes ses bûches à l'un des bords, ce
+qui est facile, parce que c'est tout bois coupé à la scie. Ces
+bûches sont d'abord jetées à bois perdu dans les ruisseaux, où ils
+les font pousser par des gens de journée jusqu'à Vermanton, sur la
+rivière de Cure, ce qu'ils appellent le premier flot; le tout étant
+arrivé à cet endroit-là et arrêté par des cordes ou des perches qui
+traversent cette petite rivière, le bois en est tiré; chaque
+marchand reconnaît le sien et le met en piles sur la terre, le
+laissant essuyer pendant deux ou trois mois; ils l'assemblent
+ensuite par coupons qu'ils rejettent à l'eau, les conduisent
+jusqu'au port de Crevant, et là ils forment leurs trains en joignant
+entre des perches, qu'ils nomment branches, plusieurs coupons de
+soixante bûches chacun, qui sont attachés à ces perches ou branches
+avec des harts que les marchands appellent rouettes, chacun de ces
+trains ayant ordinairement de large quatorze de ces coupons; de
+profondeur, 2 à 3 pieds, et de long, 12, 15, 18 et les plus longs 25
+toises. Le coupon de devant et celui du milieu sont ordinairement de
+bois blanc, et on ajoute une futaille à chacun de ces endroits pour
+faciliter le flottage.
+
+[Illustration: Mouleur de bois, d'après Caffiery.]
+
+Voici comment cela se passe actuellement: après avoir pris la
+_moulée_, on charrie le bois coupé pendant l'hiver et on l'empile,
+pendant l'été, sur les ports des rivières ou des ruisseaux
+flottables; là on le martelle, en appliquant aux deux bouts des
+bûches la marque de chaque marchand, afin qu'on puisse les
+reconnaître plus tard. Puis, à un jour désigné d'avance, les écluses
+qui retiennent les eaux des étangs ou réservoirs ménagés à la source
+des ruisseaux sont ouvertes, et le flot commence. Une quantité
+considérable d'hommes, de femmes et d'enfants garnissent alors les
+rives des ruisseaux et des rivières: les uns jettent les bûches à
+l'eau, c'est ce qu'on appelle le _flottage à bûches perdues_; les
+autres, appelés _meneurs d'eau_, veillent, armés de longs crocs, à
+ce que le bois ne s'arrête pas le long des rives ou au milieu de la
+rivière. Si la _goulette_ ou le milieu du lit vient à s'obstruer,
+les _flotteurs_ réunissent leurs efforts pour détruire la _rôtie_ ou
+accumulation des bûches. Arrivé à Clamecy ou à Vermanton, le bois de
+moule est retenu par des _arrêts_ placés dans la rivière, retiré de
+l'eau et trié suivant les marques des marchands. De Clamecy, le bois
+est conduit en bateau jusqu'à Paris, où naguère il descendait en
+train. Au siècle dernier, ces trains étaient «déchirés, dit Mercier,
+et des hommes, tritons bourbeux, vivant dans l'eau jusqu'à mi-corps
+et tout dégouttants d'une eau sale, portaient, pièce à pièce sur
+leur dos, tout ce bois humide, qui doit être brûlé l'hiver suivant.
+
+Autrefois, il y avait sur les ports et dans les chantiers des
+officiers appelés Mouleurs, qui étaient commis pour mouler et
+mesurer les bois. L'estampe de Caffiery (p. 13), qui montre l'un
+d'eux dans l'exercice de ses fonctions, est accompagnée de ce
+quatrain:
+
+ Le mouleur attentif corrige les abus
+ Que trop souvent introduit la licence.
+ Dans les chantiers, si l'on ne trompe plus,
+ C'est l'heureux fruit de sa présence.
+
+Les mouleurs étaient tenus par l'ordonnance d'avoir des mesures de
+quatre pieds pour mesurer les membrures, et des chaînes et anneaux
+pour le bois de compte, cotrets et fagots. Ils devaient mettre des
+banderoles aux bateaux et piles de bois contenant la taxe. Les
+mouleurs et leurs aides ne devaient point mettre en membrures les
+bois tortus, et ils ne pouvaient mettre dans chaque voie plus d'un
+tiers de bois blanc.
+
+Vers 1844, d'après les auteurs de la _Grande Ville_, il se passait
+dans les chantiers de bois des fraudes au sujet de la mesure des
+bois achetés: La mesure de la voie est placée, le cordeur s'avance,
+la dame qui vient d'acheter ne manque pas de lui dire: «Cordez-moi
+bien, je vous donnerai pour boire.» On lui répond: «Soyez
+tranquille, ma petite dame, je vais vous soigner.» Voilà notre homme
+qui se met à la besogne. Il prend les bûches, les place dans la voie
+avec une telle vivacité, que la pratique n'y voit que du feu.
+Cependant le cordeur glisse dans son bois des tortillards, qui font
+ce qu'on appelle des chambres à louer. La petite dame, qui aperçoit
+beaucoup de creux dans sa voie, veut s'approcher de son cordeur pour
+se plaindre. Mais, patatras! un bruit effrayant retentit à ses
+oreilles. Ce sont des bûches que l'on fait rouler du haut en bas
+d'une énorme pile. La petite dame est toute troublée par le bruit,
+ces bûches ont l'air de vouloir rouler sur elle. Pendant qu'elle
+s'éloigne de la pile et des bûches qui roulent, le cordeur continue
+lestement sa besogne, et il glisse dans la voie qu'il mesure les
+bûches les plus informes. La dame, s'apercevant de la manière dont
+elle est soignée par le cordeur, veut de nouveau s'approcher pour se
+plaindre. Mais voilà maintenant le charretier qui s'approche avec sa
+voiture; il la fait avancer du côté de cette dame. Elle n'a que le
+temps de se ranger pour ne pas être écrasée; elle s'esquive, elle
+cherche par un autre côté à se rapprocher de son bois et de son
+cordeur, mais la maudite charrette ne reste pas un moment
+tranquille; le charretier prend à tâche de faire avancer, reculer,
+retourner sou cheval, de façon qu'étant, à chaque instant occupée du
+soin de sa sûreté, il n'est guère possible à la personne qui achète
+d'avoir l'oeil sur le cordeur.
+
+Au moyen âge et jusque vers le milieu de ce siècle, les marchands
+ambulants promenaient du bois dans les rues de Paris; au XVe siècle,
+voici comment ils annonçaient leur marchandise:
+
+ L'autre crie qui veut le ten,
+ L'autre crie la busche bone,
+ A deux oboles le vous done.
+
+ Soit en detour ou en embuche,
+ On va criant semblablement,
+ A ieun ou yure, busche, busche,
+ Pour se chauffer certainement.
+
+ Après orrez sans nulz arrestz
+ Parmy Paris plusieurs gens
+ Portant et criant les costeretz
+ Où ils gaignent de l'argent.
+
+ Puis vous orez sans demeurée
+ Parmy Paris à l'estourdy,
+ Fort crier bourrée, bourrée!
+ Par vérité, cela vous dy.
+
+À Marseille, les marchands de sarments de vigne, désireux de se
+débarrasser de leurs derniers fagots, criaient: _Leis gaveous! va!
+va! à l'acabado! à l'acabado!_ Les sarments! va! à l'achèvement.
+
+[Illustration: L'Arbre et le Bûcheron, gravure des Fables du sieur
+Le Noble, 1697.]
+
+
+
+
+LES CHARBONNIERS
+
+
+Parmi les gens qui vivent dans la forêt, les charbonniers occupent
+une place à part; dans le Bocage normand, ils se réunissaient en
+société de trois, quatre ou cinq membres qui achetaient un certain
+nombre de cordes de chêne ou de hêtres. Avec un art véritable ils en
+formaient des brasiers ronds, à toits coniques recouverts de blètes
+et se relevaient à la garde de ces bûchers fumeux. Rarement ils
+emmenaient leur famille au campement. Jour et nuit retenus auprès de
+leurs fourneaux pour en activer ou modérer la chaleur, ils n'avaient
+pour demeure que des huttes de branchages dressées au moment où ils
+venaient exploiter une coupe de bois.
+
+Les charbonniers du Forez, menaient une vie très rude: isolés et
+nomades, ils quittent, dit Noelas, pendant de longs mois d'hiver la
+chaumière de leur famille et vont bâtir, dans les forêts, des loges
+qu'ils détruisent et reconstruisent à chaque campement; les parois
+en sont formées de branches de fayard bien garnies de feuilles
+sèches et de mousse. Une claie horizontalement fixée forme un étage
+supérieur et un lit sur la fougère; le foyer s'allume sur une pierre
+plate, et un panneau mobile de branches entrelacées que l'on laisse
+retomber sur soi pendant la nuit, sert à la fois de porte, de
+fenêtre et de cheminée. Pendant le jour, le charbonnier scie des
+rondins de bois et les assemble symétriquement autour d'une perche
+en ménageant des évents pour l'entrée de l'air; il couvre sa meule,
+ainsi préparée, de terre humide et de mottes de gazon, y met le feu
+avec une certaine solennité, puis quand le charbon est sec et «rend
+son cri» il l'entasse dans des sacs grossiers qu'il charge sur une
+mule, et l'homme et la bête descendent à la ville. Souvent le
+charbonnier confectionne le charbon avec sa famille ou avec des
+aides qu'il emmène avec lui. Dans certaines forêts, les leveurs
+mettent en cordes le bois à charbon dont les _dresseurs_ forment des
+monticules appelés fourneaux. Les charbonniers recouvrent les
+fourneaux de feuillages et de terre, allument la mèche préparée par
+les précédents ouvriers et veillent jour et nuit autour du brasier.
+Pour que la carbonisation ait lieu, il faut éviter tout contact de
+l'air avec la matière en combustion; et que de peines coûte ce
+résultat! Avec quelle attention l'on doit suivre, régler, maîtriser
+les progrès du feu!
+
+La rudesse d'allures et de langage que les charbonniers devaient à
+leur existence constamment solitaire, leur visage tout hérissé d'une
+barbe inculte, barbouillé de noir et où les yeux luisaient comme des
+charbons ardents, leur accoutrement sordide, bruni par la fumée,
+leur donnaient un aspect quelque peu diabolique, et l'on comprend
+que les mères aient songé à en faire une sorte d'épouvantail pour
+les enfants. En Haute-Bretagne, on avait peur d'eux et surtout des
+charbonnières qui, il y a quarante ans, venaient des forêts de la
+Basse-Bretagne escortant, une courte pipe à la bouche, les petits
+chevaux de landes qui portaient les sacs de charbon. Dans le Bocage
+normand, quand les marmots pleuraient à chaudes larmes, on les
+menaçait d'appeler le charbonnier. Celui-ci apparaissait-il dans la
+rue, ils s'enfuyaient éperdus, et lorsque l'homme noir se mettait à
+crier à tue-tête: «V'là du charbon! V'là d'la braise!» ils couraient
+se cacher sous le tablier de la mère.
+
+Dans le Forez, les charbonniers sont des êtres à part, chez lesquels
+se sont conservées les curieuses superstitions des montagnes et les
+souvenirs des scènes mystérieuses que la nuit recèle au fond des
+bois. C'est le charbonnier qui rencontre Gabriel le Loup près des
+pierres grises, qui entend des voix sur les mornes stériles,
+aperçoit des fantômes le long du ruisseau, ou, dormant sur son lit
+de fougères, entend tout à coup rugir la chasse maligne, la meute
+royale conduite par le grand veneur. On raconte que l'un d'eux ayant
+eu l'imprudence de crier: «Bonne chasse!» fut contraint de monter
+sur sa mule et de suivre le veneur et sa meute infernale, et qu'il
+ne put la quitter qu'au petit jour, où il tomba dans sa loge, et
+avec lui un bras de sorcier que le chasseur avait perdu.
+
+Un proverbe de la Basse-Bretagne dit que «le charbonnier dans les
+bois comme le loup hurle sans cesse». Les paysans de la
+Haute-Bretagne, voisins des lisières des forêts, prétendent que les
+charbonniers «mènent des loups», c'est-à-dire peuvent s'en faire
+obéir et les faire servir à leurs desseins.
+
+D'après les _Mémoires de la Société des Antiquaires_, ils avaient un
+pouvoir encore plus redoutable. Personne n'ignore, disent-ils, que
+les bons cousins charbonniers ne soient malignement occupés à faire
+la pluie, la grêle, les tempêtes quand ils sont assemblés pour se
+divertir en un lieu écarté, à l'ombre d'un chêne ou au bord d'un
+ruisseau aussi tranquille qu'eux.
+
+En Basse-Bretagne, les lutins et le diable prennent parfois, pour
+jouer des tours aux chrétiens, l'apparence des charbonniers. Le
+petit charbonnier ou le Kourigan noir est une sorte de lutin qui
+semble, pour les gens de la presqu'île guérandaise, personnifier le
+malheur; toujours quelque chagrin suit son apparition. Il avait une
+courte taille, un costume noir et un grand feutre qui lui tombait
+sur le nez. Dans un conte breton, le diable se fait charbonnier,
+pour ennuyer avec la fumée de ses fours un ermite appelé Mikelik,
+protégé de saint Michel.
+
+Les _carbonari_ ou charbonniers étaient, comme on le sait, une
+société secrète très bien organisée qui, à l'époque de la
+Restauration, joua, en plusieurs parties de l'Europe, surtout en
+Italie et en France, un rôle considérable.
+
+[Illustration: le Fendeur de Bois.]
+
+Nodier qui, à la Révolution, tout jeune encore, passa quelque temps
+au milieu des forêts, nous a laissé sur eux des détails
+intéressants. Il existait en France, dit-il, un compagnonnage moins
+connu que la maçonnerie, celui des «bons cousins charbonniers». Plus
+ancien probablement que celui des maçons, car il comprend dans sa
+nomenclature technique des archaïsmes de notre langue, dont il ne
+reste presque pas d'autres monuments, il conservait au premier degré
+toute la naïveté de son institution primitive. Le bon cousin
+charbonnier de ce grade était en effet le plus souvent un
+charbonnier ou un bûcheron ordinairement nomade, selon les moeurs
+de cette profession, et pour qui la combinaison et les devoirs de
+l'institut n'étaient pas un simple divertissement d'imagination,
+mais une nécessité d'existence. À côté se développaient des
+agrégations urbaines, presque toutes formées dans la classe des
+artisans laborieux et honnêtes; acquis graduellement par la société,
+ils n'en avaient altéré ni le principe, ni les cérémonies, et, comme
+aux premiers temps de la fondation, les ventes solennelles se
+tenaient encore dans les bois. Les dogmes du carbonari étaient
+simples et frappants, les rites empreints d'une majesté naturelle
+que les imitateurs n'ont pu qu'imparfaitement contrefaire. Jamais
+l'assistance du charbonnier n'a manqué au charbonnier, sans
+acception de parti, et quand nous avions atteint la forêt, on savait
+bien qu'on ne nous y retrouverait pas.
+
+Vers le milieu du XVIIe siècle, l'autorité ecclésiastique s'efforça
+de réagir contre les divers compagnonnages qui avaient pris un
+développement considérable. Les charbonniers et leurs adhérents
+furent l'objet d'une ordonnance de Nicolas Colbert, évêque d'Auxerre
+(1673), qui les accusait d'un certain nombre de méfaits tant
+spirituels que temporels: «Sur ce qui nous a été démontré par notre
+procureur général, qu'en plusieurs paroisses de notre diocèse il y a
+des forgerons, charbonniers et fendeurs qui font des serments avec
+certaines cérémonies, qui profanent ce qu'il y a de plus sacré dans
+nos plus saints et augustes mystères, et par lesquels ils s'obligent
+à maltraiter tous ceux qui n'exécutent pas toutes les lois qu'ils
+s'imposent à eux-mêmes contre toutes raisons et au préjudice de
+personnes publiques et particulières, et de ne pas souffrir ceux de
+leurs métiers travailler avec eux, avant qu'ils ayent juré en leur
+présence d'une manière si détestable, nous avons enjoint à nos
+diocésains, qui ont été assez aveugles pour s'engager à un aussi
+horrible serment, d'y renoncer incessamment, en présence de leur
+curé et de deux notables de leurs paroisses, sous peine
+d'excommunication; faisant défense à toutes sortes de personnes de
+le faire à l'avenir, ni d'y assister sous les mêmes peines». Le
+compagnonnage des forêts résista mieux que les autres aux censures
+ecclésiastiques et aux menaces de l'autorité séculière; il continua
+à se recruter et à pratiquer les initiations mystérieuses dont
+Clavel a recueilli les détails précis, que ne connaissaient pas sans
+doute par le menu les juges ecclésiastiques: «Les compagnons
+charbonniers se réunissaient dans une forêt; ils se donnaient le
+titre de «bons cousins» et le récipiendaire était appelé «guépier».
+Avant de procéder à la réception, on étendait sur terre une nappe
+blanche sur laquelle on plaçait une salière, un verre d'eau, un
+cierge allumé et une croix. On amenait ensuite l'aspirant qui,
+prosterné, les mains étendues sur l'eau et le sel, jurait par le sel
+et l'eau de garder religieusement le secret de l'association. Soumis
+alors à différentes épreuves, il ne tardait pas à recevoir la
+communication des signes et des mots mystérieux à l'aide desquels il
+pouvait se faire reconnaître pour un véritable et bon cousin
+charbonnier dans toutes les forêts. Le compagnon qui présidait lui
+expliquait le sens emblématique des objets exposés à sa vue: Le
+linge, lui disait-il, est l'image du linceul dans lequel nous serons
+ensevelis; le sel signifie les vertus théologales; le feu désigne
+les flambeaux qu'on allumera à notre mort; l'eau est l'emblème de
+celle avec laquelle on nous aspergera, et la croix est celle qui
+sera portée devant notre cercueil. Il apprenait au néophyte que la
+vraie croix de Jésus-Christ était de houx marin, qu'elle avait
+soixante-dix pointes, et que saint Thiébaut était le patron des
+charbonniers. Ce compagnonnage, qui existe encore dans une grande
+partie de l'Europe, y a conservé le même cérémonial mystérieux. La
+Forêt-Noire, les forêts des Alpes et du Jura sont peuplées de ses
+initiés. Moins exclusifs que les autres compagnons, ils n'admettent
+pas uniquement parmi eux des personnes exerçant la profession de
+charbonnier, mais ils agrègent également des personnes de toutes les
+classes, auxquelles ils rendent, à l'occasion, tous les bons offices
+qui dépendent d'eux. Pendant la Révolution, M. Briot, qui avait été
+reçu charbonnier près de Besançon, obligé de se soustraire par la
+fuite à un décret de proscription, se réfugia à l'armée. Fait
+prisonnier par les Autrichiens, il parvient à s'échapper et cherche
+un refuge dans une forêt; mais il s'y égare et vient tomber au
+milieu de la troupe du chef de partisans Schinderhannes. On
+l'entoure, et c'en était fait de lui peut-être quand il aperçoit
+dans la troupe quelques charbonniers qu'il reconnaît à leur costume.
+Il se hâte de faire les signes de la charbonnerie, et les frères
+qu'il trouve dans les rangs de ses ennemis l'accueillent avec les
+marques de la plus affectueuse cordialité et le prennent sous leur
+protection.
+
+[Illustration: Le Meunier et le Charbonnier, gravure de Lagniet,
+_Illustres proverbes_.]
+
+[Illustration: LA CHARBONNIERE.]
+
+Les charbonniers de la forêt de la Puisaye (Yonne) ont, par
+tradition du temps où ils étaient associés par corporation, une
+sorte de télégraphie secrète et des signes mystérieux. Quelques
+coups frappés sur une douve ou planche suspendue à la main se font
+entendre, à leurs oreilles exercées, à plusieurs kilomètres de
+distance. Chaque nombre de coups a sa signification, qu'eux seuls
+connaissent. Ils s'en servaient avec vigilance pour protéger,
+pendant la Révolution, les prêtres qui s'étaient réfugiés dans leurs
+forêts. À la première apparition des brigades de gendarmerie,
+l'éveil était ainsi donné et les suspects se mettaient à couvert.
+Depuis plus de quarante ans, dit-on, l'association des Cousins de la
+Gueule noire n'existe plus. Ceux de ses anciens membres qui vivent
+encore aujourd'hui se contentent de se reconnaître entre eux au
+moyen de certains signes et de serrements de main particuliers.
+
+Les charbonniers pratiquent une sorte de médecine empirique à l'aide
+de laquelle ils croient se guérir eux-mêmes de diverses
+indispositions. S'ils veulent panser une foulure, ils commencent par
+apostropher le nerf qu'ils supposent malade: «Nerf, retourne à ton
+entier comme Dieu t'a mis la première fois, au nom du Père, du Fils
+et du Saint-Esprit.» Après avoir répété trois fois ces paroles, ils
+appliquent une compresse d'huile d'olive, de trois blancs d'oeufs
+et d'une poignée de filasse, et, si la douleur est violente, un
+cataplasme de vieux oing qu'on fait bouillir avec du vin. Quand l'un
+d'eux a mal aux dents, il prend un clou neuf, le met en contact avec
+la dent malade, le plante dans un bois de chêne et dit cinq _Pater_
+et cinq _Ave_ en l'honneur de sainte Apolline.
+
+Il y avait des esprits qui se plaisaient à éteindre les fouées; dans
+un conte de la Haute-Bretagne, deux frères qui gardaient leur fouée
+de charbon sont prévenus, un peu avant minuit, par un petit nain,
+qu'un géant haut comme un chêne, le Corps sans âme, va venir pour
+l'éteindre, mais qu'il ne faut pas se laisser effrayer par ses
+menaces. Ils lui résistent avec courage, et il s'en va; le
+troisième, qui n'a été prévenu ni par ses frères ni par le petit
+nain, se laisse intimider, et le Corps sans âme éteint la fouée.
+
+Les légendes représentent les charbonniers comme prêts à accorder
+aux voyageurs qui traversent les forêts une hospitalité sommaire,
+mais cordiale; ils partagent cette réputation avec les autres
+«boisiers», et on ne les accuse pas d'avoir tenté de s'emparer de
+l'argent ou des habits de leurs hôtes. Les récits qui suivent
+montrent que leur bonne volonté ne reste pas sans récompense. Dans
+un conte espagnol, un pauvre charbonnier reçoit dans sa cabane
+Notre-Seigneur et saint Pierre qui parcouraient l'Espagne; il les
+traite de son mieux, allume du feu et met sur la table ses maigres
+provisions. Deux voyageurs se présentent encore, puis il vient
+jusqu'à ce qu'ils soient au nombre de treize: c'étaient Jésus-Christ
+et les douze apôtres. Le Christ touche du doigt le pain du
+charbonnier et les fruits, et ils se multiplient de telle sorte
+qu'il en reste encore après que tout le monde a été rassasié. Le
+lendemain, avant de le quitter, les voyageurs lui disent de formuler
+un don. Il souhaite d'avoir le plaisir de gagner chaque fois qu'il
+jouera aux cartes. Cela lui est accordé à la condition qu'il n'ira
+jamais au delà d'un petit enjeu. Il joue avec le diable l'âme d'un
+agent d'affaires et la lui gagne.
+
+Par contre, il est un certain nombre de contes où les charbonniers
+se conduisent assez mal à l'égard de princesses errantes; leur
+imposture finit d'ailleurs toujours par être démasquée.
+Habituellement, un charbonnier qui, ayant assisté de loin au combat
+livré à un monstre, pour délivrer la princesse qu'il doit manger, se
+donne faussement pour son libérateur; dans un conte lorrain, ce sont
+trois charbonniers qu'elle rencontre par hasard qui la forcent à
+dire qu'ils sont les vainqueurs du monstre.
+
+Dans plusieurs autres récits, les charbonniers montrent réellement
+du courage et surtout de la finesse. On raconte à Menton que le jour
+de la fête de Saint-Jean-Baptiste, deux charbonniers qui
+travaillaient dans le bois ont chacun une conduite différente: l'un
+va à la ville, l'autre reste à son poste et est surpris par un
+orage; il se réfugie sous un noyer; là il entend des voix, et étant
+grimpé dans l'arbre, il apprend que le fils du roi doit mourir le
+lendemain si on ne retourne le pot de terre dans lequel la sorcière
+a mis la moelle qu'elle lui a enlevée. Le charbonnier sauve le
+prince et le roi l'adopte pour son héritier.
+
+La corporation des charbonniers jouissait de grands privilèges;
+toutefois ils ne formaient point à Paris de communauté, parce qu'il
+ne peut y avoir de fabrique de charbon dans la ville. Parmi leurs
+privilèges, il en est un auquel ils tenaient extrêmement: c'était le
+droit d'envoyer, lors de la naissance ou du mariage des princes de
+la famille royale, une députation qui présentait leurs compliments
+de félicitations; aux représentations gratuites, ils occupaient les
+loges d'avant-scène, conjointement avec les dames de la Halle.
+
+Les maîtres charbonniers appelaient leurs valets: Garçons de la
+pelle ou plumets; dans l'estampe d'Abraham Bosse, p. 5, on peut voir
+que sous Louis XIII, ils portaient des plumes sur la tête: ce terme
+de «Plumet» était en usage à la fin du XVIIe siècle; au-dessous de
+l'estampe de Bonnart, qui représente le charbonnier, on lit ce
+quatrain qui fait allusion au proverbe: «Noir comme un charbonnier».
+
+ Bien qu'on juge à voir sa figure
+ Qu'il soit de l'infernal manoir;
+ Ce plumet, comme on nous assure.
+ N'est pas si diable qu'il est noir.
+
+[Illustration: La vendeuse de Mottes]
+
+Dans le Finistère, on appelle plaisamment le charbonnier qui vient
+vendre son charbon en ville: _Ar Mare' hadour gwiniz dù_, marchand
+de froment noir.
+
+Depuis le commencement de ce siècle, le charbon de terre a pris une
+place de plus en plus grande dans le chauffage parisien; mais le
+charbon de bois, destiné surtout à la cuisine, est encore l'objet
+d'un important commerce, et on le trouve dans les très nombreuses
+boutiques de charbonniers répandues un peu partout dans Paris. On ne
+le crie plus comme autrefois. L'auteur d'un petit livre en quatrains
+sur les _Cris de Paris_, imprimé au commencement du XVIe siècle, en
+a consacré un aux marchands de charbons:
+
+ ... Vous orrez à haulte voix
+ Par ses rues, matin et soir,
+ Charbon, charbon de ieune bois,
+ Treffort (très fort) crier pour dire voir.
+
+Un peu plus tard, d'après la _Chanson nouvelle des Cris de Paris_,
+on criait:
+
+ Charbon de rabais en grève,
+ Le minot à neuf douzaines.
+
+Au XVIIe siècle, les cris pour le charbon étaient:
+
+ _Charbons de jeune bois!_
+ Il n'est qu'à trois sols le minot!
+ Il est en grève, en batteau:
+ Qui en voudra vienne voir.
+
+ _Charbons de jeune bois!_
+ J'en amenai encore hier.
+ Surtout ne crains que du gruyer
+ Le rencontrer par où je vais.
+
+Le crocheteur annonçait la vente des cotrets et du menu bois:
+
+ Je crie: _Coterets, bourrées, buches!_
+ Aucune fois: _Fagots ou falourdes!_
+ Quand je vois que point on ne me huche,
+ Je dis: _Achetez femmes lourdes!_
+
+Les charbonniers de Paris, originaires pour la plupart de
+l'Auvergne, ont l'habitude de signaler leurs boutiques par des
+décorations parlantes. C'est une tradition qui est observée à tel
+point, qu'il serait difficile de trouver une boutique, même la plus
+pauvre, qui ne fût pas ornée de peintures. M. Félix Régamey a
+dessiné, dans la _Plume_ (janvier 1895), un certain nombre de ces
+curieuses enseignes. Nous en reproduisons une ci-dessous.
+
+À l'industrie du chauffage se rattachent les marchands de mottes.
+Leurs cris se font entendre, surtout en hiver, et dans les quartiers
+pauvres. L'un des plus populaires, vers 1850, était celui-ci, qu'un
+couple de revendeurs, homme et femme, chantait alternativement: «Des
+bons poussié' d'mott's, des mott's à brûler, des mott's!» ou bien:
+«Qui veut des mott's? qui veut des mott's? achetez tous du poussié
+d'mott's!» Tantôt ces marchands poussaient devant eux une petite
+charrette, tantôt ils portaient sur le dos une petite hotte dans
+laquelle ils entassaient les mottes à brûler.
+
+[Illustration: Enseigne de charbonnier, d'après Félix Régamey.]
+
+
+SOURCES
+
+J.-B. Champeval, _Proverbes limousins_, 33.--Lecoeur, _Esquisses
+du Bocage normand_, I, 55; II, 54, 73.--Tylor, _Civilisation
+primitive_, II, 282, 287.--Grimm, _Teutonic Mythology_, II,
+652.--_Revue des traditions populaires_, VII, 168; VIII, 485.--Ch.
+Thuriet, _Traditions du Doubs_, 364.--Bouche, _la Côte des
+Esclaves_, 241.--Ch. Letourneau, _Sociologie_, 471.--Grimm,
+_Veillées allemandes_, I, 69; _Mærchen_ (_passim_).--Georgiakis et
+Léon Pineau, _le Folk-Lore de Lesbos_, 170.--Laisnel de la Salle,
+_Légendes du Centre_, I, 203.--Pitrè, _Fiabe novelle siciliani_,
+III, 67.--De Lamare, _Traité de la police_, IV, 367, 866.--A.
+Joanne, _Nièvre_.--Mercier, _Tableau de Paris_, VII, 87.--Paul de
+Kock, _la Grande ville_, I, 42.--Kastner, _les Voix de Paris_, 37,
+97.--Régis de la Colombière, _Cris de Marseille_, 251.--Noelas,
+_Légendes foréziennes_, 255, 257, 262.--La Bédollière, _les
+Industriels_, 222.--_Mémoires de la Société des antiquaires_, 1823,
+40.--E. Souvestre, _Derniers paysans_, 61.--Dulaurens de la Barre,
+_Nouveaux fantômes bretons_, 63.--Nodier, _Souvenirs de la
+Révolution et de l'Empire_.--C. Moiset, _Usages de l'Yonne_, 141,
+143.--Clavel, _Histoire pittoresque de la franc-maçonnerie_,
+362.--Paul Sébillot, _Contes de la Haute-Bretagne_, II, 126.--X.
+Marmier. _Contes de différents pays_, II, 97.--E. Cosquin, _Contes
+de Lorraine,_ I, 78.--Andrews, Stories from _Mentone_.--_Paris
+ridicule_, 300.
+
+[Illustration: Noir comme marchands de charbons, silhouette du
+_Chaos_ (vers 1840).]
+
+
+
+
+LES FORGERONS
+
+
+La malice populaire qui, surtout au moyen âge, blasonna, souvent
+sans mesure, la plupart des métiers et leur prodigua les épithètes
+méprisantes, les proverbes et les dires injurieux, ne se manifeste
+que rarement à l'égard des ouvriers du fer. Les traits satiriques
+qui leur sont lancés sont peu nombreux, et, au lieu de s'attaquer à
+leur probité ou à leurs défauts professionnels, ils ne visent guère
+que leur vanité. Celle-ci était en quelque sorte justifiée par les
+qualités que devaient déployer les forgerons, et par la
+considération qu'elles leur valaient à une époque où l'on prisait
+par-dessus tout la force physique. Ceux qui tiraient de la forge des
+blocs de métal incandescent et les frappaient de leurs lourds
+marteaux pour leur faire prendre la forme qu'ils désiraient,
+devaient être plus estimés que les ouvriers dont l'état n'exigeait
+pas de si grands efforts musculaires, et les forgerons qui
+semblaient jouer avec le feu, et en avoir fait leur serviteur, qui
+savaient assouplir le métal le plus dur, et le transformer à leur
+fantaisie en objets tour à tour puissants ou délicats, paraissaient
+supérieurs aux autres artisans. En outre, les forgerons
+n'étaient-ils pas ceux qui fabriquaient les armures, les fers des
+lances et des épées, et qui s'occupaient de ferrer et de guérir les
+chevaux, que l'on regardait comme les plus nobles des animaux?
+
+Dans la pratique ordinaire de la vie, il n'y avait pas entre eux et
+leurs clients ces petits conflits journaliers, qui provenaient la
+plupart du temps de ce que, l'un fournissant la matière première,
+celui qui la mettait en oeuvre passait, à tort ou à raison, pour
+en conserver une partie qui ne lui était pas due. Les forgerons
+travaillaient en général des métaux qui leur appartenaient, et si on
+trouvait qu'ils faisaient chèrement payer leur talent, on ne pouvait
+leur reprocher des soustractions analogues à celles dont on accusait
+les meuniers, les tailleurs et les tisserands.
+
+Il n'était pas un corps de métier qui pût se passer de leur
+concours, soit pour fabriquer les outils, soit pour les réparer ou
+les remettre à neuf. Une légende que racontaient naguère les
+forgerons du Sussex met en relief d'une façon ingénieuse la
+supériorité des ouvriers du fer, et la nécessité où tous les autres
+se trouvent de recourir à leurs bons offices. Au temps jadis, le
+dix-sept mars, le bon roi Alfred réunit tous les métiers au nombre
+de sept, et déclara qu'il ferait roi des métiers celui dont
+l'ouvrage pourrait se passer de l'aide des autres pendant la plus
+longue période de temps. Il annonça qu'il donnerait un banquet,
+auquel il invita un représentant de chaque profession, et il mit
+comme condition que chacun d'eux montrerait un spécimen de son
+ouvrage et les outils dont il s'était servi pour le faire. Le
+forgeron apporta son marteau et un fer à cheval, le tailleur ses
+ciseaux et un vêtement neuf, le boulanger son pelleron et un pain,
+le cordonnier son alène et une paire de souliers neufs, le
+charpentier sa scie et un tronc équarri, le boucher son couperet et
+un gros morceau de viande, le maçon son ciseau et une pierre
+d'angle. Après examen, les convives proclamèrent unanimement que
+l'ouvrage du tailleur était supérieur à celui des autres, et il fut
+installé comme roi des métiers. Le forgeron fut courroucé de cette
+décision, et, déclarant que tant que le tailleur serait roi, il ne
+travaillerait pas, il ferma sa boutique et s'en alla on ne sait où.
+Mais on ne tarda pas à regretter son départ. Le roi fut le premier à
+avoir besoin des services du forgeron, son cheval s'étant déferré;
+l'un après l'autre les six compagnons brisèrent leurs outils; ce fut
+le tailleur qui put travailler le plus longtemps; mais le 23
+novembre de la même année, il lui fut impossible de continuer. Le
+roi et les ouvriers se déterminèrent à ouvrir la forge et à essayer
+de faire eux-mêmes l'ouvrage: le cheval du roi le frappa, le
+tailleur se brûla les doigts, à chacun il arriva de pareilles
+mésaventures; tous se mirent à se quereller et à se frapper, et dans
+la dispute l'enclume fut heurtée et renversée avec fracas. Alors
+arriva saint Clément, donnant le bras au forgeron. Le roi fit un
+humble salut à saint Clément et au forgeron, et leur dit: J'ai
+commis une grande erreur en me laissant séduire par le drap brillant
+et la savante coupe du tailleur; en bonne justice le forgeron, sans
+l'aide duquel les autres ne peuvent rien faire, doit être proclamé
+roi. Tous les ouvriers, sauf le tailleur, le prièrent de leur
+refaire des outils; il y consentit et il forgea même pour le
+tailleur, une paire de ciseaux neufs. Le roi réunit de nouveau les
+métiers, et proclama roi le joyeux forgeron, auquel tous
+souhaitèrent bonne santé et longue vie. Le roi demanda à chacun de
+chanter une chanson, et le forgeron commença par celle du _Joyeux
+Forgeron_, qui est restée populaire et que l'on chante encore aux
+fêtes du métier en Angleterre.
+
+Les légendes faisaient des premiers forgerons des dieux ou des
+héros, et leur attribuaient souvent une taille et une force
+supérieures à celles des autres hommes. En Grèce, Vulcain et Dédale
+passaient pour les inventeurs de l'art de traiter les métaux, et la
+Bible en fait honneur à Tubalcaïn, dont le nom figure encore dans
+les chansons de fête des ouvriers du fer en Angleterre. Les cyclopes
+Titans, qui forgèrent la foudre de Jupiter, étaient des géants, et
+ceux qui travaillaient dans les forges de l'Etna, sous la direction
+de Vulcain, étaient si puissants que parfois leurs coups de marteau
+ébranlaient la Sicile et les îles voisines. L'habile forgeron
+Véland, héros d'un cycle très répandu au moyen âge, est le fils d'un
+géant. Si les nains que les traditions Scandinaves et germaniques
+représentent occupés à forger le fer dans les cavernes reculées des
+montagnes sont de petite taille, ils ont une origine surnaturelle et
+leur adresse est prodigieuse. Le forgeron finnois qui figure dans
+_Kalevipoeg_, poème national des Estoniens, mêle à son adresse un
+peu de sorcellerie. Chez les peuples des bords de la Baltique, le
+dieu Ilmarinen dont parle l'épopée finnoise du _Kalevala_, avait
+inventé la forge: c'était lui qui avait forgé la voûte du ciel, et
+martelé la voûte de l'air, les faisant si bien unis que les coups de
+marteau et les morsures des tenailles n'y paraissaient pas. Il est
+vraisemblable que saint Pierre et le diable, qui, d'après les
+légendes de l'Ukraine, ont appris aux hommes l'art de forger le fer,
+ont été substitués par les chrétiens à des divinités païennes.
+
+Un jour, dit un récit de l'Ukraine, les hommes trouvèrent un morceau
+de fer; après avoir essayé en vain de le manger, pour l'amollir, ils
+le mirent à cuire dans de l'eau, à rôtir sur le feu, puis ils le
+battirent avec des pierres. Le diable qui les vit leur dit:
+Qu'est-ce que vous faites-là? Les hommes répondirent: Un marteau
+pour battre le diable. Alors celui-ci leur demanda où ils avaient pu
+se procurer le sable nécessaire à leur travail. Les hommes
+comprirent qu'il faut du sable pour travailler le fer, et c'est à
+partir de ce moment qu'ils commencèrent à fabriquer tous les outils.
+
+[Illustration: Cette gravure forme la moitié gauche d'une
+composition dont la droite est occupée par la dispute d'un menuisier
+et de sa femme: au milieu est un cartouche ovale avec cette
+inscription: «Le temps corrompu. Pierre Saincton, ex. auec priv. du
+Roy.» (Musée Carnavalet.)]
+
+Ailleurs, surtout dans l'Europe occidentale, le diable, loin d'être
+l'inventeur du métier, essaie en vain de l'apprendre, et est dupé
+par les forgerons. Un jour qu'il voyageait dans le pays de Vannes,
+il entra dans une forge et, ravi des beaux ouvrages qu'il voyait
+faire, il voulut apprendre le métier. «Hé bien! dit le forgeron,
+prends-moi ce gros marteau et quand le fer que j'ai dans le feu sera
+rouge, je le mettrai sur l'enclume, et tu vas dauber dessus
+vigoureusement, en alternant tes coups de marteau avec les miens.»
+Le diable se met à frapper fort, mais les puces de forgeron, ou, si
+vous aimez mieux, les étincelles, sautent autour de l'enclume et, si
+le forgeron a un tablier de cuir pour protéger son ventre, le diable
+n'a le sien protégé que par son poil de bouc. Aussi ces puces le
+mordent-elles impitoyablement. De plus le forgeron laissa le fer
+rouge tomber sur les jambes du diable, qui se crut de nouveau dans
+son enfer et se mit à fuir le plus vite possible.
+
+En Haute-Bretagne, il n'eut pas beaucoup plus de chance: Un jour il
+arriva chez un maréchal, avec lequel il lia conversation.--Vos
+souliers, dit le forgeron, ne sont pas des meilleurs; si vous
+voulez, je vous ferrerai le talon, et ils seront comme neufs. Le
+diable y consentit. Le forgeron fit des clous pointus comme des
+alênes et longs comme le bras, puis il dit:--Maintenant, pour vous
+ferrer, il faut que je vous attache; vous savez que jamais on ne
+ferre les chevaux sans les attacher. Le diable se laissa faire, et
+quand les fers furent rouges, le forgeron en prit un, le plongea
+dans l'eau bénite et le mit sur le pied du diable, qui poussait des
+cris épouvantables; mais le forgeron continuait à les enfoncer, il
+ferra même le second pied en protestant qu'il n'avait jamais fait un
+ouvrage à moitié, et il les arrosait d'eau bénite en disant: Quand
+on a ferré un cheval, on arrose le fer. Il ne laissa le pauvre
+diable s'en aller qu'après l'avoir contraint, par un papier bien en
+règle, à renoncer à tous ses droits sur lui.
+
+Dans un autre conte du même pays, le forgeron qui s'appelle Misère,
+n'ayant plus de fer dans sa forge, prend une grosse boucle d'argent
+et ferre l'âne du bon Dieu, qui, pour le récompenser, lui accorde
+trois dons: ce qui entrera dans sa blague ne pourra en sortir sans
+sa permission, qui s'assiéra dans sa chaise ne pourra se lever, et
+ceux qui monteront dans son noyer y resteront jusqu'à ce qu'il leur
+permette de descendre. Peu après Misère se donne au diable, qui doit
+l'emporter au bout de vingt ans; quand ils sont révolus, et qu'il
+vient le chercher, il lui dit de s'asseoir dans sa chaise; pour lui
+permettre de s'en aller, il exige vingt ans de répit, au bout
+desquels il persuade au diable de monter dans son noyer; il exige un
+autre délai pour le laisser descendre, et quand il est expiré, il
+défie le diable de se transformer en fourmi; celui-ci accepte la
+gageure, et quand Misère l'a enfermé dans sa blague, il le met sur
+son enclume et le bat jusqu'à ce que les forces lui manquent.
+
+Le forgeron Sans-Souci, auquel Jésus-Christ avait accordé trois dons
+pour le récompenser du courage avec lequel il travaillait, trouve
+moyen de duper la Mort elle-même et la retint pendant cent ans sur
+son banc.
+
+Plusieurs légendes, qui constatent l'orgueil que leur habileté
+inspirait aux forgerons, racontent la façon dont ils en sont punis;
+mais l'aventure n'a pas pour eux de suites bien fâcheuses. Un jour,
+dit un récit lorrain, l'Enfant Jésus voyant son père rêveur, lui
+demande ce qu'il a; Dieu le père lui répond qu'il y a en Limousin un
+forgeron, bon chrétien, charitable aux pauvres gens, de bon compte
+avec ses pratiques, mais qui ne deviendra jamais un grand saint,
+parce qu'il a trop d'orgueil. Jésus demande à son père la permission
+de descendre sur terre pour le convertir. Il se déguise en apprenti
+et arrive dans le village où demeurait Éloi, qui avait une enseigne
+sur laquelle étaient ces mots: _Éloi le maréchal, maître de tous les
+maîtres_, _forge en deux chaudes_. En entrant, Jésus dit:--Je vous
+souhaite le bonjour, maître, et toute la compagnie; avez-vous besoin
+d'un ouvrier?--Non, répond Éloi; et l'apprenti s'en va. Mais dans la
+rue, il rencontre des gens qui lui conseillent de retourner en
+saluant comme il est écrit sur l'enseigne. Jésus retourne et
+dit:--Je vous souhaite le bonjour, maître des maîtres. Avez-vous
+besoin d'un ouvrier?--Entre, répondit-il aussitôt; mais écoute:
+quand tu me parleras, aie soin de toujours dire: Maître de tous les
+maîtres, parce que, ce n'est point pour me flatter, mais des
+maréchaux comme moi qui font un fer en deux chaudes, il n'y en a pas
+deux en Limousin.--Chez nous, dit l'apprenti, nous forgeons en une
+seule chaude. Jésus fait rougir un morceau de fer, le prend dans ses
+mains, en disant qu'il n'a pas besoin de tenailles, le martèle sur
+l'enclume, et en peu de temps, il a un fer parfaitement arrondi.
+Saint Éloi veut l'imiter; mais il se brûle les doigts et ne peut
+finir le fer en une seule fois. Peu après arrive un cavalier,
+c'était saint Martin, dont le cheval était déferré. Éloi appelle son
+apprenti pour tenir le pied du cheval. Celui-ci lui répond que dans
+son pays on ne se donne pas tant de peine. Il coupe le pied du
+cheval, le met sur l'enclume, et quand il a été ferré, il le replace
+si bien qu'il n'y paraît pas. Éloi veut faire comme lui, mais il ne
+peut venir à bout de remettre le pied. Alors, il se jette aux genoux
+de l'apprenti, et reconnaît qu'il a un maître. Quand il se relève,
+cavalier et cheval ont disparu. Éloi ferme sa forge, et va partout
+prêcher la parole de Notre-Seigneur. On raconte, en Irlande, une
+légende analogue, sous une forme plus courte; et c'est l'ange
+gardien de saint Éloi qui vient le guérir du péché d'orgueil.
+
+[Illustration: Cette gravure, signée Lenfant exeudit, est la copie,
+pour le motif principal, d'une autre gravure carrée signée Danuel où
+les tableaux épisodiques sont disposés autrement. (Musée
+Carnavalet.)]
+
+Les variantes de ce thème sont extrêmement nombreuses, et, dans
+plusieurs, on retrouve au-dessus de la porte l'orgueilleuse
+enseigne: Le Maître des maîtres, dans le pays basque; en Norvège:
+Ici demeure le Maître maréchal; en Allemagne: Ici demeure le Maître
+de tous les maîtres.
+
+Dans un conte allemand de Simrok, Jésus-Christ ferre également un
+cheval dont il a coupé la jambe; le maréchal n'essaie pas de
+l'imiter; mais au lieu de s'avouer vaincu, il demande d'autres
+preuves. Jésus prend un petit vieillard qui vient d'entrer dans la
+forge, et dit qu'il va le rajeunir, en le forgeant, sans lui faire
+de mal. Il prend le petit vieux, le plonge dans la fournaise jusqu'à
+ce qu'il devienne rouge comme une rose, le tire hors du feu et
+quand, après l'avoir touché une seule fois avec son marteau, il eut
+fait couler assez d'eau pour le rafraîchir, il le pose par terre
+transformé en jeune homme de vingt ans. Le forgeron a tellement
+confiance en son habileté, qu'il essaie d'imiter Jésus; il coupe les
+pieds d'un cheval, mais ne réussit qu'à les brûler, et sa
+belle-mère, vieille et bossue, au lieu de rajeunir par le feu, n'est
+plus qu'un petit monceau de cendres. Alors, il avoue qu'il a trouvé
+son maître, et d'un coup de marteau, il brise son enseigne. Le
+Seigneur, touché de son repentir, rajeunit la vieille et remet les
+quatre pieds au cheval.
+
+En Russie, on raconte aussi l'épisode du rajeunissement opéré par le
+feu. Ce n'est plus une divinité bienfaisante qui veut donner une
+leçon à un ouvrier vaniteux, mais le diable qui, comptant sur
+l'orgueil du forgeron, opère ce miracle dans un simple but de
+vengeance. Un vieux forgeron avait fait peindre sur sa porte un
+démon semblable à l'un de ceux qu'il avait vus sur un tableau du
+Jugement dernier, et il était toujours poli avec lui. Mais il
+mourut, et son fils frappait sur l'image et lui crachait à la figure
+quand il allait à l'église. Le démon, pour se venger, se déguisa en
+apprenti. Un jour qu'il était seul à la forge, il proposa à une
+vieille dame de la rajeunir pour cinq cents roubles. Il la mit dans
+la fournaise, puis plongea les os dans une jatte de lait: quand il
+les retira, la dame était redevenue jeune. Elle retourna chez son
+mari et lui dit de se faire rajeunir par le forgeron. Celui-ci
+essaie d'imiter son apprenti; mais il ne réussit pas, et on le
+traîne à la potence. Le démon lui fait promettre de ne plus jamais
+le maltraiter, et il rajeunit aussi le seigneur.
+
+La plupart des récits que nous avons rapportés sont des espèces de
+moralité, qui mettent en relief l'habileté des forgerons, et
+montrent comment ils ont été punis de leur orgueil; dans les contes
+d'aventures, leur rôle est aussi important: ils sont les héros même
+du récit, ou, plus rarement, des personnages épisodiques, et
+généralement ils finissent par réussir.
+
+Des contes de pays très variés parlent d'un garçon fort, appelé
+souvent Jean de l'Ours, qui va apprendre le métier de forgeron, et,
+devenu habile, obtient de son maître assez de fer pour forger une
+canne d'un poids énorme. Quand il l'a faite, il part chercher
+fortune, s'associe des compagnons qui tous sont remarquables par le
+développement d'une qualité physique, délivre des princesses, qui
+chacune lui remettent une boule. Il leur dit qu'il les reverra plus
+tard, et elles l'oublient. Lui, après avoir parcouru le monde,
+arrive au pays des princesses où il se loue comme apprenti chez un
+forgeron, dont la boutique, grâce à son habileté, devient très
+achalandée. Le roi demande à son patron de lui refaire trois boules
+d'après un modèle qui n'est autre que celui des boules des
+princesses. Son patron lui confie la besogne, il remet les boules
+qui lui avaient été données: les filles du roi reconnaissent leur
+libérateur, et il épouse celle des trois qu'il a choisie.
+
+Parfois, ce n'est pas le héros qui forge lui-même son arme: il est
+le fils d'un forgeron, auquel il demande de lui fabriquer une canne
+de fer, ou bien, comme dans le conte de Petite-Baguette, recueilli
+en Haute-Bretagne, il prie sa mère d'aller lui faire forger une
+baguette de fer; il manie comme une plume la première qu'on lui
+avait faite; il n'est content que lorsqu'il en a une pesant sept
+cents livres. Kalevipoeg, le héros du poème estonien qui porte ce
+titre, va trouver un célèbre forgeron finnois, et lui demande une
+épée. On lui en présente un grand nombre et il les brise en mille
+morceaux, en frappant un rocher; il ébrèche les autres en frappant
+sur l'enclume; on finit par lui apporter le roi des glaives, auquel
+le forgeron avait travaillé pendant sept ans en accumulant toutes
+les forces magiques et en le trempant dans l'eau des sept mers et
+lacs sacrés. Avec lui, le héros fend l'enclume en deux morceaux, et
+le glaive reste intact.
+
+Un forgeron russe n'avait jamais vu le Mal; il partit pour aller à
+sa recherche, et rencontra un tailleur qui ne l'avait jamais vu non
+plus. À la nuit, les deux compagnons entrent dans une chaumière: une
+vieille femme, qui n'avait qu'un oeil, y fait un grand feu et
+mange le tailleur comme un poulet. La vieille, voyant que le
+forgeron a deux yeux, lui demanda de lui forger un second oeil. Il
+fait chauffer un clou et l'enfonce dans le bon oeil de la
+sorcière; puis il retourne sa pelisse, qui était poilue en dedans,
+et marche à quatre pattes; la vieille, comme Polyphème, tâte ses
+moutons au sortir de la maison, mais grâce à sa ruse, le forgeron
+lui échappe.
+
+Les Petits-Russiens racontent que le héros Petit-Pois, poursuivi par
+un dragon femelle, dont il a tué le mari, se réfugie dans une forge
+tout en fer et demande protection au forgeron. Ils ferment les
+portes de fer, et quand le monstre somme le forgeron de lui livrer
+son hôte, celui-ci lui dit de passer la langue par-dessous la porte;
+quand elle y est entrée, il la saisit avec ses tenailles rougies au
+feu, et la maintient pendant que Petit-Pois broie les os du dragon.
+
+En Suisse, un forgeron, condamné à mort, offre au magistrat qui
+l'avait jugé, d'aller tuer le dragon de Naters; sa proposition
+acceptée, il forge avec une barre d'acier une épée, qu'il trempe
+dans les eaux glacées du Rhône; il combat le dragon, et finit par
+être victorieux.
+
+Un prince, qui figure dans un récit du Pendjab, a pour compagnons
+des ouvriers appartenant à divers corps d'état, et, parmi eux, un
+forgeron, qu'il établit roi d'un pays. La destinée du prince était
+liée à son épée; si celle-ci était brisée, il devait mourir. Quand
+l'épée a été mise en morceaux, le prince meurt, mais le forgeron,
+qui en est aussitôt averti, rassemble les morceaux, reforge l'épée
+et lui rend la vie.
+
+On raconte, dans la Suisse romande, que jadis, à une époque très
+reculée, les fées qui demeuraient dans une caverne de la montagne,
+venaient en hiver se chauffer dans les forges de Vallorbe, quand les
+ouvriers s'étaient retirés, et un coq vigilant annonçait, une heure
+à l'avance, le retour des forgerons, pour qu'elles eussent le temps
+de s'échapper. Un jeune forgeron pénètre dans leur caverne et s'y
+endort. À son réveil, une fée lui propose de rester avec elle et de
+le rendre heureux pendant un siècle, à la condition qu'il ne la
+verra que quand il lui plaira de paraître à ses yeux, et que si elle
+se retire dans une partie reculée de sa demeure, il ne cherchera pas
+à y pénétrer. Pendant quinze jours, le forgeron observe le pacte;
+mais après le dîner du seizième jour, la fée entra dans un cabinet
+voisin, pour y faire sa méridienne, laissant la porte entrouverte.
+Le jeune homme ne put résister à l'envie de regarder: la fée était
+étendue sur un beau lit de velours, sa longue robe était un peu
+relevée, et il vit qu'elle avait un pied sans talon, comme une patte
+d'oie. La fée se réveilla, et le chassa en lui disant que s'il avait
+été discret pendant un mois, elle l'aurait pris pour époux.
+
+Il est assez rare que le peuple accuse les forgerons de s'emparer du
+bien d'autrui ou de détourner de la marchandise. Les _Exempla_ de
+Jacques de Vitry rapportent pourtant l'histoire peu édifiante d'un
+maréchal ferrant qui avait coutume d'enfoncer très avant un clou
+dans le pied des chevaux des étrangers qui passaient devant sa
+forge. Le cavalier remontait dessus, et, un peu plus loin, quand le
+cheval boitait, un compère se présentait et proposait de le lui
+acheter un bon prix. Le maréchal lui retirait le clou du pied et,
+peu de jours après, le cheval était guéri. Dans un récit qui paraît
+être d'origine polonaise, la sainte Vierge descend aux enfers et y
+voit les supplices endurés par les gens des métiers: des hommes
+étaient dans des cavernes incandescentes, où les diables allumaient
+du feu et faisaient de la fumée; d'autres diables leur
+introduisaient dans la bouche des fers brûlants, leur enfonçaient
+des broches rougies dans les oreilles, pinçaient leurs corps avec
+des tenailles ou les battaient à coups de marteau. La Vierge demanda
+à saint Michel, qui lui servait de guide, quel péché ces gens
+avaient commis: Ce sont, répondit l'archange, les forgerons qui ont
+volé le fer d'autrui en travaillant.
+
+En Normandie, les ouvriers des grosses forges sont appelés «cousins
+du foisil» (poussière de charbon). Le nom de «gueule noire», semble
+un terme générique pour désigner les ouvriers que leur profession
+expose à être noircis. En Poitou, ou donne au diable le nom de
+«Marichaud», sans doute par une allusion de couleur.
+
+Au siècle dernier, c'était dans la boutique du taillandier, qui
+joignait habituellement à ce métier celui de maréchal-expert,
+toujours brillamment illuminée, qu'aux premières heures de la nuit,
+s'assemblaient les jeunes gens pour entendre ou pour faire des
+histoires de grands voleurs, des contes de bêtes féroces. En
+Angleterre, la boutique du forgeron était le rendez-vous des gens
+qui désiraient savoir des nouvelles. En plusieurs pays, la boutique
+du maréchal ferrant a comme enseigne des trophées de fers, des fers
+à cheval ou des tenailles imprimées sur la devanture.
+
+Les forgerons de campagne sont assez fréquemment taillandiers,
+cloutiers et surtout maréchaux ferrants. En Belgique, de même qu'en
+France, ils remplissent souvent l'office de médecins, de dentistes
+et de vétérinaires. Un passage du _Moyen de parvenir_ montre qu'à la
+fin du XVIe siècle, il y en avait qui cumulaient déjà plusieurs
+métiers: «Le maréchal de Ballon était notaire et aussi barbier; et
+quand on le demandait, il disait: Me voulez-vous pour ferrer, ou
+barber, ou ajourner? pensez que depuis il fut sergent.»
+
+Le tablier de cuir des forgerons est une sorte d'insigne de la
+profession, et ils ne le quittent guère. La prise de tablier est
+fêtée en certains pays, et il est probable qu'autrefois elle avait
+le caractère d'une véritable initiation, dont la coutume actuelle
+n'est qu'une survivance affaiblie. Dans la Sarthe, quand un apprenti
+forgeron met le tablier de cuir, on le baptise. Il va au cabaret
+avec ses camarades, chacun prend une _verrée_ de vin rouge, puis le
+verre vide est enduit de vin et appliqué sur l'envers du tablier où
+il marque son rond: chacun écrit son nom au milieu, c'est une sorte
+de cachet. En Haute-Bretagne, lorsqu'un maréchal a un tablier neuf,
+il se rend à l'auberge et ses camarades le «contrôlent». Ils tracent
+sur l'envers une marque à l'encre, ou font chauffer une pièce de
+monnaie ou un fer qui laisse son empreinte sur le cuir; à chaque
+«contrôle», le maréchal doit payer un pot de cidre.
+
+Maintenant les tabliers ne sont plus, en France, à ma connaissance
+du moins, tailladés comme autrefois; une gravure du livre de
+Franqueville, montre qu'en 1691 ils étaient terminés par des dents
+régulières. En Angleterre, les forgerons portent un tablier coupé
+carrément et dont le bord est taillé en forme de frange; on lui
+attribue une origine ancienne. Lorsque le temple de Salomon fut
+bâti, il y eut un souper auquel furent invités tous les ouvriers,
+excepté le forgeron. Celui-ci prit son métier en dégoût, et, lorsque
+les autres ouvriers eurent besoin de réparer leurs outils, le
+forgeron refusa de travailler. Alors Salomon donna un second souper,
+auquel il convia le forgeron, et il fit tailler à son tablier de
+cuir une frange qu'il fit dorer. Suivant une autre légende, lors de
+la dispute des métiers, au temps du roi Alfred, le tailleur, pour
+remercier le forgeron de lui avoir fait une paire de ciseaux neufs,
+se glissa sous la table, lui tailla carrément son tablier et y
+découpa des franges. Actuellement, il y a des forgerons qui ont, à
+leurs tabliers, cinq entailles qui imitent la patte du lion.
+
+[Illustration: Gravure du _Miroir de l'Art et de la Nature_, 1691.]
+
+[Illustration: (Musée Carnavalet): Une autre gravure représente une
+forge où des femmes s'occupent aussi à forger la tête des hommes; la
+moitié de la composition est occupée par un paysage. Vers le
+commencement de ce siècle, une autre image coloriée, publiée à Paris
+chez Jean, roula sur le même thème.]
+
+De même que plusieurs ouvriers de différents corps de métiers,
+certains forgerons ont des superstitions en rapport avec les jours.
+Les vieilles femmes de la Suisse racontent que saint Bernard tient
+le diable enchaîné dans quelqu'une des montagnes qui environnent
+l'abbaye de Clairvaux: c'est pour cela que les maréchaux du pays ont
+coutume de frapper, tous les lundis, avant de se mettre à la
+besogne, trois coups sur l'enclume, comme pour resserrer la chaîne
+du diable, afin qu'il ne puisse s'échapper.
+
+En Belgique, les maréchaux considèrent le jeudi comme un jour
+heureux. Aucun de ceux du nord du comté de Durham ne consentirait à
+enfoncer un clou le Vendredi saint, en souvenir de l'usage sacrilège
+auquel le marteau et les clous ont été employés le premier Vendredi
+saint.
+
+Dans les Vosges, saint Éloi, patron des maréchaux, les préserve des
+ruades et les garde de tout accident quand ils ont à ferrer des
+chevaux vicieux. On peut d'ailleurs ferrer tout cheval, quelque
+difficile qu'il soit, si on a la précaution d'en faire le tour, en
+disant: «Je te conjure, au nom de Dieu, et te commande d'avoir à te
+laisser ferrer pour homme porter, ni plus ni moins que Jésus fut
+porté en Égypte, par la sainte Vierge». Cette oraison doit être
+suivie d'un _Pater_ et d'un _Ave_.
+
+Lorsqu'un jeune cheval est ferré pour la première fois, il y a une
+sorte de fête, en Écosse; son propriétaire vient à la forge muni
+d'une bouteille de whisky. La besogne accomplie, le maréchal, et
+tous ceux qui sont présents, reçoivent une pièce blanche et
+quelquefois deux.
+
+En Normandie, on croit que les ouvriers du fer qui se brûlent par
+accident, peuvent se guérir rapidement, en prononçant sur leurs
+blessures certaines paroles.
+
+J'ai réuni, dans cette monographie, ce qui se rapporte aux ouvriers
+qui travaillent le fer en gros: les forgerons, les maréchaux
+ferrants, les taillandiers. Dans le compagnonnage, ces ouvriers sont
+distincts: les fondeurs sont de 1601; les forgerons dont l'admission
+parmi les compagnons passants du Devoir, remonte à 1609 ont donné
+leur devoir aux maréchaux ferrants, en 1795, mais les deux
+corporations sont séparées et ennemies, et leur fête n'a pas lieu le
+même jour, les forgerons fêtant la Saint-Éloi d'hiver, les maréchaux
+la Saint-Éloi d'été.
+
+Les maréchaux formaient, sous le second empire, une des plus fortes
+associations; ils se répandaient partout et on les trouvait dans les
+villes et dans les villages. Vers 1850, ils observaient, lors du
+départ d'un compagnon, une curieuse cérémonie, qui est ainsi décrite
+par Agricol Perdiguier, qui en avait été témoin aux environs de
+Nantes. Ils étaient dans un champ, à côté de la route, faisant ce
+qu'ils appellent le devoir. C'était une cérémonie en plein vent, une
+conduite en règle, à propos d'un partant. Leurs cannes sont plantées
+en terre, et des rubans rouges, verts et blancs flottent à leurs
+boutonnières. Ayant coudes contre coudes, ils forment une immense
+circonférence, et regardent tous vers le centre. Un des leurs,
+portant dans sa main droite un verre de vin bien coloré, se met à
+courir, fait le tour extérieur de cette circonférence en criant, en
+hurlant, et se rapproche de sa place, où un compagnon, le partant
+sans doute, l'attendait, tenant aussi un verre à la main. Ils se
+dressent vis-à-vis l'un de l'autre, regardent fixement, font des
+signes, avancent, inclinent sur un côté, passent leurs bras droits
+l'un dans l'autre, et boivent tous deux en même temps. Celui qui
+avait crié et couru rentre dans son rang. Le voisin en sort,
+l'imite, et tous, l'un après l'autre, se livrent au même exercice, à
+la même action. Il y eut aussi des cris d'ensemble. Le partant
+s'éloigne, ayant son sac en peau de chèvre sur le dos, sa longue
+canne à la main, sa gourde pendante au côté. Deux belles boucles
+d'or ornées d'un fer à cheval pendent à ses oreilles. Chacun de
+l'appeler et de l'appeler encore. Mais il s'en va sans détourner la
+tête, sans montrer aucune faiblesse. On redouble d'agaceries, de
+séductions, rien n'y fait, il marche fièrement devant lui. Tout à
+coup, il prend son chapeau dans ses mains, le jette par-dessus sa
+tête, bien loin derrière son dos, et se met à fuir. Des compagnons
+courent le ramasser, poursuivent le fuyard, l'atteignent à la
+longue, et le lui enfoncent sur la tête. Le partant reste
+insensible; il ne sait, il ne veut savoir qui lui a rendu son
+couvre-chef; il marche d'un pied ferme, sans se détourner ni à
+droite ni à gauche; ses autres compagnons retournent sur leurs pas;
+la conduite est achevée. Le patient a fait preuve de fermeté.
+
+Dans certains cas, les compagnons maréchaux portent des boucles
+d'oreille d'or, ornées d'un fer à cheval. En 1853, les forgerons,
+dans les cérémonies de corps, avaient la culotte courte et le
+chapeau monté.
+
+Le tatouage est assez fréquent chez les ouvriers du fer. Les
+emblèmes les plus fréquents sont: fer à cheval, enclume, pince,
+marteau, fer à cheval entouré de petits fers, fer, marteau,
+taille-corne, clous.
+
+En France et en Belgique, les forgerons et la plupart des ouvriers
+du marteau ont pour patron saint Éloi; au XVIIe siècle, les
+maréchaux habillaient quelquefois ce saint en maréchal, dans la
+pensée, dit le curé Thiers, qu'il avait été de leur profession, ce
+qui est une erreur partagée par le peuple et par les conteurs
+populaires; en réalité, il fut orfèvre et non pas forgeron. Sa fête
+est célébrée, en beaucoup d'endroits, par les ouvriers du fer.
+
+Dans l'Yonne, dès la veille, les jeunes forgerons, maréchaux,
+charrons, etc., parcouraient, le soir, le pays, avec des torches,
+chantant, avec accompagnement d'instruments, la chanson: _Saint Éloi
+avait un fils_, etc.; le matin, une salve d'artillerie invitait les
+ouvriers à se préparer à la fête, et l'office était annoncé, à dix
+heures, par une nouvelle détonation.
+
+Avant 1836, aux forges de la Hunaudière, près de Châteaubriant, les
+forgerons célébraient la fête de saint Éloi. Comme elle tombait le
+1er décembre, alors que l'établissement était en pleine activité,
+elle était remise au lendemain de la Saint-Jean, où tout le monde
+chômait, excepté le fourneau. Après la messe à la chapelle, on se
+rendait à la forge pour fleurir le marteau. Le directeur, le commis
+et toutes les dames, ainsi que le curé, assistaient à cette
+cérémonie: chacun prenait un clou et l'enfonçait dans le bouquet
+pour le fixer solidement au marteau. C'est alors que les ouvriers
+entonnaient avec un entrain merveilleux la chanson des forgerons:
+
+ C'est aujourd'hui la Saint-Éloi,
+ Suivons tous l'ancienne loi;
+ Il faut fleurir le marteau,
+ Portons-lui du vin nouveau.
+
+ Saint Éloi avait un fils
+ Qui s'appelait Oculi;
+ Et quand le bon saint forgeait
+ Son fils Oculi soufflait.
+
+ À vot' santé, bons marteleurs!
+ Sans oublier vos chauffeurs.
+ Et vous autr' p'tits forgerons
+ Qui passez pour bons garçons.
+
+ S'il y a des filles dans nos cantons
+ Qui aiment bien les forgerons,
+ Elles n'ont pas peur du marteau
+ Quand elles sont dessus le haut.
+
+ Allons à la messe promptement,
+ M'sieur le curé nous attend,
+ La messe il va nous chanter.
+ Il nous faut aller l'écouter.
+
+En même temps, on levait la canne ou pelle, et le marteau frappait
+avec violence sur un gros levier qu'il devait écraser. À ce signal,
+tout le monde se mettait à danser à la ronde. Le chef de
+l'établissement donnait une barrique de cidre pour aider à célébrer
+plus gaiement la fête. Chaque ouvrier apportait, devant son feu de
+forge, sa table et son repas, auquel prenait part toute sa famille,
+et chacun allait boire à la barrique commune. Dans la soirée, tous
+les petits valets fleurissaient leurs outils et se rendaient chez le
+directeur, devant lequel ils chantaient des chansons appropriées à
+la circonstance, et le directeur arrosait copieusement le bouquet.
+De son côté, sa femme, au soir de la fête, régalait les femmes des
+ouvriers d'une outre de vin rouge, après quoi les danses
+recommençaient et duraient toute la nuit.
+
+En Haute-Bretagne, les maréchaux mettent, lors de leur fête,
+au-dessus de leur porte, un laurier, accompagné de rubans rouges,
+blancs et verts; le soir, ils chantent la chanson du _Roi Dagobert_.
+
+Dans la province d'Anvers, les maréchaux et les forgerons se rendent
+à l'église, pour y assister à la messe qui est célébrée, en
+l'honneur du saint, et qui, pour cette raison, est appelée
+«Looimis», c'est-à-dire, «Messe de saint Éloi». Durant toute la
+journée, mais principalement le soir, les paysans des environs se
+rendent à la forge du village, sur le toit de laquelle le drapeau
+flotte. Il est d'usage qu'ils aillent régler, ce jour-là, les
+comptes de toute l'année chez les maréchaux ferrants, qui, dans la
+campagne, exercent en même temps le métier de forgeron et celui de
+serrurier. Les grands fermiers se font accompagner de leurs valets.
+Le forgeron, qui tient ordinairement auberge, sait bien de quelle
+manière il doit traiter ses chalands pour s'assurer continuellement
+leur faveur. Sur une certaine somme, il leur accorde, chaque fois,
+un rabais de «5 cens» (10 centimes), et cet argent leur sert à
+prendre maints «pintjes» et «borreltjes» (des verres d'orge et des
+petits verres de genièvre). Dans le pays wallon, le régal offert
+consiste en une petite collation de jambon ou de viande salée,
+accompagnée d'une quantité de petits verres.
+
+Dans l'Yonne, on donne des oeufs de Pâques teints aux maréchaux et
+aux forgerons.
+
+En Angleterre, la fête des forgerons avait lieu le jour de la
+Saint-Clément, dans le Sussex, et, suivant la coutume ancienne
+désignée sous le nom de «Clemmenning», ils allaient quêter des
+pommes et de la bière, usage encore conservé dans quelques pays.
+Pour fêter leur saint patron, ils placent un peu de poudre dans le
+trou de leur enclume, et ils la font éclater comme une fusée. Il y a
+quelques années, à l'auberge de Burwath, on asseyait sur un fauteuil
+un mannequin orné d'une perruque et ayant une pipe à la bouche, que
+l'on appelait «Old Clem», nom familier de saint Clément, le premier
+homme qui ait, suivant la tradition, ferré un cheval.
+
+Dans plusieurs établissements privés, le patron donne à ses ouvriers
+une _way-goose_, c'est-à-dire une jambe de porc sans os, et le porc
+rôti avec de la sauge et des oignons. Le plus vieux forgeron préside
+le banquet dont le plus jeune est vice-président. La cérémonie est
+accompagnée de toasts traditionnels, du chant du _Jolly Blacksmith_,
+et l'on boit à la mémoire du «Vieux Clem» et à la prospérité de ses
+descendants. L'on souhaite aussi que la face du brillant marteau et
+de l'enclume ne soit jamais rouillée par manque d'ouvrage. À
+Londres, le repas avait lieu au _Cheval Blanc_; un des forgerons y
+était revêtu d'un tablier neuf avec des franges dorées, et l'on
+servait à ce souper une boisson spéciale, composée de gin, d'oeufs
+et d'épices. Le feu d'artifice du marteau n'est plus fait par les
+ouvriers de cette ville.
+
+Les forgerons, de même que plusieurs autres corps d'état, donnent
+quelquefois, par une sorte d'assimilation à un être animé, des noms
+à ceux de leurs outils qui leur servent souvent ou qui présentent
+quelque particularité remarquable. Dans _l'Assommoir_, Zola parle de
+deux masses de vingt livres, les deux grandes soeurs de l'atelier,
+que les ouvriers nommaient Fifine et Dédèle.
+
+Les forgerons, maréchaux et taillandiers tiennent une place
+considérable dans l'imagerie allégorique, surtout dans celle du
+XVIIe siècle; nous avons reproduit quelques planches qui sont
+intéressantes au double point de vue du métier et de l'histoire des
+moeurs; telle est celle où l'on voit la servante «ferrer la mule»
+(p. 9), expression qui a été remplacée par la «danse de l'anse du
+panier». La belle estampe de Larmessin est suffisamment expliquée
+par la légende qu'on lit au-dessous (p. 5). Avant de voler le chat
+de la mère Michel, Lustucru avait été quelque peu réformateur et
+forgeron. Quelque folâtre, dit Tallemant des Réaux, s'avisa de faire
+une espèce de forgeron, grotesquement habillé, qui tenait une femme
+avec des tenailles et la redressait avec son marteau. Son nom étoit
+L'Eusses-tu-cru, et sa qualité médecin céphalique, voulant dire que
+«c'étoit une chose qu'on ne croyoit pas qui pût jamais arriver que
+de redresser la tête d'une femme.» On vit paraître un grand nombre
+d'images, quelques-unes d'un véritable mérite artistique, qui
+montrèrent Lustucru dans son rôle de réformateur de la tête et de la
+frivolité des femmes; d'autres sont très naïves, comme le bois
+normand reproduit dans l'_Imagerie populaire_ de Champfleury:
+Lustucru, en compagnie d'un ouvrier, frappe à tour de bras une tête
+de femme, qu'il tient avec des pinces sur une enclume, et s'écrie:
+«Je te rendrai bonne!» À quoi le compagnon ajoute: «Maris,
+réjouissez-vous!» Une autre tête de mauvaise femme se trouve sur le
+foyer de la forge, attendant que le forgeron lui fasse subir la même
+opération, pour la rendre bonne également.
+
+[Illustration: LA FORGE MERVEILLEUSE.
+
+Les numéros indiquent les couplets où sont énumérés les défauts des
+maris forgés à neuf et rendus excellents.
+
+1. Le brutal.--2. Le paresseux.--3. L'ivrogne.--4. Le jaloux.--5. Le
+joueur.--6. Libertin et volage.--7. L'avare--8. Le gourmand.]
+
+Les femmes voulurent avoir leur revanche, et d'autres images
+représentèrent Lustucru massacré par les femmes, ou la grande
+destruction de Lustucru par les femmes fortes et vertueuses: ce sont
+elles qui, à leur tour, forgent la tête des hommes (Voir la gravure
+de la page 17). La Forge merveilleuse, image populaire, qui parut à
+Metz, vers 1840, chez Demboug, et qui pourrait bien avoir été
+dessinée par Grandville, montre une maîtresse de forge qui rend aux
+femmes leurs maris guéris de leurs défauts, quand ils ont passé par
+le feu, et ont été forgés sur l'enclume. Elle s'adresse à la foule
+et lui dit:
+
+ De cette forge merveilleuse,
+ Voyez les effets surprenants:
+ Intempérance, humeur fougueuse,
+ S'envolent en quelques instants.
+ D'une amitié constante,
+ Docile influence,
+ L'homme, chose étonnante,
+ Est un être charmant!
+ Cette forge, en vérité,
+ Merveille
+ Sans pareille,
+ Rend, par sa propriété,
+ L'esprit et la bonté.
+
+Il n'est pas impossible que toute cette série ait eu pour point de
+départ un écho affaibli des légendes que l'on constate à des époques
+fort anciennes, et dans lesquelles des vieillards sont rajeunis
+magiquement par le feu.
+
+La malice populaire s'exerce peu fréquemment aux dépens des ouvriers
+du fer: voici deux formulettes, l'une de l'Armagnac, l'autre de
+Basse-Bretagne; je donne seulement le texte patois de la première
+qui est grossière:
+
+ _Haure, haure, haurilloun,_
+ _Treize petz dans un cujoun (gourde)._
+ _Lou cujoun se crèbo,_
+ _Lou haure tout merdo._
+
+ _Marichal krign-karn,_
+ _Chaoker kac'h houarn._
+
+ Maréchal, grignoteur de cornes.--Mâcheur d'excréments de
+ fer.
+
+Les devinettes sur les forgerons paraissent assez rares. M. Walter
+Gregor en a publié trois recueillies en Écosse. Voici la mieux
+venue:
+
+ _Fah made the first pair o' shoes without leather_
+ _Before the shoemaker made:_
+ _Fire, air, earth, water,_
+ _All put elements together,_
+ _And each ane took two pair of shoes?_
+
+ --Qui a fait la première paire de souliers sans cuir avant
+ le cordonnier;--Qui met ensemble les éléments:--Le feu,
+ l'air, la terre, l'eau,--Et à qui chaque client demande
+ deux paires de souliers?
+
+La réponse de cette devinette de l'Ukraine est l'enclume:
+
+ Je suis petite, utile pour tout le monde; mais dans mon
+ ventre il y a toujours le bruit, et l'homme frappe mon
+ coeur et mes entrailles.
+
+
+PROVERBES
+
+ --_Fit fabricando faber._
+
+ --À forger on devient forgeron.
+
+ --En forgeant devient-on febvre.
+
+ --Chacun est forgeron de sa fortune.
+
+ --Un apprenti maréchal apprend à ferrer sur l'âne de
+ l'infidèle. (Turc.)
+
+ --C'est pour cela que le forgeron tient les tenailles--pour
+ ne pas se brûler les mains. (Ukraine.)
+
+ --Le maréchal forge des pinces pour ne pas se brûler.
+ (Russie.)
+
+ --Si tu n'es pas forgeron, il ne faut pas prendre de
+ tenailles. (Ukraine.)
+
+ --Le forgeron bat le fer quand il est chaud. (Ukraine).
+
+ --L'argent du forgeron s'en va en charbon. (Turc.)
+
+ --Le forgeron trouve tout arbre propre à faire du charbon:
+ chacun conduit son examen au point de vue de son intérêt.
+ (Turc.)
+
+ --_Ch'est comme é-che maricho de Saint-Clair, quand il ot
+ du cairbon, i' n'a pu de fer._ (Picardie.)
+
+ --La forge de «s'il y avait» ne fait ordinairement pas de
+ fer. (Proverbe Basque.)
+
+ --Feves et forniers boivent volontiers. (XVe siècle.)
+
+ --Tailleur voleur, cordonnier noceur, forgeron ivrogne.
+ (Russie.)
+
+ --Dormir plus qu'un forgeron (dormir beaucoup). (Ukraine.)
+
+Le dicton qui suit accompagne l'image ci-dessous:
+
+ --_Daer er weel smeden moet flach houden._
+
+ --Quand on veut beaucoup forger il faut marteler avec
+ persévérance.
+
+ Il vaut mieux être marteau qu'enclume. Il vaut mieux battre
+ que d'être battu. (Belge.)
+
+ Lorsque tu es enclume, souffre comme une enclume; lorsque
+ tu es marteau, frappe comme un marteau. (Hollandais et
+ Anglais.)
+
+[Illustration: Intérieur de forge hollandaise, gravure tirée des
+oeuvres de Jacob Cats (1665).]
+
+Balzac met dans la bouche de l'un des personnages de _Pierrette_,
+cette comparaison: Vous êtes comme le chien du maréchal, que le
+bruit des casseroles réveille et qui dort sous la forge. Elle n'a
+pas été enregistrée par les auteurs des recueils français, mais elle
+se trouve en Italie: _Il cane del fabbro dorme al rumor del martello
+e si desta a quello delle ganesce_: Le chien du forgeron dort au
+bruit du marteau et se réveille à celui des mâchoires. Une fable
+turque, qui s'applique à un corps d'état voisin, peut lui servir de
+commentaire: Certain serrurier avait un chien. Tant que son maître
+forgeait, l'animal dormait sans jamais ouvrir les yeux; mais à
+l'heure des repas, il se levait incontinent et dévorait les os qu'il
+jetait de la table. «Misérable! s'écrie le serrurier irrité de cette
+conduite, je ne comprends rien à ta manière d'agir: tout le temps
+que je frappe le fer, tu dors comme un paresseux, et à peine ai-je
+commencé à jouer des mâchoires, que tu t'éveilles et t'approches de
+moi en remuant de la queue.»
+
+[Illustration: Intérieur de forge au XVIIIe siècle avec des
+forgerons frappant en mesure avec le marteau. (Gravure de
+Chodowiecki.)]
+
+ --_I n' fût nin qwitter l' marihâ sins li payi ses fiér._
+
+ Il ne faut pas quitter le maréchal sans lui payer ses fers.
+ Ne demeure pas le débiteur de celui avec qui tu te
+ brouilles. (Belgique wallonne.)
+
+ --_Quand on quitte chés marichaux, i feut payer les vins
+ fers._ (Picardie.)
+
+ --_A marihâ s'clâ. A chaque marihâ s'clâ._
+
+ Chacun ne doit s'occuper que de son métier. (Belgique
+ wallonne.)
+
+ --_Bau mey paya haure que haurillon._
+
+ Il vaut mieux payer un bon forgeron qu'un mauvais. Mieux
+ vaut s'adresser à Dieu qu'à ses saints. (Béarn.)
+
+ --Les coups sont inutiles sur le fer froid. (Algérie.)
+
+ --Où va ton argent, ô muletier? il s'en va en fers et en
+ clous: se dit d'une personne qui a fait de mauvaises
+ spéculations. (Algérie.)
+
+On applique aux forgerons le proverbe commun à tant de métiers, dont
+le type le plus connu en France est: Les cordonniers sont toujours
+les plus mal chaussés. Un ancien dicton anglais associe même les
+deux professions: _The smith's mare and the souter's wife are aye
+warst shod_: La jument du forgeron et la femme du cordonnier sont
+toujours les plus mal chaussées. Sa forme plus moderne est celle-ci:
+_Who goes more bare than the shoemaker's wife and the smith's mare_:
+Qui est plus nu-pied que la femme du cordonnier ou la jument du
+maréchal. En voici quelques autres qui se rattachent au même ordre
+d'idées. En Italie, on dit: _In domo de ferreri schidoni de linna_.
+Dans la maison du forgeron, broche de bois. En Espagne: _En casa del
+herrero cuchillo mangorerro_. Chez le forgeron, le plus mauvais
+outil est le couteau. En Portugal: _En casa de ferreiro espeto de
+páo_. Dans la maison du forgeron broche de bois.
+
+En Poitou, dans le Lot et à Guernesey, les nourrices, en frappant
+légèrement sur la plante des pieds des enfants, leur chantent ces
+deux formulettes:
+
+ Quand je ferre mon cheval
+ Al,
+ Je lui donne trois coups,
+ Ou!
+
+ Ferre, ferre, mon poulain.
+ Pour aller à Saint-Germain!
+ Ferre, ferre ma pouliche
+ Pour allaïr cis ma nourriche! (Guernesey.)
+
+En Écosse, pour amuser les enfants pendant qu'on les chausse, on
+leur chante une petite chanson qui décrit l'opération en imitant
+aussi exactement que possible l'action du maréchal qui ferre un
+cheval.
+
+Dans les chansons nuptiales des pays slaves, surtout dans celles de
+l'Ukraine, il est souvent question d'un forgeron qui est convié à
+venir pour forger des objets symboliques: un bateau en cuivre, des
+roues en argent, le couteau destiné à partager le pain de la noce,
+la clé pour ouvrir le lieu où se trouve la fiancée.
+
+En France, parmi les jeux à gages, figure celui qui porte le titre
+de: Maréchal, sais-tu bien ferrer? La personne qui commence le
+cercle s'adresse à son voisin de droite en lui présentant un objet
+quelconque, et après qu'elle a légèrement frappé sur son pied, le
+voisin prend l'objet; mais si par malheur, il n'a pas observé qu'on
+lui a donné l'objet d'une main après avoir frappé l'autre, et qu'il
+le tende à son tour de la même main dont il s'est servi pour frapper
+sa semelle, il est assuré de donner un gage.
+
+
+SOURCES
+
+_Folk-Lore Journal_, II, 322; 108, 109 (fêtes), 326.--_Karkowski
+Sbornik_, III, 48, 64.--_Revue des traditions populaires_, VI, 169;
+IX, 143, 372.--Sébillot, _Contes de la Haute-Bretagne_, I, 256, 260;
+II, 52, 139.--Luzel, _Légendes chrétiennes_, I, 316.--Adam, _Les
+patois lorrains_, 441.--L. Brueyre, _Contes de la Grande-Bretagne_,
+226, 330.--Dasent, _Popular Tales from the Norse_, 105.--Cerquand,
+_Légendes basques_, IV, 5.--Frank, _Contes allemands du temps
+passé_, 131, 265.--L. Brueyre, _Contes populaires de la Russie_,
+63.--Cosquin, _Contes de Lorraine_, I, 27.--_Folk-Lore Record_, IV,
+13.--Wratislaw, _Folk Tales from slavonic sources_, 138.--Bladé,
+_Proverbes de l'Armagnac_.--Sauvé, Lavarou-Koz.--_Traditions de la
+Suisse romande_, 121, 87.--Monteil, _Histoire des Français_, V,
+77.--Monseur, _Folk-Lore wallon_, 118, 131.--Collin de Plancy,
+_Dictionnaire infernal_, II, 102.--Henderson, _Folk-Lore of Northern
+counties_, 81.--L.-F. Sauvé, _F. L. des Hautes-Vosges_, 355.--C.-G.
+Simon, _Étude sur le compagnonnage_, 120, 152, 192.--A. Perdiguier,
+_Mémoires d'un compagnon_, 8.--_Mélusine_, IV, 499.--Goudé,
+_Histoire de Chateaubriant_, 325.--Communications de M. C. de
+Cock-Reinsberg-Düringsfeld, _Traditions de la Belgique_, II,
+297.--Brand, _Popular antiquities_, I, 408.--W. Gregor, _Trans. of
+Banfshire-club_ 1880 et 1883.--Leroux de Lincy, _Livre des
+proverbes_.--Decourdemanche, _Proverbes turcs_.--Ledieu, _Traditions
+du Demuin_.--Dejardin, _Dictionnaire des
+Spots_.--Reinsberg-Düringsfeld, _Sprichwörter_.--Decourdemanche,
+_Fables turques_, 226.--Corblet, _Gloss. picard_.--Rolland, _Rimes
+de l'Enfance_.--Communications de MM. T. Volkov (Russie et Ukraine),
+A. Harou (Belgique).--Mme Celnart, _Jeux_. 102.
+
+[Illustration: _Serruriers et Forgerons._
+
+_Jeu universel de l'Industrie._]
+
+
+
+
+LES CHAUDRONNIERS
+
+
+Les chaudronniers ou maigniens ne figurent pas dans le _Livre des
+Métiers_. Pourtant ils formaient, dit Chéruel, une corporation fort
+ancienne, dont les statuts furent confirmés par Louis XII en 1514.
+On distinguait les chaudronniers-grossiers qui ébauchaient
+l'ouvrage, les chaudronniers-planeurs qui l'achevaient, les
+chaudronniers faiseurs d'instruments de musique, et enfin, les
+chaudronniers au sifflet qui parcouraient les campagnes. Ces
+derniers sont à peu près les seuls qui présentent de l'intérêt au
+point de vue qui nous occupe. On appelait ainsi, aux siècles
+derniers, les chaudronniers des provinces, particulièrement
+d'Auvergne, qui, courant la campagne, se servaient d'un sifflet
+antique pour avertir les habitants des lieux où ils passaient, de
+leur apporter à raccommoder les ustensiles de cuisine; ils
+achetaient aussi et revendaient de vieux cuivres. Le Bocage normand
+partageait, dit Lecoeur, avec l'Auvergne, le privilège de fournir
+la France de chaudronniers ambulants, fondeurs, étameurs,
+raccommodeurs de vaisselle et fabricants de soufflets. C'est au
+commencement du printemps que ces braves gens désertent leurs
+paroisses natales. Ils emmènent avec eux pour chiner, et les aider
+dans leur travail, leurs jeunes garçons dès qu'ils ont atteint l'âge
+de douze ans. Chacun de ces Raquinaudeux ou Rouleurs, ainsi qu'on
+les appelle, gagne alors son canton ordinaire, va revoir sa petite
+clientèle. Ils se disséminent sur tous les points de la France, même
+jusque sur les frontières de Suisse, d'Italie et d'Espagne. On les
+rencontre sur toutes les routes, cheminant à petites journées,
+l'échine péniblement courbée sous le poids de leur _bataclan_:
+bassine de fer à trois pieds, soufflet, moules à cuillers, marteaux
+et autres ustensiles de leur métier. Derrière le père trottine
+l'enfant, s'attardant parfois au rebord des haies où les oiseaux
+recommencent à édifier leurs nids. L'hiver les ramène au logis; ils
+le regagnent vers la Toussaint, rapportant le produit de leur
+travail et de leurs économies. Le petit magot péniblement amassé est
+le pain de la famille pendant la dure saison. Souvent à force de
+persévérance et de courage les pères amassent, pour leurs enfants,
+un petit patrimoine. Durant l'absence du chef de la famille, c'est
+la femme qui a le gouvernement de la maison et qui s'occupe des
+récoltes. Le mari à son retour trouve tout en ordre et s'occupe des
+labours et de la pilaison des pommes ou des poires.
+
+Les chaudronniers auvergnats et normands ne sont pas les seuls qui
+viennent exercer dans les campagnes ce métier et quelques petites
+industries qui s'y rattachent; mais ils sont les plus connus; leurs
+visites étaient, surtout autrefois, périodiques; ils se mêlaient à
+la vie des paysans qui avaient l'habitude de les voir revenir chaque
+année. Leurs clients de la campagne les accueillaient avec plaisir,
+et la description que Mme Destriché a donnée dans le _Magasin
+pittoresque_ de l'arrivée dans un village du Maine d'un étameur
+ambulant pouvait s'appliquer à beaucoup d'entre eux. Celui-là
+portait le sobriquet caractéristique de père Bontemps, qui attestait
+sa popularité et qu'il devait sans doute à sa joyeuse humeur. Il
+venait dans une petite charrette attelée d'un âne, et quand il
+s'était installé et qu'il avait déballé ses outils et son attirail,
+il était entouré des commères du hameau qui lui demandaient et lui
+disaient des nouvelles pendant qu'il repassait les ciseaux, et
+lorsqu'il fondait les cuillers ou qu'il étamait les casseroles, les
+gamins le regardaient curieusement.
+
+En Basse-Normandie, les paillers ou chaudronniers ambulants qui,
+pour la plupart, étaient originaires de Villedieu et des environs,
+recevaient l'hospitalité chez les habitants. Ceux-ci se plaisaient à
+les faire causer et s'amusaient de leur prononciation traînante et
+chantée. Les paillers racontaient aussi des contes et surtout des
+histoires extraordinaires, des mensonges énormes, qui font songer
+aux légendaires exploits de M. de Crac. Jean Fleury, dans sa
+_Littérature orale de la Basse-Normandie_, en a donné quelques
+échantillons sous le titre de «Propos de paillers».
+
+Mais à côté de ces petits industriels, populaires dans les
+campagnes, il en était d'autres qui étaient moins estimés. C'était
+le cas des étameurs de casseroles, qui sont en même temps fondeurs
+de cuillers de plomb ou d'étain. Ils se faisaient marchands
+voyageurs et quittaient pendant la belle saison la grande ville pour
+parcourir les campagnes. Ils voyagent avec femme et enfants, disent
+les _Français peints par eux-mêmes_, père et mère, et souvent un
+petit chien et une grande chèvre. Ils montent habituellement leur
+établissement devant la mairie, l'église ou le presbytère. Les
+familles de ces raccommodeurs ressemblent beaucoup à celles des
+bohémiens; leur vie est une vie nomade; ils couchent parfois à la
+belle étoile, ils mangent à la gamelle et en plein air, tout à côté
+d'un réchaud allumé et d'un berceau garni souvent de deux ou trois
+raccommodeurs en herbe. Le chaudronnier ambulant a plus d'une
+industrie; il raccommode les vieux soufflets ou les échange contre
+des neufs. Mais il y a surtout un moment où il est beau de gloire et
+de puissance: c'est celui où il daigne se manifester comme fondeur
+de cuillers aux regards de la foule ébahie. L'heureux événement pour
+les enfants du village que l'arrivée de cet habile prestidigitateur!
+Toute la journée ils se tiennent en cercle autour de cette poêle
+dans laquelle fondent le plomb et l'étain. Ils oublient le boire et
+le manger, et surtout l'école en voyant les débris de cuillers se
+transformer en une substance fluide et argentée.
+
+Les chaudronniers exerçaient, ainsi qu'on l'a vu, le métier
+d'étameur de casseroles: dans les villes, ceux-ci formaient une
+catégorie à part de petits industriels. Voici, d'après les
+_Français_, comme ils opéraient vers 1840: Coiffé d'un chapeau à
+larges bords, vêtu d'une veste brune, d'un pantalon flottant dont le
+fond en lambeaux accuse de fréquents contacts avec le pavé,
+l'étameur de casseroles parcourt les rues tenant au bras son
+réchaud, la main ornée d'une énorme cuiller de fer ou de plomb,
+portant sur ses épaules les casseroles, poêles et boîtes au lait, et
+poussant son cri si reconnaissable: «Eh! le chaudronnier ou étameur
+de casseroles!» Rarement il marche sans un compagnon, grand garçon
+de quinze à vingt ans, dont l'office est d'aller en quête des
+pratiques. Pendant que l'un, s'adossant à quelque coin de mur,
+allume le feu de son réchaud et prépare ses outils, l'autre explore
+chaque rue, chaque impasse du quartier, fait une station dans toutes
+les cours pour y chanter deux autres fois sur le _Pater_ son
+raccommodeur de casseroles, et ne recule même pas devant un escalier
+à six étages pour se mettre en communication plus directe avec la
+ménagère, qui peut ne pas l'avoir entendu. Chargé d'un butin de
+cafetières et de marmites, il retourne vers son compagnon, à qui il
+explique qu'il faut étamer celle-ci, mettre une pièce à celle-là,
+et, pendant que la besogne se fait, il la quitte de nouveau pour
+aller se livrer à d'autres explorations.
+
+[Illustration: le Chaudronier]
+
+À Paris, ils criaient:
+
+ Rrrrétameurr rrrfondeur!
+
+Kastner a noté, dans ses _Voix de Paris_, plusieurs autres de leurs
+cris. Ils se distinguent, dit-il, par des formes assez variées:
+c'est tantôt un cri bref comme celui du vitrier, tantôt un court
+récitatif, débité avec volubilité:
+
+ Voy' (voilà) l'étameur, voy' étameur de cass'rol; voy' l'raccommodeur!
+ Étameur, v'là l'fondeur étameur, étameur des cass'roles, voilà l'étameur.
+
+Actuellement, leur appel le plus habituel est:
+
+ Voilà le raccommodeur! Voilà l'étameur!
+
+À Marseille, les fondeurs d'étain se divisent en deux états bien
+distincts: ceux qui fondent les vieux ustensiles en étain pour en
+faire des couverts neufs, au moyen de moules en fer qu'ils
+transportent avec eux, et qui étament les cuillers en fer; leur cri
+est en français:
+
+ Blanchir les fourchettes, fondeur d'étain!
+
+et les étameurs; ceux-ci ont un véritable chant auquel ils ajoutent
+même quelques fioritures:
+
+ _Stammar le marmitta,_
+ _Cassarol' estamar,_
+ _Peirols raccoumoudar!_
+
+ Étamer les marmites,--Les casseroles étamer,--Les chaudrons
+ raccommoder.
+
+Quelques-uns disent:
+
+ _Abrazar marmitta,_
+ _Cassarol' estamar!_
+
+Braiser (souder) marmites, casseroles étamer. Ce qu'ils ajoutent à
+ce mauvais italien est du français: comme il faut, comme il faut,
+avec de nombreuses variations.
+
+Autrefois, les paysans avaient une assez grande méfiance à l'égard
+de certains des chaudronniers ambulants; ils étaient pour la plupart
+étrangers, et comme tous les nomades, ils traitaient avec beaucoup
+de sans gène la propriété privée, comme le font encore les Bohémiens
+rétameurs et fondeurs, dont les caravanes viennent quelquefois
+camper dans les villages. Il est vraisemblable aussi qu'on les
+accusait quelque peu de sorcellerie; un reproche plus mérité était
+celui de commettre des fraudes en raccommodant les objets qui leur
+étaient confiés. Ainsi qu'on l'a vu, il en est qui sont bien
+accueillis dans les villages où ils reviennent périodiquement.
+
+Il n'en a pas toujours été ainsi: des dictons et des légendes
+assurent que plusieurs furent punis du dernier supplice, à cause de
+leurs vols ou de leur grossièreté. On dit encore dans les environs
+de Dijon:
+
+ On pend les magniens à Dampierre,
+ On les pend à Beaumont.
+
+Selon la tradition populaire, quatre chaudronniers de Villedieu
+rencontrant un inconnu l'insultent, le forcent à porter leurs
+paquets jusqu'à Domfront, où ils entrent à midi. L'étranger se fait
+reconnaître pour le roi, et se venge du peu de courtoisie de ses
+compagnons en ordonnant leur supplice. C'est de là que serait venu
+le blason de la ville:
+
+ Domfront, ville de malheur,
+ Arrivé à midi, pendu à une heure.
+
+On raconte dans le Bocage normand comment une bonne femme, quelque
+peu sorcière, punit une des fraudes les plus habituelles aux
+chaudronniers ambulants. Elle avait confié ses vieilles cuillers
+d'étain fin, pour les refondre, à un fondeur de cuillers ambulant,
+en lui faisant la recommandation expresse de ne pas leur en
+substituer d'autres en plomb, selon l'habitude de ces gens, trop peu
+scrupuleux d'ordinaire. Le fondeur promit de faire sa besogne en
+conscience, ce qui ne l'empêcha pas, au moment de la fonte, de
+remplacer dans la bassine les cuillers d'étain fin par du plomb. En
+retirant la première cuiller du moule, il s'aperçut qu'elle était
+aussi percée de trous qu'une écumoire. Il crut s'y être mal pris, et
+recommença plusieurs fois son opération sans plus de succès. La
+bonne femme, peu confiante dans sa promesse, l'avait vu accomplir sa
+fraude. Elle avait détaché de sa baverette une grosse épingle jaune,
+et, relevant un coin de son tablier, elle s'était mise à le cribler
+de coups d'épingles, en marmottant quelques mots étranges à chaque
+cuiller mise au moule.
+
+Il est vraisemblable qu'ils avaient aussi la réputation d'être peu
+respectueux des choses saintes.
+
+Près de Pont-Audemer, une croix de carrefour est surnommée la
+Croix-des-Magnants, parce que des hommes qui exerçaient la
+profession de chaudronniers ambulants furent engloutis à cet
+endroit, après avoir commis un acte d'impiété. Ils continuèrent
+d'habiter l'abîme souterrain où leur crime les avait précipités;
+naguère encore on croyait entendre le bruit sourd et mesuré du
+marteau sur leurs chaudrons, qu'ils ne doivent point cesser de
+battre jusqu'à la fin des siècles.
+
+Un grand nombre de dictons et de formulettes les accusent d'une
+maladresse volontaire lorsqu'ils font des réparations à un ustensile
+usé ou percé.
+
+Dans le Morvan, on leur adresse la formulette suivante:
+
+ _Magnin clidou,_
+ _Mai lai pièce ai coté deu trou,_
+ _T'aré mai d'ovraige._
+
+ Chaudronnier,--Mets la pièce a côté du trou,--Tu auras plus
+ d'ouvrage.
+
+Dans l'Aube, les enfants les poursuivent en leur adressant ce
+refrain:
+
+[Illustration: Chaudronnier ambulant, d'après Guérard.]
+
+ _Chaudrongna matou,_
+ _Qui met lai pièce au long du trou._
+
+ Chaudronnier matou,--Qui met la pièce à côté du trou.
+
+On disait, d'ailleurs, en parlant d'un homme qui voulant remédier à
+une chose n'y apportait point le remède nécessaire: «Il fait comme
+le chaudronnier, il met la pièce à côté du trou». Ce reproche est
+ancien; il est formulé au XVIe siècle dans la _Farce nouvelle et
+fort joyeuse des femmes qui font escurer leurs chaulderons et
+deffendent que on ne mette la pièce auprès du trou_.
+
+ Avons que faire du maignen,
+ Du maignen, commère, du maignen.
+ --Tenez nostre maistre,
+ Savez qu'il est. N'allez pas mettre
+ Icy la pièce auprès du trou...
+ Gardez bien de tirer le clou.
+ Ne les pièces auprès du trou,
+ Comme maignens ont de coustume.
+
+Dans la Farce _d'un chauldronnier_, celui-ci arrive sur la scène en
+criant:
+
+ Chaudronnier, chaudron, chaudronnier!
+ Qui veult ses poeles reffaire?
+ Il est heure d'aller crier
+ Chaudron, chaudronnier!
+ Seigneur je suis si bon ouvrier
+ Que pour un trou je sçay deulx faire.
+
+Dans la _Farce nouvelle_, une dispute a lieu entre un savetier et un
+chaudronnier, le savetier lui dit:
+
+ Tu faictz pour ung trou deux,
+ Et pour ce tu as tant de plet.
+
+Ce dicton se retrouve en Angleterre:
+
+_Like Banbury tinkers who in stropping one hole make two_ Comme les
+chaudronniers de Banbury qui, en bouchant un trou, en font deux.
+
+Les chaudronniers sédentaires ont moins que les ambulants, dont ils
+diffèrent d'ailleurs, attiré l'attention populaire.
+
+En Normandie, ou blasonnait toutefois les habitants de Villedieu;
+ils sont appelés Sourdins, à cause de la dinanderie qu'ils
+fabriquent; car tout le monde en cette petite ville travaille à
+fondre ou à battre le cuivre, ce qui fait un tintamarre si
+continuel, qu'un grand nombre parmi eux deviennent sourds; d'où leur
+est venu le nom de Sourdins. Aussi, n'est-il pas très sûr d'aller
+dans quelque atelier demander l'heure qu'il est, sans courir le
+risque de recevoir quelque mauvais compliment, ou quelque chose de
+pire, car ils jettent, assurait-on jadis, le marteau à la tête.
+D'après un ancien auteur, Charles de Bourgueville, les habitants de
+Villedieu «qui sont poesliers ou magnants, sont bien faschez quand
+on leur demande quelle heure il soit, parce qu'ils ne peuvent ouyr
+l'horloge pour le bruit qu'ils font».
+
+En Belgique, le jour Saint-Gilles, les apprentis chaudronniers se
+promenaient par la ville: l'un d'eux s'était coiffé d'une sorte de
+shako surmonté d'un panache, tandis que l'autre portait sur une
+espèce d'estrade, soutenue par un long manche, la statue du saint,
+entourée de fleurs; de l'estrade pendaient des cuillers, des pots et
+autres menus ustensiles. Ils allaient demander un pourboire chez les
+clients.
+
+Au moyen âge, le chaudronnier avait assez d'importance pour que les
+règlements, royaux ou féodaux, se soient occupés de lui dans des
+articles spéciaux. Grosley a donné dans ses _Éphémérides troyennes_
+un extrait de la _Pancarte du droit de péage du canton de Lesmont_,
+qui leur accorde une sorte de privilège en raison peut-être de leur
+pauvreté:
+
+ Art. XXIII.--Un chaudronnier, passant avec ses chaudrons,
+ doit deux deniers, si mieux n'aime dire un _Pater_ et un
+ _Ave_ devant la porte dudit sieur comte de Lesmont ou son
+ fermier.
+
+Le seigneur de Pacé, en Anjou, avait le droit de faire travailler
+les chaudronniers qui passaient, en leur payant chopine.
+
+[Illustration: _Chaudronier, chaudronier_
+
+D'après Poisson (XVIIIe siècle).]
+
+Au XVIe siècle, les chaudronniers sont au premier rang des artisans
+qui figurent dans les petites comédies; ils le devaient au
+pittoresque de leur costume, à leur réputation de gens à réplique
+facile, et aussi aux plaisanteries à double sens, très en usage à
+cette époque, auxquelles prêtait le dicton si populaire, qui les
+accusait de mettre la pièce à côté du trou.
+
+[Illustration: _Chaudronniers argent des rechaux_
+
+D'après Brébiette (XVIIe siècle).]
+
+La _Farce nouvelle des femmes qui font refondre leurs maris_ est
+bien plus ancienne que la _Facétie de Lustucru_, qui fut si en vogue
+au milieu du XVIIe, et dont nous avons parlé dans la monographie des
+Forgerons. Lorsque les femmes, lasses de voir les images qui
+représentaient les forgerons en train de leur redresser la tête,
+voulurent avoir leur revanche, les dessinateurs se ressouvinrent
+sans doute de la petite comédie jouée cent ans auparavant, et qui
+vraisemblablement n'était pas complètement oubliée. Elle met en
+scène un personnage qui est appelé fondeur de cloches, mais qui est
+en réalité un chaudronnier, puisqu'il arrive en criant: _Ho,
+chaulderons vielz, chauderons vielz_.
+
+ Je sçay de divers metaulx
+ Fondre cloche, s'il est mestier
+ Pour trouver maniere de vivre.
+ De fer, de layton et de cuivre
+ Sçay faire de divers ouvrages
+ Comme chaudières, poilles pour menaiges...
+ Mais surtout j'ay une science
+ Propice au pays où nous sommes;
+ Je sçay bien refondre les hommes
+ Et affiner selon le temps;
+ Car un vieillard de quarante ans
+ Sçay retourner et mettre en aage
+ De vingt ans, habile et saige.
+ Bien besongnant du bas mestier...
+ Il n'est si vieil, soit borgne ou louche
+ Que je ne face jeune à mon aise
+ Par la vertu de ma fournaise.
+
+Deux femmes veulent faire refondre leurs maris et Pernette, l'une
+d'elles, dit au sien:
+
+ Le maistre est logé en la ville
+ Qui en a jà refondu (dix) mille
+ Et retournent beaux et plaisants.
+
+Les deux maris persuadés viennent trouver le fondeur, qui leur dit:
+
+ Il n'est si vieil, soit borgne ou louche
+ Que (je) ne face jeune à mon aise
+ Par la vertu de ma fournaise.
+ Ne s'y mette qui ne vouldra.
+ Mais il me fault premierement
+ Sçavoir le pourquoy et comment
+ Vos femmes y consentent,
+ Affin s'elles se repentent
+ Qu'elles ne m'en demandent rien.
+ Je croy qu'il vauldroit mieulx garder
+ Vos marys en l'aage qu'ilz sont.
+
+Les femmes répondent:
+
+ Refondez les tost, nostre maistre,
+ Et vienne qu'en peut advenir.
+
+Pendant qu'ils sont en la forge, ce sont elles qui soufflent, comme
+dans les _Facéties de Lustucru_ et de la _Forge merveilleuse_.
+L'opération dure longtemps; à la fin le fondeur s'écrie:
+
+ Holà, ho, tout est formé:
+ Ilz ne sont borgnes ne camus,
+ Chantez Te Deum laudamus.
+ Voicy vos marys beaulx et gents.
+
+ JENNETTE.
+
+ Par mon serment, ilz sont jolys;
+ Je ne vouldroye pour grand chose,
+ Qu'il fust à faire.
+
+ LE FONDEUR.
+
+ Je suppose
+ Que jai bien gagné mon sallaire.
+ Mais qu'il ne vous vueille desplaire
+ Chacun recoignoisse le sien.
+
+ JENNETTE.
+
+ Je cuyde que voicy le mien:
+ Avez-vous point à nom Thibault?
+
+ THIBAULT.
+
+ Ouy vrayement, hardys et baus,
+ Qui estoyes dous et courtoys,
+ Et vous estes ma mesnagière.
+ Mais il fauldroit changer manière,
+ Je veulx gouverner à mon tour.
+
+Les hommes refondus et rajeunis veulent commander, et c'est alors
+que les femmes désirent que le fondeur défasse son ouvrage; la pièce
+se termine par cette morale:
+
+ Pour éviter autres perilz,
+ Et bien vous gardez haut et bas
+ De refondre vos bons maris.
+
+En Angleterre, le chaudronnier était aussi populaire: il était placé
+parmi les artisans joyeux: dans une petite pièce qui se jouait
+autrefois tous les ans dans le Stafforshire et le Shropshire, il
+arrivait sur la scène et disait: «Je suis un joyeux chaudronnier--et
+je l'ai été toute ma vie: ainsi je pense qu'il est temps de chercher
+une fraîche et jolie femme. C'est alors qu'avec les amis nous
+mènerons une vie plus joyeuse que jamais je ne l'ai eue. Je ferai
+résonner vos vieux chaudrons.»
+
+Shakspeare et ses contemporains les ont aussi mis à la scène des
+chaudronniers. Christophe Fûté (Sly), «porte-balle de naissance,
+cartonnier par occasion, par transmutation montreur d'ours, et
+présentement chaudronnier de son état», s'étant couché ivre-mort, un
+seigneur qui le voit s'amuse à le transformer en lord; il se
+réveille, comme le dormeur éveillé des _Mille et une Nuits_, dans un
+appartement somptueux, et les gens qui le servent lui annoncent
+qu'on va jouer devant lui une pièce qui n'est autre que la _Méchante
+mise à la raison_. Tom Snout (museau) est dans le _Songe d'une nuit
+d'été_ l'un des artisans qui représentent une comédie.
+
+[Illustration: Apprentis chaudronniers visant leurs pratiques le
+jour de Saint-Gilles, d'après une lithographie coloriée de Madou.]
+
+Il y a quelques chansons populaires dont les chaudronniers sont les
+héros: M. de Puymaigre en a recueilli une dans le pays messin, qui
+raconte comment furent accueillis les galanteries de l'un d'eux:
+
+ C'est un drôle de chaudronnier
+ Qui s'appelait Grégoire.
+ Un jour passant par Chaumont,
+ Pour y vendre ses chaudrons,
+ Fut bien attrapé,
+ Fut bien étrillé
+ Par trois jeunes filles
+ Gaillardes et gentilles.
+
+ Il s'en va par la ville,
+ Criant à voix haute:
+ --Argent de tous mes chaudrons!
+ Trouve z une belle brune.
+ Parfaite en beauté:
+ --O z en vérité,
+ Oh! mademoiselle,
+ Que vous êtes belle!
+
+ Je voudrais pour tous mes chaudrons
+ Petite brunette,
+ Avoir fait collation
+ Avec vous seulette...
+
+ --Entrez dans ma chambre,
+ J'en suis bien contente,
+ Nous ferons sans façon
+ La collation.
+
+ Quand la belle eut la bourse:
+ --Notre affaire est faite.
+ Attendez un petit moment,
+ J'y reviens dans l'instant;
+ Je m'en vais chez Martin,
+ Chercher du bon vin,
+ Car il nous faut faire
+ Une bonne chère.
+
+ La belle fut avertir
+ Trois de ses voisines.
+ Elles sont venues toutes les trois
+ Comme à la sourdine,
+ Donner du balai
+ Sur le chaudronnier.
+ Son pauvre derrière
+ Paya le mystère.
+
+ --Aïe! aïe! ne frappez pas tant.
+ Laissez ma culotte,
+ Que les cent diables soient de l'amour!
+ Jamais je ne le ferai de mes jours.
+
+ Voilà mes chaudrons
+ Tous en carillon;
+ Tout mon ballottage
+ A resté pour gage.
+
+Dans le Lot on chante sur un air qui rappelle le cri modulé de
+l'étameur une chanson où un de ces artisans, également galant, a un
+rôle plus avantageux. Il est vrai que cette chanson a été transmise
+par les étameurs ambulants:
+
+ _Se n'és un paouré peyré_
+ _Qué sé boulio marida._
+
+ _Fa, fa, foundré las culliéros,_
+ _Dés claous, dés cassettos,_
+ _El de candéliers,_
+ _El des boutons de mancho._
+
+ _Del, s'en bay dé bourg en bilo_
+ _Per uno fillo trouba._
+
+ _La prumière qué rencountro_
+ _La fille d'un aboucat._
+
+ _--Diga, mé, midamiselle,_
+ _Boulez-bous bous marida?_
+
+ _--Noun, pas ambé tu, lou payré,_
+ _Lés négré coumo un talpo._
+
+ _--Sabez pas, midamisello,_
+ _Terro négro fay boun blat._
+
+ Il est un pauvre peyré étameur
+ Qui se voulait marier.
+
+ Faire, faire fondre les cuillères,
+ Des clous, des cassettes
+ Et des chandeliers,
+ Et des boutons de manche.
+
+ Lui s'en va de ville en ville
+ Pour trouver une fille.
+
+ La première qu'il rencontre
+ Est la fille d'un avocat.
+
+ --Dites-moi, mademoiselle,
+ Voulez-vous vous marier?
+
+ --Non pas avec toi, le peyré,
+ Tu es noir comme une taupe.
+
+ --Vous ne savez pas, mademoiselle,
+ Terre noire fait bon blé.
+
+Bien qu'en général les chaudronniers, habitués à courir le monde,
+soient loin d'être sots, quelques récits leur attribuent une assez
+forte dose de naïveté: on raconte en Gascogne qu'un jour trois
+étameurs Auvergnats, chargés de chaudrons, de poêles et de
+casseroles montaient au galop la grande Pousterle d'Auch. Quand ils
+furent tout en haut, ils étaient rouges comme le sang et soufflaient
+comme des blaireaux. Ils s'étonnaient de voir d'autres gens arrivés
+en haut de la grande Pousterle dispos et pas du tout essoufflés.
+
+--Comment donc avez-vous fait? leur demandèrent les trois
+Auvergnats.
+
+--Nous sommes montés doucement.
+
+Les trois Auvergnats descendirent la grande Pousterle, pour la
+remonter doucement aussi.
+
+ * * * * *
+
+Le _Blason populaire de Villedieu_ est un recueil d'histoires
+comiques dont _les Poëliers_ sourdins sont les héros. Le _Moyen de
+parvenir_ rapporte une aventure arrivée en Franche-Comté, dans
+laquelle un chaudronnier fut pris pour le diable: En ce pays-là les
+maisons sont près la montagne et n'ont qu'une cheminée au milieu,
+sur le haut de laquelle deux fenêtres ou portes, pour donner le vent
+par rencontre, afin que la fumée n'importune point. Or, le vent
+étant tourné, le valet voulut aussi tourner les portes, en ouvrir
+une et fermer l'autre, de laquelle un des gonds étant rompu ou
+arraché il n'en put venir à bout, si qu'il lui fut force de monter
+en haut, et ce, par la cheminée. Étant en haut il avisa le défaut,
+mais il n'avait point de marteau pour s'aider à descendre. Il se
+fâchait, de sorte qu'il alla par le toit droit sur la montagne
+quérir une pierre, et ainsi il fit un petit sentier: il raccoutra sa
+porte, puis descendit. Il y avait un pauvre chaudronnier qui
+cherchait logis, mais pour ce qu'il brunait il ne pouvait voir de
+chemin, joint qu'il avait neigé depuis que le monde se fut retiré.
+Ce chaudronnier, bien empêché, ne savait que faire, il levait le nez
+à mont, découvrant çà et là; enfin, il avisa le sentier qu'avait
+fait ce valet, et lui, là, il suivit, et, voyant la clarté de la
+chandelle, il ouvre la porte et cuidant entrer, il se pousse dans la
+cheminée. Étant ébranlé, il n'y eut pas moyen de se retenir, si
+qu'il tomba au milieu de la chambre, disant: «Dieu soit céans!».
+Nous vîmes ce personnage noir et ses chaudrons, qui firent à nos
+oreilles une fois plus de bruit qu'ils n'eussent pu faire. Nous
+fuîmes tous, cuidant que ce fût le maréchal des logis de Lucifer,
+qui vînt mettre dans ses chaudières les petits enfants pour les
+faire cuire et nous envahir comme repues franches.»
+
+[Illustration: Étameur ambulant vers 1850, d'après une eau-forte
+(Musée Carnavalet).]
+
+Dans la Cornouaille anglaise, le chaudronnier est un personnage très
+populaire, et dit Loys Bruèyre, il y personnifie les mines d'étain,
+très abondantes en ce pays. Il figure dans plusieurs contes: Tom
+Hickathrift, le tueur de géants, fut longtemps sans trouver
+quelqu'un qui osât se mesurer avec lui: un jour, en traversant un
+bois, il rencontra un vigoureux chaudronnier qui avait un bâton sur
+l'épaule; devant lui trottait un gros chien qui portait son sac et
+ses outils. Tom lui ayant demandé ce qu'il faisait là, le
+chaudronnier lui répondit: De quoi vous mêlez-vous; ils tombèrent à
+bras raccourcis l'un sur l'autre, mais à la fin Tom dut s'avouer
+vaincu, et ils s'en revinrent ensemble les meilleurs amis du monde.
+Le chaudronnier courut alors les aventures avec le héros, et lui fut
+d'un grand secours en maintes occasions. Quand Tom eut à combattre
+un grand géant monté sur un dragon et qui commandait une troupe
+composée d'ours et de lions, le chaudronnier vint à son secours. À
+eux deux, l'un avec son épée à deux mains, et l'autre avec son long
+bâton pointu, ils eurent bientôt tué les six ours et les huit lions
+de la suite du dragon. Malheureusement le chaudronnier périt dans le
+combat et Tom en fut inconsolable.
+
+D'après un proverbe écossais, les chaudronniers ne figuraient pas en
+ce pays parmi les gens courageux. Jamais, dit-il, le chaudronnier
+n'a été un preneur de villes.
+
+Dans un conte finlandais, un chaudronnier qui a abandonné le héros
+Mattu quand il était en danger, est lancé par celui-ci dans les
+nuages noirs; il est là captif, et lorsqu'il s'irrite de ne pouvoir
+reprendre sa liberté, il frappe sur son chaudron: de là le bruit que
+le peuple appelle le roulement du tonnerre.
+
+
+
+
+LES SERRURIERS
+
+
+En argot, le serrurier est un «tape-dur»; on l'appelle aussi un
+«bruge», du vieux mot frapper, heurter; à Genève, c'est «un
+mâchuré»; à Troyes il est connu, ainsi que tous les ouvriers du fer,
+sous le surnom de «gueule noire».
+
+À Marseille, pour désigner un mauvais ouvrier:
+
+ _Es lou sarrailhiër de ma tanto._--C'est le serrurier de ma
+ tante.
+
+La sûreté des maisons et le secret des coffres-forts reposant, pour
+ainsi dire, entre les mains des serruriers, ils s'efforcèrent de
+gagner la confiance de leurs clients par une inviolable fidélité.
+Pour parvenir à ce but, quelques-uns gravaient sur leurs estampilles
+ou cachets de marque ces deux mots: _Fidélité et secret_. C'était
+pour le même motif que les statuts défendaient à tous maîtres ou
+compagnons d'ouvrir une serrure en l'absence de son possesseur, ou
+de faire des clés sur des moules de cire ou de terre, sous peine de
+punition ou d'amende:
+
+Afin de bien prouver que la clé lui avait été commandée, il lui
+était interdit d'en faire aucune sans avoir sous les yeux la
+serrure. «Nus Serreuriers ne puet faire clef a serreure, se la
+serreure n'est devant lui en son hostel.» Au XVIIe siècle, les
+serruriers prévaricateurs étaient pendus, et l'on mettait sur le
+gibet cette inscription: «Crocheteur de porte.»
+
+[Illustration: ALMANACH DES MAITRES SERRURIERS.]
+
+Dans le compagnonnage, d'après G. S. Simon, les serruriers du Devoir
+de liberté suivent la même règle que les menuisiers, avec lesquels
+ils se confondent administrativement, toutes les fois que dans une
+même ville, ils sont en trop petit nombre pour former un groupe
+distinct. Les serruriers dévoirants sont peu nombreux, la plupart
+des aspirants de cette profession étant passés à la société de
+l'Union. Leurs règlements sont identiques à ceux des menuisiers,
+avec lesquels ils vivaient naguère en parfait accord; depuis
+quelques années, cette bonne harmonie est rompue, pour des causes
+dont Agricol Perdiguier dit avoir connaissance sans vouloir les
+divulguer.
+
+[Illustration: _Habit de Serrurier_
+
+Travestissement du XVIIe siècle, d'après Vuick.]
+
+En Suisse, parmi les farces usitées au premier avril, il en est de
+particulières aux serruriers, qui envoient les apprentis naïfs
+vendre le mâchefer chez les marchands d'eau de Seltz ou le laver
+pour en faire de la limonade.
+
+Les enseignes des serruriers n'ont pas en général beaucoup
+d'originalité; leur attribut le plus ordinaire est une grande clé,
+souvent dorée, suspendue au-dessus de leur boutique.
+
+Il en est peu qui ait fait usage d'enseignes dans le genre de celle
+que l'on voyait à Liège: un petit groupe en fer représentait Noé
+ivre conduit par ses deux fils, avec cette inscription, dont le
+rapport avec la serrurerie est assez difficile à deviner: «À l'excès
+de nos grands-pères».
+
+Dans la Côte-d'Or, on donne à la mésange charbonnière le nom de
+serrurier, parce que son cri imite le grincement d'une scie qu'on
+lime. Ce bruit est l'un des plus désagréables qui existent; lorsque
+Grandville fit sa planche assez alambiquée du «charivari qui pend à
+l'oreille de MM. Guizot, Dupin, etc.», il plaça au premier rang un
+diable serrurier qui limait une scie.
+
+Les serruriers, comme tous les gens de métiers exercés par peu de
+personnes et qui ne présentent pas de particularités, occupent une
+petite place dans les traditions populaires, et ce qu'on raconte à
+leur sujet rentre plutôt dans le cadre des anecdotes que dans celui
+des contes. Voici ce qu'on lit dans la _Nouvelle fabrique des
+excellents traits de vérité_:
+
+«Quelque serrurier, passant le bois pour aller en certain village
+porter serrures, rencontra un grand porc sanglier que les chiens de
+monsieur de Verniquet avoient eschauffé, fort espouvantable à
+regarder, lequel voyant cet homme commença de faire à venir vers
+lui. Au moyen de quoy le pauvre diable fut si effrayé qu'il pensoit
+estre mort et ne sceut autre chose faire sinon monter à un chesne
+qui estoit prochain de luy. Ledit sanglier estant parvenu auprès de
+l'arbre et n'ayant peu attaindre son homme, commença à escumer par
+la gueulle, regardant contre mont et tournoyant à l'entour, comme
+s'il eust voulu monter après et ainsi eschauffé en sa colère, de ce
+qu'il ne pouvoit approcher, donna si furieusement de l'une de ses
+défenses contre ledit chesne qu'il le passa tout outre, de façon que
+le croc sortoit de l'autre costé un grand demy pied; ce que voyant
+ledit serrurier descendit promptement, et avec son marteau abaissa
+et riva le bout dudit croc en crochant et le cacha dans le bois bien
+avant, comme l'on fait un clou attachant serrures et pentures. Par
+ce moyen ledit sanglier demeura prins et attaché, et le pauvre
+serrurier eschappa le peril de la mort et fit du porc sanglier tout
+ce qu'il voulut. Premièrement il le tua, il l'habilla, il
+l'escorcha, il le trencha, il le couppa, il le donna, il en joua, il
+en mangea, il en salla, il en mucha, il en presta, il en gasta, il
+s'en saoulla, il en vendit, et si en fit de bon pastez.»
+
+Une autre anecdote nous est fournie par le _Facétieux Réveil des
+esprits mélancoliques_:
+
+«Un serrurier voulant aller au marché, à Bourgueil, vendre des
+serrures, avoit arrêté avec ses voisins de partir de bonne heure; il
+arriva donc que, s'étant levé plus matin que les autres, il se mit
+en chemin; mais ayant fait une bonne lieue et voyant qu'il était
+trop matin, se voulut reposer en attendant ses compagnons, et, sans
+y penser, se coucha au pied d'une potence où on avoit attaché un
+larron depuis quelques jours, et s'y endormit. Le jour venant, ses
+compagnons passant près de là, dirent qu'il falloit appeler le
+pendu, si bien que l'un va crier: Ho! compagnon, ho! ho! veux-tu pas
+venir, tu as assez demeuré là? Le dormeur qui étoit dans la fosse
+s'éveille, et croyant qu'ils parloient à lui, répondit: Oui, oui,
+j'y vais, haut, attendez-moi. Ces passants se trouvèrent grandement
+surpris, croyant que c'étoit le pendu qui leur avoit parlé, et le
+serrurier de courir après eux avec ses ferrements, et eux de fuir
+pensant que ce fût le pendu avec sa chaîne: le serrurier les appelle
+et les suit de toute sa force: eux fuyant encore plus épouvantés;
+aussi ne cessèrent les uns et les autres de fuir et de suivre
+jusqu'à ce qu'ils furent à Bourgueil, où ils se reconnurent.»
+
+[Illustration: Le Serrurier galant, d'après Pigal.]
+
+
+
+
+LES CLOUTIERS
+
+
+Les cloutiers ou fabricants de clous ont bien perdu de leur
+importance, depuis qu'on a trouvé le moyen de les faire en gros, par
+des procédés qui diminuent le prix de revient. On peut considérer ce
+métier comme en voie de disparition. Sans être au premier rang des
+travailleurs du fer, les cloutiers y faisaient une certaine figure.
+Un Noël de la Franche-Comté, composé en 1707, et qui fait venir
+autour de la crèche de l'Enfant-Jésus les divers corps d'état,
+présente les cloutiers, non sans insinuer qu'ils boivent assez
+volontiers:
+
+ _Les clouties que sont tous en rond_
+ _Autoüot de lieute forge,_
+ _Fant das pointes pou las chevrons;_
+ _Lou Môtre airouë sas compaignons_
+ _De toute soëthe en borge:_
+ _Lou feu, lai bise en ste saison_
+ _Lieu faut soichie lai gorge._
+
+Dans le Bocage normand, d'après Richard Séguin, on rencontrait
+fréquemment, au coin d'un bois ou d'une pièce de terre, une méchante
+cabane noircie, où, dès le point du jour, en été, et plusieurs
+heures avant le lever du soleil, en hiver, se rendaient deux ou
+trois cloutiers qui travaillaient à la même forge. Un petit garçon,
+encore trop faible pour manier le marteau, faisait marcher le
+soufflet, assis sur le billot. Le dimanche ils portaient leurs sacs
+chez les grossiers, qui les leur payaient et rapportaient un paquet
+de verges de fer qu'ils mettaient en oeuvre la semaine suivante.
+Ils travaillaient beaucoup et leur gain était petit.
+
+Les cloutiers figuraient dans le compagnonnage; ils présentaient
+même cette particularité que, plus que tout autre corps d'état, ils
+suivaient les plus anciennes coutumes; ils commandent leurs
+assemblées, dit Perdiguier, ils font leurs grandes cérémonies en
+culotte courte et en chapeau monté. De plus, ils ont des cheveux
+longs et tressés sur leur tête. Si un membre de la société vient à
+mourir, ils quittent leurs chapeaux, défont, délient leurs longues
+tresses et vont l'enterrer avec les cheveux en désordre et leur
+couvrant presque tout le visage. Les cloutiers sont nombreux à
+Nantes et se soutiennent comme frères.
+
+Brizeux, qui avait eu l'occasion de voir souvent des cloutiers en
+Bretagne, où, il y a une trentaine d'années, ils étaient renommés
+pour la jovialité de leur caractère et leur esprit porté à la farce,
+a écrit la chanson du cloutier, l'une des plus jolies pièces qui
+aient été faites sur les ouvriers:
+
+ Sans relâche dans mon quartier
+ J'entends le marteau du cloutier.
+
+ Le jour, la nuit son marteau frappe!
+ Toujours sur l'enclume il refrappe!
+
+ Voyez ses bras noirs et luisants
+ Retourner le fer en tout sens.
+
+ Jamais il ne voit le ciel bleu,
+ Mais toujours la forge et son feu.
+
+ C'est pour sa femme et ses enfants
+ Qu'il fait tant de clous tous les ans.
+
+ Grands clous à tête et petits clous,
+ Oh! combien de fer pour deux sous!
+
+ Rarement le cabaretier
+ Voit dans sa maison le cloutier.
+
+ Mais le dimanche, il chôme enfin,
+ Et chante à l'office divin.
+
+ Que Dieu dans son noir atelier,
+ Dieu bénisse cet ouvrier!
+
+[Illustration: Atelier de serrurerie, d'après Jost Amman.]
+
+Le lutin allemand Hütchen, ainsi nommé parce qu'il se montrait la
+tête couverte d'un petit chapeau de feutre, donna à un pauvre
+cloutier d'Hildesheim un morceau de fer dont il pouvait faire des
+clous d'or, et à sa fille un rouleau de dentelles d'où l'on pouvait
+toujours tirer, sans crainte de le diminuer.
+
+
+SOURCES
+
+CHAUDRONNIERS.--_Dictionnaire de Trévoux_.--Lecoeur, _Esquisses du
+Bocage normand_, I, 51; II, 62.--_Les Français peints par
+eux-mêmes_, II, 169, 368.--Régis de la Colombière, _Les Cris de
+Marseille_, 214.--Clément-Janin, _Blason populaire de la Côte-d'Or,
+Dijon_, 31.--Amélie Bosquet, _La Normandie romanesque_, 363.--E.
+Rolland, _Rimes et Jeux de l'enfance_, 321.--Baudouin, _Glossaire du
+patois de la forêt de Clairvaux_ (Aube).--_Ancien théâtre français_,
+I, 63, 90, 110; II, 10, 116.--_Folk-Lore Record_, II, 77.--_Blason
+populaire de Villedieu-les-Poêles_, 79.--Blavignac, l'_Empro
+genevois_, 302.--Michelet, _Origines du droit français_,
+196.--_Folk-Lore Journal_, IV, 260.--Comte de Puymaigre, _Chansons
+populaires du pays messin_, I, 203.--Daymard, _Vieilles chansons du
+Quercy_, 156.--J.-F. Bladé, _Contes populaires de Gascogne_, III,
+362.--Loys Brueyre, _Contes populaires de la Grande-Bretagne_,
+31.--X. Marmier, _Contes populaires de différents pays_, II, 297.
+
+SERRURIERS.--Larchey, _Dictionnaire d'argot_.--Revue des _Traditions
+populaires_, X, 31.--Régis de la Colombière, _Cris de Marseille_,
+175.--Ouin Lacroix, _Histoire des Corporations de Normandie_,
+184.--G.-S. Simon, _Études sur le Compagnonnage_, 94,
+105.--Blavignac, l'_Empro genevois_, 365.--_Le Conteur vaudois_, 30
+juillet 1887.--Communication de M. Alfred Harou.--_Wisla_, 1893,
+309.--Communication de M. Vladimir Bugiel.
+
+CLOUTIERS.--_Recueil des Noëls anciens au pays de Besançon_, 1773,
+111.--Lecoeur, _Esquisses du Bocage normand_, I, 49.--A.
+Perdiguier, _Le livre du Compagnonnage_, I, 44.--Grimm, _Veillées
+allemandes_, I, 121.
+
+[Illustration: Étameur ambulant, d'après le _Jeu brûlant des
+Enseignes_ (1823).]
+
+
+
+
+LES IMPRIMEURS
+
+
+Lorsque l'imprimerie fut inventée, ou, pour parler plus exactement,
+quand on imagina les caractères mobiles, la Renaissance n'était pas
+loin, et le temps était déjà passé où toute chose qui étonnait
+s'expliquait par une légende: un peu plus tôt, on aurait sans doute
+attribué à des causes surnaturelles, aux saints ou plus probablement
+au diable, l'origine de cet art, d'une si incomparable puissance
+pour la conservation et la diffusion de la pensée humaine. Il est
+juste de dire que la typographie ne frappa pas tout d'abord les
+imaginations, et qu'au début l'on n'y vit qu'un procédé plus rapide,
+plus économique et plus régulier que l'écriture; au XVe siècle,
+personne n'aurait pensé à écrire la phrase célèbre de Victor Hugo:
+Ceci tuera cela.
+
+Cent ans après les premiers essais de l'imprimerie, en plein
+mouvement de la Réforme, on a pu constater que les idées n'ont point
+de véhicule plus puissant, et plusieurs villes revendiquent
+l'honneur d'avoir vu les premières presses fonctionner dans leurs
+murs.
+
+À Strasbourg, on prétendit qu'un certain Jean Mentelin, citoyen de
+cette ville, avait inventé l'imprimerie, et qu'ayant confié son
+secret à un de ses serviteurs, Jean Goensfleich, natif de Mayence,
+celui-ci l'aurait transmis à Gutenberg, qui, n'osant s'en servir à
+Strasbourg, alla à Mayence, où parurent les premiers produits de cet
+art nouveau. La _Revue d'Alsace_ de 1836, à laquelle nous empruntons
+ces détails, extraits d'une ancienne chronique manuscrite, dit que
+ce même document ajoute plus loin: Dieu, qui ne laisse aucune
+infidélité sans châtiment, punit Goensfleich en le privant de la
+vue. Ce dernier trait, où figure une des punitions familières à la
+_Légende dorée_, constitue déjà une circonstance merveilleuse; à la
+fin du XVIe siècle, un chroniqueur hollandais nous en donne une
+autre:
+
+En 1588, dans un livre intitulé _Batavia_, Adrien Junius disait
+avoir appris d'hommes respectables par leur âge et les fonctions
+qu'ils avaient exercées, une tradition qu'ils tenaient de leurs
+ancêtres. Un jour, vers 1420, Laurent Jean, surnommé Coster, se
+promenant dans un bois voisin de la ville, comme font après les
+repas ou les jours de fêtes les citoyens qui ont du loisir, se mit à
+tailler des écorces de hêtre en forme de lettres, avec lesquelles il
+traça sur du papier, en les imprimant l'une après l'autre en sens
+inverse, un modèle composé de plusieurs lignes, pour l'instruction
+de ses petits-fils. Encouragé par ce succès, son génie prit un plus
+grand essor, et d'abord, de concert avec son gendre, il inventa une
+espèce d'encre plus visqueuse et plus tenace que celle qu'on emploie
+pour écrire, et il imprima ainsi des images auxquelles il avait
+ajouté ses caractères en bois. Adrien Junius était un savant, et il
+n'est pas difficile de reconnaître dans ce récit une variante de
+l'ancienne légende grecque, bien connue à l'époque de la
+Renaissance, du berger qui, voyant l'ombre de sa fiancée se projeter
+sur le sable, imagina d'en cerner les contours, et inventa ainsi
+l'art du dessin; il est vraisemblable que Junius ou les personnes
+qu'il cite s'en inspirèrent pour justifier les prétentions des
+Hollandais à la priorité d'une des inventions qui font le plus
+honneur à l'esprit humain.
+
+L'imprimerie eut le sort commun à toutes les découvertes qui
+froissent des préjugés ou lèsent des intérêts. Les écrivains ou
+copistes, que ruinait le bon marché des livres sortis des premières
+presses, et dont l'aspect rappelait les manuscrits, ne trouvèrent
+rien de mieux, pour se débarrasser de cette concurrence, que de
+lancer contre les imprimeurs l'accusation de sorcellerie. On ne
+connaît pas le détail des griefs qu'ils formulèrent; ils devaient
+différer assez peu de ceux qui étaient d'usage en semblable
+occurrence: pacte avec le diable, intervention de puissances
+surnaturelles et impiétés. Selon Voltaire, qui ne cite pas la source
+de cette anecdote, ils avaient intenté un procès à Gering et à ses
+associés, qu'ils traitaient de sorciers. Le Parlement commença par
+faire saisir et confisquer tous les livres. C'est alors que le roi
+intervint entre les persécutés et le tribunal persécuteur. «Il lui
+fit défense, dit Voltaire, de connaître de cette affaire, l'évoqua à
+son conseil, et fit payer aux Allemands le prix de leurs ouvrages.»
+
+L'espèce de mystère dont les premiers imprimeurs entouraient leur
+art, l'isolement dans lequel vivaient les compagnons, presque tous
+étrangers au début, pouvaient donner quelque vraisemblance à la
+dénonciation des copistes. Ils avaient probablement appris qu'on
+n'était initié aux mystères de l'imprimerie qu'après un temps
+d'épreuve et d'apprentissage: un serment terrible liait entre eux
+les compagnons qui avaient été jugés dignes, par le maître, d'être
+admis dans l'association. On peut même supposer que le maître ne
+confiait à personne certains procédés de main-d'oeuvre qu'il
+exécutait seul.
+
+[Illustration: Imprimerie au XVIe siècle, d'après Stradan.]
+
+Quand la période difficile fut passée, le nombre des imprimeurs
+devint considérable, et l'initiation des ouvriers dut perdre peu à
+peu le caractère rituel qu'elle avait au début; mais il en subsista
+des traces dans des cérémonies, où elles étaient conservées par
+tradition, alors que le sens primitif en était oublié. Au siècle
+dernier, la réception d'un ouvrier imprimeur était l'occasion
+d'épreuves bizarres, qui formaient l'objet d'un rituel spécial,
+caché soigneusement aux profanes et aux non initiés, et qui étaient
+de tradition dans tout atelier de typographie allemande. L'apprenti,
+dit la _Revue des arts graphiques_, qui venait de terminer son
+apprentissage et demandait à faire partie de l'association des
+chevaliers du Livre, y était admis à la suite d'une séance
+solennelle où la bière coulait à flots. Le récipiendaire était
+désigné sous le nom de Gehörnter Bruder, frère Cornu. Cette
+dénomination venait de ce qu'on le coiffait d'un bonnet orné de
+gigantesques cornes de diable, dont on ne le débarrassait qu'après
+lui avoir fait subir toute une série de mauvais traitements, dont
+l'ordre était soigneusement indiqué. On lui remplissait les narines
+de poivre, on le frappait à coups de poing et de coups de pied, on
+le jetait brusquement à terre. Le nouvel initié avait-il une belle
+barbe, vite on le rasait; parfois même, la barbe lui était arrachée
+par quelqu'un des malins compagnons qui, pendant tout le temps de la
+cérémonie, chantaient des cantiques lugubres, dont les couplets
+alternaient bizarrement avec des refrains obscènes. Le récipiendaire
+devait subir patiemment ces épreuves, auxquelles il s'attendait
+quelque peu; il était d'ailleurs solidement ficelé sur l'escabeau,
+qui lui servait de banc de torture. Pour clore la cérémonie, un des
+assistants, affublé d'une grotesque défroque ou d'ornements
+sacerdotaux, inondait d'eau le frère Cornu, après lui avoir fait
+jurer sur la lame d'un glaive de ne rien révéler des épreuves qu'il
+venait de subir, lui donnant, au nom de Cérès, de Vénus et de
+Bacchus, le baptême qui le consacrait ouvrier et compagnon.
+
+Ces coutumes se conservent encore en Autriche et surtout dans la
+Suisse romande; mais le rite a été adouci. En Suisse, le baptême
+subsiste, mais l'eau lustrale y est administrée d'une façon moins
+barbare: le récipiendaire, que de vigoureux camarades saisissent par
+la tête et par les pieds, est plongé à plusieurs reprises dans un
+baquet garni d'éponges et de vieux chiffons des machines, imbibés ou
+plutôt inondés d'eau. Un camarade jovial régale parfois l'initié
+d'une douche supplémentaire, mais tout se borne là, et le soir, dans
+un punch d'honneur, dont il paye les frais, le nouveau confrère
+reçoit des plus anciens un diplôme de _baptême d'éponges_, qui reste
+pour lui la preuve qu'il a satisfait à cette formalité, sans
+laquelle en ce pays nul ne peut être ouvrier du livre.
+
+En France, ces cérémonies semblent avoir disparu d'assez bonne
+heure: dans l'enquête faite au milieu du XVIIe siècle sur les rites
+sacrilèges attribués aux compagnons des divers états, les imprimeurs
+ne sont pas mentionnés. Mais jusqu'à ces derniers temps, lorsqu'un
+apprenti avait fini son temps, l'usage l'obligeait à payer une sorte
+de redevance avant de prendre place parmi les ouvriers en pied. À
+Troyes, de 1845 à 1848, suivant un règlement conventionnel observé à
+cette époque, on payait les droits de tablier, de bonnet de papier,
+etc. Un collègue du récipiendaire lisait, en 1827, les _Heures
+typographiques_, après quoi on allait manger un morceau chez un
+débitant voisin, et la fête durait parfois jusqu'au soir.
+
+Les imprimeurs étrangers trouvaient meilleur accueil en France que
+les compagnons français qui allaient chercher de l'ouvrage dans les
+pays voisins. «Qu'un imprimeur allemand, dit en 1796 Ant.-François
+Momoro dans son _Manuel de l'Imprimerie_, vienne travailler en
+France, il est bien reçu partout; il travaille librement, ne paie
+aucuns droits que celui de bienvenue de 30 sous, et celui de
+première banque de 9 livres; une fois ces droits modiques payés, il
+participe à tous les bons de chapelle. Mais qu'un Français aille en
+Allemagne pour y travailler dans les imprimeries, on ne le regarde
+pas; on le moleste, on l'oblige à travailler tête nue, tandis que
+messieurs les Allemands ont leurs bonnets ou leurs chapeaux sur la
+tête; il ne participe à aucuns bons, n'est admis à aucuns conseils;
+et si on a quelque chose à délibérer dans l'imprimerie, on le fait
+sortir; et pour ne pas être exposé à cet insultant mépris, on est
+contraint de payer une somme de cinquante écus dans certains
+endroits, d'un peu moins dans d'autres, mais toujours exorbitante
+pour des compagnons qui ne sont jamais trop pécunieux.»
+
+Les imprimeurs ont eu, dès une époque assez reculée, la réputation
+de n'être point ennemis de la bouteille; à la fin du XVIe siècle,
+ils figurent en bon rang dans la _Chanson nouvelle de tous les
+drolles de tous estats qui ayment à bien boire_:
+
+ Faut enroller premierement
+ Tous les libraires.
+ Imprimeurs sont de nos gens.
+ Ils ayment à boire.
+
+ Parcheminiers et papetiers
+ Sont bien des nostres.
+ Mes drolles, mes drolles.
+ Venez trestous, qu'on vous enrolle.
+
+L'image de saint Lundi, publiée à Épinal, est accompagnée de vers
+que récitent chacun des corps d'état qui y sont représentés;
+l'imprimeur Boit sans soif s'exprime en ces termes:
+
+ Mes amis, je vous fais sans peine
+ De ma foi la profession;
+ Si j'honore sainte Quinzaine,
+ La bouteille à discussion
+ Est ma seule religion.
+ Que me fait enfin dans le doute
+ Que notre fin soit bien ou mal.
+ Si je m'amuse sur la route,
+ Je vais tout droit à l'hôpital.
+
+La _Physiologie de l'imprimeur_ et un grand nombre de pièces
+contemporaines ne sont pas éloignées de prétendre que les
+imprimeurs, surtout les pressiers, sont parmi les meilleurs clients
+des marchands de vins. L'amour du pittoresque a sans doute poussé
+ces divers auteurs à généraliser; sans vouloir enrôler les
+typographes parmi les adeptes des sociétés de tempérance, il serait,
+je crois, injuste de prendre à la lettre ces assertions, si répétées
+qu'elles soient.
+
+Ce qui a pu y donner lieu, c'est le nombre de circonstances qui
+motivent un «arrosage». Le soir de sa première «banque» ou paye,
+l'ouvrier nouvellement embauché dans une maison offre à boire à ses
+compagnons. Cela s'appelle payer son _quantès_ (quand est-ce), ou
+bien payer son article 4. Dans le règlement des confréries ou
+chapelles d'autrefois, l'article 4, le seul qui soit, par tradition,
+resté en vigueur, déterminait tous les droits dus par les
+typographes. On ajoute quelquefois, en parlant de cet article,
+verset 20, qu'il est facile de traduire par «versez vin». Dans le
+nord de la France, s'acquitter du droit de bienvenue, c'est «payer
+ses quatre heures». On célèbre de la même manière, la sortie de la
+maison.
+
+On arrose la réglette d'un nouveau metteur en pages, la première
+page d'un ouvrage important, le premier numéro d'un journal, avec le
+concours et aux frais de l'administration: le premier qui emploie
+une fonte neuve est parfois moralement obligé d'offrir une tournée à
+ses compagnons. Un bouquet est placé en haut d'une presse neuve le
+jour où l'on achève de la monter, et le patron est tacitement invité
+à l'arroser. Dans quelques villes de province, quand un étranger
+visite l'atelier, on secoue derrière lui une jatte dans laquelle se
+trouvent quelques lettres, pour imiter le bruit d'un ballon de
+quêteur, et lui faire comprendre qu'une générosité à la chapelle
+sera la bienvenue; mais peu nombreux sont ceux qui comprennent la
+«sorte», et moins encore ceux qui s'exécutent.
+
+[Illustration: Presses et pressiers (XVIe siècle) frontispice d'un
+livre de Josse Badius.]
+
+À l'imprimerie de l'abbé Migne qui, d'après un manuscrit conservé à
+la Chambre syndicale des typographes, était appelée en 1832
+_refugium Sarrasinorum_, le compositeur qui n'avait pas commis de
+bourdon ou de doublon dans la semaine avait droit à un petit verre
+d'eau-de-vie qu'on lui versait consciencieusement et qu'il avalait
+de même.
+
+L'apprenti est désigné quelquefois sous le nom ironique
+d'_attrape-science_. Vers 1840 on l'appelait aussi _pâtissier_,
+parce qu'on l'employait à faire du pâté, c'est-à-dire à trier les
+caractères mêlés et brouillés; à la même époque, d'après la
+_Physiologie de l'imprimeur_, les ouvriers lui donnaient le nom de
+_cabot_.
+
+En Angleterre le _Printer Devil_, diable d'imprimerie, est le petit
+garçon chargé de porter et d'aller chercher les épreuves chez les
+auteurs; Douglas Jerrold, traduit dans les _Anglais peints par
+eux-mêmes_, pensait que ce nom pouvait dater de l'époque où
+l'imprimeur était un sorcier, un magicien, et que ce fut alors que
+ce petit garçon fut ainsi baptisé. Dans l'imprimerie, le diable est
+l'homme de peine; il n'y a pas d'occupation trop sale pour lui, pas
+de fardeau trop lourd pour ses forces, pas de course trop longue
+pour ses jambes; il doit courir, il doit voler; car c'est un axiome
+que le diable d'imprimeur est obligé de ne jamais marcher.
+
+En France, l'apprenti imprimeur est le factotum des compositeurs; il
+va chercher le tabac et fait passer clandestinement la chopine ou le
+litre qui sera bu derrière un rang par quelque compagnon altéré. Il
+va chez les auteurs porter les épreuves, et fait en général plus de
+courses que de _pâté_. Quand il a le temps on lui fait ranger les
+interlignes ou trier quelque vieille fonte, ou bien encore il est
+employé à tenir la copie du correcteur en première, besogne pour
+laquelle il montre d'ordinaire une grande répugnance.
+
+Si sa condition n'est pas très brillante, elle s'est pourtant bien
+améliorée depuis le commencement de ce siècle. L'auteur de la
+_Misère des garçons imprimeurs_, un certain Dufrêne, qui s'était
+fait une spécialité de décrire en vers très médiocres les misères
+des divers apprentis, nous a laissé une description des débuts d'un
+jeune compositeur vers 1710; bien que parfois chargée, elle présente
+des détails intéressants: Voici comment il est accueilli à son
+arrivée: Le prote «d'un air dur et rébarbatif» lui dit:
+
+ --Est-ce vous qui venez ici comme apprentif?
+ --Ouy, Monsieur. À ces mots la main il me presente
+ Et me fait compliment sur ma force apparente.
+ --Quel compère, dit-il, vous suffirez à tout,
+ Et des plus lourds fardeaux seul vous viendrez à bout.
+ Portez donc ce papier et le rangez par piles.»
+ Moi, qui sens mon coeur faible et mes membres débiles,
+ Je ne veux pas d'abord chercher à m'excuser,
+ De peur que de paresse on ne m'aille accuser;
+ Je m'efforce et ployant sous ma charge pesante,
+ Chaque pas que je fais m'assomme et m'accravante;
+ Je monte cent degrez chargé de grand-raisin.
+ J'en porte une partie dans le haut magazin;
+ Et pour le faire entrer dans une étroite place,
+ Avec de grands efforts je le presse et l'entasse.
+ N'ayant encore fait ma tâche qu'à demy,
+ J'entends crier d'en bas: «Hola! donc! eh! l'amy!»
+ Je descends pour savoir si c'est moi qu'on appelle.
+ --Oui, dit le prote, il faut allumer la chandelle.
+ --Où l'iray-je allumer?--Attendez, me dit-il,
+ Je m'en vais vous montrer à battre le fusil.»
+ En deux coups je fais feu.--Bon, vous êtes un brave;
+ Bon coeur, vous irez loin. Descendez à la cave.
+ Quand vous aurez remply de charbon ce panier,
+ Vous viendrez allumer le feu sous le cuvier.
+
+Après sa journée, l'apprenti va se coucher dans une espèce de
+soupente humide, espérant dormir tout son content; mais c'est une
+illusion qui dure peu:
+
+ ... Je commence à peine à sommeiller,
+ Je n'ay pas fermé l'oeil, qu'il me faut me réveiller.
+ Car j'entends tirailler une indigne sonnette,
+ Qui de son bruit perçant ébranlant ma couchette,
+ Me dit d'aller ouvrir la porte aux compagnons.
+ Je saute donc du lit, et, marchant à tâtons.
+ Souvent transi de froid, je tempête et je jure
+ De ne pouvoir trouver le trou de la serrure...
+
+Avec le jour l'ouvrage recommence pour l'apprenti, auquel on fait
+allumer le poêle, et l'on crie après lui parce qu'il s'y est pris
+maladroitement. Cette besogne faite, une autre l'attend:
+
+ Le baquet put, dit l'autre, on dirait d'une peste.
+ Nettoyez le dedans et vuidez l'eau qui reste...
+ Le baquet plein, j'entends d'une voix de lutin
+ Cinq ou six alterez crier: «D***! au vin!»
+ L'un dit: «Je bus dimanche, au bas de la montagne,
+ D'un vin qui sur ma foy vaut le vin de Champagne.»
+ Si, sur un tel rapport, un autre en veut goûter,
+ Fût-ce encore plus loin, il faut m'y transporter;
+ Celui-ci veut du blanc, celui-là du Bourgogne.
+ Si je tarde un peu trop, ils me cherchent la rogne.
+ Sans songer que souvent, pour leurs demy-septiers,
+ Il faut aller quêter chez dix cabaretiers.
+ À l'un faut du gruyère, à l'autre du hollande;
+ Un autre veut du fruit, faut chercher la marchande.
+ Encore ont-ils l'esprit si bizarre et mal fait
+ Qu'avec toute ma peine aucun n'est satisfait.
+ Je ne réplique rien, mais dans le fond j'enrage
+ De me voir accablé de fatigue et d'ouvrage.
+ Et d'être à tous momens grondé mal à propos,
+ Pendant que ces messieurs déjeunent en repos.
+
+[Illustration: Apprenti imprimeur, d'après Ch. de Saillet (1842).]
+
+Cet apprentissage était doux si on le compare à ce qui, d'après M.
+Salvadore Landi, se passait il y a cinquante ans en Italie: Il était
+facile à un enfant d'entrer dans une imprimerie: on ne lui demandait
+pas quelle instruction il avait. Ce n'était pas d'ailleurs un
+ouvrier, à peine une créature; c'était un instrument, une petite
+machine, de laquelle on exigeait tous les services, et auquel on
+faisait porter tous les fardeaux. S'il avait bonne volonté et s'il
+se mettait à lire rapidement les feuilles imprimées, on le mettait à
+la casse, et il s'appelait le _stampatorino_, mais c'était un titre
+assez vain, qui ne le dispensait pas d'accomplir des besognes
+pénibles, dont la plupart n'avaient rien de commun avec
+l'imprimerie. C'est ainsi qu'il était chargé d'aller le matin
+chercher chez le patron la clef de l'atelier et de la reporter le
+soir. Quand il avait ouvert l'atelier, il devait le balayer de fond
+en comble, ramasser les lettres tombées à terre et nettoyer les
+chandeliers; s'il manquait un homme on le mettait à rouler la
+presse. Du matin jusqu'au soir il devait être en tout point le
+serviteur des ouvriers et obéir à tous leurs caprices. Il avait beau
+faire de son mieux, il n'échappait pas aux reproches et aux mauvais
+traitements. Pour une erreur, pour une plainte, pour un mot de
+réplique ou de révolte, il était injurié et frappé. Si le manquement
+était plus grave, si envoyé en commission, il s'était trop attardé,
+à son retour il trouvait tout disposé pour ce que l'on appelait
+_funerale solenne_. Le prote, aposté à l'entrée, lui barbouillait la
+figure avec un torchon imbibé d'essence, et, armé d'une corde
+empruntée aux balles de papier, frappait à coups redoublés sur le
+maigre corps de l'enfant. Celui-ci poussait des cris désespérés, qui
+avaient fait donner à cette punition le nom de funérailles. Pour les
+ouvriers, la punition du pauvre apprenti était un passe-temps, un
+spectacle, une cérémonie divertissante. Au premier cri de la
+victime, il y avait dans tout l'atelier une explosion de gros rires,
+puis pour que les funérailles eussent plus de caractère, derrière
+les rangées de casses, les voix des ouvriers imitaient le son des
+cloches qui sonnent pour les morts en faisant entendre un _din_,
+_don_, _don_ prolongé, qui croissait de ton à mesure que les cris du
+pauvre enfant devenaient plus aigus.
+
+Les compagnons s'amusaient aussi aux dépens du nouveau venu, et il
+était l'objet de farces traditionnelles. À Genève, le 1er avril, on
+envoie un apprenti imprimeur bien novice demander la pierre à
+aiguiser le composteur, les gants en fer pour fondre les rouleaux ou
+des espaces italiques. À Troyes, on lui dit d'aller emprunter chez
+des confrères ou dans d'autres salles de la maison le marteau à
+enfoncer les espaces fines, la machine à cintrer les guillemets, le
+soufflet à gonfler le cylindre, les ciseaux à moucher les becs de
+gaz, l'écumoire à passer les gros points et autres ustensiles
+imaginaires.
+
+«L'homme de conscience» est le compositeur payé à la journée et non
+aux pièces; on désignait sous le nom de «conscience» l'ensemble de
+ces ouvriers. Le _Code de la Librairie_ (1723) dit que les protes et
+autres ouvriers travaillant à la semaine ou à la journée, qu'on
+appelait vulgairement travailleurs en conscience, ne pouvaient
+quitter leurs maîtres qu'en les avertissant deux mois auparavant, et
+s'ils avaient commencé quelque labeur, ils étaient tenus de le
+finir. De leur côté les maîtres ne pouvaient les congédier qu'en les
+avertissant un mois auparavant, si ce n'est pour cause juste et
+raisonnable. La sortie des ouvriers aux pièces était subordonnée à
+l'achèvement du labeur pour lequel ils avaient été embauchés, et
+sujette à un avertissement préalable de huit jours seulement.
+
+En 1840, on désignait sous le nom d'_ogres_ les compositeurs
+d'imprimerie qui travaillaient, dit Moisand, pour leurs enfants; ils
+étaient à la conscience.
+
+«L'homme de bois» était, en 1821, celui qui, dans les imprimeries,
+rajustait les planches avec des petits coins en bois. D'après
+Boutmy, c'est une désignation ironique qui sert à désigner un
+ouvrier en conscience; elle s'applique à peu près exclusivement
+aujourd'hui à celui qui distribue, corrige et aide le metteur en
+pages.
+
+Les _caleurs_ ou goippeurs étaient ceux qui à chaque instant se
+dérangeaient de leur place pour admirer la beauté d'un animal
+quadrupède qui se promenait tranquillement sur les toits; ou bien,
+s'ils n'apercevaient pas de chat, ils allaient conter des _piaux_ ou
+blagues aux autres caleurs, leurs amis; ceux-là travaillaient aux
+pièces, et on les payait seulement en raison de leur travail.
+
+Quand l'ouvrier caleur ou trimardeur a roulé dans toutes les
+imprimeries de la capitale, et qu'il ne peut plus s'embaucher nulle
+part, il se met à faire un paquet de toute sa petite garde-robe (son
+Saint-Jean), et, un beau matin, il prend la barrière Saint-Denis,
+décidé à visiter la Picardie, la Normandie et autres pays s'il se
+plaît en province. Lorsqu'il arrive dans une ville quelconque, son
+premier soin est d'aller chez les imprimeurs demander du travail,
+mais, hélas! on n'a rien pour le moment, et notre héros prie le
+patron de vouloir bien lui permettre de visiter son atelier. À ses
+saluts réitérés, à son air confus, on le reconnaît de suite, et,
+avant qu'il n'ait dit un mot, le prote lui demande son livret, il le
+lit attentivement, puis il quitte sa place pour prier ses camarades
+de secourir notre infortuné sans ouvrage; bientôt on a ramassé cinq
+ou six francs que l'on remet au malheureux voyageur qui tire sa
+révérence avec un plaisir extrême, en assurant de sa reconnaissance
+éternelle. Quand il a parcouru un espace de deux cents lieues, il
+commence à se fatiguer de sa vie de coureur. il ne trouve pas
+toujours la _passe_ que les ouvriers donnent aux compagnons sans
+ouvrage. Alors il revient à Paris, et retourne chez son ancien
+bourgeois le prier de le rembaucher, en promettant de devenir ogre,
+et en jurant que la province ne vaut pas Paris.
+
+Il y avait en outre parmi les typographes des gens ayant des défauts
+de caractère ou des vices. Les _gourgousseurs_, dit
+Décembre-Alonnier, ont le caractère morose et grondeur, lisant assez
+volontiers leur copie à haute voix, sans s'inquiéter des
+récriminations de leurs voisins que cela empêche de travailler, et
+ils entremêlent leur lecture de réflexions _ad hoc_. Le gourgousseur
+est presque toujours en même temps _chevrotin_, c'est-à-dire
+irascible. Le _fricoteur_, le premier arrivé à l'imprimerie, passe
+rapidement en revue les casses des camarades qui travaillent sur le
+même caractère que le sien et prélève un impôt sur chacun. On
+l'appelle aussi _pilleur de boites_.
+
+[Illustration: _Habit d'Imprimeur en Lettres._]
+
+La _Physiologie de l'imprimeur_ dépeint le pressier comme un
+personnage à la figure bourgeonnée, à la taille petite, mais énorme,
+propriétaire d'un léger «extrait de barbe» ou commencement
+d'ivresse, qu'il espère couper bientôt par quelques petits verres de
+cognac, et qui a chez le marchand de vins une ardoise remplie. Les
+pressiers étaient désignés sous le nom d'_ours_. Ce terme est
+vraisemblablement ancien, la _Misère des garçons imprimeurs_ «parle
+de cinq ou six malotrus ressemblant à des ours». Le mouvement de
+va-et-vient, qui ressemble assez à celui d'un ours en cage, par
+lequel les pressiers se portent de l'encrier à la presse leur a sans
+doute, dit Balzac, valu ce sobriquet. Lors de l'introduction des
+mécaniques ceux qui tournaient la manivelle étaient appelés
+_écureuils_. En revanche les ours ont nommé les compositeurs des
+_singes_, à cause du continuel exercice qu'ils font pour attraper
+les lettres (p. 31). Il y avait autrefois une sorte d'inimitié entre
+ces deux catégories, d'ailleurs très différentes, d'employés
+d'imprimerie.
+
+Il est très rare, dit l'auteur de _Typographes et gens de lettres_,
+de voir un imprimeur s'aventurer dans l'atelier des compositeurs, à
+moins qu'il n'ait des formes à y porter; alors on peut être assuré
+qu'un dialogue dans le genre de celui-ci s'établit: «Ah! voilà
+Martin! monte à l'arbre!--Monte à l'arbre toi-même, mal appris!--Hé!
+là-bas, tâchons d'être poli!--Tu ne vois donc pas que c'est un ours
+mal léché!--Je te vas faire lécher ma savate; parce qu'on n'a pas
+reçu qué qu'indu...» Le bruit des composteurs frappant sur les
+casses et les rires couvrant la voix du malheureux, il descend
+auprès de son compagnon exhaler ce qui lui reste de mauvaise humeur.
+Il est juste de dire que quand un compositeur s'aventure aux
+presses, il est reçu avec la même déférence; pour le conducteur il
+en est de même.
+
+Au siècle dernier et au commencement de celui-ci, les ouvriers de
+chaque imprimerie, compositeurs et pressiers, formaient entre eux,
+dans l'atelier, une petite société qui avait ses usages, ses règles,
+ses privilèges même, et à laquelle ils donnaient le nom de
+«Chapelle»; les adhérents étaient tout naturellement appelés
+chapelains. En dépit de son nom, la chapelle n'avait aucun caractère
+religieux. Elle n'était fermée à personne: pour devenir chapelain,
+il suffisait de verser en entrant dans l'atelier la somme fixée pour
+le droit d'admission, qui n'était que de trente sous, plus un autre
+droit prélevé sur la première banque ou paye du postulant, et qui se
+montait à neuf livres. Le règlement spécifiait, en outre de ces deux
+taxes obligatoires, bon nombre d'autres cas qui étaient un prétexte
+à la perception d'un droit ou d'une amende: L'apprenti qui débutait
+ou terminait son apprentissage et devenait ouvrier; le confrère qui
+se mariait; les ouvriers qui se querellaient, se battaient ou
+plaisantaient trop grossièrement; celui qui oubliait d'éteindre sa
+chandelle en quittant l'atelier à la fin de la journée, ou lorsqu'il
+s'absentait, ne fût-ce que pour quelques minutes; le sortier qui,
+pour faire pièce à l'imprimeur, mettait de l'eau sur la poignée du
+barreau ou de l'encre sur la manivelle d'une presse, etc., devaient
+tous payer une somme plus ou moins élevée, et le refus de verser
+entraînait la déchéance de tous droits dans le partage de la caisse.
+Les chapelains avaient une autre source de revenus dans les quêtes
+qu'il faisaient deux fois par an chez tous les auteurs ou clients en
+rapport avec l'imprimerie, en même temps que chez les fondeurs,
+fabricants de papiers, marchands d'encre, en un mot chez tous les
+fournisseurs; aux sommes ainsi perçues venaient se joindre trois
+exemplaires de chaque ouvrage composé et imprimé par eux, qui, sous
+le nom de copies de chapelle, leur étaient offerts par l'éditeur.
+
+La veille de la Saint-Jean et de la Saint-Martin, le partage était
+fait entre tous les sociétaires, et le lendemain ils se réunissaient
+pour commencer la fête qui, généralement, se prolongeait, laissant
+plusieurs jours les rangs déserts et les presses silencieuses. Le
+bourgeois, ainsi qu'on appelait alors le patron, avait beau tempêter
+et gémir, il n'empêchait pas les chapelains de s'amuser le mieux et
+le plus longtemps possible. Les chapelles n'existent plus dans les
+imprimeries actuelles.
+
+On donnait le nom de «Bonnet» à une espèce de ligue offensive et
+défensive que formaient quelques compositeurs employés depuis
+longtemps dans une maison, et qui avaient tous, pour ainsi dire, la
+tête sous le même bonnet. Rien de moins fraternel que le bonnet, dit
+Boutmy: il fait la pluie et le beau temps dans un atelier, distribue
+les mises en pages et les travaux les plus avantageux à ceux qui en
+font partie d'abord, et, s'il en reste, aux ouvriers plus récemment
+entrés qui ne lui inspirent pas de crainte. Le bonnet est
+tyrannique, injuste et égoïste comme toute coterie: il tend à
+disparaître.
+
+ * * * * *
+
+Certaines des amendes qui existaient au temps des chapelles sont
+encore aujourd'hui en pleine vigueur: on en a ajouté d'autres. C'est
+ainsi qu'on astreint à une redevance le compagnon qui néglige de
+fermer une porte à la clôture de laquelle l'atelier est intéressé;
+celui qui s'en va sans achever une ligne commencée; celui qui
+oublie, en s'en allant, d'éteindre le bec de gaz ou la lampe de sa
+place. Un confrère s'empresse alors de l'éteindre et emmanche
+aussitôt dans le verre un long cornet de papier, que le compagnon
+oublieux trouve le lendemain matin et qui lui annonce ce qu'il a à
+payer.
+
+[Illustration: L'imprimerie]
+
+Lorsqu'un confrère reste longtemps absent et qu'on ne craint pas la
+visite du prote, on fait un catafalque sur sa casse: on place ses
+outils en croix, on étend sa blouse, s'il a une chandelle on
+l'allume: enfin on tâche de figurer quelque chose de lugubre. On a
+surtout soin d'empiler un grand nombre d'objets lourds et difficiles
+à manier, de façon que lorsque le malheureux veut reprendre
+possession de sa place, il soit très longtemps à la débarrasser. Un
+apprenti est placé en vedette pour signaler son arrivée; aussitôt
+qu'il paraît on se met à psalmodier quelque chose de traînant sur un
+mode grave, une espèce de scie à faire fuir les plus intrépides:
+
+ C'pauvre monsieur Chicard est mort (_bis_),
+ Il est mort, on n'en parlera plus!
+ Hue! Hue!
+
+Tous n'ont pas le caractère à prendre la chose du bon côté; il y en
+a qui sortent furieux; alors à la psalmodie funèbre succède un
+véritable choeur de bacchanal qui ébranle les solives de l'atelier
+et fait bondir le prote:
+
+ Tu t'en vas et tu nous quittes.
+ Tu nous quittes et tu t'en vas.
+
+L'imprimerie représentait autrefois, alors que l'accès des ateliers
+était sévèrement interdit aux profanes, une sorte de lieu mystérieux
+et qui paraissait quelque peu diabolique aux gens qui n'avaient fait
+qu'entrevoir le travail des compositeurs et le mouvement des
+presses; les mains et les vêtements noircis par l'encre grasse
+pouvaient aussi suggérer des comparaisons, et il est même assez
+curieux de ne rencontrer aucun proverbe qui rentre dans cet ordre
+d'idées.
+
+L'auteur des _Fariboles saintongheaises_, petite revue patoise
+humoristique qui paraissait à Royan vers 1877, a mis dans la bouche
+d'un paysan la description suivante d'une imprimerie qu'il était
+censé avoir visitée: «Y ai vu la machine oure qu'on met les
+Fariboles en emolé. A semble in moulin à venter, s'rment a l'est pu
+grand, toute en fer et graissée de ciraghe d'in bout à l'autre. O
+l'y a t'in gars, qu'a in bonnet de papé, qui l'a fait marcher et
+qu'a du virer la broche dans sa j'henesse, parce qu'au j'hour
+d'anneut o ly sied trop ben. In aut'e gars, qu'est rond comme un
+tonquin, se promenait tout autour, mettait d'au ciraghe, brassait
+d'au popé, chantusait, parlait de mangh'er d'au gighot avec des
+châtagnes. Dans le bout, o l'y avait trois ou quatre Monsieux qui
+preniant d'aux p'tites lettres an fer dans des boites et les
+mettions à coté des ines des autres; n'on voyait pas marcher zeux
+mains. In aut'e faisait virer un' g'huillotine qui copait mais d'in
+cent de feuilles de papé à la foué.»
+
+Une habitude assez répandue consiste à installer des musées
+fantaisistes sur les murs de l'atelier de composition. Concurremment
+avec les affiches et autres impressions voyantes «réussies» de la
+maison, on voit des collections pêle-mêle ou méthodiquement alignées
+sur le mur. Toutes sortes de débris disparates s'y coudoient, avec
+des inscriptions abracadabrantes, où l'esprit ne fait pus toujours
+défaut. Tel vieux clou servit à fixer Jésus-Christ sur la croix,
+telle poignée de filasse fut la chevelure de Sarah Bernhardt, telle
+savate sans forme, raccommodée avec des ficelles et des porte-pages,
+fut la pantoufle de Cendrillon. On y trouve aussi de petits
+souvenirs d'atelier: la pipe d'un camarade «qui a cassé la sienne»;
+la carte d'un repas pris en commun, etc.
+
+Au siècle dernier, les imprimeurs appelaient leur Saint-Jean, à
+l'instar des cordonniers qui donnaient à leur sac à outils le nom de
+Saint-Crépin, les objets dont ils devaient se munir à leurs frais:
+en 1791, les ouvriers de la casse devaient se procurer le
+chandelier, le composteur et les pointes; les pressiers des ciseaux,
+un peloton, une lime, un couteau à ratisser les balles, un
+ébauchoir.
+
+De tout temps les ouvriers imprimeurs avaient employé entre eux un
+langage et des signes particuliers qu'ils appelaient le _tric_,
+signal de quitter le travail pour aller boire ou quelquefois pour se
+mettre en grève. Plusieurs ordonnances l'avaient interdit sans
+beaucoup de succès.
+
+Ce mot a disparu de la langue des typographes; mais ils ont conservé
+des coutumes analogues et un vocabulaire spécial, qui n'est pas très
+étendu, si l'on considère comme à peu près complet le _Dictionnaire
+de l'argot des typographes_, publié par Eugène Boutmy, en 1878 et en
+1883.
+
+Dans quelques ateliers, au coup de quatre heures, les imprimeurs et
+compositeurs altérés poussent le cri d'appel: Bé! Bé! imitant le
+bêlement du mouton.
+
+La «taquance» se fait pour signifier que l'on ne croit pas ce que
+vient de dire un confrère. Elle consiste à frapper trois coups sur
+le bord de la casse ou même partout ailleurs. À Troyes, celui dont
+les paroles sont ainsi mises en doute s'écrie alors: Celui qui taque
+n'a pas de chemise.
+
+Quand un _sarrasin_, ouvrier non syndiqué, pénètre dans une galerie,
+quand un compositeur est vu d'un mauvais oeil, qu'il est ridicule
+ou ivre, qu'il a émis une idée baroque et inacceptable, les
+typographes manifestent bruyamment leur déplaisir par une
+_roulance_. C'est un tapage assourdissant, que les ouvriers d'un
+atelier font tous ensemble, en frappant avec leur composteur sur
+leur galée ou sur les compartiments qui divisent les casses en
+cassetins, sur les taquoirs avec les marteaux; en même temps ils
+frappent le sol avec les pieds. Ce charivari ne respecte rien: les
+protes, les patrons eux-mêmes n'en sont pas à l'abri.
+
+L'exclamation _il pleut!_ a pour but d'avertir les camarades de
+l'irruption intempestive dans la galerie du prote, du patron ou d'un
+étranger. Dans quelques maisons, elle est remplacée par:
+_Vingt-deux!_
+
+La composition demandant une attention soutenue amène une fatigue de
+tête, qui doit avoir quelque analogie avec celle des écrivains;
+c'est là vraisemblablement la cause du besoin que les compositeurs
+éprouvent de laisser un moment la casse, pour ne plus penser pendant
+quelque temps à lever la lettre. Ils ont imaginé plusieurs façons
+ingénieuses de se distraire sans quitter l'atelier.
+
+Le jeu des cadratins est assez usité: l'enjeu est toujours une
+chopine, un litre ou toute autre consommation. Les cadratins sont de
+petits parallélipipèdes de même métal et de même force que les
+caractères d'imprimerie, mais moins hauts que les lettres de
+diverses sortes. Ils servent à renfoncer les lignes pour marquer les
+alinéas, et portent sur une de leurs faces un, deux ou trois crans.
+Ce sont ces marques qui ont donné l'idée aux typographes de s'en
+servir comme de dés à jouer. Les compositeurs qui calent,
+c'est-à-dire qui n'ont pas d'ouvrages pour le moment, s'amusent
+parfois à ce jeu sur le coin d'un marbre. Le coup nul, celui où les
+cadratins n'ont montré que leur face unie, est dit «faire blèche»;
+lorsque par hasard l'un d'eux reste debout, on a fait «bonhomme». Ce
+coup merveilleux annule le coup de blèche.
+
+[Illustration: L'Imprimerie, figure allégorique de Gravelot.]
+
+Parfois le baquet à tremper le papier est transformé par les
+apprentis en un billard aquatique, sur lequel roulent légèrement
+trois boules à peu près sphériques, taillées dans des morceaux de
+pierre ponce; des biseaux, ou, à défaut, de fortes réglettes,
+tiennent lieu de queues, ou bien un grand châssis, posé sur le
+marbre et dans lequel trois billes sont emprisonnées, forme un
+billard sec. Les biseaux servent aussi d'épées aux jeunes
+escrimeurs. Ils confectionnent encore des lampes primitives à l'aide
+de gros cadrats de 60 ou 80, remplis d'huile à machines et
+surmontées d'un filet posé à plat et percé d'un trou, dans lequel
+s'emmanche un petit tube formé d'une interligne roulée, garni de
+filasse; des papiers de couleur, disposés autour, en font des
+lanternes vénitiennes.
+
+Jusqu'à la Révolution, les imprimeurs eurent leur fête du mai.
+Partout, elle était célébrée avec pompe et allégresse; mais c'est
+surtout à Lyon qu'il faut la chercher pour la retrouver dans toute
+sa splendeur. Les imprimeurs de cette ville faisaient ordinairement
+planter un mai devant l'hôtel du gouverneur.
+
+Un autre mai des imprimeurs était un placard en vers, assez
+médiocrement payé sans doute à quelque poète famélique, et que les
+membres de la corporation affichaient dans leur boutique, auprès du
+rameau de verdure détaché du mai annuel et votif de la confrérie.
+
+Les imprimeurs de Paris et ceux des autres villes de France avaient,
+dit l'_Histoire de l'Imprimeur_, la permission de se réunir aux
+jours de fêtes solennelles et religieuses sous la bannière de
+Saint-Jean-Porte-Latine. À ce patron orthodoxe, les imprimeurs de
+Lyon en joignaient un burlesque, dont ils célébraient non moins
+exactement la fête: c'était le momon ou mannequin bizarre qu'ils
+appelaient le seigneur de la Coquille, et qui n'était sans doute
+autre chose que la très étrange personnification des fautes
+typographiques ou coquilles. S'il en était ainsi, l'impénitence des
+imprimeurs à l'égard des erreurs de leur métier aurait été complète,
+puisqu'ils en riaient au lieu de s'en corriger. Voici ce qu'on lit
+dans une pièce rarissime de ce temps intitulée: _Recueil faict au
+vray de la Chevauchée de l'Asne faicte en la ville de Lyon: et
+commencée le premier jour du moys de septembre mil cinq cent
+soixante six avec tout l'ordre tenu en icelle. Lyon, Guillaume
+Testefort_: Un drôle ou masque tenoit une lance en main où estoit le
+guidon du seigneur de la Coquille, estant iceluy de taffetas rouge
+et au milieu d'iceluy un grand V verd, et au dedans d'iceluy V
+estoit escrit en lettres d'or: Espoir de mieux. Quant à la présence
+du V sur cette bannière du patron des bandes typographiques, par
+préférence à toute autre lettre, il faut vraisemblablement
+l'attribuer à ce que cette lettre, qui était alors notre _u_ actuel,
+pouvant aisément être retournée et ainsi passer pour un _n_, se
+trouvait être de toutes celles de l'alphabet la plus favorable aux
+coquilles.
+
+Cette mascarade solennelle se maintint longtemps à Lyon. Chaque
+année elle recevait, avec des rites nouveaux, des chants burlesques
+et des discours à l'avenant, dont le seigneur de la Coquille faisait
+naturellement les frais d'impression. Ils portaient des titres dans
+le genre de celui-ci: _Plaisants devis... extraits la plupart des
+Oct. de AZ recitez publiquement le dimanche 6 mars 1591, imprimée à
+Lyon par le seigneur de la Coquille._
+
+Vers 1840, d'après la _Physiologie de l'imprimerie_, voici comme se
+passaient les fêtes de l'imprimerie: Le 6 mai, jour de la
+Saint-Jean-Porte-Latine, est la fête des compositeurs; le singe fait
+ce qu'il appelle ses frais. Tous les compagnons du même atelier se
+réunissent pour aller dîner aux _Vendanges de Bourgogne_, et cet
+illustre restaurant devient alors le théâtre des débauches les plus
+désordonnées. Cette délicieuse noce dure au moins trois jours,
+jusqu'à ce qu'enfin les eaux soient devenues tellement basses qu'il
+faille retourner à ce maudit atelier. Quand vient la Saint-Martin,
+patron des ouvriers imprimeurs, les ours se partagent le _boni_, ou
+si vous aimez mieux toutes les amendes de l'année, et au lieu, à
+l'exemple des singes, d'employer leur argent à faire un fameux
+dîner, ils dissipent leur _Saint-Jean_ en bourgogne ou en gris de
+Suresnes.
+
+Les imprimeurs sont trop modernes et vivent trop à l'écart des
+ouvriers ordinaires pour jouer un rôle quelconque dans les contes
+populaires, ils ne figurent même pas, à ma connaissance, dans ceux
+qui appartiennent à la série comique ou satirique. Les chansons
+populaires n'en parlent pas davantage, et s'ils ont été quelquefois
+mis sur la scène de nos jours, l'ancien théâtre ne les connaît pas.
+Des artistes d'un grand mérite nous ont laissé des intérieurs
+d'imprimerie (p. 5, 9) ou ont gravé des compositions où l'art de la
+typographie est surtout un caractère emblématique (p. 21, 25); mais
+l'imagerie proprement dite des _typos_ est assez pauvre. Les
+caricatures, se bornent presque toujours à représenter l'ouvrier, ou
+l'apprenti coiffé du bonnet de papier qui fut, pendant la première
+moitié de ce siècle, un des attributs de la profession, mais qui
+appartient maintenant à l'archéologie. Le surnom de _singe_,
+appliqué aux compositeurs, n'a guère tenté que les caricaturistes
+américains (p. 31).
+
+En revanche, il existe un certain nombre d'historiettes ou d'_ana_,
+plus ou moins amusants, dont les typographes sont les héros.
+
+On sait qu'un typographe «met en pâte» ou «fait de la pâte» quand il
+laisse tomber une poignée de lettres composées; le résultat de cet
+accident se nomme _pâté_, de même que l'assemblage sans ordre des
+lettres ainsi mélangées dans une composition postérieure. Au siècle
+dernier, «Des compagnons imprimeurs s'étaient avisés de former une
+affiche avec deux paquets de «pâté» recomposé. Ce texte était établi
+sur deux colonnes, précédé du titre AVIS AU PUBLIC et d'une initiale
+ornée, et terminé par une défense au public de déchirer ledit
+placard, ainsi qu'aux afficheurs de le couvrir avec d'autres. Une
+enquête ouverte pour rechercher les auteurs de cette gaminerie amena
+leur découverte; on reconnut qu'ils avaient tiré de leur oeuvre
+une douzaine d'exemplaires, dont un est joint à la note d'enquête,
+pour s'amuser à l'occasion du Carnaval.»
+
+[Illustration: Printer devil d'après _Les Anglais peints par
+eux-mêmes_.]
+
+Mercier donne une version plus plaisante: «Un apprentif, un jour de
+fête, seul dans l'imprimerie, s'avisa, pour s'amuser, d'imprimer un
+exemplaire du pâté, et puis examinant l'ouvrage indéchiffrable, il
+lui vint dans l'idée de faire une affiche au coin d'une vue. C'étoit
+dans un temps où les placards tenoient toute la police en mouvement.
+La multitude s'arrête, veut lire, et ne pouvant rien comprendre,
+s'attroupe pour deviner ce que cela pouvoit être. On invoque le
+Cicéron du quartier qui y perd son latin; le commissaire arrive, et
+n'y comprenant rien lui-même, imagine la satyre la plus effrénée. Il
+couvre respectueusement du pan de sa robe l'affiche présumée
+scandaleuse. On la détache avec le plus grand soin, pour la porter
+au lieutenant de police. L'inspecteur et les exempts forment un
+rempart et empêchent les regards de la multitude de se porter sur
+l'engin. Ils arrivent en tremblant chez le magistrat, déposent
+l'imprimé. Tous les déchiffreurs, les algébristes sont mandés. On
+épuise les combinaisons. Oh! c'est la langue du diable; mais cette
+langue dit beaucoup. Chacun hasarde ses conjectures; il y a une
+infernale malice sous ces mots, car enfin ce sont des lettres
+françoises. L'imagination enfante vite un libelle diffamatoire
+contre des personnes sacrées et pis encore. À force de soins et de
+recherches on découvre le petit apprentif, on l'arrête; on le mène
+devant le lieutenant de police qui l'interroge: Eh! Monseigneur,
+répondit l'autre, c'est un pâté d'imprimerie.»
+
+On a parodié, à l'usage de divers métiers, les Commandements de
+l'Église. Voici les commandements du compositeur typographe:
+
+ La casse où tu composeras,
+ Tu dois la tenir proprement.
+
+ Du manuscrit ne lèveras
+ Jamais les yeux en travaillant.
+
+ Point de fautes tu ne feras,
+ S'il est possible, en composant.
+
+ De l'auteur ne retrancheras,
+ Ni mot, ni ligne, absolument.
+
+ Le même espace tu mettras
+ Entre les mots également.
+
+ Et surtout tu t'appliqueras
+ A justifier justement.
+
+ Chaque paquet ficelleras
+ Avec soin, bien solidement.
+
+ Les épreuves tu tireras
+ Chaque fois bien lisiblement.
+
+ Les corrections n'omettras
+ De faire très exactement.
+
+ Toute copie enfermeras
+ Dans ton tiroir soigneusement.
+
+ Les coquilles t'efforceras
+ D'éviter en distribuant.
+
+ De ton patron écouteras
+ Les avis attentivement.
+
+ A l'atelier tu te rendras
+ Aux heures régulièrement.
+
+ Et des travaux tu garderas
+ Le secret scrupuleusement.
+
+[Illustration: Singe compositeur, caricature américaine.]
+
+
+SOURCES
+
+_Revue d'Alsace_, mai 1836.--Jacob, _Curiosités de l'Histoire des
+Arts_, 91--P.-L. Lacroix et E. Fournier, _Histoire de l'Imprimerie_,
+83, 152, 149--_Revue des Arts graphiques_, 9 mars
+1895.--Communications de M. Edmond Morin.--_Magasin pittoresque_,
+1846, 281.--Communications de M. Louis Morin (surtout pour ce qui a
+rapport à Troyes).--Moisand, _Physiologie de l'Imprimeur_, 38, 57,
+73, 75.--Boutmy, _Dictionnaire de l'argot des typographes_.--_Les
+Anglais peints par eux-mêmes_, 394.--Albert de Saillet, _Les Enfants
+peints par eux-mêmes_, 293.--Salvador Landi, _Il Ragazzo di
+stamperia di cinquant' anni_, 8, 13.--E. Blavignac, l'_Empro
+genevois_, 365.--Lorédan Larchey, _Dictionnaire
+d'argot_.--Décembre-Alonnier, _Typographes et Gens de lettres_, 67,
+133, 214.--_Intermédiaire des Imprimeurs_, septembre 1890.--E.
+Lemarié, _Fariboles saintongheaises_ (Royan), nos 25, 99.--Bouland,
+_Manuel de l'Imprimeur_.--E. Fournier, _Variétés historiques et
+littéraires_, V. 235; VII, 133.--_Revue des Traditions populaires_,
+IX, 630.--Mercier, _Tableau de Paris_, IX, 177.
+
+[Illustration: L'Imprimerie, vignette de B. Picart.]
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Légendes et curiosités des métiers, by
+Paul Sébillot
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LÉGENDES ET CURIOSITÉS DES MÉTIERS ***
+
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
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+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
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+
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+ License. You must require such a user to return or
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+
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
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+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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