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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Légendes et curiosités des métiers + +Author: Paul Sébillot + +Release Date: June 13, 2010 [EBook #32798] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LÉGENDES ET CURIOSITÉS DES MÉTIERS *** + + + + +Produced by Pierre Lacaze and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + +PAUL SÉBILLOT + +LÉGENDES + +ET + +CURIOSITÉS DES MÉTIERS + +OUVRAGE ORNÉ DE 220 GRAVURES + +D'APRÈS DES ESTAMPES ANCIENNES ET MODERNES OU DES DESSINS INÉDITS + +[Illustration] + +PARIS + +ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR + +26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON + + + + +LÉGENDES + +ET + +CURIOSITÉS DES MÉTIERS + + + + +OUVRAGES DU MÊME AUTEUR + + =Contes populaires de la Haute-Bretagne.=--Un volume + in-8o, de pp. XII-360 3 fr. 50 + + =Contes des paysans et des pêcheurs.=--Un volume + in-18, de pp. XXI-374 3 fr. 50 + + =Contes des marins.=--Un volume in-18, de pp. + XII-374 3 fr. 50 + + (_Ouvrages autorisés pour les bibliothèques populaires + et celles de la Marine._) + + =Contes de terre et de mer, légendes de la + Haute-Bretagne.=--Un vol. in 8e, de pp. 250, + illustré par Léonce Petit, G. Bellenger, Sahib (_Épuisé._) + + =Légendes, croyances et superstitions de la Mer.= + + Première série: _La Mer et le Rivage._--Un vol. + in-18, de pp. XII-363. + + Deuxième série: _Les Météores, les Vents et les + Tempêtes._--Un vol. in-18, de pp. 342. + Chaque série 3 fr. 50 + + =Le Blason populaire de la France.= (En collaboration + avec M. H. Gaidoz.)--1 vol. in-18, + de pp. XII-382 3 fr. 50 + + =Contes des provinces de France.=--1 vol. in-18, + de pp. XI-332 3 fr. 50 + + + (_Collection de la France merveilleuse et légendaire._) + + =Littérature orale de la Haute-Bretagne.=--Un vol. + in-12 elzévir, de pp. XII-404, + avec musique 5 fr. + + =Traditions et superstitions de la + Haute-Bretagne.=--Deux vol. in-12 elzévir, + de pp. VII-387 et 389 10 fr. + + =Coutumes populaires de la Haute-Bretagne.=--Un vol. + in-12 elzévir, de pp. VIII-376 5 fr. + + =Gargantua dans les traditions populaires.=--Un vol. + in-12 elzévir, de pp. XX-342 5 fr. + + + (_Collection des Littératures populaires de toutes les nations._) + + =Les Travaux publics et les Mines dans les traditions + et les superstitions de tous les pays.=--_Les routes, + les ponts, les chemins de fer, les digues, les canaux, + l'hydraulique, les ports et les phares, les mines et les + mineurs._--In-8o de pp. XX-620 avec 420 illustrations, + dont trois en couleur et huit planches hors texte 40 fr. + + +IMPRIMERIE E. FLAMMARION. 26 RUE RACINE. PARIS. + + + + + PAUL SÉBILLOT + + LÉGENDES + ET + CURIOSITÉS DES MÉTIERS + + LES MEUNIERS--LES BOULANGERS--LES PATISSIERS + LES BOUCHERS--LES FILEUSES + LES TISSERANDS--LES OUVRIÈRES EN GAZE--LES CORDIERS + LES TAILLEURS--LES COUTURIÈRES--LES DENTELLIÈRES + LES MODISTES--LES LAVANDIÈRES ET BLANCHISSEUSES + LES CORDONNIERS--LES CHAPELIERS + LES COIFFEURS--LES TAILLEURS DE PIERRE--LES MAÇONS + LES COUVREURS--LES CHARPENTIERS + LES MENUISIERS--LES BOISIERS ET LES SABOTIERS--LES TONNELIERS + LES CHARRONS--LES TOURNEURS + LES PEINTRES, VITRIERS ET DOREURS--LES BUCHERONS + LES CHARBONNIERS--LES FORGERONS + LES CHAUDRONNIERS--LES SERRURIERS--LES CLOUTIERS + LES IMPRIMEURS + + + OUVRAGE ORNÉ DE 220 GRAVURES + D'APRÈS DES ESTAMPES ANCIENNES ET MODERNES OU DES DESSINS INÉDITS + + PARIS + ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR + 26, RUE RACINE, 26 + + Tous droits réservés. + + + + +TABLE + +DES + +MONOGRAPHIES ET DES GRAVURES[1] + +[Footnote 1: Les noms placés entre parenthèses sont ceux des auteurs +des gravures ou ceux des livres dont elles sont extraites.] + +LES MEUNIERS + Pages. +Fidèle comme un meunier (Lagniet) 5 + +Il ressemble à un homme comme un moulin à vent (Lagniet) 9 + +Le Moulin de la «Dissention» (XVIIe siècle) 13 + +Les Femmes au moulin (_Caquet des femmes_) 17 + +Les Enfarinez, image satirique (XVIIe siècle) 20 + +Le Capitaine des Enfarinez, image satirique (XVIIe siècle) 21 + +Le Meusnier à l'anneau, image satirique (XVIIe siècle) 25 + +Habit de Meusnier (G. Valck) 29 + +L'Ane conduisant le Meunier (_Le Monde à rebours_) 31 + +L'anneau, fragment de caricature (XVIIe siècle) 32 + + +LES BOULANGERS + +Opérations de boulangerie au XVIIe siècle +(Franqueville) 5 + +Histoire d'un Boulanger de Madrid qui a esté chastié +(XVIIe siècle) 7 + +Boulanger enfournant (_Jeu de l'Industrie_) 12 + +Image de saint Honoré (gravé pour la corporation, XVIIIe siècle) 17 + +Vesta, déesse des boulangers (_Magasin pittoresque_) 22 + +Anciennes bannières des boulangers (_Magasin pittoresque_) 24 + +Pierres sculptées de maisons de boulangers à Édimbourg 27 + +La Belle Boulangère (Binet) 29 + +Le Boulanger, vignette (Jauffret) 32 + + +LES PATISSIERS + +Une Rôtisserie-pâtisserie au XVIIe siècle (Guérard) 5 + +Crieur de petits pâtés (Brébiette) 8 + +Le Pâtissier (Abraham Bosse) 9 + +Des pâtes, talmouses (Boucher) 13 + +La Poire et le Pâtissier, caricature contre Louis-Philippe +(1835) 17 + +Pain d'épices de Reims (Poisson) 20 + +L'Oublieur (Guérard) 21 + +L'Oublieur et la Laitière (B. Picart) 25 + +L'Amour marchand de plaisir (Perrenot) 29 + +L'Aimable Caporal, vignette (1830) 31 + +Marchande de plaisir (Poisson) 32 + + +LES BOUCHERS + +Boucher assommant un boeuf (Jost Amman) 5 + +Le Boucher (Guérard) 9 + +Le Boucher et sa cliente (Daumier) 13 + +Promenade du boeuf gras, vitrail de Bar-sur-Aube (XVIe siècle) 16 + +Promenade du boeuf gras, placard de «l'ordre et la marche» +(1816) 17 + +Louis-Philippe et le boeuf gras (1835) 21 + +Boucher hollandais (XVIIe siècle) 25 + +Boucher italien (Mitelli) 29 + +Veau depeçant un boucher (_Le Monde à rebours_) 31 + +Le Boucher (_Arts et Métiers_) 32 + + +LES FILEUSES + +Les trois Parques (Bonnart) 5 + +La Veillée (Mariette) 9 + +Fille qui écoute un berger (Lagniet) 13 + +Les trois fileuses fantômes, d'après une ballade alsacienne +(Klein) 16 + +Les Vierges sages (Brueghel) 17 + +La Belle fileuse (Jaubert) 21 + +La Fileuse (Mérian) 25 + +Le Lutin et la Fille du meunier (J-E. Ford) 29 + +L'étrange visite (D. Batten) 31 + +La Truie qui file (_Enseignes de Rouen_) 32 + + +LES TISSERANDS + +Les trois voleurs (Tisserand, Meunier, Tailleur) sortant du sac +(Lagniet) 5 + +Atelier de tisserand (XVIe siècle) (Jost Amman) 13 + +Les Vierges sages (Crispin de Passe) 17 + +Tisseuse au XVIe siècle (_Éloge de la folie_) (Holbein) 21 + + +LES OUVRIÈRES EN GAZE + +Les Ouvrières en gaze (Binet) 24 + + +LES CORDIERS + +Le Cordier (Lagniet) 29 + +Cordiers à l'ouvrage (XVIe siècle) (Jost Amman) 31 + +Ange rallumant la lampe de sainte Gudule (Stalle de Saint-Loup, +à Troyes) 32 + + +LES TAILLEURS + +Boutique de tailleur hollandais (XVIIe siècle) 5 + +Tailleur cousant (Van de Venne) 9 + +Atelier de tailleur au XVIIe siècle (Franqueville) 12 + +Atelier de tailleur allemand (Chodowiecki) 13 + +Tailleur cousant (_Jeu universel_) 15 + +Habit de tailleur (G. Valck) 17 + +Tailleurs bretons cousant (Perrin) 25 + +Tailleur breton enseignant le cathéchisme (Perrin) 29 + +Tailleur (Jauffert) 32 + + +LES COUTURIÈRES + +Les Couturières (Binet) 5 + +Femmes cousant (Chodowiecki) 9 + +Fileuses et Couturières, gravure hollandaise (XVIIe siècle) 12 + + +LES DENTELLIÈRES + +Dentellières (_Encyclopédie_) 16 + +L'ouvrière en dentelles (Jaubert) 17 + +Dentellière hollandaise (Mieris) 20 + + +LES MODISTES + +Boutique de modiste en province (Crafty) 24 + +Les Filles de modes au XVIIIe siècle (Binet) 25 + +Madame et sa modiste, singerie (1825) 28 + +Boutique de modiste (Gavarni) 29 + +La Modiste, travestissement (Bouchot) 31 + +La Modiste (_Fleurs professionnelles_) 32 + + +LES LAVANDIÈRES ET LES BLANCHISSEUSES + +La Blanchisseuse et le Batelier (Cochin) 5 + +Laveuses au bord de la Seine (Henry Monnier) 9 + +Le Maçon et la Blanchisseuse (Saint-Aubin) 13 + +Lavandières de nuit en Berry (Maurice Sand) 17 + +Le bavardage au lavoir (_Caquet des femmes_) 21 + +Petite blanchisseuse (Gavarni) 24 + +La vieille blanchisseuse (Traviés) 25 + +La Repasseuse (Lanté) 29 + +La Blanchisseuse (_Arts et Métiers_) 31 + +Vieille blanchisseuse (Daumier) 32 + + +LES CORDONNIERS + +Boutique de cordonnier (Jost Amman) 5 + +Saint Lundi, image populaire (Dembour) 9 + +Le Juif-Errant, image populaire (Musée de Quimper) 12 + +Boutique de cordonnier (_Encyclopédie_) 13 + +Un Savetier (A. van Ostade) 16 + +Le Savetier, image révolutionnaire (1790?) 17 + +Au Diable à quatre (_Jeu de Paris en miniature_) 20 + +Le Cordonnier et la Servante (_Magasin pittoresque_) +(XVIIe siècle) 21 + +Le Cordonnier (XVIIe siècle) (Leroux) 25 + +Ulenspiegel, apprenti cordonnier (Lagniet) 29 + +Le Savetier (Bouchardon) 32 + +Le Nouvelliste (Grenier) 33 + +Arrivée d'un compagnon (Bois de la bibliothèque bleue de Troyes) 36 + +Le Savetier (Ciarte) 37 + +Saint Crépin (Bois de la bibliothèque bleue de Troyes) 40 + +Archi-confrérie de Saint-Crépin, image patronale (XVIIIe siècle) 41 + +Marchand de souliers italien (Mitelli) 45 + +La Méchante cordonnière, d'après l'_Album de la Mère l'oye_ +(Hollande) 48 + +Le Cordonnier et les nains (_Vieux contes Allemands_) 49 + +Gnafron (Randon) 49 + +Le Savetier (_Arts et Métiers_) 50 + + +LES CHAPELIERS + +Habit de chapelier (G. Valck) 52 + +Le Chapelier, réclame américaine (1872?) 53 + +Boutique de chapelier (XVIIIe siècle) 57 + +Le Chapelier à la queue, caricature (XVIIe siècle) 61 + +Dancré, flamand, adresse de chapelier (XVIIIe siècle) 63 + +Charles, ses chapeaux (Réclame moderne) 64 + +Ne pesant pas l'once (Réclame moderne) 64 + + +LES COIFFEURS + +Absalon pendu, enseigne de coiffeur (_Jeu de Paris_) 4 + +Mademoiselle des Faveurs, caricature (XVIIIe siècle) 5 + +Le Barbier patriote (Image révolutionnaire) 8 + +Boutique de perruquier (Cochin) 9 + +L'édifice de coiffure, caricature (XVIIIe siècle) 12 + +Il faut souffrir pour être belle, caricature (_Journal des +Modes_, 1810) 13 + +Le Barbier politique (Pigal) 17 + +Boutique de barbier, image anglaise (XVIIIe siècle) 20 + +Le fer trop chaud (Marillier) 21 + +La toilette du clerc (Carle Vernet) 25 + +Le Jour de barbe, singerie 29 + +Boutique de perruquier (Duplessi-Bertaux) 32 + + +LES TAILLEURS DE PIERRE + +Tailleur de pierre (Jost Amman) 5 + +Tailleur de pierre (Bouchardon) 8 + + +LES MAÇONS + +Maçons et tailleurs de pierre, miniature italienne (XVe siècle) 13 + +Maçon italien (Mitelli) 17 + +Qui bâtit ment (Lagniet) 21 + +Maçons à l'ouvrage (XVIIIe siècle) 25 + + +LES COUVREURS + +Couvreurs sur un toit (Duplessi-Bertaux) 29 + +À bas couvreur (_Embarras de Paris_) 31 + +Couvreurs sur un toit (Couché) 32 + + +LES CHARPENTIERS + +Charpentiers au XVIe siècle (Jost Amman) 5 + +Saint Joseph et l'enfant Jésus (XVIe siècle) 8 + +Sainte Famille (XVIe siècle) 9 + +Le Raboteux (Carrache) 12 + +Compagnon charpentier (Jules Noel) 17 + + +LES MENUISIERS + +Intérieur de menuisier (Larmessin) 20 + +Menuisier coffretier (Jost Amman) 24 + +Petits génies menuisiers (Peinture pompéienne) 25 + +Amours menuisiers (Cochin) 29 + +Figure de menuisier, image populaire (Dembour) 31 + +Le Menuisier (Couche) 32 + + +LES BOISIERS ET LES SABOTIERS + +La Chasse fantastique (Maurice Sand) 5 + +Figures humaines en bois (Paul Sébillot) 9 + +Marchand de balais (Poisson) 12 + +Balais! Balais! (Boucher) 13 + +Atelier de sabotier (_Encyclopédie_) 17 + +Marchande de balais (_Cris de Paris_) 22 + + +LES TONNELIERS + +Tonnelier encavant (Mérian) 24 + +Tonneliers à l'ouvrage (Gravure hollandaise, XVIIe siècle) 25 + +Le Tonnelier (Bouchardon) 29 + +Tonneliers à l'ouvrage (Jost Amman) 31 + +Tonneliers (_Charivari_) 32 + + +LES CHARRONS + +Charron au XVIe siècle (Jost Amman) 5 + + +LES TOURNEURS + +Tourneur au XVIe siècle (Jost Amman) 8 + +Le Tourneur dans sa boutique au XVIIe siècle (Lagniet) 9 + + +LES PEINTRES VITRIERS ET DOREURS + +Peintre en bâtiment italien (Mitelli) 13 + +Le poète Pope nettoyant une façade, caricature anglaise (V.-H.) 17 + +La Déroute de la Céruse (1852) 21 + +Vitrier assujettissant un vitrage en plomb (Lagniet) 24 + +Le Vitrier et le Cordonnier (Pruche) 25 + +Le Doreur, caricature (XVIIe siècle) 29 + +Amour tourneur (frontispice de l'_Art de tourner_) 32 + + +LES BÛCHERONS + +Le Casseu d'bois (Maurice Sand) 5 + +Porteur de fagots (Abraham Bosse) 9 + +Mouleur de bois (Caffiery) 13 + +L'Arbre et le Bûcheron (_Fables_ du sieur Le Noble) +(XVIIe siècle) 16 + + +LES CHARBONNIERS + +Le Fendeur de bois (Bonnart) 21 + +Le Meunier et le Charbonnier (Lagniet) 24 + +La Charbonnière (Cochin) 25 + +La Vendeuse de mottes (Bonnart) 29 + +Boutique de charbonnier (Félix Régamen) 31 + +Noir comme charbonnier (_Ombres chinoises_, 1845) 32 + + +LES FORGERONS + +Le Taillandier, image satirique (Larmessin) 5 + +Servante ferrant la mule, caricature (XVIIe siècle) 8 + +Le Forgeron (Franqueville) 13 + +La Destruction de Lustucru, caricature (XVIIe siècle) 17 + +La Forge merveilleuse, image populaire (Dembour) 25 + +Intérieur de forge hollandaise (De Venne) 28 + +Forgerons travaillant en mesure (XVIIIe siècle) (Chodowiecki) 29 + +Serruriers et Forgerons (_Jeu de l'industrie_) 32 + + +LES CHAUDRONNIERS + +Le Chaudronnier (Bonnart) 5 + +Chaudronnier ambulant (Guérard) 9 + +Chaudronnier (Poisson) 12 + +Chaudronnier (XVIIe siècle) (Brébiette) 13 + +Apprentis chaudronniers (Madou) 17 + +Étameur ambulant, d'après une eau-forte (1845) 21 + + +LES SERRURIERS ET LES CLOUTIERS + +Almanach des maîtres serruriers, frontispice (XVIIIe siècle) 24 + +Habit de serrurier (G. Valck) 25 + +Le Serrurier galant (Pigal) 28 + +Atelier de serrurerie (Jost Amman) 31 + +Étameur ambulant (_Jeu des Enseignes_) 32 + + +LES IMPRIMEURS + +Imprimerie au XVIe siècle (Stradan) 5 + +Imprimerie au XVIe siècle (Josse Badius) 9 + +L'Apprenti imprimeur (A.-de Saillet) 13 + +Habit d'imprimeur en lettres (G. Valck) 17 + +L'Imprimerie, allégorie (Bonnart) 21 + +L'Imprimerie, allégorie (Gravelot) 25 + +Printer devil, apprenti imprimeur (_Les Anglais peints +par eux-mêmes_) 29 + +Le Singe (caricature américaine) 31 + +_Vitam mortuis reddo_ (B. Picart) 32 + +[Illustration] + +IMPRIMERIE E. FLAMMARION, 26, RUE RACINE, PARIS. + + + + +PRÉFACE + + +On s'est beaucoup occupé des métiers au point de vue technique, +économique, social ou historique: on a reproduit avec détail les +règlements qui les régissaient sous le régime des corporations: mais +on n'a guère parlé, si ce n'est très incidemment, de ce qu'on +pourrait appeler leur histoire familière. + +Au cours de mes études sur les traditions populaires, j'avais été +frappé du petit nombre de renseignements que les divers auteurs me +fournissaient à ce sujet. Les traditionnistes de notre temps, qui +ont recueilli tant d'observations curieuses sur les paysans, parfois +sur les marins, ont rarement étudié les ouvriers. Nulle enquête +n'était pourtant plus urgente, parce que le nivellement de moeurs, +d'usages et d'idées que produit la civilisation moderne se fait +surtout sentir dans les villes, où réside le plus grand nombre des +gens de métier, et que tout ce qu'ils ont pu conserver d'original +est condamné à une disparition prochaine. Il y a plus de dix ans, +j'avais esquissé dans la revue _L'Homme_, un programme de recherches +sur les artisans, et à plusieurs reprises j'ai essayé d'appeler sur +eux l'attention de mes collaborateurs de la _Revue des Traditions +populaires_; mais alors que j'obtenais tant de faits sur la vie, les +moeurs et les superstitions de la campagne, je constatais que bien +peu s'intéressaient aux gens qui travaillent à des métiers, sans +doute parce que l'observation était plus difficile, ou bien parce +que l'on croyait qu'elle fournirait une maigre récolte. Les très +nombreux livres de _Folk Lore_ publiés depuis quinze ans, si riches +en détails sur les paysans, n'en consignaient qu'un bien petit +nombre sur les ouvriers. Je continuais cependant à glaner des notes, +et c'est en réunissant quelques-unes d'entre elles que j'écrivis la +petite monographie intitulée _Traditions et Superstitions de la +Boulangerie_ (1890). Elle parut curieuse à quelques-uns de ceux qui +l'avaient lue, et plusieurs me demandèrent si je ne pourrais traiter +les divers autres métiers en les envisageant au même point de vue. + +Si l'entreprise n'était pas facile à exécuter, elle était de celles +qui sont faites pour tenter un amateur de recherches. Je me mis à +étudier le sujet plus à fond, et je fus amené peu à peu à modifier, +et surtout à élargir, le plan que j'avais d'abord adopté. Au lieu de +me borner, comme je l'avais fait dans mon premier ouvrage, à +enregistrer les superstitions, les contes et les proverbes qui +s'attachent à chaque métier, je pensai qu'il convenait d'y ajouter +les coutumes, les fêtes, les traits de moeurs, parfois même les +anecdotes typiques, et que la mise en oeuvre de ces divers +éléments pourrait former une sorte d'histoire intime des métiers. + +Les moeurs et les coutumes des artisans avaient préoccupé le +savant A.-A. Monteil; mais l'auteur de l'_Histoire des Français des +divers états_ s'était placé à un point de vue plus général que le +mien; ses indications, souvent fort intéressantes, s'appliquent +surtout au XVIe siècle, et ses deux derniers volumes n'en +fournissent qu'un petit nombre qui touchent à mon sujet. Les auteurs +du _Livre d'Or des Métiers_ avaient procédé, ainsi que je le fais, +par monographies; mais il n'en parut que sept, fort inégales comme +étendue et comme mérite. Pas plus que Monteil ils n'avaient attaché +d'importance aux dictons et surtout aux contes et aux légendes; mais +Paul Lacroix et Édouard Fournier connaissaient trop bien les +écrivains comiques ou satiriques, l'ancien théâtre et les livrets +populaires, dont on leur doit tant de rééditions, pour ne pas avoir +pressenti le parti que l'on peut en tirer pour l'histoire des +moeurs et des coutumes. + +Ces diverses productions, oeuvres d'écrivains dont souvent le +talent est médiocre, fournissent à celui qui a le courage de les +lire des renseignements d'autant plus précieux qu'ils se rencontrent +tout naturellement sous leur plume, alors qu'ils ne pensent pas à +donner un document, mais simplement à consigner quelque anecdote +plaisante ou singulière. Il en est qui jettent sur certaines +pratiques, sur certaines coutumes, sur des préjugés, une lumière +souvent inattendue et qui a toute la saveur d'une étude d'après +nature. On rencontre assez fréquemment de ces traits chez les +conteurs, ou chez les auteurs de facéties dans le genre de celles +qu'on a mises sous le nom de Tabarin. + +Avant le milieu du XVIIe siècle, l'ancien théâtre choisissait +parfois ses personnages parmi les ouvriers les plus populaires: on y +voit des chaudronniers, des forgerons, des tailleurs, des meuniers, +des gagne-petit de la rue, et plusieurs passages visent les moeurs +ou les ridicules de divers autres artisans. Quand, sous l'influence +des grands classiques, la comédie devient plus régulière et +s'attache à peindre des caractères, les gens de métier y figurent +plus rarement; les parades même de la Foire, bien que destinées +surtout à l'amusement du peuple, ne les mettent qu'assez rarement à +la scène, et ils n'y reparaissent, d'une façon quelque peu suivie, +que vers la fin du siècle dernier. De nos jours on a vu au théâtre +beaucoup de pièces dont le héros était un ouvrier; mais ce n'était +souvent qu'une étiquette, et rarement les moeurs ou les ridicules +particuliers à chaque état y étaient décrits avec fidélité. + +Dans les anciens romans et dans les recueils de nouvelles, on ne +rencontre guère, jusqu'à Restif de la Bretonne, que des traits +épars, quelques personnages épisodiques, et les romanciers +contemporains n'ont pas toujours assez connu les ouvriers, pour que +l'on puisse considérer comme très exacts les détails qu'ils donnent +sur leurs moeurs, leurs habitudes, sur leurs préjugés; en dépit de +leur prétention au document, le portrait qu'ils peignent est le plus +souvent ou poussé à la charge ou flatté jusqu'à l'idéalisation. + +Rares aux époques où la noblesse est beaucoup, la bourgeoisie +quelque chose et les artisans bien peu, les renseignements sur la +partie du peuple qui travaille manuellement deviennent plus +abondants à mesure que le commerce et l'industrie se développent. +Mais toujours ils sont très dispersés, et l'on trouverait à peine +avant notre siècle deux ou trois ouvrages de quelque valeur où l'on +se soit occupé de la vie intime des ouvriers. + +Sous le règne de Louis-Philippe, on s'y intéresse davantage; on voit +paraître les _Physiologies_ de beaucoup de métiers, ou des ouvrages +dans lesquels ils sont, suivant une expression qui avait fait école, +«peints par eux-mêmes». Mais si parmi les écrivains qui ont écrit +ces diverses monographies, il en est qui avaient observé exactement +et sans parti pris, un grand nombre, sous l'influence romantique, +avaient voulu créer des types, donné à leurs personnages un relief +exagéré, et leur avaient prêté des mots et des idées qu'ils ne +pouvaient pas avoir. Le pittoresque à la mode faisait tort à la +vérité, qui souvent paraissait secondaire à des écrivains qui +visaient avant tout à l'amusement des lecteurs; de là, suivant que +le sujet prêtait à l'éloge ou à la satire, des travestissements, +parfois étranges, de corps de métiers qui n'avaient mérité + + Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité. + +Dans les monographies qui composent ce volume, j'ai mis en oeuvre +les documents empruntés à ces diverses sources; il en est, surtout +pour les périodes anciennes, qui me semblent présenter le caractère +d'une incontestable véracité; malgré leur exagération évidente, je +n'ai pas écarté certains autres, mais j'ai eu soin de les citer à +peu près _in extenso_, ou de mettre, par quelques lignes, le lecteur +en garde. Je n'ai pas non plus négligé les statuts des métiers, les +ordonnances ou les traités de police, dans lesquels il m'est arrivé +de rencontrer des traits de coutumes ou de moeurs qui rentraient +directement dans mon sujet. + +À côté de faits empruntés à des livres, il en est un bon nombre qui +proviennent d'une enquête que j'ai faite personnellement, ou en +m'adressant à des correspondants qui m'avaient déjà fourni des +matériaux pour mes ouvrages précédents. Afin de provoquer de +nouvelles recherches, je les ai insérés dans la _Revue des +traditions populaires_: parmi les autres communications, qui +paraissent ici pour la première fois, plusieurs me sont venues de +personnes qui avaient lu les livraisons que j'ai publiées au +commencement de cette année. + +En écrivant le mot _Légendes_ sur la première ligne du titre de ce +livre, je n'ai pas été seulement guidé par le désir de plaire au +lecteur en reproduisant des récits touchants, curieux ou comiques. +Souvent la littérature orale reflète exactement les idées +populaires, et forme un complément utile aux faits constatés par les +écrivains. En ce qui concerne les contes et les légendes, on +remarque que les ouvriers des divers états y tiennent une bien +petite place, si on la compare à celle des laboureurs, des marins et +des bergers, quoique ces humbles personnages figurent moins souvent +dans le merveilleux royaume de: «Il était une fois», que les rois et +les reines, les princes et les princesses. Parfois le métier exercé +par le héros n'est pas en rapport direct et nécessaire avec le +récit, et, suivant les pays, la profession qui lui est attribuée +peut changer. Mais si le rôle est de ceux qui demandent de la +finesse, de la ruse plutôt que de la force, on peut être à peu près +certain qu'il sera tenu par un cordonnier, un tailleur ou un +meunier, alors que les gens forts ou orgueilleux sont des forgerons +ou des charpentiers. + +D'autres récits appartiennent à la série des moralités: des +boulangers ou des lavandières sont punis de leur mauvais coeur, +tandis que des sabotiers ou des bûcherons compatissants reçoivent +des récompenses. Il en est qui servent à expliquer ou à justifier +des prohibitions, ou qui montrent comment sont traités ceux qui +n'ont pas respecté le bien d'autrui. À tout prendre, ces contes +forment une école de morale qui en vaut bien d'autres à visées plus +ambitieuses. + +Les sentiments du peuple qui achète, à l'égard du métier qui +produit, se manifestent surtout dans les proverbes, les dictons, les +formulettes et les sobriquets. Ils en mettent en relief les +qualités, plus souvent les défauts réels ou supposés, et se montrent +particulièrement agressifs sur le chapitre de la probité. Je ne +prétends pas, loin de là, qu'ils soient tous justifiés par les +faits, même anciens. Actuellement il en est beaucoup qui sont de +simples survivances, et qui, s'ils ont eu une réelle raison d'être, +s'appliquent à un état de choses qui n'existe plus. De ce nombre +sont la plus grande partie de ceux qui visent certains larcins +professionnels. Quoi qu'on ait pu dire, dans la plupart des métiers, +la moralité générale a grandement progressé, et le temps n'est plus +où le consommateur voyait nécessairement un voleur dans le fabricant +qui lui livrait un objet ou le marchand qui le lui vendait. Cela +tient en partie à ce que l'ouvrier ne travaille plus guère sur des +matériaux appartenant aux particuliers, et qu'il n'a plus la +tentation de s'en approprier une partie. En outre, les commerces +étant devenus libres, la concurrence empêche de rechercher de petits +gains illicites qui, bientôt découverts, feraient le client déserter +la boutique où se serait produite la fraude, pour s'adresser au +voisin. + +Les dires populaires constatent aussi une sorte de réprobation qui +s'attachait à tout un corps de métier, non pas cette fois en raison +de fraudes ou de vol, mais à cause du métier lui-même, et parce +qu'il avait été exercé à une certaine époque par des races +méprisées. Il y avait naguère encore, dans plusieurs pays de France, +de véritables parias, tenus à l'écart par les populations au milieu +desquelles ils vivaient, qui étaient à chaque instant exposés à des +avanies et à des injures, et qui étaient, pour ainsi dire, condamnés +à ne se marier jamais qu'entre eux. Ces préjugés, fort heureusement, +vont s'effaçant tous les jours, et le temps n'est peut-être pas très +loin où ceux qui étaient les plus vivaces au commencement de ce +siècle, auront entièrement disparu. + +Les artisans d'autrefois avaient bien des usages particuliers, bien +des fêtes dont le caractère, souvent presque rituel, remontait à des +époques lointaines; des cérémonies spéciales avaient lieu à des +époques déterminées de l'année, lorsque l'apprenti devenait +compagnon, quand l'ouvrier passait contremaître. Quelques-unes +n'existent plus qu'à l'état de souvenir: d'autres sont en train de +mourir. S'il en est qui ne sont pas à regretter, il y en avait +certaines qui entretenaient une sorte de lien entre les diverses +catégories du métier, depuis le patron jusqu'au petit garçon qui +commençait son apprentissage. Ceux qui rêvent de creuser un fossé +entre deux éléments, qui sont aussi nécessaires l'un que l'autre, +pourront se réjouir de voir cesser ces rapports; il n'en sera pas de +même de ceux qui pensent que + + Quand les boeufs vont deux par deux + Le labourage en va mieux. + +J'ai donné un assez large développement à l'illustration +documentaire, puisqu'elle comprend 220 gravures. Elle est empruntée +à des sources très variées. La plupart du temps elle est en relation +directe avec le texte, que souvent elle complète ou éclaircit. C'est +surtout le cas de celle qui représente des scènes de moeurs. +D'autres images reproduisent des costumes d'autrefois, d'anciens +modes de travail, des intérieurs d'ateliers ou de boutiques, qui +permettent, mieux qu'une longue description, de se figurer le milieu +dans lequel vivait ou travaillait l'ouvrier aux siècles derniers. + +Depuis les vieux bois si pittoresques et si exacts de Jost Amman +jusqu'aux belles planches de l'_Encyclopédie méthodique_, les +métiers n'ont pas été regardés comme de simples thèmes à images +agréables, que l'on pouvait traiter par à peu près. Le cadre dans +lequel les artistes ont placé les personnages est très bien choisi +et bien rendu, avec ses détails particuliers; il est certaines +estampes traitées avec un tel souci de la vérité qu'elles permettent +de reconstituer le métier avec les ustensiles qui servaient à +l'exercer, et ses produits à divers états d'avancement. Les +anciennes caricatures elles-mêmes révèlent une observation très +attentive, et tout en étant comiques ou satiriques, elles nous +conservent bien des détails de costume, d'attitudes ou d'accessoires +qui ne sont pas mis là par amour du pittoresque, mais parce qu'ils +existaient réellement, et que les dessinateurs d'alors jugeaient +qu'ils étaient utiles au sujet qu'ils voulaient représenter. À ce +point de vue, elles sont très supérieures à celles de l'époque +moderne, faites plus hâtivement, et dont les auteurs se sont du +reste placés à un point de vue différent. + +Les images de métiers sont assez nombreuses, moins pourtant qu'on ne +serait tenté de le croire, et souvent elles visent plus la technique +que les moeurs ou les coutumes des artisans. Les artistes se sont +plutôt occupés des ouvriers qui parcouraient les rues, des marchands +ou des revendeurs qui annonçaient leur présence par des cris, que +des producteurs. On doit faire une exception pour les gravures et +pour les images populaires qui ont paru depuis le règne de Henri IV +jusqu'au milieu de celui de Louis XIV: Abraham Bosse, Lagniet, +Guérard, les Bonnart, les uns comme auteurs, les autres comme +éditeurs d'estampes, font aux artisans une assez large place, et +leurs planches constituent des documents de premier ordre pour +l'histoire intime des métiers: pour en retrouver l'équivalent, sinon +comme mérite, du moins comme abondance, il faut arriver à la période +révolutionnaire. + +C'est à la première de ces époques et au XVIIIe siècle que j'ai fait +les plus larges emprunts. J'ai donné moins de place aux estampes +modernes, parce que la lithographie, qui est le procédé le plus +employé pendant la première moitié de ce siècle, est d'une +reproduction moins facile que la gravure, et aussi parce que leurs +auteurs, presque tous des humoristes, ont laissé de côté nombre de +métiers qui, se prêtant autrefois à une satire que tout le monde +comprenait à demi mot, avaient cessé de fournir des sujets +populaires à la plaisanterie. J'ai encore moins pris à l'imagerie +contemporaine; la plupart du temps, elle n'a fait que reprendre +quelques-uns des thèmes des siècles passés, avec un art plus +médiocre, et sans y ajouter des traits bien caractéristiques. + +[Illustration] + + + + +LES MEUNIERS + + +Suivant une légende du Berry, le diable, après avoir examiné quel +pouvait être de tous les métiers d'ici-bas celui qui rapportait le +plus et celui où il était le plus facile, pour quelqu'un de peu +scrupuleux, de faire fortune, ne tarda pas à être convaincu que +c'était celui de meunier. Il établit sur la rivière de l'Igneraie un +moulin tout en fer, dont les diverses pièces avaient été forgées +dans les ateliers de l'enfer. Les _meulants_ vinrent de tous côtés à +la nouvelle usine, dont la vogue devint si grande, que tous les +meuniers des environs, dont on avait du reste à se plaindre, furent +réduits à un chômage complet. Quand le diable eut accaparé toute la +clientèle, il traita si mal ses pratiques, que celles-ci crièrent +plus que jamais misère. Saint Martin, qui passa par là, résolut de +venir en aide à ces pauvres gens. On était en hiver, et il +construisit, en amont de celui du diable, un moulin tout en glace. +De toutes parts on y vint moudre, et chacun s'en retourna si content +de la quantité et de la qualité de la farine qui lui avait été +livrée par le nouveau meunier, que le diable se trouva à son tour +sans pratiques. Alors il vint proposer à saint Martin d'échanger son +moulin contre le sien. Le saint y consentit, mais il demanda en +retour mille pistoles: c'était exactement le chiffre du gain +illicite que le diable avait fait depuis qu'il était meunier. +Pendant huit jours, celui-ci fut satisfait de son marché, mais alors +il vint du dégel: les meules commencèrent à suer, et au lieu de la +farine sèche qu'elles donnaient auparavant, elles ne laissèrent plus +échapper que de la pâte. + +Le commencement de ce récit, qui a été recueilli par Laisnel de la +Salle, reflète assez exactement les anciennes préventions populaires +à l'égard des meuniers. Leur mauvaise réputation, assez justifiée +autrefois, tenait surtout à ce que, au lieu de recevoir un salaire, +ils exerçaient un prélèvement en nature sur les grains qui leur +étaient confiés. Il en était résulté des abus que constatent, en +termes très sévères pour les meuniers, plusieurs ordonnances qui +avaient essayé d'y mettre fin: elles défendaient de prendre la +mouture en grains, mais seulement en argent, à raison de douze +deniers par setier, et recommandaient de rendre les farines en même +poids que le blé, à deux livres près, pour le déchet. Au cas où +celui qui faisait moudre aurait préféré ne pas payer en argent, le +droit de mouture était fixé à un boisseau par setier. Les +contraventions étaient punies par l'amende ou par le pilori. Ces +pénalités, dont la dernière avait un caractère infamant, n'avaient +pas complètement réussi à empêcher certains meuniers de «tirer d'un +sac double mouture», comme dit un proverbe, qui doit probablement +son origine à leur manière de procéder. «Chaque meunier a son +setier», disait-on aussi en parlant de quelqu'un dont on avait +besoin, et qui abusait de la situation. Cette façon de mesurer était +générale en Europe, et elle avait aussi donné lieu au dicton +anglais: _Every honnest miller has a thumb of gold_: tout honnête +meunier a un pouce d'or; en Écosse, on dit d'une personne peu +délicate qu'elle a un pouce de meunier: _He hiz a miller's thun_. Un +proverbe satirique de la Basse-Bretagne semble aussi en relation +avec ce pouce, aussi voleur que celui que les marins attribuent au +commis aux vivres: + + _Ar miliner, laer ar bleud_ + _A vo daoned beteg e veud,_ + _Hag e vend, ann daoneta,_ + _A ia er zac'h da genta._ + + Le meunier voleur de farine.--Sera damné jusqu'au + pouce,--Et son pouce, le plus damné.--Va le premier dans le + sac. + +En Béarn, on dit aussi: _Lou moulié biu de la pugnero_: le meunier +vit de la poignée ou prélèvement fait en nature; et en Basse-Écosse: +_The miller aye taks the best muter wi's ain hand_: la meilleure +mouture du meunier est sa propre main. + +Ainsi que d'autres industriels, auxquels on pouvait reprocher +d'avoir gardé plus que leur dû, les meuniers avaient imaginé une +réponse équivoque qui ne les empêchait pas de voler, mais leur +évitait, à ce qu'ils croyaient, un mensonge: «Les meusniers, dit +Tabourot, ont une mesme façon de parler que les cousturiers, +appelant leur asne le grand Diable et leur sac Raison; et rapportant +la farine à ceux ausquels elle appartient, si on leur demande s'ils +n'en ont point pris plus qu'ils ne leur en faut, répondent: Le grand +diable m'emporte si j'ay pris que par raison. Mais pour tout cela +ils disent qu'ils ne dérobent rien, car on leur donne.» Ils avaient +trouvé une autre manière d'expliquer les quantités qui manquaient. +Dans un petit poème français du XIIIe siècle sur les boulangers, les +vols des meuniers sur le grain qu'on leur donnait à moudre sont mis +sur le compte des rats qui dévalisent le grenier de nuit, et les +poules qui le mettent à contribution le jour. Un dicton de la +Corrèze semble prouver que cette excuse n'est pas tombée en +désuétude: + + _Moulinié, farinié,_ + _Traouquo chatso, pano bla_ + _Et peï dit que coï lou rat._ + + Meunier farinier.--Perce le sac, vole le blé.--Et qui dit + que c'est le rat. + +Plusieurs articles de coutumes locales constatent qu'à l'intérieur +du moulin des dispositions ingénieuses avaient pour but de favoriser +un bénéfice illicite: au lieu d'environner les meules d'un cercle +d'ais en rond, certains meuniers lui avaient donné une forme carrée, +en sorte que la farine qui remplissait les quatre angles de ce +carré, n'étant plus poussée par le mouvement de la meule, y restait +en repos, et y demeurait contre les intérêts des particuliers dont +ils faisaient moudre le blé. D'autres faisaient plusieurs ouvertures +au cercle d'ais, par où la farine tombait en d'autres lieux que la +huche où elle devait être reçue par le propriétaire du blé. Un +article des coutumes avait ordonné aux seigneurs ou à leurs meuniers +de renoncer à ces modes de construction frauduleuse. + +On comprend que ces pratiques aient valu aux meuniers d'autrefois +une détestable réputation; le poète anglais John Lydgate disait +qu'ils avaient tous les droits possibles au pilori; dans les dictons +injurieux, ils étaient associés aux tailleurs et aux boulangers, et +formaient avec eux la trinité industrielle la plus blasonnée au +moyen âge; on en trouve l'écho dans les dictons populaires et dans +les farces: «Si vous aviez enclos dans un grand sac un sergeant, un +musnier, un tailleur et un procureur, qui est-ce de ces quatre qui +sortiroit le premier, si on luy faisoit ouverte? demande Tabarin, +qui répond: le premier qui sortiroit du sac c'est un larron, mon +maistre. Il n'y a rien de plus asseuré que ce je dis.» + + --_Een voekeraar, een molenaar, een wisselaar, een tollenaer,_ + _Zijn de vier evangelisten van Lucifaar._ + + --Un usurier, un meunier, un changeur et un péager sont + quatre évangélistes pour Lucifer. (Prov. flamand.) + +[Illustration: Gravure satirique de Lagniet contre les protestants +et les meuniers.] + +Il y avait des blasons injurieux qui leur étaient spéciaux: ainsi +dans les _Adevineaux amoureux_, publiés au XVe siècle; la réponse à +la question: Qui est le plus privé larron qui soit? est: c'est un +mounier. Le même recueil contient une autre demande: Pourquoy ne +pugnist on point les mouniers de larrechin? Parce que rien ne +prendent s'on ne leur porte. Tabarin pose à son maître plusieurs +questions sur les meuniers: Quelle est la chose la plus hardie du +monde? C'est la chemise d'un meunier, parce qu'elle prend tous les +jours au matin un larron à la gorge, et ce dicton est encore vivant +en Bretagne. + + _Na euz ket hardissoc'h eget roched eur miliner_ + _Rag bep mintin e pak eul laer._ + +Naguère on disait que ce qu'il y a de plus infatigable, c'est la +cravate d'un meunier, parce qu'elle peut sans se lasser tenir +toujours un coquin à la gorge. + +D'après les _Fantaisies_ de Tabarin, l'animal le plus hardi qui soit +sur la terre, c'est l'âne des meuniers, parce qu'il est tous les +jours au milieu des larrons, et toutefois il n'a aucune peur. + +Aujourd'hui, les habitants des villes n'ont guère affaire +directement aux meuniers, et ce n'est plus qu'à la campagne que les +consommateurs sont en rapport avec eux: il n'en était pas ainsi +jadis. Vers le milieu du XVIIe siècle, le meunier est, à Paris même, +le personnage aux dépens duquel s'égayent le plus les auteurs +d'images satiriques et les farceurs populaires. + +Parmi les _Facéties tabariniques_ figure «le Procez, plaintes et +informations d'un moulin à vent de la porte Sainct-Anthoine contre +le sieur Tabarin touchant son habillement de toille neufve intenté +par devant Messieurs les Meusniers du faux-bourg Sainct-Martin avec +l'arret desdits Meusniers, prononcé en jaquette blanche (1622). Ce +moulin comparaît devant Messieurs les Meusniers, en la cour +d'Attrape, et ayant été mis hors de cause, il ne voyoit que trois +personnes devant qui il pouvoit demander son renvoy; car de tout +temps il a ses causes commises en la court des Larrons, sçavoir est +les meusniers, les cousturiers et les autres. Il voulut donc sçavoir +son renvoy par devant les cousturiers; mais on trouva qu'ils +estoient aussi larrons que les meusniers.» + +L'_Almanach prophétique_ du sieur Tabarin pour l'année 1623 enjoint +«aux meusniers d'avoir un certain recoin en leur meule pour attraper +de la farine, et de prendre double mouture.» Sauval dit que le +peuple de Paris leur attribuait un singulier patron: «Les six corps +des Marchands et tous les corps des Métiers ont chacun divers saints +et saintes pour des raisons plaisantes, car je n'oserois dire +ridicules, de peur de profaner comme eux les choses les plus +saintes. Les Meuniers ont le bon Larron, comme s'ils reconnoissoient +eux-mêmes qu'ils sont larrons, mais qu'à la fin ils pourront +s'amender». + +On disait, au XVIe siècle, d'un voleur, qu'il était «fidèle comme un +meunier» (p. 3). Maintenant encore, la malice populaire s'exerce +souvent à son égard: + + _Na pa rafe ar vilin nemet eun dro krenn,_ + _Ar miliner 'zo sur d'oc'h he grampoezenn._ + + Le moulin, ne donnât-il qu'un tour de roue.--D'avoir sa + crêpe le meunier est certain. (Basse-Bretagne.) + + _Quant lou mouliè ba hè mole._ + _Trico traco, dab la molo._ + _Dou bèt blat, dou fin blat,_ + _Quauque coupet de coustat._ + + Quand le meunier va faire moudre,--Tric trac, avec sa + meule.--Du beau blé, du fin blé,--Il met quelque mesure de + côté. (Gascogne.) + + --_Waar vindt men een molenaarshaan, die nooit een gestolen + graantje gepikt heeft?_--Où trouve-t-on un coq de meunier + qui n'a jamais picoté un grain de blé volé? (Flandre). + + --_Als de muis in den meelzak zit, denkt zij, dat ze de + molenaar zelf is._--Quand la souris est dans le sac à + farine elle se croit le meunier lui-même. (Flandre.) + + --_Quannu li mulinara gridanu curri à la trimogna._--Quand + le meunier crie, cours à la trémie. (Sicile.) + +À Saint-Malo, on dit aux petits enfants, en les faisant sauter sur +les genoux: + + Dansez, p'tite pouchée, + Le blé perd à la mouture, + Dansez, p'tite pouchée, + Le blé perd chez le meunier. + Les meuniers sont des larrons, + Tant du Naye que du Sillon. + +En Haute-Bretagne, la formulette qui suit est populaire: + + Meunier larron, + Voleur de blé. + C'est ton métier. + La corde au cou, + Comme un coucou. + Le fer aux pieds, + Comme un damné. + Quat' diabl' à t'entourer. + Qui t'emport'ront dans l'fond d'la mé (mer). + +On dit en Seine-et-Marne: + + Meunier larron. + Voleur de son pour son cochon: + Voleur de blé. + C'est son métier. + + Lair! lair er meliner! + Ur sahad bled do hé rair. + + Voleur! voleur meunier!--Un sac de farine sur le dos. + (Morbihan.) + +Le moulin lui-même prenait une voix pour conseiller le vol. En +Forez, le baritet ou tamis dit au meunier: «Prends par te, par me, +par l'anon.» + +Un petit conte picard, aussi irrévérencieux qu'un fabliau et peu +charitable pour les meuniers, semble dire que c'est en vertu d'une +autorisation divine qu'ils auraient constamment prélevé plus que +leur dû sur les manées de leurs clients: le jour de l'Ascension, +Jésus-Christ se dirigea vers un moulin à vent: comme ce moulin était +arrêté, il se mit en devoir de gravir les échelons de l'une des +ailes, afin de prendre son élan pour monter au ciel. Le meunier, qui +regardait à l'une des fenêtres de son moulin, lui cria: Où +allez-vous?--Je vais au ciel, répondit Jésus.--Dans ce cas, +attendez-moi donc, j'y vais avec vous, répliqua le meunier, qui +sortit aussitôt et s'accrocha aux pans de la robe du Christ.--Non, +non, dit Jésus, en le repoussant doucement: je vole en haut, toi +vole en bas. + +[Illustration: Gravure satirique de Lagniet (1637)] + +Dans les farces et les récits populaires les meuniers figurent parmi +les gens qu'on ne voit pas en paradis. La farce du _Meunyer de qui +le diable emporte l'âme en enfer_ (1496), représente un meunier qui, +sur le point de mourir, fait sa confession: + + ... le long de l'année, + J'ay ma volunté ordonnée, + Comme sçavez, à mon moulin, + Où plus que nul de mère née, + J'ay souvent la trousse donnée + À Gaultier, Guillaume et Colin. + Et ne sçay de chanvre ou de lin, + De bled valant plus d'un carlin, + Pour la doubte des adventures. + Ostant ung petit picotin, + Je pris de soir et de matin; + Tousjours d'un sac doubles moutures. + Somme de toutes créatures + Pour suporter mes forfaictures. + Tout m'estoit bon: bran et farine. + +Malgré ces aveux, sa contrition étant assez douteuse, le meunier +aurait été en enfer si Lucifer n'avait envoyé, pour prendre son âme, +un diable inexpérimenté qui croit qu'elle sort par le fondement; +c'est là qu'il se poste, tenant un sac ouvert, et dès qu'il y tombe +quelque chose il se hâte de l'emporter. Ce que c'était, on le +devine; Lucifer se bouche le nez et se met fort en colère contre le +diable maladroit. + +Tous les meuniers n'avaient pas la même chance. Quand la sainte +Vierge descendit aux enfers elle vit, d'après la légende de +l'Ukraine, des barres en fer installées au-dessus du feu et beaucoup +d'âmes coupables qui étaient suspendues par les jambes à ces barres, +et avaient de grandes meules attachées à leur cou, et les diables +attisaient le feu au-dessous d'eux avec des soufflets. Et la sainte +Vierge dit: «Instruis-moi, saint archange Michel, qui sont ces +pécheurs?» Michel dit: «Sainte Vierge, ce sont les meuniers +malfaiteurs qui ont volé les grains et la farine d'autrui». + +On raconte chez les Petits-Russiens que l'aubergiste et le meunier +se rencontrèrent en enfer: «Pourquoi es-tu ici, frère? dit le +premier; je suis pécheur, car je ne remplissais jamais entièrement +le verre, mais toi?--Oh! mon cher, moi, quand je mesurais, la mesure +était non seulement toute pleine, toute pleine, mais trop pleine, et +encore je pressais alors dessus. + +Il y avait toutefois des meuniers si pleins de ressources qu'ils +arrivaient par ruse à entrer en Paradis, bien qu'ils ne l'eussent +guère mérité. On raconte, en Haute-Bretagne, que jadis l'un d'eux +mourut, et vint frapper à la porte du séjour des bienheureux. Saint +Pierre lui ouvrit et dès qu'il vit son bonnet couvert de farine, il +lui dit: «Comment, c'est toi qui oses frapper à cette porte? Ne +sais-tu pas que jamais meunier n'est entré ni n'entrera en +Paradis?--Ah! saint Pierre, je ne suis pas venu pour cela, mais +seulement pour regarder, et voir comme c'est beau. Laissez-moi voir +un peu et je m'en irai sans faire de bruit». Saint Pierre ouvrit la +porte pour que le meunier pût regarder; mais celui-ci, qui avait son +quart sous le bras, le lança entre les jambes du portier, qui tomba, +et, avant qu'il eût eu le temps de se relever, il se précipita dans +le Paradis, et s'assit sur son quart. On voulut le faire déguerpir; +mais il assura qu'il était sur son bien et qu'il ne s'en irait pas. +Le meunier la Guerliche, dont les _Contes d'un buveur de bière_ +relatent les plaisantes aventures, est repoussé par saint Pierre, +puis par d'autres saints, qui lui reprochent ses vols; mais il +rappelle à chacun d'eux que pendant leur vie terrestre ils ont +commis d'aussi gros péchés que lui. On finit par lui dépêcher les +saints Innocents, et il leur dit: «C'est justement pour vous que je +viens! Est-ce qu'on ne m'accuse point d'avoir escamoté la farine de +mes pratiques! Ce que je faisais c'était tout simplement pour vous +apporter un bon paquet de gaufres sucrées». Les saints Innocents +ouvrirent la porte et se précipitèrent en foule, les mains tendues, +vers la Guerliche, qui entra librement en distribuant des gaufres à +droite et à gauche. + +Si les meuniers ne devenaient pas de petits saints, dignes d'entrer +au ciel sans passer par le purgatoire, ce n'était pas la faute des +avertissements d'en haut. Parfois le diable en emportait un, et en +leur qualité de protégés de saint Martin, ils avaient seuls le +privilège de voir leurs prédécesseurs accomplir leur pénitence +posthume. En Berry, deux longues files de fantômes, à genoux, la +torche au poing et revêtus de sacs enfarinés surgissent soudainement +à droite et à gauche du sentier que suit le passant, et +l'accompagnent silencieusement jusqu'aux dernières limites de la +plaine, en se traînant sur les genoux et en lui jetant sans cesse au +visage une farine âcre et caustique. Les riverains de l'Igneraie +prétendent que ce sont les âmes pénitentes de tous les meuniers +malversants qui, depuis l'invention des moulins, ont exercé leur +industrie sur les bords de cette petite rivière. + +Le curieux récit qui suit, inséré par Restif de la Bretonne dans ses +_Contemporaines_, rentre dans le même ordre d'idées: «Il y avait une +fois un moulin dont la meunière n'avait pas de conscience; elle +prenait deux ou trois fois la mouture au pauvre monde pendant qu'on +était endormi. Elle vint à mourir à la fin, et on dit que ce fut le +diable qui lui tordit le cou. Voilà que le soir on l'ensevelit, et +il resta deux femmes pour la garder. Mais au milieu de la nuit, +elles sortirent du moulin en criant et courant. Les gens qui les +rencontrèrent leur demandèrent ce qu'elles avaient. Et elles dirent +qu'ayant entendu un certain bruit sur le lit de la meunière morte, +dont les rideaux étaient fermés, elles les avaient ouverts et, +qu'ayant regardé, c'étaient deux gros béliers, dont un tout noir et +l'autre blanc, qui se battaient sur le corps, et que le noir avait +dit au blanc: «C'est moi qui ai l'âme, je veux aussi avoir le +corps». Et tout le monde fut avertir le curé, qui vint avec le +_Grimoire_, où il n'y a que les prêtres qui puissent lire, et qui +fait venir le diable quand on le veut: mais ils le renvoient de +même; et il entra au moulin. Et dès qu'il vit le bélier noir il lui +dit: «Que veux-tu?» Lequel répondit: «J'ai l'âme, je veux le +corps.--Non, dit le prêtre, en faisant trois signes de croix, car il +a reçu les saintes huiles». Et aussitôt le bélier noir s'en alla en +fumée noire et épaisse; au lieu que le blanc monta en l'air comme +une petite étoile claire.» + +[Illustration: Le Moulin de la Dissension, caricature contre les +Huguenots (vers 1630).] + +En Basse-Bretagne, les meuniers ne sont pas aussi estimés que les +laboureurs; ils ne se marient pas aisément avec les filles de +fermiers; on les accuse d'être libertins et gourmands. + + _Krampoez hug amann a zo mad,_ + _Ha nebeudig euz pep sac'had,_ + _Hag ar merc'hed kempenn a-vad._ + + Des crêpes et du beurre, bonnes choses.--Et un brin de + chaque sac de farine;--Et les jolies filles pareillement. + +Ce sont eux qui passent pour être les auteurs des chansons grivoises +et de celles qui offrent des traits piquants d'actualité. Le +meunier, dit M. de la Villemarqué, traverse les villes, les bourgs, +les villages, il visite le pauvre et le riche; il se trouve aux +foires et aux marchés; il apprend les nouvelles, il les rime et les +chante en cheminant, et sa chanson, répétée par les mendiants, les +porte bientôt d'un bout de la Bretagne à l'autre. + +Les laboureurs bas-bretons interpellent souvent le meunier qui passe +et lui crient: «_Ingaler kaoc'h marc'h_, Partageur de crottin de +cheval». En Flandre on lui adresse cette formulette satirique: + + _Mulder, mulder, korendief,_ + _Groote zakken heeft hij lief;_ + _Kleine wil hij niet malen:_ + _De duivel zal hem halen._ + + Meunier, meunier, voleur de blé, + Il aime les grand sacs; + Il ne veut pas moudre les petits: + Le diable l'emportera. + +En Belgique, le dimanche de la Quasimodo est appelé _l'joù d'monni_, +le jour aux meuniers, parce que l'on prétend que ceux-ci ne se +pressent guère de faire leurs Pâques et attendent le dernier moment +pour se mettre en règle avec leur conscience. L'ancien proverbe +français: Faire ses Pâques avec les meuniers, se disait de celui qui +ne communiait que le dernier jour du temps pascal. + +Le mauvais renom des meuniers s'étendait jusqu'à leurs bêtes: + + _De chaval de mouniè,_ + _De porc de boulengiè_ + _Et de filhos d'ostes_ + _Jamai noun t'accostes._ + + Du cheval du meunier,--Du porc du boulanger.--Des filles de + l'aubergiste,--Ne t'approche jamais. (Provence.) + + --_He has the impudence o' a miller's horse_.--Il a + l'impudence d'un cheval de meunier. (Écosse.) + +Les garçons meuniers, les «menous de pouchées», avaient une +réputation plus détestable encore que leurs patrons; naguère, en +Haute-Bretagne, les jeunes filles qui tenaient à leur bonne renommée +devaient bien se garder de causer sur la route avec eux. Dans l'est +de l'Angleterre, quand on veut parler d'une promesse sujette à +caution, on dit: _The miller's boy said so._ C'est le garçon meunier +qui l'a dit. Dans le Northumberland, pour parler d'une personne qui +est en retard, on la compare au garçon meunier: _He's always +behindhand, like the miller's filler._ + +Autrefois, dans le Bocage normand, ceux chez qui les garçons +meuniers venaient prendre ou rapporter la moulée, leur offraient des +oeufs de Pâques. La même coutume existait dans l'Yonne. Il y a une +trentaine d'années quand ils arrivaient, grimpés sur leurs ânes, +dans la ville de Saint-Malo, ils faisaient leur tournée à travers +les rues, frappant aux portes un nombre de coups de marteau +correspondant à l'étage habité par leurs clients. + +La croyance populaire attribue aux meuniers une sorte de puissance +occulte, et elle les range au nombre des corps d'état qui +fournissent des adeptes à la sorcellerie ou exercent la médecine +empirique par un privilège attaché à la profession. Il en est que +l'on va secrètement consulter pour savoir comment se rendre au +sabbat, retrouver des objets perdus ou se procurer des charmes. +D'autres peuvent jeter des sorts à ceux qui leur déplaisent et se +venger, même à distance. + +Un meunier du Morbihan, qu'un paysan avait refusé de prendre dans sa +carriole, lui dit que le vendredi d'après, au même endroit, son +cheval n'avancera pas en dépit des coups de fouet: cela arriva en +effet: mais un mendiant désensorcelle le cheval en faisant une +conjuration qui atteint le meunier. Lecoeur raconte aussi dans les +_Esquisses du bocage normand_ qu'un garçon meunier, éconduit par une +jeune fille, lui «joua un tour» et que depuis elle fut forcée de +s'aliter, en proie à un mal étrange, à des cauchemars terribles, qui +finirent par la conduire au tombeau. + +Au moyen âge on attribuait aux meuniers, comme aujourd'hui dans +plusieurs provinces, le pouvoir de guérir des affections spéciales. +Contre le rhumatisme, il fallait faire frapper trois coups d'un +marteau de moulin par le meunier ou la meunière en disant: _In +nomine Patris._ En Berry, celui qui est ou a été meunier de père en +fils, peut _panser de l'enchappe_ ou engorgement des glandes +axillaires au moyen de trois coups donnés sur la partie malade avec +le marteau à piquer les meules. Cette vertu leur vient de saint +Martin, patron des meuniers, qui de son vivant guérissait, à ce +qu'on assure, cette infirmité exactement de la même manière. + +[Illustration: Les femmes au moulin, fragment de l'estampe du Caquet +des femmes (XVIIe siècle).] + +Les meuniers n'ont pas, en général, de répugnance à travailler le +dimanche; mais, comme d'autres artisans, ils observent certains +jours, en raison de préjugés séculaires: en Belgique, ils sont +persuadés qu'il leur arriverait quelque malheur s'ils mettaient leur +usine en mouvement pendant la fête de sainte Catherine (25 +novembre), la patronne des métiers où l'on fait tourner la roue; à +Liège, ils observent le jour de Sainte-Gertrude; aux environs +d'Autun, tous les moulins établis sur les cours d'eau de la ceinture +du Beuvray, s'arrêtent le 11 novembre en l'honneur de saint Martin: +Un meunier ayant laissé tourner sa roue en ce jour sacré, subit de +telles avaries que personne depuis n'a osé l'imiter. + +Le moulin partageait autrefois avec le lavoir et le four le +privilège d'être un des endroits où les femmes bavardaient le plus +volontiers; on dit encore en Bretagne: «Au four, au moulin, on +apprend des nouvelles», et un proverbe gaélique constate qu'en +Écosse le moulin est l'un des endroits les plus recherchés pour les +cancans (p. 17). + + --_Ceardach dutheha, muileann sgireachd, 'us tigh-osda na + tri aiteachan a's shearr air son naigheachd._--Une boutique + de forgeron de campagne, un moulin de paroisse et une + auberge, les trois meilleurs endroits pour les nouvelles. + +Aux moulins se rattachent des superstitions et des coutumes dans +lesquels les meuniers jouent un rôle. En Ukraine, quand ils +installent leur meule, ils prononcent cette formule: «Taliarou, +taliarou, la pierre perforée; la fille nourrit son fils, le mari de +sa mère»; cette phrase fait allusion à la légende de la fille qui +donna à téter à son père en prison. En Écosse, la femme du meunier +invite les voisins à assister à la pose de la meule, et elle leur +sert du pain, des gâteaux et de la bière. + +Dans le nord de la France, lorsqu'il arrive un décès chez un +meunier, le moulin est mis en deuil, c'est-à-dire les ailes placées +en croix, et elles restent ainsi jusqu'au moment de l'inhumation; en +Vendée, les ailes sont en croix de Saint-André; s'il s'agit d'un +mariage ou d'une naissance, un bouquet est attaché au haut; dans les +environs de Cassel, le jour de la fête patronale et de celui du +baptême d'un enfant de meunier, les ailes sont disposées de manière +à former un trifolium. + +En Écosse, c'était l'usage de coucher sur la trémie la personne qui +entrait pour la première fois dans un moulin. + +D'après de Lancre, les moulins pouvaient être ensorcelés, comme la +plupart, du reste, des objets. Richard, dans les _Traditions de la +Lorraine_, donne un texte où est constatée cette croyance, qui n'a +pas peut-être entièrement disparu: «Simon Robert, meunier à Cleurie, +remontra en toute révérence, dans une requête adressée à mesdames de +l'abbaye de Remiremont, que, pendant l'année 1691, il n'a pu faire +aucun profit des moulins qu'il tient à bail du monastère, d'autant +que par un accident à lui non cognu, quoique lesdits moulins +tournassent, ils ne produisoient aucune farine et les grains en +sortoient presque comme il les mettoient dans la trémoire, ainsi +qu'il pourra le faire congnoistre par une visite qu'il a été obligé +de faire faire par la justice de la mairie de Celles, quoiqu'il eût +fait son possible, et qu'il ne manque rien auxdits moulins, et s'il +n'avoit eu recours à la prière et ne les eût fait bénir, il croit +qu'ils auroient été perdus pour jamais; cependant par la grace de +Dieu, depuis la bénédiction donnée sur iceux, ils ont commencé à se +remettre en estat au moyen du travail qu'il y a fait faire.» + +En Écosse, on croyait qu'en jetant dans le canal de la terre +empruntée à un cimetière on pouvait arrêter les roues. + +[Illustration: Caricature contre l'usage de la farine, milieu du +XVIIe siècle.] + +Dans le même pays, on raconte que les fairies viennent la nuit se +servir des moulins; pour les empêcher, on a soin d'enlever quelques +pièces ou bien d'attacher un caillou rond sur l'essieu. Mais on ne +prenait pas toujours ces précautions, parce que les meuniers étaient +parsuadés que la plus petite quantité de la farine des fairies leur +portait chance; si la nuit, ils les entendaient moudre, ils ne +manquaient pas le matin de ramasser la farine qu'elles avaient +laissée. Un meunier, après avoir pris des mesures pour empêcher le +moulin de tourner, se mit en observation. À minuit, les fairies +arrivèrent, et ne purent réussir à moudre. Le meunier, voyant +qu'elles s'en allaient, sortit de sa cachette et mit la machine en +mouvement. Quand elles eurent moulu, elles lui donnèrent un peu de +farine, en lui disant de la placer aux quatre coins du coffre, et +que de longtemps il ne serait vide. + +[Illustration] + +Les moulins du nord de l'Angleterre sont fréquentés par une sorte de +lutin appelé Killmoulis; il n'a pas de bouche, mais est pourvu d'un +grand nez; il porte le plus grand intérêt aux moulins et aux +meuniers; quand un malheur les menace, il pleure comme un enfant; il +est très friand de viande de porc, et on lui adresse cette petite +formulette: «Approche, mon vieux Killmoulis! Où étais-tu hier quand +je tuais le cochon? Si tu étais venu, je t'en aurais donné de quoi +te remplir le ventre.» + +En Hollande, les moulins ont un autre esprit, le Kaboutermannekin, +dont le caractère est bienveillant; lorsque la meule était avariée, +le meunier n'avait qu'à la placer la nuit devant le moulin, en ayant +soin de mettre à côté un morceau de pain, du beurre et un verre de +bière; le lendemain, il était certain de la trouver bien réparée. + +Dans le nord de l'Écosse, le Kelpie ou cheval d'eau lutin hantait +aussi les moulins; un meunier, ennuyé des visites de l'un d'eux, +enferma la nuit son cochon dans le moulin; quand celui-ci vit le +Kelpie, il se précipita sur lui et lui fit peur. La nuit suivante, +le lutin frappa à la fenêtre du meunier et lui demanda s'il y aurait +encore quelqu'un au moulin.--Oui, répondit le meunier, et il y sera +toujours. Le Kelpie ne revint plus. Le Brollachan était un monstre +qui avait deux yeux et une bouche et ne pouvait dire que deux mots: +Moi et toi; un jour qu'il était étendu le long du feu, le garçon du +moulin y jeta un morceau de tourbe fraîche qui brûla le lutin. Il se +mit à gémir, et sa mère arriva en lui demandant: Qui est-ce qui t'a +brûlé? Le Brollachan ne sut que répondre: Moi. Sa mère répondit: Si +c'était un autre, je me serais vengée. Le garçon de moulin renversa +sur lui le vase à mesurer la farine et se blottit de façon à +ressembler le plus possible à un sac. Il n'eut aucun mal, et le +lutin et sa mère quittèrent le moulin. + +Pendant la période révolutionnaire, l'imagerie qui fit tant +d'allusions aux divers métiers, s'occupa peu de la meunerie. Je ne +vois guère à citer que «la Marche du don Quichotte moderne pour la +défense du moulin des abus», qui vise le prince de Condé et ses +partisans; de nos jours les caricaturistes ne s'en préoccupent +guère, et la dernière satire dessinée qui ait trait aux meuniers est +peut-être le placard d'Épinal, intitulé le _Moulin merveilleux_; les +maris y viennent en foule amener leur femmes pour qu'après avoir été +moulues, elles deviennent meilleures. Voici le premier couplet de +l'inscription qui l'accompagne: + + Approchez, jeunes et vieux, + Dont les femmes laides, jolies, + Au caractère vicieux, + Ont besoin d'être repolies. + Femme qui, du soir au matin + Se bat, boit, jure et caquette. + Amenez-la dans mon moulin. + Et je vous la rendrai parfaite. + +Il est vraisemblable que si le meunier tient si peu de place dans la +satire moderne, c'est qu'il a cessé, dans les villes tout au moins, +d'être en contact direct avec les consommateurs, et qu'on ne +comprendrait plus facilement comme autrefois, les allusions qui +seraient faites à la meunerie. + +Jadis, au contraire, on voyait les meuniers venir dans les villes +chercher le blé des particuliers et leur rapporter la farine. À +Paris même, ils figuraient parmi les personnages connus de tout le +monde: dans la première moitié du XVIIe siècle, aucun métier n'est +l'objet d'autant d'images allégoriques ou satiriques. C'est alors +que paraissent des gravures dirigées contre les protestants, comme +celle de la page 5, où le meunier se moque d'eux, ou bien le Moulin +de la Dissension (p. 17), celles contre l'usage de la farine pour +poudrer les cheveux ou le visage (20-21), où le meunier joue un rôle +en compagnie de son âne, dont il est aussi inséparable que saint +Antoine de son cochon. Une autre série de charges, celle-là dirigée +contre la profession elle-même, est celle du «meunier à l'anneau», +dont la popularité est attestée par de nombreuses variantes. Suivant +quelques auteurs, elle aurait dû son origine à une aventure, que +Tallemant des Réaux a racontée: «Il y a dix ans environ, un meunier, +à la Grève, gagea de passer dans un de ces anneaux qui sont attachés +au pavé pour retenir les bateaux. Il fut pris par le milieu du +ventre, qui s'enfla aussitôt des deux côtés. Le fer s'échauffa, +c'était en été: il brûlait: il fallut l'arroser, tandis qu'on limait +l'anneau, et on n'osa le limer sans la permission du prévôt des +marchands. Tout cela fut si long qu'il fallut un confesseur. On en +fit des tailles-douces aux almanachs, et, un an durant, dès qu'on +voyait un meunier, on criait: «À l'anneau, à l'anneau, meunier!» + +Le bibliophile Jacob, dans une note de _Paris ridicule_, pense que +ce cri «Meusnier à l'anneau», que les meuniers regardaient comme une +grave injure, n'avait pas l'origine que lui attribuent Colletet, +dans les _Tracas de Paris_, et Tallemant des Réaux, et que l'on +devait plutôt y voir une allusion au châtiment que les meuniers de +Paris encouraient quand ils avaient retenu à leur profit une +certaine quantité de farine sur le blé qu'on leur donnait à moudre; +car ils étaient alors condamnés à la peine du pilori; or le patient +que l'on piloriait se voyait exposé en public, la tête et les mains +enfermés dans une espèce d'anneau ou de carcan mobile. + +[Illustration: Le Mvsnier a l'anneav] + +Un arrêt du Parlement défendit ces huées; mais un passage des +_Tracas de Paris_ (1663), où est aussi relatée l'anecdote du meunier +pris à l'anneau, montre qu'il n'était guère observé: + + Ce sont meusniers, sans dire gare. + À cheval dessus leurs mulets, + Qui viennent desus vingt colets, + Canons, manteaux, chemises, bottes. + De faire rejaillir des crottes; + Ils enragent dans leur peau + Que l'on dit: Meusnier à l'anneau! + De grands malheurs, par cy par là. + Sont arrivez de tout cela. + Car les meusniers, dans leur colère, + Joüoient tous les jours à pis faire: + Dès qu'un enfant les appelloit. + Monsieur le Meusnier le sangloit: + Puis se sauvoit de ruë en ruë. + En courant à bride abattuë. + Le père de l'enfant sanglé + Sortoit assez souvent, troublé. + Et sa femme, toute en furie + En vouloit faire boucherie... + Eux aussi par juste vengeance + Faisoient souvent jeuner la panse. + Retenoient d'un esprit malin + La farine un mois au moulin. + Ou prenoient la double mesure + Pour paiement de leur mouture. + Celuy-ci s'excusoit souvent + Qu'il ne faisoit pas assez vent: + Et cet autre en faisant grimace + Que la rivière estoit trop basse. + Pour finir tous ces accidents + Nos Conseillers et Presidens + Renouvellerent leurs défenses + Contre de telles insolences; + Et ce n'est plus que rarement + Qu'on leur fait ce compliment. + Dont mesme ils ne font plus que rire + Quand on s'avise de leur dire, + Car le temps, qui met tout à bout, + Leur a fait bien oublier tout. + +Les chansons populaires dans lesquelles figurent les meuniers sont +très nombreuses; plusieurs d'entre elles ont un refrain qui +reproduit, avec plus ou moins de bonheur, le bruit que fait le +tic-tac du moulin. Voici celui de la chanson du _Joli meunier_, +populaire en Haute-Bretagne: + + J'aurai l'âne et le bat, et le sac et le blé. + J'aurai le traintrin du joli meunier. + + _Ha! ma meil a drei,_ + _Diga-diga-di,_ + _Ha ma meil a ia,_ + _Diga-diga-da._ + + Ah! mon moulin tournera,--Dig,--Ah! mon moulin va. + (Basse-Bretagne.) + +Parmi ces chansons, il en est peu qui soient véritablement +satiriques et qui reprochent aux meuniers, comme les dictons et les +proverbes, les larcins professionnels. Elles les représentent plutôt +comme des gens libertins, capables, comme le meunier de Pontaro de +la ballade bretonne, d'enlever les filles et de les retenir au +moulin, ou bien d'essayer par ruse de les mettre à mal, comme le +meunier d'Arleux, héros d'un ancien fabliau. Plus généralement elles +parlent de leur galanterie: la plus répandue en France est celle où, +pendant que «le meunier Marion caressait», le loup mange l'âne +laissé à la porte du moulin, à laquelle fait peut-être allusion la +gravure de Valck (p. 29). Pour éviter que la fille ne soit grondée, +le meunier lui donne de quoi en acheter un autre. Les meunières de +la chanson populaire sont robustes, hautes en couleur, assez jolies +pour mériter le nom de «belles meunières», et pas trop cruelles aux +amoureux. C'est peut-être cette réputation qui donna l'idée aux +ennemis du duc d'Aiguillon de l'accuser de s'être couvert de plus de +farine que de gloire, en courtisant la meunière du moulin d'Anne, +pendant que ses troupes battaient les Anglais à Saint-Cast (1758). + +La chanson qui suit a été recueillie dans le Bas-Poitou par Bujeaud; +c'est la légende, versifiée par quelque poète rustique d'une +meunière, qui avait fait de son moulin une sorte de tour de Nesle: + + En r'venant de Saint-Jean-d'Mont. + On passe par un village, + Qui avait un moulin à vent + Qui faisait farine à tout vent. + + Dedans ce moulin l'y avait + Une tant jolie meunière + Qui appelait les passants: + Entrez dans mon moulin à vent. + + Un jour un messieu passa, + Un messieu à belle mine, + Qui dit s'appeler Satan, + Entre dans le moulin à vent. + + Depuis ce jour on voyait + Le moulin tourner sans cesse: + La farine et le froment + Abondaient au moulin à vent. + + Puis un beau jour on vit r'passer + Le messieu à belle mine, + Et tôt un grand coup de vent + Emporta le moulin à vent. + +En général les meuniers qui ont affaire au diable s'en tirent à +meilleur compte. Dans un récit de la Haute-Bretagne, le diable, qui +a fait marché avec des meuniers pour la fourniture de la farine de +l'enfer, vient à un des moulins: le meunier, Pierre-le-Drôle, lui +dit que ses meules auraient besoin d'être réparées. Pendant que le +diable est fourré dessous et occupé à les repiquer, le meunier +laisse tomber la meule sur lui, et ne le délivre qu'après lui avoir +fait signer un écrit par lequel il renonce au pacte conclu +auparavant. Quand Pierre-le-Drôle est mort, il se présente à la +porte de l'enfer, et le diable ne veut pas le recevoir, de peur +d'être encore moulu, disant qu'au surplus il y a en enfer assez de +gens de son métier. + +[Illustration: Habit de Meusnier + +Gravure de C. Walck (XVIIe siècle).] + +Les meuniers sont, au reste, au premier rang des artisans qui, grâce +à leur esprit ingénieux, viennent à bout d'entreprises que ne +peuvent mener à bien des gens de condition plus relevée. Les contes +les représentent comme plus subtils que les prêtres eux-mêmes. L'un +d'eux, dont la donnée se retrouve dans un fabliau du moyen âge, +l'évêque meunier, se raconte encore dans beaucoup de pays de France: +dans le sud-ouest, c'est lui qui doit répondre aux questions que lui +posera son évêque, résoudre des énigmes, et aller le voir ni à pied +ni à cheval, ni même vêtu. Un meunier vient à son secours, bâte son +mulet, se met tout nu et s'enveloppe dans un filet, de sorte qu'il +remplit ces conditions imposées; il résout ensuite les questions, et +lorsque l'évêque lui demande finalement de lui dire ce qu'il pense, +il répond: Vous pensez au curé et non pas au meunier qui vous parle. +L'évêque est si ravi, qu'il fait du meunier un curé. En Bretagne, +l'abbé de Sans-Souci, qui devait résoudre, sous peine de vie, des +énigmes posées par le roi, est tiré d'affaire par un de ses +meuniers, auquel il promet la propriété de son moulin. Le meunier +prit l'habit de Sans-Souci et vint trouver le roi, qui lui demanda +combien pesait la terre.--Sire, ôtez les pierres qui sont dessus, et +je vous le dirai.--Dis-moi ce que je vaux?--Le bon Dieu a été vendu +30 deniers, en vous mettant à 29, je ne vous fais pas tort.--Dis-moi +ce que je pense?--Vous pensez parler à l'abbé Sans-Souci, et vous +parlez à l'un de ses meuniers. + +C'est aussi un meunier qui est le héros d'un conte anglais, qui +présente plusieurs points de ressemblance avec la célèbre dispute +entre Panurge et l'Écossais. Voyant un écolier embarrassé pour +répondre à un professeur étranger qui devait lui faire subir son +examen par signes, il lui propose de changer d'habits et d'aller à +sa place. L'étranger tire une pomme de sa poche et la tient à la +main en l'étendant vers le meunier; celui-ci prend une croûte de +pain dans sa poche et la présente de la même manière; alors le +professeur remet la pomme dans sa poche et étend un doigt vers le +meunier; celui-ci lui en montre deux; le professeur étend trois +doigts et le meunier lui présente son poing fermé. Le professeur +donne le prix au meunier, et il explique à l'assistance que ses +questions ont parfaitement été résolues par le candidat. + +Près de Vufflens-la-Ville (Suisse romande), sur les bords de la +Venosge, se trouve un moulin qu'on appelle le Moulin d'Amour. +Autrefois, le fils du seigneur de Cossonay, petite ville des +environs, tomba amoureux de la fille de son meunier et demanda à son +père la permission de l'épouser. Le seigneur de Cossonay fit une +réponse négative et irrévocable. Alors, le jeune homme quitta le +château, renonça à son titre, et se fit meunier pour épouser sa +belle. Il l'épousa en effet, et vécut longtemps heureux avec elle +dans le moulin appelé depuis Moulin d'Amour. + +[Illustration: L'âne conduisant le meunier, caricature du _Monde à +rebours_.] + + +SOURCES + +Laisnel de la Salle, _Croyances du Centre_, I, 120, 129, 199.--de +Lamare, _Traité de la police_. II. 676, 692, 769.--W. Gregor, _Kilns +Mills_, 7. 18.--Communication de M. H. Macadam (Écosse).--O. +Pradère. _La Bretagne poétique_, 309.--Communication de M. P. +Lavenot (Morbihan).--Th. Wright, _Histoire de la caricature_, +124.--E. Rolland, _Rimes et jeux de l'Enfance_. 310.--Communication +de M. A. de Cock (Flandre).--E. Rolland, _Devinettes_. 137.--E. +Souvestre, _Derniers paysans_, 206.--L.-F. Sauvé, _Lavarou +Koz_.--Sauval, _Antiquités de Paris_, II. 617.--J.-F. Bladé. +_Poésies populaires de la Gascogne_, II, 267.--G. Pitre, _Proverbi +siciliani_.--E. Herpin, _La côte d'émeraude_. 110.--Paul Sébillot, +_Coutumes de la Haute-Bretagne_, 76.--Fourtier, _Dictons de +Seine-et-Marne_, 83.--A. Ledieu. _Traditions de Demuin_, 172.--P.-L. +Jacob, _Recueil de farces, sotties et moralités_, 237 et +suivantes.--_Jitté i Sloro_, V. 230.--Communication de M. T. Volkov +(Ukraine)--Communication de M. Vladimir Bugiel.--_Revue des +Traditions populaires_, V, 566; VI. 482; IX, 269, 282: X, 159. +107.--H. de la Villemarqué, _Barzaz-Breiz_, XXXIX. 457.--_Revue +celtique_. V, 487--A. Harou, _Le Folk-Lore de Godarville_, +63.--Mistral. _Trésor dou Felibrige_.--Lecoeur, _Esquisses du +Bocage normand_, II, 48, 178.--Ch. Moiset, _Croyances de l'Yonne_, +33.--E. Monseur, _Le Folk-Lore wallon_, 133.--Fouquet, _Légendes du +Morbihan_, 9.--P.-L. Jacob, _Curiosités des Croyances du moyen âge_, +97.--W. Gregor, _Folk-Lore of Scotland_, 60.--D. Dergny, _Croyances. +Usages_, etc. 263.--Richard. _Traditions de la Lorraine_, +38.--Henderson, _Folk-Lore of Northern counties_, 254.--Thorpe, +_Northern Mythology_, III. 187.--Loys Brueyre. _Contes de la +Grande-Bretagne_. 126.--_Paris ridicule et burlesque_, +235.--Bujeaud, _Chansons populaires de l'Ouest_. II. 157.--Paul +Sébillot. _Contes de la Haute-Bretagne_. I. 256.--J.-F. Bladé. +_Contes de la Gascogne_. III. 297.--_Folk-Lore Record_. II. 175. + +[Illustration: Fragment d'une des estampes du Meunier à l'anneau.] + + + + +LES BOULANGERS + + +Autrefois le peuple n'était guère charitable pour les gens des +métiers; ceux dont il pouvait le moins se passer, qui lui rendaient +presque quotidiennement des services, et auxquels il devait donner +souvent de l'argent, étaient de sa part l'objet d'imputations de +toutes sortes. Exagérant les défauts ou les méfaits de quelques-uns, +il faisait volontiers rejaillir sur la corporation entière des +reproches qui n'étaient mérités que par un petit nombre. Les +meuniers, les tailleurs et les boulangers, placés au premier rang +des artisans auxquels chacun avait affaire dans la pratique +ordinaire de la vie, étaient aussi très particulièrement visés par +les allusions blessantes, les dictons malveillants, méprisants ou +moqueurs. Un proverbe hollandais prétend que cent boulangers, cent +meuniers et cent tailleurs font trois cents voleurs: il est +vraisemblablement ancien: au moyen âge on disait que si l'on mettait +ensemble trois personnes de métiers mal notés, la première qui en +sortirait serait à coup sur un boulanger. + + _Marteleys de ffeverys_ + _Beluterye de boulengers_ + _Mensonges de procours,_ + _Desléutés de pledours,_ + _Tous ceuz ne valunt un denier,_ + +assure un dicton du XIIIe siècle; plus tard Rabelais blasonne aussi +«les meuniers qui sont ordinairement larrons et les boulangers qui +ne valent guère mieux». + +En Angleterre, on nommait _a baker's dozen_, le nombre treize, que +le vulgaire avait longtemps appelé la douzaine du diable; quand le +diable eut fait son temps, on remplaça son nom par celui du +boulanger, et le nombre treize devint la douzaine du boulanger. + +Lorsque l'imprimerie commença à être répandue, on vit paraître des +pamphlets en vers et en prose qui se font l'écho du mécontentement +populaire, et traitent assez durement la profession. On a réimprimé +de nos jours deux opuscules dont le titre indique le sujet et les +tendances peu bienveillantes: _La plainte du Commun contre les +boulangers et ces brouillons taverniers et autres avec la +désespérance des usuriers; la Complainte du commun peuple à +rencontre des boulangers qui font du petit pain, et des taverniers +qui brouillent le bon vin, lesquelz seront damnez au grand diable +s'ils ne s'amendent._ La «Farce du Savetier» formulait la même +accusation: + + AUDIN, savetier. + + Je me plains fort des boulenjers + Qui font si petit pain. + + AUDETTE + + C'est pour croistre leur butin, + Et leur estat faire braguer + Et pour leurs filles marier. + +Roger de Collerye, qui écrivit au commencement du XVIe siècle _La +Satyre pour les habitants d'Auxerre_, sorte de cahier de doléances +d'une ville de moyenne grandeur, parle assez longuement des +boulangers, et par la bouche d'un de ses personnages, il leur +adresse des reproches, parmi lesquels celui, qui leur a été souvent +fait depuis, d'acheter les grains pour les accaparer: + + LE VIGNERON + + Or, par le vray Dieu, j'ai grand fain + De voir le bled à bon marché. + J'ay regardé et remarché + La façon de nos boulangiers + Qui vont, faignant estre estrangiers, + Au devant des bledz qu'on amaine; + Que pleust à Dieu qu'en male estraine + Feussent entrez! Quant les acheptent, + Ils vont daguynant et puis guectent + S'on les regarde ou près ou loing. + Ha! par ma foy, il est besoing + Qu'on y mette bonne police... + Mais quoy c'est faulte de justice. + Tous les jours le pain appetice + Et n'est labouré bien ne beau. + + PEUPLE FRANÇOIS + + Il dict vray, et ne sent que l'eau, + De quoi le peuple est desplaisant. + + LE VIGNERON + + C'est pour le faire plus pesant. + + JEMIN MA FLUSTE + + Ils sont larrons comm' Escossoys + Qui vont pillotant les villaiges. + + PEUPLE FRANÇOIS + + Boullengiers payez de leurs gaiges + Seront, pour vray, quelque matin. + +L'image populaire du _Grand diable d'argent_, qui remonte au XVIIe +siècle, et dont on réimprime encore des imitations, parle ainsi du +boulanger. On le voit: + + Armé d'un terrible cordon. + Quiconque est ennuyé de vivre, + De lui peut prendre une leçon: + Il l'aura, s'il va par trop vite, + Et bientôt s'il vole toujours. + +L'histoire des soulèvements populaires montre que la menace contenue +dans ces vers devenait souvent une réalité; les émeutiers manquaient +rarement d'envahir les boulangeries, en dépit des grilles de fer qui +en garnissaient la devanture, et d'en enlever les marchandises. Là +ne se bornait pas toujours leur vengeance: Monteil assure que pour +un seul échevin pendu par le peuple, on pouvait citer cent +boulangers et le double de meuniers. Au XVIIIe siècle, il y eut des +émeutes pour le prix du pain, qui furent signalées par des excès; le +14 juillet 1725, tous les boulangers du faubourg Saint-Antoine +furent pillés. Le 20 octobre 1789, la populace pendit à un réverbère +de la place de l'Hôtel-de-Ville un boulanger de la rue du +Marché-Palu, qu'une femme avait accusé d'avoir caché une partie de +sa fournée. + +Ceux qui savent que les idées populaires avaient jadis une tendance +à revêtir la forme concrète du conte ou de l'exemple, qui avait, +plus que tout autre, prise sur les imaginations peu cultivées, ne +seront pas surpris des légendes qui avaient cours au sujet des +boulangers. Les saints ou Dieu lui-même intervenaient pour punir +ceux qui avaient poussé l'amour du gain jusqu'à dérober aux +malheureux une partie de leur nourriture; ils étaient métamorphosés +en oiseaux ridicules, méprisés ou moqueurs, condamnés à répéter, +comme une sorte de reproche perpétuel aux gens du métier, les +paroles que le coupable avait prononcées en commettant sa mauvaise +action. + +[Illustration: Opération de boulangerie au XVIIe siècle. + +Cette gravure, qui est empruntée au livre de Franqueville, _Miroir +de l'art et de la nature_ (1691), est accompagnée d'une explication +en français, en latin et en hollandais. Nous reproduisons la légende +qui explique assez bien les différentes opérations du métier: + +«Le boulenger 1 sasse la farine avec le sas ou bluteau 2, et le met +dans la may (huche) 3 à pestrir: et il verse de l'eau dessus, il en +fait une paste 4. Il la pétrit avec une spatule de bois 5, puis +après il en fait des pains 6, des gâteaux 7, des miches 8, des +craquelins 9. Ensuite il les met sur la pelle 10, et il les enfourne +11 par l'embouchure du four 12: mais avant de les enfourner, on +racle le four avec un fourgon 13 la braise et les charbons qu'il +ramasse en bas 14. C'est ainsi que l'on fait cuire le pain qui a de +la crouste 15 par dehors et de la mie 16 par dedans.»] + +Un boulanger du pays de Flandre, dans un moment de cherté, rognait +tant qu'il pouvait la pâte de chaque pain, sans compassion pour les +pauvres. Il ôtait ci, il ôtait là, en criant toujours: «Coucou, +coucou, bon profit!» Mais Dieu avait pitié d'eux, et il arrivait +que leur pâte s'élevait dans le four, s'améliorait et formait de +beaux pains. Loin de s'en réjouir, le méchant continuait à écorner +la pâte, toujours de plus en plus, en criant: «Coucou, coucou, +encore trop, coucou! coucou, bon profit!» Le bon Dieu s'irrita +et voilà qu'un beau jour le corps de cet homme se couvrit de plumes, +ses mains se changèrent en ailes, ses pieds en pattes et il s'envola +au bois, où dès que le printemps revient, il doit crier: Coucou, +coucou! En Allemagne, un boulanger peu scrupuleux a aussi été +métamorphosé. Il avait, à une époque de cherté, volé de la pâte aux +pauvres gens, et lorsque notre Seigneur la bénissait dans le four, +il l'en ôtait et en dérobait une partie en criant: Gukuk +(regardez)! C'est le cri que répète le coucou; la couleur pâle et +farineuse de ses ailes rappelle son origine; c'est aussi pour cela +qu'on l'appelle Beckerknecht, garçon boulanger. + +D'autres traditions attribuent la métamorphose du boulanger en +oiseau ridicule, non à un vol de pâte, mais à un manque de charité. +Un jour, rapporte Grimm dans la _Mythologie allemande_, le Christ +passant devant la boutique d'un boulanger, sentit le pain frais; il +envoya un de ses disciples pour en demander un morceau; le boulanger +le lui refusa; mais sa femme et ses filles, plus compatissantes, lui +donnèrent en cachette du pain. Le boulanger fut changé en coucou; sa +femme et ses filles allèrent au ciel, où elles devinrent sept +étoiles qui sont les Pléiades. Une autre boulangère, héroïne d'un +conte grec, donne à une pauvresse la moitié d'un pain et celle-ci +lui dit: + + Un roi tu épouseras, + Et reine tu seras. + +Après une suite d'aventures, elle devient en effet reine. + +Mais toutes les femmes n'étaient pas aussi charitables, surtout les +vieilles, dont l'âge a endurci le coeur, et elles sont punies de +leur avarice. On raconte, en Norvège, que lorsque Notre-Seigneur et +saint Pierre voyageaient sur terre, ils arrivèrent, après avoir fait +une longue route et ayant grand'faim, chez une vieille femme qui +était à boulanger. Notre-Seigneur lui demanda de lui faire un petit +pain. Elle y consentit, prit un morceau de pâte et se mit à le +façonner; mais à mesure qu'elle y touchait, il grossissait et il +finit par couvrir tout le moule. Elle dit alors qu'il était trop +gros pour eux; elle en prit un second qui grossit également, puis un +troisième, et plus la pâte augmentait, plus devenait grande sa +cupidité. Elle finit par ne plus vouloir rien leur donner. Alors +Notre-Seigneur la changea en pivert et lui dit: «Désormais, tu +chercheras ta nourriture entre l'écorce et le bois, et tu ne boiras +que quand il pleuvra.» En Danemark, une vieille femme que Jésus +enfant avait trouvée occupée à boulanger, et qui s'était montrée +aussi peu charitable, bien que la pâte se fût multipliée sous ses +doigts, est métamorphosée en vanneau. Les Bohémiens racontent aussi +qu'un jour que Jésus-Christ, n'ayant rien mangé depuis longtemps, +traversait un village, une femme se cacha pour ne pas lui donner du +pain; quand il fut passé, elle mit la tête à la fenêtre et cria: +«Coucou!» mais aussitôt elle fut changée en oiseau et condamnée à +répéter, par pénitence, le cri qu'elle avait poussé par moquerie. + +La législation d'autrefois était particulièrement sévère pour les +boulangers. Le _Livre des Métiers_ énumère longuement leurs devoirs; +une grande partie du second volume du _Traité de la police_ de de +Lamare, est consacré à détailler les nombreuses contraventions +auxquelles les exposait la moindre infraction aux obligations +multiples imposées à l'exercice de la profession, et à relater les +jugements rendus contre ceux qui s'en écartaient. + +En 1577 Henri III arrête en son conseil un règlement très développé +qui, entre autres prescriptions, ordonnait à tous les boulangers de +tenir en leurs fenêtres, ouvroirs ou charrettes, des balances et +poids légitimes afin que chaque acheteur pût peser par lui-même le +pain; il leur était en outre prescrit d'imprimer dessus leurs +marques particulières, afin de discerner les pains que feraient les +uns et les autres pour en répondre. Au milieu du XVIIIe siècle, le +_Code de police_ ajoutait que les balances devaient être «suspendues +à une hauteur suffisante pour que les bassins ne reçoivent point de +la table des contre-coups ménagés au profit du vendeur, par une +adresse frauduleuse». + +[Illustration: _Histoire d'un Boulanger de Madrid qui a esté chastié +pour avoir vendu son pain trop cher_] + +Les peines qui frappaient les contrevenants étaient fort sévères: +elles emportaient la confiscation de la marchandise, la démolition +des fours ou l'ordre de les murer pendant un temps déterminé, +l'amende pécuniaire, l'amende honorable, la perte du métier, et, au +moyen âge, la flagellation publique. Les condamnations sont très +nombreuses à Paris au XVIe et au XVIIe siècle. En 1491, trois +boulangers appelèrent de la sentence du prévôt qui les avait +condamnés «à être battus avec des verges par les carrefours de +Paris», pour avoir contrevenu aux ordonnances. En 1521, quatre +boulangers furent condamnés par sentence du prévôt, que confirma un +arrêt du Parlement, «à estre menez par aucuns sergents depuis le +Châtelet jusques au parvis Notre-Dame, lesdits hommes nuds testes, +tenans chacun un cierge de cire du poids de deux livres, allumé, et +illec requerir pardon et merci à Dieu, au Roy et à la justice, +desdites fautes et offenses par eux commises; et ce fait, estre +menez en ladite église et illec présenter et offrir lesdits cierges +pour y demeurer jusqu'à ce qu'ils fussent bruslez et consumez. Et en +outre auroit esté ordonné estre crié à son de trompe, par cri +public, par tous les carrefours de cette ville de Paris que tous +boulangers eussent à faire leurs pains du poids, blancheur et +qualité suivant l'Ordonnance, sur peine d'estre battus et fustigez +par les carrefours de Paris et autrement plus grièvement punis à la +volonté de justice». En 1541, un boulanger de Paris, chez lequel on +avait trouvé des pains ayant six onces de moins que le poids légal, +est condamné à faire amende honorable devant le portail de l'église +Notre-Dame, tenant un cierge d'une livre de cire, à demander pardon +à Dieu et à la justice, à payer une amende de huit livres parisis, +et à subir un emprisonnement. En 1739, le boulanger chargé de la +fourniture du grand et du petit Châtelet est condamné à deux mille +livres d'amende pour avoir altéré le pain des prisonniers. En 1757, +à un moment de disette, on intima l'ordre aux boulangers du Havre de +cuire et d'être toujours nantis de pain à peine de trois jours de +carcan, trois heures chaque jour, à l'effet de quoi il en fut planté +un sur la place de la mairie. + +À Augsbourg, en Allemagne, le boulanger pouvait, en certains cas, +être mis dans un panier au bout d'une perche et plongé dans un étang +d'eau bourbeuse. À Constantinople, au IXe siècle, le boulanger qui +enfreignait les ordonnances concernant sa profession, était, +suivant la gravité de la contravention, fouetté, avait la barbe et +les cheveux rasés, et était promené lentement «en triomphe», à +travers la ville, c'est-à-dire monté sur un âne ou sur un chameau, +et quand il avait subi les huées et les outrages de la foule, il +était banni à perpétuité. + +Il est vraisemblable que la ridicule promenade sur l'âne fut +appliquée au moyen âge dans une grande partie de l'Europe aux +boulangers coupables. Je n'en ai pas trouvé la constatation en +France: mais un placard du XVIIe siècle, reproduit page 9, qui fait +partie de ma collection, montre qu'à cette époque il était encore eu +usage en Espagne. + +Si le peuple faisait des boulangers une sorte de bouc émissaire et +leur reprochait des faits qui, souvent, tenaient à des causes +économiques dont ils étaient les premiers à souffrir, s'il les +accusait d'accaparer les grains, de donner peu de pain pour beaucoup +d'argent, il était loin au fond de mépriser la profession; il la +regardait au contraire comme l'une de celles qui donnaient le plus +de profit à ceux qui l'exerçaient. + +D'après une légende anglaise, lorsque le bon roi Alfred voulut +établir un roi des métiers, il n'oublia pas de convoquer les +boulangers. Dans le _Dict des Boulenguiers_, la boulangerie est +comparée à tous les autres états, et l'on montre sa supériorité en +disant que c'est elle qui nourrit le genre humain et fait gagner le +ciel par l'aumône. + +Un des personnages de la _Moralité des Enfants de Maintenant_, en +fait aussi l'éloge: + + INSTRUCTION + + Dictes moy de quel mestier + Si fut leur père en son temps + Dont a nourris ses beaulx enfans + Et jusques cy gaigné sa vie. + + MIGNOTTE + + Puis que voulez que je le die, + Il s'est vescu de boulanger. + + INSTRUCTION + + C'est ung bon mestier pour gaigner + Et décent à vie humaine; + La science n'est pas villaine. + Vos enfants y povez bien mettre. + Ils apprendront bien ceste lettre + Ou aultre mestier pour bien vivre; + Bon faict ses parens ensuyvre. + +Des proverbes, dans lesquels se glissent parfois des traits de +malice, constatent que le métier est bon: _Three dear years will +raise a baker's daughter to a portion_. Trois années de cherté font +une dot à la fille du boulanger. Un autre dicton du même pays +d'Angleterre n'était pas moins favorable: + + _A baker's wife my bite of a bun_ + _A brewer's wife my drink of a tun,_ + _A fisher manger's wife my feed a conger:_ + _But a serving-man's wife my stawe for the hunger._ + + La femme du boulanger peut goûter au pain,--Celle du + brasseur peut boire au tonneau,--Celle du pêcheur se + nourrir de congre,--Mais la femme d'un domestique doit + attendre pour apaiser sa faim. + +Et un proverbe allemand disait que les animaux domestiques eux-mêmes +des boulangers n'étaient pas malheureux. _Für Müllers Henne, Bäckers +Schwein und der Wittfrau Knecht soll man nicht sorgen._ Il est +inutile de s'inquiéter de la poule du meunier, du porc du boulanger +et du valet de ferme de la veuve. + +[Illustration: _Boulanger mettant le pain au four_ + +Gravure tirée du _Jeu universel de l'Industrie_ (vers 1830).] + +Lorsqu'un boulanger devenait riche par son industrie, ses achats +intelligents et son assiduité au travail, le peuple ne voulait pas +croire que sa fortune eût été acquise par des moyens honnêtes: Un +boulanger de Bordeaux, nommé Guilhem Demus, passait pour posséder +une main de gloire, à l'aide de laquelle il s'était enrichi. +Lorsqu'on taxa les habitants aisés pour payer la rançon de François +Ier, on l'imposa à cinquante écus. Il en mit trois cents dans son +tablier et vint lui-même les offrir au roi, en lui disant qu'il en +avait encore d'autres à son service. Celui-ci demanda à ceux qui +l'entouraient qui était ce brave sujet. On lui apprit que cet homme +devait sa fortune à un sortilège et que son offre n'avait rien +d'étonnant, puisqu'il possédait la _man de gorre_, grâce à laquelle +il pouvait se procurer des trésors. On prétend, maître, lui dit +alors François Ier, que vous avez une main de gloire?--Sire, +répartit Demus, man de gorre sé lèbe matin et se couche tard. + + * * * * * + +La boulangerie est un des seuls métiers dont il soit parlé avec +quelque détail dans l'_Histoire naturelle_ de Pline. Jusqu'à +l'expédition des Romains contre Philippe, les citoyens fabriquaient +eux-mêmes leur pain, et c'était un ouvrage que faisaient les femmes +romaines, comme naguère encore en province bien des dames +françaises. Les premiers boulangers que l'on vit à Rome furent +ramenés de Grèce par les vainqueurs. À ces étrangers on adjoignit, +dit de Lamare, plusieurs naturels du pays, presque tous du nombre +des affranchis, qui embrassèrent volontairement ou par contrainte, +un emploi si utile au pays. L'on en forma un collège, auquel ceux +qui le composaient étaient nécessairement attachés, sans le pouvoir +quitter sous quelque prétexte que ce pût être. Leurs enfants +n'étaient pas libres de s'en séparer pour embrasser une autre +profession, et ceux qui épousaient leurs filles étaient contraints +de suivre la même loi. Aussitôt qu'il était né un fils à un +boulanger, il était réputé du corps, mais il n'était obligé aux +travaux qu'à l'âge de vingt ans accomplis. Les esclaves ne pouvaient +entrer dans la corporation. On élevait à la dignité de sénateurs +quelques-uns des principaux boulangers, principalement de ceux qui +avaient servi l'État avec le plus grand zèle, surtout dans les temps +de disette. Ils furent déchargés des tutelles, curatelles et toutes +autres charges qui auraient pu les distraire de leur emploi. Ce fut +encore pour la même raison qu'il n'y avait point de vacances pour +eux, et que dans les temps où les tribunaux étaient fermés à tous +les particuliers, les boulangers seuls partageaient avec le fisc le +privilège d'y être admis pour la discussion de leurs affaires. + +En France, jusque vers l'époque de Charlemagne, on ne constate guère +l'existence de boulangeries publiques; d'après la préface de +l'édition du _Livre des Métiers_ (1889), leur corporation, ainsi que +toutes celles de France, s'est formée, et avant toutes les autres, +par une sorte de confrérie ou société religieuse, et, sous le nom de +talmeliers qu'ils portaient alors, on trouve la trace de leurs +statuts avant le temps de saint Louis. Mais les plus anciens +règlements que nous possédions sont ceux qui nous ont été conservés +par le prévôt des marchands Estienne Boileau, au début des Registres +des Métiers, recueillis vers l'an 1260. La partie qui concerne la +boulangerie est la plus développée de toutes celles du _Livre_. + +Celui qui voulait passer maître devait faire une sorte de stage de +quatre années, pendant lequel il payait 25 deniers de coutume en +plus, à Noël. À chaque paiement, il se faisait marquer, sur son +bâton, une coche par l'officier receveur de la coutume; quand il +avait ses quatre coches, il était en règle et l'on pouvait alors +procéder à son installation. Le bâton des nouveaux talmeliers +n'était pas celui de la confrérie; mais la cérémonie avait quelque +analogie avec celle-là, en ce sens que le bâton était déposé chez le +talmelier et que le candidat le présentait, comme garantie +d'apprentissage, au moment de la réception. Les auteurs de la +préface du _Livre des Métiers_ se demandent, avec assez de +vraisemblance, si le bâton à coches n'offrait pas un emblème de la +maîtrise, un signe quelconque d'autorité? En tout cas ce bâton ou +échantillon avait une grande importance, car le talmelier qui le +perdait subissait une amende de douze deniers. + +Lorsque l'apprentissage était terminé, et que la redevance avait été +payée au roi ou au grand panetier, son représentant, qui était un +des grands officiers de la couronne, le nouveau talmelier qu'il +s'agissait de recevoir à l'état de maître ou ancien talmelier, se +rendait à la maison du maître des talmeliers, où les gens du métier +devaient se trouver présents. Ils attendaient tous à la porte de la +maison. Le récipiendaire présentait au Maître un pot rempli de noix +et de nieules (oublies) et son bâton marqué de quatre coches, en +disant: «Maître, j'ai fait mes quatre années.» L'officier de la +coutume donnait son approbation, puis le Maître rendait au nouveau +talmelier son pot et ses noix. Celui-ci les jetait contre le mur de +la maison, puis il entrait, suivi de ses compagnons, dans une salle +où tous prenaient part au feu et au vin fourni par le Maître, au nom +de la communauté, et les assistants buvaient ensemble à la +prospérité de leur jeune confrère. Cette cérémonie avait lieu, +chaque année, le premier dimanche de janvier. Les membres de la +communauté ne pouvaient se dispenser d'y assister qu'en envoyant un +denier pour les frais du repas. Faute de s'acquitter de cette +obligation, ils s'exposaient à être interdits pendant quelques +jours. + +La mention d'une cérémonie semblable ne se trouve point dans +d'autres métiers. Dès cette époque, on avait perdu l'idée +respectueuse attachée aux emblèmes de la cérémonie décrite dans les +règlements. Ce pot rempli de noix et d'oublies que le talmelier +brisait contre le mur en signe d'émancipation, constituait un +symbole dont on ne se rendait déjà plus compte. C'était un souvenir +ancien d'une sorte d'hommage fait au grand panetier, dont la +maîtrise pouvait être considérée comme un fief personnel et _sine +gleba_, où les talmeliers se trouvaient ses vassaux; cérémonie +curieuse, qui se rattache ainsi aux droits nombreux et bizarres que +les seigneurs exigeaient en diverses circonstances de leurs vassaux. +Cette coutume, déjà vieille au XIIIe siècle, montre que les +talmeliers tenaient beaucoup à leurs anciens usages. Quand ils +revinrent à leurs premiers statuts, dans le courant du XVIIe siècle, +ils tentèrent encore de la faire revivre, en la modifiant, mais la +société n'était plus assez simple pour respecter ces usages +primitifs, et la description resta dans les textes sans que la +cérémonie fût célébrée. + +Il n'est pas parlé de chef-d'oeuvre dans le _Livre des Métiers_, +où pourtant les statuts de la corporation sont très détaillés: mais +on le trouve mentionné dans les règlements du XVIIe siècle. Pendant +longtemps le chef-d'oeuvre fut un des pains de chapitre dont Henri +Estienne disait: «S'il est question de parler d'un pain ayant toutes +les qualités d'un bon et friand pain, ne faut-il pas en venir au +pain de chapitre». + +[Illustration: Image de saint Honoré, gravée aux frais des +boulangers (1720).] + +Le projet de statuts proposé par les boulangers de Paris et autorisé +en partie par les arrêts des 21 février 1637 et 29 mai 1663, réduit +l'apprentissage à trois années, au bout desquelles le compagnon est, +après constatation de ses certificats et de sa moralité, admis à +faire un chef-d'oeuvre entier et complet de trois setiers de +farine qui étaient convertis en pain blanc, brayé et coiffé de +vingt-deux onces en pâte, et l'autre tiers en gros pain de sept à +huit livres en pâte. Lorsque le chef-d'oeuvre était accepté, le +compagnon passait Maître, et il n'est plus fait mention de la +cérémonie dans laquelle un pot rempli de noix était présenté, puis +brisé. Mais au bout de trois années, le nouveau Maître était tenu +d'apporter, le premier dimanche après les Rois «un pot neuf de terre +verte ou de fayence, dans lequel il y aura un romarin ayant sa +racine entière, aux branches duquel romarin il y aura des pois +sucrez, oranges et autres fruits convenables, suivant le temps, et +ledit pot remply de pois sucrez et sera ledit nouveau Maistre +assisté des jurez et anciens des autres maistres dudit métier. Cela +fait, dira au grand Pannetier: Maistre j'ay accomply mon temps; et +ledit grand Pannetier doit demander aux jurez s'il est vray; ce fait +prendra l'avis des jurez et anciens maistres, si ledit pot est dans +la forme qu'il doit estre, et s'il est recevable; et s'ils disent +qu'oüy, ledit grand Pannetier doit recevoir icelui et lui en donner +acte et de là en avant n'est tenu que de payer chacun an le bon +denier, qui est le denier parisis, pour reconnaissance de leur +maistrise, et doivent ceux qui seront défaillans d'apporter le bon +denier dans ledit jour, un chapon blanc d'amende envers ledit grand +Pannetier ou huit sols pour iceluy.» Cet usage de présenter le pot +et les friandises ne tarda pas à tomber en désuétude. Dès le milieu +du XVIIe siècle, on lui substitua, sous le nom d'hommage, qui +rappelait l'origine féodale de la redevance, le paiement d'un louis +d'or. + +En Provence le boulanger est surnommé plaisamment _Brulo pano, Gasto +farino;_ à Paris _criquet_ ou _cri-cri_ est un des surnoms familiers +des boulangers, qui sont aussi appelés mitrons, bien que ce nom soit +plus spécial aux ouvriers. On a voulu faire dériver ce mot d'une +assimilation de la coiffure des boulangers à la mitre. _Le Moyen de +parvenir_ donne une autre explication: Les valets des boulangers +sont ainsi nommés pour ce qu'ils n'ont point de haut-de-chausses, +mais seulement une devantière, telle ou semblable à celle des +capucins qu'ils nomment une mutande, et qui en pure scolastique est +appelée mitre renversée. La mitre couvre la tête et ce devanteau le +cul, qui sont relatifs. Le diable était parfois surnommé le +«boulanger»: il est aussi noir que le boulanger est blanc, et il met +au four de l'enfer. + +Les formulettes méprisantes adressées aux boulangers ne paraissent +pas avoir été bien nombreuses. En Écosse quelquefois les enfants se +mettent à crier sur leur passage: + + Batchie, batchie, bow wow wow + Stop your heid in a ha' penny row. + + Boulanger, boulanger, bow wow wow,--Mets ta tête dans un + pain d'un sou. + +À Rome on condamna à être employés au service des boulangeries tous +ceux qui étaient accusés et convaincus de quelques fautes légères, +et afin que le nombre ne manquât pas, les juges d'Afrique devaient +envoyer tous les cinq ans à Rome tous ceux qui avaient été condamnés +à cette peine. + +Les compagnons boulangers étaient, au XVIe siècle, assujettis à des +règlements de police très sévères. Une ordonnance du 13 mai 1569 +nous apprend qu'ils devaient être continuellement en chemise, en +caleçon, sans haut-de-chausses, et en bonnet, dans un costume tel, +en un mot, qu'ils fussent toujours en état de travailler et jamais +de sortir, hors les dimanches et les jours de chômage réglés par les +statuts: «Et leur sont faites défenses d'eux assembler, monopoler, +porter épées, dagues et autres bâtons offensibles; de ne porter +aussi manteaux, chapeaux et hauts-de-chausses, sinon ès jours de +dimanche et autres fêtes, auxquels jours seulement leur est permis +porter chapeaux, chausses et manteaux de drap gris ou blanc et non +autre couleur, le tout sur peine de prison et de punition +corporelle, confiscation desdits manteaux, chausses et chapeaux.» + +Leur condition ne paraît pas avoir été très enviable autrefois. On a +souvent réimprimé, dans la Bibliothèque bleue, un opuscule de huit +pages qui remonte au commencement du XVIIIe siècle. Il est intitulé: +_La misère des garçons boulangers de la ville et des faubourgs de +Paris_, et un ouvrier y expose, en vers alexandrins, les +inconvénients du métier; le tableau est quelque peu poussé au noir. + + Campé dessus mon Four avec ma ratissoire, + J'endure autant de mal que dans un Purgatoire... + Un corps comme le mien qui n'est point fait de fer + Est par trop délicat pour un si rude enfer. + On n'a point fait pour nous l'ordre de la nature; + La nuit, temps de repos, est pour nous de torture... + On commence chez nous dès le soir les journées, + On pétrit dès le soir la pâte des fournées: + Arrive qui voudra, faut, de nécessité, + Passer toutes les nuits dans la captivité... + Entre tous les métiers j'ai bien choisi le pire, + Les autres compagnons n'ont souvent rien à faire + Qu'un ouvrage arrêté, limité d'ordinaire; + N'ayant point d'autre mal quand on arrive au soir + Qu'à se bien divertir, goguenarder, s'asseoir. + +Les ouvriers boulangers et cordonniers ont été exclus du droit au +compagnonnage, parce que, disent ceux des autres corps d'état, ils +ne savent pas se servir de l'équerre et du compas. Ils ont formé +leur association en 1817; le titre de compagnon leur a été contesté, +et par dérision on ne les désigne que sous le nom de «soi-disant de +la raclette». + +Cette exclusion a parfois donné lieu à des rixes sanglantes. Au mois +de mai 1845, les compagnons boulangers de la ville de Nantes voulant +célébrer leur fête patronale, résolurent de se rendre à l'église le +jour de la Saint-Honoré, revêtus pour la première fois des insignes +et des rubans du compagnonnage, dont les autres compagnons avaient +la prétention de leur interdire le port. Les compagnons des autres +professions, à l'exception des cordonniers, résolurent de s'y +opposer de vive force. Ils écrivirent dans tout le département, et +il leur vint de nombreux auxiliaires qui, pour se reconnaître, +adoptèrent pour signe de ralliement trois grosses épingles piquées +d'une manière apparente sur le revers gauche de l'habit. Le maire de +la ville avait jugé prudent de retirer momentanément aux boulangers +l'autorisation d'arborer leurs couleurs. Le jour de la solennité, +ils quittèrent paisiblement et dans le meilleur ordre le domicile de +leur mère. Des groupes nombreux, les attendaient près de là dans la +Haute Grande Rue, et lorsqu'ils y débouchèrent, quelques murmures +approbateurs de ce qu'ils ne portaient pas de rubans, furent bientôt +suivis des cris de: Ils ont des cannes! Pas de cannes! À bas les +cannes! Et comme dans le compagnonnage on a vite passé de la parole +au geste, les boulangers voient aussitôt une meute ardente fondre +sur eux pour leur arracher leurs joncs. À cette brusque attaque, ils +opposent une vive résistance; mais, accablés par le nombre, ils sont +désarmés, dispersés et forcés de chercher un refuge dans les maisons +voisines. La gendarmerie dut intervenir, et le maire défendit à tous +les compagnons de paraître sur la voie publique avec des insignes +quelconque. + +Les dissidents du compagnonnage sont appelés les Rendurcis. À +l'époque actuelle, les compagnons boulangers portent des anneaux +auxquels est suspendue une raclette. + +Voici comment, vers 1850, avait lieu l'enterrement d'un compagnon +boulanger. Les hommes, dit Agricol Perdiguier, sont proprement +vêtus, parés de rubans rouges, verts, blancs, de quelques insignes +noirs, portent en main une haute canne, défilent deux à deux et +forment une longue suite. Les pas battent en marchant, les cannes +résonnent sur le pavé, les couleurs flottent au vent, tout est grave +et silencieux. Ils entrent dans le cimetière, se dirigent vers une +fosse fraîchement creusée. Arrivés là ils se forment en cercle. Le +cercueil est déposé au centre. Deux compagnons s'en approchent, se +mettent vis-à-vis l'un de l'autre, le pied gauche en avant, le droit +en arrière; ils ne sont séparés que par le cadavre et le bois qui le +renferme. Ils se regardent, se fixent avec des yeux mélancoliques. +Ils ont chacun une grande canne, qu'ils tiennent de la main droite, +près de la pomme, de la gauche, vers son milieu. Ils la penchent +contre terre, puis il la relèvent lentement, lui font d'écrire une +courbe, jusqu'à ce que son extrémité inférieure pointe vers le ciel. +Ce mouvement est accompagné de cris plaintifs de la part des deux +compagnons. Le mouvement des bras, des cannes et des cris +recommence. Tout à coup chacun d'eux se frappe la poitrine de sa +main gauche; ils se penchent à la fois l'un vers l'autre, forment +au-dessus du cercueil une sorte d'arc, une espèce d'ogive et se +parlent à l'oreille. Ils se redressent, recommencent leurs +mouvements de bras, leurs cris et se parlent encore à l'oreille. +Tout cela se répète et se répète encore. Ce dialogue +incompréhensible dure assez longtemps. On descend le cercueil dans +la fosse. Un compagnon se place à côté. On prend un grand drap noir +à fleur de tête qui dérobe à tous les regards le vivant et le mort. +À ce moment, il sort de la terre un profond gémissement. Aussitôt +tous les compagnons qui s'en sont rapprochés répondent ensemble par +un cri long et lugubre. Enfin les cris finissent, la terre tombe +avec un bruit sourd sur le cercueil, la fosse est comblée, les +compagnons se retirent. + +[Illustration: Vesta, déesse des Boulangers.] + +À Rome, Vesta, en sa qualité de déesse du feu, était la patronne des +boulangers; son image, que nous reproduisons d'après le _Magasin +pittoresque_, la représente assise et ayant à côté d'elle une sorte +d'autel entouré d'épis de blé, sur lequel a été déposé un pain rond; +à la fête des Vestalies, le 8 juin, qui était celle des boulangers, +on promenait dans les rues des ânes couronnés de fleurs et portant +des colliers de petits pains. + +Les Romains avaient surnommé Jupiter Pistor, c'est-à-dire Boulanger, +en mémoire de ce que lors de l'assaut du Capitole, il avait inspiré +aux assiégés de jeter du pain dans le camp des Gaulois, pour leur +faire croire que la place était bien approvisionnée. + +La confrérie des boulangers de Paris eut d'abord pour patron saint +Pierre aux Liens, que le livre des Métiers appelle saint Pierre _en +goule Aoust_; cette fête avait peut-être été choisie parce qu'elle +arrive le premier jour du mois où l'on fait la principale récolte +des blés. Ils eurent encore une dévotion particulière et fort +ancienne à saint Lazare, fondée sur le danger de devenir lépreux +auquel les boulangers à cause du feu étaient plus exposés que les +autres. Ils secoururent dans un temps de disette la maladrerie de +saint Lazare et s'obligèrent à lui fournir pour chacune de leurs +boutiques un petit pain, dit pain de fenêtre, par semaine. À cause +de ce don les boulangers lépreux y étaient reçus quel que fût leur +pays d'origine. Vers le commencement du XVIIe siècle, ce pain fut +remplacé par une redevance en argent, qui fut d'abord un denier +parisis, dit denier de saint Lazare, payé chaque semaine, puis par +une somme annuelle, que chaque boulanger payait le jour de la +Saint-Jean. Ils avaient une chapelle en l'église Saint-Lazare, où +ils avaient fondé une messe basse tous les vendredis de l'année à +perpétuité, et un service solennel le dernier dimanche du mois +d'août, où tous les boulangers se trouvaient et rendaient le pain +bénit. + +Mais leur principal patron était et est encore saint Honoré, évêque +d'Amiens au VIIe siècle, dont la fête est célébrée le 16 mai, et +leur confrérie était depuis longtemps établie dans l'église +Saint-Honoré, lorsqu'ils obtinrent de Charles VII des lettres de +confirmation en 1439. C'est l'image de ce saint qui figure le plus +souvent sur les méreaux ou les bannières; il est en costume d'évêque +et tient à la main droite une pelle de four sur laquelle sont trois +pains. La bannière des boulangers d'Arras était _d'azur à un saint +Honoré mitré d'or, tenant à dextre une pelle d'argent chargée de +trois pains de même et une crosse aussi d'or_. Elle fut adoptée par +les boulangers de Paris dont l'ancienne bannière portait deux pelles +en croix sur le pellon de chacune desquelles étaient trois pains +ronds. + +On voit, au Cabinet des estampes, plusieurs images de la confrérie +de Saint-Honoré; celle que nous reproduisons, un peu réduite, a été +gravée aux frais de la corporation, en 1720. + +[Illustration: Bannière des Boulangers d'Arras. Bannière ancienne +des Boulangers de Paris.] + +En Belgique, les boulangers ont adopté pour patron saint Albert, +évêque de Liège, vers 1192; il est représenté debout, en costume +épiscopal, tenant, comme saint Honoré, une pelle à four et trois +pains fixés dessus. Saint Albert, dit la légende, était un +personnage de noble origine, qui pour mieux se livrer à l'oraison, +s'était retiré sur une montagne, où il exerçait l'état de boulanger. +Son âne portait à la ville, sans être guidé, les pains que le maître +avait cuits, les vendant à prix fait et rapportant l'argent dans une +bourse attachée à son col. + +À Paris, les maîtres boulangers et les compagnons font leur fête à +part. Voici comment, il y a une quinzaine d'années, était célébrée +celle des maîtres. Le jour de la Saint-Honoré, la corporation se +réunit à son siège social pour se rendre à l'église de la Trinité où +doit être chantée une grand'messe. En tête marchent quatre tambours +précédant une musique; puis viennent les chefs de la corporation +précédés d'une bannière; derrière sont portées des brioches qui sont +offertes en guise de pain bénit. Les maîtres sont entourés de jeunes +filles en blanc. Derrière eux marchent les garçons boulangers en +habit de fête, ayant à la boutonnière le ruban vert brodé d'épis +d'or, insigne de la corporation. + +En 1863, Vinçard décrivait ainsi la fête des compagnons: Dès le +matin de la fête, les compagnons et les aspirants se rendent chez la +mère. Le cortège, musique en tête, part ensuite en bon ordre; les +compagnons parés de rubans et précédés d'un énorme gâteau porté par +quelques-uns d'entre eux, se rendent à l'église Saint-Roch, où ils +font célébrer une messe. Le service fini, ils vont chez le +restaurateur faire leur banquet auquel, sauf la mère, aucun étranger +ne peut assister. Après le repas, ils donnent un bal, pour lequel de +nombreuses invitations ont été envoyées, et où se trouvent réunies +différentes députations des autres corps de métiers. Sur les billets +d'invitation sont représentés les outils professionnels: une paire +de balances, une étoile lumineuse placée au-dessus de deux mains +entrelacées. Un tablier est au bas, avec des épis de blé, et des +feuilles de laurier. À chaque coin et au milieu du dessin sont +tracées des lettres symboliques se rapportant au compagnonnage. Le +tout est surmonté d'une devise qui fut d'abord: _Honneur et gloire +aux enfants de Maître Jacques_, et a été, depuis 1861, remplacée par +celle-ci: _Respect au devoir; Honneur et gloire au travail_. Le bal +donné par les boulangers est surtout remarquable par la tenue, la +convenance et l'urbanité de ceux qui y prennent part. + +En 1890, les compagnons et aspirants boulangers du Devoir du Tour de +France, décorés aux couleurs nationales et musique en tête, +partirent à deux heures de chez la mère pour se rendre à l'Élysée +Ménilmontant, où ils avaient organisé une fête, suivie d'un bal qui +ne se termina que fort tard dans la nuit, au milieu des chants +joyeux de la boulangère. + +À Lille, au moment de la fête annuelle, les valets des corporations +ou des sociétés offrent aux sociétaires des images appelées blasons, +où figurent généralement les saints sous le patronage desquels ces +associations sont placées; celle des boulangers représente saint +Honoré. + +[Illustration: Image de saint Honoré, offerte à Lille par les valets +de la corporation.] + +Les boulangers jouaient un rôle à part dans certaines fêtes +publiques auxquelles ils assistaient en corps. Une estampe +reproduite dans Lacroix, _Institutions et costumes an XVIIIe +siècle_, représente les boulangers de Strasbourg qui, dans le défilé +des corporations devant le roi Louis XV, le 9 octobre 1744, ils +exécutent des jeux, des danses et des exercices avec épées; l'un +d'eux est monté sur une sorte de pavois formé par les épées. + +À Béziers, lors de la fête de la Caritach, les boulangers, montés +sur un des chariots des corps de métiers, jetaient de petits pains +aux spectateurs qui tendaient leurs chapeaux. + +Il est d'usage en certains pays que les boulangers fassent, au début +de l'année, un cadeau à leurs pratiques. En Bourgogne, si le +boulanger a apporté son offrande au client avant qu'on lui ait donné +quelque autre chose, c'est un signe de chance pour la maison. + +En France, tout au moins à notre époque, les enseignes des +boulangeries n'ont guère d'emblèmes présentant quelque originalité: +le plus commun est une gerbe de blé de petite dimension. Voici +quelques sculptures avec des inscriptions pieuses relevées sur +d'anciens moulins d'Edimbourg qui appartenaient aux boulangers de +cette ville. Ils figuraient sur le programme de la fête de +l'Association écossaise des maîtres boulangers d'Edimbourg (1894). + +[Illustration: Tu mangeras ton pain À la sueur de ton front. + +Dieu bénisse les boulangers d'Edimbourg qui ont fait bâtir cette +maison. + +Béni soit Dieu pour tous ses dons.] + +Les récits populaires que nous avons rapportés appartiennent à un +genre très à la mode au moyen âge, celui des exemples ou moralités: +les boulangers cupides et les vieilles femmes avares y sont punis +par des métamorphoses. Deux légendes siciliennes sur l'origine des +taches de la lune se rattachent aussi à la boulangerie. Jadis la +Lune était la fille d'un boulanger; un jour qu'elle importunait sa +mère, occupée à une fournée, pour avoir un gâteau, celle-ci +impatientée, la frappa de son écouvillon, c'est pour cela que la +lune a la figure barbouillée; suivant un autre récit, le coup fut +frappé par la mère un jour d'été que sa fille ne s'occupait que de +sa toilette au lieu de lui aider à nettoyer le four. + +On raconte, en Haute-Bretagne, qu'un jour Lucifer vint sur terre +pour faire marché avec divers ouvriers; quand il arrive chez le +boulanger, celui-ci l'invite à entrer dans son four sous prétexte de +le visiter; dès qu'il y est, il asperge le four d'eau bénite, et ne +consent à laisser le diable s'en aller qu'après lui avoir fait +signer un écrit dans lequel il renonce à tout pouvoir sur lui. Quand +le boulanger meurt, il est repoussé par le portier du Paradis: mais +saint Yves, gardien du Purgatoire, l'y recueille dans un coin en lui +disant: «C'est singulier que vous n'ayez pas trouvé de place en +Paradis, ordinairement les fourniers n'ont pas mauvaise réputation». + +Un conte des environs de Saint-Malo met en scène un matelot, un +perruquier et un boulanger, tous les trois amoureux d'une fille que +la mère veut marier à celui qui aura les mains les plus blanches: +comme le récit est fait par un marin, c'est le matelot qui triomphe, +parce que dans sa main goudronnée il a mis une pièce d'argent, plus +blanche que la poudre du perruquier et que la pâte de la main du +boulanger. + +Dans les récits populaires assez nombreux, où il est parlé des +boulangers, ils n'y figurent en général que comme personnages +secondaires, ou bien leur rôle a si peu de lien avec la boulangerie +que dans des variantes, souvent du même pays, ils sont remplacés par +des gens exerçant un métier différent. + +L'aînée des «Soeurs jalouses de leur cadette» souhaite d'avoir +pour mari le boulanger du sultan, afin, dit le conte des _Mille et +une nuits_, de pouvoir manger à discrétion de ce pain si délicat +qu'on appelle le pain du sultan; la plus jeune des «Trois filles du +boulanger», héroïne du conte breton qui appartient aussi au cycle +des soeurs méchantes et jalouses, souhaite de devenir la femme du +roi, et elle l'épouse en effet. En Portugal, le fils paresseux d'un +boulanger réussit, à l'aide d'animaux auxquels il a rendu service, à +devenir le gendre du roi, mais ses aventures n'ont aucun rapport +avec la boulangerie. + +[Illustration: La Belle Boulangère, gravure de Binet.] + +La gravure ci-dessus de Binet, qui représente une boulangère +implorant le pardon de son mari qu'elle a trompé, est placée au +commencement d'une nouvelle de Restif de la Bretonne qui a pour +titre: «La Belle boulangère». À la fin de l'historiette, Restif +parle aussi d'autres aventures galantes de boulangères, et il semble +croire, comme la chanson, que «les écus ne leur coûtent guère.» + +Autrefois, les boulangères passaient d'ailleurs pour être jolies et +coquettes: une ronde de Ballard (1724) commence ainsi: + + C'est la jeune boulangère + Du bout du pont saint Miché; + Ell' s'en va en pèl'rinage: + Son mari est trépassé. + +Dans la suite elle rencontre un garçon pâtissier qui lui dit, avec +quelque vraisemblance, qu'elle revient du pèlerinage de Cythère. + +La ronde de «La Boulangère a des écus» sert de prétexte à un jeu +mimé et assez compliqué, dont les manuels de jeux donnent la +description. + +La plupart des devinettes sur les boulangers sont à double sens, +elles rentrent un peu, avec moins de délicatesse de forme, dans +l'esprit du couplet: + + Je pétrirai, le jour venu, + Notre pâte légère, + Et la nuit, au four assidu, + J'enfournerai, ma chère. + +Une chromolithographie distribuée en réclame par le magasin de +nouveautés _À la Ville de Lutèce_ (1893), représentait un petit +boulanger qui enfournait un pain, avec cette inscription: Qu'est-ce +qui cuit plus qu'une brûlure? Au verso se lisait l'explication: +C'est un boulanger. + + +PROVERBES + +--Tant vaut le mitron, tant vaut la miche. (Haute-Bretagne.) + +--Un bon boulanger ne laisse jamais sa pâte à moitié travaillée. +(Perse.) + +--Celui qui craint le feu ne se fait pas boulanger. (Allemand.) + +--Lorsque le beurre vous pousse à la tête, il ne faut pas se faire +boulanger. (Hollandais.) + +--Mauvais boulanger qui a la tête beurrée. (Danois.) + +--Il fait comme le boulanger qui fait entrer son pain dans le four, +et n'y entre pas lui-même. (Hollandais.) + +--Feves et forniers (forgerons et fourniers) boivent voluntiers. XVe +siècle. + +_Biada di mugniao, vin di prete e pan di fornaio non fare a +miccino._ + +Blé de meunier, vin de prêtre et pain de fournier ne font pas +grand'chose. (Italie.) + +--_Coscenza di fornai coscenza d'osti._ + +Conscience de fournier, conscience d'hôte. + +--Il vaut mieux aller au boulanger qu'au médecin. + +--Où le brasseur entre, le boulanger n'entre pas. (Pays wallon.) + +--Plaider avec le boulanger, c'est avoir faim, n'avoir point de +pain. (XVIIe siècle.) + +--_Take all and pay the baker._ + +Prends tout et paie le boulanger. (Anglais.) + +--C'est celui qui a oublié de payer sa taille qui traite le +boulanger de voleur. (Proverbe wallon.) + + +SOURCES + +Th. Wright, _Histoire de la caricature_, 122.--Leroux de Lincy, _Le +Livre des proverbes français_.--_Ancien Théâtre Français_, II, 129; +III, 15.--Monteil, _Histoire des Français_, II, 140.--Desmaze, +_Curiosités des anciennes justices_, 311, 472, 509.--E. Boursin, +_Dictionnaire de la Révolution_.--Dr Coremans, _Traditions de la +Belgique_, 294.--Grimm, _Teutonic Mythology_, II, 676, +729.--Legrand, _Contes grecs_, 263.--Dasent, _Popular tales from the +Norse_, 213.--Swainson, _Folk-Lore of british birds_, +185.--Grohmann, _Aberglauben und Gebraeuche aus Boehmen_, 68.--De +Lamare, _Traité de la police_, II, 710, 722, 734, 768.--Alphonse +Martin, _Les anciennes Communautés d'arts et métiers du Havre_, +119.--Communications de M. Maulevault.--_Folk-Lore._--Hazlitt, +_British Proverbs_.--Reinsberg-Düringfeld, _Sprichwörter_.--_Magasin +pittoresque_, 1857, 1866, 37; 1870, 133.--Communications de M. +Macadam.--C.-G. Simon, _Étude sur le compagnonnage_, 62, 64, +145.--A. Perdiguier, _Mémoires d'un compagnon_, I, 229.--Du Breül, +_Le théâtre des antiquités de Paris_, 645.--F. de Vigne, +_Corporations de métiers_ (Gand), 76.--Vinçard, _Les Ouvriers de +Paris_, 65.--_Revue des Traditions populaires_, IV, 75.--A. de Nore, +_Coutumes, Mythes, etc., de France_, 75.--Moiset, _Coutumes de +l'Yonne_.--_Archivio per lo studio delle tradizioni popolari_, IV, +500.--Paul Sébillot, _Contes de la Haute-Bretagne_, I, +258.--Kruptadia, II, 36.--Luzel, _Contes de la Basse-Bretagne_, III, +177.--Rolland, _Chansons populaires_, I, 122.--Roebuck, _Persian +Proverbs_.--Giusti, _Proverbi toscani_.--Baïf, _Mimes_, +120.--_Bulletins de la Société liégeoise de littérature wallonne_, +IV, 593. + +[Illustration: VIGNETTE DE JAUFFRET Les Métiers (1826).] + + + + +LES PATISSIERS + + +La réclame qui, en parlant aux yeux, essaie de forcer les passants à +regarder les étalages, est bien antérieure à notre époque. S'il +suffisait à ceux qui, comme les boulangers et les bouchers, +vendaient des aliments de première nécessité, d'indiquer la nature +de leur commerce par un signe extérieur très simple et compris de +tous, il n'en était pas de même des industriels qui s'adressaient +pour ainsi dire au caprice. Les pâtissiers paraissent avoir été +parmi ceux qui, les premiers, se sont ingéniés à attirer l'attention +des clients et à leur inspirer le désir d'acheter des choses qui +pouvaient passer pour des superfluités. À la fin du seizième siècle +et au commencement du dix-septième, on les voit employer des +procédés analogues à certains de ceux qui sont en usage de nos +jours. + +Vers 1567, leur enseigne était une lanterne qu'ils allumaient le +soir pour éclairer leur boutique: elle était fermée, transparente, +et ornée sur toute sa circonférence de figures grotesques et +bizarres. C'était un des ornements que, dans l'origine, on avait +employés sur la scène pour la représentation des Farces, Mystères et +Sotties. On les en exclut par la suite, et je ne sais, dit Legrand +d'Aussy, pourquoi les pâtissiers s'en emparèrent. À cause de ces +personnages on les appela des lanternes vives; dans une de ses +_Satires_, Régnier leur compare une vieille qui + + ... Sembloit, transparente, une lanterne vive + Dont quelque paticier amuse les enfans, + Où des oysons bridez, guenuches, elefans, + Chiens, chats, lievres, renards et mainte estrange beste + Courent l'une après l'autre... + +Au commencement du règne de Louis XIV, les maîtres pâtissiers +dressaient encore leurs chandelles derrière de longues pancartes +faites d'un papier transparent, tout couvert de figures d'hommes et +de bêtes grossièrement enluminées. La rue sombre s'éclairait de +cette fantasmagorie, dont les ombres fantastiques s'agitaient et +dansaient sur les blanches parois des maisons d'en face. + +Cette mode disparut vers la fin du dix-septième siècle, et à +l'époque de la Révolution la devanture du pâtissier était très +simple. On passait vingt fois devant, dit Ant. Caillot, sans y faire +nulle attention. Les boutiques de Lesage, rue de la Harpe, et celle +du Puits-Certain ne se distinguaient pas beaucoup de celle d'une +fruitière qui les avoisinait. Sous l'Empire, les pâtissiers +soignèrent davantage la mise en scène, et peu à peu leur étalage +devint à peu de chose près ce qu'il est aujourd'hui, montrant des +friandises de toutes sortes, de formes et de couleurs variées, +coquettement disposées. En même temps certains s'ingéniaient, par +des procédés particuliers, à attirer la clientèle. C'est ainsi que +lorsqu'on frappa les petites pièces de cinq francs en or, l'un d'eux +se fit une sorte de célébrité en annonçant que, parmi ses pâtés, +l'acheteur avait quelque chance de trouver une pièce d'or. + +Du temps de Louis XIII l'intérieur des boutiques était aussi très +orné, ainsi qu'on peut s'en convaincre en regardant la belle estampe +d'Abraham Bosse, qui a été bien souvent reproduite. Certains +pâtissiers semblent avoir été les précurseurs des restaurants à +clientèle galante. Dans l'arrière-boutique de quelques-uns, et dans +celle des rôtisseurs, était toujours, dit l'_Histoire des +Hôtelleries_, quelque petit réduit bien sombre, tout disposé pour le +mystère et le tête-à-tête, enfin un vrai cabinet particulier. Une +petite porte donnant sur une ruelle étroite et peu éclairée +conduisait à la mystérieuse chambrette. La femme novice en fait de +débauche ne manquait point de passer par cette entrée discrète; mais +celle chez qui une vieille habitude avait fait taire tout scrupule +et tout remords dédaignait la porte clandestine, et elle entrait +bravement chez le pâtissier par la porte commune. De là vint le +proverbe: _Elle a toute honte bue, elle a passé par devant l'huis du +pâtissier_, qui désignait encore au commencement du siècle dernier +une personne effrontée, et que l'on avait fini par appliquer aussi +bien aux débauchés qu'aux femmes sans vergogne; il a survécu aux +causes qui lui avaient donné naissance, et il a même revêtu en +Limousin une forme qui prouve qu'on n'en comprend plus l'origine: + + _A passat davans lou fourn del pastissier, + N'a pus ni crenta ni dangier._ + + Il a passé devant le four du pâtissier, il n'a plus ni + crainte ni vergogne. + +Dans ce proverbe, dit encore l'_Histoire des Hôtelleries_, le +pâtissier, complice des désordres, devait y prendre sa bonne part du +blâme. Dieu sait de combien de tromperies, de combien de mauvais +repas le peuple se vengeait par ce quolibet! Les duperies des +pâtissiers et des rôtisseurs étaient alors si nombreuses, si +flagrantes, si grossières, que la police d'alors, qui n'avait pas +ses cent yeux d'aujourd'hui, les avait pourtant toutes appréciées et +condamnées dans ses ordonnances détaillées. Défense était faite aux +traiteurs et rôtisseurs d'écrêter les vieux coqs et de les faire +ainsi passer pour des chapons; ordre leur était donné de couper les +extrémités des oreilles aux lapins clapiers, pour qu'on ne les +confondît pas avec les lapins de garenne, et de couper la gorge aux +canards barboteux, afin qu'on les distinguât bien des canards +sauvages. Ils devaient aussi vendre toujours des lapins avec leurs +têtes, «à l'effet, dit l'ordonnance, d'empêcher qu'ils ne vendissent +des chats pour des lapins». S'il arrivait que, malgré l'édit royal, +un rôtisseur donnât un chat pour un lapin, certaine sentence du +Parlement, confirmée par un arrêt de 1631, le condamnait en guise +d'amende honorable, à se rendre sur le bord de la Seine en plein +jour et en public, d'y jeter ces chats écorchés et décapités et de +crier à haute voix, comme _meà culpà_: «Braves gens, il n'a pas tenu +à moi et à mes sauces perfides que les matous que voici ne fussent +pris pour de bons lapins.» + +Cette prédilection pour les chats n'était pas spéciale aux +pâtissiers de Paris; l'auteur de l'_Art de voler_, le jésuite +portugais Vieyra, prétend que ceux de son pays glissaient des abatis +de chat dans leurs pâtés. Les restaurateurs à bon marché ont, à ce +qu'on assure, conservé avec soin cette tradition des pâtissiers. + +[Illustration: Une Rôtisserie au XVIIe siècle. (Musée Carnavalet.)] + +Au moyen âge le peuple les accusait de bien plus grands méfaits; un +passage du roman picaresque _Don Pablo de Ségovie_, fait clairement +allusion à l'opinion très répandue en Espagne, d'après laquelle ils +se réservaient la meilleure partie des criminels privés de +sépulture. À Paris, on avait démoli une maison de la rue des +Marmouzets, avec défense de la reconstruire, parce que, dit le +_Livre à la Mode_, le pâtissier qui l'occupait «faisoit ses pastez +de la chair des pendus qu'il alloit détacher du gibet». Il y avait +une autre légende beaucoup plus tragique, qui avait couru le moyen +âge, qu'on avait localisée à Dijon, et à Paris, dans cette même rue +de la Cité. Voici comment la raconte le bibliophile Jacob; il a +quelque peu brodé sur le texte du _Théâtre des Antiquités de Paris_, +où le P. Dubreül la rapporte, bien plus simplement en disant que +c'était un bruit qui a couru de temps immémorial en la cité de +Paris. Mais son récit résume en même temps plusieurs faits +intéressant le métier: À la fin du XIVe siècle il y avait un barbier +et un pâtissier qui augmentait chaque jour sa clientèle et sa +fortune, se gardait de toute contravention aux ordonnances de la +police du Châtelet, tandis que les maîtres de son métier +commettaient «fautes, méprentures et déceptions, au préjudice du +peuple et de la chose publique, au moyen desquelles fautes se +peuvent encourir plusieurs inconvénients ès-corps humain». On ne lui +reprochait pas d'avoir fait un seul pâté de «chairs sursemées et +puantes», ni de poisson corrompu, ni un seul flanc de lait tourné et +écrémé, une seule _rinsole_ de porc ladre, une seule tartelette de +fromage moisi. Il n'exposait jamais de pâtisserie rance ou +réchauffée; il ne confiait pas sa marchandise à des gens de métiers +honteux et déshonnêtes. Aussi estimait-on singulièrement les pâtés +qu'il préparait lui-même; car, malgré la vogue de son commerce, il +n'avait qu'un apprenti pour manipuler la pâte, et cela sous prétexte +de cacher les procédés qu'il employait pour l'assaisonnement des +viandes. Cependant des bruits sinistres avaient plus d'une fois +circulé dans la rue des Marmouzets, et l'on parlait d'étrangers +massacrés la nuit. Un soir, des cris perçants sortirent du +laboratoire du barbier chez lequel on avait vu entrer un écolier qui +arrivait d'Allemagne. Cet écolier se traîna sur le sol, tout +sanglant, le cou mutilé de larges blessures. On l'entoura, on +l'interrogea avec horreur, il raconta comment le barbier l'avait +attiré dans son ouvroir, en promettant de le raser gratis. En effet, +il n'avait pas plutôt livré son menton à l'opérateur qu'il sentit le +rasoir entamer sa peau; il cria, il se débattit, il détourna les +coups de la lame tranchante, et parvint à saisir son ennemi à la +gorge, à prendre l'offensive à son tour et à précipiter le barbier +dans une trappe ouverte qui attendait une autre victime. On ne +trouva plus le barbier, la trappe était refermée; mais quand on +descendit dans une cave commune aux deux boutiques, on surprit le +pâtissier occupé à dépecer le corps de son complice le barbier, +qu'il n'avait pas reconnu en l'égorgeant; c'est ainsi qu'il +composait ses pâtés, meilleurs que les autres, dit le père Dubreül, +d'autant que la chair de l'homme est plus délicate, à cause de la +nourriture, que celle des autres animaux. En punition de ce crime, +la maison fut démolie, et une pyramide expiatoire fut élevée à la +place. + +[Illustration: Crieur de petits pâtés, d'après Brébiette.] + +Ainsi qu'on l'a déjà vu, le métier des rôtisseurs et celui des +pâtissiers se touchaient en plusieurs points. Autrefois, dit de +Lamare, ceux-ci étaient également cabaretiers, rôtisseurs et +cuisiniers, bien qu'il y eût à Paris une communauté de rôtisseurs +aussi ancienne que celle des pâtissiers; mais il n'était permis à +ceux de cette communauté que de faire rôtir seulement de la viande +de boucherie et des oyes. C'est pour cela qu'ils furent nommés +_oyers_ et non _rôtisseurs_. Tout le gibier, toute la volaille et +toute l'autre commune viande était préparée et vendue par des +pâtissiers. Ces oyers, qui plus tard portèrent le nom de rôtisseurs +et se confondirent par la suite avec les maîtres queues ou +cuisiniers, étaient astreints à des règlements assez sévères: Il +leur était défendu de rôtir de vieilles oies, de cuire des viandes +malsaines, de faire réchauffer les plats de légumes ou potages +portés en ville, de faire réchauffer deux fois la viande, de garder +la viande plus de trois jours, le poisson plus de deux; en cas de +contravention, ils étaient condamnés à l'amende et leurs mets +étaient brûlés publiquement devant leur porte. Le serment prêté par +les pâtissiers et cuisiniers de Saint-Quentin, lors de leur +réception, portait qu'ils s'engageaient à garder et observer +fidèlement les règles et ordonnances du métier, comme à savoir que, +en premier lieu, ils n'habilleraient aucune viande pour entrer au +corps humain que premier ne voulussent manger eux-mêmes. + +[Illustration: Le Pâtissier, d'après Abraham Bosse.] + +Malgré cela, ils avaient la réputation de ne pas servir loyalement +leurs clients, et Tabourot rapporte qu'on leur prêtait, ainsi que du +reste à d'autres corps de métiers, une façon de répondre équivoque +qui, suivant la casuistique du temps, leur évitait un mensonge: + + De ces Entends-trois les Rostisseurs de Paris en vsent + aussi souvent en vendant leur viande: car quand elle est + dure, ils demandent à l'acheteur: «Combien estes-vous pour + manger ce que vous achetez?» Si on leur respond: «Deux ou + trois personnes». «Croyez, disent-ils, que vous avez assez + de viande et qu'il y aura bien à tirer si vous mangez + tout...» + +Cinquante ans plus tard, ils n'avaient guère meilleure renommée, et +Tabarin leur ordonnait ironiquement «de saler la viande et de la +mettre six fois au feu.» + +À la fin du siècle dernier, la plupart des pâtissiers étaient aussi +rôtisseurs. «Poulardes, pigeons, on en trouve à toute heure chez eux +et qui sont tout chauds, disent les _Numéros parisiens_; il est vrai +qu'il y en a qui retournent à la broche ou au four plus d'une fois. +Le four des pâtissiers est toujours prêt à recevoir le souper de +ceux qui ne peuvent pas faire de cuisine à la maison. Outre le prix +qu'on leur donne pour cela, les pâtissiers ont soin de dégraisser le +gigot; cependant il y a un moyen sûr de les en empêcher: on n'a qu'à +mettre de l'ail dans le plat qu'on porte au four; comme c'est un +végétal qui n'est pas de mode à Paris, les pâtissiers se gardent +bien d'y toucher.» + +Mercier raconte que les gens de la suite de l'ambassadeur turc, au +temps de Louis XV, ne trouvèrent rien de plus agréable à Paris que +la rue de la Huchette, à raison des boutiques des rôtisseurs et de +la fumée qui s'en exhalait toute l'année, sauf en carême. On disait +alors que les Limousins y venaient manger leur pain sec à l'odeur du +rôt; il paraît toutefois que les maîtres des boutiques ne +prétendaient pas leur demander quelque chose pour cela, comme le +«routisseur du Chastelet», dont Rabelais a raconté l'amusante +histoire et qui voulait faire payer un faquin qui mangeait son pain +à la fumée de son rôt. + + * * * * * + +Les pâtissiers avaient soin de choisir pour servir leurs clients des +femmes jeunes et jolies. Restif de la Bretonne, qui a écrit une +nouvelle intitulée «la Belle Pâtissière», disait que cette +dénomination avait été donnée à Paris à tant de femmes de ce genre +de commerce, qu'il n'était embarrassé que du choix. La beauté de +Sophie, son héroïne, contribuait beaucoup plus que les petits pâtés +de son père à faire venir des pratiques. Le bonhomme ne l'ignorait +pas; aussi dès qu'il voyait arriver quelqu'un d'un peu distingué par +la mise, il appelait sa fille à tue-tête et voulait que ce fût elle +qui reçût l'argent. Aussi était-on sûr de la voir quand on venait +exprès. Cette tradition s'est conservée: vers 1840, le _Musée pour +rire_ le constatait: Un pâtissier qui n'aurait pas une jolie femme à +mettre au comptoir serait un homme fort imprévoyant. Deux beaux yeux +sont de toute nécessité pour attirer une foule de jeunes gens qui, +tout en se mourant d'amour, consomment effroyablement de petits +gâteaux. Une pâtissière très fraîche fait digérer beaucoup de +petites tartes qui ne le sont guère (fraîches), et un jeune homme +occupé à lancer une oeillade assassine ne peut pas s'apercevoir +que la confiture de sa tartelette a une barbe qui semble avoir été +taillée sur le modèle de celle d'un sapeur de la garde nationale, +sauf qu'elle n'est pas fausse. + +Le personnel de toute boutique de pâtissier se composait alors du +chef de l'établissement, personnage ayant du ventre et un bonnet de +coton: ce qui ne l'empêche pas d'avoir une jolie femme, et du garçon +pâtissier lequel se distingue de son chef immédiat par sa coiffure, +qui consiste en un béret de laine blanc. + +Le petit pâtissier ou _patronet_ est un personnage qui joue un rôle +important dans la comédie contemporaine des rues; on le trouve +partout avec son petit béret de toile et son tablier blanc; les +petites pièces comiques en font le spectateur obligé des accidents +ou des manifestations. + +La vocation d'un assez grand nombre de ces jeunes garçons a été +motivée par l'espoir de manger des bonbons à discrétion. Monteil +indique un moyen de leur faire passer cette envie, qui était en +usage au XVIe siècle et qui a dû être souvent employé: Perrot se +jetait sur toutes les pâtisseries de la boutique. Le pâtissier lui +laissa d'abord manger de la pâtisserie tant qu'il voulût, ensuite il +lui en fit manger à tous les repas, ou du moins plus souvent qu'il +n'eût voulu. + +Dans l'ouest de la France, beaucoup de pâtissiers étaient +originaires de la Suisse, et l'on disait aussi souvent: «Je vais +chez le Suisse», que: «Je vais chez le pâtissier». + +Ce nom de pâtissier a été quelquefois pris en mauvaise part: appeler +quelqu'un «sale pâtissier», c'était l'accuser de maladresse ou de +quelque défaut. À Marseille, on disait d'un mauvais ouvrier: «_Es un +pastissier_»; cette épithète s'appliquait aussi à celui qui +s'embrouillait au milieu d'un discours ou qui bredouillait. + +[Illustration: des Patez, des Talmouses totes chaudes + +(Collection G. Hartmann.)] + +Les pâtissiers ne se contentaient pas d'essayer d'attirer les +clients à leur boutique; ils envoyaient par les rues des garçons +chargés de crier la marchandise. Dès le XVIe siècle, le pâtissier +ambulant est au premier rang des personnages populaires. Plusieurs +des quatrains des _Crys d'aucunes marchandises que l'on crye parmy +Paris_ (vers 1540), le mettent en scène avec ses congénères: + + Puis ung tas de frians museaulx + Parmi Paris crier orrez, + Le iour: «Pastez chaux! pastez chaulx!» + Dont bien souvent nen mengerez. + + Et se crier vous entendez + Parmy Paris trestous les cris, + Crier orrez les eschauldez, + Qui sont aux oeufs et au beurre paitris. + + Assi on crie les tartelettes, + À Paris, pour enfans gastez, + Lesquelz sen vont en ses ruettes + Pour les bouter dessoubz le nez. + +L'édition des _Cris de Paris_, publiée à Troyes à la fin du XVIIe +siècle, donne plusieurs quatrains où figurent des cris de pâtissiers +ambulants: + + _A ma Brioche, chalant,_ + _Quatre pains pour un tournois!_ + Je gagne peu de monnoye, + Et si vai toujours parlant. + + Pour un tas de friands, + Tous les matins je vais crians: + _Eschaudez, gasteaux, pastez chauds!_ + +L'Hospital, lorsqu'il était chancelier, interdit la vente des petits +pâtés qui se colportaient et criaient dans les rues. Le motif qu'il +allègue dans son ordonnance est qu'un pareil commerce favorise d'un +côté la gourmandise et de l'autre la paresse. + +Il est probable que cette défense ne subsista pas longtemps. Dans +ses _Tracas de Paris_, Colletet assigne à ces crieurs une bonne +place parmi les gens importuns: + + Le bruit que font les Paticiers, + J'entens ces petits officiers + Qui portent pastez à douzaine + Et qui vont criant à voix pleine: + Petits pastez chauds et boûillans! + Réveille bien des sommeillans. + +La _Foire Saint-Germain_, comédie de Regnard (1695), fait dialoguer +assez plaisamment Arlequin et un crieur de petits gâteaux: + + LE CRIEUR.--Ratons tout chauds, tout fumants, tout sortant + du four, à deux liards, à deux liards! + + ARLEQUIN.--Hé l'homme aux ratons! voyons ta marchandise. + + LE CRIEUR.--Tenez, monsieur, les voilà, tout chauds. + + ARLEQUIN.--Donnes-tu le treizième? + + LE CRIEUR.--Oui, monsieur. + + ARLEQUIN.--Eh bien! je le prends, demain, j'en achèterai + une douzaine. + +Au XVIIIe siècle, les pâtissiers ambulants parcouraient les rues, +portant leur marchandise sur un éventaire et s'efforçaient d'attirer +l'attention en criant: «Échaudés, gâteaux, petits choux chauds, tout +chauds, tout chauds! Petits pâtés bouillants!» ou bien: «Gobets, +craquelins, brides à veaux pour friands museaux, qui en veut!» + +Sous l'Empire, la belle Madeleine, marchande de gâteaux de Nanterre, +occupa longtemps Paris. En 1811, Gouriet lui donnait place dans sa +galerie des _Personnages célèbres dans les rues de Paris_. Toute sa +personne, dit-il, est si remarquable, qu'elle-même, s'il arrive à +quelqu'un de la regarder avec un peu d'attention, elle lui dit +aussitôt: «Eh bien! quoi! c'est moi, c'est Madeleine. Allez, mon +enfant, je suis connue dans tout Paris». Elle a été représentée sur +plusieurs théâtres: des poètes lui ont adressé des couplets, même +des madrigaux; son portrait se voit à presque tous les cadres +d'échantillons des peintres en miniatures. Tous les matins, on voit +Madeleine passer en chantant et en criant ses gâteaux de Nanterre +sur un air dont on lui attribue la musique et les paroles: + + C'est la belle Mad'leine (_bis_), + Qui vend des gâteaux. + Des gâteaux tout chauds, + La bell' Mad'leine. + Elle a des gâteaux (_bis_), + La bell' Mad'leine, + Elle a des gâteaux. + Qui sont tout chauds. + +Elle a le teint fort brun, la bouche grande, les yeux saillants, le +regard un peu égaré. Dès que sa chanson est finie, elle pose son +panier à terre et dit aux femmes: «Des gâteaux tout chauds! +mesdames; mesdames, régalez-vous, c'est la joie du peuple». + +Trente ans après, elle continuait à se montrer par les rues; elle +s'appelait toujours la _Belle Madeleine_, quoi qu'elle fût devenue +vieille et laide à faire peur. Elle vendait ses gâteaux en chantant +sur l'air _Grâce à la mode_: + + La bell' Mad'leine. + Elle a des gâteaux (_bis_). + La bell' Mad'leine, + Elle a des gâteaux, + Qui sont tout chauds. + +On voyait avant 1850 des marchands de gâteaux de Nanterre près des +grilles des jardins publics, criant: «Voyez les beaux gâteaux de +Nanterre». Pour les échaudés, on criait: «Échaudés, ces beaux +échaudés!» + +À la même époque, le marchand et la marchande de gâteaux criaient: +«Deux liards, deux liards, deux liards, deux pour un sou!» ou +«Chaud, chaud, chaud et bon; chaud! Quèt! pour un sou, quèt, quèt! +un liard la pièce et quèt (quatre) pour un sou, quèt!» + +[Illustration: À quelle sauce la voulez-vous? Caricature contre +Louis-Philippe.] + +À voir, dit Kastner, la blanche vapeur qui enveloppait la boutique +portative de pâtisserie que l'on venait de dresser, il ne semblait +pas douteux que les gâteaux ne fussent tout chauds, tout bouillants; +mais cette vapeur provenait simplement d'une fumigation continuelle +entretenue sur la table à claire-voie au moyen de vapeur d'eau +bouillante. + +Les crieurs de pâtisserie ont à peu près disparu. Vers 1840, il y +eut à Paris plusieurs petites boutiques qui eurent une vogue +considérable et dont la comédie et la caricature s'emparèrent. Voici +ce que dit Paul de Kock du plus célèbre d'entre eux: + +«Un très modeste pâtissier vint s'établir sur le boulevard +Saint-Denis; sa très modeste boutique n'aurait pas pu contenir trois +personnes, aussi n'entrait-on pas: on se tenait dehors, et +quelquefois on faisait queue pour acheter de la galette, car c'est +presque l'unique pâtisserie dont il faisait le débit, mais il en +vendait depuis le matin jusqu'à minuit et quelquefois plus tard +encore. Une galette n'avait pas le temps de paraître, et le +pâtissier n'avait qu'à couper. Cric, crac, de tous côtés on tendait +la main pour recevoir une part de deux sous ou d'un sou... et la +galette qui venait d'être détaillée était remplacée aussitôt par une +autre, car dès qu'il n'y en avait plus il y en avait encore et le +pâtissier recommençait à couper. Il ne faisait pas autre chose +depuis que sa boutique était ouverte jusqu'au moment où il la +fermait, aussi lui avait-on donné le sobriquet de Coupe-Toujours.» +Sa vogue fut remplacée et surpassée par celle de la galette du +Gymnase, bien déchue aujourd'hui. + +Les pâtissiers, qui avaient saint Michel pour patron, faisaient, le +jour de la fête, chanter deux messes et célébrer un service +solennel, puis ils retournaient à leur travail. Ils se plaignirent +au prévôt en disant que les autres corps de métiers avaient le +temps, le jour de leur fête, de décorer les «bastons» de leurs +saints, tandis que eux ils ne le pouvaient pas. Cette réclamation +fut écoutée, et à partir de 1485 il leur fut permis de chômer. Ils +observaient une cérémonie bizarre, probablement ancienne: ils se +rendaient en pompe à la chapelle de leur patron qui faisait partie +de l'église Saint-Barthélemy. Les uns s'habillaient en diables, les +autres en anges, et au milieu d'eux on voyait saint Michel agitant +une grande balance, et traînant après lui un démon enchaîné qui +faisait cent niches aux passants et frappait tous ceux qu'il pouvait +attraper. Tous étaient à cheval, accompagnés de tambours et suivis +de prêtres qui portaient le pain bénit. Une ordonnance de +l'archevêque de Paris, du 10 octobre 1636, interdit cette +procession, qui avait donné lieu à quelques désordres. + +En Champagne, les pâtissiers qui avaient leurs étaux à Troyes, +fournissaient au bourreau, chaque samedi de carême, deux maillées +d'échaudés. + +La caricature a fait de nombreuses allusions à la pâtisserie et +surtout à l'un de ses produits, la brioche, dont le nom est, comme +on sait, synonyme de faute ou de bourde. Une gravure, vers 1830, +représente Polignac en pâtissier à la porte d'une boutique qui a +pour enseigne: «À la renommée des boulettes»; Traviès caricaturait +Charles X avec cette inscription: «À la renommée des fameuses +brioches, Charlot, premier pâtissier de la cour». Quelques années +plus tard (1833), Louis-Philippe est à son tour déguisé en pâtissier +fabricant de brioches. En 1848, le _Journal pour rire_ montrait une +députation de pâtissiers qui «vexés de voir tout le monde faire des +brioches, profitent de la liberté et de l'égalité, pour demander le +monopole des boulettes». + +La fabrication du pain d'épice peut passer pour une des variétés de +la pâtisserie. À Reims, les pains d'épiciers eurent leur règlement +le 2 août 1571. Les apprentis, pour parvenir à la maîtrise, devaient +faire un pain d'épice de six livres en présence des maîtres-jurés. +Lorsque Marie Leckzinska traversa la Champagne pour épouser Louis +XV, des notables allèrent lui offrir douze coffrets d'osier +contenant du pain d'épice de douze à la livre et des croquants +pliés. + +Au XVIe siècle, des marchands ambulants allaient l'offrir par les +rues; voici le quatrain qui leur est consacré dans les _Crys +d'aucunes marchandises que l'on crye parmy Paris:_ + + On crie, sans quelque obices, + De cela ne faut point doubtez, + Le pain qui est petry despices, + Qui flumes fait hors bouter. + +Sous Louis XIV ils criaient: + + _Pains d'espices pour le coeur!_ + Dans Senlis je vais le quérir. + Qui d'avoir en aura désir, + Je lui en donnerai de bon coeur. + +Et au XVIIIe siècle: «Voilà le bon pain d'épice de Reims!» + +Au milieu de ce siècle, le Pain d'épice était colporté de compagnie +avec le croquet dans une charrette au milieu de laquelle s'élevait +une grosse brioche ou une appétissante galette surmontée de petits +drapeaux tricolores. Le marchand débitait d'un ton sec et bref la +phrase suivante: «Excellent pain d'épic', excellent crrrrrroquet!» +ou faisait entendre un susurrement indescriptible: «A' s' l' moss; +l'moss à cinq!» ce qui voulait dire à cinq sous le morceau. L'un +d'eux, qui exerçait sa petite industrie à l'entrée des +Champs-Élysées, vers 1840, avait joint à son commerce l'attrayante +spécialité du sucre d'orge, et voici son boniment: «Ach'tez, +messieurs, le restant de la vente; tout est renouvelé! Un sou +l'bâton à la fleur d'oranger, au citron; un sou! Ils sont clairs +comme de l'eau de roche, et gros comme des manches à balai». + +[Illustration: Gravure de Poisson.] + +[Illustration: + + Quand ie bat le pavé, criant: «Oublie, oublie!» + Je ne redoute point ny les chiens ny les lous, + + Mais ie crains seulement pour ce que ie publie + Commençant à marcher l'heure propice aux filous. +] + +Actuellement, on ne crie plus les pains d'épice; mais ils sont +l'objet d'un commerce important, vers le mois d'avril. Dans la +semaine de Pâques s'ouvre la foire aux pains d'épice, où l'on en +vend de toutes formes; il en est qui représentent des monuments, des +bonshommes, des animaux; parmi ceux-ci le plus en vogue est le +cochon. Il est orné d'inscriptions facétieuses, ou porte des noms de +baptêmes variés qui permettent d'offrir aux enfants et aux grandes +personnes un petit cochon qui s'appelle comme eux. En revenant de la +foire beaucoup de gens le portent suspendu par une ficelle à leur +cou. + + * * * * * + +Les marchands d'oublies, disparus depuis plus de cent ans, se +rattachaient, dit le bibliophile Jacob, aux pâtissiers, tout au +moins dans la dernière période. Anciennement les oublayers, +oblayeurs et oublieurs étaient des pâtissiers qui ne fabriquaient +pas de pâtisseries grasses. Ce titre, qui survécut à leur première +institution, dérivait des oblies ou hosties, _oblatæ_, qu'ils +avaient seuls le droit de préparer pour la communion. C'était +surtout aux jours des pardons, indulgences accordées par le Pape ou +l'évêque, c'était aux pèlerinages de saints et aux processions du +jubilé que les oublayers débitaient une prodigieuse quantité de +pâtisseries au sucre et aux épices, enjolivées d'images et +d'inscriptions pieuses, appelées gaufres à pardons. Ces jours-là ils +établissaient leur fournaise à deux toises l'une de l'autre, autour +des églises, et attiraient par leurs cris les fidèles alléchés de +loin par l'odeur succulente de la pâte chaude, qui se mêlait à +l'odeur de l'encens. Il fallait que les oublayers fussent hommes de +bonne vie et renommée, sans avoir été repris de vilain blâme. Il +leur était défendu d'employer aucune femme pour faire pain à +célébrer en églises. Ils étaient tenus de se servir de bons et +loyaux oeufs; ils avaient le privilège de travailler le dimanche. + +Monteil fait ainsi parler un oublieur, qui décrit assez bien comment +s'exerçait la profession au XIVe siècle: C'est dans le carnaval, au +coeur de l'hiver, que nous gagnons quelque chose. Le couvre-feu a +sonné; il est sept heures du soir; il gèle à pierre fendre. Voilà le +bon moment pour remplir notre coffin d'oublies, le charger sur nos +épaules et aller crier dans les rues: Oublies! oublies! Les enfants, +les servantes nous appellent par les croisées; nous montons; souvent +nous ignorons que nous entrons chez des Juifs, et nous sommes +condamnés à l'amende. Quelquefois il se trouve d'enragés jeunes gens +qui nous forcent à jouer avec nos dés argent contre argent; on nous +met encore à l'amende. Le jour, si nous amenons avec nous un de nos +amis pour nous aider à porter notre marchandise, si nous étalons au +marché à moins de deux toises d'un autre oublieur, à l'amende, à +l'amende. On dit d'ailleurs et l'on croit assez communément qu'il +suffit de savoir faire chauffer un moule en fer et d'y répandre de +la pâte pour être maître oublieur; ah! comme on se trompe! Écoutez +le premier article de nos statuts: «Que nul ne puisse tenir ouvrouer +ni estre ouvrier, s'il ne fait en ung jour au moins cinq cents +grandes oublies, trois cents de supplications et deux cents +d'entrées.» Tout cela revient à plus de mille oublies; or, pour les +faire en un jour, même en se levant de bonne heure, il faut être +très exercé, très habile, très leste. + +C'était surtout le soir, comme aujourd'hui le marchand de plaisir, +que l'oublieur courait les rues et s'installait dans les tavernes. +Quelquefois celui qui jouait avec lui avait la chance de gagner tout +ce qu'il portait: alors le corbillon lui revenait de droit et, en +signe de triomphe, il l'appendait à l'huis de la taverne. Au XVe +siècle, Guillaume de la Villeneuve décrit ainsi le métier: + + Le soir orrez sans plus atendre + À haute voix, sans delaier + Diex, qui apele l'oubloier? + Quant en aucun leu a perdu, + De crier n'est mie esperdu + Près de l'uis crie où a esté, + Aide Diex de maisté + Com de male eure je sui nez + Com par sui or mai assenez. + +Ce personnage était assez populaire pour figurer dans les comédies +allégoriques: Gringore introduit dans une de ses pièces, _La Farce +du Bien mondain_, une femme nommée Vertu, qui entre en scène ayant +un corbillon sur ses épaules et criant: + + Oublie! oublie! oublie! + + POUVOIR TEMPOREL + + Desployez-nous ici contant, + Les dez dessus le corbilon. + + LA FEMME + + Sans nulle faulte, compaignon, + Voulontiers je vous l'ouvriray. + +Plus tard les oublieurs annonçaient qu'ils donnaient «deux gaufres +pour un denier», et ils chantaient sur un ton lamentable des rimes +équivoquées: + + C'est moi qui suis un oublieux, + Portant oubli à ta saison! + Pas ne dois être oublieux, + Car j'en suis, c'est bien la raison. + +Un autre de leurs cris était: «La joie! la joie! Voici les oublies!» + +[Illustration: Laitière des environs de Paris. Oublieur de la Ville +de Paris.] + +Au XVIIe siècle, c'étaient les pâtissiers qui fournissaient aux +oublieurs leur attirail et leur marchandise. Un passage de +l'_Histoire comique de Francion_ le constate et donne des détails +curieux sur la façon dont le métier était exercé: «Je me sauvai dans +la boutique d'un pâtissier que je trouvai ouverte. Craignant d'être +reconnu par mes ennemis j'avois pris tout l'équipage d'un oublieux, +et m'en allois criant par les rues: Où est-il? Je passai par devant +une maison; l'on m'appela par la fenêtre et cinq ou six hommes +sortant aussitôt à la rue, me contraignirent d'entrer pour jouer +contre eux. Je leur gagnai à chacun le teston et, par courtoisie, je +ne laissai pas de vider tout mon corbillon sur la table, encore que +je ne leur dusse que six mains d'oublies; mais ils me jurèrent qu'il +falloit que je leur disse la chanson pour leur argent.» + +Au moment où fut publié le _Dictionnaire de Trévoux_ (1732), c'était +le profit des garçons pâtissiers de crier le soir, en hiver, des +oublies. Quand ils avaient vidé leur corbillon, on leur faisait +aussi dire des chansons. + +D'après Restif de la Bretonne, ils «vendaient des oublies en faisant +jouer à une petite loterie, comme on en voit encore sur les quais. +Mais on ne sait pas à qui ces gens-là pouvaient vendre durant la +nuit. Nos pères, bonnes gens à tous égards, avaient pour eux une +sorte de considération, parce qu'une allusion superstitieuse à leur +nom d'oublieur leur faisait faire une fonction singulière, celle de +troubler le repos des citoyens aux heures les plus silencieuses de +la nuit, en criant d'une voix sépulcrale: + + Réveillez-vous, gens qui dormez! + Priez Dieu pour les Trépassés! + Oublies, oublies!» + +L'usage de faire monter le soir après souper les oublieux engendra +des abus et occasionna maintes scènes scandaleuses. Plus d'une fois +un voleur en quête d'aventures, à défaut de meilleure aubaine, +dévalisait le pauvre oublieux. Quelquefois il tombait dans une orgie +de jeunes débauchés qui le prenaient pour souffre-douleur, +l'insultaient, le battaient et quelquefois le renvoyaient moulu et +dépourvu de tout. L'un d'eux fut même assassiné par des libertins de +qualité qui couraient les rues la nuit. Quelques-uns de ces petits +marchands finirent par s'affilier à des bandes de malfaiteurs et +prirent une part assez active à différents vols. Ils indiquaient les +êtres des maisons et fournissaient à leurs associés le moyen de s'y +introduire. D'après Legrand d'Aussy, quand Cartouche forma cette +troupe d'assassins qui pendant un temps remplit Paris de meurtres, +quelques-uns de ces scélérats s'étant déguisés en marchands +d'oublies pour commettre plus facilement leurs crimes, la police +défendit aux oublieux les courses nocturnes. Ce règlement en diminua +beaucoup le nombre. Ceux d'entr'eux qui continuèrent leur métier +vendirent le jour, parcourant les quartiers et les promenades que +fréquentait le peuple. + +Lorsque les oublieurs disparurent, ils furent remplacés par des +marchandes de plaisir qui se faisaient autrefois entendre de tous +côtés dans les rues de Paris, et qui exerçaient leur industrie le +jour et dans la soirée. En 1758, elles étaient assez populaires pour +que, dans la _Matinée des boulevards_, l'une d'elles figurât parmi +les marchands que Favart faisait défiler. Elle chantait ce couplet: + + V'là la p'tit' marchand' de plaisir, + Qu'est-c' qui veut avoir du plaisir? + Venez, garçons; venez, fillettes, + J'ai des croquets, j'ai des gimblettes, + Et des bonbons à choisir. + V'là la p'tit' marchand' de plaisir, + Du plaisir, du plaisir. + +Ces femmes étaient, par métier, forcées d'être aimables et de se +laisser tout au moins courtiser; c'est ce que répond l'une d'elles à +son amoureux qui lui en fait des reproches: + + Dame, d'où vient qu'il est jaloux! + Ce n'est pas ma faute, voyez-vous: + Je suis marchande de Plaisir, + Je dois contenter le désir + Du monde et j'ons besoin d'pratique: + Je ne vis que de ma boutique. + Voyez voir, messieurs, si j'ons tort. + Bachot a beau m'aimer bien fort, + J'n'en pouvons faire davantage. + +Dans la _Matinée des boulevards_, ce dialogue assez peu édifiant +s'engage entre un «clincailler et sa fille» marchande d'oublies: + + LE CLINCAILLER.--Écoute, écoute, Louison: as-tu déjà + beaucoup vendu, mon enfant? + + LA PETITE MARCHANDE.--Non, papa; mais voilà un louis qu'un + monsieur m'a donné pour remettre tantôt un billet à une + dame qu'il doit épouser, et qu'il m'a fait connaître. + + LE CLINCAILLER.--Donne, c'est toujours quelque chose; les + honnêtes gens se soutiennent comme ils peuvent. Mais + auras-tu assez d'adresse pour t'acquitter de la commission? + + LA PETITE MARCHANDE.--Oh que oui, papa; ce n'est pas mon + coup d'essai. + +Ce nom de «plaisir» appliqué aux gaufres prêtait à des allusions et +à des équivoques galantes. La chansonnette du _Marchand d'oublies_ +rentre dans cet ordre d'idées: + + Jouez à mon petit jeu, + Mon aimable fille, + Approchez-vous donc un peu + Et tournez l'aiguille. + Tourner depuis quelque temps + Est chose commune, + En tournant combien de gens + Ont fait leur fortune. + + Jeunes amans qu'en secret + L'Amour accompagne, + Tirez avez votre objet, + À tout coup l'on gagne. + De mes avis faites cas, + Fillettes jolies, + Et surtout n'oubliez pas + Le Marchand d'oublies! + +Les peintres et les dessinateurs y virent un motif à allégories et +firent des compositions dans le genre de celle de la page 29. Il +courut à la même époque une assez jolie chanson intitulée _l'Amour +marchand de plaisirs_, dont voici quelques couplets: + + L'Amour courait, cherchant pratique, + De plaisirs il était marchand. + Pour achalander sa boutique, + Il s'en allait partout, criant: + «Dans la saison d'aimer, de plaire; + Régalez-vous, il faut jouir; + Étrennez l'enfant de Cythère: + Mesdames, voilà le plaisir! + Régalez-vous, mesdames, + Voilà le plaisir! + +[Illustration: L'Amour marchand de plaisirs, d'après le dessin de +Perrenot.] + + Le temps s'envole, et sur sa trace + Fuient beauté, jeunesse et désirs; + Comme un éclair le plaisir passe; + Au passage il faut le saisir. + Fillettes, dont le coeur palpite, + Régalez-vous, pourquoi rougir? + Au plaisir l'Amour vous invite, + Fillettes, voilà le plaisir! + Régalez-vous, mesdames, + Voilà le plaisir! + + Mon adresse est chez le Mystère, + À l'enseigne du Rendez-vous; + Venez, venez, j'ai votre affaire; + J'ai du plaisir pour tous les goûts.» + Bientôt le plaisir fut si preste, + Tant de chalands vinrent s'offrir, + Qu'Amour criait: «Au reste, au reste!» + Hâtez-vous ou point de plaisir: + Régalez-vous, mesdames, + Voilà le plaisir! + +Kastner trouvait que le cri: Voilà l'plaisir, mesdames! voilà +l'plaisir! était une des plus jolies phrases mélodiques qu'il +connût. Elle est, dit-il, gracieuse, expressive, élégante, bien +déclamée et toujours d'un effet agréable, lors même qu'elle laisse +quelque chose à désirer pour l'exécution. Ce sont les jeudis et les +dimanches que la gentille et accorte marchande fait sa plus longue +tournée. Le corps légèrement incliné d'un côté, par suite du poids +de son grand panier qui pèse sur sa hanche du côté opposé, et tenant +à la main un grand cornet de carton où sont empilées l'une dans +l'autre les oublies roulées en volutes et portant sur le dos des +figures, des devises, des emblèmes saints ou profanes, elle se rend +dans les lieux où il y a foule et où elle ne pourrait crier +longtemps sans importuner les promeneurs ou sans se fatiguer +beaucoup elle-même; elle cesse de faire entendre sa voix et se sert, +pour exciter l'attention des passants, d'un instrument de percussion +analogue au _tarabat_ des Israélites. Il est formé d'un morceau de +bois carré muni en haut d'une sorte de poignée; il porte sur ses +faces une pièce de fer également semblable à une poignée; celle-ci +étant mobile exécute, lorsqu'on remue le morceau de bois, des +mouvements de va-et-vient qui lui permettent de frapper le bois de +côté et d'autre, et de produire par là une suite de coups assez +forts pour être entendus à distance. Les marchandes de plaisir +appellent parfois cet instrument le _dit-tout_, parce qu'il parle + +pour elles et leur épargne la peine de crier leur marchandise. + +De nos jours les marchandes de plaisirs sont en général vieilles; on +les entend crier: «Voilà l'plaisir, mesdames, voilà l'plaisir!» +Autrefois les gamins ne manquaient pas de parodier la modulation +qu'elles donnaient à leur cri en chantant: + + N'en mangez pas, mesdames, ça fait mourir! + +À Marseille, les marchands d'oublies criaient: Marchands d'oublies! +Oublies à la joie! et pendant les premières années de la +restauration: + + Marchand d'oublies, + Vive Louis, + Oublies à la joie, + Vive le roi! + +À la fin du second Empire, la mère Plaisir était très connue sur le +boulevard Saint-Michel; elle était grande et grosse, de bonne +humeur, et elle modulait avec une voix bien timbrée son cri: + + Voilà l'plaisir, mesdames, + Régalez-vous! + +Elle avait sur la rive gauche une petite notoriété à laquelle elle +n'était pas insensible; plusieurs chroniqueurs parlèrent d'elle, et +son portrait fut gravé à l'eau-forte. + +[Illustration: L'AIMABLE CAPORAL.] + + +SOURCES + +Legrand d'Aussy, _Vie privée des Français_, I, 77, 279.--Ant. +Caillot, _Vie publique des Français_, II, 212.--Lacroix, _Histoire +des Hôtelleries_, II, 163, 275.--Tuet, _Matinées +senonoises._--Clément Simon, _Grammaire limousine_, 125.--P.-L. +Jacob. _Curiosités de l'Histoire du vieux Paris_, 67, 77.--De +Lamare, _Traité de la police_, I, 332.--Monteil, _l'Industrie_, I, +131, 135.--Ch. Desmaze, _Curiosités des justices_, 165.--Mercier, +_Tableau de Paris_, III, 37.--_Numéros parisiens_, 10, 11.--Restif +de la Bretonne; _Contemporaines.--Physiologie du pâtissier_ (Musée +pour rire).--Régis de la Colombière, _Cris de Marseille_, +175.--Kastner, _Les voix de Paris_, 38, 86.--_Paris ridicule et +burlesque_, 300, 319, 321.--Paul de Kock, _la Grande ville_, +55.--Vinçart, _Les Ouvriers de Paris_, 76.--V. Fournel, _les +Spectacles populaires_, 8.--Assier, _Légendes et curiosités de la +Champagne_, 183.--Restif de la Bretonne, _Nuits de Paris_, XII, +442.--Gouriet, _Personnages célèbres des rues de Paris_, II, 306. + +[Illustration: Marchande de plaisir, d'après Poisson.] + + + + +LES BOUCHERS + + +Au moyen âge presque tous ceux qui s'occupaient de l'alimentation +étaient l'objet de dictons satiriques, d'anecdotes ou de contes +injurieux, dont la tradition est loin d'être perdue, surtout en +certaines provinces. Il semble toutefois que les bouchers en aient +été moins atteints que les boulangers, les aubergistes et les +meuniers, par exemple: l'épithète de voleur n'est pas sans cesse +accolée à leur nom, et les légendes ne les rangent pas parmi les +gens de métiers auxquels saint Pierre ferme obstinément les portes +du Paradis. + +En Bretagne même, et dans plusieurs des pays où la satire n'épargne +guère que les laboureurs et les artisans qui se rattachent à la +construction, ils ne sont que rarement en butte aux quolibets, et on +ne manifeste pas de répulsion à leur égard. + +Dans le Mentonnais, au contraire, leur métier est mal vu; +anciennement, ils faisaient, dit-on, fonction de bourreau. On ne +boit pas volontiers avec eux, et leurs enfants se marient moins +facilement que les autres. + +D'après Timbs, il n'y a pas très longtemps qu'en Angleterre le +peuple croyait qu'ils étaient l'objet d'une exception législative +d'un caractère méprisant. On lit, dit-il, dans un poème de Butler, +qu'aucun boucher ne pouvait siéger parmi les jurés. Cette erreur +n'est pas maintenant complètement éteinte. Le jurisconsulte +Barrington, après avoir cité le texte d'une loi de Henri VIII, qui +exemptait les chirurgiens du jury, pense que de cette exemption +vient la fausse opinion d'après laquelle un chirurgien ou un boucher +ne pouvaient, en raison de la barbarie de leur métier, être acceptés +comme jurés. Spelman, un autre jurisconsulte, dit que dans la loi +anglaise ceux qui tuent les bêtes ne doivent pas être les arbitres +de la vie d'un homme. Pour qu'il ait avancé cette opinion, il faut +qu'elle ait eu quelque fondement. Actuellement, l'exemption subsiste +pour les médecins, chirurgiens et apothicaires, mais non pour les +bouchers. + +L'exercice de cette profession semble disposer ceux qui l'exercent à +une sorte d'insensibilité, bien qu'il ne faille pas prendre à la +lettre ce passage des _Industriels_ (1840): Sans cesse occupés à +tuer, à déchirer des membres palpitants, les garçons d'échaudoir +contractent l'habitude de verser le sang. Ils ne sont point cruels, +car ils ne torturent pas sans nécessité et n'obéissent point à un +instinct barbare; mais nés près des abattoirs, endurcis à des scènes +de carnage, ils exercent sans répugnance leur métier. Tuer un +boeuf, le saigner, le souffler, sont pour eux des actions +naturelles. Une longue pratique du meurtre produit en eux les mêmes +effets qu'une férocité native, et les législateurs anciens l'avaient +tellement compris, que le Code romain forçait quiconque embrassait +la profession de boucher à la suivre héréditairement. + +En 1860, le _Bulletin de la Société protectrice des animaux_ +s'occupa des pratiques de l'abattoir et constata que certains tueurs +se plaisaient à torturer: La cruauté de quelques garçons bouchers, +est telle qu'ils frappent encore la pauvre bête après l'avoir +égorgée. L'un d'eux, à l'abattoir du Roule, non content d'avoir roué +de coups le veau qui s'était échappé de ses mains, lui assénait sur +le museau des coups de bâton et le piquait au nez avec son couteau, +après lui avoir coupé la gorge, sans lui enlever la partie cervicale +de la moelle que les gens du métier appellent l'amourette, dans le +but avoué de le faire souffrir plus longtemps. + +Pendant le moyen âge, les bouchers de Paris sont turbulents, et on +les rencontre dans tous les mouvements populaires; ils y prennent +une part prépondérante, et se distinguent souvent par leurs excès; +il est juste d'ajouter qu'à cette époque la royauté et les seigneurs +ne leur donnaient guère le bon exemple. À la Révolution, ils +n'avaient pas entièrement perdu le souvenir du rôle que leur +corporation avait joué plusieurs siècles auparavant; en 1790, lors +des travaux du Champ de Mars, auxquels plusieurs corps d'état +prirent part en portant leurs bannières, celle des garçons bouchers +était ornée d'un large couteau, avec cette inscription menaçante: +Tremblez, aristocrates, voici les garçons bouchers! + +Au XIIIe siècle, le lexicographe Jean de Garlande accusait les +bouchers, au lieu de bonne viande, de débiter les chairs d'animaux +morts de maladie; et on lit dans les _Exempla_ de Jacques de Vitry +les deux contes moralisés qui suivent: Un jour qu'un client, pour +mieux se faire venir d'un boucher qui vendait de la viande cuite, +lui disait: Il y a sept ans que je n'ai acheté de viandes à d'autre +qu'à vous. Le boucher répondit: Vous l'avez fait et vous vivez +encore! Un autre boucher de Saint-Jean-d'Acre, qui avait coutume de +vendre aux pèlerins des viandes cuites avariées, ayant été pris par +les Sarrasins, demanda à être conduit devant le Soudan, auquel il +dit: Seigneur, je suis en votre pouvoir et vous pouvez me tuer; mais +sachez qu'en le faisant vous vous ferez grand tort.--En quoi? +demanda le Soudan.--Il n'y a pas d'année, répondit le boucher, où je +ne tue plus de cent de vos ennemis les pèlerins en leur vendant de +la vieille viande cuite et du poisson pourri. Le Soudan se mit à +rire, et le laissa aller. + +Au XVIe siècle, le prédicateur Maillard disait que les bouchers +soufflaient la viande et mêlaient du suif de porc parmi l'autre. + +L'exercice de la profession était soumis à un grand nombre de +règlements, dont voici quelques-uns: Défense d'acheter des bestiaux +hors des marchés; d'acheter des porcs nourris chez les barbiers, +parce que ceux-ci avaient pu donner aux porcs le sang qu'ils +tiraient aux malades; d'égorger des bestiaux nés depuis moins de +quinze jours; de vendre de la viande échauffée; de garder la viande +plus de deux jours en hiver et plus d'un jour et demi en été; de +vendre de la viande à la lueur de la lampe ou de la chandelle. Les +règlements, très longs et très sévères, concernaient les animaux +atteints de la lèpre ou du charbon. + +On a beaucoup parlé, dans ces dernières années, de procès faits à +des bouchers qui avaient vendu pour les soldats des viandes +malsaines. Sous l'ancien régime, il y eut plusieurs condamnations +pour des faits du même genre. En voici une que rapporte de Lamare, +et qui est curieuse à plus d'un titre. + +_28 mai 1716._--Arrêt de la chambre de justice condamnant Antoine +Dubout, greffier des chasses de Livry, ci-devant directeur des +boucheries des armées, à faire amende honorable, nud en chemise, la +corde au col, tenant dans ses mains une torche ardente du poids de +deux livres, ayant écriteau devant et derrière, portant ces mots: +«Directeur des boucheries qui a distribué des viandes ladres, et +mortes naturellement aux soldats»; au-devant de la principale porte +et entrée de l'église de Paris, et la principale porte et entrée de +l'église du couvent des Grands-Augustins, et là, étant tête nue et à +genoux, dire et déclarer à haute et intelligible voix, que +méchamment et comme mal avisé, il a distribué et fait distribuer des +viandes de boeuf ladres et mortes naturellement, qu'il s'est servi +de fausses romaines pour peser et faire peser lesdites viandes, +qu'il avait fait vendre à son profit des boeufs morts ou restés +malades en route, dont il a fait tenir compte au roi, qu'il a +pareillement fait tenir compte par le roi des boeufs et vaches sur +un bien plus grand poids que l'estimation qu'il en a fait faire, et +qu'il a commis d'autres méfaits mentionnés au procès, dont il se +repent, demande pardon à Dieu, au roi et à la justice.» + +[Illustration: Boucher assommant un boeuf, d'après Jost Amman.] + +Au XIVe et au XVe siècle, nul ne pouvait être reçu maître sans être +fils de maître, à moins qu'il n'eût servi en qualité d'apprenti +pendant trois ans et «acheté, vendu ou débité chair». Le +chef-d'oeuvre exigé consistait à habiller, c'est-à-dire à tuer, +dépecer et parer la viande d'un boeuf, d'un mouton ou d'un veau. +Par une ordonnance de Charles VI (1381), tout boucher qui se faisait +recevoir maître était obligé de donner un aboivrement et un past: +pour l'aboivrement, le maître nouveau devait au chef de sa +communauté un cierge d'une livre et demie et un gâteau pétri aux +oeufs; à la femme de celui-ci quatre pièces à prendre dans chaque +plat; au prévôt de Paris un setier de vin et quatre gâteaux de +maille à maille; au voyer de Paris, au prévôt de Fort-l'Évêque, +etc., demi-setier de vin chacun et deux gâteaux de maille à maille. +Pour le past, il devait au chef de la communauté un cierge d'une +livre, une bougie roulée, deux pains, un demi-chapon et trente +livres et demie de viande: à la femme du chef, douze pains, deux +setiers de vin et quatre pièces à prendre dans chaque plat; au +prévôt, un setier de vin, quatre gâteaux, un chapon et soixante et +une livres de viande tant en porc qu'en boeuf; enfin au voyer de +Paris, au prévôt du Fort-l'Évêque, au cellérier du Parlement, +demi-chapon pour chacun, deux gâteaux et trente livres et demie, +plus demi-quarteron, de boeuf et de porc. Les diverses personnes +qui avaient droit à ces rétributions étaient obligées, quand elles +les envoyaient prendre, de payer un ou deux deniers au ménétrier qui +jouait des instruments dans la salle. + +Le _Moyen de parvenir_ donne le détail d'une sorte de cérémonial qui +était en usage au XVIe siècle, et qui vraisemblablement tomba un peu +plus tard en désuétude: Quand les bouchers font un examen à +l'aspirant, ils le mènent en une haute chambre; et, le tout fait, +ils lui disent que, pour la sûreté des viandes, il faut savoir s'il +est sain et entier et, pour cet effet, le font dépouiller et le +visitent. Cela fait, ils lui disent qu'il se revête, ce qu'ayant +fait et le voyant gai et ralu, ils lui disent: «Or çà, mon ami, vous +êtes passé maître boucher, vous avez habillé un veau, faites le +serment.» + +En Champagne, quand la réception était accomplie, le boucher devait +prêter un serment, renouvelé chaque année le jour du Grand Jeudi, au +corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à l'Église et aux saints +Évangiles, de ne pas enfreindre les règlements de sa corporation. +Chaque récipiendaire donnait au maître boucher une paire de chausses +et offrait en outre un banquet à ses confrères. + +À Troyes, au XIVe siècle, les maîtres bouchers pouvaient être +forcés, quelques jours après leur réception, de mettre un chapeau de +verdure et de traîner, attelés deux à deux, jusqu'à la léproserie, +un chariot sur lequel était assis, au milieu de vingt-cinq porcs +gras, l'aumônier en surplis portant la croix. Les trompettes +sonnaient, les enfants et le petit peuple criaient: «Vilains! serfs! +Boeufs trayants!» + +À Paris, les maîtres bouchers avaient constitué une sorte de +tribunal, où ils siégeaient en tablier au milieu des moutons et des +boeufs qu'on égorgeait. + +Le maître des bouchers, désigné à vie par douze électeurs choisis +parmi les maîtres bouchers, s'asseyait dans la grande salle de la +halle sur une chaise de bois, et là, pour lui rendre hommage, on +faisait brûler un grand cierge devant lui. + +Il était interdit aux bouchers de vendre en carême et le vendredi: +ceux qui enfreignaient cette défense étaient condamnés à être +fouettés par les rues. Comme les malades pouvaient avoir besoin de +viande, on accordait le droit d'en vendre à quelques bouchers, +moyennant une redevance. À Saint-Brieuc, ce droit fut adjugé, en +1791, à un boucher, moyennant 900 livres. En 1126, un boucher de +Laon, qui avait vendu de la viande un vendredi, fut condamné par +Barthélemy de Vire, évêque de la ville, à porter publiquement à la +procession «une morue, ou un saumon s'il ne peut se procurer une +morue.» + +Des ordonnances multiples et très détaillées qui occupent nombre de +pages dans le traité de de Lamare, avaient réglementé les tueries et +les boucheries; mais on avait beau les renouveler, elles n'étaient +guère observées. Plusieurs écrivains nous ont donné des descriptions +de celles de Paris aux siècles derniers, qui ressemblent à celle +qu'Ant. Caillot a tracée de leur état à la veille de la Révolution: +Quel hideux aspect ne présentaient pas les étaux des bouchers; les +passants n'y voyaient qu'avec horreur les traces d'un massacre +sanglant, que des ruisseaux d'un sang noir qui coulait dans la rue, +qu'un pavé toujours teint de ce sang, que des hommes dont les +vêtements en étaient constamment souillés. + +Sous l'Empire, la police essaya, avec succès, de rendre les +boucheries un peu plus propres. Les boutiques étaient défendues à +l'extérieur, par des barreaux de fer luisant, qui y laissaient +pénétrer l'air la nuit comme le jour. Le sang ne souille plus, dit +Caillot, les dalles qui en forment le pavé, et le marchand ne porte +plus de traces sanglantes sur le linge qui lui sert de tablier. La +bouchère, coiffée d'un bonnet de dentelle, n'est plus assise sur une +chaise de bois devant un comptoir malpropre, mais dans un petit +cabinet vitré, décoré d'une glace, dans lequel elle reçoit l'argent +de ses pratiques. + +Dans quelques villes de province se retrouvent des boucheries dont +l'aspect rappelle celles du moyen âge: en 1886 la rue des Bouchers, +à Limoges, était une sorte de ruelle étroite, humide et sombre, +longue d'une centaine de mètres, bordée de maisons construites pour +la plupart en bois et en torchis. Les boutiques étaient basses, +étroites et peu profondes; la marchandise, au lieu d'être à +l'intérieur, s'étalait à l'extérieur, les quartiers de chair +suspendus à d'énormes crocs et les morceaux de viande jetés +pêle-mêle, dans un désordre indescriptible et répugnant: le client +n'entrait jamais dans la boutique et les transactions se faisaient à +la porte, où bouchers et bouchères se tenaient. + +[Illustration: Le Boucher] + +Les boucheries de Troyes se composaient de quatre allées de +charpente, et les courants d'air ménagés à l'intérieur empêchaient +les mouches d'y pénétrer; lors de l'enquête faite à ce sujet par le +lieutenant-général du baillage en 1759, ils attribuaient le +privilège dont jouissait cette boucherie au bienheureux évêque Loup, +dont ils montraient la statue placée depuis longtemps pour perpétuer +le souvenir de son intercession; d'autres, à l'humidité du local. + +Les boutiques des bouchers n'ont pas, en général, d'enseignes bien +caractéristiques, et il est assez rare d'en trouver dans le genre de +celle qu'on voyait il y a trente ans à Saint-Haon-le-Châtel; elle +représentait un animal indescriptible avec cette légende: + + On me dit vache et je suis boeuf; + Pour qui me veut, je suis les deux. + +Sur la façade on voit assez souvent une tête de boeuf, +généralement dorée; aujourd'hui elle est assez petite; autrefois +elle était de grande dimension, avec des cornes très longues. + +Au moyen âge, les bouchers couronnaient de feuillage la viande des +animaux fraîchement tués. Villon y fait allusion dans son _Petit +Testament:_ + + Item à Jehan Tronne, bouchier, + Laisse le mouton franc et tendre + Et un tachon pour esmoucher + Le boeuf couronné qu'il veult vendre + Ou la vache qu'on ne peult prendre. + +Au commencement du second Empire cette décoration subsistait encore, +seulement pour le jour de Pâques, qui ramenait l'usage de la viande +alors interdite pendant le carême. + +À Douai, d'après le règlement du 10 avril 1759, la nature des +viandes exposées en vente par les bouchers était indiquée par des +banderoles des couleurs ci-après: Boeuf, banderole verte; Taureau, +banderole rouge; Vache, banderole blanche; Brebis, banderole jaune; +Mouton, banderole bleue. + +Les bouchers avaient remarqué que les viandes les plus jaunes, les +plus corrompues et les plus flétries, paraissaient très blanches et +très fraîches à la lumière; aussi plusieurs avaient l'artifice de +tenir grand nombre de chandelles allumées dans leurs étaux, même en +plein jour; une ordonnance de 1399 fixa les heures pendant +lesquelles ils pouvaient avoir des chandelles. + +Avant la Révolution, les consommateurs achetaient «chair sur +taille», c'est-à-dire en marquant sur une taille, par des crans ou +des coches, la quantité de viande prise chaque fois, comme cela se +passe encore chez les boulangers. + +Une sentence de 1668 défendait aux bouchers de descendre de leurs +étaux pour appeler et arrêter ceux qui désiraient acheter de la +viande. + +De Lamare rapporte, d'après Lampride, une singulière manière de +vendre la viande, qui fut en usage à Rome pendant une assez longue +période. L'acheteur étant content de la qualité de la marchandise, +fermait l'une de ses mains, le vendeur en faisait autant de l'une +des siennes; et ensuite, ayant l'un et l'autre le poing clos, chacun +d'eux étendait subitement une partie de ses doigts: si les doigts +étendus et ouverts de l'un et de l'autre formulent le nombre pair, +c'était au vendeur à mettre le prix à sa marchandise; si, au +contraire, ils amenaient le nombre impair, l'acheteur avait le droit +d'en donner tel prix qu'il jugeait à propos. + +Au XVIIe siècle existait, chez certains bouchers de Londres, la +coutume de cracher sur la première pièce d'argent qu'ils recevaient +le matin. + +Les personnes qui venaient acheter de la viande, et qui +naturellement essayaient de l'avoir à meilleur marché que le prix +fait par le marchand, étaient de la part de celui-ci l'objet +d'invectives, qui motivèrent un arrêt du Parlement en 1540, et une +ordonnance de police en 1570: Expresses inhibitions, dit cette +dernière, sont faites à tous Bouchers, Estalliers, Rotisseurs, +Poissonniers, Harengers, Fruictiers et autres de cette ville de +Paris, de ne innover, mesfaire ne mesdire aux Demoiselles et +Bourgeoises, femmes, filles et chambrières qui achepteront ou +vouldront achepter d'eux, de ne uzer contre lesdittes Damoiselles, +Bourgeoises et leurs servantes, d'aucunes parolles de rizée et +mocquerie et de recevoir doulcement les offres qu'elles feront de +leurs marchandises, sous peine de prison, d'amende arbitraire et de +punition corporelle. + +Au XVIIe siècle, les bouchers et les bouchères avaient adouci leur +langage, sans toutefois cesser de lancer quelques brocards aux +clients qui voulaient marchander. Voici une scène de boutique +empruntée au _Bourgeois poli_, qui fut publié en 1631: + + LA BOURGEOISE.--Hé bien, mon amy, avez-vous là de bonne + viande? Donnez-moi un bon quartier de mouton et une bonne + pièce de boeuf, avec une bonne poitrine de boeuf. + + LE BOUCHER.--Oui dea, madame, nous en avons de bonne, + d'aussi bonne qu'il y ayt en la boucherie, sans despriser + les autres. Approchez, voyez ce que vous demandez. Voilà + une bonne pièce de vache du derrière bien espaisse. Cela + vous duit-il? + + LA FEMME DU BOUCHER.--Madame, voilà un bon colet de mouton; + tenez, voilà qui a deux doigts de gresse; je vous promets + que le mouton en couste sept francz, et si encore on n'en + sçauroit recouvrir, je serons contraint de fermer nos + boutiques. + + LA BOURGEOISE.--Combien Voulez-vous vendre ces trois + pièces-là? + + LE BOUCHER.--Madame, vous n'en sçauriez moins donner qu'un + escu; voilà de belle et bonne viande. + + LA BOURGEOISE.--Jesu, mon amy, vous mocquez-vous? et + vramment prisez moin vos pièces. + + LE BOUCHER.--Madame, je ne sommes pas à cette heure à les + priser; il y a longtemps que je sçavons bien combien cela + vaut. Ce n'est pas d'aujourd'hui que nous en vendons. + + LA BOURGEOISE.--Tredame mon amy, je croy que vous vous + mocquez quant à moy, de faire cela un escu; encore pour + quarante sols je me lairrois aller. + + LA FEMME DU BOUCHER.--Ah! madame, il ne vous faut pas de si + bonne viande; il faut que vous alliez querir de la cohue, + on vous en donnera pour le prix de votre argent; je n'avons + point de marchandise à ce prix-là, il vous faut de la vache + et de la brebis. + +[Illustration] + + LA BOURGEOISE.--Tredame, m'amie, vous êtes bien rude à + pauvres gens! Je vous en offre raisonnablement ce que cela + vaut. Vous me voudriez faire accroire, je pense, que la + chair est bien chère. + + LE BOUCHER.--Madame, la bonne est bien chère, voirement je + vous assure que tout nous r'enchérit; la bonne marchandise + est bien chère sur le pied. Mais, tenez, madame, regardez + un peu la couleur de ce boeuf-là? Quel mouton est cela? + Cette poictrine de veau a t'elle du laict? Vous ne faictes + que le marché d'un autre. + + LA BOURGEOISE.--Tout ce que vous me dittes là et rien c'est + tout un; je voy bien ce que je voy; je sçay bien ce que + vaut la marchandise; je ne vous en donnerai pas un denier + davantage. + + LA FEMME DU BOUCHER.--Allés, allés, il vous faut de la + vache. Allés à l'autre bout, on en y vend: vous trouverez + de la marchandise pour le prix de vostre argent. Il ne + faudroit guière de tels chalans pour nous faire fermer + nostre estau. + +Le dessin de Daumier (p. 13) a pour légende: «Eh ben! puisque vous +voulez qu'les bouchers soient libres, pourquoi qu'vous voulez +m'empêcher d'mettre qué z'os dans la balance?... J'vous trouve +drôle, vous encore, la p'tite mère!...» + +Les bouchers, habitués à manier de l'argent, vivent bien et +dépensent beaucoup. Un proverbe provençal, qu'il ne faut pas sans +doute généraliser, assure qu'ils ne meurent pas riches: + + --_Bouchié jouine à chivau,_ + _Vièi à l'espitau._ + + Boucher jeune à cheval--Vieux à l'hôpital. (Provence.) + +Les bouchers ne sont pas seulement vendeurs, ils sont aussi +acheteurs, et ils emploient dans le marchandage des ruses analogues +à celles, plus connues, des maquignons. En arrivant dans un marché, +dit La Bédollière, le boucher va de bestiaux en bestiaux; et les +examine d'un air de dénigrement: «Tourne-toi donc, desséché; n'aie +pas peur; ce n'est pas encore toi qui fourniras des lampions pour la +fête de juillet; et combien veut-on te vendre?--L'avez-vous bien +manié? s'écrie le marchand impatienté.--Parbleu! ne faut-il pas deux +heures pour considérer ton efflanqué?--Tiens, aussi vrai que les +bouchers sont tous des voleurs, il ne sortira pas du marché à moins +de quinze louis.--Mais il n'a rien dans la carcasse, ton +cerf-volant! il n'a pas de suif pour trois chandelles! Je t'en donne +trente-deux pistoles, et pas davantage.» Lorsque la discussion est +terminée, et que le boucher a conclu le marché, il tire de sa poche +une paire de ciseaux et découpe sur le poil les lettres initiales de +son nom et de son prénom. S'il veut qu'on immole immédiatement +l'animal, il le marque de chasse, c'est-à-dire d'une raie +transversale sur les côtes. Un boucher ne dit jamais: «J'ai acheté +une vache», mais bien: «J'ai acheté une bête». Quand il a fait +l'acquisition d'un taureau, il le désigne sous la dénomination de +pacha ou pair de France. + +C'est probablement à cause de ces ruses qu'on donne en +Basse-Bretagne, au boucher, le surnom de _Mezo Kiger_, boucher ivre +ou plutôt trompeur. + +Les bouchers de Paris étaient très orgueilleux au moyen âge. Dante, +_Purgatoire_, ch. XX, prétend que Hugues Capet était fils d'un +boucher de Paris. Ce roi avait accordé de grands privilèges à la +corporation; c'est là probablement l'origine de cette tradition, qui +n'était pas éteinte au XVe siècle, et à laquelle Villon fait +allusion dans son _Grand Testament_. + + Se fusse des hoirs Hue Capet + Qui fut extraict de Boucherie, + On ne m'eust parmy ce drapet. + Faict boire à cette escorcherie. + +Les anciennes confréries des bouchers étaient presque partout fort +importantes. Celle de Paris tenait ses réunions dans l'église +Saint-Pierre-aux-Boeufs. Dans plusieurs villes, des droits et des +privilèges particuliers étaient le partage des bouchers; à Venise, +ils avaient celui d'élire le curé de l'église Saint-Mathieu; à +Fribourg, leurs droits étaient très divers; l'auberge qu'ils +possédaient avait, dès avant 1498, le boeuf pour enseigne. La +puissante corporation des bouchers d'Augsbourg tenait ses réunions +dans une auberge située près de l'abattoir de cette ville, et +portait pour enseigne le Justaucorps sanglant. Les bouchères de la +même ville allaient se reposer et déjeuner dans une maison voisine, +à l'enseigne de l'École des Femmes. + +[Illustration: Promenade du Boeuf gras, vitrail de Bar-sur-Seine, +XVIe siècle.] + +La corporation des bouchers a souvent figuré dans les fêtes et les +cérémonies publiques, et, d'après les anciens registres de la ville +de Paris, elle a été admise aux entrées des princes et des légats, à +la condition de supporter les frais d'habillement, de draperie et de +tentures. Les bouchers reçurent même, sous forme de remontrance, +l'ordre de «faire ébattement à l'entrée d'Anne de Bretagne». Jusqu'à +la Révolution, ils continuèrent à paraître aux entrées des rois, aux +réjouissances pour les baptêmes des princes et princesses, etc. À la +fête de la Fédération, les garçons bouchers se présentèrent seuls, +car les maîtres ne pouvaient être sympathiques à un nouvel ordre +social qui détruisait leurs privilèges. + +[Illustration: Promenade du Boeuf gras, figure accompagnant le +placard de «l'ordre et la marche» (1816). + +(Musée Carnavalet.)] + +Les bouchers, comme bien d'autres corporations, avaient soin d'orner +la chapelle de leur patron; ceux de Champagne se distinguaient tout +particulièrement. On voit dans la chapelle Saint-Joseph un vitrail +donné par les maîtres bouchers de Bar-sur-Seine, en 1512. Au milieu, +en haut, est peint saint Barthélemy, leur patron, tenant +l'instrument de son supplice. Plus bas, est représentée la promenade +du boeuf gras: deux bouchers en habit de fête conduisent l'animal, +et traînent chacun le bout d'une écharpe passée à col; ils sont +précédés de deux garçons, battant la caisse et jouant de la flûte, +et suivis de plusieurs enfants qui se livrent à la joie. La maison +d'un maître boucher, ou peut-être la boucherie publique de la ville, +se voit dans le fond, ornée de deux têtes de boeuf et de +guirlandes de verdure (p. 16). + +La promenade d'un boeuf gras, pendant les jours qui précèdent le +carême, n'a pris fin à Paris qu'à la chute du second empire; +autrefois, elle avait lieu sur plusieurs points de l'ancienne +France. Le seigneur de Palluau (Indre) avait le droit, au XVIIIe +siècle, de faire choisir un boeuf parmi ceux que les bouchers de +la ville étaient tenus de tuer devant Carême prenant. Ce boeuf +était appelé boeuf viellé. Au bourg de Saint-Sulpice-lez-Bourges, +le «maître visiteur des chairs et poissons, après collection faite +des voix et arbitres à ce appelés, déclaroit que tel boeuf estoit +le plus gros et suffisant pour estre mené et violé, à la manière +accoutumée, par les rues de la justice dudit bourg.» Cette élection +rappelle celle qui était faite avant 1870, à Paris, par une +commission composée de l'inspecteur général des halles et marchés, +de quatre principaux inspecteurs, de deux facteurs et de deux +bouchers. À Leugny, dans l'Yonne, il y a quelques années, un +maquignon marchandait le boeuf gras; un éleveur morvandeau le +vendait. Les garçons bouchers qui le promenaient quêtaient de +l'argent, du vin et du cidre. Le soir, il y avait un repas fait avec +l'argent encaissé. On y buvait le vin recueilli dans une feuillette, +qui accompagnait la promenade du boeuf. + +Le bibliophile Jacob a parlé assez longuement des processions qui +avaient lieu à Paris, et il a essayé d'en rechercher l'origine. +N'est-il pas vraisemblable, dit-il, que les garçons bouchers +célébraient la fête de leur confrérie, de même que les clercs de la +basoche plantaient le mai à la porte du Palais de justice. En outre, +les bouchers de Paris ayant eu jadis plusieurs querelles et procès +avec les bouchers du Temple, il est fort naturel qu'ils aient +témoigné leur reconnaissance, à l'occasion des privilèges que le roi +leur accorda en dédommagement, par des réjouissances publiques, qui +se sont perpétuées jusqu'à nous. Cette idée est d'autant plus +admissible, que le boeuf gras partait de l'Apport-Paris, ancien +emplacement des boucheries hors des murs de la ville, et qu'il était +conduit en pompe chez les premiers magistrats du Parlement. En tout +cas, il est certain que cette fête existe depuis des siècles. On +nommait le boeuf gras boeuf villé, parce qu'il allait par la +ville; ou boeuf viellé, parce qu'il marchait au son des vielles; +ou bien boeuf violé, parce qu'il était accompagné de violes ou +violons. Les enfants avaient inauguré un jeu de ce genre, qui +consistait à couronner de fleurs un d'entre eux et à le conduire en +chantant comme à un sacrifice; ce jeu-là s'appelait boeuf sevré. + +Les premières descriptions qui s'étendent sur les détails de cette +cérémonie sont à peu près telles qu'on les ferait encore. + +La procession de 1739 est la plus mémorable dont les historiens +fassent mention: le boeuf partit de l'Apport-Paris, la veille du +jeudi-gras, par extraordinaire; il était couvert d'une housse de +tapisserie et portait une aigrette de feuillage. Sur son dos on +avait assis un enfant nu avec un ruban en écharpe; et cet enfant, +qui tenait dans une main un sceptre doré et dans l'autre une épée, +était appelé le roi des bouchers. Jusqu'alors les bouchers n'avaient +eu que des maîtres, et sans doute ils voulurent, cette fois, +rivaliser avec les merciers, les ménétriers, les barbiers et les +arbalétriers, qui avaient des rois. Ce boeuf gras avait pour +escorte quinze garçons bouchers vêtus de rouge et de blanc, coiffés +de turbans de deux couleurs: deux d'entre eux le menaient par les +cornes, à la façon des sacrificateurs païens; les violons, les +fifres et les tambours précédaient ce cortège qui parcourut les +quartiers de Paris pour se rendre aux maisons des prévôts, échevins, +présidents et conseillers, à qui cet honneur appartenait. Le boeuf +fut partout bienvenu, et l'on paya bien ses gardes du corps; mais le +premier président n'étant pas à son domicile, le boeuf gras fut +amené dans la grande salle du Palais par l'escalier de la +Sainte-Chapelle, et il eut l'avantage d'être présenté, en plein +tribunal, au président en robe rouge qui l'accueillit très +honnêtement. + +La Révolution supprima le boeuf gras; mais Napoléon rétablit, par +ordonnance, le carnaval et le boeuf gras; longtemps la police fit +les frais de ces bacchanales des rues et des places; le roi des +bouchers s'était changé en Amour et avait quitté sceptre et épée +pour un carquois et un flambeau. + +[Illustration] + +Depuis cette rénovation jusqu'en 1871, le boeuf gras se promena à +Paris, pendant les trois derniers jours du carnaval, conduit par des +garçons bouchers déguisés et entouré de sa cour mythologique, sale +et crottée, à cheval ou en voiture et on allait le montrer aux +souverains et aux autorités, comme le montre l'image satirique (p. +21) intitulée: «Rencontre de deux monarques gros, gras, etc.» + +Plusieurs corporations honoraient un saint unique, reconnu par tous +les gens de l'état; les bouchers en avaient plusieurs; en Belgique, +ils avaient choisi saint Antoine, martyr des premiers temps du +christianisme, qui avait exercé le métier de boucher à Rome, et afin +de le distinguer des autres saints du même nom, ils avaient fait +représenter à côté de lui un cochon; ceux de Bruxelles fêtaient +saint Barthélemy et faisaient dire, le 24 août, une messe en son +honneur. + +À Morlaix, les bouchers célébraient leur fête dans les premiers +jours de l'Avent. Le boeuf gras faisait le tour de la ville +escorté par tous les membres de la corporation, bras nus et la hache +sur l'épaule. À chaque carrefour, on faisait le simulacre d'abattre +l'animal, puis les bouchers faisaient la quête. + +À Limoges, au milieu du quartier des bouchers, s'élevait une petite +chapelle dédiée à saint Aurélien, patron de la corporation; à la +porte était placée une madone entourée de lanternes qu'on allumait +dans les grandes occasions. Des statuettes semblables, mais plus +petites, se voyaient au-dessus des portes des maisons et dans chaque +chambre; devant ces dernières brûlait jour et nuit une lumière. + +Les bouchers étaient soumis à des redevances féodales, quelquefois +d'un caractère original. Dans plusieurs chartes du XIIe siècle, les +seigneurs exigeaient des bouchers domiciliés sur leurs terres +«toutes langues des boeufs que ceux-ci tueront». À Lamballe, le +jeudi absolu, François Bouan, sieur de la Brousse, avait le droit de +prendre et lever de chaque boucher ou personne vendant chair ou lard +aux paroisses de Notre-Dame et de Saint-Martin «une joue de porc, +bonne et compétente tranchée, deux doigts au-dessous de l'oreille». +Les bouchers de Dol devaient fournir au sire de Combour une pelisse +blanche en peau, assez grande pour entourer un fût de pipe, et dont +les manches devaient être assez larges pour qu'un homme armé pût y +passer facilement le bras. Jusque vers 1820, chacun des bouchers qui +venaient vendre au marché de Penzance, dans la Cornouaille anglaise, +payait, à la fête de Noël, au bailli de Coneston, un shilling ou +devait lui donner un os à moelle. + +Il est assez rarement parlé des bouchers dans les contes, si ce +n'est dans ceux qui sont plaisants; mais il court sur eux quelques +anecdotes assez comiques: Un boucher de Lyon avait acheté, dit le +_Roman bourgeois_, un office d'esleu; le gouverneur de la ville +s'estonnant comment il le pourroit exercer, veu qu'il ne sçavoit ni +lire ni escrire, il luy répondit avec une ignorante fierté: «Hé +vrayement, si je ne sçais escrire, je hocheray», voulant dire que +comme il faisait des hoches sur une table pour marquer les livres de +viande qu'il livrait à ses chalans, il en feroit autant sur le +papier pour lui tenir lieu de signature. + +On trouve dans les oeuvres de Claude Mermet l'épigramme qui suit, +intitulée: _D'un consul de village député pour aller chercher un bon +prédicateur à Paris_: + + Un boucher, consul de village, + Fut envoyé loin pour chercher + Un prêcheur, docte personnage. + Qui vint en Carême prêcher: + On en fit de lui approcher + Demi-douzaine en un couvent: + Le plus gros fut pris du boucher + Cuidant qu'il fût le plus savant. + +Un avoué de Penzance avait un gros chien qui avait coutume de venir +voler de la viande aux étaux. Un jour, un des bouchers vint trouver +l'homme de loi, et lui dit:--Monsieur, puis-je demander une +indemnité au maître d'un chien qui m'a volé un gigot de +mouton?--Certainement, mon brave homme.--S'il vous plaît, monsieur, +c'est votre chien, et le prix du morceau est de 4sh 6». L'avoué le +paya et le boucher s'en allait triomphant, lorsque l'avoué le +rappela: «Arrêtez un moment, mon brave homme, le prix d'une +consultation d'avocat est de 6sh 8d; payez-moi la différence.» Le +boucher, bien marri, dut s'exécuter. + +Dans l'Ille-et-Vilaine, on raconte qu'un boucher, ayant entendu dire +dans son village que l'on a vu un certain taureau qui a sur le front +une seule corne, jure de le prendre. Il se met à la recherche de +l'animal avec deux haches et cent couteaux. Enfin il trouve la bête +qui, avec une complaisance parfaite, lui offre sa tête. Le boucher +use en vain tous ses instruments. Alors le taureau donne à l'homme +un coup de corne dans la poitrine, l'étend raide mort, et retourne +tranquillement dans son pays, qu'on n'a pu encore découvrir. + +Dans le fabliau du «Bouchier d'Abbeville», un boucher, revenant de +la foire, demande un gîte pour la nuit dans la maison d'un prêtre; +celui-ci ne veut pas le recevoir. Bientôt le boucher revient et lui +propose de payer son hospitalité en lui donnant une des brebis +grasses qu'il a achetées à la foire; il lui offre même de la tuer +pour le souper et de laisser à son hôte toute la viande qui n'aura +pas été mangée à leur repas. Il est aussitôt accepté et ils font un +excellent repas. Le boucher promet à la gouvernante et à la servante +du prêtre la peau de la brebis, et il parvient à les tromper toutes +les deux. Quand il est parti, il s'élève une dispute entre le curé +et les deux femmes pour la possession de la peau, et l'on découvre +que le malicieux boucher avait volé cette brebis dans le troupeau +même du prêtre. + +[Illustration: Boucher hollandais, gravure du XVIIe siècle.] + +«Ung jour advint que deux cordeliers, venans de Nyort, arrivèrent +bien tard à Grif et logèrent en la maison d'un boucher. Et, pour ce +que entre leur chambre et celle de l'hoste n'y avoit que des ais +bien mal joincts, leur print envie d'escouter ce que le mary disoit +à sa femme estans dedans le lict; et vindrent mectre leurs oreilles +tout droict au chevet du lit du mary, lequel ne se doubtant de ses +hostes, parloit à sa femme privement de son mesnaige, en luy disant: +«Mamye, il me faut demain lever matin pour aller veoir noz +cordeliers, car il y en a ung bien gras, lequel il nous fault tuer; +nous le sallerons incontinent et en ferons bien nostre proffict». Et +combien qu'il entendoit de ses pourceaux, lesquelz il appeloit +cordeliers, si est-ce que les deux pauvres frères, qui oyoient cette +conjuration, se tinrent tout asseurez que c'estoit pour eulx, et en +grande paour et craincte, attendoient l'aube du jour. Il y en avoit +ung d'eux fort gras et l'autre assez maigre. Le gras se vouloit +confesser à son compaignon, disant que ung boucher ayant perdu +l'amour et craincte de Dieu, ne feroit non plus cas de l'assommer +que ung boeuf ou autre beste. Et, veu qu'ilz estoient enfermez en +leur chambre de laquelle ilz ne povoient sortir sans passer par +celle de l'hoste, ils se dobvoient tenir bien seurs de leur mort, et +recommander leurs ames à Dieu. Mais le jeune, qui n'estoit pas si +vaincu de paour que son compaignon, luy dist que, puis que la porte +leur estoit fermée, falloit essayer à passer par la fenestre, et que +aussy bien ilz ne sçauroient avoir pis que la mort. A quoy le gras +s'accorda. Le jeune ouvrit la fenestre, et voyant qu'elle n'estoit +trop haulte de terre, saulta legierement en bas et s'enfuyst le plus +tost et le plus loing qu'il peut, sans attendre son compaignon, +lequel essaya le dangier. Mais la pesanteur le contraingnit de +demeurer en bas: car au lieu de saulter, il tomba si lourdement +qu'il se blessa fort en une jambe. Et, quand il se veid abandonné de +son compaignon, et qu'il ne le povoit suyvre, regarda à l'entour de +luy où il se pourroit cacher, et ne veit rien que un tect à +pourceaulx où il se traina le mieulx qu'il peut. Et ouvrant la porte +pour se cacher dedans, en eschappa deux grands pourceaulx, en la +place desquels se mist le pauvre cordelier et ferma le petit huys +sur luy, espérant, quand il oiroit le bruict des gens passans qu'il +appelleroit et troveroit secours. Mais, si tost que le matin fut +venu le boucher appresta ses grands cousteaux et dist à sa femme +qu'elle lui tinst compaignie pour aller tuer son pourceau gras. Et +quant il arriva au tect, auquel le cordelier estoit caché, commence +à cryer bien hault, en ouvrant la petite porte: «Saillez dehors, +maistre cordelier, saillez dehors, car aujourdhuy j'auray de vos +boudins!» Le pauvre cordelier ne se pouvant soustenir sur sa jambe, +saillyt à quatre pieds, hors du tect, criant tant qu'il povoit +misericorde. Et si le pauvre frere eust grand paour, le boucher et +sa femme n'en eurent pas moins, car ilz pensoient que sainct +François fust courroucé contre eulx de ce qu'ilz nommaient une beste +_cordelier_, et se meirent à genoulx devant le pauvre frere, +demandans pardon à sainct François, en sorte que le cordelier cryoit +d'un costé misericorde au boucher, et le boucher, à luy, d'aultre, +tant que les ungs et les aultres furent ung quart d'heure sans se +pouvoir asseurer. À la fin le beau pere, cognoissant que le boucher +ne luy voloit point de mal, lui compta la cause pourquoy il s'estoit +caché en ce tect, dont la paour tourna incontinent en ris, sinon que +le cordelier, qui avoit mal en la jambe ne se pouvoit resjouyr.» + +Ce récit, qui figure dans l'_Heptaméron_ de la reine de Navarre, a +été raconté en Italie à Marc Monnier sous une forme presque +identique, à cette légère différence que les personnages qui +écoutent sont deux prêtres, et qu'ils entendent le boucher dire à sa +femme qu'ils se lèvera de bon matin pour tuer deux noirs. Marc +Monnier le rapproche de la peur que Paul-Louis Courier éprouva dans +des circonstances analogues chez un charbonnier de Calabre, où il se +trouvait avec un compagnon, en l'entendant dire qu'il «fallait les +tuer tous les deux». Il s'agissait de chapons. + +La complainte de saint Nicolas et des petits enfants, qui est +populaire sur plusieurs points de la France, parle d'un boucher qui, +de même que le légendaire pâtissier de la rue des Marmouzets, ne se +contentait pas de tuer des animaux. Voici la version que Gérard de +Nerval recueillit dans le Valois: + + Il était trois petits enfants + Qui s'en allaient glaner aux champs. + S'en vont au soir chez un boucher: + --Boucher, voudrais-tu nous loger? + --Entrez, entrez, petits enfants, + Il y a de la place assurément. + + Ils n'étaient pas sitôt entrés, + Que le boucher les a tués, + Les a coupés en petits morceaux, + Mis au saloir comme pourceaux. + + Saint Nicolas, au bout d'sept ans, + Saint Nicolas vint dans ce champ. + Il s'en alla chez le boucher: + --Boucher, voudrais-tu me loger? + + --Entrez, entrez, saint Nicolas. + Il y a d'la place, il n'en manque pas». + Il n'était pas sitôt entré + Qu'il a demandé à souper. + + --Voulez-vous un morceau d'jambon? + --Je n'en veux pas, il n'est pas bon. + --Voulez-vous un morceau de veau? + --Je n'en veux pas, il n'est pas beau. + + Du p'tit salé je veux avoir + Qu'il y a sept ans qu'est dans l'saloir.» + Quand le boucher entendit cela + Hors de sa porte il s'enfuya. + + --Boucher, boucher, ne t'enfuis pas. + Repens-toi, Dieu te pardonnera.» + Saint Nicolas posa trois doigts + Et les p'tits se levèrent tous les trois. + + Le premier dit: «J'ai bien dormi.» + Le second dit: «Et moi aussi.» + Et le troisième répondit: + «Je croyais être en paradis.» + +[Illustration: Boucher italien, d'après Mitelli.] + + +DEVINETTES + + Deux pieds assis sur trois pieds étaient occupés à regarder + un pied, lorsque survinrent quatre pieds qui s'emparèrent + d'un pied; sur ce, les deux pieds se levèrent, saisirent + les trois pieds et les lancèrent à la tête des quatre pieds + qui s'enfuirent avec un pied. La réponse est: Un boucher + assis sur un escabeau à trois pieds, et auquel un chien + vient de voler un pied de mouton. Devinette anglaise + (Dickens, _Les Temps difficiles_). + + Qui sont ceux qui gagnent leur vie du sang épanché? + + --Les chirurgiens et les bouchers. + + +PROVERBES + + --C'est un boucher. + + On appelait boucher un homme qui coupait mal les viandes, + ou un barbier qui a la main lourde, qui rase rudement, qui + coupe en rasant. + + --C'est un rire de boucher, il ne passe pas le noeud de + la gorge; c'est un rire qui n'est pas franc, parce que les + bouchers, tenant leur couteau entre les dents, font une + grimace qui ressemble à un rire, bien qu'ils n'aient pas + envie de rire en effet. + + --_The butcher look'd for his knife, when he had it in the + mouth._ Le boucher cherche son couteau, alors qu'il l'a à + la bouche (Anglais). + + --_The butcher looked for the candle it was in his hat._ Le + boucher cherchait sa chandelle et elle était sur son + chapeau (Anglais). + + --_Gwelloc'h eo beza Kiger eget beza leue._ Il vaut mieux + être le boucher que le veau. (Breton.) + + --Le boeuf une fois tombé, les bouchers viennent en + foule. (Proverbe talmudique.) + + --Il fait tous les matins le métier d'un boucher, car il + habille un veau. + + --Il sont comme les bouchers du Mans, ils se mettent sept + sur une bête. (Normandie.) + + --On dit d'un homme qui ne peut rien en une affaire ou en + une assemblée, qu'il a du crédit comme un chien à la + boucherie. + + --Il est reçu comme un chien dans une boucherie. (Iles + Feroé.) + + --Avoir la conscience d'un chien de boucher. (Prov. + allemand.) + + --_A cani di vuccieria nun mancanu ossa._ Au chien de + boucherie ne manquent pas les os. (Prov. sicilien.) + +On trouve, dès le moyen âge, une série de sujets dans lesquels le +rôle de l'homme à l'égard des animaux est interverti, de manière que +la victime commande à son tour à son persécuteur. Ce changement de +position était appelé, dans le vieux français, le _Monde bestourné_; +il forme, dit Wright, le sujet de vers assez anciens, et la peinture +l'a exploité à une date reculée. L'imagerie populaire s'en est aussi +emparée. Un des compartiments du _Monde à rebours_, estampe du XVIIe +siècle, représente un boeuf dépeçant un boucher (p. 31). Dans un +livre populaire anglais, qui était déjà imprimé en 1790, on voit un +boeuf qui tue un boucher. + +[Illustration] + + +SOURCES + +_Revue des Traditions populaires_, VIII, 591; IX, 195, 217, +233.--Timbs, _Things generally not known_, I, 175.--La Bédollière, +_Les Industriels_, 83, 85.--E. Rolland, _Faune populaire_. V, +67.--Jacques de Vitry, _Exempla_, 70 (éd. de Folk-Lore Society).--E. +Monteil, _l'Industrie française_. I, 92, 243.--De Lamare, _Traité de +la police_, III, 85, 86.--Legrand d'Aussy, _Vie privée des +Français_, I, 307.--Assier, _Légendes de la Champagne_, 47, +48.--Vinçard, _Les Ouvriers de Paris_, 131, 157.--Desmaze, +_Curiosités des anciennes justices_, 313.--Ant. Caillot, _Vie +publique des Français_, II, 212, 218.--_Souvenirs à l'usage des +habitants de Douai_ (1822), 548.--_Autrefois_ (1842), +150.--Blavignac, _Histoire des enseignes_, 143.--F. Arnaud, _Voyage +pittoresque dans l'Aube_, 102.--Communication de M. Charles +Fichot.--Laisnel de la Salle, _Légendes du Centre_, I, 30.--Moiset, +_Croyances de l'Yonne_, 17.--Jacob, _Curiosités de l'histoire des +Croyances populaires_, 135.--Reinsberg-Düringsfeld, _Traditions de +la Belgique_, I, 155; II, 120.--Quernest, _Notices sur Lamballe_, +42.--_Folk-Lore Journal_, V, 110, 111.--Gérard de Nerval, _Les +filles du feu_, 160.--Reinsberg-Düringsfeld. _Sprichwörter_.--Sauvé +_Lavarou koz_.--Leroux, _Dictionnaire comique_.--Tuet, _Matinées +senonoises_.--Wright, _Histoire de la Caricature_, 107. + +[Illustration: Le boucher, d'après les _Arts et Métiers_.] + + + + +LES FILEUSES + + +Naguère encore, pour exprimer l'ancienneté d'une chose ou son +invraisemblance, on disait assez couramment qu'elle s'était passée à +l'époque où les rois épousaient des bergères, ou + + Du temps que la reine Berthe filait. + +Ce dicton, qui a son parallèle en Italie, était vraisemblablement né +d'une confusion qui s'était établie entre plusieurs personnages: la +mère de Charlemagne, la reine qui, d'après une ancienne charte +indiquée par le _Dictionnaire de Trévoux_, filait pour orner les +églises, l'héroïne du roman de _Berthe aux grands pieds_, et une +sorte de fée filandière, nommée Bertha en Italie, Berchta en +Allemagne, et restée surtout populaire en ce dernier pays. + +Il constatait que l'art de filer figurait autrefois au premier rang +des attributions de la femme, quel que fût son rang. + +Grosley, qui écrivit au siècle dernier une dissertation moitié +plaisante, moitié sérieuse sur les Ecraignes, ou réunions de +fileuses, leur avait trouvé dans l'antiquité des précédents +illustres: La Nécessité filait, en compagnie des Parques, le fil des +destinées humaines; les nymphes se réunissaient chez la mère +d'Aristée pour filer la laine verte de Milet. À Rome, le plus bel +éloge que l'on pût faire d'une matrone des anciens temps, consistait +à dire qu'elle était restée chez elle occupée à filer de la laine: +les pronubæ portaient derrière la fiancée sa quenouille et son +fuseau. + +Chez les Gaulois on pratiquait, au moment du mariage, une cérémonie +qui ressemblait beaucoup à celle encore en usage naguère dans +quelques provinces: la nouvelle mariée était conduite dans un bois +où se trouvait la statue de la déesse Nehellenia, on lui remettait +une quenouille chargée de lin et elle la filait un instant; peu de +temps après la conversion des Francs au christianisme, à l'issue de +la messe nuptiale, les parents de l'épousée prenaient une quenouille +sur l'autel de la Vierge et la lui donnaient à filer. Dans quelques +églises du Berry, la mariée filait une ou deux aiguillées avant de +sortir; dans le pays Chartrain, elle s'agenouillait sous le porche +devant la statue de sainte Anne, faisait trois signes de croix, et, +prenant la quenouille de la sainte, elle la mettait à son côté et +filait quelques instants. Dans la Sologne et dans l'Orne, le bedeau +présentait à la nouvelle mariée, le dimanche après la noce, une +quenouille à laquelle elle attachait un ruban et une pièce de fil. + +Dans le Lot-et-Garonne et dans le Tarn-et-Garonne, on portait en +cérémonie la quenouille et le fuseau de la mariée à sa nouvelle +demeure; en Normandie ces ustensiles étaient mis sur le devant de la +charrette qui transportait le trousseau; dans le Jura, les femmes +juchées sur les meubles placés sur le chariot filaient soit au +fuseau, soit au rouet, quelquefois c'était le garçon franc qui +filait. Dans les Landes, la quenouille était portée pendant toute la +durée de la noce par une vieille femme qui, souvent se plaçait entre +les deux époux; en Savoie, la belle-mère en présentait une à sa bru +lors de son arrivée à la maison, pour lui dire qu'elle serait la +bien venue si elle se renfermait dans ses travaux d'intérieur. + +Dans les Landes, la jeune fille qui n'a pas les objets nécessaires à +son trousseau va faire une quête vers la fin de septembre, +accompagnée d'une amie. Elles ont à la main une quenouille chargée +de lin, et elles filent ou ont l'air de filer tout le long de la +route. Arrivées devant la maison où elles vont quêter, la +«quistante» s'arrête à la porte et file pendant que sa compagne +entre demander un peu de lin pour le trousseau. Dans la Sologne, le +premier jour des noces, après le repas, cinq paysannes faisaient la +quête: la première tenait à la main une quenouille et un fuseau, et +les présentait à chacun en chantant: + + L'épousée a bien quenouille et fuseau. + Mais de chanvre, hélas! pas un écheveau, + Pourra-t-elle donc filer son trousseau? + +Le lendemain des noces a lieu, dans les Landes, une cérémonie +burlesque: on fait mine de reconduire la «nobi» à ses parents, sous +prétexte qu'elle est incapable de coudre, de filer, etc. Un donzelon +prend une quenouille garnie d'étoupes et file une corde des plus +grossières, un autre s'étudie à coudre le plus mal qu'il peut. + +Lorsque l'on ouvrit les tombeaux de Saint-Denis, en 1793, Lenoir +trouva dans le cercueil de Jeanne de Bourgogne, la première femme de +Philippe de Valois, sa quenouille et son fuseau, et les mêmes objets +dans celle de Jeanne de Bourbon, femme de Charles V. Une quenouille +était sculptée sur la pierre tombale d'Alice, prieure d'un monastère +du comté de Stirling (Écosse). En Allemagne on suspendait un fuseau +au-dessus de la tombe des dames de haut parage, comme le heaume et +l'épée sur celle du chevalier et du noble; à Mayence, dans l'église +de Saint-Jean, on voyait un fuseau d'argent sur le tombeau de la +femme de Conrad, duc de Franconie. En 1540, on sculpta sur le +monument funéraire de sir Pollard, l'image de ses onze fils tenant à +la main une épée, et de ses filles, aussi au nombre de onze, qui +chacune avaient un fuseau à la main. + +Le moine qui a écrit la vie de sainte Bertha connaissait sans doute +la légende de Bertha, la fileuse, et c'est peut-être son souvenir +qui lui a fait placer dans la main de l'abbesse la quenouille +qu'elle filait tout en surveillant la construction de son monastère; +parfois elle s'en servait pour tracer le canal qui devait y conduire +l'eau de la source qu'elle avait achetée; où elle avait touché le +sol, l'eau suivait le tracé qu'elle avait indiqué. + +Les contes constatent que les reines avaient en singulière estime +l'art de filer: parfois une jeune fille, réputée habile fileuse, est +emmenée à la cour et présentée à la reine, qui est la plus grande +fileuse du royaume, et on lui fait entendre que si la reine la +trouve aussi adroite qu'on le dit, il n'est pas impossible qu'elle +la choisisse pour sa bru. Une estampe montre les religieuses de +Port-Royal en conférence dans un bois et filant leur quenouille, +tout en discutant les questions théologiques les plus ardues. Le +graveur Bonnart, à la fin du XVIIe siècle, représentait les Parques +sous la figure de trois grandes dames du temps qui s'occupaient à +filer et à dévider (p. 5). Au XVIe et au XVIIe siècle, les peintres +qui ont à personnifier les vierges sages leur mettent en main des +quenouilles (p. 17). + +[Illustration: Les Trois Parques] + +Autrefois, parmi les présents que l'on faisait aux jeunes filles et +aux mariées figurait en première ligne un de ces mignons petits +rouets que l'on voit dessinés sur les estampes, et dont quelques-uns +sont encore conservés dans les familles. C'était même un don que +l'on pouvait faire aux plus grandes dames; Mme d'Aulnoy, dont les +contes fournissent plus d'un détail intéressant sur les coutumes de +son temps, cite parmi les présents que la princesse Printannière +envoie aux fées qui lui avaient rendu service, plusieurs rouets +d'Allemagne avec des quenouilles en bois de cèdre. + +Dans beaucoup de pays, comme en Bretagne, les galants offraient à +leurs amoureuses des quenouilles sur lesquelles ils avaient sculpté +des emblèmes accompagnés de croix, de devises et du nom de la +personne aimée; dans les Landes, le fiancé doit encore, +obligatoirement, donner à sa future une quenouille. On peut voir au +musée de Cluny des quenouilles du XVIe siècle en bois sculpté, +couvertes de figures en ronde bosse, qui ont dû être offertes lors +de mariages aristocratiques. + + +C'est dans le courant de ce siècle que s'est produite la décadence +d'une occupation qui, pendant des milliers d'années, a été celle de +toutes les femmes: avant 1830, en Bretagne, et vraisemblablement +dans le reste de la France, les dames filaient encore le soir, comme +au moyen âge, dans les châteaux et dans les villes, souvent en +compagnie de leurs servantes. Maintenant elles ont délaissé le +rouet, et les paysannes elles-mêmes ne filent plus guère que pendant +les longues soirées d'hiver, ou lorsqu'elles gardent les troupeaux +dans les champs. + +Quant aux fileuses de profession, autrefois très nombreuses, surtout +dans les pays où, comme en Flandre et en Bretagne, la fabrication de +la toile était très active, l'introduction des machines les a +presque fait disparaître, et le métier n'est plus guère exercé que +par quelques vieilles femmes. + +Il n'était guère, au reste, d'occupation plus mal rétribuée: pour +gagner quelques sous, il fallait travailler pendant de longues +heures et se livrer à un exercice fatigant. + +Dans le Bocage normand, à la fin du siècle dernier, la fileuse de +laine qui pour faire tourner son quéret ou grand rouet, devait +rester debout de l'aube au soir, avait six liards pour tout salaire, +et la pitance. En Haute-Bretagne on disait qu'une bonne filandière +faisait dix lieues par jour. Il est vrai que ces femmes avaient peu +de besoins, et leur modeste gain suffisait à leur nourriture et à +leur entretien. Dans l'Ouest, elles n'avaient pas mauvaise +réputation, comme les fileuses du Dauphiné, qui passaient pour +débauchées, et dont le nom était devenu synonyme de prostituée. + +La coutume de se réunir en commun pour filer est certainement très +ancienne: en hiver, le chauffage et l'éclairage étant à peu près les +mêmes pour plusieurs personnes que pour une ou deux, il est naturel +que des voisins aient eu l'idée de faire cette économie, et ce +métier, qui occupait les doigts sans absorber la pensée, était assez +peu bruyant pour permettre de causer ou de chanter. + +L'intéressant petit livre des _Évangiles des Quenouilles_, l'un des +documents les plus précieux que nous ayons sur les croyances de la +classe moyenne au XVe siècle, montre «dame Ysangrine accompagnée de +plusieurs de sa connoissance, qui toutes apportèrent leurs +quenoilles, lin, fuiseaux, estandars, happles, et toutes agoubilles +servans à leur art». C'est une véritable veillée qui a servi de +cadre à l'auteur pour noter les conversations qui s'y tenaient. + +À la campagne les mêmes causes amenaient des réunions analogues; +plusieurs écrivains ont pris soin de nous décrire la manière dont +elles se tenaient dans l'ancienne France, et bien des faits qu'ils +ont relevés pouvaient, naguère encore, s'appliquer aux veillées de +paysannes. + +Le _Roman de Jean d'Avesnes_, poème du XVe siècle, décrit une de ces +veillées: «C'est là, dit l'analyse qu'en a faite Legrand d'Aussy, +que les femmes et les filles viennent travailler; l'une carde, +l'autre dévide; celle-ci file, celle-là peigne du lin, et pendant ce +temps-là elles chantent ou parlent de leurs amours. Si quelque +fillette en filant laisse tomber son fuseau, et qu'un garçon puisse +le ramasser avant elle, il a le droit de l'embrasser. Le premier et +le dernier jour de la semaine elles apportent du beurre, du fromage, +de la farine et des oeufs, elles font sur le feu des ratons, des +tartes, gâteaux et autres friandises. Chacun mange, après quoi on +danse au son de la cornemuse, puis on fait des contes, on joue à +souffler au charbon». + +[Illustration: Décembre, La veillée] + +Au XVIe siècle, Tabourot nous a donné une description des fileries +qui se faisaient dans les villes et les campagnes: «En tout le pays +de Bourgongne, mesmes ès bonnes villes, à cause qu'elles sont +peuplées de beaucoup de pauvres vignerons, qui n'ont pas le moyen +d'acheter du bois pour se deffendre de l'iniure de l'hyver, la +nécessité, mère des arts, a appris cette inuention de faire en +quelque ruë escartée un taudis ou bastiment composé de plusieurs +perches fichées en terre en forme ronde, repliées par le dessus et à +la sommité; en telle sorte qu'elles représentent la testière d'un +chapeau, lequel après on recouure de force motes gazon et fumier, si +bien lié et meslé que l'eau ne le peut pénétrer. En ce taudis entre +deux perches du costé qu'il est le plus defendu des vents, l'on +laisse vne petite ouuerture de largeur d'un pied et hauteur de deux +pour servir d'entrée, et tout alentour des sieges composez du drap +mesme pour y assoir plusieurs personnes. Là ordinairement les +apres-souppees s'assemblent les plus belles filles de ces vignerons +avec leurs quenouilles et autres ouvrages et y font la veillée +iusques à la minuict. Dont elles retirent cette commodité, que tour +à tour portans vne petite lampe pour s'esclairer et vne trape de feu +pour eschauffer la place, elles espargnent beaucoup, et trauaillent +autant de nuit que de jour pour ayder à gaigner leur vie, et sont +bien deffenduës du froid: car ceste place estant ainsi composée, à +la moindre assemblée que l'on y puisse faire, recevant l'air venant +des personnes qui y sont avec la chaleur de la trape, est +incontinent eschauffée: quelquefois, s'il fait beau temps, elles +vont d'Escraigne à une autre se visiter et là font des demandes les +vnes aux autres. A telles assemblées de filles se trouue une +infinité de ieunes varlots amoureux, que l'on appelle autrement des +Voîieurs, qui y vont pour descouurir le secret de leurs pensées à +leurs amoureuses. C'est chose certaine que quand l'Escraigne est +pleine, l'on y dit vne infinité de bons mots, et contes gracieux. +Celui qui auroit dit le meilleur conte avoit comme prix de prendre +un baiser de celle qu'il aimeroit le mieux en la compagnie, et à +celui qui en auroit dit le plus absurde et impertinent d'être baculé +à coups de souliers à double gensiue.» + + * * * * * + +Quelques années plus tard, Noel du Fail traçait le tableau des +veillées aux environs de Rennes: «Il se faisoit des fileries qui +s'appeloient veillois, où se trouvoient de tous les environs +plusieurs jeunes valets illec s'assemblans et jouans à une infinité +de jeux que Panurge n'eut onc en ses tablettes. Les filles, d'autre +part, leurs quenoilles sur la hanche filoient: les unes assises en +un lieu plus eslevé, sur une huge ou met, à longues douettes, afin +de faire plus gorgiasement piroueter leurs fuseaux, non sans estre +espiez s'ils tomberoient, car en ce cas il y a confiscation +rachetable d'un baiser et bien souvent il en tomboit de guet à pans +et à propos délibéré qui estoit une succession bientost recueillie +par les amoureux qui d'un ris badin se faisoient fort requérir de +les rendre. Les autres moins ambitieuses, estans en un coin près le +feu regardoient par sur les espaules des autres et plus avancées, +tirantes et mordantes leur fil, et peut estre bavantes dessus, pour +n'estre que d'estouppes. Là se faisoient les marchez; le fort +portant le foible: mais bien peu parce que ceux qui vouloient tant +peu fust, faire les doux yeux, desrober quelque baiser à la sourdine +frapans sur l'espaule par derrière estoient conteroolez par un tas +de vieilles ou par le maistre de la maison estant couché sur le +costé en son lit bien clos et terracé, et en telle veüe qu'on ne luy +peut rien cacher». + +L'estampe de Mariette, que nous reproduisons (p. 9), a été gravée à +la fin du XVIIe siècle, et elle montre assez bien comment les choses +se passaient alors; elle est intitulée: Décembre, la veillée, et +au-dessous on lit ces vers: + + Par vn sage temperament + Tout à nos voeux devient possible, + Et le travail le plus penible + N'est bientôt qu'un amusement. + +Voici comment, vers 1750, se tenaient, d'après Grosley, les fileries +en Champagne: «L'intérieur est garni de sièges de mottes pour +asseoir les assistantes. Au milieu pend une petite lampe, dont la +seule lueur éclaire tout l'édifice. Elle est fournie successivement +par toutes les personnes qui composent l'Ecreigne. La villageoise +qui est à tour a soin de se trouver au rendez-vous la première pour +y recevoir les autres. Chacune des survenantes, la quenouille au +coté, le fuseau dans la quenouille, les deux mains sur le couvet ou +chaufferette, et le tablier par-dessus les mains, entre avec +précipitation et se place sans cérémonie. Dès qu'elle est placée, le +fuseau est tiré de la quenouille, la filasse est humectée par un peu +de salive, les doigts agiles font tourner le fuseau, voilà l'ouvrage +en train. Mais tout cela ne se fait point en silence: la +conversation s'anime et se soutient sans interruption jusqu'à +l'heure où l'on se sépare. On y disserte sur les différentes +qualités ou sur les propriétés de la filasse; on y enseigne la +manière de filer gros ou de filer fin; de temps en temps, en +finissant une fusée, on représente son ouvrage pour être applaudi ou +censuré; on rapporte les aventures fraîchement arrivées. On parle de +l'apparition des esprits; on raconte des histoires de sorciers ou de +loups-garoux. Pour s'aiguiser l'esprit, on se propose certaines +énigmes, vulgairement appelées _devignottes_: enfin on se fait +mutuellement confidence de ses affaires et de ses amours et l'on +chante des chansons. Des lois sévères défendent aux garçons d'entrer +dans les Ecreignes, et aux filles de les y recevoir: ce qui +n'empêche pas que les premiers ne s'y glissent et que ces dernières +ne les y reçoivent avec grand plaisir». + +Les fileuses aimaient à chanter des chansons, à raconter des +légendes et des contes. Lorsque Perrault publia ses _Histoires du +temps passé_, il ne manqua pas de faire graver sur le frontispice +une vieille fileuse, dont plusieurs personnes écoutaient le récit. +Ces veillées ont été, en effet, le grand conservatoire de la +littérature orale; le clergé, qui leur a fait en certains diocèses +une guerre acharnée, prétendait que la morale n'y était pas toujours +respectée; mais il exagérait sans doute, et la plupart du temps les +galanteries, pour être un peu brutales, ne dépassaient pas la limite +que permettent les moeurs champêtres, beaucoup plus gauloises que +celles des villes. + +Les jeunes gens qui s'y rendaient «bouchonnaient» un peu les filles, +moins toutefois qu'à l'époque des foins et de la moisson, et ils se +montraient souvent complaisants. Lorsque, dans les veillées aux +environs de Rennes, le fil se cassait, si le garçon placé auprès de +la fileuse ne se hâtait pas de le ramasser, celle-ci lui disait, +pour l'avertir de son impolitesse: + + Vivent les garçons d'au loin. + Ceux d'auprès ne valent rien. + +En Poitou, à la veillée, quand le fuseau d'une jeune fille lui +échappe des mains, un jeune homme tâche de le saisir et il dévide le +fil à la hâte en disant: «Une, deux, trois, bige mé (embrasse-moi), +tu l'auras, etc., et il continue jusqu'à ce que la fileuse se soit +exécutée. + +[Illustration: Fileuse, gravure de Lagniet.] + +Jadis, en Écosse, aux soirées d'hiver, les jeunes femmes du +voisinage apportaient leur rouet sur leurs épaules, et il n'était +pas rare de voir quatre ou cinq rouets en activité, chaque fileuse +s'efforçant de finir la première sa tâche; un ou deux des plus +jeunes membres de la famille s'occupaient à tordre ou à dévider le +fil. Pendant ce temps, les jeunes gens s'amusaient à des jeux +d'adresse. Lorsque l'on avait fini, un souper frugal était servi, et +les jeunes gens accompagnaient les fileuses jusque chez elles, leur +portant leur rouet et leur murmurant des paroles d'amour. + +Aux veillées des environs de Saint-Malo, on chante cette chanson, +qui décrit les métamorphoses de la filasse: + + J'lai breillé avec ma breille. + Tout de rang, de rang, + Tout de rang dondaine, + J'lai breillé avec ma breille. + Tout de rang, de rang, + Tout de rang dondon. + J'lai pesélé o (avec) mon peselé, + J'lai sanss'lé o mon selan, + J'lai chargé sur ma quenouille, + J'lai filé à mon fuseau. + En le filant, le fil cassit, + L'fil cassit, not' valet l'serrit, + Alors, moi, j'le récompensis, + J'lui fis des ch'mis' de toil' fine. + +En Belgique, dans les écoles de fileuses on chantait, pour régler +les mouvements du rouet, des _tellingen_, sortes de poésies +populaires spéciales, chantées sur un air non rythmé. + +Vers 1830, en Basse-Bretagne, on donnait un ruban à la personne la +plus diligente, et la filerie de chanvre se terminait par des +danses. + +À Landeghem (Flandre), on avait établi, à un jour fixé, un concours +et un prix donné à celle des fileuses qui avait les cuisses et le +gras des jambes les plus échaudés; car on supposait que celle qui a +le plus filé de l'hiver devait avoir les jambes les plus brûlées, +comme ayant été la plus sédentaire et s'étant servie, plus que toute +autre, du réchaud que les paysannes emploient pour se tenir les +pieds chauds. + +Des êtres surnaturels, fées, lutins ou revenants, venaient la nuit +prendre le fil ou travailler au rouet. On lit dans l'_Évangile des +Quenouilles_: «Qui le samedy ne met sur le hasple toutes les fusées +de la septmaine, le lundi en trouve une mains, que les servans des +faées prent le samedi nuit pour leur droit.» En Allemagne, si on +n'avait pas soin d'enrouler la courroie du rouet, un petit lutin +invisible le mettait en mouvement. En Écosse, au milieu de ce +siècle, on enlevait le soir la corde du rouet pour empêcher les +fairies d'y venir filer. Voici une ballade alsacienne, recueillie +par Stoeber, qui met en scène des fileuses qui rappellent les +Parques: + + Et lorsque a sonné minuit--pas une âme au village ne + veille.--Alors trois spectres se glissent par la + fenêtre--et s'asseyent aux trois rouets.--Ils filent, leurs + bras s'agitent silencieusement--les fils bourdonnent + rapidement sur les fuseaux.--Les rouets gémissent dans leur + course désordonnée--et les trois spectres se + lèvent.--Esprits de l'heure sombre de minuit--la chouette + crie dans le cimetière.--Qu'adviendra-t-il de la fine + toile?--y aura-t-il encore trois chemises de fiancée? (p. + 16.) + +Les fileuses avaient des superstitions de diverses sortes. En +Écosse, elles craignaient l'influence du mauvais oeil: Si un homme +brun ou ayant les sourcils qui se rejoignaient entrait dans la +maison pendant qu'on disposait le lin en forme de poupée, on ne se +mettait pas à l'ouvrage avant d'avoir pris la précaution de passer +le fuseau trois fois à travers le feu, c'est-à-dire d'avoir filé +trois fois au-dessus du feu en s'en approchant aussi près qu'il +était possible sans brûler le fil. En même temps, on récitait une +formulette. + +En Sicile, toute femme du peuple qui file voit avec plaisir le fil +s'entortiller autour du fuseau; c'est le présage que son mari +reviendra à la maison avec de l'argent. + +Le couplet suivant de la _Chanson de la Fileuse_, par Bélanger, +composée sur musique de Schubert, fait allusion à une croyance +populaire: + + Si mon fil soudain cassait + Sous mon doigt rebelle, + C'est que lui me trahirait + Près d'une plus belle. + +[Illustration: Les trois fileuses, d'après Klein (Strasbourg 1813).] + +L'_Évangile des Quenouilles_ indique une pratique qui était encore, +au siècle dernier, usitée en Allemagne: «Fille, dit l'_Évangile des +Quenouilles_, qui veult savoir le nom de son mari à venir doit +tendre devant son huis le premier fil qu'elle filera cellui jour, et +de tout le premier homme qui illec passera savoir son nom. Sache +pour certain que tel nom aura son mari.» + +Les sermonnaires se sont souvent élevés contre des pratiques +païennes qui, peut-être, ne sont pas entièrement disparues: Dans le +Tyrol, jadis les femmes filaient à la fin de décembre une +quenouillée de chanvre et la jetaient au feu pour se rendre +favorable un esprit qu'on appelait la femme de la forêt. Saint Eloi +défendait aux fileuses d'invoquer Minerve ou toute autre ancienne +divinité; au moyen âge, certaines filaient pendant la nuit du +premier janvier, pour être assurées de faire beaucoup de besogne +dans l'année. Le curé Thiers signalait la superstition de celles +qui, pour filer beaucoup en un jour, filaient le matin, avant que de +prier Dieu et de se laver les mains, un filet sans mouiller, et le +jetaient ensuite par-dessus les épaules. + +[Illustration: Les Vierges sages, d'après Brueghel le Vieux.] + +Il y a des jours pendant lesquels il est interdit de filer: cette +prohibition est parfois basée sur des croyances religieuses, comme +l'observation du repos dominical et de certaines fêtes: parfois il +semble qu'elle a pour origine des croyances antérieures au +christianisme. Des légendes rapportent que des femmes furent punies, +comme cette femme de Kindstadt, en Franconie, qui avait coutume de +filer le dimanche et qui forçait ses filles à en faire autant. Une +fois, il leur sembla à toutes que du feu sortait de leurs +quenouilles, mais elles n'en éprouvèrent aucun mal. Le dimanche +suivant, le feu y fut réellement; mais elles l'éteignirent. La +fileuse n'ayant tenu aucun compte de ces deux avertissements, il +arriva, le troisième dimanche, que leur filasse enflammée mit le feu +à toute la maison et brûla la maîtresse fileuse avec ses deux +filles. + +Pogge raconte qu'en Normandie, une jeune fille ayant filé pendant +que les autres célébraient la fête d'un saint d'une paroisse qui +n'était pas la sienne, et s'en étant moquée, quenouille et fuseau +s'attachèrent à ses doigts et à ses mains, en lui faisant grand mal, +et si fort, qu'on ne pouvait pas les en arracher; elle ne put s'en +débarrasser qu'après avoir été conduite à l'autel du saint qu'elle +avait offensé. + +En Haute-Bretagne, quand on file le samedi après minuit, on entend +des bruits étranges, tel que celui d'un autre fuseau dans la +cheminée, et l'on n'a pas de chance toute la semaine. Au XVe siècle, +les bourgeoises de Paris avaient des préjugés analogues: «Plusieurs +des escolieres, dit l'_Évangile des Quenouilles_, commençoient à +desuider et haspler leurs fusées, car filer ne povoient pour +l'onneur du samedy et de la Vierge Marie... qui laisse le samedy à +parfiler le lin qui est en sa quelouigne, le fil qui en est filé le +lundy ensuivant jamais bien ne fera, et si on en fait toile, jamais +elle ne blanchira.» Naguère cette croyance existait encore en +certaines parties de l'Allemagne. + +En Basse-Bretagne, jadis, les femmes ne voulaient pas filer les +jeudis et samedis, parce que cela faisait pleurer la sainte Vierge. +En Suède, l'usage du fuseau était interdit le jeudi matin. En +Allemagne, en Danemark, la personne qui a filé l'après-midi du +samedi, du dimanche ou des autres jours fériés, ne demeure pas +tranquille dans sa tombe; une femme, qui avait violé cette défense, +revint après sa mort passer sa main en flammes par la fenêtre, en +disant: «Voyez le sort qui m'est échu pour avoir filé le samedi et +le dimanche dans l'après-midi.» + +En Belgique et en Lithuanie, on dit que Carnaval ne veut pas voir le +rouet; si les ménagères s'en servent à cette époque, leur récolte de +lin ne réussira pas; en Haute-Bretagne, on ne pourra dégraisser le +fil, ou les chats et les souris viendront le manger; en +Basse-Bretagne, les femmes, de crainte du même inconvénient, +n'aimaient pas autrefois à filer en carême. + +Au XVIIe siècle, le curé Thiers signalait la superstition, encore +courante en Belgique, et qui a été constatée dès le moyen âge, de ne +pas filer depuis le mercredi de la semaine sainte jusqu'au jour de +Pâques, dans la crainte de filer des cordes pour lier +Notre-Seigneur. En Suède, on ne file pas pendant la semaine de la +Passion. + +Dans la Montagne-Noire, c'est s'exposer à des malheurs que de filer +du chanvre ou du coton pendant la semaine de Noël. Dans le nord de +l'Écosse et en Danemark, rien ne doit tourner en rond de Noël au +premier de l'an: les oies réussiraient mal ou la charrue se +briserait. En Suisse, le vent emportera le toit de la maison où l'on +aura filé la veille de Noël. En Belgique, il ne faut pas laisser +apercevoir aux arbres un rouet pendant cette nuit, ils n'auraient +pas de fruits l'année suivante. + +En Écosse, sous aucun prétexte, le rouet ne peut être alors porté +d'une maison dans une autre. Au pays d'Enhaut (Suisse romande), on +répète encore aux fileuses qu'il faut que leur quenouille soit finie +pour la veille de Noël, et qu'elles aient soin «de la réduire» +derrière les cheminées, sinon la «Tsaôthe vidhe», vieille sorcière +qui se promène les derniers jours de l'année sur un cheval aveugle, +viendra, l'an qui suit, emmêler les étoupes d'une façon +inextricable. Dans la première moitié de ce siècle, en maints +villages dans les Alpes, on avait soin de cacher, la veille de Noël, +toutes les quenouilles, par crainte des maléfices de ce mauvais +génie. + +La filerie est prohibée, en certaines parties de l'Écosse, entre +Noël et la Chandeleur. En Poitou, la messe de minuit ne doit point +surprendre les ménagères avant que leur poupion de filasse ne soit +entièrement en oeuvre; leurs compagnes en saliraient le restant ou +y mettraient des choses difficiles à démêler. + +Dans l'Yonne, les enfants de la femme qui file le jour de la +Saint-Paul, courent risque de devenir mal portants, et ses poules +d'avoir les pattes tordues. En Belgique on craint, en ne chômant pas +le jour de la Saint-Saturnin, que les bêtes ovines n'aient le cou +tors. + +En Danemark, l'après-midi de la Saint-Martin est très observée par +les fileuses qui racontent la légende de la revenante à la main +enflammée. + +Le paysans bretons sont persuadés que la nuit qui précède la +Saint-André une fée très vieille descend par la cheminée pour voir +si, aux approches de minuit, la ménagère est encore à travailler. +Dans ce cas, la fée la gourmande en lui disant: «Êtes-vous encore à +filer, c'est demain la Saint-André.» + +En Allemagne, Bertha apparaît sous la forme d'une femme sauvage avec +une longue chevelure, et salit la quenouille de la fille qui, le +dernier jour de l'an, n'a pas filé tout son lin. + +En France et en Italie, il y avait autrefois des dictons qui se +rapportaient à un personnage identique à Bertha. Dans l'Allemagne du +Sud elle se montre, pendant les nuits des Rois, sous la forme d'une +femme aux cheveux hérissés, qui vient examiner les fileuses; on +mange en son honneur du poisson et du potage, et toutes les +quenouilles doivent être entièrement filées. Cette superstition +était autrefois connue en Angleterre, et l'on appelait Saint-Distaff +Day: jour de Sainte-Quenouille: le lendemain du jour des Rois, si on +rencontrait une jeune fille filant, on brûlait son lin et sa +filasse. + +[Illustration: LA BELLE FILEUSE] + +Dans l'Yonne, on croyait autrefois que pour que le fil filé par une +ménagère devînt blanc, il ne suffisait pas de l'exposer à la rosée +pendant la Semaine sainte; il fallait encore que, pendant ce temps, +la fileuse éprouvât une grande émotion. Aussi on se faisait un +devoir de l'effrayer en jetant au milieu de la chambre où elle se +trouvait un pot ou une écuelle qui, en se cassant, lui faisait peur. + +En Allemagne, si une femme pendant les six semaines qui suivent son +accouchement file de la laine, du lin ou du chanvre, son fils sera +pendu quelque jour; en Autriche, on donne la raison de cette +défense: c'est parce que la Vierge l'observa après la naissance de +Jésus. + +En Sicile, une bonne ménagère dépose son fuseau ou sa quenouille sur +une chaise ou en quelque autre endroit; elle se garde bien de le +mettre sur le lit; elle serait en danger de se séparer de son mari. + +D'après Pline, une loi rurale d'Italie défendait aux femmes de +sortir avec leurs quenouilles; c'était un mauvais présage de +rencontrer une femme qui filait. Cette superstition traversa le +moyen âge: «Quant un homme chevauce par le chemin, dit l'_Evangile +des Quenouilles_, et il rencontre une femme filant, c'est très +mauvais rencontre, et doit retourner et prendre son chemin par autre +voye». Naguère encore, la même croyance existait en Allemagne et le +moyen de détourner le mauvais sort était le même. + +À Valenciennes, les fileuses, au moment de leur fête, dressaient une +sorte de trophée, composé de tous les instruments de leur travail, +qu'elles enlaçaient de branches vertes, de fleurs et de devises. Le +jour de la Saint-Véronique, les enfants de cette même ville +faisaient des chapelets de fèves auxquels ils attachaient une +épingle crochue, et, guettant les fileuses à leur passage, ils +accrochaient ces chapelets à leurs vêtements, en criant: «Fèves! +fèves!» et les poursuivaient en même temps de leurs railleries. Cet +usage, créé par la méchanceté, avait pour objet de rappeler à ces +pauvres ouvrières qu'elles n'ont d'autre festin à attendre que des +fèves. + +Jadis, on croyait que les fées venaient en aide aux filandières qui +les imploraient; en Haute-Bretagne, si on déposait à l'entrée d'une +de leurs grottes du pain beurré et une poupée de lin, on la +retrouvait le lendemain à la même place, très proprement filée. Dans +les Landes, les hades ou fées transformaient en un instant en fil, +le lin le plus fin qu'on déposait à l'entrée de leur caverne, ou au +bord des fontaines qu'on leur assigne habituellement pour +habitation. La même croyance existait en Écosse, et elle a été +constatée lors d'un procès de sorcellerie dont Walter Scott a parlé +assez longuement dans sa _Démonologie_: En 1649, quand on condamna à +mort le major Weir et sa soeur, celle-ci entra dans quelques +détails sur ses liaisons avec la reine des fées et parla de +l'assistance qu'elle recevait de cette souveraine pour filer une +quantité extraordinaire de laine. On montre encore à Edimbourg sa +maison. Dans la jeunesse de Walter Scott bien hardi était l'enfant +qui osait s'en approcher, au risque d'entendre le bruit magique à +l'aide duquel la soeur de Weir s'était fait une si grande +réputation comme fileuse. + +Une jeune fille de la Suisse romande avait des parents qui +exigeaient qu'elle filât tous les jours une quenouille entière tout +en surveillant le bétail. Un jour une fée vint lui demander +l'hospitalité dans son chalet, et ayant été bien reçue, elle venait +tous les soirs prendre sa quenouille, la fixait à la corne d'une des +vaches qui paissaient dans le pâturage, puis, assise sur le dos de +la brave bête, elle se mettait à filer au clair de lune, au profit +de sa protégée, et chaque matin elle lui remettait sa quenouille +transformée en écheveaux de bel et bon fil. + +De même que les dames du temps jadis, les fées étaient, suivant la +tradition, des fileuses émérites. En Saintonge, elles sont appelés +filandières, et l'on prétend qu'elles portent constamment une +quenouille et un fuseau. Elles errent au clair de la lune sous la +forme de vieilles femmes qui filent, vêtues de blanc, presque +toujours trois par trois, comme les Parques. C'est surtout près des +mégalithes ou des anciens monuments qu'elles se montrent aux hommes. +En Berry, une blanche fée portant une quenouille se promène pendant +certaines nuits sur le bord d'une antique mardelle appelée Trou à la +fileuse. Près de Langres, trois fées blondes et pâles, +s'assemblaient près de la Pierre-aux-Fées, et venaient y filer leur +quenouille. Dans les Ardennes, une fée fileuse s'asseyait au bord de +la route et filait en attendant les passants qu'elle poursuivait. À +Villy, une autre fée filait du soir au matin sans perdre une minute: +on entendait le bruit de son rouet, mais on ne la voyait qu'à +l'aurore ou au crépuscule. + +Il y avait aussi des fileuses nocturnes, spectres condamnés en +raison de certains méfaits à une pénitence posthume, et dont la +rencontre était redoutable. Dans le Bocage normand, un champ était +hanté par une vieille fileuse tournant son rouet dont la bobine +était brillante comme du feu d'enfer. À Saint-Suliac, aux environs +de Saint-Malo, une vieille filandière, connue sous le nom de Jeanne +Malobe, se montrait le soir, travaillant toujours et marmottant des +paroles inintelligibles; on la voyait courir par les garennes en +agitant sa quenouille et en poursuivant les animaux fantastiques qui +composent la chasse sauvage. En Belgique, une femme apparaissait sur +un saule, dans l'attitude d'une fileuse devant son rouet. La +dernière châtelaine du château de Linchamps venait toutes les nuits +et s'asseyait sur l'angle d'une tourelle ruinée que l'on appelait la +Chaise de la fileuse. Vêtue de blanc, elle tournait pendant de +longues heures son rouet qui ne faisait pourtant aucun bruit. Quand +elle se levait, elle poussait du pied quelques pierres qui tombaient +dans la Semoy; les mères disaient souvent à leur enfant: «Prends +garde à la fileuse, si tu n'es pas sage, elle t'écrasera en te +jetant une grosse pierre». + +[Illustration: Fileuse, d'après Mérian (XVIIe siècle).] + +Les fileuses ont dans les contes un rôle important, soit comme +personnages principaux, soit à titre épisodique. On a recueilli un +grand nombre de variantes de celui dans lequel les parents d'une +jeune fille, d'ordinaire assez maladroite, la font passer pour une +très habile fileuse: elle doit devenir reine ou grande dame, ou bien +épouser celui qu'elle aime, si elle peut dans un temps très court, +filer une énorme quantité de lin. Au moment où elle se désole, ne +sachant comment se tirer de cette épreuve, un être doué d'une +puissance surnaturelle, fée, lutin, diable ou sorcière, se présente +devant elle, et lui propose de se charger de la besogne moyennant +certaines conditions: d'ordinaire, il s'agit de deviner le nom du +personnage mystérieux, ou de retenir ce nom qui est habituellement +assez baroque. Si elle y parvient, elle n'aura rien à lui donner, +autrement elle ou son premier enfant lui appartiendra. Mlle +Lhéritier, l'un des auteurs dont les contes figurent dans le +_Cabinet des fées_, a arrangé d'une façon assez romanesque un récit +d'origine populaire, dont voici le résumé: Un prince qui se promène +dans la campagne voit une vieille femme qui adresse de vifs +reproches à une jeune fille d'une beauté éblouissante; elle avait à +son côté une quenouille chargée de lin et tenait dans l'un des pans +de sa robe des fleurs qu'elle venait de cueillir dans le jardin. La +vieille les lui jeta à terre, et comme le prince lui demande la +raison de cette violence, elle lui répond que c'est parce qu'elle +fait toujours le contraire de ce qui lui est commandé. Je voudrais, +dit-elle, qu'elle ne filât point, et elle file depuis le matin +jusqu'au soir avec une diligence qui n'a point sa pareille.--Ah! +vraiment, répond le prince, si vous haïssez les filles qui se +plaisent à filer, vous n'avez qu'à donner la vôtre à la reine ma +mère qui se divertit fort à cet amusement, et qui aime tant les +fileuses, elle fera la fortune de votre fille. Rosanie va à la cour, +et on la conduit dans un appartement où il y avait du lin de toutes +les espèces. Mais elle croit qu'elle ne parviendra jamais à +accomplir sa tâche, et elle va dans un bois où se trouvait un +pavillon très élevé du haut duquel elle voulait se précipiter. Elle +voit tout à coup paraître un grand homme fort bien vêtu, d'une +physionomie assez sombre, qui lui demande le sujet de son chagrin. +Il lui montre une baguette qui est douée d'une telle vertu qu'en +touchant seulement toutes sortes de chanvre et de lin, elle en file +par jour autant que l'on veut, et d'une finesse aussi grande qu'on +peut le souhaiter. Il la lui prête pour trois mois, à la condition +que lorsqu'il viendra la rechercher, elle lui dira, en la lui +rendant: Tenez, Ricdin Ricdon, voilà votre baguette. Mais si elle ne +peut retrouver son nom, il sera maître de sa destinée et pourra +l'emmener partout où il lui plaira. Rosanie, grâce à son talisman, +filait le plus beau fil du monde; le prince était amoureux d'elle, +mais elle ne pouvait, malgré tous ses efforts, se rappeler le nom du +possesseur de la baguette enchantée. Heureusement le prince s'égare +à la chasse et arrive près d'un vieux palais ruiné, où il voit +plusieurs personnes d'une figure affreuse et d'un habillement +bizarre. Au milieu d'eux était une espèce d'homme sec et basané qui +avait le regard farouche et paraissait cependant dans une grande +gaieté, car il faisait des sauts et des bonds avec une agilité +inconcevable, et chantait d'une voix terrible: + + Si jeune et tendre femelle, + Avait mis dans sa cervelle + Que Ricdin Ricdon je m'appelle + Point ne viendrait dans mes lacs. + +Le prince retient ce couplet du démon, car c'en était un, et le +répète à Rosanie, qui lorsque le diable arrive, lui dit: Tenez, +Ricdin Ricdon, voici votre baguette. + +Cette donnée se retrouve dans un assez grand nombre de contes: Dans +un récit de Grimm, un meunier qui a une jolie fille prétend qu'elle +peut filer de la paille et la convertir en fils d'or; le roi +l'emmène à son palais, elle est bien embarrassée, lorsque survient +un nain qui lui propose d'accomplir sa besogne, à la condition que +si elle ne peut deviner son nom, son premier-né lui appartiendra. +Elle y consent et elle épouse le roi; elle envoie quelqu'un à la +recherche du nom baroque, et un jour, son messager voit près d'un +feu un nain grotesque qui danse en chantant, et se réjouit de +pouvoir emporter le lendemain le fils de la reine, parce que +celle-ci ne pourra lui dire que son nom est Rumpelstiltzkin (p. 29). + +Parfois des personnages ayant une partie de leur corps d'une +dimension exagérée viennent en aide à la fileuse embarrassée; en +Haute-Bretagne, une fille ne voulait pas filer; un jour que sa mère +était à la gronder, un monsieur qui passait par là lui demanda +pourquoi.--C'est, répondit-elle, parce qu'elle ne cesse de filer. Le +monsieur l'emmena dans un grand magasin de lin, et lui dit qu'il +l'épouserait si elle pouvait tout filer. Elle restait à pleurer +quand elle vit paraître une femme qui avait une grande langue +pendante sur les lèvres.--Qu'as-tu à te désoler? +demanda-t-elle.--J'ai tout ceci à filer et je ne sais point.--Je +vais tout te filer en beau fil, à la condition que tu m'inviteras le +jour de tes noces. La fille accepta: la bonne femme disparut: mais +le lin se filait à vue d'oeil. Quant tout fut filé, le marchand de +lin arriva, et dit qu'il voulait se marier avec cette bonne +filandière. Voilà le jour des noces venu et l'on se mit en route +pour le bourg. Au milieu du chemin la jeune fille se souvint de sa +promesse, et elle se dit: Ah! j'ai fait une grande _oubliance_. Il +faut que je m'en retourne. Elle alla appeler la bonne femme et lui +demanda pardon de l'avoir oubliée.--J'irai à tes noces, +répondit-elle, mais ce soir seulement. Au souper la bonne femme à la +grande langue arriva, et la mariée dit que c'était sa tante.--Ah! +disait les invités, la vilaine bonne femme, elle fait _donger_ +(répugnance). À la fin du dîner, la bonne femme à la grande langue +leur dit:--Si je suis vilaine, c'est à force d'avoir filé.--Ah! +s'écria le marié, puisqu'il en est ainsi jamais ma femme ne filera. + +En Écosse un riche gentleman avait une femme qui ne savait pas +filer, il partit en voyage après avoir dit à sa femme qu'il espérait +qu'elle apprendrait à filer et qu'elle lui présenterait à son retour +cent poignées faites par elle. Elle va, chagrine, se promener, et +s'assied sur une large pierre: elle entend une douce musique qui +semblait venir de dessous terre; elle soulève la pierre, et voit une +grotte où six petites dames vêtues de vert filaient en chantant à un +petit rouet; elles avaient toutes la bouche de travers. Elles lui +demandèrent pourquoi elle avait tant de chagrin, elle leur raconta +qu'elle ne savait pas filer du tout. Elle lui dirent de se consoler, +de les inviter à dîner le jour où son mari viendrait. À la fin du +repas, le mari leur demanda pourquoi elles avaient toutes la bouche +de travers:--Oh! répondit l'une d'elles, c'est parce que nous ne +cessons de filer, filer, filer et de passer les fils dans notre +bouche pour les mouiller.--Ah! vraiment, s'écria le mari, jetez au +feu tous les rouets de la maison; je ne me soucie pas que ma femme +abîme sa jolie figure en filant, filant, filant. + +[Illustration: Le lutin Rumpelstiltzkin et la fille du meunier +(gravure de H. J. Ford dans Lang, _The blue fairy book_).] + +En Irlande, ce sont les pieds de la vieille fileuse qui, à force de +presser la roue du rouet, sont devenus énormes. + +La forme la plus complète de ce type se trouve dans le conte +allemand des _Trois Fileuses_. Une jeune fille ne voulait pas filer; +un jour, sa mère perdit tellement patience qu'elle alla jusqu'à lui +donner des coups et la fille se mit à pleurer tout haut. Justement +la reine passait par là, elle demanda pourquoi elle frappait sa +fille si rudement. La femme a honte de révéler la paresse de sa +fille, et elle répond que celle-ci veut toujours filer et quelle est +trop pauvre pour suffire à lui fournir du lin. La reine dit: «Rien +ne me plaît plus que la quenouille, le bruit du rouet me charme; +laissez votre fille venir dans mon palais, elle y filera tant +qu'elle voudra». La reine la conduit dans trois chambres, qui +étaient remplies de lin depuis le haut jusqu'en bas, et elle lui dit +que quand elle l'aura tout filé, elle lui fera épouser son fils +aîné. Au bout de trois jours, la fille n'avait pas encore commencé; +elle était désolée, et elle se mit à la fenêtre; elle vit venir +trois femmes dont la première avait un grand pied plat, la seconde +une lèvre inférieure si longue et si tombante qu'elle dépassait le +menton, et la troisième un pouce large et aplati. «Si tu nous +promets, lui dirent-elles, de nous inviter à ta noce, de nous nommer +tes cousines sans rougir de nous, et de nous faire asseoir à ta +table, nous allons te filer tout ton lin, et ce sera bientôt fini». +La jeune fille y consentit et les introduisit dans la première +chambre, où elles se mirent à l'ouvrage. La première filait l'étoupe +et faisait tourner le rouet, la seconde mouillait le fil, la +troisième le tordait et l'appuyait sur la table avec son pouce, et, +à chaque coup de pouce qu'elle donnait, il y avait par terre un +écheveau du lin le plus fin. L'ouvrage fut bientôt terminé, et les +trois femmes s'en allèrent en disant à la jeune fille: «N'oublie pas +ta promesse, tu t'en trouveras bien». Le jour du mariage fixé, la +jeune fille demanda à son fiancé la permission d'inviter à la noce +ses trois cousines. Celles-ci arrivèrent en équipage magnifique, et +la mariée leur dit: «Chères cousines, soyez les bienvenues».--«Oh! +lui dit le prince, tu as là des parentes bien laides». Puis +s'adressant à celle qui avait le pied plat, il lui dit: «D'où vous +vient ce large pied»?--«D'avoir fait tourner le rouet, +répondit-elle, d'avoir fait tourner le rouet». À la seconde: «D'où +vous vient cette lèvre pendante»?--«D'avoir mouillé le fil, d'avoir +mouillé le fil». Et à la troisième: «D'où vous vient ce large +pouce»?--«D'avoir tordu le fil, d'avoir tordu le fil». Le prince +déclara que dorénavant sa jolie épousée ne toucherait plus à un fil. + +Dans une légende anglaise versifiée, une vieille femme qui filait le +soir au coin de sa cheminée s'ennuie d'être seule, et désire une +compagnie: il tombe deux grands pieds qui viennent se placer devant +le foyer. Elle continue tout en filant à désirer de la compagnie; il +tombe successivement de petites jambes, des genoux, des cuisses, un +tronc, une tête, qui tour à tour vont se chauffer au feu et +finissent par former un corps entier. + +[Illustration: L'étrange visite, dessin de D. Batten, dans Jacobs, +_English Fairy tales_. (D. Nutt, éd.)] + + +SOURCES + +Laisnel de la Salle, _Croyances du Centre_, I. 108.--A. de Nore, +_Coutumes des provinces de France_, 98, 134, 154, 237, 278, +337.--Constantin, _Moeurs et usages de la vallée de Thones_, +11.--_Société des Antiquaires_ (1823), 360, VIII, 1re série, +283.--J. de Laporterie, _Moeurs de la Chalosse_, 6; _Une noce en +Chalosse_, 38.--Timbs, _Things not generally known_. I, 4; II. +3.--Lecoeur, _Esquisses du Bocage_, I, 56.--Legrand d'Aussy, _Vie +privée des Français_. II. 371.--W. Gregor. _Folk-lore of Scotland_, +59.--E. Herpin. _La côte d'Emeraude_, 151.--_Galerie bretonne_, II. +61.--B. Souché. _Croyances du Poitou_, 28.--Communication de M. +Alfred Harou.--Grimm. _Teutonic mythology_ IV. 734. 993.--Stoeber, +_Sagenbuch_. 281.--_Revue des traditions populaires_, IX. +634.--Grimm, _Veillées allemandes_. I. 267, 375, +430.--Reinsberg-Düringsfeld, _Traditions de la Belgique_, I, +132.--Paul Sébillot, _Coutumes de la Haute-Bretagne_. +229.--Ceresole. _Légendes de la Suisse romande_, 85, 161, 333.--A. +Harou. _Folk-Lore de Godarrille_, 69.--Léo Desaivre, _Croyances_, +etc., _du Poitou_, 7.--Moiset. _Croyances de l'Yonne_, 119. +122.--Habasque. _Notions historiques sur les Côtes-du-Nord_, II. +282.-G. Pitré. _Usi e costumi_, IV. 469.--Paul Sébillot. _Traditions +de la Haute-Bretagne_, I, 97.--De Métivier. _De l'Agriculture des +Landes_, 442.--Brunet. _Contes du Bocage_, 119.--Mme de Cerny. +_Saint-Suliac et ses légendes_. 38.--A. Meyrac, _Traditions des +Ardennes_, 196.--E. Cosquin. _Contes de Lorraine_. 1, 270.--A. Lang, +_The blue fairy book_, 96.--Paul Sébillot, _Contribution à l'étude +des contes_, 68.--Loys Brueyre. _Contes de la Grande-Bretagne_, 161. +245.--Grimm. _Contes choisis_, traduction Baudry, 128.--Jacobs, +_English fairy tales_, 181. + +[Illustration: La Truie qui file, ancienne enseigne de Rouen.] + + + + +LES TISSERANDS + + +La plupart des surnoms que portent les tisserands font allusion à la +posture de ces artisans, que leur métier oblige à être toujours +assis; à Rennes, on les appelait autrefois «culs branoux» +(malpropres), sobriquet qui rappelle celui de «culs gras», que +portent encore les gens de Marey-sur-Tille (Côte-d'Or), village où +l'on tissait des draps au siècle dernier; à Troyes, ce sont des +«culs brassés» (secoués), en Haute-Bretagne, des «culs de châ»; le +châ est une sorte de bouillie d'avoine qu'on met sur la traîne pour +faire la toile. C'est l'emploi de cette substance qui a donné lieu à +ce dicton ironique: + + Sans le pot à colle + Le tessier serait noble. + +Les tisserands de Rouen étaient surnommés «cacheux de navette» +(chasseurs de navette). + +Dans l'image populaire de saint Lundi, le tisserand est appelé «Fil +court». Le terme argotique «batousier» fait allusion au battement du +métier. + +Les tisserands, autrefois, au lieu de mettre en oeuvre des +matières premières qui leur appartenaient, étaient souvent chargés +de transformer en tissu de toile le fil qu'on leur apportait: comme +le contrôle était difficile, on les accusait de ne pas tout +employer, et de se réserver quelques écheveaux pour leur usage +personnel. C'est pour cela que les dictons populaires les +associaient aux métiers les plus mal famés au point de vue de la +probité:--_Cènt môounié, cènt teisséran et cènt tayur soun tré cènt +voulur._--Cent meuniers, cent tisserands et cent tailleurs sont +trois cents voleurs, dit un proverbe de Vaucluse, qui a son +parallèle en Béarn, en plusieurs provinces de France, et dans un +grand nombre d'autres pays de l'Europe. + +Le proverbe écossais qui suit a également de nombreuses +variantes:--_Put a miller, a tailor and a wabster (weasel) in a +pock, take out one and he will be a thief._--Mettez un meunier, un +tailleur et un tisserand dans un sac, tirez en un: ce sera sûrement +un voleur (p. 5). Un autre dicton écossais assure que jamais le +tisserand n'a été, depuis que le monde est monde, loyal dans son +métier. + +--_Ar guiader a laer neud_, le tisserand vole du fil, assure un +proverbe breton; à Saint-Brieuc, on dit: + + --Tisserand voleur, garde la moitié de la toile. + +En Écosse, on réédite à propos du tisserand la plaisanterie de +l'habit du meunier, si connue en France: + + _--As wight as a wabster doublet,_ + _That ilka day taks a thief by the neck._ + + Aussi hardi que le pourpoint d'un tisserand,--Qui tous les + jours prend le cou d'un voleur. + +La chanson gasconne des _Bruits des métiers_ prétend que cet ouvrier +est peu scrupuleux: + + _Quant lou tichnnè ba teche,_ + _Zigo zag, dab la naueto,_ + _Dou bèt hiu, dou fin hiu,_ + _Quauque goumichèt praquiu._ + + Quand le tisserand va tisser,--Zig zag avec la navette,--Du + beau fil, du fin fil,--Quelque peloton par ici. + +Lorsque, d'après la légende Ukrainienne, la Vierge descendit aux +enfers, elle vit des hommes attachés aux poteaux avec les liens +flamboyants; les diables leur déchiraient la bouche et y fourraient +des pelotes, tandis que des fils sortaient de leurs yeux, et que +leurs vêtements étaient en feu. Elle demanda à saint Michel: Quels +péchés ont commis ces gens-là? Et saint Michel répondit: Ce sont les +tisserands malfaiteurs; ils ont volé les toiles et la filature +d'autrui; c'est pour cela qu'ils souffrent ainsi. + +Si l'on ne dit pas des tisserands, comme des tailleurs, qu'il en +faut sept pour faire un homme, on assure dans le Midi qu'ils ne sont +qu'une moitié d'homme: _Un teisseran es un miech-om_, et l'on +injurie un pleutre en lui disant: _Seis pas un om, seis un +teisseran_. Ces deux dictons viennent sans doute de ce que le métier +est parfois exercé par des boiteux. Un autre proverbe les associe +aux chasseurs et aux pêcheurs, tous gens qui gagnent assez mal leur +vie: + + _Sèt cassaire,_ + _Sèt pescaire,_ + _Sèt teisseran,_ + _Soun vin-t-un pouris artisan._ + +En Bourgogne, un dicton raille aussi leur pauvreté: + + _Taot cè grelu de tisseran,_ + _Don le fin pu riche n'é ran._ + +Une chanson populaire flamande, dont voici la traduction, met en +scène des tisserands qui ne roulent pas sur l'or: + + Quatre petits tisserands s'en allèrent au marché.--Et le + beurre coûtait si cher!--Ils n'avaient pas le sou en + poche.--Et ils achetèrent une livre à quatre.--Schietspoele + (navette), sjerrebekke, spoelza!--Djikke djakke, + kerrokoltjes, klits klets. + + Et quand ils eurent acheté ce petit beurre.--Ils n'avaient + pas encore de plats.--Ils prièrent la petite femme de + partager leur petit beurre. + + --Je ferai cela volontiers.--Oui, comme une honnête + femme.--Mais je sais bien ce que sont les petits + tisserands.--Et les petits tisserands ne sont pas des + seigneurs. + + Comment les petits tisserands seraient-ils des + seigneurs?--Ils n'ont ni terres ni maisons!--Et une souris + s'introduit-elle dans leur garde-manger.--Elle y doit + mourir de faim. + + Et quand cette petite bête est morte alors--Où + l'enterrent-ils?--Sous le métier des petits tisserands.--Et + la petite tombe portera de petites roses. + +[Illustration: Les trois voleurs sortant du sac. _Illustres +proverbes_ de Lagniet (1637).] + +Dans les _Derniers Bretons_, Souvestre a décrit, avec la pointe +d'exagération romantique qui lui est habituelle, la vie misérable +des ouvriers de la toile au moment où le machinisme leur fit +concurrence: «Parmi tous les ouvriers de la Bretagne, il n'en est +point dont les misères puissent être comparées à celles des +tisserands. La fabrication de la toile a eu autrefois une grande +importance dans notre province, qui en exportait pour plusieurs +millions. La guerre, les fautes de l'administration et les traités +de commerce ont ruiné à jamais cette industrie. Les fortunes +considérables amassées par les anciens fabricants se sont +dispersées, et aujourd'hui les tisserands sont descendus à un degré +d'indigence dont les canuts de Lyon ne donnent qu'une faible idée. +Cependant cette industrie s'est conservée dans les familles; une +sorte de préjugé superstitieux défend de l'abandonner. Des communes +entières, livrées exclusivement à la fabrication des toiles, +languissent dans une pauvreté toujours croissante, sans vouloir y +renoncer. Rien n'est changé depuis quatre siècles dans les habitudes +du tisserand de l'Armorique. Assis devant le même métier, +bizarrement sculpté, que lui ont légué ses ancêtres, il fait courir +de la même manière, dans la trame, la navette grossière qu'il a +taillée lui-même avec son couteau, tandis que, près de lui, sa femme +prépare le fil sur le vieux dévidoir vermoulu de la famille. C'est +avec ces moyens imparfaits, avec tous les désavantages de +l'isolement et de la misère, qu'il continue à lutter contre les +machines perfectionnées, la division de la main-d'oeuvre et les +vastes capitaux des grandes fabriques. En vain le prix des toiles +s'abaisse de plus en plus depuis trente ans, il s'obstine et reste +immobile à sa place comme une statue vivante du passé. Ou croirait +qu'un charme fatal le lie indissolublement à son métier, que le +bruit monotone du dévidoir a pour lui un langage secret qui +l'appelle et l'attire. Parlez-lui de quitter cette industrie à +l'agonie, de cultiver le riche sol qu'il foule et qu'il laisse +stérile, il secouera sa tête chevelue avec un triste sourire, et il +vous répondra: «Dans notre famille, nous avons toujours été +fabricants de toile.» Montrez-lui sa misère, ses enfants courant +dans le village avec une simple chemise pour vêtement, il ajoutera, +avec une indicible expression d'espérance: «Dans notre famille, nous +avons été riches autrefois.» Cependant il ne vous a pas tout dit. +Cet homme a une idée fixe qui le soutient. Il a fait un rêve dont il +attend l'accomplissement, comme les Juifs attendent le Messie. La +nuit, quand ses yeux se sont fermés, il parle à sa chimère, il +l'écoute, il la voit. Il compte tout bas les pièces de toile qui lui +sont commandées, le nombre de louis d'or qu'on lui donnera chez les +négociants de Morlaix; il croit entendre vaguement le bruit des +quatre métiers abandonnés qui obstruent sa maison. Il croit y voir, +comme au temps de ses pères, quatre ouvriers travaillant sous ses +ordres, pour les galiotes de Lisbonne et de Cadix. Alors épanoui +d'une orgueilleuse joie, il pense à ce qu'il fera de ces profits. Il +s'endort dans son enivrement et le lendemain, le froid et la faim le +réveillent comme de coutume, au soleil naissant, et il reprend les +travaux et les cruelles réalités de chaque jour.» + +Le tisserand dont parle Souvestre était celui qui habitait le pays +bretonnant ou sa lisière; c'était un petit patron ou un ouvrier qui +travaillait pour des maîtres; c'était lui qui confectionnait les +toiles de Bretagne, dont le commerce était si grand jadis. Cette +industrie n'a pas résisté à la concurrence des machines, et elle est +en train du disparaître. On ne voit plus guère, comme autrefois, +arriver au printemps les pittoresques marchandes qui venaient de +Quintin ou d'Uzel, deux par deux, et parcouraient la Haute-Bretagne, +offrant dans les villages et dans les châteaux leur fine toile +tissée au métier, qu'elles vendaient à l'aune. + +Il est un autre tisserand qui a mieux résisté, parce qu'il n'est pas +en concurrence avec les grandes fabriques, c'est celui qui travaille +pour les paysans et met en oeuvre le fil ou la laine filés par les +ménagères. Le «tessier» existait autrefois dans presque tous les +villages de la Haute-Bretagne, et on rencontre encore ses congénères +un peu partout en pays bretonnant. Il tissait sur un rustique métier +de bois les cotillons des femmes, les culottes des paysans et aussi +leurs toiles grossières. + +Aux environs de Condé, de Flers et de la Ferté-Macé, les fabricants +de lingettes, basins et autres tissus, n'habitaient pas tous +autrefois les bourgs ou la ville comme aujourd'hui: l'ouvrier avait +sa chaumière et son courtil, et si modeste que fût sa demeure, il +avait un foyer, de l'air et du soleil. Les travaux agricoles ne lui +étaient pas d'ailleurs complètement étrangers, et, au temps de la +récolte, il venait en aide à ses voisins. Souvent même les travaux +industriels n'occupaient qu'une partie de la famille, et les femmes +tissaient pendant que les hommes travaillaient au dehors. Dans +d'autres ménages plus humbles, le travail du métier alternait entre +le mari et la femme, tour à tour occupés à faire courir la navette +ou à soigner la vache, à la garder le long des chemins herbus, à +cultiver le jardinet ou bien encore à faire une journée chez quelque +voisin. + +On a recueilli dans l'est de la France et en Haute-Bretagne des +chansons qui accusent les tisserands de ne commencer à travailler +que le vendredi; le refrain de la ronde des tisseurs, très populaire +dans les Ardennes, est: + + Roulons-ci, roulons-là, roulons la navette + Et le bon temps reviendra. + +La chanson qui suit et dont l'air est assez joli, m'a été chantée +aux environs de Loudéac: + +[Illustration] + + Bien rythmé + + Les tessiers sont pir' que des évêques. + Les tessiers sont pir' que des évêques. + Car du lundi ils en font une fête. + Branlons la navette. + Oh! gai; lan la. + Branlons la navette, + Le beau temps reviendra. + + Les tessiers sont pires que des évêques. (_bis_) + Car du lundi, ils en font une fête, + Branlons la navette, + O gai, lon la, etc., + Branlons la navette, + Le beau temps reviendra. + + Car du lundi, ils en font une fête (_bis_) + Et le mardi, ils vont voir les fillettes, + + Et le mardi, ils vont voir les fillettes. (_bis_) + Le mercredi, ils graissent des galettes, + + Le mercredi, ils graissent des galettes, (_bis_) + Le jehueudi (jeudi) iz ont mal à la tête, + + Le jehueudi iz ont mal à la tête, (_bis_) + Le vendredi, ils branlent la navette, + + Le vendredi, ils branlent la navette, (_bis_) + Le samedi la toile o n'est point faite. + + --Allés à Loudia (Loudéac), compagnon que vous êtes, (_bis_) + --Allez-y va vous qui êtes le maît'e. + +En Ille-et-Vilaine, les filles de laboureurs ont de la répugnance à +épouser des tisserands; ce préjugé est moins répandu dans les +Côtes-du-Nord. Un dicton russe semble indiquer qu'ils ne se marient +pas facilement avec des personnes de métiers honorés: «Tu es +tisserand, brouilleur de fil, et moi je suis fille de tonnelier, +nous ne sommes pas égaux.» + +En Flandre et en Hollande, les proverbes reflètent l'orgueil des +anciens métiers de tisserands, si florissants jadis dans ces pays: + + --_De wever en de winter kunnen het niet verkerren._--Le + tisserand et l'hiver ne peuvent mal faire. + +Autrefois le tisserand était un homme important qui inspirait une +crainte respectueuse et qui, de même que l'hiver, pouvait avoir ses +lubies. Tous deux tranchaient du maître, et on devait s'accommoder +selon leurs caprices. + + --_De wevers spannen de kroon._--Les tisserands l'emportent + sur les autres. + + _Een handwerk heeft een gouden bodem, zei de wever, en hij + zat op een hekel._--Un métier a un fond d'or, dit le + tisserand, et il était assis sur un séran. + + --_Hij is goed voor wever, want hij houdt van + dwarsdrijven._--Il est bon pour le tisserand, car c'est un + esprit chicaneur. + +Le peuple a traduit à sa manière le bruit caractéristique du métier, +en Haute-Bretagne, les geais s'amusent à le contrefaire en criant: + + Tric trac de olu, + Tric trac de olu. + +En Basse-Bretagne on dit: + + _--Ar guinder en he stern,_ + _E-giz ann diaoul en ifern,_ + _Oc'h ober tik-tak, tik-tak,_ + _Hag o tenna hag o lakat._ + + Le tisserand à son métier,--Comme le diable en enfer se + démène,--Avec son tic tac, tic tac.--Quand navette il tire + et repousse. + +À Saint-Dié (Vosges), les métiers disent: + + Queterlic queterlac, queterlic, queterlac. etc. + +Dans le Loiret, les mères, asseyant sur leurs genoux les tout petits +enfants, et les retirant et les repoussant de leur sein comme un +tisserand fait de sa navette, chantent: + + Saint Michel, + Qui fait de la toile, + Saint Nicolas, + Qui fait des draps; + Au prix qu'il tire, + Son lit déchire, + Cric, crac. + +À ce dernier mot, elles les font pencher en bas, comme pour les +faire tomber, imitant ainsi la rupture du lien qui les tenait. + +En Béarn, on dit aux petits enfants, en leur tirant les pieds: + + _Tynneréte hé bon drap_ + _Ouéy ourdit douma coupat,_ + _Tric-trac._ + + Tisserand fait bon drap,--Aujourd'hui tissé, demain + déchiré.--Tric-trac. + +De même que celui de beaucoup d'artisans sédentaires, l'atelier du +tisserand était un lieu de réunion; il était autrefois, dit Monteil, +le rendez-vous de la jeunesse des deux sexes. Il est vraisemblable +qu'il s'y racontait des légendes: en Berry, le tissier et le +chanvreur étaient au premier rang de ceux qui avaient conservé les +contes et les récits d'apparitions. + +On disait jadis d'un bavard: la langue lui va comme la navette d'un +tisserand. + +Dans les villes, les métiers de tisserands étaient souvent placés +dans les cuves: c'était l'habitude, dès le XVIe siècle, dans les +pays du Nord, et le graveur Jost Amman, qui avait soin de relever +les détails caractéristiques des boutiques ou des ateliers, a placé +son tisserand dans une sorte de sous-sol assez spacieux, éclairé par +une espèce de soupirail (p. 13). Celui-ci était garni de vitres. +Mais il n'en était pas toujours ainsi: à Troyes et ailleurs, les +tisserands qui travaillaient dans les caves de leurs maisons, +étaient éclairés par une fenêtre à la hauteur du trottoir; les +carreaux, au lieu d'être de verre, étaient en papier huilé. Une +facétie légendaire parmi les gamins consistait à passer la tête à +travers les carreaux de papier et à demander l'heure au tisserand. +Celui-ci, furieux, se hâtait de remonter pour courir après le +délinquant, qui s'esquivait au plus vite. Cette mauvaise farce était +vraisemblablement en usage dans toutes les villes où il y avait des +tisserands; à Dinan, au commencement de ce siècle, les écoliers +s'amusaient aussi à leur crier: Quelle heure est-il? ce qui leur +était tout particulièrement désagréable. + +En Picardie, les enfants se rendaient le soir, à pas de loup, près +de la fenêtre, mouillaient le papier huilé avec de la salive, puis +se sauvaient sans faire de bruit; l'un d'eux, armé d'un éclichoir, +sorte de petite seringue en sureau, qu'il avait rempli d'un liquide +plus ou moins propre, lançait le contenu sur la tête de l'homme +occupé au métier ou lui éteignait sa lampe. + +Dans la Flandre occidentale, quand le tissage d'une pièce de toile +est fini, on la coupe en fil de pennes. Or, il est d'usage que les +enfants de la maison tiennent une assiette sous le fil de pennes +quand celui-ci est coupé, afin, comme on dit, de recueillir le sang +de cette pièce de toile; le tisserand, pendant qu'il la coupe, +laisse tomber de sa main quelques pièces de monnaie dans l'assiette +et les enfants croient que cette monnaie sort de la toile elle-même +et en forme le sang. + +En Norvège, quand on ôte le tissu de dessus le métier, personne ne +doit entrer dans la chambre ni en sortir, sous peine d'être exposé à +une attaque d'apoplexie. La porte est alors fermée et gardée par +quelqu'un. Celui qui coupe le tissu déjà prêt doit mettre sur les +ciseaux des charbons ardents, sortir de la chambre et les éteindre +dans la cour. + +De même que plusieurs autres gens de métiers, les tisserands +touchaient parfois à la médecine et à la sorcellerie. Dans le Perche +et dans le Maine, ils se mêlaient du rhabillage des blessés. Amélie +Bosquet raconte qu'un ouvrier tisserand, qui s'était rendu à Rouen +pour y livrer son ouvrage, rencontra sur la route, à son retour, un +de ses camarades qui lui demanda de venir l'aider à monter une +chaîne qu'il se proposait de mettre ce jour-là sur le métier. +L'homme lui refusa ce service, parce qu'il avait à faire le même +travail pour son propre compte. «Eh bien! dit le camarade, nous n'en +serons pas moins bons amis; entre à la maison pour te rafraîchir +avec un verre de cidre.» Cette proposition fut acceptée, et quand le +villageois reprit sa route, il se sentit tourmenté d'un malaise, qui +dégénéra en maladie grave, que l'on attribua à un sort jeté. On fit +venir le sorcier, qui montra au malade dans un miroir la figure de +celui qui l'avait ensorcelé: c'était l'autre tisserand. + +Au temps des corporations, le métier avait quelques usages +particuliers. Si l'apprenti mourait pendant l'apprentissage, sa +bière, comme celle d'un fils de maître, était illuminée de quatre +beaux cierges. À Issoudun, nul ne pouvait être reçu maître dans la +corporation s'il n'était de bonne vie, marié ou dans l'intention de +se marier. Aux noces de chaque confrère, il devait être donné à +chaque tisserand douze deniers; mais il était obligé à accompagner +le nouveau marié l'espace d'une lieue. Le lendemain de la Fête-Dieu, +il y avait un repas que devait payer celui qui y assistait, qu'il +mangeât ou non. La première fois qu'un tisserand était convaincu de +vol, il ne pouvait exercer d'un an le métier, et il le perdait à la +seconde. + +Les compagnons tisserands ne datent que de 1778: un menuisier, +traître à sa société, leur vendit à cette époque le secret du +Devoir. + +À Bruges, les wollewevers ou tisserands en laine avaient autrefois +coutume, le jour de la fête de leur patron saint Jacques, de +dépenser dix schellings en donnant à manger aux pauvres. + +[Illustration: Atelier de tisserand, d'après Jost Amman (XVIe +siècle).] + +On raconte dans le Limbourg hollandais la légende suivante, qui est +plus à la louange des forgerons qu'à celle des tisserands: À +Stevensweert et dans les environs, les forgerons et les maréchaux +ferrants ne travaillent pas le Vendredi saint; voici l'origine de +cet usage: Quand le Christ devait être crucifié, il ne se trouva +dans tout Jérusalem aucun forgeron qui consentit à faire les clous +nécessaires. Aujourd'hui encore, après tant de siècles, les +forgerons, en chômant ce jour-là, veulent montrer qu'ils donnent +leur approbation à ce refus. La tradition rapporte en outre que, les +clous faisant défaut, un tisserand les retira de son métier, et avec +ces clous obtus on crucifia le Christ. Plus tard le diable, croyant +que l'action du tisserand lui donnait le droit de prendre son âme, +voulut l'arracher de son métier pour le mener, tout vivant, aux +enfers. Mais, comme le tisserand résista, il s'ensuivit une lutte +très vive, pendant laquelle le diable s'embarrassa dans les fils du +métier. Alors Satan reçut une raclée si formidable qu'aussitôt +dégagé, il chercha son salut dans la fuite, hurlant de douleur. +Aujourd'hui encore, quand un esprit des enfers voit un métier de +tisserand, il prend de la poudre d'escampette. C'est aussi la raison +pour laquelle un tisserand n'est jamais sujet aux tentations. + +Les tisserands figurent dans un certain nombre de contes populaires; +dans deux récits de pays très éloignés, ils sont les héros +d'aventures qui, ailleurs, sont attribuées à des tailleurs ou à des +cordonniers. Un petit tisserand du pays de Cachemire, un jour qu'il +était à tisser, tue avec sa navette un moustique qui s'était posé +sur sa main gauche. Emerveillé de son adresse, il déclare à ses +voisins qu'il faut désormais qu'on le respecte, il bat sa femme qui +le traite d'imbécile, et part en campagne avec sa navette et une +grosse miche de pain. Il arrive dans une ville où il y a un éléphant +terrible. Il dit au roi qu'il va combattre la bête; mais, dès qu'il +voit l'éléphant, il s'enfuit, jetant sa miche de pain et sa navette. +La femme du petit tisserand, pour se défaire de lui, avait +empoisonné le pain et y avait aussi mêlé des aromates. L'éléphant +l'avale, sans ralentir sa course, et, en faisant un circuit, le +petit tisserand se trouve face à face avec l'éléphant: juste à ce +moment le poison fait son effet et l'éléphant tombe raide mort. +Chacun est émerveillé de la force du petit tisserand. + +On retrouve une donnée analogue en Irlande: Un petit tisserand tue +un jour d'un coup de poing cent mouches rassemblées sur sa soupe. Il +se fait peindre un bouclier avec cette inscription: «Je suis celui +qui en tue cent.» Le roi de Dublin le prend à son service pour +débarrasser le pays d'un dragon; à la vue du monstre, le petit +tisserand grimpe sur un arbre, le dragon s'endort; le tisserand, qui +veut profiter de son sommeil pour s'enfuir, tombe à califourchon sur +le dragon et le saisit par les oreilles; le dragon furieux prend son +vol et arrive à toute vitesse dans la cour du palais, où il se brise +la tête contre un mur. + +Le tisserand est l'un des personnages populaires des contes de +l'Inde, et il y joue, comme dans celui dont nous avons donné +ci-dessus le résumé, un rôle assez analogue à celui du cordonnier et +du tailleur des récits européens: il est à la fois rusé et chanceux. +Dans le _Pantchatantra_, un tisserand devint un jour amoureux d'une +belle princesse; le charron, son ami, lui construisit un +oiseau-garuda, imité de celui de Vishnou. Grâce à lui, le tisserand +s'éleva dans les airs et s'introduisit dans la chambre de la +princesse, qui, le voyant revêtu des attributs du dieu, lui fit bon +accueil, et chaque nuit il retournait auprès d'elle. + +Le roi et la reine, en ayant été instruits, en furent d'abord +indignés; mais la princesse leur ayant dit qu'elle était courtisée +par Vishnou lui-même, ils en furent remplis de joie. Alors le roi, +se croyant protégé par son tout-puissant gendre, attaqua les rois +des États voisins, mais il fut battu dans plusieurs rencontres et +tout son pays, la capitale seule exceptée, tomba entre les mains de +l'ennemi. À la prière de la reine, la princesse implora alors le +secours de son amant. Celui-ci ordonna que les assiégés fissent une +sortie le lendemain, et, pendant l'attaque, il devait se montrer +dans les airs, sous la figure de Vishnou, monté sur son +oiseau-garuda.--Sur ces entrefaites, le divin Vishnou, ne voulant +pas que, par la défaite du tisserand, on pût croire à sa propre +défaite, entra dans le corps du tisserand, et toute l'armée ennemie +fut anéantie. + +Le faux Vishnou, descendu alors sur terre, fut reconnu par le roi et +ses ministres, et il raconta ses aventures. Il put épouser la +princesse, et on lui confia l'administration d'une province du pays. + +Le même recueil rapporte une aventure qui arriva à un autre +tisserand, mais qui eut pour lui des suites moins heureuses. Tout le +bois de son métier ayant été brisé par accident, il sortit avec sa +cognée pour aller abattre un arbre, et voyant un large _sissou_ au +bord de la mer, il se mit en devoir de l'abattre. Mais un génie qui +y habitait s'écria: «Cet arbre est ma demeure: demande-moi toute +autre chose que cet arbre et ton souhait sera accompli!» Le +tisserand convint de retourner chez lui pour consulter sa femme et +un ami, et de revenir quand il aurait pris une détermination. Le +tisserand de retour au logis, y trouva son ami intime, le barbier du +village, auquel il demanda son avis. «Demande à être roi, je serai +ton premier ministre et nous mènerons bonne et joyeuse vie.» Le +tisserand approuva le conseil du barbier, mais voulut, malgré lui, +aller consulter sa femme. Celle-ci lui dit que la royauté est un +fardeau pénible, et qu'elle lui conseille de se contenter de sa +position et de chercher seulement les moyens de gagner sa vie plus +facilement. «Demandez, dit-elle, une seconde paire de bras et une +autre tête: par ce moyen vous pourrez travailler à deux métiers en +même temps, et le profit que vous retirerez de ce second métier sera +très suffisant pour vous donner quelque importance dans votre +classe, attendu que le premier suffisait à nos besoins.» Le mari +retourna à l'arbre et demanda au génie de lui donner une seconde +paire de bras et une autre tête. Ce voeu n'était pas plutôt formé +qu'il fut exaucé et notre homme retourna vers sa demeure. Mais il +n'eût pas longtemps à se féliciter de l'accomplissement de son +souhait, car pendant qu'il traversait le village les gens du pays +qui l'aperçurent se mirent tous à crier: «Au lutin!» et tombant sur +lui à coups de bâton, de massues et de pierres, ils le laissèrent +mort sur la place. + +[Illustration: Les Vierges sages, gravure de Crispin de Passe (XVIe +siècle).] + +Dans un conte mongol, un pauvre tisserand de l'Inde se présente +devant le roi et lui demande sa fille en mariage. Le roi, par +plaisanterie, dit à la princesse de l'épouser. Celle-ci déclare +qu'elle ne se mariera qu'à un homme qui sache faire des bottes avec +de la soie. Des bottes du tisserand, à la surprise de tout le monde, +on tire de la soie. Pour se débarrasser de lui, on l'envoie contre +un prince qui venait pour ravager le royaume. Le tisserand est +emporté par son cheval dans un bois, s'accroche à un arbre qu'il +déracine, et massacre les ennemis. Après d'autres épreuves, il +épouse la princesse. + +Chez les musulmans de l'est de l'Inde, un tisserand devient par ruse +le mari d'une princesse; quelque temps après le mariage, elle +témoigne le désir de voir, du haut de son balcon, jouer à un jeu qui +consiste à simuler un échiquier, où les pièces sont des hommes qui +se déplacent suivant l'ordre qu'on leur donne. Le tisserand, qui +n'avait jamais vu ce jeu, s'écria: «Sotte femme, au lieu de ce jeu, +je préférerais tisser du ruban.» La princesse, à partir de ce +moment, refusa de voir son mari, qui finit par retourner à son +ancien métier. + +Les contes parlent aussi d'êtres surnaturels qui viennent tisser de +la toile: en Haute-Bretagne, les Margot-la-Fée, qui étaient aussi +habiles en chaque métier que les meilleurs ouvriers, entrent chez un +tisserand et s'amusent à achever une pièce de toile, puis elles +défont leur ouvrage, parce que la fée, leur supérieure, y découvre +un petit défaut. Elles viennent plusieurs nuits, et chaque fois la +même chose arrive. Le tisserand ayant terminé sa tâche, met une +autre pièce sur le métier, et lorsque la nuit suivante les Margot +l'ont achevée et qu'elles demandent si elle est bien, le tisserand +dit oui, en contrefaisant la voix de la fée, et celles-ci la lui +laissent achevée. + +En Normandie, un diable ou lutin entreprend de faire la toile d'une +vieille femme, à la condition qu'elle lui dira son nom. Un soir +qu'elle ramassait des bûchettes dans le bois, elle entend comme le +bruit d'un toilier qui faisait taquer son métier en criant: + + Cllin, cllas, cllin, cllas! + La bonne femme qui est là-bas, + Si o savait que j'eusse nom Rindon, + O (Elle) n'serait pas si gênée. + +Quand le lutin vient rapporter sa toile, elle lui dit son nom et +elle peut la garder. En Haute-Bretagne, ce conte est aussi +populaire, à la différence que le petit bonhomme s'appelle Grignon +et qu'il tisse dans un trou de taupe. + +En Picardie, c'est le diable lui-même, sous la forme d'un nain +habillé de vert, qui vient au secours d'un tisserand embarrassé, et +commande que sa toile soit achevée en un instant; si, au bout de +trois jours, il n'a pas su lui dire son nom, il viendra prendre son +âme; la marraine du tisserand, qui était fée, lui dit d'aller se +cacher dans le bois et d'écouter. Il entend un grand diable qui se +balance en disant: + + Dick et Don, + C'est mon nom. + +Dans un conte irlandais, une veuve avait fait accroire au fils du +roi que sa fille filait trois livres de lin le premier jour, les +tissait le second et le troisième en faisait des chemises; le prince +l'emmène chez lui, en disant que si elle est aussi habile qu'on le +dit, il l'épousera: le premier jour, à l'aide d'une petite vieille +aux pieds énormes, elle accomplit sa tâche; quand il s'agit de +tisser, elle ne sait que faire et se désole, quand paraît une petite +vieille toute déhanchée qui lui promet de tisser pendant son sommeil +les trois livres de lin, à la condition qu'elle sera invitée au +mariage. Le jour des noces, la vieille Cronmanmor arrive et la reine +lui demande pourquoi elle était ainsi déhanchée: «C'est, répondit la +vieille, parce que je reste toujours assise à mon métier.» Le prince +dit que, désormais sa femme n'y restera pas une seule heure. + +Grimm a recueilli un récit dans lequel un fils de roi est parti pour +chercher une femme qui serait à la fois la plus pauvre et la plus +riche. Il vient à passer devant une chaumière où une fille filait: +celle-ci, auquel le prince a plu, se rappelle un vieux refrain +qu'elle avait entendu dire à sa vieille marraine: + + Cours, fuseau, et que rien ne t'arrête, + Conduis ici mon bien-aimé. + +Le fuseau s'élance et court à travers champs, laissant derrière lui +un fil d'or; il va jusqu'au prince, qui retourne sur ses pas. La +jeune fille, n'ayant plus de fuseau, avait pris sa navette et +travaillait en chantant: + + Cours après lui, ma chère navette, + Ramène-moi mon fiancé. + +La navette s'échappe de ses mains, et, à partir du seuil, se met à +tisser un tapis, plus beau que tout ce qu'on avait jamais vu. +L'aiguille de la jeune fille s'échappe également de ses doigts quand +elle a chanté: + + Il va venir, chère aiguillette, + Que tout ici soit préparé. + +La table et les chaises se couvrent de tapis verts, les chaises +s'habillent de velours et les murs d'une tenture de soie. Quand le +prince arrive, il voit au milieu de cette belle chambre la jeune +fille, toujours vêtue de ses pauvres habits, et il s'écrie: «Viens, +tu es bien la plus pauvre et la plus riche; viens, tu seras ma +femme!» + +Il y avait en Gascogne un tisserand, fainéant comme un chien; jamais +on n'entendait le bruit de son métier; pourtant il n'avait pas son +pareil pour tisser et pour remettre, au jour marqué, autant de fine +et bonne toile qu'on lui en avait commandé. Sa femme elle-même ne +savait comment cela pouvait se faire, même au bout de sept ans de +mariage. Un jour elle le voit cacher quelque chose au pied d'un +arbre; c'était une noix, grosse comme un oeuf de dinde, d'où l'on +entendait crier: «Ouvre la noix! où est l'ouvrage?» Il en sort +treize mouches; c'étaient elles qui faisaient la toile du tisserand. + +[Illustration: Tisseuse, d'après Holbein, dans l'_Éloge de la +folie_, d'Érasme. L'encadrement, plus moderne, est fait à l'aide +d'une gravure allemande du siècle dernier.] + +Dans un conte ardennais, dont certaines parties rappellent la _Belle +et la Bête_, un marchand de toile, qui avait une fille, la plus +belle qu'on eût su voir, revenant chez lui après avoir vendu sa +provision de toile, s'égare la nuit dans une forêt, et finit par +arriver dans un château où il voit une table bien servie, mais nulle +âme vivante. Il mange, puis va se coucher dans un beau lit. Au +milieu de la nuit, une voix l'appelle. C'est celle d'un chien d'or +qui dormait sous le lit, et qui lui dit qu'il a juré que celui qui +mangerait à sa table lui donnerait sa fille ou qu'il mourrait. De +retour chez lui, il demande à sa fille si elle veut épouser le chien +d'or. Mais elle s'y refuse, et propose à la fille d'un marchand de +pelles à four d'aller à sa place; elle accepte, et est bien +accueillie par le chien d'or, jusqu'au jour où, se promenant dans la +forêt, elle s'écrie:--Oh! les beaux hêtres! si papa était là, qu'il +serait content de les voir!--Pourquoi? demande le chien d'or.--Parce +que papa est marchand de pelles à four. Le chien d'or la renvoie, et +la fille persuade à une vachère de la remplacer. La substitution est +aussi découverte par l'exclamation qu'elle pousse en voyant de +belles vaches. La fille du marchand de toiles finit par se décider à +se rendre au château. Le chien d'or la promène dans les chambres et, +quand on arrive à l'une d'elles, qui était toute remplie de belles +pièces de toile, elle s'écrie:--Si papa était là, qu'il serait aise +de les voir! Le chien est alors certain que c'est bien la fille +qu'il voulait qui est venue à son château. La métamorphose du chien +cesse quand la jeune fille a consenti à l'épouser, et il redevient +un jeune prince, beau comme le jour. + + + + +LES OUVRIÈRES EN GAZE + + +S'il en fallait croire Restif de la Bretonne, le seul auteur qui ait +parlé de ces ouvrières au point de vue qui nous occupe, leurs façons +formaient un contraste piquant avec la légèreté et la grâce de leur +ouvrage: elles étaient grossières et aussi mal embouchées que des +poissardes; leur moralité ne valait pas mieux que leur langage. Il +résulte, dit-il, du trop petit gain des gazières, qu'elles sont +presque toutes libertines ou sur le point de l'être, lorsqu'il se +présente un tentateur; il ne reste matériellement sages parmi elles +que les sujets d'une repoussante laideur. + +Dans sa nouvelle, _La Jolie Gazière_, Restif lui-même raconte +pourtant que toutes ces ouvrières n'étaient pas aussi corrompues +qu'il le dit; et la gravure de Binet, qui l'accompagne, les montre +au contraire sous un jour favorable. La jolie gazière est +représentée «travaillant à son métier», tandis que ses compagnes +honnissent la corruptrice, qui avait voulu la séduire, en disant: On +ratisse, tisse, tisse, tisse. Toutes les ouvrières s'avancèrent et +se jetèrent sur Hélène; l'une lui enleva son battant d'oeil +qu'elle mit en pièces; l'autre lui déchira son fichu. Celle-ci coupe +le falbala de son jupon avec les forces qui leur servent à découper. +D'autres lui jetèrent au visage de l'eau sale et la barbouillèrent +de suie et de cendres.» + +[Illustration: Les ouvrières en gaze, gravure de Binet.] + + + + +LES CORDIERS + + +Le mépris à l'égard des cordiers, si caractérisé en Bretagne, et qui +maintenant encore n'a pas tout à fait disparu, ne paraît pas avoir +existé ailleurs à un degré aussi considérable; mais en beaucoup de +pays, notamment en Flandre, les cordiers sont aussi méprisés. + +Monteil, passant en revue les métiers au XVe siècle, dit que cette +profession était surtout jalousée; un courtier dit au maître cordier +de la mairie: «Votre grand-père n'était pas pauvre, votre père était +riche, vous êtes encore plus riche; je veux changer de métier, faire +le vôtre. Vous travaillez pour les hauts châteaux, où sont les puits +les plus profonds, et l'on vous paie la corde deux sous la +toise.--Oui, mais sachez qu'elles doivent être de bon chanvre qui +n'ait été mouillé, resséché, ressuyé.--Vous gagnez beaucoup avec les +cultivateurs à faire les traits de charrue.--Pas tant, ils doivent +avoir au moins douze fils...» Le débat s'étant prolongé, le maître +cordier impatienté, le termina en disant: «Nous autres cordiers, +quand nous filons une corde, nous ne savons si ce ne sera pas celle +d'un pendu; cela ne nous donne guère envie de prendre trop. Nous +sommes les plus pauvres et les plus honnêtes.» + +En Bretagne, les cordiers et les écorcheurs de bêtes mortes, étaient +ce qu'on nommait autrefois les caqueux, cacous ou caquins. Ils +inspiraient un tel mépris, que le sixième des statuts publiés en +1436 par l'évêque de Tréguier, ordonna aux caqueux de se placer au +bas des églises lorsqu'ils iraient au service divin. Le duc François +II leur permit de faire le trafic du fil et du chanvre aux lieux peu +fréquentés et de prendre des fermes à bail. Ils devaient toutefois +porter une marque de de drap rouge sur leur vêtement. On poussa la +rigueur à leur égard jusqu'à leur refuser la liberté de remplir +leurs devoirs de chrétiens, jusqu'à leur interdire la sépulture, et +il fallut que des arrêts du parlement les rétablissent dans le +droit commun. + +En 1681, la justice dut intervenir pour faire réinhumer un cordier +que les habitants de Saint-Caradec avaient déterré. Au mois d'avril +1700, un cordier ayant été enterré dans l'église paroissiale de +Maroué, près Lamballe, «les manants et habitants de ladite paroiesse +s'adviserent de detairer le cadavre dudit feu Sevestre et l'ont +ignominieusement exposé dans un grand chemin». Les juges de Lamballe +ayant fait inhumer de nouveau le cadavre, le 9 mai, les gens de +Maroué le déterrèrent, malgré le clergé, et l'exposèrent dans le +grand chemin; ce ne fut en décembre seulement de la même année que +le corps du pauvre cordier fut, par autorité de justice, +définitivement enterré dans l'église. En 1716, à Planguenoual, la +noblesse du pays assista à l'enterrement d'un caqueux et le fit +inhumer dans l'église; mais trois jours après il fut exhumé et porté +au cimetière des cordiers; il fallut une intervention de la justice +pour que le cacous pût être de nouveau inhumé dans l'église. Vers +1815, on enterrait encore à part les cordiers de Maroué, dans un +lieu appelé la Caquinerie. + +Jadis ils vivaient à l'écart, dans des villages qu'ils étaient +presque les seuls à habiter; il y en avait qui cumulaient le métier +de cordier et celui d'équarrisseur; en ce cas, la carcasse d'une +tête de cheval se dressait à l'une des extrémités de leur cabane, +tandis qu'à l'autre pendait une touffe de chanvre. + +La répulsion à l'égard des cordiers, sans être tout à fait éteinte, +a bien diminué; pourtant, aux environs de Rennes, les paysans leur +donnent, par dérision, le surnom de caquoux; leur rencontre le matin +est regardée, dans le pays bretonnant, comme d'un fâcheux augure; +dans les Côtes-du-Nord ils trouvent difficilement à épouser, même +s'ils sont riches et beaux garçons, les jeunes filles de paysans de +bonne famille. C'est ce que constate un proverbe très répandu en +Haute-Bretagne: + + Les gars de la Madeleine + Ne se marient point sans peine. + +En Haute et en Basse-Bretagne la plupart des villages qui +s'appellent la Madeleine ont été habités par des cordiers, et +presque toujours il y avait là autrefois une léproserie. + +On dit par raillerie que les cordiers gagnent leur vie à reculons; +cette plaisanterie qui se trouve déjà au XVIe siècle dans les +_Adevineaux amoureux_, sous cette forme: «Quel homme esse qui gaigne +sa vie en reculons!» figure aussi dans les devinettes allemandes; on +la trouve dans l'énigme suivante: + + Image naïve du temps, + Que rien n'arrête et ne devance, + Bien différent des courtisans, + C'est en reculant que j'avance. + +Et Charles Poncy en a fait le refrain de sa chanson du cordier: + + Dans le métier que je professe, + On n'avance qu'en reculant. + +En Flandre, _Achteruit gaan gelijk de zeeldraaiers_, marcher à +reculons comme les cordiers, c'est faire de mauvaises affaires. On +dit aussi ironiquement: _Hij gaat vooruit gelijk de zeeldraaiers_, +il va en avant comme les cordiers, de quelqu'un qui fait tout le +contraire. + +Les cordiers avaient saint Paul pour leur patron, on ne sait pas au +juste pourquoi: le marquis de Paulmy prétendait que ce saint, étant +parti pour aller combattre les chrétiens, fut contraint de retourner +sur ses pas, et que les cordiers, obligés de travailler à reculons, +l'avaient choisi pour ce motif. D'après A. Perdiguier, les cordiers +faisaient partie, dès 1407, du Compagnonnage du Devoir. Malgré cette +antiquité, ils ne paraissent pas y avoir joué un rôle particulier. + +On a fait, à propos des cordiers, l'assemblage de mots suivants, qui +est une sorte de casse-tête de prononciation: + + Quand un cordier cordant + Veut recorder sa corde. + Pour sa corde à corder + Trois cordons il accorde; + Mais si l'un des cordons + De la corde décorde, + Le cordon décordant + Fait décorder la corde. + +[Illustration: Le Cordier. + +Dans une autre épreuve, cette image de Lagniet est plus +compréhensible, grâce à deux inscriptions intercalées dans la +gravure; au-dessus du cavalier est écrit: «Il fille sa corde»; sous +son pied gauche: «Les grands s'accordent»; près de celui qui tourne +la roue: «Les petits prennent la corde».] + +Un pauvre cordier est le héros d'un conte très long des _Mille et +une Nuits_, dont voici le résumé: Le calife Haroun-al-Raschid ayant +remarqué dans une des promenades qu'il faisait, déguisé en marchand +étranger, un bel hôtel tout neuf, interroge un voisin qui lui dit +que cette maison appartient à Cogia Hassan, surnommé Alhabbal, à +cause de la profession de cordier qu'il lui avait vu lui-même +exercer dans une grande pauvreté, et que, sans savoir par quel +endroit la fortune l'avait favorisé, il avait acquis de grands +biens. Le calife fait venir Cogia Hassan à la cour, et lui demande +son histoire. Cogia raconte qu'autrefois il travaillait à son métier +de cordier, qu'il avait appris de son père, qui l'avait appris +lui-même de son aïeul, et ce dernier de ses ancêtres. Un jour il vit +venir deux citoyens riches, très amis l'un de l'autre, qui n'eurent +pas de peine à juger de sa pauvreté en voyant son équipage et son +habillement. L'un d'eux lui demanda si, en lui faisant présent d'une +bourse de deux mille pièces d'or, il ne deviendrait pas par le bon +emploi qu'il en ferait aussi riche que les principaux de sa +profession. Cogia lui répond que cette somme lui permettrait +d'étendre sa fabrication et de devenir très riche. Quand, sur cette +assurance, Saadi, l'un des deux amis, lui a remis la bourse, il +achète du chanvre et de la viande, et met le reste de la somme dans +son turban: mais celui-ci lui est enlevé par un milan qui disparaît +dans les airs. Six mois après, les deux amis le retrouvent, pauvre +comme devant; il leur raconte l'aventure du milan, et Saadi lui +remet encore deux cents pièces d'or, en lui recommandant de les +mettre en lieu sûr. Cogia prend encore dix pièces d'or et cache le +reste dans un linge qu'il place au fond d'un grand vase de terre +plein de son. Pendant qu'il est parti pour acheter du chanvre, sa +femme, qui ne savait rien de tout cela, échange le vase de son +contre de la terre à décrasser que vendait un marchand ambulant. +Quand les deux amis reviennent, et qu'il leur a raconté sa +mésaventure, Saadi lui donne un morceau de plomb qu'il avait ramassé +à terre, Cogia le prend et rentre chez lui; le soir un pêcheur des +environs, auquel il manquait du plomb pour accommoder ses filets, +lui emprunte ce plomb en lui promettant comme récompense tout le +poisson qu'il amènera du premier jet de ses filets. Le pêcheur à ce +coup ne prend qu'un poisson, mais il était très gros. La femme, en +l'accommodant, trouve dans ses entrailles un gros diamant, mais, ne +sachant ce que c'était, elle le donne à son petit garçon qui s'en +amuse avec ses soeurs, et le soir ses enfants, s'apercevant qu'il +rend de la lumière quand la clarté de la lampe est cachée, se +disputent à qui l'aura. Cogia leur demande le sujet de leur dispute +et ayant éteint la lampe, il s'aperçoit que ce qu'il croyait être un +morceau de verre faisait une lumière si grande qu'ils pouvaient se +passer de la lampe. Une juive, femme d'un joaillier dont la maison +était voisine, vint le matin savoir la cause du bruit qu'elle avait +entendu. La femme du cordier lui montre le morceau de verre. La +juive lui dit que ce n'est en effet que du verre, et lui propose de +l'acheter, parce qu'elle en a un à peu près semblable. Mais les +enfants se récrient, et la juive part. Le joaillier, sur la +description qui lui est faite, dit à sa femme d'acheter le diamant à +tout prix. Elle en propose vingt pièces d'or, puis cinquante, puis +cent; Cogia Hassan déclare qu'il veut cent mille pièces, que le juif +finit par lui donner. + +Cogia Hassan va voir une bonne partie des gens de son métier, qui +n'étaient pas plus à l'aise qu'il ne l'avait été; il les engage à +travailler pour lui, en leur donnant de l'argent d'avance, et en +leur promettant de leur payer leur travail à mesure qu'ils +l'apporteraient. Il loue des magasins, établit des commis, et finit +par faire bâtir le bel hôtel qui avait attiré l'attention du calife. + +[Illustration: Cordiers à l'ouvrage, d'après Jost Amman (XVIe +siècle).] + + +SOURCES + +LES TISSERANDS.--H. Coulabin, _Dictionnaire des locutions populaires +de Rennes_.--Clément-Janin, _Sobriquets de la Côte-d'Or: Dijon_, 62; +_Châtillon_, 8.--_Revue des traditions populaires_, IV, 527; V, 279; +X, 29, 31, 99.--Paul Sébillot, _Coutumes de la Haute-Bretagne_, +73.--_Les Français peints par eux-mêmes_, II, 174.--Barjavel, +_Sobriquets du Vaucluse_.--Reinsberg-Düringsfeld, +_Sprichwörter_.--L.-F. Sauvé, _Lavarou Koz_.--J.-F. Bladé, _Poésies +populaires de la Gascogne_, II, 267.--Mistral, _Tresor dou +Felibrige_.--_Volkskunde_, II. 70; VIII, 36.--E. Souvestre, +_Derniers Bretons_, II, 137.--E. Herpin, _La Côte d'émeraude_, 127, +138.--Lecoeur, _Esquisses du Bocage normand_, I, +45.--Communication de M. T. Volkov (Russie).--Communication de M. A. +de Cock (Flandre).--Paul Sébillot, Traditions de la Haute-Bretagne, +I, 130; II, 179.--E. Rolland, Rimes de l'Enfance, 41.--Laisnel de la +Salle, Croyances du Centre, I, 161.--A. Ledieu, _Traditions de +Demain_. 33.--Lecocq, _Empiriques beaucerons_, 46.--A. Bosquet, _La +Normandie romanesque_, 286.--F. Liebrecht, _Zur Volkskunde_, +315.--Monteil, l'_Industrie française_, I, 53, 257, 264.--A. +Perdiguier, _Le Livre du compagnonnage_, I, +44.--Reinsberg-Düringsfeld. _Traditions de la Belgique_, II, 53.--E. +Cosquin, _Contes de Lorraine_, I, 98, 100.--Paul Sébillot, _Les +Margot la-Fée_, 18.--Fleury, _Littérature orale de la Normandie_, +190.--H. Carnoy, _Littérature orale de la Picardie_, 229.--Loys +Brueyre, _Contes de la Grande-Bretagne_, 161.--Grimm, _Contes +choisis_, trad. Baudry, 196.--J.-F. Bladé. _Contes de la Gascogne_, +II, 354.--A. Meyrac. _Traditions des Ardennes_, 471. + +LES CORDIERS--Monteil, l'_Industrie française_, I, 277.--E. +Souvestre. _Derniers Bretons_, 217.--A. Corre et Paul Aubry, +_Documents de criminologie rétrospective_, 111.--Habasque, _Notions +historiques sur les Côtes-du-Nord_, I, 85.--B. Jollivet, les +_Côtes-du-Nord_, I, 65, 157, 317.--_Revue des traditions +populaires_, VIII, 302; X, 160.--Communication de M. A. de +Cock.--Tuet, _Matinées senonoises_, 510.--A. Perdiguier, _Le Livre +du compagnonnage_, II, 195. + + +[Illustration: Ange rallumant la lampe de sainte Gudule que le +diable avait éteinte. (Crédence de stalle de l'abbaye de Saint-Loup, +à Troyes.)] + + + + +LES TAILLEURS + + +Au lieu d'être, comme à présent, chargés de la fourniture de +l'étoffe et de la confection entière du vêtement, les tailleurs +d'autrefois se bornaient, le plus souvent, à tailler et à coudre des +draps qui leur étaient remis après avoir été achetés en dehors de +chez eux: c'est encore ainsi que procèdent les «couturiers» de +campagne. Les rognures appartenaient à la personne qui avait +commandé l'habillement; mais il y avait nécessairement du déchet, et +il était difficile de savoir si tout lui était rendu intégralement +ou si le tailleur n'avait pas mis de côté, pour son usage personnel, +des morceaux qui pouvaient servir. Il y avait de fréquentes +contestations, où les clients reprochaient aux tailleurs de ne leur +remettre qu'une faible partie des retailles. Ceux-ci se défendaient +de leur mieux: au XVIIe siècle, ils assuraient qu'il «ne leur étoit +pas resté d'une étoffe non plus qu'il n'en tiendroit dans leur +oeil», et l'on avait appelé plaisamment «l'oeil des tailleurs» +un coffre supposé dans lequel ils mettaient les morceaux. On donnait +aussi le nom de «rue» au coin de la boutique où s'accumulaient les +rognures diverses. «Les cousturiers, dit Tabourot, ont une armoire, +qu'ils appellent la Ruë, où ils jettent toutes les bannières: puis +quand on s'en plaint, ils se baillent à cent mille pannerées de +diables qu'ils n'ont rien dérobé, et n'y a resté, sinon je ne sçay +quels bouts, qu'ils ont ietté dans la ruë.» On donnait encore le nom +«d'enfer», de «liette» ou de «houle» au coffre aux rognures. + +Aux siècles derniers, on trouve dans les contes et dans les comédies +de fréquentes allusions à ces détournements de drap, et c'était une +sorte de lieu commun qui semblait inséparable des plaisanteries +faites sur les tailleurs. _Le Grand Parangon des Nouvelles +nouvelles_ met en scène un avocat, un sergent, un tailleur et un +meunier qui avaient été en pèlerinage à +Saint-Jacques-de-Compostelle, et voulaient faire bâtir une chapelle +pour la rémission de leurs péchés. Ils se les confessent l'un à +l'autre, et quand vient le tour du tailleur, il dit: «J'ay beaucop +de drap corbiné, car quand on me bailloit cinq aulnes de drap à +mettre en une robbe, je n'en y mettois point plus de quatre; car +quelque habillement que jamais je fisse, il m'en demeuroit toujours +quelque lopin; et je vous promets ma foy que j'en ay desrobé en mon +temps pour plus de mille escus.» + +Lorsque l'on disait que les tailleurs marchent les premiers à la +procession, tout le monde comprenait à demi-mot, et si par hasard +quelqu'un s'était avisé de demander pourquoi ils avaient ce +privilège, on lui aurait aussitôt répliqué: «C'est parce qu'ils +portent la bannière.» Et si l'explication n'avait pas été +suffisante, on n'aurait pas manqué d'ajouter qu'on appelait ainsi la +pièce d'étoffe qu'on les accusait de dérober quand ils coupaient un +habit, parce qu'il y a dans cette pièce de quoi faire une banderole. + +Dès le moyen âge elle figure dans les contes, et lorsque dans une de +ses _Facéties_, le florentin Arlotto explique à son voisin le +tailleur ce que signifiait une bannière qu'il avait vue en rêve, il +s'est inspiré sans doute d'un récit qui courait parmi le peuple. De +nos jours Charles Deulin a écrit le _Drapeau des tailleurs_, qu'il a +localisé en Flandre, où peut-être il l'avait entendu raconter. Voici +le résumé de son conte qui, avec une allure plus vive, est très +voisin du récit d'Arlotto: + +Au temps jadis, il y avait un petit tailleur du nom de Warlemaque, +qui était curieux comme une femme. Il était d'ailleurs fort adroit +de ses dix doigts et, de plus, aussi voleur qu'un tailleur peut +être. Rarement Warlemaque avait coupé un habit ou une culotte sans +jeter dans le coffre qu'on appelle l'houle, autrement dit l'enfer, +un bon morceau de drap pour s'en faire un gilet... Une nuit, il eut +un singulier rêve. Il rêva qu'il était devant le tribunal de Dieu. +Soudain il entendit qu'on l'appelait; il s'avança tout tremblant. Un +ange fit quelques pas au milieu de l'enceinte, et, sans dire un mot, +il déploya un grand drapeau de mille couleurs. Warlemaque reconnut +tous les morceaux de drap qu'il avait dérobés, et fut pris d'une +telle peur qu'il se réveilla en sursaut. Le lendemain, il conta son +rêve à ses deux apprentis, et leur dit: Chaque fois que vous me +verrez jeter en coupant quelque chose dans l'houle, ne manquez pas +de crier: «Maître, rappelez-vous le drapeau!» Pendant quelque temps, +il se garde de rien prendre; mais un jour qu'on lui apporte une +belle étoffe d'or, il ne peut s'empêcher d'en dérober un peu, en +disant qu'il manquait justement au drapeau un morceau de drap d'or. +À partir de ce moment, il reprend ses mauvaises habitudes, et quand, +après sa mort, il se présente à la porte du Paradis, saint Pierre la +lui refuse: toutefois il finit par se laisser fléchir et permet à +Warlemaque de rester dans un coin. + +Dans la _Farce du Cousturier_, un gentilhomme qui veut faire faire +un costume à sa chambrière, lui dit: + + Des habitz le drap porterons, + Et devant nous tailler ferons; + Car cousturiers et cousturières + Ont tousjours à faire bannières, + Comme j'ay ouy autresfoys + Racompter. + +Cette habitude semblait si étroitement liée au métier, qu'il +paraissait impossible qu'un tailleur ne la pratiquât pas. + +La Nouvelle XLVIIe de Des Périers a pour titre: _Du tailleur qui se +déroboit soi-même et du drap qu'il rendit à son compère le +chaussetier_: Un tailleur de la ville de Poitiers étoit bon ouvrier +de son métier et accoutroit fort proprement un homme et une femme et +tout; excepté que quelquefois il tailloit trois quartiers de +derrière en lieu de deux ou trois manches en un manteau, mais il +n'en cousoit que deux; car aussi bien les hommes n'ont que deux +bras. Et avoit si bien accoutumé à faire la bannière, qu'il ne se +pouvoit garder d'en faire de toutes sortes de drap et de toutes +couleurs. Voire même quand il falloit un habillement pour soi, il +lui étoit avis que son drap n'eût pas été bien employé s'il n'en eût +échantillonné quelque lopin et caché en la liette ou au coffre des +bannières. + +En Angleterre, on connaît le «Chou du tailleur» et l'on dit en +proverbe: _Tailors like cabbage_, les tailleurs aiment le chou. +Lorsqu'autrefois ils travaillaient chez les clients, on les accusait +de rouler le chou, c'est-à-dire de faire un paquet de morceaux de +vêtements au lieu de se contenter de la lisière et des retailles qui +leur étaient dues. + +On comprend que, en raison de ces habitudes vraies ou supposées, les +conteurs aient mis les tailleurs au nombre des gens que l'on ne voit +pas en Paradis. La Mésangère écrivait en 1821: C'est un dicton +courant dans quelques-uns de nos départements, notamment dans celui +de l'Aveyron, que saint Pierre n'a jamais voulu ouvrir la porte du +Paradis aux tailleurs. + +[Illustration: Boutique de tailleur hollandais, d'après une estampe +du XVIIe siècle.] + +La réputation de dérober des pièces est constatée dans un proverbe +de l'Armagnac, et implicitement dans un grand nombre de dictons qui +associent les tailleurs aux meuniers, aux tisserands, etc., tous +gens que la malice populaire représente comme peu respectueux du +bien d'autrui: + + _Taillur,_ + _Boulur,_ + _Pano pedassis,_ + _Quant a hèit la bèsto_ + _Tourno pas lou rèsto._ + + Tailleur,--Voleur,--Vole des pièces,--Quand il fait la + veste--Ne rend pas le reste. + +La chanson gasconne des _Bruits de métiers_ formule la même +accusation: + + _Quand lou taillur hè uo raubo,_ + _Rigo rago, sur la taulo,_ + _Dou bèt drap, dou fin drap,_ + _Quauque retail de coustat._ + + Quand le tailleur fait une robe,--Rigue rague, sur la + table,--Du beau drap, du fin drap,--Quelque coupon de côté. + +En Haute-Bretagne, on dit aux enfants des tailleurs: + + Fils du tailleur, + Tu as bien du bonheur, + Le dimanche après vêpres, + Tu vas te promener + Le chapeau sur l'oreille + Et l'aiguille au côté. + Tout le monde se demande: + --Quel est donc ce petit effaré? + --C'est le fils au larron couturier! + Oh! que les couturiers sont braves! (bien habillés). + Mais ce n'est pas de leur argent, + C'est des retailles des braves gens. + +Voici un autre dicton de Gascogne: + + _Sept sartès,_ + _Sept tchicanès_ + _E sept mouliès,_ + _Boutais lous en un salié,_ + _Leuatz un palancoun_ + _Begratz vint e un layroun._ + + Sept tailleurs,--Sept tisserands--Et sept + meuniers,--Mettez-les en un saloir,--Levez une + planchette--Et vous verrez vingt et un larrons. + +On lit dans le _Moyen de parvenir_, cette demande facétieuse: + + --S'il y avoit en un sac un sergent, un meunier et un + couturier, qui sortiroit le premier?--Voire, voire, ce + serait un larron. + +Un proverbe analogue, probablement ancien, existe aussi en +Angleterre: + + _Put a miller a tailor and a weaver in a bag and skake + them, the first that cometh out will be a thief._ Mettez un + meunier, un tailleur et un tisserand dans un sac, et + secouez-le, le premier qui sortira sera un voleur. + +Il existe de nombreuses variantes en Béarn, en Provence, et dans la +plupart des recueils européens, du dicton limousin qui suit: + + _Sept tailleurs, sept teyssiers, sept mouleniers, coumptas + bien, qu'aco faict vingt à un troumpeurs._ + +La maladresse de certains tailleurs est blasonnée dans quelques +dictons qui font allusion à des anecdotes. Les deux premiers sont +danois, le troisième anglais: + + --Cela s'élargira avec le temps, disait un tailleur qui + avait mis les manches à l'endroit des poches. + + --Comment monsieur trouve-t-il les crochets? disait le + tailleur qui ne savait pas faire les boutonnières. + + --_Like the tailor who sewed for nothing and found thread + beside._ + + Comme le tailleur qui ne cousait rien, et trouva le fil à + côté. + + --_Long steek (stick), and pull hard._ + + Pique longtemps et pousse fort. + +Cela se dit en Écosse lorsque quelqu'un coud négligemment pour avoir +fini plus vite. + + --_Thats been sewed wi' a het needle and a burnin thread._ + + Cela a été cousu avec une aiguille rougie et un fil + brûlant. + +Dit-on lorsqu'il se produit un trou après que l'on a cousu, ou +lorsqu'un bouton se découd peu de temps après avoir été cousu. + + --_The mair hast, the less speed,_ + _As the tailor said with long thread._ + + Le plus fort se hâte, le moindre se dépêche, comme dit le + tailleur en tirant son aiguille. + + --_A fop (dandy) is the tailor's best friend and is own + foe._ + + Un élégant est le meilleur ami du tailleur et son plus + grand ennemi à lui-même. + + --Ce serait merveille que l'auteur fît quelque chose de + bon; il ne ferait que brocher et bousiller comme un + tailleur à la veille de Pâques. (Dicton espagnol.) + + --_Soutars and tailors works by the hour._ (Écosse.) + + Les cordonniers et les tailleurs travaillent à l'heure. + +Allusion au temps qu'ils mettent à leur ouvrage. + + --_A tailor's shreds are worth the cutting._ + + Les morceaux du tailleur sont égaux à ce qu'il coupe, parce + qu'ils sont larges. (Écosse.) + + --Tailleur debout et forgeron assis ne valent pas + grand'chose. (Danois.) + +La gravure de la page suivante tirée du recueil de J. Cats (1665), +qui représente des tailleurs à l'ouvrage, sert d'illustration à un +proverbe italien en rapport avec le métier: + + --_Il serro chi no fa nodo, perde il punto._ + + Celui qui ne fait pas un noeud à son aiguille perd son + point. + +Une légende du Morbihan raconte que lorsque le diable entra en +apprentissage chez un tailleur, celui-ci ne lui montra pas qu'il +fallait faire un noeud au bout du fil: c'est pourquoi le diable ne +put jamais apprendre à coudre. + + --_Its muckle gars tailors laugh but soutars grin age._ + + Il faut beaucoup de choses pour faire rire les tailleurs, + mais les cordonniers grimacent toujours. + +Usité en Écosse, ce proverbe semble s'appliquer à la contenance +sérieuse que les tailleurs ont souvent lorsqu'ils sont à l'ouvrage, +et à la grimace que fait le cordonnier quand il tire fort sur son +ligneul. + +[Illustration] + +Des dictons constatent la sobriété ou l'avarice des tailleurs: + + Deux oeufs durs, souper de tailleur, + +dit-on en Gascogne; c'est, en effet, le souper habituel que les +paysans donnent aux couturiers. Avant 1848, on disait couramment +qu'il y avait au Louvre un tableau représentant trois tailleurs +attablés devant un oeuf à la coque. Ce dire populaire, qui exprime +la pauvreté notoire de la corporation, peut être rapproché de +l'_Explication de la Misère des garçons tailleurs_, qui tend à +prouver que les tailleurs sont les seuls ouvriers buvant de l'eau, +tandis que les autres se réconfortent avec des liquides plus +généreux. Ce livret populaire donne aussi ce dicton: Quinze +tailleurs pour un sac de son. + +Starveling, ou l'Affamé, est le nom d'un tailleur qui joue la +comédie avec d'autres artisans dans _Le Songe d'une nuit d'été_. +Dans la Belgique wallonne, _Fer 'n porminâde_ (promenade) _di +tailleur_, c'est ne rien dépenser pour ses menus plaisirs; aux +environs de Metz, on dit de celui qui s'amuse à faire des ricochets +dans l'eau, qu'il fait une ribote de tailleur; les ouvriers +tailleurs étant très pauvres ne pouvaient comme les autres aller +s'amuser au cabaret; et, dans toute la France, se quitter comme des +tailleurs, c'est se séparer sans boire ensemble. + +Le proverbe qui assure que les cordonniers sont les plus mal +chaussés a, tout au moins à l'étranger, des parallèles qui +s'appliquent aux tailleurs. En Italie, on dit: + + --_I sartori hanno sempre gli abiti scuciti, e i calzolari + le scarpe rotte._ + + Les tailleurs ont toujours des habits décousus, et les + cordonniers des souliers déchirés. + + --_Who goeth more tattered than the tailor's child?_ + + Qui, est plus déguenillé que le fils du tailleur? + +demande un vieux proverbe anglais. + +L'argot et les expressions provinciales désignent les tailleurs par +des sobriquets ou par des expressions figurées, presque toujours +d'un caractère railleur. + +Ils les nomment des frusquineux (de frusques), des pique-prunes, des +gobe-prunes à Genève; des pique-poux à Paris; en Basse-Bretagne, +_brocher laou_, embrocheurs de poux; en Écosse, où l'on prétend +qu'ils sont infestés par la vermine, _pick the loose_, pique-poux. +Dans les Vosges, on explique par une histoire plaisante le sobriquet +de Pique-prune: «Trois tailleurs, gens peu habitués à la fatigue, +comme chacun le sait, conçurent un jour le projet ambitieux de +rouler une prune sur un toit.--Nous n'y arriverons pas sans levier, +dit le premier.--Ces outils-là sont trop lourds pour nos bras, +répondit le second.--Nous en fabriquerons avec des queues de +cerises, fit le troisième. L'avis sembla bon et fut adopté. Quand le +premier levier fut terminé, le plus hardi de la bande s'en empara et +dit à ses camarades:--Sans me flatter, je me crois de taille à faire +la besogne tout seul; écartez-vous un peu, je vous prie, de crainte +d'accident. Les deux compagnons s'éloignent et le brave se met +résolument à l'oeuvre. Vains efforts! il va, vient, vire, dévire, +sue, ahanne, sans arriver à changer la prune de place.--Je l'ai +pourtant piquée, piquée, se disait-il, comment se fait-il qu'elle ne +bouge? Tout à coup l'haleine lui manque et il va avouer son +impuissance, quand, malheur! la prune se mettant à rouler toute +seule dégringole, l'entraîne dans sa chute et l'écrase.» + +Dans la comédie de Shakspeare, _La Méchante mise à la raison_, +Petrucchio gronde ainsi un garçon tailleur: «Tu mens, bout de fil, +dé à coudre, aune, trois quarts, demi-aune! Je me laisserais braver +chez moi par un écheveau de fil! Va-t'en, guenille, rognure, atome, +ou je vais te mesurer avec ta demi-aune pour te faire souvenir toute +ta vie d'avoir parlé!» + +En Portugal on prétend que beaucoup de gens de métier poussent un +cri particulier; celui des tailleurs est _E' impossivel_, c'est +impossible. Dans les Vosges, on leur applique le sobriquet de +_Permettez_, parce que, dit-on, ils abusent de ce mot, qui est pour +eux la plus haute expression de la politesse française. + +En Portugal, on donne aux tailleurs le nom d'_aranhas_, araignées, +et quand on veut les faire agacer, on leur parle d'araignées, en +faisant allusion à un conte populaire: «Plusieurs tailleurs se +réunirent, leurs ciseaux ouverts, pour attaquer une araignée qu'ils +avaient rencontrée. De là est venu le dicton: «C'est sept tailleurs +pour tuer une araignée!» dont on se sert lorsque quelqu'un est +embarrassé pour une affaire de peu d'importance. Il circule en +plusieurs provinces du Portugal des chansons satiriques sur le même +sujet. + +La gravure ci-dessous qui montre l'intérieur d'un atelier de +tailleur au XVIIe siècle, est extraite du livre de Franqueville: +_Miroir de l'Art et de la Nature_, 1690; la légende qui l'accompagne +explique les différentes opérations du métier. + +[Illustration: Le tailleur 1 coupe le drap 2 avec ses ciseaux 3, et +le coud avec l'aiguille et du fils retors 4. Ensuite il rabat les +coutures avec le carreau 5, et il fait ainsi des jupes 6, cotillons +plissés 7, au bas desquels il y a un bord (ourlet 9) avec des +franges ou dentelles 8. Il fait des manteaux 10 avec des collets 11, +des brandebourgs, ou casaques avec des manches 12, pourpoints 13 +avec les boutons 14, et manches 15, haut-de-chausses 16, et +quelquefois garnis de rubans 17, des bas 18 et des gants 19.] + +En Écosse, où l'on accuse les tailleurs d'être plus vains que les +autres hommes, d'aimer les vêtements fins et d'avoir un caractère +léger, on ne les regarde pas non plus comme courageux: + + _A tinkler ne'er was a town taker;_ + _A tailor was ne'er a hardy man._ + _Nor yet a wabster (weaver) leal in his trade_ + _Nor ever since the warld began._ + + Depuis que le monde est monde, + Le chaudronnier n'a jamais été un preneur de villes, + Le tailleur n'a jamais été un homme hardi, + Ni le tisserand loyal dans son métier. + + _There were four an twenty tailors_ + _Riding on a snail,_ + _Said the hinmost to the foremost._ + _--We' ell a fa' ower the tail._ + _The snail shot oot her horns_ + _Like ony hummil coo_ + _Said the foremost to the hinmost,_ + _--We' ell a be stickit noo._ + +[Illustration: Atelier de tailleur allemand au XVIIIe siècle, +d'après Chodoviecki.] + + Il y avait vingt-quatre tailleurs + À cheval sur un escargot. + Celui de derrière dit au premier: + --Nous allons tomber sur la queue. + L'escargot attire ses cornes, + Comme une vache écornée, + Celui de devant dit: + --Nous allons tous être transpercés. + +Les tailleurs ne paraissent pas avoir beaucoup de superstitions en +rapport avec leur métier: en tout cas on en a recueilli peu. À +Lesbos, si un tailleur prête ses ciseaux ou son savon à un autre, il +se garde bien de les lui donner de la main à la main, dans la +crainte de se brouiller avec lui. Quand on coud à la main un habit, +et que le fil fait des noeuds, c'est que la personne à qui l'habit +appartient est jalouse. + +En France, les tailleurs d'habits usent assez fréquemment du +tatouage. Les emblèmes qu'ils ont gravés sur la peau, sont: un dé et +des ciseaux,--un tailleur assis et cousant,--des ciseaux et un fer à +repasser. + + * * * * * + +Au temps des corporations, il y avait un cérémonial usité pour la +réception des ouvriers remplissant les conditions nécessaires pour +franchir le grade d'ouvrier à compagnon. Voici, d'après le P. +Lebrun, celui qui était usité vers 1655: Les compagnons tailleurs +choisissaient un logis dans lequel se trouvaient deux chambres l'une +contre l'autre; en l'une des deux, ils préparaient une table, une +nappe à l'envers, une salière, un pain, une tasse à trois pieds à +demi pleine, trois grands blancs de Roi et trois aiguilles. Tout +étant ainsi préparé, celui qui devait passer compagnon jurait sur le +Livre des Évangiles qui était ouvert sur la table, qu'il ne +révélerait pas même en confession, ce qu'il ferait ou verrait faire. +Après ce serment, il prenait un parrain; ensuite on lui apprenait +l'histoire des trois premiers compagnons, qui est pleine +d'impuretés, et à laquelle se rapporte la signification de ce qui +est en cette chambre sur la table. + +À Paris, sainte Anne est la patronne des tailleurs; en Belgique, +c'est saint Maur, saint Boniface ou sainte Catherine; ailleurs, +comme en Bretagne, leur fête est à la Trinité. + +Les maîtres tailleurs de Morlaix célébraient leur fête à Notre-Dame +du Mur, où il y avait une messe chantée, à la suite de laquelle ils +présentaient un mouton blanc que le père abbé, escorté de toute la +communauté, conduisait à l'hospice. + +À Avignon, la confrairie des tailleurs, qui avait son siège à la +Métropole, avait une image de corporation qui représentait saint +Georges à cheval, terrassant le dragon. En haut, un ange tenait la +couronne, et elle portait un écusson avec des ciseaux. + +En province, les tailleurs avaient naguère encore comme enseigne, +l'image pieuse de saint Martin qui partage son manteau avec un +pauvre, ou celle des Ciseaux volants. + +[Illustration: _Tailleur_] + +Cette gravure, qui représente un tailleur vers le commencement de ce +siècle, fait partie du _Jeu universel de l'Industrie_, qui a de +l'analogie avec le Jeu d'oie renouvelé des Grecs (Musée Carnavalet). + + * * * * * + +La plus grande partie de ce qui précède se rapporte surtout aux +tailleurs des villes; leurs humbles confrères des campagnes en +diffèrent tellement, qu'il m'a paru naturel de séparer ces deux +branches de même profession. + +En certaines provinces, et principalement dans celles où l'industrie +est peu développée, et où l'état par excellence est celui de +laboureur, les tailleurs ou couturiers, car ce nom ancien est le +plus employé, occupent une place à part, et ils sont regardés comme +des êtres inférieurs. Leur métier est peu payé, et ceux qui +l'exercent sont presque toujours des gens que la faiblesse de leur +constitution ou une infirmité plus ou moins apparente rendent +impropres au labeur des champs. On s'explique aisément que, dans un +milieu où la beauté du corps et la force physiques sont considérés +comme les premiers des dons, ceux qui en sont dépourvus soient +l'objet d'un dédain que vient encore augmenter la nature sédentaire +de leurs travaux, qui ressemblent plutôt à ceux des femmes qu'à +l'ouvrage actif et dur des hommes. + +C'est en Basse-Bretagne que la démarcation entre les couturiers et +les gens des autres professions est la plus marquée; les cordiers +seuls qui semblent appartenir à une race maudite et descendent, +assure-t-on, des lépreux, sont aussi méprisés; peut-être autrefois +les tailleurs se sont-ils recrutés parmi les descendants de ces +malheureux. + + +[Illustration: Habit de Tailleur + +Cette gravure du XVIIe siècle fait partie d'une collection qui se +trouve au Musée Carnavalet; un assez grand nombre de personnages y +sont représentés habillés, comme le tailleur, avec les attributs du +métier, les outils dont ils se servent pour travailler et les +diverses pièces qu'ils sont chargés de confectionner.] + +Dans le premier tiers de ce siècle, Souvestre a tracé un portrait du +tailleur breton, qui semble un peu chargé, et dont il conviendrait, +à l'heure actuelle, d'adoucir quelques traits: Le tailleur est, en +général, contrefait, cet état n'étant guère adopté que par les gens +qu'une complexion débile ou défectueuse empêche de se livrer aux +travaux de la terre, boiteux parfois, plus souvent bossu. Un +tailleur qui a une bosse, les yeux louches et les cheveux rouges, +peut être considéré comme le type de son espèce. Il se marie +rarement, mais il est fringant près des jeunes filles, vantard et +peureux. S'il a un domicile fixe, il ne s'y trouve guère qu'au plus +fort de l'été; le reste du temps son existence nomade s'écoule dans +les fermes qu'il parcourt et où il trouve à employer ses ciseaux. +Les hommes le méprisent à cause de ces occupations casanières, et ne +parlent de lui qu'en ajoutant, «sauf votre respect», comme lorsqu'il +s'agit des animaux immondes; il ne prend pas même son repas à la +même table que les autres, il mange après, avec les femmes, dont il +est le favori. C'est là qu'il faut le voir, ricaneur, taquin, +gourmand, toujours prêt à seconder une mystification contre un jeune +homme ou un tour à jouer au mari. Menteur complaisant, il sait à +l'occasion porter sur le mémoire du maître quelque beau justin qu'il +aura piqué en secret pour la femme ou pour la _pennerès_ (fille à +marier). Il connaît toutes les chansons nouvelles, il en fait +souvent lui-même, et nul ne raconte mieux les vieilles histoires. À +lui appartiennent de droit les chroniques scandaleuses du canton: il +les dramatise, les arrange et les colporte ensuite de foyer en +foyer. + +En Forez les tailleurs jouent souvent le même rôle qu'en +Basse-Bretagne; ce sont des chroniqueurs et porte-gazettes, +entremetteurs de mariages et mauvais plaisants, et on ne leur +épargne pas à eux-mêmes la raillerie. + +Au siècle dernier, d'après Monteil, le tailleur allait dans toutes +les maisons, il parlait à tout le monde; c'était le plus souvent par +lui qu'étaient faites et reçues les propositions de mariage. + +En Basse-Bretagne, certains tailleurs portent le sobriquet de +_Iann-troad-scarbet_, Jean au pied de travers, parce qu'en général +ils sont boiteux et infirmes. En Forez, pour les mêmes raisons, on +leur donne le surnom de _Maître Gigue à banc_, jambe à banc. + +Une légende du pays d'Avessac, vers la limite du Morbihan et de la +Loire-Inférieure, explique pourquoi la plupart des tailleurs sont +aujourd'hui boiteux: Un jour saint Yves revenant de Paris en +Basse-Bretagne, se perdit vers le soir sur les grandes landes de +Malnoël; il était fort ennuyé, car les chemins étaient défoncés et +son cheval avait perdu un fer. Mais, ayant entendu chanter, il +reprit bon espoir et aperçut bientôt un tailleur qui revenait de sa +journée. Le saint l'aborda aussitôt et le pria de le remettre dans +son chemin en lui indiquant le bourg le plus voisin, pour qu'il pût +faire referrer sa monture. Au lieu d'obliger saint Yves, le tailleur +se mit à le railler et lui dit que puisque les moines allaient +déchaux, sa bête pouvait bien faire de même: car il était juste que +le valet manquât de souliers du moment que le maître n'en portait +point. Saint Yves, pour punir ce gouailleur, lui dit qu'à l'avenir +lui et ses confrères qui n'auraient pas plus de religion que lui, +auraient, comme son cheval, une jambe défectueuse. + +Plus charitables toutefois que les gens du Midi, les habitants de +cette même contrée d'Avessac ne disent pas que jamais couturier +n'est entré au Paradis, mais ils prétendent qu'étant de leur nature +indignes d'y arriver immédiatement, ils sont toujours condamnés à +passer quelque temps dans les limbes, d'où le «Grand Maistre +d'Ahaut» les tire chaque année par fournées. Et l'on ne manque pas +de dire, chaque fois qu'on voit dans le ciel des étoiles filantes: +«Allons, v'là le Bon Dieu qui a ouvert sa grande porte; v'là encore +des couturiers qui s'en vont dans le ciel!» + +Naguère en Basse-Bretagne quand on parlait d'un tailleur, on ne +manquait pas d'ajouter, «en vous respectant», comme lorsqu'on +nommait un animal non noble; si quelqu'un rencontrait un couturier +sans le connaître et l'interrogeait sur son genre de profession, il +répondait ordinairement: «Je suis tailleur, sauf votre respect». Un +passage de _Don Quichotte_ constate que jadis, en Espagne, une +formule analogue était employée: «Je suis, sous votre respect et +celui de la compagnie, tailleur juré», dit un personnage de +Cervantes en se présentant, et un autre passage de _Don Quichotte_ +parle de la mauvaise opinion que l'on a du tailleur. + +Il est naturel que ce soit en Bretagne que les proverbes dépeignent +le tailleur sous des traits satiriques; mais ils constatent sa +mauvaise langue, ses autres défauts et le mépris dont il est +l'objet, plutôt que les vols qu'on lui reproche ailleurs, ainsi que +nous l'avons déjà vu. + + --_Eur c'hemener n'e ket den_ + _'Met eur c'hemener ned-eo ken._ + + Un tailleur n'est point un homme: + Ce n'est qu'un tailleur en somme. + + --_Nao c'hemener evid ober eun den._ + + Neuf tailleurs pour faire un homme. + +Ce dicton est aussi usité en Écosse; l'on y ajoute parfois une +variante: Il faut neuf tailleurs et un chien pour faire un homme. Et +l'on dit, à ce propos, que jadis neuf tailleurs et un chien +tombèrent sur un homme qui leur avait déplu. On y prétend encore +qu'un tailleur est la neuvième partie d'un homme, ou que +vingt-quatre tailleurs ne peuvent faire un homme; c'est jeu de mot +sur le mot faire. + +En Haute-Bretagne, les tailleurs et les couturiers ont leur fête à +la Trinité, d'où ce dicton: + + Trinité en trois personnes, + Trois tailleurs pour faire un homme. + + --_Neb a lavar eur c'hemener_ + _A lavar ive eur gaouier._ + + Qui dit tailleur + Dit aussi menteur. + + --_Kemener brein,_ + _'Nn diaoul war he gein._ + + Tailleur pourri, + Le diable sur son dos. + + --_Ar c'hemener diwar he dorchenn_ + _Pa gouez, a gouez en ifern._ + + Le tailleur sur son coussinet, + S'il tombe, en enfer va couler. + + --_Ar miliner a laer bleud,_ + _Ar guiader a laer neud,_ + _Ar fournerienn a laer toaz,_ + _Ar c'hemenerienn krampoez kraz._ + + Le meunier vole de la farine, + Le tisserand vole du fil, + Les fourniers volent de la pâte + Et les tailleurs des crêpes rôties. + + --_Da chouel ar Chandelour,_ + _Deiz da bep micherour,_ + _Nemet d'ar c'hemener_ + _Ha d'al luguder._ + + À la Chandeleur, + Jour pour tout travailleur, + Hormis le tailleur + Et le flâneur. + +En Basse-Bretagne, il arrive assez fréquemment que les enfants +poursuivent les tailleurs en leur récitant des formulettes +injurieuses, dans le genre de la suivante dont les versions sont +nombreuses. + + _Kemenerien, potret or vas,_ + _Deut daved-omp 'benn warc'hoas:_ + _Me 'm beuz tri gi ha tri gaz,_ + _Hag ho c'houec'h 'man e noaz;_ + _Me raï d'eho bep a vragou_ + _Hag ive chupennou._ + + Tailleurs, gars au bâton, + Venez chez nous demain: + J'ai trois chiens et trois chats, + Et tous les six sont nus; + Je leur donnerai à chacun des culottes, + Et des pourpoints aussi. + +En Béarn, on les poursuit aussi avec des quolibets, qui ne sont pas +très faciles à comprendre, mais qui ont le privilège de leur être +désagréables. + +En Écosse, on adresse aux tailleurs ce blason, dont il existe +plusieurs variantes: + + _Tailor, tailor, tartan,_ + _Geed up the lum fartin,_ + _Nine needles in his arse_ + _An a' is timles rattling._ + + Tailleur, tailleur, tartan + (avec un habit de diverses couleurs, terme de mépris), + Monta sur la cheminée, + Neuf aiguilles dans son derrière + Et tous ses dés qui faisaient du bruit. + +L'usage du bâton long et uni est, en Basse-Bretagne, exclusivement +réservé aux vieillards, aux infirmes et aux tailleurs. Ces derniers, +qui auraient été montrés au doigt s'ils avaient osé prendre un +pennbaz ou bâton à gros bout, garnissaient le leur d'une fourchette +en fer pour se garantir des chiens quand ils vont en journée; ils +savaient que les paysans ne se hâtent jamais de les rappeler quand +il s'agit d'en préserver un huissier, un gendarme ou un tailleur. + +C'est sans doute cette circonstance qui a inspiré le refrain d'un +sonn satyrique de la Cornouaille, qui imite l'aboiement des chiens. +Voici la traduction du dernier couplet: + + Le tailleur, quand il sera enterré, + Ne sera pas mis en terre bénite; + Mais il sera mis au bout de la maison, + Pour que les chiens aillent pisser sur lui. + +Je ne sais si, comme les cacous ou cordiers, les tailleurs ont eu en +Bretagne, avant la Révolution, une sépulture spéciale; il est +certain que pendant leur vie ils étaient souvent traités comme de +véritables parias. + +Dans les réunions joyeuses, dans les fêtes rustiques où la gaîté +rapproche les conditions, et où l'on fait asseoir le pauvre à côté +du riche, le tailleur seul n'était pas admis sur un pied d'égalité; +exilé à quelques pas de la foule, il mangeait et buvait à part. +Lorsqu'il allait en journée, les hommes ne lui auraient pas permis +de prendre place autour du bassin commun dans lequel chacun puisait +avec une cuiller de bois la bouillie d'avoine ou de froment. Il est +juste de dire que les femmes, toujours plus bienveillantes que les +hommes, s'arrangeaient de façon à faire les tailleurs en manger les +premiers; au goûter de trois heures elles leur donnaient les crêpes +les plus chaudes et les mieux beurrées. Elles en étaient +récompensées par des récits, des chansons et aussi par des broderies +que les tailleurs exécutaient pour elles en cachette de leurs maris. + +Il est pourtant probable qu'elles n'auraient pas admis les tailleurs +à se poser en prétendants à la main de leurs filles. Cambry +constatait, au commencement de ce siècle, que jamais dans le +Finistère un paysan riche et de bonne famille n'aurait consenti à +marier sa fille à un tailleur. + +Une chanson de la Basse-Bretagne raconte qu'un tailleur, qui avait +dissimulé sa profession, épouse la fille d'un sénéchal. Quand elle +se présente à l'église dans le pays de son mari, et qu'elle veut +prendre une chaise dans un endroit honorable, une dame lui dit: «Je +ne pensais pas que la femme d'un tailleur passerait devant moi dans +ma chaise.--Seigneur Dieu! dit la femme, je ne savais pas que +c'était un tailleur que j'avais eu, avant de faire son lit et j'y +trouvai son dé et son aiguille..... Est-ce que je ne trouverai pas +une barque quelconque qui m'envoie chez nous, dans la maison de mon +père.» + +Un conte allemand de Bechstein a un épisode qui présente une +certaine analogie avec le gwerz breton; mais le tailleur, grâce à sa +présence d'esprit, sort à son avantage de l'aventure: La fille d'un +roi avait épousé, ignorant sa première profession, un tailleur tueur +de monstres; elle l'entend dire en rêvant: «Valet, fais-moi mon +habit; fais des reprises à mes culottes, vite, dépêche-toi, ou je te +baillerai de l'aune à travers les oreilles.» Elle soupçonna son mari +de n'être qu'un tailleur et supplia son père de la débarrasser de +cet indigne époux. Le roi lui recommanda de laisser ouverte la porte +de sa chambre à coucher et aposta des hommes avec l'ordre de tuer +son gendre s'ils entendaient de nouveau de pareilles paroles. Le +tailleur, averti par un écuyer du roi, feignit de dormir et se mit à +parler tout haut, comme en rêve: «Valet, fais mon habit, fais les +reprises de mes culottes, vite, ou tu goûteras de l'aune! Jadis j'en +ai tué sept d'un coup, j'ai tué deux géants, j'ai pris la licorne, +j'ai pris le sanglier sauvage et j'aurais peur des gens qui sont là, +devant la porte de ma chambre!» Les gens apostés s'enfuirent comme +s'ils avaient eu mille diables à leurs trousses. + +On va parfois jusqu'à attribuer aux tailleurs une influence néfaste. +En Haute-Bretagne et dans le Morbihan, bien des gens croient qu'ils +auront de la malechance toute la journée si la première rencontre +qu'ils font est celle d'un couturier. + +En Écosse, lorsqu'une femme qui a eu un enfant et va se faire +remettre, rencontre un tailleur à sa première sortie, c'est un +mauvais présage: son enfant sera innocent. + +Dans le sud du Finistère le tailleur figure au nombre des personnes +qui peuvent jeter le «Drouk-Awis» ou mauvais oeil. Cette crainte, +jointe au mépris de la profession, les exposait à des avanies au +milieu de ce siècle: quand de jeunes paysans en rencontraient un et +qu'il n'était pas prompt à faire place, ils le saisissaient et le +poussaient rudement dans le fossé, sans s'inquiéter de ce qui +pourrait arriver. + +[Illustration: Tailleurs bretons cousant, d'après la gravure de +Perrin. _Breiz-Izel._] + +Si à l'heure actuelle, la répugnance des filles de fermiers pour les +tailleurs est diminuée, sans être tout à fait détruite, il en reste +encore d'assez nombreuses traces dans les chansons et dans les +contes, qui montrent la difficulté qu'ils éprouvent à trouver une +femme dans le monde des laboureurs. + +Un petit conte, tout à l'avantage du laboureur, met en relief la +différence qui, dans l'opinion des campagnards, existe entre les +deux catégories de métier: Une fille avait deux galants, un tailleur +qui venait lui faire la cour, toujours bien habillé et dispos, +tandis qu'un laboureur arrivait en habits de travail et fatigué +d'avoir tenu toute la journée la queue de la charrue. Sur le conseil +de sa mère, la fille se déguise en pauvresse et va successivement +chez chacun de ses galants: la maison du tailleur était pauvre et il +la met à la porte; chez le laboureur, on l'accueille bien, on lui +donne à manger et elle couche dans un bon lit, aussi c'est lui +qu'elle épouse. + + * * * * * + +Les tailleurs figurent souvent comme personnages principaux dans un +assez grand nombre de contes; nous en avons déjà rapporté +quelques-uns qui reflètent les idées que le peuple professait à leur +égard. Sauf dans la série comique ou satirique, ils jouent dans les +récits populaires un rôle qui, presque toujours, semble en +contradiction avec le mépris dont ils sont l'objet en certains pays, +et aussi avec la réputation de poltronnerie qu'ils ont, même en +Allemagne, où leur métier est pourtant loin d'être méprisé. + +Les conteurs les représentent souvent comme des personnages +courageux, exempts des craintes qui terrorisent le vulgaire, bravant +les puissances surnaturelles, allant coudre partout, même chez le +diable, qu'ils trouvent presque toujours moyen de duper. Grâce à +leur ruse et à leur souplesse, parfois aussi par leur habileté à +mentir, ils mènent à bien des entreprises difficiles, dans +lesquelles ont échoué ceux qui les ont tentés par la seule force +brutale; c'est au reste la constatation assez exacte, soit dit en +passant, de l'intelligence que demande leur métier, et des moyens +auxquels ils sont forcés de recourir pour se défendre contre ceux +qui veulent s'amuser à leurs dépens. + +M. Walter Gregor m'envoie la légende suivante qu'il a recueillie +dans le comté d'Aberdeen (Écosse): Au temps jadis un tailleur qui +aimait à boire et à se vanter, était attablé avec quelques bons +compagnons dans une taverne peu éloignée du prieuré de Bauly; ils +étaient tous un peu excités par la boisson, et le tailleur se mit à +se vanter comme à l'ordinaire. Il assura, entre autres choses, +qu'avant minuit il aurait été coudre une paire de culottes sur +l'escalier de la maison du chapitre du prieuré. Ses compagnons +acceptèrent le défi. Le tailleur se rendit à l'endroit désigné, s'y +assit et éclairé par une chandelle, se mit à l'ouvrage et fit aller +légèrement ses doigts. Minuit approchait, quand une grande main de +squelette apparut près de sa tête, et lui cria par trois fois: «Vois +cette grande main sans chair ni sang qui s'élève à côté de toi, +tailleur!--Je la vois, répondit celui-ci, mais il faut que je +termine mon ouvrage, et que j'emploie toute cette nuit mon fil et +mon aiguille.» Le premier coup de minuit sonna au moment où le +tailleur finissait son dernier point; il prit sa chandelle, +descendit l'escalier, passa à travers la maison du chapitre, et +arriva à la porte au moment où sonnait le dernier coup, et la grande +main du squelette était derrière lui; comme il atteignait la porte, +la main voulut lui donner un soufflet, mais elle le manqua; le coup +était envoyé avec une telle force que l'empreinte des doigts du +fantôme fut gravée sur le montant en pierre de la porte; on les y +voit encore maintenant, un peu effacés, mais reconnaissables.» + +En Alsace, un compagnon tailleur qui n'avait pas de bas, passant un +soir d'hiver près d'une potence, vit un pendu qui en avait une belle +paire; il lui coupa les jambes avec ses grands ciseaux et les mit +dans un mouchoir. À l'auberge, il les plaça sur le poêle pour les +faire dégeler; puis, après avoir pouillé les bas, il introduisit les +jambes du pendu dans le poêle et sauta par la fenêtre. Le chat se +mit à ronger les jambes et la servante crut qu'il avait mangé le +tailleur. Quelques jours après, un voyageur vint demander à loger à +l'auberge. «--Quel est votre métier? demande l'aubergiste.--Je suis +compagnon tailleur.--Dieu me garde d'un tailleur! s'écria +l'aubergiste. Le chat vient justement, il y a quelques jours de m'en +manger un.» + +Dans plusieurs récits populaires, le tailleur est si fin qu'il +attrape le diable lui-même; il va coudre chez lui, et trouve moyen +de se retirer sain et sauf de ses griffes; ou bien, comme dans un +conte de la Haute-Bretagne, de se faire donner des ouvriers qui +n'avaient qu'à regarder l'ouvrage pour qu'il fût achevé. Un tailleur +du Morbihan avait même fait un pacte avec le diable pour s'épargner +la peine de coudre: il avait dans une petite boîte des nains pas +plus gros que le pouce et coiffés d'un bonnet rouge qui, lorsqu'il +avait taillé, cousaient les pièces dans la perfection. Dans d'autres +récits, le diable essaie en vain d'apprendre le métier de tailleur, +et il est chassé honteusement par son patron. + +Ils étaient certes moins accessibles à la crainte que les paysans, +les couturiers de la Haute-Bretagne qui, voyant des poulains-lutins, +montent sur leur dos et leur ordonnent de les conduire tout droit +chez eux, faisant du bruit avec leurs ciseaux, menaçant de leur +couper les oreilles s'ils ne marchent pas convenablement. Un petit +tailleur bossu de la Cornouaille, entendant les petits nains appelés +les Danseurs de nuit, qui dansaient en chantant: «Lundi, mardi et +mercredi», se cache pour les regarder. Quand il est découvert, il +entre dans la danse et ajoute à leur refrain: «Et jeudi et puis +vendredi». En récompense, les nains lui ôtent sa bosse, qu'ils +remettent, quelques jours après, à un autre tailleur, également +bossu, qui ne peut terminer comme il faut leur chanson. Un couturier +de Basse-Bretagne ose aller pénétrer dans la grotte des nains pour +prendre leurs trésors; un autre ne craint pas d'aller trouver +l'Ouragan, et de lui réclamer le lin qu'il lui a enlevé en soufflant +trop fort. La _Nouvelle fabrique des plus excellents traits de +vérité_ met en relief le courage avisé d'un couturier: un soldat +ayant tiré son épée pour l'en percer, l'ouvrier, sans se laisser +émouvoir, coupe avec ses ciseaux, d'abord le bout de l'épée, puis +successivement toute la lame, si bien que la poignée seule reste au +brutal soldat. + +[Illustration: Tailleur breton enseignant le catéchisme, d'après la +gravure de Perrin.] + +Dans les contes proprement dits, où intervient l'élément +merveilleux, il n'est pas rare de rencontrer des tailleurs: là aussi +ils se montrent un peu vantards, plus rusés que réellement braves, +mais d'un esprit souple et inventif, qui leur permet de mener à bien +des aventures périlleuses. Le plus populaire de ces récits, qu'on +retrouve en nombre de pays, est celui du tailleur qui ayant tué +plusieurs mouches d'un seul coup, constate cet exploit par une +inscription, en ayant soin de ne pas désigner l'espèce d'ennemis +qu'il a massacrés, et se met à courir le monde. Grâce à son astuce, +il vient à bout de géants redoutables, défait les années ennemies, +s'empare d'animaux terribles ou fantastiques, et finit, en +récompense de ses services, par devenir riche et puissant ou par +épouser la fille du roi. + +C'est en Allemagne, le pays classique des tailleurs, qu'on en +rencontre naturellement les plus nombreuses variantes. C'est +également dans le même pays que l'on a recueilli le conte qui suit: +Une princesse avait promis d'épouser celui qui pourrait résoudre une +devinette: trois tailleurs se présentent, et l'un d'eux la devine. +La princesse qui ne se soucie pas de l'avoir pour mari, lui impose +de passer la nuit dans la cage d'un ours très méchant. Le petit +tailleur y va et quand l'ours veut s'élancer sur lui, il lui parle +et le fait reculer. Il tire alors de sa poche des noix et se met à +les casser avec les dents; il prend fantaisie à l'ours d'en manger, +et il en demande quelques-unes au tailleur; celui-ci lui donne des +cailloux ronds, que l'ours essaie en vain de briser, et il prie le +tailleur de les lui casser; celui-ci les brise et lui remet d'autres +cailloux. L'ours essaie de nouveau, et quand il est fatigué, son +compagnon se met à jouer du violon, si bien que l'ours danse malgré +lui. Il demande au tailleur de lui donner des leçons.--Volontiers, +répond celui-ci, mais laissez-moi couper vos griffes qui sont trop +longues. Il y avait, par hasard, dans un coin, un étau, dans lequel +l'ours met sa patte, et le tailleur se hâte de le serrer.--Attends +maintenant, dit-il, que j'aille chercher mes ciseaux. Et, laissant +l'ours pris, il s'endort dans un coin. La princesse fut bien +surprise et bien chagrine de voir le tailleur vivant, mais elle +avait donné sa parole et le roi fit avancer un carrosse pour +conduire les fiancés à l'église. Les deux autres tailleurs, jaloux +de leur camarade, avaient lâché l'ours qui se mit à courir après le +carrosse. Alors, le tailleur sort les jambes par la portière et crie +à l'ours: Vois-tu cet étau? si tu ne t'en vas pas, tu vas encore en +tâter! L'ours s'arrêta un instant et se mit à fuir à toutes jambes, +de sorte que le tailleur épousa la princesse. + +Le mépris pour le tailleur rustique, si caractérisé en +Basse-Bretagne et que constatent les dictons écossais, n'est point +universel. C'est ainsi qu'une légende anglaise raconte que lorsque +le roi Alfred invita les Sept métiers à apporter un spécimen de leur +savoir-faire, ce fut le tailleur qui fut proclamé roi des métiers. +Au siècle dernier, dit Monteil, partout où le tailleur allait +travailler, il faisait à son occasion changer le pain, le vin et le +reste de l'ordinaire. + +Dans certaines parties de l'Écosse, le tailleur qui va tailler et +coudre à la maison les étoiles tissées par un tisserand du voisinage +est accueilli avec des égards tout particuliers. + +Si le tailleur éprouvait de la difficulté à trouver une femme pour +lui, on lui confie volontiers, ainsi que nous l'avons vu, la mission +de faire des démarches matrimoniales pour les autres. + +Ce n'était pas la seule fonction dont il était chargé, et qui +paraissait en désaccord avec le peu de considération que l'on avait +pour lui. Jadis, lorsque l'instruction était peu répandue, le +tailleur, qui souvent savait lire, enseignait le catéchisme aux +enfants dans les villages. + +Une formulette du nord de la France, rapportée par Charles Deulin, +est tout à l'avantage des tailleurs: + + Alleluia pour les tailleurs! + Les cordonniers sont des voleurs. + Un jour viendra + Qu'on les pendra. + Alleluia! + + +SOURCES + +Timbs, _Things generally not known_, I, 144.--Leroux, _Dictionnaire +comique_.--La Mésangère, _Dictionnaire des proverbes +français_.--Bladé, _Proverbes de l'Armagnac_; _Poésies populaires de +la Gascogne_, II, 266.--_Folk-Lore Record_, III, 76.--Champeval, +_Proverbes limousins_.--Pitrè, _Proverbi +siciliani_.--Reinsberg-Düringsfeld, _Sprichwörter_.--Dejardin, +_Dictionnaire des spots wallons_.--De Colleville, _Proverbes +danois_.--_Revue des traditions populaires_, V, 169, 350; VI, 167, +734; IX, 571.--Proverbes écossais communiqués par M. W. +Gregor.--Larchey, _Dictionnaire d'argot_.--Blavignac, l'_Empro +genevois_.--L.-F. Sauvé, _Folk-Lore des Hautes-Vosges_, 76.--Leite +de Vasconcellos, _Tradiçoes de Portugal_, 133, 251.--Georgiakis et +Léon Pineau, _le Folk-Lore de Lesbos_, 352.--G. S. Simon, _Étude sur +le compagnonnage_, 80.--Ogée, _Dictionnaire de Bretagne_.--Cerquand, +_l'Imagerie dans le Comtat_.--_Les Français peints par eux-mêmes_, +II, 330.--Noëlas, _Légendes foréziennes_, 283.--Régis de +l'Estourbeillon, _Légendes d'Avessac_.--Perrin, _Breiz-Izel_, I, +100, 112.--L.-F. Sauvé, _Lavarou-Koz_; _Revue celtique_, V, +186.--Frank, _Contes allemands du temps passé_, 264.--Quellien, +_Chants et danses des Bretons_.--W. Gregor, _Folk-Lore of Scotland_, +57.--Grimm, _Veillées allemandes_, I, 298.--_Folk-Lore Journal_, II, +322;--Paul Sébillot, _Contes des provinces de France_, 293; _Contes +de la Haute-Bretagne_, II, 255, 286.--Fouquet, _Légendes du +Morbihan_, 163.--Luzel, _Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne_, +II, 254; _Contes de Basse-Bretagne_, III, 63.--E. Cosquin, _Contes +de Lorraine_, II, 95.--Grimm, _Märchen_, n° 114.--Monteil, _Histoire +des Français_, V, 78. + +[Illustration: UN TAILLEUR, VIGNETTE DE JAUFFRET. (_Les Métiers._)] + + + + +LES COUTURIÈRES + + +Pendant le moyen âge, et jusqu'à une époque assez moderne, les +couturières étaient en réalité des couseuses ou des lingères. +L'existence, en tant que corporation, de femmes ayant le droit de +tailler les vêtements ou de les coudre, ne remonte qu'à l'année +1675. Auparavant, les tailleurs possédaient seuls le privilège +d'habiller les hommes et les femmes, et en 1660 leurs statuts +mentionnaient encore expressément ce monopole. Ce n'était que par +exception que les filles des maîtres tailleurs pouvaient, avant +d'être mariées, habiller les petits enfants jusqu'à l'âge de huit +ans. Quelques femmes entreprirent de faire des vêtements pour les +dames; elles réussirent peu à peu à se créer une petite clientèle, +et, d'après Franklin, vers le milieu du XVIIe siècle, elles étaient +officiellement qualifiées de couturières. Mais avant de pouvoir +exercer paisiblement un métier qui paraissait devoir appartenir à +leur sexe, elles eurent à supporter de la part des tailleurs une +guerre à outrance; ils les écrasaient d'amendes, faisaient saisir +chez elles étoffes et costumes, et portaient plaintes sur plaintes +au lieutenant général de la police. + +Malgré tout, elles continuaient leur métier, parce que «l'usage +s'étoit introduit parmi les femmes et filles de toutes sortes de +conditions de se servir des couturières pour faire leurs jupes, +robes de chambre, corps de jupes, et autres habits de commodité», et +lorsqu'elles adressèrent au roi une requête tendant à faire ériger +leur métier en corporation régulièrement autorisée, il y avait +longtemps que dans la pratique elles étaient employées par les dames +de préférence aux tailleurs. L'édit ne fit que donner une +consécration légale à un état de choses qui était entré peu à peu +dans les habitudes. + +La _Coquette_, comédie de Regnard, représentée en 1691, est l'une +des premières où les couturières figurent au théâtre; en voici +quelques passages: + + LE LAQUAIS.--Mademoiselle, voici votre couturière. + + COLOMBINE.--Eh bien! Margot, m'apportez-vous mon manteau? + + MARGOT.--Oui, mademoiselle; j'espère qu'il vous habillera + parfaitement bien: depuis que je travaille, je n'ai jamais + vu d'habit si bien taillé. + + ARLEQUIN.--Ni moi de fille si ragoûtante. Voilà, mordi, une + petite créature bien émerillonnée... M'amie, me voudrais-tu + tailler une chemise et quelques caleçons? + + MARGOT.--Je suis votre servante, monsieur; on ne travaille + point en homme au logis. + + COLOMBINE.--Mais il me semble, Margot, que ce manteau-là + monte bien haut: on ne voit point ma gorge. + + MARGOT.--Ce n'est peut-être pas la faute du manteau, + mademoiselle. + + COLOMBINE.--Taisez-vous, Margot, vous êtes une sotte: + remportez votre manteau; j'y suis faite comme une je ne + sais quoi. + + ARLEQUIN.--Plus je vois cette enfant-là, plus elle me + plaît... un petit mot: j'ai besoin d'une fille de chambre; + je crois que tu serais assez mon fait; sais-tu raser? + + MARGOT.--Moi, raser? je vois bien que vous êtes un + gausseur; je mourrais de peur si je touchais seulement un + homme du bout du doigt. Adieu, mademoiselle; dans un quart + d'heure je vous rapporterai votre manteau avec de la gorge. + +Il est vraisemblable que les couturières de campagne purent exercer +leur modeste métier sans rencontrer d'opposition de la part des +hommes. Je n'en ai pas trouvé trace dans les documents, assez peu +nombreux, où il est question d'elles. + +En Haute-Bretagne elles sont, de même que les tailleurs, employées +la plupart du temps à la journée, et comme eux elles vont travailler +de maison en maison. Elles taillent et cousent les habits d'homme +aussi bien que ceux des femmes et des enfants; c'est pour cela +qu'elles sont appelées indifféremment couturières ou tailleuses. +Presque toutes savent raccommoder le linge ou le repasser; c'est à +cette dernière occupation qu'elles emploient souvent le samedi dans +les maisons où elles sont à journées. + +Les paysans, si prodigues de dictons satiriques et d'appellations +injurieuses à l'égard des tailleurs, les adressent rarement aux +couturières. Si en Haute-Bretagne on les appelle _couturettes_, avec +une petite nuance de dédain, je n'y ai trouvé aucune formulette, +aucun dire moqueur; les deux seuls que j'aie relevés proviennent: le +premier du Limousin, le second du pays de Liège: + + _La Toupina-Freja,_ + _la quinze ans que cous,_ + _Ne sap couzer un gounelou._ + + La Marmite-Froide, depuis quinze ans qu'elle coud, ne sait + pas coudre un jupon. + + _Esse comme le costreû d' Leuze,_ + _Qu'aime mia darmeû qu' dè keûse._ + + Être comme la couturière de Leuze, qui aime mieux dormir + que de coudre. + +Les couturières de campagne sont en général bien vues, et il n'est +pas rare qu'elles fassent des mariages avantageux. Beaucoup sont +jolies, ou tout au moins gracieuses, et elles prennent soin de leur +toilette, qu'elles savent presque toujours rendre séante à leur +personne. Rarement on leur attribue une influence funeste: dans +quelques parties du Morbihan, on croit pourtant que le charretier +qui en rencontre une le matin, au sortir de la maison, est exposé à +quelque malheur. + +En quelques provinces, le rôle de la couturière dans les cérémonies +du mariage est important, presque rituel. Dans le Bocage normand, +lorsque, deux ou trois jours avant la noce, on va porter le lit, +l'armoire et le trousseau de la future, c'est elle qui préside au +voyage, assise sur l'armoire: elle doit avoir eu soin de faire +placer sur la charrette une quenouille enrubannée et un gros balai +de bruyère, le manche en bas; quelquefois elle est munie d'un paquet +d'épingles qu'elle distribue aux jeunes filles, pour leur faire +trouver un mari dans un bref délai. Le jour de la noce, elle remplit +les fonctions de maître des cérémonies, et elle a à la ceinture de +gros ciseaux luisants suspendus par un cordon de laine orné d'un +gros coeur en acier. Par la distribution des livrées, elle marque +les invités, leur assigne la place qu'ils doivent occuper dans le +cortège et au repas, et le rôle que chacun remplira selon son rang, +son degré de parenté ou d'intimité avec les futurs. L'honneur de +faire la toilette de la mariée est aussi une de ses attributions en +Normandie. En Haute-Bretagne et dans le Forez, ses fonctions sont à +peu près les mêmes que dans le Bocage; dans les environs de Rennes, +elle enlève le soir les épingles de la couronne de la mariée, à +l'exception d'une seule que le mari doit ôter; dans le Bocage, elle +la déchausse. C'est elle aussi qui se charge de répondre, le +dimanche après la noce, aux paroles de bienvenue que les garçons du +pays adressent à l'épousée quand elle n'est pas de la paroisse. + +[Illustration: Les Couturières, gravure de Binet. + +La jolie couturière, revenant de sa chambre avec ses deux +compagnes après avoir été rebutée par une prétendue +bienfaitrice, raconte son malheur. Une vieille fille +couturière, laide et jalouse, lui répond: «Dame, on n'est +pas toujours heureuse!» (Restif de la Bretonne, _Les +Contemporaines_, III, 164.)] + +Les couturières ont un certain nombre de superstitions ou de +croyances singulières en rapport avec leur métier; il semble +toutefois qu'elles n'y attachent pas une bien grande importance, et +c'est en souriant qu'elles en parlent. + +En Haute-Bretagne, si une couturière casse son fil en cousant, son +amant l'abandonnera; dans le Mentonnais, c'est un présage de +malheur. À Saint-Brieuc, si le fil se noue souvent, la personne à +qui la robe est destinée est jalouse; quand, la robe étant +défaufilée, un fil blanc y a été laissé par mégarde, l'ouvrière est +exposée à n'être pas payée de son ouvrage. Lorsque, en se rendant le +matin à son travail, une tailleuse perd ses ciseaux, on dit en +Haute-Bretagne que le garçon qui les trouve se mariera avec elle. À +Paris et à Saint-Brieuc, les ciseaux qui tombent annoncent la visite +d'un étranger; dans la Gironde et à Anvers, si leur pointe s'enfonce +dans le plancher, l'ouvrage ne manquera pas. En Haute-Bretagne, si +l'on se passe les ciseaux de la main à la main, on s'expose à avoir +dispute. Des épingles qu'on renverse n'annoncent rien de bon: dans +la Gironde, c'est l'indice d'une querelle qui éclatera prochainement +entre les ouvrières. + +Dans le Mentonnais et en Haute-Bretagne, quand une apprentie se +pique le doigt, on lui dit que c'est bon signe, que c'est le métier +qui entre; en Franche-Comté, pour savoir l'état, il faut s'être +piquée sept fois à la même place; à Saint-Brieuc, on assure aux +apprenties qu'elles ne seront bonnes ouvrières qu'après s'être +piquées sept fois au nez. À Menton, s'il sort du sang de la piqûre, +la couturière sera embrassée dans la journée. En Haute-Bretagne, le +travail qui tombe par terre réussira; si on recommence un vêtement +deux fois, il est probable qu'on devra le refaire une troisième +fois. + +Dans les ateliers parisiens, les couturières qui cousent des robes +de mariées ont l'habitude de placer dans l'ourlet un de leurs +cheveux. Elles croient que cela leur portera bonheur et qu'elles ne +tarderont pas à trouver un mari; plus le cheveu est long, plus il +est efficace. Cette coutume existe aussi à Saint-Brieuc et à Troyes, +et vraisemblablement ailleurs. À Paris, les ouvrières ont soin de +mettre dans le faux ourlet des robes de noce plus de faufilures +qu'il n'est nécessaire; cette action donne, paraît-il, de la chance +à la future. + +En Haute-Bretagne, les couturières n'aiment pas à commencer un +ouvrage le vendredi. En Basse-Bretagne, on disait autrefois que les +femmes, en cousant le jeudi ou le samedi, faisaient pleurer la +sainte Vierge. En pays français, le dimanche est le seul jour où +l'on ne couse pas. + +Je ne sais si, comme en Belgique, la couturière qui enfreint le +repos dominical doit souffrir avant de mourir jusqu'à ce que toutes +les coutures faites en temps prohibé soient décousues. + +Au moyen âge, il y avait des personnes qui, pour avoir de la chance +pendant la nouvelle année, cousaient quelque chose pendant la nuit +du premier janvier. + + * * * * * + +On a de tout temps attribué aux ouvrières des villes la réputation +d'être de moeurs faciles; à ce point de vue, les couturières et +les lingères tenaient, s'il en fallait croire les écrivains, le +premier rang, après toutefois les modistes. Aux siècles derniers, on +généralisait volontiers et l'on donnait à des corps d'état, pris en +bloc, les qualités et les défauts qui n'appartenaient qu'à une +partie. Sans doute toutes les couturières n'auraient pu prétendre au +prix de vertu, et l'isolement et la misère en faisaient succomber +plusieurs. Toutes n'auraient pas résisté aux séductions, comme la +petite tailleuse bretonne que, d'après une ancienne chanson, le +seigneur de Kercabin fit sauter en l'air, en allumant un baril de +poudre sous le pavillon où elle travaillait ordinairement. Il y en +avait toutefois qui auraient répondu à un amoureux entreprenant, +comme celle de la farce du «Rémouleur d'amour». + + FANCHETTE, couturière. + + Gagne-petit. + Je n'écoute point la fleurette, + Gagne-petit. + + PIERROT, gagne-petit. + + Mais pour quelque garçon gentil + Peut-être êtes-vous plus doucette? + + FANCHETTE + + Non, tout homme est près de Fanchette + Gagne-petit. + +Une chanson, connue en beaucoup de pays de France, raconte la ruse +dont se servit une couturière pour repousser un galant trop +pressant; en voici le début. Les couplets qui suivent étant un peu +lestes, je ne puis que les résumer: + + Dedans Paris y a + Un' jolie couturière, + De chaqu' point qu'elle faisait. + Son cher amant la regardait. + +Elle commet l'imprudence de le suivre au bois, où son honneur est en +danger; alors elle lui promet «trois chevaux que le roi n'en a pas +de plus beaux.» C'étaient des chevaux en peinture, et elle le +congédie en se moquant de lui. + +Les autres chansons populaires, où il est parlé des couturières, +appartiennent au genre gracieux et galant; quelques-unes sont à +double sens. Elles sont en général le développement du couplet de +celle-ci, qui est très connue en Haute-Bretagne: + + Petite couturière, + Viens travailler chez moi, + Tu n'auras rien à faire, + Tu seras bien chez moi. + +En Haute-Bretagne, les tailleuses ont leur fête à la Trinité. Ce +jour-là elles mettent à leur porte un bouquet; parfois ce sont les +jeunes gens qui sont venus le leur offrir. + +[Illustration: Femme cousant, d'après Chodowiecki.] + +En Belgique, elles fêtent le jour de Saint-Anne, qui est aussi la +patronne des dentellières et des lingères. Dès la veille on pare les +écoles et les ouvroirs de fleurs et de guirlandes. Le matin, de +bonne heure, les jeunes filles viennent souhaiter la fête à leur +maîtresse et lui offrir un grand bouquet de fleurs. Puis elles y +reviennent après la messe, où le déjeuner aux gâteaux est servi. +Après le repas, on fait une promenade en chariot ou en voiture vers +une ville ou un village des environs. Le chariot est couvert et orné +de fleurs, et l'on emporte des paniers pleins de provisions. Les +élèves ou les ouvrières qui veulent être de la partie doivent, +pendant toute l'année, remplir leur tâche; celles qui ne l'ont pas +faite restent à la maison. Pour payer les frais de cette excursion, +on verse chaque semaine une légère cotisation, à laquelle on joint +les petites amendes qu'inflige le règlement de chaque atelier contre +les actes d'oubli, d'indiscrétion ou de négligence. Quand le temps +n'est pas favorable, on passe la journée à l'école ou à l'ouvroir, +au milieu des danses et des chants, et il y a toute une série de +chansons populaires qui sont exclusivement en usage chez les +couturières ou les dentellières lors de la célébration de la fête. + +Les couturières figurent dans plusieurs récits populaires: une +légende nivernaise prétend que c'est la chèvre qui leur a appris à +couper les chemises. Un jour que l'une d'elles avait taillé sans +succès plusieurs aunes de toile, la chèvre, qui la regardait, se mit +à crier: «De biais! de biais!» En suivant cette indication, la +couturière réussit enfin sa coupe. D'après une variante, c'est la +corneille qui lui cria: «De bia! de bia!» + +Dans un conte irlandais, une jeune fille qui ne savait pas coudre, +devait épouser un prince si elle parvenait à faire des chemises. +Elle se désole, lorsque survient une vieille dont le nez est grand +et rouge, qui lui offre de faire sa besogne, si elle promet de +l'inviter à ses noces. Lorsqu'elle arrive avec les autres conviés, +on lui demande pourquoi elle a un nez si extraordinaire: «C'est, +répond-elle, parce que j'ai toujours la tête penchée en cousant, et +que tout le sang de mon corps coule dans mon nez.» Le prince défend +à sa jolie fiancée de jamais toucher à une aiguille. + +Les couturières, habituées à se rendre à leur ouvrage avant le lever +du soleil et à en revenir à la nuit close, ne sont point en général +peureuses. On raconte, en Haute-Bretagne, que l'une d'elles ose, +pour abréger sa route, passer la nuit par un cimetière; elle voit un +suaire sur une tombe et l'emporte chez elle. À minuit, une voix lui +crie: «Rends-moi mon suaire!» Sur le conseil du curé, elle retourne +la nuit au cimetière, où elle doit coudre dans le suaire ce qui se +présentera à elle. Elle voit une tête de mort, et tout va bien +jusqu'à la dernière aiguillée. Elle pique alors la tête, qui +s'écrie: «Vous m'avez fait mal!» et la couturière meurt de peur. La +même donnée se retrouve dans une des _Légendes chrétiennes_ de +Luzel, avec cette différence que le linceul est celui de la propre +mère de la jeune fille. + +Une couturière des environs de Penmarc'h fut plus heureuse: un soir +qu'elle revenait de son travail, elle entendit des plaintes qui +semblaient sortir d'un buisson au bord de la route. Elle demanda: +«Qui est là?» Et, ne recevant pas de réponse, elle en conclut qu'il +y avait là une âme en peine qui avait besoin de prières. Elle lui +fit dire une messe, et quand elle sortit de l'église, elle vit dans +le cimetière un jeune homme vêtu de blanc, qui lui donna trente +sous, à la condition d'aller chez une dame à Audierne. Elle reconnut +sur la broche de celle-ci le jeune homme qui l'avait envoyée et lui +raconta ce qu'il lui avait dit. Elle resta avec la dame qui, en +mourant, lui légua tout son bien. + +À Saint-Malo, les petites fées de la Hoguette dansaient sur la dune, +en chantant la chanson des jours de la semaine, qu'elles ne +pouvaient parvenir à compléter; une petite couturière bossue, qui +allait reporter son ouvrage, se trouva au milieu d'elles et acheva +leur chanson; en récompense, elles lui ôtèrent sa bosse. + + +PROVERBES + + _Cousturere fade_ + _Loungue punterade_ (Béarn). + + _La courduriero fado_ + _Fai loungo lignado_ (Languedoc). + + Mauvaise couturière.--longue aiguillée. + + --Longue aiguillée, aiguillée de fainéante + (Haute-Bretagne). + + _Cousturere maridade_ + _Agulhe expuntade_ (Béarn). + + Couturière mariée + Aiguille échassée (Haute-Bretagne). + +Ces deux proverbes signifient qu'une fois mariée, il y a de grandes +chances pour que la couturière n'exerce plus son métier. + +[Illustration: Fileuses et Couturières, estampe hollandaise.] + + + + +LES DENTELLIÈRES + + +Dans plusieurs des pays où la fabrication de la dentelle constitue +une branche d'industrie importante, on entoure son invention de +circonstances légendaires. En Belgique une pauvre femme de pêcheur, +en attendant son mari, se mit à passer machinalement des fils entre +les mailles de son filet: l'attente fut longue, le pêcheur ne revint +pas, et sa femme, devenue folle, continua à former de naïfs dessins +qui donnèrent l'idée du lacis, puis des fils tirés et des points +coupés. Dans les îles de la lagune de Venise on raconte encore qu'un +jeune marin avait offert à sa fiancée une branche de ce joli corail +des mers du Sud qu'on appelle Mermaid's lace, dentelle des fées; la +jeune fille, charmée de la gracieuseté de la plante marine, de ses +petits noeuds blancs réguliers, l'imita avec son aiguille et, +après plusieurs essais, réussit à produire cette dentelle qui a été +si à la mode dans toute l'Europe. Suivant une autre version, une +jolie fille des îles de la lagune avait fait pour son amant un +filet; la première fois qu'il s'en servit, il ramena du fond de la +mer une superbe algue pétrifiée qu'il offrit à sa maîtresse. Peu +après il dut partir pour la guerre; sa fiancée, en regardant les +belles nervures, les fils si déliés de la plante, tressa les fils +terminés par un petit plomb qui pendaient de son filet; peu à peu +elle finit par reproduire exactement le modèle qu'elle avait sous +les yeux. La dentelle _a piombini_ était inventée. + +Dans les Flandres, où la dentelle était une industrie pratiquée +naguère par un tiers de la population féminine, c'est la sainte +Vierge qui l'a révélée à une jeune fille de Bruges; celle-ci avait +fait voeu de renoncer à son amoureux si la mère de Dieu lui +donnait le moyen de secourir sa famille. Un dimanche qu'elle se +promenait avec lui, le ciel sembla s'obscurcir et une quantité +innombrable de fils de la Vierge vinrent tomber sur son tablier +noir. Elle remarqua que de leur enchevêtrement naissaient de +gracieuses figures. Elle déposa son tablier sur un léger châssis +formé de branchages, et, avec l'aide de son amant, elle le rapporta +au logis avec toutes les précautions nécessaires. Elle y songea +toute la nuit, et se persuada qu'un miracle s'était opéré en sa +faveur. Elle tâtonna, fit, défit, travailla tant et si bien que le +dimanche suivant elle plaçait sur la couronne de la Vierge un tissu +dont le dessin ressemblait à celui qu'elle avait imité. L'aisance ne +tarda pas à rentrer dans la maison, parce qu'on demandait à la jeune +fille des dentelles. Mais quand son amoureux voulut l'épouser, elle +le refusa à cause du voeu qu'elle avait fait. Le jour anniversaire +du miracle, elle alla prier la Vierge: pendant qu'elle était +agenouillée, le ciel se couvrit de fils de la Vierge; qui tombant +sur sa robe noire, y tracèrent une couronne de mariée entremêlée de +roses et de fleurs d'oranger, et une main invisible écrivit au +milieu: «Je te relève de ton voeu.» + +Bien que l'art de la dentelle ne paraisse pas avoir été connu avant +la fin du XVe siècle, on dit en Suède que sainte Brigitte l'y avait +introduit après un séjour en Italie. En Auvergne, saint François +Régis, touché des misères des pauvres femmes de la campagne, leur +apprit la manière de faire de la dentelle. C'est pour cela que le +saint est le patron des «dentelleuses» de ce pays. La vérité est +qu'il y avait des dentellières bien avant la prédication du père +Jésuite, mais celui-ci s'entremit pour faire rapporter une +ordonnance du parlement de Toulouse (1639) qui avait presque ruiné +cette industrie, et il s'occupa de lui trouver de nouveaux débouchés +au Mexique et au Pérou. Au XVIe siècle Barbara Etterlin, femme de +Christophe Huttmann, grand propriétaire de mines en Saxe, ayant vu +les femmes faire des filets pour protéger la tête des mineurs, eut +l'idée de les occuper à faire de la dentelle comme celle de Flandre; +une vieille femme lui avait prédit, avant son mariage, qu'elle +aurait autant d'enfants que la première pièce de dentelle qu'elle +avait faite comptait de petits bâtons; quand elle mourut, en 1575, +soixante-cinq enfants et petits-enfants étaient autour d'elle. + +En 1804, M. Dieudonné, préfet du Nord, disait dans la statistique de +ce département que le beau travail de la dentelle de Valenciennes +était tellement inhérent à ce lieu, que si une pièce était commencée +en ville et finie hors des murs, cette dernière serait visiblement +moins belle et moins parfaite que l'autre, quoique continuée par la +même dentellière avec le même fil, sur le même carreau. + +On assure en Flandre que la couleur jaune des dentelles de Malines +et de Bruxelles est due à l'haleine des ouvrières. + +Autrefois, à Bruxelles, on voyait les dentellières assises devant +leur porte, travaillant, jacassant et gourmandant les enfants qui +prenaient leurs ébats au milieu de la rue. Vers 1843, en Belgique, +leur travail était assez rémunérateur pour suffire aux besoins du +ménage, et il n'était pas rare de voir dans les campagnes le paysan +flamand, fumant nonchalamment sa pipe entre deux pots de bière +pendant que sa femme travaillait. Il n'en est plus de même +aujourd'hui. L'ouvrière dentellière belge est honnête, bonne et +serviable: son travail paisible la laisse calme et peu disposée, dit +Mme Daimeries, aux plaisirs bruyants et aux extravagances des +ouvrières de fabrique. + +[Illustration: Dentellières, d'après l'_Encyclopédie_.] + +[Illustration: L'OUVRIERE EN DENTELLE] + +Les divertissements des dentellières ont en effet un caractère très +gracieux et patriarcal, soit qu'elles prennent part, avec les +lingères et les couturières, aux fêtes de la Sainte-Anne, soit +qu'elles célèbrent leur fête à part. À Ypres, au moment de la +Fête-Dieu, elles s'accordent quatre ou cinq jours de vacances et se +plaisent à orner les écoles où l'on enseigne l'art de la dentelle de +guirlandes, de festons et de banderolles portant des inscriptions et +des adages. Elles vont faire aux environs des excursions auxquelles +ne sont admises que des personnes de leur sexe. Pour cela elles se +réunissent au nombre de trente ou quarante, et le trajet s'effectue +sur des chariots à quatre roues artistement décorés de guirlandes de +fleurs, de rubans et d'étoffes de diverses couleurs. Elles se +rangent sur les bancs où elles sont assises souvent de la façon la +plus gracieuse. Au premier rang est placée la reine; c'est celle qui +a su gagner le plus de prix aux jeux de boule commencés aux premiers +jours de la fête. Quelques-unes sont travesties en bergères, en +jardinières, en paysannes, la plupart sont couronnées de fleurs et +chantent en s'accompagnant du tambourin. Chaque année une ou deux +chansons ont la vogue à ces joyeusetés; c'est un chansonnier +ambulant qui, quelques semaines avant la Fête-Dieu, importe ces +chansons et en vend alors une grande quantité. Lors de leur fête les +dentellières de la Flandre française chantaient la chanson flamande +dont nous traduisons les premiers couplets; elle n'a d'autre mérite +que celui de donner quelques détails sur la façon dont la fête se +passait: + + «C'est aujourd'hui le jour de Sainte-Anne; nous guettons + tous le moment du plein jour et nous nous habillons à la + hâte pour aller à l'église. Lorsque la messe est dite nous + sommes tous bien aises de sortir. Joseph est venu par ici + avec son chariot et son bastier. Nous emportons des + provisions: gâteaux et paniers. Ceux qui veulent nous + accompagner doivent avoir fait jour gras toute l'année, et + ceux qui ne l'ont pas fait doivent rester au logis et ne + point venir. + + «Le jour de Sainte-Anne est passé et je suis débarrassée de + mon argent; maintenant assise ici en proie à la tristesse, + je n'ai plus que peu d'appétit et nulle envie de + travailler, le travail me fait peine. Je voudrais que les + jours entiers pussent être jours de Sainte-Anne.» + +Le chansonnier lillois Desrousseaux a composé la «canson dormoire» +du _P'tit Quinquin_, dont la popularité est attestée par des images, +des faïences et qui, par son accent naïf et populaire, méritait bien +cet honneur. + + Dors, min p'tit quinquin, + Min p'tit pouchin, + Min gros rojin, + Tu m'f'ras du chagrin + Si te n'dors point qu'à d'main. + + Ainsi l'aut' jour eun' pauv' dentellière, + In amiclotant sin p'tit garchon, + Qui d'puis tros quarts d'heure n'faijot qu'braire + Tâchot d'l'indormir par eun' canchon. + + Ell' li dijot: Min Narcisse. + D'main t'aras du pain n'épice, + Du chuc à gogo + Si t'es sache et qu'te fais dodo. + + Et si te m'laich' faire eun' bonn' semaine + J'irai dégager tin biau sarrau, + Tin patalon d'drap, tin giliet d'laine ... + Comme un p'tit milord, te s'ras farau! + + J't'acat'rai, l'jour de l'ducasse, + Un polichinell' cocasse, + Un turlututu + Pour juer l'air du _Capiau pointu_. + +Le premier dimanche de septembre, les dentellières de la rue +Schaerbeek, à Bruxelles, se réunissent pour offrir un manteau à +Notre-Dame de Hal. Un corps de musique accompagne la procession +jusqu'à l'estaminet, et donne une aubade à chaque église devant +laquelle passe le cortège. Les ouvriers sont souvent déguisés, les +dentellières sont en habits de fêtes. À Hal on trouve un repas servi +dans une grange, on y passe la nuit et l'on rentre à Bruxelles dans +le même ordre. + +Il y avait à Bruxelles une chapelle dite de Notre-Dame-aux-Neiges. +Le 4 août les ouvrières en dentelles y allaient prier pour que leur +ouvrage pût, par la protection de la Vierge, conserver sa blancheur. +Sous la domination des Français la chapelle fut démolie, mais il +fallut un détachement de troupes pour protéger les ouvriers contre +la populace qui vint les assaillir. + +Voici une fable espagnole de Thomas de Yriarte qui est en relation +avec ce métier. Près d'une dentellière vivait un fabricant de +galons.--Voisine, lui dit-il un jour, qui croirait que trois aunes +de ta dentelle valussent plus de doublons que dix aunes de galon +d'or à deux carats?--Tu ne dois pas t'étonner, dit la dentellière, +que la valeur de ma marchandise soit si fort au-dessus de la tienne, +quoique tu travailles l'or et moi le fil; cela tient à ce que l'art +vaut plus que la matière.» + +[Illustration: Dentellière hollandaise, gravure d'après Miéris +Seguin (_La Dentelle_). + +(Rothschild, éd.)] + + + + +LES MODISTES + + +Au milieu du siècle dernier, les «modistes» étaient les personnes, +sans distinction de sexe, qui s'attachaient à suivre les modes. +C'est le seul sens donné par le _Dictionnaire de Trévoux_. À la +Révolution les faiseuses et les marchandes de modes formaient une +corporation, dans les attributions de laquelle rentraient, non +seulement les coiffures des dames, mois une grande partie de la +toilette féminine. Les ouvrières étaient des «filles de modes», +Restif de la Bretonne les a aussi appelées «modeuses». + +«Rien n'égale, dit Mercier, la gravité d'une marchande de modes +combinant des poufs et donnant à des gazes et des fleurs une valeur +centuple. Toutes les semaines vous voyez naître une forme nouvelle +dans l'édifice des bonnets. L'invention en cette partie fait à son +auteur un nom célèbre. Les femmes ont un respect profond et senti +pour les génies heureux qui varient les avantages de leur beauté et +de leur figure. C'est de Paris que les profondes inventions en ce +genre donnent des lois à l'univers. La fameuse poupée, le mannequin +précieux, affublé de modes nouvelles, enfin le _prototype +inspirateur_ passe de Paris à Londres tous les mois et va de là +répandre ses grâces dans toute l'Europe. Il va au Nord et au Midi; +il pénètre à Constantinople et à Pétersbourg, et le pli qu'a donné +une main française, se répète chez toutes les nations, humbles +observatrices du goût de la rue Saint-Honoré. J'ai connu un étranger +qui ne voulait pas croire à _la poupée de la rue Saint-Honoré_, que +l'on envoie régulièrement dans le Nord y porter la coiffure +nouvelle, tandis que le second tome de cette même poupée va au fond +de l'Italie et de là se fait jour jusque dans l'intérieur du sérail. +Je l'ai conduit, cet incrédule, dans la fameuse boutique et il a vu +de ses propres yeux et il a touché.» + +Avant la Révolution, les grandes boutiques de modistes étaient +rares, dit Ant. Caillot. Ces artistes et agents du luxe n'avaient +point encore imaginé d'exposer aux yeux des passants les +chefs-d'oeuvre commandés de leur industrie; seulement quelques +boutiques des galeries de bois du Palais-Royal, pour attirer les +regards des promeneurs, étalaient quelques bonnets et chapeaux à la +mode, avec les minois à prétention de cinq ou six grisettes, qui +travaillaient avec de fréquentes distractions. Ce sont là les +ouvrières que Mercier a dépeintes dans un passage du _Tableau de +Paris_. «Assises dans un comptoir à la file l'une de l'autre, vous +les voyez à travers les vitres. Elles arrangent ces pompons, ces +colifichets, ces galants trophées que la mode enfante et varie. Vous +les regardez librement et elles vous regardent de même. Ces filles +enchaînées au comptoir, l'aiguille à la main, jettent incessamment +l'oeil dans la rue. Aucun passant ne leur échappe. La place du +comptoir, voisine de la rue, est toujours recherchée comme la plus +favorable, parce que les brigades d'hommes qui passent offrent +toujours le coup d'oeil d'un hommage. La fille se réjouit de tous +les regards qu'on lui lance et s'imagine voir autant d'amants. La +multitude des passants varie et augmente son plaisir et sa +curiosité. Ainsi ce métier sédentaire devient supportable, quand il +s'y joint l'agrément de voir et d'être vue; mais la plus jolie du +comptoir devrait occuper constamment la place favorable. + +«Plusieurs vont le matin aux toilettes avec des pompons dans leurs +corbeilles. Il faut parer le front des belles, leurs rivales. +Quelquefois le minois est si joli, que le front altier de la riche +dame en est effacé. Le courtisan de la grande dame devient tout à +coup infidèle; il ne lorgne plus dans le coin du miroir que la +bouche fraîche et les joues vermeilles de la petite qui n'a ni +suisse ni aïeux. Plus d'une aussi ne fait qu'un saut du magasin au +fond d'une berline anglaise. Elle était fille de boutique; elle +revient un mois après y faire ses emplettes, la tête haute, l'air +triomphant et le tout pour faire sécher d'envie son ancienne +maîtresse et ses chères compagnes.... + +«En passant devant ces boutiques, un abbé, un militaire, un jeune +sénateur y entrent pour considérer les belles. Les emplettes ne sont +qu'un prétexte; on regarde la vendeuse et non la marchandise. Un +jeune sénateur achète une bouffante; un abbé sémillant demande de la +blonde; il tient l'aune à l'apprentie qui mesure: on lui sourit, et +la curiosité rend le passant de tout état acheteur de chiffons.» + +Les marchandes de modes avaient des enseignes qui appartenaient au +genre gracieux. L'une d'elles avait fait peindre sur la sienne un +abbé choisissant des bonnets et courtisant les filles de la +boutique; on lisait sur cette enseigne: _À l'abbé Coquet_. Hérault, +lieutenant de police en 1725, homme dévot et assez borné, vit cette +peinture, la trouva indécente, et, de retour chez lui, ordonna à un +exempt d'aller enlever l'abbé Coquet et de le mener chez lui. +L'exempt accoutumé à ces sortes de commissions, alla chez un abbé de +ce nom, le força à se lever et le conduisit à l'hôtel du lieutenant +général de la police: «Monseigneur, lui dit-il, l'abbé Coquet est +ici.--Eh bien, répondit le magistrat, qu'on le mette au grenier.» On +obéit. L'abbé Coquet, tourmenté par la faim, faisait de grands cris. +Le lendemain: «Monseigneur, lui dirent les exempts, nous ne savons +que faire de cet abbé Coquet que vous nous avez fait mettre au +grenier; il nous embarrasse extrêmement.--Eh! brûlez-le et +laissez-moi tranquille!» Une explication devenant nécessaire, la +méprise cessa, et l'abbé se contenta d'une invitation à dîner et de +quelques excuses. + +[Illustration: Boutique de modiste en province, dessin de Crafty, +_Souffrances du professeur Deltheil_ (édition Rothschild).] + +La marchande de Mme du Barry avait pour enseigne: «Aux traits +galants!» C'est peut-être elle que représentait une estampe où l'on +voyait des Amours ou des Génies femelles coiffés de bonnets et de +chapeaux et armés d'arcs et de flèches qu'ils lançaient à droite et +à gauche. + +L'annonce suivante, que l'on trouve dans le _Journal de Paris_ de +1785, montre qu'à cette époque les marchandes exposaient des +modèles, dont quelques-uns appartenaient à la mode extravagante +d'alors: «On verra chez Mlle Fredin, modiste, à l'_Écharpe d'or_, +rue de la Ferronnerie, un chapeau sur lequel est représenté un +vaisseau avec tous ses agrès ayant ses canons en batterie.» + +[Illustration: Les filles de modes dans leur boutique, gravure de +Minet (1782). + +Lambertine et ses compagnes, placées dans la boutique, un jour de +fête, pour se conter leurs histoires les unes aux autres. (Restif de +la Bretonne, _Contemporaines_, XIX, 64.)] + +Sous la Restauration, une marchande mit au-dessus de la porte de sa +boutique une enseigne avec ces mots: _À la Galanterie_. Les +demoiselles du magasin ne s'accommodèrent pas de cette inscription, +qui semblait faite pour leur donner un renom suspect; elles se +révoltèrent contre la marchande de modes et de galanterie. Il y eut +même bataille de femmes et l'enseigne disparut. + +Les modistes sont de toutes les ouvrières celles qui ont été le plus +en butte aux médisances de la plume et du crayon: un pamphlet en +vers assez médiocres, intitulé _Brevet d'apprentissage d'une fille +de modes à Amathonte_, paru en 1709, est peut-être le premier écrit +où l'on fasse allusion à leur réputation de galanterie. Fournier, +qui a réédité dans ses _Variétés historiques et littéraires_ cette +petite pièce où l'on trouve des renseignements assez curieux sur la +manière dont les ouvrières étaient traitées, ajoute en note que les +filles de modes et les lingères étaient depuis longtemps nombreuses +dans le quartier avoisinant le Grand-Hurleur; leur industrie y +servait de couvert à un autre métier qui donna lieu à la «Requête +présentée à M. Sylvain Bailly, maire de Paris, par Florentine de +Launay contre les marchandes de modes, couturières et lingères et +autres grisettes commerçantes sur le pavé de Paris», où elles sont +accusées de faire une concurrence déloyale aux Cythères patentées. + +Dans un passage des _Contemporaines_, Restif de la Bretonne dit fort +justement qu'il ne fallait pas généraliser, et parmi les raisons qui +avaient fait attaquer la moralité des modistes plutôt que celle des +autres ouvrières, il place au premier rang la jalousie. «La classe +des filles de modes est, dit-il, très nombreuse, et elles ont en +général une mauvaise réputation. Mais elle est injuste à l'égard des +véritables marchandes de modes, qui ne souffrent pas plus de +libertines chez elles que les autres maîtresses des professions +exercées par les femmes. J'en connais beaucoup de véritablement +exemplaires et dont la maison est un modèle pour l'ordre, la décence +et le travail. Les raisons pour lesquelles la voix de l'aveugle +populace a calomnié celles qui exercent cette profession ne sont pas +en petit nombre; d'abord les femmes du commun, telles que les +poissardes, les fruitières, les ont regardées de mauvais oeil, par +cette espèce de jalousie qu'a toujours le pauvre en voyant la femme +des riches. En second lieu, les filles de modes, en raison de leur +plus grande élégance, ont été plus recherchées par les corrupteurs +pour être entretenues et ont plus souvent donné le scandale du +passage d'un état laborieux à un état déshonorant. En troisième +lieu, certaines corruptrices de profession, pour donner un ragoût +plus piquant aux libertins blasés, lèvent quelquefois une boutique +de modes et y tiennent des filles publiques. Mais ces malheureuses +ne sont pas de vraies marchandes; leurs tiroirs sont vides, elles ne +travaillent pas.» + +Les jeunes gens du milieu de ce siècle avaient continué à l'égard +des modistes les galanteries des chevaliers et des abbés de l'ancien +régime. Il semblait même qu'ils étaient plus importuns; car au lieu +de laisser les vitres nues, on avait dû les garnir de rideaux. Les +galants avaient imaginé plusieurs moyens de rendre cette précaution +inutile. Une des lithographies de la série des Modistes, de H. Emy +(1840) représente une devanture devant laquelle un jeune homme est +accroupi pour essayer de voir les ouvrières par dessous les rideaux; +un autre a mis son chapeau au bout d'une canne et l'agite par dessus +pour attirer l'attention des jeunes filles. Celles-ci semblaient +d'ailleurs se prêter à ces agaceries: elles faisaient aux rideaux +«des mèches» qui les écartaient un peu et leur permettaient de voir +et d'être vues. + +C'était alors un axiome a peu près établi que les modistes n'étaient +point cruelles: aussi la première ouvrière qui allait essayer un +chapeau ou le trottin qui portait la commande dans son carton, +avaient de grandes chances pour être suivies. + +[Illustration: Les singeries humaines (1825): Madame et sa modiste.] + +Les estampes de la Restauration où figurent les modistes sont +nombreuses: «Monsieur, je ne donne rendez-vous à personne», dit une +ouvrière à un élégant qui l'a accostée; mais une seconde gravure, +qui a pour légende «À demain soir», montre que la résistance n'a pas +été de longue durée. Une autre lithographie, qui porte la date de +1826, est intitulée: «Est-il gentil, il me paiera mon terme.» Ici, +le séducteur est un homme d'un âge mûr. Gavarni n'a pas oublié les +modistes dans ses élégants croquis; l'un d'eux de la série de la +«Boîte aux lettres» représente deux modistes, l'une occupée à lire +une lettre d'amour, l'autre à en cacheter une, écrite avec une +orthographe fantaisiste. + + Du cidre avec les marrons, + V'là l' champagn' des modillons. + +dit en élevant son verre un jeune homme assis à côté de deux +ouvrières, près d'un carton à chapeau qui sert de table. (_Journal +pour rire_, 1849.) + +[Illustration: Boutique de modiste de «La Boîte aux lettres» +(Gavarni).] + +On sait que les couturières jalousent les modistes et prétendent +qu'elles cousent avec des épingles. C'est peut-être l'une d'elles ou +une lingère qui avait fourni le sujet d'une caricature de la série +des Grisettes, publiée par H. Vernier dans le _Charivari_: un +étudiant se promène dans le bois avec une jeune fille, au fond on +voit un autre couple qui danse, la femme a mis sur sa tête un +chapeau d'homme et le garçon a le chapeau de sa compagne. La +première dit: «Est-il Dieu, possible de danser la polka comme ça au +milieu de la forêt de Saint-Germain... Pour sûr, c'est une modiste; +ce n'est pas une lingère qui oublierait ainsi toutes les convenances +sociales.» + +H. de Hem, dans _Grisettes et Cocottes_, représente une modiste +arrangeant un bonnet sur une poupée, avec légende «N'a pas le +coeur à l'ouvrage» ou s'arrêtant devant un magasin qui a pour +enseigne «la Tentation». + +En l'an 1895, les galanteries dont les modistes sont l'objet forment +encore une sorte de lieu commun de la chanson et de la caricature, +ainsi qu'il est facile de s'en convaincre en parcourant les +publications illustrées. + +Telle est la puissance des clichés, que l'on a pu lire dans une +revue destinée aux familles, cette double définition de la modiste, +en regard l'une de l'autre, de façon à ce que la vraie paraisse être +la seconde qui, en faisant la part de l'exagération, est à coup sûr +moins juste que la première: + + La modiste est une abeille vigilante qui travaille toute + une semaine avec une activité sans égale, qui ne se + retourne jamais quand elle sort, et qui n'a pas de + _connaissance_. + + La modiste est un papillon qui voltige huit mois de + l'année, qu'un monsieur vient chercher le soir à la sortie + du magasin, qui monte à cheval au Petit-Madrid, et qui + connaît les salons de la Maison dorée. + +On dit dans les ateliers que l'on peut juger de la capacité d'une +couturière par le surfilage, de celle d'une modiste par le bon +arrangement de la coiffe d'un chapeau. + +Voici les trois seules superstitions de modistes, assez curieuses +d'ailleurs, qui soient venues à ma connaissance: À Paris, lorsque le +chapeau est terminé et qu'on va l'empaqueter pour le livrer à la +clientèle, les ouvrières ne manquent pas de cracher dans le fond, en +disant: «Pour qu'il plaise.» Le voilà protégé et l'on peut être sûr +qu'il sera accepté; si par malheur le contraire arrive, on rejette +la faute sur la trop petite quantité de salive; car, plus on a +craché, plus l'on est certain que le chapeau ne reviendra pas, de +sorte que souvent on le fait circuler autour du travail (atelier) et +chaque demoiselle à son tour, soulevant délicatement la coiffe, +accomplit le même sacrifice. Mais il faut bien se garder de laisser +des épingles dans les noeuds ou les dentelles d'un chapeau qu'on +va envoyer; une seule épingle oubliée lui porte malchance et le fait +refuser. + +À Troyes, on recommande aux jeunes ouvrières de ne pas laisser +tomber les épingles servant à fixer les rubans des chapeaux pour +l'essayage, parce que «l'ouvrage serait mal fait». + +[Illustration: La Modiste, d'après Bouchot.] + + +SOURCES + +COUTURIÈRES.--A. Franklin, _Les Magasins de nouveautés_, 259.--Roux, +_Grammaire limousine_, 141.--Dejardin, _Dictionnaire des spots +wallons_, I, 206.--Paul Sébillot, _Les Travaux publics_, +41.--Lecoeur, _Esquisses du Bocage normand_, II, 299, 301, 318, +321.--A. de Nore, _Légendes, etc., des provinces de France_, +237.--_Revue des traditions populaires_, VIII, 176; IX, 219.--C. de +Mensignac, _Sup. de la Gironde_, 133.--Communication de M. A. +Harou.--_Revue des traditions populaires_, VIII, 176, 239.--Léon +Pineau, _Folk-Lore du Poitou_, 287.--Reinsberg-Düringsfeld, +_Traditions de la Belgique_, II, 57.--Loys Brueyre, _Contes de la +Grande-Bretagne_, 161.--Paul Sébillot, _Contes de la +Haute-Bretagne_, I, 303.--F.-M. Luzel, _Légendes chrétiennes_, II, +115.--A. Le Braz, _Légende de la mort_, 173. + +DENTELLIÈRES--Mme Daimeries, _La Dentelle en Belgique_, Bruxelles +(1895), 1, 13.--Mme Barry-Palliser, _History of Lace_, 46, +238.--Lefebure, _Broderies et dentelles_, 255.--A. Harou, _Mélanges +de traditionnisme en Belgique_, 112.--Grivel, _Chroniques du +Livradois_, 360.--Seguin, _La Dentelle_, 75, 159.--_Revue des +traditions populaires_, IV, 368.--Reinsberg-Düringsfeld, _Traditions +de la Belgique_, I, 395; II, 137.--Communication de M. +Quarré-Reybourbon.--Schayes, _Usages, croyances des Belges_, 209. + +MODISTES.--Mercier, _Tableau de Paris_, II, 126.--Ant. Caillot, _Vie +publique des Français_, II, 213, 216.--Fournier, _Histoire des +enseignes_, 249.--Fournier, _Variétés historiques et littéraires_, +VIII, 223.--Restif de la Bretonne, _Les jolies femmes du commun_, +III, 65.--_Revue des traditions populaires_, V, 51; IX, 684; X, +96.--_Annuaire des traditions populaires_, 1887, 80. + +[Illustration: La Modiste, image tirée des _Fleurs professionnelles_ +(vers 1840).] + + + + +LAVANDIÈRES ET BLANCHISSEUSES + + +Le lavoir, qu'il soit en plein air, sur un bateau ou dans un de ces +grands établissements qu'on voit à Paris, a toujours passé pour être +l'un des endroits où les femmes donnent le plus volontiers carrière +à la démangeaison de parler qu'on leur attribue; c'est là et au four +qu'elles exercent principalement leur langue aux dépens du prochain. + +L'auteur d'une petite pièce de 1613, le _Bruit qui court de +l'Espousée_, ne trouve rien de mieux pour caractériser un cancan que +de dire: + + C'est l'entretien des lavandières + Et de celles qui vont au four + Qu'une dame depuis naguères + S'est fait demoiselle en un jour. + +Dans le Bocage normand on raconte que des lavandières furent punies +de leur médisance: «Un jour des femmes occupées à laver à un douet, +voyant venir de loin sur son petit cheval un vieux médecin qui +passait pour sorcier, se mirent à gloser à l'envi sur son compte, et +les quolibets pleuvaient sur lui aussi drus que coups de battoir sur +le linge. Les commères ne pensaient pas être entendues du vieux +sorcier; mais son oreille était, malgré la distance, tout près de +leurs lèvres, et il n'avait pas perdu un mot de leur édifiante +conversation. «Bonjour, braves femmes, leur dit-il en passant, vous +faites de bonne besogne, courage!» À peine s'était-il éloigné que +saisies d'une fureur subite, elles se mirent à s'injurier +réciproquement, puis, des paroles passant aux actes, elles se +prirent aux coiffes et s'aspergèrent à l'aide de leurs battoirs et +de leurs tors de linge. Ce furent ensuite de folles gambades au beau +milieu du douet dont l'eau, soulevée par leur sarabande et leurs +battoirs, les inondait comme un véritable déluge; elles auraient +bien voulu s'arrêter, mais leurs pieds trépignaient malgré elles, +leurs mains puisaient dans l'eau et se la lançaient au visage. +Heureusement pour elles, le médecin sorcier revint. «Assez +travaillé, allez vous reposer, maintenant, vous l'avez bien mérité», +leur dit-il, avec un sourire; goguenard. Ruisselantes et toutes +grelottantes de froid, elles purent alors regagner leur logis. + +En Haute-Bretagne, pour désigner un commérage, on dit qu'il a été +entendu au «doué». Un proverbe bas-breton le constate aussi: + + _Er fourniou-red, er milinou,_ + _E vez klevet ar c'heloiou;_ + _Er poullou hag er sanaillou_ + _E vez klevet ar marvaillou._ + + Au four banal, au moulin,--On entend les nouvelles;--Au + lavoir et dans les greniers,--On entend les commérages. + +Autrefois les gamins, en beaucoup de pays, se mettaient à regarder +les laveuses et à les désigner avec le doigt, comme pour les +compter; ce geste avait le don de les rendre furieuses et d'attirer +à son auteur une bordée d'injures. Semblable sort était réservé à +celui qui leur adressait la question à double sens: «Lavez-vous +blanc?» C'était vraisemblablement en pareille occurrence que celles +de Rennes se comportaient, comme l'indique un passage de Noël du +Fail: «Quand les lavandieres de la Porte-Blanche sont _a quia_ et au +bout du rollet de leurs injures actives et passives, elles n'ont +autre recours de garentie qu'à se monstrer et trousser leur derrière +à partie adverse». _Le Voyage de Paris à Saint-Cloud par mer_ (1748) +constate que celles des environs de Paris n'avaient pas laissé +tomber cette tradition en désuétude: À Chaillot, les femmes qui +étaient sur la grève à essanger leur linge, battre et laver leur +lessive, nous dirent en passant mille sottises que la pudeur ne me +permet point de répéter. Les passagers ont répondu par des répliques +si corsées, que la plus vieille de ces mégères, enragée de se voir +démontée, a troussé sa cotte mouillée et nous a fait voir le plus +épouvantable postérieur qu'on puisse jamais voir. + +La _Légende de Maistre Pierre Faifeu_ raconte comment ce coquin +émérite fit taire les lavandières de buée à Blois, un jour qui +descendait en bateau la rivière de Loire: + + ... Ung grant bruyt ont ouy. + Dont de prinsault nul ne fut resjouy. + Car il sembloit que fussent dix banieres + De gens de guerre, et s'estoient buandieres + Qui là estoient pour leur buée laver, + Dont tout soubdain chascun se va lever, + Les regardant se reputent infames + Avoir peur ouyr le bruyt des femmes. + Tout ce cas fait, ainsi comme j'entens, + Faifeu leur dist pour faire passer temps, + Que dix escuz contre eulz tout va mettre, + Qu'il fera bien tout leur caquet remettre, + Et que soubdain bien taire il les fera + Sans les toucher et ne leur meffera + Incontinent entre eulx fut fait la mise; + Alors Faifeu s'est mis tout en chemise, + Et d'un habit de diable il s'est vestu; + Car à Paris il s'estoit esbatu + À l'achepter, pour maint passe-temps faire. + Lui accoustré en ce point ne diffère, + Bien tost monter tout au hault de la hune. + Cryant, hurlant; incontinent pas une + Femme qui fust n'a sonné un seul mot. + Mais tuës se sont, n'attendant que la mort. + Car pour certain de grant peur admirable, + Toutes cuydoient que ce fust le grant Diable. + +Tabourot, dans ses _Équivoques françois_, rapporte une plaisanterie +qui est encore usitée: «Les lavandières ont un proverbe ordinaire, +Si vous l'auez ne me le prestez pas, et si vous ne l'auez pas, +prestez-le moi. Qui s'entend d'une palette ou battoir, propre à +laver les draps». + +Au XVIe siècle, les laveuses avaient, au point de vue des moeurs, +une réputation équivoque: + + Je m'en rapporte à ces maris + Qui ont esprouvé, bien souvent, + Quelle marchandise elle vent. + Et en tant qu'elle est lavandière + Elle blanchit la pièce entière; + Puis vrayment, qui, en ung besoing, + La trouveroit en quelque coing. + Encore feroit-il conscience + De ne la prendre en patience + Tout au fin moins pour l'esprouver. + + Voilà, voilà ma lavandière + Qui merque, ainsi comme fourrière, + Les logis d'un nouvel amour. + +Un peu plus tard, l'_Almanach prophétique_ de Tabarin les associe +aux «filles de chambre, coureuses de rempart et autres canailles». + +[Illustration: LA BLANCHISSEUSE] + +En quelques pays, leur rencontre est quelquefois redoutée: Chez les +Tchouvaches, une femme qui se rend à la rivière avec du linge sale +est d'un mauvais présage pour le voyageur au moment où il se met en +route, tandis qu'il tire bon augure de la rencontre d'une femme qui +revient du lavoir avec du linge propre. + +Il y a un certain nombre de jours dans l'année pendant lesquels la +lessive passe pour être dangereuse, soit pour celles qui la font, +soit plus généralement pour la personne dont on lave le linge. Au +XVIIe siècle, le curé Thiers signalait, parmi les superstitions +courantes, celles de ne pas faire la lessive ni durant les +Quatre-Temps, ni durant les Rogations, ni pendant les jours où l'on +chante Ténèbres, ni depuis Noël jusqu'aux Rois, ni pendant l'octave +de la Fête-Dieu, ni les vendredis, de crainte qu'il n'arrive quelque +malheur. Une partie de ces croyances sont encore vivantes: Dans les +Vosges faire la lessive pendant les Rogations, c'est mettre le +maître à la porte de la maison; dans l'Yonne, le linge ne blanchit +pas; en Franche-Comté: + + Celui qui fait la bue aux Rogations + Sera au lit pour les moissons. + +En Saintonge, les maîtresses de maison ne devaient pas songer à +faire la _bugée_, parce que le linge blanchi alors causait plus tard +des échauboulures qui tournaient généralement à la gale. + +Dans la Charente, qui fait la buée pendant la semaine sainte court +risque de mourir dans l'année. En Normandie, en Haute-Bretagne et en +Poitou, le danger de mort est pour une des personnes de la maison ou +pour une des lavandières; dans les environs de Brive, les hommes de +la maison sont exposés à mourir; dans le pays de Gex, c'est le chef +de la famille. Le Vendredi saint est encore plus funeste que les +autres jours de cette semaine; en Haute-Bretagne on lave son suaire; +à Valenciennes Dieu maudit les personnes qui lavent. + +La prohibition dont cette date est l'objet est expliquée par des +légendes: On raconte dans le nord de l'Angleterre que, lorsque Jésus +se rendait au calvaire, il passa devant une laveuse qui lui jeta à +la figure son linge mouillé. Jésus dit: «Maudit soit celui qui +désormais lavera ce jour-là», et l'on assurait jadis que le linge +avait des taches de sang si on le mettait alors à sécher. Des récits +analogues sont populaires dans la Belgique wallonne: Jésus ayant +soif, passa près d'une femme qui faisait la lessive et lui demanda à +boire. Elle lui donna une tasse d'eau de lessive; il la but sans +rien dire. Plus loin, il passa près d'une maison où l'on cuisait du +pain et demanda de quoi manger. La femme lui donna un petit pain, +Jésus s'en alla en disant: + + Maudite soit la femme qui bue, + Et bénie soit la femme qui cuit. + +La Vierge se promenant, un jour de Vendredi saint, aux environs de +Namur, demanda un verre d'eau à des lavandières qui, au lieu de se +montrer charitables, l'aspergèrent d'eau sale, de sorte que sa robe +en fut tout humide; elle entra dans un four où d'autres femmes la +firent se chauffer et se sécher. C'est pourquoi elle bénit les +femmes qui cuisaient et maudit celles qui lavaient. + +Dans la Suisse romande, il ne faut pas faire la lessive sous le +signe de la Vierge, parce que le linge se couvrirait de poux sur la +corde. En Poitou, Notre-Dame de Mars est la fête la plus observée: +le linge lavé ce jour-là retournerait en paille, et la personne qui +a lavé devrait, après sa mort, revenir au lavoir jusqu'à ce qu'on +lui ait fait dire un certain nombre de messes. + +La lessive est interdite, entre Noël et le jour de l'an, en Belgique +et dans l'Yonne; dans les Vosges, aux lessiveuses et lavandières qui +enfreignent la défense, la méchante fée Herqueuche applique de +maîtres coups de battoir sur le dos et sur les reins. + +En Haute-Bretagne, dans le Bocage normand, dans l'Yonne, la semaine +d'avant Noël et celle qui précède le carnaval, sont au nombre des +périodes funestes. Un dicton provençal assure que les lavandières +qui font la buée en carnaval meurent dans l'année: + + _Qu fai bugado entre Caremo et Carementrant_ + _Li bugadiero moron dins l'an._ + +En Basse-Normandie on fait rarement la lessive pendant les +vingtaines: dix derniers jours d'avril et dix premiers jours de mai, +à cause de l'inclémence prévue du temps. Les femmes de Lesbos +craindraient que le linge ne s'use trop vite si elles lavaient +pendant les Drummata, du 26 juillet au 3 août. + +À Marseille, pendant l'octave des Morts, les particuliers ne doivent +point laver, parce que cela rappelle trop le lavage du linge qui a +servi à celui que l'on a perdu. En Franche-Comté, la personne qui +lessive pendant cette semaine «bue» son suaire. Dans les Vosges, il +y aura bientôt un cercueil dans la maison si l'on enfreint celle +prohibition. Dans les Hautes-Vosges, cela porte malheur au maître: +la femme qui coule alors la lessive tourmenterait les âmes du +purgatoire; elle s'exposerait en outre à la vengeance de la fée +Herqueuche, qui échaude les lessiveuses. Si, ce qui arrive rarement, +elle monte sur le cuveau, l'une des personnes dont le linge y a été +jeté mourra avant la fin de l'an. + +Le vendredi est aussi un mauvais jour; on dit en Basse-Bretagne: + + _Neb a verv lichou dar gwener_ + _Birri a ra goad hor Salver._ + + Qui bout la lessive le vendredi fait cuire le sang de notre + Sauveur. + +[Illustration: Laveuses au bord de la Seine, d'après un dessin +colorié de Henry Mounier. Coll. G. Hartmann.] + +Dans l'Yonne, on dit en commun proverbe: + + Qui coule la lessive le vendredi + Veut la mort de son mari. + +Il y a, par contre, des temps très favorables: Dans le pays de +Liège, la grande lessive doit se faire entre les deux Notre-Dame, +Assomption, 15 août, 8 septembre, Nativité, si l'on veut que le +linge ne jaunisse pas. + +Au XVIIe siècle, le curé Thiers signalait la superstition de ceux +qui serraient les cendres en certains jours de la semaine, afin que +la lessive en fût meilleure. + +L'_Évangile des Quenouilles_ indique plusieurs pratiques que les +femmes du XVe siècle employaient: «Se voulez, dit l'une, avoir belle +lessive et que vos linceux soient beaux et blancs, la première fois +que vous getterez la lessive dessus la jarle, certainement vous +devez dire en la gestant: Dieu y ait part et monseigneur sainct +Cler.» Ce saint était alors invoqué par les personnes qui avaient à +faire la lessive, sans doute à cause de son nom; il en était alors +de même de sainte Claire. «Je fis, dit une autre ménagère, une +requeste à madame saincte Clère que s'il lui plaisoit qu'il feist +beau temps, je luy donneroye une chandelle, et aincy il fist beau +temps.» + +En Lithuanie, les hommes de la maison devaient être de bonne humeur +pendant tout le temps de la lessive, ou bien il pleuvait. En +Haute-Bretagne, si l'on veut avoir une buée sans pluie, il ne faut +point semer la cendre sur les foyers. Dans le Bocage normand, si +l'on arrose son courtil un jour de lessive, on provoque la pluie +pour le jour où elle sera mise à sécher. En Allemagne, lorsque des +filles ou des femmes lavent des sacs, il ne tardera pas à pleuvoir. +En Dauphiné, on dit communément au mari de la femme qui a beau temps +pour sa lessive: Votre femme ne vous a pas fait infidélité. + +Dans les Vosges, il est dangereux de faire la lessive dans une +maison habitée par une femme enceinte, à moins qu'on ne prenne la +précaution de rouler dehors le cuvier dès qu'on a retiré le linge. +La délivrance serait retardée d'un temps égal à celui où le cuvier +vide serait resté à la maison. Dans l'Yonne, on a aussi soin de +mettre en pareil cas le cuvier à l'envers. + +En Haute-Bretagne, les malades d'une maison où on fait la lessive +sont exposés à mourir. + +Il était certains mots qu'on ne devait pas prononcer. D'après +l'_Évangile des Quenouilles_: «Touteffois et quantes que faictes +vostre lessive, et que le chauldron est sur le feu plain de lessive, +et que le feu est dessoubz et que par la force du feu la lessive +bouille, vous ne devez pas dire: Ha, commère, la lessive boult, mais +vous devez dire qu'elle rit; autrement tous les draps s'en iroient +en fumée.» Au XVIIe siècle, d'après Thiers, il fallait dire: «La +lessive joue.» En Poitou, les femmes qui vont voir une lessive que +l'on coule ne doivent pas dire: La lessive bout-elle? car elle +échauderait, mais: La lessive fait-elle? En Allemagne, au siècle +dernier, pour que le fil devînt blanc, il fallait que les femmes qui +assistaient à l'opération disent des mensonges. + +Ou tirait des présages de certains faits qui se produisaient pendant +les lessives. En Poitou, si le savon d'une laveuse tombe à sa +gauche, elle ira aux noces sous peu; celle qui chante au lavoir aura +un homme fou. Dans le nord de l'Écosse, lorsque le savon ne s'élève +pas sur les linges, c'est qu'il y a dans le cuvier le linge d'une +personne destinée à mourir bientôt. Dans la Montagne-Noire, si des +oiseaux passent au-dessus d'une femme qui lave les langes de son +enfant, il sera prochainement atteint de quelque maladie. + +Dans les Vosges et en Belgique, la lavandière qui mouille son +tablier plus que de raison, épousera un ivrogne. Aux environs de +Menton, les femmes qui ne se mouillent pas en lavant sont des +sorcières. + +En Basse-Normandie, l'on se garde bien de mettre les chemises sens +dessus dessous quand on est en train d'asseoir la lessive dans la +cuve, de peur d'attirer la mort sur quelqu'un de la maison. En +Normandie, quand la crasse du linge de corps est difficile à +détacher, la personne à laquelle il appartient a un mauvais coeur. + +La lessive peut être ensorcelée: Dans la Bresse, deux bohémiennes, +auxquelles une fermière occupée à faire sa lessive n'avait pas fait +l'aumône, touchèrent du doigt son cuvier, et depuis elle ne put +jamais y faire blanchir son linge. + +Les lavandières du Mentonnais, de peur que l'eau n'ait été l'objet +de maléfices, jettent des épingles en croix dans le lavoir avant de +se mettre à l'ouvrage. + +À la campagne, il y a dans la belle saison des lessives de nuit, qui +sont une occasion de s'amuser, de chanter des chansons, de dire des +contes ou des devinettes. En Haute-Bretagne on choisit, autant que +possible, une nuit où il fait clair de lune, car la lessive a lieu +en plein air. Les jeunes gens y viennent de loin, surtout quand il y +a de jolies filles aux environs, et ils les font danser, pendant que +les bonnes femmes s'occupent du cuvier et de la poêle où bout le +linge; les garçons leur aident toutefois à la lever pour montrer +leur force et leur adresse. En Écosse, lors des grandes lessives qui +avaient lieu au printemps, de jeunes garçons restaient la nuit à +garder le linge qui n'était pas sec; ils passaient leur temps à +chanter, à dire des histoires de revenants ou des contes de fées: ou +bien à écouter la jolie musique des fées lorsqu'ils se trouvaient +près d'une de leurs grottes. + + * * * * * + +On retrouve en un assez grand nombre de pays la croyance à des +lavandières surnaturelles, fées, sorcières ou damnées, qui viennent +laver leur linge: Dans la Marche, un amas de rochers porte le nom de +Château-des-Fées: un pied est un marais; lorsqu'on aperçoit +au-dessus de la cime des arbres les vapeurs de ce marais, on dit: +_Las fadas fasan la bujade_: les fées font la lessive. + +[Illustration: Le Maçon et la Blanchisseuse (d'après Saint-Aubin?).] + +En Haute-Bretagne, elles affectionnent certains endroits: elles +venaient y laver leur linge et elles l'étendaient sur les gazons; il +était si blanc, qu'on dit encore en parlant du beau linge: C'est +comme le linge des fées. Celui qui aurait pu aller sans remuer les +paupières jusqu'au lieu où elles le séchaient, avait la permission +de l'emporter; dès qu'on avait battu de la paupière, il +disparaissait. En Normandie, les fées mettaient leur lessive à +sécher sur les pierres druidiques. Dans la Suisse romande, elles +venaient étendre leurs draps le long des rochers qui dominent le lac +d'Ormont, et ils brillaient au loin avec une blancheur incomparable. + +D'autres fées lavaient la nuit pour rendre service aux hommes. En +Haute-Bretagne, lorsqu'on portait le soir près des doués le linge +qu'on désirait qui fût blanchi, les fées venaient à minuit et +faisaient la besogne des lavandières qui, le matin, trouvaient le +linge très bien nettoyé. Celles du Trou-aux-Fées, dans le Hainaut, +rendaient parfaitement blancs les draps que les habitants avaient +déposés la veille à l'entrée de leur grotte, en ayant soin d'y +joindre quelques aliments. + +Autrefois, à Corvay, dans les Ardennes, lorsque les laveuses +n'étaient que trois ou quatre à laver au ruisseau, situé au fond +d'un bois, elles entendaient des cris étranges, et parmi eux +ceux-ci: O Couzietti! qui se rapprochaient peu à peu; les arbres +tremblaient, et elles apercevaient de tout petits nains, nus, +grimaçants, qui s'approchaient par bandes du ruisseau. Elles +s'enfuyaient au village, abandonnant le linge; lorsqu'elles +revenaient en nombre, les nains et le linge avaient disparu. + +La croyance aux lavandières de nuit est très répandue en France; +souvent elles accomplissent une pénitence pour expier un crime +commis pendant leur vie. En Berry, ce sont les mères dénaturées qui +ont tué leur enfant et sont après leur mort condamnées à laver +jusqu'au jugement dernier le cadavre de leur victime. En +Ille-et-Vilaine, ce sont aussi des infanticides, ou bien des femmes +qui ont lavé le dimanche. Celles-ci viennent, la plupart du temps +invisibles, au doué, à l'heure même, du jour ou de la nuit, où elles +ont violé le repos dominical. En Basse-Bretagne, les lavandières de +nuit sont celles qui, de leur vivant, ont trop économisé le savon. +Dans quelques parties de la Haute-Bretagne, la femme à laquelle on +n'a pas mis un suaire propre, revient le laver toutes les nuits. En +Berry, ce que lavent ces maudites, ce ne sont pas, comme ailleurs, +des linceuls: c'est une espèce de vapeur d'une couleur livide, d'une +transparence terne qui rappelle celle de l'opale. Cela semble +prendre quelque apparence de forme humaine et l'on jurerait que cela +pleure. On pense que ce sont des âmes d'enfants trépassés sans +baptême ou d'adultes morts avant d'avoir reçu le sacrement de +confirmation; elles s'acquittent de leur besogne avec une sorte +d'acharnement, presque toujours en silence; quelquefois, mais assez +rarement, elles font entendre un chant sourd et monotone, triste +comme un _De Profundis_ (p. 17). + +Dans l'Yonne, on entendait aussi le bruit des battoirs des +lavandières de nuit. D'après la légende que Souvestre a rapportée +dans le _Foyer breton_, en frappant les draps mortuaires, elles +chantent: + + Si chrétien ne vient nous sauver + Jusqu'au jugement faut laver. + Au clair de la lune, au bruit du vent. + Sous la neige le linceul blanc. + +Paul Féval, dans les _Dernières Fées_, met dans leur bouche ce +couplet: + + Tords la guenille. + Tords, + Le suaire des épouses des morts. + +Si on a le courage de faire le signe de la croix, elles +s'évanouissent. Souvent elles demandent qu'on leur aide à tordre +leur linge. Lorsqu'on a eu l'imprudence de répondre à leur +invitation, il faut avoir soin de tordre du même coté qu'elles, +sinon on est brisé. + +Il y a certains lavoirs qui sont surtout hantés; je n'ai pas besoin +de dire qu'ils sont dans des endroits isolés et où le paysage prête +au fantastique; une lavandière de Dinan, passant auprès d'un doué, +souleva le paquet d'une laveuse, et s'aperçut qu'elle avait une tête +de mort; au même doué, un homme fut frappé au visage avec le linge +qu'il avait aidé à tordre à une lavandière-fantôme: quelquefois ces +laveuses disaient aux passants: Suivez votre route, je fais ce qui +m'est ordonné! + +Il y a aussi des lavandières de nuit, d'un caractère très nettement +malfaisant, qui pénètrent dans les maisons. Une femme de +Plougastel-Daoulas était allée à la nuit close, un samedi, laver son +linge et celui de son mari; elle vit arriver une grande femme mince +portant sur la tête un énorme paquet de draps, qui après lui avoir +reproché d'avoir pris sa place, lui dit de retourner à la maison et +qu'elle ne tarderait pas à lui rapporter son linge tout lavé. Elle +raconte son aventure à son mari, qui lui dit qu'elle a rencontré une +_Maouès noz_ ou femme de nuit; par son conseil, elle suspend le +trépied à sa place, balaie la maison, met le balai la tête en bas +dans un coin, se lave les pieds, en jette l'eau sur le seuil de la +porte et se couche. Le fantôme ne tarde pas à arriver et à demander +l'entrée de la maison: comme on ne lui répond pas, elle ordonne au +trépied de lui ouvrir.--Je ne puis, répond le trépied, je suis +suspendu à mon clou.--Viens alors, toi, balai.--Je ne puis, on m'a +mis la tête en bas.--Viens alors, toi, eau des pieds.--Regarde-moi, +je ne suis plus que quelques éclaboussures sur le seuil de la +porte.» La femme de nuit s'éloigne alors en grondant. + +[Illustration: Lavandière de nuit en Berry, d'après Maurice Sand +(_Illustration_, 1852).] + +Un autre récit breton parle d'une lavandière de nuit qui entre dans +une ferme, où la femme s'était attardée à filer; elle file de son +côté avec une rapidité merveilleuse, puis elle lui aide à laver son +fil au doué et à le mettre bouillir. Le mari s'éveille, et, voyant +les yeux de l'inconnue briller comme des charbons ardents, il +profite du moment où elle est allée chercher de l'eau à la fontaine +pour changer de place ou renverser tout ce qu'elle a touché. Il +ferme la porte, et quand la lavandière de nuit revient, elle demande +en vain à la femme, puis aux divers objets auxquels elle a touché, +de lui ouvrir. Elle s'enfuit en disant à la fermière que si elle +n'avait pas trouvé quelque personne sage pour la conseiller, on +l'aurait trouvée au point du jour cuite avec son fil. + +On a essayé d'expliquer, par des raisons d'un ordre naturel, +l'origine de cette superstition, l'une de celles qui terrifient le +plus le paysan: ce bruit de battoir serait produit par le cri d'une +sorte de grenouille ou d'un petit crapaud. Le prétendu revenant +n'est autre parfois qu'une femme très vivante qui va laver la nuit, +parce qu'elle n'a pas eu le temps de le faire pendant le jour, ou +qu'elle ne veut pas être vue s'occupant d'une besogne au-dessous de +sa condition. + +Cette croyance a été, comme beaucoup d'autres, exploitée par des +malfaiteurs. Dans un village du Vaucluse, on racontait qu'on voyait +à un certain endroit des lavandières de nuit: le garde champêtre +voulut aller les voir. Il aperçut deux formes blanches sous un +saule, qui tordaient du linge. Il leur intima l'ordre de cesser leur +besogne; mais les deux laveuses se mirent à ricaner, et l'une +d'elles lui cria de venir leur aider, tandis que l'autre le +saisissait au collet en lui disant ce seul mot: Tords! Il tordit +toute la nuit, et il s'aperçut que le linge des lavandières était +magnifique. À l'aurore, les lavandières s'en allèrent, et dans la +journée on apprit qu'un vol de linge considérable avait été commis +dans un château voisin. Le linge étant sale, les voleurs avaient eu +l'audace de passer la nuit à le laver à la rivière voisine, après +s'être affublés de deux peignoirs blancs, comptant sur la +superstition du pays pour n'être pas dérangés. + +Les contes populaires parlent d'autres lavandières: Quelques-unes +qui vivent dans le pays indéterminé de la féerie sont condamnées, +comme les laveuses nocturnes, à frotter du linge jusqu'à ce que +vienne la seule personne qui puisse lui rendre sa blancheur +primitive. Dans un récit gascon, la reine qui a épousé le roi des +Corbeaux gravit une montagne et voit un lavoir au bord duquel +travaillait une lavandière ridée comme un vieux cuir; elle chantait +en tordant un linge noir comme de la suie: + + Fée, fée, + Ta lessive + N'est pas encore achevée, + La Vierge mariée + N'est pas encore arrivée, + Fée, fée. + +La reine dit à la lavandière qu'elle va lui aider à laver son linge +noir comme la suie; elle ne l'eut pas plutôt plongé dans l'eau qu'il +devint blanc comme lait. Alors la lavandière se mit à chanter: + + Fée, fée, + Ta lessive + Est achevée. + La Vierge mariée + Est arrivée. + Fée, fée. + +Et elle dit à la reine: «Pauvrette, il y a bien longtemps que je +t'attendais; mes épreuves sont finies et c'est toi qui en es cause». + +L'homme-poulain, héros d'un étrange récit breton, frappe sa femme +d'un coup de poing en pleine figure, le sang jaillit sur sa chemise +et y fait trois taches. Elle s'écrie: «Puissent ces taches ne +pouvoir jamais être effacées jusqu'à ce que j'arrive pour les +enlever moi-même». Son mari part en disant qu'elle ne le reverra +qu'après avoir usé trois chaussures de fer à le chercher. Elle se +met à sa recherche et, après avoir marché dix ans, elle se trouve +près d'un château où des servantes étaient à laver du linge dans un +étang. L'une des lavandières disait: «La voilà donc encore, la +chemise ensorcelée! Elle se présente à toutes les buées, et j'ai +beau la frotter avec du savon, je ne puis enlever les trois taches +de sang qui s'y trouvent»; la jeune femme s'approcha de la +lavandière et lui dit: «Confiez-moi un peu cette chemise, je pense +que je réussirai à faire disparaître ces taches». On lui donna la +chemise; elle cracha sur les taches, la trempa dans l'eau, la frotta +et les taches disparurent. + +Dans plusieurs contes, le héros promet d'épouser la personne qui +pourra enlever la tache. Mais en vain les lavandières de profession, +les jeunes filles s'évertuent à cette besogne, en vain elles +appellent à leur aide les esprits, celle-là seul peut réussir à +laquelle les puissances supérieures ont accordé ce don. Le chevalier +du _Taureau noir de Norvège_, conte recueilli en Écosse, a donné à +blanchir des chemises ensanglantées, en déclarant qu'il épouserait +celle qui parviendrait à enlever ces taches. Une vieille avait lavé +jusqu'à ce qu'elle fût lasse; puis elle avait appelé sa fille et +toutes deux lavaient, lavaient soutenues par l'espoir d'obtenir le +jeune chevalier. Mais elles n'étaient pas parvenues à faire +disparaître une seule tache, quand l'héroïne qui a gravi la montagne +de verre arrive au lavoir: dès qu'elle a touché le linge, les taches +disparaissent. Un prince qui figure dans le récit norvégien: _À +l'Est du soleil et à l'Ouest de la lune_, ne doit prendre pour femme +que celle qui pourra enlever trois taches qui se trouvent sur sa +chemise; beaucoup entreprennent cette besogne, et s'y font aider par +des trolls, mais ces génies ne réussissent pas; plus ils lavent, +plus le linge devient noir et sale; mais il reprend sa blancheur +primitive dès que la jeune fille prédestinée l'a trempé dans l'eau. + +Dans l'_Assommoir_, Zola donne cette formulette, qui paraît +d'origine populaire: + + Pan pan, Margot au lavoir + Pan pan, à coups de battoir, + Va laver ton coeur + Tout noir de douleur. + +Peut-être faisait-elle partie d'une chanson de lavandière. En +Gascogne, les femmes qui lavent accompagnent la chanson qui suit du +bruit des battoirs frappant en cadence; à chaque couplet on diminue +de un le nombre des lavandières: + +[Illustration: Le bavardage au lavoir, fragment du _Caquet des +femmes_ (XVIIe siècle).] + + _Nau que lauon la bugado_ + _Nau._ + _Nau que la lauon,_ + _Nau que la freton._ + _Bèro Marioun, a l'oumbro,_ + _Bèro Marioun,_ + _Anen a la hount_ + + _Hoèit que lauon la bugado,_ + _Hoèit_, etc. + + Neuf lavent la lessive,--Neuf,--Neuf la lavent,--Neuf la + frottent,--Belle Marion, allons à la fontaine.--Huit lavent + la lessive,--Huit, etc. + +Dans les pays où les lavandières sont à journées, on prétend +qu'elles sont difficiles à servir, et qu'il faut toujours qu'il y +ait quelqu'un occupé à leur porter le linge, à leur donner de la +soupe ou du café. La lavandière figure, au reste, parmi les +personnages qui aiment à s'humecter le gosier; l'estampe de +Saint-Lundi montre la mère Bonbec, lessiveuse, qui débite ce petit +couplet: + + Pour te fêter, sainte bouteille, + Je vendrais jusqu'à mon honneur, + Mais je suis si laide et si vieille + Qu'à mon seul aspect l'acquéreur + Soudain s'enfuit comme un voleur. + + * * * * * + +Il y a des lavandières qui ne font que laver; à la campagne c'est ce +qui arrive le plus habituellement. À Paris, beaucoup vont au lavoir +et repassent ensuite le linge à la maison. On leur donne plusieurs +surnoms: celui de «poules d'eau» vient de ce que, comme cet oiseau, +elles se tiennent sur le bord de l'eau; comme elles ont le verbe +haut, on les appelle «baquets insolents», par allusion au baquet +professionnel. Les repasseuses sont des «grilleuses de blanc», et on +les accuse d'employer parfois des fers trop chauds. Dans le peuple, +on qualifie de «blanchisseuse de tuyaux de pipes» la femme qui n'a +pas de métier avouable. + +Le nom de Margot a été souvent donné aux blanchisseuses; on voit +figurer dans une petite pièce de 1774, sur l'arrivée de la Dauphine +à Paris, «Margot du batoir», blanchisseuse au Gros-Caillou. + +Le blanchisseur est appelé «papillon»; comme cet insecte, il arrive +de la campagne, et ses ailes blanches sont représentées par les +paquets de linge qu'il porte sur son épaule. + +Guillot, dans le _Dit des Rues de Paris_, qui remonte au XIIIe +siècle, parle de la rue des Lavandières, «où il y a maintes +lavendières», et il nous fait entendre que ces filles ne se +bornaient pas à rincer du linge à la rivière. De tout temps les +blanchisseuses ont eu la même réputation, et leur reine, qu'elles +élisaient chaque année, avait des pouvoirs analogues à ceux du roi +des ribauds, mais seulement dans ses États et sur ses sujettes. + +Hamilton, au XVIIe siècle, fait allusion à leurs promenades à la +fête de Saint-Germain-en-Laye: + + Blanchisseuses et soubrettes, + Du dimanche dans leurs habits, + Avec les laquais leurs amis + (Car blanchisseuses sont coquettes) + Venoient de voir à juste prix + La troupe des marionnettes. + +Au siècle dernier, Vadé mettait en scène des blanchisseuses qui ne +se laissaient courtiser que pour le bon motif. L'une d'elles dit à +sa fille: «Une blanchisseuse n'est pas une grosse dame; y a +blanchisseuses et blanchisseuses, toi t'es blanchisseuse en menu; et +quand même tu ne blanchirais que du gros, dès qu'on a de +l'inducation, fille de paille vaut garçon d'or.» + +Dans la série des _Grisettes_, Vernier a dessiné un intérieur où +sont deux blanchisseuses: l'une d'elle menace de son fer chaud un +pompier trop entreprenant et lui dit: «Pompier! pompier! si vous ne +finissez pas, vous allez être brûlé.» Une lithographie d'Hippolyte +Bellangé montre aussi un pompier assis sur une chaise en équilibre +et un pied sur le poêle, dans une attitude affaissée indiquant qu'il +a trop fêté la bouteille que l'on voit à ses pieds; tout en +repassant une camisole, la blanchisseuse dit: «C'est bien aimable un +pompier, mais ça a des moments bien désagréables». + +[Illustration: Petite Blanchisseuse, d'après une lithographie de +Gavarni.] + +Plusieurs caricatures sont basées sur les galanteries dont les +blanchisseuses sont l'objet; elles sont cependant bien moins +nombreuses que celles qui ont trait aux ouvrières de l'aiguille. Une +planche de la Restauration représente un jeune homme qui enlace une +blanchisseuse, dont il a renversé le fourneau avec le pied; +au-dessous est l'inscription: «Vous repasserez demain.» Une autre +lithographie coloriée est intitulée «le Jour de la Blanchisseuse»; +pendant que celle-ci, au minois éveillé, dépose son panier, un +célibataire pousse le verrou de son appartement. Dans la série assez +égrillarde de Linder (1855), une blanchisseuse a dispute avec un +client; dans la planche suivante, elle se rajuste devant une glace, +ce qui prouve que la discussion n'a pas été de longue durée. + +[Illustration: La vieille blanchisseuse: «Si tu gueules comme ça, tu +n'iras pas voir le boeuf gras.»] + +M. Coffignon, dans son livre les _Coulisses de la Mode_, fait en ces +termes l'éloge de la blanchisseuse: De toutes les ouvrières, c'est +celle qui nous a paru aimer le mieux son métier, et cependant +l'ouvrage est rude et la profession pénible à exercer. Les laveuses +semblent être les proches parentes des dames de la Halle. On leur +retrouve les mêmes défauts et les mêmes qualités, le verbe haut et +le parler franc; mais aussi le coeur pitoyable et la main toujours +généreusement tendue. + +En Haute-Bretagne, les «dersouères» ou repasseuses font assez +souvent de bons mariages; c'est un des métiers féminins les plus +estimés. + +D'après les _Industriels_, en 1842, il y avait à Paris trois classes +de moeurs assez différentes. «La repasseuse affectait à l'égard de +ses autres compagnes une sorte de supériorité aristocratique. Elle +voulait être mignonne, élégante, comme il faut. Avant d'entrer dans +un bal public, sous la protection d'un clerc de notaire ou d'un +commis-marchand, elle s'informe si la réunion est bien composée, si +l'on n'y danse pas trop indécemment. Elle porte un chapeau de même +que la modiste, et se drape artistement dans un châle. La savonneuse +a les goûts plus grossiers, l'allure plus vulgaire, les moeurs +plus cyniques; elle travaille avec assiduité pendant toute la +semaine, surtout le jeudi, jour de savonnage général; mais, le +dimanche, elle se rattrape: les guinguettes des barrières des +Martyrs et de Rochechouart regorgent alors de blanchisseuses, qui +s'y présentent fièrement, donnant le bras, les unes à des +sapeurs-pompiers, les autres à des gardes municipaux, d'autres à des +ouvriers bijoutiers, ciseleurs, horlogers, tailleurs. Au Carnaval, +morte saison du blanchissage, elle profite de ce qu'elle est moins +occupée pour ne pas s'occuper du tout, et embellir de sa présence +les bals publics. Les blanchisseuses au bateau sont les employées +des blanchisseries en gros de l'intérieur de Paris. Si l'on en croit +les blanchisseuses de fin, les blanchisseuses au bateau sont le +rebut du genre humain. Pendant que le froid et l'humidité gercent +leurs mains et leur visage, leur moralité est gravement altérée par +de fréquentes relations avec les mariniers, les bêcheurs et les +débardeurs.» + +À Gand, les repasseuses qui célèbrent le jour du Saint-Sacrement, +chôment la veille de cette fête, vulgairement appelée «Strykerkens +avond» veille des repasseuses. À Liège, les blanchisseuses et les +repasseuses honoraient autrefois la fête de sainte Claire, leur +patronne. + +En Haute-Bretagne, les blanchisseuses des villes ont leur fête à +l'Ascension: les ouvrières vont porter des bouquets aux patronnes et +à leurs pratiques, qui leur donnent un pourboire qu'elles vont +dépenser dans les auberges. + +On sait qu'à Paris, la principale fête des blanchisseuses est à la +Mi-Carême; et cet usage est assez ancien. L'image de la fin du +siècle dernier que nous reproduisons, p. 13, est accompagnée de +cette légende: «Les blanchisseuses sont à peu près les seules +artisanes qui se réunissent et forment à Paris une espèce de +communauté; elles célèbrent avec éclat, entre elles, à la Mi-Carême, +une fête; elles s'élisent, ce jour-là, une reine et lui donnent un +écuyer; le maître des cérémonies est ordinairement un porteur d'eau. +Le jour de la fête arrivé, la reine, soutenue par son écuyer, se +rend dans le batteau où des ménétriers l'attendent; on y danse et +c'est elle qui ouvre le bal; la danse dure jusqu'à cinq heures du +soir, les cavaliers font pour lors venir un carrosse de louage, la +reine y monte avec son écuyer, et toute la bande gaye suit à pied, +elle va, avec elle, dans une guinguette pour s'y réjouir pendant +toute la nuit.» + +Vers 1840, voici, d'après les _Industriels_, comment la fête se +passait: «Le jour de la Mi-Carême, les bateaux se métamorphosent en +salles de bal; un cyprès orné de rubans est hissé sur le toit du +flottant édifice: c'est la fête des blanchisseuses. Chaque bateau +élit une reine qui, payant en espèces l'honneur qu'on lui fait, met +en réquisition rôtisseurs et ménétriers. À cette époque les +blanchisseuses de la banlieue célébraient aussi la Mi-Carême.» + +On sait que depuis quelques années la Mi-Carême est l'occasion de +fêtes brillantes, à l'éclat desquelles collaborent les étudiants et +les blanchisseuses. La reine des reines, élue par l'assemblée des +lavoirs, exerce pendant un jour une véritable royauté, entourée +d'une cour nombreuse aux costumes bariolés, et se promène, comme une +souveraine en visite, sur un char qui est loin de ressembler au +modeste «carosse de louage» du siècle dernier. C'est un véritable +événement parisien, et la vraie fête du Carême. Les journaux +illustrés publient le portrait de la reine des reines, les reporters +vont l'interviewer, et on vend par les rues un journal orné de +gravures, fait tout exprès pour la circonstance. + +Le bal des blanchisseuses était, il y a une trentaine d'années, un +thème à caricatures, accompagnées de légendes dans le goût de ces +deux-ci, qu'on lit au-dessous de dessins de Cham: «Vous ne pouvez +pas me donner mon linge la semaine prochaine, dit un client à sa +blanchisseuse.--Impossible, répond-elle, il faut que j'étudie le pas +des lanciers, c'est jeudi prochain not' bal.» Une grosse femme en +train de laver dans un baquet disait à son ouvrière: «Tu vas aller +tout de suite chercher le linge de la comtesse, que je me dépêche de +le laver. Je n'ai pas de chemise brodée à mettre pour le bal des +blanchisseuses, jeudi prochain.» + +[Illustration: La Repasseuse, d'après Lanté.] + +Un passage des _Nuits de Paris_ prouve que ce n'est pas d'hier que +les blanchisseuses se servent, pour leur usage personnel, du linge +de leurs pratiques. «Je me rendis chez moi, sans aucune autre +rencontre que celle de deux filles chargées de linge qui allaient au +bateau avant le jour. L'une de ces filles disait à l'autre:--Comme +tu te quarrais donc, dimanche, avec ton déshabiller blanc garni! +Mais c'est que ça t'alait.--Je le crais ben. C'est d'une belle dame, +et ça est fait de la bonne main, par ma'm'selle Raguidon, de la rue +Guillaume, qui travaille... Je serais ben bête d'acheter des hardes! +J'ai du blanc tous les dimanches et toujours du nouveau! Ces +femmes-la ne salissent pas; moi, j'achève et je brille. Bas, +chemises, jupons, rien n'est à moi... Et toi, la Catau?--Et moi... +Mais... n'en dis mot, ou je te vendrais comme tu m'arais vendue... +C'est tout d'même... Et je prête des mouchoirs, des chemises, des +cols, des bas au grenadier Latèreur.--Et moi au Guet à pied +Lamerluche.--Des casaquins à la petite Manon.--Des chemises à la +Javote.--Et puis j'en loue.--Et moi de même.» + +Dans une planche des _Petits mystères de Paris_, une blanchisseuse +dit à sa connaissance: «J'savais que t'avais pas d'pantalon, j'tai +donné un coup d'savon au blanc de l'avoué, qui te va si bien. Fifine +va lui dire qu'elle l'a oublié.» + +Dans les _Cancans_, petite pièce du théâtre des Ombres chinoises +(1820), le dialogue suivant s'engage entre une blanchisseuse et son +apprentie: + + MARGUERITE.--Oh! la la, les épaules, que je suis échignée + d'avoir porté ce linge! + + MANON.--Et en as-tu beaucoup rapporté? + + MARGUERITE.--Mais pas mal, je l'ai posé là-bas sur + l'hangar. Tu ne sais pas? Madame Chifflart, elle s'est + encore plainte que son linge n'était pas assez blanc: elle + n'est jamais contente; faudrait encore tout lui faire pour + rien. + + MANON.--Sois tranquille, une autre fois je brosserai un peu + plus fort, et surtout je n'oublierai pas l'eau de javelle. + Ah çà! la petite Criquet, on ne la voit plus depuis quéqu' + temps. + + MARGUERITE.--Pardi, ça blanchit son linge soi seul, c'est + si ladre: elle ne voulait jamais payer les jupons qu'un + sou, aussi je ne lui repassais jamais les cordes. + + MANON.--Et je dis que tu faisais bien. + +[Illustration: La blanchisseuse, d'après les _Arts et Métiers_.] + +Les blanchisseuses ne paraissent pas avoir, comme les lavandières de +la campagne, des superstitions nombreuses et variées. Voici les +seules qui soient venues à ma connaissance: Dans la Gironde, les +tisseuses prétendent que quand les fers placés sur le fourneau +remuent, c'est un présage d'ouvrage prochain. Dans ce même pays et +dans les Charentes, pour connaître si le fer à lisser est chaud à +point elles crachent dessus; si la salive est immédiatement +absorbée, c'est signe qu'il est en état de servir. Le rôle des +blanchisseuses, dans les récits populaires, est assez restreint. +J'ai entendu maintes fois conter, en plusieurs pays de la +Haute-Bretagne, très éloignés les uns des autres, l'histoire +suivante, qui semble un écho lointain de la «Barbe-Bleue»: Trois +jeunes personnes blanchissaient le linge d'un monsieur, et elles +remarquaient que les torchons et les serviettes étaient tachés de +sang. Elles allaient à tour de rôle porter le linge. Un jour l'une +d'elles, en arrivant au bas de l'escalier, entendit des cris et +sentit quelque chose de chaud qui lui dégouttait sur la main. +C'était du sang, et presque aussitôt une main tomba sur la sienne; +elle la ramassa et se sauva sans avoir été vue. Peu après, le +monsieur invita les jeunes filles à dîner; elles acceptèrent, mais à +la condition que d'abord le monsieur et ses amis viendraient manger +chez elles. Elles prévinrent la justice, et à la fin du repas, celle +qui avait ramassé la main conta ce qu'elle avait vu, en disant que +c'était un rêve; à la fin la justice arriva et emmena les trois +assassins. + + +SOURCES + +E. Fournier, _Variétés historiques et littéraires_, I, 311.--Sauvé, +_Lavarou Koz_.--Lecoeur, _Esquisses du Bocage normand_, II, +757.--Noël du Fail, _OEuvres_ (édition Assézat), II, 253.--_Ancien +Théâtre français_, IV, 257, 265.--Paul Sébillot, _Les Travaux +publics et les Mines_, 40; _Coutumes de la Haute-Bretagne_, 235, +287.--Noguès, _Moeurs d'autrefois en Saintonge_, 200.--Henderson, +_Folk-Lore of Northern Counties_, 80.--E. Monseur, _Le Folk-Lore +wallon_. 126, 131.--Reinsberg-Düringsfeld, _Traditions de la +Belgique_. I, 235, 392; II, 93.--Ceresole, _Légendes de la Suisse +romande_. 89, 323.--Mistral, _Trésor_.--Régis de la Colombière, +_Cris de Marseille_, 259.--Sauvé, _Le Folk-Lore des Vosges_, 220, +308, 381.--Moiset, _Usages de l'Yonne_, 123.--_Revue des traditions +populaires_, II, 524; VI, 758; IX, 217.--Grimm, _Teutonic +mythology_, IV, 1777.--Gregor, _Folk-Lore of Scotland_, 177.--A. de +Nore, _Coutumes, etc., des provinces de France_, 100.--L. du Bois, +_Esquisses de la Normandie_, 344.--P. Renard, _Superstitions +bressannes_, 15.--Duval, _Esquisses marchoises_, 20.--Paul Sébillot, +_Traditions de la Haute-Bretagne_, I, 192,124; 229, 250.--Amélie +Bosquet, _La Normandie romanesque_, 179.--A. Meyrac. _Traditions des +Ardennes_, 199.--Laisnel de la Salle, _Légendes du Centre_, II, 99, +123.--A. Le Braz, _Légende de la mort en Basse-Bretagne_, +378.--_Société archéologique du Finistère_, XXI, 461.--A. Vaschalde, +_Superstitions du Vivarais_, 14.--J.-F. Bladé, _Contes de la +Gascogne_, I, 22.-F.-M. Luzel, _Contes de Basse-Bretagne_, I, +303.--L. Brueyre, _Contes de la Grande-Bretagne_, 68.--Dasent, +_Popular tales from the Norse_, 34.--J.-F. Bladé, _Poésies +populaires de la Gascogne_, II. 220.--L. Larchey, _Dictionnaire +d'argot_.--Jacob, _Curiosités de l'histoire de Paris_, 125.--Vadé, +_Lettres de la Grenouillère_.--A. Coffignon, _Coulisses de la Mode_, +113, 119.--La Bédollière, _Les Industriels_, 107.--Restif de la +Bretonne, _Les Nuits de Paris_, 182.--C. de Mensignac, +_Superstitions de la Gironde_, 114; _La Salive et le Crachat_, 112. + +[Illustration: Vieille blanchisseuse, d'après Daumier.] + + + + +LES CORDONNIERS + + +Le blason populaire des cordonniers et des savetiers est d'une +richesse exceptionnelle; il n'est probablement aucun corps d'état +qui ait été désigné par autant de surnoms plaisants ou de +périphrases comiques. + +Beaucoup sont des allusions ironiques à des professions plus +relevées: en argot le maître cordonnier est appelé «pontife» à cause +de la forme de son tablier, qui lui avait valu aussi le sobriquet de +«porte-aumusse»; au siècle dernier le surnom de «porte-aumuche» +désignait une certaine catégorie de savetiers. Le simple cordonnier +a été qualifié d' «ambassadeur». + +La comparaison de l'alène avec une arme de guerre avait fait +imaginer un surnom que l'on lit sur l'estampe de la p. 29 «chevalier +de la courte lance, le pied à l'estrier, la lance en arrest» et dans +une petite pièce de 1649: + + Chevalier de la courte lance + Ou savetier, par révérence. + +Le trait de politesse facétieuse du dernier vers était encore usité +au XVIIIe siècle; d'après les _Causes amusantes_, on avait alors +coutume de ne nommer les savetiers qu'en disant, sauf votre respect, +et en ôtant le chapeau. On trouve en Russie un parallèle satirique +assez voisin; lorsque quelqu'un prend un air d'importance on lui +dit: «Ne faites pas attention, bonnes gens; je suis un cordonnier, +parlez-moi comme à votre égal». + +On avait surnommé, au siècle dernier, les cordonniers «lapidaires en +cuir» à cause des petites pointes appelées diamants dont on garnit +la semelle des souliers; actuellement on les nomme encore +«bijoutiers sur cuir» ou «bijoutiers sur le genou» «bijoutiè sus lou +geinoui » (Provence), expression qui viendrait du caillou rond ou +diamant sur lequel ils battent leur cuir. Dans le même ordre d'idées +on peut citer: «graveur sur cuir», _tisseran_ (Provence), «tisserand +sur cuir» et «tireur de rivets.» + +Dans le langage argotique l'ouvrier est appelé _gniaf_, le premier +ouvrier _goret_, terme déjà usité au XVIIe siècle; le second ouvrier +_boeuf_, parce qu'il a les plus grosses charges; l'apprenti +_pignouf_, nom qui, en dehors de la corporation, est devenu +injurieux. + +Le patron d'une maison de chaussures du dernier ordre est un +_beurloquin_; un _beurlot_ est un petit maître cordonnier, Le +bottier traite le cordonnier pour dames de «chiffonnier». La +boutique de bottier est appelée _breloque de boueux_. Le baquet de +cordonnier, où trempent le cuir et la poix, est dit: «baquet de +science.» + +Le navet est une «olive de savetier», l'oie une «alouette de +savetier», le réséda ou le basilic un «oranger de savetier». + +S'il en faut croire Pétrus Borel, vers 1840, il courait dans la +corporation des étymologies fantaisistes sur l'origine du mot +«cordonnier», qui a fini par devenir le terme général pour désigner +les artisans de la chaussure: s'ils s'appellent «Cordonniers», c'est +parce qu'ils donnent des cors. Le gniaf avait une autre explication, +aussi bonne que la première, mais dont, paraît-il, il était très +persuadé: Le roi étant allé un jour prendre mesure de souliers chez +son fournisseur, il y oublia son cordon: à son retour au palais le +roi s'en aperçut et envoya aussitôt un de ses pages le réclamer. Le +cordon fut nié, c'est-à-dire que l'artisan nia l'avoir trouvé. Ce +fut, en un mot, un cordon nié. Le roi s'emporta, et, dans sa trop +juste colère, ordonna, à dessein d'imprimer un sceau de honte +indélébile et éternel sur le front de cet homme coupable, faisant +payer à tous la faute d'un seul, qu'à l'avenir les confectionneurs +de chaussures s'appelleraient cordonniers. + +Une autre légende, populaire autrefois chez les ouvriers, racontait +que l'unique haut-de-chausses de Charles le Chauve réclamant une +prompte réparation, des savetiers furent appelés et le recousirent; +en récompense de ce service le roi accorda à la corporation troyenne +la faveur de célébrer la fête de son patron dans l'église de +l'abbaye royale de Saint-Loup; les savetiers prétendaient même avoir +l'original de cette permission dans le coffre de leur communauté, et +ils le conservaient comme un de leurs plus beaux titres. + +Un sobriquet très usité est celui de tire-ligneul, en Provence, +_tiro-lignou_, auquel fait allusion un couplet d'une petite chanson +de danse, populaire en Haute-Bretagne: + + Mon grand-père était cordonnier. + Tire la lignette (_bis_). + Mon grand-père était cordonnier, + Tire la lignette des deux côtés. + +Le ligneul et la poix fournissent des allusions fréquentes: dans les +estampes du siècle dernier, M. et Mme la Poix sont les noms courants +du savetier et de son «épouse»; en Provence, les savetiers et les +cordonniers sont appelés _Pegots, la' Pegot_, la poix, _Det de +Pego_, doigt de poix, _li chivaliè de la Pego_. On dit +proverbialement en Gascogne: + + _Sense la pego e lou lignò,_ + _Courdouniè noble dinqu'au cot._ + + Sans la poix et le ligneul, cordonnier noble jusqu'au cou. + + _Courdouniès pudentz_ + _Tiron lou lignol dab las dentz._ + + Cordonniers puants, tirent le ligneul avec les dents. + +Cette accusation de sentir mauvais est ancienne; dans la _Farce +nouvelle très bonne et très joyeuse_, qui date du XVIe siècle, le +chauderonnier dit à un crieur de souliers, vieux houseaulx: + + Qu'esse qu'il te fault, + Très fort savetier pugnais? + +Lorsque dans l'ancien compagnonnage un ouvrier rencontrait un +compagnon cordonnier, il lui disait: «Passe au large, sale puant». +Dans le Loiret, les enfants poursuivent les savetiers de cette +formulette: «Savetier punais, mal fait, contrefait, rhabille ma +botte, gnaf.» À Marseille, ils font entendre devant eux le +sifflement du Kniaff, en l'accompagnant du geste que les ouvriers en +cuir font en cousant leur ouvrage. En Portugal, on crie: + + _Sapateiro remendão_ + _Bota-me aqui um tacão._ + + Savetier ravaudeur, jette-moi un talon. + +L'attitude du cordonnier, qui travaille toujours assis, avait +inspiré des sobriquets dans le genre de «cu cousu», ou «cu collé», +qui est populaire en Haute-Bretagne. + +L'accusation de faire de mauvaise besogne ou de manquer de +scrupules, commune à tant de métiers, est aussi adressée aux +cordonniers. En Haute-Bretagne, les vieilles gens prétendent qu'ils +font exprès de donner un coup de tranchet à certain endroit du cuir, +pour que les souliers ne durent pas trop, et dans le Loiret on leur +adresse ce quolibet: + + Cordonnier filou + Qui met la pièce au long du trou. + +[Illustration: Boutique de cordonnier au XVIe siècle, d'après Jost +Amman.] + +Il y a des dictons qui sont plus injurieux. + + --_Ges de plus mau caussa que lou sabatié tiro-lignou._--Il + n'y a rien de plus mauvais que le savetier tire-ligneul. + (Provence.) + + --_Is e'n griasaiche math an duine 's briagaich' air + thalamb._--Le bon cordonnier est le plus grand des voleurs. + (Écosse.) + + --Qui trompera le plus vite, si ce n'est le cordonnier? + +Ce proverbe petit-russien peut être rapproché de deux proverbes +russes qu'il faut prendre dans le sens ironique: + + --Les cordonniers, ce sont des saints (au moins ils se + disent l'être). + + --On dit qu'il n'y a pas de métier plus honnête que celui + de cordonnier. + +Lorsque, d'après la légende ukraïnienne, la sainte Vierge descendit +en Enfer, elle vit des hommes et des femmes tourmentés sans pitié +sur le feu; les diables leur fourraient dans la bouche de la laine +et du cuir flamboyant, versaient dans leurs yeux le goudron +bouillant, déchiraient leurs corps avec des ongles de fer brûlant, +etc. «Qui sont ces gens? demanda la sainte Vierge.--Ce sont les +pelletiers, les corroyeurs et les cordonniers malfaiteurs, répondit +saint Michel. + +On sait que les cordonniers ont une dévotion particulière et fort +ancienne pour saint Crépin et saint Crépinien; on assure toutefois +qu'ils vénèrent au moins autant saint Lundi. + +Dans un des _Noëls au patois de Besançon_, qui date de 1707, un +savetier, venu avec d'autres ouvriers pour rendre hommage au petit +Jésus, dit que pour lui faire honneur il fêtera désormais le lundi: + + _I seu lou grand réparateu_ + _De lai chaussure humaine,_ + _Y venet voë nouëte Sauveu:_ + _Encoüot qu'y seu pouëre, y seu sieu_ + _Que mai race ot ancienne,_ + _Y fera féte ai son hoüneu_ + _Las Lundis das semaines._ + +Dans la Flandre occidentale, on dit qu'ils ne savent pas au juste +quel jour tombe la fête de saint Crépin, mais qu'ils savent +seulement que c'est un lundi; c'est pour cela qu'ils le fêtent tous +les lundis de l'année; en Angleterre ce jour est parfois appelé +_Saint Monday_, Saint Lundi, ou _Cobbler's Monday_, le lundi des +cordonniers, nom aussi usité en France. Mais s'il en faut croire les +chansons et les dictons, un seul jour de culte ne leur suffit pas: + + Les cordonniers sont pir's qu'les évêques (_bis_): + Tous les lundis ils font une fête. + Lon la, + Battons la semelle, le beau temps viendra. + + Tous les lundis ils font une fête (_bis_), + Et l'mardi ils ont mal à la tête. + + L'mercredi ils vont voir Cath'rinette, + + L'jeudi ils aiguisent leurs alènes, + + L'vendredi ils sont sur la sellette, + + L'samedi petite est la recette. + +Cette chanson, qui a été recueillie aux environs de Saint-Brieuc, a +une variante en Belgique wallonne: + + Les cordonniers sont pires que des évêques: + Tous les lundis, ils en font une fête. + Tirez fort, piquez fin! + Coucher tard et lever matin. + Et le mardi, ils vont boire la chopinette. + Le mercredi ils ont mal à la tête. + Et le jeudi, ils vont voir leurs fillettes, + Le vendredi ils commencent la semaine, + Et le samedi les bottes ne sont pas faites, + Le dimanche ils vont trouver leur maître. + Leur faut l'argent, les bottes ne sont pas faites. + «Tu n'en auras pas, si les bottes ne sont pas faites. + --Si je n'en ai pas je veux changer de maître.» + +En Espagne, il y a aussi un dicton sur la semaine des cordonniers: + + _Lunes y Martes de chispa,_ + _Miercoles la estan durmiendo,_ + _Juéves y Viérnes mala gana_ + _Y el Sàbado entra et estruendo._ + + Lundi et mardi jour de vin, le mercredi ils sont à dormir; + jeudi et vendredi mauvaise santé, et le samedi recommence + le bruit. + +L'imagerie populaire a souvent représenté saint Lundi: en général un +savetier entouré de gens de divers états est juché sur un tonneau; +ses souliers sont éculés et déchirés, il brandit un broc, ses bras +sont nus et portent un tatouage: deux bottes et un homme qui +courtise une femme (p. 9). + +Le placard de Saint-Lundi, publié à Épinal vers 1835, met ces vers +dans la bouche du savetier: + + Vous qui commencez la semaine + Au troisième jour seulement, + De Pompe à Mort, dit Longue-Haleine, + Gai savetier, buveur ardent, + Et de plus votre président, + Écoutez tous un avis sage + Que ma prudence va dicter: + Abandonnez votre ménage + Et venez tous rire et chanter. + +Un des principaux personnages du Guignol lyonnais est Gnaffron +«savetier, regrolleur, médecin de la chaussure humaine» et +par-dessus tout «vénérable soifard». + +Cette réputation n'est pas particulière aux cordonniers de France: + + --_Cobbler's law; he that take money must be the + drink._--La règle du savetier: celui qui reçoit l'argent + doit être celui qui le boit. (Angleterre.) + + --Ivre comme cordonnier. (Prov. russe.) + + _Coblers and tinkers_ + _Are the best ale drinkers._ + + Savetiers et cordonniers sont les plus grands buveurs de + bière. Angleterre.) + + --Tailleur voleur, cordonnier noceur et forgeron ivrogne. + (Russe.) + + --Jouer comme un savetier. (Liège.) + +Une anecdote rapportée par Mercier est en relation avec la renommée +d'intempérance hebdomadaire attribuée au corps: Un savetier voyant +un jeudi, au coin d'une borne, un sergent ivre qu'on tâchait de +relever et qui retombait lourdement sur la pierre, quitta son +tire-pied, se posta devant l'homme chancelant, et, après l'avoir +contemplé, dit en soupirant: «Voilà cependant l'état où je serai +dimanche.» + +[Illustration: Saint Lundi, image populaire publiée chez Dembour, à +Metz vers 1830.] + +_Courdeniers, courtz de dinès_, cordonniers à court de deniers, est +un dicton béarnais fondé sur un jeu de mots, qui signifie peut-être +qu'ils dissipent vite ce qu'ils ont gagné; on disait déjà au XVIe +siècle: + + Gain du cordouanier + Entre par l'huys et ist (sort) par le fumier. + +Dans la tradition sicilienne, le savetier est le type de l'ouvrier +pauvre par excellence, et les récits populaires le représentent +comme se donnant beaucoup de mal sans parvenir à gagner leur vie. Un +conte anglais prétend que si la corporation n'est pas riche, c'est +qu'elle a encouru autrefois la malédiction divine. Un jour qu'une +dame du Devonshire reprochait à un pauvre cordonnier son indolence +et son manque d'esprit, elle fut bien étonnée de l'entendre dire: +«Ne vous inquiétez pas de nous; nous autres cordonniers, nous sommes +une pauvre et misérable race et il en a toujours été ainsi depuis la +malédiction que Jésus-Christ a formulée contre nous. Quand on le +conduisait au Calvaire, il vint à passer devant une échoppe de +cordonnier; celui-ci le regarda de travers et lui cracha au visage. +Notre-Seigneur se retourna et dit: Tu seras toujours un pauvre et +tous les cordonniers après toi, pour ce que tu viens de me faire.» + +D'après la légende, le Juif-Errant était en effet cordonnier, et +l'imagerie populaire l'a plusieurs fois représenté avec les +attributs de ce corps d'état; dans une planche normande que décrit +Champfleury, il est sorti de sa boutique pour voir passer le Christ, +et il l'insulte; une ancienne image parisienne le montre dans sa +boutique et criant: _Avance et marche donc_, comme le bois du musée +de Quimper, que nous reproduisons. Un proverbe de la Belgique +wallonne: «Il est comme le savetier qui court», assimile le +Juif-Errant à un cordonnier. + +Les proverbes qui suivent font allusion à la démangeaison de parler +des cordonniers, qui les porte à altérer la vérité. + + --_N'am faighteadh ciad sagart gun 'bhi sanntach._ + _Ciad tàillear gun 'bhi sunntach;_ + _Ciad griasaich' gun 'bhi briagach;_ + _Ciad figheadair gun 'bhi bradach;_ + _Ciad gobha gun 'bhi pàiteach;_ + _'Us ciad cailleach nach robhr iamh air chéilidh._ + _Chuireadh iad an crùn air an righ gun aon bhuille._ + + S'il y avait cent prêtres qui ne seraient pas gourmands; + cent tailleurs qui ne seraient pas gais; cent cordonniers + pas menteurs; cent tisserands pas voleurs; cent forgerons + pas altérés; cent vieilles femmes pas bavardes, on pourrait + couronner le roi sans crainte. + + --Le cordonnier ne fait pas un pas sans mentir. + + --La politique des cordonniers. + + --La grammaire honnête des cordonniers. (Proverbes russes.) + +On a souvent donné aux cordonniers, non sans quelque intention +malicieuse, l'épithète de «brave»; dans le corps, on lui attribue +une origine illustre et tout à l'honneur du métier. Le gniaf +rapporte avec orgueil qu'un jour Henri le Grand examinant une liste +de criminels, demanda qui ils étaient. Il y avait des maçons, des +charrons, des couvreurs, des tailleurs, mais de cordonniers, point! +ce que voyant, le roi s'écria: Les cordonniers sont des braves! Le +mot se répandit et l'épithète de brave est restée depuis lors aux +cordonniers. + + * * * * * + +Les maîtres cordonniers eurent d'assez bonne heure des enseignes sur +lesquelles étaient peints les emblèmes de la profession. Au-dessus +des boutiques était souvent suspendu un tableau de bois, sur l'un +des côtés duquel on voyait une superbe botte d'or sur un fond noir; +sur l'autre étaient trois alènes d'argent sur fond rouge; dans les +armoiries des cordonniers, dont les auteurs de l'_Histoire des +Cordonniers_ (1852) ont reproduit la riche collection, la botte est +fréquemment représentée, moins pourtant que le soulier, soit seule, +soit accompagnée de l'alène, et actuellement il n'est pas rare de +voir des bottes rouges à revers noirs servant d'enseigne à des +boutiques de savetiers; quelquefois des fleurs, généralement des +pensées, agrémentent la botte. + +Certains cordonniers essayaient de se signaler par quelque trait +visant à l'originalité. À Bordeaux, au milieu du XVIIe siècle, +l'enseigne du _Loup botté_ était celle d'un artisan qui eut son +heure de célébrité comme poète et comme inventeur. En 1677, on +imprima un livre qu'il avait composé sous ce titre: _Poésies +nouvelles sur le sujet des bottes sans coutures présentées au roi, +par Nicolas Lestage, maître cordonnier de Sa Majesté_. + +[Illustration: Le Juif-Errant, bois du musée de Quimper.] + +Les cordonniers firent, au reste, plusieurs emprunts au règne animal +et aux contes, et l'on peut encore voir à Paris des enseignes du +_Loup gris_, du _Renard botté_, du _Lion qui déchire la botte_; le +_Chat botté_ n'a pas été oublié, non plus que le _Petit Poucet_, les +bottes de l'ogre et la pantoufle de _Cendrillon_. Le succès de la +comédie de Sedaine, le _Diable à quatre_, où figuraient comme +personnages un cordonnier et sa femme, donna naissance à plusieurs +enseignes; l'une d'elles existait encore en 1825 et a été reproduite +dans le _Jeu de Paris en miniature_ (p. 20). + +De leur côté, les savetiers ornaient leurs échoppes d'emblèmes de +métier et d'inscriptions: _Lapoix_, _maître savetier suivant la +cour_; _Maître Jacques_, _savetier en neuf_, qui remontent au siècle +dernier. De nos jours, on a pu lire sur les devantures: _Au soulier +minion_; _À la botte fleurie_, _Courtin confectionne en vieux et en +neuf_; _Lacombe et son épouse est cordonnier_, etc. Après 1830, on +voit des enseignes à double sens qui touchent à la politique: _Au +Tirant moderne_, _Au Tirant couronné_, _Au nouveau Tirant_. + +[Illustration: Boutique de cordonnier, d'après l'_Encyclopédie_.] + +Les boutiques de cordonniers que la belle estampe d'Abraham Bosse, +souvent reproduite, représente comme assez luxueuses au XVIIe +siècle, étaient, comme la plupart de celles des autres artisans, +très simples à l'époque qui précéda la Révolution. Les cordonniers +en réputation, dit Ant. Caillot, n'étaient pas moins modestes, quant +aux ornements extérieurs de leurs boutiques, que la plupart des +savetiers de notre temps. Nulle décoration, nulle peinture, nul +étalage que celui des souliers auxquels ils travaillaient pour leurs +pratiques. Le même auteur constatait, en 1825, qu'un changement +notable, qui remontait à l'Empire, s'était opéré: Voyez la propreté +et la recherche qui y règnent. Rien n'y manque: glaces, chaises à +lyre, comptoir d'acajou, tablettes façon du même bois, tapis de +pied, vitrages au travers desquels sont rangés, dans le plus bel +ordre, des milliers de paires de souliers de toutes les mesures, de +toutes les modes, de toutes les couleurs. À ces ornements il faut +ajouter cinq ou six jeunes bordeuses, proprement vêtues, qui +travaillent sous l'inspection de la maîtresse, dont le costume +rivalise avec celui des femmes d'une profession plus élevée. + +L'estampe de la page 25 représente un cordonnier de la fin du XVIIe +siècle, qui prend mesure à une dame; vers 1780, le cordonnier à la +mode portait un habit noir, une perruque bien poudrée, sa veste +était de soie: il avait l'air d'un greffier. Quand une cliente +distinguée se présentait, il venait lui-même prendre mesure. Il +entre, dit Mercier, il se met aux genoux de la femme charmante: +«Vous avez un pied fondant, madame la marquise; mais où donc +avez-vous été chaussée? Vous avez dans le pied une grâce +particulière. Je suis glorieux d'habiller votre pied. J'en ai pris +le dessin. J'en confierai l'expédition à mon premier clerc; jamais +son talent ne s'est prêté à la déformation.» + +Les échoppes des savetiers ont toujours été pittoresques: aussi les +peintres hollandais et flamands les ont souvent représentées, et les +auteurs des gravures sur les artisans aux derniers siècles se sont +plu à les dessiner. De nos jours, à Paris même, il en est encore +dont l'aspect est tout aussi amusant. Vers 1840, sur la surface +intime de la porte se trouvait d'ordinaire le Juif-Errant et sa +romance, d'où venait, dit-on, la phrase proverbiale des vieilles +gouvernantes: Il est sage comme une image collée à la porte d'un +savetier. Maintenant on y voit des portraits de personnages à la +mode, des gravures empruntées aux journaux illustrés, parfois des +affiches coloriées ou des chromolithographies. + +Les carreleurs, qui tirent leur nom de la pose des carreaux à la +semelle des souliers, ne viennent pour la plupart exercer leur +profession que pendant l'hiver, et aux premiers jours de soleil ils +s'en retournent en Lorraine s'adonner aux travaux des champs. + +Une chanson de Charles Vincent décrit assez bien la vie de ce pauvre +savetier qui, un bâton à la main, s'en va jetant son cri de +Carr'leur soulier: + + Ainsi le savetier traverse + Grand'ville, village et hameau; + Pour braver le froid et l'averse, + Sa hotte lui sert de manteau. + Au printemps, dans les nuits superbes, + Prenant le ciel pour hôtelier, + Il s'étend dans les hautes herbes, + Sa hotte lui sert d'oreiller. + Carr'leur soulier! + + Près d'une borne de l'église. + Tous les jours, au soleil levant, + Il déballe sa marchandise + Et vient s'établir en plein vent. + Sa hotte lui sert de banquette. + Il chante en son vaste atelier, + Et ses chants que l'écho répète + Vont éveiller tout le quartier. + Carr'leur soulier! + + Et pendant qu'il bat ses semelles, + Chacun chez lui entre en passant + Pour lui demander des nouvelles, + Car il est le journal vivant. + Il sait plus d'un petit mystère, + Et dit, sans se faire prier, + Pourquoi tous les soirs le notaire... + Pourquoi la femme de l'huissier... + Carr'leur soulier! + +Autrefois, des savetiers ambulants parcouraient les rues, en criant, +pour avertir les clients qui avaient des chaussures à réparer ou à +vendre; voici leur cri au XVIIe siècle: + + Housse aux vieux souliers vieux! + Il est temps que je pense à boire, + + (Devant que plus avant je voise) + De bon vin, fût fort ou vieux. + + Qui a des vieux souliers + À vendre en bloc ou en tâche! + +[Illustration: Un savetier, d'après une eau-forte de Van Ostade.] + +Au siècle dernier, ils s'annonçaient comme «réparateurs de la +chaussure humaine». Vers 1810, ils psalmodiaient sur un air +nasillard, que Gouriet a noté: + + Carr'leu d'souliers! + Avez-vous des souliers à raccommoder? + + Si vos souliers sont déchirés, + Voilà l'ouvrier + Qui vous demande à travailler. + +[Illustration: Un savetier, image révolutionnaire. (Musée +Carnavalet.)] + +Dans le Nord, on donnait le surnom de _quoie_ à ceux qui +parcouraient les rues chaque lundi pour crier les vieux souliers. +Cet usage a cessé à la Révolution; c'est peut-être lui, dit Hécart, +qui a donné naissance à l'expression lundi des savetiers, parce +qu'ils allaient le soir boire au cabaret le produit de la journée. +Aujourd'hui, tout au moins à Paris, ce métier a disparu, de même que +celui de revendeur de souliers ambulant; une estampe de Mitelli nous +montre un de ceux-ci, auquel manque précisément une jambe (p. 41). + +Ces industriels étaient, comme beaucoup d'autres, en butte aux +quolibets des gens de la rue. En Sicile, quand le savetier se +promène en criant: _Scarparu_! les gamins s'empressent de lui +répondre à la face: _Ogni puntunn ni fazzu un paru_! Chaque point ne +fait pas une paire. + +C'est parce que les cordonniers, et surtout les savetiers, étaient +populaires entre tous les artisans par leur esprit gai et caustique, +qu'ils tiennent une si grande place dans l'imagerie révolutionnaire. +Au début, ils sont optimistes, comme celui de l'estampe de 1789, +dont le succès est attesté par des variantes, et qui est intitulée: +Le bon temps reviendra. Patience, Margot, dit le savetier à sa +femme, j'aurons bientôt 3 fois 8. L'explication est sur un placard +déposé sur la table: «Espérance pour 1794 (?) Pain à 8 sous,--vin à +8 sous,--viande à 8 sous.» Celui de l'image reproduite, p. 17, fait +également des réflexions très sensées. + +Mais cette sagesse ne dura guère, tout au moins chez quelques-uns, +et on les voit se mêler plus que de raison à la politique active; un +peu plus tard, une autre image montre un savetier, président d'un +comité révolutionnaire, s'occupant de son art en attendant la levée +des scellées (_sic_). + +Dès l'antiquité, on a attribué aux cordonniers une certaine dose de +philosophie, qui leur faisait exercer gaiement un métier qui +habituellement ne chômait pas et qui nourrissait son homme, lui +laissant l'esprit libre pendant son travail. Ce n'est pas au hasard +que Lucien a mis en scène, dans la _Traversée_, le savetier Micyle, +joyeux et philosophe, et qu'il a choisi comme héros de sa fantaisie +du _Songe_ le même Micyle, auquel son coq démontre qu'il est le plus +heureux citoyen d'Athènes. Dès cette époque, les savetiers +chantaient comme aujourd'hui, et si Micyle n'a pas de linotte, du +moins il a un coq. _Le Savetier_ de La Fontaine + + Chantait du matin jusqu'au soir, + C'était merveille de le voir, + Merveille de l'ouïr: il faisait des passages, + Plus content qu'aucun des sept sages. + +D'après Sensfelder, à notre époque, les bonnes traditions de gaieté +ne sont pas perdues: Le cordonnier et le savetier sont gais, +égrillards parfois, ayant toujours un refrain à la bouche; fatigués +de chanter, ils causent avec la pie ou font siffler leur merle, +oiseaux traditionnels qui, de temps immémorial, sont les hôtes +obligés de la boutique ou de l'échoppe. Les fleurs sont aussi une de +leurs passions dominantes, et il est rare de ne pas voir la margelle +de leur fenêtre émaillée d'un pot de basilic ou de giroflée. + +Dans les farces, dit l'_Histoire des cordonniers_, les savetiers +paraissent au premier rang; leur rôle c'est d'être plaisants, et si +quelque niais est victime d'un bon tour, soyez sûr que c'est un +savetier qui le lui a joué. De là, cette vieille expression +proverbiale: _Tour de savetier_, pour qualifier un bon tour joyeux +et plaisant, ce qu'on a depuis appelé une mystification. Les +savetiers représentaient, pour ainsi dire, par leurs libres propos, +l'indépendance des opinions; la franchise du peuple respirait dans +leurs allures, et leur humeur originale et moqueuse conservait à +forte dose le sel caustique de l'ancien esprit gaulois. Leur échoppe +était le rendez-vous des plus vaillants compères du voisinage; c'est +là que s'apprenaient les nouvelles, que se propageaient les +médisances, que se fabriquaient les lazzis et les mots piquants, que +s'échangeaient les cancans du quartier, que se discutaient sans +arrière-pensée les actes de la cour et les affaires de la ville. +C'était l'école des révélations indiscrètes, des aventures galantes, +des innocentes méchancetés. + +On voit, à Carnavalet, une copie d'un tableau du XVIIe siècle que M. +Bonnardot possédait dans sa collection; il représente des scènes du +Mardi-Gras à l'endroit le plus large de la rue Saint-Antoine. Parmi +elles figurent des «attrapes», dont la plus plaisante est celle dont +nous empruntons la description et la gravure au _Magasin +pittoresque_: + +[Illustration: _Jeu de Paris en miniature_ (1823).] + +Près d'une échoppe, dans le renfoncement de la rue, un apprenti +savetier a étendu sur le pavé un beau morceau de cuir, après lequel +est attachée une ficelle dont un bout ne quitte point sa main. Une +grosse paysanne avise ce cuir et se félicite de la trouvaille. Elle +calcule déjà qu'elle y trouvera au moins une paire de semelles pour +elle et une pour son mari. Elle dépose son panier, se baisse, avance +les deux mains: mais la ficelle fait son devoir et la bonne femme +n'attrape rien que les pantalonnades d'un scapin planté là pour lui +remontrer à point nommé que ces choses-là ne se trouvent point sous +le pas d'un masque. + +On s'est égayé aux dépens des artistes de la chaussure en se servant +des mots à double sens que renferme le vocabulaire professionnel; la +plus curieuse, peut-être, de ces charges, est celle qu'on lit au bas +de l'image intitulée: «Le Galant Savetier» ou la _Déclaration dans +les formes_. (Paris, Noël, rue Saint-Jacques, décembre 1816.) + + M. L'EMPEIGNE.--Mademoiselle, l'Amour qui me _talonne_ et + me traite en vrai _tiran_ ne me donnant point de + _quartier_, me réduit a vous faire ma déclaration dans les + _formes_. Malgré sa violence, j'ai jusqu'ici enfoncé mon + amour entre _cuir_ et _chair_; mais enfin, il faut que je + _tire pied_ ou aile à ce maudit aveugle qui me fait sentir + ses _pointes_ cruelles. Décidez du sort du malheureux + l'Empeigne, car ses _mesures_ sont prises si vous lui + faites essuyer un _revers_. + + MLLE CRÉPIN--Reprenez _haleine_, M. l'Empeigne, si votre + amour n'est pas à propos de _bottes_, voyez M. Crépin, + _tige_ de mon honorable famille, et qu'il vous accorde ma + main, j'y ajouterai mon coeur. + + M. L'EMPEIGNE.--Ah! mademoiselle, _ça vat_... + +[Illustration: Le Cordonnier et la Servante, d'après le _Magasin +pittoresque_] + +Une gravure coloriée, de la même date, montre un savetier qui +s'apprête à corriger sa femme: «Ah! tu ne veux pas te taire! eh +bien! je vais t'enfoncer dans les _formes_!» Elle faisait allusion, +de même que bien d'autres, à la réputation qu'avaient les savetiers +de se servir volontiers de leur tire-pied pour corriger «leur +épouse». C'est sur cette donnée qu'est fondé en partie +l'opéra-comique de Sedaine, le _Diable à quatre_. + +Parfois les femmes se regimbent, comme dans une estampe de ma +collection (vers 1840), où une femme poursuit à coups de balai son +mari qui l'a frappée de son tire-pied. + +Les parodies du langage professionnel étaient en somme assez +innocentes, et il est probable que ceux dont on faisait ainsi la +caricature les trouvaient plaisantes et étaient les premiers à en +rire. Ils devaient moins goûter les mauvaises charges qui, d'après +les _Français peints par eux-mêmes_, étaient en usage vers 1840: «Le +savetier a-t-il des vitres en papier, le polisson passera la tête à +travers pour demander l'heure; il tournera doucement la clef laissée +à la serrure et ira la planter un peu plus loin; puis il reviendra, +et cognant au châssis, il en préviendra gracieusement le père +l'Empeigne; ou bien il lui demandera poliment de vouloir bien lui +donner la monnaie de six liards en pièces de deux sous. Il n'était +pas rare autrefois de trouver une échoppe bâtie sur quatre +roulettes. Mais ce genre de construction a été peu a peu abandonné: +il prêtait trop à l'espièglerie. Soit donné, par exemple, que le +père Courtin eût son échoppe dans la rue Basse; à la faveur des +ombres de la nuit, des farceurs s'y attelaient et la traînaient +jusque rue des Singes ou de l'Homme-Armé. Et le lendemain, quand le +père Courtin revenait à sa place accoutumée, pas plus +d'établissement que sur ma main.» + +Les conteurs du XVIe siècle et du XVIIe rapportent plusieurs récits +dans lesquels les cordonniers sont dupés, en dépit de la finesse +qu'on leur attribue. Celui qui suit est tiré des _Sérées_ de +Guillaume Bouchet: la _Légende de maître Pierre Faifeu_, qui est un +peu plus ancienne, attribuait à ce fripon émérite un vol à peu près +semblable. «Un suppot de la matte (matois) ayant affaire d'une paire +de bottes, et estant en une hostellerie, s'advisa d'envoyer quérir +un cordonnier, pour en avoir une paire, sans argent. Les ayant +essayées, le mattois va dire au cordonnier que la botte du pied +gauche le blessoit un peu et le prie de la mettre deux ou trois +heures en la forme. Le cordonnier le laissant botté d'une botte, +emporte l'autre; mais le mattois, se faisant desbotter, envoie +soudain quérir un autre cordonnier auquel il dit, après avoir essayé +ses bottes, que la botte du pied droit luy sembloit un peu plus +estroite que l'autre; parquoy le marché fait, se fait desbotter afin +qu'il mist cette botte en la forme jusques à ce qu'il eust disné. +Que voulez-vous? sinon qu'ayant deux bottes de deux cordonniers, +l'une du pied gauche, l'autre du pied droit, baillant ses vieilles +bottes au garçon d'estable, il paye son hoste, monte à cheval et +s'en va. Tantost après voicy arriver les maistres cordonniers ayant +chacun une botte à la main et se doutant qu'ils estoient gourez, se +prinrent à rire et firent mettre à leurs maistre-jurez de l'année, +dans les statuts de la confrérie, que défenses estoient faites aux +maistres de l'estat que cy après ils n'eussent à laisser une botte à +un estranger et emporter l'autre, soit pour l'habiller ou la mettre +en forme, avant qu'estre payez, sur peine de perdre une des bottes, +et l'autre, qui demeure entre leurs mains, être confisquée et +l'argent mis et appliqué à la botte du mestier.» + +[Illustration: Le Cordonnier.] + +Une farce faite aux savetiers de Paris faillit tourner au tragique +et amener une émeute. Me Mangienne, avocat des charbonniers, en fit +un récit plaisant dans son mémoire, l'un des plus curieux des +_Causes amusantes et peu connues_: «Le 31 juillet 1751, veille de la +fête de Saint-Pierre-ès-Liens, que les maîtres savetiers ont choisi +pour leur patron, plusieurs charbonniers du port Saint-Paul et +autres ports, résolurent de se divertir de quelques-uns de leurs +confrères mariés avec de vieilles veuves; et à cet effet d'aller, +avec des instruments, leur présenter des bouquets, prétendant que la +fête devait leur être commune avec les savetiers qui ne travaillent +qu'en vieux cuir. Cette espèce de ressemblance qu'ils avoient cru +voir entre leurs amis et ces derniers, leur fournit l'idée d'une +marche risible et propre à laisser entrevoir à ceux qui en étoient +le sujet le prétendu rapport que l'on mettoit entre leur état et +celui de la savaterie. Ils prirent pour cet effet deux ânes, qu'ils +ornèrent de tous les outils de la profession. Ils les couvrirent +d'un caparaçon fort sale; aux extrémités qui en pendoient étoient +attachés des pieds de boeuf en forme de glands; il y en avoit de +même en guise de pistolets, et sur le caparaçon on avoit cousu de +toutes les espèces de plus vieilles savates. Deux d'entre eux +devoient monter ces ânes avec des habits de caractère et de goût; +l'un acheta à la friperie une vieille robe, avec veste et culotte +noire, toutes en lambeaux; il s'en affuble et met par-dessus, en +forme de cordes, de gauche à droite, un morceau de vieille toile sur +lequel étoient cousus artistement des savates et tous les outils de +ce brillant métier, avec une cocarde au chapeau et deux alènes en +sautoir. Un autre prit un vieil habit d'Arlequin, parsemé des mêmes +instruments et de vieilles savates de tout âge et de tout sexe. +Chacun de ces ânes devoit être conduit par deux hommes habillés +grotesquement et du même goût, avec une pique à la main où, au lieu +de fer, il y aurait un pied de boeuf; tous ceux qui devoient +composer le cortège devoient avoir des cocardes et des marques +caractéristiques de la savaterie. Tous les Garçons-Plumets des +officiers charbonniers commencèrent la marche deux à deux; ils +avoient à leur tête des tambours et des fifres; dans le milieu +étoient les deux héros sur leurs ânes; ils tenoient d'une main un +pied de boeuf et de l'autre un gros bouquet de fleurs rangées. Ils +partirent en bon ordre dans le dessein de n'aller que chez ceux de +leurs amis dans le cas d'être réputés savetiers. Monteton, qui avoit +donné l'idée de cette mascarade, avoit été savetier avant que d'être +charbonnier: c'était lui qui montoit un des deux ânes et qui, +sachant bien tourner un compliment dans le goût et à la portée de +l'esprit des savetiers, se chargea de faire les harangues. Ce +cortège fut bien reçu par un savetier de la rue Saint-Paul, auquel +on offrit un bouquet, et qui fit boire au cortège plusieurs +bouteilles de bière; mais un autre savetier de la même rue, au lieu +de bien prendre la plaisanterie, se fâcha, jeta à la tête des gens +un baquet d'eau puante, et dit qu'il était petit-juré dans le corps +des savetiers, qui se trouvoit insulté en sa personne. Il fit +prévenir le syndic de la communauté, les deux hommes montés sur des +ânes furent mis en prison, et les savetiers poursuivirent les +charbonniers; et lorsqu'on voulut les apaiser, ils déclarèrent +qu'ils étaient dix-huit cents à Paris, et qu'ils se priveroient +plutôt tous d'aller aux guinguettes pendant un mois pour employer +l'argent qu'ils y dépenseraient à pousser le procès que d'en avoir +le démenti.» La Cour les renvoya dos à dos, dépens compensés. + +On n'a pas, que je sache, de document authentique décrivant les +cérémonies qui avaient lieu lors de la réception d'un maître +cordonnier ou savetier; il est permis de penser que quelques-uns des +détails conservés dans une pièce imprimée à Troyes, en 1731, _Le +Récit véritable et authentique de l'honnête réception d'un maître +savetier_, ne sont que le grossissement caricatural de ce qui se +passait réellement. Le dialogue suivant s'engage entre l'aspirant et +l'ancien: + + L'ASPIRANT.--Messieurs, messeigneurs, pardonnez à mon + ambition... Je vous supplie instamment de m'incorporer. + + L'ANCIEN.--Mon grand amy, nous louons votre zèle; mais + combien avez-vous fait d'années d'apprentissage? Il faut + absolument en avoir fait sept ou bien épouser une fille de + maître. + + L'ASPIRANT.--Messieurs, messeigneurs, il n'y a pas + justement sept années que je m'instruis; mais pendant plus + de six ans qu'il y a que je travaille, j'y ay esté enseigné + par un des plus habiles hommes de toute l'Europe. + + L'ANCIEN.--La loi sur le chapitre du corps est précise et + inviolable. Cependant si vous faisiez un chef-d'oeuvre... + + L'ASPIRANT.--J'aime mieux qu'il m'en coûte quelque argent. + + L'ANCIEN.--Hé! combien avez-vous à mettre au coffre du + métier? + + L'ASPIRANT.--Messieurs, messeigneurs, je n'ay que cinquante + écus. + + L'ANCIEN.--Il faut deux cents livres. + + L'ASPIRANT.--Messieurs, messeigneurs, contentez-vous à + cela. + + L'ANCIEN.--Il faut autant, mon grand amy. + +On finit par admettre l'aspirant, parce qu'il a été «laquais de +l'Arsenac, celuy qui est un des plus grands de la France.» C'est +alors que commence réellement la parodie de la cérémonie de +réception. + + L'ANCIEN.--Levez la main. Ne jurez-vous pas d'observer les + règlements de l'état? + + L'ASPIRANT.--Je le jure. + + L'ANCIEN.--De ne vous rencontrer jamais en repas, sans vous + enyvrer jusqu'à dégobiler partout, et sans emporter à votre + maison quelque morceau de viande dans votre poche? + + L'ASPIRANT.--Je le jure. + + L'ANCIEN.--De faire parler de vous dans la ville, à + l'exemple de vos confrères, au moins trois fois dans votre + vie? + + L'ASPIRANT.--Je le jure. + + L'ANCIEN.--Et quand vous trouverez quelque maistre qui + commencera quelque faute, de lui répliquer qu'il ne sera + jamais qu'un maçon, ce mestier estant au-dessous de votre + devoir pendant votre vie? + + L'ASPIRANT.--Je le jure. + + L'ANCIEN.--De ne travailler jamais le lundi? + + L'ASPIRANT.--Je le jure et le jure. + + L'ANCIEN.--D'avoir trois linottes et un geay à siffler, et + leur enseigner fidèlement? + + L'ASPIRANT.--Je le jure. + + L'ANCIEN.--De vous informer curieusement de tout ce qui se + passe chez vos voisines? + + L'ASPIRANT.--Je le jure. + + L'ANCIEN.--De sçavoir la généalogie de toutes les familles? + + L'ASPIRANT.--Je le jure. + + L'ANCIEN.--De vous introduire tant dans les paroisses, + communautez et autres lieux, pour avoir titre d'office? + + L'ASPIRANT.--Je le jure. + + L'ANCIEN.--Moi ancien du métier, toujours vénérable + Savetier carleur, réparateur de la chaussure humaine en + cette ville de Rouen, de l'avis et consentement des gardes + y assemblés, je vous reçois, admets et établis et fais + maistre Savetier, carleur, réparateur de la chaussure + humaine en cette ville de Rouen, car tel est mon bon + plaisir, aux fins de jouir des droits, dignitez, privilèges + et prééminences y attribués. + +Quand le nouveau maître a présenté ses remerciements, le dialogue +continue: + + L'ANCIEN.--Mon grand amy, il ne reste plus qu'à sçavoir de + quelle branche vous voulez estre, car remarquez, que nous + en avons de trois sortes: 1° les _Vielus_.-2° les + _Brelandiers_, 3° les _Porte-Aumuches_. Les Vielus ont à + leur devanture une virole en cuivre en forme de jetton; les + Brelandiers ont une pirouette; les Porte-Aumuches ont un + petit morceau de cuir. Les Vielus ont une boutique à leur + maison; les Brelandiers ont un estal ou un brelan au coin + d'une rue; les Porte-Aumuches vont par les rues crier: _À + ces vieux souliers!_ + + L'ASPIRANT.--Je désire être Porte-Aumuche. + + L'ANCIEN.--Prenez votre ton. + + L'ASPIRANT.--_À ces vieux souliers!_ + + L'ANCIEN.--Tout beau; vous contrefaites la voix de maître + Gaspard. Modérez votre ton. + + L'ASPIRANT.--_À ces vieux souliers!_ + + L'ANCIEN.--Holà! vous n'y êtes pas encore. Vous prenez le + ton comme maître Albert. Un peu plus haut. + + L'ASPIRANT.--_À ces vieux souliers!_ + + L'ANCIEN.--Bon! justement vous y voilà. Gardez-vous bien + d'oublier ce ton. C'est de tout temps immémorial que nos + prédécesseurs ont sagement ordonné que l'on réglât la voix + de chaque maître, pour éviter à la confusion et aux + surprises qui pourroient arriver. L'on vous dégraderoit si + vous changiez seulement un iota. Allez faire trois tours + par la ville et donnez des bouquets aux maîtresses. Quand + vous passerez devant la boutique des maîtres Vielus, ou les + rencontrant, quel salut ferez-vous? + + L'ASPIRANT.--Je dirai: Bonjour, maître». + + L'ANCIEN.--Et aux maîtres Brelandiers? + + L'ASPIRANT.--Bonjour, donc. + + L'ANCIEN.--Et à un Porte-Aumuche? + + L'ASPIRANT.--Bonjour! + +Quand l'aspirant a été passé maître, il demande: + + --Où irons-nous faire la feste de notre réception? + + L'ANCIEN.--Il n'est que d'aller en plein cabaret. Allons au + Grand Gaillard Bois. + +[Illustration: Cette estampe du XVIIe siècle a été inspirée par le +chapitre XLIII du livre populaire des _Aventures de Til Ulespiègle_, +intitule: «Comment Ulespiègle se fait cordonnier et demande à son +maître quels souliers il doit tailler». Le maître lui répond: +«Grands et petits, comme les bêtes que le berger mène aux champs». +Alors il taille des boeufs, des vaches, des veaux, des boucs, +etc., et gâte le cuir.] + +Une autre pièce, imprimée aussi à Troyes, et qui porte l'approbation +de Grosley, avocat, le facétieux auteur des _Mémoires de l'Académie +de Troyes_, contient une description du _Magnifique et +superlicoquentieux Festin fait à Messieurs, Messeigneurs les +Vénérables Savetiers, Careleurs et Réparateurs de la chaussure +humaine_, par le sieur Maximilien Belle-Alesne, nouveau reçu et +agrégé au corps de l'état, en reconnaissance des grandes obligations +qu'il a d'avoir été reçu dans l'illustre corps, sans même avoir fait +de chef-d'oeuvre. Les quatorze pages qui suivent décrivent un +repas pantagruélique, accompagné de facéties du métier. + +Une note écrite par un inconnu au dos du cahier contenant le texte +manuscrit du règlement de 1442, aux archives municipales de Troyes, +montre combien ces artisans étaient jaloux de leurs privilèges. «On +a oublié, dans les statuts des savetiers, cet article intéressant: +Et si notre bon Roy que Dieu gard vouloit faire recevoir monsieur +son fils maître dudit métier, point ne pourroit, à moins qu'il ne +luy fit faire trois ans d'apprentissage ou épouser une fille de +maître.» + +Au moyen âge, et dans la période qui le suivit, les ouvriers +cordonniers étaient sous la dépendance absolue des patrons. Leur +situation a été bien décrite par les auteurs de l'_Histoire des +cordonniers_, auxquels j'emprunte, en l'abrégeant, ce qui est +relatif à l'ancien compagnonnage. Ils ne pouvaient, sous aucun +prétexte, quitter le maître qui les avait loués, avant l'expiration +de leur engagement, à peine de lui payer une indemnité et de devoir +à la confrérie une demi-livre de cire. S'ils restaient trois jours +consécutifs sans être placés, ils étaient, par ordonnance de la +police, appréhendés au corps et conduits aux prisons du Châtelet +comme vagabonds. Pourtant ils ne pouvaient, sans engager fatalement +leur avenir, accepter l'ouvrage d'où qu'il vînt: ceux qui, sortant +de chez un maître, allaient travailler chez un chamberlan, devaient +renoncer à la maîtrise, à moins qu'ils ne prissent pour femme une +fille ou une veuve de maître. Les maîtres cordonniers, avant de +mettre un compagnon en besogne, étaient tenus de prendre des +informations auprès de son dernier maître et de s'enquérir de ses +moeurs, de son aptitude et des causes qui lui avaient fait +abandonner son service. Fatigués de ses servitudes, ils +s'assemblaient quelquefois pour tâcher de s'en affranchir; souvent +ils concertaient de dangereuses coalitions. Une sentence du Châtelet +de Paris leur défendit de se réunir entre eux et de former aucune +cabale. Plus tard, on incarcéra ceux qui se débauchaient les uns les +autres, s'attroupaient en quelque lieu que ce fût, ou même +s'attablaient dans un cabaret, au delà du nombre de trois. + +[Illustration: Le Savetier, d'après Bouchardon, collection G. +Hartmann.] + +Ces sévérités excessives ne servirent qu'à faire organiser le +compagnonnage, à lui donner une raison d'être, à en étendre les +ramifications: empêchés de s'assembler aux yeux de tous, les +ouvriers cordonniers se réunirent secrètement et créèrent une vaste +association dont eux seuls connaissaient les règlements et qui les +liaient les uns aux autres, de quelque pays qu'ils fussent. Ils +célébraient des cérémonies mystérieuses, se soumettaient à des +épreuves bizarres pour parvenir à l'initiation, avaient des modes +particuliers de réception, des symboles qui leur étaient propres. +Mais nul parmi les profanes ne soupçonnait rien de ce qui se passait +dans ces conciliabules. Ils juraient sur leur part de paradis, sur +le saint chrême, de ne rien révéler. Une pièce annexée au règlement +des cordonniers et des savetiers de Reims, et datant du XVIIe +siècle, donne de ce compagnonnage une idée peu avantageuse. «Ce +prétendu devoir de compagnon consiste en trois paroles: _Honneur à +Dieu_, _Conserver le bien des Maistres_, _Maintenir les Compagnons_. +Mais, tout au contraire, ces compagnons déshonorent grandement Dieu, +profanant tous les mystères de notre religion, ruinant les maistres, +vuidant leurs boutiques de serviteurs quand quelqu'un de leur cabale +se plaint d'avoir reçu bravade, et se ruinent eux-mesmes par les +défauts au devoir qu'ils font payer les uns aux autres pour être +employez à boire. Ils ont entre eux une juridiction; eslisent des +officiers, un prévost, un lieutenant, un greffier et un sergent, ont +des correspondances par les villes et un mot du guet, par lequel ils +se reconnoissent et qu'ils tiennent secret, et font partout une +ligue offensive contre les apprentis de leur métier qui ne sont pas +de leur cabale, les battent et maltraitent et les sollicitent +d'entrer en leur compagnie. Les impiétés et sacrilèges qu'ils +commettent en les passant maistres sont: 1° de faire jurer celui qui +doit être reçu sur les saints Évangiles qu'il ne révélera à père ny +à mère, à femme ny enfant, prestre ny clerc, pas mesme en +confession, ce qu'il va faire et voir faire, et pour ce choisissent +un cabaret qu'ils appellent _la Mère_, parce que c'est là qu'ils +s'assemblent d'ordinaire, comme chez leur mère commune, dans +laquelle ils choisissent deux chambres commodes pour aller de l'une +dans l'autre, dont l'une sert pour leurs abominations et l'autre +pour le festin: ils ferment exactement les portes et les fenestres +pour n'estre veux ni surpris en aucune façon; 2° ils luy font eslire +un parrain et une marraine; luy donnent un nouveau nom, tel qu'ils +s'avisent, le baptisent par dérision et font les autres maudites +cérémonies de réception selon leurs traditions diaboliques.» Ces +pratiques, en usage parmi les ouvriers en chaussures, étaient à +cette époque communes à plusieurs autres métiers; la même pièce +fournit des détails, du rite exclusivement propre aux cordonniers. +«Les compagnons cordonniers prennent du pain, du vin, du sel et de +l'eau, qu'ils appellent _les quatre alimens_, les mettent sur une +table, et ayant mis devant icelle celui qu'ils veulent recevoir +comme compagnon, le font jurer sur ces quatre choses par sa foy, sa +part de paradis, son Dieu, son chresme et son baptesme; ensuite luy +disent qu'il prenne un nouveau nom et qu'il soit baptisé; et luy +ayant fait déclarer quel nom il veut prendre, un des compagnons, qui +se tient derrière, luy verse sur la teste une versée d'eau en luy +disant: Je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. +Le parain et le soubs-parain s'obligent aussi tost à luy enseigner +les choses apartenantes audit devoir». Le même document formule +d'autres accusations encore plus graves: «Ils s'entretiennent en +plusieurs débauches, impuretez, ivrogneries, et se ruinent eux, +leurs femmes et leurs enfants, par ces dépenses excessives qu'ils +font en ce compagnonnage en diverses rencontres, parce qu'ils aiment +mieux dépenser le peu qu'ils ont avec leurs compagnons que dans leur +famille. Ils profanent les jours consacrés au Seigneur. Les serments +abominables, les superstitions impies et les profanations sacrilèges +qui s'y font de nos mystères sont horribles. Ils représentent de ce +chef la Passion de Jésus-Christ au milieu des pots et des pintes.» + +[Illustration: La Nouvelliste.] + +Ces abus se maintinrent longtemps sans que personne osât y porter la +main; il répugnait d'attaquer une association qui se couvrait du +manteau de la religion, et dont les pratiques revêtaient les +apparences les plus pieuses. Les juges ecclésiastiques reculaient +devant le scandale, les juges laïques ignoraient le fond des choses +ou feignaient de l'ignorer pour ne point entreprendre une tâche qui +demandait des forces supérieures. Le compagnonnage se développait de +plus en plus. Le cordonnier Henry Buch, qui devait plus tard fonder +l'ordre semi-religieux des Frères Cordonniers, entreprit de réformer +ces abus, et se mit à prêcher les compagnons, qui se moquèrent de +lui. En 1645, il dénonça les cordonniers et les tailleurs à +l'Officialité de Paris, qui en 1646 condamna ces pratiques. Il +entama ensuite des poursuites contre les compagnons de Toulouse, et +confia le soin de les diriger à quelques-uns de ses disciples; ils +furent assez habiles pour décider quelques maîtres cordonniers, qui +avaient été dans leur jeunesse initiés au compagnonnage, à leur +délivrer une attestation écrite dans laquelle ils en faisaient +connaître les cérémonies les plus secrètes. Elle débutait ainsi: +«Nous, bailles de la confrairie de la Conception de Notre-Dame, +Saint-Crépin et Saint-Crépinien, des maîtres cordonniers de la +présente ville de Thoulouse en l'église des Grands-Carmes, déclarons +que la forme d'iceluy est telle qu'il s'ensuit. Les compagnons +s'assemblent en quelque chambre retirée d'un cabaret; estant là, ils +font eslire à celuy qu'ils veulent passer compagnon un parrain et un +sous-parrain. Après cela, ils font plusieurs choses contenues dans +l'attestation touchant la forme de recevoir les compagnons; mais il +vaut mieux, dit le Père Lebrun, les passer sous silence, pour les +mesmes raisons qu'ont les juges de brusler les procès des magiciens +afin d'épargner les oreilles des personnes simples et de ne pas +donner aux méchants de nouvelles idées de crimes et de sacrilège.» +Il est vraisemblable que cet écrit renfermait, avec plus de détails, +une description analogue à celle de Reims dont nous avons parlé +ci-dessus. L'archevêque de Toulouse, qui eut connaissance de la +pièce entière défendit ces réceptions sous peine d'excommunication. +D'autres évêques s'unirent à lui et il y eut une solennelle +abjuration du corps entier des compagnons cordonniers, lesquels +s'engagèrent «à n'user jamais à l'avenir de cérémonies semblables, +comme étant impies, pleines de sacrilèges, injurieuses à Dieu, +contraires aux bonnes moeurs, scandaleuses à la religion et contre +la justice». C.-G. Simon, dans son _Étude sur le Compagnonnage_, se +demande si cette abjuration ne serait pas la véritable cause de la +haine traditionnelle des autres corps d'état contre les cordonniers. + +[Illustration: Arrivée d'un compagnon chez un maître, bois de la +bibliothèque bleue, collection L. Morin.] + +[Illustration: Le Savetier + +Estampe de Clarte (XVIIe siècle)] + +La Faculté de théologie défendit, par sentence du 30 mai 1648, les +«assemblées pernicieuses» des compagnons, sous peine +d'excommunication majeure. Il semble toutefois que si le +compagnonnage proprement dit, avec les rites et les initiations +d'autrefois, cessa d'exister à cette époque, il ne disparut pas +complètement et se continua à l'aide de diverses transformations. À +Troyes, en 1720, une requête des maîtres cordonniers dénonce leurs +compagnons comme ayant fondé une confrérie en l'église +Saint-Frobert. «Quatre maîtres, dit-elle, ont été élus pour la +diriger, elle possède des registres où sont inscrits les noms des +compagnons, qui s'attroupent pour demander des augmentations de +salaires.» Il paraît qu'avec ce salaire, ils ne travaillaient que +trois jours par semaine et passaient le reste en débauches. «Ils +ont, dit le document, été attroupez dans les boutiques de tous les +maîtres pour faire perquisition chez eux et voir s'il n'y avoit +point de compagnons qui n'étant point de leur caballe, +travaillassent pour les faire quitter l'ouvrage et maltraiter, +voulant les mettre de leur party. Ils ont plus fait, car ils ont +menacé les maîtres de les faire tous périr s'ils ne leur donnent pas +le prix qu'ils leur demandoient.» + +C'est seulement au commencement de ce siècle que les cordonniers +purent rentrer effectivement dans le compagnonnage; ils avaient +perdu toutes les notions lorsque, en 1808, un dimanche de janvier, +un jeune compagnon tanneur, d'autres disent corroyeur, d'Angoulême, +retenu à boire avec trois ouvriers cordonniers trahit, en leur +faveur, le secret de son devoir et les fit compagnons, leur révélant +les secrets de l'initiation des tanneurs et tous les signes de +reconnaissance. Les ouvriers cordonniers, doutant de la véracité de +leur initiateur, deux le gardèrent à vue, pendant qu'un troisième +allait à l'assemblée mensuelle des tanneurs qui se tenait ce +jour-là. Ils purent se convaincre qu'il ne les avait pas trompés, et +ils s'empressèrent de donner l'initiation à leurs camarades +d'atelier, et comme il y a partout des cordonniers en assez grand +nombre, ils ne tardèrent pas à former un groupe considérable. Mais +ils ne jouirent pas paisiblement de leur compagnonnage, et ils +eurent à soutenir pendant huit jours une bataille affreuse contre +les corroyeurs. Il y eut des blessés et des morts. À la suite de +cette affaire, Mouton Coeur de Lion, cordonnier des plus +courageux, fut mis aux galères de Rochefort, où il mourut. Les +cordonniers vénèrent la mémoire de ce compagnon, et dans un de leurs +couplets on trouve les vers suivants: + + Provençal l'Invincible, + Bordelais l'Intrépide, + Mouton Coeur de Lion + Nous ont faits compagnons. + +Le Devoir fut porté d'Angoulême à Nantes et de là se répandit dans +d'autres villes. Pendant quarante ans les cordonniers furent en +butte aux sarcasmes, aux violences et aux avanies des autres corps +de métiers qui ne voulaient pas leur pardonner, bien qu'ils +l'eussent déjà pardonné à d'autres, leur intrusion dans le corps du +compagnonnage. Ce ne fut qu'en 1845 qu'ils purent obtenir une sorte +de traité de paix des autres corps d'état. Mais ils manquaient de +_pères_, et à défaut des tanneurs qui ne voulurent jamais les +reconnaître pour leurs enfants, les compagnons tondeurs de drap +voulurent bien, en 1850, se déclarer les pères des cordonniers. + +C.-G. Simon, qui nous a fourni une partie des détails de la +résurrection du compagnonnage des cordonniers, nous donne des +indications sur leurs coutumes vers 1850. En partant pour le tour de +France les cordonniers portent d'abord deux seuls rubans, un rouge +et un bleu, puis, dans chaque ville de leur devoir qu'ils traversent +ils reçoivent une couleur nouvelle, si bien qu'à la fin de leur +voyage on peut dire sans jeu de mots qu'ils sont couverts de +_faveurs_, c'est le nom qu'ils donnent à ces rubans secondaires. + +Il se produisit des schismes dans ce compagnonnage: les «margajas» +cordonniers étaient ennemis des compagnons. Vers 1840, la Société +des Cordonniers indépendants, après s'être formée sous l'invocation +de Guillaume Tell, avait fini par adopter des cannes et des couleurs +et par se rapprocher du compagnonnage. Les cordonniers étaient, avec +les boulangers, au nombre des métiers auxquels le compagnonnage +interdisait de porter le compas; parfois tous les compagnons du +Devoir des autres états tombaient sur eux. + + * * * * * + +On sait que saint Crépin est le patron des cordonniers; son nom est +d'un usage fréquent dans le langage du métier; on appelle +saint-crépin tous les outils d'un cordonnier et au figuré tout le +bien d'un pauvre homme; au XVIIe siècle, ce terme désignait même un +patrimoine quelconque; d'après la Mésangère, cette comparaison est +tirée de la coutume des garçons cordonniers qui, en allant de ville +en ville, portent dans un sac ce qu'ils appellent leur saint-crépin. +Le tire-pied est «l'étole de saint Crépin» et au commencement du +XVIIe siècle, on nommait «lance de saint Crépin» l'alène du +cordonnier. On dit familièrement d'une personne chaussée trop +étroitement qu'elle «est dans la prison de saint Crépin.» + +[Illustration: Saint Crépin et saint Crépinien, d'après une pierre +gravée de la chapelle des maîtres cordonniers en l'église des R. R. +P. Augustins de Châlons (XVe siècle).] + +[Illustration: ARCHICONFRAIRIE ROIALE DE ST CRESPIN ET ST +CRESPINIAN FONDEE EN L'EGLISE ND DE PARIS] + +Les actes de saint Crépin et de son compagnon saint Crépinien, qui +paraissent avoir été rédigés vers le huitième siècle, disent que les +deux saints étaient frères, et que, fuyant la persécution de +Dioclétien, ils arrivèrent à Soissons, où personne n'osant leur +offrir l'hospitalité à cause de leur qualité de chrétiens, ils +apprirent l'état de cordonnier, et y devinrent bientôt très habiles; +ils ne prenaient aucun salaire fixe, et la foule ne tarda pas à les +visiter et à venir les entendre prêcher l'Évangile; beaucoup de +personnes, persuadées par eux, abandonnèrent le culte des idoles. Le +gouverneur de la Gaule les arrêta à Soissons, où ils «faisaient des +souliers pour le peuple» et les amena devant l'empereur Maximien +Hercule, qui les pressa d'abjurer, et, comme ils refusaient, le +gouverneur Rictius Varus leur fit subir d'horribles supplices sans +parvenir à ébranler leur constance. On leur lia des meules au cou, +et on les précipita dans la rivière, mais ils nagèrent avec facilité +et atteignirent l'autre rive; Varus les fit plonger dans du plomb +fondu qui ne les brûla point, non plus que le bain de poix et +d'huile bouillante dans lequel il ordonna de les mettre. Maximien +finit par leur faire trancher la tête, et leurs corps furent +abandonnés aux oiseaux et aux chiens qui n'y touchèrent point. + +Telle est la légende des deux saints patrons; en voici une autre qui +n'a rien de commun avec le récit des Actes des martyrs: Les +cordonniers autrefois, en travaillant le soir à la lumière de la +chandelle, se fatiguaient beaucoup les yeux, surtout dans certains +travaux de leur profession qui exigent un bon éclairage, notamment +dans la pose de la petite pièce de cuir que l'on place entre les +deux parties de la semelle et que l'on appelle l'âme. Crépin était +un compagnon cordonnier. Un soir que pendant son travail il avait +près de lui une bouteille de verre au ventre rebondi remplie d'eau, +il remarqua que la lumière de la chandelle passant au travers du +liquide se concentrait en un seul point extrêmement lumineux. Il eut +l'idée ingénieuse de mettre son travail sous ce point et dès lors +put l'exécuter avec la même perfection qu'en plein jour. Ses +compagnons l'imitèrent, et c'est à partir de ce moment que les +cordonniers employèrent des bouteilles d'eau sphériques pour +concentrer la lumière de leurs chandelles ou de leurs lampes. C'est +en reconnaissance de ce service que les cordonniers demandèrent que +Crépin fût canonisé et que ce saint est devenu le patron des +cordonniers. + +Au moyen âge la fête des deux saints était célébrée avec beaucoup de +pompe: vers le XVe siècle, elle était accompagnée de représentations +dramatiques dont le sujet ordinaire était la vie et le martyre des +deux illustres cordonniers. Les épisodes en étaient aussi sculptés +dans les chapelles de la corporation (p. 40). François Gentil +exécuta, pour les cordonniers de Troyes, un beau groupe que l'on +voit encore dans la cathédrale de Saint-Pantaléon et qui a été +souvent reproduit. À Troyes les cordonniers avaient fait faire de +belles tapisseries représentant le même sujet; et au siècle dernier +«l'archiconfrairie roiale de saint Crépin et saint Crespinian» avait +fait graver une grande image dont les médaillons relatent les +épisodes du martyre des patrons de la cordonnerie (p. 41). + +L'_Histoire des cordonniers_ décrit la façon dont la fête était +célébrée: «Les cordonniers se réveillaient le 25 octobre au bruit +des cloches sonnant à toute volée; ils se rendaient +processionnellement à l'église où était érigée la chapelle des +patrons et l'on portait devant eux la croix et le cierge. À Bourges, +les maîtres qui s'exemptaient de ce devoir sans alléguer de +légitimes excuses étaient redevables d'une livre de cire à la +chapelle. Après avoir entendu une messe solennelle, les cordonniers +revenaient avec le même cérémonial qu'ils étaient allés. +L'après-midi un grand repas attendait les frères; à Issoudun, on +avait fait de cette coutume un statut obligatoire. Ils dînaient +ensemble en «l'ostel du maître bastonnier, pour traiter des besognes +et affaires de la confrérie, et aussi à qui le baston seroit +baillé». Pour empêcher les gaietés de dégénérer en licence, les +statuts avaient imaginé une pénalité; «s'il y a aucun d'eux qui +pendant le temps où ils sont assemblés jure, renie, dispute ou +maugrée Dieu, notre Dame et les saints, ou face nuysance et noyse +entre eux, le délinquant pour la première fois paiera à la confrérie +demi-livre de cire, pour la deuxième fois une livre, et pour la +troisième deux livres. S'il persévère, il perdra sa franchise et ses +droits de métier et en sera puni par la justice du roi comme +blasphémateur.» + +Tout cela disparut au moment de la Révolution, et il ne paraît pas +que sous l'empire on ait repris les anciennes traditions: elles +n'étaient pas complètement oubliées au commencement de la +Restauration. À Troyes, la confrérie de Saint-Crépin fut réorganisée +en 1820; elle comprend la corporation des cordonniers en vieux et en +neuf. Elle organise une fête annuelle, célébrée à l'église +Saint-Urbain, le lundi qui suit le 25 octobre, par une messe et des +vêpres. Le bâton, qui est mis aux enchères au profit de la +communauté, est encore porté à l'église en grande pompe; il y figure +à côté de la bannière, qui accompagne aussi les obsèques des membres +décédés, et de la belle tapisserie de Felletin, datée de 1553, qui +appartient à la communauté. Le soir, un bal bien tenu réunit les +familles et les jeunes gens; le lendemain un service a lieu à +l'intention des membres défunts. + +En d'autres endroits, depuis quelques années, on ne «fait plus la +Saint-Crépin». Jusqu'en 1870, les cordonniers de Moncontour se +réunissaient dans une auberge à neuf heures, et se rendaient deux à +deux à l'église, pour y assister à une messe; des corbeilles de +petits gâteaux bénits par l'officiant, étaient distribués en guise +de pain bénit. Chaque cordonnier en recevait un entier pour sa +famille, et les autres étaient portés à l'auberge où ils faisaient +le principal dessert, car la cérémonie de l'église terminée, ils +retournaient deux à deux dîner tous ensemble. Sur leur passage les +gamins chantaient: + + C'est aujourd'hui lundi (ou mardi, etc.) + Mon ami, + Les Cordonniers se frisent + Pour aller voir Crespin, + Mon amin, + Qui a fait dans sa chemise. + +Les enfants chantent encore ce couplet, et c'est le seul souvenir +qui reste de cette cérémonie. + +[Illustration: Marchand de souliers à Bologne, d'après l'eau-forte +de Mitelli.] + +Dans les contes populaires, le cordonnier tient une certaine place; +quelquefois il joue un rôle qui n'a pas de rapport avec la +profession et qui est ailleurs attribué à d'autres corps d'état. Il +est, presque aussi souvent que le tailleur, le héros du conte si +répandu de l'ouvrier qui, ayant tué un grand nombre de mouches, +constate ce haut fait par une inscription équivoque: «J'en ai tué +cent», fait accroire qu'il a une force prodigieuse, et, par son +astuce, vient à bout d'entreprises difficiles. Les conteurs le +représentent comme un personnage à l'esprit délié, plein de +ressources et assez sceptique à l'endroit du surnaturel. En +Lorraine, un cordonnier se rend à un château habité par des voleurs, +fait avec eux des gageures, comme celle, par exemple, de lancer une +pierre plus loin que qui que ce soit, et il trompe son adversaire en +lâchant un oiseau qu'il tient caché. Un savetier sicilien va dans +une maison hantée, assiste sans crainte à la procession nocturne des +revenants, des diables et des monstres, leur résiste, et finit par +devenir possesseur d'un trésor enchanté. + +On raconte, en Provence, que la première fois que les cordonniers +célébrèrent la fête de saint Crépin, leur patron fut si content +qu'il demanda au bon Dieu de laisser voir le Paradis aux plus braves +des tire-ligneul. Alors saint Crépin fit pendre depuis le Paradis +jusqu'à terre une échelle de corde bien garnie de poix. Les +meilleurs des cordonniers, par humilité chrétienne, restèrent au +pied de l'échelle miraculeuse; les plus orgueilleux l'escaladèrent, +et Dieu sait s'il en monta! Le jour où ils montèrent, on célébrait +en Paradis la fête de saint Pierre, et le bon Dieu lui dit de +chanter la grand'messe. Saint Paul fut chargé, pendant ce temps, de +garder la porte; les cordonniers gravissaient l'échelle, et l'on +sentit dans le Paradis une odeur de poix mêlée au parfum de +l'encens. Tout alla bien jusqu'au moment où l'officiant chanta +_Sursum corda!_ Saint Paul, qui avait l'oreille un peu dure depuis +sa chute sur le chemin de Damas, crut que saint Pierre lui disait: +_Zou sus la cordo!_ et il coupa la corde. Les cordonniers tombèrent: +heureusement Dieu, qui est bon, ne voulut pas qu'ils fussent tués; +mais ils furent pourtant tous un peu maltraités. De là vient qu'il +est si difficile aux cordonniers de faire leur salut; c'est pour +cela aussi qu'il y en a tant qui sont estropiés et bossus. + +Les lutins viennent en plusieurs cas en aide aux cordonniers. Il +était une fois, dit un conte allemand, un très honnête cordonnier +qui travaillait beaucoup; mais il ne gagnait pas assez pour faire +vivre son ménage, et il ne lui restait plus rien au monde que ce +qu'il lui fallait de cuir pour faire une paire de souliers. Un soir +il la coupa dans le dessein de la coudre le lendemain de bon matin, +puis il alla se coucher. En se réveillant, il vit les souliers tout +faits sur la table, et si bien conditionnés, que c'était un vrai +chef-d'oeuvre dans son genre. Une pratique les lui acheta plus +cher que de coutume; il se procura d'autre cuir et tailla deux +paires de souliers. Le lendemain, il les trouva encore tout faits, +et cela continua assez longtemps. Un jour, vers les fêtes de Noël, +il se cacha avec sa femme pour voir qui faisait ainsi son ouvrage; à +minuit sonnant, ils virent deux petits nains qui se mirent à +travailler et ne quittèrent l'ouvrage que quand il fut entièrement +achevé. Le lendemain, la femme du cordonnier lui dit qu'ils étaient +tout nus, et qu'elle allait faire à chacun une petite chemise, un +gilet, une veste et une paire de pantalons. De son côté, le +cordonnier leur fit à chacun une paire de petits souliers. Quand ces +petits habillements furent prêts, ils les placèrent sur la table, au +lieu de l'ouvrage préparé qu'ils y laissaient ordinairement, puis +ils allèrent se cacher. À minuit, les nains arrivèrent, et, quand +ils aperçurent les petits habits, ils se prirent à rire, +s'emparèrent de leurs petits costumes et se mirent à sauter et à +gambader, puis, après s'être habillés promptement, l'un d'eux prit +une alène et écrivit sur la table: «Vous n'avez pas été ingrats, +nous ne le serons pas non plus.» Ils disparurent comme à +l'ordinaire, et bien qu'ils n'aient plus reparu, tout continua à +prospérer dans le ménage du cordonnier. + +[Illustration: La Méchante Cordonnière, d'après une +chromolithographie de l'_Album de la Mère l'Oye_, imprimé à +Rotterdam. Au-dessous sont ces vers: + + Gardez-vous, petits enfants, + De pleurer en vous couchant, + Autrement la Cordonnière, + De vous n'aurait pas pitié, + Et pendant la nuit entière + Vous mettra dans un soulier, + Loin de votre lit bien blanc + Et des baisers de maman. +] + +Dans la Haute-Saône, le lutin d'Autrey se montre sous la figure d'un +petit savetier qui, adossé à une borne, bat la semelle en chantant. +S'il voit venir quelque paysan, il lui souhaite le bonsoir et lui +dit qu'il n'a plus que trois clous à planter dans son vieux soulier, +et qu'ensuite ils feront route ensemble. Il lui cause jusqu'au +coucher du soleil; alors, il prétend qu'il est fatigué et saute sur +le dos du paysan, qui est forcé de le promener toute la nuit. + +[Illustration: Le cordonnier et les nains, figure tirée des Vieux +Contes allemands, Paris, 1824.] + +[Illustration: Gnaffron, personnage du Guignol lyonnais, dessin de +Raudon, dans le théâtre de Guignol (Le Bailly).] + + +SOURCES + +_Variétés historiques et littéraires_, I, 14.--Larchey, +_Dictionnaire d'argot_.--Mistral, _Tresor dou felibrige_.--_Causes +amusantes et peu connues_, I, 70, 85.--Leroux, _Dictionnaire +comique_.--_Les Français_, II, 265, 267, 268.--Paul Sébillot, +_Coutumes de la Haute-Bretagne_, 74.--J.-F. Bladé, _Proverbes de la +Gascogne_.--_Ancien Théâtre français_, II, 115.--E. Rolland. _Rimes +et jeux de l'Enfance_, 320.--Leite de Vasconcellos, _Tradiçoes de +Portugal_, 251,--_Revue des traditions populaires_, IX, 685; N, 157, +202.--_Paris ridicule_, 310.--Dragomanov, _Traditions populaires de +la petite Russie_, 280.--Jitté i slovo, V, 232.--Communications de +M. T. Volkov.--Ampère, _Instructions pour les poésies +populaires_.--E. Monseur, _La Folk-Lore wallon_, 7, +74.--Communications de MM. H. Macadam, Alfred Harou.--Lespy, +_Proverbes de Béarn_.--G. Pitrè, _Costumi siciliani_, 14, +21.--Henderson, _Folk-Lore of Northern Counties_, 82.--_Calendario +popular_ (Fregenal), 1885, 16.--Paul Lacroix et Alfred Duchesne, +_Histoire des Cordonniers_, 117, 125, 162, 207.--Ant. Caillot, _Vie +publique des Français_, II, 213.--Sensfelder, _Histoire de la +Cordonnerie_, 21. 271.--Hécart, _Dictionnaire rouchi_.--_Magasin +pittoresque_, 1850, 141.--L. Morin, _Les Communautés des +cordonniers, basaniers et savetiers de Troyes_ (1895), 36, +62.--G.-S. Simon, _Étude sur le compagnonnage_, 22, 75, 87, 110, +115.--A. Perdiguier, _Le Livre du Compagnonnage_, I, 44.--E. +Cosquin, _Contes de Lorraine_, I, 257.--Paul Sébillot, _Contribution +à l'étude des contes_, 73.--Roumanille, _Li Conte prouvençau_, +86.--_Vieux contes allemands_, 1824, 194.--Ch. Thuriet, _Traditions +de la Haute-Saône_, 115. + +[Illustration: Savetier, d'après une lithographie, _Arts et +Métiers_.] + + + + +LES CHAPELIERS + + +La corporation des chapeliers est ancienne: elle figure dans le +_Livre des Métiers_; il y avait alors les chapeliers de feutre, les +chapeliers de coton, les chapeliers de paon, les fourreurs de +chapeaux, les chapeliers de fleurs et les fesseresses de chapeaux +d'or et d'orfrois à quatre pertuis, et leurs statuts y sont +longuement énumérés. Les trois premières catégories rentraient +seules à peu près dans ce qu'on est convenu d'appeler la +chapellerie, les deux autres étant plutôt du ressort de la mode. + +[Illustration: Habit de Chapellier.] + +En 1578, la corporation des chapeliers fut définitivement organisée, +et elle eut un blason d'or aux chevrons d'azur, accompagné de trois +chapels de gueules. Elle devait son privilège au comte Antoine de +Maugiron, qui l'obtint de Henri III. Elle prit pour patron celui de +son protecteur, et saint Antoine fut depuis en grand honneur parmi +les chapeliers de Paris. Il était même de règle «qu'au jour +anniversaire de ladite fondation, les quatre maîtres jurés, +gouverneurs et régents, vinssent es demeures du Louvre pour +congratuler notre doux sire le Roy et lui présenter un jeune pourcel +vivant, de la grosseur d'un agnelain, adorné de fleurs, estendu par +pied d'une figurine de cire représentant monseigneur saint Antoine +d'Heraclée. Ces petits cochons ont toujours été reçus d'Henri III à +Louis XVI inclusivement. + +[Illustration: Le chapelier, réclame américaine + +(Collection E. Flammarion.)] + +Les statuts de 1578 furent confirmés par Henri IV, en 1594, réformés +en 1612 par Louis XIII, et enfin augmentés et renouvelés en 1706. En +1776, la communauté des chapeliers fut réunie au corps des +bonnetiers en même temps que celle des pelletiers. La chapellerie de +Paris se partageait en quatre classes: les maîtres fabricants, les +maîtres teinturiers, les marchands en neuf et les maîtres marchands +en vieux, qui ne formaient qu'une seule corporation. Les chapeliers +choisissaient ordinairement celle à laquelle ils voulaient +appartenir. + +Le compagnonnage des ouvriers chapeliers était l'un des plus +anciens: s'il en fallait croire le tableau chronologique rédigé et +approuvé, en 1807, par les compagnons de Maître Jacques, il aurait +pris naissance en 1410. C'était l'un de ceux qui avaient les rites +d'initiation les plus secrets et les plus solennels. Voici, d'après +le P. Lebrun, comment ils procédaient en cette occasion au milieu du +XVIIe siècle: Les compagnons chapeliers se passent compagnons en la +forme suivante: Ils choisissent un logis dans lequel sont deux +chambres commodes pour aller de l'une dans l'autre. En l'une +d'elles, ils dressent une table sur laquelle ils mettent une croix +et tout ce qui sert à représenter les instruments de la Passion de +Notre-Seigneur. Ils mettent aussi sur la cheminée de cette chambre +une chaise, pour se représenter les fonts du baptême. Ce qui étant +préparé, celui qui doit passer compagnon, après avoir pris pour +parrain et marraine deux de la compagnie qu'il a élus pour ce sujet, +jure sur le livre des Évangiles, qui est ouvert sur la table, par la +part qu'il prétend au Paradis, qu'il ne révélera pas, même dans la +confession, ce qu'il fera ou verra faire, ni un certain mot duquel +ils se servent comme d'un mot de guet pour reconnaître s'ils sont +compagnons ou non, et ensuite il est reçu avec plusieurs cérémonies +contre la Passion de Notre-Seigneur et le sacrement de baptême, +qu'ils contrefont en toutes ses cérémonies. + +Les ouvriers chapeliers s'engagèrent, vers 1651, à renoncer à leurs +rites d'initiation; toutefois, leur compagnonnage ne cessa pas pour +cela. Les chapeliers compagnons passants du Devoir subsistent +encore, mais leur société, de même que toutes les autres, est bien +déchue de son ancienne importance. Actuellement, l'aspirant en +devenant compagnon, prête serment de fidélité aux règles de la +société; s'il le viole, il est rayé du tour de France. + +Les ouvriers chapeliers qui n'appartiennent pas au compagnonnage +s'appellent _drogains_ ou _drogaisis_. + +Il y a entre les ouvriers chapeliers, tant à Paris qu'en province, +une grande solidarité. L'ouvrier voyageur reçoit de l'aide non +seulement dans les villes où la société a un siège, mais dans les +petites bourgades où existe une fabrique. Le tour de France, qui +était appelé «trimard», était autrefois beaucoup plus en usage +qu'aujourd'hui; l'ouvrier sur le tour de France était «battant» +quand il était «arrivant» chez la mère; il était conduit dans toutes +les fabriques par l'homme du tour de France; parmi les ouvriers +sédentaires, il y en avait qui étaient de semaine à tour de rôle +pour recevoir l'arrivant et lui procurer du travail. Demander à +l'arrivant qui venait d'être présenté: «As-tu plan?» c'était lui +demander s'il était embauché. L'ouvrier remercié était dit «sacqué». +L'ouvrier battant, en arrivant dans une localité, demandait si la +«frippe» (travail) était bonne, s'il y avait l'oeil (crédit), et +si l'on pouvait faire «chatte». + +C'est surtout parmi les ouvriers chapeliers en soie ou soyeurs que +se manifeste cette solidarité. Celui qui, sur le tour de France, a +reçu d'un compagnon des secours, doit audit compagnon, lors de son +passage, des secours plus élevés et réciproquement. Sur le tour de +France, si un compagnon passe dans deux villes où a été établie sa +société, sans pouvoir travailler faute d'ouvrage, à la troisième +ville, le cas étant le même, le _premier_ en ville cède sa place au +compagnon, et se met lui-même sur le tour de France. Lorsqu'il y a +pénurie de travail, les compagnons tirent au sort pour savoir quels +sont ceux d'entre eux qui doivent quitter la ville et aller chercher +fortune ailleurs. + +Une boutique est-elle occupée par les _drogaisis_, ouvriers non +sociétaires compagnons, et ceux-ci sont-ils renvoyés par le patron +qui a fait appel aux compagnons pour les remplacer, la société dicte +à chaque groupe le nombre de Devoirants qu'il doit fournir; les +devoirants désignés sont tenus d'aller occuper la boutique où ils +ont été appelés. + +Depuis vingt ans, ce compagnonnage a été peu à peu remplacé par des +chambres syndicales et des groupes corporatifs locaux, qu'une vaste +société a fédérés, en 1880, pour toute la France. + +Les chapeliers de Paris, au nombre de 3.000 à peine (ils étaient +6.000 en 1886), sont partagés en deux sociétés dites des «Cartes +vertes» et des «Cartes rouges». Ces derniers, qui sont les plus +remuants, avaient, en 1894, d'après le _Monde illustré_, leur +réunion dans un antre obscur de la rue du Plâtre. + +[Illustration: Boutique de chapelier (milieu du XVIIIe siècle) +(Musée Carnavalet).] + +Lorsqu'on enterrait un ouvrier chapelier appartenant au +compagnonnage, les compagnons faisaient, à Paris, il y a quelques +années, des passes d'armes avec des cannes de tambour-major +semblables à celles des compagnons charpentiers, puis ils se +répandaient en gémissements dans leurs chapeaux; les uns disaient +qu'on enterrait leur frère, les autres simplement qu'ils pleuraient +leur frère. + +L'ouvrier chapelier, qui est presque toujours à ses pièces, est +généralement travailleur; on appelle «noceurs» ceux qui ne +travaillent pas les premiers jours de la semaine; ils se rattrapent +presque toujours en donnant un coup de collier les derniers jours. +L'inscription qui accompagne l'image de saint Lundi, publiée à +Épinal vers 1835, place au sixième rang des dévots à ce saint le +chapelier Mal-Blanchi, et met dans sa bouche ces mots: + + On m'a dit et je m'en fais gloire + Que j'étais un peu riboteur, + Mais je suis, vous pouvez m'en croire. + Malgré plus d'un propos menteur, + Bon enfant, quoiqu'un peu licheur. + +Parmi les autres surnoms donnés aux chapeliers figurent ceux de +«castor» et de «castorin», qui font allusion à l'espèce de peau +qu'ils employaient autrefois. + +Il est rare que les ouvriers chapeliers passent en police +correctionnelle pour vol. Les anciens règlements étaient sévères à +ce sujet; d'après les _Articles des gardes jurés_, 1684, art. IV: si +l'apprenti, pendant le temps de son apprentissage se trouvait +atteint, convaincu et condamné de quelque crime, vol ou autre délit +considérable, le brevet de son apprentissage était cassé et révoqué, +sans qu'il fût besoin de jugement ni arrêt plus exprès. + +Certains d'entre eux qui rougiraient à la pensée d'un vol, +commettent des actes qui sont tout aussi repréhensibles. On les +appelle «chatteurs»: ce sont ceux qui s'amusent à ne pas payer le +marchand de vin, le logeur en garni ou le gargotier; cela s'appelle +faire «chatte» et n'est pas considéré par les chatteurs comme un +acte coupable. L'euphémisme du mot voile la laideur de la chose; de +même chez les écoliers, chiper n'est pas voler. Il en est aussi qui +se livrent à la maraude, et font passer à la casserole la poule du +voisin qui s'égare; dans certains pays, quand une poule disparaît, +on dit: «Ce sont encore les chapeliers qui l'ont fricassée.» + +La fabrique est la «boîte»; on dit d'une boîte où l'on ne gagne pas +sa vie «c'est la peau». L'apprenti est un «armagnolle», à Paris un +_arpète_, l'ouvrier le plus ancien «un goret», le contremaître «un +sergent»; celui-ci qui, à Paris, est appointé au mois, est secondé +par un sous-contremaître payé à la semaine et chargé de la +préparation des matières premières, il porte tout naturellement le +nom de «caporal»; le maître ou chef d'usine est «le Bausse» dont le +nom vient peut-être du flamand Bos (maître). Le jour où l'apprenti a +fini son temps, on lui fait payer une sorte de dîme, appelée +«cassage», une douzaine de francs environ; les ouvriers ajoutent +quelque petite somme et tous ensemble vont festoyer. + +Dans les ateliers on s'amuse à faire des farces aux ouvriers qui ont +mauvais caractère. Cela s'appelle «monter la chèvre». + +La grève est désignée sous le nom de «sautage», + +«Battre la banque» c'était demander des avances au patron; si +celui-ci refusait, on disait qu'il avait «pété». + +Au milieu du XVIIe siècle on fit, sur plusieurs métiers, des +caricatures qui étaient basées sur des aventures réelles ou +supposées. Celle du chapelier, que nous reproduisons, p. 61, est +accompagnée des vers suivants: + + Un chapelié, un soir bien sou, + Se mit à quereller sa femme, + Mais elle l'appela: «Vieux fou, + Yvrogne et sac à vin infâme!» + Le poussa de sur les degrés + Et luy ferma la porte au nés. + Se qui le mit en grand furie; + Mais toutes fois n'en pouvant plus, + Après des efforts superflus, + Il entra dans une escurie. + + Là ce pauvre homme s'endormit. + Mais un cheval un coup luy porte: + Luy, croyant estre dans son lit, + S'écrie: «Mon voisin main-forte!» + Et se souvenant de l'affront, + Pensant prendre sa fame au front, + Prit la queue de ceste beste, + Et, tirant à force de bras, + Dit: «Par la mort, et par la peste, + Putin, tu me le paieras!» + + Le cheval, se sentant tiré + Ses crins, à force de ruades, + L'yvrogne les voulant parer, + Luy donne en vain quelque gourmade; + Mais tous les voisins acourus + Au bruit de ce combat bouru + Dont il avait la face bleue, + Les séparèrent en riant. + Et chacun luy alloit criant: + «Allons, chapelié, à la queue! + À la queue! à la queue!» + +L'usage de donner un chapeau neuf en échange de plusieurs vieux +existait déjà dès le XVIe siècle; un passage des Équivoques de la +voix, de Tabourot, le constate d'une manière assez plaisante: «Comme +on disoit qu'à Paris il estoit arrivé vn chappelier de Mantouë, qui +donnoit pour deux vieux chappeaux un oeuf, plusieurs recherchèrent +leurs vieux chappeaux pour en aller demander vn neuf, estimant qu'on +leur donneroit vn chappeau neuf.» + +[Illustration: LE CHAPELIE A LA QVEV] + +La vente des vieux chapeaux est également ancienne, mais l'art de +leur rendre leur ancien lustre était moins perfectionné +qu'aujourd'hui. Ce commerce avait lieu sous le Châtelet, le long du +quai de la Mégisserie. On voit, disent les _Numéros parisiens_, des +chapeliers qui étalent des vieux chapeaux, à qui on a donné un tel +apprêt, qu'un pauvre diable d'auteur ne balance pas d'en donner le +prix qu'on lui demande. Ces chapeaux craignent l'eau et le soleil, +et, comme ils ne sont que de pièces et morceaux collés, celui qui en +a fait l'emplette et qui se trouve surpris par une grande pluie, n'a +plus que la moitié ou le quart d'une calotte sur la tête lorsqu'il +rentre chez lui. Les marchands de chapeaux de ce genre font courir +leurs femmes dans tous les quartiers de Paris pour empletter des +vieux chapeaux, et quelque délabrée que soit la marchandise, +lorsqu'elle entre dans cette fabrique, on ne tarde pas d'en tirer un +parti très avantageux. + +Les enseignes des boutiques de chapeliers ne présentaient pas autant +d'originalité que celles de certaines autres professions; elles +étaient désignées par des chapeaux en fer ou en zinc, affectant +assez souvent la forme de ceux des généraux du premier Empire, +peintes en rouge avec une cocarde dorée; on peut encore en voir +quelques-unes.--C'était assez exceptionnellement qu'on en voyait +d'analogues à celles du «Chapeau fort» qui existait jadis rue de +l'École-de-Médecine, ou du «Chapeau sans pareil», dont parle Balzac. +D'autres avaient cette inscription: «Au chapeau rouge» ou «Au +chapeau de cardinal». + +L'image que nous reproduisons, d'après une estampe du musée +Carnavalet, remonte au milieu du XVIIIe siècle; elle est accompagnée +de ces deux quatrains (p. 57): + + Qu'il est à désirer, dans le siècle où nous sommes, + Que toute tête folle et vuide de bon sens + En changeant de chapeau change de sentimens: + Alors on trouveroit des hommes vraiment hommes. + + Si le chapeau pouvoit fixer tête volage, + On conseilleroit fort de toujours le porter, + À ces jeunes faquins, qui, pour jamais l'ôter, + Le portent sous le bras et n'en font point usage. + +Parmi les industriels qui font de la publicité, les chapeliers +tiennent de nos jours un des premiers rangs, ainsi que l'on peut le +constater en regardant les images peintes sur les murs, les +voitures-réclames et les prospectus distribués à la main. + +[Illustration: Rue Mandar, No. 15. DANCRÉ, _FLAMAND_, Tient un +assortiment de Chapeaux de Flandre et autres tout pret dans le +dernier gout. A PARIS.] + +Ce dernier genre a été employé dès le commencement de ce siècle, et +probablement avant; mais on n'était pas arrivé au degré +d'ingéniosité qui distingue la chapellerie de nos jours; on se +contentait, en général, de cartes dans le genre de celle ci-dessus, +et qui montre simplement les animaux dont le poil entrait dans la +composition des chapeaux de l'époque. + +On a su aujourd'hui être plus amusant, ainsi qu'on peut le voir par +les deux réclames (p. 64), dont l'une est une sorte de rébus; +l'autre, dont on peut voir sur les murs une variante +chromolithographique, est une imitation, peut-être inconsciente, +d'une image de ma collection, où un papillon placé à l'extrémité +d'une planche est plus lourd qu'une femme qui se tient à l'autre +bout. + +[Illustration] + + +SOURCES + +_Monde illustré_, 1894.--_Revue des traditions populaires_, X, +200.--C.-G. Simon, _Études sur le compagnonnage_, 79.--A. Coffignon, +_les Coulisses de la mode_, 86.--_Mélusine_, III, 367.--_Articles +des gardes jurés_, 1684, art. IV.--_Les Numéros parisiens_, 26. + +[Illustration: Ne pesant pas l'once] + + + + +LES COIFFEURS + + +Lorsque, en 1674, les barbiers furent érigés en corps de métier, on +leur avait permis d'écrire sur leur boutique: _Céans on fait le poil +proprement et on tient bains et étuves_. Cette inscription, qui se +bornait à indiquer leurs fonctions, ne tarda pas à leur paraître +trop simple, et il semble qu'il y ait eu entre les artistes +capillaires une sorte d'émulation pour inventer des enseignes plus +dignes de l'esprit facétieux qu'on leur a accordé de tout temps. On +ne sait au juste qui imagina le célèbre _Demain on rasera gratis_, +dont le succès, attesté par de nombreuses variantes, a duré près de +deux siècles; il y a une trentaine d'années on pouvait encore en +voir quelques-unes, peintes en blanc sur une planche noire, entre un +plat à barbe et des rasoirs en sautoir, dans plusieurs petites +villes de province: + + _Ici demain_ + _On rase et on frise pour rien._ + +On lit sur une pancarte, derrière la charge du député-coiffeur +Chauvin: «Demain on rase gratis.» (_Pilori_, 3 mars 1895.) + + + _Menier, perruquier,_ + _Arrivant de Paris,_ + _Rase aujourd'hui pour de l'argent,_ + _Et demain pour rien._ + + _Pierre Bois,_ + _Perruquier et auberge_ + _Rase aujourd'hui en payant et demain pour rien,_ + _Et on trempe la soupe._ + +Celle-ci qui désignait, de même que la suivante, un barbier +restaurateur: + + _Par devant on rajeunit,_ + _Par derrière on rafraîchit_ + +était le développement d'une inscription: _Ici on rajeunit_, très +usitée au siècle dernier. + +L'imagerie révolutionnaire parodia souvent les inscriptions de la +barberie; une estampe qui a pour titre le proverbe bien connu: «Un +barbier rase l'autre», montre une enseigne sur laquelle est écrit: +_Ici on rase tout_; un prolétaire est assis bien à l'aise dans un +fauteuil, et se fait raser par un noble, auquel un abbé sert de +garçon perruquier. _Ici on sécularise tout_, lit-on sur une autre, +suspendue au-dessus d'un moine savonné, sur les genoux duquel s'est +assise une femme qui, un rasoir à la main, s'apprête à lui faire la +barbe. + +Une sorte de naïveté malicieuse semble avoir présidé à la +composition de certaines enseignes, du genre de celle-ci, qu'on +lisait naguère assez fréquemment en Belgique: _Ici on rase à la papa +et on coupe les cheveux aux oiseaux_. Dans l'amusant vaudeville de +Scribe, _Coiffeur et perruquier_, ce dernier, auquel on reproche ses +antiques façons, s'écrie: «Qu'est-ce qu'elle a donc, mon enseigne? +Depuis trente ans elle est toujours la même: _Poudret, +perruquier; ici on fait la queue aux idées des personnes_.» + +L'art des inscriptions a été cultivé jusqu'au milieu de ce siècle +par les coiffeurs. En 1826, Lambert, rue de Nazareth, avait fait +peindre sur sa boutique ces deux distiques engageants; le premier +s'adressait aux hommes, le second au beau sexe: + + _Vous satisfaire est ma loi_ + _Pour vous attirer chez moi._ + + _Aux dames, par mon talent._ + _Je veux être un aimant._ + +À la même époque on lisait sur une devanture de la rue +Saint-Jacques: _Au savant perruquier_; pour justifier ce titre, le +patron l'avait ornée de deux vers grecs et de deux vers latins; +voici ces derniers: + + _Hic fingit solers hodierno more capillos_ + _Dexteraque manu novos addit ars honores._ + +Il croyait que les étudiants auraient traduit facilement ce latin de +collège qui voulait dire: Ici un art ingénieux façonne les cheveux à +la mode du jour, et d'une main habile y ajoute de nouveaux +agréments. + +Ainsi qu'on l'a vu, il arrivait assez fréquemment en province que +les barbiers cumulaient plusieurs métiers, comme ce perruquier +normand, qui tenait un petit restaurant, et s'adressait en ces +termes à sa double clientèle: + + _Toussaint, perruquier,_ + _Donne à boire et à manger,_ + _Potage à toute heure_ + _avec de la légume;_ + _On coupe les cheveux par-dessus._ + +Dans son _Histoire des livres populaires_, Nisard reproduit une +longue pièce qui a pour titre: «Enseigne trouvée dans un village de +Champagne» et qui n'est vraisemblablement que le grossissement +caricatural d'une inscription de barbier cumulard. En voici une +partie: + +«Barbié, perruquer, sirurgien, clair de la paroisse, maître de +colle, maraischal, chaircuitier et marchant de couleure; rase pour +un sout, coupe les jeveux pour deux soux, et poudre et pomade par +desus le marchai les jeunes demoisel jauliment élevé, allument lampe +à l'année ou par cartier.» + +[Illustration: Jeu des Rues de Paris (1823).] + +Les perruquiers n'avaient pas laissé aux barbiers-coiffeurs le +monopole des inscriptions; il semble même qu'ils les avaient +devancés dans la voie de la réclame. C. Patru, surnommé le +Petit-Suisse, avait fait imprimer une carte (vers 1650) représentant +son portrait orné d'une perruque et entouré des armoiries des +cantons; on y lisait: + +«Aux treize cantons Suisses, le Petit-Suisse, marchand perruquier, +fait et vend toute sortes de perruques et des plus à la mode, vend +aussi toutes sortes de cheveux de France, d'Angleterre, de Hollande, +Flandre, Allemagne et d'autres, des plus beaux en gros et en détail, +demeurant à Paris sur le quay de l'Orloge du Palais entre les deux +grosses tours.» + +[Illustration: MLLe DES FAVEURS A LA PROMENADE A LONDRES + +(Musée Carnavalet.)] + +On lit dans L'_Eloge des Perruques_, qu'un perruquier de Troyes +avait pour enseigne un Absalon pendu par les cheveux au milieu d'une +forêt et transpercé par la lance de Joad. Au bas étaient ces vers: + + _Passant, contemplez la douleur_ + _D'Absalon pendu par la nuque;_ + _Il eût évité ce malheur_ + _S'il avait porté la perruque._ + +Cette inscription, dont l'auteur est resté anonyme, avait fait +fortune; on la retrouvait dans plusieurs autres villes, et à Paris +même, en 1858, elle figurait encore sur une boutique du boulevard +Bonne-Nouvelle. + +Dans la seconde moitié du siècle dernier, alors que les coiffures +féminines avaient quelque chose d'architectural et de majestueux, +les artistes qui les édifiaient crurent pouvoir signaler leurs +laboratoires en écrivant sur la porte en gros caractères: _Académie +de Coeffure_; mais, dit Mercier, M. d'Angiviller trouva que c'était +profaner le mot académie, et l'on défendit à tous les coiffeurs de +se servir de ce nom respectable et sacré. Cela ne les empêcha pas +toutefois de se qualifier du nom «d'académiciens de coiffure et de +mode». Lorsque, en 1769, la communauté des perruquiers avait intenté +un procès aux coiffeurs de dames, l'avocat de ceux-ci publia un +factum dans lequel il disait: Leur art tient au génie et est par +conséquent un art libéral. L'arrangement des cheveux et des boucles +ne remplit pas même tout notre objet. Nous avons sans cesse sous nos +doigts les trésors de Golconde; c'est à nous qu'appartient la +disposition des diamants, des croissants des sultans, des aigrettes. + +Comme la plupart des autres boutiques, celles des coiffeurs ont +subi, à une époque qui n'est pas très éloignée de nous, une +transformation qui leur a fait perdre beaucoup de leur originalité. +Les enseignes amusantes ont disparu, et elles n'ont guère conservé +que les petits plats en cuivre qui se balancent au-dessus de la +devanture, et auxquels fait pendant une boule dorée d'où part une +touffe de cheveux lorsque le coiffeur s'occupe aussi de postiches; à +la vitrine on voit souvent une poupée en cire et des flacons de +parfumerie. + +Il n'en était pas ainsi jadis: d'abord il y avait barbier et +barbier. La boutique de ceux qui étaient barbiers-chirurgiens était +peinte en rouge ou en noir, couleur de sang ou de deuil, et des +bassins de cuivre jaune indiquaient que l'on y pratiquait la saignée +et qu'on y faisait de la chirurgie. Les bassins des perruquiers +devaient être en étain; ils n'étaient pas astreints à peindre leur +devanture d'une façon uniforme. Ils avaient toutefois fini par +adopter un bleu particulier, qui encore aujourd'hui est connu sous +le nom de _bleu-perruquier_. + +Autrefois, en Angleterre, un règlement placé dans un endroit +apparent de la boutique défendait certaines choses, comme de manier +les rasoirs, de parler de couper la gorge, etc.; on voyait beaucoup +de ces pancartes dans le Suffolk vers 1830, et en 1856 il y en avait +encore une à Stratfort-sur-Avon, que le patron se souvenait d'y +avoir vue cinquante ans auparavant, lorsqu'il y était entré comme +apprenti; son maître, qui était en fonctions en 1769, parlait +souvent de ce règlement comme étant naguère en usage dans toute la +confrérie, et il disait qu'il remontait à plusieurs siècles. +Shakspeare y fait allusion au cinquième acte de _Mesure pour +mesure_. Ce barbier se rappelait avoir vu employer pour savonner des +coupes on bois: une échancrure pour le cou, semblable à celle des +plats en étain, en cuivre ou en faïence, y avait été ménagée. Les +clients qui payaient par quartier en avaient un, dont on se servait +seulement lorsque le payement était exigible; on y lisait ces mots: +«Monsieur, le moment de votre quartier est venu.» En France il y a +eu des plats à barbe très ornés, dont quelques-uns portaient des +inscriptions, dans le genre de celles-ci: «A mon bon sçavon de +Paris,» ou «La douceur m'attire.» + +[Illustration: Le Barbier patriote.] + +[Illustration: Boutique de perruquier, d'après Cochin] + +Mercier nous a donné la description suivante d'une boutique de +perruquier vers 1783; bien que le tableau soit un peu chargé dans +les détails, il devait être assez exact comme ensemble: + +«Imaginez tout ce que la malpropreté peut assembler de plus sale. +Son trône est au milieu de cette boutique où vont se rendre ceux qui +veulent être propres. Les carreaux des fenêtres, enduits de poudre +et de pommade, interceptent le jour; l'eau de savon a rongé et +déchaussé le pavé. Le plancher et les solives sont imprégnés d'une +poudre épaisse. Les araignées tombent mortes à leurs longues toiles +blanchies, étouffées en l'air par le volcan éternel de la poudrière. +Voici un homme sous la capote de toile cirée, peignoir banal qui lui +enveloppe tout le corps. On vient de mettre une centaine de +papillotes à une tête, qui n'avait pas besoin d'être défigurée par +toutes ces cornes hérissées. Un fer brûlant les aplatit, et l'odeur +des cheveux bridés se fait sentir. Tout à côté voyez un visage +barbouillé de l'écume du savon; plus loin, un peigne à longues dents +qui ne peut entrer dans une crinière épaisse. On la couvre bientôt +de poudre et voilà un accommodage. Quatre garçons perruquiers, +blêmes et blancs, dont on ne distingue plus les traits, prennent +tour à tour le peigne, le rasoir et la houppe. Un apprenti +chirurgien, dit Major, sorti de l'amphithéâtre où il vient de +plonger ses mains dans des entrailles humaines, ou dont la main +fétide sent encore l'onguent suspect, la promène sur tous ces +visages qui sollicitent leur tour. Des tresseuses faisant rouler des +paquets de cheveux entre leurs doigts et à travers des cardes ou +peignes de fer, ont quelque chose de plus dégoûtant encore que les +garçons perruquiers. Elles semblent pommadées sous leur linge jauni. +Leurs jupes sont crasseuses comme leurs mains; elles semblent avoir +fait un divorce éternel avec la blanchisseuse, et les _merlans_ +eux-mêmes ne se soucient point de leurs faveurs. + +«La matinée de chaque dimanche suffit à peine aux gens qui viennent +se faire plâtrer les cheveux. Le maître a besoin d'un renfort. Les +rasoirs sont émoussés par le crin des barbes. Soixante livres +d'amidon, dans chaque boutique, passent sur l'occiput des artisans +du quartier. C'est un tourbillon qui se répand jusque dans la rue. +Les poudrés sortent de dessous la houppe avec un masque blanc sur le +visage. L'habit du perruquier pèse le triple; je parie pour six +livres de poudre. Il en a bien avalé quatre onces dans ses +fonctions, d'autant plus qu'il aime à babiller.» L'estampe du +Barbier patriote, p. 8, et la gravure, de Cochin, p. 9, peuvent +servir de commentaire au passage ci-dessus du _Tableau de Paris_. + +Cette malpropreté était le résultat de l'usage de la frisure qui +avait gagné tous les états: clercs de procureurs (p. 25) et de +notaires, domestiques, cuisiniers, marmitons, tous versaient, dit +ailleurs Mercier, à grands flots de la poudre sur leur têtes, et +l'odeur des essences et des poudres ambrées saisissait chez le +marchand du vin du coin, comme chez le petit-maître élégant. + +À la même époque les femmes avaient donné à leurs coiffures des +formes extraordinaires et démesurées. L'art du perruquier ordinaire +ne leur suffisait plus, il fallait y joindre celui du serrurier pour +ajuster tous les ressorts de ces machines énormes qu'elles portaient +sur leurs têtes. Cette mode ridicule donna naissance à une foule de +caricatures: On représenta les femmes ainsi costumées suivies de +maçons et de charpentiers qui devaient agrandir les portes afin de +leur laisser passage. Une estampe montre l'armature qu'il a fallu +construire et soutenir par un échafaudage pour pouvoir étager une +coiffure. Des commis d'octroi trouvaient parmi les cheveux d'une +élégante une foule d'objets soumis aux droits. Mlle des Faveurs se +promenait à Londres avec une coiffure si haute, que l'on tirait sur +les pigeons qui s'y étaient perchés (p. 5). Une autre élégante était +suivie d'un nègre chargé de soutenir, à l'aide d'une fourche, son +édifice capillaire. + +[Illustration: Caricature du règne de Louis XVI, d'après le _Magasin +pittoresque_.] + +Le principal personnage de la comédie des _Panaches ou les Coeffures +à la mode_ (1778) est un inventeur auquel des dames de mondes très +variés viennent commander des choses aussi extravagantes que +celle-ci: «Je désirerais que ma coiffure étonnât le monde par sa +nouveauté. Je désirerais par exemple qu'on y put cacher une +serinette et un orgue de barbarie qui jouât différentes contredanses +et qui occasionnât un transport universel.» + +[Illustration: Il faut souffrir pour être belle (album du Bon ton, +1808).] + +Les coiffures monumentales ne durèrent qu'un petit nombre d'années: +elles disparurent lorsque la reine Marie-Antoinette, ayant perdu sa +magnifique chevelure, se coiffa d'une façon plus simple; cette +réaction s'accentua encore pendant la période révolutionnaire; en +même temps disparaissaient presque entièrement la poudre et la +frisure, et en 1827, alors que la transformation était à peu près +complète, Ant. Caillot constatait que ces boutiques où, de quelque +côté qu'on se tournât, on exposait son vêtement à être graissé par +la pommade ou souillé par la poudre d'un perruquier malpropre, +s'étaient changées en autant de petits boudoirs, qui n'étaient point +dédaignés par les jeunes élégants et les petites maîtresses. + +Dès l'antiquité les barbiers avaient une réputation méritée de +loquacité, et leurs boutiques étaient, comme à une époque assez +voisine de nous, une sorte de bureau d'esprit, où se rendaient ceux +qui aimaient à parler, à dire des nouvelles et à en entendre. +«Coutumièrement, dit Plutarque dans son _Traité de trop parler_, +traduction Amyot, les plus grands truands et fainéans d'une ville et +les plus grands causeurs s'assemblent et se viennent asseoir en la +boutique d'un barbier, et de cette accoutumance de les ouïr caqueter +ils aprenent à trop parler. Parquoy le roi Archelaus respondit +plaisamment à un sien barbier qui estoit grand babillard après qu'il +lui eut acoustré son linge alentour de lui et lui eut demandé: +«Comment vous plaist-il que se face votre barbe, sire?--Sans mot +dire.» Mais la plupart de ces babillards se perdent eux-mesmes, +comme il advint que dans la boutique d'un barbier aucuns devisoient +de la tyrannie de Dionysius, qu'elle estoit bien asseurée et aussi +malaisée à ruiner que le diamant à couper. «Je mesmerveille, dit le +barbier en souriant, que vous dites cela de Dionysius, sur la gorge +duquel je passe le rasoir si souvent. «Ces paroles estant reportées +à Dionysius, il fit mettre le barbier en croix.» + +La légende de Midas constatait aussi que les barbiers ne pouvaient +s'empêcher de parler. Apollon, pour punir ce roi de Phrygie de lui +avoir préféré Pan, lui mit des oreilles d'âne. Pendant longtemps il +put les cacher sous un bonnet à la mode de son pays, mais son +barbier, qui seul connaissait son secret, ne pouvant le garder et +craignant de le trahir, alla le confier à la terre; des roseaux +étant venus à croître à l'endroit où il avait parlé, révélèrent à +tout le monde le malheur de Midas. + +Au commencement de ce siècle Cambry recueillit dans le Finistère une +tradition analogue. Le roi de Portzmarc'h avait des oreilles de +cheval, et craignant l'indiscrétion de ses barbiers, il les faisait +tous mourir. Il finit par se faire raser par son ami intime, après +lui avoir fait jurer de ne pas dire ce qu'il savait. Mais le secret +ne tarda pas à peser à celui-ci, qui alla le raconter aux sables du +rivage. Trois roseaux poussèrent eu ce lieu, les bardes en tirent +des anches de hautbois qui répétaient: «Portzmarc'h, le roi +Portzmarc'h a des oreilles de cheval.» En 1861, j'ai ouï raconter +l'histoire du sire de Karn, qui demeurait dans la petite île de ce +nom, presque en face d'Ouessant; parmi les redevances qu'il exigeait +de ses vassaux de terre ferme, figurait l'envoi de barbiers pour le +raser et lui couper les cheveux; aucun de ceux qui étaient allés à +l'île n'en était revenu. Un garçon hardi résolut de tenter +l'aventure; il fut introduit auprès de Karn qui, d'une voix +terrible, lui ordonna de le raser. En même temps il ôta sa coiffure, +qui dissimulait des oreilles de cheval. Sans s'émouvoir, le jeune +homme se mit à le savonner doucement, puis comprenant pourquoi ceux +qui l'avaient précédé avaient été tués, il trancha d'un coup de +rasoir le cou du seigneur de Karn. + +L'amusante «Histoire du Barbier» que les _Mille et une Nuits_ ont +rendue populaire, prouve qu'en Orient la démangeaison de parler +semblait aussi inséparable de la profession: Avant de raser un jeune +homme qui a un rendez-vous galant, il se met à consulter les astres, +lui tient toutes sortes de discours, lui vante son esprit, son +habileté quasi-universelle, se met à danser, et est cause, par son +indiscrétion, qu'il arrive malheur à son client. + +Au moyen âge, et jusqu'à une époque assez récente, on bavarda +beaucoup chez les barbiers de France; une tradition qui était encore +populaire à Pézenas en 1808, prétendait que Molière avait fait son +profit de traits plaisants qu'il avait entendus pendant son séjour +en cette ville, chez un barbier dont la boutique était le +rendez-vous des oisifs, des campagnards de bon ton et des élégants. +Le grand fauteuil dans lequel il s'asseyait et que l'on montrait +naguère encore, occupait le milieu d'un lambris qui revêtait à +hauteur d'homme le pourtour de la boutique. Dans ses _Diversitez +curieuses_, l'abbé Bordelon, presque contemporain de Molière, donne +un détail intéressant: «Si on trouve la place prise, on regarde les +images; mais comme on ne change pas tous les jours d'images, on les +regarde seulement la première fois, et, dans la suite on cause, et +de quoi causer, si ce n'est de la guerre et des affaires +politiques.» + +Au siècle dernier, d'après les _Nuits de Paris_, tout au moins en +cette ville, une transformation s'était opérée: Autrefois, avant que +les barbiers-perruquiers fussent séparés des chirurgiens, les +boutiques de raserie étaient des bureaux de nouvelles et d'esprit. +On y passait la journée du samedi, la matinée du dimanche, et en +attendant son tour on parlait nouvelles, politique, littérature. +«Tout cela est bien changé! s'écrie Restif. A-t-on bien fait de +séparer les barbiers des chirurgiens? Est-ce qu'il est bas de raser? +Pas plus que de saigner.» + +[Illustration: Le Barbier politique, lithographie de Pigal.] + +De nos jours on ne cause plus guère dans les boutiques des +coiffeurs; quand il y a presse, chacun y attend son tour, les uns +songeant, les autres lisant un journal, à peu près comme dans un +bureau d'omnibus ou dans l'antichambre d'un ministère. Dans quelques +villes de province seulement se sont conservées les habitudes +d'autrefois. En Basse-Bretagne, les barbiers figuraient, il y a une +vingtaine d'années, au premier rang des personnes qui connaissaient +les contes populaires, les anecdotes, les cancans et les mots +plaisants. Tout en rasant le client qui était sur la sellette, ils +les disaient tout haut pour amuser ceux dont le tour n'était pas +encore venu, et qui souvent lui donnaient la réplique. Ceux-ci +étaient assis sur des bancs de bois qui garnissaient le tour de la +boutique et ils causaient comme à une veillée de village; il y avait +même des patrons qui, le samedi, le jour par excellence des barbes, +faisaient venir un conteur qui racontait des histoires +traditionnelles, en les assaisonnant de plaisanteries, de mots de +gueule, et d'épisodes grotesques. + +Le vaudeville de Scribe, _Le Coiffeur et le Perruquier_, date de +l'époque où les premiers avaient définitivement supplanté leurs +rivaux, qui ne conservaient guère que la clientèle des vieillards; +ce qu'ils avaient gardé c'était la loquacité de jadis: «Tous ces +perruquiers sont si bavards, s'écrie un coiffeur, et celui-là +surtout! même quand il est seul, il ne peut pas se faire la barbe +sans se couper, et pourquoi, parce qu'il faut qu'il se parle à +lui-même!» + +Vers 1864, un coiffeur de la rue Racine avait mis sur sa boutique +une inscription grecque destinée à prévenir ses clients hellénistes +qu'il n'était pas comme ses confrères: Cheirô tachista chai siopô. +Je rase vite et je me tais. + +J'ai vu à Dinan, en 1865, une enseigne qui avait pour but de +rassurer les clients sur la lenteur proverbiale des barbiers: + + _Ribourdouille,_ + _Barbier, marchand de perruques,_ + _Fait la barbe en moins de cinq minutes._ + +Le dicton «Quart d'heure de perruquier» était naguère très usité +pour désigner un temps plus long que celui qui avait été annoncé. +Dès l'antiquité, on a blasonné la lenteur des barbiers dans des +épigrammes de l'espèce de la suivante, que Lebrun a imitée de +Martial: + + Lambin, mon barbier et le vôtre, + Rase avec tant de gravité, + Que tandis qu'il rase d'un côté + La barbe repousse de l'autre. + +Dans la comédie du _Divorce_, Regnard a reproduit cette +plaisanterie, en la poussant jusqu'à la charge: + + SOTINET.--Faites-moi, s'il vous plaît, la barbe le plus + promptement que vous pourrez. + + ARLEQUIN.--Ne vous mettez pas en peine, monsieur; dans deux + petites heures votre affaire sera faite. + + SOTINET.--Comment, dans deux heures! Je crois que vous vous + moquez. + + ARLEQUIN.--Oh! que cela ne vous étonne pas: j'ai bien été + trois mois après une barbe, et, tandis que je rasais d'un + côté le poil revenait de l'autre. + +L'auteur d'un _Million de bêtises_ a reproduit une anecdote, +vraisemblablement ancienne, qui rentre dans cet ordre d'idée: Deux +frères jumeaux, d'une parfaite ressemblance, voulurent un jour se +divertir d'un barbier qui ne les connaissait point; l'un d'eux +envoya quérir le barbier pour se faire raser. L'autre se cacha dans +une chambre à côté. Celui à qui l'on fit l'opération étant rasé à +demi, se leva sous prétexte qu'il avait une petite affaire: il alla +dans la chambre de son frère qu'il savonna et à qui il mit au cou +son même linge à barbe et il l'envoya à sa place. Le barbier voyant +que celui qu'il croyait avoir barbifié à demi avait encore toute sa +barbe à faire, fut étrangement surpris. «Comment, dit-il, voilà une +barbe qui est crue en un moment! voilà qui me passe!» Le jumeau, +affectant un grand sérieux, lui dit: «Quel conte me faites-vous là?» +Le barbier prenant la parole lui explique naturellement ce qu'il a +fait, qu'il l'a rasé à demi et qu'il ne comprend pas comment cette +barbe rasée est revenue si promptement.» Le jumeau lui dit +brusquement: «Vous rêvez, faites votre besogne.--Monsieur, dit le +barbier, je m'y ferais hacher, il faut que je sois fou ou ivre, ou +qu'il y ait de la magie.» Il fit son opération en faisant de temps +en temps de grandes exclamations sur cet événement. La barbe étant +faite, celui qui était barbifié entièrement va prendre le barbifié à +demi, et, pendant qu'il se tient caché, il le substitue à sa place. +Celui-ci, avec son linge autour du cou: «Allons, dit-il au barbier, +achevez votre besogne.» Pour le coup, le barbier tomba de son haut, +il ne douta plus qu'il n'y eut de la magie, il n'avait pas la force +de parler. Cependant le sorcier prétendu lui imposa tellement qu'il +fallut qu'il achevât l'ouvrage; mais il alla publier partout qu'il +venait de raser un sorcier qui faisait croître sa barbe un moment +après qu'on le lui avait faite. + +[Illustration: Boutique de barbier.--Image anglaise du XVIIIe +siècle.] + +En Champagne, on raconte que le diable lui-même s'amusa un jour à se +faire raser par un barbier. Quand il était rasé d'un côté, la barbe +repoussait aussitôt. + +[Illustration: Le fer trop chaud, gravure de Marillier.] + +La légèreté de main que les barbiers apportaient généralement dans +l'exercice de leur profession ne les mit pas à l'abri du reproche +de maladresse; l'accusation d'entamer l'épiderme des clients est +constatée par des proverbes: Ha! ha! barbier, tu m'as coupé, s'écrie +un personnage de la _Sottie des Trompeurs_, qui veut dire simplement +qu'il a été trompé. L'espagnol Quevedo, dans la facétie _Fortuna con +seso_, où pendant une heure les rôles de chacun sont intervertis, +fait raser un barbier avec un couteau ébréché, et d'Aceilly a écrit +cette épigramme: + + Quand je dis que tu m'as coupé, + Tu dis que je me suis trompé, + Et qu'il ne faut pas que je craigne: + C'est donc ma serviette qui saigne! + +L'usage des fers pour la frisure fournit aussi matière à des +reproches: «Fils de cent boucs, s'écrie un personnage du roman +d'_Estevanille Gonzalès_, me prends-tu pour un saint Laurent!» (p. +21). Vers 1830, Grandville représenta un coiffeur avec une tête de +perroquet qui, frisant un bouledogue, lui disait: «Ça va chauffer en +Belgique.--Tu me brûles le cou,» répondait le patient. Ce thème a +été aussi traité par Daumier, et tout récemment la _Coiffure +française_ publiait une série où un client était savonné et rasé +d'une étrange manière par un garçon plus occupé des scènes de la rue +que de son ouvrage. + +Jadis, les coiffeurs de campagne plaçaient une grande écuelle de +bois ou un plat sur la tête de leur client et ils coupaient tout ce +qui dépassait les bords. En Haute-Bretagne, on dit de celui qui a +les cheveux mal taillés qu'on les lui a coupés «à l'écuelle»; en +Hainaut, qu'on lui a mis un plat sur la tête; une gravure qui +illustre un roman moderne montre même une lourde marmite qui encadre +la tête d'un garçon à qui l'on coupe les cheveux. + +À Dourdan, on lisait au fronton d'une boutique: + + _Au blaireau de Louis XIII._ + _Lejuglard, barbier,_ + _Rase au pouce et à la cuiller._ + +et l'on y voyait un vieux blaireau qui, d'après la légende, avait +servi à savonner le fils de Henri IV. Quant au mode de raser annoncé +par l'enseigne, il était en usage en beaucoup de pays: en Berry, la +barbe au pouce coûtait deux liards, celle à la cuiller un sou. +Quelquefois on mettait une noix à la place du pouce. Ces procédés +sont encore employés dans des villages de France et de Belgique; en +1862, d'après la _Physiologie du coiffeur_, on s'en servait dans le +quartier Mouffetard; mais les clients, devançant la méthode +antiseptique, exigeaient que le barbier trempât au préalable son +pouce dans du cognac. + +Les coiffeurs actuels ont comme ancêtres professionnels, pour une +partie tout au moins de leur métier, plusieurs corps d'état dont les +attributions se sont considérablement modifiées avec le temps. Les +barbiers ou barbiers-chirurgiens formaient à Paris, dit Chéruel, une +corporation importante dès le XIIIe siècle; leurs anciens statuts ne +sont pas conservés, mais ils furent renouvelés en 1362 et confirmés +par lettres patentes de 1371. La corporation était placée sous la +direction du premier barbier, valet de chambre du roi; on n'y +entrait qu'après examen, et la corporation avait le droit d'exclure +les indignes. D'après de Lamare, les chirurgiens de robe longue et +les chirurgiens-barbiers formaient deux communautés différentes. Les +uns avaient le droit d'exercer toutes les opérations de la chirurgie +et n'avaient pas la faculté de raser; les autres étaient astreints à +la saignée, à panser les tumeurs et les plaies où l'opération de la +main n'était point nécessaire, et eux seuls avaient le droit de +raser. Ceux-là avaient pour enseigne saint Cosme et saint Damien, +sans bassin, et ceux-ci des bassins seulement; les deux communautés +furent incorporées en 1655. + +Il y avait aussi des barbiers étuvistes, qui formaient sous ce nom +une corporation spéciale; elle fut surtout florissante au XVIe +siècle. + +Les Français avaient rapporté des guerres d'Italie l'habitude de +laisser croître leur barbe. Elle persista sous François Ier, qui +avait inauguré la mode des grandes barbes. Il y eut alors plus de +chirurgiens que de barbiers, quoiqu'une bien singulière mode fût +venue aussi d'Italie en ce temps-là. Hommes ou femmes se faisaient +raser impitoyablement tout le poil du corps, comme nous l'apprend ce +rondeau de Marot, qui prouve que les barbiers de ce temps pouvaient +exercer leur métier dans des étuves. + + Povres barbiers, bien estes morfonduz + De veoir ainsi gentilshommes tonduz + Et porter barbe; or, avisez comment + Vous gaignerez; car tout premièrement + Tondre et saigner ce sont cas défenduz + De testonner on n'en parlera plus: + Gardez ciseaux et rasouers esmouluz + Car désormais vous fault vivre aultrement, + Povres barbiers. + + J'en ay pitié, car plus comtes ni ducz + Ne peignerez; mais comme gens perduz, + Vous en irez besongner chaudement + En quelque estuve; et là gaillardement + Tondre Maujoint ou raser Priapus. + Povres barbiers. + +Les barbiers-perruquiers furent créés en décembre 1637 et formaient +une communauté séparée, qui prit une grande extension: À Paris, +écrivait Mercier en 1783, douze cents perruquiers, maîtrise érigée +en charge et qui tiennent leurs privilèges de saint Louis, employent +à peu près six mille garçons. Deux mille chambrelands font en +chambre le même métier. Six mille laquais n'ont guère que cet +emploi. Il faut comprendre dans ce dénombrement les coiffeurs. Tous +ces êtres-là tirent leur subsistance des papillotes et des +bichonnages. + +[Illustration: La toilette du clerc de procureur, d'après Carle +Vernet.] + +La police n'était pas tendre pour ceux qui exerçaient l'état sans +avoir été reçus maîtres. Il faut, dit encore Mercier, que ce métier +si sale soit un métier sacré, car dès qu'un garçon l'exerce sans en +avoir acheté la charge, le chambreland est conduit à Bicêtre comme +un coupable digne de toute la vengeance des lois. Il a beau +quelquefois n'avoir pas un habit de poudre; un peigne édenté, un +vieux rasoir, un bout de pommade, un fer à toupet deviennent la +preuve de son crime, et il n'y a que la prison qui puisse expier un +pareil attentat! Oui, pour raser le visage d'un fort de la halle, +une chevelure de porteur d'eau, peigner un savant, papilloter un +clerc de procureur, il faut préalablement avoir acheté une charge! +La Révolution supprima ce privilège, après avoir accordé aux +titulaires une indemnité. + +Aux siècles derniers, les ouvriers capillaires étaient soumis à un +régime sévère. L'ordonnance du 30 mars 1635 enjoignait à tous +garçons barbiers de prendre service et condition dans les +vingt-quatre heures, ou bien quitter la ville et les faubourgs de +Paris, à peine d'être mis à la chaîne et envoyés aux galères. Les +syndics de la communauté avaient le droit, vers 1780, de faire +arrêter les garçons perruquiers vacants et non placés. + +Au XVIe siècle, des barbiers allaient, en été, dans les villages et +ils sonnaient de la trompe pour avertir ceux qui voulaient se faire +raser. Des coutumes analogues existaient un peu partout en Europe, +surtout en Espagne, et dans les romans d'aventures, on voit souvent +figurer des barbiers ambulants qui, comme Figaro, parcouraient +philosophiquement l'Espagne «riant de leur misère et faisant la +barbe à tout le monde». Avant la Révolution, il y avait beaucoup de +Français qui allaient exercer le métier à l'étranger. Nos valets de +chambre perruquiers, dit Mercier, le peigne et le rasoir en poche +pour tout bien, ont inondé l'Europe: ils pullullent en Russie et +dans toute l'Allemagne. Cette horde de barbiers à la main lente, +race menteuse, intrigante, effrontée, vicieuse, Provençaux et +Gascons pour la plupart, ont porté chez l'étranger une corruption +qui lui a fait plus de tort que le fer de nos soldats. Naguère +encore, en 1862, dans les grandes villes de Russie, presque tous les +coiffeurs étaient français. + +Les barbiers de village, au siècle dernier, se faisaient payer en +nature, trois oeufs pour une barbe, un fromage pour deux barbes, +etc. + +En beaucoup de pays, l'apprentissage consiste d'abord à savonner les +joues et le menton des clients, que rasera ensuite le patron ou le +garçon en titre. On exerce aussi les apprentis, parfois, à promener +le rasoir sur une tête de bois. Lorsqu'ils ont pu se faire une idée +suffisante du maniement du rasoir, on offre à de pauvres gens la +«barbe gratuite», qui parfois entame quelque peu leur épiderme. Ce +petit conte de La Monnoie, imité des _Joci_ d'Otomarus Luscinius +(Augsbourg, 1524), se rapporte à cet usage. + + Un gros coquin, veille de Fête-Dieu, + Chez un barbier fut présenter sa face, + Le suppliant de lui vouloir, par grâce, + Faire le poil pour l'amour du bon Dieu. + --Fort volontiers, dit le barbier honnête, + Vite, garçon, en faveur de la fête, + Dépêchez-moi cette barbe _gratis_. + Aussitôt dit, un de ses apprentis + Charcute au gueux le menton et la joue: + Le patient faisoit piteuse moue, + Et comme il vit paroître en ce moment + Certain barbet navré cruellement, + Pour vol par lui commis dans la cuisine: + --Ah! pauvre chien, que je vois en ce lieu, + S'écria-t-il, je connois à ta mine + Qu'on t'a rasé pour l'amour du bon Dieu! + +L'auteur de l'_Histoire des Français des divers États_ a donné, +d'après des documents du temps, une description pittoresque de la +cérémonie de réception des maîtres perruquiers: Au milieu de la +salle est assis un gros homme; c'est un maître; il a bien voulu +prêter sa tête et sa chevelure, pour ne pas introduire un profane +qui pût divulguer le secret de la séance. À quelques pas est le +lieutenant ou sous-lieutenant du premier barbier du roi, le haut +magistrat du métier. Il préside. «Le fer à friser, dit-il, au +récipiendaire, vêtu d'un habit sur lequel est tendu un peignoir +blanc, propre, ayant manches et larges poches. Le fer est-il +chaud?--Oui, monsieur.--Faites, défaites les papillotes! Voyons +d'abord la grecque! Où est le coussinet en fer-à-cheval pour +soutenir la chevelure?--Le voilà!--Et pour y attacher les épingles +noires, simples, doubles?--Les voilà.--Faites vos boucles? +Faites-les à la montauciel, en aile de pigeon.» + +On donne encore populairement aux coiffeurs le sobriquet de +_merlans_; c'est un héritage qui leur vient des perruquiers du +siècle dernier. Alors ils étaient souvent couverts de poudre, et +ressemblaient à des merlans saupoudrés de farine pour être mis à la +poêle; on les appela d'abord _merlans à frire_, puis merlans tout +court. C'est ce dernier terme qu'emploie dans l'opéra-comique des +_Raccoleurs_ (1756) la harengère Javotte qui, s'adressant à Toupet, +gascon et garçon frater, lui dit: «Ma mère f'rait ben d'vous pendre +à sa boutique en magnière d'enseigne; un merlan comme vous s'verrait +de loin, ça li porterait bonheur; ça y attirerait la pratique!» En +Provence les enfants criaient jadis après les perruquiers: Merlan à +la sartan (friture)! + +_Frater_ désignait autrefois le garçon chirurgien ou le barbier; ce +mot est encore un peu usité. + +Des dictons populaires semblent dater de l'époque où, par suite de +la transformation de la coiffure, le métier de perruquier devint +assez précaire; à Paris, on donne le nom de _côtelette de +perruquier_ à un morceau de fromage de Brie; en Saintonge, un _louis +de perruquier_ est une pièce de menue monnaie. En Belgique, _faire +une ribote de perruquier_ est l'équivalent du proverbe s'enivrer +d'eau claire; on l'explique, en disant qu'au moment de la décadence +des perruques, la seule distraction qui fût à la portée des +perruquiers liégeois consistait à se promener sur les bords de la +Meuse et à y faire des ricochets dans l'eau. + +L'iconographie comique des artistes capillaires est considérable; +nous avons eu l'occasion d'en parler plusieurs fois au cours de +cette monographie. Les dessinateurs d'animaux se livrant à des +occupations humaines n'ont eu garde de les oublier, et ils figurent +dans la série des singeries. + +[Illustration: Les Singeries humaines (1825): Le jour de barbe.] + +C'est surtout à l'époque révolutionnaire et sous le règne de +Louis-Philippe que les caricaturistes ont usé et abusé des allusions +à double sens, facilement comprises de tous, que pouvaient fournir +les perruques et la barberie. L'une des premières caricatures de la +Révolution est celle du _Perruquier patriote_ (1789), que nous avons +reproduite d'après une gravure appartenant à M. Dieudonné (p. 5); +au-dessous est cette légende: + + Au sort de la patrie, oui, mon coeur s'intéresse; + Que l'on me laisse faire, il n'est plus de débat; + Je rase le Clergé, je peigne la Noblesse, + J'accommode le Tiers État. + +Elle eut assez de succès pour être imitée et reproduite en divers +formats; un peu plus tard, la note, qui n'était d'abord que +plaisante, s'accentue, ainsi que nous l'avons déjà dit en parlant +des enseignes; une caricature, dont il existe plusieurs variantes, +faisant allusion à la mainmise sur les biens du clergé, a cette +inscription: «Vous êtes rasé, monsieur l'abbé!» et vers 1793, on +voit employer souvent la sinistre plaisanterie du rasoir national. + +Sous la monarchie de Juillet, on a représenté Louis-Philippe en +coiffeur, en train de tordre les cheveux d'une femme qui tient à la +main un bonnet phrygien. L'image a pour légende: «Pauvre liberté, +quelle queue!» Dans une autre charge, le roi, à son tour, est sur un +fauteuil et regarde dans un miroir sa figure, qui a pris la forme +d'une poire; un coiffeur lui dit: «Vous êtes rasé, ça n'a pas été +long.» + + +DEVINETTES ET PROVERBES + + --Devant quelle personne le roi se découvre-t-il? + Devant le coiffeur. + + --Glorieux comme un barbier. + +On trouve dans le roman de _Don Pablo de Ségovie_, un commentaire de +ce proverbe. + + Mon père était, selon l'expression vulgaire, barbier de son + métier; mais ses pensées étaient trop élevées pour qu'il se + laissât nommer ainsi; il se disait tondeur de joues et + tailleur de barbes. + +Le proverbe: «Tout beau, barbier, la main vous tremble,» fait +peut-être allusion à un conte du _Grand Parangon des Nouvelles +nouvelles_: Un barbier avait consenti, à la sollicitation +d'héritiers avides, à couper le cou à un seigneur auquel il faisait +la barbe. Il vint chez le gentilhomme et vit en plusieurs lieux +cette devise: «Quoi que tu fasses, pense à la fin.» En mouillant la +barbe du seigneur, il réfléchissait à la promesse qu'il avait faite, +et il était ému: la main lui tremblait si fort que, lorsqu'il prit +le rasoir pour faire la barbe, il n'aurait pas été capable de la +faire. Le seigneur qui s'en aperçut, lui prit le poing, et lui dit: +«Qu'est-ce là, barbier, vous tremblez? Par la morte bieu, vous avez +envie de faire quelque mal!» Le barbier se jeta à ses pieds, lui +avoua tout; les héritiers furent pendus, et lui l'aurait été, si le +gentilhomme n'avait intercédé pour lui. + +On a déjà vu quelques récits populaires où figurent les barbiers; +dans les contes, ils ne jouent guère qu'un rôle épisodique, qui +pourrait presque toujours être rempli par un personnage d'une autre +profession. C'est ainsi que dans un conte dont on a recueilli +plusieurs versions une princesse dédaigne le fils d'un roi. Celui-ci +se présente au palais, déguisé, en se donnant pour un perruquier +habile; il plaît tellement à la princesse, qu'elle finit par +l'épouser; il l'emmène et lui fait exercer des métiers pénibles, +jusqu'au jour où, la voyant suffisamment punie de ses dédains, il +lui fait connaître sa véritable qualité. + + +SOURCES + +Lemercier de Neuville, _Physiologie du coiffeur_, 56, +138.--Fournier, _Histoire des enseignes_, 135, 303. 157.--(Balzac) +_Petit dictionnaire des enseignes de Paris_, 14.--Akerlio, _Eloge +des perruques_, 161.--Lefeuve, _Histoire de Paris, rue par rue_, I, +505.--Mercier, _Tableau de Paris_, I, 58; II, 113; VI. +70.--Challamel. _Histoire-musée de la Révolution_ +(_passim_).--Timbs, _Things generally not known_, I. 124; II. +20.--Ant. Caillot, _Vie publique des Français_, II, 117.--Cambry. +_Voyage dans le Finistère_ (éd. 1836), 308.--_Revue des traditions +populaires_. I. 327; IX, 503.--Sarcaud, _Légendes du Bassigny +champenois_, 33.--_Magasin pittoresque_, 1836. 245; 1837, +401.--Chéruel. _Dictionnaire des Institutions_.--De Lamare, _Traité +de la police_, II, 116, 335.--Communications de MM. Amédée Lhote, +Eloy, Alfred Harou. Dieudonné, Lecoq.--Monteil, _Histoire des +Français_, III, 247; V, 78, 122.--E. Cosquin, _Contes de Lorraine_, +II, 100. + +[Illustration: Une boutique de perruquier vers 1800, d'après une +eau-forte de Duplessis-Bertaux.] + + + + +LES TAILLEURS DE PIERRE + + +Comme la plupart des ouvriers dont les travaux s'exécutent au +dehors, ou tout au moins dans des chantiers où l'air circule +librement, les tailleurs de pierre sont plus gais que les artisans +soumis au régime de l'usine; ils chantent volontiers et leurs +chansons, loin de refléter des idées tristes, parlent avec une sorte +d'orgueil du métier et des qualités de ceux qui l'exercent; il est +vrai que c'est l'un de ceux qui demandent de l'habileté manuelle, de +la réflexion; le travail est assez bien rétribué, il est varié. +Poncy a trouvé pour la chanson qu'il a composée sur eux un refrain +assez heureusement inspiré: + + En avant le maillet d'acier, + Il donne une âme au bloc grossier. + . . . . . . . + À nous ces blocs énormes: + Notre bras sait comment + Du flanc des monts informes + On taille un monument. + +Vers 1850, les ouvriers qui taillaient le grès, à Fontainebleau, +chantaient une chanson dont voici deux couplets: + + Tous les piqueurs de grès + Sont de fameux sujets, + C'est à Fontainebleau + Ce qu'il y a de plus beau. + + Ah! si le roi savait + Qu'on est bien en forêt. + Il quitterait son beau + Château de Fontainebleau. + +La chanson de compagnonnage suivante, recueillie dans les +Côtes-du-Nord, exprime des idées analogues, et elle prétend aussi +que les tailleurs de pierre sont au premier rang des ouvriers +honnêtes: + + On y sait dans Paris, + Dans Lyon, dans Marseille, + Toulouse et Montpellier, + Bordeaux et la Rochelle: + Tous nos plus grands esprits + N'ont jamais pu savoir, + Sans être compagnon, + Ce que c'est que l'devoir. (_bis_) + + Vous voyez nos maçons + Le long de leur échelle, + Le marteau à la main, + Dans l'autre la truelle, + Criant de tous côtés: + Apporte du mortier, + J'ai encore une pierre, + Je veux la placer. (_bis_) + + Et nos tailleurs de pierre, + Tous compagnons honnêtes, + Le ciseau à la main, + Dans l'autre la massette, + Criant de tous côtés: + Apportez-nous du vin, + Car nous sommes des joyeux, + Qui n'se font pas de chagrin. (_bis_) + + À la porte de l'enfer, + Trois cordonniers s'présentent, + Demandent à parler + Au maître des ténèbres. + Le maître leur répond + D'un air tout en courroux: + Il me semble que l'enfer + N'est faite que pour vous. (_bis_) + + Quant aux tailleurs de pierre, + Personne ne se présente: + Il y a plus d'dix-huit cents ans + Qu'ils sont en attente. + Il faut que leur devoir + Soit bien mystérieux, + Aussitôt qu'ils sont morts + Ils s'en vont droit aux cieux. (_bis_) + +Dans le centre de la Haute-Bretagne, pays de carrières de granit, +une chanson que chantent les ouvriers des autres métiers assure que, +de même que les cordonniers et les tisserands, ils ne commencent +leur semaine que vers les derniers jours: + + Les tailleurs de pierre sont pis que des évêques, (_bis_) + Car du lundi ils en font une fête. + + Va, va, ma petite massette, + Va, va, le beau temps reviendra. + + Car du lundi ils en font une fête + Et le mardi ils continuent la fête. + + Et le mercredi ils vont voir leur maîtresse. + + Et le jeudi ils ont mal à la tête. + + Le vendredi ils font une pierre peut-être, + + Le samedi leur journée est complète. + + Et le dimanche il faut de l'argent mettre. + +Une légende de Java, qui est empreinte d'une certaine philosophie, +met en même temps en relief la puissance de l'ouvrier qui dompte la +pierre la plus dure: Un homme qui taillait des pierres dans un roc +se plaignit un jour de sa rude tâche, et il forma le voeu d'être +assez riche pour pouvoir reposer sur un lit à rideaux; son souhait +est accompli; il voit passer un roi, et désire d'être roi, puis +d'être comme le soleil qui dessèche tout; un nuage l'obscurcit; il +souhaite d'être nuage; il se place sous cette forme entre le soleil +et la terre, et de ses flancs coulent des torrents qui submergent +tout, mais ne peuvent ébranler un roc; il désire être roc; mais +voici qu'un ouvrier se met à frapper la pierre avec son marteau et +en détache de gros morceaux. Je voudrais être cet ouvrier, dit le +roc, il est plus puissant que moi. Et le pauvre homme, transformé +tant de fois, redevient tailleur de pierre et travaille rudement +pour un mince salaire, et vit au jour le jour, content de son sort. + +Au XVe siècle, la réception d'un maître tailleur de meules donnait +lieu à une cérémonie assez bizarre: «On avait, dit Monteil, préparé +une salle de festin, et, au-dessus, un grenier où, pendant que dans +la salle les maîtres faisaient bonne chère, se divertissaient, le +dernier maître reçu, le manche de balai à la ceinture en guise +d'épée, avait conduit celui qui devait être reçu maître, et il ne +cessait de crier comme si on le battait à être tué. Un peu après il +sortait, tenant par le bras le maître qui l'avait reçu, et tous les +deux riaient à gorge déployée. Les coups qui, dans les temps +barbares, étaient franchement donnés et reçus, alors n'étaient plus +que simulés; ils précédaient et suivaient les promesses faites par +les nouveaux maîtres de s'aimer entre confrères du métier, de ne pas +découvrir le secret de la meulière». + +Les ouvriers tailleurs de pierre ont joué un grand rôle dans +l'ancien compagnonnage; ils prétendaient que leur Devoir remontait +jusqu'à Salomon, qui le leur avait donné pour les récompenser de +leurs travaux; il est à peu près prouvé que dès le XIIe siècle, au +moment où les confréries de constructeurs tendaient à se séculariser +peu à peu, par le mariage de leurs membres, quelques associations +d'ouvriers tailleurs de pierre s'étaient organisées en France sous +le titre de Compagnons de Salomon, lesquels s'adjoignirent ensuite +les menuisiers et les serruriers. En 1810, les compagnons étrangers, +dits les Loups, étaient divisés en deux classes, les _Compagnons_ et +les _Jeunes Hommes_. Les premiers portaient la canne et des rubans +fleuris d'une infinité de couleurs qui, passés derrière le cou, +revenaient par devant flotter sur la poitrine; les seconds +s'attachaient à droite, à la boutonnière de l'habit, des rubans +blancs et verts. + +[Illustration: Tailleurs de pierre au XVIe siècle, d'après Jost +Ammon.] + +L'ouvrier qui se présentait pour faire partie de la Société +subissait un noviciat pendant lequel il logeait et mangeait chez la +mère, sans participer aux frais du corps. Au bout de quelque temps, +et sitôt qu'on avait pu se convaincre de sa moralité, on le recevait +Jeune Homme. Les Compagnons et les Jeunes Hommes portaient des +surnoms composés d'un sobriquet et du nom du lieu de leur naissance, +tels que la _Rose de Morlaix_, la _Sagesse de Poitiers_, la +_Prudence de Draguignan_, à l'inverse de ce qui avait lieu dans la +plupart des sociétés. + +Les tailleurs de pierre de l'association des Enfants de Salomon, +initiateurs de tous les autres, portaient le surnom de Compagnons +étrangers. Il leur fut appliqué, dit la tradition, parce que +lorsqu'ils travaillèrent au temple de Salomon, ils venaient tous, ou +presque tous, de Tyr et des environs, et se trouvaient, par +conséquent, étrangers pour la Judée. L'épithète de loup viendrait, +suivant Perdiguier, des sons gutturaux ou hurlements qu'ils font +entendre dans toutes leurs cérémonies. Clavel fait dériver cette +qualification et celle de chiens donnée à d'autres compagnons de la +coutume des anciens initiés de Memphis, de se couvrir la tête d'un +masque de chacal, de loup ou de chien. + +La dénomination de «Gavots» aurait été donnée aux enfants de Salomon +parce que leurs ancêtres, arrivant de Judée, débarquèrent sur les +côtes de Provence, où l'on appelle gavots les habitants de +Barcelonnette, localité voisine du lieu de leur débarquement. + +Les tailleurs de pierre, enfants de maître Jacques, prennent, comme +tous les ouvriers qui se rattachaient à lui, le titre de Compagnons +du Devoir. Ils s'appellent aussi _Compagnons passants_ et étaient +surnommés _loups-garous_. + +Ils forment deux classes: les _compagnons_ et ceux qui demandent à +l'être ou _aspirants_; les premiers portent la longue canne à tête +d'ivoire et des rubans bariolés de couleurs variées, attachés autour +du chapeau et tombant à l'épaule. Ils se traitent de _coterie_, +portent des surnoms semblables à ceux des compagnons étrangers, +pratiquant le topage et ne hurlant pas, quoique loups-garous. Ils +traitent leurs aspirants avec hauteur et dureté. Les loups et les +loups-garous étaient de sectes différentes; ils se détestaient +souverainement et laissaient difficilement passer une occasion d'en +venir aux prises. Les chantiers de Paris ont seuls le privilège +d'être pour les deux sociétés ennemies un terrain neutre et commun +où une sorte de bonne intelligence est conservée. + +En 1720 les tailleurs de pierre, compagnons étrangers, jouèrent pour +cent ans la ville de Lyon contre les compagnons passants. Ces +derniers perdirent et se soumettant à leur sort, abandonnèrent la +place aux vainqueurs; cent ans plus tard, les temps d'exil étant +expirés, ils crurent pouvoir retourner de nouveau dans la cité +lyonnaise; mais leurs rivaux ne l'entendirent pas ainsi, et, quoique +très nombreux, les passants furent repoussés, ils se rejettent alors +sur Tournus, où l'on taille la pierre pour Lyon; les passants +voulurent encore les repousser. On se battit, il y eut des blessés +et même des morts. + +Dans la Loire-Inférieure, on prétend que si les maçons et les +tailleurs de pierre ont choisi pour leur fête l'Ascension, c'est +parce que c'est un tailleur de pierre qui retira la dalle qui +recouvrait le tombeau de Jésus-Christ, et un maçon qui en démolit la +maçonnerie pour lui permettre de s'élancer au ciel. + +Dans le pays de Vannes, le diable devint tailleur de pierre; sa +coterie et lui avaient chacun une belle et grande pierre à tailler. +Il était convenu que celui qui aurait fini sa tâche le premier +aurait tout l'argent. Le tailleur de pierre donna au diable un +marteau de bois, et il avait beau travailler, il n'avançait pas; le +compagnon, muni d'une bonne pioche à la pointe d'acier, travaillait +comme il voulait. Le diable, en voyant cela, jeta son marteau de +bois dans un étang. + +Voici, sur les tailleurs de pierre, une sorte de casse-tête +mnémotechnique: «Je suis Pierre, fils de Pierre, fils du grand +tailleur de pierre. Jamais Pierre, fils de Pierre, fils du grand +tailleur de pierre, n'a si bien travaillé la pierre que Pierre, fils +de Pierre, fils du grand tailleur de pierre qui a taillé la première +pierre pour mettre sur le tombeau de saint Pierre.» + +Dans le pays d'Antrain (Ille-et-Vilaine) l'usage s'est conservé de +graver sur la tombe des maçons et des tailleurs de pierre des signes +géométriques, qui sont l'emblème du métier. + +[Illustration: Tailleur de pierre, d'après Bouchardon.] + + + + +LES MAÇONS + + +On donne quelquefois aux maçons le surnom de «compagnons de la +truelle». «Limousin» est synonyme de maçon, parce que, à Paris, +beaucoup d'ouvriers sont originaires de cette ancienne province. + +Dans le Forez, le sobriquet des maçons habiles est «Jean fait tout, +Jean bon à tout»; à Marseille, le mauvais maçon était appelé _Pasto +mortier_, gâche mortier. Quand les maçons s'interpellent entre eux, +ils se disent: «Ohé la coterie!» + +En argot, leur auge est un «oiseau», parce qu'elle se perche sur +l'épaule, comme un perroquet ou un volatile apprivoisé. À Nantes, +ils donnent le nom de gagne-pain à un petit morceau de bois dont ils +se servent pour prendre plus facilement le mortier dans la truelle. + +L'apprenti maçon est un «voltigueur», parce qu'il voltige sur les +échelles, ou un «chétif», titre que justifient les brimades dont ces +jeunes gens sont l'objet. Un proverbe du XVe siècle dit, pour +exprimer une chose pénible, que «mieux vauldroit servir les maçons». +Un personnage de la _Reconnue_, comédie de Remy Belleau, s'exprime +d'une manière analogue: + + Plustost serois aide à maçon + Que de servir ces langoureux, + Ces advocaceaux amoureux, + Qui ne vendent que les fumées + De leurs parolles parfumées. + +Les façons plus que brusques des maçons à l'égard du jeune garçon +qui les sert ne datent pas, comme on le voit, d'hier. Les _Mémoires +d'un ouvrier_ assurent que de tout temps le maçon a eu le droit de +traiter son gâcheur paternellement, c'est-à-dire de le rosser pour +son éducation. À la moindre infraction, les coups pleuvaient avec un +roulement de malédiction: on eût dit le tonnerre et la giboulée. Un +vieil ouvrier qui s'intéresse à un apprenti lui conseille de prendre +ces manières en patience: Sois, lui dit-il, un vrai bon goujat, si +tu veux devenir quelque jour un franc ouvrier. Dans notre métier, +les meilleurs valets font les meilleurs maîtres; va donc de l'avant, +et si quelque compagnon te bouscule, accepte la chose en bon enfant; +à ton âge la honte n'est pas de recevoir un coup de pied, c'est de +le mériter. + +Les maçons qui, à leurs débuts dans le métier, ont été en butte à +des vexations traditionnelles, ne manquent pas de les faire subir à +leur tour aux enfants chargés de les servir. Un compagnon, perché à +l'étage supérieur, appellera son garçon; celui-ci monte les cinq ou +six échelles, saute d'échafaudage, de poutre en poutre: «Dis-donc, +gamin, dit le compagnon, va me chercher ma pipe», et la victime +redescend avec la perspective de regrimper pour une raison tout +aussi sérieuse. Mais quand l'apprentissage sera terminé, quand il +sera compagnon, le manoeuvre aura aussi un garçon pour aller +quérir sa pipe ou son tabac. + +Si peu difficile qu'il paraisse, ce métier d'aide n'est pas à la +portée de tout le monde; une légende dauphinoise raconte que le +diable ne put l'apprendre; son maître d'apprentissage le mit au rang +de servant. Pour monter de l'eau, on lui donna un panier à salade, +et pour monter du mortier, on lui donna une corde. Au commandement: +De l'eau! le diable grimpait à l'échelle avec son panier à salade et +arrivait sur l'échafaudage tout penaud, sans pouvoir verser une +goutte d'eau dans l'auge à mortier. Si l'on criait d'en haut: Du +mortier! il liait une charge de mortier et le montait en le perdant +aussitôt. Son maître en riait, et le diable, honteux de n'avoir pu +servir un maçon, s'enfuit de son chantier. En Franche-Comté, des +maçons ayant appelé Satan, celui-ci accourut et les servit à +souhait. Pour l'embarrasser, ils lui demandèrent d'apporter dans une +bouteille du mortier très liquide. Ceci demandait du temps et le +mortier disparaissait bien vite. Ils en redemandaient immédiatement, +si bien que le diable ne pouvait suffire à leurs exigences et se +fatiguait à remplir la bouteille. Les maçons réclamant des pierres, +elles arrivaient aussitôt; enfin le plus rusé demanda une pierre à +la fois ronde, plate et carrée. Le diable fut ainsi attrapé et ne +put prendre les âmes des maçons. + +Les maçons voyageurs ont coutume de porter les tourtes de pain +enfilées à leurs bâtons. Ils vivent entre eux sans se faire d'amis +dans les pays étrangers. Les Foréziens, qui ont toujours été ennemis +des Auvergnats, raillent les enfants de saint Léonard en racontant +le dicton suivant: Jeanot?--Abs, mon mestre.--Lève-toi, +fouchtrâ.--Ah! mon mestre, le vent rifle.--Eh ben, tourne te +coucha.--Jeanot?--Abs, mon mestre.--Lève-toi.--Par que faire, mon +mestre?--Par voir travaillâ.--Ah! mon mestre, que le ventre me fait +mâ.--Eh ben, tourne te coucha!--Jeanot?--Abs, mon +mestre.--Lève-toi.--Par que faire, mon mestre?--La muraille va +zinguà.--Que le zingue, que le crave, la soupe est trempâ, je vous +la manjà.--Jeanot?--Abs, mon mestre.--Lève-toi.--Par que faire, mon +mestre?--Par manjâ la soupa.--Oh! hi! lau la! je me lève, je me +lève, me v'la levâ. + +En Saintonge, on raconte sur les maçons limousins une facétie +analogue:--Pierre, leve-tu?--P'rquè fare, môn père?--P'r porta le +mourtià, fouchtra!--Y e la colique, mon pare.--Piau lève-ta?--P'rquè +fare, mon père.--P'r mang'he la soupe à la rabiole, môn fils.--Y mé +lève, mon paré, tralala. À Paris on appelle «maçon» un pain de +quatre livres; quand les maçons du Limousin vont prendre leur repas, +ils apportent toujours leur pain. + +Les maçons, en Angleterre, passent aussi pour être de bon appétit, +et on leur adresse cette formulette: _Mother, here's the hungry +masons, look to the hen's meat._ Ma mère, voici les maçons affamés, +prenez garde à votre poule; en France, on appelle soupe de maçon ou +de Limousin, une soupe compacte, et l'on dit de celui qui mange +beaucoup qu'il mange du pain comme un Limousin. Un proverbe gaélique +a le même sens: _Cnâimh mor'us feoil air, fuigheal clachair._ Un +gros os et de la chair dessus, dessert de maçon. + +D'après une petite légende de la Haute-Bretagne, un oiseau donna des +conseils utiles à un maçon qui, construisant un mur, ne savait +comment s'y prendre pour faire tenir une pierre, une caille qui +était derrière lui cria: + + Bout pour bout. + +Dans la Creuse, on adresse aux femmes des maçons la formulette +suivante: + + _Hou! hou! hou!_ + _Fennas de maçous,_ + _Prépares drapés et bouraçous._ + +_Clachair Samhraidh, diol-déirc Geamhraidh._ En été maçon, en hiver +mendiant, dit un proverbe gaélique: les travaux de maçonnerie sont +en effet interrompus pendant l'hiver. + +[Illustration: Maçons et tailleurs de pierre, d'après une miniature +du XVe siècle.] + +Comme les maçons, obligés de calculer la place des pierres, de +rogner ce qui dépasse, vont plus lentement que d'autres gens de +métiers, des proverbes les accusent de se ménager à l'excès: + + Sueur de maçon + Où la trouve-t-on? + + --Sueur de maçon vaut un louis. + + --On ne sait pas ce que coûte une goutte de sueur de maçon. + (Liège.) + +On dit, par injure, à toutes sortes d'ouvriers qui travaillent +grossièrement et malproprement à quelque besogne que ce soit, que ce +sont des vrais maçons. + +En Portugal, le maçon a été maudit, parce qu'il a jeté des pierres à +la sainte Vierge; celle-ci lui dit: + + _Pedreiro, Pedreiro,_ + _Hade ser sempre pobreto e alagrete._ + +Maçon, tu seras toujours pauvre et gai. En effet le maçon chante et +siffle, mais il ne s'enrichit guère. + +Les deux formulettes suivantes, si elles sont injurieuses pour +d'autres corps d'états, sont tout à la louange de la probité des +maçons: + + Alleluia pour les maçons! + Les cordonniers sont des fripons, + Les procureurs sont des voleurs, + Les avocats sont des liche-plats, + Alleluia! (Haute-Bretagne.) + + _Alleluia per li massoun,_ + _Li courdounié soun de larroun,_ + _Li mounié soun de cresto-sac,_ + _Alleluia!_ (Provence.) + +Un proverbe sicilien compare les dangers de la construction à ceux +de la mer: + + _Marinari e muraturi_ + _Libbiràtinni, Signuri._ + + Des marins et des maçons, prenez pitié, Seigneur. + +Lorsque les maçons hissent une pierre sur une maison, ils ont +coutume de pousser un son haut et aigu, que l'on peut plus ou moins +bien traduire par: âôu-ôu-â-ô-ôu, et qui a un grand caractère de +monotonie et de tristesse. + +À Paris, ils ont un cri d'appel: Une truellée au sas! qui a pour but +d'avertir le goujat placé près de l'échelle. + +Les superstitions en rapport avec la construction sont extrêmement +nombreuses; voici quelques-unes de celles dans lesquelles les maçons +jouent un rôle actif. + +À Lesbos, quand on creuse les fondements d'une construction +nouvelle, le maçon lance une pierre sur l'ombre de la première +personne qui passera; celle-ci mourra, mais la bâtisse sera solide. + +La pose de la première pierre est une opération importante, et en un +grand nombre de pays elle est accompagnée d'actes qui présentent un +caractère parfois religieux, plus souvent superstitieux. Dans le +Morbihan, les ouvriers pratiquaient autrefois un trou dans la +première pierre et y posaient une pièce de monnaie frappée de +l'année, puis tous, ainsi que le propriétaire, allaient donner un +coup de marteau; ensuite l'un d'eux se mettait à genoux, récitait +une petite prière pour demander à Dieu de protéger la nouvelle +construction, puis, s'adressant à la pièce d'argent, il lui disait: + + Quand cette maison tombera, + Dans la première pierre on te trouvera, + Tu serviras à marquer + Combien de temps elle a duré. + +Les maçons du pays de Menton croient qu'il arrivera malheur à celui +qui posera la première pierre s'il n'a pas soin de faire une prière. +Aux environs de Namur, le propriétaire l'asperge avec un buis bénit +trempé dans l'eau bénite et qui est ensuite scellé dans le mur. + +À côté de ces coutumes qui ont tout au moins une apparence +chrétienne, il en est d'autres, usitées encore de nos jours, qui +sont des survivances de l'époque où des rites barbares se +rattachaient à la construction. C'est ainsi que naguère, dans le +nord de l'Écosse, la pierre étant placée sur le bord de la tranchée, +le plus jeune apprenti ou, à son défaut, le plus jeune ouvrier, se +couchait, la tête enveloppée dans un tablier, au fond de la +tranchée, la face contre terre, droit au-dessous de la pierre qui +avait été laissée sur le bord; on répandait sur sa tête un verre de +whisky, et lorsqu'on avait crié par trois fois: «Préparez-vous!» les +deux autres maçons faisaient le geste de placer la pierre sur le dos +du compagnon couché, et un autre maçon lui frappait par trois fois +les épaules avec un marteau; lorsqu'il s'agissait de constructions +importantes, les maçons saisissaient la première créature, homme ou +bête, qui passait, et lui faisaient toucher la première pierre ou la +plaçaient pendant quelques instants dessous. On a là évidemment un +souvenir du temps où une victime vivante était réellement placée +sous les fondations. Au XVIIe siècle, au Japon, il y avait des +hommes qui se sacrifiaient volontairement: celui qui se couchait +dans la tranchée était écrasé avec des pierres. + +Des légendes, qui ont surtout cours dans la presqu'île des Balkans, +mais qu'on retrouve aussi en Scandinavie, racontent que pour assurer +la solidité de certaines constructions, il fallait y emmurer une +créature humaine. Au Monténégro, pendant que l'on construisait la +tour de Cettigne, un mauvais génie renversait la nuit le travail +fait la veille. Les ouvriers se réunirent en conseil et décidèrent +que pour faire cesser le maléfice on enterrerait vivante, dans les +fondations, la première femme qui passerait. On raconte la même +légende à propos de la tour de Scutari; ce fut un oracle qui ordonna +d'y enterrer vivante une jeune femme. + +[Illustration: Maçon Italien, d'après Mitelli.] + +Un autre rite voulait que les fondations fussent arrosées de sang +humain; les magiciens de Vortigern, roi de la Grande-Bretagne, lui +avaient dit que sa forteresse ne serait solide qu'après avoir été +arrosée avec le sang d'un enfant né sans père. D'après la tradition, +les Pictes, anciens habitants de l'Écosse, versaient sur leurs +fondations du sang humain. En pleine Europe civilisée, on constate +un souvenir adouci de cette coutume: Au milieu de ce siècle, on ne +bâtissait pas une maison, dans le Finistère, sans en asperger les +fondations avec le sang d'un coq. Si un propriétaire ne se +conformait pas à cette coutume, les maçons allaient la lui rappeler. +En Écosse, il fallait aussi faire couler du sang sur la première +pierre et on frappait dessus la tête d'un poulet jusqu'à effusion de +sang. Les maçons grecs disent que la première personne qui passera, +la première pierre posée, mourra dans l'année; pour acquitter cette +dette, ils tuent dessus un agneau ou un coq noir. + +Certaines autres coutumes qui, à l'origine, ont eu un caractère +superstitieux, ne sont plus qu'un prétexte à pourboire. En Écosse, +la santé et le bonheur ne résident pas dans la maison, si on n'a +soin, lors de la pose des fondements, de régaler les ouvriers avec +du whisky ou de la bière, accompagnés de vin et de fromage; si un +peu de liquide tombe à terre, c'est un présage favorable. + +Dans le Bocage normand le propriétaire doit prendre la truelle et le +marteau et donner aux ouvriers la pièce tapée; on a soin aussi de +lui demander force pots pour arroser le mortier. En Franche-Comté, +l'aîné des enfants pose la première pierre et frappe dessus trois +coups de marteau. Après cette cérémonie, les maçons passent la +journée en fête chez celui qui les occupe. Dans le Hainaut, le +propriétaire doit offrir autant de tournées qu'il a frappé de fois +avec la truelle sur la pierre. + +À Paris, certains maçons demandent qu'on leur donne les verres dans +lesquels ils ont bu au moment de la pose de la première pierre, +prétendant que sans cela il arrivera malheur à celui qui fait bâtir +la maison. Parfois, mais plus rarement, il est d'usage de régaler +les ouvriers au cours de la construction. Dans la Gironde, les +moellons qui sont assez longs pour traverser un mur de part en part +sont appelés _chopines_. Les maçons ne rognent les bouts qui +dépassent que quand le propriétaire a payé à boire. + +Dans la Suisse romande, quand on bâtit une maison, si les étincelles +jaillissent souvent sous le marteau des maçons ou sous le rabot des +menuisiers, c'est un présage de malheur et d'incendie pour +l'édifice. En Écosse on croyait encore, au milieu du siècle, que +lorsqu'on bâtissait une cathédrale, un pont ou quelque édifice +important, un ou plusieurs des maçons devaient nécessairement être +tués par accident. + +L'achèvement des murs est presque partout un prétexte à +réjouissances. À Paris, vers 1850, voici comment cela se passait, +d'après les _Industriels_: «Quand les ouvriers ont terminé un +bâtiment, ils se cotisent, achètent un énorme branchage encore +couvert de sa verdure, qu'ils ornent de fleurs et de rubans, puis +l'un d'eux, choisi au hasard, va attacher au haut de la maison que +l'on vient de construire le bouquet resplendissant des maçons, et +quand tout l'atelier voit se balancer fièrement dans les airs le +joyeux signe, il applaudit et lance un joyeux vivat. Cette cérémonie +accomplie, on prend deux autres bouquets, puis on se rend chez le +propriétaire, puis chez l'entrepreneur. Tous deux, en échange de +cette offrande, donnent quelques pièces de cinq francs avec +lesquelles on termine joyeusement la journée». + +En Franche-Comté, on met un bouquet au-dessus du pignon ou de la +cheminée d'un édifice dont on vient d'achever la construction, et +les maçons appellent arroser le bouquet, boire amplement au compte +du propriétaire qui leur doit un festin. + +À Paris, le rendez-vous général des compagnons maçons est, disent +les _Industriels_, à la place de Grève. Dès cinq heures du matin ils +y arrivent en foule, et non seulement les ouvriers s'y rendent soit +pour attendre de l'ouvrage, soit pour chercher des compagnons, mais +le rôdeur (on appelle ainsi le compagnon spécialement chargé de +trouver des engagements) et l'entrepreneur y viennent pour enrôler +des travailleurs: c'est de ce point de réunion qu'est venu +l'expression de faire grève, appliquée aux maçons qui sont oisifs, +soit faute de travail, soit volontairement. Les compagnons +nouvellement débarqués à Paris pour y tenter la fortune, vont tout +d'abord à la place de Grève. C'est encore là, chez le marchand de +vin, qu'on vient tour à tour se payer des rasades en attendant +l'ouvrage, et souvent bien des coalitions, des complots, parfois +d'honnêtes projets pour l'avenir se sont formés là. Actuellement il +y a une seconde grève, place Lévy, aux Batignolles. + +[Illustration: Qui bâtit ment, d'après Lagniet (XVIIe siècle).] + +Les _Mémoires d'un Ouvrier_ ont conservé une histoire qui se raconte +parmi les maçons avec mille variantes, et qui met en relief +l'habileté de certains d'entre eux: «Le gros Mauduit était un maître +compagnon qu'on avait surnommé _quatre mains_, parce qu'il faisait +autant d'ouvrage que les deux meilleurs ouvriers. Il travaillait +toujours seul, servi par trois goujats qui pouvaient à peine lui +suffire. Vêtu d'un habit noir, chaussé d'escarpins cirés à l'oeuf +et coiffé à l'oiseau royal, il achevait sa besogne sans qu'une tache +de plâtre ou un choc de soliveau nuisît à son costume. On venait le +voir travailler des quatre coins de la France, et il y avait +toujours sur son échafaudage autant de curieux que devant les tours +Notre-Dame. Personne n'avait jamais entrepris de lutter contre lui, +quand il arriva un jour de la Beauce un petit homme nommé Gauvert, +qui, après l'avoir vu travailler, demanda à concourir avec le roi +des maîtres compagnons. Gauvert n'avait pas cinq pieds et était tout +costumé de drap couleur marron, avec un petit cadogan qui pendait +sur le collet de son habit. On plaça les deux adversaires aux deux +bouts d'un échafaudage et, à un signal donné, la lutte commença. Le +mur grandissait à vue d'oeil sous leurs doigts, mais en se +maintenant toujours de niveau, si bien qu'à la fin de la journée +aucun d'eux n'avait dépassé l'ouvrage de son concurrent de +l'épaisseur d'un caillou. Ils recommencèrent le lendemain, puis le +jour suivant, jusqu'à ce qu'ils eussent conduit la maçonnerie à la +corniche. Comprenant alors l'impossibilité de se vaincre, ils +s'embrassèrent en se jurant amitié, et le gros Mauduit donna sa +fille au petit Gauvert. Les descendants de ces deux vaillants +ouvriers ont aujourd'hui une maison à cinq étages dans chacun des +arrondissements de Paris. + +Les maçons limousins racontent que saint Léonard, leur patron, est +le plus grand saint du paradis: Avant que le bon Dieu fût bon Dieu, +il demanda à saint Léonard s'il voulait l'être à sa place.--Non, +répondit saint Léonard, cela donne trop de peine. Fouchtra! j'aime +mieux être le premier saint du paradis. Dans le Morbihan, les maçons +ont une dévotion toute particulière pour saint Cado, qui fit le +diable lui construire un pont et le trompa. + +Les maçons et charpentiers de Paris avaient établi leur confrérie, +qui est de saint Blaise et de saint Louis, en l'an 1476 dans la +chapelle de ce nom, sur la rue Galande, et ils y faisaient dire une +grande messe tous les dimanches et bonnes fêtes. + +Les légendes où les maçons jouent un rôle sont, à part celles qui +ont trait aux rites de la construction et aux emmurements, assez peu +nombreuses: Lorsque l'on construisit la cathédrale d'Ulster, il y +avait une vache miraculeuse qu'on mangeait tous les jours, et qui +renaissait entière, si on avait soin de ne briser ni endommager +aucun de ses os, mais de les rassembler et de les mettre dans la +peau. Un jour, elle boitait; le saint qui conduisait la construction +fit rassembler ses hommes et leur demanda qui avait brisé l'os pour +en enlever la moelle: le maçon gourmand se déclara, et le saint lui +dit que, s'il n'avait pas avoué, il aurait été tué par une pierre +avant la fin de l'édifice. + +En même temps que l'on bâtissait le clocher du prieuré d'Huanne, +dans le Doubs, on travaillait à la construction du clocher de +Rougemont. Celui-ci s'élevait déjà à plusieurs mètres du sol, que +les fondations du clocher d'Huanne n'étaient pas encore terminées. +Les constructeurs se vantaient réciproquement de travailler vite, et +ils convinrent que ceux qui atteindraient les premiers une certaine +élévation, placeraient sur le mur une pierre en saillie représentant +un objet ridicule pour faire honte aux autres. Ceux de Rougemont, +qui croyaient gagner la partie, avaient préparé à l'avance une +pierre sculptée en forme de figure humaine, tirant une langue +monstrueuse. Mais ils furent punis de leur fanfaronnade, car ceux +d'Huanne parvinrent les premiers à la hauteur convenue et y +posèrent, en regard de Rougemont, cette pierre ronde qui affecte +encore grossièrement la forme de deux fesses. Le lendemain, ceux de +Rougemont placèrent, en regard d'Huanne, leur figure avec sa langue +tirée démesurément, et ils eurent grand'honte quand ils apprirent le +tour qui leur avait été joué la veille par les maçons d'Huanne. + +Plusieurs légendes font venir le diable au secours des maîtres +maçons dans l'embarras. En Haute-Bretagne, l'un d'eux avait promis à +un seigneur de lui construire une tour qui aurait autant de marches +qu'il y a de jours dans l'année; mais ses ouvriers avaient peur de +tomber et ne voulaient plus y travailler; le diable lui proposa de +l'achever en une nuit, à la condition d'emporter le premier ouvrier +qui monterait sur le haut après l'achèvement. Le maçon y consentit, +mais en stipulant que si le maudit ne pouvait l'attraper du premier +coup, il n'aurait aucun recours contre lui. La tour achevée, le +maître maçon dit à l'un de ses ouvriers d'y monter, en suivant son +chat, qui avait une corde au cou. Dès que le chat arriva au haut de +la tour, le diable le saisit pendant que l'ouvrier descendait en +toute hâte. J'ai cité dans mon livre sur _les Travaux publics et les +Mines_ un grand nombre de récits populaires dans lesquels le diable, +qui est venu au secours d'architectes et de maçons qui l'ont appelé, +est dupé par eux, et reçoit pour son salaire au lieu d'un homme, un +chat, un coq ou bien un cochon. + +[Illustration: Maçons à l'ouvrage, d'après Eisen (fin du XVIIIe +siècle).] + +Dans un conte sicilien recueilli par Pitrè, un maçon est chargé par +un roi de lui construire un château où il puisse mettre ses trésors. +Il le bâtit avec son fils, mais en ayant soin de ménager une +ouverture cachée par laquelle un homme pouvait entrer. Quand le +château eut été achevé, le maçon, voyant que personne ne le gardait, +s'y rendit avec son fils, déplaça la pierre et remplit un sac d'or. +Il y retourna plusieurs fois, et le roi, qui vit que son tas d'or +diminuait, fit placer des gardes qui ne prirent personne, parce que +les deux voleurs ne firent pas leur visite accoutumée. Alors on +conseilla au roi de placer à l'intérieur des murailles des tonneaux +remplis de poix. Quand le maçon vint avec son fils, il tomba dans +l'un d'eux et ne put s'en dépêtrer. Il ordonna à son fils de lui +couper la tête. Le roi, trouvant ce cadavre décapité, donna l'ordre +de le promener par la ville, et de regarder si quelqu'un pleurait. +La veuve du maçon se mit à verser des larmes, et son fils, qui était +devenu ouvrier charpentier, se coupa les doigts, et alors la mère +dit qu'elle pleurait parce que son fils était mutilé. Une chanson +populaire très répandue est celle qui débute ainsi: + + Mon père à fait bâtir maison + Par quatre-vingts jolis maçons. + Dont le plus jeune est mon mignon. + +Souvent les couplets qui suivent n'ont plus de rapport avec le «joli +maçon»; parfois, comme dans la version poitevine, un dialogue, tout +à l'avantage de la profession, s'engage entre le père et la jeune +fille: + + --Mon pèr', pour qui cette maison? + + --C'est pour vous, ma fille Jeanneton. + + Ma fille promettez-moi donc + De n'épouser jamais garçon. + + --J'aimerais mieux que la maison + Fût toute en cendre et en charbon + Que d'r'noncer à mon mignon. + +En Gascogne, le dialogue suivant s'engage entre le père et la fille: + + --Voulez-vous prince ou baron? + + --Mon père, je veux un maçon + Qui me fera bâtir maison. + + --Que diront ceux qui passeront: + À qui est cette maison? + + --C'est à la femme d'un maçon. + + +DEVINETTES ET PROVERBES + + --Qui est-ce qui fait le tour de la maison et qui se trompe + quand il arrive à la porte?--C'est le maçon. (Morbihan.) + + --Maçon avec raison fait maison. (XVIe siècle.) + + --C'est au pied du mur qu'on reconnaît le maçon. + + --Avant d'être apprenti maçon, ne fais pas le maître + architecte. (Turc.) + + --À force de bâtir le maçon devient architecte. (Turc.) + + --Il n'est pas bon masson qui pierre refuse. (XVIe siècle.) + + --_Non e buon murator chi rifuata pietra alcuna._ + (Italien.) + + --_An auld mason make a gude barrowman._--Un vieux maçon + fait un bon brouetteur. (Écosse.) + + --_Coussira massons ta ha souliès._--Aller chercher des + maçons pour faire des souliers. (Béarn.) + + --_My man's a mason to-morow's the first of March._--Mon + homme est maçon, c'est demain le premier mars. C'est à ce + jour que se termine le temps d'hiver, et qu'on accorde aux + ouvriers paie entière. (Écosse.) + +[Illustration: Ils s'abregent et se facilitent leurs travaux par les +secours mutuels qu'ils se donnent.] + + + + +LES COUVREURS + + +Le couvreur est appelé «chat» parce qu'il court sur les toits comme +un chat. + +Dans l'argot breton de La Roche-Derrien, les couvreurs en ardoises +sont, à cause du bruit qu'ils font: «Potred ann tok-tok», les hommes +du toc-toc, ou marteau. + +À Paris, on donne le nom de _voleur au gras-double_ ou de +_limousineux_ à des ouvriers couvreurs qui volent le plomb des +couvertures, en coupent de longues bandes avec de bonnes serpettes, +puis l'aplatissent et le serrent à l'aide d'un clou, ils en forment +ainsi une sorte de cuirasse qu'ils attachent à l'aide d'une courroie +sous leurs vêtements. Ce nom de Limousineux leur vient, dit Larchey, +de ce que l'on compare ce vêtement de plomb aux gros manteaux nommés +_limousines_. + +Quand on veut parler d'un couvreur, disent les _Farces +tabariniques_, on dit que le vent lui souffle au derrière. + +Dans le Bocage normand, les couvreurs présentent au maître une +ardoise enrubannée, aussi finement découpée qu'une légère dentelle, +avec une croix au milieu de la rosace taillée dans l'ardoise. Elle +est ensuite fixée au bord de la toiture. Ce présent doit être, bien +entendu, récompensé par une gratification. + +Grimm rapporte, dans les _Veillées allemandes_, que d'après les lois +qui régissaient le corps des couvreurs, quand un fils montait pour +la première fois sur un toit en présence de son père et qu'il +commençait à perdre la tête, son père était obligé de le saisir +aussitôt et de le précipiter lui-même afin de n'être pas entraîné +avec lui dans sa chute. + +Un jeune couvreur devait faire son coup de maître et haranguer le +peuple du haut d'un clocher heureusement achevé. Au milieu de son +discours il commença à se troubler, et tout à coup il cria à son +père, qui était en bas parmi une foule nombreuse: «Père, les +villages, les montagnes des environs qui viennent à moi!» Le père se +prosterna aussitôt à genoux, pria pour l'âme de son fils et engagea +le monde qui était là à en faire autant. Bientôt le fils tomba et se +tua. J'ai entendu en Haute-Bretagne un récit qui rappelle celui de +Grimm: un couvreur était monté sur un clocher avec son fils, lorsque +celui-ci lui cria: «Papa, voilà les gens d'en bas qui montent!» Le +père comprit que son fils était perdu, et il fit le signe de la +croix en récitant le _De profundis_! + +Les couvreurs et faiseurs de clochers figuraient au nombre des +artisans auxquels il était interdit de tester en justice. Le +chapitre 156 de la _Très ancienne Coutume de Bretagne_ le disait +expressément, en les mettant au rang des métiers méprisés pour des +causes diverses: «Ceux, dit-elle, sont vilains nattes de quelconque +lignage qu'ils soient qui s'entremettent de vilains métiers, comme +estre écorcheurs de chevaux, de vilaines bestes, garzailles, +truendailles, pendeurs de larrons, porteurs de pastés et de plateaux +en tavernes, crieurs de vins, cureurs de chambres coies, faiseurs de +clochers, couvreurs de pierres, pelletiers, poissonniers... telles +gens ne sont dignes d'eux entremettre de droit ni de coutume». +Hevin, dans son _Commentaire_, dit que si la _Très ancienne Coutume_ +compte entre les infâmes _qui repelluntur a testimonio dicendo_ les +couvreurs de clochers ou d'ardoises, la raison doit en être tirée +d'Aristote qui range dans cette catégorie les gens de métier qui +exposent leur vie pour peu de chose. + +[Illustration: Couvreurs sur un toit, d'après Duplessi-Bertoux.] + +Dans le compagnonnage, les charpentiers ont reçu les couvreurs; les +novices s'appellent simplement aspirants. Les couvreurs avaient des +rubans fleuris et variés en couleurs; ils les portaient au chapeau +et les faisaient flotter derrière le dos; d'après leur manière de +voir, ceux qui travaillaient au faîte des maisons devaient porter +les couleurs au faîte des chapeaux. À leurs boucles d'oreilles, ils +avaient un martelet et une aissette. + +Il est vraisemblable que les compagnons couvreurs avaient, de même +que beaucoup d'autres, des rites spéciaux lors des enterrements. En +1893, un ouvrier couvreur s'étant tué en tombant du haut de l'église +Sainte-Madeleine, à Troyes, sur les grilles qui entourent l'édifice, +le cortège partit de l'Hôtel-Dieu et, dit le _Petit républicain de +l'Aube_, quatre ouvriers vêtus de leur costume de travail portaient +les quatre coins du poêle et, de leur autre main, tenaient le +marteau plat dont ils se servent pour façonner et pour clouer leurs +ardoises. Derrière le corbillard venaient deux autres ouvriers à qui +leurs camarades avaient confié la jolie couronne qu'ils avaient +achetée en commun pour décorer la tombe du défunt. + + * * * * * + +Au siècle dernier, le comte de Charolais, prince de sang, tirait, +pour exercer son adresse, sur de malheureux couvreurs perchés sur +les toits. D'après les récits populaires, il aurait eu des +précurseurs ou des imitateurs. Dans le pays de Bayeux, en parlant +des exactions féodales, le peuple ne manque jamais de citer les +seigneurs de Creuilly et ceux de Villiers qui, par passe-temps, +tuaient les couvreurs sur les toits; quoiqu'on ne précise aucune +époque, il est probable, dit Pluquet, que cette tradition est fondée +sur des faits anciens. Aux environs de Falaise on accuse un seigneur +de Rouvre, dont la mémoire est exécrée, d'avoir, revenant bredouille +de la chasse, déchargé son fusil sur un couvreur. Dans le +Bourbonnais, on a donné le surnom de Robert le Diable à un méchant +seigneur qui, à l'époque de la régence, fusillait les couvreurs. + +À Liège, sainte Barbe était la patronne de l'ancien métier des +couvreurs, comme elle l'est de tous les ouvriers travaillant la +pierre. + +Boileau, dans une lettre à Brossette, dit que les couvreurs, quand +ils sont sur le toit d'une maison, laissent pendre une croix de +latte pour avertir les passants de prendre garde à eux et de passer +vite. Dans la satire sur les _Embarras de Paris_, il indique + + Une croix de funeste présage, + Et des couvreurs, grimpez au toit d'une maison, + En font pleuvoir l'ardoise et la tuile à foison. + +Ce procédé est encore en usage en province; à Paris, le triangle ou +la croix ont été remplacés par des planches posées en angle aux deux +côtés de la maison; en outre, un jeune garçon ou un vieillard, armé +d'une latte, écarte les passants qui seraient tentés de marcher sur +l'endroit dangereux du trottoir. + +D'après le _Dictionnaire de Trévoux_, on dit: «À bas couvreur, la +tuile est cassée!» quand on commande à quelqu'un de descendre d'un +lieu où il est monté. L'estampe des _Embarras de Paris_ au XVIIe +siècle, dont voici un fragment, donne cette variante: «En bas +couvreur, vous cassez nos tuiles.» + +[Illustration] + + +SOURCES + +TAILLEURS DE PIERRE--Ch. Poncy. _La Chanson de chaque métier_.--Ph. +Kuhff, _Les Enfantines du bon pays de France_, 280.--_Revue des +traditions populaires_, VI, 170; VIII, 128; X, 98.--X. Marinier, +_Contes de différents pays_, I, 321.--Monteil, _Histoire des +Français_, II. 130.--A. Perdiguier, _Le Livre du Compagnonnage_, I, +20, 31.--C.-S. Simon, _Étude sur le Compagnonnage_, 86, 91, 104. + +MAÇONS--Noëlas, _Légendes forésiennes_, 97, 121, 151.--Régis de la +Colombière, _Cris de Marseille_, 175.--L. Larchey, _Dictionnaire +d'argot_. --Paul Eudel, _Locutions nantaises_.--_Ancien Théâtre +français_, IV, 363.--_Magasin pittoresque_, 1850, 50, 66.--La +Bédollière, _Les Industriels_, 219, 222.--_Revue des Traditions +populaires_, VI, 173, 698; VII, 194, 207, 454, 961; VIII, 178, 564; +IX, 334; X, 158.--Ch. Thuriet, _Traditions de la Haute-Saône_, +131.--E. Lemarié, _Fariboles saintongheaises_, 32.--Paul Sébillot, +_Traditions de la Haute-Bretagne_, II, 154.--E. Rolland, _Rimes de +l'Enfance_, 321.--Communications de M. A. Harou.--Leite de +Vasconcellos, _Tradiçoes de Portugal_, 250.--Mistral, _Tresor dou +felibrige_.--Pitrè, _Proverbi siciliani_, II, 433.--Georgiakis et +Léon Pineau. _Folk-Lore de Lesbos_, 347.--Tylor, _Civilisation +primitive_, I, 124.--W. Gregor, _Folk-Lore of Scotland_, 50.--E. +Lecoeur, _Esquisses du Bocage normand_, II, 343.--F. Daleau, +_Traditions de la Gironde_, 49;--Ceresole, _Légendes de la Suisse +romande_, 334.--_Société des Antiquaires_, IV (1re série), 397.--L. +Brueyre, _Contes de la Grande-Bretagne_, 338.--Ch. Thuriet, +_Traditions du Doubs_, 355.--Pitre, _Fiabe popolari siciliani_, III, +210.--J.-F. Bladé, _Poésies françaises de l'Armagnac_, 88. + +COUVREURS--N. Quellien, _L'Argot des nomades en Bretagne_.--E. +Lecoeur, _Esquisses du Bocage_, II, 344.--Grimm, _Veillées +allemandes_, I, 309.--Communication de M. le Dr A. Corre.--A. +Perdiguier, _Le Livre du Compagnonnage_, I, 60.--_Revue des +traditions populaires_, X, 96.--Pluquet, _Contes de Bayeux_, 25.-- +Tixier, _Glossaire d'Escurolles_ (Allier).--Amélie Bosquet, _La +Normandie romanesque_, 477. + +[Illustration: Couvreurs, d'après Couché (1802).] + + + + +LES CHARPENTIERS + + +La séparation en spécialités des industries du bois n'a dû guère +s'opérer que vers le commencement du moyen âge; jusque-là il est +vraisemblable que la plupart des ouvriers connaissaient l'ensemble +du métier, et que ceux qui faisaient les charpentes savaient aussi +fabriquer les chariots, les tonneaux et tout ce qui est maintenant +du ressort de la menuiserie, comme cela a lieu encore en diverses +contrées, et même en France dans les campagnes. Ainsi les +Anglo-Saxons appelaient le charpentier _wright_, c'est-à-dire +l'artisan, le faiseur, terme qui montre l'importance qu'avait alors +son art, et l'étendue des services qu'on lui demandait. Tout objet +fait de bois, dit l'_Histoire de la Caricature_, rentrait dans ses +attributions. Le _Colloque_ de l'archevêque Alfric met en présence +les artisans les plus utiles qui discutent sur la valeur relative de +leurs divers métiers, et le charpentier dit aux autres: «Qui de vous +peut se passer de moi, puisque je fais des maisons et toutes sortes +de vases et de navires!» Jean de Garlande nous apprend que le +charpentier, entre autres choses, fabriquait des tonneaux, des cuves +et des barriques. À cette époque, où le bois et les métaux étaient +par excellence les matériaux sur lesquels s'exerçait le travail de +la main, l'ouvrier qui mettait en oeuvre le bois passait avant le +forgeron lui-même. Les constructions en pierre étaient beaucoup plus +rares que de nos jours, et le bois formait, comme maintenant encore +en plusieurs pays de l'Europe, la matière la plus employée, même +pour l'extérieur, dont souvent, dans les maisons particulières, le +soubassement seul était en pierres. + +Il semble que le _Livre des Métiers_ a été rédigé peu de temps après +la répartition entre un certain nombre d'ouvriers spéciaux d'une +partie de ce qui rentrait autrefois dans la charpenterie. Sous le +titre unique de charpentiers sont réunis tous ceux qui «euvrent du +trenchent en merrien», c'est-à-dire qui travaillent le bois avec des +outils. Les catégories sont nombreuses; on en compte dix: les +Charpentiers grossiers, les Huchiers faiseurs de huches ou de +coffres (Bahutiers), les Huissiers faiseurs de huis ou de portes, +les Tonneliers, Charrons, Charretiers, Couvreurs de maisons, les +Cochetiers faiseurs de bateaux, les Tourneurs et les Lambrisseurs. +Au XIVe siècle, le principal instrument des charpentiers était la +grande cognée à lame droite, et on les appelait charpentiers de la +grande cognée pour les distinguer des charpentiers de la petite +cognée ou menuisiers. + +De nos jours, le métier figure parmi les plus estimés: en +Basse-Bretagne, les charpentiers et les charrons sont au premier +rang des ouvriers. Il en est de même à peu près dans toute la +France. + +En Russie, pays où la plupart des maisons sont en bois, plusieurs +proverbes sont à leur louange: + + --Le noble est comme le charpentier, il fait ce qu'il veut. + + --Le juge est comme le charpentier, il peut faire tout ce + qu'il veut. + +Il est rare qu'ils soient l'objet de dictons moqueurs: tout au plus +peut-on constater qu'on les blasonne assez légèrement, comme dans la +chanson du garçon charpentier, populaire en Ille-et-Vilaine: + + Est-il rien de si drôle, + Parfanière, pertinguette et congreu, + Qu'un garçon charpentier? (_ter_) + + S'en vont scier d'la bruère (bruyère) + Pour faire des chevrons. + + Des chevrons de bruère + Pour faire des maisons. + + Le maire s'en fut les voir: + --Courage, mes enfants; + + Vous aurez de l'ouvrage + Pour toutes les maisons (_ter_); + + Il n'y a que l'petit Pierre, + Mais nous le marierons + + Avec sa petite Jeannette + Qui travaille à son gré. + +On ne peut guère ranger, parmi les traits véritablement satiriques, +la _Question tabarinique_ suivante, qui est plutôt une sorte de jeu +d'esprit facétieux: + + --Qui sont les mauvais artisans? La réponse faite par le + bouffon est celle-ci: Les plus mauvais artisans sont les + charpentiers et les menuisiers, parce que quand ils ont + fait une besongne, bien qu'elle soit toute neufve et qu'on + leur reporte, ils ne veulent jamais s'en servir. Par + exemple si un charpentier a fait une potence, bien qu'elle + n'ait servy qu'une fois, il ne la veut pas reprendre pour + soy; le mesme en est d'un menuisier quand il fait une + bière: au diable si jamais on luy voit reprendre. + +Lorsque les charpentiers étaient employés à la construction des +maisons, il était d'usage de les traiter avec certains égards; +c'était un hommage rendu à leur habileté, qui avait aussi pour but +de les encourager à faire de leur mieux ou de les empêcher de se +livrer à des actes qui auraient pu être dangereux: En Cochinchine, +un sortilège très redouté est celui qui consiste à enfoncer un clou +dans une des colonnes de la maison. Il se pratique aussi dans la +construction des bateaux: les affaires du propriétaire du bateau se +mettent alors à décliner. Les charpentiers, qui ont toute facilité +pour commettre ce méfait, sont très craints; aussi se donne-t-on +garde, pendant la construction, de leur donner des motifs de +mécontentement. Un dicton russe constate la croyance, qui n'est +vraisemblablement pas isolée en Europe, d'après laquelle les +charpentiers peuvent, au moyen de charmes, ensorceler la maison. Il +y avait tout intérêt, pour ceux qui faisaient construire, à se +mettre bien avec des gens investis de ce redoutable privilège. + +C'est peut-être là l'origine de l'usage si répandu de leur faire des +présents lorsqu'ils ont achevé les parties importantes de la maison; +dans le gouvernement de Kazan, il y a pour eux une bouillie spéciale +qui leur est offerte le jour où ils ont posé les solives du plafond. +Ils se gardent bien d'ailleurs de laisser tomber en désuétude des +coutumes qui leur sont agréables, et ils ont en plusieurs pays des +façons plus ou moins ingénieuses de les rappeler à ceux qui seraient +tentés de les oublier. En Franche-Comté, quand on place les deux +principales colonnes, ils font intervenir adroitement le +propriétaire dans un travail soi-disant difficile; son rôle est +d'enfoncer à coups de marteau une cheville dans un trou trop petit. +Pendant qu'il s'évertue en vain, les ouvriers comptent les coups +frappés: chaque coup de marteau représente une bouteille, que le +brave homme est obligé de payer sur-le-champ. + +Dans le Bocage normand, lorsque la dernière pièce de la charpente a +été posée, les ouvriers offrent à la femme du propriétaire une croix +de bois ornée de rubans et d'une branche de laurier. Celui qui est +chargé du présent lui fait un compliment, puis il invite le maître à +le suivre pour placer la croix au faite de la maison et enfoncer +l'une des chevilles qui assujettiront l'assemblage des poutres. En +général, celui-ci décline cette invitation, et l'un des ouvriers le +remplace; il leur remet une gratification. + +[Illustration: Charpentiers au XVIe siècle, d'après Jost Amman.] + +Le signe qui annonce la levée de la charpente est très répandu; +actuellement, il consiste souvent en un drapeau placé sur le faite, +un laurier ou un bouquet formé de diverses fleurs et entouré de +rubans aux couleurs nationales. En Lorraine, les charpentiers et les +maçons offrent au propriétaire un petit sapin orné de fleurs et de +rubans, qui est ensuite mis sur le dernier chevron de la toiture. +Partout il est d'usage «d'arroser» le bouquet, et c'est le +propriétaire qui paye. + +En Basse-Bretagne, on distribue aux ouvriers qui ont fini une +construction le vin d'accomplissement, ainsi que le constate ce +proverbe: + + _Ann heskenner hag ar c'halve_ + _A blij d'ezho fest ar' maout mae._ + + Scieur de long et charpentier--Aiment le festin du mouton + de mai. + +Dans le Bocage normand, autrefois il y avait un véritable festin +lors de la levée de la charpente, accompagné de coups de fusils de +chasse et de danses; le lendemain la famille assistait à une messe. + +On tirait des présages de certaines particularités qui se +présentaient pendant la construction. D'après une croyance rapportée +par Grimm, si, lorsque le charpentier enfonce le premier clou dans +la charpente d'une maison, son marteau fait jaillir une étincelle, +la maison sera brûlée. En d'autres pays d'Allemagne, c'est +l'étincelle du dernier clou qui expose à ce malheur. Sur les côtes +de la Baltique, si l'on voit briller une étincelle lorsqu'on frappe +le premier coup sur la quille d'un navire en construction, à son +premier voyage le navire se perdra. + +En France, les charpentiers ont l'habitude de se faire un sac à +outils avec une botte, dont le pied est enlevé et remplacé par une +rondelle de cuir ou de bois qui forme le fond. + +En Haute-Bretagne, ils ne doivent pas se passer leurs outils de la +main à la main, dans la crainte que cette action n'amène entre eux +une brouille. Je ne crois pas toutefois que cette superstition, qui +existe aussi chez les couturières, soit générale dans le métier. + +Dans plusieurs parties de la Saintonge, ce sont les charpentiers qui +ont le privilège de guérir les affections de certaines glandes du +cou ou du sein. Après quelques oraisons, ils disent au patient de se +coucher sur l'établi, et font mine d'asséner un coup sur la partie +malade. En Beauce, un charpentier guérissait de «l'écharpe» avec le +vent de sa cognée. + +Saint Blaise était le patron de la confrérie des maçons et des +charpentiers. La mention de son nom dans le titre prouve que son +patronage avait dû être adopté depuis longtemps. Le plus ancien +titre connu de ce patron, que la corporation conserva toujours, est +de l'année 1410. + +Au XIIIe siècle, tout près de Saint-Julien-le-Vieux, en la paroisse +de Saint-Séverin, il y avait une chapelle de Saint-Blaise, où chaque +année les confrères maçons et charpentiers réunis venaient apporter +leurs offrandes et chanter leurs cantiques. Là, tout apprenti +aspirant à la maîtrise, construisait ou taillait un chef-d'oeuvre +en présence des jurés, des marguilliers, et vouait au saint patron +de la communauté ou à la Vierge ce travail important qui allait +fixer sa destinée. + +Les charpentiers ont un autre patron, saint Joseph, et c'est celui +qu'ils honorent le plus généralement aujourd'hui; sa fête est +l'occasion d'une promenade traditionnelle qui, jusqu'à ces derniers +temps, parcourait les rues de Paris, précédée d'une musique. En +1883, les compagnons passants du Devoir de la ville de Paris se +rendirent à la mairie du Xe arrondissement, escortant une calèche +attelée de deux chevaux enrubannés dans laquelle se trouvaient le +président de la corporation des charpentiers et la _Mère_. Dans le +cortège figurait aussi le «chef-d'oeuvre», ouvrage de charpenterie +très compliqué et très orné que portaient sur leurs épaules une +douzaine de compagnons. Ils furent reçus par le maire, qui leur +adressa une allocution et offrit un bouquet à la Mère. Le cortège se +dirigea ensuite vers le Conservatoire des arts et métiers, où les +charpentiers firent une visite. En 1863, la fête commençait par une +sorte de procession; on y portait aussi le chef-d'oeuvre, et on +allait chercher la Mère pour la conduire à l'église. Les compagnons +étaient enrubannés et avaient des cannes, comme dans la figure de la +page 17, réduction d'une gravure de l'_Histoire des Charpentiers_. +Après la messe avait lieu un dîner, et la soirée se terminait par un +bal. Cette même _Histoire des Charpentiers_, dont le texte ne +s'occupe guère que de la partie rétrospective du métier, contient +plusieurs planches intéressantes, qui représentent des réunions de +compagnons, l'arrivée d'un devoirant chez la Mère, et la procession +annuelle, dans laquelle on voit le chef-d'oeuvre porté comme un +saint sacrement, et à quelque distance une sorte de dais sur lequel +est la statuette de saint Joseph. + +[Illustration: Saint Joseph, l'Enfant Jésus et la Vierge, image du +XVIe siècle.] + +Le quatrain suivant est populaire en Espagne: + + _San José era carpintero,_ + _Y la Virgen costutera,_ + _Y el Niño labra la Cruz_ + _Porque ha de morir en ella._ + + Saint Joseph était charpentier, et la Vierge couturière, et + l'Enfant travaillait à la croix parce qu'il devait mourir + dessus. + +[Illustration: La Sainte Famille, d'après un bois du XVIe siècle.] + +Il pourrait presque servir d'épigraphe à toute une série d'images, +qui montrent la sainte Famille occupée à des ouvrages de +charpenterie et de ménage. Ce sujet a inspiré de grands artistes +comme Carrache, dont le «Raboteux» (p. 13) est l'un des tableaux les +plus célèbres. L'illustration des livres de piété et l'imagerie +l'ont aussi traité fréquemment. Dans le bois ci-dessus, emprunté à +une Bible du XVIe siècle, saint Joseph équarrit du bois, pendant que +la Vierge file et que de petits anges sont occupés à ramasser des +copeaux; dans une autre image de la même époque (p. 8), l'Enfant +Jésus, debout sur un chevalet, aide son père nourricier à scier une +poutre, et des anges transportent des planches; ailleurs, des anges +viennent en aide au petit Jésus, qui est en train de clouer une +barrière dont saint Joseph a équarri les morceaux. + +Au métier de charpentier se rapportait une assez singulière +redevance féodale qui a existé jusqu'à la Révolution en plusieurs +parties du Poitou: À Thouars, le jour du mardi gras, chaque nouveau +marié, dont la profession se rapportait à la construction ou à +l'ameublement des maisons, était tenu de se rendre, avec une pelote +ou boule de bois, sur un grand emplacement situé devant la porte de +la ville, appelée la porte du Prévôt. Là, chacun d'eux jetait +successivement sa pelote soit dans une mare, soit sur les maisons, +soit ailleurs où bon lui semblait, et tous les ouvriers des mêmes +états couraient en foule pour s'en emparer. Celui qui la découvrait +la rapportait au nouveau marié qui l'avait jetée, et recevait une +légère rétribution conforme à ses facultés. + +Le compagnonnage des charpentiers était l'un des plus curieux, et +celui peut-être qui présentait le plus grand nombre de coutumes et +de faits d'un caractère particulier; au milieu de ce siècle, il +était encore très vivant, et voici, d'après deux auteurs +contemporains, le résumé de ce qui se passait dans cette +corporation: les charpentiers faisaient remonter leur origine à la +construction du temple de Salomon, et le père Soubise, savant dans +la charpenterie, aurait été leur fondateur. Ces enfants du père +Soubise portaient les surnoms de _Compagnons passants_, ou +_Bondrilles_, ou _Drilles_, et ils se disaient aussi _Dévorants_. +Ils portaient de très grandes cannes à têtes noires et des rubans +fleuris et variés en couleur; ils les attachaient autour de leurs +chapeaux et les faisaient descendre par devant l'épaule; ils avaient +des anneaux de l'un desquels pendaient l'équerre et le compas +croisés, de l'autre la bisaiguë. + +Les Aspirants se nommaient Renards; les compagnons étaient peu +commodes à leur égard; on en a vu qui se plaisaient à être nommés le +Fléau des Renards, la Terreur des Renards, etc. Le compagnon est un +maître, le renard un serviteur, et il avait à subir toutes sortes de +brimades. Le compagnon disait: «Renard, va me chercher pour deux +sous de tabac; renard, va m'allumer ma pipe; renard, verse à boire +au compagnon; renard, prend ce manche à balai et va monter la garde +devant la porte; renard, passe la broche dans ce sabot et fais-le +tourner devant le feu, etc.» Le renard obéissait ponctuellement et +sérieusement, dans la pensée que plus tard, lorsqu'il serait +compagnon, il ferait subir les mêmes humiliations à d'autres. + +À la veille d'une réception, les injures et les taquineries +redoublaient à son égard: il était soumis à la faction, un manche à +balai à la main, devant la porte de la salle où les compagnons +s'humectaient le gosier; il devait arroser avec de l'eau une vieille +savate embrochée devant le feu; ou bien debout derrière les +compagnons, il devait les servir humblement à table, et, une +serviette à la main, leur essuyer les lèvres à chaque morceau qu'ils +portaient à la bouche, à chaque verre qu'il leur plaisait de +s'ingurgiter. + +En province, un renard travaillait rarement dans les villes; on l'en +expulsait violemment pour l'envoyer «dans les broussailles». À +Paris, le compagnon charpentier se montrait moins intolérant et le +renard y pouvait vivre. + +Les drilles, dit Perdiguier, hurlent dans leurs cérémonies et +reconnaissances; ils topent sur les routes, et, comme ils sont en +général vigoureux et bien découplés, ils cherchent volontiers +querelle à tout ce qui n'est pas de leur bord. Ils considèrent +surtout comme une bonne fortune toute occasion d'étriller un +boulanger ou un cordonnier. + +Les compagnons ont une prédilection pour les dénominations +zoologiques, chez les charpentiers du père Soubise, l'apprenti est +un _lapin_, l'aspirant un _renard_, le compagnon un _chien_, et le +maître un _singe_. C'est une véritable métempsycose, sans doute +originaire des forêts où travaillaient les charpentiers de haute +futaie. Le lapin, faible et timide, victime du renard et du chien, +donna son nom au pauvre apprenti; l'aspirant dut se contenter d'être +un renard et laisserait compagnon plus robuste le droit d'être un +chien hargneux pour lui et l'apprenti. Quant au nom de singe, Simon +suppose qu'il fut donné, dans le principe, à celui des deux scieurs +de long qui se tient perché sur les bois à refendre et veille, de ce +poste élevé, à la direction de la scie. + +D'anciens renards, révoltés de l'intolérable tyrannie des drilles, +désertèrent un jour les drapeaux de maître Soubise et passèrent sous +ceux du grand Salomon en s'intitulant: _Renards de liberté_. Mais ce +nom leur rappelant leur ancienne servitude, ils l'échangèrent +bientôt contre celui de _Compagnons de liberté_. Comme ils ont +conservé leur vieille pratique de hurlement, les anciens Enfants de +Salomon en tirent prétexte pour ne les reconnaître qu'à demi comme +frères. + +À Paris, les charpentiers compagnons de liberté habitent la rive +gauche de la Seine, la rive droite appartient aux compagnons +passants et chacun ne doit travailler que sur le territoire de son +domicile. Celui qui violerait cette règle s'exposerait à des +aggressions dangereuses. + +Les charpentiers des deux partis se disent coterie. + +Les charpentiers drilles ont des anneaux de l'un desquels pendent +l'équerre et le compas croisés, et de l'autre la bisaiguë; les +cannes des charpentiers ont toutes la tête noire. + +[Illustration: Le Raboteux, d'après un tableau de Carrache.] + +Au moment où un compagnon quittait une ville où il avait séjourné +pendant quelque temps, on allait le conduire en lui chantant des +chansons, dont la suivante qui, d'après le _Dictionnaire Larousse_, +est de provenance normande, peut donner une idée: + + V'là qu'tu pars, garçon trop ainmable, + C'est vesquant, faut en convenir, + Au moins charpentier z-estimable + Je garderons ton souvenir. + Où e'qu'tu veux qu'en ton absence + Je trouv' pour deux liards d'agrément. + Faut qu'tu soie une oie si tu penses + Que j'mm'enbêterai pas joliment! + Va! je s'rai comm' un' vielle machine + Qu'a les erssorts ainterrompus, + Et j'dirai même à Proserpine: + Y était, pourquoi qu'y est pus? + + Oh! vieux, t'es un homm' salutaire + Pour les amis qu'en a besoin, + C'est pas toi qu'est t-involontaire + Quand i viennent réclamer ton soin. + Tu leus zy fais la chansonnette + Quand d'l'amour y s'trouvent imbus! + Même c'est toi qui paye la galette. + Te v'là là et tu y s'ras pus! + + Comme qui dirait une jeunesse + Qu'a l'coeur pris par la tendreté + Qui verrait sans délicatesse + Son individu la quitter. + Elle n'aurait pas, c'te pour' bête, + Des chagrins plus indissolus + Que moi, quand j'm'fourr' dans la tête + Le v'là là et i y s'ra pus! + +Il existe quelques formulettes sur les scieurs de long: + +Les geais, qui sont des oiseaux moqueurs, se plaisent à contrefaire +le bruit des divers métiers, et l'on assure qu'ils crient, comme les +scieurs de long: + + Hire o zigne, + Hire o zigne. + +On dit en pays wallon: + + _V'là l'cas,_ + _Tti l'avocat;_ + _Vlà l'noeud,_ + _Tti l'souyeux._ + + Voilà le cas,--Dit l'avocat;--Voilà le noeud,--Dit le + scieur. (Voilà la grande affaire, voilà ce qui arrête). + + +DEVINETTES ET PROVERBES + +Dans les _Facétieuses nuits_ de Straparole est une devinette à +double sens, sur les scieurs de long, qui ne peut être reproduite +ici. + + --_You may know a carpenter by his chips._ + + Vous pouvez reconnaître le charpentier à ses copeaux. + +Ce proverbe s'applique généralement aux grands mangeurs, qui +laissent beaucoup d'os sur leur assiette. + + --_Like carpenter like chips._--Comme est le charpentier, + comme sont les copeaux. + +En Dauphiné, on emploie le dicton suivant, qui désigne la façon dont +les ouvriers du bois doivent se comporter dans leur métier: + + Charpentier, gai, + Charron, fort; + Menuisier, juste. + + --_Tàthàd le goirîd à ghobha, agus Tâthahd leobharan + t-saoir._--La prompte soudure du forgeron, le long ajustage + du charpentier. (Proverbe gaélique.) + + _--Heb ar skodou hag ar c'hoat-tro_ + _'Ve muioc'h kilvizien hag a zo._ + + N'étaient les noeuds et le bois tordu,--Il y aurait plus + de charpentiers qu'on n'en voit. (Basse-Bretagne.) + + --Les charpentiers gagnent hors de la maison.--Le salaire + des charpentiers est hors du village. (Russie.) + + --Les menuisiers et les charpentiers sont damnés par le bon + Dieu, parce qu'ils ont abîmé beaucoup de bois. (Russie.) + +Une petite légende nivernaise raconte qu'autrefois les scieurs de +long avaient beaucoup de peine à fendre leurs pièces, parce qu'ils +ne pensaient pas à les assujettir, comme ils font aujourd'hui au +moyen de cales. Un jour que le corbeau les voyait s'éreinter sans +parvenir à mettre leur poutre d'aplomb, il se prit à crier: «Cal' +la! Cal' la!» Les scieurs de long comprirent, calèrent la pièce et +tout alla bien. + +Il n'est rien qui soit aussi désagréable aux charpentiers que les +noeuds du bois, surtout ceux de certaines espèces. D'après une +légende provençale, à l'heure de sa mort, saint Joseph, le divin +charpentier, enveloppa d'un immense pardon tout ce qui l'avait fait +souffrir sur la terre, mais les noeuds du pin ne furent pas +compris dans cette suprême absolution. + +Suivant plusieurs récits populaires, autrefois le bois était sans +noeuds, et ils doivent leur origine à une punition céleste. + +On raconte en Alsace qu'à l'époque où Jésus et saint Pierre +parcouraient les villes et les villages avec violon et contrebasse +et chantaient, devant les maisons, des cantiques spirituels, ils +arrivèrent un dimanche devant une auberge où des charpentiers se +livraient à une joie sauvage en buvant et en jouant. Ceux-ci leur +commandèrent d'entrer et de leur jouer des airs de danse. Comme +Jésus et saint Pierre s'y refusaient, les charpentiers sortirent en +foule, les saisirent, les battirent et brisèrent leurs instruments. +Quand les deux musiciens furent débarrassés de ces vilains +compagnons, saint Pierre, indigné d'un tel traitement, pria le +Seigneur de faire suivre le crime d'un châtiment sévère et qui ne +finirait jamais. «Il faut que tu leur changes, dit-il, le bois +qu'ils ont à tailler en corne des plus dures.» Le Seigneur répondit: +«Non, Pierre, le châtiment ne doit pas être si grand, mais je le +rendrai suffisant pour rappeler leur méfait. Le bois que les +charpentiers travaillent aura la dureté que tu désires, mais à +certaines places seulement.» Et depuis ce jour les charpentiers +trouvent dans le bois ces noeuds qui leur donnent souvent tant de +mal. + +[Illustration: Compagnon charpentier, d'après l'_Histoire des +Charpentiers_. (1851).] + +Une légende hongroise roule sur le même thème: Un jour que +Notre-Seigneur Jésus-Christ cheminait sur la terre avec saint +Pierre, ils passèrent devant une auberge dans laquelle on faisait un +grand vacarme: c'étaient des charpentiers qui s'y amusaient. Pierre +voulut à tout prix savoir quels gens se trouvaient là-dedans. +Notre-Seigneur eut beau dire: Pierre, n'y va pas, on te battra, il +ne l'écoutait pas. Notre-Seigneur, voyant qu'il avait affaire à un +sourd, le laissa agir, mais il lui flanqua sans que l'autre s'en +aperçût, une contrebasse sur le dos, puis il s'en alla. Pierre entre +à l'auberge, la contrebasse sur le dos; il arrivait comme tambourin +en noce. Aussi lui fit-on fête, et tous de crier: En avant le +violon! car on le prenait pour un Tsigane. Pierre se récrie en vain, +en disant qu'on se trompe, les charpentiers s'obstinent, et plus il +se défend plus ils ont envie de l'entendre. À la fin, ils +s'ennuyèrent de ses refus et ils tombèrent sur lui. Alors le saint +courut après Notre-Seigneur, qui était déjà loin, et quand il l'eut +rattrapé, il se plaignit amèrement de ce qui était arrivé. +Notre-Seigneur lui répondit: «Ne t'avais-je pas prévenu?» Mais saint +Pierre voulait se venger, il demanda à Notre-Seigneur ce qui fâchait +le plus les charpentiers, et celui-ci lui répondit que c'étaient les +noeuds qu'ils trouvent dans le bois. Alors saint Pierre le pria de +mettre beaucoup de noeuds dans les arbres pour que les +charpentiers aient grand mal à les extraire; il voulait même que ces +noeuds fussent en fer pour briser leurs outils. Notre-Seigneur n'y +consentit pas; mais pour donner une leçon aux charpentiers et +contenter en même temps saint Pierre, il mit des noeuds--mais +seulement, en bois--dans chaque arbre. Malgré cela, on en trouve +toujours d'assez durs, et lorsque les charpentiers les rencontrent, +ils ne manquent pas de maudire saint Pierre. + +On raconte dans le même pays que c'est à cause des jurements des +charpentiers que Dieu leur a infligé cette punition: et les noeuds +proviennent du crachat de saint Pierre. + +Dans le Morbihan on dit que, lorsque le diable vint sur terre pour +apprendre un métier, il fit rencontre de deux scieurs de long. Sur +sa demande, le voilà embauché apprenti. On le laissa choisir sa +place sous ou sur un chevalet. Il se mit dessous. Il tirait +vigoureusement sur la scie; mais une chose l'ennuyait, c'est que la +sciure de bois lui tombait dans les yeux et l'aveuglait. Il changea +de place et monta sur le chevalet. Il vit une croix dans le haut de +la monture de la scie. «Je n'aime pas la croix, dit-il. Changeons de +bout à la scie; prends pour toi ce bout-ci et donne-moi l'autre.» Ce +qui fut dit fut fait. Mais le travail était pénible pour le diable. +«Allons, dit le scieur, tire sur la scie. Ça ne va pas; tu n'as pas +de sciure.» Le diable faisait des efforts, il suait à grosses +gouttes, il n'en pouvait plus. Il était éreinté. Pendant la nuit il +s'enfuit comme un voleur. + +Dans les contes populaires, le rôle des charpentiers n'est pas très +considérable; les musulmans de l'Inde racontent qu'un jour le lion +partant pour rechercher l'homme à la tête noire, afin de lutter avec +lui, rencontra un charpentier la tête couverte d'un turban blanc et +lui demanda de le conduire à l'homme à la tête noire. Le charpentier +le mena à un grand arbre, prit ses outils et tailla un grand trou +dans le tronc, puis il fabriqua une planche et la fixa au haut du +tronc, de façon qu'elle pût glisser comme une trappe de souricière. +Quant tout fut prêt, il pria le lion de mettre la tête dans le trou +et de regarder droit devant lui jusqu'à ce qu'il aperçût l'homme à +la tête noire. Le lion obéit, et le charpentier, qui avait grimpé +sur l'arbre, laissa retomber la trappe sur le cou du lion, si fort +qu'il l'étrangla presque; ôtant alors son turban, il lui dit: «Voici +votre serviteur, l'homme à la tête noire.» + +Suivant une fable turque, un charpentier glissa, bien contre son +gré, du haut du toit dans la rue; dans sa chute il tomba sur un +passant qui fut tué du coup. Le fils du mort appelle le charpentier +en justice, réclamant contre lui l'application de la peine du talion +pour le meurtre commis par lui. Le juge entend l'affaire et prononce +aussitôt l'arrêt suivant: Conformément à la loi sacrée, nous +décidons que tu monteras sur la maison dont il s'agit; le +charpentier se tiendra à l'endroit même où se trouvait feu ton père +au moment de sa mort, et tu te laisseras choir du haut du toit sur +le défendeur. Ainsi sera-t-il mis à mort comme l'ordonne la loi. + +Dans la comédie du _Menteur véridique_, on trouve une facétie assez +analogue: L'Anglais furieux prétend que j'ai jeté exprès un homme +sur lui; je cherche à arranger l'affaire; je lui propose même sa +revanche en lui accordant un étage de plus, c'est-à-dire qu'on le +jettera sur moi du premier. + +[Illustration: Intérieur de menuisier, d'après une gravure du XVIIe +siècle (Musée Carnavalet.)] + + + + +LES MENUISIERS + + +Lorsque les menuisiers se séparèrent des charpentiers pour former un +métier distinct, ils s'appelèrent d'abord charpentiers de la petite +cognée, et, après avoir porté les noms de huissiers, parce qu'ils +fabriquaient les huis ou portes, et de tabletiers, ils furent +désignés, à partir de 1382, par celui de menuisier, qui dérive de +menu. + +Leur métier est l'un des plus intéressants: il porte sur des objets +variés, qui tiennent constamment l'esprit en éveil, et l'on comprend +que Rousseau ait pu dire dans l'_Émile_: «Le métier que j'aimerais +le mieux qui fût du goût de mon élève, est celui de menuisier. Il +est propre, il est utile, il peut s'exercer à la maison.» C'est +l'état que le père de M. Carnot, président de la République, avait +fait apprendre à son fils, et je me souviens qu'on le lui rappela au +cours d'un voyage présidentiel, lorsqu'il visita l'École des arts et +métiers d'Aix, en 1890. + +Les menuisiers ont toujours été tenus en une certaine estime, même +dans les pays, comme la Basse-Bretagne, où la culture est considérée +comme devant tenir le premier rang. Aussi la malice populaire s'est +peu exercée à leur égard; s'ils n'échappent pas aux sobriquets dont +aucun métier n'est exempt, ceux qu'on leur donne ne sont pas d'une +nature injurieuse, et rentrent généralement dans l'esprit de celui +de «pot à colle», qui leur est donné à Genève et ailleurs. + +Au contraire, s'ils figurent dans les chansons, les couplets qu'on +leur adresse sont du genre de celui-ci, qui vient de la +Haute-Bretagne: + + Quand ces beaux menuisiers s'en iront d'Moncontour, + Les filles de Moncontour seront sur les remparts, + Toujours en regrettant ces menuisiers charmants + Qui leur ont tant donné de divertissements, + Sur l'air de tire-moi le pied, + Sur l'air de lâche-moi le bras, + Sur l'air du traderidera, + Tra la la. + +Dans l'association des menuisiers de Salomon, dits compagnons du +Devoir de liberté ou Gavots, il y avait trois ordres distincts, +savoir: _compagnons reçus_; _compagnons frères_; _compagnons +initiés_. Les aspirants au titre de compagnon reçu, premier degré de +l'initiation du Devoir de liberté, prenaient le nom d'affiliés +pendant tout le temps de leur noviciat. + +Lorsqu'un jeune menuisier désirait se faire gavot, il était +introduit dans l'assemblée générale des compagnons et affiliés, et +lorsqu'il avait témoigné de sa ferme résolution d'adopter les +enfants de Salomon pour frères, on lui donnait lecture du règlement +auquel il devait se soumettre. S'il répondait qu'il ne pouvait s'y +conformer, on le faisait sortir immédiatement; si au contraire il +répondait oui, on le déclarait affilié et il était placé à son rang +de salle; et si par la suite il faisait preuve d'intelligence et de +probité, il pouvait aspirer à tous les ordres et à toutes les +fonctions et dignités de son compagnonnage. + +Les gavots avaient la petite canne et se paraient de rubans bleus et +blancs, qu'ils attachaient à la boutonnière de l'habit, et qu'ils +faisaient flotter du côté gauche. + +Dans chaque ville du tour de France, le chef de la société prenait +le titre de premier compagnon, s'il appartenait au deuxième ordre, +s'il faisait partie du troisième; on le nommait dignitaire. Le +premier compagnon portait des rubans terminés par des franges d'or, +et les jours de grande cérémonie un bouquet de deux épis de blé du +même métal était attaché à son côté. Le dignitaire se passait de +droite à gauche en sautoir une écharpe bleue à franges d'or, sur le +devant de laquelle étaient brochés une équerre et un compas +entrelacés. + +La société élisait ses chefs deux fois par an, au scrutin secret. +Les affiliés étaient admis à voter. Le chef des gavots accueillait +les arrivants dans sa ville natale et disposait du rouleur. Affiliés +et compagnons marchaient sur le pied d'égalité dans leurs relations +ordinaires; les lois de la société interdisaient la pratique du +topage. Dans les assemblées générales des gavots, le tutoiement +était interdit d'une façon absolue et chacun devait y donner +l'exemple de la propreté et de la tenue. Les compagnons gavots ne +hurlaient pas dans leurs cérémonies. Ils portaient des surnoms qui +éveillaient des idées gracieuses, artistiques ou morales, tels que: +Languedoc la Prudence, Rouennais l'Ami des Arts, Bordelais la Rose, +etc.; entre eux, ils s'appelaient pays. + +Les menuisiers du Devoir, appelés dévorants par les gavots, se +disaient entre eux dévoirants, par dérivation naturelle de devoir, +et portaient le surnom de chiens. Ils se classaient, comme dans +toutes les sociétés se disant de maître Jacques, en compagnons et +aspirants, et étaient régis par une règle partiale qui subordonnait +les premiers aux seconds, en les faisant vivre à part et se former +en réunions séparées; avec cette différence qu'un compagnon avait le +droit d'entrer à l'assemblée des aspirants, qui ne pouvaient pénétrer +dans celle des compagnons. Chez la mère, ils avaient leurs dortoirs +séparés et mangeaient à des tables distinctes; partout et toujours, +même les jours de fête, le compagnon affectait vis-à-vis de +l'aspirant des airs de supériorité. + +[Illustration: Menuisier coffretier, d'après Jost Amman.] + +Entre eux, les menuisiers du Devoir se désignaient par le nom de +baptême et l'indication du pays natal, dans la forme suivante: +Mathieu le Parisien, Paul le Dijonnais, etc. Ils portaient des +petites cannes et avaient pour couleurs des rubans verts, rouges et +blancs, attachés à la boutonnière, comme les gavots. Ils portaient +en outre des gants blancs pour prouver, disaient-ils, qu'ils ont les +mains pures du sang du célèbre Hiram. + +Le compagnon récemment reçu n'entrait dans la jouissance de tous ses +droits qu'après un court noviciat, pendant lequel il portait le +titre de pigeonneau. Dans les villes du tour de France, le compagnon +le plus ancien était nommé le premier en ville. Il était le chef +officiel des aspirants qui ne reconnaissaient pas l'autorité du chef +électif désigné par les compagnons. Les compagnons menuisiers du +Devoir ne s'affiliaient que des ouvriers catholiques, de même que +plusieurs autres corps de métiers, placés sous le patronage de +maître Jacques. + +[Illustration: Petits génies menuisiers, d'après une peinture +pompéienne.] + +Vers 1830, un schisme divisa les gavots menuisiers en deux partis: +les vieux et les jeunes. Ceux-ci l'emportaient en nombre et en +force. Ils ridiculisaient les vieux en les traitant de _damas_, +d'_épiciers_, et ceux-ci se vengeaient en infligeant aux jeunes les +noms flétrissants de _révoltés_ et de _renégats_. + +Les menuisiers avaient des rites qu'ils observaient encore au milieu +de ce siècle. Lorsque les compagnons gavots convoquent l'assemblée, +disait Moreau en 1843, si l'ouvrier auquel ils s'adressent nettoie +gravement son établi, croise l'équerre et le compas sur un bout de +cet établi, noue sa cravate, passe sa veste, prend son chapeau et +s'avance silencieusement, en faisant force salamalecs, vers l'un des +compagnons qui a planté sa canne dans le trou du volet et l'attend +pour lui dire tout bas à l'oreille: «Vous vous trouverez demain, à +deux heures, chez la Mère», il a fait un mystère. + +Les menuisiers et les serruriers du Devoir de Liberté portaient les +rubans bleus et blancs attachés au côté gauche. Les menuisiers, les +serruriers du Devoir et presque tous les compagnons dévoirants +avaient le rouge, le vert et le blanc pour couleurs premières, puis +ils en cueillaient d'autres en voyageant, dans chaque ville du tour +de France. Tous les attachent, du côté gauche, à une boutonnière +plus ou moins haute de l'habit. + +Ces compagnons ont eu quelquefois maille à partir avec les +charpentiers. C'est ainsi qu'en 1827, à Blois, les drilles allèrent +assiéger les gavots chez leur Mère: deux charpentiers furent tués, +un menuisier eut plusieurs côtes enfoncées. + +Lors des enterrements, les menuisiers observaient un cérémonial +assez compliqué, dont Agricol Perdiguier nous a laissé la +description: Le cercueil d'un compagnon est paré de cannes et de +croix, d'une équerre et d'un compas entrelacés, et des couleurs de +la Société. Chaque compagnon a un crêpe noir attaché au bras gauche, +un autre à sa canne, et, quand les autorités le permettent, il se +décore des couleurs insignes de son compagnonnage. Lorsque le +cercueil est arrivé sur le bord de la fosse, ils forment un cercle +autour. Si les compagnons sont des menuisiers soumis au Devoir de +Salomon, l'un d'eux prend la parole, rappelle à haute voix les +qualités, les vertus, les talents de celui qui a cessé de vivre et +ce qu'on a fait pour le conserver à la vie. Il pose enfin un genou à +terre, tous ses frères l'imitent, et adressent à l'Être suprême une +courte prière en faveur du compagnon qui n'est plus. Lorsque le +cercueil a été descendu dans la fosse, on place aussitôt sur le +terrain le plus uni, deux cannes en croix; deux compagnons en cet +endroit, près l'un de l'autre, le côté gauche en avant, se fixent, +font demi-tour sur le pied gauche, portent le droit en avant, de +sorte que les quatre pieds puissent occuper les quatre angles formés +par le croisement des cannes; ils se donnent la main droite, se +parlent à l'oreille et s'embrassent. Chacun passe, tour à tour, par +cette accolade, pour aller de là prier à genoux sur le bord de la +fosse, puis jeter trois pelletées de terre sur le cercueil. Quand la +fosse est comblée, les compagnons se retirent en bon ordre. La +cérémonie des menuisiers du Devoir de maître Jacques diffère peu de +celle-ci. + +Les menuisiers sont en général travailleurs, et ne fêtent pas outre +mesure saint Lundi. Dans l'image d'Épinal qui représente les divers +ouvriers qui observent ce culte, le menuisier appelé, par jeu de +mots Bois sec (boit sec), s'exprime ainsi: + + Je suis très sobre par nature, + Mais dans l'état de menuisier, + Si je bois trop, je vous l'assure, + C'est que d'un bois rude et grossier + La sciure tient au gosier; + Ma femme, parfois singulière, + Ne veut pas gonfler ma raison. + Pour fuir son humeur tracassière, + Je quitte à l'instant la maison. + +À côté des menuisiers à moeurs tranquilles, il y en avait, +paraît-il, qui travaillaient peu; une caricature du règne de +Louis-Philippe en représente un qui a fait un paquet de ses outils +et répond à un camarade: «Un ouvrier flambard ne reste jamais plus +de deux jours dans la même boutique, il ramasserait de la mousse». + +Dans le Vivarais, les menuisiers seuls ont le don de couper la +rostoulo, enflure des pieds ou des bras. Ils font placer le membre +malade sur leur établi, puis ils coupent d'un coup de hache deux +ceps de vigne posés en croix dessus, en prononçant ces paroles +caractéristiques: _Dé qué coupe icou?--La rastoulo ey noum dé +Dicoù_. Qu'est-ce que je coupe, moi?--La rastoule, au nom de Dieu. + +À Genève, le 1er avril, on charge les apprentis menuisiers ou +charpentiers d'aller chercher une varlope à remplir le bois, une +mèche à percer les trous carrés, la lime pour affûter le rabot à +dents, l'échenaillon à placage, l'équerre double, etc. + +Les menuisiers ont sainte Anne pour patronne; des légendes de la +Haute-Bretagne expliquent ce choix à leur façon. + +Lorsque séparés des charpentiers ils se décidèrent à avoir un +patron, cinq d'entre eux furent délégués pour aller au Paradis en +demander un. Mais saint Pierre leur ferma la porte au nez en leur +disant qu'ils étaient cinq ânes. Les cinq compagnons revenaient peu +charmés et se demandaient comment ils rendraient compte de leur +mission, quand l'un d'eux se frappant le front dit: «Nous devons +avoir mal entendu, saint Pierre a dû vouloir dire que nous prenions +sainte Anne». Et depuis lors, sainte Anne est la patronne des +menuisiers. + +Dans le pays de Dol on dit que la Mère de la Vierge devint la +patronne des menuisiers parce qu'elle construisit le premier +tabernacle. Une autre explication fantaisiste prétend que c'est +parce qu'elle avait un petit chien appelé Rabot. + +Il est d'usage que les menuisiers célèbrent leur fête et en laissent +sur leur maison un signe extérieur; il consiste souvent en rubans de +bois ornés de faveurs de couleur, qui sont suspendus au-dessus de la +porte. Ceux de la Loire-inférieure y mettent un médaillon en bois +sculpté, dit _chef-d'oeuvre_ ou travail d'art, entouré d'une +couronne de fleurs et de verdure enrubannée. Tous les ans, les +ouvriers remplacent la couronne fanée par une fraîche et les patrons +régalent en conséquence. Les quasi-enseignes artistiques ont été +exécutées par les ouvriers les plus habiles, généralement des +ouvriers de passage, en train de faire leur tour de France; les +motifs sont en relief: compas, équerres, nom du patron et +profession, sainte Anne, vive sainte Anne! etc. Les lettres sont +découpées à la main, sur une certaine épaisseur et espacées très +régulièrement. + +[Illustration: Amours menuisiers, d'après Cochin.] + +Dans les récits populaires, les menuisiers figurent assez rarement +et n'ont pas le principal rôle. Le prince Coeur de Lion, héros +d'un conte indien, marie le menuisier, l'un de ses trois compagnons, +à une princesse. Quand la femme du prince a été enlevée par une +vieille sorcière, il construit un palanquin qui vole dans les airs +et la lui ramène. Un des personnages du conte de Grimm, _la Table, +l'Ane et le Bâton merveilleux_, est un garçon qui a appris l'état de +menuisier. Quand il eut atteint l'âge voulu pour faire sa tournée, +son maître lui fit présent d'une petite table en bois commun et sans +apparence, mais douée d'une précieuse propriété. Quand on la posait +devant soi et qu'on disait: «Table, couvre-toi», elle se couvrait à +l'instant même d'une nappe, de mets et de boisson. Le garçon se +croit riche pour le restant de ses jours, et il se met à courir le +monde, où il ne manquait de rien, grâce à sa table. Un soir, il a +l'imprudence de montrer son talisman; pendant la nuit, l'aubergiste +lui prend sa table, et lui en substitue une toute pareille. Plus +tard, le menuisier rentre en possession de sa table, grâce à l'un de +ses frères qui, avec son bâton merveilleux, force l'aubergiste à la +lui restituer. + +On raconte en Franche-Comté que le diable voulant attraper saint +Joseph pendant qu'il dormait à midi, lui tordit méchamment les dents +de sa scie. Or, quand le saint se réveilla, la scie marchait comme +un charme. Le diable lui avait donné de la voie sans s'en douter. + +Les _Fables et Contes_ de Bidpaï rapportent une assez plaisante +aventure: «Un menuisier était assis sur une pièce de bois qu'il +sciait, et pour manier la scie avec plus de facilité, il avait deux +coins qu'il mettait dans la fente alternativement, à mesure qu'il +avançait son ouvrage. Par hasard, le menuisier alla à quelque +affaire. Pendant son absence, le singe monta sur la pièce de bois et +s'assit de manière que sa queue pendait au travers de la fente. +Quand il eut ôté le coin qui maintenait les deux côtés sciés sans +mettre l'autre auparavant, les deux côtés se resserrèrent si +fortement que sa queue en fut meurtrie et écrasée. Il fit de grands +cris et il se lamentait; le menuisier survint et vit le singe en ce +pitoyable état: «Voilà, dit-il, ce qui arrive à qui se mêle d'un +métier dont il n'a pas fait l'apprentissage». + +Un menuisier d'Orléans, dont les affaires n'avaient pas prospéré, +résolut d'en finir avec la vie; mais après avoir préparé pour ses +créanciers une mise en scène curieuse: il devait les convoquer tous +à huitaine, et dans son arrière-boutique il voulait se montrer +couché dans sa bière entre quatre cierges. Il fabriqua sa bière, et, +avec l'argent qui lui restait, il se mit à faire quatre repas par +jour, à boire du meilleur et à chanter. Il donna assignation à ses +créanciers de se présenter au jour indiqué avec leurs titres et +cédules, et quand on l'interrogeait il disait, d'un air à double +entente, que dans huit jours les gens qui l'avaient tourmenté en +seraient tout penauds et marris. Le bruit se répandit que le diable +lui avait fait trouver un trésor. Ses créanciers et d'autres vinrent +lui faire leurs offres de service, et comme il avait pris goût à la +vie, il se mit à travailler et prospéra si bien qu'au bout de +quelques années il acheta la maison où il habitait. Pour faire +croire à l'existence du trésor, il ferma sa cave d'une porte murée. +Peu de temps avant sa mort, il avoua au religieux qui le confessait, +que le prétendu trésor n'était autre qu'un cercueil qu'il avait fait +lorsqu'il avait résolu de mourir. + +[Illustration: Figure de menuisier formée d'une réunion d'outils, +d'après une image messine de Dembour (vers 1840).] + + +SOURCES + +CHARPENTIERS.--Wright, _Histoire de la caricature_, 127.--Monteil, +l'_Industrie française_, I, 102.--Dal, _Proverbes russes_, III, +130.--_Revue des traditions populaires_, IV, 528; VI, 168, 759; VII, +169, 315, 675; IX, 683; X, 32, 169, 675.--_Excursions et +reconnaissances_, 1880, 455, 485.--Tabarin, _OEuvres_, éd. Jannet, +II, 98.--Lecoeur, _Esquisses du Bocage_, II, 343.--Richard, +_Traditions de Lorraine_, 60.--Sauvé, _Lavarou Koz_.--Grimm, +_Teutonic Mythology_, IV, 1793, 1796.--_Mélusine_, III, +364.--_Calendario popular_, Fregenal, 1885.--Noguès, _Moeurs +d'autrefois en Saintonge_, 166.--Lecocq, _Empiriques beaucerons_, +36.--Paul Lacroix, _Histoire des charpentiers_, 19.--Léo Desaivre, +_Jeux et divertissements en Poitou_, 21.--G. Simon, _le +Compagnonnage_, 83, 106, 145, 151.--A. Perdiguier, _Le Livre du +compagnonnage_, I, 41, 47, 56, 113.--Paul Sébillot, _Traditions de +la Haute-Bretagne_, II, 179.--Dejardin, _Dictionnaire des +spots_.--P. Ristelhuber, _Contes alsaciens_, 1.--Ch. Poncy, +_Chansons de chaque métier_, 242.--Decourdemanche, _Fables turques_, +237. + +MENUISIERS--G. Simon, _le Compagnonnage_, 52, 92, 104, 122, 123, +151.--Vaschalde, _Superstitions du Vivarais_, 22.--_Revue des +traditions populaires_, VIII, 368, 497; X, 30.--A. Perdiguier, _le +Livre du compagnonnage_, I, 48, 49, 65.--Blavignac, l'_Empro +genevois_, 365.--E. Cosquin, _Contes de Lorraine_, I, 26.--Grimm, +_Contes choisis_ (trad. Baudry), 157.--_Contes et fables de Bidpaï +et Lokman_ (Panthéon litt.), 414.--Ch. Thuriet, _Traditions de la +Haute-Saône_, 600.--_Magasin pittoresque_, 1850, 170. + +[Illustration: Menuisiers, d'après une gravure de Couché (1802).] + + + + +LES BOISIERS ET LES SABOTIERS + + +La forêt, pour peu qu'elle ait une certaine étendue, est le centre +d'une population toute spéciale qui vit de la mise en oeuvre de +ses produits. Elle habite les villages de son voisinage immédiat, ou +plus habituellement encore elle campe sous son couvert, dans des +demeures construites d'une façon primitive, et qui ne sont pas +destinées à durer plus longtemps que l'exploitation d'une coupe. + +Différents par la race, par les habitudes, parfois même par le +langage des paysans qui les entourent, les boisiers n'ont point +comme eux l'attachement au sol que produit la propriété ou la +jouissance de la terre. La forêt est leur véritable patrie; ils se +transportent sans regret d'un endroit à un autre, et changent même +au besoin de forêt. Ils savent que leur métier exige des +déplacements fréquents, et ils ont bientôt fait d'emporter leur +mobilier sommaire, de se reconstruire un abri, et de s'habituer à +leur nouveau voisinage. + +La description que Souvestre a laissée du principal campement des +boisiers de la forêt du Gâvre, situé au milieu de la coupe, donne +une idée assez exacte de leurs demeures: «Je voyais se dessiner çà +et là, sous les vagues lueurs de la nuit, des groupes de cabanes qui +formaient, dans l'immense clairière, comme un réseau de villages +forestiers. Toutes les huttes étaient rondes, bâties en branchages, +dont on avait garni les interstices avec du gazon ou de la mousse, +et recouvertes d'une toiture de copeaux. Lorsque je passais devant +ces portes, fermées par une simple claie à hauteur d'appui, les +chiens-loups accroupis près de l'âtre se levaient en aboyant, des +enfants demi-nus accouraient sur le seuil et me regardaient avec une +curiosité effarouchée. Je pouvais saisir tous les détails de +l'intérieur de ces cabanes éclairées par les feux de bruyères sur +lesquels on préparait le repas du soir. Une large cheminée en +clayonnage occupait le côté opposé à la porte d'entrée; des lits +clos par un battant à coulisses étaient rangés autour de la hutte +avec quelques autres meubles indispensables, tandis que vers le +centre se dressaient les établis de travail auxquels hommes et +femmes étaient également occupés. J'appris plus tard que ces +baraques, dispersées dans plusieurs coupes, étaient habitées par +près de quatre cents boisiers qui ne quittaient jamais la forêt. +Pour eux, le monde ne s'étendait point au delà de ces ombrages par +lesquels ils étaient nourris.» + +Parmi ces ouvriers les catégories sont assez nombreuses: les +bûcherons, les charbonniers et les sabotiers forment des espèces de +communautés, dont chacune a des usages particuliers; ils exercent en +général pendant toute l'année leur métier, qui exige un +apprentissage. Il en est de même des petits industriels qui +fabriquent la vaisselle de bois, les boisseliers. Ceux qui tressent +des paniers en osier ou en bourdaine, qui font des cages ou des +balais sont déjà moins les enfants de la forêt, et quelques-uns n'y +viennent guère que pour chercher les matériaux nécessaires à leur +industrie. Dans l'ouest de la France, on désigne tous ces ouvriers +sous le nom générique de boisiers. Bien qu'il s'applique aussi à +d'autres catégories d'ouvriers du bois, je réunis sous ce titre les +gagne-petit de la forêt, qui ont bien des traits communs, et ne +méritent pas une description particulière. + +Sans vivre complètement à l'écart de leurs voisins sédentaires, ces +artisans s'y mêlent peu, et les alliances sont rares entre eux et +les paysans. Dans le Morbihan ceux-ci les appellent _Ineanu Koet_, +âmes de bois; ils les considèrent comme des espèces de bohèmes, +vivant au jour le jour, et ils ont à leur égard une méfiance, +d'ailleurs assez justifiée par le sans gêne des gens de la forêt à +l'égard des pommes de terre, des choux et des autres légumes. Comme +les primitifs, auxquels ils ressemblent par plusieurs points, les +hommes du _couvert_ ont des notions assez vagues de la propriété et +ne considèrent pas comme un vol certains prélèvements en nature. +C'est plutôt, à leurs yeux, une sorte de bon tour joué aux paysans +qu'ils méprisent et auxquels ils se croient très supérieurs. + +Il en est pourtant qui vivent facilement de leur travail, achètent +et paient régulièrement leurs denrées et le bois qu'ils mettent en +oeuvre; mais beaucoup regardent la forêt comme un domaine qui +n'appartient pas bien directement à quelqu'un. L'État, ou le grand +propriétaire qui la possède, sont presque des abstractions pour eux; +ils ne les connaissent guère que par les gardes-chasse ou les +forestiers, qu'ils ne sont pas éloignés de considérer comme les +gênant dans l'exercice d'un certain droit de jouissance qu'ils +pensent leur appartenir, comme étant de père en fils habitants du +couvert. Aussi ils s'ingénient à mettre en défaut, par toutes sortes +de ruses, une surveillance qui leur est importune. + +On trouve partout, comme dans le Bocage normand, les maraudeurs des +bois, fabricants de cages, paniers, corbeilles, grils à galette et +engins de pêche, qui vont la nuit y grapiller la bourdaine, le +saule, les jeunes branches de chêne, le mort-bois, qui sont les +matériaux indispensables à leur petite industrie. + +Ceux même qui, nés dans les forêts, sont habitués à ses obscurités +mystérieuses, aux bruits variés que produisent le sifflement du +vent, les branches et les feuilles qu'il fait craquer ou frémir, ne +peuvent guère se défendre de croire aux hantises du couvert. Des +récits étranges, qui se transmettent de loge en loge depuis des +milliers d'années peut-être, parlent d'apparitions d'êtres +surnaturels, de dames vertes, de pleurants des bois, d'hommes qui +ont le pouvoir de mener les loups et de s'en faire obéir comme de +chiens dociles, ou qui peuvent, au moyen d'onguents ou de +conjurations, revêtir momentanément des formes animales. Ceux des +boisiers qui ne croient qu'assez faiblement à toute cette mythologie +sylvestre, se plaisent à en entretenir le souvenir et à raconter des +choses terribles aux paysans avec lesquels ils sont en rapport, pour +que ceux-ci ne soient pas tentés de les déranger dans leurs +expéditions nocturnes. La forêt de Fontainebleau avait son grand +Veneur; celle du Gavre, le Mau-piqueur, qui faisait le bois, tenant +en laisse son chien noir et ayant l'air de chercher les pistes: ses +yeux laissaient couler des flammes et il prononçait les mauvaises +paroles: + + Fauves par les passées, + Gibiers par les foulées. + Place aux âmes damnées. + +[Illustration: La chasse fantastique, d'après Maurice Sand +(_Illustration_, 1852)] + +Il annonçait la grande chasse des réprouvés qui tantôt est sous le +couvert, tantôt, comme la chasse à Bôdet berrichonne (p. 5) ou la +menée Hellequin des Vosges, se voit dans les airs. + +Ces récits, les sons d'un cor fantastique qui se font parfois +entendre la nuit, des cris discordants et bizarres, ont pour but de +semer la terreur ou d'attirer sur un point déterminé l'attention des +gardes, pendant qu'ailleurs ont lieu des chasses qui n'ont rien de +surnaturel; de tout temps les gens de la forêt ont été braconniers, +et ont considéré comme très légitime de garnir leur garde-manger aux +dépens du gibier du roi ou du seigneur. + +Les paysans ont à l'égard des boisiers des dictons moqueurs qui font +allusion à l'état misérable de quelques-uns d'entre eux. C'est ainsi +que sur la lisière de la forêt de Loudéac, on récite le petit +dialogue suivant: «J'ai marié ma fille, dit une bonne femme à sa +commère.--V'ez marié vot' fille? La z'avous ben mariée?--Vère (oui) +donc, je l'ai mariée à un homme d'état.--Quel état?--Fabricant +d'binières (sorte de paniers); il est binier et sorti de binière +(boisier de père en fils).--Ah! commère, répond l'autre, o det (elle +doit) manger du pain!» + +On a jusqu'ici peu étudié les superstitions particulières à ce +groupe; il est vrai que l'enquête serait assez difficile, car ces +gens sont assez défiants à l'égard de ceux qui ne vivent pas dans +les bois. + +Les fendeurs, les boitiers et les bûcherons de la forêt de Bersay +(Sarthe), ont l'habitude d'allumer du feu près de leurs ateliers, +même en été. Ils prétendent que ce feu leur tient compagnie; +peut-être est-ce un souvenir des temps où il fallait écarter les +fauves avec des brasiers. + +Dans le Bocage normand, les boisseliers, qui portent le nom de +boisetiers, tournent de la vaisselle de bois à l'usage des pauvres +gens des villages, confectionnent écuelles, jattes, cuillers, +poivrières, écuelles à bouillie et taillent également les pelles à +four et à marc. Ces produits trouvaient dans le pays et les contrées +voisines un écoulement plus facile qu'aujourd'hui, une partie de ces +ustensiles ayant été remplacés par des similaires en faïence ou en +métal. + +Dans le Maine, quelques boisetiers débitaient eux-mêmes leur +vaisselle de bois au lieu de la vendre en gros. Élevée en pyramide +sur une hotte d'osier, ils la promenaient à dos, en criant d'une +voix traînante: «Boisterie! Boisterie! oui! ouie!» au grand plaisir +de la marmaille, qui les suivait en répétant leur mélopée tremblante +et prolongée. Au moyen âge, les boisseliers avaient l'habitude, +lorsqu'un pauvre venait leur demander l'aumône, de lui donner une +cuiller de bois. Parfois c'étaient, comme dans certaines forêts de +Bretagne, des jeunes filles qui colportaient dans les foires de +village les ustensiles fabriqués sous le couvert, conduisant +plusieurs chevaux qui portaient la marchandise, et elles +s'efforçaient de leur mieux de «faire l'article». + +Dans la Sarthe, quand le boitier est devenu vieux, s'il est +industrieux, il cherche une occupation analogue à son ancien métier: +il lace des paniers ou se met à fabriquer les épingles de bois +appelées jouettes dans le pays. Ce sont de petites branches de +chênes plus grosses que le doigt, longues de treize centimètres, +dans lesquelles on pratique avec la vrille un trou qui les traverse, +puis avec l'aide de la serpe on enlève le bois en faisant une +ouverture de huit centimètres de long, formant le V, qui, à son +extrémité inférieure offre une entaille de un centimètre, se +terminant à trois millimètres, grosseur de la vrille. Ces épingles +ou fiches servent à fixer le linge mouillé sur des cordes. Cent +jouettes valent environ un franc. Lorsque le boitier a taillé +quelques centaines d'épingles, il va les vendre à la ville. La +ficelle qui sert de ruban à son chapeau porte une couronne de sa +marchandise. Il crie d'une voix cassée: «Épingles! Épingles!». + +Ces gens de la forêt ont conservé par tradition une sorte de +sculpture primitive qui a une certaine analogie avec les grossiers +essais que l'on retrouve chez les sauvages contemporains: elle +consiste à prendre un morceau de bois dont l'écorce est intacte, à +enlever celle-ci ou à la soulever, de façon à ce qu'elle serve +d'habit ou de bras: les parties découvertes sont taillées et trouées +de façon à former des figures. Celles de la page 9, que j'ai +dessinées d'après des figures que m'avaient données des boisiers de +la forêt de Haute-Sève (Ille-et-Vilaine), donnent une idée +suffisante de leur façon de procéder. + +Les «boitiers» font leur fête à l'Ascension; ils chantent et ils +dansent. + +En Normandie, les balaisiers ou marchands de balais se rendaient dès +le matin dans la lande pour y arracher les touffes de bruyères; ils +colportaient eux-mêmes leurs balais et en approvisionnaient toutes +les ménagères de la contrée. Le surplus se vendait dans les villes. + +Un des contes balzatois met en scène deux marchands de balais, qui +arrivent à Angoulême chacun avec son petit âne chargé de balais. +L'un les crie à huit sous, l'autre à six. Ils finissent par se +rencontrer, et celui qui les vendait huit sous dit à son concurrent: +«Comment peux-tu vendre tes balais six sous? Moi, je ne peux les +donner qu'à huit, et encore je chipe le bois pour faire des +manches.--Moi, dit l'autre, je vends mes balais six sous, et je +gagne six sous tout ronds, parce que je les vole tout faits.» + +[Illustration: Figures humaines en bois, sculptées par les boisiers +des forêts de l'Ille-et-Vilaine: 1. L'enfant.--2. Le père. --3. La +mère.--4. Le curé. 5. Le seigneur.--6. La bonne soeur.] + +Le héros d'un conte de Grimm est un pauvre fabricant de balais, +frère d'un riche orfèvre, qui va à la forêt pour y ramasser les +branchages nécessaires à son industrie; un jour il voit un oiseau +d'or et l'abat avec une pierre, si adroitement, qu'il fait tomber +une de ses plumes; il la vend à son frère; le lendemain, il voit +l'oiseau sortir d'une touffe d'arbres; c'était là qu'était son nid: +il y prend un oeuf d'or. La troisième fois, il atteint l'oiseau +d'or lui-même, et le vend un bon prix à son frère. C'était un oiseau +merveilleux: celui qui aurait mangé son coeur et son foie devait +trouver une pièce d'or tous les matins sous son oreiller. L'orfèvre, +qui le savait, ordonna à sa femme de faire cuire l'oiseau pour lui +et de bien prendre garde que rien n'en fût distrait. Pendant qu'on +le rôtissait, les deux fils du fabricant de balais vinrent chez leur +oncle: ils virent tomber du corps de l'oiseau deux petits morceaux +qu'ils avalèrent, avant que leur tante eût eu le temps de s'y +opposer. Elle tua un petit poulet et mit à la place son coeur et +son foie. L'orfèvre dévora tout l'oiseau, mais le lendemain il ne +trouva pas, comme il s'y attendait, une pièce d'or sous son +oreiller. Les enfants, au contraire, avaient des pièces d'or chaque +matin. L'orfèvre, qui le sut, persuada à son frère qu'ils avaient +fait un pacte avec le diable, et il les chassa. Ils furent +recueillis par un chasseur, et, après être devenus habiles dans leur +métier, ils se mirent à courir les aventures, et l'un d'eux épousa +la fille d'un roi. + +Dans un conte de l'Aube, un marchand de balais, très paresseux, est +toujours à la recherche des moyens de vivre sans rien faire, et il +commet diverses escroqueries. Il va chez un orfèvre et lui propose +de lui vendre un morceau d'or gros comme son sabot; l'orfèvre le +retient à dîner, puis, quand il lui demande où est son or, il +répond: Je n'en ai pas, mais si quelquefois j'en trouvais en faisant +mes balais, je venais vous demander combien vous me le payeriez. + +À Paris, on voyait autrefois des marchands ambulants qui vendaient +les balais qui avaient été fabriqués dans les forêts voisines. Les +graveurs, qui ont laissé de si curieuses séries sur les petits +métiers, ne les ont pas oubliés (p. 12 et 13), et l'on a conservé +plusieurs des cris par lesquels ils s'annonçaient. Au XVIe siècle, +voici leur quatrain dans les _Crys d'aucunes marchandises qui se +vendent à Paris_: + + À Paris on crie mainteffois + Voire de gens de plat pays + Houssouers emmenchez de bois + Lesquelz ne sont pas de grant prix. + +Les _Cris de Paris_, fin du XVIIe siècle, faisaient dire au marchand +de balais: + + Quand hazard est sur les balets, + Dieu sçay comme je boy a plein pot; + Il ne m'en chaut, soient beaux ou laids: + Si les vendrais-je à mon mot. + +Au XVIIIe siècle, c'était: + + Mes beaux balais! mes beaux balais! + +Au-dessous de la marchande de balais de Cochin, on lit ce quatrain: + + Quiconque veut se garantir + De l'amende du commissaire, + De mes balais doit se garnir; + On ne sauroit jamais mieux faire. + +Vers 1850, on rencontrait des marchands sur la voie publique avec un +assortiment de petits balais suspendus à leur boutonnière et +plusieurs grands balais chargés sur les épaules. Ils criaient: «Des +balais! eh! l'marchand de balais!» ou bien: «Faudra-t-il des +balais?» + +Parmi les types populaires de la rue, vers le milieu du siècle, +figuraient les marchandes de balais alsaciennes. Le _Charivari_, de +1832, représentait le ministre Humann en Alsacienne vendeuse de +petits balais; plus tard, dans l'opérette d'Offenbach, _Litchen et +Fritchen_, Litchen chantait: + + Petits palais! + Petits palais! + Je vends des tuts petits palais! + Petits palais! + Petits palais! + Ah! voyez qui's sont pas laids! + + * * * * * + +En Basse-Bretagne, on appelle les sabotiers _Botawér prénn_, +cordonniers en bois; ailleurs ils portent le sobriquet de +«fabricants de cuir de brouette», qui rentre dans le même ordre +d'idées. Les proverbes qui ont trait à cette profession sont peu +nombreux: + +[Illustration: _Balets, Balets, achetez mes bons Balets_ + +Marchand de balais, d'après Poisson (fin du XVIIIe siècle).] + + + _Po vez ker al ler_ + _E c'hoarz ar boutaouer._ + + Quand le cuir est cher,--Rit le sabotier. (Basse-Bretagne.) + + --_On 'pout bé iesse chaboti et fer des taile di bois._--On + peut bien être sabotier et faire des terrines de bois. + (Pays wallon) + +[Illustration: Balais Balais] + +Au XVIIe siècle, on disait ironiquement à un fainéant qui n'avait +qu'un métier imaginaire: C'est Guillemin Croquesolle, carreleur de +sabots. + +Les paysans font figurer en bon rang les sabotiers parmi les +artisans qui ont voué un culte spécial à saint Lundi; la chanson qui +suit, recueillie en Haute-Bretagne, prétend qu'ils chôment également +plusieurs autres jours de la semaine: + + Ce sont messieurs les sabotiers + Qui s'croient plus qu'des évêques. + Car du lundi + Ils en font une fête. + + Il faut bûcher, + Il faut creuser. + Tailler vite et parer fin, + Se coucher tard + Et lever matin. + + Et le mardi + Ils vont voir leur maîtresse, + + Le mercredi, + Ils ont mal à la tête, + + Et le jeudi + Ils s'y reposent en maîtres, + + Le vendredi + Ils travaillent à tue-tête, + + Et le samedi: + --Il faut de l'argent, maître. + + --Va-t'en au diable, + Il t'en donnera peut-être. + +Voici la traduction d'une chanson en breton du Morbihan, qui +provient de la lisière de la forêt de Camors: + + Écoutez et écoutez, + Diguedon, maluron-malurette, + Écoutez et écoutez, + Une chanson récemment composée, + Une chanson récemment composée.--Diguedon, etc. + Composée sur un sabotier de bois. + + Son domaine est dans la forêt, + Et sur sa maison des fenêtres de bois. + Et l'intérieur en est verni + Avec le feu et la fumée, + Et les toiles d'araignées. + Comment enverrai-je le dîner, + Je ne sais ni chemin ni sentier. + Il y a trois chemins au bout de la maison, + Prenez celui du milieu, + Celui-là vous mènera le plus loin. + Quand je fus rendu au milieu de la forêt, + J'entendis le bruit du sabotier de bois + Et le bruit de la hache et de l'herminette. + Le sabotier est de mauvaise humeur, + Si la tarière gratte doucement. + Le sabotier est de bonne humeur, + Quand le sabotier travaille. + Il n'est pas obligé de boire de l'eau; + Il peut aller aux auberges + Boire du cidre plein son ventre. + +Dans le Morbihan, les sabotiers appellent les paysans des couyés +(sots) et les méprisent; de leur côté, les paysans ont peu d'estime +pour eux, et ils leur adressent des dictons méprisants: + + Sabotier, sale botier, + Sabotier en cuir de brouette. + + _Sabatour kaed e hra perpet_ + _Lestri de gas tud de goahet._ + + Le sabotier fait en tout temps--Vaisseaux à mener ch...r + les gens. + +Entre eux les sabotiers se traitent de cousins. C'est au reste une +population à part qui naît, vit et meurt dans le bois; elle forme à +sa manière une sorte d'aristocratie. Pour être _vrai sabotier_, il +faut être fils de père et de mère, de grands-pères et de grand'mères +sabotiers, autrement on n'est que sabotier bâtard. + +Quand un sabotier se marie, tous les _cousins_ assistent à ses +noces; mais chacun porte son dîner. La même chose se produit lors +des enterrements. + +Les huttes de sabotiers, placées sur la lisière des bois ou dans des +clairières, au milieu d'un fouillis pittoresque, ont souvent été +reproduites par les peintres. L'auteur des _Esquisses du Bocage +normand_ en fait la description suivante, qui est assez exacte, et +peut s'appliquer à presque toutes les demeures de sabotiers de +l'ouest de la France: La loge est assez grossièrement construite de +troncs d'arbres et d'argile, couverte de mottes de gazon, et elle +est flanquée d'une rustique cheminée en clayonnage attaché avec des +harts et rempli de terre glaise. Debout sous l'appentis, au milieu +de copeaux abattus par sa gouge et sa plane, et le genou appuyé sur +le bloc entaillé qui lui servait d'encoche, le sabotier +dégrossissait en fredonnant quelque _bihot_ ou sabot sans bride, ou +évidait, planait, façonnait avec soin un fin et léger sabot de jeune +fille. De la cahute voisine s'échappaient des nuages d'une épaisse +fumée de bois vert, destinée à teinter en jaune et à vernir les +guirlandes de chaussures terminées qui tapissaient l'intérieur. +Aimant à rire et à chanter après boire, le sabotier était un joyeux +compère, quelque peu musicien. Volontiers il donnait le bal le soir +à la fraîche, et le dimanche, à la vêprée, garçons et filles se +trémoussaient joyeusement sur la pelouse au son de sa vielle. + +Il est probable que la danse de la «sabotière», qui a eu quelque +succès autrefois au théâtre, était l'une de celles que l'on dansait +sur la pelouse à côté de la loge: dans une des figures, les sabots +du danseur et de la danseuse, placés dos à dos, étaient choqués en +cadence. + +Les sabotiers, qui étaient établis à demeure fixe, avaient parfois +une enseigne en rapport avec le métier: celle d'un vieux sabotier, +près de Pornic, était un énorme sabot doré, dont la gueule non +creusée portait cette inscription: «Au sabot d'amour.» + +[Illustration: Atelier de sabotier, d'après l'_Encyclopédie_.] + +Quelquefois, dit La Mésangère, les sabotiers gravent sur le côté et +sur le dessus des sabots des dessins appelés épis, dentelle, +rayette, trèfle. Quand les sabots sont commandés pour une maîtresse, +ils y représentent des oiseaux, des papillons, des coeurs. Au +siècle dernier, d'après le _Dictionnaire de Trévoux_, les dames du +Limousin portaient des sabots ornés pour se tenir les pieds chauds +l'hiver; cet usage est encore conservé par les dames dans certaines +provinces. Tout le monde connaît les sabots coquets que l'on +fabrique en Bresse, et dont on a fait de mignonnes réductions pour +les étagères. + +En Belgique, les sabotiers sont au premier rang des artisans qui +aiment à faire des farces aux jeunes ouvriers. À un mur de +l'atelier, un _ancien_ attache gravement un mauvais sabot, de telle +sorte qu'on n'en puisse voir l'intérieur. À une distance de quatre +ou cinq mètres, on doit s'évertuer à jeter un gros sou dans le +sabot: celui qui peut y réussir le premier, ramasse les sous qui ont +manqué le but, quelquefois encore des paris s'engagent. Les +«anciens», tous maladroits, manquent leur coup. Le novice arrive, +l'air narquois, se prépare avec réflexion, lance sa pièce dans le +sabot, court joyeusement la rechercher et plonge sa main dans... une +matière que l'on devine. Une autre fois, on met un demi-franc au +fond d'un seau à moitié rempli d'eau. La pièce sera pour celui qui, +sans se mettre sur ses genoux, pourra la prendre avec ses dents. +Tous les «anciens» font des efforts inouïs, mais inutilement. Un +novice vient. Il se penche, il va saisir la pièce... mais un vieux +compagnon relève le manche du seau, tandis qu'un autre pique le +patient aux fesses. Prestement, l'apprenti se relève, coiffé du seau +dont le contenu lui procure une douche très désagréable. On organise +encore la _procession_: chacun s'empare d'un des outils rangés dans +la hutte. Dans un pot en terre, un ancien a mis un document humain. +Prenant à part un apprenti, il lui dit que lorsqu'il entendra +chanter: _Sancte potæ_, il devra jeter le pot sur celui qui le +précède: ce à quoi le novice consent, tout heureux. La litanie +commence. Selon l'outil que chacun porte, on chante: «_Sancte +hachæ._--_Ora pro nobis_, répondent en choeur tous les +sabotiers.--_Sancte planæ._--_Ora pro nobis._--_Sancte +cuilleræ._--_Ora pro nobis_.» Il est de tradition que, lorsqu'on dit +«_Sancte maillochæ_», celui qui porte le maillet, et qui se trouve +toujours placé derrière l'apprenti au pot, donne un vigoureux coup +de son outil sur le vase que soutient le novice et l'oint avec le +maillet. + +Autrefois les sabotiers avaient saint Jacques pour patron; il y a +environ quarante ans, ceux de la Loire-Inférieure, mécontents de +voir leur industrie péricliter par suite de la fabrication de la +chaussure à bon marché, résolurent de changer de saint; ils +envoyèrent des délégués consulter les membres de la corporation dans +les districts forestiers où la saboterie était encore florissante, +et l'on choisit saint René, qui est le patron de la corporation dans +le Bourbonnois, les diocèses de Vannes, de Troyes, etc. D'après la +légende, saint René, évêque d'Angers, s'étant démis de ses fonctions +d'évêque, se retira dans la solitude près de Sorrente, au royaume de +Naples. C'est là qu'il inventa les sabots, c'est pour cela que, de +temps immémorial, il fut le patron des sabotiers. Ceux-ci appellent +_cervelle de saint René_ la cire au moyen de laquelle ils +dissimulent les défauts des sabots qu'ils ont fabriqués. La fête du +saint tombe le 12 novembre, le lendemain de la Saint-Martin, et peu +de temps après la Saint-Michel, époques où se tiennent encore des +foires pour la vente des sabots. Les sabotiers sont ainsi assurés +d'avoir quelque argent pour boire à la santé de leur patron favori. + +Les sabotiers figurent dans quelques récits populaires. On raconte, +dans le Morbihan, que le diable voulut apprendre l'état; mais il eut +une dispute dès le premier jour avec son maître. Celui-ci prétendait +que le premier coup de harpon donné à la culée de l'arbre devait +être gratuit, comme toujours. Le diable ne voulant pas travailler +sans salaire, n'apprit pas le métier de sabotier. + +Les contes représentent les sabotiers comme exerçant volontiers +l'hospitalité. Lorsque le bon Dieu, saint Pierre et saint Jean +voyageaient en Basse-Bretagne, ils vinrent demander asile pour la +nuit dans une hutte de sabotier. Le sabotier et sa femme les +reçurent de leur mieux et leur cédèrent même leur lit, qui n'était +pas luxueux. Le lendemain, Notre-Seigneur dit à la femme qu'il +priait Dieu de lui accorder qu'elle pût faire, durant toute la +journée, la première chose qu'elle ferait après le départ. Quand ils +eurent quitté la hutte, la sabotière se dit:--J'ai là un peu de +toile, pour faire des chemises à mes enfants, et comme le tailleur +doit venir demain, je veux la passer à l'eau ce matin, puis la faire +sécher, puisque le temps est beau. Quand la femme eut passé sa toile +à l'eau, elle se mit à la tirer, mais elle avait beau tirer, il en +restait toujours, et elle continua ainsi jusqu'au coucher du soleil. +Il y en avait tant qu'il fallut plusieurs charrettes pour les +transporter. Ils se firent marchands de toile et gagnèrent beaucoup +d'argent. + +Un conte de la Haute-Bretagne raconte que le roi Grand-Nez, qui +allait souvent se promener, déguisé en homme du peuple, s'égara dans +la forêt et fut bien aise à la nuit d'apercevoir une loge de +sabotier; il demanda l'hospitalité au sabotier, qui lui dit qu'il +n'était pas riche, mais qu'il le recevrait de son mieux. Vous ne +mangerez pas, dit-il, votre pain tout sec; ce matin j'ai tué un +lièvre et vous en aurez votre part.--Vous savez, dit son hôte, que +la chasse est sévèrement défendue.--Oui, répondit le sabotier, mais +je pense que vous ne me vendrez pas au roi Grand-Nez. Quelque temps +après le roi le fit venir à la cour, et, pour le récompenser de +l'avoir reçu de son mieux, il fît de lui un de ses premiers sujets. +Dans un autre conte de la même région, une sirène enrichit un +sabotier qui l'avait prise, et avait consenti par compassion à la +remettre à l'eau. + +Les sabotiers partagent, avec les bûcherons et les charbonniers, le +privilège des familles nombreuses; mais les récits où ils figurent +et ceux qu'ils racontent sont très optimistes, et il y a aussi +toujours quelque petit Poucet qui réussit; comme eux ils ont parfois +tant d'enfants qu'ils sont embarrassés pour trouver des parrains et +des marraines dans le voisinage. Alors le père se met en route, un +bâton à la main, à la recherche de quelque personne charitable qui +veuille bien tenir le nouveau-né sur les fonts baptismaux. Cet +épisode est surtout fréquent dans les récits des deux Bretagnes. Le +sabotier rencontre sur sa route des gens étrangers au pays, +quelquefois d'origine surnaturelle, qui sont venus tout exprès pour +cela, souvent par bonté d'âme, quelquefois mus par un sentiment +opposé. Une légende chrétienne de F.-M. Luzel présente même cette +étrange particularité d'un enfant dont le diable, sous la forme d'un +monsieur bien mis, s'offre d'être le parrain, alors que presque +aussitôt après on trouve comme marraine une belle dame, qui n'est +autre que la sainte Vierge. Le baptême a lieu et le diable, qui n'a +manifesté aucune répugnance pour entrer à l'église, dit qu'il +viendra chercher son filleul quand celui-ci aura atteint l'âge de +douze ans, pour l'emmener en son château. Un récit de Haute-Bretagne +raconte que le diable fut parrain du fils d'un sabotier, mais il +n'entre pas à l'église, comme celui de la légende de Luzel; il +attend sous le porche que la cérémonie soit accomplie: son filleul +marchait seul au bout de trois jours, à quatorze mois il avait la +taille d'un homme. Son parrain l'emmène à son château, et lui +ordonne de bien soigner deux chevaux et de battre une mule. Celle-ci +lui révèle que son parrain est le diable et lui conseille de fuir, +en emportant divers ustensiles; il monte sur son dos, et, comme le +diable les poursuit, il jette son démêloir, et ils sont changés en +une église, avec un prêtre à l'autel; puis, lors d'une autre +poursuite, le peigne ayant été jeté, en un jardin et un jardinier. +Le garçon rencontre, ayant soif, un marchand de lait que le diable +avait mis là pour le perdre; il résiste à la tentation et, ayant +franchi un étang au delà duquel le diable n'avait plus de pouvoir, +il revient à la hutte de ses parents, et la mule servait à porter +des sabots. + +Jean-le-Chanceux, héros d'un long récit berrichon, est aussi le fils +d'un sabotier; il entre au service du diable, apprend ses secrets +dans des livres, et après toute une suite d'aventures et de +métamorphoses, il finit par devenir riche et par épouser la fille du +roi. + +[Illustration: Marchande de balais d'après une planche des _Cris de +Paris_ (fin du XVIIIe siècle), qui fait partie de la collection de +M. l'abbé Pinet.] + + + + +LES TONNELIERS + + +À Paris, les tonneliers étaient aussi nommés déchargeurs de vins, +parce que, dit le _Traité de la police_, l'on ne se sert que d'eux +en cette ville pour descendre le vin dans les caves, et que c'est un +privilège qu'ils ont seuls, chacun étant persuadé qu'ils savent +mieux conduire et gouverner les futailles qu'ils font, qu'aucune +autre personne que l'on pourrait employer à cet ouvrage, qui est +difficile et souvent périlleux (p. 24). Leurs statuts détaillés, et +qui étaient fort anciens, furent confirmés à diverses reprises +depuis 1398 jusqu'en 1637; ils ne contiennent rien qui intéresse +l'histoire des moeurs. + +En Bretagne, le métier était un de ceux que les lépreux pouvaient +exercer; les tonneliers portent encore le nom de _cacous_, et ils +passent, en certaines localités, pour descendre de cette race +maudite. Au milieu de ce siècle, dans le Finistère, le peuple +conservait pour eux, d'après M. de la Villemarqué, une sorte +d'aversion et de mépris héréditaires. Il est probable que, depuis, +les préventions dont ils étaient l'objet ont beaucoup diminué. En +Haute-Bretagne je n'ai pas constaté la même répulsion, et je ne +connais aucun dicton injurieux à leur égard. Il est vrai de dire que +dans ce pays les tonneaux sont, la plupart du temps, fabriqués ou +réparés par les menuisiers, artisans très estimés des gens de +campagne. + +[Illustration: Tonnelier encavant, gravure de Mérian. (XVIIe +siècle).] + +Les proverbes français sur les tonneliers sont peu nombreux: ils ne +sont pas caractéristiques, et ne sont, à vrai dire, ni très +satiriques ni très élogieux: souvent ils constituent une sorte de +jeu de mots à double sens, comme celui qui figure dans la _Comédie +des proverbes_: Je pense que tu es fils de tonnelier, tu as une +belle avaloire. + +Les trois qui suivent, populaires en Ukraine, montrent que dans ce +pays ces artisans sont tenus en grande estime: + + --O! tu es le tisserand, embrouilleur de fils, et moi, je + suis la fille du tonnelier: nous ne sommes pas égaux. + Va-t'en!... + + --Toc, tak et piatak (monnaie de cinq kopeks).--Le + tonnelier n'a que frapper une ou deux fois avec son marteau + pour gagner l'argent. + + --Elle est belle comme une fille de tonnelier. + +[Illustration: Tonneliers à l'ouvrage, d'après une gravure +hollandaise (fin du XVIIe siècle).] + +Il en est de même de ces deux proverbes gaéliques d'Écosse: + + --_Greim cubair._--La griffe du tonnelier, c'est une chose + assurée. + + --_Sid a bhuille aig an stadadh m'athair arsa nighean a' + chùbair._--Celui qui joue ici, mon père l'arrêtera, dit la + fille du tonnelier. + +À Bruges (Flandre occidentale), on donnait aux tonneliers le +sobriquet de _sotte kuypers_ (fous tonneliers), parce qu'ils +tournent autour des objets qu'ils confectionnent. En raison du +caractère bruyant de leur métier, on les a fait figurer parmi les +gens importuns: l'en-tête du _Charivari_, en 1833, dont nous +reproduisons une partie (p. 32), avait au centre un énorme tonneau, +sur lequel des ouvriers frappent à grands coups de maillet pour +faire entrer les cercles: le bruit qu'ils font en se livrant à cette +opération se combine avec celui d'orgues de Barbarie, de brimbales +de pompes, d'une batterie de tambours et de divers instruments +grinçants. Dans le même journal (1834), Louis-Philippe et un juge +essaient de renfoncer la bonde d'un tonneau; au-dessus est cette +légende: «Frappez, frappez la bonde! les idées fermentent: elles +feront explosion tôt ou tard.» Ce sont les deux seules caricatures +sur les tonneliers que j'aie relevées; quant aux tonneaux, on les +voit figurer dans un grand nombre d'images comiques, surtout dans +celles qui sont en relation avec les auberges et les buveurs. Les +_Illustres proverbes_ de Lagniet en montrent à eux seuls au moins +une douzaine. + +Au XVIe siècle, pour être reçu maître tonnelier, il fallait faire +son chef-d'oeuvre; c'était un cuvier, et le nouveau maître donnait +aux confrères un grand pain et un lot de vin. + +Bien qu'ayant à vivre dans un milieu qui semblerait devoir provoquer +et presque justifier certains excès, la corporation des tonneliers +se fait remarquer, en général, par un niveau très honorable de +sobriété. D'après un article de la _Mosaïque_, les exemples +d'intempérance ne se rencontrent guère que parmi les _gerbeurs_, +hommes de peine recrutés un peu partout, qui servent d'auxiliaires +aux tonneliers, soit pour le roulage ou l'empilement de tonneaux, +soit pour le rinçage ou soutirage. + +Tout tonnelier, quel que soit son rang, a droit d'abord au vin qu'il +consomme à discrétion sur place pour les repas ou collations que, +pendant la journée, il fait dans l'intérieur des magasins, repas +dont les aliments sont à ses frais, mais qu'il a intérêt à ne pas +aller prendre au dehors, puisque la _boîte_, ou baril, est pleine +d'un mélange réconfortant. Chaque jour, en outre, il reçoit pour ses +besoins personnels du dehors, ou pour en disposer comme bon lui +semble, un litre de vin pris au même baril. + +Il existait autrefois, parmi les tonneliers d'Auxerre, un genre +d'exercice qui s'exécutait avec des cercles; Moiset dit que ce jeu +est depuis si longtemps abandonné, qu'on ne saurait le décrire. On +voit seulement, dans un programme tracé pour la réception de Louis +XIV à Auxerre, en 1654, que «les tonneliers de la ville seront +mandés pour les avertir de se mettre en habits blancs aux gallons de +plusieurs couleurs pour aller au-devant de Leurs Majestés jusques à +la chapelle de Saint-Siméon, avec fifres et tambours, pour divertir +leurs dites Majestés par les tours de souplesse qu'ils ont accoutumé +de faire avec leurs cercles peints de diverses couleurs.» + +Les tonneliers, tout au moins dans la Gironde, figuraient parmi les +artisans qui, en raison de leur métier, pratiquaient une sorte de +médecine particulière; ceux qui ont exercé l'état depuis trois +générations ont le don de guérir, en le palpant, le _fourcat_, +grosseur qui vient entre les orteils; ils ont aussi le privilège de +guérir le jable, maladie assez indéterminée, par une assimilation +entre ce nom et le jable des tonneaux. + + _Ar barazer a oar dre c'houez_ + _Hag hen a voz tra vod er pez._ + + --Le tonnelier sait à l'odeur--S'il y a bonne chose en la + pièce. (Basse-Bretagne.) + +Dans les _Farces tabariniques_, Tabarin dit à son maître que «les +meilleurs médecins et qui connaissent mieux les maladies sont les +tonneliers. Quand un tonnelier va visiter une pièce de vin, il ne +demande pas: Est-il blanc? est-il clairet? sent-il mauvais? a-t-il +les serceaux rompus? L'on ne cognoist jamais les maladies que par +l'intérieur. Il y regarde luy mesme et pour ce faire, il ouvre le +bondon qui est au-dessus de la pièce et y met le nez; puis, des deux +mains, à chaque costé du fond il donne un grand coup de poing. La +vapeur alors s'exhale et sort par la partie supérieure, et ainsi il +cognoist si le vin est bon ou non.» + +Les _Contes_ d'Arlotto contiennent une autre facétie à leur sujet: +«On disputoit un jour, en bonne compagnie, lequel de tous les +artisans estoit ou le meilleur ou le plus meschant; qui disoit un +tel, qui disoit un autre. Le curé (Arlotto) conclud que les plus +meschants estoient les tonneliers et faiseurs de cercles, parce que +d'une chose toute droite ils en faisoient une tortue». + +Autrefois, il y avait dans les villes des tonneliers ambulants; ils +n'étaient pas comme ceux que l'on entend crier à Paris: «Avez-vous +des tonneaux, tonneaux, tonneaux!» ou «Chand d'tonneaux! Avez-vous +des tonneaux à vendre!» et qui sont surtout des acheteurs de +barriques vides, bien qu'ils sachent aussi remettre les cercles et +faire quelques menues réparations. Ces petits industriels, qui +gagnent assez bien leur vie, sont environ deux cents à Paris; ils +parcourent pendant la semaine tous les quartiers de la ville, en +s'annonçant par un cri, et chargent sur des charrettes les tonneaux +que leur ont vendus les particuliers; une fois chez eux, ils +rajustent leurs cercles, puis, le dimanche matin, ils les revendent +aux marchands de futailles en gros. + +Ceux de jadis offraient au public des tonnes, des barils ou des +baquets, et se chargeaient de réparer ceux auxquels manquaient des +cercles ou de nettoyer ceux qui avaient mauvais goût ou dans +lesquels on avait laissé séjourner la lie. + +[Illustration: Le Tonnelier, d'après Bouchardon (XVIIIe siècle).] + +Actuellement, à Paris, on donne le nom de tonneliers à des gens dont +le métier consiste surtout à soutirer le vin, à le mettre en +bouteille et à le cacheter. Leur boutique est signalée par un broc +suspendu au-dessus de la devanture; quelquefois on voit en haut un +petit tonneau, un seau et un broc. + +Voici, dans les cris du XVIIe siècle, le quatrain qui concerne les +tonneliers ambulants: + + Tinettes, tinettes, tinettes! + A beaucoup de gens sont propices, + Et si font beaucoup de services, + Regardez: elles sont bien nettes. + +À Londres, au siècle dernier, le cri était: + + --_Any work for the Cooper!_--Avez-vous de l'ouvrage pour + le tonnelier? + +L'épigramme des _Cris de Londres_ fait en ces termes l'éloge d'un +tonnelier populaire: Aucun tonnelier, qui parcourt les rues, ne peut +être comparé à William Farrell, pour le raccommodage soigné d'un +baquet ou la façon dont il remet le cercle à un baril. Quand on +enlève la bonde, si l'on donne un coup au tonneau, je vous engage à +prendre le vieux Farrell, de préférence à tout autre tonnelier. Car, +quoiqu'il ait toujours aimé le liquide et ne peut s'empêcher d'y +goûter, il est sensible à cette bonne maxime: le péché consiste à +abuser. + +La fabrication des cuviers rentrait dans les attributions des +tonneliers, comme cela a encore lieu à la campagne, et c'étaient eux +aussi, suivant toute vraisemblance, qui faisaient les couvercles à +lessives. Cette dernière industrie semble, d'après les _Cris de +Paris_ de la fin du XVIe siècle, avoir été exercée par des artisans +de la campagne, qui venaient les débiter à la ville: + + Après toutes les matinées, + Vous orrez ces villageois, + Qui vont pour couvrir les bues, + Criant: «Couvertouez! couvertouez!» + +Le rôle des tonneliers, dans les traditions populaires de France, +est très restreint. + +En Gascogne et dans le Quercy, on chante la chanson du _Tonnelier de +Libos_, les deux versions sont incomplètes: + + _Din lou bourg de Libos_ + _Y a'n tsentil barricayré._ + + _L'Annèto de Trentel_ + _Cado tsour lou ba béré._ + + _--Antouèno, mon ami,_ + _Maridén nous ensemblé._ + + _--Annèto de Trentel,_ + _Attenden à dimentsé._ + + _--A dimentsé, à douma,_ + _You souy lasso d'attendré!_ + + Dans le bourg de Libos,--Il y a un gentil + tonnelier.--L'Annette de Trentels,--Chaque jour va le + voir.--Antoine, mon ami,--Marions-nous ensemble.--Annette + de Trentels.--Attendons à dimanche--À dimanche, à + demain.--Moi, je lasse d'attendre! + +[Illustration: Tonneliers à l'ouvrage, d'après Jost Amman (XVIe +siècle).] + + +SOURCES + +BOISIERS ET SABOTIERS.--E. Souvestre, _Derniers paysans_, 257, +277.--Communication de M. P.-M. Lavenot (Morbihan).--Lecoeur, +_Esquisses du Bocage normand_, I, 57.--Paul Sébillot. _Blason +populaire des Côtes-du-Nord_, 23.--_Revue des traditions +populaires_, I, 56; IV, 229; VI, 170; VIII, 329, 449; X, +476.--_Magasin pittoresque_, 1861, 392.--Chapelot, _Contes +balzatois_, I, 53.--Communication de M. L. Morin.--Paris ridicule et +burlesque, 306.--Kastner, _Les Voix de Paris_, 38.--L.-F. Sauvé, +_Lavarou Koz_.--Dejardin, _Dictionnaire des spots_.--Leroux, +_Dictionnaire comique_.--F.-M. Luzel, _Légendes chrétiennes de la +Basse-Bretagne_, I, 10.--Paul Sébillot, _Contes de la +Haute-Bretagne_, II, 16, 149; _Contributions à l'étude des contes_, +43.--Laisnel de la Salle, _Croyances du Centre_, I, 139. + +LES TONNELIERS.--De Lamare, _Traité de la police_, IV, 664.--H. de +la Villemarqué, _Barzaz-Breiz_, 454.--Communication de M. T. Volkov +(Ukraine).--_Revue des Traditions populaires_, X, 30, 158.--Monteil, +_L'Industrie française_, I, 237.--_La Mosaïque_, 1874, 166.--C. +Moiset, _Croyances de l'Yonne_, 108.--F. Daleau, _Superstitions de +la Gironde_, 38.--L.-F. Sauvé, _Lavarou Koz_.--Tabarin, _OEuvres_ +(éd. Jannet), I, 28.--Arlotto, _Facéties_ (éd. Ristelhuber), 51.--A. +Coffignon, _L'Estomac de Paris_, 314. _Paris ridicule_, 304.--A. +Certeux, _Cris de Londres_, 110.--Kastner, _Les Voix de Paris_, +38.--J.-F. Bladé, _Poésies populaires de la Gascogne_, II, 148. + +[Illustration: Les Tonneliers, fragment du frontispice du +_Charivari_ (1833).] + + + + +LES CHARRONS + + +Ces artisans, du moins ceux qui sont en contact direct avec le +peuple, sont assez peu nombreux, et il est assez rare que l'on +parle d'eux. Il est vraisemblable qu'ils sont à peu près partout, +comme en Bretagne, au rang des ouvriers dont le métier est le plus +estimé; on les place sur la même ligne que les menuisiers, au-dessus +des charpentiers. En Angleterre, on dit: _A bad wheelwright makes a +good carpenter_; un mauvais charron fait un bon charpentier; dans le +Suffolk, le proverbe est encore plus énergique: _A wheelwright dog +is a carpenter's uncle_; un chien de charron est l'oncle du +charpentier. + +La chanson gasconne des bruits de métiers, qui formule un reproche à +l'égard de presque tous, épargne le charron, et le montre attentif à +son ouvrage: + + _Quant lou charroun hè l'arrodo_ + _Tico tac, dab la hocholo,_ + _De l'arrai au boutoun_ + _Espio se lou tour es boun._ + + Quand le charron fait la roue,--Tic tac, avec + l'herminette,--Du rayon au bouton--Il regarde si le tour + est bon. + +Dans le Maine, il y avait une sorte de charron qui, lorsqu'il +n'avait pas de charrettes à construire, allait travailler dans les +fermes et était payé à la journée. Il rendait aux paysans de grands +services, car il remplaçait, à lui seul, le charpentier, le +menuisier et même le couvreur; aussi était-il le bien venu, et on le +chargeait de toutes les menues réparations que demandaient les +charrettes et les maisons. + +Les charrons ne jouent pas de rôle spécial dans le compagnonnage: +ils y ont d'ailleurs été admis assez tard. Les forgerons les +reçurent en 1706, à condition qu'ils s'inclineraient devant leurs +aînés, et qu'ils attacheraient les couleurs à la dernière +boutonnière de l'habit. Les charrons promirent tout ce qu'on voulut; +mais à peine reçus compagnons, ils s'émancipèrent et voulurent nouer +leurs rubans aussi haut que leurs pères. C'est de là que sont venues +les haines et les querelles entre ces deux corps d'état. + +M. Ch. Guillon a recueilli, dans l'Ain, une chanson de +compagnonnage, dont le héros est un charron: + + C'est un compagnon charron, + Roulant de ville en ville. + Il a fait une maîtresse, + Là-bas dans ce quartier. + Oh! depuis sa boutique, + Oh! il l'entend chanter. + + Tous les soirs il la va voir, + En lui disant:--La belle, + En voudrais-tu, ma chère, + Un compagnon charron? + Mon métier pi le vôtre, + Belle, s'y conviendront. + + --Et moi, jeune galant, + Je le vas dire à mon père. + La fille dit à son père: + + --Père, mariez-moi + Avec un charron bien drôle, + Compagnon du Devoir. + + --Tu veux te marier: + Tu es-t-encore bien jeune. + Il faut faire tes promesses + Jusqu'au bout de la saison, + Pour apprendre à connaître + Le métier de charron. + + Le métier de charron, + C'est un métier bien drôle, + En faisant des voitures, + En coulant l'herminette, + Les pieds sur le sentier (chantier). + +Les charrons de Rouen avaient pour patronne sainte Catherine, dont +l'emblème est une roue, et ils célébraient leur fête à l'église +Saint-Ouen. Leur chef-d'oeuvre de réception à la maîtrise +consistait dans l'ajustage d'une roue ou le montage d'une voiture. + +Dans certaines processions ils promenaient, comme les charpentiers, +une sorte de chef-d'oeuvre. Lors des fêtes qui eurent lieu à +Strasbourg, au moment de l'inauguration de la statue de Gutenberg, +et où les divers métiers défilèrent, on fit paraître toute une suite +de lithographies coloriées; dans celle des charrons, on les voit +portant sur leurs épaules un chariot. + +Le rôle de ces artisans dans les récits populaires est des plus +restreint, et n'est pas en rapport bien direct avec le métier. Un +charron de la Gascogne, dont le père était malade et ne pouvait être +guéri que s'il mangeait la queue d'un curé-loup, est changé par le +devin en loup, et aide ses compagnons à voler des veaux et des +brebis; le jour saint Sylvestre, a lieu la messe dite par le +curé-loup; le charron accepte de lui servir de clerc; au dernier +évangile, il ne reste plus que le curé-loup et son clerc. Celui-ci +dit qu'il allait lui aider à se deshabiller; d'un grand coup de +gueule il lui coupa la queue, le loup partit en hurlant, et le +charron se trouva transporté dans la maison du devin. + +Le _Moyen de parvenir_ fait d'un charron le héros d'une petite +anecdote assez plaisante: Un bonhomme de Vannes qui était charron, +s'était confessé, le curé lui dit: «Dites votre _Confiteor_?--Je ne +le sais pas.--Dites votre _Ave_.--Je ne le sais pas.--Que sais-tu +donc?--Je sais faire de belles civières rouleresses; je vous en en +ferai une quand il vous plaira et à bon marché.» + +[Illustration: Charron, d'après Jost Amman (XVIe siècle).] + + + + +LES TOURNEURS + + +Le P. Plumier, religieux minime, qui écrivit, au commencement du +XVIIIe siècle, un gros volume sur l'_Art de tourner_, accompagné de +nombreuses planches techniques, faisait remonter ce métier jusqu'à +l'antiquité la plus reculée; il pensait même qu'il était antérieur +au déluge. Tubalcaïn, dit-il, n'aurait pu fabriquer et arrondir tant +de tuyaux qui lui ont été nécessaires, s'il n'avait trouvé dans +l'art du tour cette forme ronde que demandent la plupart des parties +qui entrent dans les instruments de musique. Plus loin il cite +d'autres passages bibliques, entre autres celui où l'épouse, d'après +le _Cantique des cantiques_, a les bras ronds comme s'ils avaient +été faits au tour. + +Il est regrettable que la curiosité de cet auteur ne l'ait pas +porté, après avoir établi l'ancienneté du métier, à jeter un regard +autour de lui, et à étudier les moeurs et les préjugés des +artisans dont il a décrit les procédés avec tant de détails. Les +autres écrivains qui ont traité ce même sujet ne s'en sont pas plus +préoccupés que lui, pas même Charles Lebois, avocat, qui composa un +poème en quatre chants, l'_Art du tour_ (Paris, 1819), dont nous +reproduisons le frontispice (p. 32). + +Les recherches assez nombreuses que j'ai faites ne m'ont donné qu'un +petit nombre de traits qui se rattachent aux moeurs et aux +coutumes du métier. Un proverbe anglais constate qu'il est difficile +et n'est bien exercé que par peu de gens: _All are not turners that +are dish throwers_. Tous ceux qui tournent des plats ne sont pas de +vrais tourneurs. + +Au XVIIe siècle, d'après Monteil, la mode était de tourner une +partie de la menuiserie; à Péronne on avait écrit sur toutes les +portes de la ville que le nombre des ouvriers était suffisant. +Lorsqu'il venait un jeune tourneur avec l'intention de s'y établir, +un des tourneurs se rendait à son hôtellerie, le régalait et lui +donnait un écu pour sa passade, puis, comme délégué des autres +tourneurs, il l'emmenait à la porte de la ville, et, devant +l'inscription, lui montrait un gros bâton de buis, court et noueux, +caché sous son habit. L'ouvrier étranger comprenait tout de suite le +sens de l'inscription et se hâtait de s'éloigner. + +Les tourneurs avaient été admis au nombre des Enfants de maître +Jacques par les menuisiers, en 1700; mais, contrairement à ce qui se +pratiquait chez leurs parrains, ils hurlaient dans leurs cérémonies. + +Ils jouent dans les contes populaires un côté assez restreint. Un +récit portugais, dont certains épisodes rappellent la _Belle et la +Bête_ et la _Barbe-Bleue_, met en scène un tourneur qui avait +l'habitude d'aller dans une forêt, à quelque distance de sa maison, +pour y couper le bois nécessaire à la confection de ses cuillers et +autres ustensiles. Un jour qu'il était en train de scier un +vénérable châtaignier, il remarqua un grand trou qui se trouvait +dans l'arbre, et ayant eu la curiosité de s'y introduire pour savoir +ce qui était dedans, il vit aussitôt, paraître un Maure enchanté, +qui lui dit d'une voix terrible: «Puisque tu as osé pénétrer dans +mon palais, je t'ordonne de m'amener la première créature que tu +rencontreras en arrivant à ta maison, sinon tu mourras sous trois +jours.» Lorsque le tourneur rentrait chez lui, c'était +habituellement un petit chien qui venait à sa rencontre. Ce jour-là +ce fut sa fille aînée qui se présenta devant lui. Elle consentit à +aller chez le Maure, qui lui remit toutes les clés de son palais +enchanté, et lui passa au cou une jolie chaîne d'or à laquelle +pendait une clef. Celle-ci ouvrait une chambre, où il lui défendit +de pénétrer sous peine de mort. La jeune fille ne put s'empêcher +d'aller visiter la chambre interdite; elle y vit des cadavres +décapités, et quand le Maure fut de retour, ayant remarqué sur la +chaîne une petite tache de sang, il coupa la tête de la jeune fille +et laissa son corps parmi les autres. + +Peu de jours après, le tourneur revint à l'arbre pour avoir des +nouvelles de sa fille. Le Maure lui répondit qu'elle se portait +bien, mais qu'elle demandait une compagne. La seconde soeur vint +au palais du Maure et il lui arriva la même aventure qu'à l'aînée. + +Le Maure ordonna au tourneur d'amener sa troisième fille, et, à son +arrivée au palais il lui donna les mêmes instructions qu'à ses +soeurs. Elle pénétra aussi dans la chambre où étaient les +cadavres; mais, malgré l'horreur qu'elle ressentit, elle eut assez +de courage pour y rester et l'examiner en détail, et, voyant que le +corps de ses soeurs était encore chaud, elle eut le désir de les +rendre à la vie. Il y avait dans la chambre des pots de terre pleins +de sang, et sur deux d'entr'eux étaient écrits le nom de ses +soeurs; avec ce sang elle recolla leurs têtes; quand elle vit +qu'elles tenaient bien, elle essuya le sang, et elles revinrent à la +vie. Elle leur dit de rester silencieuses, et elles lui +recommandèrent de bien nettoyer la clef, afin que le Maure ne +s'aperçût de rien. + +[Illustration: Tourneur au XVIe siècle, d'après Jost Amman.] + +À son retour celui-ci n'eut aucun soupçon et crut qu'elle était une +épouse obéissante; il se mit à l'aimer et à faire toutes ses +volontés. Un jour elle lui demanda de porter un baril de sucre à son +père qui était très pauvre. Elle y mit l'une de ses soeurs, et +elle dit au Maure qu'elle se tiendrait eu haut de la tour de guette +pour le voir mieux, et elle recommanda à sa soeur qui était dans +le baril de dire de temps en temps: «Je te vois, mon chéri, je te +vois.» Peu de jours après elle pria le Maure de porter un second +baril, et elle eut le même succès. Il ne restait plus qu'elle dans +le palais enchanté. Elle fit un mannequin de paille, qu'elle habilla +comme elle était d'habitude, et le plaça en haut de la tour, puis +elle demanda au Maure de porter chez son père un troisième baril, +dans lequel elle se cacha, et elle répétait les mêmes mots que ses +soeurs. + +Quand le Maure revint, il monta sur la tour pour embrasser la jeune +fille, mais il fit un faux pas et tomba dans les fossés du château, +presque mort. Aussitôt le vénérable châtaignier et le palais +disparurent. + +[Illustration: Le tourneur + +Il y a plusieurs épreuves de cette image de Lagniel; sur +l'une d'elles est écrit, au-dessus du tourneur: «Il faut +aller rondement en besogne». Sur le haut du vitrage: «Il +n'y a si petit métier, quand on veut travailler, qui ne +nourrisse son maître». Sur les vitres du bas: «L'homme +pauvre personne ne l'attaque, il est abandonné d'un +chacun».] + +Dans un conte allemand de Grimm, trois fils d'un tailleur vont +apprendre un métier différent; leurs maîtres, contents de leurs +services, leur font cadeau d'objets merveilleux. Les aînés se les +laissent dérober par un aubergiste astucieux. Le troisième s'était +mis en apprentissage chez un tourneur, et comme le métier est +difficile, il y resta plus longtemps que les deux autres. Ils lui +mandèrent par une lettre que l'aubergiste leur avait volé les objets +magiques dont ils étaient possesseurs. Quand il eut fini son +apprentissage et que le temps de voyager fut venu, son maître, pour +le récompenser de sa bonne conduite, lui donna un sac dans lequel +était un gros bâton. Ce bâton avait la vertu, dès qu'on disait: +«Bâton, hors de mon sac», de battre les gens jusqu'à ce qu'on lui +eût ordonné de rentrer. Le jeune homme arriva le soir chez +l'aubergiste et lui dit, en causant, qu'il avait vu bien des objets +merveilleux, mais qu'aucun d'eux ne valait ce qu'il portait dans son +sac. Lorsqu'on se coucha, le jeune homme s'étendit sur un banc et +mit son sac sous sa tête en guise d'oreiller. Quand l'aubergiste le +crut bien endormi, il s'approcha de lui tout doucement et se mit à +tirer légèrement sur le sac pour essayer s'il pourrait l'enlever et +en mettre un autre à sa place, mais le tourneur, qui faisait +seulement mine de dormir, le guettait et il s'écria: «Bâton, hors de +mon sac», et aussitôt le bâton se mit à sauter au dos du fripon et à +rabattre comme il faut les contours de son habit. Le malheureux +demandait pardon et miséricorde; mais plus il criait, plus le bâton +lui daubait les épaules, si bien qu'enfin épuisé, il tomba par +terre. Alors le tourneur lui dit: «Si tu ne rends à l'instant ce que +tu as volé à mes frères, la danse va recommencer.--Fais rentrer ce +diable dans le sac, dit l'hôte d'une voix faible, et je restituerai +tout». C'est ainsi que le tourneur rentra en possession de la table +et de l'âne merveilleux qui avaient été dérobés à ses frères. + + + + +LES PEINTRES, VITRIERS ET DOREURS + + +En argot, le peintre en bâtiment est appelé «balayeur», par allusion +au pinceau à long manche, dont se servent surtout les badigeonneurs, +et qui porte le nom de balai. Les ouvriers qui travaillent dans les +petites boutiques de peintres-vitriers, dites «petites boîtes», ont +reçu des compagnons engagés par les entrepreneurs le surnom de +_cambrousiers_, qui ne fait pas l'éloge de leur habileté, puisque, +dans le langage argotique, cambrousier est synonyme de campagnard, +c'est-à-dire de maladroit. + +Les peintres ont de tout temps eu la réputation d'aimer la +bouteille; les anciennes estampes les font figurer parmi les adeptes +les plus fervents de saint Lundi. Dans l'image d'Épinal (1855) +«Toujours soif», un peintre badigeonneur récite ce couplet: + + Pour qui se targue de sagesse + Doit savoir mépriser les biens: + A nous, notre seule richesse, + C'est de vivre en épicuriens, + En aimables et francs vauriens. + Des thésauriseurs le système + J'en conviens ici m'irait mal; + Ils font de la vie un Carême. + Pour moi, c'est toujours Carnaval. + +Ceux que dépeignaient ces vers de mirliton n'étaient guère disposés +à suivre le sage conseil que Charles Poney leur donnait dans le +refrain de sa chanson du _Peintre en bâtiment_: + + Barbouilleurs + De couleurs + Fêtons nos dimanches; + Mais, gais travailleurs, + Le lundi retroussons nos manches. + Barbouilleurs + De couleurs + Fêtons nos dimanches. + C'est bien le moins qu'à table assis + On trinque un jour sur six. + +L'image allégorique «Crédit est mort» était populaire dès la +première moitié du XVIIe siècle; le peintre ne figure pas dans +l'estampe de Lagniet, mais on le voit, sur les placards d'Épinal, +mettre à mort cet illustre personnage, en compagnie du musicien et +du maître d'armes; au-dessous est cette inscription: + + O peintre, artiste de génie, + Que son art pouvait enrichir, + Indolemment passe sa vie + A boire, à manger, à dormir. + Il jure contre la fortune, + Il se plaint partout du sort, + Mais ce qui surtout l'importune + C'est que maître Crédit est mort. + +[Illustration: Peintre en bâtiment Italien, d'après Mitelli (1680). + +Au-dessous est une inscription, qui indique que ce métier ne fatigue +pas l'intelligence, parce qu'il consiste à étendre des couches de +blanc.] + +En dépit de cette emphatique allusion au génie, il ne s'agit pas ici +des artistes peintres, dont la condition, assez misérable jadis, a +longtemps inspiré l'ancienne caricature, mais d'un peintre +d'enseignes; l'imagier d'Épinal a en effet copié le décorateur au +port ambitieux, que représente la lithographie de Carle Vernet, dont +nous parlons plus loin. C'est bien à lui que s'applique +l'inscription à double sens d'une de ces estampes: «Rouge ou blanc +m'est égal». + +Au commencement du siècle dernier, un personnage de la comédie de +Lesage, les _Trois Commères_, formulait cet aphorisme: Un peintre +qui loge dans un cabaret est là comme un poisson dans l'eau. Plus +récemment, on a dit: Il n'a que des cabarets en tête, des idées de +peintre. + +Chez les peintres, de même que dans la plupart des métiers où les +ouvriers sont réunis en chantiers ou en ateliers, il y a d'assez +nombreuses circonstances qui, d'après la coutume, sont le prétexte +de libations plus ou moins copieuses. + +Lorsque, après trois ans d'apprentissage, l'_arpète_ ou apprenti +devient compagnon, on «arrose sa première blouse», et il paye à +boire à ses camarades d'atelier. Il est aussi d'usage «d'arroser les +galons» du compagnon qui passe caporal, c'est-à-dire chef d'une +équipe. Quand il devient maître compagnon, et est alors chargé de la +surveillance générale des chantiers de la maison, il doit aussi +régaler les ouvriers. Autrefois, quand un compagnon entrait dans une +nouvelle maison, il devait payer sa bienvenue. Cet usage tend à +disparaître. + +Certaines maladresses donnent lieu à des amendes, qui sont dépensées +chez le marchand de vin: lorsqu'un ouvrier laisse tomber quelque +outil du haut de son échelle, un de ses camarades se hâte de le +ramasser, et celui auquel il le rend sait qu'il devra verser quelque +chose. L'amende est aussi appliquée à celui qui, peignant une porte, +par exemple, manque de touche ou, par oubli, a laissé une partie +sans lui donner une couche. Quand un étranger a l'imprudence de +manier un outil, de prendre une brosse et d'essayer de peindre, les +ouvriers lui disent qu'en pareil cas l'usage est de leur payer une +bouteille de vin ou une tournée. + +Lorsque les peintres en bâtiment ont soif, et qu'ils vont se +désaltérer chez le marchand de vin, ils disent qu'ils vont «faire un +raccord»; le raccord est de règle à trois heures; c'est à ce moment +que les ouvriers prennent leur repos de l'après-midi. + +À Marseille, on dit proverbialement «Peintre, pingre!» L'ancien +proverbe: «Gueux comme un peintre», qui s'était d'abord appliqué aux +artistes, était, dit le _Dictionnaire comique_, devenu faux en ces +derniers jours, où la peinture a été cultivée et anoblie. Mais il +était, à la fin du siècle dernier, d'un usage courant en parlant des +peintres en bâtiment. + +À côté de détails curieux et pris sur le vif, le livre des +_Industriels_, que La Bédollière publia en 1842, renferme un certain +nombre de passages où, pour être pittoresque, l'auteur sacrifie +parfois l'exactitude, et semble appliquer à tout un corps d'état ce +qui n'est le fait que de quelques individus. Il trace des peintres +d'alors un portrait qui n'est pas flatté: Ils commettent, dit-il, +des ravages dans la cave et dans la cuisine, de complicité avec les +femmes de chambre, auxquelles ils font une cour assidue et +intéressée. Amis du plaisir et de l'oisiveté, ils s'arrangeaient +toujours pour travailler le plus lentement possible, aller faire de +temps en temps des stations au café, jouer au billard et fumer avec +une nonchalance asiatique. C'est en l'absence de tout surveillant +masculin que les ouvriers peintres s'abandonnent le plus +scandaleusement à une douce fainéantise, et, non contents d'obtenir +des rafraîchissements par l'entremise de la bonne, ils tendent des +pièges à la maîtresse elle-même. + + --Quelle insupportable odeur de peinture! s'écrie celle-ci. + N'y aurait-il pas moyen de la dissiper? + + --Si fait, madame, rien n'est plus facile, répond le + premier ouvrier. Quand l'air de votre chambre est vicié, + comment vous y prenez-vous? + + --Ordinairement je fais brûler du sucre sur une pelle. + + --C'est parfait, madame, mais cela ne suffit pas. Pour + chasser le mauvais air et faire sécher en même temps la + couleur, nous employons un procédé fort simple et très + économique: nous prenons un litre d'eau-de-vie de bonne + qualité, nous y mêlons du sucre, un peu de citron, et nous + mettons chauffer le tout sur un fourneau au milieu de la + pièce, qu'on a soin de bien fermer; il se dégage des + vapeurs alcooliques, qui ont je ne sais quel mordant, + quelle force dessiccative, et, en moins de rien, les + parfums les plus agréables succèdent à l'odeur de la + peinture. + +Si la bourgeoise se rend à la justesse de ce raisonnement, les +travailleurs se groupent autour d'un bol de punch, ferment +hermétiquement les portes et se réchauffent l'estomac aux dépens +d'une trop confiante hôtesse. + +Voici un autre exemple du mordant des vapeurs alcooliques: Un +ouvrier peintre donne à entendre qu'il est indispensable de nettoyer +les glaces, et demande, pour ce faire, un grand verre d'eau-de-vie. +Il le boit lentement, ternit par intervalles, de son haleine, la +surface du miroir, qu'il essuie avec un torchon. + +Ces facétieuses pratiques sont encore quelquefois employées par les +ouvriers peu scrupuleux et farceurs; elles les exposent à être +remerciés par le patron. Parfois les colleurs de papier, s'ils +voient qu'ils ont affaire à un naïf, lui disent qu'en mélangeant de +l'absinthe à la colle, on met l'appartement à l'abri des punaises. +Le liquide obtenu par ce moyen est, bien entendu, absorbé par les +colleurs. + +[Illustration: Le poète Pope nettoyant une façade (caricature +anglaise).] + +Il est vraisemblable que les divers ouvriers appartenant à cette +catégorie du bâtiment ont, comme les autres, quelques superstitions +ou observances particulières. On les a peu relevées jusqu'ici, et +l'enquête que j'ai faite à Paris a été infructueuse. On n'y connaît +même pas la superstition des peintres de la Gironde qui, lorsque +leur couteau se pique en tombant à terre, se croient assurés d'avoir +prochainement de l'ouvrage. On comprend en général, parmi les +peintres en bâtiment, les badigeonneurs, bien qu'ils s'en +distinguent pourtant par certains côtés: ils ne font pas comme eux +un apprentissage de trois ans, parce que le métier est moins +difficile et moins varié, et qu'il ne demande pas autant de goût +pour composer et varier les couleurs. Ils ne peignent pas à l'huile +et ne travaillent guère qu'à l'extérieur des maisons. Ce sont eux +que l'on voit assis sur une sorte de sellette attachée à une corde à +noeuds, et qu'ils peuvent faire glisser le long de cette corde. +Ils nettoient les façades, puis à l'aide d'un large pinceau, +emmanché parfois au bout d'un bâton, ils les revêtent d'une couche +de chaux ou de peinture à la colle. + +Quelquefois ils sont perchés sur des échafaudages, et soit qu'ils +nettoient à grande eau, soit qu'ils enduisent en plongeant leur +pinceau dans une sorte de bidon rempli de couleur, il en résulte, +pour les promeneurs qui passent trop près d'eux, des inconvénients +analogues à ceux que montre l'estampe anglaise de la page 17, qui +est une allusion satirique à l'_Essai sur le goût_, du poète Pope, +et à la façon dont il traitait certains de ses contemporains. + +Une lithographie du _Charivari_, de 1834, représentait +Louis-Philippe assis sur une sellette soutenue par une corde à +noeuds, et badigeonnant, avec un pinceau à long manche, un mur sur +lequel est écrit en grosses, lettres _Charte_. + + * * * * * + +En argot, on appelle les décorateurs _gaudineurs_, du vieux mot +_gaudinier_, s'amuser; la gaieté des peintres en bâtiment est +proverbiale. + +Dans _Germinie Lacerteux_, les frères de Goncourt ont tracé un +amusant portrait d'un peintre décorateur, moitié artiste, moitié +ouvrier: «Gautruche avait la gaieté de son état, la bonne humeur et +l'entrain de ce métier libre et sans fatigue, en plein air, à +mi-ciel, qui se distrait en chantant et perche sur une échelle +au-dessus des passants la blague d'un ouvrier. Peintre en bâtiment, +il faisait la lettre, il était le seul, l'unique homme à Paris qui +attaquât l'enseigne sans mesure à la ficelle, sans esquisse au +blanc, le seul qui, du premier coup, mît à sa place chacune des +lettres dans le cadre d'une affiche, et, sans perdre une minute à +les ranger, filât la majuscule à main levée. Il avait encore la +renommée pour les lettres _monstres_, les lettres de caprice, les +lettres ombrées repiquées en ton de bronze ou d'or, en imitation de +creux dans la pierre. Aussi faisait-il des journées de quinze à +vingt francs. Mais comme il buvait tout, il n'en était pas plus +riche, et il avait toujours des ardoises arriérées chez les +marchands de vin. + +«Il possédait une _platine_ inépuisable, imperturbable; sa parole +abondait et jaillissait en mots trouvés, en images cocasses, en ces +métaphores qui sortent du génie comique des foules. Il avait le +pittoresque naturel de la farce en plein vent. Il était tout +débordant d'histoires réjouissantes et de bouffonneries, riche du +plus riche répertoire des scies de la peinture en bâtiment. Membre +de ces bas caveaux qu'on appelle des _lices_, il connaissait tous +les airs, toutes les chansons et les chantait sans se lasser.» + +Les auteurs des enseignes les plus réussies auraient pu s'exprimer à +l'égard de leur oeuvre comme la légende humoristique mise par +Gavarni au-dessous d'un échafaudage sur lequel est juché un +décorateur: «L'huile est toujours de l'huile, mais il y a enseigne +et enseigne! Pour des Singe vert, des Tête noire, des Boule rouge, +on peut faire poser les bourgeois, mais pour des Bonne Foi, c'est +plus ça.» + +Lorsque les peintres en bâtiment parlent des décorateurs, ils disent +que ce sont des artistes, et ils les considèrent, non sans raison, +comme formant une sorte d'anneau intermédiaire entre eux et ceux qui +peignent les tableaux destinés aux salons. + +Mais il en est parmi eux qui «posent à l'artiste» et exagèrent les +manières excentriques de ceux qu'ils se sont proposés comme modèles, +en vue «d'épater les bourgeois». La caricature s'est parfois égayée +de leurs façons ridicules. Une lithographie coloriée de Carle Vernet +a pour titre: «la Dernière touche» et représente un décorateur qui +vient de peindre sur un volet un poulet, tout plumé, suspendu par +les pattes avec des rubans de couleur à un clou trompe-l'oeil. Ce +poulet est destiné à servir d'enseigne à une auberge; son travail +achevé, l'artiste, sanglé dans une redingote bleue, le cou orné +d'une immense cravate, coiffé d'un chapeau haut de forme, quelque +peu bossué, est descendu de son échelle, et a pris une pose +sculpturale et admirative pour contempler son chef-d'oeuvre. Une +lithographie d'Hippolyte Bellangé est plus bienveillante; il est +vrai que le vieux peintre en lunettes, coiffé d'une casquette, et +les manches de sa chemise retroussées, n'a pas l'air de considérer +comme un piédestal l'échelle sur laquelle il est perché pour peindre +ou pour restaurer l'enseigne du «Moulin d'Amour». Des jeunes gens +qui, en compagnie de jeunes filles, ont déjeuné dans un des cabinets +de l'établissement, lui offrent un verre de champagne en disant: +«Honneur aux artistes!» L'intention satirique est plus évidente et +mieux justifiée dans le dessin du _Charivari_, où Charles Jacque a +dessiné un peintre en casquette, débraillé, au nez de soiffard, qui, +la main sur la hanche, les jambes croisées l'une sur l'autre, est +sur le pas de sa boutique, surmontée de cette enseigne orgueilleuse: +_Bernard, peintre, seul doreur des cornes et sabots du boeuf +gras_. Le dessin a pour titre: «Nous autres artistes». + +[Illustration: SES OUVRIERS DÉVOUÉS + +9 FÉVRIER 1851 + +_Réduction d'une lithographie offerte à M. Leclaire par ses +ouvriers_] + +Vers 1840, il circulait aussi des chansonnettes comiques, dont +quelques couplets du _Peintre véritablement artiste_ de Blak et +Charles Plantade peuvent donner une idée. + + Il est neuf heures du matin, c'est l'instant du déjeuner, + l'arrière-boutique du peintre-vitrier est légèrement + parfumée de la vaporeuse odeur du mastic. Alors l'artiste, + avec les couleurs de son imagination de feu, se broie une + immortalité sur la palette. + + + Depuis que je m'suis mis artiste, + C'est uniqu' comme j'ai des succès, + N'y a pas d'ouvrage qui me résiste, + Je suis le vrai peintre français. + Les Gérard, les Grecs, les Herace, + Ont un bon p'tit genr' de talent, + Mais moi n'y a pas d'genre qui fasse, + J'les risque tous inclusivement. + + Faut voir comm' ma propriétaire + Rend bien justice à mon talent, + J'lai peinte ainsi qu'madam' sa mère, + J'ai peint son chien et son enfant; + J'ai peint aussi sa cuisinière. + Son frotteur et puis son portier, + J'ai peint la maison entière, + Y compris même l'escalier. + +On sait que le blanc de céruse présente pour la santé des ouvriers +de réels inconvénients, et qu'il expose à des coliques et à des +accidents ceux qui n'observent pas une hygiène rigoureuse, et +surtout ceux qui s'imaginent, bien à tort, que les liqueurs fortes +peuvent combattre ses émanations. + +Jusqu'au milieu de ce siècle, la céruse se vendait en pains de forme +conique, analogue à ceux, peints de diverses couleurs, que l'on voit +encore comme une sorte d'enseigne parlante au-dessus de la devanture +bariolée des marchands de couleurs. Il y avait alors une cause +d'empoisonnement général aussi bien pour l'enfant qui nettoyait les +formes dans lesquelles on versait la céruse pour en faire des pains, +que pour le peintre qui écrasait laborieusement ces pains très durs. +Ces dangers avaient préoccupé les hygiénistes, et le gouvernement en +avait été ému. L'ordonnance royale du 5 novembre 1823 défendit dans +tout le royaume la fabrication et la vente de la céruse en pain, +essayant ainsi de supprimer le travail dangereux du peintre. Mais +elle ne fut guère observée, parce que l'on n'adopta pas sans +difficulté l'usage de la céruse broyée qui, disait-on, prêtait à la +falsification. + +Vers 1850, le blanc de zinc, qui n'était consommé qu'à l'état de +curiosité sur les plus fines palettes, fit, dit M. Henri Faure, son +apparition sur le marché comme produit industriel; sa blancheur de +neige, son innocuité relative, favorisèrent une réclame bruyante, et +le gouvernement décréta que tous les travaux publics devraient être +exécutés avec le nouveau produit, à l'exclusion de la céruse. + +Ce fut un industriel parisien, M. Leclaire, qui, mettant en pratique +une formule donnée par le chimiste Guiton de Morveau, trouva le +moyen de produire économiquement le blanc de zinc. Sa découverte fit +du bruit, et le 24 février 1851, ses ouvriers lui offrirent la +lithographie que nous reproduisons, un peu réduite (p. 21) et qui +représente le triomphe du blanc de zinc sur la céruse. Elle était +accompagnée d'une pièce de vers qui exaltait les mérites du nouveau +produit. + + Nos pinceaux autrefois de céruse empestés + Exhalaient parmi nous des gaz empoisonnés. + On nous voyait soudain trembler de tous nos membres. + Les jeunes ouvriers, vieillards avant le temps, + Délaissant l'atelier, maudissaient dans leurs chambres + La colique, la fièvre, et mille autres tourments. + + ... Guiton de Morveau proclama hautement + La céruse coupable et le zinc innocent... + + Longtemps on oublia que le fameux problème + Était dans un bon livre en deux mots résolu. + Quand, après soixante ans, dans ce péril extrême, + Un sage entrepreneur, habile praticien, + Sut en l'y découvrant, changer notre destin. + Vive le blanc de zinc! et ses deux inventeurs. + La céruse à jamais fuit loin de nos couleurs: + Nous pouvons les mêler sans nulle défiance + Que son subtil poison nous verse la souffrance. + Vive le cher patron, dont le soin paternel + Éveille dans nos coeurs un amour éternel! + +Le métier de vitrier est assez moderne. Jusqu'au milieu du XVe +siècle, les fenêtres, dans les maisons particulières et même dans +les châteaux, étaient garnies de toile cirée transparente ou même de +papier huilé. + +[Illustration: Vitrier assujettissant ses vitrages avec des châssis +de plomb. + +(Gravure de Lagniet, XVIIe siècle).] + +[Illustration: Le vitrier et le savetier, (coll. G. Hartmann.) + +Op! triiii.--Tenez, mon imbécile qui rit parce que j'ai cassé mes +carreaux.] + +C'est vers cette époque que le verre put être vendu à un prix +relativement modéré, et qu'au lieu d'être réservé aux verrières +peintes de couleurs éclatantes, on put l'employer à garnir les +fenêtres. L'apprentissage des vitriers était alors très long, parce +qu'il ne s'agissait pas seulement de tailler les verres, mais aussi +de les faire tenir dans de petits cadres de plomb; il se terminait +toujours par un an d'exercice chez un des jurés du métier. Les frais +de réception se montaient à huit livres, dont une partie était +versée au tronc de la confrérie et l'autre à la bannière militaire. +Le patron de la corporation était saint Marc. Les ouvriers vitriers +entrèrent assez tard dans le compagnonnage; c'est en 1701 seulement +que les serruriers les reçurent au nombre des compagnons passants du +Devoir; ils hurlaient dans leurs cérémonies. + +Actuellement, ils ne forment plus un corps de métier à part: la pose +des vitres est faite par les ouvriers peintres employés par les +entrepreneurs de peinture et de vitrerie; ceux-ci, quand ils ont +d'importantes commandes, embauchent quelquefois des vitriers +ambulants; par contre, pendant l'hiver, des ouvriers peintres sans +ouvrage endossent pour quelque temps le portoir, et vont crier par +les rues: «Au vitrî!» comme les vitriers ambulants ou «chineurs», +que l'on voit parcourir les villes et les campagnes, et dont la +spécialité est de remettre les vitres cassées. Ces artisans, dont le +métier est facile, ne font point d'apprentissage. Ils sont, en +général, originaires du Piémont, du Limousin ou de quelque autre +province française du Midi. À Paris, disent les _Industriels_, le +vitrier ambulant s'associe à quelques-uns de ses compatriotes et +paye sa part d'une chambre située hors barrière, ou dans les +environs de la place Maubert. La femme de l'un d'eux tient le ménage +et apprête le riz, la viande et les pommes de terre que chacun +achète à tour de rôle. Au bout de quelques années d'exercice, le +vitrier nomade est atteint de nostalgie: il part, va de ville en +ville, revoit son clocher. Il retrouve sa fiancée, chevrière ou +manufacturière de fromages, l'épouse et entreprend une nouvelle +campagne afin de gagner un patrimoine à sa postérité future. Il +continue ainsi jusqu'à ce que, glacés par l'âge, ses membres lui +refusent toute espèce de service. + +Le cri des vitriers est en général, dit Kastner, franc, mais très +intense, très aigu et lancé brusquement, avec une énergie telle que +l'on croirait l'ouvrier ambulant plutôt disposé à «casser les +vitres» qu'à les remettre au besoin. + +Ils criaient: «Au vitrier! Eh vitrier!» ou «V'là vitrier! avez-vous +besoin du vitrier!» Actuellement, leur cri est: «Au vitri-i!» ou +«V'là l'vitri-i!» + +C'est par analogie avec le portoir qui reluit au soleil qu'on a +appelé vitriers les chasseurs à pied, parce que le sac en cuir verni +de ces soldats reluisait au soleil comme les vitres sur le dos des +vitriers ambulants. + +De même que les peintres en bâtiment, les vitriers n'ont dans les +récits populaires qu'un rôle très restreint: une légende danoise +raconte que jadis, pendant la nuit, les cadavres disparaissaient de +la cathédrale d'Aarhus, où on les avait placés la veille. On n'y +comprit rien d'abord, mais une nuit on remarqua qu'un dragon, qui +avait son repaire près de l'église, y pénétrait et mangeait les +cadavres. En même temps, on s'aperçut qu'il ne se contentait pas de +ce méfait, mais qu'il mettait la cathédrale elle-même en danger, en +creusant des galeries souterraines. On avait en vain demandé des +conseils et des remèdes, lorsqu'arriva à Aarhus un vitrier ambulant +qui promit de débarrasser la ville du monstre. Il se fit un cercueil +de glace, où il n'y avait qu'un seul trou, juste assez grand pour +qu'il pût sortir son épée. En plein jour il se plaça dans le +cercueil qu'on avait porté dans l'église, et, vers minuit, on alluma +quatre cierges, un à chaque coin du cercueil. Le dragon arriva peu +de temps après, et, comme il aperçut sa propre image sur le cercueil +de glace, il crut que c'était sa femelle. Le vitrier saisit +l'occasion et lui donna un coup dans la gorge avec une si grande +force que le dragon mourut. Mais le sang et le venin qui sortaient +de sa blessure étaient d'une nature si pernicieuse que le vitrier +périt lui-même dans son cercueil. On voit encore aujourd'hui, dans +la cathédrale, une vieille image qui représente cette légende. + +Un récit picard met, sous forme de conte facétieux, une aventure qui +est peut-être arrivée et qu'il me semble avoir déjà lue dans un +ancien auteur. + +Un vitrier, se rendant à Mézières pour y placer des carreaux, +suivait la vallée qui se trouve entre ce village et Démuin. Arrivé +en face du bois de l'Harcon, il s'assit sur un rideau afin de se +reposer quelques instants. Il avait gardé sur son dos le crochet +qu'il portait et qui contenait plusieurs grandes pièces de vitre. Or +le berger communal faisait paître son troupeau sur la montagne. Tout +à coup, le bélier apercevant son image réfléchie par la vitre, crut +avoir affaire à un rival; il se recula de quelques pas, et, après +plusieurs mouvements de tête, il prit son élan et alla donner un +fort coup de front dans la vitre, culbutant ainsi le crochet et le +vitrier. + + * * * * * + +À Paris, les boutiques des petits patrons peintres en bâtiment sont +assez fréquemment signalées par des attributs peints sur les côtés +de la devanture, sur laquelle figure en grosses lettres +l'inscription: +«Peinture--Vitrerie--Lettres--Attributs--Décors--Encollage de +papiers», qui montre les diverses variétés du bâtiment qui sont du +ressort de la maison. En province autrefois, du moins dans les +petites villes, on lisait sur des enseignes: «X... +--Peintre--Vitrier--Doreur». Le peintre de campagne appliquait en +effet l'or ou l'argent en feuilles aussi bien sur les panneaux que +sur les cadres ou sur les statues de bois des églises. Cette partie +du métier a beaucoup perdu de son importance depuis que les vieux +saints taillés aux siècles derniers, et dont beaucoup n'étaient pas +sans mérite, ont été relégués dans des coins obscurs pour faire +place aux produits, d'une si fade et si insignifiante élégance, des +fabriques qui avoisinent l'église Saint-Sulpice. + +[Illustration: Le Doreur, d'après une estampe du XVIIe siècle. +(Musée Carnavalet.)] + +Ce peintre-vitrier-doreur était un personnage populaire qui, en +raison des réparations à faire aux saints ou aux autels, avait des +accointances avec l'Église; lorsqu'il s'agissait de renouveler la +dorure des ailes des chérubins ou de la robe de la Vierge, on +apportait parfois la statue chez lui, et les enfants le regardaient +avec admiration poser ses feuilles d'or. + +Il n'en était pas bien plus riche pour cela, et Thomas le Doreur, +qui figure dans un conte de la Haute-Bretagne, n'est pas un +personnage inventé de toutes pièces. + +Il était aussi pauvre que l'artisan déguenillé, sale et maigre, que +Lagniet a représenté travaillant à dorer un cadre, dans une mansarde +misérable, au milieu d'un fouillis d'outils, de pipes et de verres à +boire (p. 29). Thomas le Doreur habitait, à l'entrée d'une forêt, +une vieille cabane délabrée, de si piètre apparence, que les +fabriciens qui viennent le chercher pour dorer les saints en bois +d'une église neuve, ne peuvent croire d'abord que c'est là que +demeure cet habile artisan. Ils entrent dans son misérable logis, +lui montrent les plans, et conviennent avec lui d'un certain prix. +Quand ils sont partis, il dit à sa femme de chercher des feuilles +d'or; mais ils ne peuvent en trouver en tout que quatre, et il n'y +avait pas d'argent à la maison pour en acheter d'autres. Thomas ne +voulait pas demander d'avances au recteur, et il ne savait comment +faire, quand il songea à un seigneur du pays auquel tout réussissait +parce que, disait-on, il avait fait un pacte avec le diable, et il +se dit: «Je n'ai plus qu'à appeler à mon aide le compère de +monseigneur». Aussitôt il vit paraître devant lui un beau monsieur +qui lui dit de se trouver à onze heures à la Tour Maudite, s'il a +bien l'intention de vendre son âme. Thomas s'y rend, et y trouve le +diable et le seigneur. Le diable ordonne à celui-ci de donner de +l'or qui vienne de ses parents, parce que avec l'or du diable on ne +peut dorer les saints. Il est convenu que le pacte sera signé quand +l'ouvrage aura été achevé. Thomas achète des feuilles d'or, et se +met à travailler: la dorure était si belle qu'on venait de tous +côtés pour la voir. Le jour où la dernière feuille fut posée, le +recteur lui dit d'apporter son compte le lendemain, et à la porte de +l'église Thomas rencontre le diable qui lui dit que puisque son +ouvrage est terminé, il faut qu'il signe le pacte.--Non, répond le +Doreur, je n'ai pas encore fini de dorer l'oreille du chien de saint +Roch. Le recteur, qui avait tout entendu, lui donne de l'argent pour +rembourser le seigneur ami du diable; et en passant par l'église, +ils remarquent que la dorure, si brillante un instant auparavant, +était verdâtre et noircie comme si la pluie était tombée dessus.--Tu +as pris l'argent du diable? dit le recteur.--Non, répond Thomas, +c'était celui du seigneur.--En ce cas, tout n'est pas perdu. Le +recteur va chercher de l'eau bénite et quand il en a aspergé les +statues elles redeviennent peu à peu brillantes. Thomas va reporter +l'argent au seigneur qui lui dit de retourner vite chez lui, parce +que le château va être foudroyé. + +[Illustration: Une enseigne du Jeu de Paris en miniature] + + +SOURCES + +CHARRONS.--Lady Gurdon, _Suffolk Folk-Lore_, 145.--_Magasin +pittoresque_, 1874 (avril).--J.-F. Bladé, _Poésies populaires de la +Gascogne_, II, 268.--A. Perdiguier. _Le livre du Compagnonnage_, I, +47; II, 196.--Ch. Guillon, _Chansons populaires de l'Ain_, +196.--Ouin Lacroix, _Histoire des Corporations de Normandie_, +181.--J.-F. Bladé, _Contes populaires de la Gascogne_, II, 362. + +TOURNEURS.--Reinsberg-Düringsfeld, _Sprichwörter_.--Monteil, +_l'Industrie française_, II, 81.--A. Perdiguier, _Le livre du +Compagnonnage_, II, 43.--C. Pedroso. _Pertuguese folk-tales, +Folk-Lore record_, IV, 132.--Grimm, _Contes choisis_, traduction +Baudry, 164. + +PEINTRES, VITRIERS, DOREURS.--L. Larchey, _Dictionnaire +d'argot_.--La Bédollière, _Les Industriels_, 89 et +suivantes.--Communications de M. Vinkel.--Régis de la Colombière, +_Les Cris de Marseille_, 68.--C. de Mensignac. _Superstitions de la +Gironde_.--Monteil, _l'Industrie française_, I, 234.--Henri Faure, +_Histoire de la Céruse_. 54, 56.--A. Perdiguier, _Le livre du +Compagnonnage_, I, 24; II, 196.--Kastner, _Les Voix de Paris_, +108.--_Revue des Traditions populaires_, VII, 590.--A. Ledieu, +_Traditions de Demuin_, 168.--Paul Sébillot, _Contes populaires de +la Haute-Bretagne_, II, 200. + +[Illustration: Amour tourneur, frontispice de l'_Art de tourner_.] + + + + +LES BUCHERONS + + +Dans les pays de forêts, les bûcherons vivent dans des villages de +la lisière, ou sous le couvert, dans des huttes faites de perches, +de genêts et de gazons, auxquelles ils donnent le nom de _loges_; +ils ne se mêlent guère aux populations agricoles qui les entourent, +et celles-ci prétendent qu'en général ils ont mauvais caractère et +qu'ils sont assez disposés à traiter les hommes avec aussi peu +d'égards que les chênes. + +En Limousin, on donne le nom de «bûcheron de Saint-Jal» à un mauvais +coucheur; on cite le colloque suivant entre un bûcheron de cette +localité et son voisin de Lagraulière: (_Quo vaït bin, tu ses un +amic, te bourraraï mas de la têtà, autrament, te bourrarias plas +d'aü taü._ C'est bon, tu es un ami, je ne te frapperai que de la +tête (de mon hachereau), sans cela je t'aurais servi avec plaisir du +taillant. L'autre, non moins batailleur, riposte: _Te pararaï de mon +billard_. Je te parerai de mon bâton. On disait autrefois qu'à +Saint-Jal il y avait un loup-garou sur sept personnes. + +De même que la plupart des gens qui vivent en forêt, les bûcherons +ont en effet la réputation d'être quelque peu sorciers. On raconte, +dans le Bocage normand, qu'un soir l'un d'eux, rencontrant un +charretier devant une auberge, lui demanda de lui payer une +pinte.--Nenni, répondit le charretier, je n'ai pas le temps. Le +bûcheron s'éloigna en hochant la tête, et quoi qu'on fût en place +droite, le charretier ne put forcer son cheval à faire un seul pas. +Ce fut seulement au bout d'une demi-heure, au retour du bûcheron et +à son commandement, que le cheval repartit. + +On sait que dans l'antiquité classique certaines divinités de second +ordre avaient pour demeure les arbres; les Dryades pouvaient les +quitter, et leur existence n'était pas, comme celle des Hamadryades, +liée à la leur. Des croyances analogues existent encore chez les +Malais et chez quelques autres peuples non civilisés, qui croient +que des démons ou des esprits habitent les arbres; dans l'est de +l'Europe, ces idées n'ont pas encore complètement disparu: un sylphe +habitait un vieil arbre de la forêt de Rugaard, auquel il ne fallait +pas toucher, et la Vierge demeurait dans un arbre séculaire de +l'Heizenberg; quand on l'abattit, on éleva une chapelle à la Vierge +pour l'apaiser. D'après Tylor, bien des gens en Europe croient que +les saules pleurent, saignent et même parlent quand on les coupe; le +vieil arbre de l'Heizenberg poussa des gémissements quand il fut +attaqué par la hache du bûcheron; un homme, qui s'apprêtait à couper +un génévrier, entendit une voix qui lui criait: «Ne touche pas au +genévrier!» Un conte allemand de Grimm rapporte qu'une voix dit à un +bûcheron, sur le point d'en abattre un, que celui qui le toucherait +devait mourir. Une légende estonienne parle d'un temps où les arbres +avaient un langage que les hommes pouvaient comprendre: Jadis un +homme alla dans la forêt pour couper du bois. Quand il voulut mettre +sa hache dans le bouleau, celui-ci le pria de le laisser vivre, +parce qu'il était encore jeune et avait beaucoup d'enfants qui le +pleureraient. L'homme exauça sa prière et se tourna vers le chêne. +Mais le chêne, ainsi que tous les arbres, le prièrent de leur +laisser la vie, en lui donnant chacun un prétexte. L'homme, attendri +par leurs prières, les laissa tous vivre et s'assit pour réfléchir à +ce qu'il devait faire. D'une part, il n'avait pas le coeur +d'abattre les arbres qui le priaient si gentiment, d'un autre côté, +il n'osait rentrer sans bois, car sa méchante femme lui aurait fait +une scène. Pendant qu'il réfléchissait, un vieillard habillé +d'écorce, _le père de la forêt_, vint près de lui, le remercia +d'avoir laissé la vie à ses enfants, et lui remit une petite +baguette en or avec laquelle il pourrait se procurer tout ce qu'il +lui fallait. Mais il lui recommanda, sous peine de malheur, de ne +pas souhaiter l'impossible. Quand l'homme rentra chez lui sans bois, +sa femme le reçut avec des cris et des insultes: Que toutes les +branches de bouleau se transforment eu faisceaux de verges et te +battent! s'écria-t-elle. L'homme brandit la baguette d'or et dit: +Que ta volonté s'accomplisse. À l'instant, la femme battue par des +verges invisibles, se mit à crier de toutes ses forces. Après cette +correction, l'homme employa sagement la force magique de sa +baguette: les fourmis construisirent ses maisons, les abeilles lui +apportèrent du miel, les araignées tissèrent ses étoffes, les taupes +labourèrent ses terres. Il vécut heureux jusqu'à la fin de ses +jours. Il en fut de même pendant plusieurs générations pour ses +enfants et ses petits-enfants, auxquels il légua sa baguette +magique. Mais un de ses descendants fit un voeu sacrilège: il +voulut faire descendre le soleil pour se mieux chauffer le dos. Le +soleil descendit et le brûla, lui et tous ses biens. Les arbres +furent tellement effrayés par les rayons ardents du soleil descendu +qu'ils perdirent depuis ce temps leur langage. + +Si en France on ne croit plus guère dans le monde des forêts aux +arbres qui parlent, il est des gens qui leur prêtent un certain +animisme. Dans le Maine, quand il fait du vent, les bûcherons disent +qu'ils entendent les chênes se battre: en Normandie, ils +s'imaginent, quand le vent souffle harmonieusement à travers les +branches, entendre la voix des anciens forestiers dont les âmes +reviennent. + +Certains arbres doivent être respectés, ou il arrive malheur à ceux +qui sont assez audacieux pour y toucher. En Haute-Bretagne, un +bûcheron de la forêt de Rennes éprouva toute sa vie un tremblement +nerveux, pour avoir osé jeter par terre un chêne que la cognée ne +devait pas frapper. Dans le canton de Rougemont (Doubs), la +tradition prétend que l'Arbre des sorciers, qui est séculaire, n'a +jamais pu être abattu. Un jour un bûcheron voulut braver ce qu'il +qualifiait de superstition. Il prit une hache toute neuve et alla +pour l'abattre. Au premier coup qu'il porta, sa hache vola en éclats +et le manche lui échappa des mains. On dit que depuis ce temps-là +plusieurs autres bûcherons ont essayé, sans plus de succès, +d'entamer l'arbre ensorcelé. + +Chez les non-civilisés, avant d'entamer un arbre, on prend certaines +précautions pour détourner la colère des esprits; en Afrique, le +bûcheron fait un sacrifice à son bon génie, ou en portant le premier +coup de hache, il laisse adroitement tomber quelques gouttes d'huile +de palmier, et se sauve pendant que l'esprit lèche l'huile; à la +côte des Esclaves, il se couvre la tête d'une poudre magique. Les +Siamois font une offrande de gâteaux et de riz; en Birmanie, on fait +une prière à l'esprit. Caton rapporte qu'avant de s'attaquer à un +bois sacré, le bûcheron devait sacrifier un cochon aux dieux et aux +déesses du bois. Chez les Dayaks de Bornéo, l'arbre doit être coupé +perpendiculairement à son axe; ceux qui l'abattent en V, à +l'européenne, sont frappés d'une amende. + +[Illustration: Le Casseu d'bois, d'après Maurice Sand. +_Illustration_, 1853).] + +Une tradition, rapportée par Grimm, semble se rapporter à l'usage de +tracer des croix avant ou après l'abattage, pour détourner les +esprits malfaisants. Une petite ramasseuse de mousse s'approcha d'un +homme qui abattait du bois et lui dit: «Quand vous cesserez votre +ouvrage, ne manquez pas de tracer trois croix sur le tronc du +dernier arbre que vous aurez abattu.» L'homme n'en fit rien, et le +lendemain la petite ramasseuse de mousse lui dit: «Pourquoi +n'avez-vous pas mis hier les trois croix? Cela nous eût fait du bien +à tous les deux, car le chasseur sauvage nous poursuit, il nous tue +sans pitié et ne nous laisse aucun repos, à moins que nous ne +puissions trouver des arbres marqués de trois croix.» La petite +ramasseuse de mousse battit l'homme, qui, depuis, se conforma à ses +instructions. + +Les bûcherons figurent dans les contes et dans les fables et ils y +jouent un rôle important. Ils sont, en général, les plus pauvres des +artisans, ils ont bien du mal à nourrir leur nombreuse famille. Il +est rare que, comme dans le récit recueilli par Grimm, un ange +gardien vienne chercher leur petite fille pour l'élever en paradis. +Aussi il en est qui, le coeur navré, vont égarer leurs enfants +dans la forêt pour ne pas les voir mourir de faim sous leurs yeux. +Heureusement l'aventure finit presque toujours bien: le petit +Poucet, par sa présence d'esprit, empêche ses frères d'être mangés +par l'ogre, lui vole ses bottes et fait fortune à la cour. Hansel et +Gredel, le garçon et la fille d'un pauvre bûcheron allemand, +deviennent riches grâce à une oie d'or. Ces récits de la forêt, où +se retrouvent comme un écho des rêves des pauvres gens, font les +fils des bûcherons épouser des princesses, trouver des talismans qui +changent en argent tout ce qu'ils touchent, ou guérissent à +l'instant toutes les blessures; les filles secourent, par bonté +d'âme, des fils de rois métamorphosés, et quand elles les ont +délivrés, elles se marient avec eux, et toute la famille est +heureuse. Tous ces contes de la forêt ont un caractère optimiste, et +sans doute plus d'un bûcheron, après les avoir racontés à ses +enfants, s'endormait, rêvant comme eux à l'intervention des fées, à +la découverte de talismans ou d'un trésor aussi précieux que celui +que l'un d'eux se procura par son courage avisé, et ils se gardaient +bien d'imiter ce pauvre bûcheron de l'île de Lesbos qui, las de +travailler sans devenir plus riche, se dit un jour: Si je restais +couché du matin jusqu'au soir, qui sait si la Fortune n'aurait pas +pitié de moi? Il demeure dans son lit, et un de ses voisins vient +lui emprunter ses deux mules. Comme celui-ci transportait dessus un +trésor qu'il avait trouvé, il vit les gendarmes et alla se cacher, +pendant que les mulets revenaient chargés d'or à la maison de leur +maître. + +On raconte en Berry qu'un jour un bûcheron vit dans une clairière un +énorme amas de serpents, dont les corps emmêlés, noués les uns aux +autres, formaient une boule vivante, affreuse à voir, qui se mouvait +lentement et au hasard, et de laquelle partaient des sifflements +stridents et continus. Un point brillant scintillait à la surface de +cette espèce de sphère, et il semblait qu'il allait toujours +grossissant à mesure que les sifflements des reptiles augmentaient +d'intensité. Lorsqu'il eut atteint le volume d'un oeuf, les corps +des serpents se détendirent et se laissèrent aller sur le sol comme +brisés par la violence de l'exercice auquel ils venaient de se +livrer. Il ne resta plus de cette boule qu'un serpent monstrueux qui +en formait le noyau et paraissait plein de vigueur. Sur son front +resplendissait un énorme diamant. Il se dirigea vers le lac, laissa +tomber son diamant sur le gazon du rivage, but avidement et +longtemps, et l'ayant repris, disparut dans la forêt. À partir de ce +moment, le bûcheron ne cessa de songer au moyen de s'emparer de la +pierre merveilleuse. Il disposa un tonneau en forme d'embarcation +pour s'y réfugier, et au bout d'un an et un jour il revit le même +spectacle. Il put saisir le diamant pendant que le serpent était à +boire, se réfugia dans son tonneau, dont il ferma la porte sur lui, +et échappa au grand serpent qui n'ayant plus son diamant, était +devenu aveugle. Il alla porter au roi cette pierre, qui avait la +vertu de changer en or tout ce qu'elle touchait. Le roi lui assura +une existence paisible et riche, à la condition qu'il irait rejeter +le diamant dans le lac. + +Dans le Morbihan, où les mésaventures du diable forment un cycle +assez étendu, voici comment un bûcheron se joua de l'ennemi du genre +humain: Un jour le diable trouva un bûcheron qui émondait des +arbres.--Apprends-moi ton métier, lui dit-il.--Très volontiers, +répondit le bûcheron, ce sera bien facile. Prends ma hache, monte +sur ce beau chêne que tu vois là. Tu t'assiéras sur la plus haute +branche et tu la couperas auprès du tronc. Tu feras de même pour la +seconde, la troisième et les autres branches jusqu'au bas de +l'arbre.--Compris, dit le diable; et le voilà à l'oeuvre. Le chêne +était haut et les branches étaient grosses, grosses comme des arbres +ordinaires. Le diable travaille et bientôt la branche est coupée. Le +diable, qui était assis dessus, dégringole de cette hauteur +vertigineuse, et, pour comble de malheur, l'énorme branche lui tombe +sur le dos. + +La hache est l'instrument par excellence du bûcheron, son +gagne-pain, comme dit notre La Fontaine. Aussi est-elle l'objet de +ses préoccupations. Un ancien petit conte allemand rapporte que +saint Pierre ne voulait pas laisser entrer en Paradis un bûcheron, +bon travailleur, mais qui n'avait fait aucune bonne action dans sa +vie. À la fin, il lui accorda d'y entrer à condition qu'il ne +toucherait pas sa hache. Il était rendu à la dernière marche, quand +le manche lui tomba sous la main: il ne put s'empêcher de le serrer +et il retomba dans l'enfer. + +[Illustration: Porteur de fagots, d'après Abraham Bosse.] + +La Fontaine a rendu populaire la fable du Bûcheron et de la forêt, +qui était bien antérieure à lui, et dont voici une version +empruntée, ainsi que l'image (p. 16), à un fabuliste son +contemporain, le sieur Le Noble (1697): + + A long sarrot et courte manche, + Certain bûcheron autrefois + Portoit en passant dans un bois + Le fer d'une hache sans manche. + Mais en levant les yeux il vit heureusement + Que d'un chêne pendoit une fort belle branche. + «Pour Dieu, prêtez-la moi, dit-il fort humblement, + Monsieur Duchêne, je vous prie, + C'est si peu de chose pour vous; + Mais croiez que toute ma vie + Le souvenir m'en sera doux.» + L'arbre répond d'un coup de tête + A cet honnête compliment, + Et d'une complaisance bête, + Fournit l'assortiment + A l'instrument. + A remplir son devoir, la cognée ainsi prête, + Que fait le bûcheron? La prenant à deux bras, + Contre le pié du chêne il frappe, + L'entame, le mine, le sape, + Et le renverse enfin à bas. + De sa faute, trop tard, la forêt s'aperçut, + Mais quand des coups qu'elle reçut, + Elle se vit par terre: «Ingrat! s'écria-t-elle, + Est-ce là me récompenser; + Ah! si je n'avois point armé ta main cruelle, + Cette main n'auroit pas de quoi me renverser.» + +Autrefois, lorsqu'il y avait peu de routes, le transport du bois +était difficile et coûteux; aussi regarda-t-on avec raison +l'invention du flottage comme un véritable bienfait. Jean Rouvet, +marchand bourgeois de Paris, l'an 1549, imagina qu'en rassemblant +les eaux de plusieurs ruisseaux et de petites rivières non +navigables on pourrait y jeter le bois qui serait coupé dans les +forêts les plus éloignées, les faire descendre jusqu'aux grandes +rivières, en former des trains et les conduire à flot sans bateaux +jusqu'à Paris. Il commença, dit Lamare, à faire cette expérience +dans le Morvant, contrée située partie en Bourgogne et partie dans +le Nivernois, qui est assez remplie de montagnes chargées de bois, +où courent plusieurs ruisseaux et la petite rivière de Cure, non +navigable, qui se rend dans la rivière d'Yonne. Il fit son possible +de rassembler les eaux de ces ruisseaux et de les faire tomber dans +cette petite rivière; mais ce grand dessein ne reçut sa perfection +que vers l'an 1566, que René Arnout, successeur de Rouvet, obtint +des lettres patentes de Charles IX, qui levèrent tous les obstacles +qui s'opposaient à cette nouvelle espèce de navigation. Il fit +aussitôt jeter à bois perdu celui qu'il avait fait couper dans les +forêts du Morvant, le fit conduire jusqu'à Crevant, où il en forma +des trains sur la rivière d'Yonne, qui entre dans la Seine à +Montereau, et les fit ainsi arriver à Paris. En 1549, lorsque le +flottage eut réussi, on alluma par ordre du roi des feux de joie le +long des rivières de Seine et d'Yonne. + +Cet usage dut se répandre par toute la France, à moins qu'il n'y fût +usité avant Rouvet, dans d'autres régions. Voici ce qu'on lit dans +la _Nouvelle fabrique des plus excellents traits de vérité_, publiée +vers 1579: «Un marchand de bois de nostre forest (en Normandie) +faisoit ces jours passez par un sien serviteur flotter plusieurs +quarterons de buches dedans la rivière du Lieurre qui va à Lyons par +Rosay et Charleval, tomber dans Andelle, et ce jeune homme allait +costeyant ladite rivière, portant en sa main un long croc à buches +pour deffermer le bois quand il estoit arresté.» + +Le _Traité de la police_ donne des détails intéressants sur la façon +dont ce procédé fonctionnait au siècle dernier: Chaque marchand a +son marteau, dont il marque toutes ses bûches à l'un des bords, ce +qui est facile, parce que c'est tout bois coupé à la scie. Ces +bûches sont d'abord jetées à bois perdu dans les ruisseaux, où ils +les font pousser par des gens de journée jusqu'à Vermanton, sur la +rivière de Cure, ce qu'ils appellent le premier flot; le tout étant +arrivé à cet endroit-là et arrêté par des cordes ou des perches qui +traversent cette petite rivière, le bois en est tiré; chaque +marchand reconnaît le sien et le met en piles sur la terre, le +laissant essuyer pendant deux ou trois mois; ils l'assemblent +ensuite par coupons qu'ils rejettent à l'eau, les conduisent +jusqu'au port de Crevant, et là ils forment leurs trains en joignant +entre des perches, qu'ils nomment branches, plusieurs coupons de +soixante bûches chacun, qui sont attachés à ces perches ou branches +avec des harts que les marchands appellent rouettes, chacun de ces +trains ayant ordinairement de large quatorze de ces coupons; de +profondeur, 2 à 3 pieds, et de long, 12, 15, 18 et les plus longs 25 +toises. Le coupon de devant et celui du milieu sont ordinairement de +bois blanc, et on ajoute une futaille à chacun de ces endroits pour +faciliter le flottage. + +[Illustration: Mouleur de bois, d'après Caffiery.] + +Voici comment cela se passe actuellement: après avoir pris la +_moulée_, on charrie le bois coupé pendant l'hiver et on l'empile, +pendant l'été, sur les ports des rivières ou des ruisseaux +flottables; là on le martelle, en appliquant aux deux bouts des +bûches la marque de chaque marchand, afin qu'on puisse les +reconnaître plus tard. Puis, à un jour désigné d'avance, les écluses +qui retiennent les eaux des étangs ou réservoirs ménagés à la source +des ruisseaux sont ouvertes, et le flot commence. Une quantité +considérable d'hommes, de femmes et d'enfants garnissent alors les +rives des ruisseaux et des rivières: les uns jettent les bûches à +l'eau, c'est ce qu'on appelle le _flottage à bûches perdues_; les +autres, appelés _meneurs d'eau_, veillent, armés de longs crocs, à +ce que le bois ne s'arrête pas le long des rives ou au milieu de la +rivière. Si la _goulette_ ou le milieu du lit vient à s'obstruer, +les _flotteurs_ réunissent leurs efforts pour détruire la _rôtie_ ou +accumulation des bûches. Arrivé à Clamecy ou à Vermanton, le bois de +moule est retenu par des _arrêts_ placés dans la rivière, retiré de +l'eau et trié suivant les marques des marchands. De Clamecy, le bois +est conduit en bateau jusqu'à Paris, où naguère il descendait en +train. Au siècle dernier, ces trains étaient «déchirés, dit Mercier, +et des hommes, tritons bourbeux, vivant dans l'eau jusqu'à mi-corps +et tout dégouttants d'une eau sale, portaient, pièce à pièce sur +leur dos, tout ce bois humide, qui doit être brûlé l'hiver suivant. + +Autrefois, il y avait sur les ports et dans les chantiers des +officiers appelés Mouleurs, qui étaient commis pour mouler et +mesurer les bois. L'estampe de Caffiery (p. 13), qui montre l'un +d'eux dans l'exercice de ses fonctions, est accompagnée de ce +quatrain: + + Le mouleur attentif corrige les abus + Que trop souvent introduit la licence. + Dans les chantiers, si l'on ne trompe plus, + C'est l'heureux fruit de sa présence. + +Les mouleurs étaient tenus par l'ordonnance d'avoir des mesures de +quatre pieds pour mesurer les membrures, et des chaînes et anneaux +pour le bois de compte, cotrets et fagots. Ils devaient mettre des +banderoles aux bateaux et piles de bois contenant la taxe. Les +mouleurs et leurs aides ne devaient point mettre en membrures les +bois tortus, et ils ne pouvaient mettre dans chaque voie plus d'un +tiers de bois blanc. + +Vers 1844, d'après les auteurs de la _Grande Ville_, il se passait +dans les chantiers de bois des fraudes au sujet de la mesure des +bois achetés: La mesure de la voie est placée, le cordeur s'avance, +la dame qui vient d'acheter ne manque pas de lui dire: «Cordez-moi +bien, je vous donnerai pour boire.» On lui répond: «Soyez +tranquille, ma petite dame, je vais vous soigner.» Voilà notre homme +qui se met à la besogne. Il prend les bûches, les place dans la voie +avec une telle vivacité, que la pratique n'y voit que du feu. +Cependant le cordeur glisse dans son bois des tortillards, qui font +ce qu'on appelle des chambres à louer. La petite dame, qui aperçoit +beaucoup de creux dans sa voie, veut s'approcher de son cordeur pour +se plaindre. Mais, patatras! un bruit effrayant retentit à ses +oreilles. Ce sont des bûches que l'on fait rouler du haut en bas +d'une énorme pile. La petite dame est toute troublée par le bruit, +ces bûches ont l'air de vouloir rouler sur elle. Pendant qu'elle +s'éloigne de la pile et des bûches qui roulent, le cordeur continue +lestement sa besogne, et il glisse dans la voie qu'il mesure les +bûches les plus informes. La dame, s'apercevant de la manière dont +elle est soignée par le cordeur, veut de nouveau s'approcher pour se +plaindre. Mais voilà maintenant le charretier qui s'approche avec sa +voiture; il la fait avancer du côté de cette dame. Elle n'a que le +temps de se ranger pour ne pas être écrasée; elle s'esquive, elle +cherche par un autre côté à se rapprocher de son bois et de son +cordeur, mais la maudite charrette ne reste pas un moment +tranquille; le charretier prend à tâche de faire avancer, reculer, +retourner sou cheval, de façon qu'étant, à chaque instant occupée du +soin de sa sûreté, il n'est guère possible à la personne qui achète +d'avoir l'oeil sur le cordeur. + +Au moyen âge et jusque vers le milieu de ce siècle, les marchands +ambulants promenaient du bois dans les rues de Paris; au XVe siècle, +voici comment ils annonçaient leur marchandise: + + L'autre crie qui veut le ten, + L'autre crie la busche bone, + A deux oboles le vous done. + + Soit en detour ou en embuche, + On va criant semblablement, + A ieun ou yure, busche, busche, + Pour se chauffer certainement. + + Après orrez sans nulz arrestz + Parmy Paris plusieurs gens + Portant et criant les costeretz + Où ils gaignent de l'argent. + + Puis vous orez sans demeurée + Parmy Paris à l'estourdy, + Fort crier bourrée, bourrée! + Par vérité, cela vous dy. + +À Marseille, les marchands de sarments de vigne, désireux de se +débarrasser de leurs derniers fagots, criaient: _Leis gaveous! va! +va! à l'acabado! à l'acabado!_ Les sarments! va! à l'achèvement. + +[Illustration: L'Arbre et le Bûcheron, gravure des Fables du sieur +Le Noble, 1697.] + + + + +LES CHARBONNIERS + + +Parmi les gens qui vivent dans la forêt, les charbonniers occupent +une place à part; dans le Bocage normand, ils se réunissaient en +société de trois, quatre ou cinq membres qui achetaient un certain +nombre de cordes de chêne ou de hêtres. Avec un art véritable ils en +formaient des brasiers ronds, à toits coniques recouverts de blètes +et se relevaient à la garde de ces bûchers fumeux. Rarement ils +emmenaient leur famille au campement. Jour et nuit retenus auprès de +leurs fourneaux pour en activer ou modérer la chaleur, ils n'avaient +pour demeure que des huttes de branchages dressées au moment où ils +venaient exploiter une coupe de bois. + +Les charbonniers du Forez, menaient une vie très rude: isolés et +nomades, ils quittent, dit Noelas, pendant de longs mois d'hiver la +chaumière de leur famille et vont bâtir, dans les forêts, des loges +qu'ils détruisent et reconstruisent à chaque campement; les parois +en sont formées de branches de fayard bien garnies de feuilles +sèches et de mousse. Une claie horizontalement fixée forme un étage +supérieur et un lit sur la fougère; le foyer s'allume sur une pierre +plate, et un panneau mobile de branches entrelacées que l'on laisse +retomber sur soi pendant la nuit, sert à la fois de porte, de +fenêtre et de cheminée. Pendant le jour, le charbonnier scie des +rondins de bois et les assemble symétriquement autour d'une perche +en ménageant des évents pour l'entrée de l'air; il couvre sa meule, +ainsi préparée, de terre humide et de mottes de gazon, y met le feu +avec une certaine solennité, puis quand le charbon est sec et «rend +son cri» il l'entasse dans des sacs grossiers qu'il charge sur une +mule, et l'homme et la bête descendent à la ville. Souvent le +charbonnier confectionne le charbon avec sa famille ou avec des +aides qu'il emmène avec lui. Dans certaines forêts, les leveurs +mettent en cordes le bois à charbon dont les _dresseurs_ forment des +monticules appelés fourneaux. Les charbonniers recouvrent les +fourneaux de feuillages et de terre, allument la mèche préparée par +les précédents ouvriers et veillent jour et nuit autour du brasier. +Pour que la carbonisation ait lieu, il faut éviter tout contact de +l'air avec la matière en combustion; et que de peines coûte ce +résultat! Avec quelle attention l'on doit suivre, régler, maîtriser +les progrès du feu! + +La rudesse d'allures et de langage que les charbonniers devaient à +leur existence constamment solitaire, leur visage tout hérissé d'une +barbe inculte, barbouillé de noir et où les yeux luisaient comme des +charbons ardents, leur accoutrement sordide, bruni par la fumée, +leur donnaient un aspect quelque peu diabolique, et l'on comprend +que les mères aient songé à en faire une sorte d'épouvantail pour +les enfants. En Haute-Bretagne, on avait peur d'eux et surtout des +charbonnières qui, il y a quarante ans, venaient des forêts de la +Basse-Bretagne escortant, une courte pipe à la bouche, les petits +chevaux de landes qui portaient les sacs de charbon. Dans le Bocage +normand, quand les marmots pleuraient à chaudes larmes, on les +menaçait d'appeler le charbonnier. Celui-ci apparaissait-il dans la +rue, ils s'enfuyaient éperdus, et lorsque l'homme noir se mettait à +crier à tue-tête: «V'là du charbon! V'là d'la braise!» ils couraient +se cacher sous le tablier de la mère. + +Dans le Forez, les charbonniers sont des êtres à part, chez lesquels +se sont conservées les curieuses superstitions des montagnes et les +souvenirs des scènes mystérieuses que la nuit recèle au fond des +bois. C'est le charbonnier qui rencontre Gabriel le Loup près des +pierres grises, qui entend des voix sur les mornes stériles, +aperçoit des fantômes le long du ruisseau, ou, dormant sur son lit +de fougères, entend tout à coup rugir la chasse maligne, la meute +royale conduite par le grand veneur. On raconte que l'un d'eux ayant +eu l'imprudence de crier: «Bonne chasse!» fut contraint de monter +sur sa mule et de suivre le veneur et sa meute infernale, et qu'il +ne put la quitter qu'au petit jour, où il tomba dans sa loge, et +avec lui un bras de sorcier que le chasseur avait perdu. + +Un proverbe de la Basse-Bretagne dit que «le charbonnier dans les +bois comme le loup hurle sans cesse». Les paysans de la +Haute-Bretagne, voisins des lisières des forêts, prétendent que les +charbonniers «mènent des loups», c'est-à-dire peuvent s'en faire +obéir et les faire servir à leurs desseins. + +D'après les _Mémoires de la Société des Antiquaires_, ils avaient un +pouvoir encore plus redoutable. Personne n'ignore, disent-ils, que +les bons cousins charbonniers ne soient malignement occupés à faire +la pluie, la grêle, les tempêtes quand ils sont assemblés pour se +divertir en un lieu écarté, à l'ombre d'un chêne ou au bord d'un +ruisseau aussi tranquille qu'eux. + +En Basse-Bretagne, les lutins et le diable prennent parfois, pour +jouer des tours aux chrétiens, l'apparence des charbonniers. Le +petit charbonnier ou le Kourigan noir est une sorte de lutin qui +semble, pour les gens de la presqu'île guérandaise, personnifier le +malheur; toujours quelque chagrin suit son apparition. Il avait une +courte taille, un costume noir et un grand feutre qui lui tombait +sur le nez. Dans un conte breton, le diable se fait charbonnier, +pour ennuyer avec la fumée de ses fours un ermite appelé Mikelik, +protégé de saint Michel. + +Les _carbonari_ ou charbonniers étaient, comme on le sait, une +société secrète très bien organisée qui, à l'époque de la +Restauration, joua, en plusieurs parties de l'Europe, surtout en +Italie et en France, un rôle considérable. + +[Illustration: le Fendeur de Bois.] + +Nodier qui, à la Révolution, tout jeune encore, passa quelque temps +au milieu des forêts, nous a laissé sur eux des détails +intéressants. Il existait en France, dit-il, un compagnonnage moins +connu que la maçonnerie, celui des «bons cousins charbonniers». Plus +ancien probablement que celui des maçons, car il comprend dans sa +nomenclature technique des archaïsmes de notre langue, dont il ne +reste presque pas d'autres monuments, il conservait au premier degré +toute la naïveté de son institution primitive. Le bon cousin +charbonnier de ce grade était en effet le plus souvent un +charbonnier ou un bûcheron ordinairement nomade, selon les moeurs +de cette profession, et pour qui la combinaison et les devoirs de +l'institut n'étaient pas un simple divertissement d'imagination, +mais une nécessité d'existence. À côté se développaient des +agrégations urbaines, presque toutes formées dans la classe des +artisans laborieux et honnêtes; acquis graduellement par la société, +ils n'en avaient altéré ni le principe, ni les cérémonies, et, comme +aux premiers temps de la fondation, les ventes solennelles se +tenaient encore dans les bois. Les dogmes du carbonari étaient +simples et frappants, les rites empreints d'une majesté naturelle +que les imitateurs n'ont pu qu'imparfaitement contrefaire. Jamais +l'assistance du charbonnier n'a manqué au charbonnier, sans +acception de parti, et quand nous avions atteint la forêt, on savait +bien qu'on ne nous y retrouverait pas. + +Vers le milieu du XVIIe siècle, l'autorité ecclésiastique s'efforça +de réagir contre les divers compagnonnages qui avaient pris un +développement considérable. Les charbonniers et leurs adhérents +furent l'objet d'une ordonnance de Nicolas Colbert, évêque d'Auxerre +(1673), qui les accusait d'un certain nombre de méfaits tant +spirituels que temporels: «Sur ce qui nous a été démontré par notre +procureur général, qu'en plusieurs paroisses de notre diocèse il y a +des forgerons, charbonniers et fendeurs qui font des serments avec +certaines cérémonies, qui profanent ce qu'il y a de plus sacré dans +nos plus saints et augustes mystères, et par lesquels ils s'obligent +à maltraiter tous ceux qui n'exécutent pas toutes les lois qu'ils +s'imposent à eux-mêmes contre toutes raisons et au préjudice de +personnes publiques et particulières, et de ne pas souffrir ceux de +leurs métiers travailler avec eux, avant qu'ils ayent juré en leur +présence d'une manière si détestable, nous avons enjoint à nos +diocésains, qui ont été assez aveugles pour s'engager à un aussi +horrible serment, d'y renoncer incessamment, en présence de leur +curé et de deux notables de leurs paroisses, sous peine +d'excommunication; faisant défense à toutes sortes de personnes de +le faire à l'avenir, ni d'y assister sous les mêmes peines». Le +compagnonnage des forêts résista mieux que les autres aux censures +ecclésiastiques et aux menaces de l'autorité séculière; il continua +à se recruter et à pratiquer les initiations mystérieuses dont +Clavel a recueilli les détails précis, que ne connaissaient pas sans +doute par le menu les juges ecclésiastiques: «Les compagnons +charbonniers se réunissaient dans une forêt; ils se donnaient le +titre de «bons cousins» et le récipiendaire était appelé «guépier». +Avant de procéder à la réception, on étendait sur terre une nappe +blanche sur laquelle on plaçait une salière, un verre d'eau, un +cierge allumé et une croix. On amenait ensuite l'aspirant qui, +prosterné, les mains étendues sur l'eau et le sel, jurait par le sel +et l'eau de garder religieusement le secret de l'association. Soumis +alors à différentes épreuves, il ne tardait pas à recevoir la +communication des signes et des mots mystérieux à l'aide desquels il +pouvait se faire reconnaître pour un véritable et bon cousin +charbonnier dans toutes les forêts. Le compagnon qui présidait lui +expliquait le sens emblématique des objets exposés à sa vue: Le +linge, lui disait-il, est l'image du linceul dans lequel nous serons +ensevelis; le sel signifie les vertus théologales; le feu désigne +les flambeaux qu'on allumera à notre mort; l'eau est l'emblème de +celle avec laquelle on nous aspergera, et la croix est celle qui +sera portée devant notre cercueil. Il apprenait au néophyte que la +vraie croix de Jésus-Christ était de houx marin, qu'elle avait +soixante-dix pointes, et que saint Thiébaut était le patron des +charbonniers. Ce compagnonnage, qui existe encore dans une grande +partie de l'Europe, y a conservé le même cérémonial mystérieux. La +Forêt-Noire, les forêts des Alpes et du Jura sont peuplées de ses +initiés. Moins exclusifs que les autres compagnons, ils n'admettent +pas uniquement parmi eux des personnes exerçant la profession de +charbonnier, mais ils agrègent également des personnes de toutes les +classes, auxquelles ils rendent, à l'occasion, tous les bons offices +qui dépendent d'eux. Pendant la Révolution, M. Briot, qui avait été +reçu charbonnier près de Besançon, obligé de se soustraire par la +fuite à un décret de proscription, se réfugia à l'armée. Fait +prisonnier par les Autrichiens, il parvient à s'échapper et cherche +un refuge dans une forêt; mais il s'y égare et vient tomber au +milieu de la troupe du chef de partisans Schinderhannes. On +l'entoure, et c'en était fait de lui peut-être quand il aperçoit +dans la troupe quelques charbonniers qu'il reconnaît à leur costume. +Il se hâte de faire les signes de la charbonnerie, et les frères +qu'il trouve dans les rangs de ses ennemis l'accueillent avec les +marques de la plus affectueuse cordialité et le prennent sous leur +protection. + +[Illustration: Le Meunier et le Charbonnier, gravure de Lagniet, +_Illustres proverbes_.] + +[Illustration: LA CHARBONNIERE.] + +Les charbonniers de la forêt de la Puisaye (Yonne) ont, par +tradition du temps où ils étaient associés par corporation, une +sorte de télégraphie secrète et des signes mystérieux. Quelques +coups frappés sur une douve ou planche suspendue à la main se font +entendre, à leurs oreilles exercées, à plusieurs kilomètres de +distance. Chaque nombre de coups a sa signification, qu'eux seuls +connaissent. Ils s'en servaient avec vigilance pour protéger, +pendant la Révolution, les prêtres qui s'étaient réfugiés dans leurs +forêts. À la première apparition des brigades de gendarmerie, +l'éveil était ainsi donné et les suspects se mettaient à couvert. +Depuis plus de quarante ans, dit-on, l'association des Cousins de la +Gueule noire n'existe plus. Ceux de ses anciens membres qui vivent +encore aujourd'hui se contentent de se reconnaître entre eux au +moyen de certains signes et de serrements de main particuliers. + +Les charbonniers pratiquent une sorte de médecine empirique à l'aide +de laquelle ils croient se guérir eux-mêmes de diverses +indispositions. S'ils veulent panser une foulure, ils commencent par +apostropher le nerf qu'ils supposent malade: «Nerf, retourne à ton +entier comme Dieu t'a mis la première fois, au nom du Père, du Fils +et du Saint-Esprit.» Après avoir répété trois fois ces paroles, ils +appliquent une compresse d'huile d'olive, de trois blancs d'oeufs +et d'une poignée de filasse, et, si la douleur est violente, un +cataplasme de vieux oing qu'on fait bouillir avec du vin. Quand l'un +d'eux a mal aux dents, il prend un clou neuf, le met en contact avec +la dent malade, le plante dans un bois de chêne et dit cinq _Pater_ +et cinq _Ave_ en l'honneur de sainte Apolline. + +Il y avait des esprits qui se plaisaient à éteindre les fouées; dans +un conte de la Haute-Bretagne, deux frères qui gardaient leur fouée +de charbon sont prévenus, un peu avant minuit, par un petit nain, +qu'un géant haut comme un chêne, le Corps sans âme, va venir pour +l'éteindre, mais qu'il ne faut pas se laisser effrayer par ses +menaces. Ils lui résistent avec courage, et il s'en va; le +troisième, qui n'a été prévenu ni par ses frères ni par le petit +nain, se laisse intimider, et le Corps sans âme éteint la fouée. + +Les légendes représentent les charbonniers comme prêts à accorder +aux voyageurs qui traversent les forêts une hospitalité sommaire, +mais cordiale; ils partagent cette réputation avec les autres +«boisiers», et on ne les accuse pas d'avoir tenté de s'emparer de +l'argent ou des habits de leurs hôtes. Les récits qui suivent +montrent que leur bonne volonté ne reste pas sans récompense. Dans +un conte espagnol, un pauvre charbonnier reçoit dans sa cabane +Notre-Seigneur et saint Pierre qui parcouraient l'Espagne; il les +traite de son mieux, allume du feu et met sur la table ses maigres +provisions. Deux voyageurs se présentent encore, puis il vient +jusqu'à ce qu'ils soient au nombre de treize: c'étaient Jésus-Christ +et les douze apôtres. Le Christ touche du doigt le pain du +charbonnier et les fruits, et ils se multiplient de telle sorte +qu'il en reste encore après que tout le monde a été rassasié. Le +lendemain, avant de le quitter, les voyageurs lui disent de formuler +un don. Il souhaite d'avoir le plaisir de gagner chaque fois qu'il +jouera aux cartes. Cela lui est accordé à la condition qu'il n'ira +jamais au delà d'un petit enjeu. Il joue avec le diable l'âme d'un +agent d'affaires et la lui gagne. + +Par contre, il est un certain nombre de contes où les charbonniers +se conduisent assez mal à l'égard de princesses errantes; leur +imposture finit d'ailleurs toujours par être démasquée. +Habituellement, un charbonnier qui, ayant assisté de loin au combat +livré à un monstre, pour délivrer la princesse qu'il doit manger, se +donne faussement pour son libérateur; dans un conte lorrain, ce sont +trois charbonniers qu'elle rencontre par hasard qui la forcent à +dire qu'ils sont les vainqueurs du monstre. + +Dans plusieurs autres récits, les charbonniers montrent réellement +du courage et surtout de la finesse. On raconte à Menton que le jour +de la fête de Saint-Jean-Baptiste, deux charbonniers qui +travaillaient dans le bois ont chacun une conduite différente: l'un +va à la ville, l'autre reste à son poste et est surpris par un +orage; il se réfugie sous un noyer; là il entend des voix, et étant +grimpé dans l'arbre, il apprend que le fils du roi doit mourir le +lendemain si on ne retourne le pot de terre dans lequel la sorcière +a mis la moelle qu'elle lui a enlevée. Le charbonnier sauve le +prince et le roi l'adopte pour son héritier. + +La corporation des charbonniers jouissait de grands privilèges; +toutefois ils ne formaient point à Paris de communauté, parce qu'il +ne peut y avoir de fabrique de charbon dans la ville. Parmi leurs +privilèges, il en est un auquel ils tenaient extrêmement: c'était le +droit d'envoyer, lors de la naissance ou du mariage des princes de +la famille royale, une députation qui présentait leurs compliments +de félicitations; aux représentations gratuites, ils occupaient les +loges d'avant-scène, conjointement avec les dames de la Halle. + +Les maîtres charbonniers appelaient leurs valets: Garçons de la +pelle ou plumets; dans l'estampe d'Abraham Bosse, p. 5, on peut voir +que sous Louis XIII, ils portaient des plumes sur la tête: ce terme +de «Plumet» était en usage à la fin du XVIIe siècle; au-dessous de +l'estampe de Bonnart, qui représente le charbonnier, on lit ce +quatrain qui fait allusion au proverbe: «Noir comme un charbonnier». + + Bien qu'on juge à voir sa figure + Qu'il soit de l'infernal manoir; + Ce plumet, comme on nous assure. + N'est pas si diable qu'il est noir. + +[Illustration: La vendeuse de Mottes] + +Dans le Finistère, on appelle plaisamment le charbonnier qui vient +vendre son charbon en ville: _Ar Mare' hadour gwiniz dù_, marchand +de froment noir. + +Depuis le commencement de ce siècle, le charbon de terre a pris une +place de plus en plus grande dans le chauffage parisien; mais le +charbon de bois, destiné surtout à la cuisine, est encore l'objet +d'un important commerce, et on le trouve dans les très nombreuses +boutiques de charbonniers répandues un peu partout dans Paris. On ne +le crie plus comme autrefois. L'auteur d'un petit livre en quatrains +sur les _Cris de Paris_, imprimé au commencement du XVIe siècle, en +a consacré un aux marchands de charbons: + + ... Vous orrez à haulte voix + Par ses rues, matin et soir, + Charbon, charbon de ieune bois, + Treffort (très fort) crier pour dire voir. + +Un peu plus tard, d'après la _Chanson nouvelle des Cris de Paris_, +on criait: + + Charbon de rabais en grève, + Le minot à neuf douzaines. + +Au XVIIe siècle, les cris pour le charbon étaient: + + _Charbons de jeune bois!_ + Il n'est qu'à trois sols le minot! + Il est en grève, en batteau: + Qui en voudra vienne voir. + + _Charbons de jeune bois!_ + J'en amenai encore hier. + Surtout ne crains que du gruyer + Le rencontrer par où je vais. + +Le crocheteur annonçait la vente des cotrets et du menu bois: + + Je crie: _Coterets, bourrées, buches!_ + Aucune fois: _Fagots ou falourdes!_ + Quand je vois que point on ne me huche, + Je dis: _Achetez femmes lourdes!_ + +Les charbonniers de Paris, originaires pour la plupart de +l'Auvergne, ont l'habitude de signaler leurs boutiques par des +décorations parlantes. C'est une tradition qui est observée à tel +point, qu'il serait difficile de trouver une boutique, même la plus +pauvre, qui ne fût pas ornée de peintures. M. Félix Régamey a +dessiné, dans la _Plume_ (janvier 1895), un certain nombre de ces +curieuses enseignes. Nous en reproduisons une ci-dessous. + +À l'industrie du chauffage se rattachent les marchands de mottes. +Leurs cris se font entendre, surtout en hiver, et dans les quartiers +pauvres. L'un des plus populaires, vers 1850, était celui-ci, qu'un +couple de revendeurs, homme et femme, chantait alternativement: «Des +bons poussié' d'mott's, des mott's à brûler, des mott's!» ou bien: +«Qui veut des mott's? qui veut des mott's? achetez tous du poussié +d'mott's!» Tantôt ces marchands poussaient devant eux une petite +charrette, tantôt ils portaient sur le dos une petite hotte dans +laquelle ils entassaient les mottes à brûler. + +[Illustration: Enseigne de charbonnier, d'après Félix Régamey.] + + +SOURCES + +J.-B. Champeval, _Proverbes limousins_, 33.--Lecoeur, _Esquisses +du Bocage normand_, I, 55; II, 54, 73.--Tylor, _Civilisation +primitive_, II, 282, 287.--Grimm, _Teutonic Mythology_, II, +652.--_Revue des traditions populaires_, VII, 168; VIII, 485.--Ch. +Thuriet, _Traditions du Doubs_, 364.--Bouche, _la Côte des +Esclaves_, 241.--Ch. Letourneau, _Sociologie_, 471.--Grimm, +_Veillées allemandes_, I, 69; _Mærchen_ (_passim_).--Georgiakis et +Léon Pineau, _le Folk-Lore de Lesbos_, 170.--Laisnel de la Salle, +_Légendes du Centre_, I, 203.--Pitrè, _Fiabe novelle siciliani_, +III, 67.--De Lamare, _Traité de la police_, IV, 367, 866.--A. +Joanne, _Nièvre_.--Mercier, _Tableau de Paris_, VII, 87.--Paul de +Kock, _la Grande ville_, I, 42.--Kastner, _les Voix de Paris_, 37, +97.--Régis de la Colombière, _Cris de Marseille_, 251.--Noelas, +_Légendes foréziennes_, 255, 257, 262.--La Bédollière, _les +Industriels_, 222.--_Mémoires de la Société des antiquaires_, 1823, +40.--E. Souvestre, _Derniers paysans_, 61.--Dulaurens de la Barre, +_Nouveaux fantômes bretons_, 63.--Nodier, _Souvenirs de la +Révolution et de l'Empire_.--C. Moiset, _Usages de l'Yonne_, 141, +143.--Clavel, _Histoire pittoresque de la franc-maçonnerie_, +362.--Paul Sébillot, _Contes de la Haute-Bretagne_, II, 126.--X. +Marmier. _Contes de différents pays_, II, 97.--E. Cosquin, _Contes +de Lorraine,_ I, 78.--Andrews, Stories from _Mentone_.--_Paris +ridicule_, 300. + +[Illustration: Noir comme marchands de charbons, silhouette du +_Chaos_ (vers 1840).] + + + + +LES FORGERONS + + +La malice populaire qui, surtout au moyen âge, blasonna, souvent +sans mesure, la plupart des métiers et leur prodigua les épithètes +méprisantes, les proverbes et les dires injurieux, ne se manifeste +que rarement à l'égard des ouvriers du fer. Les traits satiriques +qui leur sont lancés sont peu nombreux, et, au lieu de s'attaquer à +leur probité ou à leurs défauts professionnels, ils ne visent guère +que leur vanité. Celle-ci était en quelque sorte justifiée par les +qualités que devaient déployer les forgerons, et par la +considération qu'elles leur valaient à une époque où l'on prisait +par-dessus tout la force physique. Ceux qui tiraient de la forge des +blocs de métal incandescent et les frappaient de leurs lourds +marteaux pour leur faire prendre la forme qu'ils désiraient, +devaient être plus estimés que les ouvriers dont l'état n'exigeait +pas de si grands efforts musculaires, et les forgerons qui +semblaient jouer avec le feu, et en avoir fait leur serviteur, qui +savaient assouplir le métal le plus dur, et le transformer à leur +fantaisie en objets tour à tour puissants ou délicats, paraissaient +supérieurs aux autres artisans. En outre, les forgerons +n'étaient-ils pas ceux qui fabriquaient les armures, les fers des +lances et des épées, et qui s'occupaient de ferrer et de guérir les +chevaux, que l'on regardait comme les plus nobles des animaux? + +Dans la pratique ordinaire de la vie, il n'y avait pas entre eux et +leurs clients ces petits conflits journaliers, qui provenaient la +plupart du temps de ce que, l'un fournissant la matière première, +celui qui la mettait en oeuvre passait, à tort ou à raison, pour +en conserver une partie qui ne lui était pas due. Les forgerons +travaillaient en général des métaux qui leur appartenaient, et si on +trouvait qu'ils faisaient chèrement payer leur talent, on ne pouvait +leur reprocher des soustractions analogues à celles dont on accusait +les meuniers, les tailleurs et les tisserands. + +Il n'était pas un corps de métier qui pût se passer de leur +concours, soit pour fabriquer les outils, soit pour les réparer ou +les remettre à neuf. Une légende que racontaient naguère les +forgerons du Sussex met en relief d'une façon ingénieuse la +supériorité des ouvriers du fer, et la nécessité où tous les autres +se trouvent de recourir à leurs bons offices. Au temps jadis, le +dix-sept mars, le bon roi Alfred réunit tous les métiers au nombre +de sept, et déclara qu'il ferait roi des métiers celui dont +l'ouvrage pourrait se passer de l'aide des autres pendant la plus +longue période de temps. Il annonça qu'il donnerait un banquet, +auquel il invita un représentant de chaque profession, et il mit +comme condition que chacun d'eux montrerait un spécimen de son +ouvrage et les outils dont il s'était servi pour le faire. Le +forgeron apporta son marteau et un fer à cheval, le tailleur ses +ciseaux et un vêtement neuf, le boulanger son pelleron et un pain, +le cordonnier son alène et une paire de souliers neufs, le +charpentier sa scie et un tronc équarri, le boucher son couperet et +un gros morceau de viande, le maçon son ciseau et une pierre +d'angle. Après examen, les convives proclamèrent unanimement que +l'ouvrage du tailleur était supérieur à celui des autres, et il fut +installé comme roi des métiers. Le forgeron fut courroucé de cette +décision, et, déclarant que tant que le tailleur serait roi, il ne +travaillerait pas, il ferma sa boutique et s'en alla on ne sait où. +Mais on ne tarda pas à regretter son départ. Le roi fut le premier à +avoir besoin des services du forgeron, son cheval s'étant déferré; +l'un après l'autre les six compagnons brisèrent leurs outils; ce fut +le tailleur qui put travailler le plus longtemps; mais le 23 +novembre de la même année, il lui fut impossible de continuer. Le +roi et les ouvriers se déterminèrent à ouvrir la forge et à essayer +de faire eux-mêmes l'ouvrage: le cheval du roi le frappa, le +tailleur se brûla les doigts, à chacun il arriva de pareilles +mésaventures; tous se mirent à se quereller et à se frapper, et dans +la dispute l'enclume fut heurtée et renversée avec fracas. Alors +arriva saint Clément, donnant le bras au forgeron. Le roi fit un +humble salut à saint Clément et au forgeron, et leur dit: J'ai +commis une grande erreur en me laissant séduire par le drap brillant +et la savante coupe du tailleur; en bonne justice le forgeron, sans +l'aide duquel les autres ne peuvent rien faire, doit être proclamé +roi. Tous les ouvriers, sauf le tailleur, le prièrent de leur +refaire des outils; il y consentit et il forgea même pour le +tailleur, une paire de ciseaux neufs. Le roi réunit de nouveau les +métiers, et proclama roi le joyeux forgeron, auquel tous +souhaitèrent bonne santé et longue vie. Le roi demanda à chacun de +chanter une chanson, et le forgeron commença par celle du _Joyeux +Forgeron_, qui est restée populaire et que l'on chante encore aux +fêtes du métier en Angleterre. + +Les légendes faisaient des premiers forgerons des dieux ou des +héros, et leur attribuaient souvent une taille et une force +supérieures à celles des autres hommes. En Grèce, Vulcain et Dédale +passaient pour les inventeurs de l'art de traiter les métaux, et la +Bible en fait honneur à Tubalcaïn, dont le nom figure encore dans +les chansons de fête des ouvriers du fer en Angleterre. Les cyclopes +Titans, qui forgèrent la foudre de Jupiter, étaient des géants, et +ceux qui travaillaient dans les forges de l'Etna, sous la direction +de Vulcain, étaient si puissants que parfois leurs coups de marteau +ébranlaient la Sicile et les îles voisines. L'habile forgeron +Véland, héros d'un cycle très répandu au moyen âge, est le fils d'un +géant. Si les nains que les traditions Scandinaves et germaniques +représentent occupés à forger le fer dans les cavernes reculées des +montagnes sont de petite taille, ils ont une origine surnaturelle et +leur adresse est prodigieuse. Le forgeron finnois qui figure dans +_Kalevipoeg_, poème national des Estoniens, mêle à son adresse un +peu de sorcellerie. Chez les peuples des bords de la Baltique, le +dieu Ilmarinen dont parle l'épopée finnoise du _Kalevala_, avait +inventé la forge: c'était lui qui avait forgé la voûte du ciel, et +martelé la voûte de l'air, les faisant si bien unis que les coups de +marteau et les morsures des tenailles n'y paraissaient pas. Il est +vraisemblable que saint Pierre et le diable, qui, d'après les +légendes de l'Ukraine, ont appris aux hommes l'art de forger le fer, +ont été substitués par les chrétiens à des divinités païennes. + +Un jour, dit un récit de l'Ukraine, les hommes trouvèrent un morceau +de fer; après avoir essayé en vain de le manger, pour l'amollir, ils +le mirent à cuire dans de l'eau, à rôtir sur le feu, puis ils le +battirent avec des pierres. Le diable qui les vit leur dit: +Qu'est-ce que vous faites-là? Les hommes répondirent: Un marteau +pour battre le diable. Alors celui-ci leur demanda où ils avaient pu +se procurer le sable nécessaire à leur travail. Les hommes +comprirent qu'il faut du sable pour travailler le fer, et c'est à +partir de ce moment qu'ils commencèrent à fabriquer tous les outils. + +[Illustration: Cette gravure forme la moitié gauche d'une +composition dont la droite est occupée par la dispute d'un menuisier +et de sa femme: au milieu est un cartouche ovale avec cette +inscription: «Le temps corrompu. Pierre Saincton, ex. auec priv. du +Roy.» (Musée Carnavalet.)] + +Ailleurs, surtout dans l'Europe occidentale, le diable, loin d'être +l'inventeur du métier, essaie en vain de l'apprendre, et est dupé +par les forgerons. Un jour qu'il voyageait dans le pays de Vannes, +il entra dans une forge et, ravi des beaux ouvrages qu'il voyait +faire, il voulut apprendre le métier. «Hé bien! dit le forgeron, +prends-moi ce gros marteau et quand le fer que j'ai dans le feu sera +rouge, je le mettrai sur l'enclume, et tu vas dauber dessus +vigoureusement, en alternant tes coups de marteau avec les miens.» +Le diable se met à frapper fort, mais les puces de forgeron, ou, si +vous aimez mieux, les étincelles, sautent autour de l'enclume et, si +le forgeron a un tablier de cuir pour protéger son ventre, le diable +n'a le sien protégé que par son poil de bouc. Aussi ces puces le +mordent-elles impitoyablement. De plus le forgeron laissa le fer +rouge tomber sur les jambes du diable, qui se crut de nouveau dans +son enfer et se mit à fuir le plus vite possible. + +En Haute-Bretagne, il n'eut pas beaucoup plus de chance: Un jour il +arriva chez un maréchal, avec lequel il lia conversation.--Vos +souliers, dit le forgeron, ne sont pas des meilleurs; si vous +voulez, je vous ferrerai le talon, et ils seront comme neufs. Le +diable y consentit. Le forgeron fit des clous pointus comme des +alênes et longs comme le bras, puis il dit:--Maintenant, pour vous +ferrer, il faut que je vous attache; vous savez que jamais on ne +ferre les chevaux sans les attacher. Le diable se laissa faire, et +quand les fers furent rouges, le forgeron en prit un, le plongea +dans l'eau bénite et le mit sur le pied du diable, qui poussait des +cris épouvantables; mais le forgeron continuait à les enfoncer, il +ferra même le second pied en protestant qu'il n'avait jamais fait un +ouvrage à moitié, et il les arrosait d'eau bénite en disant: Quand +on a ferré un cheval, on arrose le fer. Il ne laissa le pauvre +diable s'en aller qu'après l'avoir contraint, par un papier bien en +règle, à renoncer à tous ses droits sur lui. + +Dans un autre conte du même pays, le forgeron qui s'appelle Misère, +n'ayant plus de fer dans sa forge, prend une grosse boucle d'argent +et ferre l'âne du bon Dieu, qui, pour le récompenser, lui accorde +trois dons: ce qui entrera dans sa blague ne pourra en sortir sans +sa permission, qui s'assiéra dans sa chaise ne pourra se lever, et +ceux qui monteront dans son noyer y resteront jusqu'à ce qu'il leur +permette de descendre. Peu après Misère se donne au diable, qui doit +l'emporter au bout de vingt ans; quand ils sont révolus, et qu'il +vient le chercher, il lui dit de s'asseoir dans sa chaise; pour lui +permettre de s'en aller, il exige vingt ans de répit, au bout +desquels il persuade au diable de monter dans son noyer; il exige un +autre délai pour le laisser descendre, et quand il est expiré, il +défie le diable de se transformer en fourmi; celui-ci accepte la +gageure, et quand Misère l'a enfermé dans sa blague, il le met sur +son enclume et le bat jusqu'à ce que les forces lui manquent. + +Le forgeron Sans-Souci, auquel Jésus-Christ avait accordé trois dons +pour le récompenser du courage avec lequel il travaillait, trouve +moyen de duper la Mort elle-même et la retint pendant cent ans sur +son banc. + +Plusieurs légendes, qui constatent l'orgueil que leur habileté +inspirait aux forgerons, racontent la façon dont ils en sont punis; +mais l'aventure n'a pas pour eux de suites bien fâcheuses. Un jour, +dit un récit lorrain, l'Enfant Jésus voyant son père rêveur, lui +demande ce qu'il a; Dieu le père lui répond qu'il y a en Limousin un +forgeron, bon chrétien, charitable aux pauvres gens, de bon compte +avec ses pratiques, mais qui ne deviendra jamais un grand saint, +parce qu'il a trop d'orgueil. Jésus demande à son père la permission +de descendre sur terre pour le convertir. Il se déguise en apprenti +et arrive dans le village où demeurait Éloi, qui avait une enseigne +sur laquelle étaient ces mots: _Éloi le maréchal, maître de tous les +maîtres_, _forge en deux chaudes_. En entrant, Jésus dit:--Je vous +souhaite le bonjour, maître, et toute la compagnie; avez-vous besoin +d'un ouvrier?--Non, répond Éloi; et l'apprenti s'en va. Mais dans la +rue, il rencontre des gens qui lui conseillent de retourner en +saluant comme il est écrit sur l'enseigne. Jésus retourne et +dit:--Je vous souhaite le bonjour, maître des maîtres. Avez-vous +besoin d'un ouvrier?--Entre, répondit-il aussitôt; mais écoute: +quand tu me parleras, aie soin de toujours dire: Maître de tous les +maîtres, parce que, ce n'est point pour me flatter, mais des +maréchaux comme moi qui font un fer en deux chaudes, il n'y en a pas +deux en Limousin.--Chez nous, dit l'apprenti, nous forgeons en une +seule chaude. Jésus fait rougir un morceau de fer, le prend dans ses +mains, en disant qu'il n'a pas besoin de tenailles, le martèle sur +l'enclume, et en peu de temps, il a un fer parfaitement arrondi. +Saint Éloi veut l'imiter; mais il se brûle les doigts et ne peut +finir le fer en une seule fois. Peu après arrive un cavalier, +c'était saint Martin, dont le cheval était déferré. Éloi appelle son +apprenti pour tenir le pied du cheval. Celui-ci lui répond que dans +son pays on ne se donne pas tant de peine. Il coupe le pied du +cheval, le met sur l'enclume, et quand il a été ferré, il le replace +si bien qu'il n'y paraît pas. Éloi veut faire comme lui, mais il ne +peut venir à bout de remettre le pied. Alors, il se jette aux genoux +de l'apprenti, et reconnaît qu'il a un maître. Quand il se relève, +cavalier et cheval ont disparu. Éloi ferme sa forge, et va partout +prêcher la parole de Notre-Seigneur. On raconte, en Irlande, une +légende analogue, sous une forme plus courte; et c'est l'ange +gardien de saint Éloi qui vient le guérir du péché d'orgueil. + +[Illustration: Cette gravure, signée Lenfant exeudit, est la copie, +pour le motif principal, d'une autre gravure carrée signée Danuel où +les tableaux épisodiques sont disposés autrement. (Musée +Carnavalet.)] + +Les variantes de ce thème sont extrêmement nombreuses, et, dans +plusieurs, on retrouve au-dessus de la porte l'orgueilleuse +enseigne: Le Maître des maîtres, dans le pays basque; en Norvège: +Ici demeure le Maître maréchal; en Allemagne: Ici demeure le Maître +de tous les maîtres. + +Dans un conte allemand de Simrok, Jésus-Christ ferre également un +cheval dont il a coupé la jambe; le maréchal n'essaie pas de +l'imiter; mais au lieu de s'avouer vaincu, il demande d'autres +preuves. Jésus prend un petit vieillard qui vient d'entrer dans la +forge, et dit qu'il va le rajeunir, en le forgeant, sans lui faire +de mal. Il prend le petit vieux, le plonge dans la fournaise jusqu'à +ce qu'il devienne rouge comme une rose, le tire hors du feu et +quand, après l'avoir touché une seule fois avec son marteau, il eut +fait couler assez d'eau pour le rafraîchir, il le pose par terre +transformé en jeune homme de vingt ans. Le forgeron a tellement +confiance en son habileté, qu'il essaie d'imiter Jésus; il coupe les +pieds d'un cheval, mais ne réussit qu'à les brûler, et sa +belle-mère, vieille et bossue, au lieu de rajeunir par le feu, n'est +plus qu'un petit monceau de cendres. Alors, il avoue qu'il a trouvé +son maître, et d'un coup de marteau, il brise son enseigne. Le +Seigneur, touché de son repentir, rajeunit la vieille et remet les +quatre pieds au cheval. + +En Russie, on raconte aussi l'épisode du rajeunissement opéré par le +feu. Ce n'est plus une divinité bienfaisante qui veut donner une +leçon à un ouvrier vaniteux, mais le diable qui, comptant sur +l'orgueil du forgeron, opère ce miracle dans un simple but de +vengeance. Un vieux forgeron avait fait peindre sur sa porte un +démon semblable à l'un de ceux qu'il avait vus sur un tableau du +Jugement dernier, et il était toujours poli avec lui. Mais il +mourut, et son fils frappait sur l'image et lui crachait à la figure +quand il allait à l'église. Le démon, pour se venger, se déguisa en +apprenti. Un jour qu'il était seul à la forge, il proposa à une +vieille dame de la rajeunir pour cinq cents roubles. Il la mit dans +la fournaise, puis plongea les os dans une jatte de lait: quand il +les retira, la dame était redevenue jeune. Elle retourna chez son +mari et lui dit de se faire rajeunir par le forgeron. Celui-ci +essaie d'imiter son apprenti; mais il ne réussit pas, et on le +traîne à la potence. Le démon lui fait promettre de ne plus jamais +le maltraiter, et il rajeunit aussi le seigneur. + +La plupart des récits que nous avons rapportés sont des espèces de +moralité, qui mettent en relief l'habileté des forgerons, et +montrent comment ils ont été punis de leur orgueil; dans les contes +d'aventures, leur rôle est aussi important: ils sont les héros même +du récit, ou, plus rarement, des personnages épisodiques, et +généralement ils finissent par réussir. + +Des contes de pays très variés parlent d'un garçon fort, appelé +souvent Jean de l'Ours, qui va apprendre le métier de forgeron, et, +devenu habile, obtient de son maître assez de fer pour forger une +canne d'un poids énorme. Quand il l'a faite, il part chercher +fortune, s'associe des compagnons qui tous sont remarquables par le +développement d'une qualité physique, délivre des princesses, qui +chacune lui remettent une boule. Il leur dit qu'il les reverra plus +tard, et elles l'oublient. Lui, après avoir parcouru le monde, +arrive au pays des princesses où il se loue comme apprenti chez un +forgeron, dont la boutique, grâce à son habileté, devient très +achalandée. Le roi demande à son patron de lui refaire trois boules +d'après un modèle qui n'est autre que celui des boules des +princesses. Son patron lui confie la besogne, il remet les boules +qui lui avaient été données: les filles du roi reconnaissent leur +libérateur, et il épouse celle des trois qu'il a choisie. + +Parfois, ce n'est pas le héros qui forge lui-même son arme: il est +le fils d'un forgeron, auquel il demande de lui fabriquer une canne +de fer, ou bien, comme dans le conte de Petite-Baguette, recueilli +en Haute-Bretagne, il prie sa mère d'aller lui faire forger une +baguette de fer; il manie comme une plume la première qu'on lui +avait faite; il n'est content que lorsqu'il en a une pesant sept +cents livres. Kalevipoeg, le héros du poème estonien qui porte ce +titre, va trouver un célèbre forgeron finnois, et lui demande une +épée. On lui en présente un grand nombre et il les brise en mille +morceaux, en frappant un rocher; il ébrèche les autres en frappant +sur l'enclume; on finit par lui apporter le roi des glaives, auquel +le forgeron avait travaillé pendant sept ans en accumulant toutes +les forces magiques et en le trempant dans l'eau des sept mers et +lacs sacrés. Avec lui, le héros fend l'enclume en deux morceaux, et +le glaive reste intact. + +Un forgeron russe n'avait jamais vu le Mal; il partit pour aller à +sa recherche, et rencontra un tailleur qui ne l'avait jamais vu non +plus. À la nuit, les deux compagnons entrent dans une chaumière: une +vieille femme, qui n'avait qu'un oeil, y fait un grand feu et +mange le tailleur comme un poulet. La vieille, voyant que le +forgeron a deux yeux, lui demanda de lui forger un second oeil. Il +fait chauffer un clou et l'enfonce dans le bon oeil de la +sorcière; puis il retourne sa pelisse, qui était poilue en dedans, +et marche à quatre pattes; la vieille, comme Polyphème, tâte ses +moutons au sortir de la maison, mais grâce à sa ruse, le forgeron +lui échappe. + +Les Petits-Russiens racontent que le héros Petit-Pois, poursuivi par +un dragon femelle, dont il a tué le mari, se réfugie dans une forge +tout en fer et demande protection au forgeron. Ils ferment les +portes de fer, et quand le monstre somme le forgeron de lui livrer +son hôte, celui-ci lui dit de passer la langue par-dessous la porte; +quand elle y est entrée, il la saisit avec ses tenailles rougies au +feu, et la maintient pendant que Petit-Pois broie les os du dragon. + +En Suisse, un forgeron, condamné à mort, offre au magistrat qui +l'avait jugé, d'aller tuer le dragon de Naters; sa proposition +acceptée, il forge avec une barre d'acier une épée, qu'il trempe +dans les eaux glacées du Rhône; il combat le dragon, et finit par +être victorieux. + +Un prince, qui figure dans un récit du Pendjab, a pour compagnons +des ouvriers appartenant à divers corps d'état, et, parmi eux, un +forgeron, qu'il établit roi d'un pays. La destinée du prince était +liée à son épée; si celle-ci était brisée, il devait mourir. Quand +l'épée a été mise en morceaux, le prince meurt, mais le forgeron, +qui en est aussitôt averti, rassemble les morceaux, reforge l'épée +et lui rend la vie. + +On raconte, dans la Suisse romande, que jadis, à une époque très +reculée, les fées qui demeuraient dans une caverne de la montagne, +venaient en hiver se chauffer dans les forges de Vallorbe, quand les +ouvriers s'étaient retirés, et un coq vigilant annonçait, une heure +à l'avance, le retour des forgerons, pour qu'elles eussent le temps +de s'échapper. Un jeune forgeron pénètre dans leur caverne et s'y +endort. À son réveil, une fée lui propose de rester avec elle et de +le rendre heureux pendant un siècle, à la condition qu'il ne la +verra que quand il lui plaira de paraître à ses yeux, et que si elle +se retire dans une partie reculée de sa demeure, il ne cherchera pas +à y pénétrer. Pendant quinze jours, le forgeron observe le pacte; +mais après le dîner du seizième jour, la fée entra dans un cabinet +voisin, pour y faire sa méridienne, laissant la porte entrouverte. +Le jeune homme ne put résister à l'envie de regarder: la fée était +étendue sur un beau lit de velours, sa longue robe était un peu +relevée, et il vit qu'elle avait un pied sans talon, comme une patte +d'oie. La fée se réveilla, et le chassa en lui disant que s'il avait +été discret pendant un mois, elle l'aurait pris pour époux. + +Il est assez rare que le peuple accuse les forgerons de s'emparer du +bien d'autrui ou de détourner de la marchandise. Les _Exempla_ de +Jacques de Vitry rapportent pourtant l'histoire peu édifiante d'un +maréchal ferrant qui avait coutume d'enfoncer très avant un clou +dans le pied des chevaux des étrangers qui passaient devant sa +forge. Le cavalier remontait dessus, et, un peu plus loin, quand le +cheval boitait, un compère se présentait et proposait de le lui +acheter un bon prix. Le maréchal lui retirait le clou du pied et, +peu de jours après, le cheval était guéri. Dans un récit qui paraît +être d'origine polonaise, la sainte Vierge descend aux enfers et y +voit les supplices endurés par les gens des métiers: des hommes +étaient dans des cavernes incandescentes, où les diables allumaient +du feu et faisaient de la fumée; d'autres diables leur +introduisaient dans la bouche des fers brûlants, leur enfonçaient +des broches rougies dans les oreilles, pinçaient leurs corps avec +des tenailles ou les battaient à coups de marteau. La Vierge demanda +à saint Michel, qui lui servait de guide, quel péché ces gens +avaient commis: Ce sont, répondit l'archange, les forgerons qui ont +volé le fer d'autrui en travaillant. + +En Normandie, les ouvriers des grosses forges sont appelés «cousins +du foisil» (poussière de charbon). Le nom de «gueule noire», semble +un terme générique pour désigner les ouvriers que leur profession +expose à être noircis. En Poitou, ou donne au diable le nom de +«Marichaud», sans doute par une allusion de couleur. + +Au siècle dernier, c'était dans la boutique du taillandier, qui +joignait habituellement à ce métier celui de maréchal-expert, +toujours brillamment illuminée, qu'aux premières heures de la nuit, +s'assemblaient les jeunes gens pour entendre ou pour faire des +histoires de grands voleurs, des contes de bêtes féroces. En +Angleterre, la boutique du forgeron était le rendez-vous des gens +qui désiraient savoir des nouvelles. En plusieurs pays, la boutique +du maréchal ferrant a comme enseigne des trophées de fers, des fers +à cheval ou des tenailles imprimées sur la devanture. + +Les forgerons de campagne sont assez fréquemment taillandiers, +cloutiers et surtout maréchaux ferrants. En Belgique, de même qu'en +France, ils remplissent souvent l'office de médecins, de dentistes +et de vétérinaires. Un passage du _Moyen de parvenir_ montre qu'à la +fin du XVIe siècle, il y en avait qui cumulaient déjà plusieurs +métiers: «Le maréchal de Ballon était notaire et aussi barbier; et +quand on le demandait, il disait: Me voulez-vous pour ferrer, ou +barber, ou ajourner? pensez que depuis il fut sergent.» + +Le tablier de cuir des forgerons est une sorte d'insigne de la +profession, et ils ne le quittent guère. La prise de tablier est +fêtée en certains pays, et il est probable qu'autrefois elle avait +le caractère d'une véritable initiation, dont la coutume actuelle +n'est qu'une survivance affaiblie. Dans la Sarthe, quand un apprenti +forgeron met le tablier de cuir, on le baptise. Il va au cabaret +avec ses camarades, chacun prend une _verrée_ de vin rouge, puis le +verre vide est enduit de vin et appliqué sur l'envers du tablier où +il marque son rond: chacun écrit son nom au milieu, c'est une sorte +de cachet. En Haute-Bretagne, lorsqu'un maréchal a un tablier neuf, +il se rend à l'auberge et ses camarades le «contrôlent». Ils tracent +sur l'envers une marque à l'encre, ou font chauffer une pièce de +monnaie ou un fer qui laisse son empreinte sur le cuir; à chaque +«contrôle», le maréchal doit payer un pot de cidre. + +Maintenant les tabliers ne sont plus, en France, à ma connaissance +du moins, tailladés comme autrefois; une gravure du livre de +Franqueville, montre qu'en 1691 ils étaient terminés par des dents +régulières. En Angleterre, les forgerons portent un tablier coupé +carrément et dont le bord est taillé en forme de frange; on lui +attribue une origine ancienne. Lorsque le temple de Salomon fut +bâti, il y eut un souper auquel furent invités tous les ouvriers, +excepté le forgeron. Celui-ci prit son métier en dégoût, et, lorsque +les autres ouvriers eurent besoin de réparer leurs outils, le +forgeron refusa de travailler. Alors Salomon donna un second souper, +auquel il convia le forgeron, et il fit tailler à son tablier de +cuir une frange qu'il fit dorer. Suivant une autre légende, lors de +la dispute des métiers, au temps du roi Alfred, le tailleur, pour +remercier le forgeron de lui avoir fait une paire de ciseaux neufs, +se glissa sous la table, lui tailla carrément son tablier et y +découpa des franges. Actuellement, il y a des forgerons qui ont, à +leurs tabliers, cinq entailles qui imitent la patte du lion. + +[Illustration: Gravure du _Miroir de l'Art et de la Nature_, 1691.] + +[Illustration: (Musée Carnavalet): Une autre gravure représente une +forge où des femmes s'occupent aussi à forger la tête des hommes; la +moitié de la composition est occupée par un paysage. Vers le +commencement de ce siècle, une autre image coloriée, publiée à Paris +chez Jean, roula sur le même thème.] + +De même que plusieurs ouvriers de différents corps de métiers, +certains forgerons ont des superstitions en rapport avec les jours. +Les vieilles femmes de la Suisse racontent que saint Bernard tient +le diable enchaîné dans quelqu'une des montagnes qui environnent +l'abbaye de Clairvaux: c'est pour cela que les maréchaux du pays ont +coutume de frapper, tous les lundis, avant de se mettre à la +besogne, trois coups sur l'enclume, comme pour resserrer la chaîne +du diable, afin qu'il ne puisse s'échapper. + +En Belgique, les maréchaux considèrent le jeudi comme un jour +heureux. Aucun de ceux du nord du comté de Durham ne consentirait à +enfoncer un clou le Vendredi saint, en souvenir de l'usage sacrilège +auquel le marteau et les clous ont été employés le premier Vendredi +saint. + +Dans les Vosges, saint Éloi, patron des maréchaux, les préserve des +ruades et les garde de tout accident quand ils ont à ferrer des +chevaux vicieux. On peut d'ailleurs ferrer tout cheval, quelque +difficile qu'il soit, si on a la précaution d'en faire le tour, en +disant: «Je te conjure, au nom de Dieu, et te commande d'avoir à te +laisser ferrer pour homme porter, ni plus ni moins que Jésus fut +porté en Égypte, par la sainte Vierge». Cette oraison doit être +suivie d'un _Pater_ et d'un _Ave_. + +Lorsqu'un jeune cheval est ferré pour la première fois, il y a une +sorte de fête, en Écosse; son propriétaire vient à la forge muni +d'une bouteille de whisky. La besogne accomplie, le maréchal, et +tous ceux qui sont présents, reçoivent une pièce blanche et +quelquefois deux. + +En Normandie, on croit que les ouvriers du fer qui se brûlent par +accident, peuvent se guérir rapidement, en prononçant sur leurs +blessures certaines paroles. + +J'ai réuni, dans cette monographie, ce qui se rapporte aux ouvriers +qui travaillent le fer en gros: les forgerons, les maréchaux +ferrants, les taillandiers. Dans le compagnonnage, ces ouvriers sont +distincts: les fondeurs sont de 1601; les forgerons dont l'admission +parmi les compagnons passants du Devoir, remonte à 1609 ont donné +leur devoir aux maréchaux ferrants, en 1795, mais les deux +corporations sont séparées et ennemies, et leur fête n'a pas lieu le +même jour, les forgerons fêtant la Saint-Éloi d'hiver, les maréchaux +la Saint-Éloi d'été. + +Les maréchaux formaient, sous le second empire, une des plus fortes +associations; ils se répandaient partout et on les trouvait dans les +villes et dans les villages. Vers 1850, ils observaient, lors du +départ d'un compagnon, une curieuse cérémonie, qui est ainsi décrite +par Agricol Perdiguier, qui en avait été témoin aux environs de +Nantes. Ils étaient dans un champ, à côté de la route, faisant ce +qu'ils appellent le devoir. C'était une cérémonie en plein vent, une +conduite en règle, à propos d'un partant. Leurs cannes sont plantées +en terre, et des rubans rouges, verts et blancs flottent à leurs +boutonnières. Ayant coudes contre coudes, ils forment une immense +circonférence, et regardent tous vers le centre. Un des leurs, +portant dans sa main droite un verre de vin bien coloré, se met à +courir, fait le tour extérieur de cette circonférence en criant, en +hurlant, et se rapproche de sa place, où un compagnon, le partant +sans doute, l'attendait, tenant aussi un verre à la main. Ils se +dressent vis-à-vis l'un de l'autre, regardent fixement, font des +signes, avancent, inclinent sur un côté, passent leurs bras droits +l'un dans l'autre, et boivent tous deux en même temps. Celui qui +avait crié et couru rentre dans son rang. Le voisin en sort, +l'imite, et tous, l'un après l'autre, se livrent au même exercice, à +la même action. Il y eut aussi des cris d'ensemble. Le partant +s'éloigne, ayant son sac en peau de chèvre sur le dos, sa longue +canne à la main, sa gourde pendante au côté. Deux belles boucles +d'or ornées d'un fer à cheval pendent à ses oreilles. Chacun de +l'appeler et de l'appeler encore. Mais il s'en va sans détourner la +tête, sans montrer aucune faiblesse. On redouble d'agaceries, de +séductions, rien n'y fait, il marche fièrement devant lui. Tout à +coup, il prend son chapeau dans ses mains, le jette par-dessus sa +tête, bien loin derrière son dos, et se met à fuir. Des compagnons +courent le ramasser, poursuivent le fuyard, l'atteignent à la +longue, et le lui enfoncent sur la tête. Le partant reste +insensible; il ne sait, il ne veut savoir qui lui a rendu son +couvre-chef; il marche d'un pied ferme, sans se détourner ni à +droite ni à gauche; ses autres compagnons retournent sur leurs pas; +la conduite est achevée. Le patient a fait preuve de fermeté. + +Dans certains cas, les compagnons maréchaux portent des boucles +d'oreille d'or, ornées d'un fer à cheval. En 1853, les forgerons, +dans les cérémonies de corps, avaient la culotte courte et le +chapeau monté. + +Le tatouage est assez fréquent chez les ouvriers du fer. Les +emblèmes les plus fréquents sont: fer à cheval, enclume, pince, +marteau, fer à cheval entouré de petits fers, fer, marteau, +taille-corne, clous. + +En France et en Belgique, les forgerons et la plupart des ouvriers +du marteau ont pour patron saint Éloi; au XVIIe siècle, les +maréchaux habillaient quelquefois ce saint en maréchal, dans la +pensée, dit le curé Thiers, qu'il avait été de leur profession, ce +qui est une erreur partagée par le peuple et par les conteurs +populaires; en réalité, il fut orfèvre et non pas forgeron. Sa fête +est célébrée, en beaucoup d'endroits, par les ouvriers du fer. + +Dans l'Yonne, dès la veille, les jeunes forgerons, maréchaux, +charrons, etc., parcouraient, le soir, le pays, avec des torches, +chantant, avec accompagnement d'instruments, la chanson: _Saint Éloi +avait un fils_, etc.; le matin, une salve d'artillerie invitait les +ouvriers à se préparer à la fête, et l'office était annoncé, à dix +heures, par une nouvelle détonation. + +Avant 1836, aux forges de la Hunaudière, près de Châteaubriant, les +forgerons célébraient la fête de saint Éloi. Comme elle tombait le +1er décembre, alors que l'établissement était en pleine activité, +elle était remise au lendemain de la Saint-Jean, où tout le monde +chômait, excepté le fourneau. Après la messe à la chapelle, on se +rendait à la forge pour fleurir le marteau. Le directeur, le commis +et toutes les dames, ainsi que le curé, assistaient à cette +cérémonie: chacun prenait un clou et l'enfonçait dans le bouquet +pour le fixer solidement au marteau. C'est alors que les ouvriers +entonnaient avec un entrain merveilleux la chanson des forgerons: + + C'est aujourd'hui la Saint-Éloi, + Suivons tous l'ancienne loi; + Il faut fleurir le marteau, + Portons-lui du vin nouveau. + + Saint Éloi avait un fils + Qui s'appelait Oculi; + Et quand le bon saint forgeait + Son fils Oculi soufflait. + + À vot' santé, bons marteleurs! + Sans oublier vos chauffeurs. + Et vous autr' p'tits forgerons + Qui passez pour bons garçons. + + S'il y a des filles dans nos cantons + Qui aiment bien les forgerons, + Elles n'ont pas peur du marteau + Quand elles sont dessus le haut. + + Allons à la messe promptement, + M'sieur le curé nous attend, + La messe il va nous chanter. + Il nous faut aller l'écouter. + +En même temps, on levait la canne ou pelle, et le marteau frappait +avec violence sur un gros levier qu'il devait écraser. À ce signal, +tout le monde se mettait à danser à la ronde. Le chef de +l'établissement donnait une barrique de cidre pour aider à célébrer +plus gaiement la fête. Chaque ouvrier apportait, devant son feu de +forge, sa table et son repas, auquel prenait part toute sa famille, +et chacun allait boire à la barrique commune. Dans la soirée, tous +les petits valets fleurissaient leurs outils et se rendaient chez le +directeur, devant lequel ils chantaient des chansons appropriées à +la circonstance, et le directeur arrosait copieusement le bouquet. +De son côté, sa femme, au soir de la fête, régalait les femmes des +ouvriers d'une outre de vin rouge, après quoi les danses +recommençaient et duraient toute la nuit. + +En Haute-Bretagne, les maréchaux mettent, lors de leur fête, +au-dessus de leur porte, un laurier, accompagné de rubans rouges, +blancs et verts; le soir, ils chantent la chanson du _Roi Dagobert_. + +Dans la province d'Anvers, les maréchaux et les forgerons se rendent +à l'église, pour y assister à la messe qui est célébrée, en +l'honneur du saint, et qui, pour cette raison, est appelée +«Looimis», c'est-à-dire, «Messe de saint Éloi». Durant toute la +journée, mais principalement le soir, les paysans des environs se +rendent à la forge du village, sur le toit de laquelle le drapeau +flotte. Il est d'usage qu'ils aillent régler, ce jour-là, les +comptes de toute l'année chez les maréchaux ferrants, qui, dans la +campagne, exercent en même temps le métier de forgeron et celui de +serrurier. Les grands fermiers se font accompagner de leurs valets. +Le forgeron, qui tient ordinairement auberge, sait bien de quelle +manière il doit traiter ses chalands pour s'assurer continuellement +leur faveur. Sur une certaine somme, il leur accorde, chaque fois, +un rabais de «5 cens» (10 centimes), et cet argent leur sert à +prendre maints «pintjes» et «borreltjes» (des verres d'orge et des +petits verres de genièvre). Dans le pays wallon, le régal offert +consiste en une petite collation de jambon ou de viande salée, +accompagnée d'une quantité de petits verres. + +Dans l'Yonne, on donne des oeufs de Pâques teints aux maréchaux et +aux forgerons. + +En Angleterre, la fête des forgerons avait lieu le jour de la +Saint-Clément, dans le Sussex, et, suivant la coutume ancienne +désignée sous le nom de «Clemmenning», ils allaient quêter des +pommes et de la bière, usage encore conservé dans quelques pays. +Pour fêter leur saint patron, ils placent un peu de poudre dans le +trou de leur enclume, et ils la font éclater comme une fusée. Il y a +quelques années, à l'auberge de Burwath, on asseyait sur un fauteuil +un mannequin orné d'une perruque et ayant une pipe à la bouche, que +l'on appelait «Old Clem», nom familier de saint Clément, le premier +homme qui ait, suivant la tradition, ferré un cheval. + +Dans plusieurs établissements privés, le patron donne à ses ouvriers +une _way-goose_, c'est-à-dire une jambe de porc sans os, et le porc +rôti avec de la sauge et des oignons. Le plus vieux forgeron préside +le banquet dont le plus jeune est vice-président. La cérémonie est +accompagnée de toasts traditionnels, du chant du _Jolly Blacksmith_, +et l'on boit à la mémoire du «Vieux Clem» et à la prospérité de ses +descendants. L'on souhaite aussi que la face du brillant marteau et +de l'enclume ne soit jamais rouillée par manque d'ouvrage. À +Londres, le repas avait lieu au _Cheval Blanc_; un des forgerons y +était revêtu d'un tablier neuf avec des franges dorées, et l'on +servait à ce souper une boisson spéciale, composée de gin, d'oeufs +et d'épices. Le feu d'artifice du marteau n'est plus fait par les +ouvriers de cette ville. + +Les forgerons, de même que plusieurs autres corps d'état, donnent +quelquefois, par une sorte d'assimilation à un être animé, des noms +à ceux de leurs outils qui leur servent souvent ou qui présentent +quelque particularité remarquable. Dans _l'Assommoir_, Zola parle de +deux masses de vingt livres, les deux grandes soeurs de l'atelier, +que les ouvriers nommaient Fifine et Dédèle. + +Les forgerons, maréchaux et taillandiers tiennent une place +considérable dans l'imagerie allégorique, surtout dans celle du +XVIIe siècle; nous avons reproduit quelques planches qui sont +intéressantes au double point de vue du métier et de l'histoire des +moeurs; telle est celle où l'on voit la servante «ferrer la mule» +(p. 9), expression qui a été remplacée par la «danse de l'anse du +panier». La belle estampe de Larmessin est suffisamment expliquée +par la légende qu'on lit au-dessous (p. 5). Avant de voler le chat +de la mère Michel, Lustucru avait été quelque peu réformateur et +forgeron. Quelque folâtre, dit Tallemant des Réaux, s'avisa de faire +une espèce de forgeron, grotesquement habillé, qui tenait une femme +avec des tenailles et la redressait avec son marteau. Son nom étoit +L'Eusses-tu-cru, et sa qualité médecin céphalique, voulant dire que +«c'étoit une chose qu'on ne croyoit pas qui pût jamais arriver que +de redresser la tête d'une femme.» On vit paraître un grand nombre +d'images, quelques-unes d'un véritable mérite artistique, qui +montrèrent Lustucru dans son rôle de réformateur de la tête et de la +frivolité des femmes; d'autres sont très naïves, comme le bois +normand reproduit dans l'_Imagerie populaire_ de Champfleury: +Lustucru, en compagnie d'un ouvrier, frappe à tour de bras une tête +de femme, qu'il tient avec des pinces sur une enclume, et s'écrie: +«Je te rendrai bonne!» À quoi le compagnon ajoute: «Maris, +réjouissez-vous!» Une autre tête de mauvaise femme se trouve sur le +foyer de la forge, attendant que le forgeron lui fasse subir la même +opération, pour la rendre bonne également. + +[Illustration: LA FORGE MERVEILLEUSE. + +Les numéros indiquent les couplets où sont énumérés les défauts des +maris forgés à neuf et rendus excellents. + +1. Le brutal.--2. Le paresseux.--3. L'ivrogne.--4. Le jaloux.--5. Le +joueur.--6. Libertin et volage.--7. L'avare--8. Le gourmand.] + +Les femmes voulurent avoir leur revanche, et d'autres images +représentèrent Lustucru massacré par les femmes, ou la grande +destruction de Lustucru par les femmes fortes et vertueuses: ce sont +elles qui, à leur tour, forgent la tête des hommes (Voir la gravure +de la page 17). La Forge merveilleuse, image populaire, qui parut à +Metz, vers 1840, chez Demboug, et qui pourrait bien avoir été +dessinée par Grandville, montre une maîtresse de forge qui rend aux +femmes leurs maris guéris de leurs défauts, quand ils ont passé par +le feu, et ont été forgés sur l'enclume. Elle s'adresse à la foule +et lui dit: + + De cette forge merveilleuse, + Voyez les effets surprenants: + Intempérance, humeur fougueuse, + S'envolent en quelques instants. + D'une amitié constante, + Docile influence, + L'homme, chose étonnante, + Est un être charmant! + Cette forge, en vérité, + Merveille + Sans pareille, + Rend, par sa propriété, + L'esprit et la bonté. + +Il n'est pas impossible que toute cette série ait eu pour point de +départ un écho affaibli des légendes que l'on constate à des époques +fort anciennes, et dans lesquelles des vieillards sont rajeunis +magiquement par le feu. + +La malice populaire s'exerce peu fréquemment aux dépens des ouvriers +du fer: voici deux formulettes, l'une de l'Armagnac, l'autre de +Basse-Bretagne; je donne seulement le texte patois de la première +qui est grossière: + + _Haure, haure, haurilloun,_ + _Treize petz dans un cujoun (gourde)._ + _Lou cujoun se crèbo,_ + _Lou haure tout merdo._ + + _Marichal krign-karn,_ + _Chaoker kac'h houarn._ + + Maréchal, grignoteur de cornes.--Mâcheur d'excréments de + fer. + +Les devinettes sur les forgerons paraissent assez rares. M. Walter +Gregor en a publié trois recueillies en Écosse. Voici la mieux +venue: + + _Fah made the first pair o' shoes without leather_ + _Before the shoemaker made:_ + _Fire, air, earth, water,_ + _All put elements together,_ + _And each ane took two pair of shoes?_ + + --Qui a fait la première paire de souliers sans cuir avant + le cordonnier;--Qui met ensemble les éléments:--Le feu, + l'air, la terre, l'eau,--Et à qui chaque client demande + deux paires de souliers? + +La réponse de cette devinette de l'Ukraine est l'enclume: + + Je suis petite, utile pour tout le monde; mais dans mon + ventre il y a toujours le bruit, et l'homme frappe mon + coeur et mes entrailles. + + +PROVERBES + + --_Fit fabricando faber._ + + --À forger on devient forgeron. + + --En forgeant devient-on febvre. + + --Chacun est forgeron de sa fortune. + + --Un apprenti maréchal apprend à ferrer sur l'âne de + l'infidèle. (Turc.) + + --C'est pour cela que le forgeron tient les tenailles--pour + ne pas se brûler les mains. (Ukraine.) + + --Le maréchal forge des pinces pour ne pas se brûler. + (Russie.) + + --Si tu n'es pas forgeron, il ne faut pas prendre de + tenailles. (Ukraine.) + + --Le forgeron bat le fer quand il est chaud. (Ukraine). + + --L'argent du forgeron s'en va en charbon. (Turc.) + + --Le forgeron trouve tout arbre propre à faire du charbon: + chacun conduit son examen au point de vue de son intérêt. + (Turc.) + + --_Ch'est comme é-che maricho de Saint-Clair, quand il ot + du cairbon, i' n'a pu de fer._ (Picardie.) + + --La forge de «s'il y avait» ne fait ordinairement pas de + fer. (Proverbe Basque.) + + --Feves et forniers boivent volontiers. (XVe siècle.) + + --Tailleur voleur, cordonnier noceur, forgeron ivrogne. + (Russie.) + + --Dormir plus qu'un forgeron (dormir beaucoup). (Ukraine.) + +Le dicton qui suit accompagne l'image ci-dessous: + + --_Daer er weel smeden moet flach houden._ + + --Quand on veut beaucoup forger il faut marteler avec + persévérance. + + Il vaut mieux être marteau qu'enclume. Il vaut mieux battre + que d'être battu. (Belge.) + + Lorsque tu es enclume, souffre comme une enclume; lorsque + tu es marteau, frappe comme un marteau. (Hollandais et + Anglais.) + +[Illustration: Intérieur de forge hollandaise, gravure tirée des +oeuvres de Jacob Cats (1665).] + +Balzac met dans la bouche de l'un des personnages de _Pierrette_, +cette comparaison: Vous êtes comme le chien du maréchal, que le +bruit des casseroles réveille et qui dort sous la forge. Elle n'a +pas été enregistrée par les auteurs des recueils français, mais elle +se trouve en Italie: _Il cane del fabbro dorme al rumor del martello +e si desta a quello delle ganesce_: Le chien du forgeron dort au +bruit du marteau et se réveille à celui des mâchoires. Une fable +turque, qui s'applique à un corps d'état voisin, peut lui servir de +commentaire: Certain serrurier avait un chien. Tant que son maître +forgeait, l'animal dormait sans jamais ouvrir les yeux; mais à +l'heure des repas, il se levait incontinent et dévorait les os qu'il +jetait de la table. «Misérable! s'écrie le serrurier irrité de cette +conduite, je ne comprends rien à ta manière d'agir: tout le temps +que je frappe le fer, tu dors comme un paresseux, et à peine ai-je +commencé à jouer des mâchoires, que tu t'éveilles et t'approches de +moi en remuant de la queue.» + +[Illustration: Intérieur de forge au XVIIIe siècle avec des +forgerons frappant en mesure avec le marteau. (Gravure de +Chodowiecki.)] + + --_I n' fût nin qwitter l' marihâ sins li payi ses fiér._ + + Il ne faut pas quitter le maréchal sans lui payer ses fers. + Ne demeure pas le débiteur de celui avec qui tu te + brouilles. (Belgique wallonne.) + + --_Quand on quitte chés marichaux, i feut payer les vins + fers._ (Picardie.) + + --_A marihâ s'clâ. A chaque marihâ s'clâ._ + + Chacun ne doit s'occuper que de son métier. (Belgique + wallonne.) + + --_Bau mey paya haure que haurillon._ + + Il vaut mieux payer un bon forgeron qu'un mauvais. Mieux + vaut s'adresser à Dieu qu'à ses saints. (Béarn.) + + --Les coups sont inutiles sur le fer froid. (Algérie.) + + --Où va ton argent, ô muletier? il s'en va en fers et en + clous: se dit d'une personne qui a fait de mauvaises + spéculations. (Algérie.) + +On applique aux forgerons le proverbe commun à tant de métiers, dont +le type le plus connu en France est: Les cordonniers sont toujours +les plus mal chaussés. Un ancien dicton anglais associe même les +deux professions: _The smith's mare and the souter's wife are aye +warst shod_: La jument du forgeron et la femme du cordonnier sont +toujours les plus mal chaussées. Sa forme plus moderne est celle-ci: +_Who goes more bare than the shoemaker's wife and the smith's mare_: +Qui est plus nu-pied que la femme du cordonnier ou la jument du +maréchal. En voici quelques autres qui se rattachent au même ordre +d'idées. En Italie, on dit: _In domo de ferreri schidoni de linna_. +Dans la maison du forgeron, broche de bois. En Espagne: _En casa del +herrero cuchillo mangorerro_. Chez le forgeron, le plus mauvais +outil est le couteau. En Portugal: _En casa de ferreiro espeto de +páo_. Dans la maison du forgeron broche de bois. + +En Poitou, dans le Lot et à Guernesey, les nourrices, en frappant +légèrement sur la plante des pieds des enfants, leur chantent ces +deux formulettes: + + Quand je ferre mon cheval + Al, + Je lui donne trois coups, + Ou! + + Ferre, ferre, mon poulain. + Pour aller à Saint-Germain! + Ferre, ferre ma pouliche + Pour allaïr cis ma nourriche! (Guernesey.) + +En Écosse, pour amuser les enfants pendant qu'on les chausse, on +leur chante une petite chanson qui décrit l'opération en imitant +aussi exactement que possible l'action du maréchal qui ferre un +cheval. + +Dans les chansons nuptiales des pays slaves, surtout dans celles de +l'Ukraine, il est souvent question d'un forgeron qui est convié à +venir pour forger des objets symboliques: un bateau en cuivre, des +roues en argent, le couteau destiné à partager le pain de la noce, +la clé pour ouvrir le lieu où se trouve la fiancée. + +En France, parmi les jeux à gages, figure celui qui porte le titre +de: Maréchal, sais-tu bien ferrer? La personne qui commence le +cercle s'adresse à son voisin de droite en lui présentant un objet +quelconque, et après qu'elle a légèrement frappé sur son pied, le +voisin prend l'objet; mais si par malheur, il n'a pas observé qu'on +lui a donné l'objet d'une main après avoir frappé l'autre, et qu'il +le tende à son tour de la même main dont il s'est servi pour frapper +sa semelle, il est assuré de donner un gage. + + +SOURCES + +_Folk-Lore Journal_, II, 322; 108, 109 (fêtes), 326.--_Karkowski +Sbornik_, III, 48, 64.--_Revue des traditions populaires_, VI, 169; +IX, 143, 372.--Sébillot, _Contes de la Haute-Bretagne_, I, 256, 260; +II, 52, 139.--Luzel, _Légendes chrétiennes_, I, 316.--Adam, _Les +patois lorrains_, 441.--L. Brueyre, _Contes de la Grande-Bretagne_, +226, 330.--Dasent, _Popular Tales from the Norse_, 105.--Cerquand, +_Légendes basques_, IV, 5.--Frank, _Contes allemands du temps +passé_, 131, 265.--L. Brueyre, _Contes populaires de la Russie_, +63.--Cosquin, _Contes de Lorraine_, I, 27.--_Folk-Lore Record_, IV, +13.--Wratislaw, _Folk Tales from slavonic sources_, 138.--Bladé, +_Proverbes de l'Armagnac_.--Sauvé, Lavarou-Koz.--_Traditions de la +Suisse romande_, 121, 87.--Monteil, _Histoire des Français_, V, +77.--Monseur, _Folk-Lore wallon_, 118, 131.--Collin de Plancy, +_Dictionnaire infernal_, II, 102.--Henderson, _Folk-Lore of Northern +counties_, 81.--L.-F. Sauvé, _F. L. des Hautes-Vosges_, 355.--C.-G. +Simon, _Étude sur le compagnonnage_, 120, 152, 192.--A. Perdiguier, +_Mémoires d'un compagnon_, 8.--_Mélusine_, IV, 499.--Goudé, +_Histoire de Chateaubriant_, 325.--Communications de M. C. de +Cock-Reinsberg-Düringsfeld, _Traditions de la Belgique_, II, +297.--Brand, _Popular antiquities_, I, 408.--W. Gregor, _Trans. of +Banfshire-club_ 1880 et 1883.--Leroux de Lincy, _Livre des +proverbes_.--Decourdemanche, _Proverbes turcs_.--Ledieu, _Traditions +du Demuin_.--Dejardin, _Dictionnaire des +Spots_.--Reinsberg-Düringsfeld, _Sprichwörter_.--Decourdemanche, +_Fables turques_, 226.--Corblet, _Gloss. picard_.--Rolland, _Rimes +de l'Enfance_.--Communications de MM. T. Volkov (Russie et Ukraine), +A. Harou (Belgique).--Mme Celnart, _Jeux_. 102. + +[Illustration: _Serruriers et Forgerons._ + +_Jeu universel de l'Industrie._] + + + + +LES CHAUDRONNIERS + + +Les chaudronniers ou maigniens ne figurent pas dans le _Livre des +Métiers_. Pourtant ils formaient, dit Chéruel, une corporation fort +ancienne, dont les statuts furent confirmés par Louis XII en 1514. +On distinguait les chaudronniers-grossiers qui ébauchaient +l'ouvrage, les chaudronniers-planeurs qui l'achevaient, les +chaudronniers faiseurs d'instruments de musique, et enfin, les +chaudronniers au sifflet qui parcouraient les campagnes. Ces +derniers sont à peu près les seuls qui présentent de l'intérêt au +point de vue qui nous occupe. On appelait ainsi, aux siècles +derniers, les chaudronniers des provinces, particulièrement +d'Auvergne, qui, courant la campagne, se servaient d'un sifflet +antique pour avertir les habitants des lieux où ils passaient, de +leur apporter à raccommoder les ustensiles de cuisine; ils +achetaient aussi et revendaient de vieux cuivres. Le Bocage normand +partageait, dit Lecoeur, avec l'Auvergne, le privilège de fournir +la France de chaudronniers ambulants, fondeurs, étameurs, +raccommodeurs de vaisselle et fabricants de soufflets. C'est au +commencement du printemps que ces braves gens désertent leurs +paroisses natales. Ils emmènent avec eux pour chiner, et les aider +dans leur travail, leurs jeunes garçons dès qu'ils ont atteint l'âge +de douze ans. Chacun de ces Raquinaudeux ou Rouleurs, ainsi qu'on +les appelle, gagne alors son canton ordinaire, va revoir sa petite +clientèle. Ils se disséminent sur tous les points de la France, même +jusque sur les frontières de Suisse, d'Italie et d'Espagne. On les +rencontre sur toutes les routes, cheminant à petites journées, +l'échine péniblement courbée sous le poids de leur _bataclan_: +bassine de fer à trois pieds, soufflet, moules à cuillers, marteaux +et autres ustensiles de leur métier. Derrière le père trottine +l'enfant, s'attardant parfois au rebord des haies où les oiseaux +recommencent à édifier leurs nids. L'hiver les ramène au logis; ils +le regagnent vers la Toussaint, rapportant le produit de leur +travail et de leurs économies. Le petit magot péniblement amassé est +le pain de la famille pendant la dure saison. Souvent à force de +persévérance et de courage les pères amassent, pour leurs enfants, +un petit patrimoine. Durant l'absence du chef de la famille, c'est +la femme qui a le gouvernement de la maison et qui s'occupe des +récoltes. Le mari à son retour trouve tout en ordre et s'occupe des +labours et de la pilaison des pommes ou des poires. + +Les chaudronniers auvergnats et normands ne sont pas les seuls qui +viennent exercer dans les campagnes ce métier et quelques petites +industries qui s'y rattachent; mais ils sont les plus connus; leurs +visites étaient, surtout autrefois, périodiques; ils se mêlaient à +la vie des paysans qui avaient l'habitude de les voir revenir chaque +année. Leurs clients de la campagne les accueillaient avec plaisir, +et la description que Mme Destriché a donnée dans le _Magasin +pittoresque_ de l'arrivée dans un village du Maine d'un étameur +ambulant pouvait s'appliquer à beaucoup d'entre eux. Celui-là +portait le sobriquet caractéristique de père Bontemps, qui attestait +sa popularité et qu'il devait sans doute à sa joyeuse humeur. Il +venait dans une petite charrette attelée d'un âne, et quand il +s'était installé et qu'il avait déballé ses outils et son attirail, +il était entouré des commères du hameau qui lui demandaient et lui +disaient des nouvelles pendant qu'il repassait les ciseaux, et +lorsqu'il fondait les cuillers ou qu'il étamait les casseroles, les +gamins le regardaient curieusement. + +En Basse-Normandie, les paillers ou chaudronniers ambulants qui, +pour la plupart, étaient originaires de Villedieu et des environs, +recevaient l'hospitalité chez les habitants. Ceux-ci se plaisaient à +les faire causer et s'amusaient de leur prononciation traînante et +chantée. Les paillers racontaient aussi des contes et surtout des +histoires extraordinaires, des mensonges énormes, qui font songer +aux légendaires exploits de M. de Crac. Jean Fleury, dans sa +_Littérature orale de la Basse-Normandie_, en a donné quelques +échantillons sous le titre de «Propos de paillers». + +Mais à côté de ces petits industriels, populaires dans les +campagnes, il en était d'autres qui étaient moins estimés. C'était +le cas des étameurs de casseroles, qui sont en même temps fondeurs +de cuillers de plomb ou d'étain. Ils se faisaient marchands +voyageurs et quittaient pendant la belle saison la grande ville pour +parcourir les campagnes. Ils voyagent avec femme et enfants, disent +les _Français peints par eux-mêmes_, père et mère, et souvent un +petit chien et une grande chèvre. Ils montent habituellement leur +établissement devant la mairie, l'église ou le presbytère. Les +familles de ces raccommodeurs ressemblent beaucoup à celles des +bohémiens; leur vie est une vie nomade; ils couchent parfois à la +belle étoile, ils mangent à la gamelle et en plein air, tout à côté +d'un réchaud allumé et d'un berceau garni souvent de deux ou trois +raccommodeurs en herbe. Le chaudronnier ambulant a plus d'une +industrie; il raccommode les vieux soufflets ou les échange contre +des neufs. Mais il y a surtout un moment où il est beau de gloire et +de puissance: c'est celui où il daigne se manifester comme fondeur +de cuillers aux regards de la foule ébahie. L'heureux événement pour +les enfants du village que l'arrivée de cet habile prestidigitateur! +Toute la journée ils se tiennent en cercle autour de cette poêle +dans laquelle fondent le plomb et l'étain. Ils oublient le boire et +le manger, et surtout l'école en voyant les débris de cuillers se +transformer en une substance fluide et argentée. + +Les chaudronniers exerçaient, ainsi qu'on l'a vu, le métier +d'étameur de casseroles: dans les villes, ceux-ci formaient une +catégorie à part de petits industriels. Voici, d'après les +_Français_, comme ils opéraient vers 1840: Coiffé d'un chapeau à +larges bords, vêtu d'une veste brune, d'un pantalon flottant dont le +fond en lambeaux accuse de fréquents contacts avec le pavé, +l'étameur de casseroles parcourt les rues tenant au bras son +réchaud, la main ornée d'une énorme cuiller de fer ou de plomb, +portant sur ses épaules les casseroles, poêles et boîtes au lait, et +poussant son cri si reconnaissable: «Eh! le chaudronnier ou étameur +de casseroles!» Rarement il marche sans un compagnon, grand garçon +de quinze à vingt ans, dont l'office est d'aller en quête des +pratiques. Pendant que l'un, s'adossant à quelque coin de mur, +allume le feu de son réchaud et prépare ses outils, l'autre explore +chaque rue, chaque impasse du quartier, fait une station dans toutes +les cours pour y chanter deux autres fois sur le _Pater_ son +raccommodeur de casseroles, et ne recule même pas devant un escalier +à six étages pour se mettre en communication plus directe avec la +ménagère, qui peut ne pas l'avoir entendu. Chargé d'un butin de +cafetières et de marmites, il retourne vers son compagnon, à qui il +explique qu'il faut étamer celle-ci, mettre une pièce à celle-là, +et, pendant que la besogne se fait, il la quitte de nouveau pour +aller se livrer à d'autres explorations. + +[Illustration: le Chaudronier] + +À Paris, ils criaient: + + Rrrrétameurr rrrfondeur! + +Kastner a noté, dans ses _Voix de Paris_, plusieurs autres de leurs +cris. Ils se distinguent, dit-il, par des formes assez variées: +c'est tantôt un cri bref comme celui du vitrier, tantôt un court +récitatif, débité avec volubilité: + + Voy' (voilà) l'étameur, voy' étameur de cass'rol; voy' l'raccommodeur! + Étameur, v'là l'fondeur étameur, étameur des cass'roles, voilà l'étameur. + +Actuellement, leur appel le plus habituel est: + + Voilà le raccommodeur! Voilà l'étameur! + +À Marseille, les fondeurs d'étain se divisent en deux états bien +distincts: ceux qui fondent les vieux ustensiles en étain pour en +faire des couverts neufs, au moyen de moules en fer qu'ils +transportent avec eux, et qui étament les cuillers en fer; leur cri +est en français: + + Blanchir les fourchettes, fondeur d'étain! + +et les étameurs; ceux-ci ont un véritable chant auquel ils ajoutent +même quelques fioritures: + + _Stammar le marmitta,_ + _Cassarol' estamar,_ + _Peirols raccoumoudar!_ + + Étamer les marmites,--Les casseroles étamer,--Les chaudrons + raccommoder. + +Quelques-uns disent: + + _Abrazar marmitta,_ + _Cassarol' estamar!_ + +Braiser (souder) marmites, casseroles étamer. Ce qu'ils ajoutent à +ce mauvais italien est du français: comme il faut, comme il faut, +avec de nombreuses variations. + +Autrefois, les paysans avaient une assez grande méfiance à l'égard +de certains des chaudronniers ambulants; ils étaient pour la plupart +étrangers, et comme tous les nomades, ils traitaient avec beaucoup +de sans gène la propriété privée, comme le font encore les Bohémiens +rétameurs et fondeurs, dont les caravanes viennent quelquefois +camper dans les villages. Il est vraisemblable aussi qu'on les +accusait quelque peu de sorcellerie; un reproche plus mérité était +celui de commettre des fraudes en raccommodant les objets qui leur +étaient confiés. Ainsi qu'on l'a vu, il en est qui sont bien +accueillis dans les villages où ils reviennent périodiquement. + +Il n'en a pas toujours été ainsi: des dictons et des légendes +assurent que plusieurs furent punis du dernier supplice, à cause de +leurs vols ou de leur grossièreté. On dit encore dans les environs +de Dijon: + + On pend les magniens à Dampierre, + On les pend à Beaumont. + +Selon la tradition populaire, quatre chaudronniers de Villedieu +rencontrant un inconnu l'insultent, le forcent à porter leurs +paquets jusqu'à Domfront, où ils entrent à midi. L'étranger se fait +reconnaître pour le roi, et se venge du peu de courtoisie de ses +compagnons en ordonnant leur supplice. C'est de là que serait venu +le blason de la ville: + + Domfront, ville de malheur, + Arrivé à midi, pendu à une heure. + +On raconte dans le Bocage normand comment une bonne femme, quelque +peu sorcière, punit une des fraudes les plus habituelles aux +chaudronniers ambulants. Elle avait confié ses vieilles cuillers +d'étain fin, pour les refondre, à un fondeur de cuillers ambulant, +en lui faisant la recommandation expresse de ne pas leur en +substituer d'autres en plomb, selon l'habitude de ces gens, trop peu +scrupuleux d'ordinaire. Le fondeur promit de faire sa besogne en +conscience, ce qui ne l'empêcha pas, au moment de la fonte, de +remplacer dans la bassine les cuillers d'étain fin par du plomb. En +retirant la première cuiller du moule, il s'aperçut qu'elle était +aussi percée de trous qu'une écumoire. Il crut s'y être mal pris, et +recommença plusieurs fois son opération sans plus de succès. La +bonne femme, peu confiante dans sa promesse, l'avait vu accomplir sa +fraude. Elle avait détaché de sa baverette une grosse épingle jaune, +et, relevant un coin de son tablier, elle s'était mise à le cribler +de coups d'épingles, en marmottant quelques mots étranges à chaque +cuiller mise au moule. + +Il est vraisemblable qu'ils avaient aussi la réputation d'être peu +respectueux des choses saintes. + +Près de Pont-Audemer, une croix de carrefour est surnommée la +Croix-des-Magnants, parce que des hommes qui exerçaient la +profession de chaudronniers ambulants furent engloutis à cet +endroit, après avoir commis un acte d'impiété. Ils continuèrent +d'habiter l'abîme souterrain où leur crime les avait précipités; +naguère encore on croyait entendre le bruit sourd et mesuré du +marteau sur leurs chaudrons, qu'ils ne doivent point cesser de +battre jusqu'à la fin des siècles. + +Un grand nombre de dictons et de formulettes les accusent d'une +maladresse volontaire lorsqu'ils font des réparations à un ustensile +usé ou percé. + +Dans le Morvan, on leur adresse la formulette suivante: + + _Magnin clidou,_ + _Mai lai pièce ai coté deu trou,_ + _T'aré mai d'ovraige._ + + Chaudronnier,--Mets la pièce a côté du trou,--Tu auras plus + d'ouvrage. + +Dans l'Aube, les enfants les poursuivent en leur adressant ce +refrain: + +[Illustration: Chaudronnier ambulant, d'après Guérard.] + + _Chaudrongna matou,_ + _Qui met lai pièce au long du trou._ + + Chaudronnier matou,--Qui met la pièce à côté du trou. + +On disait, d'ailleurs, en parlant d'un homme qui voulant remédier à +une chose n'y apportait point le remède nécessaire: «Il fait comme +le chaudronnier, il met la pièce à côté du trou». Ce reproche est +ancien; il est formulé au XVIe siècle dans la _Farce nouvelle et +fort joyeuse des femmes qui font escurer leurs chaulderons et +deffendent que on ne mette la pièce auprès du trou_. + + Avons que faire du maignen, + Du maignen, commère, du maignen. + --Tenez nostre maistre, + Savez qu'il est. N'allez pas mettre + Icy la pièce auprès du trou... + Gardez bien de tirer le clou. + Ne les pièces auprès du trou, + Comme maignens ont de coustume. + +Dans la Farce _d'un chauldronnier_, celui-ci arrive sur la scène en +criant: + + Chaudronnier, chaudron, chaudronnier! + Qui veult ses poeles reffaire? + Il est heure d'aller crier + Chaudron, chaudronnier! + Seigneur je suis si bon ouvrier + Que pour un trou je sçay deulx faire. + +Dans la _Farce nouvelle_, une dispute a lieu entre un savetier et un +chaudronnier, le savetier lui dit: + + Tu faictz pour ung trou deux, + Et pour ce tu as tant de plet. + +Ce dicton se retrouve en Angleterre: + +_Like Banbury tinkers who in stropping one hole make two_ Comme les +chaudronniers de Banbury qui, en bouchant un trou, en font deux. + +Les chaudronniers sédentaires ont moins que les ambulants, dont ils +diffèrent d'ailleurs, attiré l'attention populaire. + +En Normandie, ou blasonnait toutefois les habitants de Villedieu; +ils sont appelés Sourdins, à cause de la dinanderie qu'ils +fabriquent; car tout le monde en cette petite ville travaille à +fondre ou à battre le cuivre, ce qui fait un tintamarre si +continuel, qu'un grand nombre parmi eux deviennent sourds; d'où leur +est venu le nom de Sourdins. Aussi, n'est-il pas très sûr d'aller +dans quelque atelier demander l'heure qu'il est, sans courir le +risque de recevoir quelque mauvais compliment, ou quelque chose de +pire, car ils jettent, assurait-on jadis, le marteau à la tête. +D'après un ancien auteur, Charles de Bourgueville, les habitants de +Villedieu «qui sont poesliers ou magnants, sont bien faschez quand +on leur demande quelle heure il soit, parce qu'ils ne peuvent ouyr +l'horloge pour le bruit qu'ils font». + +En Belgique, le jour Saint-Gilles, les apprentis chaudronniers se +promenaient par la ville: l'un d'eux s'était coiffé d'une sorte de +shako surmonté d'un panache, tandis que l'autre portait sur une +espèce d'estrade, soutenue par un long manche, la statue du saint, +entourée de fleurs; de l'estrade pendaient des cuillers, des pots et +autres menus ustensiles. Ils allaient demander un pourboire chez les +clients. + +Au moyen âge, le chaudronnier avait assez d'importance pour que les +règlements, royaux ou féodaux, se soient occupés de lui dans des +articles spéciaux. Grosley a donné dans ses _Éphémérides troyennes_ +un extrait de la _Pancarte du droit de péage du canton de Lesmont_, +qui leur accorde une sorte de privilège en raison peut-être de leur +pauvreté: + + Art. XXIII.--Un chaudronnier, passant avec ses chaudrons, + doit deux deniers, si mieux n'aime dire un _Pater_ et un + _Ave_ devant la porte dudit sieur comte de Lesmont ou son + fermier. + +Le seigneur de Pacé, en Anjou, avait le droit de faire travailler +les chaudronniers qui passaient, en leur payant chopine. + +[Illustration: _Chaudronier, chaudronier_ + +D'après Poisson (XVIIIe siècle).] + +Au XVIe siècle, les chaudronniers sont au premier rang des artisans +qui figurent dans les petites comédies; ils le devaient au +pittoresque de leur costume, à leur réputation de gens à réplique +facile, et aussi aux plaisanteries à double sens, très en usage à +cette époque, auxquelles prêtait le dicton si populaire, qui les +accusait de mettre la pièce à côté du trou. + +[Illustration: _Chaudronniers argent des rechaux_ + +D'après Brébiette (XVIIe siècle).] + +La _Farce nouvelle des femmes qui font refondre leurs maris_ est +bien plus ancienne que la _Facétie de Lustucru_, qui fut si en vogue +au milieu du XVIIe, et dont nous avons parlé dans la monographie des +Forgerons. Lorsque les femmes, lasses de voir les images qui +représentaient les forgerons en train de leur redresser la tête, +voulurent avoir leur revanche, les dessinateurs se ressouvinrent +sans doute de la petite comédie jouée cent ans auparavant, et qui +vraisemblablement n'était pas complètement oubliée. Elle met en +scène un personnage qui est appelé fondeur de cloches, mais qui est +en réalité un chaudronnier, puisqu'il arrive en criant: _Ho, +chaulderons vielz, chauderons vielz_. + + Je sçay de divers metaulx + Fondre cloche, s'il est mestier + Pour trouver maniere de vivre. + De fer, de layton et de cuivre + Sçay faire de divers ouvrages + Comme chaudières, poilles pour menaiges... + Mais surtout j'ay une science + Propice au pays où nous sommes; + Je sçay bien refondre les hommes + Et affiner selon le temps; + Car un vieillard de quarante ans + Sçay retourner et mettre en aage + De vingt ans, habile et saige. + Bien besongnant du bas mestier... + Il n'est si vieil, soit borgne ou louche + Que je ne face jeune à mon aise + Par la vertu de ma fournaise. + +Deux femmes veulent faire refondre leurs maris et Pernette, l'une +d'elles, dit au sien: + + Le maistre est logé en la ville + Qui en a jà refondu (dix) mille + Et retournent beaux et plaisants. + +Les deux maris persuadés viennent trouver le fondeur, qui leur dit: + + Il n'est si vieil, soit borgne ou louche + Que (je) ne face jeune à mon aise + Par la vertu de ma fournaise. + Ne s'y mette qui ne vouldra. + Mais il me fault premierement + Sçavoir le pourquoy et comment + Vos femmes y consentent, + Affin s'elles se repentent + Qu'elles ne m'en demandent rien. + Je croy qu'il vauldroit mieulx garder + Vos marys en l'aage qu'ilz sont. + +Les femmes répondent: + + Refondez les tost, nostre maistre, + Et vienne qu'en peut advenir. + +Pendant qu'ils sont en la forge, ce sont elles qui soufflent, comme +dans les _Facéties de Lustucru_ et de la _Forge merveilleuse_. +L'opération dure longtemps; à la fin le fondeur s'écrie: + + Holà, ho, tout est formé: + Ilz ne sont borgnes ne camus, + Chantez Te Deum laudamus. + Voicy vos marys beaulx et gents. + + JENNETTE. + + Par mon serment, ilz sont jolys; + Je ne vouldroye pour grand chose, + Qu'il fust à faire. + + LE FONDEUR. + + Je suppose + Que jai bien gagné mon sallaire. + Mais qu'il ne vous vueille desplaire + Chacun recoignoisse le sien. + + JENNETTE. + + Je cuyde que voicy le mien: + Avez-vous point à nom Thibault? + + THIBAULT. + + Ouy vrayement, hardys et baus, + Qui estoyes dous et courtoys, + Et vous estes ma mesnagière. + Mais il fauldroit changer manière, + Je veulx gouverner à mon tour. + +Les hommes refondus et rajeunis veulent commander, et c'est alors +que les femmes désirent que le fondeur défasse son ouvrage; la pièce +se termine par cette morale: + + Pour éviter autres perilz, + Et bien vous gardez haut et bas + De refondre vos bons maris. + +En Angleterre, le chaudronnier était aussi populaire: il était placé +parmi les artisans joyeux: dans une petite pièce qui se jouait +autrefois tous les ans dans le Stafforshire et le Shropshire, il +arrivait sur la scène et disait: «Je suis un joyeux chaudronnier--et +je l'ai été toute ma vie: ainsi je pense qu'il est temps de chercher +une fraîche et jolie femme. C'est alors qu'avec les amis nous +mènerons une vie plus joyeuse que jamais je ne l'ai eue. Je ferai +résonner vos vieux chaudrons.» + +Shakspeare et ses contemporains les ont aussi mis à la scène des +chaudronniers. Christophe Fûté (Sly), «porte-balle de naissance, +cartonnier par occasion, par transmutation montreur d'ours, et +présentement chaudronnier de son état», s'étant couché ivre-mort, un +seigneur qui le voit s'amuse à le transformer en lord; il se +réveille, comme le dormeur éveillé des _Mille et une Nuits_, dans un +appartement somptueux, et les gens qui le servent lui annoncent +qu'on va jouer devant lui une pièce qui n'est autre que la _Méchante +mise à la raison_. Tom Snout (museau) est dans le _Songe d'une nuit +d'été_ l'un des artisans qui représentent une comédie. + +[Illustration: Apprentis chaudronniers visant leurs pratiques le +jour de Saint-Gilles, d'après une lithographie coloriée de Madou.] + +Il y a quelques chansons populaires dont les chaudronniers sont les +héros: M. de Puymaigre en a recueilli une dans le pays messin, qui +raconte comment furent accueillis les galanteries de l'un d'eux: + + C'est un drôle de chaudronnier + Qui s'appelait Grégoire. + Un jour passant par Chaumont, + Pour y vendre ses chaudrons, + Fut bien attrapé, + Fut bien étrillé + Par trois jeunes filles + Gaillardes et gentilles. + + Il s'en va par la ville, + Criant à voix haute: + --Argent de tous mes chaudrons! + Trouve z une belle brune. + Parfaite en beauté: + --O z en vérité, + Oh! mademoiselle, + Que vous êtes belle! + + Je voudrais pour tous mes chaudrons + Petite brunette, + Avoir fait collation + Avec vous seulette... + + --Entrez dans ma chambre, + J'en suis bien contente, + Nous ferons sans façon + La collation. + + Quand la belle eut la bourse: + --Notre affaire est faite. + Attendez un petit moment, + J'y reviens dans l'instant; + Je m'en vais chez Martin, + Chercher du bon vin, + Car il nous faut faire + Une bonne chère. + + La belle fut avertir + Trois de ses voisines. + Elles sont venues toutes les trois + Comme à la sourdine, + Donner du balai + Sur le chaudronnier. + Son pauvre derrière + Paya le mystère. + + --Aïe! aïe! ne frappez pas tant. + Laissez ma culotte, + Que les cent diables soient de l'amour! + Jamais je ne le ferai de mes jours. + + Voilà mes chaudrons + Tous en carillon; + Tout mon ballottage + A resté pour gage. + +Dans le Lot on chante sur un air qui rappelle le cri modulé de +l'étameur une chanson où un de ces artisans, également galant, a un +rôle plus avantageux. Il est vrai que cette chanson a été transmise +par les étameurs ambulants: + + _Se n'és un paouré peyré_ + _Qué sé boulio marida._ + + _Fa, fa, foundré las culliéros,_ + _Dés claous, dés cassettos,_ + _El de candéliers,_ + _El des boutons de mancho._ + + _Del, s'en bay dé bourg en bilo_ + _Per uno fillo trouba._ + + _La prumière qué rencountro_ + _La fille d'un aboucat._ + + _--Diga, mé, midamiselle,_ + _Boulez-bous bous marida?_ + + _--Noun, pas ambé tu, lou payré,_ + _Lés négré coumo un talpo._ + + _--Sabez pas, midamisello,_ + _Terro négro fay boun blat._ + + Il est un pauvre peyré étameur + Qui se voulait marier. + + Faire, faire fondre les cuillères, + Des clous, des cassettes + Et des chandeliers, + Et des boutons de manche. + + Lui s'en va de ville en ville + Pour trouver une fille. + + La première qu'il rencontre + Est la fille d'un avocat. + + --Dites-moi, mademoiselle, + Voulez-vous vous marier? + + --Non pas avec toi, le peyré, + Tu es noir comme une taupe. + + --Vous ne savez pas, mademoiselle, + Terre noire fait bon blé. + +Bien qu'en général les chaudronniers, habitués à courir le monde, +soient loin d'être sots, quelques récits leur attribuent une assez +forte dose de naïveté: on raconte en Gascogne qu'un jour trois +étameurs Auvergnats, chargés de chaudrons, de poêles et de +casseroles montaient au galop la grande Pousterle d'Auch. Quand ils +furent tout en haut, ils étaient rouges comme le sang et soufflaient +comme des blaireaux. Ils s'étonnaient de voir d'autres gens arrivés +en haut de la grande Pousterle dispos et pas du tout essoufflés. + +--Comment donc avez-vous fait? leur demandèrent les trois +Auvergnats. + +--Nous sommes montés doucement. + +Les trois Auvergnats descendirent la grande Pousterle, pour la +remonter doucement aussi. + + * * * * * + +Le _Blason populaire de Villedieu_ est un recueil d'histoires +comiques dont _les Poëliers_ sourdins sont les héros. Le _Moyen de +parvenir_ rapporte une aventure arrivée en Franche-Comté, dans +laquelle un chaudronnier fut pris pour le diable: En ce pays-là les +maisons sont près la montagne et n'ont qu'une cheminée au milieu, +sur le haut de laquelle deux fenêtres ou portes, pour donner le vent +par rencontre, afin que la fumée n'importune point. Or, le vent +étant tourné, le valet voulut aussi tourner les portes, en ouvrir +une et fermer l'autre, de laquelle un des gonds étant rompu ou +arraché il n'en put venir à bout, si qu'il lui fut force de monter +en haut, et ce, par la cheminée. Étant en haut il avisa le défaut, +mais il n'avait point de marteau pour s'aider à descendre. Il se +fâchait, de sorte qu'il alla par le toit droit sur la montagne +quérir une pierre, et ainsi il fit un petit sentier: il raccoutra sa +porte, puis descendit. Il y avait un pauvre chaudronnier qui +cherchait logis, mais pour ce qu'il brunait il ne pouvait voir de +chemin, joint qu'il avait neigé depuis que le monde se fut retiré. +Ce chaudronnier, bien empêché, ne savait que faire, il levait le nez +à mont, découvrant çà et là; enfin, il avisa le sentier qu'avait +fait ce valet, et lui, là, il suivit, et, voyant la clarté de la +chandelle, il ouvre la porte et cuidant entrer, il se pousse dans la +cheminée. Étant ébranlé, il n'y eut pas moyen de se retenir, si +qu'il tomba au milieu de la chambre, disant: «Dieu soit céans!». +Nous vîmes ce personnage noir et ses chaudrons, qui firent à nos +oreilles une fois plus de bruit qu'ils n'eussent pu faire. Nous +fuîmes tous, cuidant que ce fût le maréchal des logis de Lucifer, +qui vînt mettre dans ses chaudières les petits enfants pour les +faire cuire et nous envahir comme repues franches.» + +[Illustration: Étameur ambulant vers 1850, d'après une eau-forte +(Musée Carnavalet).] + +Dans la Cornouaille anglaise, le chaudronnier est un personnage très +populaire, et dit Loys Bruèyre, il y personnifie les mines d'étain, +très abondantes en ce pays. Il figure dans plusieurs contes: Tom +Hickathrift, le tueur de géants, fut longtemps sans trouver +quelqu'un qui osât se mesurer avec lui: un jour, en traversant un +bois, il rencontra un vigoureux chaudronnier qui avait un bâton sur +l'épaule; devant lui trottait un gros chien qui portait son sac et +ses outils. Tom lui ayant demandé ce qu'il faisait là, le +chaudronnier lui répondit: De quoi vous mêlez-vous; ils tombèrent à +bras raccourcis l'un sur l'autre, mais à la fin Tom dut s'avouer +vaincu, et ils s'en revinrent ensemble les meilleurs amis du monde. +Le chaudronnier courut alors les aventures avec le héros, et lui fut +d'un grand secours en maintes occasions. Quand Tom eut à combattre +un grand géant monté sur un dragon et qui commandait une troupe +composée d'ours et de lions, le chaudronnier vint à son secours. À +eux deux, l'un avec son épée à deux mains, et l'autre avec son long +bâton pointu, ils eurent bientôt tué les six ours et les huit lions +de la suite du dragon. Malheureusement le chaudronnier périt dans le +combat et Tom en fut inconsolable. + +D'après un proverbe écossais, les chaudronniers ne figuraient pas en +ce pays parmi les gens courageux. Jamais, dit-il, le chaudronnier +n'a été un preneur de villes. + +Dans un conte finlandais, un chaudronnier qui a abandonné le héros +Mattu quand il était en danger, est lancé par celui-ci dans les +nuages noirs; il est là captif, et lorsqu'il s'irrite de ne pouvoir +reprendre sa liberté, il frappe sur son chaudron: de là le bruit que +le peuple appelle le roulement du tonnerre. + + + + +LES SERRURIERS + + +En argot, le serrurier est un «tape-dur»; on l'appelle aussi un +«bruge», du vieux mot frapper, heurter; à Genève, c'est «un +mâchuré»; à Troyes il est connu, ainsi que tous les ouvriers du fer, +sous le surnom de «gueule noire». + +À Marseille, pour désigner un mauvais ouvrier: + + _Es lou sarrailhiër de ma tanto._--C'est le serrurier de ma + tante. + +La sûreté des maisons et le secret des coffres-forts reposant, pour +ainsi dire, entre les mains des serruriers, ils s'efforcèrent de +gagner la confiance de leurs clients par une inviolable fidélité. +Pour parvenir à ce but, quelques-uns gravaient sur leurs estampilles +ou cachets de marque ces deux mots: _Fidélité et secret_. C'était +pour le même motif que les statuts défendaient à tous maîtres ou +compagnons d'ouvrir une serrure en l'absence de son possesseur, ou +de faire des clés sur des moules de cire ou de terre, sous peine de +punition ou d'amende: + +Afin de bien prouver que la clé lui avait été commandée, il lui +était interdit d'en faire aucune sans avoir sous les yeux la +serrure. «Nus Serreuriers ne puet faire clef a serreure, se la +serreure n'est devant lui en son hostel.» Au XVIIe siècle, les +serruriers prévaricateurs étaient pendus, et l'on mettait sur le +gibet cette inscription: «Crocheteur de porte.» + +[Illustration: ALMANACH DES MAITRES SERRURIERS.] + +Dans le compagnonnage, d'après G. S. Simon, les serruriers du Devoir +de liberté suivent la même règle que les menuisiers, avec lesquels +ils se confondent administrativement, toutes les fois que dans une +même ville, ils sont en trop petit nombre pour former un groupe +distinct. Les serruriers dévoirants sont peu nombreux, la plupart +des aspirants de cette profession étant passés à la société de +l'Union. Leurs règlements sont identiques à ceux des menuisiers, +avec lesquels ils vivaient naguère en parfait accord; depuis +quelques années, cette bonne harmonie est rompue, pour des causes +dont Agricol Perdiguier dit avoir connaissance sans vouloir les +divulguer. + +[Illustration: _Habit de Serrurier_ + +Travestissement du XVIIe siècle, d'après Vuick.] + +En Suisse, parmi les farces usitées au premier avril, il en est de +particulières aux serruriers, qui envoient les apprentis naïfs +vendre le mâchefer chez les marchands d'eau de Seltz ou le laver +pour en faire de la limonade. + +Les enseignes des serruriers n'ont pas en général beaucoup +d'originalité; leur attribut le plus ordinaire est une grande clé, +souvent dorée, suspendue au-dessus de leur boutique. + +Il en est peu qui ait fait usage d'enseignes dans le genre de celle +que l'on voyait à Liège: un petit groupe en fer représentait Noé +ivre conduit par ses deux fils, avec cette inscription, dont le +rapport avec la serrurerie est assez difficile à deviner: «À l'excès +de nos grands-pères». + +Dans la Côte-d'Or, on donne à la mésange charbonnière le nom de +serrurier, parce que son cri imite le grincement d'une scie qu'on +lime. Ce bruit est l'un des plus désagréables qui existent; lorsque +Grandville fit sa planche assez alambiquée du «charivari qui pend à +l'oreille de MM. Guizot, Dupin, etc.», il plaça au premier rang un +diable serrurier qui limait une scie. + +Les serruriers, comme tous les gens de métiers exercés par peu de +personnes et qui ne présentent pas de particularités, occupent une +petite place dans les traditions populaires, et ce qu'on raconte à +leur sujet rentre plutôt dans le cadre des anecdotes que dans celui +des contes. Voici ce qu'on lit dans la _Nouvelle fabrique des +excellents traits de vérité_: + +«Quelque serrurier, passant le bois pour aller en certain village +porter serrures, rencontra un grand porc sanglier que les chiens de +monsieur de Verniquet avoient eschauffé, fort espouvantable à +regarder, lequel voyant cet homme commença de faire à venir vers +lui. Au moyen de quoy le pauvre diable fut si effrayé qu'il pensoit +estre mort et ne sceut autre chose faire sinon monter à un chesne +qui estoit prochain de luy. Ledit sanglier estant parvenu auprès de +l'arbre et n'ayant peu attaindre son homme, commença à escumer par +la gueulle, regardant contre mont et tournoyant à l'entour, comme +s'il eust voulu monter après et ainsi eschauffé en sa colère, de ce +qu'il ne pouvoit approcher, donna si furieusement de l'une de ses +défenses contre ledit chesne qu'il le passa tout outre, de façon que +le croc sortoit de l'autre costé un grand demy pied; ce que voyant +ledit serrurier descendit promptement, et avec son marteau abaissa +et riva le bout dudit croc en crochant et le cacha dans le bois bien +avant, comme l'on fait un clou attachant serrures et pentures. Par +ce moyen ledit sanglier demeura prins et attaché, et le pauvre +serrurier eschappa le peril de la mort et fit du porc sanglier tout +ce qu'il voulut. Premièrement il le tua, il l'habilla, il +l'escorcha, il le trencha, il le couppa, il le donna, il en joua, il +en mangea, il en salla, il en mucha, il en presta, il en gasta, il +s'en saoulla, il en vendit, et si en fit de bon pastez.» + +Une autre anecdote nous est fournie par le _Facétieux Réveil des +esprits mélancoliques_: + +«Un serrurier voulant aller au marché, à Bourgueil, vendre des +serrures, avoit arrêté avec ses voisins de partir de bonne heure; il +arriva donc que, s'étant levé plus matin que les autres, il se mit +en chemin; mais ayant fait une bonne lieue et voyant qu'il était +trop matin, se voulut reposer en attendant ses compagnons, et, sans +y penser, se coucha au pied d'une potence où on avoit attaché un +larron depuis quelques jours, et s'y endormit. Le jour venant, ses +compagnons passant près de là, dirent qu'il falloit appeler le +pendu, si bien que l'un va crier: Ho! compagnon, ho! ho! veux-tu pas +venir, tu as assez demeuré là? Le dormeur qui étoit dans la fosse +s'éveille, et croyant qu'ils parloient à lui, répondit: Oui, oui, +j'y vais, haut, attendez-moi. Ces passants se trouvèrent grandement +surpris, croyant que c'étoit le pendu qui leur avoit parlé, et le +serrurier de courir après eux avec ses ferrements, et eux de fuir +pensant que ce fût le pendu avec sa chaîne: le serrurier les appelle +et les suit de toute sa force: eux fuyant encore plus épouvantés; +aussi ne cessèrent les uns et les autres de fuir et de suivre +jusqu'à ce qu'ils furent à Bourgueil, où ils se reconnurent.» + +[Illustration: Le Serrurier galant, d'après Pigal.] + + + + +LES CLOUTIERS + + +Les cloutiers ou fabricants de clous ont bien perdu de leur +importance, depuis qu'on a trouvé le moyen de les faire en gros, par +des procédés qui diminuent le prix de revient. On peut considérer ce +métier comme en voie de disparition. Sans être au premier rang des +travailleurs du fer, les cloutiers y faisaient une certaine figure. +Un Noël de la Franche-Comté, composé en 1707, et qui fait venir +autour de la crèche de l'Enfant-Jésus les divers corps d'état, +présente les cloutiers, non sans insinuer qu'ils boivent assez +volontiers: + + _Les clouties que sont tous en rond_ + _Autoüot de lieute forge,_ + _Fant das pointes pou las chevrons;_ + _Lou Môtre airouë sas compaignons_ + _De toute soëthe en borge:_ + _Lou feu, lai bise en ste saison_ + _Lieu faut soichie lai gorge._ + +Dans le Bocage normand, d'après Richard Séguin, on rencontrait +fréquemment, au coin d'un bois ou d'une pièce de terre, une méchante +cabane noircie, où, dès le point du jour, en été, et plusieurs +heures avant le lever du soleil, en hiver, se rendaient deux ou +trois cloutiers qui travaillaient à la même forge. Un petit garçon, +encore trop faible pour manier le marteau, faisait marcher le +soufflet, assis sur le billot. Le dimanche ils portaient leurs sacs +chez les grossiers, qui les leur payaient et rapportaient un paquet +de verges de fer qu'ils mettaient en oeuvre la semaine suivante. +Ils travaillaient beaucoup et leur gain était petit. + +Les cloutiers figuraient dans le compagnonnage; ils présentaient +même cette particularité que, plus que tout autre corps d'état, ils +suivaient les plus anciennes coutumes; ils commandent leurs +assemblées, dit Perdiguier, ils font leurs grandes cérémonies en +culotte courte et en chapeau monté. De plus, ils ont des cheveux +longs et tressés sur leur tête. Si un membre de la société vient à +mourir, ils quittent leurs chapeaux, défont, délient leurs longues +tresses et vont l'enterrer avec les cheveux en désordre et leur +couvrant presque tout le visage. Les cloutiers sont nombreux à +Nantes et se soutiennent comme frères. + +Brizeux, qui avait eu l'occasion de voir souvent des cloutiers en +Bretagne, où, il y a une trentaine d'années, ils étaient renommés +pour la jovialité de leur caractère et leur esprit porté à la farce, +a écrit la chanson du cloutier, l'une des plus jolies pièces qui +aient été faites sur les ouvriers: + + Sans relâche dans mon quartier + J'entends le marteau du cloutier. + + Le jour, la nuit son marteau frappe! + Toujours sur l'enclume il refrappe! + + Voyez ses bras noirs et luisants + Retourner le fer en tout sens. + + Jamais il ne voit le ciel bleu, + Mais toujours la forge et son feu. + + C'est pour sa femme et ses enfants + Qu'il fait tant de clous tous les ans. + + Grands clous à tête et petits clous, + Oh! combien de fer pour deux sous! + + Rarement le cabaretier + Voit dans sa maison le cloutier. + + Mais le dimanche, il chôme enfin, + Et chante à l'office divin. + + Que Dieu dans son noir atelier, + Dieu bénisse cet ouvrier! + +[Illustration: Atelier de serrurerie, d'après Jost Amman.] + +Le lutin allemand Hütchen, ainsi nommé parce qu'il se montrait la +tête couverte d'un petit chapeau de feutre, donna à un pauvre +cloutier d'Hildesheim un morceau de fer dont il pouvait faire des +clous d'or, et à sa fille un rouleau de dentelles d'où l'on pouvait +toujours tirer, sans crainte de le diminuer. + + +SOURCES + +CHAUDRONNIERS.--_Dictionnaire de Trévoux_.--Lecoeur, _Esquisses du +Bocage normand_, I, 51; II, 62.--_Les Français peints par +eux-mêmes_, II, 169, 368.--Régis de la Colombière, _Les Cris de +Marseille_, 214.--Clément-Janin, _Blason populaire de la Côte-d'Or, +Dijon_, 31.--Amélie Bosquet, _La Normandie romanesque_, 363.--E. +Rolland, _Rimes et Jeux de l'enfance_, 321.--Baudouin, _Glossaire du +patois de la forêt de Clairvaux_ (Aube).--_Ancien théâtre français_, +I, 63, 90, 110; II, 10, 116.--_Folk-Lore Record_, II, 77.--_Blason +populaire de Villedieu-les-Poêles_, 79.--Blavignac, l'_Empro +genevois_, 302.--Michelet, _Origines du droit français_, +196.--_Folk-Lore Journal_, IV, 260.--Comte de Puymaigre, _Chansons +populaires du pays messin_, I, 203.--Daymard, _Vieilles chansons du +Quercy_, 156.--J.-F. Bladé, _Contes populaires de Gascogne_, III, +362.--Loys Brueyre, _Contes populaires de la Grande-Bretagne_, +31.--X. Marmier, _Contes populaires de différents pays_, II, 297. + +SERRURIERS.--Larchey, _Dictionnaire d'argot_.--Revue des _Traditions +populaires_, X, 31.--Régis de la Colombière, _Cris de Marseille_, +175.--Ouin Lacroix, _Histoire des Corporations de Normandie_, +184.--G.-S. Simon, _Études sur le Compagnonnage_, 94, +105.--Blavignac, l'_Empro genevois_, 365.--_Le Conteur vaudois_, 30 +juillet 1887.--Communication de M. Alfred Harou.--_Wisla_, 1893, +309.--Communication de M. Vladimir Bugiel. + +CLOUTIERS.--_Recueil des Noëls anciens au pays de Besançon_, 1773, +111.--Lecoeur, _Esquisses du Bocage normand_, I, 49.--A. +Perdiguier, _Le livre du Compagnonnage_, I, 44.--Grimm, _Veillées +allemandes_, I, 121. + +[Illustration: Étameur ambulant, d'après le _Jeu brûlant des +Enseignes_ (1823).] + + + + +LES IMPRIMEURS + + +Lorsque l'imprimerie fut inventée, ou, pour parler plus exactement, +quand on imagina les caractères mobiles, la Renaissance n'était pas +loin, et le temps était déjà passé où toute chose qui étonnait +s'expliquait par une légende: un peu plus tôt, on aurait sans doute +attribué à des causes surnaturelles, aux saints ou plus probablement +au diable, l'origine de cet art, d'une si incomparable puissance +pour la conservation et la diffusion de la pensée humaine. Il est +juste de dire que la typographie ne frappa pas tout d'abord les +imaginations, et qu'au début l'on n'y vit qu'un procédé plus rapide, +plus économique et plus régulier que l'écriture; au XVe siècle, +personne n'aurait pensé à écrire la phrase célèbre de Victor Hugo: +Ceci tuera cela. + +Cent ans après les premiers essais de l'imprimerie, en plein +mouvement de la Réforme, on a pu constater que les idées n'ont point +de véhicule plus puissant, et plusieurs villes revendiquent +l'honneur d'avoir vu les premières presses fonctionner dans leurs +murs. + +À Strasbourg, on prétendit qu'un certain Jean Mentelin, citoyen de +cette ville, avait inventé l'imprimerie, et qu'ayant confié son +secret à un de ses serviteurs, Jean Goensfleich, natif de Mayence, +celui-ci l'aurait transmis à Gutenberg, qui, n'osant s'en servir à +Strasbourg, alla à Mayence, où parurent les premiers produits de cet +art nouveau. La _Revue d'Alsace_ de 1836, à laquelle nous empruntons +ces détails, extraits d'une ancienne chronique manuscrite, dit que +ce même document ajoute plus loin: Dieu, qui ne laisse aucune +infidélité sans châtiment, punit Goensfleich en le privant de la +vue. Ce dernier trait, où figure une des punitions familières à la +_Légende dorée_, constitue déjà une circonstance merveilleuse; à la +fin du XVIe siècle, un chroniqueur hollandais nous en donne une +autre: + +En 1588, dans un livre intitulé _Batavia_, Adrien Junius disait +avoir appris d'hommes respectables par leur âge et les fonctions +qu'ils avaient exercées, une tradition qu'ils tenaient de leurs +ancêtres. Un jour, vers 1420, Laurent Jean, surnommé Coster, se +promenant dans un bois voisin de la ville, comme font après les +repas ou les jours de fêtes les citoyens qui ont du loisir, se mit à +tailler des écorces de hêtre en forme de lettres, avec lesquelles il +traça sur du papier, en les imprimant l'une après l'autre en sens +inverse, un modèle composé de plusieurs lignes, pour l'instruction +de ses petits-fils. Encouragé par ce succès, son génie prit un plus +grand essor, et d'abord, de concert avec son gendre, il inventa une +espèce d'encre plus visqueuse et plus tenace que celle qu'on emploie +pour écrire, et il imprima ainsi des images auxquelles il avait +ajouté ses caractères en bois. Adrien Junius était un savant, et il +n'est pas difficile de reconnaître dans ce récit une variante de +l'ancienne légende grecque, bien connue à l'époque de la +Renaissance, du berger qui, voyant l'ombre de sa fiancée se projeter +sur le sable, imagina d'en cerner les contours, et inventa ainsi +l'art du dessin; il est vraisemblable que Junius ou les personnes +qu'il cite s'en inspirèrent pour justifier les prétentions des +Hollandais à la priorité d'une des inventions qui font le plus +honneur à l'esprit humain. + +L'imprimerie eut le sort commun à toutes les découvertes qui +froissent des préjugés ou lèsent des intérêts. Les écrivains ou +copistes, que ruinait le bon marché des livres sortis des premières +presses, et dont l'aspect rappelait les manuscrits, ne trouvèrent +rien de mieux, pour se débarrasser de cette concurrence, que de +lancer contre les imprimeurs l'accusation de sorcellerie. On ne +connaît pas le détail des griefs qu'ils formulèrent; ils devaient +différer assez peu de ceux qui étaient d'usage en semblable +occurrence: pacte avec le diable, intervention de puissances +surnaturelles et impiétés. Selon Voltaire, qui ne cite pas la source +de cette anecdote, ils avaient intenté un procès à Gering et à ses +associés, qu'ils traitaient de sorciers. Le Parlement commença par +faire saisir et confisquer tous les livres. C'est alors que le roi +intervint entre les persécutés et le tribunal persécuteur. «Il lui +fit défense, dit Voltaire, de connaître de cette affaire, l'évoqua à +son conseil, et fit payer aux Allemands le prix de leurs ouvrages.» + +L'espèce de mystère dont les premiers imprimeurs entouraient leur +art, l'isolement dans lequel vivaient les compagnons, presque tous +étrangers au début, pouvaient donner quelque vraisemblance à la +dénonciation des copistes. Ils avaient probablement appris qu'on +n'était initié aux mystères de l'imprimerie qu'après un temps +d'épreuve et d'apprentissage: un serment terrible liait entre eux +les compagnons qui avaient été jugés dignes, par le maître, d'être +admis dans l'association. On peut même supposer que le maître ne +confiait à personne certains procédés de main-d'oeuvre qu'il +exécutait seul. + +[Illustration: Imprimerie au XVIe siècle, d'après Stradan.] + +Quand la période difficile fut passée, le nombre des imprimeurs +devint considérable, et l'initiation des ouvriers dut perdre peu à +peu le caractère rituel qu'elle avait au début; mais il en subsista +des traces dans des cérémonies, où elles étaient conservées par +tradition, alors que le sens primitif en était oublié. Au siècle +dernier, la réception d'un ouvrier imprimeur était l'occasion +d'épreuves bizarres, qui formaient l'objet d'un rituel spécial, +caché soigneusement aux profanes et aux non initiés, et qui étaient +de tradition dans tout atelier de typographie allemande. L'apprenti, +dit la _Revue des arts graphiques_, qui venait de terminer son +apprentissage et demandait à faire partie de l'association des +chevaliers du Livre, y était admis à la suite d'une séance +solennelle où la bière coulait à flots. Le récipiendaire était +désigné sous le nom de Gehörnter Bruder, frère Cornu. Cette +dénomination venait de ce qu'on le coiffait d'un bonnet orné de +gigantesques cornes de diable, dont on ne le débarrassait qu'après +lui avoir fait subir toute une série de mauvais traitements, dont +l'ordre était soigneusement indiqué. On lui remplissait les narines +de poivre, on le frappait à coups de poing et de coups de pied, on +le jetait brusquement à terre. Le nouvel initié avait-il une belle +barbe, vite on le rasait; parfois même, la barbe lui était arrachée +par quelqu'un des malins compagnons qui, pendant tout le temps de la +cérémonie, chantaient des cantiques lugubres, dont les couplets +alternaient bizarrement avec des refrains obscènes. Le récipiendaire +devait subir patiemment ces épreuves, auxquelles il s'attendait +quelque peu; il était d'ailleurs solidement ficelé sur l'escabeau, +qui lui servait de banc de torture. Pour clore la cérémonie, un des +assistants, affublé d'une grotesque défroque ou d'ornements +sacerdotaux, inondait d'eau le frère Cornu, après lui avoir fait +jurer sur la lame d'un glaive de ne rien révéler des épreuves qu'il +venait de subir, lui donnant, au nom de Cérès, de Vénus et de +Bacchus, le baptême qui le consacrait ouvrier et compagnon. + +Ces coutumes se conservent encore en Autriche et surtout dans la +Suisse romande; mais le rite a été adouci. En Suisse, le baptême +subsiste, mais l'eau lustrale y est administrée d'une façon moins +barbare: le récipiendaire, que de vigoureux camarades saisissent par +la tête et par les pieds, est plongé à plusieurs reprises dans un +baquet garni d'éponges et de vieux chiffons des machines, imbibés ou +plutôt inondés d'eau. Un camarade jovial régale parfois l'initié +d'une douche supplémentaire, mais tout se borne là, et le soir, dans +un punch d'honneur, dont il paye les frais, le nouveau confrère +reçoit des plus anciens un diplôme de _baptême d'éponges_, qui reste +pour lui la preuve qu'il a satisfait à cette formalité, sans +laquelle en ce pays nul ne peut être ouvrier du livre. + +En France, ces cérémonies semblent avoir disparu d'assez bonne +heure: dans l'enquête faite au milieu du XVIIe siècle sur les rites +sacrilèges attribués aux compagnons des divers états, les imprimeurs +ne sont pas mentionnés. Mais jusqu'à ces derniers temps, lorsqu'un +apprenti avait fini son temps, l'usage l'obligeait à payer une sorte +de redevance avant de prendre place parmi les ouvriers en pied. À +Troyes, de 1845 à 1848, suivant un règlement conventionnel observé à +cette époque, on payait les droits de tablier, de bonnet de papier, +etc. Un collègue du récipiendaire lisait, en 1827, les _Heures +typographiques_, après quoi on allait manger un morceau chez un +débitant voisin, et la fête durait parfois jusqu'au soir. + +Les imprimeurs étrangers trouvaient meilleur accueil en France que +les compagnons français qui allaient chercher de l'ouvrage dans les +pays voisins. «Qu'un imprimeur allemand, dit en 1796 Ant.-François +Momoro dans son _Manuel de l'Imprimerie_, vienne travailler en +France, il est bien reçu partout; il travaille librement, ne paie +aucuns droits que celui de bienvenue de 30 sous, et celui de +première banque de 9 livres; une fois ces droits modiques payés, il +participe à tous les bons de chapelle. Mais qu'un Français aille en +Allemagne pour y travailler dans les imprimeries, on ne le regarde +pas; on le moleste, on l'oblige à travailler tête nue, tandis que +messieurs les Allemands ont leurs bonnets ou leurs chapeaux sur la +tête; il ne participe à aucuns bons, n'est admis à aucuns conseils; +et si on a quelque chose à délibérer dans l'imprimerie, on le fait +sortir; et pour ne pas être exposé à cet insultant mépris, on est +contraint de payer une somme de cinquante écus dans certains +endroits, d'un peu moins dans d'autres, mais toujours exorbitante +pour des compagnons qui ne sont jamais trop pécunieux.» + +Les imprimeurs ont eu, dès une époque assez reculée, la réputation +de n'être point ennemis de la bouteille; à la fin du XVIe siècle, +ils figurent en bon rang dans la _Chanson nouvelle de tous les +drolles de tous estats qui ayment à bien boire_: + + Faut enroller premierement + Tous les libraires. + Imprimeurs sont de nos gens. + Ils ayment à boire. + + Parcheminiers et papetiers + Sont bien des nostres. + Mes drolles, mes drolles. + Venez trestous, qu'on vous enrolle. + +L'image de saint Lundi, publiée à Épinal, est accompagnée de vers +que récitent chacun des corps d'état qui y sont représentés; +l'imprimeur Boit sans soif s'exprime en ces termes: + + Mes amis, je vous fais sans peine + De ma foi la profession; + Si j'honore sainte Quinzaine, + La bouteille à discussion + Est ma seule religion. + Que me fait enfin dans le doute + Que notre fin soit bien ou mal. + Si je m'amuse sur la route, + Je vais tout droit à l'hôpital. + +La _Physiologie de l'imprimeur_ et un grand nombre de pièces +contemporaines ne sont pas éloignées de prétendre que les +imprimeurs, surtout les pressiers, sont parmi les meilleurs clients +des marchands de vins. L'amour du pittoresque a sans doute poussé +ces divers auteurs à généraliser; sans vouloir enrôler les +typographes parmi les adeptes des sociétés de tempérance, il serait, +je crois, injuste de prendre à la lettre ces assertions, si répétées +qu'elles soient. + +Ce qui a pu y donner lieu, c'est le nombre de circonstances qui +motivent un «arrosage». Le soir de sa première «banque» ou paye, +l'ouvrier nouvellement embauché dans une maison offre à boire à ses +compagnons. Cela s'appelle payer son _quantès_ (quand est-ce), ou +bien payer son article 4. Dans le règlement des confréries ou +chapelles d'autrefois, l'article 4, le seul qui soit, par tradition, +resté en vigueur, déterminait tous les droits dus par les +typographes. On ajoute quelquefois, en parlant de cet article, +verset 20, qu'il est facile de traduire par «versez vin». Dans le +nord de la France, s'acquitter du droit de bienvenue, c'est «payer +ses quatre heures». On célèbre de la même manière, la sortie de la +maison. + +On arrose la réglette d'un nouveau metteur en pages, la première +page d'un ouvrage important, le premier numéro d'un journal, avec le +concours et aux frais de l'administration: le premier qui emploie +une fonte neuve est parfois moralement obligé d'offrir une tournée à +ses compagnons. Un bouquet est placé en haut d'une presse neuve le +jour où l'on achève de la monter, et le patron est tacitement invité +à l'arroser. Dans quelques villes de province, quand un étranger +visite l'atelier, on secoue derrière lui une jatte dans laquelle se +trouvent quelques lettres, pour imiter le bruit d'un ballon de +quêteur, et lui faire comprendre qu'une générosité à la chapelle +sera la bienvenue; mais peu nombreux sont ceux qui comprennent la +«sorte», et moins encore ceux qui s'exécutent. + +[Illustration: Presses et pressiers (XVIe siècle) frontispice d'un +livre de Josse Badius.] + +À l'imprimerie de l'abbé Migne qui, d'après un manuscrit conservé à +la Chambre syndicale des typographes, était appelée en 1832 +_refugium Sarrasinorum_, le compositeur qui n'avait pas commis de +bourdon ou de doublon dans la semaine avait droit à un petit verre +d'eau-de-vie qu'on lui versait consciencieusement et qu'il avalait +de même. + +L'apprenti est désigné quelquefois sous le nom ironique +d'_attrape-science_. Vers 1840 on l'appelait aussi _pâtissier_, +parce qu'on l'employait à faire du pâté, c'est-à-dire à trier les +caractères mêlés et brouillés; à la même époque, d'après la +_Physiologie de l'imprimeur_, les ouvriers lui donnaient le nom de +_cabot_. + +En Angleterre le _Printer Devil_, diable d'imprimerie, est le petit +garçon chargé de porter et d'aller chercher les épreuves chez les +auteurs; Douglas Jerrold, traduit dans les _Anglais peints par +eux-mêmes_, pensait que ce nom pouvait dater de l'époque où +l'imprimeur était un sorcier, un magicien, et que ce fut alors que +ce petit garçon fut ainsi baptisé. Dans l'imprimerie, le diable est +l'homme de peine; il n'y a pas d'occupation trop sale pour lui, pas +de fardeau trop lourd pour ses forces, pas de course trop longue +pour ses jambes; il doit courir, il doit voler; car c'est un axiome +que le diable d'imprimeur est obligé de ne jamais marcher. + +En France, l'apprenti imprimeur est le factotum des compositeurs; il +va chercher le tabac et fait passer clandestinement la chopine ou le +litre qui sera bu derrière un rang par quelque compagnon altéré. Il +va chez les auteurs porter les épreuves, et fait en général plus de +courses que de _pâté_. Quand il a le temps on lui fait ranger les +interlignes ou trier quelque vieille fonte, ou bien encore il est +employé à tenir la copie du correcteur en première, besogne pour +laquelle il montre d'ordinaire une grande répugnance. + +Si sa condition n'est pas très brillante, elle s'est pourtant bien +améliorée depuis le commencement de ce siècle. L'auteur de la +_Misère des garçons imprimeurs_, un certain Dufrêne, qui s'était +fait une spécialité de décrire en vers très médiocres les misères +des divers apprentis, nous a laissé une description des débuts d'un +jeune compositeur vers 1710; bien que parfois chargée, elle présente +des détails intéressants: Voici comment il est accueilli à son +arrivée: Le prote «d'un air dur et rébarbatif» lui dit: + + --Est-ce vous qui venez ici comme apprentif? + --Ouy, Monsieur. À ces mots la main il me presente + Et me fait compliment sur ma force apparente. + --Quel compère, dit-il, vous suffirez à tout, + Et des plus lourds fardeaux seul vous viendrez à bout. + Portez donc ce papier et le rangez par piles.» + Moi, qui sens mon coeur faible et mes membres débiles, + Je ne veux pas d'abord chercher à m'excuser, + De peur que de paresse on ne m'aille accuser; + Je m'efforce et ployant sous ma charge pesante, + Chaque pas que je fais m'assomme et m'accravante; + Je monte cent degrez chargé de grand-raisin. + J'en porte une partie dans le haut magazin; + Et pour le faire entrer dans une étroite place, + Avec de grands efforts je le presse et l'entasse. + N'ayant encore fait ma tâche qu'à demy, + J'entends crier d'en bas: «Hola! donc! eh! l'amy!» + Je descends pour savoir si c'est moi qu'on appelle. + --Oui, dit le prote, il faut allumer la chandelle. + --Où l'iray-je allumer?--Attendez, me dit-il, + Je m'en vais vous montrer à battre le fusil.» + En deux coups je fais feu.--Bon, vous êtes un brave; + Bon coeur, vous irez loin. Descendez à la cave. + Quand vous aurez remply de charbon ce panier, + Vous viendrez allumer le feu sous le cuvier. + +Après sa journée, l'apprenti va se coucher dans une espèce de +soupente humide, espérant dormir tout son content; mais c'est une +illusion qui dure peu: + + ... Je commence à peine à sommeiller, + Je n'ay pas fermé l'oeil, qu'il me faut me réveiller. + Car j'entends tirailler une indigne sonnette, + Qui de son bruit perçant ébranlant ma couchette, + Me dit d'aller ouvrir la porte aux compagnons. + Je saute donc du lit, et, marchant à tâtons. + Souvent transi de froid, je tempête et je jure + De ne pouvoir trouver le trou de la serrure... + +Avec le jour l'ouvrage recommence pour l'apprenti, auquel on fait +allumer le poêle, et l'on crie après lui parce qu'il s'y est pris +maladroitement. Cette besogne faite, une autre l'attend: + + Le baquet put, dit l'autre, on dirait d'une peste. + Nettoyez le dedans et vuidez l'eau qui reste... + Le baquet plein, j'entends d'une voix de lutin + Cinq ou six alterez crier: «D***! au vin!» + L'un dit: «Je bus dimanche, au bas de la montagne, + D'un vin qui sur ma foy vaut le vin de Champagne.» + Si, sur un tel rapport, un autre en veut goûter, + Fût-ce encore plus loin, il faut m'y transporter; + Celui-ci veut du blanc, celui-là du Bourgogne. + Si je tarde un peu trop, ils me cherchent la rogne. + Sans songer que souvent, pour leurs demy-septiers, + Il faut aller quêter chez dix cabaretiers. + À l'un faut du gruyère, à l'autre du hollande; + Un autre veut du fruit, faut chercher la marchande. + Encore ont-ils l'esprit si bizarre et mal fait + Qu'avec toute ma peine aucun n'est satisfait. + Je ne réplique rien, mais dans le fond j'enrage + De me voir accablé de fatigue et d'ouvrage. + Et d'être à tous momens grondé mal à propos, + Pendant que ces messieurs déjeunent en repos. + +[Illustration: Apprenti imprimeur, d'après Ch. de Saillet (1842).] + +Cet apprentissage était doux si on le compare à ce qui, d'après M. +Salvadore Landi, se passait il y a cinquante ans en Italie: Il était +facile à un enfant d'entrer dans une imprimerie: on ne lui demandait +pas quelle instruction il avait. Ce n'était pas d'ailleurs un +ouvrier, à peine une créature; c'était un instrument, une petite +machine, de laquelle on exigeait tous les services, et auquel on +faisait porter tous les fardeaux. S'il avait bonne volonté et s'il +se mettait à lire rapidement les feuilles imprimées, on le mettait à +la casse, et il s'appelait le _stampatorino_, mais c'était un titre +assez vain, qui ne le dispensait pas d'accomplir des besognes +pénibles, dont la plupart n'avaient rien de commun avec +l'imprimerie. C'est ainsi qu'il était chargé d'aller le matin +chercher chez le patron la clef de l'atelier et de la reporter le +soir. Quand il avait ouvert l'atelier, il devait le balayer de fond +en comble, ramasser les lettres tombées à terre et nettoyer les +chandeliers; s'il manquait un homme on le mettait à rouler la +presse. Du matin jusqu'au soir il devait être en tout point le +serviteur des ouvriers et obéir à tous leurs caprices. Il avait beau +faire de son mieux, il n'échappait pas aux reproches et aux mauvais +traitements. Pour une erreur, pour une plainte, pour un mot de +réplique ou de révolte, il était injurié et frappé. Si le manquement +était plus grave, si envoyé en commission, il s'était trop attardé, +à son retour il trouvait tout disposé pour ce que l'on appelait +_funerale solenne_. Le prote, aposté à l'entrée, lui barbouillait la +figure avec un torchon imbibé d'essence, et, armé d'une corde +empruntée aux balles de papier, frappait à coups redoublés sur le +maigre corps de l'enfant. Celui-ci poussait des cris désespérés, qui +avaient fait donner à cette punition le nom de funérailles. Pour les +ouvriers, la punition du pauvre apprenti était un passe-temps, un +spectacle, une cérémonie divertissante. Au premier cri de la +victime, il y avait dans tout l'atelier une explosion de gros rires, +puis pour que les funérailles eussent plus de caractère, derrière +les rangées de casses, les voix des ouvriers imitaient le son des +cloches qui sonnent pour les morts en faisant entendre un _din_, +_don_, _don_ prolongé, qui croissait de ton à mesure que les cris du +pauvre enfant devenaient plus aigus. + +Les compagnons s'amusaient aussi aux dépens du nouveau venu, et il +était l'objet de farces traditionnelles. À Genève, le 1er avril, on +envoie un apprenti imprimeur bien novice demander la pierre à +aiguiser le composteur, les gants en fer pour fondre les rouleaux ou +des espaces italiques. À Troyes, on lui dit d'aller emprunter chez +des confrères ou dans d'autres salles de la maison le marteau à +enfoncer les espaces fines, la machine à cintrer les guillemets, le +soufflet à gonfler le cylindre, les ciseaux à moucher les becs de +gaz, l'écumoire à passer les gros points et autres ustensiles +imaginaires. + +«L'homme de conscience» est le compositeur payé à la journée et non +aux pièces; on désignait sous le nom de «conscience» l'ensemble de +ces ouvriers. Le _Code de la Librairie_ (1723) dit que les protes et +autres ouvriers travaillant à la semaine ou à la journée, qu'on +appelait vulgairement travailleurs en conscience, ne pouvaient +quitter leurs maîtres qu'en les avertissant deux mois auparavant, et +s'ils avaient commencé quelque labeur, ils étaient tenus de le +finir. De leur côté les maîtres ne pouvaient les congédier qu'en les +avertissant un mois auparavant, si ce n'est pour cause juste et +raisonnable. La sortie des ouvriers aux pièces était subordonnée à +l'achèvement du labeur pour lequel ils avaient été embauchés, et +sujette à un avertissement préalable de huit jours seulement. + +En 1840, on désignait sous le nom d'_ogres_ les compositeurs +d'imprimerie qui travaillaient, dit Moisand, pour leurs enfants; ils +étaient à la conscience. + +«L'homme de bois» était, en 1821, celui qui, dans les imprimeries, +rajustait les planches avec des petits coins en bois. D'après +Boutmy, c'est une désignation ironique qui sert à désigner un +ouvrier en conscience; elle s'applique à peu près exclusivement +aujourd'hui à celui qui distribue, corrige et aide le metteur en +pages. + +Les _caleurs_ ou goippeurs étaient ceux qui à chaque instant se +dérangeaient de leur place pour admirer la beauté d'un animal +quadrupède qui se promenait tranquillement sur les toits; ou bien, +s'ils n'apercevaient pas de chat, ils allaient conter des _piaux_ ou +blagues aux autres caleurs, leurs amis; ceux-là travaillaient aux +pièces, et on les payait seulement en raison de leur travail. + +Quand l'ouvrier caleur ou trimardeur a roulé dans toutes les +imprimeries de la capitale, et qu'il ne peut plus s'embaucher nulle +part, il se met à faire un paquet de toute sa petite garde-robe (son +Saint-Jean), et, un beau matin, il prend la barrière Saint-Denis, +décidé à visiter la Picardie, la Normandie et autres pays s'il se +plaît en province. Lorsqu'il arrive dans une ville quelconque, son +premier soin est d'aller chez les imprimeurs demander du travail, +mais, hélas! on n'a rien pour le moment, et notre héros prie le +patron de vouloir bien lui permettre de visiter son atelier. À ses +saluts réitérés, à son air confus, on le reconnaît de suite, et, +avant qu'il n'ait dit un mot, le prote lui demande son livret, il le +lit attentivement, puis il quitte sa place pour prier ses camarades +de secourir notre infortuné sans ouvrage; bientôt on a ramassé cinq +ou six francs que l'on remet au malheureux voyageur qui tire sa +révérence avec un plaisir extrême, en assurant de sa reconnaissance +éternelle. Quand il a parcouru un espace de deux cents lieues, il +commence à se fatiguer de sa vie de coureur. il ne trouve pas +toujours la _passe_ que les ouvriers donnent aux compagnons sans +ouvrage. Alors il revient à Paris, et retourne chez son ancien +bourgeois le prier de le rembaucher, en promettant de devenir ogre, +et en jurant que la province ne vaut pas Paris. + +Il y avait en outre parmi les typographes des gens ayant des défauts +de caractère ou des vices. Les _gourgousseurs_, dit +Décembre-Alonnier, ont le caractère morose et grondeur, lisant assez +volontiers leur copie à haute voix, sans s'inquiéter des +récriminations de leurs voisins que cela empêche de travailler, et +ils entremêlent leur lecture de réflexions _ad hoc_. Le gourgousseur +est presque toujours en même temps _chevrotin_, c'est-à-dire +irascible. Le _fricoteur_, le premier arrivé à l'imprimerie, passe +rapidement en revue les casses des camarades qui travaillent sur le +même caractère que le sien et prélève un impôt sur chacun. On +l'appelle aussi _pilleur de boites_. + +[Illustration: _Habit d'Imprimeur en Lettres._] + +La _Physiologie de l'imprimeur_ dépeint le pressier comme un +personnage à la figure bourgeonnée, à la taille petite, mais énorme, +propriétaire d'un léger «extrait de barbe» ou commencement +d'ivresse, qu'il espère couper bientôt par quelques petits verres de +cognac, et qui a chez le marchand de vins une ardoise remplie. Les +pressiers étaient désignés sous le nom d'_ours_. Ce terme est +vraisemblablement ancien, la _Misère des garçons imprimeurs_ «parle +de cinq ou six malotrus ressemblant à des ours». Le mouvement de +va-et-vient, qui ressemble assez à celui d'un ours en cage, par +lequel les pressiers se portent de l'encrier à la presse leur a sans +doute, dit Balzac, valu ce sobriquet. Lors de l'introduction des +mécaniques ceux qui tournaient la manivelle étaient appelés +_écureuils_. En revanche les ours ont nommé les compositeurs des +_singes_, à cause du continuel exercice qu'ils font pour attraper +les lettres (p. 31). Il y avait autrefois une sorte d'inimitié entre +ces deux catégories, d'ailleurs très différentes, d'employés +d'imprimerie. + +Il est très rare, dit l'auteur de _Typographes et gens de lettres_, +de voir un imprimeur s'aventurer dans l'atelier des compositeurs, à +moins qu'il n'ait des formes à y porter; alors on peut être assuré +qu'un dialogue dans le genre de celui-ci s'établit: «Ah! voilà +Martin! monte à l'arbre!--Monte à l'arbre toi-même, mal appris!--Hé! +là-bas, tâchons d'être poli!--Tu ne vois donc pas que c'est un ours +mal léché!--Je te vas faire lécher ma savate; parce qu'on n'a pas +reçu qué qu'indu...» Le bruit des composteurs frappant sur les +casses et les rires couvrant la voix du malheureux, il descend +auprès de son compagnon exhaler ce qui lui reste de mauvaise humeur. +Il est juste de dire que quand un compositeur s'aventure aux +presses, il est reçu avec la même déférence; pour le conducteur il +en est de même. + +Au siècle dernier et au commencement de celui-ci, les ouvriers de +chaque imprimerie, compositeurs et pressiers, formaient entre eux, +dans l'atelier, une petite société qui avait ses usages, ses règles, +ses privilèges même, et à laquelle ils donnaient le nom de +«Chapelle»; les adhérents étaient tout naturellement appelés +chapelains. En dépit de son nom, la chapelle n'avait aucun caractère +religieux. Elle n'était fermée à personne: pour devenir chapelain, +il suffisait de verser en entrant dans l'atelier la somme fixée pour +le droit d'admission, qui n'était que de trente sous, plus un autre +droit prélevé sur la première banque ou paye du postulant, et qui se +montait à neuf livres. Le règlement spécifiait, en outre de ces deux +taxes obligatoires, bon nombre d'autres cas qui étaient un prétexte +à la perception d'un droit ou d'une amende: L'apprenti qui débutait +ou terminait son apprentissage et devenait ouvrier; le confrère qui +se mariait; les ouvriers qui se querellaient, se battaient ou +plaisantaient trop grossièrement; celui qui oubliait d'éteindre sa +chandelle en quittant l'atelier à la fin de la journée, ou lorsqu'il +s'absentait, ne fût-ce que pour quelques minutes; le sortier qui, +pour faire pièce à l'imprimeur, mettait de l'eau sur la poignée du +barreau ou de l'encre sur la manivelle d'une presse, etc., devaient +tous payer une somme plus ou moins élevée, et le refus de verser +entraînait la déchéance de tous droits dans le partage de la caisse. +Les chapelains avaient une autre source de revenus dans les quêtes +qu'il faisaient deux fois par an chez tous les auteurs ou clients en +rapport avec l'imprimerie, en même temps que chez les fondeurs, +fabricants de papiers, marchands d'encre, en un mot chez tous les +fournisseurs; aux sommes ainsi perçues venaient se joindre trois +exemplaires de chaque ouvrage composé et imprimé par eux, qui, sous +le nom de copies de chapelle, leur étaient offerts par l'éditeur. + +La veille de la Saint-Jean et de la Saint-Martin, le partage était +fait entre tous les sociétaires, et le lendemain ils se réunissaient +pour commencer la fête qui, généralement, se prolongeait, laissant +plusieurs jours les rangs déserts et les presses silencieuses. Le +bourgeois, ainsi qu'on appelait alors le patron, avait beau tempêter +et gémir, il n'empêchait pas les chapelains de s'amuser le mieux et +le plus longtemps possible. Les chapelles n'existent plus dans les +imprimeries actuelles. + +On donnait le nom de «Bonnet» à une espèce de ligue offensive et +défensive que formaient quelques compositeurs employés depuis +longtemps dans une maison, et qui avaient tous, pour ainsi dire, la +tête sous le même bonnet. Rien de moins fraternel que le bonnet, dit +Boutmy: il fait la pluie et le beau temps dans un atelier, distribue +les mises en pages et les travaux les plus avantageux à ceux qui en +font partie d'abord, et, s'il en reste, aux ouvriers plus récemment +entrés qui ne lui inspirent pas de crainte. Le bonnet est +tyrannique, injuste et égoïste comme toute coterie: il tend à +disparaître. + + * * * * * + +Certaines des amendes qui existaient au temps des chapelles sont +encore aujourd'hui en pleine vigueur: on en a ajouté d'autres. C'est +ainsi qu'on astreint à une redevance le compagnon qui néglige de +fermer une porte à la clôture de laquelle l'atelier est intéressé; +celui qui s'en va sans achever une ligne commencée; celui qui +oublie, en s'en allant, d'éteindre le bec de gaz ou la lampe de sa +place. Un confrère s'empresse alors de l'éteindre et emmanche +aussitôt dans le verre un long cornet de papier, que le compagnon +oublieux trouve le lendemain matin et qui lui annonce ce qu'il a à +payer. + +[Illustration: L'imprimerie] + +Lorsqu'un confrère reste longtemps absent et qu'on ne craint pas la +visite du prote, on fait un catafalque sur sa casse: on place ses +outils en croix, on étend sa blouse, s'il a une chandelle on +l'allume: enfin on tâche de figurer quelque chose de lugubre. On a +surtout soin d'empiler un grand nombre d'objets lourds et difficiles +à manier, de façon que lorsque le malheureux veut reprendre +possession de sa place, il soit très longtemps à la débarrasser. Un +apprenti est placé en vedette pour signaler son arrivée; aussitôt +qu'il paraît on se met à psalmodier quelque chose de traînant sur un +mode grave, une espèce de scie à faire fuir les plus intrépides: + + C'pauvre monsieur Chicard est mort (_bis_), + Il est mort, on n'en parlera plus! + Hue! Hue! + +Tous n'ont pas le caractère à prendre la chose du bon côté; il y en +a qui sortent furieux; alors à la psalmodie funèbre succède un +véritable choeur de bacchanal qui ébranle les solives de l'atelier +et fait bondir le prote: + + Tu t'en vas et tu nous quittes. + Tu nous quittes et tu t'en vas. + +L'imprimerie représentait autrefois, alors que l'accès des ateliers +était sévèrement interdit aux profanes, une sorte de lieu mystérieux +et qui paraissait quelque peu diabolique aux gens qui n'avaient fait +qu'entrevoir le travail des compositeurs et le mouvement des +presses; les mains et les vêtements noircis par l'encre grasse +pouvaient aussi suggérer des comparaisons, et il est même assez +curieux de ne rencontrer aucun proverbe qui rentre dans cet ordre +d'idées. + +L'auteur des _Fariboles saintongheaises_, petite revue patoise +humoristique qui paraissait à Royan vers 1877, a mis dans la bouche +d'un paysan la description suivante d'une imprimerie qu'il était +censé avoir visitée: «Y ai vu la machine oure qu'on met les +Fariboles en emolé. A semble in moulin à venter, s'rment a l'est pu +grand, toute en fer et graissée de ciraghe d'in bout à l'autre. O +l'y a t'in gars, qu'a in bonnet de papé, qui l'a fait marcher et +qu'a du virer la broche dans sa j'henesse, parce qu'au j'hour +d'anneut o ly sied trop ben. In aut'e gars, qu'est rond comme un +tonquin, se promenait tout autour, mettait d'au ciraghe, brassait +d'au popé, chantusait, parlait de mangh'er d'au gighot avec des +châtagnes. Dans le bout, o l'y avait trois ou quatre Monsieux qui +preniant d'aux p'tites lettres an fer dans des boites et les +mettions à coté des ines des autres; n'on voyait pas marcher zeux +mains. In aut'e faisait virer un' g'huillotine qui copait mais d'in +cent de feuilles de papé à la foué.» + +Une habitude assez répandue consiste à installer des musées +fantaisistes sur les murs de l'atelier de composition. Concurremment +avec les affiches et autres impressions voyantes «réussies» de la +maison, on voit des collections pêle-mêle ou méthodiquement alignées +sur le mur. Toutes sortes de débris disparates s'y coudoient, avec +des inscriptions abracadabrantes, où l'esprit ne fait pus toujours +défaut. Tel vieux clou servit à fixer Jésus-Christ sur la croix, +telle poignée de filasse fut la chevelure de Sarah Bernhardt, telle +savate sans forme, raccommodée avec des ficelles et des porte-pages, +fut la pantoufle de Cendrillon. On y trouve aussi de petits +souvenirs d'atelier: la pipe d'un camarade «qui a cassé la sienne»; +la carte d'un repas pris en commun, etc. + +Au siècle dernier, les imprimeurs appelaient leur Saint-Jean, à +l'instar des cordonniers qui donnaient à leur sac à outils le nom de +Saint-Crépin, les objets dont ils devaient se munir à leurs frais: +en 1791, les ouvriers de la casse devaient se procurer le +chandelier, le composteur et les pointes; les pressiers des ciseaux, +un peloton, une lime, un couteau à ratisser les balles, un +ébauchoir. + +De tout temps les ouvriers imprimeurs avaient employé entre eux un +langage et des signes particuliers qu'ils appelaient le _tric_, +signal de quitter le travail pour aller boire ou quelquefois pour se +mettre en grève. Plusieurs ordonnances l'avaient interdit sans +beaucoup de succès. + +Ce mot a disparu de la langue des typographes; mais ils ont conservé +des coutumes analogues et un vocabulaire spécial, qui n'est pas très +étendu, si l'on considère comme à peu près complet le _Dictionnaire +de l'argot des typographes_, publié par Eugène Boutmy, en 1878 et en +1883. + +Dans quelques ateliers, au coup de quatre heures, les imprimeurs et +compositeurs altérés poussent le cri d'appel: Bé! Bé! imitant le +bêlement du mouton. + +La «taquance» se fait pour signifier que l'on ne croit pas ce que +vient de dire un confrère. Elle consiste à frapper trois coups sur +le bord de la casse ou même partout ailleurs. À Troyes, celui dont +les paroles sont ainsi mises en doute s'écrie alors: Celui qui taque +n'a pas de chemise. + +Quand un _sarrasin_, ouvrier non syndiqué, pénètre dans une galerie, +quand un compositeur est vu d'un mauvais oeil, qu'il est ridicule +ou ivre, qu'il a émis une idée baroque et inacceptable, les +typographes manifestent bruyamment leur déplaisir par une +_roulance_. C'est un tapage assourdissant, que les ouvriers d'un +atelier font tous ensemble, en frappant avec leur composteur sur +leur galée ou sur les compartiments qui divisent les casses en +cassetins, sur les taquoirs avec les marteaux; en même temps ils +frappent le sol avec les pieds. Ce charivari ne respecte rien: les +protes, les patrons eux-mêmes n'en sont pas à l'abri. + +L'exclamation _il pleut!_ a pour but d'avertir les camarades de +l'irruption intempestive dans la galerie du prote, du patron ou d'un +étranger. Dans quelques maisons, elle est remplacée par: +_Vingt-deux!_ + +La composition demandant une attention soutenue amène une fatigue de +tête, qui doit avoir quelque analogie avec celle des écrivains; +c'est là vraisemblablement la cause du besoin que les compositeurs +éprouvent de laisser un moment la casse, pour ne plus penser pendant +quelque temps à lever la lettre. Ils ont imaginé plusieurs façons +ingénieuses de se distraire sans quitter l'atelier. + +Le jeu des cadratins est assez usité: l'enjeu est toujours une +chopine, un litre ou toute autre consommation. Les cadratins sont de +petits parallélipipèdes de même métal et de même force que les +caractères d'imprimerie, mais moins hauts que les lettres de +diverses sortes. Ils servent à renfoncer les lignes pour marquer les +alinéas, et portent sur une de leurs faces un, deux ou trois crans. +Ce sont ces marques qui ont donné l'idée aux typographes de s'en +servir comme de dés à jouer. Les compositeurs qui calent, +c'est-à-dire qui n'ont pas d'ouvrages pour le moment, s'amusent +parfois à ce jeu sur le coin d'un marbre. Le coup nul, celui où les +cadratins n'ont montré que leur face unie, est dit «faire blèche»; +lorsque par hasard l'un d'eux reste debout, on a fait «bonhomme». Ce +coup merveilleux annule le coup de blèche. + +[Illustration: L'Imprimerie, figure allégorique de Gravelot.] + +Parfois le baquet à tremper le papier est transformé par les +apprentis en un billard aquatique, sur lequel roulent légèrement +trois boules à peu près sphériques, taillées dans des morceaux de +pierre ponce; des biseaux, ou, à défaut, de fortes réglettes, +tiennent lieu de queues, ou bien un grand châssis, posé sur le +marbre et dans lequel trois billes sont emprisonnées, forme un +billard sec. Les biseaux servent aussi d'épées aux jeunes +escrimeurs. Ils confectionnent encore des lampes primitives à l'aide +de gros cadrats de 60 ou 80, remplis d'huile à machines et +surmontées d'un filet posé à plat et percé d'un trou, dans lequel +s'emmanche un petit tube formé d'une interligne roulée, garni de +filasse; des papiers de couleur, disposés autour, en font des +lanternes vénitiennes. + +Jusqu'à la Révolution, les imprimeurs eurent leur fête du mai. +Partout, elle était célébrée avec pompe et allégresse; mais c'est +surtout à Lyon qu'il faut la chercher pour la retrouver dans toute +sa splendeur. Les imprimeurs de cette ville faisaient ordinairement +planter un mai devant l'hôtel du gouverneur. + +Un autre mai des imprimeurs était un placard en vers, assez +médiocrement payé sans doute à quelque poète famélique, et que les +membres de la corporation affichaient dans leur boutique, auprès du +rameau de verdure détaché du mai annuel et votif de la confrérie. + +Les imprimeurs de Paris et ceux des autres villes de France avaient, +dit l'_Histoire de l'Imprimeur_, la permission de se réunir aux +jours de fêtes solennelles et religieuses sous la bannière de +Saint-Jean-Porte-Latine. À ce patron orthodoxe, les imprimeurs de +Lyon en joignaient un burlesque, dont ils célébraient non moins +exactement la fête: c'était le momon ou mannequin bizarre qu'ils +appelaient le seigneur de la Coquille, et qui n'était sans doute +autre chose que la très étrange personnification des fautes +typographiques ou coquilles. S'il en était ainsi, l'impénitence des +imprimeurs à l'égard des erreurs de leur métier aurait été complète, +puisqu'ils en riaient au lieu de s'en corriger. Voici ce qu'on lit +dans une pièce rarissime de ce temps intitulée: _Recueil faict au +vray de la Chevauchée de l'Asne faicte en la ville de Lyon: et +commencée le premier jour du moys de septembre mil cinq cent +soixante six avec tout l'ordre tenu en icelle. Lyon, Guillaume +Testefort_: Un drôle ou masque tenoit une lance en main où estoit le +guidon du seigneur de la Coquille, estant iceluy de taffetas rouge +et au milieu d'iceluy un grand V verd, et au dedans d'iceluy V +estoit escrit en lettres d'or: Espoir de mieux. Quant à la présence +du V sur cette bannière du patron des bandes typographiques, par +préférence à toute autre lettre, il faut vraisemblablement +l'attribuer à ce que cette lettre, qui était alors notre _u_ actuel, +pouvant aisément être retournée et ainsi passer pour un _n_, se +trouvait être de toutes celles de l'alphabet la plus favorable aux +coquilles. + +Cette mascarade solennelle se maintint longtemps à Lyon. Chaque +année elle recevait, avec des rites nouveaux, des chants burlesques +et des discours à l'avenant, dont le seigneur de la Coquille faisait +naturellement les frais d'impression. Ils portaient des titres dans +le genre de celui-ci: _Plaisants devis... extraits la plupart des +Oct. de AZ recitez publiquement le dimanche 6 mars 1591, imprimée à +Lyon par le seigneur de la Coquille._ + +Vers 1840, d'après la _Physiologie de l'imprimerie_, voici comme se +passaient les fêtes de l'imprimerie: Le 6 mai, jour de la +Saint-Jean-Porte-Latine, est la fête des compositeurs; le singe fait +ce qu'il appelle ses frais. Tous les compagnons du même atelier se +réunissent pour aller dîner aux _Vendanges de Bourgogne_, et cet +illustre restaurant devient alors le théâtre des débauches les plus +désordonnées. Cette délicieuse noce dure au moins trois jours, +jusqu'à ce qu'enfin les eaux soient devenues tellement basses qu'il +faille retourner à ce maudit atelier. Quand vient la Saint-Martin, +patron des ouvriers imprimeurs, les ours se partagent le _boni_, ou +si vous aimez mieux toutes les amendes de l'année, et au lieu, à +l'exemple des singes, d'employer leur argent à faire un fameux +dîner, ils dissipent leur _Saint-Jean_ en bourgogne ou en gris de +Suresnes. + +Les imprimeurs sont trop modernes et vivent trop à l'écart des +ouvriers ordinaires pour jouer un rôle quelconque dans les contes +populaires, ils ne figurent même pas, à ma connaissance, dans ceux +qui appartiennent à la série comique ou satirique. Les chansons +populaires n'en parlent pas davantage, et s'ils ont été quelquefois +mis sur la scène de nos jours, l'ancien théâtre ne les connaît pas. +Des artistes d'un grand mérite nous ont laissé des intérieurs +d'imprimerie (p. 5, 9) ou ont gravé des compositions où l'art de la +typographie est surtout un caractère emblématique (p. 21, 25); mais +l'imagerie proprement dite des _typos_ est assez pauvre. Les +caricatures, se bornent presque toujours à représenter l'ouvrier, ou +l'apprenti coiffé du bonnet de papier qui fut, pendant la première +moitié de ce siècle, un des attributs de la profession, mais qui +appartient maintenant à l'archéologie. Le surnom de _singe_, +appliqué aux compositeurs, n'a guère tenté que les caricaturistes +américains (p. 31). + +En revanche, il existe un certain nombre d'historiettes ou d'_ana_, +plus ou moins amusants, dont les typographes sont les héros. + +On sait qu'un typographe «met en pâte» ou «fait de la pâte» quand il +laisse tomber une poignée de lettres composées; le résultat de cet +accident se nomme _pâté_, de même que l'assemblage sans ordre des +lettres ainsi mélangées dans une composition postérieure. Au siècle +dernier, «Des compagnons imprimeurs s'étaient avisés de former une +affiche avec deux paquets de «pâté» recomposé. Ce texte était établi +sur deux colonnes, précédé du titre AVIS AU PUBLIC et d'une initiale +ornée, et terminé par une défense au public de déchirer ledit +placard, ainsi qu'aux afficheurs de le couvrir avec d'autres. Une +enquête ouverte pour rechercher les auteurs de cette gaminerie amena +leur découverte; on reconnut qu'ils avaient tiré de leur oeuvre +une douzaine d'exemplaires, dont un est joint à la note d'enquête, +pour s'amuser à l'occasion du Carnaval.» + +[Illustration: Printer devil d'après _Les Anglais peints par +eux-mêmes_.] + +Mercier donne une version plus plaisante: «Un apprentif, un jour de +fête, seul dans l'imprimerie, s'avisa, pour s'amuser, d'imprimer un +exemplaire du pâté, et puis examinant l'ouvrage indéchiffrable, il +lui vint dans l'idée de faire une affiche au coin d'une vue. C'étoit +dans un temps où les placards tenoient toute la police en mouvement. +La multitude s'arrête, veut lire, et ne pouvant rien comprendre, +s'attroupe pour deviner ce que cela pouvoit être. On invoque le +Cicéron du quartier qui y perd son latin; le commissaire arrive, et +n'y comprenant rien lui-même, imagine la satyre la plus effrénée. Il +couvre respectueusement du pan de sa robe l'affiche présumée +scandaleuse. On la détache avec le plus grand soin, pour la porter +au lieutenant de police. L'inspecteur et les exempts forment un +rempart et empêchent les regards de la multitude de se porter sur +l'engin. Ils arrivent en tremblant chez le magistrat, déposent +l'imprimé. Tous les déchiffreurs, les algébristes sont mandés. On +épuise les combinaisons. Oh! c'est la langue du diable; mais cette +langue dit beaucoup. Chacun hasarde ses conjectures; il y a une +infernale malice sous ces mots, car enfin ce sont des lettres +françoises. L'imagination enfante vite un libelle diffamatoire +contre des personnes sacrées et pis encore. À force de soins et de +recherches on découvre le petit apprentif, on l'arrête; on le mène +devant le lieutenant de police qui l'interroge: Eh! Monseigneur, +répondit l'autre, c'est un pâté d'imprimerie.» + +On a parodié, à l'usage de divers métiers, les Commandements de +l'Église. Voici les commandements du compositeur typographe: + + La casse où tu composeras, + Tu dois la tenir proprement. + + Du manuscrit ne lèveras + Jamais les yeux en travaillant. + + Point de fautes tu ne feras, + S'il est possible, en composant. + + De l'auteur ne retrancheras, + Ni mot, ni ligne, absolument. + + Le même espace tu mettras + Entre les mots également. + + Et surtout tu t'appliqueras + A justifier justement. + + Chaque paquet ficelleras + Avec soin, bien solidement. + + Les épreuves tu tireras + Chaque fois bien lisiblement. + + Les corrections n'omettras + De faire très exactement. + + Toute copie enfermeras + Dans ton tiroir soigneusement. + + Les coquilles t'efforceras + D'éviter en distribuant. + + De ton patron écouteras + Les avis attentivement. + + A l'atelier tu te rendras + Aux heures régulièrement. + + Et des travaux tu garderas + Le secret scrupuleusement. + +[Illustration: Singe compositeur, caricature américaine.] + + +SOURCES + +_Revue d'Alsace_, mai 1836.--Jacob, _Curiosités de l'Histoire des +Arts_, 91--P.-L. Lacroix et E. Fournier, _Histoire de l'Imprimerie_, +83, 152, 149--_Revue des Arts graphiques_, 9 mars +1895.--Communications de M. Edmond Morin.--_Magasin pittoresque_, +1846, 281.--Communications de M. Louis Morin (surtout pour ce qui a +rapport à Troyes).--Moisand, _Physiologie de l'Imprimeur_, 38, 57, +73, 75.--Boutmy, _Dictionnaire de l'argot des typographes_.--_Les +Anglais peints par eux-mêmes_, 394.--Albert de Saillet, _Les Enfants +peints par eux-mêmes_, 293.--Salvador Landi, _Il Ragazzo di +stamperia di cinquant' anni_, 8, 13.--E. Blavignac, l'_Empro +genevois_, 365.--Lorédan Larchey, _Dictionnaire +d'argot_.--Décembre-Alonnier, _Typographes et Gens de lettres_, 67, +133, 214.--_Intermédiaire des Imprimeurs_, septembre 1890.--E. +Lemarié, _Fariboles saintongheaises_ (Royan), nos 25, 99.--Bouland, +_Manuel de l'Imprimeur_.--E. Fournier, _Variétés historiques et +littéraires_, V. 235; VII, 133.--_Revue des Traditions populaires_, +IX, 630.--Mercier, _Tableau de Paris_, IX, 177. + +[Illustration: L'Imprimerie, vignette de B. Picart.] + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Légendes et curiosités des métiers, by +Paul Sébillot + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LÉGENDES ET CURIOSITÉS DES MÉTIERS *** + +***** This file should be named 32798-8.txt or 32798-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/2/7/9/32798/ + +Produced by Pierre Lacaze and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/32798-8.zip b/32798-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6e47e21 --- /dev/null +++ b/32798-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..0cd2959 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #32798 (https://www.gutenberg.org/ebooks/32798) |
