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+The Project Gutenberg EBook of Lettres à M. Panizzi - 3eme édition, Tome I, by
+Prosper Mérimée
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Lettres à M. Panizzi - 3eme édition, Tome I
+
+Author: Prosper Mérimée
+
+Editor: Louis Fagan
+
+Release Date: April 6, 2010 [EBook #31904]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES A PANIZZI--3EME ED., TOME I ***
+
+
+
+
+Produced by Adrian Mastronardi, Rénald Lévesque and the
+Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net
+(This file was produced from images generously made
+available by the Bibliothèque nationale de France
+(BnF/Gallica)
+
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+[Illustration]
+
+PROSPER MÉRIMÉE
+
+LETTRES A M. PANIZZI
+1850-1870
+
+PUBLIÉES PAR
+M. LOUIS FAGAN
+DU CABINET DES ESTAMPES AU BRITISH MUSEUM
+
+
+TOME PREMIER
+
+TROISIÈME ÉDITION
+
+
+PARIS
+CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
+ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
+3, RUE AUBER, 3
+
+1881
+
+
+
+
+Droits de traduction et de reproduction réservés.
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+Stendhal avait fait copier, dans les archives du Vatican, plusieurs
+manuscrits contenant l'analyse de procès célèbres ou d'aventures
+scandaleuses des petites cours d'Italie. La soeur de Stendhal, après la
+mort de l'auteur de _la Chartreuse de Parme_, cherchait à vendre ces
+manuscrits. Mérimée s'adressa à M. Panizzi, qui était alors conservateur
+des imprimés du British Museum, et lui écrivit, le 31 décembre 1850, la
+première des lettres contenues dans ces deux volumes.
+
+Tel fut le point de départ d'une correspondance qui ne devait être
+interrompue que par la mort de Mérimée, et qui constitue une oeuvre de
+la plus haute valeur et de l'intérêt le plus puissant.
+
+Au point de vue littéraire, cela va sans dire: ces lettres sont de
+Mérimée; mais cette publication présente un caractère particulier, un
+caractère complètement inattendu; elle va révéler un nouveau Mérimée, un
+Mérimée politique. La longue suite de ces lettres est, en somme, une
+véritable histoire du second empire, écrite par l'auteur de _Carmen_ et
+de _Colomba_. Quel témoin pourrait-on souhaiter plus brillant et mieux
+renseigné? Vivant dans l'étroite intimité de l'empereur et de
+l'impératrice, placé au premier rang pour tout voir et tout savoir,
+Mérimée rapportait fidèlement à son ami Panizzi tout ce qu'il voyait et
+tout ce qu'il savait. Et, comme il avait en son correspondant la plus
+entière confiance, il lui disait aussi tout ce qu'il pensait. Voilà
+comment l'histoire de l'Empire venait se glisser, au jour le jour, sous
+la plume de Mérimée, dans l'abandon d'une affectueuse causerie, et voilà
+pourquoi ces deux volumes pourraient avoir pour titre: _le Second Empire
+raconté par Mérimée_.
+
+Mérimée ne se bornait pas à écrire l'histoire de son temps. Il y était
+mêlé très étroitement et très activement. Il faisait lui-même de
+l'histoire. Ce sera la grande surprise, ce que nous pourrions appeler le
+coup de théâtre de cette publication.
+
+Il est pour les souverains une tentation si forte, qu'ils y échappent
+très rarement. C'est un vrai plaisir de roi que de faire personnellement
+de la politique extérieure, en dehors et à l'insu de son ministre des
+affaires étrangères et de ses ambassadeurs attitrés, quelquefois même
+contre ce ministre et contre ces ambassadeurs. On a lu le bel ouvrage de
+M. le duc de Broglie, _le Secret du roi_, cette piquante et profonde
+étude sur la diplomatie secrète de Louis XV. Eh bien, Napoléon III
+avait, lui aussi, un très vif penchant pour la politique personnelle.
+Son esprit était sans cesse hanté par ce rêve de _refaire la carte de
+l'Europe_, et l'on peut dire que l'empereur Napoléon III a continué sur
+le trône la conspiration ce que le prince Louis Bonaparte avait
+commencée dans l'exil.
+
+Dans un récent article de la _Revue des Deux Mondes_, M. Cherbuliez a
+crayonné une esquisse très fine et très ressemblante de l'empereur
+Napoléon III.
+
+«C'était, dit-il, un grand essayeur, un joueur téméraire et fantaisiste
+qui ne proportionnait pas les chances du jeu à l'importance de l'enjeu.
+Napoléon III avait l'âme aventureuse. Longtemps proscrit, il avait du
+goût pour les proscrits. Quelqu'un qui le connaissait bien avait dit de
+lui: _Grattez le souverain, et vous trouverez le réfugié politique._»
+
+Panizzi était précisément un de ces proscrits pour lequel Napoléon III
+avait du goût. Ces deux volumes contiennent de véritables dépêches
+diplomatiques de Mérimée, où l'histoire dès maintenant peut rechercher
+les secrètes pensées et les secrètes espérances de la politique
+impériale. Panizzi était l'ami de M. Gladstone, et certaines lettres de
+Mérimée au directeur du British Museum étaient, en réalité, des lettres
+de Napoléon III au chancelier de l'Échiquier.
+
+Mais cette correspondance n'est pas seulement une correspondance
+politique. Mérimée était de l'école de Stendhal. Le spectacle de la vie
+humaine l'intéressait et l'amusait par tous ses côtés, graves et
+plaisants, sérieux et gais. Il ne haïssait pas les histoires un peu
+vives, et il les racontait avec un art délicieux.
+
+Nul n'a vu de plus près que Mérimée la cour du second empire. Il n'était
+pas seulement des grandes séries de Fontainebleau et de Compiègne; il
+était des petits lundis des Tuileries et des petites séries de Biarritz.
+Aussi la chronique mondaine de l'Empire tient-elle une place
+considérable dans ces lettres, qui foisonnent en anecdotes hardies, très
+hardiment contées.
+
+Cette correspondance abonde en détails curieux et piquants sur la vie
+intime de l'empereur et de l'impératrice. Mérimée raconte à son ami
+Panizzi les petites brouilles et les petites bouderies de ménage, les
+petites querelles et les petites scènes de famille: C'est, par exemple,
+le 15 novembre 1863, à Compiègne, le jour de la fête de l'impératrice.
+Le prince Napoléon est assis à la droite de l'impératrice... L'empereur
+lui dit de porter un toast et de faire un speech. Le prince fait la
+grimace. Très spirituellement l'impératrice s'empresse de dire: «Je ne
+tiens pas beaucoup au speech... Vous êtes très éloquent, mais vos
+discours me font un peu peur.» Nouvelle sommation de l'empereur. Le
+prince répond: «Je ne sais pas parler en public.--Alors, dit l'empereur,
+vous ne voulez pas porter la santé de l'impératrice?--Si Votre Majesté
+le veut bien, je m'en dispenserai.» Le prince Joachim Murat porte le
+toast. On quitte la table un peu ému...
+
+«Cependant,» dit Mérimée, «_l'hôte_ et _l'hôtesse_ ont gardé leur
+sang-froid ordinaire, et l'impératrice a même pris le bras du prince
+pour passer au salon. Le prince est resté là fort isolé, tout le monde
+l'évitant et, lui, faisant une mine boudeuse et méchante qui le faisait
+ressembler fort à Vitellius.»
+
+De cette scène extraordinaire, la lettre du 18 novembre fait le tableau
+le plus animé, le plus vivant. Elle raconte ensuite et les allées et
+venues du lendemain, et le _replâtrage_, etc., etc. Toutes les lettres
+datées de Compiègne, de Fontainebleau, de Biarritz présentent le même
+intérêt et nous font pénétrer au coeur même de toutes les passions et de
+toutes les ambitions qui s'agitaient autour de l'empereur. C'est, en
+quelque sorte, la petite histoire de l'Empire, écrite de main de
+maître... Or petite et grande histoire se touchent, et se confondent
+sans cesse, se tiennent par mille liens secrets et, l'une par l'autre,
+se commentent, s'expliquent et se complètent.
+
+Mérimée, au fond, avait peu de goût pour tous ces divertissements de
+cour. Il trouve, à certaines heures, que ces fêtes perpétuelles ne vont
+pas sans beaucoup de fatigue et sans un peu d'ennui. Il serait
+volontiers de l'avis de lord Palmerston, qui disait que la vie serait
+supportable sans les plaisirs. De Compiègne, Mérimée, dans ce même mois
+de novembre 1863, écrit à Panizzi:
+
+«Nous vivons ici en grande occupation. Votre serviteur est directeur de
+théâtre, auteur et acteur. Il fait de plus des révolutions dans les
+beaux-arts et de la polémique avec l'Institut. Dans ses moments de
+loisir, on lui donne des recherches à faire dans l'histoire romaine. Il
+est, d'ailleurs, libre de faire ce qui lui plaît depuis une heure du
+matin jusqu'à huit heures. Heureusement que mercredi je redeviens homme
+libre.»
+
+Quelques années plus tard, à Biarritz, il a un nouvel accès de révolte:
+
+«Bien que je m'acquitte très honorablement de mon métier de courtisan,
+dit-il, je me sens pris parfois d'idées à la Bright, et j'ai envie de
+m'en aller vivre en homme libre dans quelque auberge au soleil.»
+
+Mais ce n'était là que des boutades passagères. Mérimée, en définitive,
+retombait assez facilement sous le joug. Il était si bien reçu, si bien
+traité par ceux qu'il appelait le maître et la maîtresse de la maison.
+Et puis c'était un grand curieux que Mérimée. Il se trouvait là aux
+premières loges pour assister à l'histoire de son temps, qui
+l'intéressait violemment. Mérimée, qui s'était fait une réputation
+d'insensibilité et d'insouciance, était, en somme, le moins insensible
+et le moins insouciant des hommes.
+
+Ces lettres vont montrer tout ce qu'il y avait d'ardeur et de passion
+dans l'âme de Mérimée. A tel point que cette publication, qui va mettre
+encore une fois tout le monde d'accord sur le talent et l'esprit de
+Mérimée, n'aura certainement pas la même bonne fortune au point de vue
+religieux et au point de vue politique. Mérimée était, en même temps,
+très anticlérical et très anti-révolutionnaire. Absolu dans ses
+opinions, Mérimée les expose avec une extrême netteté, et avec une
+extrême franchise, dans la pleine liberté d'une correspondance
+familière. Ces opinions appartiennent aujourd'hui à la libre discussion,
+et, de cette libre discussion, la grande mémoire de Mérimée n'a rien à
+redouter.
+
+Il eut, en effet, ce très rare mérite d'être, tout le long de sa vie,
+parfaitement sincère et parfaitement désintéressé. Placé à la source
+même des honneurs et des faveurs, Mérimée n'avait aucune ambition; son
+indifférence était égale pour le pouvoir et pour l'argent. Il lui eût
+été bien facile de s'enrichir; il ne s'enrichit pas; sa très modeste
+aisance, il la devait tout entière à sa plume. On verra dans ces lettres
+que Mérimée fut sur le point d'être nommé secrétaire des commandements
+de l'impératrice; mais il souhaitait de tout son coeur que le choix de
+l'empereur ne tombât pas sur lui; et, quand il apprit qu'un autre avait
+la place, il poussa un long soupir de soulagement. Mérimée fut sénateur;
+et vraiment c'était peu de chose pour l'auteur de tant de
+chefs-d'oeuvre. Tout l'honneur était pour le Sénat.
+
+A côté de cette absence d'ambition et de cette indifférence pour
+l'argent, Mérimée eut une autre vertu peu commune chez ceux qui vivent
+dans l'entourage des souverains. Un jour,--c'était le 16 avril 1835,--M.
+Thiers était à la tribune de la Chambre des députés. Il parlait de
+Napoléon Ier. Faisant allusion à la servilité des hommes du premier
+empire, il disait:
+
+--Savez-vous à quoi servait cette timidité devant l'empereur? à lui
+faire ignorer ou méconnaître la vérité.
+
+Le maréchal Clauzel interrompit M. Thiers:
+
+--J'en demande pardon à monsieur le ministre de l'intérieur, on pouvait
+dire la vérité à l'empereur.
+
+--Oui, répondit spirituellement M. Thiers, quand on avait du courage;
+mais, quand on est réduit à n'entendre la vérité que de la bouche de
+ceux qui ont le courage de la dire, on l'entend de très peu de monde.
+
+Eh bien, Mérimée était de ce _très peu de monde_. Il avait le courage de
+dire la vérité. Lisez la lettre du 1er octobre 1863. L'impératrice
+projetait un voyage en Espagne. Tout le monde blâmait et redoutait ce
+voyage... Mais tout le monde se taisait. C'est Mérimée seul qui a le
+courage de parler.
+
+«J'ai eu,» dit-il, «une bataille à soutenir contre l'impératrice. Vous
+ne serez pas surpris quand je vous dirai que bien qu'elle fût un peu
+irritée, elle n'a pas cessé un instant d'être bienveillante et bonne
+pour moi, comme à son ordinaire. Mon attachement pour elle et le danger
+très réel de la chose m'ont donné hardiesse et franchise, et je lui ai
+débité très nettement ma râtelée, quelquefois avec plus de vivacité que
+le respect ne l'exigeait. Elle a discuté longuement, mais en avocat qui
+soutient une mauvaise cause. Son grand argument était qu'elle était bien
+libre de faire tout ce qu'un particulier peut faire. J'ai répondu
+qu'elle n'était pas un particulier, qu'elle avait des charges et qu'elle
+devait les supporter. Après une demi-heure de dispute très animée, ayant
+dit tout ce que j'avais sur le coeur, j'ai conclu qu'une grande
+souveraine comme elle ne pouvait rien faire qui compromît et son mari et
+son pays, et qu'elle devait se persuader qu'elle n'était pas libre;
+qu'un roi l'est moins que personne, et que c'était pour cette raison que
+j'avais refusé toutes les couronnes qu'on m'avait offertes.»
+
+Voici l'année terrible. L'Empire va s'écrouler devant l'invasion.
+Mérimée est aux Tuileries un des fidèles de la dernière heure. Après
+avoir raconté les fêtes et les splendeurs des jours éclatants, il
+raconte les tristesses et les deuils des jours tragiques. Il faut bien
+reconnaître que l'impératrice, dans cette crise suprême, montra beaucoup
+de courage et de dignité.
+
+«Je ne sais rien de plus admirable, que l'impératrice,» écrit Mérimée le
+16 août 1870; «elle ne se dissimule rien, et cependant montre un calme
+héroïque, effort qu'elle payé chèrement, j'en suis sûr.»
+
+«J'ai vu notre, hôtesse de Biarritz,» dit-il le 22 août; «elle me fait
+l'effet d'une sainte.»
+
+Et, dans sa lettre datée du 4 septembre, il écrit:
+
+«Je vais essayer d'aller aux Tuileries.»
+
+C'est presque le dernier mot de la dernière lettre datée de Paris. Si
+Mérimée put aller jusqu'aux Tuileries, il n'y trouva pas celle qu'il
+voulait voir. Il n'y avait plus d'impératrice.
+
+En somme, Mérimée--cette affirmation va paraître paradoxale, et elle
+n'est cependant que l'expression de la stricte vérité,--Mérimée n'a
+jamais été très bonapartiste. Le régime impérial ne lui a jamais inspiré
+une grande confiance. L'Empire, en 1862, paraissait encore bien solide
+et bien puissant... Eh bien, Mérimée, le 31 mars 1862, écrivait à
+Panizzi: «On souffre, on s'inquiète.» Et il ajoutait très finement: «On
+aspire vers quelque chose qui ne soit ni le passé ni le présent.»
+
+Le plus tendre et le plus respectueux dévouement pour l'impératrice, tel
+était le fond des opinions de Mérimée. Eugénie de Téba avait deux ans
+quand Mérimée fut présenté à la comtesse de Montijo. Quelques années
+plus tard, un des amis de Mérimée le rencontra rue de la Paix; il tenait
+par la main une adorable petite fille de cinq ou six ans. Frappé de la
+grâce et de la gentillesse de cette enfant, l'ami de Mérimée demanda qui
+elle était.
+
+--C'est, répondit-il, une petite Espagnole, la fille d'une de mes
+amies... Je vais lui faire manger des gâteaux.
+
+Et Mérimée entra chez un pâtissier pour faire manger des gâteaux à cette
+petite fille, qui devait, vingt ans plus tard, devenir impératrice des
+Français et passer par de si éclatantes et de si tragiques destinées. La
+tendresse que Mérimée portait à cette enfant devint une fidèle et
+respectueuse affection qui jamais ne se ralentit ni ne se démentit.
+
+L'impératrice Eugénie quittait Paris le 4 septembre, et Mérimée, six
+semaines après, mourait à Cannes, échappant ainsi à toutes les douleurs
+qui allaient déchirer les âmes françaises. Il mourut pendant son
+sommeil, et si doucement, qu'on l'aurait pu croire endormi.
+
+La dernière lettre de ce recueil annonce à Panizzi qu'il ne verra plus
+son ami. Cette lettre est écrite par l'une de ces nobles femmes qui
+avaient consacré leur existence à Mérimée et qui, jusqu'à la dernière
+heure, l'entourèrent des soins les plus dévoués.
+
+Nous croyons devoir faire suivre ces quelques explications d'une notice
+de M. Louis Fagan sur l'homme éminent qui recevait ces lettres et qui
+les a précieusement conservées, sentant bien qu'elles faisaient partie
+de l'oeuvre de Mérimée et qu'elles devaient, en fin de compte,
+appartenir au public.
+
+ XXX
+
+
+
+
+PANIZZI
+
+Antonio Panizzi naquit à Brescello, duché de Modène, le 16 septembre
+1797; le Modenais faisait alors partie de la république Cisalpine.
+Panizzi passa sa jeunesse au lycée de Reggio; il suivit ensuite les
+cours de l'université de Parme. Reçu docteur en droit en 1818, Panizzi
+avait l'intention de se consacrer à l'étude de la jurisprudence. Mais,
+ardemment patriote, il se jeta dans le mouvement révolutionnaire qui
+éclata à Naples en 1820 et l'année suivante en Piémont. Un des
+conspirateurs, pris de lâcheté, le dénonça aux autorités
+révolutionnaires comme un des chefs de l'insurrection. Panizzi fut
+obligé de s'enfuir. On instruisit son procès, et il fut, par contumace,
+condamné à la peine de mort et à la confiscation de ses biens.
+
+Panizzi avait cru pouvoir trouver un asile à Lugano; mais, sur les
+réclamations de l'Autriche, il dut quitter cette ville et partit pour
+Genève. Il ne put y demeurer en paix. Les représentants de l'Autriche,
+de la France et de la Sardaigne exigèrent son expulsion du territoire
+helvétique. Panizzi se réfugia en Angleterre.
+
+Après un séjour de quelques mois à Londres, Panizzi, d'après les
+conseils et avec la recommandation d'Ugo Foscolo, alla s'établir à
+Liverpool. Il y passa cinq années, donnant des leçons d'italien.
+
+Lorsqu'en 1828 l'université de Londres fut fondée sous les auspices de
+lord Brougham, celui-ci offrit à Panizzi la chaire de langue et de
+littérature italiennes. Panizzi accepta et vint s'établir à Londres.
+
+Le 27 avril 1831, il fut appelé, en qualité de conservateur adjoint, au
+département des imprimés du British Museum. Dès lors Panizzi put se
+donner tout entier à sa passion pour les livres; il ne tarda pas à se
+placer au premier rang parmi les grands bibliographes de l'Europe.
+
+La bibliothèque du British Museum était, à cette époque, dans un état
+très peu satisfaisant. Les sections littéraires présentaient de
+nombreuses lacunes; le classement était défectueux; la bibliothèque ne
+recevait aucune subvention régulière; tout était sinon à faire, du moins
+à refaire. En 1835-36, la Chambre des communes nomma un comité chargé de
+procéder aune enquête sur la situation du British Museum. Panizzi fut
+entendu. Il soumit au comité tout un plan de réforme et de
+réorganisation de la bibliothèque. Panizzi fut chargé d'une mission à
+l'étranger; il visita les grandes bibliothèques de l'Europe, réunit une
+masse considérable de documents et, à son retour, démontra clairement
+quelles réformes étaient indispensables.
+
+L'enquête et la mission de Panizzi eurent de féconds résultats. On se
+mit sérieusement à l'oeuvre; mais on sentait bien que ce qui manquait
+surtout au département des imprimés, c'était un directeur jeune, plein
+de résolution et de vigueur. Aussi, quand le conservateur se retira en
+juin 1837, Panizzi fut-il choisi pour lui succéder.
+
+Les hautes capacités de Panizzi trouvèrent leur emploi et la
+bibliothèque prit, très rapidement, un merveilleux développement. La
+main d'un maître se fit sentir. Il y eut là un immense travail
+d'organisation, d'installation, de surveillance. Panizzi voulait que la
+bibliothèque nationale fût digne du pays qui lui avait si généreusement
+offert asile et protection. Il consacra sa vie à cette grande tâche.
+
+Panizzi rencontra bien des difficultés et bien des résistances. Il se
+heurta à des habitudes prises... On blâmait la forme nouvelle du
+catalogue, on critiquait les acquisitions de livres, et ceux qui
+criaient le plus fort étaient naturellement ceux qui n'entendaient
+absolument rien à la question.
+
+Un tel état de choses amena la nomination d'une commission chargée
+d'examiner la constitution et l'administration du British Museum. Là, en
+champ clos, Panizzi tint brillamment tête à tous ses ennemis. Après un
+débat de dix-huit jours, la commission se prononça en faveur de Panizzi.
+A partir de ce jour, aucune plainte ne se fit plus entendre. Tout le
+monde rendit justice à Panizzi; son oeuvre ne fut plus contestée.
+
+Cependant, s'enrichissant chaque jour, la bibliothèque manquait d'air et
+d'espace. Un grand nombre de projets furent proposés pour son
+agrandissement. Le plan de Panizzi fut adopté; il était de la plus
+grande hardiesse et de la plus grande originalité. Panizzi, au centre
+même de la bibliothèque, dans l'intérieur quadrangulaire du Museum,
+éleva une immense salle de travail pouvant contenir plus de trois cents
+lecteurs. Le buste de Panizzi, exécuté par Marochetti, a été placé
+au-dessus de la porte d'entrée de la salle de lecture; ce n'est que le
+juste témoignage de la reconnaissance du département des imprimés.
+
+Le 6 mai 1856, Panizzi fut nommé administrateur en chef du Musée
+britannique, qui, sous son énergique et brillante direction, ne cessa de
+grandir et de prospérer.
+
+Panizzi fit connaître, en juillet 1866, son intention de prendre sa
+retraite; le 27 du même mois, le Parlement délibéra sur cette démission.
+M. Disraeli, aujourd'hui lord Beaconsfield, prononça l'éloge de Panizzi
+et la Chambre des communes lui accorda comme pension de retraite
+l'intégralité de son traitement. Le 27 juillet 1869, Panizzi fut créé K.
+C. B _chevalier de l'Ordre du Bain_, honneur qu'aucun Italien n'avait
+encore obtenu.
+
+Telle a été la carrière officielle de cet homme éminent. Il mourut à
+Londres, dans sa résidence de Bloomsbury-Square, le 8 avril 1879. Bien
+que strict et inflexible observateur de la discipline dans son
+administration de la bibliothèque, Panizzi était bon et indulgent pour
+ses subordonnés. Quand il prit sa retraite, il reçut d'unanimes
+témoignages, non pas seulement d'estime et d'admiration, mais aussi
+d'affection et de reconnaissance.
+
+LOUIS FAGAN.
+
+
+
+
+LETTRES
+A
+M. PANIZZI
+
+
+
+
+I
+
+
+Paris, 31 décembre 1850.
+
+Mon cher Monsieur,
+
+Il y a quelque temps, j'ai remis à un ami de M. Libri un mot pour vous
+qui, je pense, ne vous est pas encore parvenu. Je vous demanderai la
+permission de vous répéter, par la poste, mon humble requête. Voici en
+quoi elle consiste:
+
+Un de mes amis, M. Beyle, connu sous le pseudonyme de Stendhal dans la
+littérature contemporaine, avait fait copier au Vatican, dans les
+archives, quatorze volumes in-folio manuscrits, contenant l'analyse
+d'un certain nombre de procès célèbres ou d'aventures scandaleuses de la
+cour papale et d'Italie. A l'époque où cette copie fut faite, il était
+difficile de pénétrer dans les archives du Vatican. M. Beyle, qui était
+consul de France à Civita-Vecchia, avait obtenu, avec beaucoup de peine,
+la permission de copier les susdits manuscrits. Ils forment quatorze
+volumes in-folio, écrits d'une belle main italienne, et sont en italien
+ou en latin.
+
+M. Beyle est mort, et sa soeur, qui est dans la misère, cherche à vendre
+ces manuscrits. Le British Museum pourrait-il, voudrait-il s'en
+accommoder? Quel prix en donnerait-il? Y a-t-il à Paris quelqu'un que
+vous pourriez charger de les examiner?
+
+Voilà, mon cher Monsieur, ce que je vous ai mandé par cette occasion
+infidèle. Je vous serais extrêmement obligé de me répondre un mot, si
+cela vous est possible.
+
+Agréez, mon cher Monsieur, l'expression de tous mes sentiments de haute
+considération et d'amitié.
+
+
+
+
+II
+
+
+Paris, 4 juillet 1855.
+
+Mon cher Monsieur,
+
+Permettez-moi de vous présenter mon ami, M. de Lagrené, qui mène sa
+fille voir Londres. Soyez assez bon pour lui faire montrer les bijoux
+antiques et le fameux manuscrit de la _Grande Chartreuse_. M. de Lagrené
+a été un de mes meilleurs consolateurs dans les désagréments que ce
+manuscrit m'a causés, et je le recommande très instamment à votre
+obligeance.
+
+Nous avons ici la moitié de l'Angleterre. Notre exposition, mal
+commencée, est devenue vraiment curieuse et vaut la peine qu'on fasse le
+voyage. J'espère qu'elle vous tentera.
+
+Adieu, mon cher Monsieur, veuillez agréer l'expression de tous mes
+sentiments bien dévoués.
+
+
+
+
+III
+
+
+Paris, 11 octobre 1857.
+
+Cher monsieur Panizzi,
+
+Je suis charmé que vous ayez eu un beau temps pour passer ce bras de mer
+si ennuyeux. Du reste, vous aviez trop peu mangé pour qu'un gros temps
+fût profitable aux poissons.
+
+J'ai passé la soirée avant-hier chez lady Holland. Nous avons tenu
+beaucoup de mauvais propos sur Dieu, les rois et les hommes, notamment
+contre vous.
+
+M. Cousin, que vous connaissez sans doute, m'adresse une question à
+laquelle je ne sais que répondre. Il y a, à l'exposition de Manchester,
+un portrait attribué à Mignard, celui de Julie d'Angennes, qui
+appartient à lord Spencer. Or, à l'époque où le portrait _paraît_ avoir
+été fait, Mignard n'était pas en France. Vous qui connaissez l'univers,
+il ne se peut pas que vous ne connaissiez lord Spencer. Lorsqu'il vous
+tombera sous la main, soyez assez bon pour lui demander ce qu'il sait
+de l'origine de son portrait.
+
+Tenez pour assuré que l'impératrice n'est pas allée à Stuttgart afin de
+montrer une attention particulière pour la reine Victoria. Ne croyez à
+rien de ce qu'on peut vous dire sur le relâchement de l'alliance.
+
+Adieu, cher monsieur Panizzi. Sachez que j'ai accroché une petite
+provision, de champagne sec. Vous devriez venir m'en dire votre avis aux
+vacances de Noël.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Cannes, 5 décembre 1857.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+J'ai quitté Paris il y a quelques jours pour chercher le soleil ici,
+tout près de l'Italie, et, selon mon usage, j'ai oublié cent choses que
+j'aurais dû faire avant mon départ. La plus importante était de vous
+remercier de la lettre de lord Spencer, de la part de Cousin, et, de
+plus, de vous importuner encore au sujet des maîtresses adorées de ce
+grand philosophe. Il ne rêve à présent qu'à Julie d'Angennes, et voici
+ce qu'il m'avait donné pour vous, où plutôt pour lord Spencer. Il
+voudrait réponse aux questions suivantes:
+
+Dans le tableau que possède lord Spencer, Julie d'Angennes, duchesse de
+Montausier, est-elle en buste ou jusqu'à la ceinture? est-elle maigre,
+ou a-t-elle de l'embonpoint? a-t-elle les cheveux noirs ou blonds, les
+yeux noirs ou bleus? peut-on discerner si elle a une belle taille et si
+elle est grande?
+
+Si vous pouvez obtenir ce signalement avec l'exactitude d'un gendarme
+autrichien (dont vous avez la robe de chambre), vous m'obligerez
+infiniment de me l'envoyer ici, où je pense que M. Cousin ne tardera pas
+à venir. Il se plaint fort de la poitrine; pourtant, ses passions pour
+les belles mortes sont des moins fatigantes.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Je suis un peu poussif, mais je me suis déjà
+assez agréablement remis par ce beau climat. Je voudrais que vous
+pussiez en faire l'essai.
+
+
+
+
+V
+
+
+Paris, 25 janvier 1858.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je voulais vous écrire il y a longtemps, mais j'ai eu tant de
+tribulations que le courage m'a manqué. C'est vous qui êtes la cause de
+tous mes tourments, en faisant votre diable de bibliothèque qui empêche
+M. Fould de dormir. Il veut en avoir une aussi, et je m'écrie comme
+Mercutio: _A plague on both your houses!_
+
+Depuis quelques jours, je préside la commission chargée de porter la
+lumière dans cette noire caverne. Nous avons envie de bien: faire; mais,
+pour bien faire, il nous, faudrait, avoir des hommes et de l'argent. Je
+ne sais où les trouver. Vous devriez bien venir nous organiser notre
+affaire, et vous guérir de tous vos rhumes en mangeant ici de la soupe
+grasse et du macaroni.
+
+Mille remercîments et excuses de toute la peine que vous avez prise pour
+apprendre à Cousin la couleur des yeux et des cheveux de sa bien-aimée.
+Il attendra que le présent lord Spencer puisse écouter ses voeux, et un
+amour comme le sien n'est pas si pressé qu'il ne puisse vivre encore
+cinq ou six mois sans nouvel aliment.
+
+Adieu, mon cher ami. On m'a joué hier le tour de me nommer rapporteur de
+la commission de la Bibliothèque. Si vous ne venez pas à Paris cet
+hiver, il faudra que j'aille vous relancer à Londres et vous embêter
+d'une série de _queries_ aussi longue que l'échelle de Jacob. Entre
+nous, mon métier est des plus désagréables. J'ai à tourmenter des
+confrères et des maîtres, et, ce qu'il y a de pis, à leur dire de temps
+en temps qu'ils me font des contes à dormir debout. Que résultera-il de
+tout cela? Je n'en sais trop rien en ce qui concerne la Bibliothèque;
+mais, en ce qui me concerne personnellement, le plus sûr est un
+embêtement immense.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Paris, 12 mai 1858.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis arrivé hier dans mes foyers après un passage assez peu orageux
+qui m'a permis de digérer tranquillement votre bon dîner, et, à dix
+heures, je déjeunais solitairement en pensant à nos bons tête-à-tête du
+British Museum. J'ai dormi merveilleusement cette nuit et je ne me
+ressens plus du tout des cahots du chemin de fer, lequel a grand besoin
+de réparations, à ce qu'il me semble.
+
+Bien que je n'aie pas vu encore beaucoup de monde, je suis frappé de
+l'ignorance totale où l'on est ici de l'état de l'opinion en Angleterre.
+J'ai trouvé des gens qui me demandaient sérieusement si je n'avais pas
+été insulté dans les rues de Londres. _Tutto il mondo è paese._ On me
+demandait à Londres combien il y avait d'électeurs en France.
+
+Il paraît que mon rapport n'est pas encore publié, et je ne serais pas
+étonné qu'on ne l'escamotât en douceur. Au reste, je n'ai pas encore vu
+le ministre, et je ne sais que ce que m'a dit un de nos collègues de la
+commission. Quoi qu'il arrive, je m'en lave les mains, et la fantaisie
+d'ordre qu'a eue Son Excellence aura eu du moins ce résultat de me faire
+passer un mois très heureux avec vous. Le reste est son affaire et je
+m'en soucie peu.
+
+Tout est ici fort tranquille, sauf un reste d'excitation contre la
+perfide Albion, à qui les épiciers ne pardonnent pas la bataille de
+Waterloo et l'acquittement de votre habitué du _reading room_[1]. Le
+Corps législatif a eu quelques petites velléités d'opposition, le sage
+Sénat a même les siennes. Quand ce peuple-ci n'a rien à faire, il a
+besoin de faire quelque malice. Les Français sont comme les singes, qui,
+dans l'oisiveté, se mangent la queue.
+
+ [Note 1: Bernard, impliqué dans l'affaire Orsini; son
+ extradition fut refusée par l'Angleterre.]
+
+Lord Cowley a dit ici, en bon lieu, que, plutôt que de céder la place,
+lord Derby dissoudrait la chambre. _Ci vedremo._
+
+Malgré la sainte horreur que j'ai pour l'éloquence, je regrette un peu
+de ne pouvoir assister à la grande bataille qui va se donner. Il me
+semble que le résultat le plus infaillible sera force blessures très
+cuisantes à des vanités personnelles, spectacle très divertissant pour
+la galerie. Mais qui gagnera en considération dans ce débat? Personne
+assurément. Un grand mathématicien pourrait peut-être prédire, au train
+dont vont les choses, en quelle année l'Angleterre sera démocrate, en
+quelle autre elle vendra par mesure d'économie les marbres de Phidias et
+les livres colligés par M. Panizzi. Ce sera dans assez longtemps, je
+pense; mais nos petits-enfants, surtout si nous ne nous pressons pas de
+les faire, pourront bien voir tout cela.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; mille et mille remercîments pour votre si
+aimable et si bonne hospitalité.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Paris, 16 mai 1858.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+J'ai vu le maréchal Vaillant, président de la commission de la
+_correspondance de Napoléon_, et je lui ai montré la note de mistress
+Tennant. Il m'a dit que l'empereur déclarait les lettres apocryphes;
+mais, comme je lui en avais déjà dit le prix, j'ai lieu de soupçonner
+que c'est ce prix de huit mille francs qui lui fait trouver les raisins
+trop verts.
+
+Je vais, la semaine prochaine, à Fontainebleau pour huit jours. J'aurai
+sans doute occasion de causer avec l'empereur lui-même, et de lui dire
+mon opinion sur l'authenticité. Le malheur, c'est que l'exagération du
+prix rend l'affaire très difficile à conclure. On m'a dit ici que les
+autographes de Napoléon Ier ne se vendaient pas plus de cent ou cent
+cinquante francs; il est vrai qu'on en trouve rarement d'aussi vifs de
+passion et de style que ceux de mistress Tennant. Si vous la voyez, et
+elle est bonne à voir, vous pourrez lui-dire qu'on est prévenu contre
+ses lettres, mais que cette prévention sera détruite par moi; alors
+restera le prix, qui, si elle y persiste, rendra la négociation inutile.
+
+La nomination de Picard n'a pas fait beaucoup d'effet. Nous sommes
+habitués à voir nommer à Paris, des députés exagérés. Cependant, c'est
+un mauvais symptôme. Le nouveau ministre de l'intérieur est peu adroit,
+et paraît connaître assez mal les hommes et les choses.
+
+Adieu, mon cher ami; je suis plus triste que je n'étais autrefois de
+déjeuner et de dîner seul.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Paris, 7 juin 1853.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Les oreilles ont dû vous corner, ces jours passés. Sa Majesté la reine
+des Pays-Bas et votre serviteur ont passé, à dire du mal de vous, tout
+le temps d'une chasse au cerf, dans la forêt de Fontainebleau. C'est une
+étrange femme, qui sait tout, qui parle bien de tout et qui serait la
+perfection, si elle ne voulait pas paraître Française, ayant eu le
+malheur de naître en Wurtemberg. Elle se fait vive à la manière des
+Allemands, qui se jettent par la fenêtre pour avoir l'air dégagé.
+
+La reine est du moins très aimable. Nous avons sué sang et eau pour
+amuser Sa Majesté: bals, fêtes champêtres, charades, etc. Si vous ne me
+trahissez pas, je vous avouerai que ma courtisannerie est allée jusqu'à
+lui faire de petits vers en manière de compliment, et que cependant, par
+respect pour la vérité, je me suis borné à la comparer à Vénus,
+Minerve, etc. Comme les princes sont toujours ingrats, je n'y ai pas
+même gagné une bouteille de curaçao ou un fromage de Hollande. Rien
+qu'un rhume effroyable pour avoir eu l'insigne honneur d'être trempé de
+pluie à côté de Sa Majesté.
+
+L'autre jour, il y a eu à Fontainebleau une foire où l'impératrice est
+allée acheter du pain d'épice. Le prince de Nassau, qui l'accompagnait,
+a acheté une blouse et une casquette sans qu'elle s'en aperçût et, dans
+ce nouveau costume, il est venu lui parler. Elle ne l'a pas reconnu et a
+poussé un grand cri; les gens de la suite sont accourus, et le quiproquo
+a été traduit à Paris en une tentative d'assassinat. Tenez ma version
+pour exacte.
+
+Vous trouverez dans _le Constitutionnel_ d'aujourd'hui, 7 juin, un
+article assez curieux sur les échanges de livres faits par la
+bibliothèque d'Augsbourg, d'où résulte qu'ils vendent les bons et
+gardent les mauvais. Cela s'appelle se défaire des doubles.
+
+Adieu, mon cher ami; je pense aller faire un tour en Suisse. On ne vit
+pas ici: il y a 33 degrés Réaumur. Si je revenais par Venise, je vous
+demanderais un mot pour quelque bon chrétien de ce pays que vous
+connaissez sûrement.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Berne, 7 juillet 1853.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Nous nous verrons sans doute, et nous remangerons ensemble du macaroni à
+Recoaro, si cette partie du monde est aussi près de Venise que vous le
+dites, d'accord avec les géographes. Je pense être à Venise dans les
+premiers jours d'août, selon la recommandation de lady Holland, dont je
+me méfie un peu. Je me demande ce que doivent sentir les lagunes à cette
+époque, et combien de cousins doivent les habiter. Les cousins ne m'ont
+pas épargné, même en ce pays de froidures. Ni la neige ni les montagnes
+ne les arrêtent. J'ai les mains plus épaisses que des épaules de mouton,
+par suite de leurs piqûres. Que sera-ce lorsque le soleil d'Italie leur
+prêtera une activité nouvelle!
+
+Selon l'usage des Parisiens, je suis sans la moindre lettre et par
+conséquent sans nouvelles. Je suis sûr que M. Rouland n'a pas encore
+publié notre rapport. Notre travail aura eu ce résultat admirable
+d'achever la désorganisation, déjà si avancée, de la Bibliothèque.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; mille et mille amitiés bien vraies.
+
+
+
+
+X
+
+
+Venise, 11 août 1858.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis ici depuis quelques jours, assez bien installé, ayant vue sur le
+Grand Canal; nourriture satisfaisante et bon appartement. Je vous donne
+ces détails parce que M. Brown dit que vous allez arriver ici, avec
+votre amie, qui ne jure que par l'_immacolata_. Je suis ici avec deux
+dames anglaises[2] (d'un âge respectable), anciennes amies de ma mère et
+de moi, faisant très bon ménage.
+
+ [Note 2: Miss Lagden et mistress Ewers, par qui Mérimée
+ a été, jusqu'à son dernier jour, entouré d'attentions
+ délicates et de soins dévoués.]
+
+De toute façon, je vois que nous avons fait ce qu'on appelle de la
+bouillie pour les chats: Le ministre s'est moqué de nous. On ne m'y
+rattrappera plus. Je crois que Taschereau sera le directeur; mais il ne
+faut répondre de rien avec des gens qui tournent à tout vent. Une seule
+bonne chose sera faite, c'est qu'on ne poussera pas plus loin la facétie
+du catalogue imprimé, et que les employés de la Bibliothèque ont une
+augmentation de traitement. Ils ne me mangeront pas à mon retour.
+
+Hier, nous avons eu une sérénade très belle. Nous avons badaudé et passé
+sous le Rialto au milieu de la bagarre. On devient aussi bête que les
+natifs à ces _fonctions_, et j'aurais préféré voir ma gondole en pièces
+plutôt que de reculer d'un pied.
+
+Il me semble que le discours de l'empereur est très bon. J'espère qu'il
+sera bien pris en Angleterre. Ici, il fait bon effet auprès des
+autorités, qui ont un peu peur de Sa Majesté.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; à bientôt! M. Brown a été on ne peut plus
+aimable pour moi. C'est un Vénitien complet.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Paris, 17 octobre 1858.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Il n'y a rien de si beau que la cathédrale de Sienne, si ce n'est celle
+de Lucques, si ce n'est la vue depuis Savone jusqu'à Fréjus, le long de
+la rivière de Gênes. Gîtes excellents tout le long de la route, excepté
+à Oneglia. Connaissez-vous la soupe aux cailles et au riz? Je pense
+qu'on ne mange que cela en paradis.
+
+Adieu, mon cher ami; mille tendresses à vos marbres et à vos bouquins.
+
+
+
+
+XII
+
+
+Cannes, 7 janvier 1859.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis ici depuis quelques jours, à deux pas de votre chère Italie, en
+face d'une mer magnifique et d'un soleil resplendissant. Il faut, je
+suppose, une force d'imagination peu commune pour se représenter ce que
+c'est que le soleil au 7 janvier, lorsqu'on est au British Museum.
+Cependant, il fait ici un peu froid, et, à quatre heures, il faut
+prendre un paletot. Nous y avons lord Brougham et toute sa famille. Il
+est encore vert et actif, malgré ses quatre-vingt-deux ans, et va faire
+à pied des visites dans les environs. En fait de célébrités, nous avons
+encore M. de Tocqueville, qui est très gravement malade, et qui, je le
+crains, ne quittera ce pays-ci que pour un autre bien éloigné d'où
+personne n'est revenu apporter des nouvelles.
+
+Que dites-vous du compliment de bonne année fait par l'empereur à M. de
+Hübner? Selon ce qu'on m'écrit, la version officielle est la seule
+vraie, et il ne faut pas prendre celle du _Nord_ et d'autres journaux
+étrangers. Quelle que soit la phrase, elle montre que notre ami
+Salvagnoli est un grand diplomate! Assurément on doit lui en faire les
+honneurs à Florence. Bien que je me dispense de croire une grande partie
+des bruits qui circulent, je trouve que la situation doit être bien
+tendue pour que Sa Majesté ait jugé nécessaire d'en avertir ainsi le
+public dans une occasion où il était si facile et si simple de ne rien
+dire.
+
+On m'écrit, de bonne part, que l'état de l'Italie est encore plus
+bouillonnant que lorsque nous nous y trouvions ensemble. Mais à quoi
+cela aboutira-t-il? Les Russes de l'ambassade, à Paris, ne parlaient de
+l'Autriche qu'avec la tendresse qu'on lui porte à Milan et à Venise.
+Malheureusement, je ne crois pas qu'en cas de rupture complète, ils
+prennent franchement parti pour nous. Que feront les Anglais? _Hic jacet
+lepus._ Ils sont probablement trop occupés dans l'Inde et chez eux pour
+se mêler _d'abord_ de nos affaires; mais comment croire qu'ils
+laisseraient leur bonne amie dans la débine! Observez que la guerre,
+pour l'Autriche, c'est un duel à mort. Une bataille perdue amène la
+dislocation de la monarchie, et, par conséquent, la recomposition de
+l'équilibre européen. La partie est trop grosse pour que l'Angleterre
+n'y intervienne pas, et, si elle est l'alliée de l'Autriche, nous ne
+nous y frotterons probablement pas; car alors notre position serait tout
+aussi mauvaise que la sienne, abandonnée à ses propres forces. Il y a
+des chose si graves, qu'elles sont impossibles.
+
+Adieu, mon cher ami. Mistress Ewers et miss Lagden, qui sont ici,
+regrettent beaucoup de ne pas vous avoir. Elles se rappellent à votre
+souvenir.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Paris, 12 mars 1859.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Me voici de retour à Paris depuis quelques jours et regrettant déjà mon
+soleil de Cannes, qui n'est pas moins beau que celui dont nous avons
+senti la chaleur aux bords de l'Arno.
+
+Que dites-vous de ce qui se passe? Lord Cowley vous a-t-il conté ses
+conversations avec Sa Majesté impériale et royale apostolique? Quant à
+moi, je ne sais rien. On est à la paix depuis vingt-quatre heures, ce
+qui rend très probable que demain on sera belliqueux. Ce qu'il y a de
+certain, c'est que les descendants de Brennus ne sont guère d'humeur à
+prendre le Capitole, n'y eût-il que leurs anciennes ennemies les oies
+pour le garder. Louis-Philippe, pendant dix-huit ans, a prêché à ce
+peuple-ci le culte des intérêts matériels, et notre vieux sang gaulois
+s'est gâté. On est d'une poltronnerie incroyable. Vous noterez que le
+danger, malheureusement très réel, celui d'une révolution nouvelle, est
+ce qui préoccupe le moins. On ne pense qu'à l'effet que la guerre peut
+produire sur les fonds et les actions de chemins de fer. Il va sans dire
+que la gloire et l'humanité, c'est à quoi personne ne songe.
+
+L'empereur se montre assez touché de la lâcheté générale, et il nous dit
+notre fait en termes assez crus, et, ma foi, nous le méritons bien.
+L'armée heureusement est dans de tout autres dispositions. Tous les
+officiers voudraient être à l'avant-garde, pour être des premiers à voir
+les _donne_ et manger du macaroni. On dit que, du côté des Autrichiens,
+il y a aussi beaucoup d'ardeur belliqueuse, et, ce qui est fâcheux,
+toute l'Allemagne reprend les colères de 1813, sauf peut-être les
+socialistes, qui sont des alliés dont nous nous passerions parfaitement.
+Je crois que l'empereur veut la guerre, mais il n'est pas pressé de la
+faire.
+
+Probablement il espère que cette paix armée, qui existe en ce moment,
+ruinera l'Autriche et qu'il trouvera peut-être les moyens de s'assurer
+la neutralité de la Prusse et celle de l'Angleterre. C'est là le grand
+point. Y parviendra-t-il? Notre mauvaise réputation de conquérants rend
+notre position bien difficile. Nous ne pouvons nous dissimuler que nous
+jouons bien gros jeu. Nos généraux ne sont pas aussi forts que celui qui
+commandait l'armée française en 1796. Cependant je ne crois pas qu'ils
+en aient à combattre de supérieurs. Nos soldats valent bien mieux que
+les Autrichiens; mais l'argent, mais l'Europe, mais les Italiens! Que
+faire de Mazzini? Le fusiller, d'accord; mais que dire aux gens qui
+voudraient étriper le cardinal Antonelli ou le roi Bomba[3]? N'est-il
+pas à craindre que, après le premier succès, nous n'ayons des alliés qui
+nous embarrassent au dernier point? Entre nous il me semble que deux
+pots de terre vont se heurter, et il se pourrait bien que, dans quelque
+temps, il ne restât que des tessons sur la place.
+
+ [Note 3: Sobriquet sous lequel on désignait le roi de
+ Naples, Ferdinand II.]
+
+Vos Anglais ont une méchante attitude. Lord Palmerston, qui voulait
+mettre le feu aux poudres il y a quelques années, a bien changé de
+langage, et, jusqu'aux radicaux, je ne vois partout que mauvais
+vouloir.
+
+On fait ici sous main de grands préparatifs. On ramène d'Afrique les
+vieux soldats, on a changé tout le matériel de l'artillerie, et l'on a
+trois cents pièces nouvelles attelées, avec lesquelles on emporte,
+dit-on, à coup sûr, la tête d'une mouche à trois kilomètres de distance.
+Si l'on avait au moins l'ardeur qu'on avait au moment de la guerre
+d'Orient, j'aurais quelque espoir; mais l'abattement de nos financiers
+et la couardise des bourgeois sont un peu beaucoup effrayants.
+
+Il va paraître en Belgique un charmant pamphlet d'About qui vous
+divertira fort. Notre saint-père le pape et son cardinal y sont arrangés
+de main de maître. Cela s'appelle _la Question romaine_ et ressemble
+beaucoup à un pamphlet de feu M. de Voltaire, auteur qui avait du bon.
+
+Lorsque vous n'aurez rien à faire, dites-moi comment va la
+démocratisation de l'Angleterre. Malheureusement les idées de politique
+généreuse ne vont pas du même train.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Je crains fort que nous ne nous rencontrions
+pas à Venise l'automne prochain. On m'annonce du vin de Schiraz. Je
+crains que ce ne soit de la drogue.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Paris, 8 avril 1859.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Il me semble que les cartes se brouillent terriblement. Qu'en
+dites-vous? Ici, le nez des boursiers s'allonge tous les jours
+davantage, et, aujourd'hui, il y a eu une vraie panique.
+
+L'empereur va partir pour Lyon, afin d'y passer, dit-on, une grande
+revue. On forme les quatrièmes bataillons et on ne dit plus un mot des
+mouvements de troupes. Il est certain cependant qu'on fait venir d'Alger
+les vieux durs à cuire. Tout cela est assez _ominous_.
+
+Et du congrès, en savez-vous quelque chose? Il paraît qu'en Italie,
+c'est un mouvement d'enthousiasme général. Tous les jeunes gens en gants
+jaunes se font soldats. Les vieux achètent de l'emprunt piémontais.
+Qu'arrivera-t-il? Ce pays-ci est aussi répugnant que possible à la
+guerre, et sans doute c'est ce qui donne à l'Autriche sa prépotence
+actuelle. Cela ne veut pas dire que, si l'on en vient aux coups de
+canon, nous nous conduirons en lâches. L'armée est très belle, très
+allègre, très confiante même, quoique ses généraux ne passent pas pour
+des aigles. Mais le reste de la nation ne voit dans la guerre que la
+perturbation du commerce, de l'industrie et du _dolce far niente_, sans
+parler de la chance d'une nouvelle révolution.
+
+L'empereur, que j'ai vu l'autre jour, me paraît de belle humeur; mais il
+ne m'a pas fait confidence de ses projets. Tout ira bien, tant que
+l'Angleterre ne se tournera pas contre nous. Dans mon opinion
+personnelle (mais je suis le seul qui ai cette opinion-là), elle ne se
+mêlera pas activement de la querelle, tout en nous souhaitant un
+_accidente_ lorsque nous aurons quelque succès. Il me semble que, si
+j'étais homme d'État anglais, je serais beaucoup plus franc. Supposé, ce
+que je ne crois pas, que l'empereur ait des vues ambitieuses sur
+l'Italie, le meilleur moyen de les contrecarrer et de les rendre
+impossibles, n'est-ce pas de s'associer franchement à la France et au
+Piémont?
+
+Il est évident que, si l'Angleterre faisait cause commune avec nous,
+l'Autriche et tous les _Französenfresser_ d'outre-Rhin rentreraient sous
+terre, sans brûler une amorce. Observez que la France, que la guerre
+peut mettre en contact avec une révolution, court de très grands risques
+pour la chance d'une reconnaissance, plus ou moins grande, laquelle peut
+se traduire, un jour, par une demande de céder la Corse à l'_Italie
+unie_. Au contraire, l'Angleterre n'a rien à redouter du contact avec la
+révolution. Peut-être même y attrapperait-elle un lopin assez beau,
+comme la Sicile, par exemple, si l'anarchie se mettait dans la
+Péninsule, si, au lieu de se coaliser, les Italiens, comme ils ont fait
+souvent, se battaient entre eux.
+
+Dans l'hypothèse d'une lutte, que je ne crois pas probable; car, d'un
+côté, il y aurait de l'argent et du crédit; de l'autre, ni argent ni
+crédit. Tout le mal serait pour la France. Les armées se battraient et
+l'Angleterre habillerait, armerait, nourrirait les Italiens, le tout à
+leurs frais. Après la paix, la reconnaissance des Italiens se
+partagerait entre leurs deux alliés, inégalement, et toujours
+l'Angleterre aurait la meilleure part. Nous aurions l'odieux d'avoir
+violé quelques filles et bu beaucoup de vin d'Asti et de Pomino sans
+payer. Les Anglais stipuleraient des avantages pour leurs cotons et
+leurs fers.
+
+Si je savais écrire en anglais, je voudrais faire un pamphlet là-dessus,
+car le thème est riche. Au lieu de s'occuper de l'Italie, il me semble
+que John Bull patauge dans un étrange gâchis. On dirait que le
+gouvernement parlementaire fait ce qu'il peut pour se discréditer. Point
+de parlement, dans un moment où il faudrait l'avoir presque en
+permanence; une administration qui peut être renversée, au moment où les
+affaires extérieures se trouveront le plus embrouillées; tout cela n'est
+ni beau ni sensé.
+
+Ici, on se persuade que, si lord Palmerston revient, il nous fera la
+guerre. Je n'en crois rien. Je crains, au contraire, que lord Derby ne
+sache dire ni oui ni non, et qu'il ne parvienne qu'à envenimer
+l'affaire. Tâchez de persuader à vos Anglais que nous n'avons pas la
+moindre envie de faire des conquêtes, que nous voudrions seulement qu'on
+ne fit pas trop de bruit à notre porte. Vous voyez, tous les jours, que
+les propriétaires font mettre à l'amende les joueurs, d'orgue qui leur
+cassent le tympan; c'est notre position.
+
+Adieu, mon cher ami. J'ai vu que vous aviez dîné l'autre jour chez M.
+Gladstone. Beaucoup d'argenterie et de l'agneau, n'est-ce pas? J'aime
+mieux les dîners que nous avons faits tête à tête au Muséum.
+
+
+
+
+XV
+
+
+Paris, 29 avril 1859.
+
+Mon cher ami,
+
+Nous sommes une drôle de nation! Je vous écrivais, il y a quinze jours,
+qu'il n'y avait en France qu'un homme qui voulût la guerre, et je crois
+avoir dit la vérité.
+
+Aujourd'hui, tenez le contraire pour vrai. L'instinct gaulois s'est
+réveillé. C'est maintenant un enthousiasme qui a son côté magnifique, et
+aussi son côté effrayant. Le peuple accepte la guerre avec joie; il est
+plein de confiance et d'entrain. Quant aux soldats, ils partent comme
+pour le bal. Avant-hier, ils écrivaient à la craie sur leurs wagons:
+«Trains de plaisir pour l'Italie et Vienne.» Lorsqu'ils traversent les
+rues pour aller aux embarcadères, on les couvre de fleurs, on leur porte
+du vin, on les embrasse, on les adjure de tuer le plus d'Autrichiens
+qu'ils pourront. Le régiment des zouaves de la garde a reçu son ordre de
+départ, il y a huit jours. Ils se sont écriés: «Voilà la guerre, plus de
+salle de police!» et le régiment a disparu pour deux jours. Il
+s'agissait de dire adieu à toutes les cuisinières de sa connaissance. Au
+moment du départ, pas un homme n'a manqué, chacun avec un bouquet de
+lilas au bout de son fusil.
+
+Il y a dans cette gaieté française un élément de succès considérable.
+Nos gens se croient sûrs de vaincre, et c'est beaucoup à la guerre.
+L'accueil qu'on leur fait en Italie redouble leur ardeur. Ils se croient
+des chevaliers errants allant combattre pour leur dame. Je tiens les
+Autrichiens pour de très braves soldats; mais chacun des nôtres
+s'imagine qu'il va devenir au moins colonel, et un Croate n'a pas de ces
+idées-là. Le général Allard me jurait hier soir que nous avions déjà
+cent mille hommes au delà des Alpes. Nous aurons sept cent mille hommes
+sous les armes le 15 du mois prochain. Le 1er juin, toute l'artillerie
+sera pourvue de nouveaux canons rayés.
+
+Enfin, bien que lents à prendre nos mesures, nous avons le talent de
+bien faire en nous pressant, et, chaque jour, nous gagnons quelque
+chose. Le général Mac-Mahon écrit qu'il n'a jamais vu réception pareille
+à celle qu'on lui a faite à Gênes. Il n'y a pas jusqu'à un bataillon de
+Kabyles qui n'ait été littéralement couvert de fleurs par les dames. Je
+pense que ces honnêtes musulmans aimeraient autant autre chose. Ce sont,
+d'ailleurs, de rudes gaillards.
+
+Hier soir, on annonçait l'acceptation par l'Autriche de la médiation
+anglaise, _et la prise en considération_ par l'empereur. Je crois
+néanmoins la guerre inévitable. Quitter l'Italie maintenant est
+impossible, à moins de grandes concessions de la part de l'Autriche.
+Lord Cowley, avec qui j'ai dîné hier chez M. Baring, était impénétrable;
+mais il était facile de voir qu'il ne croyait pas à la possibilité d'un
+dénoûment pacifique.
+
+L'important, c'est d'être uni, honnête et modéré, de faire des
+cartouches et pas de constitution. Tuer l'ours d'_ogni modo_ sans penser
+à vendre sa peau et surtout à la partager. Si vous pouvez persuader aux
+Italiens d'être sages, tout ira bien, j'espère.
+
+Notre pauvre impératrice a les yeux gros comme des oeufs; mais elle
+paraît pleine de résolution et de dévouement. Elle dit adieu en pleurant
+aux régiments qui partent, qui la saluent de hourras frénétiques; et les
+boursiers mêmes se sentent émus; j'en ai vu un qui pleurait en regardant
+les gardes défiler. Si l'Angleterre ne se mêle pas trop tôt de la
+querelle, j'espère que nous aurons bientôt, rendu possible une paix
+avantageuse à l'Italie.
+
+Les banquiers et les beaux messieurs déplorent toujours le funeste
+entraînement; mais la masse est pour la guerre. L'empereur est plus
+populaire qu'il n'a jamais été. Un ouvrier disait: «_Moustachu_ est le
+plus fort; il a les papiers de son oncle.»
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Prêchez les Anglais. Empêchez-les de croire à
+l'ambition de l'empereur et persuadez-les que les Italiens sont _gente
+de razon_, qui peuvent vivre sans Croates pour les morigéner. Mille
+amitiés et compliments au Museum.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+Paris, 10 mai 1859.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+_Alea jacta est!_ L'empereur est parti aujourd'hui. Il a été conduit au
+chemin de fer par une foule immense et des acclamations frénétiques. Il
+est maintenant plus populaire qu'il n'a jamais été. Je parle des masses,
+car, bien entendu, les salons sont aussi mauvais Français que possible.
+
+Quelle étrange fatalité poursuit les partis vaincus! Les orléanistes
+font exactement les mêmes fautes qu'ils ont tant reprochées aux
+légitimistes. Voyez le duc de Chartres qui avait eu le bon sens de
+rester en Piémont, où il était officier: sa famille le rappelle[4]. Le
+comte de Chambord, qui va dans les Pays-Bas, est plus raisonnable.
+
+ [Note 4: Le duc de Chartres ne fut pas rappelé par sa
+ famille: il fit toute la guerre d'Italie.]
+
+Avant la fin du mois, selon, toute apparence, il y aura bien des bras et
+des têtes cassés. Dieu veuille que nous nous en tirions à notre
+honneur! Les Autrichiens, jusqu'à présent, nous ont servis à souhait.
+
+Maintenant que tout le désordre est réparé, vous pouvez dire aux
+Anglais, qui nous reprochent d'être agressifs, de quelle façon nous
+étions préparés. Les premières divisions françaises sont arrivées en
+Italie sans canons et n'ayant que soixante cartouches par homme.
+L'artillerie de l'ancien modèle n'avait plus de projectiles, et les
+canons rayés du nouveau modèle n'étaient pas encore prêts. Pour garder
+le plus longtemps possible le monopole de ces canons, on en fabrique les
+pièces, ou, pour mieux dire, chaque pièce passe dans trois ou quatre
+ateliers séparés, dont les ouvriers ne connaissent qu'un genre
+d'opération. De cette mesure est résultée, au premier moment, une
+certaine confusion. Pourtant il a suffi de quelques jours de répit pour
+que tout s'arrangeât.
+
+Nous avons actuellement en ligne quarante-cinq batteries de canons rayés
+dont on attend merveilles. On en expédie de nouvelles tous les jours.
+J'ai vu une lettre du général Mac-Mahon à sa mère, où il lui dit qu'il
+n'a jamais vu une armée mieux équipée et mieux disposée. Il y a
+actuellement plus de cent vingt mille Français en Italie. L'armée sarde
+est de soixante-quinze mille hommes, dont cinquante mille excellents.
+
+Si les Autrichiens, mieux avisés, eussent poussé leur pointe, ils
+auraient pu écraser les Piémontais avant que nous pussions venir à leur
+secours. Cette bévue est d'un bon augure pour la campagne. Nos gens sont
+remplis de confiance, l'ennemi semble inquiet. Il a beaucoup de malades
+et un assez grand nombre de déserteurs.
+
+Avez-vous vu la proclamation du général Giulay? Elle me paraît telle que
+nous pouvions la souhaiter. Peine de mort pour tout le monde. Si les
+Lombards ont du sang dans les veines, le moment est venu de le montrer.
+Il y a ici un nombre prodigieux d'enrôlements volontaires, et l'emprunt
+va à merveille. Je suis allé hier au Trésor porter mon obole, et j'ai
+trouvé une queue formidable. En ma qualité de privilégié, je suis entré
+dans un bureau séparé et l'on m'a dit que les souscriptions déjà reçues
+faisaient croire qu'au lieu de cinq cents millions, on aurait un
+milliard ou quinze cents millions. Je pense que l'emprunt autrichien n'a
+pas le même succès.
+
+L'Allemagne du Midi est toujours très menaçante. Les étudiants
+s'enrôlent et ne parlent que de marcher sur Paris. Vous avez vu que le
+principicule de Nassau s'était enrôlé dans l'armée autrichienne; mais ce
+que vous ne savez peut-être pas, c'est qu'il avait été comblé
+d'attentions par l'empereur, qu'il avait été de toutes les parties[5]
+pendant plus d'un an, qu'on lui avait fait des cadeaux de toute espèce,
+et même donné de l'argent, dont il avait grand besoin.
+
+ [Note 5: Voir un passage de la lettre VIII où il est
+ parlé d'une aventure arrivée à Fontainebleau, dont le prince
+ de Nassau fut le héros.]
+
+L'Angleterre commence, à ce qu'il me semble, à regarder la question avec
+un peu moins de prévention. Je crois que Persigny sera utile pour
+démentir les mensonges du _Times_, et, s'il se peut, renouer l'alliance.
+S'il ne réussit pas, je crains bien que la guerre ne soit longue et que
+tout le monde ne s'en mêle à la fin. Si l'Angleterre se sépare de nous,
+tenez pour certain que nous verrons les Russes à Constantinople.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; nous sommes tous dans l'anxiété. Si vous
+trouvez un moment, donnez-moi de vos nouvelles.
+
+
+
+
+XVII
+
+
+Paris, 27 mai 1859.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Rien de nouveau du théâtre de la guerre, si ce n'est les progrès de
+Garibaldi, qui commence à courir les environs de Varèse. J'envie les
+émotions pittoresques de ce gaillard-là.
+
+Tous les rapports sur le combat de Montebello rendent hommage à la
+bravoure de nos gens, qui se sont battus un contre trois et ont pris un
+village fortifié! Mais l'empereur est furieux contre un de ses généraux
+qui a oublié le premier principe de la guerre, lequel est de marcher au
+canon. Il y avait, à neuf kilomètres de Montebello, quatre mille chevaux
+français qui n'ont pas bougé. Nul ordre n'est venu. S'ils fussent
+arrivés à la fin de l'affaire, ils auraient ramassé peut-être tout le
+corps du comte de Stadon. Au reste, la division du général Forey était
+la moins bonne de toutes; de plus, elle avait détaché ses grenadiers et
+ses voltigeurs. Ce sera une autre affaire quand les Africains et la
+garde s'en mêleront.
+
+L'esprit public est ici toujours bon. Les salons même sont convenables.
+Beaucoup de jeunes gens riches sont à l'armée, et les légitimistes
+disent que, quoi qu'il arrive, il faut défendre le drapeau.
+
+Je ne sais rien de la Prusse, sinon que la fureur des _Französenfresser_
+y est très grande. Le gouvernement semble plus raisonnable; mais ne
+sera-t-il pas entraîné? Un Russe, M. de Tourgueneff, que je vous ai
+présenté, l'année passée, à ce fameux banquet, arrive de Moscou. Il dit
+que les Allemands veulent avaler d'une bouchée la France et la Russie à
+la fois. Ils nous demandent l'Alsace, et aux Russes la Courlande et la
+Livonie. Tourgueneff dit que tout le monde chez lui est sympathique à la
+cause italienne, et que toute l'armée brûle de se battre contre les
+Autrichiens.
+
+Que fait-on chez vous? Lord Palmerston va-t-il revenir? Je ne pense pas
+que nous y gagnions beaucoup, mais nous n'y perdrons certainement pas.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Miss Lagden et mistress Ewers, que j'ai vues
+aujourd'hui, se rappellent à votre bon souvenir.
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+Paris, 9 juin 1859.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Le maréchal Vaillant, major général de l'armée, se venge, je crois, de
+son successeur en lui faisant des niches. On n'a pas encore le bulletin
+officiel de la bataille de Magenta, bien qu'on ait reçu beaucoup de
+lettres et les rapports de tous les chefs de corps. Cela fait très
+mauvais effet. Les Autrichiens nous ont attaqués avec la plus grande
+partie de l'armée de Giulay, plus un corps détaché de Vérone sous
+Clam-Gallas. Le ministre de la guerre atteste que nous n'avons pas plus
+de trois mille hommes mis hors de combat, dont environ deux cent
+cinquante manquants qu'on suppose prisonniers. Nos gens se jettent en
+avant comme des fous, à la baïonnette, et on vient de faire un ordre du
+jour pour leur rappeler qu'ils ont des armes à feu pour s'en servir. La
+grande disproportion des pertes entre les deux armées tient à notre
+nouvelle artillerie, qui foudroie les secondes lignes formées en
+colonnes, tandis qu'ils ne peuvent atteindre que notre première ligne.
+On nous dit que les Kabyles des tirailleurs d'Afrique ont été
+admirables. Leur colonel leur a persuadé que les Autrichiens étaient
+tous des juifs, et il ne se trompait peut-être pas beaucoup. L'empereur
+s'est fort exposé. Maintenant que c'est fini, c'est très bien; mais il
+ne faudrait pas qu'il en prît l'habitude. La veille de la bataille, il
+avait menacé le roi de le mettre aux arrêts s'il continuait à faire le
+hussard.
+
+Ellice m'écrit que probablement le parti libéral l'emportera et que lord
+Palmerston sera ministre des affaires étrangères, mais que l'Angleterre
+n'en sera ni plus ni moins impartiale et neutre; qu'au contraire, lord
+Palmerston étant suspect à la nation de partialité pour l'indépendance
+de l'Italie, il serait peut-être forcé d'en faire moins que lord Derby
+lui-même. Je ne suis pas du tout de cet avis. Je suis convaincu qu'il
+est très important que, tout en restant neutre, le gouvernement anglais
+se montre sympathique aux alliés. Il empêchera l'excès de zèle des
+subalternes qui se font Autrichiens pour plaire aux ministres.
+
+Par exemple, lors du débarquement de nos troupes à Gênes, un vaisseau de
+guerre anglais s'est allé mettre dans le port à une place qui ne lui
+était pas assignée et où il gênait le débarquement. On a fait des
+excuses de cette taquinerie; mais il pourrait se trouver telle
+circonstance ou une insolence semblable amenât des complications très
+fâcheuses.
+
+On s'attend qu'il y aura sous peu une explosion en Hongrie. Je ne sais
+si ce sera bon ou mauvais. Comme il est évident que nous ne pouvons
+redresser tous les torts, je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux que les
+Magyares restassent tranquilles. Il est à craindre même qu'un mouvement
+de ce côté ne fasse peur à la Russie et ne diminue sa bonne volonté, qui
+nous serait bien nécessaire en cas de guerre générale.
+
+Je suis bien fâché de ce que vous me dites de ***. Mais quelle est sa
+maladie? Je le croyais seulement plus vicieux qu'il n'appartient à un
+homme de son âge et de sa carrière. On m'a même montré son vice à
+Florence, et il m'a semblé qu'il aurait besoin d'un adjoint.
+
+Au sujet de ce que vous me dites de notre ambassadeur, tenez compte de
+sa vivacité et de son opinion particulière. Cette opinion est,
+d'ailleurs, celle de bien des gens qui entourent l'empereur, mais je ne
+crois pas que ce soit celle de l'empereur lui-même. Au reste, voyez ce
+qui se passe. Jusqu'à présent, il suit son programme. Je crains que,
+après la première ivresse de la délivrance, les Milanais ne fassent des
+bêtises. Est-il vrai qu'on en fait à Florence et que les rouges y
+prennent le dessus? S'ils réussissaient, ils gâcheraient toute la
+besogne.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; je vous remercie et vous serre la main. Quand
+vous n'aurez rien à faire, je me recommande à vous et à votre encrier.
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Paris, 30 juin 1859.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Vous me demandez une lettre sur la politique, mais ce n'est pas chose
+facile. En ce qui nous concerne, l'opinion du peuple est excellente.
+Jamais le gouvernement n'a été plus facile. Les républicains sont
+convertis pour la plupart; mais les salons, les belles dames et les
+beaux messieurs sont toujours fort mauvais. Ils tuent, à chaque
+bataille, un grand nombre de généraux qui se portent bien, ils annoncent
+des malheurs à venir qui, grâce à Dieu, ne se réalisent pas, etc., etc.
+Les dévots, de leur côté, se remuent et déclament contre une guerre
+impie. Le peuple ne leur en sait aucun gré. L'évêque d'Orléans, M.
+Dupanloup, est malade et prend des bains ou du lait en Suisse. Les
+paysans de son diocèse disent et croient qu'il s'est sauvé en Autriche,
+et qu'il a porté à l'empereur François-Joseph cent cinquante mille
+francs que l'empereur Napoléon lui avait donnés pour le rétablissement
+de la flèche de sa cathédrale.
+
+Il me semble que nous nous y prenons mal avec la cour de Rome. Nous
+avons un général dévot et un ambassadeur qui croit que la religion est
+bien portée. Ni l'un ni l'autre ne sont propres à traiter avec un coquin
+tel que le cardinal Antonelli. Il faudrait envoyer un Corse; vous savez
+que Sénèque les accuse de _negare deos_. Jamais un Italien ne dira à un
+de ses compatriotes les bêtises et les lieux communs sur la religion,
+auxquels un Français voltairien se laissera toujours prendre. Mon
+procédé avec le Saint-Siège consisterait à dire: «Si Votre Sainteté ne
+nous seconde pas, je la plante-là et je la laisse assassiner par ses
+sujets, quitte à la venger après et à la canoniser. D'ailleurs, je ne
+lui demande que de ne pas gêner le mouvement italien et de ne jamais
+recevoir le ministre d'Autriche en audience particulière.»
+
+Les préparatifs de la Prusse préoccupent toujours beaucoup les salons.
+Les militaires disent que les Prussiens n'ont à nous envoyer qu'une
+espèce de garde nationale bien inférieure aux Autrichiens. Quant à la
+Confédération, ils en font encore moins de cas. Vous aurez lu la lettre
+de M. de Beust, en réponse à la circulaire de Gortchakoff. Elle est
+spirituelle. Cela me semble une lettre de femme du monde insolente. Pour
+que la Saxe se permette ainsi l'abus de l'épigramme, il faut qu'elle
+sache la Russie bien hors d'état d'agir. Sur ce point, je n'ai aucune
+donnée. Je sais seulement que les Russes se montrent très irrités. Je
+crois leurs finances en mauvais état, et pour qu'ils prissent part à la
+lutte, il faudrait que l'embrasement devînt général.
+
+Il y a beaucoup de déserteurs parmi les Autrichiens, non seulement en
+Italie, mais aussi sur les bords du Rhin, où ils ont des garnisons dans
+des forteresses fédérales. Ce sont des Lombards et des Hongrois.
+Plusieurs de ces gens disent que le peuple autrichien pur sang est las
+de la guerre et du gouvernement. Ils annoncent qu'une révolution est
+imminente en Autriche. J'attacherais très peu d'importance aux propos de
+pareils hommes, si quelques républicains d'ici, à portée de savoir ce
+qui se passe dans les sociétés secrètes de l'Allemagne, ne disaient la
+même chose. Un d'eux m'a offert de parier qu'avant un mois il y aurait
+un mouvement à Vienne. Il est certain qu'en Prusse et dans toute la
+Confédération, il y a beaucoup de _rouges_. L'idée d'armer dans ce
+moment-ci la landwher plaît beaucoup à ces messieurs, qui espèrent
+qu'elle se comporterait aussi spirituellement que la garde nationale à
+Paris en 1848.
+
+Je n'entends rien à la stratégie; mais toutes les lettres qui arrivent
+de l'armée sont pleines d'éloges pour la façon dont l'empereur mène les
+choses. Généraux et soldats sont pleins de confiance en lui. Le mal,
+c'est qu'il s'expose beaucoup trop. Il était à Magenta et à Solferino
+entouré de ses cent gardes, dont la taille et l'uniforme le montrent
+d'une lieue. On lui a fait toutes les représentations possibles qui ont
+produit le même effet que si l'on eût parlé à une statue. On s'attend à
+une attaque prochaine contre Venise. Je doute qu'on puisse forcer les
+passes; mais les bateaux cuirassés raseront les forts du Lido et de
+Malamocco. Je ne sais si cela suffira pour faire déguerpir les
+Autrichiens. Les niais, qui ont quelquefois des idées pas trop
+mauvaises, disent qu'il y aura un arrangement personnel entre les deux
+empereurs, et que celui d'Autriche, pour passer sa mauvaise humeur,
+insolentera la Prusse et se dédommagera de ses pertes aux dépens des
+petits princes allemands. Ce serait assez drôle.
+
+Je ne crois pas du tout à ces projets belges dont vous me parlez. Nous
+n'avons pas besoin de nous agrandir, et nous sommes assez forts pour
+être déjà trop enviés. Si, comme je l'espère, nous parvenons à délivrer
+l'Italie et à lui donner des gouvernements nationaux, nous pourrons
+rentrer chez nous avec la satisfaction de gens qui ont bien travaillé.
+Le diable, c'est l'organisation de la fédération italienne. Qui aura les
+Légations? qui la Vénétie? Mais ne vendons pas la peau de l'ours. En
+attendant, on envoie en Italie une si grande quantité d'énormes bombes,
+que j'ai bien peur qu'on ne mette en cannelle l'église de Saint-Zénon et
+les tombeaux de Scaliger. Pourvu que ces animaux d'Autrichiens ne
+s'avisent pas de tenir dans Venise après la prise des forts. Je crois
+que le palais des doges ne résisterait pas à trois coups de canon. Et le
+manuscrit de Saint-Marc!
+
+Il paraît que le prince Albert est Autrichien en diable. Croyez-vous que
+cela fasse quelque chose à l'opinion des Anglais? Voilà le _Times_ plus
+qu'à demi converti.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; mille compliments et amitiés dévouées.
+
+
+
+
+XX
+
+
+Paris, 12 juillet 1859.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Comprenez-vous quelque chose à ce qui se passe? Ici, le peuple n'a pas
+trop bien accueilli la paix. Il aime la guerre, il voulait achever
+l'ennemi. Le bourgeois, au contraire, est dans le ravissement. Il est
+certain que personne ne sait ce que veulent dire les bases du traité. Si
+la Vénétie reste avec le gouvernement autrichien _actuel_, la guerre n'a
+pas produit un grand résultat, puisque, l'Autriche étant admise dans la
+confédération italienne, on lui donne le droit de s'ingérer dans les
+affaires de la Péninsule, c'est-à-dire qu'on lui reconnaît ses
+prétentions d'avant la guerre. Un homme très avant dans la confiance du
+prince Jérôme m'assure que la Vénétie aura un gouvernement _séparé_ et
+une constitution approchant de celle du Piémont.
+
+Autre énigme: Qu'est-ce qu'un président honoraire? Ordinairement une
+vieille bête qui n'est propre à rien et à qui on donne un hochet. Cela
+veut-il dire que le pape sera rogné dans son temporel? J'ai par devers
+moi des motifs de le croire. Puis que fera-t-on de tous ces princes mis
+à la porte par leurs sujets, ou fuyant leurs sujets? Il est évident que
+nous ne les remettrons pas en possession, ni que _nous_ ne laisserons
+pas l'Autriche les ramener. Alors que deviendra votre légitime souverain
+et celui de Salvagnoli[6]? Mon homme me dit que c'est l'affaire du
+congrès: que les deux empereurs n'ont pas voulu s'occuper d'une affaire
+qui ne les concerne pas personnellement.
+
+ [Note 6: Le duc de Modène.]
+
+Expliquez-moi encore l'article du _Times_ de lundi. Comme je ne crois
+pas a la double vue, je suppose qu'il y a eu une communication de M. de
+Persigny à lord John, et de lord John au _Times_. _Quid dicis?_ Voici,
+en deux mots, le résumé des lettres que j'ai vues après Solferino.
+Grande ardeur chez nous; grand découragement parmi les Autrichiens. Très
+peu d'enthousiasme parmi les Lombards, encore moins dans les duchés.
+Les Piémontais assez mal vus à Milan; les Français mécontents de la
+tiédeur des Italiens, et encore plus de payer tout au poids de l'or. Les
+officiers d'artillerie répondaient de prendre Peschiera en huit jours et
+Mantoue en quinze avec leurs canons rayés.
+
+L'empereur d'Autriche a dit à Fleury qu'ils avaient perdu quarante mille
+hommes à Solferino. A Vienne, le mécontentement est si grand, que
+l'empereur, parti pour s'y rendre, a dû rebrousser chemin. On dit que la
+vue du champ de bataille de Solferino a beaucoup frappé l'empereur (le
+nôtre), et qu'il a laissé voir qu'il ne voulait plus de la guerre. Un
+autre motif qui a pu le déterminer, c'est la probabilité d'une
+révolution en Autriche, révolution rouge, hongroise, bohême, croate.
+
+Nos dévots sont montés sur leurs ergots et commencent à donner de
+l'inquiétude. Ils se démènent comme des diables dans des bénitiers et
+disent aux paysans qu'on fait la guerre à l'Église. J'ai toujours dit
+qu'il fallait envoyer à Rome un ambassadeur corse qui dît à Antonelli,
+avec l'éloquence particulière à ces insulaires, qu'il ait à choisir
+entre trois _S_. Savez-vous ce que cela veut dire à Sartène? _Stiletto,
+schioppetto, strada._
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Je n'ai eu aucun ami tué; mais un pauvre diable
+de domestique, que la conscription m'avait enlevé, a reçu à Solferino
+une balle dans la jambe. Contez-moi ce qu'on dit en Angleterre et ce que
+vous voulez faire cet été pendant vos vacances.
+
+
+
+
+XXI
+
+
+Paris, 15 juillet 1859.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Tout est encore obscur dans cette grande affaire et le demeurera quelque
+temps encore, selon toute apparence. Il y a bien des choses fâcheuses
+dans ce qu'on sait du traité; mais ce n'est pas une raison pour jeter le
+manche après la cognée et ne pas chercher à tirer parti de ce qu'il y a
+de bon.
+
+Il est très difficile de concevoir quels ont été les motifs de
+l'empereur pour terminer si vite et de cette façon. Voici ce que j'ai
+appris, mais ce ne sont que des conjectures.
+
+En premier lieu, la vue des champs de bataille, et surtout celui de
+Solferino, lui a laissé une impression si pénible, que l'idée de
+prolonger la guerre lui est apparue comme une espèce de crime. Ceux qui
+ont vu l'empereur de près, croient que cette considération n'est pas la
+moins puissante. Puis l'attitude de l'Allemagne. La proclamation de
+l'empereur à l'armée semble indiquer qu'il regardait la prolongation de
+la lutte en Italie comme devant amener la guerre sur le Rhin. La Russie
+nous aurait-elle aidés? Cela, est fort douteux. On ne peut même savoir
+si elle est en état de le faire, et, à ne considérer la question qu'au
+point de vue de ses avantages matériels, il faut avouer qu'elle n'aurait
+pas eu un gain proportionné à sa mise au jeu.
+
+Quant à l'enthousiasme des Italiens, voici des faits: il a fallu des
+efforts surnaturels pour mettre en mouvement le corps toscan. A Milan;
+depuis la bataille de Magenta, il n'y a eu que, deux cents engagements.
+Le soir de la bataille de Solferino, il y a eu une panique causée par
+une centaine de cavaliers autrichiens séparés de leur gros, et qui sont
+tombés, par hasard, au milieu d'une colonne de blessés et de bagages.
+Cela n'a duré qu'un quart d'heure; mais déjà les villages sur nos
+derrières étaient pavoisés de drapeaux autrichiens. Tout cela a
+mécontenté l'empereur, ainsi que l'armée, et lui a ôté l'espoir d'un
+concours énergique, comme celui des Espagnols en 1809.
+
+Le grand mouvement des dévots ici, et surtout dans l'ouest, a donné de
+véritables inquiétudes, ainsi que la prépotence de M. de Cavour, qui se
+montrait trop disposé à tout avaler.
+
+Je ne crois pas un mot de l'alliance des trois empereurs, encore moins
+des intentions de l'empereur Napoléon, contre l'Angleterre. La seule
+chose qui me paraît probable, c'est que, si la question d'Orient se
+précipite d'ici à quelques mois, la France ne donnera son concours qu'à
+bon escient, et probablement à des conditions avantageuses pour elle.
+Tenez pour certain qu'on ne fera rien contre la Prusse, et qu'on ne lui
+fera même pas l'honneur de lui demander pourquoi elle a convoqué la
+landwehr. On attend ici l'empereur, lundi ou mardi, et on est inquiet
+de le savoir parmi des gens fort peu contents.
+
+Je vais vous dire mes projets. Je resterai à Paris ou aux environs
+jusqu'au commencement de septembre, puis j'irai en Espagne. Vous devriez
+venir avec moi. Nous commencerions par visiter Bordeaux et par y goûter
+le vin du cru. Vous y feriez votre provision. Puis nous irions ensemble
+à Madrid. Vous verriez les bibliothèques. Nous irions à Tolède, où il y
+a aussi de belles choses, et je vous reconduirais jusqu'au delà des
+Pyrénées, en octobre.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Jusqu'à preuve du contraire, je ne crois ni à
+la guerre contre vous, ni à la domination du pape, qui, par parenthèse,
+ne veut pas de la présidence.
+
+
+
+
+XXII
+
+
+Paris, 20 juillet 1859.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je reviens de Saint-Cloud. Nous avons été reçus en corps, c'est-à-dire
+sénateurs, députés et conseillers d'état, cent cinquante à peu près.
+Trente-cinq degrés au-dessus de zéro, qui bientôt se sont doublés je
+crois par les bougies.
+
+Vous verrez les discours dans le _Moniteur_. Celui de l'empereur, dit
+avec un ton de grande franchise, a fait bon effet. Les raisons
+stratégiques ne peuvent être comprises que par de grands capitaines tels
+que Thiers ou Cousin. Les raisons politiques sont contestables, mais
+fort graves cependant. Je ne crois pas les Prussiens capables de passer
+le Rhin et de venir goûter de la mauvaise humeur de deux cent mille
+hommes et faire l'étrenne de quatre cents canons rayés qui les
+attendaient.
+
+La révolution me touche beaucoup plus. La Hongrie et la Bohême ne
+tenaient plus qu'à un fil, et les Polonais, qui sont en possession de
+gâter tout, pour se venger de l'indifférence de l'Europe, avaient pris
+une attitude qui devait nous priver de tout appui du côté de la Russie,
+et peut-être même l'obliger à se déclarer contre nous.
+
+Je crois, tout considéré, que l'entreprise était au-dessus de nos
+forces. Il aurait fallu la faire avec le concours de l'Angleterre, comme
+l'expédition de Crimée. Peut-être la chose était-elle possible avec les
+_whigs_; elle était impossible avec les _tories_, et difficile de toute
+façon avec un prince allemand, et un pays où l'on a peu de sympathie
+pour les étrangers et où le patriotisme est un peu beaucoup égoïste.
+
+Nos gens reviennent furieux contre les Italiens. Ils disent que le
+peuple est tout à fait _autrichien_. Le fait est que nous avions toutes
+les peines du monde à être renseignés sur les mouvements de l'ennemi,
+tandis qu'il était très bien servi par les paysans. Il est très vrai que
+l'aristocratie a montré du dévouement et du patriotisme; mais c'est un
+infiniment petit. J'ai une théorie: c'est que, pour qu'un peuple
+s'insurge, il faut qu'il n'ait pas l'habitude de coucher dans un lit.
+Voyez les Espagnols. Si la guerre se fût faite en Espagne, nous aurions
+eu en un mois cinq cent mille recrues. Les Lombards sont trop civilisés,
+et, de plus, tant d'années de paix les ont rendus apathiques.
+
+Un grand malheur a été d'avoir à Rome un niais. Il fallait un Corse ne
+croyant pas à Dieu, qui effrayât Antonelli, qui embobelinât le pape et
+qui, _per fas et nefas_, l'obligeât à se prononcer. Le second malheur a
+été de donner le commandement de la flotte à un homme prudent, excellent
+officier, qui n'a été prêt à attaquer Venise que lorsqu'il n'était plus
+temps. Si l'on avait mis là l'amiral Penaud ou quelque autre casse-cou,
+il aurait rasé les forts du Lido et de Malamocco; et je ne doute pas
+que, même sans troupes de débarquement, il n'eût pris Venise, ce qui
+aurait bien changé les choses.
+
+Maintenant il est évident que Mazzini a beau jeu. Toutes les boutiques
+de libraires à Milan exposent le portrait d'Orsini; on en fait de même à
+Turin. Je trouve cela bête et dangereux.
+
+De l'ordre, au nom de Dieu, de l'ordre, ou tout est perdu!
+
+Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments.
+
+
+
+
+XXIII
+
+
+Paris, 25 juillet 1859
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Notre saint-père devient coulant, à ce qu'on assure, mais je n'en crois
+rien. Jamais on n'a le dernier avec un prêtre, on n'en vient à bout que
+par le silence et la famine. Cela me fait bien regretter le succès de la
+Saint-Barthélemy et l'abjuration de Henri IV. La machine est bien
+vieille mais toujours puissante, et l'incrédulité même de ce temps-ci
+lui assure une grande durée, car que mettre à la place?
+
+Je pourrais vous accabler sous le poids de centaines d'anecdotes sur le
+peu de sympathie que nous avons trouvé en Italie parmi le peuple. Je
+vous en fais grâce. Comment en serait-il autrement dans un pays gouverné
+comme il l'a été? Je me rappelle encore mon étonnement, la première fois
+que je suis allé en Espagne, de voir comment le gouvernement de ce grand
+prince Ferdinand VII traitait les paysans et les grands seigneurs. Les
+paysans l'adoraient et les autres le détestaient. Chacun avait raison.
+La canaille était ménagée et encouragée dans ses mauvais instincts,
+tandis que tout homme ayant un habit noir était suspect et embêté de
+toutes les manières.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Il n'y a plus un chat à Paris. On y brûlait
+hier. Aujourd'hui, un grand orage nous a un peu rafraîchis.
+
+
+
+
+XXIV
+
+
+Paris, 12 août 1859.
+
+Mon cher ami,
+
+Vous me paraissez amusant avec vos Autrichiens habillés en Modenais.
+Sachez que la chose ne se fait pas si facilement: c'est l'habit qui fait
+le moine, et les soldats de tous les pays du monde n'aiment pas à
+changer de costume, sachant bien qu'en se travestissant, ils perdent
+cent pour cent de leur mérite. Puis la réunion d'un corps de troupes
+modenaises, ou soi-disant telles, amènerait des notes diplomatiques;
+puis rien n'empêcherait qu'on n'habillât des zouaves en gardes
+nationaux; puis, enfin, jamais cela ne s'est fait. Les Autrichiens sont
+convaincus, et, il faut bien le dire, on craint beaucoup ici que les
+duchés et les légations, abandonnés à eux-mêmes, ne fassent des sottises
+et que la réaction ne soit la conséquence forcée de l'anarchie. Je suis
+bien convaincu que, si les populations sont sages et que les Chambres ne
+fassent pas trop de bruit, personne ne se mêlera de vos affaires. Cela
+n'empêche pas sans doute d'acheter des fusils et d'apprendre l'exercice.
+Faites comme disait Cromwell: _Trust in God and keep your powder dry._
+
+Il me semble que ne pas se mêler des arrangements est, de la part de
+l'Angleterre, une grande bêtise. Que risque-t-elle en s'en mêlant? De
+s'attirer la mauvaise humeur de l'Autriche. Mais elle jouit déjà de
+toute sa haine! Il ne paraîtrait que le resserrement des noeuds de
+l'alliance anglo-française soit la grande préoccupation du moment, et,
+d'ailleurs, supposé que la France vît avec peine l'Angleterre se mêler
+de la question italienne, elle n'aurait pas le mot à dire, puisque
+l'Angleterre viendrait ostensiblement la seconder. Il est vrai que le
+résultat serait que nous autres Français, nous aurions tiré les marrons
+du feu, et que, si le nord de l'Italie était annexé au Piémont et qu'il
+devînt une puissance importante, au lieu d'un allié, nous aurions
+bientôt un rival.
+
+Je joue les cartes de l'Angleterre en ce moment: si elle s'abstient,
+elle se donne aux yeux de l'Europe les airs d'une puissance de second
+ordre et perd toute influence en Italie. Comme je suis persuadé que lord
+Palmerston a trop d'esprit pour se résigner à un rôle de spectateur, je
+ne doute pas qu'il n'y ait un congrès, et que ce congrès ne tourne, quoi
+qu'il arrive, au profit de l'Italie. Si vous pouviez envoyer le choléra
+au pape, vous nous tireriez une grosse épine du pied. Vous ne sauriez
+croire les criailleries des dévots, trop puissants malheureusement en ce
+pays.
+
+Que faut-il penser de ce qui se passe dans l'Inde? Il me semble qu'il y
+a beaucoup de gâchis et qu'on y fait d'assez mauvaise besogne. Si
+l'ordre ne se rétablit pas vite, l'incendie pourrait bien se rallumer.
+
+Avez-vous des nouvelles de Salvagnoli? On me dit qu'il est ministre, des
+cultes. Je fais le projet de lui écrire depuis huit jours pour lui
+demander un évêché ou tout au moins un bon canonicat à Florence. Le
+Ricasoli, qui est président du conseil, est-il celui qui nous
+accompagnait dans nos courses nocturnes le long de l'Arno?
+
+Adieu, mon cher. Panizzi; faites moi part de vos projets; quant à moi,
+je n'en ai presque plus: car on me dit que probablement madame de
+Montijo viendra ici, ce qui renverserait mon voyage en Espagne.
+
+
+
+
+XXV
+
+
+Cannes, 16 décembre 1859.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Il y a un siècle que je n'ai de vos nouvelles. Depuis que nous ne nous
+sommes vus, j'ai fait beaucoup de chemin. Je suis allé d'abord à Madrid,
+où il faisait un froid de chien. Puis, de là, en droite ligne à
+Compiègne, où il faisait encore plus froid, mais où du moins on avait du
+feu et des cheminées.
+
+Le _maître de la maison_, qui en fait très bien les honneurs et avec qui
+l'on cause _de rebus omnibus et quibusdam aliis_, n'est pas
+malheureusement très facile à deviner. Je lui ai parlé de vous et du
+désir que vous aviez de lui dire ce que vous aviez vu _des yeux de la
+tête_, pour parler comme son oncle. Il a répondu qu'il aurait été charmé
+de causer avec vous.
+
+Il me serait impossible de vous citer un mot ou un fait qui prouve de sa
+part une disposition pour ou contre la restauration des princes; mais
+mon impression personnelle est qu'il s'en soucie très peu au fond; que
+sa seule préoccupation est de conserver l'équilibre entre deux
+réputations auxquelles il prétend également: celle d'observateur des
+anciens traités, et celle de protecteur du libre arbitre des peuples en
+matière de gouvernement. Je suppose donc qu'il y aura dans le congrès
+une grande conformité de vues, entre la France et l'Angleterre.
+
+Lord Brougham, qui est ici, et qui, par parenthèse, me paraît bien
+vieilli, me dit que la nomination de lord Woodhouse comme second
+plénipotentiaire est excellente pour l'Italie. Le comte Walewski sera
+l'un des nôtres. Je ne sais qui sera le second. Walewski est fort porté
+vers le grand-duc de Toscane; mais, bien, entendu, il ne fera et ne dira
+que ce que le maître voudra.
+
+J'ai laissé l'Espagne dans un paroxysme de fureur contre l'Angleterre et
+contre ses ministres, qui venaient de faire les plus grandes platitudes
+en réponse aux impertinences de lord John Russell O'Donnell, pour
+singer l'empereur Napoléon III, voulait à toute force avoir une guerre.
+Dès que les Anglais ont parlé, il s'est imaginé qu'ils pourraient et
+oseraient l'empêcher de passer le détroit, et il s'est empressé de faire
+toutes les concessions qu'on lui demandait, même celles qu'on ne lui
+demandait pas. Tout le monde s'en est indigné, et je crois qu'il aura
+bien de la peine à conserver son portefeuille, à moins que la guerre ne
+tourne si bien, qu'à son retour d'Afrique, il n'ait plus comme Scipion
+qu'à monter au Capitole pour rendre grâces aux dieux.
+
+Vous aurez appris la mort de ce pauvre Charles. Lenormant. Il était allé
+en Grèce avec son fils. Peu de jours avant de quitter Athènes pour
+revenir en France, le roi Othon a mis à sa disposition un petit cutter
+dont il a voulu profiter pour faire une excursion dans le Péloponèse
+avant le départ du bateau à vapeur. A Épidaure, ils ont été pris par le
+mauvais temps et mouillés jusqu'aux os. Lenormant a traversé un marais
+ayant de l'eau jusqu'aux genoux et sans moyens de se sécher ni de
+changer. La fièvre la pris et le mauvais temps continuant, il a fallu
+essayer de gagner Athènes par terre. Dans ce trajet, sans médecin, sans
+lit, sans couverture, il a épuisé le peu de forces qui lui restaient et
+il est mort deux jours après être arrivé. Probablement que, avec un peu
+plus de précautions et un manteau de caoutchouc, il serait encore de ce
+monde.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; soignez-vous et pensez quelquefois à moi.
+
+
+
+
+XXVI
+
+
+Cannes, 26 décembre 1859.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+On épilogue beaucoup à Paris sur cette espèce de condamnation portée
+contre les Romains, condamnés à perpétuité à être les domestiques du
+pape.
+
+_Primo_, je dirai qu'il arrive continuellement à la guerre qu'on
+sacrifie un régiment pour gagner une bataille, sans qu'on en fasse un
+crime au général.
+
+_Secundo_, quand les États du saint-père ne s'étendront pas plus loin
+que la banlieue, les Romains, s'il en est qui aient des aspirations
+politiques, pourront se trouver dans un pays constitutionnel, en
+prenant un corricolo. En un mot, ces lamentations qu'on fait à présent
+sont semblables aux déclamations de ceux qui accusent la société, parce
+qu'elle condamne certains bipèdes à être vidangeurs.
+
+Le passage le plus sujet à contestation est celui où l'on établit que
+vous et moi devons donner tant par an à notre saint-père le pape. A mon
+avis, on devrait nous laisser aux impulsions de notre générosité
+naturelle. Nous ne manquerions pas de proportionner nos largesses aux
+avantages que nous retirons de l'Église catholique et romaine. Après
+tout, je crois que j'avais bien jugé la figure du sphinx. Si les
+puissances hérétiques ne se montrent pas plus zélées pour l'Église que
+les catholiques, la question sera bientôt décidée.
+
+Je suis venu ici pour chercher le beau temps; mais je ne sais où on peut
+le trouver. Nous avons eu de la gelée pendant trois jours, chose
+inconnue depuis vingt ans dans ce pays. Les orangers ont souffert. Nos
+jasmins et nos géraniums, que nous cultivons ici dans de grands champs,
+comme les navets en Angleterre, ont été fricassés. Tout cela ne nous a
+pas empêchés de faire de grandes promenades avec un beau soleil,
+quelquefois trop chaud, de deux heures à quatre. Miss Lagden dit qu'elle
+voudrait beaucoup vous avoir ici pour vous faire grimper nos montagnes.
+Elle se chargerait de vous rendre la taille que vous aviez à vingt ans,
+après un mois d'entraînement. Si nous avions ici une cuisine digne de
+vous, je vous engagerais sérieusement à suivre son conseil; mais,
+excepté le mouton, qui est excellent, nous sommes dans le désert.
+
+Notre petite colonie anglaise s'est enrichie, il y a peu de jours, du
+marquis de Conyngham, et d'une fille à lui fort peu jolie, mais très
+grande. Nous avons en revanche des Russes assez aimables. Quant aux
+natifs, ils nous sont absolument inconnus. Notre vie se passe à courir
+les montagnes. Je n'ai plus du tout de maux d'estomac, et plus je vais,
+plus je suis persuadé que le soleil est un élément nécessaire à mon
+existence.
+
+Je ne sais rien de l'affaire Libri, que ce que vous savez déjà sans,
+doute: que le garde des sceaux a chargé un magistrat d'étudier
+l'affaire, et d'en faire un rapport d'après lequel on abandonnerait
+l'accusation, le contumax se représentant. M. Libri consentait à cet
+arrangement. Malheureusement, avant de quitter Paris, j'ai vu ce
+magistrat, qui s'appelle Barbier. Il m'a paru le vrai portrait, pour la
+lenteur, du barbier de Martial, qui travaillait avec tant de dextérité,
+que la barbe avait le temps de pousser sur la joue qu'il venait de
+raser, pendant qu'il rasait l'autre joue. Cependant cela ne peut durer
+éternellement et son ministre a promis de lui enjoindre la diligence.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; je pense être à Paris au commencement de mars,
+pour notre session.
+
+
+
+
+XXVII
+
+
+Cannes, 10 janvier 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je ne comprends pas grand'chose à la retraite, plus ou moins volontaire,
+de Walewski. Elle ne m'a pas trop surpris cependant. Il y avait
+longtemps qu'il cherchait à laisser son portefeuille, mais avec
+l'intention de prendre celui de M. Fould, qui n'avait aucune envie de le
+lâcher. Vous sentez bien qu'avec deux personnes à mains ouvertes telles
+que l'empereur et l'impératrice, il faut un trésorier qui entende les
+affaires, et, avec Walewski, l'empereur aurait été en banqueroute avant
+peu.
+
+Je suppose que Walewski, qui, n'est pas très fort, et qui a affaire à un
+homme qui ne s'explique guère, a cru qu'il pouvait donner cours à ses
+sentiments catholiques et légitimistes. Il a été longtemps en Toscane;
+sa femme est de Florence, et il était personnellement attaché au
+grand-duc. Très probablement, il aura promis plus qu'il ne pouvait
+tenir, et aura fini par se compromettre. Voilà ma version, que je vous
+donne pour ce qu'elle vaut. Au reste, il me semble que le sens politique
+de la chose, si elle en a un, est plutôt favorable qu'autrement aux
+Italiens. Thouvenel est un homme beaucoup plus libéral dans ses vues et
+bien autrement énergique. D'ailleurs, vous savez, que _il tempo è
+galant'uomo_. Attendre que le repentir vienne saisir les Romagnols et
+les Toscans est une bonne chose, et j'aime mieux cela que de payer le
+pape pour l'indemniser de la privation des saucissons de Bologne.
+Lorsqu'il en viendra à demander ce qu'on lui a offert, on aura le droit
+de lui répondre, comme dans l'épigramme que vous m'avez dite: _È-troppo
+tardi_.
+
+Les dévots en France se remuent de tête et de queue. C'est une rage et
+un désespoir qui sont bien amusants. Leur illusion sur les véritables
+idées du pays est ce qu'il y a de plus étrange et de plus ridicule. A
+force de se démener, ils feront ouvrir les yeux aux aveugles, et il
+suffira de souffler sur eux pour les faire disparaître. Avez-vous lu le
+pamphlet de l'évêque d'Orléans qui veut rentrer dans les catacombes? Ce
+qu'il y a de plus triste, c'est de voir que les orléanistes qui, pendant
+dix-huit ans, ont prêché pour la liberté de conscience, font chorus
+maintenant avec les sacristains de paroisse, disant que tout est perdu,
+que l'Église est violentée, etc.
+
+L'Académie française, poussée par le philosophe Cousin et quelques
+autres bonnes têtes, va nommer l'abbé Lacordaire pour remplacer
+Tocqueville. N'est-ce pas bien édifiant, et cela ne donne-t-il pas une
+belle idée de leur logique et de leur bon sens!
+
+Adieu, mon cher Panizzi; on me charge de mille compliments pour vous.
+
+
+
+
+XXVIII
+
+
+Cannes, 29 janvier 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+J'ai lu la brochure de Villemain et j'en pense ce que vous en pensez. Il
+a été vigoureusement étrillé par le _Times_ et par le _Daily News_, et
+il le mérite bien. Aujourd'hui, pour comble de disgrâce, on lui adresse
+des compliments dans le _Journal de Rome_. A Paris, son pamphlet a fait
+fiasco. Il y a je ne sais combien d'années, le même Villemain, alors
+persécuté par les jésuites, les menaçait d'une _Histoire de Grégoire
+VII_, laquelle est restée manuscrite. Quelqu'un qui la lui volerait et
+l'imprimerait à présent, lui jouerait un bon tour. Il est incroyable
+combien les passions politiques rendent bêtes les gens d'esprit. Ce que
+je crains, ce sont les arguments pointus comme ceux de Jacques Clément,
+dans lesquels l'Église catholique a toujours excellé.
+
+On m'écrit de Paris qu'il est sérieusement question d'une invasion des
+Napolitains en Romagne. Y croyez-vous? Ne serait-ce pas le signal d'une
+révolution à Naples?
+
+Bien que le pape ne m'ait pas encore excommunié, j'attribue à sa colère
+un rhumatisme à la hanche qui me fait souffrir depuis trois jours. Je
+puis marcher, et même assez loin, sans sentir de douleurs. Elles
+deviennent très vives du moment que je suis assis. Je dîné à la manière
+des Grecs, couché sur un canapé, ce qui n'est pas commode pour manger du
+macaroni. Grâce au voisinage, nous avons ici du parmesan très bon.
+
+Lord Brougham nous a quittés pour aller débiter son speech dans la
+Chambre des lords. Je n'aurais pas fait trois cents lieues pour
+l'entendre ni pour le prononcer. Quelle activité pour un jeune homme de
+quatre-vingt-deux ans! Nous n'avons pas ici trop beau temps, mais nous
+nous consolons en lisant, dans le journal, le temps que vous avez à
+Londres. On nous parle d'un brouillard prodigieux. Ici, nous nous
+plaignons lorsque nous n'avons pas quinze degrés Réaumur.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; que l'_immacolata Vergine_ vous ait en sa
+sainte garde!
+
+
+
+
+XXIX
+
+
+Cannes, 17 février 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+C'est un drôle de temps que celui où nous vivons. Il y a tous les jours
+quelque petite surprise ménagée aux oisifs. Que dites-vous du confrère
+qu'on m'a donné à l'Académie française? Cousin à dit: «Je vote pour
+saint Pie IX.» Thiers, Guizot, tous les burgraves ont voté pour
+Lacordaire, se figurant que c'était une protestation bien capable de
+contre-balancer la bataille de Solferino. Comment les orléanistes
+sont-ils si bêtes? Nous les avons connus autrefois bien différents. Ils
+ne savent pas l'effet que produit leur absurde palinodie dans le public.
+Pour le peuple, la conduite de l'empereur avec le pape est la seule qui
+convienne à un souverain, et elle lui a donné une recrudescence de
+popularité.
+
+On parle beaucoup en ce moment d'une pétition au Sénat rédigée par Vitet
+ou par Villemain, on n'a pu me dire lequel, et signée par cinquante ou
+soixante noms consulaires, dans laquelle on demande la conservation des
+États du Saint-Siège. Tout étant possible aujourd'hui en fait
+d'absurdité, je crois à celle-ci jusqu'à preuve du contraire, et je me
+fais une fête d'entendre la lecture de ce factum, qui, étant rédigé par
+cinquante gens d'esprit, doit être des plus extravagants. J'ai vu, par
+contre, la lettre de Salvagnoli à Sa Sainteté pour la remercier de son
+concordat, et la circulaire de Thouvenel. L'une et l'autre ont dû vous
+amuser, je pense.
+
+En fait de cancans, on nous dit que Garibaldi a épousé une fille qui
+s'est trouvée grosse de cinq mois le jour de la noce. Est-ce une
+vengeance du pape, et quelque monsignor a-t-il pris soin de laver ainsi
+les injures de l'Église? ou, comme cela est fort probable, est-ce tout
+simplement un canard?
+
+Que faut-il penser des velléités de conquête et d'intervention en faveur
+du pape de la part du roi de Naples? Il paraît que cela donne à Paris
+une certaine inquiétude; non pas, bien entendu, quant au résultat, mais
+la question est déjà bien assez grosse pour qu'il ne soit pas désirable
+qu'elle prenne encore d'autres proportions. Si cela continue, on pourra
+revoir le fameux souper de Venise, où Candide mangea avec une
+demi-douzaine de rois détrônés. Les Espagnols, à qui leurs lauriers
+d'Afrique montent la tête, prennent aussi des airs protecteurs à
+l'endroit de notre saint-père le pape, et prétendent lui envoyer une
+armée pour l'aidera reconquérir les Romagnes. Tout cela n'est pas très
+dangereux.
+
+Je ne crois pas davantage aux préparatifs belliqueux des Autrichiens
+dans la Vénétie. Le baron de Bunsen, que vous aurez assurément connu à
+Londres, et qui est à Cannes depuis quelques mois, nous fait un fort
+triste tableau de la situation de l'Autriche. Il dit qu'il n'y a pas une
+seule province, la Bohême et le Tyrol compris, qui ne soit devenue aussi
+_disloyal_ que la Hongrie, grâce aux sottises du gouvernement et au
+caractère entêté et méchant du jeune empereur.
+
+Je suis à Cannes jusqu'à la fin du mois. Je serai à Paris du 1er au 5 de
+mars. Ne nous ferez-vous pas une visite à Pâques? Si vous aviez envie de
+causer avec un certain personnage que vous savez, le moment ne serait
+pas mal choisi; seulement je suppose que tout sera décidé alors.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; rappelez-moi au souvenir de nos amis de
+Londres.
+
+
+
+
+XXX
+
+
+Paris, 25 mars 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Me voici à Paris depuis quelques jours, pendant lesquels il s'est passé
+bien des choses. Il me semble assister à une grande représentation; si
+grande, qu'on ne sait jamais si un acte n'est pas une pièce tout
+entière. Pourtant il est évident maintenant que Solferino n'est pas un
+dénoûment. On disait ce soir, à Paris, qu'il y avait eu, à Rome, une
+émeute très grave, dans laquelle le peuple avait repoussé les dragons
+pontificaux. Il s'agissait de célébrer la fête ou la naissance de
+Garibaldi. La dépêche télégraphique, que j'ai vue, ne disait pas un mot
+du rôle joué par la garnison française. Peut-être, au fond, n'est-ce pas
+grand chose que cette émeute; mais tenez pour certain que toute l'Italie
+du Sud sera révolutionnée d'ici à un an, si les Autrichiens ne font un
+retour offensif, lequel, à vrai dire, me semble peu probable attendu le
+prix des coups de canon et la rareté du métal précieux dans la bourse de
+Sa Majesté impériale et royale apostolique.
+
+Je viens de voir un homme arrivant de Venise. Il fait un tableau
+effroyable de la situation de ce beau pays. Notre hôtel, le palais
+Lorédan, où nous avons fait d'assez bons dîners, est fermé, faute
+d'étrangers pour le faire vivre. Il ne reste plus que Daniele, qui n'a
+guère que quelques rares Américains. On meurt de faim littéralement.
+Après avoir tiré tout ce qu'il était possible d'impôts, on taxe
+arbitrairement les propriétaires à un impôt forcé. La belle-mère de M.
+de Marcello, qui était podestat de notre temps, écrivait à son gendre
+(lequel a trouvé moyen de s'en aller à Corfou avec sa femme) qu'on lui
+demandait cent mille francs, qu'elle n'avait pas un sou; qu'on allait
+vendre ses meubles, puis ses terres; elle finissait en le priant de lui
+envoyer mille francs pour pouvoir quitter Venise, laissant toute sa
+fortune au pillage.
+
+Les discours du Parlement au sujet de la Savoie ont produit ici un effet
+diamétralement opposé à celui qu'on en attendait, c'est-à-dire de
+rendre l'annexion populaire et inévitable. La chose en elle-même ne me
+paraît pas trop bonne; mais il me semble qu'il en résulte ceci: c'est
+que la France reconnaît et admet l'annexion de la Toscane et des
+Romagnes.
+
+Pourriez-vous me dire ce que fait à Naples une escadre anglaise? A
+Paris, on prétend que l'Angleterre veut s'annexer la Sicile; mais c'est
+un gros morceau. Tout cela rappelle la fable du chien qui porte le dîner
+de son maître.
+
+L'irritation des Allemands, surtout celle des petits États, contre nous
+est des plus grandes. Heureusement il leur manque trois choses assez
+importantes pour exercer leur mauvais vouloir: des hommes, de l'argent
+et du crédit.
+
+Le nonce du pape à Paris, monseigneur Sacconi, vous le connaissez
+peut-être, était menaçant et furieux, il y a quelques jours. Il a dit
+dans une maison qu'il dépendait de lui d'exciter la guerre civile en
+France et de mettre en pièces le trône de l'empereur. Un homme sérieux
+lui a dit qu'il s'exposait à la police correctionnelle. Depuis peu, il
+est devenu beaucoup plus doux, ce qui me fait supposer que la cour
+papale a lieu d'être alarmée.
+
+Ici, il n'y a d'agitation religieuse que dans quelques salons. Vous ne
+serez pas surpris que la plupart de nos amis orléanistes soient les
+champions du pouvoir temporel de Sa Sainteté. Il est difficile de faire
+une plus lourde sottise; mais ils sont habitués à ne voir le monde que
+dans trois ou quatre maisons de Paris. Tout ce qui s'est passé et se qui
+se passe, en dehors de ces petites coteries, est pour eux non avenu.
+
+J'ai trouvé Villemain malade et horriblement changé. C'est le
+succès-fiasco de sa brochure et les compliments du comte de Chambord qui
+l'ont rendu malade.
+
+Le neveu de M. Fould a pris un maître d'italien, homme à mine très
+respectable et fort érudit, qui lui fait lire le Dante. Quand il entre
+chez son élève, au lieu de bonjour, il commence toujours par: _Accidente
+al papa!_ Voilà les sentiments qu'il inspire à ses ouailles. Il me
+semble qu'il faut avoir la cervelle bien malade pour prétendre faire
+durer un pareil état de choses.
+
+Nous aurons jeudi prochain, au Sénat, une jolie petite discussion au
+sujet d'une pétition de quatre mille Marseillais qui demandent la
+conservation du pouvoir temporel du saint-père. A propos, avez-vous eu
+la patience de lire la circulaire d'Antonelli, et avez-vous remarqué
+qu'il parle des vingt et une provinces composant les États de l'Église?
+Les cartes et l'almanach de Gotha n'en donnent que vingt; la vingt et
+unième est Avignon.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Portez-vous bien, et donnez-moi de vos
+nouvelles.
+
+
+
+
+XXXI
+
+
+Paris, le 31 mars 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Ne croyez pas que je pense le moins du monde à vous manquer de parole.
+J'ai gardé un trop bon souvenir de votre excellente hospitalité, de vos
+vins de toute sorte et du _boiled beef_ de vos déjeuners pour ne pas y
+revenir dès que je pourrai. Mais notre session ne fait que commencer,
+et, pendant mon absence, on m'a joué le tour de me nommer
+vice-secrétaire, ce qui est une place fort semblable à celle d'une
+cinquième roue d'un carrosse. Cependant cela me rend assez difficile de
+prendre la clef des champs avant la fin de mai, époque où
+vraisemblablement finira notre session. Enfin, d'une manière ou d'une
+autre, vous me verrez arriver muni de longues dents et d'un gosier que
+vous connaissez.
+
+Vous savez que je ne suis pas fort enthousiaste de l'annexion de la
+Savoie. Je trouve comme vous que l'affaire n'a pas été très bien
+conduite. Cela tient, je pense, d'abord à l'incertitude de la formation
+du royaume d'Italie, et surtout aussi au changement de ministre des
+affaires étrangères, M. Walewski, comme vous savez, promettant au corps
+diplomatique beaucoup plus qu'il n'était autorisé à le faire. Maintenant
+l'annexion est inévitable ou, pour mieux dire, elle est consommée.
+
+Je trouve qu'il est parfaitement niais à l'Angleterre, qui en a fait
+bien d'autres, de jeter les hauts cris à cette occasion,
+particulièrement lorsqu'elle annonce en même temps son intention bien
+arrêtée de n'y pas voir un _casus belli_. Bien plus, il est encore plus
+niais de dire hautement qu'on a essayé de trouver là un motif de former
+une nouvelle coalition, et d'avouer qu'on n'a pu y réussir. Lord John
+Russell, avec sa phrase insolente et amphigourique, ressemble à M. de
+Pourceaugnac, qui se vante d'avoir dit son fait au gentilhomme
+périgourdin qui lui a donné un soufflet.
+
+L'Angleterre recueille ce qu'elle a semé. Elle a observé une neutralité
+d'abord malveillante contre nous et contre le Piémont, puis elle a
+reporté sa malveillance contre l'Autriche, sans se joindre franchement à
+nous. Aujourd'hui, elle se trouve repoussée par l'Autriche et faiblement
+accueillie par les Italiens. Depuis la Crimée, elle a perdu beaucoup de
+son prestige. Plus les industriels auront d'influence dans le Parlement,
+plus la politique extérieure de l'Angleterre sera timide et incertaine,
+et plus son rôle sera diminué en Europe. Le résultat de la grande colère
+montrée contre l'annexion a été de la rendre très populaire ici. J'en
+espère encore un autre, c'est l'engagement moral, sinon de fait, que
+nous prenons, par l'annexion, de défendre l'Italie contre un retour
+offensif de l'Autriche.
+
+Nous avons eu, jeudi dernier, une séance intéressante au Sénat, où
+elles sont rares. Il s'agissait des pétitions demandant d'intervenir
+pour soutenir le pouvoir temporel du pape. Nos cinq cardinaux et
+quelques bons catholiques nous ont dit les platitudes les plus triviales
+et les plus usées. A quoi Dupin a répondu par un discours très fort de
+raisonnements et très spirituel, peu élevé, mais plein de verve
+gauloise. Il a dit aux prélats que l'agitation dont ils parlaient était
+factice; qu'elle était leur ouvrage, que les bons catholiques avaient
+toujours distingué entre le spirituel et le temporel. Louis XIV, se
+croyant insulté par le pape, avait fait saisir le comtat Venaissin,
+alors domaine de saint Pierre, sans qu'aucun évêque eût l'idée de
+protester ou même de s'apitoyer sur le saint-père. Puis, il a expliqué
+l'origine du serment que les papes prêtent de ne pas laisser démembrer
+les États de l'Église. Il ne s'agit pas du tout de les soustraire à ces
+diminutions qui peuvent arriver à tous les gouvernements temporels. Ce
+serment est le remède qu'on a trouvé aux prodigalités des papes, qui
+donnaient de toutes mains à leurs neveux ou à leurs bâtards lorsqu'ils
+en avaient. Tout cela a été dit avec des mots semi-bouffons,
+semi-terribles, qui emportaient la pièce. Nous avons envoyé les
+pétitionnaires à tous les diables, à cent seize voix contre seize.
+
+Les bons catholiques se cotisent ici. Le duc de Luynes envoie cent mille
+francs au pape. De plus, Lamoricière va commander son armée. J'ai
+demandé à Malakoff ce qu'il en pensait:--«Au premier coup de feu, ses
+soldats f... le camp, et il sera pris. Ainsi soit-il!»--Il faut convenir
+que l'empereur a des ennemis bien malavisés.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Tenez-vous en joie.
+
+
+
+
+XXXII
+
+
+Paris, 1er avril 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Le discours de Dupin était bien meilleur dit que lu. Maint passage a été
+supprimé _propter offensionem gentium_, et tout a été dit avec une verve
+merveilleuse et des lazzi qui pour n'être pas tous d'un, goût très pur,
+n'en étaient pas moins très amusants. En sortant de la Chambre, je lui
+ai dit sur l'escalier qu'il avait mitraillé des gens qui n'avaient pas
+même pu tirer un coup de pistolet. Il m'a répondu: «Quand je brosse, je
+frotte fort.» Il me semble que les cardinaux se sont crus obligés de
+parler à cause de leur habit, mais qu'ils ne se sont pas donné de peine.
+
+Madame de _Lamoricierge_, comme vous l'appelez, dit à qui veut
+l'entendre que son mari n'a pas d'engagements. «Il veut voir ce que
+c'est que l'armée pontificale, et, s'il croit qu'elle est organisable,
+il l'organisera. Quant à faire des conquêtes, il n'y songe pas.» On
+laisse même croire que, dans le cas où il prendrait ce rôle
+d'organisateur, il commencerait par se pourvoir auprès du ministre de la
+guerre. Si cela avait lieu, il me paraît difficile que la permission lui
+soit refusée, attendu que nous ne sommes pas en guerre avec le pape.
+
+Ce qui me paraît très probable, c'est qu'il lui arrivera ce qui advint à
+un très brave colonel de la garde royale de ma connaissance. Il avait
+refusé de prêter serment au gouvernement après 1830, et il offrit ses
+services au pape d'alors, qui était plus homme d'esprit que celui-ci. On
+les accepta avec empressement. Il trouva les soldats bons et les
+officiers détestables. Il demanda qu'ils fussent remplacés. Aussitôt
+l'un se trouva le neveu d'un cardinal, un autre le bâtard de son
+apothicaire, etc. Bref, après un mois d'essai, mon homme, contrecarré
+sur tout, comprit qu'il n'y avait rien à faire, donna sa démission et
+revint en France planter ses choux. De la part de Lamoricière, aller à
+Rome en ce moment est déjà une lourde bévue et un honteux démenti à son
+passé.
+
+Tenez pour certain qu'il n'est nullement question d'échanger les
+provinces rhénanes de la Prusse avec le Hanovre et la Saxe. Les
+annexions ne se font pas si vite que cela. Je ne crois pas que personne
+y songe pour le moment. Je ne comprends même que deux cas (l'un et
+l'autre peu prochains à mon avis) où pareil accroissement serait
+possible. Le premier serait l'hypothèse d'une révolution en Allemagne,
+laquelle médiatiserait une partie des petits princes et des petits rois.
+Cela arrivera probablement un jour, lorsque les Allemands se
+révolutionneront et trouveront qu'ils ont un état-major trop coûteux. Je
+comprends que, alors, la Prusse et l'Autriche étant très augmentées, la
+France obtînt son lopin, si elle était en mesure de le prendre. L'autre
+cas est celui de la mort du malade de Constantinople. Si l'agonie se
+précipite, il est clair, que toutes les grandes puissances intéressées
+feront des offres à l'empereur. Tout cela est la boîte au noir, comme on
+dit en termes académiques.
+
+Voici une nouvelle en pendant de l'annexion des provinces rhénanes, à
+laquelle je ne crois pas davantage, c'est que l'Autriche consentirait à
+céder la Vénétie moyennant finances. Comme ce serait certainement une
+chose très raisonnable dans sa position politique, et financière
+surtout, je suis bien convaincu que cela ne se fera pas.
+
+Ce n'est pas l'intérêt qui mène les hommes, c'est la passion, et
+l'empereur François-Joseph a déjà prouvé, notamment par son concordat,
+qu'il entendait très mal ses véritables intérêts.
+
+De tous les côtés il me revient que l'agitation dont parient les évêques
+n'existe que dans quelques salons de vieilles dévotes, ou de
+fusionnistes aussi niais qu'elles. La masse ne se soucie nullement du
+pape. Un de mes amis, propriétaire dans la Vendée, pays très catholique,
+a trouvé que les paysans croyaient que la Savoie appartenait au pape,
+et que l'empereur l'avait prise. Ils ajoutaient que c'était bien fait.
+
+A-t-on moulé les marbres d'Halicarnasse, notamment les charmantes
+amazones de la frise? Je suppose qu'on n'aurait pas d'objection à vendre
+ces plâtres au Musée de Paris. Je tourmente mon ministre pour les
+acheter. Mais, avant tout, veuillez me dire si vous croyez la chose
+faisable.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; mille compliments et amitiés.
+
+
+
+
+XXXIII
+
+
+Paris, 25 avril 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Vous ne me parlez pas de votre santé, d'où je conclus que vous êtes
+quitte de la grippe. Je n'en puis dire autant, et je tousse toujours
+horriblement. Nous avons en outre à Paris une épidémie d'oreillons.
+Savez-vous ce que c'est? C'est une douleur dans les glandes du cou et
+les oreilles, que le saint-père nous a envoyée évidemment avec son
+excommunication.
+
+Voici, à propos du saint-père, un discours de Lamoricière au susdit:
+«Ayez d'abord des canons rayés, ensuite rayez quelques-uns de vos
+_canons_.»
+
+Lamoricière a pris pour aide de camp un Français qui a été au service
+d'Autriche, un M. de Pimodan, homme d'esprit qui a écrit quelques
+articles intéressants dans la _Revue des Deux Mondes_ sur la guerre de
+Hongrie. Il avait à Vienne la réputation d'être un peu blagueur, mais
+très brave et intelligent. Vous jugez que le choix d'un Français sortant
+de l'armée autrichienne a été fort approuvé en Italie. Il paraît que le
+cardinal Antonelli et Lamoricière sont à couteaux tirés. Vous devez
+penser si l'armée papale gagnera à cette querelle. M. de la
+Rochefoucauld-Bisaccia est de retour de Rome. Il avait offert au pape un
+million, à une seule petite condition, c'est que le pape remettrait sur
+leur trône toute les légitimités déchues. Le pape l'a remercié. Il
+trouve probablement qu'il a assez de chats à peigner comme cela.
+
+J'ai vu une lettre de notre consul à Messine. Voici l'affaire. Le
+gouvernement, apprenant qu'il y avait eu une émeute à Palerme et qu'elle
+avait été réprimée, s'est affligé de n'en avoir pas une, et, pour avoir
+sa part des récompenses, il a commencé par mettre dehors les galériens
+du bagne; puis il a lâché après les troupes qui, toute la nuit, out
+tiraillé dans les rues, sans tuer les galériens qui, étant gens
+d'esprit, se sont mis promptement à l'abri, mais en tuant quelques niais
+qui regardaient aux fenêtres. Le château en même temps a fait toute la
+nuit un feu d'enfer, mais à poudre. Quelle canaille! Ne dites pas que
+cela vient du consul de France, mais tenez la chose pour certaine.
+
+Je suis très fâché de la fusillade d'Ortega, que je connaissais, mais il
+est difficile de dire qu'il ne la méritait pas. Le mal, c'est qu'il a
+été condamné par des gens qui avaient donné l'exemple de ce qu'il à
+fait.
+
+Hier, il y a eu un très beau bal masqué à l'hôtel d'Albe, avec quantité
+de très jolies femmes et de très beaux costumes. La fille de lord Cowley
+est charmante.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Mille amitiés.
+
+
+
+
+XXXIV
+
+
+Paris, 30 avril 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je ne connais pas les règlements du Jardin des Plantes; je ne sais même
+pas s'il y a quelque chose de semblable; mais j'ai écrit à mon confrère
+M. Flourens pour les lui demander. Il y a deux ans, le ministre de
+l'instruction publique, mécontent du gaspillage de l'administration du
+Jardin des Plantes, nomma une commission pour tout réorganiser. Les
+professeurs sont logés dans les bâtiments, et, quand ils n'ont pas une
+famille très nombreuse, on place dans les bâtiments les collections
+d'histoire naturelle, un peu pêle-mêle, à ce qu'on prétend.
+
+Le Jardin des Plantes est une république. Les professeurs s'administrent
+entre eux, délibèrent, et tour à tour sont _administrateurs_,
+c'est-à-dire présidents de l'assemblée, correspondant en son nom avec le
+ministre. Le ministre actuel a voulu les tirer de leur douce quiétude,
+savoir ce que devenaient les oeufs d'autruche et les légumes et les
+fruits. Ces messieurs ont été demander à l'empereur qu'on les laissât
+tranquilles, et l'empereur, qui a beaucoup d'estime pour les savants, a
+prié le ministre de s'occuper d'autre chose. En somme, le Muséum
+ressemble beaucoup aux collèges d'Oxford et de Cambridge, _otium cum
+dignitate_. J'oubliais de vous dire qu'il y a, au Muséum du Jardin des
+Plantes, une petite somme pour faire voyager des jeunes gens qui
+ramassent des pierres, des plantes et des bêtes, pour en enrichir les
+collections. De temps en temps, le Muséum crie misère, et on lui donne
+quelque petit supplément à son budget.
+
+Calme plat en politique. Bien qu'il n'y ait pas encore de jour ni de
+mois fixé pour le départ de Rome de la division Goyon, il est à peu près
+certain qu'elle n'achèvera pas la présente année en Italie. On m'assure
+que le général Lamoricière correspondait avec le ministère de la guerre
+ici, pour des affaires de service. Il est toujours au mieux avec le
+pape; et c'est entre Mérode et le saint-père que se brasse la nouvelle
+organisation.
+
+Je vois ici des gens très inquiets de la force de la minorité du
+parlement italien. Lorsque le roi est entré à Florence, il a trouvé sur
+son passage des députations de Romains, de Vénitiens et de Napolitains
+avec des drapeaux et des harangues, et on prétend qu'il les a trop bien
+reçues.
+
+On se tue fort agréablement en Autriche; mais il paraît que, si tous les
+voleurs prenaient ce parti violent, la dépopulation du pays serait
+certaine. Tous les jours, on trouve de nouvelles voleries; mais ce qu'on
+retrouve le moins, c'est l'argent volé. On prétend que l'empereur en est
+très affecté et que cela est pour quelque chose dans sa résolution de
+faire des réformes libérales. On m'assure qu'il est le moins éloigné de
+tout son conseil de l'idée de vendre la Vénétie.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; si vous avez besoin d'autres renseignements, je
+suis tout à vos ordres.
+
+_P.-S._ Comment écrire à Salvagnoli? Quel titre a-t-il et où
+demeure-t-il? Montemolin se montre disposé à reconnaître l'innocente
+Isabelle. Les Bourbons ne sont plus héroïques. Les rouges font des
+progrès énormes en Espagne; on s'attend à du tapage cet été.
+
+
+
+
+XXXV
+
+
+Paris, 3 mai 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Vous aurez reçu une lettre de moi qui répond à une partie de vos
+questions. Je viens de voir Flourens qui est pour la séparation des
+collections d'histoire naturelle. Il m'a donné de nouveaux détails sur
+l'administration du Jardin des Plantes. Le grand défaut, à son avis, est
+que le professeur qui préside et signe les actes du conseil n'a aucun
+pouvoir, et que chaque professeur est souverain absolu dans sa
+collection. Il en résulte plus d'un inconvénient grave. Par exemple, un
+singe étant mort au Jardin des Plantes, M. Cuvier voulait voir s'il
+avait treize côtes. M. de Blainville, professeur, ayant les singes sous
+ses ordres, ne permit pas la vérification.
+
+J'ai le malheur d'être pour le moment secrétaire du Sénat, ce qui
+m'oblige d'une part à beaucoup d'exactitude, et de l'autre m'ennuie
+horriblement. J'ai bien peur de ne pas être libre avant la fin de la
+session, c'est-à-dire au commencement de juin. Je n'ai guère de goût
+pour Carlsbad. Venez-vous-en plutôt à Florence ou quelque part en
+Italie, je serai votre homme. Si nous allions demander au saint-père un
+chapelet bénit?
+
+Adieu, mon cher Panizzi; je vous quitte pour dépouiller un scrutin:
+c'est une opération presque aussi divertissante que d'écosser des pois.
+
+
+
+
+XXXVI
+
+
+Paris, 11 mai 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je vous écris un mot à la hâte. Je ne connais guère de savants: qui se
+ressemble s'assemble. En outre, ils sont encore plus coquins que nous, à
+l'Académie des sciences. Cependant, comme il y a des exceptions à tout,
+je me suis adressé à Élie de Beaumont, secrétaire de l'Académie des
+sciences, qui est un fort galant homme et dont la réputation est
+européenne. Si vous dites son opinion devant la Chambre des communes,
+modifiez-la quant à l'expression. Quant au fond, il pense, comme tous
+les gens sensés, que les crocodiles empaillés doivent faire retraite
+devant les marbres grecs et les manuscrits.
+
+Je sais de bonne part que Lamoricière commence à en avoir assez du
+service du saint-père. La cour papale lui joue tous les petits tours
+qu'un nouveau venu peut attendre. Le cardinal Antonelli a dit il y a peu
+de jours à un Français que Lamoricière était un homme du plus sublime
+mérite. «Je lui ai parlé de tous nos embarras, disait le cardinal; il
+m'a tout expliqué, a trouvé des remèdes à tout, et sur chaque question
+il avait quatre avis différents qu'il exposait si bien et défendait par
+de si bons arguments, que j'aurais été bien embarrassé de choisir.»
+
+Il y a fort peu de Français qui aient offert leurs services. La plupart
+sont des jeunes gens de familles carlistes qui demandent à être
+colonels.
+
+On donne pour certain que Garibaldi est parti pour la Sicile. Qu'y
+pourra-t-il faire? c'est ce que personne ne sait; mais il paraît que,
+quoi qu'il arrive, M. de Cavour ne regrettera pas beaucoup son absence.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; je ferme ma lettre et je vais faire une visite
+officielle.
+
+
+
+
+XXXVII
+
+
+Paris, 23 mai 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je savais que les Anglais étaient gens d'imagination et enclins parfois
+à prendre des vessies pour des lanternes; mais vous, cosmopolite et
+_hombre de razon_, comme disent les Espagnols, vous me cassez bras et
+jambes avec votre accusation de complicité avec Garibaldi! Mais, en même
+temps, vous me dites que l'empereur veut s'allier aux Russes pour faire
+du mal à l'Angleterre en Orient.
+
+Il me semble que les deux reproches ne vont pas bien ensemble. Si vous
+accusiez un homme d'avoir voulu mettre le feu à votre blé, vous ne
+commenceriez pas par dire qu'il a débuté par l'inonder. Pour moi, il me
+paraît assez évident qu'une nouvelle complication en Italie ne doit pas
+laisser à la France une trop grande liberté d'action en Orient, et
+_vice versa_. Il faut choisir entre les deux crimes, et ne pas nous
+charger des deux à la fois. Je crois pouvoir vous assurer que, pour ce
+qui concerne l'Orient, M. de la Valette apporte les instructions les
+plus pacifiques et qu'il n'y aura rien, de notre côté, pour précipiter
+une catastrophe, qui pourtant me paraît inévitable.
+
+Quant à Garibaldi, il n'y a que _moi_, ici, qui m'intéresse à son
+expédition, et je crois qu'elle a déplu énormément à l'empereur, qui se
+disposait à évacuer Rome le mois prochain et qui se trouve bien empêché
+à présent entre l'enclume et le marteau. Je ne crois pas davantage que
+l'Angleterre ait aidé à l'expédition, bien que les apparences et les
+dépêches télégraphiques tendent à faire supposer le contraire.
+L'expédition de Garibaldi me plaît, parce que j'aime les romans et les
+aventures. Au fond, il est assez triste qu'un héros de roman puisse
+mettre l'Europe en feu. Remarquez que nous sommes en plein moyen âge.
+Lorsque Tancrède et ses Normands s'embarquèrent pour la Sicile, il n'y
+avait pas de droit international en Europe. Maintenant on prétend qu'il
+y en a un, et on le cite même, à l'occasion de quelques arpents de
+neige du Faucigny; _mais il demeure bien entendu que c'est la force qui
+constitue le meilleur droit_. Si un Grec partait de Marseille pour
+émanciper les îles Ioniennes; qui demandent à être, annexées au royaume
+de Grèce, l'Angleterre jetterait les hauts cris; mais il y a un mois que
+lord John disait en plein Parlement que la flotte anglaise croisait
+devant la Sicile, pour être utile à des gens opprimés.
+
+Le mal de la chose, c'est que, d'après tout ce que nous apprenons,
+l'expédition de Garibaldi est partie malgré le gouvernement de
+Victor-Emmanuel. Les sociétés secrètes sont beaucoup plus puissantes que
+M. de Cavour. Or je crains qu'elles n'aient pas autant d'esprit, et que,
+par désir de trop avoir, elles ne nuisent fort une cause très juste et
+très en bon train jusqu'à présent. Lorsqu'un peuple se soulève et met
+son souverain à la porte, cela faisait autrefois un grand scandale. La
+grande habitude qu'on en a prise a fait qu'à présent on accepte assez
+facilement le fait accompli. Mais il est plus grave d'aller délivrer le
+voisin, et cela fait faire des réflexions à tout le monde. Lord Cowley
+disait hier que toutes les chances semblaient contraires à Garibaldi.
+Il y en a une à mon avis, c'est la qualité des troupes de Sa Majesté
+napolitaine, qui rend possible une défaite et une défection. Nous
+verrons, d'ici à quelques jours.
+
+La note russe a fait un grand effet aujourd'hui. Un congrès peut
+difficilement remédier aux dernières coliques du _malade_. S'il a
+survécu à l'empereur Nicolas, il n'a pas gagné de nouvelles forces. M.
+Thouvenel me disait dernièrement que ce qui rendait la question d'Orient
+si difficile, c'est que les Turcs, dans l'état de décomposition où ils
+se trouvent, recouvraient une autre société chrétienne, non moins
+pourrie. «Représentez-vous, disait-il, plusieurs _caput mortuum_ les uns
+sur les autres. Les Grecs et les Bulgares sont de plus grandes canailles
+que les Turcs. Il faudrait commencer par tout exterminer et faire une
+colonie d'honnêtes gens.»
+
+Je ne crois pas à une guerre entre la France et l'Angleterre pour les
+affaires d'Orient. Le champ de bataille manque. Le malheur, c'est que
+tous les fous s'entendent des deux côtés du détroit pour saisir toutes
+les occasions d'échanger des injures, et les hommes d'État, ou
+soi-disant tels, en disent aussi quelquefois _delle grosse_. Pourtant,
+il y a de part et d'autre l'intérêt de tout le monde, qui sera,
+j'espère, plus puissant que l'envie de faire des phrases et de dire des
+gros mots.
+
+J'en reviens toujours à mes moutons. Depuis plusieurs mois, l'Angleterre
+suit une politique de bascule qui me semble détestable. Faute à elle de
+s'être déclarée dès le commencement de la question italienne, nous avons
+eu la guerre, puis après, une mauvaise paix. Qu'y a-t-elle gagné?
+L'Autriche lui doit probablement la conservation de la Vénétie: vous
+savez quelle est sa reconnaissance. Ici, on l'accuse d'exciter le
+désordre en Italien. Ni en Allemagne, ni en Russie ni en France, elle
+n'a d'alliée, et je crois que c'est sa faute. Quand on affiche trop
+publiquement la politique des intérêts, on oblige tout le monde à
+regarder au sien.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés.
+
+
+
+
+XXXVIII
+
+
+Paris, 31 mai 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Il n'y a rien de plus drôle que les figures de la légation napolitaine
+ici. Ils ont eu la simplicité de croire à la première dépêche de leur
+gouvernement annonçant la défaite de Garibaldi, malgré l'expérience
+qu'ils auraient dû avoir de sa véracité. On croit ici que toute l'île,
+Messine exceptée, est au pouvoir des insurgés.
+
+Le prince Napoléon, chez qui j'ai dîné aujourd'hui (avec Senior), avait
+une lettre qui racontait comment, de six mille Napolitains sortis de
+Palerme, il en était rentré quinze cents sans sacs et sans fusils, et ne
+pouvant donner des nouvelles des quatre mille cinq cents autres. Il y
+avait aussi à dîner le duc de Grammont, qui va à Vichy pour des coliques
+hépatiques.
+
+Il donnait des renseignements assez curieux sur Rome. Lamoricière a
+voulu visiter un magasin de voitures d'artillerie. Après avoir fait
+grand bruit à la porte sans pouvoir trouver un concierge, ni un garde
+quelconque, il allait la faire ouvrir par des sapeurs, quand un monsieur
+s'est présenté avec une clef, et, en l'introduisant, lui a demandé ce
+qu'il y avait pour son service, et s'il avait besoin d'une voiture.
+Après avoir joué quelque temps au propos interrompu, il s'est trouvé
+que, depuis longtemps, le dépôt était loué, les charriot vendus, et
+qu'on faisait des _carretelle_[7] dans le magasin au lieu d'affûts.
+Ailleurs, à la place d'un magasin de fusils, il n'a trouvé que des
+toiles d'araignée, les fusils ayant été vendus trois pauls la pièce
+comme hors de service, par un bon catholique, qui cependant avait trouvé
+moyen de se les faire acheter trente pauls. Malgré tout cela,
+Lamoricière a une vingtaine de mille hommes, dont douze mille environ
+Suisses, Irlandais et Allemands qui sont tolérables.
+
+ [Note 7: Sorte de voiture élégante.]
+
+On prétendait que l'évacuation de Rome, qui était ordonnée, avait été
+suspendue, depuis l'équipée d'Orbitello. Je crois pouvoir vous assurer
+que le gouvernement désire beaucoup retirer nos troupes, et qu'il n'y a
+que la considération d'un danger probable et prochain pour le pape qui
+puisse faire prolonger l'occupation. Vous me paraissez oublier trop que
+nous sommes les fils aînés de l'Église, et que nous devons ménager
+environ trente millions de nos sujets qui nous rendraient responsables
+d'une catastrophe. Si l'on n'était assuré d'avoir sa part de paradis en
+restant au giron de l'Église, il serait beaucoup plus commode d'être
+protestant.
+
+Je regarde la Sicile comme perdue pour le roi de Naples, et Naples même
+comme médiocrement sûr; mais je ne sais pas si cela profitera beaucoup à
+l'Italie. Je crois que, avant de s'étendre de la sorte, il faudrait se
+consolider, et les entreprises garibaldiques, surtout celle contre les
+États de l'Église, ne prouvent pas trop la force du gouvernement de
+Victor-Emmanuel. Il est malheureusement certain que les sociétés
+secrètes sont plus puissantes que Cavour. Tant qu'elles ne s'attaqueront
+qu'à la Sicile, il n'y à pas grand danger peut-être. Mais, le jour où
+quelque tête plus mauvaise que celle de Garibaldi s'avisera de faire une
+pointe en Vénétie, il pourra s'ensuivre de vilaines représailles.
+
+Il me semble que la grande fureur de John Bull s'est un peu calmée.
+Croyez que, malgré les excitations des journaux et la jalousie qu'on a
+des deux côtés, personne ne se soucie de la guerre, et, quand même on la
+voudrait, le terrain manquerait pour se battre.
+
+Les Turcs sont, à ce qu'il paraît, en recrudescence de fanatisme. Ils
+pillent fort les chrétiens et violent les chrétiennes. Je suis fort en
+peine de savoir quel remède on peut y trouver. M. Thouvenel dit, avec
+beaucoup de raison, je crois, que, si les Turcs sont de grandes
+canailles, les Grecs et les Bulgares ne sont pas de moindres canailles.
+C'est là la grande difficulté: si on protège très efficacement les
+chrétiens, ils violeront les Turques, car dans ce pays-là on viole
+toujours.
+
+Ellice paraît avoir renoncé tout à fait à sa visite à Paris. Il me donne
+des nouvelles politiques peu concluantes. Cependant il paraît croire que
+M. Gladstone sera rendu au grec[8], et que probablement lord John aura
+aussi du loisir pour élucubrer un autre bill de réforme. Qui lui
+succédera? Est-ce lord Clarendon, ou bien lord Palmerston lui-même? si
+vous savez quelque nouvelle, faites m'en part. Notre session ne marche
+pas vite. Je crains qu'elle ne se prolonge fort dans le mois de juin, à
+mon très vif regret.
+
+ [Note 8: M. Gladstone publia, l'année suivante, une
+ étude sur _Homère et l'âge homérique_.]
+
+Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie et en santé. Je suis un peu
+mieux depuis que le soleil a reparu, mais j'ai toujours l'estomac fort
+détraqué.
+
+_P.-S._ Le ministre de l'instruction publique fait une autre commission
+des bibliothèques dont il me fait président. Il s'agit d'aviser au
+déménagement et à l'emménagement, ce n'est pas chose facile.
+
+
+
+
+XXXIX
+
+
+Fontainebleau, 15 juin 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis, depuis une dizaine de jours, en fêtes et en festins, et, entre
+les promenades, dans la forêt et les navigations sur l'étang, on ne
+trouve pas trop le temps d'écrire à ses amis. Je rentre dans mon trou au
+commencement de la semaine prochaine, jusqu'à ce qu'il plaise au Sénat
+de clore sa session. J'espère bien qu'il me laissera encore le moyen de
+passer quelques jours avec vous au British Museum.
+
+L'expédition de Garibaldi est une des plus drôles d'histoires que j'aie
+jamais vues. Vingt mille hommes capitulant devant une poignée
+d'aventuriers mal armés, c'est quelque chose d'étonnant, même quand ces
+vingt mille hommes sont des Napolitains.
+
+Il est venu ici, il y a quelques jours, deux envoyés du roi de Naples
+pour parler au _maître de la maison_. Je ne sais quelle a été sa
+réponse, car leur demande se devine; mais on ne leur a pas donné à
+déjeuner et ils sont repartis après leur audience, pas trop contents,
+comme il semblait. Je ne doute pas que l'éruption de l'Etna ne se fasse
+bientôt sentir en terre ferme. Tout cela serait fort amusant si nous
+étions partis de Rome; et, si Garibaldi avait différé quinze jours, nous
+serions partis, probablement sans esprit de retour. Nous sommes à Rome
+un peu comme l'oiseau sur la branche, et je sais de bonne source que les
+marchés pour le corps d'armée ne se font que pour huit jours, ce qui
+indique la possibilité d'un départ immédiat.
+
+Sa Majesté nous a quittés hier pour aller à Bade. Elle n'y devait voir
+d'abord que le régent de Prusse, mais le roi de Hanovre est survenu;
+d'autres princes, plus ou moins petits viennent également sans être
+appelés, et, à ce que je crois, dans l'idée de pénétrer ce qu'ils
+supposent devoir s'arranger entre les deux principaux personnages. Les
+gobe-mouches ne manquent pas d'annoncer qu'il s'agit d'un accord entre
+la Prusse et la France, pour une nouvelle délimitation de frontières. Je
+n'en crois rien, et je parierais qu'il ne résultera de l'entrevue que
+des promesses rassurantes de paix et de tranquillité.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et donnez-moi de vos
+nouvelles.
+
+
+
+
+XL
+
+
+Paris, 1er juillet 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Les Bourbons finissent bien mal. Ils tombent dans la crotte. Celui de
+Naples se convertit si tard, que je le considère comme plus qu'à moitié
+dégommé. C'est un grand danger pour l'Italie que cette révolution trop
+rapide. «C'est bien coupé, comme disait Catherine de Médicis, il faut
+coudre.» Voilà le grand point.
+
+J'ai une peur horrible que la révolution ne vienne frapper un de ces
+matins à la porte de Rome. Tant qu'elle sera _dans la banlieue
+seulement_, nos gens ne se mêleront de rien; mais je crains bien qu'on
+ne nous mette dans la triste nécessité de défendre le pape. Cette
+vieille idole est encore puissante ici, et je vois autour de moi de
+vieux généraux qui, sous Napoléon Ier, ont violé des abbesses, lesquels
+maintenant vont à confesse et envoient de l'argent au père des fidèles.
+J'ai toujours eu médiocre opinion de l'espèce humaine, mais je l'ai
+trouvée presque toujours un peu plus bête que je ne me l'étais figurée.
+
+Lamoricière a fait, dit-on, des dettes énormes, c'est-à-dire qu'il a
+acheté des souliers, des fusils, des gibernes, sous prétexte que ces
+objets sont utiles aux soldats. L'argent manque. Antonelli l'accuse de
+ruiner le pape. Lamoricière dit que Antonelli est un voleur. Le pape se
+lamente et attend que l'_Immacolata_ vienne en personne mettre à la
+raison ces gueux de libéraux. Il n'y a de plus canaille, après le roi de
+Naples, que Montemolin, dont la rétractation est, à ce qu'il paraît,
+bien authentique. C'est un argument bien fort pour le croisement des
+races et le danger des alliances entre cousins. Nos légitimistes sont
+horriblement consternés.
+
+Vous aurez pu voir qu'on m'a renommé président d'une commission pour les
+échanges des livres de bibliothèque. Grâce à la férocité que j'ai mise à
+arrêter les orateurs éloquents, nous avons assez promptement terminé la
+besogne, et je suis occupé à mettre au net les conclusions de la
+commission.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Je voudrais bien causer avec vous de toutes ces
+choses et de bien d'autres encore.
+
+
+
+
+XLI
+
+
+Londres, 7 août 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je profile de l'offre obligeante de sir Charles Mac Carthy pour vous
+écrire un mot, et vous apprendre mon arrivée sans accident à Londres.
+Ellice est arrivé deux heures après moi, avec la vigueur d'un jeune
+lion. Il s'en est allé tout courant d'Arlington street, voter contre le
+ministère, et, ce matin, il est enchanté de s'être trouvé en minorité.
+Ce sont des arcanes parlementaires où je n'entends rien. Il me semble
+que le ministère, bien qu'il ait eu une majorité de trente-trois voix,
+n'en est pas beaucoup plus fort. Mais il a les vacances en perspective
+pour se fortifier.
+
+Lord Shaftesbury, qui professe une grande défiance pour Sa Majesté
+l'empereur des Français, le soupçonne véhémentement d'en vouloir aux
+Druses, parce que ces honnêtes gens sont bien disposés pour le
+protestantisme, comme il résulte d'une lettre d'un révérend Américain
+qu'il a lue. Ce speech, que j'ai lu dans le _Times_, m'a mis de bonne
+humeur pour la journée. J'ai compris qu'on ne pouvait pas avoir un si
+grand nez sans que la judiciaire n'en souffrît un tant soit peu.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; je ne vous promets pas de bon boeuf salé à
+Paris, mais j'ai écrit à mademoiselle Lagden, qui sait tout, de me
+découvrir de la mortadelle de Bologne.
+
+
+
+
+XLII
+
+
+Paris, 6 octobre, 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Aussitôt après votre départ, je suis allé en province mettre à fin une
+aventure des plus chevaleresques et des plus originales, que je vous
+conterai lorsque nous n'aurons rien de mieux à faire, en buvant le vin
+de Bordeaux de M. Fould.
+
+En attendant, vous saurez que je ne suis revenu de voyage que hier soir,
+où j'ai trouvé votre lettre. Je l'ai portée ce matin chez Son
+Excellence. Je vois que les dispositions de lord Palmerston sont telles
+que je me les représentais, c'est-à-dire le contraire de bienveillantes;
+mais je ne me doutais pas qu'il _dît_ la moitié des choses
+extraordinaires qu'il vous a dites. Dans l'exposé de ses griefs, il y a
+une bonne partie de faussetés complètes, auxquelles il n'y a qu'un
+démenti formel à donner. Puis il y a des niaiseries que je ne me serais
+jamais attendu à entendre dans la bouche d'un homme d'État ou soi-disant
+tel.
+
+Par exemple, cette bonne bêtise que la France médite une invasion en
+Angleterre, parce que, dans des ports de mer, on exerce les soldats à
+embarquer et débarquer promptement. Il me semble que, lorsque, dans
+l'espace de deux ans, on a eu cent cinquante mille hommes à débarquer en
+Italie, douze mille à débarquer en Chine, six mille à débarquer en
+Syrie; lorsque, en outre, la plus importante de nos colonies, l'Algérie,
+a une armée de cinquante mille hommes qui ne communique avec la France
+que par mer, il me semble, dis-je, qu'il n'est pas inutile d'apprendre
+aux soldats à entrer dans un vaisseau et à en sortir.
+
+Quant aux armements, vous pouvez dire hardiment qu'il ne s'en fait
+point. On donne des congés de semestre dans tous les régiments, et, à
+mon avis, _on a tort_, attendu l'état des choses en Italie.
+
+Les armements maritimes sont aussi faux que les préparatifs de l'armée
+de terre. Si vous voulez lire la brochure que je vous ai portée, vous
+verrez la vérité sur tout cela. Le pauvre Louis-Philippe avait laissé
+dépérir la flotte. De plus, on est dans une époque de rénovation et il
+est nécessaire de transformer les bâtiments à voiles. Je conçois que
+l'Angleterre veuille avoir le monopole de la mer, et qu'elle y tienne;
+mais elle l'aura toujours, attendu qu'elle dispose d'un bien plus grand
+nombre de marins que toute autre puissance. Nous avons eu des escadres
+d'élite qui, sous les ordres d'un chef excellent comme l'amiral Lalande,
+auraient peut-être battu une escadre anglaise; mais si, en gagnant une
+bataille, nous perdions mille matelots et les Anglais dix mille, nous ne
+pourrions réparer notre perte, tandis qu'en un mois l'Angleterre
+trouverait dix mille autres matelots aussi bons.
+
+Il me paraît par trop bouffon de la part de lord Palmerston de dire que
+l'Angleterre ne cherche pas et ne cherchera pas à former une coalition
+contre la France, et d'ajouter aussitôt que les puissances inquiètes
+_will probably come to some understanding_!
+
+Une autre assertion non moins extravagante, c'est de nous accuser
+d'avoir encouragé l'Espagne à faire la guerre au Maroc. J'étais en
+Espagne au moment où cette guerre s'est faite, et, s'il y a à Madrid un
+ministre anglais avec des yeux et des oreilles, il aurait pu dire que la
+guerre a été faite par l'explosion du sentiment national, et que les
+lettres de lord John Russell ont eu pour résultat d'exalter ce sentiment
+et d'exciter à la haine contre l'Angleterre.
+
+Il n'est pas moins étrange de prétendre que la France, qui a aidé
+l'Angleterre à retarder la destruction de l'empire Ottoman, pousse
+maintenant à sa ruine. Vos ministres sont comme les malades qui ne
+veulent pas que leur médecin leur dise que leur état est grave.
+Ressusciter ou même faire vivre longtemps la Turquie est impossible, et
+il est insensé de se quereller sur les remèdes à lui donner, lorsqu'il
+faudrait, au contraire, s'entendre sur la manière de l'enterrer.
+
+Que la France ait de l'ambition, je ne le nie pas. C'est une idée ou
+plutôt un préjugé national, qu'elle s'est amoindrie en perdant une
+partie des conquêtes de la Révolution. Je crois que l'empereur ne
+partage pas ce préjugé; mais, en tout cas, dans l'hypothèse qu'il
+l'aurait, vous ne le supposez pas assez dépourvu de bon sens pour
+risquer d'avoir toute l'Europe sur les bras, sur la chance d'ôter cent
+cinquante mille âmes à la Bavière et autant à la Prusse? Ce que la
+France gagnerait en étendue, elle le perdrait en homogénéité, et, tout
+considéré, elle s'affaiblirait au lieu de prendre des forces.
+
+Ce qui me frappe surtout dans la politique anglaise de notre temps,
+c'est sa petitesse. Elle n'agit ni pour des idées grandes, ni même pour
+des intérêts. Elle n'a que des jalousies et se borne à prendre le
+contre-pied des puissances qui excitent ses sentiments de jalousie. Le
+résultat est de diminuer son importance en Europe et de la réduire au
+rôle de puissance de second ordre. En ménageant la chèvre et le chou
+comme elle a fait, en observant la neutralité peu impartiale entre
+l'Autriche et la France, elle n'a obtenu l'amitié ni de l'une ni de
+l'autre. Y a-t-il quelque chose de plus misérable que sa politique à
+Naples et en Vénétie? Comment M. de Rechberg peut-il avoir la moindre
+confiance en des gens qui encouragent Garibaldi et Kossuth, et qui ne
+veulent pas l'affranchissement de la Vénétie? Tout se fait en Angleterre
+en vue de conserver des portefeuilles. On fait toutes les fautes
+possibles pour conserver une trentaine de voix douteuses. On ne
+s'inquiète que du présent et on ne songe pas à l'avenir. Il est certain
+qu'il y a dans ce moment en Europe un malaise général qui amènera une
+catastrophe et une grande modification de la carte. Des hommes vraiment
+politiques, voyant le mal, chercheraient le remède. Vos ministres ne
+pensent pas à la guérison du malade. Ils veulent conserver la maladie.
+Cela est digne de vieillards qui n'ont que quelques années devant eux;
+mais je doute que les grands ministres du commencement de ce siècle
+eussent pensé et agi de la sorte.
+
+Je viens d'un pays où l'on est très dévot et où la catastrophe de
+Lamoricière a fait une grande sensation. J'ai vu des gens fort piteux et
+fort découragés, mais nullement dangereux. Je vois que Garibaldi se
+soumet et va reprendre sa charrue. Il fait bien. Son affaire est de se
+battre, et il n'entend rien à organiser. Il paraît que le gâchis est
+grand en Sicile et à Naples, et qu'il est parvenu à faire regretter le
+gouvernement déchu.
+
+Cependant il paraît que tous les gens sensés sont unanimes pour croire
+que l'annexion est le seul moyen de rétablir un peu d'ordre pour le
+moment. Je trouve qu'il y a de l'habileté dans les ménagements de M. de
+Cavour pour Garibaldi; mais j'aurais voulu le voir un peu plus énergique
+au sujet de Mazzini.
+
+Je crains que les reproches de lord Palmerston, qui, entre nous, me
+semblent dénoter peu de bonne foi, ne produisent pas un très bon effet
+sur l'empereur. M. Fould, que je n'ai pas rencontré ce matin, en sera,
+je pense, très irrité. Je lui ai laissé un mot en le priant de ne faire
+aucun usage de cette lettre avant d'en avoir causé avec moi.
+
+Vous pouvez, quand vous en trouverez l'occasion, assurer hautement que,
+s'il y a eu en Irlande quelques menées contraires au gouvernement
+anglais, elles sont l'oeuvre de nos catholiques, et que le gouvernement
+de l'empereur n'y est pour rien absolument.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et ne m'oubliez pas auprès de
+nos amis. J'espère aussi que le pape s'en ira un de ces jours.
+
+
+
+
+XLIII
+
+
+Paris, 11 octobre 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Le marquis Vimercati, aide de camp du roi de. Sardaigne, est allé à
+Naples, comme vous savez, pour parler à Garibaldi. Il a trouvé les
+mazziniens discutant des plans pour l'assassinat de l'empereur. Il a
+écrit aussitôt à Paris. Connaissez-vous quelque chose de plus absurde et
+de plus atroce que ce parti mazziniste?
+
+Hier, la Bourse a fort baissé sur le bruit que les Autrichiens avaient
+notifié l'intention d'intervenir en faveur du roi de Naples. Je ne crois
+pas la chose vraie en ce moment. Leur détermination n'aura lieu qu'après
+l'entrevue de Varsovie selon toute apparence. S'ils intervenaient en ce
+moment, je crois qu'ils auraient toutes les chances de succès.
+
+Ici, l'opinion est fort contraire à Victor-Emmanuel. D'une part,
+l'orgueil national est froissé qu'un général piémontais ait battu un
+Français; de l'autre, l'agression des Piémontais, et le manifeste de M.
+de Cavour ont paru scandaleux. Le prétexte allégué par M. de Cavour est,
+en effet, un peu misérable, lorsque l'on voit Garibaldi enrôler à Gênes
+et ailleurs des volontaires anglais, hongrois et autres. Enfin les
+rapports de Cialdini et de Persano ont souverainement déplu. On dit que
+Lamoricière à envoyé un cartel à Cialdini. C'était la dernière bêtise
+qu'il pût faire pour couronner son oeuvre.
+
+Il paraît, d'après des rapports que j'ai lieu de croire exacts, que
+Garibaldi aurait été battu complètement sans l'intervention de quelques
+bataillons réguliers piémontais. Il a beaucoup de bravoure et d'audace,
+mais nul talent comme général. Les Autrichiens n'en feraient qu'une
+bouchée.
+
+Le désordre est grand à Naples, plus grand encore en Sicile. On dit que,
+sur cent personnes, il y en a quatre-vingt-dix-huit qui voudraient la
+monarchie constitutionnelle avec Ferdinand II, mais que tout le monde
+est convaincu qu'il n'y a d'ordre possible et de sécurité matérielle
+qu'avec l'annexion.
+
+Il y a une nouvelle grave aujourd'hui: des coups de fusil échangés entre
+des patrouilles autrichiennes et piémontaises au bord du Mincio. Il ne
+faut pas leur fournir de prétextes, et j'ai bien peur qu'on ne leur en
+donne que trop.
+
+J'ai vu, à la campagne où je suis allé, des mères et des tantes de
+volontaires pontificaux qui se lamentaient. Il n'y avait pourtant pas de
+quoi. Un jeune homme charmant et religieux avait été pris par les
+Piémontais, et, chose inouïe à la guerre, cinq minutes après sa prise,
+il n'avait plus sa montre, que sa tante lui avait donnée! J'ai consolé
+ces infortunées, en leur disant que c'était l'habitude des soldats de
+chercher à savoir l'heure qu'il est, et que, d'ailleurs, la victime en
+irait d'autant plus droit en paradis, où les élus sont pourvus de
+chronomètres de Bréguet. Comment se porte le vôtre?
+
+M. Fould est parti précipitamment pour Tarbes le jour même où je lui
+envoyais votre lettre. Madame Fould est fort malade, dangereusement, à
+ce que je crains. Il revient cependant demain vendredi. Je le verrai et
+je vous écrirai lundi au sujet de votre conversation avec lord
+Palmerston et, s'il fait ce que je désire, il m'écrira une lettre
+ostensible.
+
+Je persévère à croire que lord Palmerston a trop d'esprit pour croire ce
+qu'il vous a dit des préparatifs de guerre, etc. Il n'y a de pires
+sourds que ceux qui ne veulent pas entendre. Vos ministres trouvent leur
+avantage à exciter les vieilles haines nationales. Au fond, leur grand
+grief est que l'empereur soulève de grosses questions auxquelles ils ne
+sont pas préparés. Ils l'accusent de les inventer. Senior et d'autres
+bonnes têtes me soutenaient sérieusement que l'empereur avait _inventé_
+les affaires d'Italie. Vous savez que toujours les malades détestent les
+médecins qui leur disent la vérité sur leur mal.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments.
+
+
+
+
+XLIV
+
+
+Paris, 15 octobre 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Un mot à la hâte.--M. Fould a montré votre lettre à _votre ami de
+Saint-Cloud_. Votre ami a dit ce matin à M. Fould de me répondre.
+J'attends cette réponse et je vous l'enverrai aussitôt. Vous pourrez
+avoir _l'indiscrétion_ de laisser entendre que cette réponse est
+d'autant plus intéressante qu'elle a été inspirée. _L'ami de
+Saint-Cloud_ avait la lettre depuis dix jours, mais ne l'avait pas lue;
+il n'est pas fort _lisard_; mais il paraît que cela l'a intéressé, et,
+en attendant, il m'a fait remercier de la communication, et vous aussi.
+
+Le curé de Saint-Germain l'Auxerrois a dit à un de mes amis que la
+sainte Vierge était apparue à notre saint-père le pape et lui avait dit
+qu'elle avait besoin d'un martyr et qu'elle avait fait choix de lui,
+pape. Après l'avoir remerciée de ce choix, il a appris qu'il devait
+parcourir la chrétienté en mendiant, endurer beaucoup de tribulations,
+etc., etc.; moyennant quoi, le catholicisme reverdirait. Tenez cette
+apparition pour chose sûre, la sainte Vierge est très active cette
+année, et cela doit nous donner quelque espoir de nous retrouver cette
+année dans le Vatican. _Utinam._
+
+Mille amitiés. Dès que j'aurai la réponse, je vous l'enverrai. Le
+courrier me presse.
+
+
+
+
+XLV
+
+
+Paris, 10 octobre 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Voici enfin la lettre de M. Fould, que je reçois ce matin. J'aime mieux
+vous l'envoyer telle quelle que de vous en faire un extrait. Avec cette
+lettre, la vôtre m'est revenue, et je l'ai lue avec autant de surprise
+que la première fois. Je ne puis m'empêcher de récapituler les griefs
+prétendus:
+
+Iº _D'avoir encouragé les Espagnols à tirer vengeance des Marocains._ Si
+vous connaissez les Espagnols, vous savez que le vrai moyen de les
+empêcher de faire quelque chose est de leur en faire donner le conseil
+par un étranger. Non seulement la France ne s'est mêlée en rien de cette
+affaire, mais encore elle n'y avait pas le moindre intérêt. Il est
+évident que, si une puissance européenne s'établissait près de
+l'Algérie, ce serait un danger pour nos possessions d'Afrique. Bien que
+les Espagnols ne soient pas fort redoutables, nous aimerions mieux avoir
+pour voisins des Barbares que des gens civilisés. La majeure partie de
+la population européenne de l'Algérie est espagnole: ce sont des
+Mayorquins et des Valenciens, bons travailleurs. S'il y avait une
+colonie espagnole en Afrique, nous perdrions ces gens-là.
+
+IIº _La France n'a rien fait pour hâter la chute de l'empire turc. Elle
+en voit la ruine prochaine, mais se gardera bien de l'accélérer._ Je
+vous ai dit dans le temps le mot de Thouvenel: «L'empire turc est une
+accumulation de fumiers superposés: fumier turc, fumier grec, fumier
+bulgare. Une révolution en ce pays ne peut mettre au jour qu'un fumier.»
+
+IIIº Quant à l'envoi d'agents en Belgique et ailleurs pour préparer une
+annexion, d'autres en Irlande, etc., pas un mot de vrai. De tous les
+pays limitrophes, la Belgique serait le plus difficile à annexer.
+Peut-être des prêtres catholiques ont-ils fait des sermons ridicules en
+Irlande. Vous savez comme moi quel est l'attachement du clergé
+catholique pour l'empereur, et vous ferez justice vous-même de toutes
+ces folles accusations.
+
+IVº Je ne sais rien des pamphlets préparant des annexions nouvelles. Une
+des graves erreurs des journaux anglais est de s'imaginer qu'il n'y a
+pas en France de liberté de la presse. On imprime dans les journaux, et
+surtout dans les livres, mille billevesées tous les jours. Les
+orléanistes et les carlistes ont leurs organes, et ils vont très loin.
+Croyez que le gouvernement est tout à fait étranger à de pareilles
+publications. Elles sont, d'ailleurs, si obscures, que je n'en ai jamais
+entendu parler.
+
+Vº Lisez le budget de la guerre, et vous verrez l'effectif de l'armée
+notablement réduit. Allez sur une grande route, vous rencontrerez des
+soldats allant en congé illimité. Je vous ai remis la brochure de
+Cucheval-Clarigny; vous verrez ce qu'il faut penser de ces prétendus
+armements. Entre vous et moi, je vous dirai qu'on désarme beaucoup trop,
+ce me semble; d'après ce qui se passe en Italie, je crois qu'il ne
+serait pas mauvais de se tenir prêt à toute éventualité.
+
+VIº L'exercice prescrit dans les ports de mer, pour apprendre aux
+troupes à embarquer et à débarquer, a été introduit lors de la guerre de
+Crimée. Tous les ans, on ramène en France dix ou douze mille hommes
+d'Algérie, et on en envoie autant. S'il n'y a pas un exercice semblable
+dans l'armée anglaise, cela ne prouve pas en faveur de ses chefs.
+
+Je crois encore, cher Panizzi, que la grande cause de désaccord entre la
+France et l'Angleterre provient de ce que cette dernière se tient,
+touchant les affaires de l'Europe, dans une politique expectante qui lui
+est facile et qui est presque impossible pour nous. L'Angleterre s'est
+contentée de faire, des voeux pour le Piémont; nous nous sommes battus,
+et, si nous ne l'avions pas fait, nous aurions commis une faute énorme.
+Si l'Angleterre, qui a, au fond, les mêmes sympathies que nous pour la
+cause italienne, et qui n'a pas les mêmes risques à courir, au lieu de
+se laisser aller à des sentiments de défiance et de jalousie, voulait
+nous seconder ouvertement, la paix du monde serait assurée. Les Italiens
+feraient eux-mêmes leurs affaires, et peut-être parviendrait-on à
+obtenir de l'Autriche la cession de la Vénétie.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments.
+
+
+
+
+XLVI
+
+
+Paris, 16 octobre, au soir, 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je viens vous demander pardon d'une bêtise de mon domestique, que
+j'avais chargé d'affranchir un gros paquet que je vous envoyais ce
+matin. J'apprends ce soir qu'il y a mis un timbre de quarante centimes,
+évidemment insuffisant. Si, comme il est probable, on refuse chez vous
+les lettres non affranchies, mon paquet ira à tous les diables, et ce
+serait dommage; car, outre un billet de moi, il y avait quatre pages de
+M. Fould en réponse à la lettre que Sa Majesté a vue. N'oubliez pas de
+la faire réclamer et excusez la maladresse de mon imbécile.
+
+Savez-vous que je commence à croire un peu à notre voyage à Rome?
+Monseigneur Sacconi, le nonce, part demain. Il a fait mettre dans le
+_Moniteur_, et il a dit à tout le monde, en prenant congé, qu'il
+reviendrait sous peu de semaines, ce qui me fait croire qu'il ne
+reviendra pas. Ce départ, l'apparition de la sainte Vierge et le désir
+bien unanime de tous les dévots que le pape quitte Rome, me fait espérer
+que nous nous reverrons au Vatican, chacun à la tête d'une troupe de
+scribes juifs ou mahométans.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; je suis désolé de l'accident arrivé à cette
+lettre, mais j'espère qu'elle ne sera pas perdue.
+
+
+
+
+XLVII
+
+
+Paris, 21 octobre 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis charmé que ma lettre soit arrivée à bon port; mais, si vous
+étiez en France, vous seriez ruiné par les ports de lettres.
+
+Il me semble, d'après ce que vous me dites et ce que je vois, que la
+France et l'Angleterre sont comme des gens mariés qui se querellent,
+mais qui ne peuvent se séparer. Tant mieux. M. Fould me paraît du même
+sentiment que vous sur l'affaire de Viterbe. Il trouve que c'est une
+grande sottise, qu'il rejette sur le grand général qui l'a faite. Mais
+pourquoi employer un niais pareil? Je crois qu'on lui aura lavé la tête,
+mais ce n'est pas assez. Je vois par les journaux que la lettre à sir
+James est fort blâmée. C'est une imprudence un peu forte.
+
+Je doute toujours de la constance du saint-père à demeurer à Rome. Tous
+les grands hommes de l'ancien gouvernement, tous les carlistes d'ici
+voudraient qu'il s'en allât. Vous savez qu'une des grandes fautes de la
+politique moderne à courte vue, c'est d'agir contrairement à ce que
+trouvent bon ceux qu'on regarde comme ses ennemis. Il suffit peut-être
+que les orléanistes et les légitimistes aient montré le désir que le
+pape quittât Rome, pour que le gouvernement ait fait des efforts pour
+qu'il y restât. A mon avis, il faudrait examiner d'abord de quel côté
+est le sens commun, et je crois que, selon l'usage des partis battus,
+qui cherchent les moyens extrêmes, les gens qui conseillent l'exil au
+pape croient, fort à tort, qu'il résulterait de là une grande commotion.
+Je crois que ce serait une tempête dans un verre d'eau. Les dévots et
+les imbéciles ne prendront pas les armes, et, quant aux
+excommunications, elles donneraient plutôt de la popularité qu'elles
+n'en feraient perdre. Ce qui serait bien plus avantageux pour nous
+serait de sortir de la position fausse où nous sommes et où nous pouvons
+demeurer bien longtemps. Quant aux dévots, ils ne pourraient être pires
+qu'ils ne sont à présent.
+
+Un Russe fort bien instruit m'a expliqué l'entrevue de Varsovie d'une
+façon que j'ai lieu de croire exacte, et qui s'accorde, d'ailleurs, avec
+ce que je tiens de Fould. L'empereur d'Autriche, ou plutôt M. de
+Rechberg, s'applique depuis longtemps à établir que la position de
+l'Autriche vis-à-vis de la Hongrie et de l'Italie est exactement la même
+que celle de la Russie vis-à-vis de la Pologne. Gortchakoff répond à
+cela: «Il y a dix ou douze Russes pour un Polonais, tandis qu'on ne sait
+ce que c'est qu'un Autrichien. Il est en imperceptible minorité au
+milieu de nationalités plus ou moins rebelles à son joug.» Tant il y a
+que c'est pour achever la démonstration de cette théorie que
+François-Joseph a demandé une entrevue. La vanité de l'empereur
+Alexandre en a été flattée; mais il n'est nullement disposé à accepter
+le traité de garantie réciproque qu'on lui offre, d'autant plus qu'en
+ce moment la Pologne est moins agitée que jamais, et que la Hongrie
+bouillonne d'une façon menaçante. Il faut s'attendre que les Autrichiens
+exploiteront l'entrevue pendant quelque temps et prétendront y avoir
+gagné quelque chose.
+
+On se plaint ici de ne rien comprendre à la politique de l'empereur.
+Sous le gouvernement de Louis-Philippe, tout le monde était assez vite
+au fait de toutes les affaires, tandis que, maintenant qu'elles sont
+dans la tête d'un muet, il est impossible d'en savoir ou même d'en
+deviner quelque chose. L'impatience est seulement dans les salons.
+
+Le peuple ne s'occupe guère des affaires d'Italie, moins encore du pape
+que du roi de Naples. Je ne crois pas qu'il déguerpisse de Gaëte si
+facilement. On dit qu'il a montré quelque courage personnel, et, s'il
+n'a pas peur d'une bombe, il peut demeurer longtemps dans son trou avec
+la satisfaction de savoir qu'il est un grand embarras pour son
+successeur. Nous trouvons que le successeur est bien lent à se décider.
+Il ne devrait pas perdre un moment pour ôter à Garibaldi le moyen de
+faire de nouvelles sottises. Il n'en a fait que trop jusqu'à présent.
+
+Bien que le temps se remette un peu, je commence à songer sérieusement à
+mes quartiers d'hiver. On me dit qu'il y aura beaucoup de monde à Cannes
+et à Nice cette année.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; je m'ennuie beaucoup; depuis votre, départ et
+je ne sais que devenir le soir.
+
+
+
+
+XLVIII
+
+
+Paris, 23 octobre 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je reviens de Saint-Cloud, où j'ai déjeuné avec _Monsieur_ et _Madame_
+et _leur garçon_. Tous très bien portants, _madame_ fort triste[9].
+
+ [Note 9: La duchesse d'Albe, soeur de l'Impératrice,
+ venait de mourir.]
+
+Le _maître de la maison_ m'a chargé de le rappeler à votre souvenir et
+de vous remercier de ce que vous dites et faites. Il est très content de
+voir qu'il y a de l'amélioration dans les dispositions de vos amis
+insulaires. Quant à ce qui lui avait attiré leur mauvaise humeur, il
+s'est défendu avec la plus grande énergie d'avoir rien fait en actes ou
+en pensée pour la provoquer. Nous avons causé des affaires d'Italie,
+qu'il trouve, comme tout le monde, bien embrouillées. Les circonstances
+ont pu motiver des actes extraordinaires; mais ces actes sont tellement
+contraires à tous les principes reçus, qu'il est impossible de ne pas
+les blâmer.
+
+Nous avons causé de la campagne de Lamoricière, et je lui ai conté des
+anecdotes qui l'ont fait rire, entre autres les compliments malicieux de
+Changarnier sur les manoeuvres admirables de son ancien collègue et ami,
+si belles que lui Changarnier ne les comprend pas. Il me semble qu'au
+fond il pense sur l'Italie comme vous et moi, mais qu'il a des
+convenances à garder. Je lui ai parlé très audacieusement de
+l'impatience où j'étais de faire des copies dans des archives. Cela l'a
+diverti. Il ignorait complètement la mauvaise grâce des archivistes à
+l'égard des curieux d'études historiques.
+
+Mon imbécile de domestique m'a quitté sans dire gare, à la suite d'une
+querelle avec sa soeur. Je ne sais où en trouver un bon, aussi j'espère
+n'en pas avoir un pire; d'ailleurs, cela serait difficile.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Lisez _le Constitutionnel_ de demain. Il y
+aura, dit-on, un article sur l'Italie qui aura de l'importance.
+
+
+
+
+XLIX
+
+
+Paris, mercredi 31 octobre 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je reviens de chez M. Fould. Il était à la chasse. Je ne puis vous
+donner d'explications au sujet de Gaëte, si tant est qu'il y en ait à
+donner. Vous êtes un peu partial dans la question. Je ne dis pas que Sa
+Majesté le roi ou l'ex-roi des Deux-Siciles ne soit pas un grand nigaud;
+mais les formes employées à son égard passent un peu les bornes. La
+saisie des rentes par Garibaldi est d'un exemple un peu trop dangereux.
+Si l'on traitait avec lui comme avec une puissance régulière, il n'y
+aurait plus de sécurité pour aucun État, et je trouve qu'en tenant en
+échec, comme l'on fait ici, les Autrichiens, on va aussi loin que
+possible.
+
+Pour nous témoigner de la reconnaissance, les gens de Mazzini, à Naples,
+discutent les moyens d'assassiner l'empereur. Un petit projet a été mis
+en délibération, d'envoyer un homme déguisé en blessé d'Italie, avec
+capote militaire et une béquille. La béquille aurait été un fusil. C'est
+Vimercati, aide de camp du roi, qui a prévenu le ministre de l'intérieur
+à Paris.
+
+Je vous répète, sans pouvoir vous en donner l'assurance, que, dans mon
+opinion, la non-reconnaissance du blocus de Gaëte a été convenue entre
+les deux gouvernements de France et d'Angleterre, et, quant à la
+présence de vaisseaux français devant Gaëte, c'est plutôt pour donner à
+François II la tentation d'un asile que pour lui offrir un secours
+efficace.
+
+Si je suis bien informé, et vous savez quelle est ma source, M. de
+Metternich donne ici les assurances les plus positives de
+non-intervention, et il a mis une grande chaleur à faire démentir le
+bruit de bourse d'un ultimatum adressé au Piémont. Il faut qu'on soit
+bien bas en Allemagne.
+
+Tenez pour certain ce que je vais vous dire de Varsovie. L'empereur
+François-Joseph a abordé l'empereur Alexandre, avec cette phrase russe:
+_Ya k'vam s' povinnoïou golovoïou_, c'est-à-dire _Ego ad te cum noxio
+capite._ C'est la formule employée par un serf qui se présente devant
+son maître et qui s'attend à un châtiment. Cette attitude a révolté tout
+le monde et jusqu'à l'empereur Alexandre. Il n'y a eu, d'ailleurs,
+aucune délibération politique, aucune résolution. Tout s'est passé en
+politesses, très froides de la part d'Alexandre, et encore plus froides
+de la part du Prussien. Gortchakof triomphe sur toute la ligne.
+
+Je crois Henry Bulwer trop homme d'esprit pour dire le contraire de ce
+que dit la Valette; mais il ne plaît pas à vos ministres de croire ce
+qui ne leur convient pas. Le fond de la question, c'est que tout se
+détraque. D'un côté, les Turcs conspirent contre le sultan, qu'ils
+regardent comme une marionnette que les chrétiens font mouvoir; de
+l'autre, les chrétiens prennent des airs insolents et excitent
+l'indignation et le fanatisme des vieux musulmans. Aali pacha, dans sa
+tournée, a été obligé d'emprunter plusieurs fois de l'argent, pour
+continuer sa route. On doit à l'armée plus d'une année de solde, et, en
+général, les soldats n'ont d'autres rations que celles qu'ils volent.
+Voilà ce que disent tous les voyageurs qui reviennent de Constantinople
+ou de la Roumélie. Dans l'Anatolie, vous savez ce qui se passe. Vous
+avez lu la façon dont Fuad pacha a fait filer les Druses du Liban au
+milieu des troupes turques chargées de les cerner. Il est vrai, comme
+dit lord Shaftesbury, que les Druses sont tout disposés à se faire
+protestants; mais le pire de tout, c'est qu'il n'y a plus un sou dans le
+trésor ottoman et que le sultan et son harem ont mangé les revenus de
+1861.
+
+Le grand obstacle à une alliance efficace entre la France et
+l'Angleterre, c'est la différence radicale qui existe dans la manière de
+considérer les mêmes faits. Ainsi on prétend, de votre côté du détroit,
+que la Turquie va bien. En 1858, on prétendait aussi que les affaires en
+Italie n'avaient rien de pressant. Il est facile de comprendre que des
+ministres dépendant d'une Chambre où ils n'ont qu'une majorité
+incertaine, soient toujours pour le _statu quo_. Mais ce n'est pas ainsi
+que se font les grandes affaires. Je crois que, si un traité d'alliance
+avait lieu, il faudrait qu'il fût plutôt proposé par l'Angleterre que
+par nous. C'est le seul moyen de réussir. Si les conditions plaisent à
+l'empereur, il ne fera pas une objection, tandis que vos ministres en
+feront cent, quand même ils seraient satisfaits.
+
+Adieu, mon cher. Panizzi; mille amitiés et compliments.
+
+
+
+
+L
+
+
+Paris, 3 novembre 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je dîne ce soir avec M. Fould. Si j'apprends quelque chose, je vous
+écrirai aussitôt. Je suis, en général, de votre avis sur ce qui se
+passe, et, pour ma part, je trouve qu'en ménageant la chèvre et le chou,
+on ne fait rien de bon; d'un autre côté, il faut tenir compte des
+difficultés de toute espèce qui s'opposent à ce qu'on suive une autre
+politique. Avec des gens un peu téméraires, il est dangereux de trop
+s'engager, et, ici, les gens téméraires sont remorqués par des fous. M.
+de Cavour est le téméraire, et Garibaldi le fou.
+
+On dit, mais je ne garantis rien, au sujet de ce qui s'est passé devant
+Gaëte, que ce n'est pas à la flotte piémontaise qu'on a intimé la
+défense de canonner le camp de Gaëte, mais à une expédition mystérieuse
+du général Turr, Hongrois, expédié je ne sais où, par Garibaldi, de sa
+propre autorité et sans consulter Victor-Emmanuel.
+
+Quant à la conduite de l'Espagne à Turin, nous n'y sommes pour rien.
+Donner un conseil à un Espagnol, c'est l'exciter à faire le contraire.
+Quoi de plus naturel que la reine, dévote et parente du roi de Naples,
+ait désapprouvé l'invasion des États pontificaux et de Naples? Si vous
+voyiez les lettres que m'écrivent mes amis _très libéraux_ de Madrid,
+vous verriez que le sentiment national est très hostile aux Piémontais.
+Ils s'emparent de ce que les Espagnols considèrent encore jusqu'à un
+certain point comme des apanages espagnols. La France n'a donné aucun
+conseil dans cette affaire.
+
+Je regarde comme impossible une alliance entre la France et l'Angleterre
+pour les affaires d'Italie. Ce ne serait ou qu'une lettre morte, ou bien
+un engagement tellement grave, que ni l'une ni l'autre des deux
+puissances ne pourrait prévoir jusqu'où elle serait entraînée. Il ne
+faut pas se dissimuler qu'une alliance semblable amènerait immédiatement
+une agression des Italiens contre la Vénétie, c'est-à-dire la guerre
+contre l'Autriche et probablement contre l'Allemagne. La France et
+l'Angleterre se poseraient en champions du principe des nationalités, et
+ce serait mettre le feu à l'Europe. Il est vrai que l'Angleterre n'a pas
+grand'chose à craindre. Son action consisterait à contenir par ses
+vaisseaux les puissances continentales, c'est-à-dire qu'elle n'aurait à
+peu près rien à faire, tandis que la France aurait une grande guerre sur
+les bras.
+
+Je pense que, avec la sécurité financière que donnerait une alliance que
+je suppose sincère avec l'Angleterre, le succès ne serait pas douteux,
+la Russie elle même se mêlât-elle de la lutte. Mais, une fois que nous
+aurions culbuté les Autrichiens et les Prussiens, dépensé cinq cents
+millions et versé le sang de cent mille hommes, serait-il possible de ne
+pas chercher un dédommagement à tant de sacrifices? Vous verriez la
+nation entière demander la rive gauche du Rhin, c'est-à-dire avoir
+précisément les vues ambitieuses qu'on prête à l'empereur et qui
+alarment tant l'Angleterre. Vous conviendrez qu'elle n'aurait pas obtenu
+un bien grand résultat. Il me semble que la seule politique possible
+aujourd'hui, c'est de temporiser, de tâcher de calmer les ardeurs de
+l'Italie et de lui donner le temps de se consolider et de s'organiser.
+
+A mon avis, Garibaldi a compromis gravement la cause italienne, d'abord
+par une agression qu'il est impossible de défendre, à moins de démentir
+tous les principes du droit de l'Europe; puis en montrant au monde le
+fantôme de la Révolution. Si, après la conquête de la Sicile, il s'en
+fût tenu là, il aurait peut-être compromis assez son gouvernement, mais
+le mal ne serait pas aussi grand qu'il l'est aujourd'hui. Pour des gens
+impartiaux, et surtout pour ceux qui ne connaissent pas parfaitement
+l'Italie, ce qui se passe à Naples est le comble de l'abomination. On
+prend les États d'un prince qui se défend et qui a encore une armée
+fidèle, au nom de qui les paysans s'insurgent. On fait des élections à
+la sincérité desquelles personne ne croit. Enfin, et c'est le pire de
+tout, on voit le parti révolutionnaire dominer Cavour et
+Victor-Emmanuel, et l'on craint, ou plutôt on ne doute pas, que, dans un
+temps peu éloigné, il ne le pousse à des extravagances.
+
+La situation de la France est très compliquée. Nous ne voulons pas qu'on
+intervienne en Italie, mais nous ne pouvons admettre les principes posés
+par Garibaldi. Nous ne voulons ni de la révolution ni des Autrichiens.
+Que faire? S'allier avec le Piémont, c'est se mettre à la suite de la
+révolution. Prétendre le dominer, c'est accepter le métier de gendarme
+et se mettre à la suite de l'Autriche.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés.
+
+
+
+
+LI
+
+
+Paris, 4 novembre 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Voici une lettre qui répond à vos questions. Je vous dirai
+confidentiellement qu'on n'a pas ici le moindre doute que, dans fort peu
+de jours, Gaëte ne soit rendu et qu'on agit même dans ce sens. Les
+vaisseaux français emporteront le roi où il voudra aller.
+
+On vient de me dire d'une assez bonne source que lord John avait écrit
+ici afin que M. de Persigny assistât au banquet d'installation du lord
+maire, où lui, lord John, devait dire quelques mots sur l'alliance dans
+un sens agréable aux deux pays.
+
+La Russie nous cajole fort. L'empereur Alexandre, ou plutôt Gortchakof a
+remis à l'empereur François-Joseph un mémorandum dans lequel il lui
+conseille très fortement de ne pas attaquer et de ne se mêler en rien de
+ce qui se passe en Italie. Dans le cas où il serait attaqué et que la
+fortune des armes lui fût favorable, qu'il ne pensât pas à reprendre la
+Lombardie; que ce qu'il aurait de mieux à faire serait de demander
+l'exécution du traité de Zurich; surtout qu'il se gardât de montrer la
+moindre velléité de revenir sur l'annexion de la Savoie et de Nice.
+Kisselef, ici, est tout miel et tout sucre. Il est évident que la
+situation de l'Orient nous vaut toutes ces avances, et que les agents
+russes voient les choses sous un tout autre point de vue que Henry
+Bulwer, si tant est que Bulwer les voie ainsi, ce dont je doute très
+fort.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Je pars demain pour la campagne, où je resterai
+cinq ou six jours; suite de l'aventure dont je vous ai parlé.
+
+_P.-S._ Vous avez vu la lettre de M. de Grammont. Il a demandé l'épreuve
+du _Journal de Rome_, et, au lieu de supprimer les mots: _par la force_,
+on avait mis: _en adversaire_. Il a réclamé, et Antonelli a fini par
+avouer que cette variante était de la main même de Sa Sainteté. Comment
+trouvez-vous cela?
+
+
+
+
+LII
+
+
+Paris, dimanche 11 novembre 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+J'ai vu ce matin M. Fould; il m'a dit, ce que je savais déjà: c'est
+qu'il ne vous accusait nullement. Ses reproches s'adressent à _vos_
+interlocuteurs et non pas à vous. Tranquillisez-vous complètement sur ce
+point.
+
+On dit qu'il y a eu hier de bons discours au dîner du lord maire. Ici,
+l'on en paraît satisfait.
+
+On s'attend de moment en moment à l'évacuation de Gaëte par François.
+Tout le monde le lui conseille; cependant, si j'étais à sa place, je
+n'en bougerais pas et j'attendrais.
+
+Il me semble qu'on ne comprend pas grand'chose à cette armée napolitaine
+entrant sur les terres de l'Église et désarmée par les douaniers du
+saint-père. Qu'y a-t-il de vrai là dedans? Où va Garibaldi? Que veut-il
+faire pour passer gaiement son hiver? Je voudrais bien qu'il s'en prît à
+la Hongrie, au lieu de se casser les dents sur la Vénétie.
+
+Sir John Bowring est ici, disant que rien n'est fini en Chine. Je sais
+qu'il est tout naturellement porté à trouver mauvais ce que fait son
+successeur; mais, en cette occasion, il se peut fort bien qu'il ait
+raison. Si ces Chinois ne sont pas des magots de porcelaine, rien qu'en
+se pressant contre nous, ils nous écraseraient. Ce n'est pas avec huit
+ou dix mille hommes qu'on prend une ville comme Pékin. Supposé qu'ils
+veuillent la paix, une grande difficulté reste: c'est pour leur faire
+payer les frais de l'expédition. Où diable prendront-ils l'argent? Les
+lettres de nos guerriers sont fort lugubres. Dans tous les villages où
+ils arrivent, les femmes se tuent pour n'être pas souillées par les
+diables étrangers. Voilà la première fois que cela leur arrive. Dans une
+seule maison, où est entré un jeune lieutenant d'artillerie, parent d'un
+ami à moi, cinq femmes s'étaient coupé la gorge avec des tessons de
+porcelaine, et deux enfants avaient été noyés dans des baquets d'eau.
+Cela montre qu'il y a une grande différence entre savoir se battre et
+savoir mourir.
+
+Sait-on quelque chose de positif sur l'état de la Sicile? Je crois vous
+avoir dit l'anecdote du saint-père et sa petite correction; au lieu de
+«par la force», que M. de Grammont n'avait pas mis, il voulait qu'on
+substituât «en adversaire», que Grammont n'avait pas écrit davantage;
+mais il fallait couvrir un peu l'excès de zèle de monseigneur de Mérode.
+Les ecclésiastiques sont tout pleins de ces petits ménagements
+ingénieux.
+
+J'étais allé travailler à la seconde partie de mon roman. Je crois que
+c'est la dernière. La fin ne vaut pas le commencement. Cependant il a
+commencé par la fin. Comprenez si vous pouvez; quand je vous verrai, je
+vous ferai rire _over a bottle of claret_.
+
+Je pense me mettre en route pour Cannes jeudi prochain, si je ne crève
+pas d'ici là d'un horrible rhume que j'ai gagné en chemin de fer, à côté
+d'un homme très froid, qui était le baron de Hübner. Il n'a pas perdu
+l'habitude des gasconnades diplomatiques et m'a dit que tout irait
+merveilleusement en Hongrie. Le lendemain, le journal nous apprenait que
+les palatins nouvellement nommés ne voulaient pas de la patente
+autrichienne.
+
+Voici une drôle de nouvelle, entre vous et moi jusqu'à ce que tout le
+monde la sache. L'impératrice veut aller _incognito_ à Édimbourg, pour
+se secouer un peu après la mort de sa soeur. Jugez ce qu'on va dire, et
+tous les contes qui seront bâtis là-dessus.
+
+On parle d'une grande querelle entre monseigneur de Mérode et M. de
+Goyon. Goyon lui a dit qu'il regrettait qu'il eût une robe. Mérode a
+répliqué qu'il le regrettait également, car elle le privait d'avoir
+l'innocente épée du général. Il est fort question du départ prochain du
+pape.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et tenez-vous en joie. Il est
+très possible que nous nous revoyions cet hiver à Rome.
+
+
+
+
+LIII
+
+
+Cannes, 21 novembre 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+J'ai eu tant de tracas et tant d'affaires à régler avant de quitter
+Paris, que je n'ai pas trouvé le temps de vous écrire. Me voici installé
+à Cannes, où je vous écris la fenêtre ouverte, en face de la mer, calme
+comme la _Serpentine river_, un peu contrarié par le soleil qui me cuit
+le dos. Bien que le pays ne soit pas des plus favorablement partagés
+sous le rapport des _harnais de gueule_, comme dit Rabelais, on y a de
+bon poisson et des bécasses et du mouton délicieux, outre que Marseille
+nous fournit quelques provisions. Nous serions charmés de vous tenir ici
+pendant quelque temps et de vous faire maigrir par notre cuisine et des
+promenades sur nos montagnes. J'ai trouvé, en arrivant, miss Lagden et
+mistress Ewers, qui ont découvert un logement très agréable, où nous
+avons une chambre pour les âmes charitables qui nous visitent. Ces dames
+se recommandent à votre bon souvenir et me chargent de tous leurs
+compliments pour vous.
+
+La poste vient de Londres à Cannes en deux jours et demi, ce qui est
+sans doute un peu long pour le cas où vous auriez quelque communication
+pressée; mais, dans ce cas, pourquoi n'écririez-vous pas directement à
+M. Fould ou bien à J. Pelletier? De toute manière, ce que vous auriez à
+dire serait bientôt sous les yeux de _votre ami de Saint-Cloud_. M.
+Fould aime beaucoup qu'on lui écrive, et il sait que vous le faites à
+bonne intention et que vous pouvez faire grand bien à vos correspondants
+des deux côtés du canal.
+
+Je ne sais rien ici que par les journaux. Je vois que le roi de Naples
+tient toujours bon dans Gaëte. S'il a du coeur, comme il paraît, cela
+peut durer encore longtemps. Voilà Garibaldi en villégiature. Je
+voudrais qu'il y restât longtemps. Maintenant il est l'homme qui peut
+faire le plus de mal à l'Italie. Si M. de Cavour a le pouvoir de le
+faire tenir tranquille pendant un an ou deux, et en même temps de
+maintenir l'ordre dans les provinces annexées, la partie sera gagnée.
+
+Observez que la paix actuelle est ruineuse pour l'Autriche, que le
+diplôme de l'empereur, ou son protocole, je ne sais comment il
+l'appelle, est un cancer au coeur de l'Autriche, dont elle crèvera si on
+lui laisse le temps de mûrir. En ce moment, la Hongrie est mieux
+disposée qu'elle ne l'a été depuis longtemps; mais, quand elle aura un
+peu goûté du régime constitutionnel, ne doutez pas qu'elle ne demande à
+l'empereur des institutions de plus en plus libérales, jusqu'à ce
+qu'elle lui propose finalement d'aller à tous les diables. Pour la
+Bohême et les autres États, vous verrez la même comédie.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; je vous quitte pour aller pêcher en mer. Je ne
+_pèche_ plus sur terre.
+
+_P.-S._ Si l'impératrice vient à Londres à son retour, je suppose que
+vous aurez sa visite.
+
+
+
+
+LIV
+
+
+Cannes, 27 novembre 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je reçois ce matin votre lettre du 23. Elle a mis quatre jours à venir,
+et en quatre jours il s'est passé bien des choses. Je ne sais si vous
+avez le mot de l'énigme à Londres. Ici, je n'y vois que du feu, et il
+m'est impossible de me faire une idée des comment et des pourquoi. Je
+savais que depuis longtemps on en voulait à notre ami, parce qu'il
+tenait les cordons de la bourse plus serrés que ne le voulaient un grand
+nombre de personnes qui aiment à puiser dedans.
+
+Une belle dame qui voulait, pour son mari, la place de notre ami, a fini
+par l'emporter. Cela me fait de la peine pour toute sorte de raisons.
+D'abord pour la chose en elle-même, qui est fâcheuse, au point de vue
+moral et politique; puis pour notre ami, qui, à ce qu'on m'écrit de
+Paris, en est fort triste; enfin pour vous et moi, que cela sépare de
+notre correspondant. Quant à ce dernier inconvénient, peut-être y
+trouverai-je un remède à mon retour à Paris.
+
+Je suis de votre avis en ce qui touche les affaires d'Italie, mais pas
+tout à fait par les mêmes motifs. Je ne crois pas, comme vous, que ce
+soit à notre conduite qu'il faille attribuer la réaction dans le royaume
+de Naples et l'agitation de la Sicile. Il eût été fort extraordinaire
+que les paysans de la Calabre et des Abruzzes devinssent tout d'un coup
+constitutionnels. Mais je crois qu'il eût été de bonne politique,
+professant le principe de non-intervention, de laisser instrumenter les
+Piémontais à leur guise, sauf à les blâmer, sauf à les avertir même
+qu'ils entendaient mal le droit des gens.
+
+Quant au pape, il y a longtemps qu'à sa première algarade contre nous,
+je l'aurais laissé à Rome avec ses Suisses et leurs hallebardes.
+
+Tout cela me semble comme à vous déplorable. Au reste, on m'écrit de
+Paris que cela va cesser et que l'empereur a écrit une lettre à
+Victor-Emmanuel, pour reprendre les anciennes relations; qu'ordre serait
+donné à Goyon et à l'amiral Lebarbier de Tinan, de ne se mêler plus du
+siège de Gaëte. Je vous donne ces nouvelles comme des on dit, je suis
+trop loin pour savoir ce qui se passe.
+
+En ce qui touche à nos affaires intérieures, je ne comprends pas
+davantage. Ces nouvelles concessions libérales me paraissent des plus
+étranges, et j'y vois un sujet d'inquiétude pour l'avenir: aller
+chercher dans l'arsenal des institutions constitutionnelles la
+discussion de l'adresse pour la rétablir dans un gouvernement où, à vrai
+dire, il n'y a pas de ministres responsables, cela me paraît un
+non-sens. Le résultat ne peut être que _verba_. Je voudrais pouvoir
+ajouter _prætereoque nihil_, mais vous savez qu'en France, après les
+mots, viennent les révolutions.
+
+Quelle sera la position de ces commissaires du gouvernement chargés de
+soutenir une adresse qu'ils n'auront pas rédigée? s'ils sont battus dans
+la discussion, qu'en fera-t-on? les renverra-t-on du conseil d'État? ou
+renverra-t-on les ministres à portefeuille? cela rappelle le bon temps
+où les princes avaient auprès d'eux un garçon chargé de recevoir le
+fouet, lorsque Son Altesse l'avait mérité.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; ne m'oubliez pas, et donnez-moi de vos
+nouvelles.
+
+
+
+
+LV
+
+
+Cannes, 2 décembre 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je ne sais encore rien et ne comprends pas davantage. D'après quelques
+renseignements qui viennent de bonne source, on pourrait croire qu'il
+s'agit d'une expérience. D'une part, on aurait voulu ouvrir une soupape,
+dans l'opinion qu'il _n'en sortirait rien_, et qu'on désarmerait ainsi
+l'opposition, qui, en effet, est un peu sotte en ce moment. De l'autre,
+se voyant en présence d'un mouvement catholique et légitimiste assez
+puissant, très braillard, et placé jusque dans les antichambres de son
+palais, Sa Majesté voudrait chercher dans le pays un point d'appui et un
+moyen de sortir de la position très peu commode où elle se trouve en
+Italie. Si le Corps législatif et le Sénat lui disent, dans la réponse
+au discours de la couronne, qu'ils sont pour le principe de
+non-intervention, il est évident que cela lui donne le moyen de rappeler
+Goyon et son monde, sans encourir une responsabilité qui n'est pas sans
+périls.
+
+Sur le premier point, je crois qu'on se trompe fort en croyant qu'il ne
+sortira rien de la soupape. Au contraire, je suis persuadé, avec vous,
+qu'il peut en sortir des tempêtes, non pas tout de suite, mais dans un
+moment donné. Il paraît certain que, quant à présent, le parti
+orléaniste est fort abattu et découragé. Quant aux affaires d'Italie, je
+ne suis pas parfaitement rassuré. Les prêtres, les femmes et la mode
+sont bien puissants. Je ne serais pas surpris que le pape ne trouvât des
+défenseurs, et que l'adresse ne dît tout le contraire de ce qu'on en
+paraît attendre. Je ne connais personne à Paris et en France qui ne soit
+porté à plaindre Pie IX et François II, et, quant à Victor-Emmanuel,
+l'invasion de Naples lui a fait le plus grand tort, et la peur qu'il ne
+nous engage dans une seconde campagne d'Italie préoccupe tout le monde.
+Peut-être, au reste, cette crainte contribuera-t-elle à faire demander
+la politique de non-intervention par les Chambres.
+
+Je suis charmé que vous ayez écrit au docteur C..., ne doutez pas que
+votre lettre n'ait été lue, et qu'elle n'ait produit son effet. C'est un
+très bon moyen de communication, et il est important que l'opinion de M.
+Gladstone soit connue. Je pense que, sans rien garantir, vous pouvez lui
+dire ce que je viens de vous mander, comme venant de bonne source. C'est
+l'impression qu'a emportée de Compiègne une très bonne tête, froide, et
+qui a pratiqué l'empereur assez longtemps pour le bien connaître. Ne
+parlez pas de moi à ce grand commentateur d'Homère[10], du moins à cette
+occasion. Vous remarquerez, d'ailleurs, que cela explique tout, et le
+langage qu'on vous a tenu et ce que j'ai entendu de mon côté.
+
+ [Note 10: M. Gladstone.]
+
+Tenez pour très certaines les dispositions papistes et légitimistes de
+tous les gens _de frac_, comme on dit en espagnol. Quant aux masses, je
+crois qu'elles ont les sentiments absolument contraires; mais elles ne
+parlent guère, tandis que les salons parlent beaucoup. En résumé, la
+question me semble celle-ci: qui l'emportera, ou la crainte de nous
+compromettre de nouveau dans une affaire qui ne nous intéresse pas
+nationalement, ou le sentiment pieux et anti-révolutionnaire?
+
+Si l'empereur était bien secondé, je ne douterais pas de la réponse des
+Chambres; mais parmi les ministres avec ou sans portefeuille, je ne vois
+guère de gens ayant ce qu'il faut pour diriger une assemblée
+délibérante, et, à moins que le _maître_ ne se charge lui-même de
+chambrer les députés, ils se trouveront dans une incertitude complète et
+ne sauront que dire, ni comment voter.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Mille amitiés.
+
+
+
+
+LVI
+
+
+Cannes, 11 décembre 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+J'ai reçu vos deux lettres du 7 et du 8, dont je vous remercie. Je me
+réjouis de savoir que vous êtes aussi bien avec _Madame_[11] qu'avec
+_Monsieur_. Croyez que _Monsieur_ lui avait parlé de vous, outre ce que
+je lui avais dit de votre établissement, et qu'elle n'a pas été fâchée
+de vous voir, malgré la médiocrité de votre catholicisme.
+
+ [Note 11: L'impératrice, qui venait de voir M. Panizzi à
+ Londres.]
+
+Vous me paraissez, le savant commentateur d'Homère et vous, chercher
+midi à quatorze heures. Vous ne vous représentez nullement l'opinion de
+ce pays-ci. Elle est absolument contraire à celle de _l'ami du docteur
+C._ sur les affaires italiennes.
+
+Je ne suis pas de ceux qui approuvent cette opinion, bien entendu, mais
+je la constate, parce qu'elle m'arrive de tous les côtés. Il y a dans
+l'esprit national un grain de chevalerie ou de folie, si vous l'aimez
+mieux, qui lui fait prendre toujours parti pour les faibles contre les
+forts. Voilà le secret du changement défavorable à la cause italienne.
+Dans la division de Rome et dans l'escadre, il y a la plus grande
+exaspération contre les Piémontais, due à de petites vexations,
+violences, etc., inséparables de la guerre sans doute, mais qu'on a
+prises tout de travers.
+
+Le concours des volontaires, race toujours peu aimée des soldats
+véritables, et les souvenirs de 1848, encore très vifs et très odieux à
+notre armée, la rendent hostile à Victor-Emmanuel. Enfin, quoique
+Lamoricière ne soit qu'un farceur, comme il est Français, sa défaite a
+irrité l'orgueil national.
+
+Quant aux bourgeois, l'alliance intime avec un peuple qui a Garibaldi
+pour _chef effectif_, et qui annonce ouvertement la guerre pour le
+printemps, cette alliance, dis-je, paraît offrir la perspective de
+dépenses considérables, de beaucoup de sang répandu, et de
+l'inoculation, plus dangereuse encore, des doctrines révolutionnaires.
+Si je suis bien informé, le Gouvernement a fait tous les efforts
+possibles pour engager François II à ne pas prolonger une résistance
+inutile; mais ce garçon a quelque _pluck in him_ et paraît résolu.
+Cependant il succombera tôt ou tard.
+
+Je ne vous parle pas des sentiments catholiques, malheureusement très
+puissants en France, et qui ajoutent encore quelque chose à l'état de
+l'opinion. Je crois très fermement que l'empereur cherche un appui dans
+les Chambres, et qu'il désire que le pays, par leurs organes, exprime
+son opinion afin, d'un côté, de n'être pas entraîné dans la guerre par
+les frasques de Garibaldi, de l'autre, pour avoir une porte et sortir de
+Rome. Si le Corps législatif lui dit qu'il est d'avis de ne prendre
+aucune part aux affaires d'Italie et de n'intervenir en rien (et c'est
+ce qui, selon toutes les probabilités, sera exprimé dans l'adresse),
+alors l'empereur pourra honorablement retirer ses troupes de Rome, et
+regarder, les bras croisés ce qui se fera dans la Péninsule. Au fond,
+c'est, je crois, ce qu'il y a de plus sage.
+
+L'Angleterre fait des voeux qui ne lui coûtent rien, mais n'enverra pas
+un seul soldat, ni ne consentira jamais à bloquer Trieste et l'Elbe. Son
+concours moral est quelque chose, mais nous préservera-t-il des
+conséquences d'une guerre avec toute l'Allemagne, et, ce qui est plus
+grave, d'une guerre forcément révolutionnaire?
+
+Vous autres italiens, vous êtes impatients. M. de Cavour aurait pu, en
+trois ou quatre ans, arriver à faire bien ce qu'on à fait mal en six
+mois, et à ne pas faire ce à quoi il sera entraîné au printemps.
+Garibaldi est, au fond, l'instrument de Mazzini et le mauvais génie de
+l'Italie. Ce qui se passe à Naples prouve combien peu le pays était
+préparé pour un gouvernement constitutionnel. Il y a envoyé tous les
+tapageurs, qui trouvent leur compte à se battre contre des Napolitains,
+au lieu d'avoir affaire aux Autrichiens; encore, dès que les Napolitains
+ont montré quelque résolution, tous ces messieurs se sont retirés et ont
+laissé les Piémontais soutenir le choc. C'est toujours le système
+révolutionnaire, qui met le feu au hasard, sans s'inquiéter qui brûlera.
+
+J'ai reçu une lettre de M. Fould. Il me paraît un peu aigri et de
+mauvaise humeur. Je crois qu'on a mis très peu de procédés dans
+l'affaire.
+
+On m'écrit que les circulaires de Persigny font bon effet, même chez les
+opposants.
+
+Que dites-vous de la Chine? Je crains bien qu'on n'y gagne pas un sou et
+que tout se réduise à des porcelaines cassées, et finalement à une
+retraite de Moscou. Tout cet argent dépensé fait ici très mauvais effet.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Je ne crois pas un mot de l'expédition de
+Victor-Emmanuel contre Rome. Ce serait, à mon avis, la plus grande
+folie, que Garibaldi lui-même ne ferait pas.
+
+
+
+
+LVII
+
+
+Cannes, 16 décembre 1860.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Newton m'écrit de Rome de vous adresser, pour l'archevêque de
+Canterbury, un _testimonial_ en sa faveur. Je ne connais pas
+l'archevêque et j'ai pour tous les gens de sa robe le goût que vous
+savez. Voici cependant une lettre officielle dont vous ferez l'usage
+qu'il vous plaira. Demandez à Sa Grandeur sa bénédiction apostolique.
+J'aimerais mieux une de ses vieilles bouteilles léguées par quelque
+bonne dévote.
+
+Vous êtes pressés, comme tous les émigrés, et vous risquez de
+compromettre tout par trop de hâte. Croyez bien que votre plus grand
+ennemi, c'est Garibaldi, ennemi d'autant plus dangereux qu'il a toutes
+les qualités qu'il faut à un révolutionnaire, même celle d'être niais et
+de se faire l'instrument des plus détestables coquins. Il y a dans
+toutes les révolutions de ces gens-là, et ce sont ceux-là qui font le
+plus de mal.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris à la hâte, les fenêtres ouvertes,
+par un soleil radieux, tourmenté par les mouches. Je pars pour une
+promenade en mer.
+
+
+
+
+LVIII
+
+
+Cannes, 9 janvier 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Il me semble que tout va à la diable partout, en Italie, à Naples
+surtout, et heureusement aussi en Autriche. Il y a longtemps que j'ai
+renoncé à deviner les énigmes politiques de ce temps-ci. Ce qui me fait
+de la peine, c'est la disposition turbulente plutôt que belliqueuse que
+prend l'Italie. Je n'aime pas le discours de Victor-Emmanuel le 1er
+janvier. Il a pris le détestable style de mélodrame qu'il faut laisser à
+Garibaldi. Il pouvait parfaitement se dispenser de parler du rachat de
+la Vénétie, ou, s'il en parlait, rien ne l'obligeait à faire une
+conclusion. Je crains qu'au printemps on ne fasse _delle grosse_.
+
+Votre ami ***, d'un autre côté, s'est marié tout à fait... On disait que
+sa femme avait un petit défaut de conformation, qui la rendait impropre
+au mariage; mais il paraît que ce n'était pas grand'chose, car elle est
+grosse. Pour une personne ayant des sentiments si élevés, cette
+situation était fort pénible, aussi elle a mené son imbécile à Varsovie,
+où, à ce qu'il paraît, on marie les gens sans se soucier beaucoup des
+formalités. Il allait être majeur dans deux du trois mois, mais il n'a
+pas eu la patience d'attendre. Il n'a pas non plus employé le consul de
+France pour légaliser la cérémonie, en sorte que cela fait deux
+nullités. Mais, en matière de mariage, les magistrats sont assez
+indulgents lorsque les choses sont faites et parfaites, et je crois que
+l'affaire est à peu près sans remède.
+
+Qu'a dit monseigneur de Canterbury de ma lettre? A-t-il été surpris que
+je lui aie écrit? J'ai reçu ce matin une lettre de Newton, qui me
+remercie. Je ne sais pas encore si son affaire est faite, mais je pense
+que, vous aidant, elle se fera.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; mille voeux pour votre année 1861; qu'elle
+vous soit légère! Ne buvez pas tout le johannisberg avant que j'en aie
+goûté _Cura ut valeas._
+
+
+
+
+LIX
+
+
+Cannes, 24 janvier 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+J'ai peur, en y réfléchissant, de vous avoir induit en erreur, en vous
+faisant croire qu'une de vos lettres s'était perdue. Seulement, ayant
+été bien longtemps sans y répondre, je me serai imaginé qu'il y avait
+longtemps que vous ne m'aviez écrit. Ce sont des suppositions fort
+naturelles et du genre de celles que vous faites lorsque vous nous
+attribuez les insurrections du royaume de Naples. De ce côté, j'espère
+que vous êtes content. L'amiral Persano a ses coudées franches;
+cependant les militaires disent que, si les gens de Gaëte ne sont pas
+des niais et des poltrons sublimes, ils peuvent tenir bien longtemps. En
+même temps, il y a cette chance qu'une bombe tombe sur la tête d'un
+ministre allemand, ou espagnol, si bien qu'on pût lui dire:
+«Qu'alliez-vous faire dans cette galère?» Je crois que cela pourrait
+amener des complications.
+
+Vous ai-je dit que j'avais reçu une lettre de Salvagnoli très
+raisonnable et qui me promet que Garibaldi se tiendra ou sera tenu
+tranquille? C'est, en effet, le plus dangereux ennemi de l'Italie en ce
+moment, et tout dépend de ce qu'il fera. Je ne sais quelle impression
+ses discours et ses lettres produisent en Italie. Ici, elles font rire
+et douter de la cause. Il y a aussi des lettres de Mazzini bien
+pitoyables, à mon avis. Tous ces messieurs ont le même style emprunté
+aux plus mauvais mélodrames.
+
+J'ai eu, ces jours passés, une reprise assez vive et désagréable de mes
+douleurs d'estomac. Elle a eu cela de bon pourtant, que je ne me presse
+pas de retourner à Paris. J'ai écrit au président du Sénat qu'il se
+privât de ma présence, et je compte attendre ici que le temps soit un
+peu adouci. Je dis le temps de Paris, car ici nous sommes en plein été.
+Pas un nuage au ciel, des fleurs de tous côtés, et souvent, de midi à
+trois heures, il fait trop chaud. Tout le monde, moi excepté, qui n'ai
+jamais trop de soleil, sort avec un parasol blanc. Ellice, qui a passé
+quelques jours avec nous à Cannes, veut s'y établir pour l'hiver
+prochain, et il dit que vous viendrez. Nous ferions, je vous assure, une
+très agréable colonie, et, avec un peu d'intrigue, nous parviendrions à
+nous procurer du vin de Bordeaux estimable. J'en ai acheté quelques
+bouteilles, en passant à Marseille, qui me donnaient beaucoup de
+satisfaction.
+
+Avez-vous lu dans les journaux italiens comment les Vénitiens se tirent
+des banknotes autrichiennes? On achète pour sept kreutzers en cuivre un
+billet de dix kreuzers; avec ce billet, on achète un cigare de trois
+kreutzers et le marchand, qui est obligé de prendre le papier au taux
+légal, rend sept kreutzers en cuivre; de la sorte on a un cigare pour
+rien. Si vous avez la patience d'attendre la crise financière de
+l'Autriche, votre affaire est faite, et vous n'aurez plus à vous battre
+qu'entre vous; tandis que, si vous attaquez, vous lui donnez une chance
+de salut, c'est de soutenir la guerre, comme Bonaparte l'a fait dans sa
+première campagne. D'un autre côté, quelque attachement que le Hongrois
+ait pour sa nationalité magyare, croyez que la perspective de devenir
+caporal ou de voler une paire de bottes le tiendra sous le drapeau et en
+fera un ennemi redoutable. C'est ce que comprend très bien _questo
+coglione_ de Cavour, mais ce que ne comprendront pas les nouveaux
+députés, élus en grande partie sous la pression mazzinienne ou
+garibaldique, ce qui ne vaut guère mieux.
+
+J'attends avec grande impatience le discours du 4 février; il nous en
+apprendra probablement quelque chose. L'archevêque de Paris veut donner
+sa démission de toutes ses places, aumôneries, archevêché, etc. C'est
+pourtant un fort galant homme et très tolérant; mais le pape lui rend la
+vie trop dure et surtout les dévots qui le tourmentent. Jusqu'à présent,
+on a réussi à l'empêcher ou du moins à l'obliger à différer. Jugez,
+d'après celui-là, qui est le plus honnête de tous, de ce qu'est le
+clergé de ce pays.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Tenez-vous chaudement et ne sortez pas tant que
+le froid durera.
+
+
+
+
+LX
+
+
+Cannes, 13 février 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je quitte Cannes à la fin de la semaine. Mes ennemis m'ont joué le tour
+de me nommer secrétaire du Sénat, bien que j'eusse écrit que j'étais
+malade, ce qui n'était pas un trop gros mensonge. Il faut que je vienne
+faire mon métier pour la discussion de l'adresse et mettre ma boule
+noire pour notre saint-père le pape. On me dit qu'elle ne sera pas de
+trop.
+
+J'attends Ellice à dîner demain. Je lui ménage une surprise; c'est de le
+faire dîner avec M. Bellenden-Ker, qui est aussi un de vos amis et un de
+vos grands admirateurs. Il dit que vous avez fait l'_impossible_; c'est,
+étant étranger, d'imposer votre volonté, _pour leur bien_, aux Anglais.
+Donnons-nous tous rendez-vous ici l'année prochaine pour guérir nos
+rhumatismes et manger des _trilli di scoglio_. Ils ne sont nulle part
+aussi bons qu'à Cannes. J'ai un domestique qui a un peu étudié la
+cuisine et qui sait la sauce qu'il faut à ces intéressants animaux.
+
+Je suis en peine de ce qui va se passer pour la discussion de l'adresse.
+Tous les jours, j'apprends des choses qui me renversent. Ce pays-ci a le
+malheur d'être profondément religieux. Vous autres, qui avez le bonheur
+de vivre près du vicaire de Jésus-Christ, vous savez ce que c'est. Nous
+autres transalpins, nous nous le représentons comme Jésus-Christ
+lui-même. Un tas d'imbéciles, dans notre Sénat, vont faire des phrases
+en sa faveur; un tas d'autres imbéciles et cocus, vont voter pour lui à
+l'instigation de leurs femmes. Quant à moi, qui ne suis point cocu, je
+vais lui porter ma boule noire.
+
+Je ne suis pas trop mécontent--je parle au point de vue français--des
+documents remis aux Chambres sur les affaires étrangères. Je ne sais pas
+si les Russes et les Allemands seront bien charmés d'être imprimés tout
+vifs avec leur mauvais français.
+
+Il me semble que, si les Piémontais ont le sens commun, ils mettront
+leurs meilleures troupes et les plus sûres sur le Mincio et lieux
+circonvoisins, pour empêcher les sottises de Garibaldi. Croyez que, si
+l'on gagne un an, tout est sauvé. Dans un an, l'armée impériale, royale
+et apostolique n'aura plus ni souliers ni culottes au derrière. Dans un
+an, le gouvernement autrichien aura la guerre civile; dans un an, il
+sera disposé à vendre la Vénétie à moitié prix.
+
+Vous savez peut-être assez de géographie pour ne pas ignorer que Cannes
+est dans l'arrondissement de Grasse. Il y a à Grasse un prêtre fort
+zélé, nommé le révérend ***. Il y a trois ans, il persuada aux héritiers
+d'un libraire de lui remettre les livrés de leur père, et brûla les
+mauvais en cérémonie sur la place de l'église. J'eus le désagrément
+d'être brûlé en compagnie de Thiers et de Mignet. Je trouvai l'invention
+bonne, et j'aurais voulu que le père *** eût des imitateurs; car cela
+aurait engagé mon éditeur à réimprimer pour alimenter le feu. Thiers
+disait que c'était un mauvais commencement, et que, des livres aux
+auteurs, il n'y avait pas grande distance. Ce digne père *** a des
+ennuis en ce moment: il a été surpris en wagon dans les bras d'une
+femme. La femme a prétendu, par pudeur, qu'on la violait; un gendarme
+voltairien, qui était à la portière a reçu sa plainte, et le père ***
+est honoré de la couronne du martyre. Priez pour lui!
+
+Adieu, mon cher Panizzi. M. Ker me dit que M. Newton est nommé. Veuillez
+le féliciter et en recevoir mes félicitations. Cela tient sans doute à
+l'opinion que monseigneur de Canterbury a de ma piété.
+
+
+
+
+LXI
+
+
+Paris, 27 février 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis à Paris depuis cinq jours, furieux d'être venu; car le monde m'y
+paraît beaucoup plus bête que je ne l'avais laissé.
+
+Vous me paraissez bien de votre pays avec les majorités que vous vous
+promettez. Je crois qu'il y en aura encore une au Corps législatif, mais
+au Sénat cela est fort douteux. Il paraît qu'il y a quarante-cinq
+sénateurs qui ont signé un amendement tendant à ce que le gouvernement
+s'engage à défendre à toujours le temporel du pape. Je ne regarde pas
+comme absolument impossible que l'amendement soit adopté.
+
+Le plus probable, c'est pourtant une rédaction énigmatique, ne disant ni
+oui ni non, comme le projet d'adresse de notre président, si justement
+nommé Troplong. Je n'ai jamais rien lu de si plat, de si insignifiant et
+de plus mal écrit. Cela eût été bon tout au plus dans le beau temps du
+régime constitutionnel, où tout se faisait par compromis et _mezzo
+termine_. Comme il s'agissait d'avoir une majorité formée de fractions
+de partis, on s'étudiait à ne rien dire, de peur de diminuer cette
+majorité en heurtant une des fractions. Aujourd'hui, l'empereur nous dit
+de lui parler franchement et de lui faire connaître l'opinion du pays.
+Sur quoi, on s'applique à composer la tartine la plus incolore, la plus
+vide de sens qu'on puisse fabriquer. Il me semble que le Sénat montre
+son inutilité et sa nullité de la façon la plus claire.
+
+Avez-vous lu la brochure de l'évêque d'Orléans? Elle est très violente
+et très habile. Elle cherche à prouver, et n'y réussit pas trop mal, que
+le Piémont n'a rien fait pour nous témoigner sa reconnaissance; que M.
+de Cavour nous a joués par-dessous la jambe et qu'il n'a tenu jamais
+compte de nos représentations. Tout cela est dit avec beaucoup de verve,
+de méchanceté et de violence. Il passe en revue toutes les infractions
+au droit des gens commises dans les Marches et dans le royaume de
+Naples: les fusillades du général Pinelli, les proclamations de
+Garibaldi, les bombes de Cialdini tirées pendant qu'on traitait de la
+reddition de Gaëte, et surtout les martyrs catholiques de Castelfidardo.
+
+Tout cela fera, je crois, beaucoup de mal. Les salons ont fait ici au
+roi de Naples une réputation d'héroïsme, et on s'exposerait à passer
+pour un grossier personnage si on se hasardait à dire qu'il n'a pas fait
+grand'chose, et qu'il a commencé un peu tard. Les dames de la société
+souscrivent pour offrir à la reine un bouclier d'argent.
+
+Il paraît que ce malheureux roi a récolté ce que son respectable père
+avait semé. Il n'avait voulu dans son armée que de la canaille, et il en
+a porté la peine. L'amiral Lebarbier de Tinan racontait, l'autre jour,
+que le roi avait réuni ses trois plus fidèles généraux et leur avait
+fait part d'un projet de sortie pour le lendemain matin. Il fut convenu
+qu'aucun ordre ne serait donné avant quatre heures du matin, afin
+d'empêcher toute indiscrétion. Tout fut réglé entre quatre. Une heure
+après, les Piémontais étaient instruits de tout et prenaient leurs
+dispositions. Il paraît que ce sont les artilleurs napolitains eux-mêmes
+qui ont mis le feu à leur poudrière, afin d'avoir plus tôt fini.
+
+Ce que vous me dites de l'Orient ne me surprend guère. Je crois que la
+jalousie contre nous est telle en Angleterre, qu'on en perd la raison.
+Que peut faire la France en Orient? Croit-on qu'elle cherche à fonder un
+établissement en Syrie, lorsqu'il lui en a tant coûté pour en avoir un
+en Algérie. Je me rappelle que, lorsque je parlai des massacres de Damas
+à lord Palmerston, il me dit que les chrétiens avaient commencé. Et ce
+brave homme, chez qui nous avons dîné et qui est si dévot, a bien dit au
+Parlement que les Druses étaient très disposés à devenir protestants, et
+que les jésuites avaient excité les Maronites à les tourmenter. Tous
+ceux qui connaissent l'Orient ne doutent pas que, d'ici à peu de temps,
+il n'y ait en Asie un nouveau massacre dans de bien plus grandes
+proportions.
+
+Le défaut de ce pays-ci, c'est d'avoir des sentiments chevaleresques et
+d'y céder par premier mouvement. Les massacres de Syrie ont causé tant
+d'horreur, que le gouvernement a été obligé de céder devant le mouvement
+de l'opinion publique et d'envoyer des troupes. Il se trouve maintenant
+que les chrétiens de Syrie sont les plus lâches coquins du monde, qui se
+sont laissé égorger par une poignée de bandits mal armés. Nous voilà
+empêtrés à les protéger de la même manière que nous avons protégé le
+pape.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. M. Ellice ne dînera pas parlementairement
+demain, mais frugalement chez moi. Si vous étiez à Paris, nous boirions
+quelque chose de soigné à cette occasion.
+
+
+
+
+LXII
+
+
+Paris, 28 février, 5 heures 1/2, 1861.
+
+Mon cher ami,
+
+Je vous écris du Sénat pendant la séance. Elle s'est ouverte par un
+discours papiste de M. de la Rochejaquelein, très violent, très long,
+passablement ennuyeux, injurieux pour le roi Victor-Emmanuel au point
+que le président a été obligé de le tancer. Il m'a paru que tout le
+monde était très fatigué, mais qu'en somme il y avait une sorte de
+sympathie pour le pape et le roi de Naples.
+
+Après M. de la Rochejaquelein est venu M. Heeckeren, celui qui a tué
+Pouchkine. C'est un homme athlétique, avec l'accent germanique, l'air
+bourru mais fin, bonhomme très rusé. Je ne sais s'il avait fait son
+discours, mais il l'a merveilleusement dit et avec une violence contenue
+qui a fait impression. Le sens de son discours, en ce qui regarde
+l'Italie, est que la France et l'empereur ont été constamment dupés par
+le Piémont. M. de Cavour, le roi Victor-Emmanuel et Garibaldi sont trois
+têtes dans un bonnet. Il n'est pas même certain que Mazzini ne soit ou
+n'ait été un agent de ce triumvirat, où chacun avait sa tâche et son
+rôle. Garibaldi faisant les coups de tête, Victor-Emmanuel les acceptant
+pour les Italiens, et M. de Cavour les désavouant vis-à-vis de l'Europe.
+Toutes les expressions amères contre Cavour et Victor-Emmanuel ont été
+assez bien reçues. Il a fait valoir les contradictions entre le langage
+du cabinet de Turin après et avant l'expédition de Garibaldi; les
+promesses faites et même écrites, et fort peu tenues. On a cité une
+lettre du roi à Garibaldi, où il lui dit que, s'il ne lui a pas envoyé
+des canons, c'est que lui Garibaldi les avait jugés inutiles. Heeckeren
+a été encore plus fort au sujet de la conquête de Naples, où, dit-il,
+les Piémontais ont mis plus souvent la main à la poche qu'à l'épée. Il a
+été fort applaudi. Encore plus, lorsqu'il a fait l'éloge de François II,
+qui, dit-il, élevé par un prince, mauvais père et mauvais roi, par une
+mère méchante, entouré de conseillers perfides, de généraux lâches et
+traîtres, avait trouvé en lui-même des inspirations nobles et
+généreuses. Il a dit que François était sorti de Naples comme un enfant,
+et de Gaëte devenu roi, homme et soldat.
+
+Vous êtes d'une déplorable partialité, mon cher ami. Je suis pour
+Victor-Emmanuel et contre les Bourbons; mais il ne faut pas dire que
+François soit resté dans une casemate. Il a été au feu comme tout le
+monde. Il n'y a pas là quelque chose de bien extraordinaire. Mais parce
+que les légitimistes le représentent comme un Charles XII à Stralsund,
+ce n'est pas une raison pour en faire un poltron.
+
+Pietri parle en ce moment pour la politique de l'empereur en Italie,
+mais on ne peut l'entendre. J'excite M. Dupin à parler, mais il dit
+qu'il voudrait qu'on évacuât Rome, et qu'il ne parlera pas. En somme,
+cela se présente mal. Je crains qu'on n'ajoute à l'adresse une phrase
+papiste, et de la discussion il résultera certainement une grande
+aigreur entre le Piémont et nous, entre l'Angleterre et nous; car c'est
+le thème favori de tous les orateurs que Cavour ne fait rien que par le
+conseil de l'Angleterre.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; je vous tiendrai au courant de nos affaires
+sénatoriales.
+
+
+
+
+LXIII
+
+
+Paris, du palais du Luxembourg, 1er mars à cinq heures et demie, 1861.
+
+Mon cher ami,
+
+Le prince Napoléon a parlé aujourd'hui et parle encore sur l'adresse
+avec beaucoup de verve, de véhémence et d'esprit. Il casse les vitres
+parfois, mais répond victorieusement à toutes les platitudes des
+papalins et des légitimistes. Il a un grand succès, malgré la défiance
+qu'il inspire, malgré la peur du diable qui tient une grande partie de
+mes collègues. Lisez son discours dans _le Moniteur_ de demain, il vous
+fera grand plaisir. Voici sa thèse: alliance anglaise, principes de 89,
+unité de l'Italie. Il a parlé de l'empereur avec respect et convenance,
+même amitié; de Victor-Emmanuel, en gendre bien élevé et en ami de
+l'Italie. Le mal, c'est qu'il a, selon son habitude de mettre les pieds
+dans les plats, abominé les traités de 1815, et parlé de l'Autriche et
+de la Russie avec des expressions qui peuvent lui rendre difficiles à
+l'avenir ses rapports avec les diplomates.
+
+En somme, il a été très éloquent, très vigoureux et très hardi. Si la
+moitié de ce qu'il a dit est autorisée par l'empereur, nous allons
+quitter Rome, et la papauté est en déroute.
+
+Maintenant, quel sera le vote du Sénat? Si l'on votait à l'instant, je
+crois que les papalins auraient le dessous; mais la discussion n'est pas
+près de finir, et il y a ici de bien grands imbéciles.
+
+Savez-vous, sur Gaëte, l'anecdote suivante? M. de Kleist, ministre de
+Saxe, a eu tellement peur dans sa casemate, qu'il n'a pu y tenir. Il est
+parvenu à gagner le patron d'une barque pour l'emporter, mais, depuis
+son embarquement pendant le siège, personne n'en a plus eu de nouvelles.
+On croit qu'il a été coulé par quelque bombe maladroite. Tenez pour
+certain ce que je vous ai dit des trahisons de Gaëte. S'il y avait eu
+dans la place un gouverneur vigoureux et d'honnêtes gens pour officiers,
+même avec des soldats napolitains, le siège aurait duré six mois.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; vous ne me donnez pas des nouvelles de votre
+rhumatisme.
+
+_P.-S._ La conclusion du prince est de donner au pape le Vatican et le
+quartier du Trastevere, avec l'avantage d'être à deux pas du tombeau de
+saint Pierre, et de laisser à Victor-Emmanuel le reste de Rome. Le mal,
+c'est que cela nous gênerait pour nos recherches dans les archives.
+
+
+
+
+LXIV
+
+
+Paris, 6 mars 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je ne vous ai pas écrit ces jours passés parce que nous n'avons rien
+fait d'important. Cependant les oreilles ont dû vous corner, car il a
+été fort question de vous et du British Museum. J'ai fait un long speech
+pour demander que les encouragements aux lettres fussent augmentés, et,
+à cette occasion, j'ai dit ce qui se faisait chez vous. J'ai été écouté
+avec assez de faveur, et j'avais espoir de réussir, lorsque ce double
+vandale de Walewski, auquel ces augmentations auraient profité, s'est
+levé pour dire qu'il les refusait. La surprise a été grande. La raison
+probable de la sottise de Son Excellence a été que j'avais dit un mot à
+l'éloge de son prédécesseur.
+
+Aujourd'hui, nous entamons le paragraphe X du projet d'adresse,
+c'est-à-dire la question d'Italie. Il me semble que les papistes et les
+anti-italiens auront sinon l'avantage, du moins une minorité très
+imposante. On vient, il y a un quart d'heure, de se compter. On avait
+demandé le changement d'une phrase. Il y avait dans le projet: «Les
+souvenirs amis de Solferino nous font espérer que l'Italie en tiendra
+compte (des représentations de la France en faveur du pape).» Au lieu de
+_nous font espérer_, on a demandé qu'on mît: _font un devoir à
+l'Italie_, et, après une petite discussion, cette dernière rédaction a
+été adoptée. Tous les papistes ont voté, et aussi il est vrai un certain
+nombre de niais, mais il me semble que c'est un bien mauvais signe.
+
+_Trois heures et demie._--Casabianca, secrétaire de la commission de
+l'adresse, vient de parler pour repousser l'amendement. Il a dit que
+nous continuerions à occuper Rome, mais Rome seulement. Il a ajouté que
+l'amendement mettait le gouvernement de l'empereur en défiance et en
+suspicion (Là-dessus, cris effroyables, longue interruption.), qu'il
+gênait sa politique et l'embarrassait. La dernière partie du discours a
+été pour faire une distinction entre Rome et sa banlieue, et _l'Ombrie_
+et _les Marches_, où, suivant le rapporteur, il n'y a pas lieu
+d'intervenir.
+
+_Cinq heures et demie._--Barthe, autrefois carbonaro, a parlé et parle
+en faveur du temporel. Il parle avec habileté et a des traits. Toujours
+la même tactique, consistant à montrer la mauvaise foi du Piémont dans
+ses relations avec les souverains d'Italie et la Fiance. Il a cité une
+dépêche piémontaise à l'occasion d'un faux bruit d'une invasion des
+États du Saint-Siège. Selon Barthe, ce serait de l'Angleterre que
+viendrait l'idée de l'unité de l'Italie, et probablement c'est à
+l'instigation de lord Palmerston que Dante aurait publié quelques
+méchants vers dans ce sens, et Machiavel un chapitre du _Prince_. Le
+Sénat me paraît approuver tout cela, qui dans la forme est bien dit.
+
+Je ne pense pas qu'on vote aujourd'hui. Je ne vois pas bouger les
+commissaires du gouvernement, qui devraient parler; car, hier, ils
+annonçaient qu'ils repoussaient l'amendement. Il est impossible qu'ils
+ne parlent pas.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; toutes les bêtises que nous ferons ne nuiront
+qu'à nous. La grande question est de savoir ce que pense _notre ami de
+Saint-Cloud_.
+
+_P.-S._--On crie aux voix d'une manière horriblement ennuyeuse pour nous
+gens du bureau. Baroche se lève et va parler. Je ferme ma lettre, car la
+poste va partir.
+
+
+
+
+LXV
+
+
+Paris, 8 mars 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Vous avez parfaitement deviné le pourquoi du vote de Walewski. Il est
+impossible d'être plus bête. On m'avait écouté avec assez de faveur,
+bien que je ne fusse nullement préparé à parler; s'il n'avait rien dit,
+probablement notre amendement aurait passé; mais il m'a ôté les voix de
+vingt-cinq imbéciles qui n'osent pas aller contre l'opinion d'un
+ministre. Quand il a eu fini, il y a eu un éclat de rire homérique, pour
+se moquer de lui et de moi, sur qui tombait une tuile si inattendue.
+J'ai dit au président, à côté de qui j'étais en ma qualité de
+secrétaire, que je voyais bien qu'il était impossible de faire boire un
+ministre qui n'avait pas soif.
+
+Vous ne pouvez vous figurer la rage des catholiques. La société ici
+n'est plus tenable. Hier, j'ai vu M. de Ségur d'Aguesseau, prêt à
+escalader notre bureau et faisant mine de vouloir argumenter à coups de
+poing avec le président. Savez-vous pourquoi M. Barthe, qui d'ordinaire
+est assez lourd, a été meilleur que de coutume dans son discours en
+faveur de l'amendement, c'est qu'il avait consulté une nymphe Égérie, et
+cette nymphe n'est autre que notre ami Thiers. Ce soir, j'ai vu M.
+Dumon, qui disait n'avoir jamais entendu d'argumentation plus serrée, de
+discours plus éloquent que celui de M. Barthe.
+
+Au fond, je cherche encore la démonstration de deux points; après quoi,
+je voterai pour le pape à perpétuité: d'abord comment la possession
+d'un temporel médiocre rend meilleur le spirituel du pape? puis comment
+vingt mille Français assurent son indépendance?
+
+Les Allemands, les Espagnols, les Italiens catholiques n'ont-ils pas le
+droit de réclamer et de dire qu'il est notre prisonnier? Il est vrai
+que, tout en étant gardé par nous, il trouve moyen de nous faire du mal;
+cela prouve que nous ne sommes pas faits pour le métier de geôlier, et
+que nous ferions bien de ne pas nous en mêler.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Ce matin, nous avons porté à Sa Majesté notre
+longue et filandreuse adresse. Elle n'a pas paru l'amuser grandement. Ce
+qu'on dit des opinions papistes de l'impératrice est tout à fait faux.
+Je le sais de bonne source.
+
+_P.-S._ Avez-vous vu l'échange de menaces entre Fergola et Cialdini? Je
+n'aime pas cela. Il ne faut pas publier ces aménités qui sentent le
+moyen âge.
+
+
+
+
+LXVI
+
+
+Paris, lundi 19 mars au soir 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis allé jeudi à la réception des Tuileries. Sa Majesté a fait
+compliment à M. Casabianca de son discours et lui a dit qu'il était
+impossible d'exprimer en meilleurs termes des sentiments plus
+français.--A Heeckeren, qui était auprès, il a dit: «Je regrette de ne
+pouvoir vous en dire autant.»--A M. de Boissy: «Je vois, monsieur le
+marquis, que la chanson dit vrai: on revient toujours à ses premiers
+amours.»
+
+Voilà ses vengeances contre nos sénateurs papistes. M. de Persigny a été
+plus vif. Il a interpellé M. Barthe et lui a reproché son discours en
+termes assez véhéments et pas trop parlementaires. La veille, il avait
+engagé Leverrier à aller faire de la politique dans ses étoiles.
+
+Il me semble que le résultat de cette interminable adresse, c'est de
+montrer très évidemment à l'empereur où sont ses amis et où sont ses
+ennemis. Il est évident que les légitimistes qu'il avait cru rallier,
+les dévots qu'il avait trop encouragés, l'abandonnent par peur du diable
+ou de leurs femmes; et les parlementaires de Louis-Philippe, opposition
+et ministériels, font cause commune avec les légitimistes et les dévots.
+L'opposition, dans tous les pays et surtout en France, prend le
+contre-pied de tout ce que veut le gouvernement. Il s'ensuit que,
+lorsque le gouvernement a raison, l'opposition se jette dans les folies,
+tête baissée; c'est ce qu'elle fait en ce moment.
+
+Je ne sais quand l'adresse[12] sera votée; probablement pas avant la
+semaine sainte. N'est-ce pas se montrer bien digne de la liberté, que
+d'en faire un si bon usage, que deux mois se passent à parler, sans
+s'occuper d'affaires!
+
+ [Note 12: L'adresse du Corps législatif.]
+
+Tout le monde, d'ailleurs, paraît d'accord sur un point. C'est que le
+_statu quo_ ne peut se prolonger. Les uns veulent une restauration
+complète du saint-père, les autres l'évacuation de Rome. Je crois que
+tous les efforts de la politique du gouvernement tendent à ce que cette
+évacuation soit demandée par le pape lui-même. On dit, et je tiens le
+fait d'assez bonne source, que, dans le sacré collège, on a trouvé
+beaucoup d'appui. Nombre de cardinaux et Antonelli lui-même, voyant que
+le gouvernement papal s'en va à tous les diables, que l'argent et le
+crédit manquent à la fois, cherchent à tirer leur épingle du jeu, et
+accepteraient volontiers une existence assurée, _otium cum dignitate_,
+que leur offre M. de Cavour.
+
+La seule difficulté, c'est de persuader le pape, qui est inflexible et
+entêté comme une mule. Il a la persuasion qu'il est prédestiné au
+martyre, il s'y est résigné et il tient à aller en paradis par la route
+la plus courte.
+
+On disait, mais je doute un peu, qu'un colonel français avait été
+assassiné à Rome par des soldats pontificaux. Les légitimistes assurent
+que l'on envoie à Rome une nouvelle division commandée par le général
+Trochu. Je crois la chose absolument fausse; fût-elle vraie, je croirais
+encore que l'évacuation aura lieu, avant le milieu de mai.
+
+Vous avez bien raison de redouter les affaires de Syrie. On y attache en
+Angleterre une importance exagérée; mais l'insistance à demander la fin
+de l'occupation, la méfiance qu'on nous montre, le refus de se rendre à
+l'évidence sur la situation de la Turquie, tout cela ne resserre pas
+l'alliance et la compromet. La politique anglaise à l'égard de l'Orient
+est à mon avis très mauvaise; non seulement au point de vue de
+l'humanité, mais encore au point de vue de la paix générale. Elle veut
+ce qui est impossible, la conservation d'une situation désespérée.
+L'accord complet de l'Angleterre et de la France sur la question
+d'Orient pourrait seul amener un bon résultat; mais il faudrait trancher
+dans le vif comme pour la question d'Italie, et lord John ne conviendra
+jamais que le sultan soit à l'agonie.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. J'ai reçu le manuscrit de M. Ker. Portez-vous
+bien et soignez-vous.
+
+
+
+
+LXVII
+
+
+Melle, samedi 30 mars 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+M. de Cavour est un habile homme assurément. Il conduit à merveille la
+chambre nouvelle et vient d'escamoter une discussion très embarrassante.
+
+Ici, malheureusement, c'est le bon sens qui manque. Voyez: dans le Corps
+législatif, il ne s'est trouvé que cinq personnes pour soutenir la seule
+proposition raisonnable, qui était l'évacuation immédiate de Rome;
+encore cette proposition, bien qu'émanant de l'opposition la plus
+avancée, était-elle accompagnée d'un discours très modéré et même
+bienveillant pour l'empereur, car Jules Favre est le seul qui ait
+répondu carrément et noblement à l'insinuation très perfide de M.
+Keller. La grande majorité de la Chambre, à quoi il faut ajouter la
+minorité qui soutient le pape envers et contre tous, a été pour la
+continuation de l'occupation de Rome.
+
+Je crois que, si l'on soumettait la question de Rome au suffrage
+universel, elle serait décidée conformément aux conclusions de Favre,
+mais je crains qu'il n'y ait pas une grande majorité. Si, au lieu du
+suffrage universel, vous consultiez les gens comme il faut; les
+gentlemen; _la gente de frac_, comme on dit en espagnol, l'immense
+majorité serait de l'autre côté.
+
+On s'imagine qu'évacuer dans ce moment, c'est faire acte de soumission à
+l'Angleterre; c'est céder à une exigence du Piémont, contre lequel on
+est de mauvaise humeur. J'entends les bourgeois: les uns par un
+sentiment de jalousie contre un parvenu; les autres parce qu'ils
+trouvent l'ambition de Victor-Emmanuel trop audacieuse; ceux-là, parce
+qu'ils trouvent odieux l'invasion des Marches et du royaume de Naples;
+ceux-là enfin, parce que de grands politiques leur ont dit qu'un État
+homogène de vingt-cinq millions d'hommes était un voisinage fâcheux.
+Quelque bête que soit le pape, quelque mauvais vouloir qu'il montre
+contre l'empereur, on se dit que c'est le chef de la catholicité, et que
+l'abandonner en ce moment serait de la cruauté et de la faiblesse.
+Savez-vous qu'il part encore maintenant, pour Rome, des volontaires
+vendéens et poitevins, pour servir dans les zouaves du saint-père?
+Croyez que sa cause est immensément protégée par toutes les femmes
+vieilles et beaucoup par les jeunes.
+
+Je ne sais ce que fera l'empereur, mais le cas est des plus
+embarrassants. Il ne s'agit de rien de moins que refaire
+l'administration du catholicisme.
+
+Le pape, perdant la majeure partie, sinon le tout de ses États, il est
+évident que le sacré collège doit être remanié, et que la proportion
+d'Italiens en faisant partie doit être fort diminuée. D'un autre côté,
+il faut pourvoir à nourrir la cour papale, à la loger, etc.
+
+J'ai été frappé que personne dans la discussion n'ait présenté cet
+argument: «On dit que l'indépendance du pape est nécessaire; soit. Mais
+comment vingt mille Français voltairiens peuvent-ils l'assurer? Qui
+répond qu'il est indépendant aux Espagnols, aux Allemands, aux
+Irlandais, etc.? S'il est _de facto_ indépendant puisqu'il contrecarre
+les Français, qui le protègent, cela prouve que ce sont des imbéciles;
+mais, en d'autres temps, ils ont dépouillé un pape, l'ont pris, l'ont
+emmené, l'ont tenu en chartre privée; qui nous dit qu'ils n'en feront
+pas de même un de ces jours?»
+
+Je continue à parier que l'on évacuera, et sous peu, mais ce qui en
+résultera pour ce gouvernement, je n'en sais rien; beaucoup de
+difficultés dans un sens et dans l'autre.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; vous aurez de mes nouvelles bientôt.
+
+
+
+
+LXVIII
+
+
+Paris, 8 avril 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Un mot à la hâte, car je suis pressé: j'ai un travail pour le _maître_,
+et il faut le lui remettre promptement.
+
+J'ai trouvé hier, chez M. Thiers, un Napolitain qui racontait que le
+général Pinelli avait voulu engager le jeune roi à se montrer aux
+soldats avant l'arrivée de Garibaldi, mais que Sa Majesté, plutôt que de
+courir le risque d'une revue, avait donné l'ordre qu'on la saignât.
+
+On dit que Garibaldi est tout à fait dans la main de Mazzini. C'est à
+mon avis ce qu'il y a de plus malheureux, mais j'espère que ce n'est pas
+vrai.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Avant-hier, j'ai diné aux Tuileries. Nous
+étions en très petit comité. Point de personnages officiels, sinon M.
+Fould, à qui il m'a semblé qu'on faisait beaucoup de caresses. Sa
+Majesté ne m'a pas parlé du pape, mais beaucoup de César. Je lui fais
+un petit travail sur la religion des Romains, et j'insiste sur
+l'avantage qu'ils avaient de se dire la messe à soi-même, au lieu de
+payer un étranger pour cela.
+
+
+
+
+LXIX
+
+
+Paris, 14 avril 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Ici, je vois des gens fort inquiets de l'état de nos finances. Les gens
+d'affaires demandent M. Fould à grands cris. Je crois qu'il a fait à son
+maître des conditions un peu sévères, et qu'il se passera quelque temps
+avant qu'il s'y soumette. On dit aussi que les grandes maisons grecques
+d'Angleterre, de France et de Turquie sont en mauvais état et que la
+banqueroute très imminente de l'empire ottoman entraînera la leur et
+bien d'autres catastrophes. Il semble que les finances de l'Italie ne
+sont pas non plus dans un bien bon état.
+
+Le pire, c'est que voilà Garibaldi redevenu fou et prêt à faire _delle
+grosse_. Croyez-vous que Cavour et le Parlement soient en état de lui
+résister? Bien des gens en doutent, et on annonce que la rupture sera
+éclatante avec accompagnement d'émeutes. Qu'en pensez-vous?
+
+Je crois vous avoir dit que, pour les volumes parus de la
+_Correspondance de Napoléon_, vous êtes toujours à attendre la signature
+de M. Walewski. Ce grand ministre est comme la mule du pape: il a ses
+heures.
+
+Avant-hier, le bruit s'était répandu que le pape était mort. Il paraît
+certain qu'il n'est pas en très bonne santé. Croyez-vous qu'on en ferait
+un autre s'il venait à manquer? Il me semble que ce serait une bien
+belle occasion pour quitter Rome, afin d'empêcher l'Europe de dire que
+le conclave a été violenté par le général de Goyon. Mais le pape vivra
+l'âge de Mathusalem!
+
+L'affaire de Libri au Sénat commence à faire scandale. Les magistrats
+paraissent inquiets et de mauvaise humeur. «Pourquoi ne purge-t-il pas
+sa contumace?» c'est ce qu'ils me disent tous. Je tâche de gagner les
+vieilles culottes de peau de l'Empire pour les faire voter pour nous.
+Maintenant, ce qu'il y a de plus à craindre, c'est qu'on ne nous
+lanterne et qu'on ne remette le rapport à la session prochaine. C'est le
+procédé ordinaire de la magistrature. Madame Libri a fait la conquête de
+Barthe, et je ne désespère pas que ce grand et éloquent champion du pape
+ne vienne en aide à notre ami, qu'il croit peut-être aussi bon
+catholique que lui.
+
+Nous avons le matin un ciel gris et froid, à midi quelques rayons de
+soleil, le soir un ciel clair et horriblement froid. L'hiver de Cannes
+vaut dix fois mieux; il faut absolument que vous y veniez avec nous au
+mois de décembre.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et tenez-vous en joie, si cela
+est possible dans ce temps de bêtises et d'iniquités.
+
+
+
+
+LXX
+
+
+Paris, 18 avril 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+J'avais été si occupé toutes les matinées, que je n'ai pu aller chez
+Bréguet, ou plutôt y retourner avant aujourd'hui. Votre montre n'est
+pas arrivée entre les mains de Bréguet. Son premier commis, qui s'est
+rappelé parfaitement votre personne et votre montre, m'a dit que selon
+toute apparence, le dérangement dont vous vous plaignez tenait à très
+peu de chose, et qu'il serait facile d'y remédier. Mais vous me
+paraissez un peu jeune d'avoir confié votre montre à de nouveaux mariés,
+beaucoup plus occupés de faire l'amour que de remplir les commissions de
+leurs amis.
+
+Je suis de votre avis sur la lettre du duc d'Aumale au prince Napoléon.
+
+On me parle d'une réponse imprimée très verte. En thèse générale, quand
+on a une maison de verre, il ne faut pas jeter de pierres aux autres. Il
+y a dans cette brochure des choses qu'un bon ami aurait déconseillées au
+duc d'Aumale. Par exemple, il n'y a pas un habitant de Paris qui n'ait
+ri en lisant que Louis-Philippe n'avait jamais conspiré. Plus loin, il
+dit que c'est le roi qui avait organisé l'armée, qui a fait les
+campagnes de Crimée et d'Italie. Nous avons tous vu l'armée de
+Louis-Philippe en 1848 et son général Lamoricière. Ce que dit le duc
+d'Aumale eût mieux été dans la bouche du comte de Chambord, et il me
+semble qu'en parlant comme il le fait de Victor-Emmanuel et du pape, il
+commet une lourde faute politique et se met à la suite de la branche
+aînée, dont il devrait se tenir aussi loin que possible. Vous savez que
+la brochure a été imprimée à Versailles. On l'a éditée le jour où le
+ministère de l'intérieur déménageait. Personne dans les bureaux; en
+sorte qu'on a eu un jour pour vendre; et on a distribué trois ou quatre
+mille exemplaires.
+
+Vous faites très bien de ne rien craindre de Garibaldi; mais, si M. de
+Cavour, comme il l'a dit, n'a pas favorisé l'expédition de Sicile, il se
+peut qu'il ne favorise pas davantage celle contre la Vénétie et que
+pourtant elle ait lieu, malgré le gouvernement, comme celle de Sicile;
+et, selon toute apparence, avec un succès bien différent.
+
+Vous vous en prenez toujours à l'empereur de tout ce qui arrive et de
+toutes les bêtises que font les Italiens. Il est évident que Naples
+n'est nullement préparé pour un gouvernement comme celui qu'on veut lui
+donner. Il n'y a ni fonctionnaires ni soldats; des voleurs partout, sur
+les routes et dans toutes les administrations. Il n'est pas surprenant
+qu'un pays ainsi préparé se trouve dans de très mauvaises conditions de
+tranquillité. Ajoutez à cela plusieurs semaines du gouvernement de
+Garibaldi, auquel succèdent des tâtonnements plus ou moins maladroits.
+Ne vous étonnez donc pas que, après tout cela, le désordre règne partout
+dans le royaume de Naples. En Sicile, où l'action du roi de Naples est
+bien plus difficile, l'agitation est presque aussi grande.
+
+Vous ne devez pas ignorer que, depuis que le roi de Naples a voulu
+s'arrêter à Rome, les petits égards qu'on avait eus pour lui à la cour
+des Tuileries out cessé; que Goyon a été blâmé de lui avoir mené des
+officiers; que les décorations qu'il a voulu donner ont été défendues,
+etc. Une fois faite la folie de rester à Rome et d'y permettre au pape
+de gouverner à sa guise, il était impossible d'en chasser le roi de
+Naples.
+
+Les Polonais font tant de bêtises, qu'ils vont obliger la Russie,
+l'Autriche et la Prusse, qui se haïssaient, à s'embrasser et à faire un
+traité d'alliance contre les révolutions. Autant en font les Hongrois;
+malgré vos espérances, j'ai bien peur que Garibaldi n'ajoute encore à
+la mesure.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. On nous annonce de grandes catastrophes
+commerciales. Les maisons grecques de Smyrne, Marseille, Liverpool sont
+ruinées et vont tomber avec la banqueroute de l'empire ottoman. Je la
+crois très prochaine, et j'ai bien peur des conséquences.
+
+
+
+
+LXXI.
+
+
+Ville-d'Avray, 21 avril 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je vous écris à la campagne, chez mademoiselle Brohan, où je suis allé
+déjeuner avec une princesse du sang impérial. Mais quelle princesse et
+quel sang!
+
+Notre ami le prince Napoléon n'en a pas beaucoup dans les veines, comme
+l'impératrice le lui reprochait. Il dit qu'il ne se battra pas contre le
+duc d'Aumale.
+
+Je vous écris ce mot à la hâte, je vous en dirai plus long demain ou
+après.
+
+
+
+
+LXXII
+
+
+Paris, 2 mai 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je ne crois pas plus que vous que le prince Napoléon manque de _pluck_;
+mais, maintenant, vous ne le persuaderiez à personne, particulièrement
+aux militaires, et, s'il avait l'occasion de revoir une bataille, il
+serait obligé de se risquer comme un caporal pour désabuser les gens.
+Son grand défaut est un manque absolu de tact. Il ne fait rien à propos
+et manque les plus belles occasions. Il a toujours été merveilleusement
+servi par la fortune, et il semble avoir pris à tâche de ne profiter
+d'aucune de ses faveurs.
+
+Dans cette occasion-ci, il paraît que son premier mouvement a été bon.
+Il avait demandé que l'on ne poursuivit pas la brochure. On a répondu
+avec beaucoup de raison que cela n'était pas possible; mais il n'y a pas
+eu la moindre délibération sur ce qu'il avait à faire à l'égard de
+l'auteur. Seulement M. de Persigny, de son propre mouvement, est allé
+lui faire un sermon et lui remontrer qu'il n'était pas politique de se
+battre; plus tard, d'un _autre côté_, on lui a insinué qu'il lui serait
+sinon politique, du moins très utile, de dégainer. Alors sa camarilla a
+trouvé que le moment était passé; que, dans des affaires de ce genre, on
+n'était pas reçu à délibérer, etc. Tout ce tas de conseils plus ou moins
+intéressés a fini par l'ennuyer, et la seule chose à laquelle il ait
+fait attention, c'est qu'il était trop tard pour prendre un parti, qu'en
+conséquence il n'y avait rien à faire. Les militaires sont furieux, et,
+en temps de guerre, cela pourrait être assez grave.
+
+J'ai causé l'autre soir très longuement avec Vimercati sur les affaires
+de l'Italie méridionale. Il voit les choses en beau, dit qu'on exagère
+beaucoup la situation de Naples, mais il ne cache pas qu'elle ne soit
+grave.
+
+J'admire beaucoup M. de Cavour, mais je me demande s'il n'a pas tort de
+retarder toujours le combat entre Garibaldi et lui. L'événement montrera
+si oui ou si non. Je regarde ce combat comme absolument inévitable et
+cette fois, que Garibaldi venait avec un projet insensé, c'était
+peut-être le moment d'en finir avec lui.
+
+Il paraît parfaitement décidé que l'armée d'occupation de Syrie partira
+à l'époque fixée, c'est-à-dire le 5 juin. Je crois que, très peu de
+temps après, les Turcs nous donneront raison en recommençant les
+pilleries et les massacres; mais j'espère que nous laisserons faire dans
+l'intérieur, en nous bornant à protéger les chrétiens dans les ports.
+Ces chrétiens d'Asie sont des drôles si lâches, qu'ils se laissent
+battre par une poignée de coquins, lorsqu'ils pourraient se défendre
+avec succès. L'affaire deviendra véritablement grave lorsque l'opinion
+publique en Russie obligera le gouvernement à prendre parti pour les
+chrétiens grecs.
+
+Vous ai-je conté l'histoire de Bixio et de son ours? Il était à rôder
+dans les Pyrénées pour une affaire de chemin de fer, avec un ingénieur
+de la compagnie. Dans un endroit très désert, il a entendu des cris
+singuliers; il s'est approché, et finalement est entré dans un trou de
+rochers d'où ces cris partaient; il y à trouvé deux oursons qu'il a
+emportés. Il y avait cent à parier contre un qu'il trouverait la mère,
+car c'était en plein jour, et je vous laisse à penser la réception
+qu'elle lui aurait faite. Il y avait encore la chance d'être suivi à la
+piste par la mère désolée et d'avoir une petite explication à coups de
+griffes, mais Bixio a du bonheur.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Vous ne me parlez pas de votre santé, j'en
+conclus qu'elle est meilleure.
+
+
+
+
+LXXIII
+
+
+Paris, 11 mai 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+On m'a parlé, en termes assez vagues, il est vrai, d'une mission à
+Londres pendant l'exposition universelle. J'ai répondu que je serais
+volontiers membre du jury de l'exposition universelle, que cependant il
+faudrait que je susse d'abord en quelle qualité et pour combien de
+temps. En second lieu, je me suis réservé d'examiner quel effet une
+semblable mission aurait sur ma petite bourse. Qu'est-ce qu'il en
+coûterait pour vivre un peu bien pendant trois mois dans le West-End,
+dans la position que je dis?
+
+Il paraît que le prince Napoléon serait le président du jury français.
+Je ne sais si c'est bien raisonnable, dans la position qu'il s'est faite
+en ce pays-ci et probablement chez vous. Cela pourrait donner lieu à
+d'assez drôles de choses. Ne parlez pas de ce que je vous dis, d'abord
+parce qu'il n'y a rien de décidé et que je serais bien aise de conserver
+ma liberté jusqu'au dernier moment. Dites-m'en votre avis _candide_, je
+vous prie.
+
+Il y a à l'exposition un portrait du pape qu'on a placé précisément en
+face de celui du prince Napoléon. C'est une grosse tête, plus
+intelligente que je ne la supposais, avec des yeux rouge foncé, très
+injectés, et qui peuvent faire espérer un _accidente_, comme dénouement
+probable.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris au milieu d'une séance du Sénat.
+Nous en aurons une intéressante, lundi, à propos d'une pétition sur les
+chrétiens de Syrie. Mauvaise affaire et dont il est, je crois,
+impossible de sortir heureusement.
+
+
+
+
+LXXIV
+
+
+Paris, dimanche 19 mai 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+On est assez intrigué d'un duel qui devait avoir lieu hier, et qui avait
+été remis à ce matin entre le prince Napoléon et le prince Murat. Les
+témoins étaient pour le second, Heeckeren, qui, depuis qu'il a tué
+Pouchkine, est patenté pour ces sortes d'affaires, l'autre le maréchal
+Magnan. La cause remontait au _speech_ du prince Napoléon; cela s'était
+aigri peu à peu, et il y a eu de grosses paroles, puis défi. Les témoins
+avaient remis hier l'affaire à aujourd'hui. Quand on remet ainsi la
+solution entre deux personnages aussi considérables, il est probable que
+la remise est indéfinie. C'est encore une sotte chose et une suite de la
+fatalité qui poursuit ce pauvre prince.
+
+Vous aurez vu que je suis nommé membre de la commission impériale, mais
+je pense que je ne serai pas obligé de résider à Londres pendant toute
+l'exposition. D'ailleurs, je serai probablement chargé des beaux-arts;
+or, comme les Anglais ne donnent ni médailles, ni récompenses, je doute
+que nos artistes soient nombreux. Je ne sais pas même s'il s'en
+présentera qu'on puisse envoyer à Londres.
+
+M. Fould va en Angleterre mercredi avec lord Cowley pour quelques jours
+seulement. Je pense que vous le rencontrerez. Il me paraît assez bien
+avec Sa Majesté, à qui il tient toujours la dragée haute, avec beaucoup
+de raison, je crois. Son successeur est vraiment bien sot et bien bête.
+
+Un de mes amis qui revient d'Italie m'a dit que dans une petite guerre
+qui a eu lieu près de Vicence dernièrement, on avait fait manoeuvrer un
+régiment autrichien devant un régiment de Trente. Quand on a exécuté les
+feux, les Tyroliens ont mis des cailloux et des clous dans leurs fusils,
+et il y a eu une trentaine d'Autrichiens tués ou estropiés.
+
+La diète de Hongrie, qui en est à se demander si le fou qui est à Prague
+n'est pas l'empereur légitime, me paraît bien drôle. Mais tout est drôle
+en ce monde depuis quelque temps. Il est évident que la question des
+nationalités est à présent ce qu'était la réforme religieuse au XVIe
+siècle, une grande et belle idée revêtue de formes assez niaises.
+
+Nous avons eu une séance du comité de l'exposition chez le prince, mais
+ce n'était que pour faire connaissance les uns avec les autres. Rien n'a
+été fait encore. Je voudrais bien que vous fussiez membre du jury
+anglais, malgré les capitulations de conscience que cela vous coûterait.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Tenez-vous en joie et santé.
+
+
+
+
+LXXV
+
+
+Paris, dimanche 9 juin 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Un mot seulement. Je n'ai pas attendu votre lettre pour mettre dans le
+discours que je lirai demain[13] une remarque sévère sur le passage du
+rapport Bonjean qui vous regarde. Vous le lirez mardi. Je suis trop
+fatigué et trop pressé pour vous en dire davantage.
+
+ [Note 13: A propos de la pétition de madame Libri.]
+
+Je vous écrirai en détail de Fontainebleau, où je vais mardi. Libri fait
+des folies. La mort de Cavour est le plus grand événement et le plus
+malheureux qui pût arriver. On ne parle pas d'autre chose.
+
+
+
+
+LXXVI
+
+
+Paris, 11 juin 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+M. Libri a fait toutes les bêtises imaginables. Il a bombardé de ses
+lettres amis et ennemis et les a tous mis en fureur. Au lieu de savoir
+gré à M. Delangle de ce qu'il avait essayé de faire, il a pris à tâche
+de lui susciter une mauvaise affaire, de le compromettre avec M. Guizot,
+avec la magistrature et le Sénat; et tout cela, pendant que j'avais bien
+assez de la masse de haines accumulées contre lui. Je me suis trouvé,
+grâce à ses absurdes pamphlets, à peu près seul dans le Sénat. On m'a
+cependant écouté tranquillement et même avec une sorte d'intérêt. Les
+jurisconsultes ne m'ont pas répondu, ce me semble.
+
+Le discours de M. de Royer a seulement scandalisé les gens honorables,
+qui l'ont fait taire. M. Fould lui a fait des représentations très
+énergiques et le président Troplong aussi; mais le petit magot avait la
+joie d'un singe qui vient de casser une porcelaine. Cela m'a fait passer
+une triste semaine.
+
+Enfin c'est fini, et je pars dans une heure pour Fontainebleau, où je
+vais passer huit jours probablement à parler de César à Auguste, et je
+vous assure que j'ai besoin de penser un peu aux anciens pour oublier
+les modernes.
+
+La mort de M. de Cavour est un événement immense. Je ne connais pas son
+successeur, mais aurait-il toutes les qualités et tous les talents de
+son prédécesseur, il n'a plus son prestige et ne pourrait faire ce que
+M. de Cavour faisait, c'est-à-dire tenir les mazziniens dans le devoir
+et demeurer cependant à la tête de la révolution italienne.
+
+Maintenant que M. de Cavour est mort, l'Angleterre aura-t-elle la même
+bienveillance pour la révolution italienne? Ne craindra-t-elle pas, là
+comme ailleurs, l'influence française? S'il en était ainsi, je
+craindrais que vous ne vissiez bientôt l'Autriche reprendre son
+ascendant. Il est en outre fort à craindre que les garibaldiens ou
+plutôt les mazziniens, délivrés du seul homme qui les dominait, ne se
+mettent à faire des extravagances, et alors tout est à recommencer ou
+plutôt tout est perdu.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Si vous m'écrivez, je resterai jusqu'à dimanche
+prochain à Fontainebleau, peut-être même davantage, cela dépendra de ce
+que fera _mon hôte_.
+
+
+
+
+LXXVII.
+
+
+Fontainebleau, 24 juin 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis encore ici pour une semaine; après y être venu pour huit jours,
+j'y serai resté près d'un mois. C'est l'usage de la maison.
+
+Je suis dans le lieu du monde où l'on parle le moins de politique, et je
+ne sais rien de ce qui se passe. Je ne comprends guère les
+entortillements du _Moniteur_ au sujet de la reconnaissance _de fait_
+du royaume d'Italie, combinée avec l'occupation indéfinie de Rome par
+l'armée française, et je crois que cela ne signifie absolument rien.
+
+Je suis allé l'autre jour avec Sa Majesté voir les fouilles qu'on a fait
+exécuter autour d'Alise, pour savoir si cette ville était l'_Alesia_ de
+César. Nous avons trouvé les fossés des lignes de contrevallation et de
+circonvallation des Romains encore bien conservés. Le terrain est une
+espèce de conglomérat de gravier lié par un ciment naturel, le tout très
+dur; si bien que les fossés, bien que comblés aujourd'hui par les terres
+éboulées, et par celles que les pluies y ont apportées, sont partout
+reconnaissables à leurs talus dont les parements ont été bien conservés.
+
+Nous avons trouvé au fond d'un de ces fossés une belle épée romaine, et
+une grande quantité de pointes de flèches ou de lances en bronze; enfin
+le plus curieux, une douzaine de ces chausse-trapes que César appelle
+des _stimuli_ et qu'il avait jetés en avant de ses retranchements pour
+piquer les pieds de nos ancêtres.
+
+J'ai reçu ici une lettre de M. Ellice, qui me paraît n'avoir rien perdu
+de son entrain et qui me propose une tournée de jolies hôtesses et de
+maisons de campagne. Je crains bien de ne pouvoir l'accompagner; en
+outre, je n'aime pas trop à changer tous les jours d'hôtes et de
+cuisine.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; répondez-moi un mot ici avant samedi prochain,
+mais _candidement_.
+
+
+
+
+LXXVIII
+
+
+Paris, 2 juillet 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis, depuis hier, de retour à Paris, fort las de ce long séjour à la
+cour. Je n'ai pas les qualités du courtisan, et, bien que les maîtres du
+château que je quitte soient les plus bienveillants et aimables de tous
+les souverains, c'est avec un vif plaisir que je me suis assis devant
+mon modeste dîner.
+
+On me charge de commissions assez difficiles pour l'exposition
+universelle. Croyez-vous que je trouve encore lord Granville à Londres?
+car c'est avec lui surtout que j'aurai à discuter la chose.
+
+Je vous écris à la hâte, et je garde pour nos déjeuners prochains la
+relation fidèle de la grande réception des ambassadeurs siamois. Ils
+ressemblent fort à des orangs-outangs, mais ils ont des étoffes de
+brocart merveilleuses.
+
+Connaissez-vous le comte Arese, qui vient ici comme ambassadeur du roi
+d'Italie? On dit que M. de la Valette, aujourd'hui à Constantinople,
+sera envoyé à Turin. C'est un homme d'esprit et dans les meilleures
+dispositions pour l'Italie.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; à bientôt, j'espère. Je vous écrirai un mot
+avant mon départ, pour vous dire le jour de mon arrivée.
+
+
+
+
+LXXIX
+
+
+Paris, 19 août 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je crois assez à l'efficacité d'une cure de raisin, et si, après Ems,
+vous avez une ordonnance _ad hoc_, nous pourrions faire ensemble un tour
+à Bordeaux où, tout en mangeant les raisins du pays, vous pourriez
+prendre des informations au sujet de la liqueur qu'on en extrait. Nous
+ferions, en même temps, une visite à la comtesse de Montijo, qui sera à
+Biarritz; peut-être à Leurs Majestés, et incontestablement à M. Fould.
+
+Il n'y avait plus personne à Londres quand j'y ai repassé. J'ai trouvé
+le Museum en place. Newton m'a montré l'Apollon debout. Je l'ai trouvé
+très beau. Brandis, qui l'avait admiré couché, a dit qu'il n'avait
+jamais rien vu de si laid. Newton en était un peu mortifié. Je lui ai
+dit que c'était ce qu'on appelait en Allemagne du _Gemüth_, c'est-à-dire
+du charlatanisme et de la blague scientifique.
+
+Voulez-vous, _tempore et occasione prælibatis_, vous charger d'une
+négociation? Vous savez que nous avons, en 1862, une exposition des
+beaux-arts universelle à Londres. Nous y envoyons seulement les ouvrages
+d'artistes vivants, ou morts depuis moins de dix ans. Nous n'en avons
+pas beaucoup sous la main. M. le duc d'Aumale a un fort beau tableau de
+Paul Delaroche, _la Mort du duc de Guise_. Croyez-vous qu'il voulût
+l'exposer? Il rendrait service à l'école française, à la mémoire de Paul
+Delaroche, et ferait plaisir à tout le monde. Il déterminerait
+probablement de riches amateurs à suivre son exemple. Le tableau serait
+exposé avec le nom du propriétaire sur le livret. Régulièrement, il
+devrait être envoyé à la commission impériale avant d'être envoyé à
+l'exposition de Londres, mais nous le dispenserions de ce voyage. Il
+suffirait qu'il fit écrire qu'il mettra le tableau à la disposition de
+la commission française à Londres. On lui répondrait qu'on accepte avec
+reconnaissance. Voyez si vous voulez et pouvez vous charger de cette
+négociation. Je désirerais que vous ne fissiez pas mention officielle de
+mon nom; mais vous pourriez cependant dire au prince que vous avez pour
+garant que l'offre serait acceptée.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Je suis fort occupé et tracassé par cette
+exposition; je suis repris par mes étouffements.
+
+
+
+
+LXXX
+
+
+Paris, 30 août 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Le journal nous donne aujourd'hui une bonne circulaire de Ricasoli sur
+les affaires de Naples. Le mal, c'est que ce n'est pas par des moyens
+constitutionnels qu'on peut faire cesser cet état de choses. Il n'y a eu
+dans le royaume de Naples qu'un temps d'ordre parfait; c'est quand le
+général Manhès faisait fusiller tous les gens de mauvaise mine qui
+n'avaient pas fait leur barbe; mais je ne sais pas trop comment on
+prendrait aujourd'hui ces mesures énergiques.
+
+Alexandre Dumas, qui est un grand blagueur, conte des choses curieuses
+de l'état de Naples. Il dit qu'il y a une association de voleurs établie
+sur des bases larges, qu'on appelle _la Camorra_, et dont tous les
+affiliés s'aident entre eux contre la société des honnêtes gens. Un
+article du règlement est que, lorsqu'un étranger prisonnier refuse de
+payer sa bienvenue aux camorristes, et se bat avec eux à coups de
+couteau, s'il est vainqueur, la société Camorra lui fait une pension.
+Cela rappelle les beaux temps de la Grèce.
+
+Il n'y a personne ici, en sorte qu'on ne fait même pas de nouvelles.
+Cependant, par quelques mots échappés à un des infortunés ministres qui
+sont de garde ici, je ne serais pas surpris que la question de
+l'évacuation de Rome mûrit rapidement. Pourvu que cela n'amène pas une
+attaque contre la Vénétie, ce serait au mieux.
+
+Je n'ai pas encore de projets bien arrêtés. Il faut que j'aille, dans le
+courant de septembre, voir M. Fould à Tarbes, et madame de Montijo à
+Biarritz. J'ai, ici, en train, un petit travail pour _le maître_, que je
+voudrais lui porter, afin de faire d'une pierre deux coups; mais je
+n'avance pas comme je voudrais et j'en ai encore pour quelques jours.
+D'un autre côté, je n'ai pas de nouvelles de madame de Montijo. Je la
+crois à Biarritz ou en route pour y aller, et la durée de son séjour en
+France aura une influence capitale sur mes projets pour le mois
+prochain.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments. Miss Lagden et
+mistress Ewers se rappellent à votre souvenir.
+
+
+
+
+LXXXI
+
+
+Paris, 3 septembre 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je crois que la nomination de la Valette, combinée avec celle de
+Benedetti, est un acheminement à la consommation que vous désirez. Ces
+deux bons catholiques sont, je crois, très propres à persuader à notre
+saint-père que son royaume n'est plus de ce monde. Peut-être aura-t-il
+de la peine à le croire; mais il faudra qu'il s'y résigne, et qu'il
+fasse beau c.., comme disait le général Beurnonville à un prince du Rhin
+qu'on voulait médiatiser.
+
+J'ai eu des nouvelles de Constantinople, où l'on se moque beaucoup des
+histoires qu'on a faites de la chasteté du sultan, et de son goût pour
+l'eau pure. L'un est aussi vrai que l'autre; mais son grand goût pour le
+moment, c'est pour les poules. Il vient de commander un poulailler de
+cinq cent mille francs pour élever ses volailles. Voilà comme il entend
+l'économie! Croyez que nous aurons, d'ici à peu de temps, des choses
+sérieuses en Orient, qui donneront un cruel démenti à lord Palmerston,
+lequel veut absolument que l'empire turc se tienne debout tant qu'il
+vivra. Je crois la Porte beaucoup plus près de sa fin que mylord.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Dites-moi ce que vous devenez. Je ne suis pas
+surpris que les eaux d'Ems ne vous aient pas immédiatement soulagé.
+Vous savez qu'on n'en ressent les effets que quelques semaines après.
+
+
+
+
+LXXXII
+
+
+Paris, 8 septembre 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je viens de recevoir un télégramme de Biarritz. On me dit que, quand j'y
+viendrai, il y aura une chambre pour moi. Cela me jette dans un certain
+embarras. J'ai répondu que j'étais aux ordres de Leurs Majestés; que,
+lorsqu'on m'écrirait de venir, je viendrais; que cependant je préférais
+attendre quelques jours encore, afin d'avoir fini la tartine destinée au
+_maître de la maison_.
+
+On nous dit tantôt blanc tantôt noir des affaires de Naples. Les agents
+du saint-père ici ont honte, à ce qu'il paraît, des défenseurs de
+l'autel et du trône qu'ils ont dans les Calabres: car ils démentent
+énergiquement toute participation aux mouvements de Chiavone et
+consorts. Comment expliquez-vous le discours de l'archevêque hongrois?
+De temps en temps, j'espère qu'un schisme va se déclarer. Faites donc
+une église ambroisienne et procurez-moi une place de chanoine quelque
+part où il y ait des religieuses.
+
+Je crains que le tableau dont je vous avais prié de parler au duc
+d'Aumale ne soit plus ancien qu'il ne faut; cependant, je ne doute pas
+qu'il ne fût accepté s'il était offert. Lorsque vous le rencontrerez,
+vous pourriez lui parler de l'exposition en général, du petit nombre de
+bonnes choses qu'on peut y mettre, et, si vous le voyiez disposé à
+prêter ce qu'il a, vous lui diriez que la commission accepterait avec
+reconnaissance, que tout se traiterait comme il voudrait. Vous pouvez
+encore ajouter que M. Duchatel a promis de prêter _la Source_ de M.
+Ingres.
+
+Un de mes amis, venant de Vienne, me dit que les affaires y sont graves.
+On a mauvaise opinion de l'avenir et presque pire du présent. On dit
+l'empereur très borné, très entêté, et absolument dans les mains de sa
+mère, laquelle est dans celles des jésuites. Les Hongrois sont
+absolument hors d'état de rien faire; mais ils ne payent pas et ils
+parviennent, en se ruinant, à ruiner leur ennemi. Il y a un système
+d'incendies organisé: on met le feu aux fermes et aux maisons de
+quiconque paye l'impôt sans avoir de garnisaires. L'archevêque a demandé
+qu'on lui en envoyât.
+
+Adieu, mon cher ami. Que faites-vous? Je ne partirai pas sans vous
+écrire où je vais.
+
+
+
+
+LXXXIII
+
+
+Biarritz, 15 septembre 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+J'ai reçu, mardi dernier, une dépêche télégraphique conçue en ces
+termes: «Venez sans culottes!» Je suis parti le soir même, et, depuis
+mercredi, je suis l'hôte de Leurs Majestés. C'est une petite villa très
+jolie, un peu trop près peut-être de la mer, qui se permet de faire trop
+de tapage pour mon goût particulier. Il n'y a que très peu de monde, et
+j'y suis le seul étranger à la maison. Depuis mon arrivée, on m'a tenu
+tellement en courses ou en travail (vous savez quel travail), que je
+n'ai pas encore pu vous donner de mes nouvelles.
+
+Hier, nous avons fait une assez longue excursion qui n'a pas trop bien
+réussi, car nous sommes revenus tous trempés comme des soupes. Nous
+sommes allés voir une terre très grande que l'empereur a donnée à M.
+Walewski dans les Landes. Ce sera très beau, dit-on, quand ce sera
+arrangé. Présentement, il y a tout à faire, jusqu'à de la terre à
+trouver, car il n'y a encore que des marais.
+
+L'autre jour, on a fait prendre au prince impérial son premier bain de
+mer, et très maladroitement, suivant moi, on l'a jeté dans l'eau la tête
+la première, en sorte qu'il a eu grand'peur. On lui en a fait des
+reproches, et on lui a demandé pourquoi, lui qui ne sourcillait pas
+devant un canon chargé, il avait peur de la mer. Il a répondu sans être
+soufflé: «C'est que je commande au canon, et que je ne commande pas à la
+mer.» Cela m'a paru assez philosophique pour un prince qui n'a pas
+encore six ans.
+
+Biarritz est plein de monde de tous les pays. Il y a force dames de tout
+rang et de toute vertu, toutes avec les toilettes les plus
+extraordinaires qu'on puisse imaginer. La plage ressemble à un bal de
+carnaval.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; je vous souhaite santé et prospérité.
+
+LXXXIV
+
+Biarritz, 28 septembre 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+La Valette, me dit-on, n'est pas encore parti. La conversation qu'il
+aura avec Sa Majesté avant de se mettre en route serait curieuse à
+écouter, et je voudrais être une petite souris pour les entendre.
+
+Je vous ai dit plus d'une fois que je croyais l'empereur aussi attaché
+au pape que vous et moi. La différence entre nous, c'est qu'il a charge
+d'âmes. Il s'agit pour lui de se convaincre de la disposition réelle de
+la France et de l'Europe. Je crois que le sentiment catholique s'est
+affaibli en France depuis la bataille de Castelfidardo. Cependant croyez
+qu'il est toujours très fort; nous ne pouvons nous débarrasser comme les
+Anglais des chimères chevaleresques en présence des intérêts. Les
+Anglais tolèrent les insolences des Yankees en considération du coton.
+On ne pourrait obtenir cela des Français. Un vieillard sans puissance
+et quinteux, fait pitié. Il serait plus facile de lui faire la guerre
+s'il était souverain d'un grand pays. Pensez, en outre, à l'influence
+énorme des curés et des femmes, qui sont toutes papistes. Voyez combien
+il est nécessaire de ménager la chèvre et le chou, et prenez patience,
+si on ne se décide pas aussi vite que vous le désirez.
+
+Adieu. Comment vont vos genoux et vos poignets?
+
+
+
+
+LXXXV
+
+
+Paris, 14 octobre 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis arrivé hier à Paris avec M. Fould. Voici votre lettre. Les
+conditions du duc sont parfaitement justes. Vous vous souvenez que je
+vous avais dit que son nom serait sur le livret. Quant au soleil et au
+vernis, bien que le premier de ces deux articles soit peu à craindre en
+Angleterre, notre surveillant y mettra bon ordre. Mais je ne sais de
+quel tableau le duc veut parler. Il ne dit que le nom de l'auteur, et
+point le sujet. Vous connaissez la condition pour l'exposition, artistes
+vivants ou morts depuis moins de dix ans, Paul Delaroche est mort en
+1857 ou 1856.
+
+On est ici dans un état de crise qui, dans un autre pays, n'aurait rien
+d'effrayant, mais qui, avec des imaginations niaises comme on en a ici,
+pourrait devenir très grave. _Mon hôte de Biarritz_ en est un peu alarmé
+et commence à voir avec inquiétude que le tas de niais qu'il a autour de
+lui a laissé faire bien des bêtises. D'ailleurs, entre _l'hôte et
+l'hôtesse_, particulièrement en ce qui touche au spirituel, il y a
+toujours de graves dissidences qui compliquent la situation.
+
+On commence à demander assez hautement qu'on en finisse avec la question
+de Rome. Un bruit s'est répandu qui, je crois, n'est qu'une invention
+pour autoriser à attendre sans rien faire: c'est que notre saint-père
+allait bientôt mourir. Naturellement, on dit que l'on peut ajourner
+toute solution jusqu'à son successeur; très bonne occasion pour ne rien
+faire du tout.
+
+Bref, il y a ici de grandes inquiétudes: mauvaise récolte en blés,
+guerre d'Amérique, traité de commerce avec l'Angleterre et la Belgique
+qui met en souffrance un certain nombre d'industries. Tout cela ne
+présage guère un bon hiver. M. Fould va, je crois, recevoir des
+propositions, l'opinion publique le désignant pour prendre en main la
+poêle. Il a ses conditions, auxquelles il fera bien de se tenir.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. M. Fould a beaucoup regretté que vous ne soyez
+pas venu. Il vous aurait fait manger des ortolans sublimes. Je ne trouve
+pas de mot pour exprimer ce qu'est un ortolan gras et frais. Cela vaut
+mieux que toutes les hanches possibles, fussent-elles revêtues de
+crinoline.
+
+
+
+
+LXXXVI
+
+
+Paris, 23 octobre 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Voulez-vous une histoire assez bonne du séjour du roi de Prusse à
+Compiègne, où il n'est pas question du roi de Prusse?
+
+On était allé au château de Pierrefonds, château gothique comme vous
+savez. Madame *** était dans un groupe de dix ou douze personnes parmi
+lesquelles le maréchal X... Elle demanda ce que c'était qu'un grand
+lézard sculpté qui sortait du toit. On lui répondit que c'était une,
+gargouille. «Qu'est-ce qu'une gargouille?--C'est un conduit pour rejeter
+les eaux du toit.--Comment! tant de sculptures pour un conduit? Mais ce
+conduit-là doit coûter bien cher?--J'en sais de plus chers», dit à haute
+et intelligible voix le maréchal X... Je tiens le fait de deux témoins
+sûrs.
+
+Politiquement, cela veut dire que la dame ne vaut plus grand'chose
+auprès de qui vous savez, et j'en avais déjà fait la remarque. Je ne
+pense pas pourtant, comme tout le monde le croit ici, que notre ami
+Fould rentre au ministère. On a peur de lui; on lui garde une dent, je
+ne sais pourquoi. En attendant, les gens de finances se lamentent, et
+font des prédictions sinistres.
+
+Vous aurez vu la circulaire relative à la société de Saint-Vincent de
+Paul. Je crois qu'on aurait dû la faire il y a longtemps. Le moment
+peut-être n'est pas très bien choisi; mais, après tout, il y avait un
+danger réel à cette association cléricale, qui avait déjà pris une
+extension immense. Le Midi en est empesté.
+
+Je viens de voir Sobolewski revenant d'Italie. Il trouve que les
+fonctionnaires piémontais ne sont pas très adroits et que l'unification
+n'est pas trop avancée. Il n'a vu que le Nord. A ma grande surprise, il
+dit que c'est à Florence que les changements lui avaient paru avoir le
+plus de succès. L'ordre étant odieux aux gens des Marches, ils se
+plaignent des gendarmes et des préfets, qui ont toujours les lois et les
+décrets à la bouche, tandis que, sous le gouvernement du saint-père,
+quand on avait un _fratone_ dans sa manche, on faisait à peu près ce
+qu'on voulait.
+
+Je crois que le pape a eu l'art de persuader ici qu'il va mourir, en
+sorte qu'à toutes les propositions raisonnables, on répond: «Attendons.»
+Puis, autre bêtise: on se persuade que, lui mort, on ferait nommer un
+monseigneur Marini dont on attend monts et merveilles! Tout cela est
+fort triste.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; soignez-vous, ne buvez ni ne mangez, que comme
+je fais quand je ne dîne pas chez vous; vous vous porterez bien.
+
+
+
+
+LXXXVII
+
+
+Paris, 17 novembre 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+J'ai longuement causé, l'autre jour, avec M. de la Valette, qui va
+partir pour Rome la semaine prochaine. Je crois que vous auriez été
+satisfait. Le chevalier Nigra, avec qui j'ai dîné avant-hier au
+Palais-Royal, me paraît très content du choix de l'ambassadeur. Il me
+semble avoir toutes les qualités désirables pour traiter avec des
+ecclésiastiques. Une orthodoxie égale à la vôtre, et des dispositions à
+donner aux cardinaux toute la confiance que leur habit inspire à un bon
+catholique comme vous et moi. Malheureusement, je ne vois ni dans les
+Chambres ni dans le public la résolution qu'il faudrait pour lui rendre
+sa tâche facile.
+
+Le prince m'a beaucoup demandé de vos nouvelles. Il y avait à dîner M.
+Nigra; Ratazzi, qui ne dit pas grand'chose et qui n'a pas trop l'air
+d'en penser beaucoup plus; le prince de San-Cataldo et sa femme, qui
+est, je crois, Polonaise. Je m'étonnais, pendant tout le dîner, de lui
+trouver l'air si peu sicilien.
+
+J'ai dîné hier chez le duc Pasquier, qui a quatre-vingt-quinze ou
+quatre-vingt-seize ans. Il nous a raconté toute l'histoire du mariage de
+Napoléon Ier, d'une manière charmante; c'était à écrire sous sa dictée
+d'un bout à l'autre du récit, qui a duré plus de vingt minutes. Si les
+vieillards ne devenaient ni sourds ni aveugles, ce serait vraiment assez
+agréable de vieillir.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Faites-moi le plaisir de dire à M. Newton qu'il
+y a, dans le vestibule de la villa Albani, à Rome, un Apollon exactement
+semblable à celui que j'ai vu dans les marbres de Cyrène. Même
+dimension, même attitude, même draperie; seulement il est plus mutilé.
+Il y en a un plâtre au palais de l'Industrie. Cela prouve que ces deux
+marbres, le vôtre et celui de Rome, sont des copies d'un original fameux
+qui est à trouver.
+
+
+
+
+LXXXVIII
+
+
+Paris, 4 novembre 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Le chevalier Nigra va demain à Compiègne passer huit jours, à ce qu'on
+me dit; M. Fould aussi. Il est très possible qu'il en revienne avec un
+portefeuille. Je le désire, non pour lui, mais pour nos finances, qui en
+ont besoin.
+
+Je ne crois pas du tout à la guerre, si les Italiens ne font pas de
+sottises. L'Autriche n'a pas de quoi acheter des souliers à ses soldats,
+et nous n'en avons guère davantage.
+
+Adieu, mon cher Panizzi, écrivez-moi avant que j'aille à Compiègne.
+
+
+
+
+LXXXIX
+
+
+Compiègne, 16 novembre 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis ici depuis huit jours et j'ai assisté à la petite comédie
+ministérielle qui s'est jouée. Elle s'est terminée comme vous avez vu.
+Notre ami est entré par une très bonne porte. Je l'aurais désirée plus
+large pour lui, mais il ne se peut rien de plus honorable que la lettre
+de l'empereur. Il a été également très bien traité par l'impératrice, et
+les préventions qu'il a pu craindre autrefois paraissent tout à fait
+dissipées à présent. Cependant il est évident qu'il entre dans un
+cabinet où il a des ennemis très acharnés, sinon très dangereux, et je
+prévois sous peu des batailles à livrer. X. paraît un peu écorné. Ce
+qu'il dit ici de bêtises aux uns et aux autres n'est pas croyable. C'est
+la médiocrité ou plutôt la nullité personnifiée, accompagnée d'une
+vanité puérile à laquelle il faut des _fiocchi_ continuels.
+
+La mort du roi de Portugal est venue rompre toutes nos fêtes. Celle de
+l'impératrice, entre autres, est renvoyée au 22, lorsque le deuil sera
+dans sa seconde phase. Les bouquets ont été contremandés. Cependant M.
+Nigra m'en a envoyé un énorme que j'ai fait remettre à Sa Majesté sans
+lui dire de quelle part. Mais on a reconnu le masque, car il avait eu
+soin d'y mettre une profusion de rubans aux couleurs italiennes.
+
+Nous avions ici quatre highlanders sans la moindre culotte: le duc
+d'Athole, lord Murray, lord Dunmore et lord Tullybardine. Hier, ils ont
+dansé des _reels_ avec leurs _pipers_. Ils sont fort bons diables, et
+ont l'air de s'amuser. Ce n'est pas le cas pour tout le monde.
+
+Si vous aviez entendu, il y a deux jours, l'empereur parler des affaires
+d'Italie, vous auriez été assez content. Nigra, qui a passé les huit
+premiers jours du mois à Compiègne, m'a paru très reconnaissant de
+l'accueil qui lui a été fait. Cela ne veut pas dire qu'on quitte Rome;
+mais je crois que la question fait des progrès.
+
+On descend pour déjeuner. Je n'ai que le temps de vous dire adieu.
+
+
+
+
+XC
+
+
+Paris, 8 décembre 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Depuis mon retour de Compiègne, je suis, de deux heures jusqu'à six, en
+commission pour le sénatus-consulte de M. Fould. Il m'avait prié
+d'intriguer pour en être et j'ai bravement voté pour moi dans mon
+bureau. J'ai failli avoir l'unanimité, ce qui aurait été fâcheux pour ma
+modestie. Nous sommes là à faire de l'éloquence, à fendre des cheveux en
+quatre, à chercher midi à quatorze heures, et, en attendant, le temps
+passe et nous n'avançons pas. Je crains que nous n'en ayons encore pour
+une douzaine de jours.
+
+Pendant que nous nous exterminons pour la chose publique, il fait à
+Cannes, à ce qu'on m'écrit, le plus beau temps du monde. Cousin est
+établi à deux pas de chez moi. Il y a grande et nombreuse compagnie;
+tous les jours arrivent des gens qu'on met à la porte faute de logement.
+
+J'ai dîné hier avec Bixio, qui demandait de vos nouvelles. Il venait de
+recevoir une lettre de son fils, qui venait d'assister à sa première
+affaire, et qui l'avait prise avec le plaisir que l'on trouve aux balles
+dans sa famille. Il dit que c'est comme le premier baiser d'une femme.
+Ils ont tué une douzaine de bourboniens et en ont fusillé autant; ce qui
+est moins drôle que de les tuer en combattant. Il prétend que Borges a
+été fusillé il y a longtemps, mais qu'on en a un autre pour le
+remplacer. Les chefs qui courent les montagnes de la Basilicate
+paraissent des gens très énergiques et intelligents; mais leurs soldats
+sont d'atroces canailles. Voilà le résumé du jeune Bixio.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; dites-moi ce que vous devenez et si nous
+partirons ensemble.
+
+
+
+
+XCI
+
+
+Cannes, 31 décembre 1861.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Si M. Fould remet nos finances en bon ordre, il est probable que,
+pendant quelque temps, nous serons dans la plus belle position politique
+où la France ait été. Malheureusement tout dépend de la vie et de la
+santé d'un seul homme. J'attends beaucoup de l'excellente mesure qu'il a
+prise et que _notre ami_ a provoquée. Il s'est très sagement lié les
+mains, se sentant entouré de gens disposés à lui tendre les leurs en
+toute occasion. M. Fould a notablement augmenté le nombre de ses
+ennemis, mais il n'en a cure. Je le crois très solide pour le présent,
+parce qu'il est nécessaire. Plus tard, cela deviendra grave. Vous avez
+dû être content de son discours au Sénat. C'est du langage vraiment
+parlementaire et d'un homme d'affaires. On est très peu habitué à ce
+style dans notre Luxembourg, où, à tout propos, on répète Magenta et
+Solferino.
+
+On prétend que l'adresse sera l'occasion d'un débat très vif. Le prince
+Napoléon fera un autre discours. Je compte me priver de tout cela, et ne
+revenir à Paris qu'après les grands froids passés.
+
+Adieu, mon cher ami; je vous souhaite santé et prospérité pour 1862 et
+la fin du siècle.
+
+
+
+
+XCII
+
+
+Cannes, 3 février 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je ne sais quel sera le projet d'adresse du Sénat. D'après la
+composition de la commission, il n'est pas facile de le deviner. Il n'y
+a pas de papistes déclarés; seulement des gens qui voudraient ménager la
+chèvre et le chou. La publication de la correspondance de M. de la
+Valette avec M. Thouvenel et le cardinal Antonelli est, ce me semble, un
+assez bon symptôme. Il est évident qu'on a voulu donner une preuve
+matérielle de l'entêtement de la cour romaine. Je vois un autre symptôme
+dans la mention faite, dans le rapport de M. Fould et dans d'autres
+documents, de la dépense que coûte l'entretien d'un corps d'armée à
+Rome. Je ne doute pas que l'intention de l'empereur ne soit de le
+retirer le plus tôt qu'il pourra.
+
+Maintenant le point le plus difficile, c'est la situation de Rome. Dès
+que nous serons sortis, il est fort à croire qu'on voudra pendre
+Antonelli. Si vous gardiez du loup un mouton obstiné, vous ne seriez
+peut-être pas entièrement à l'abri de tout reproche, le jour où, après
+avoir bien admonesté ledit mouton, lui avoir représenté ce qu'il avait à
+faire pour être tranquille et n'avoir rien à craindre, vous vous en
+iriez avec l'assurance qu'il sera croqué par sa faute. Ou, si la
+comparaison du mouton ne vous semble pas assez respectueuse quand il
+s'agit de la sainte Église romaine, prenez un fou qui a la monomanie du
+suicide. C'est le cas de ces messieurs. L'empereur craint la
+responsabilité du médecin quand son malade s'est jeté par la fenêtre.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Vous paraissiez croire, il y a quelque temps, à
+une aggression de l'Autriche. Je ne la crois pas possible dans la
+situation politique et financière où elle se trouve. Les blagues de
+Benedek ne prouvent rien. Il faut de l'argent pour mettre une armée en
+mouvement; seulement, il est à croire que les Autrichiens ne seraient
+peut-être pas fâchés d'être attaqués. Si le Parlement italien conserve
+du calme, il ôtera cette espérance au cabinet de Vienne. La guerre la
+plus sûre que vous puissiez faire à l'Autriche, c'est de la laisser se
+consumer en préparatifs inutiles et ruineux.
+
+
+
+
+XCIV
+
+
+Cannes, 10 mars 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je reviens d'une excursion dans nos montagnes[14]. A deux mille pieds
+au-dessus du niveau de la mer, nous avions chaud et les orangers ont
+des fruits mangeables. Il y croît des asperges sauvages dont nous nous
+régalions et qui me rappelaient l'Italie. Les aimez-vous? on les adore
+ou on les déteste.
+
+ [Note 14: A Saint-Césaire, chez le docteur Maure.]
+
+Notre discussion de l'adresse a dû vous intéresser. Bien que nos gens
+soient des vieillards très goutteux, très écloppés pour la plupart, ils
+ont montré une ardeur toute juvénile à crier et à faire tapage. Nous
+autres gens sensés et philosophes, nous ne pouvons pas nous figurer ce
+que deviennent de vieux généraux en pouvoir de femmes. La peur du diable
+les prend, et, par suite, l'amour de notre saint-père le pape, dont le
+diable est le gendarme ou le premier ministre, si vous voulez.
+
+On m'écrit que c'est encore bien pis dans les salons de Paris. On vous
+appelle un homme sans moeurs si vous doutez que le pape ne soit un saint
+martyr et M. de Goyon un tison d'enfer crucifiant le vicaire de
+Jésus-Christ. Par contre, il ne paraît pas que le reste du public se
+montre très enclin, à cette mode de dévotion. On m'a écrit que les
+étudiants font du tapage, que les ouvriers disent de mauvais propos aux
+prêtres, enfin qu'il y a une agitation assez mauvaise des deux côtés.
+
+La discussion de l'adresse dans le Sénat me semble au fond assez bonne.
+M. Billault a usé du dernier argument, qui, à parler franchement, est le
+seul bon, au point de vue français. C'est lorsqu'il a dit qu'après avoir
+occupé Rome, nous serions mal reçus à vouloir empêcher un autre de
+l'occuper. Or, cet autre, ce sont les Autrichiens, que le pape appelle
+de tous ses voeux. Nous ne sommes pas en position d'entamer une guerre
+qui pourrait devenir générale. Cependant, à la manière dont il a parlé
+de l'obstination de la cour de Rome, il y a lieu d'espérer que le
+gouvernement français comprend la nécessité d'en finir.
+
+Ici, on est, ce me semble, assez effrayé du changement du ministère
+italien. Je ne parle que par l'impression que me donnent les journaux et
+le peu de lettres que je reçois. On ne croyait pas que M. Ricasoli fût
+bien disposé pour la France, on le regardait même comme décidément
+hostile à l'empereur; mais, en même temps, il avait la réputation d'être
+très franchement contraire au parti du mouvement qui est le plus
+dangereux et pour vous et pour nous. J'ai rencontré plusieurs fois M.
+Ratazzi à Paris. Il ne paye pas de mine; il a l'air timide et
+embarrassé; cela tient peut-être à ce qu'il ne parle pas le français
+très facilement. Il a fait, d'ailleurs, un bon discours dans un dîner
+qu'on lui a donné ici.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; miss Lagden et mistress Ewers me chargent pour
+vous de mille amitiés et compliments.
+
+
+
+
+XCV
+
+
+Cannes, 22 mars 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Votre lettre, qui a dû se croiser avec la mienne, et qui m'a été
+adressée à Paris, je ne sais par qui, portait cette suscription: à
+_Kenné-Vard_. Cependant, elle est arrivée à Cannes (Alpes-Maritimes). Ce
+qui fait grand honneur à l'administration des postes.
+
+M. Fould m'a fait nommer membre du jury international pour les faïences
+et porcelaines. Il en résulte que je serai à Londres le 1er mai, sinon
+plus tôt. Je n'ai pas besoin de vous dire que je m'arrangerais
+merveilleusement de votre hospitalité, qui m'est déjà si connue; mais je
+ne sais pas encore bien de quelle façon je dois être à Londres et pour
+combien de temps. Non pas que je craigne que vous n'abusiez de votre
+position pour me faire voter en faveur de votre fabricant de pots de
+chambre; mais, d'une part, si la chose durait longtemps, je ne voudrais
+pas vous embarrasser; de l'autre, je ne sais pas s'il n'y a pas un hôtel
+pour les infortunés dans ma position. Enfin nous verrons. Quand je serai
+à Paris, j'en saurai plus long et je vous dirai tous mes projets.
+
+Je quitte Cannes mardi prochain, désolé de laisser des champs couverts
+de violettes et d'anémones pour les boues de Paris.
+
+Je suis sans nouvelles ici. Il me semble qu'il y a de l'agitation à
+Paris, ce à quoi la discussion de l'adresse n'a pas peu contribué. On
+nous a rendu des institutions parlementaires ce qu'il y a de plus
+inutile, sinon de plus nuisible. Cependant cela peut avoir un bon effet,
+celui de prouver à l'Europe que la parole est assez libre dans nos
+assemblées politiques.
+
+Il me semble qu'il résulte de la discussion du paragraphe relatif aux
+affaires de Rome, que tout le monde s'accorde à décerner au gouvernement
+du saint-père un brevet d'incapacité et de sottise. C'est quelque chose
+mais pas encore assez. Je compte beaucoup, pour terminer la question,
+sur l'emploi du vinaigre, dont nos prêtres font un si grand usage.
+
+Mais qu'arriverait-il si, au lieu de dépenser quinze ou vingt millions
+par an à tenir garnison à Rome, on en dépensait cinq ou six à acheter
+les consciences du sacré collège? Je me suis toujours laissé dire que la
+simonie était pratiquée à Rome sur une grande échelle. Le duc de Modène,
+votre légitime souverain, obtenait ce qu'il voulait avec une douzaine de
+_zampetti_.
+
+Cousin a quitté Cannes hier. Il est guéri de son mal de gorge, mais le
+sang qui le tourmente s'est jeté dans ses jambes. Il a des varices qui
+l'inquiètent, et il va à Montpellier pour se faire faire des caleçons en
+gutta-percha. Je l'ai trouvé très raisonnable, mais les lettres de ses
+amis les burgraves, qu'il me montrait de temps en temps, ne le sont
+guère. Ce sont des fous qui ne pensent qu'à détruire, sans examiner si
+l'édifice ne leur tomberait pas sur la tête.
+
+M. Fould dans une de ses dernières lettres me demandait de vos
+nouvelles; sa conversion de la rente a eu plein succès, mais il a contre
+lui une masse d'ennemis dont les plus dangereux ne sont pas les
+déclarés. Cependant il me paraît avoir bon courage, et bonne disposition
+de mordre qui le mordra.
+
+Adieu, mon Cher Panizzi; mille amitiés à nos amis. Jeudi ou vendredi
+prochain, je serai à Paris, et vous aurez bientôt communication de mes
+plans.
+
+
+
+
+XCVI
+
+
+Paris, 31 mars 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Il y a certainement beaucoup d'agitation sourde à Paris et ailleurs;
+mais les choses sont loin d'en être au point où Duvergier de Hauranne et
+autres grands politiques les voient. On souffre de la crise monétaire,
+de la crise alimentaire, de la crise religieuse. Les orléanistes et les
+légitimistes se donnent beaucoup de mouvement pour faire tomber la
+voûte sur leurs têtes. Bien qu'ils soient experts en cette manoeuvre,
+elle me paraît encore solide; mais il est certain que ni les ministres
+ni les Chambres ne plaisent au public. On aspire vers quelque chose qui
+ne soit ni le passé ni le présent.
+
+Le prestige de l'empereur n'a pas diminué dans les masses; et les
+classes qui se disent intelligentes aboutiront, je crois, avec tous
+leurs efforts, à donner à son gouvernement une tendance plus
+démocratique. Je ne suis pas de ceux qui s'en réjouiront, mais je ne
+vois pas trop comment il pourrait en être autrement. La passion est si
+aveugle, que les parlementaires et les aristocrates, qui pourraient
+empêcher la balance de pencher d'un côté, la précipitent au contraire.
+Malgré le goût furieux qu'on a pour l'argent aujourd'hui, il y a une
+foule de gens qui, au risque de compromettre leur fortune, mettent des
+bâtons dans les roues de M. Fould.
+
+La grande nouvelle est le retour de la Valette. Il paraît qu'il est venu
+dire ici qu'il était impossible de vivre à Rome avec Goyon, et qu'il
+fallait en retirer ou lui, la Valette, ou bien l'autre. Ce soir, on
+disait que le maréchal Niel allait remplacer l'un et l'autre et être à
+la fois ambassadeur et commandant du corps d'armée. Ce serait une
+singularité qu'un ambassadeur avec une armée; mais, enfin, cela vaudrait
+mieux que ce qui existe et ce qui a trop duré.
+
+Un officier français qui revient d'Italie me dit que la fusion des
+volontaires avec l'armée régulière est très malheureuse et qu'il en
+résultera un affaiblissement notable pour l'armée italienne. Nos armées
+républicaines d'autrefois ne se sont pas trop mal trouvées de semblables
+mesures; mais, ici, ce qui me paraît grave, c'est la force que cela va
+donner au parti progressiste, aux impatients qui peuvent tout perdre. Ce
+temps-ci devrait pourtant conseiller la patience.
+
+L'Allemagne, avec ses princes imbéciles, se détraque davantage de jour
+en jour. Le roi de Prusse me paraît avoir des velléités d'imiter Charles
+X, et il pourrait bien avoir le même sort. Il se trouve dans une
+singulière position, pouvant se mettre à la tête d'une révolution où il
+a tout à gagner, ou bien d'une contre-révolution où il a tout à perdre.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Je pense que je dois être à Londres pour le 1er
+mai. Je crains que vous n'ayez de moi plus que vous n'en voudrez.
+
+
+
+
+XCVII
+
+
+Paris, 9 avril 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+On est toujours ici dans la sotte situation dont je vous ai parlé il y a
+quelques jours. Tout le monde voit le mal et fait des prédictions
+sinistres; on dit à Sa Majesté où le bât blesse, et il ne paraît pas
+près de prendre une résolution.
+
+En attendant, l'anarchie fait des progrès. Les prêtres imaginent tous
+les jours quelque sottise nouvelle. L'archevêque de Toulouse veut
+célébrer par une grande fête l'anniversaire d'une conspiration huguenote
+à Toulouse, et a annoncé une fête solennelle en commémoration d'un petit
+massacre qui eut lieu en 1562. Il y a de quoi exciter une émeute à
+Toulouse, où il y a des rouges et des blancs, également mauvaises
+têtes.
+
+J'ai dîné hier avec trois ministres, tous les trois désolés et
+désespérant de se faire écouter. Un d'eux, et c'est le plus éloquent de
+la bande, m'a pris à part pour me prier de parler au maître et de lui
+dire l'état des choses. «Comment voulez-vous qu'on m'écoute, lui ai-je
+dit, moi, qui n'ai pas qualité pour être écouté?--C'est précisément à
+cause de cela, m'a-t-il répondu, que peut-être on vous écoutera.»
+
+Les papistes du ministère, et il y en a plusieurs que bien vous
+connaissez, lui montrent la révolution déchaînée et lui disent qu'il n'y
+a de salut que dans les bras des prêtres et des blancs. On prête ce mot
+à une grande dame, mais je n'y crois pas: «Je n'aime ni les blancs ni
+les rouges, mais plutôt les blancs que les rouges!» Si cela continue,
+elle verra ce que peuvent les blancs et ce qu'ils feront pour la
+défendre.
+
+On disait hier au soir que M. de la Valette allait retourner à Rome et
+que Goyon serait rappelé. Ce serait une bonne chose, mais il y a déjà
+longtemps qu'on nous promet cela, et toujours nous attendons. J'ai des
+nouvelles d'Italie de source que je crois très bonne. On me dit qu'à
+Naples l'immense majorité est pour l'unité italienne, que les bandes
+sont très peu nombreuses, très peu dangereuses, et que le personnel ne
+se compose que de voleurs. En Sicile, le désordre est plus grave; on
+pille et on vole partout avec impunité. Impossible d'avoir des recrues
+pour l'armée.
+
+Au sujet de la tournée triomphale de Garibaldi, on prétend que les
+journaux ont fort exagéré l'effet qu'il a produit. On est allé le voir
+et l'entendre comme on va à un opéra nouveau. Personne n'attache grande
+importance à ce qu'il dit ni à ce qu'il fait. C'est une bête curieuse.
+Le mal, à mon avis, c'est qu'il y a tant de bêtes prêtes à suivre celle
+qui va brouter sur le bord d'un précipice!
+
+Pensez aux commissions que vous aurez à me donner. Selon mon usage, je
+viendrai sans habits et je puis vous apporter ce que vous désirerez;
+j'espère, d'ailleurs, que vous n'avez pas besoin d'un piano a queue.
+
+On joue un mélodrame[15] samedi prochain et l'on s'attend à un tapage
+horrible; car, maintenant, c'est au spectacle qu'on fait de
+l'opposition.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; quand vous vous ennuyez où vous êtes,
+réfléchissez que vous êtes dans le seul pays ou on peut être sûr de son
+lendemain.
+
+ [Note 15: _Les Volontaires de 1814_, par Victor Séjour,
+ dont la première représentation n'eut lieu au théâtre de la
+ Porte-Saint-Martin que le mardi, 22 avril 1862.]
+
+
+
+
+XCVIII
+
+
+Paris, 18 avril 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Que vous dirai-je de la politique? L'anarchie est toujours en nos
+conseils. On a cru un instant qu'on allait changer quelques ministres,
+puis rien ne s'est fait. Il est évident pourtant que les choses ne
+peuvent pas demeurer longtemps _in statu quo_, et il faudra bien que la
+balance penche d'un côté ou de l'autre.
+
+Lord Palmerston n'a pas fait avancer la question de l'évacuation par son
+discours de l'autre jour. Était-ce de sa part étourderie naturelle à un
+jeune ministre comme lui; mauvais vouloir pour nous, ou désir de
+popularité? je n'en sais rien; mais je regarde son discours comme un
+embarras de plus dans une affaire où il y en a déjà tant.
+
+Il paraît que Ratazzi offre maintenant de garantir au pape la possession
+des États qu'il conserve à présent, et qu'il prendrait l'engagement de
+les faire respecter. Mais comment empêcher les Italiens de Rome de
+mettre à la porte le saint-père s'il n'y a plus qu'eux pour le garder?
+Le voyage de Garibaldi, et surtout ce qu'il a dit au sujet de Mazzini, a
+fait ici un très mauvais effet. C'est un personnage dans le genre de la
+Fayette, que ses bonnes qualités, mêlées à la faiblesse de son
+caractère, rendaient très dangereux. On me dit que ces ovations qu'il
+reçoit partout ne prouvent pas qu'il ait une grande influence; qu'on
+honore en lui son dévouement et son désintéressement sans adopter sa
+politique. Cela est possible; mais, ici, on s'effraye facilement de tout
+ce qui ressemble à de l'agitation révolutionnaire, et, par peur du
+rouge, on en est venu à proscrire le rose.
+
+On ne sait rien encore sur ce qui se fera pour l'ambassade de Rome. La
+Valette paraît bien décidé à n'y pas retourner s'il doit y retrouver
+Goyon. Les paris sont ouverts pour l'un et pour l'autre. Ce qui me
+paraît le plus probable, c'est qu'on enverra à Rome quelque général qui
+réunira les fonctions diplomatiques et le commandement militaire. Encore
+une cote mal taillée!
+
+Adieu, mon cher Panizzi. J'espère que votre rhume vous aura quitté.
+
+
+
+
+XCIX
+
+
+Paris, 23 avril 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+On nous parle beaucoup de la confusion qui règne dans la commission
+anglaise de l'exposition. Il n'y en a pas moins dans notre commission
+française, si bien que je ne sais pas encore quel est mon destin. Les
+uns me disent que je suis président d'une classe, les autres, simple
+membre. Je me soucie autant de l'un que de l'autre, pour l'honneur et le
+profit; la grande question, c'est de savoir quand je dois être à
+Londres. De toute façon, j'y serai très prochainement; mais je vous
+préviendrai toujours deux jours d'avance.
+
+Ce que je vous disais de l'offre faite par le gouvernement italien, je
+l'ai entendu dire hautement à Vimercati chez le prince Napoléon, et il
+le donnait comme la pensée du comte de Cavour. Il n'y a qu'un
+inconvénient à cette combinaison, c'est la difficulté de l'exécution.
+Comment empêcher les descendants de Rémus, _magnanimi Remi nepotes_, de
+_sbudellare_ Autonelli?
+
+Je persiste à trouver que le discours de lord Palmerston est peu
+politique, supposé que son désir soit que nous évacuions, avec les
+dispositions de jalousie qui existent dans les deux pays; il n'y a pas
+de pire moyen d'obtenir quelque chose que d'avoir l'air de l'exiger.
+Assurément l'empereur et les gens qui raisonnent savent les obligations
+des entraînements d'un ministre devant une Chambre; mais le gros public
+n'y comprend rien, et l'amour-propre national, s'en mêlant, crée un
+embarras de plus.
+
+J'en aurai long à vous conter sur les nôtres, quand je serai au British
+Museum. Le pire, c'est qu'il faudrait, pour en sortir, un peu d'énergie,
+et, malheureusement, je crains qu'elle ne fasse défaut.
+
+Adieu mon cher Panizzi; vous savez que Viollet-Leduc est chargé des
+réparations du château de Pierrefonds et d'autres travaux pour
+l'empereur. Cela posé, je vous demanderai pourquoi un architecte est
+nécessaire pour le mariage de notre amie la charmante veuve, qui va
+épouser le duc de R...? _Réponse:_ parce qu'elle aura besoin de
+Viollet-Leduc (ou de violer le duc). Il passe, en effet, parmi les
+jeunes gens de son âge, pour être médiocre entre deux draps.
+
+
+
+
+XCIX
+
+
+Paris, 26 avril 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+La reine de Hollande est ici, et il faut que je lui fasse ma cour. Je
+suis invité aux Tuileries et à l'ambassade d'Angleterre. Enfin ma
+vieille cuisinière est malade et j'ai des tracas par-dessus les
+oreilles. D'ailleurs, il paraît que rien n'est prêt à Londres et que le
+jury ne se réunira pas avant le 7 de mai.
+
+La Valette part lundi pour Rome. Il paraît certain que Goyon s'en
+revient. La Valette semble satisfait et dit qu'enfin il a une mission.
+
+Je vous écris à la hâte. Je dors sur tous les draps possibles. Je ne
+demande qu'une chose, c'est que vous ne me fassiez ni boire ni manger.
+Je n'ai plus ni tête ni estomac.
+
+
+
+
+C
+
+
+Paris, 2 juillet 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Si j'avais la moindre étincelle de poésie, c'est en vers que je vous
+écrirais, pour vous décrire l'affreuse mer que j'ai traversée hier sur
+_the Queen Victoria_, laquelle secoue son homme mieux que n'a jamais pu
+faire l'impératrice Messaline. J'ai souffert le martyre, et, pendant que
+je remplissais une cuvette placée entre mes mains, la mer entrait par le
+collet de mon habit et me mouillait le derrière, s'il est permis de
+s'exprimer ainsi. J'ai trouvé mon dîner prêt, mais j'avais et j'ai
+encore l'estomac trop brouillé pour manger. Il me semblait même que mon
+lit dansait sur la vague.
+
+Je vous écris du Sénat, en attendant qu'on nous renvoie dans nos foyers,
+car c'est notre dernière séance. Je trouve tout le monde assez préoccupé
+du Mexique, de la récolte qui inspire des inquiétudes et des élections
+qui auront lieu cette année. On est assez sévère, ce me semble, pour
+l'impératrice, à qui on attribue l'expédition du Mexique.
+
+De Rome, je n'ai rien appris. Le pape, qui donnait des espérances de
+passer dans une meilleure vie, paraît tout à fait remis et plus entêté
+que jamais.
+
+L'empereur va partir pour l'Auvergne, où il pourra, chemin faisant,
+tâter un peu le pouls aux populations.
+
+Le pauvre Landresse, le bibliothécaire de l'Institut que vous
+connaissiez, a été enterré avant-hier. Il est impossible d'être absent
+deux mois sans perdre quelqu'un de ses amis. Le chancelier Pasquier est
+toujours bien malade; on dit qu'il ne passera pas la semaine. Il a un
+catarrhe et quatre-vingt-dix-sept ans.
+
+J'ai voyagé avec Walewski, avec lequel j'ai joué un duo de cuvette; avec
+le comte Branicki, qui n'a fait que manger pendant la traversée. C'est
+un coeur et un estomac cosaque, qui digérerait du lion et du chameau.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie, et faites-vous le moins de
+mauvais sang possible au sujet des hommes et des choses.
+
+
+
+
+CI
+
+
+Paris, 11 juillet 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je donne demain à dîner à Saint-Germain, au docteur Maure, à Cousin et
+Mignet, à miss Lagden et mistress Ewers. Nous boirons à votre santé.
+Précisément le prince Napoléon s'est avisé de m'inviter ce jour-là. Je
+suis allé faire mes excuses à son chambellan, qui m'a promis d'arranger
+l'affaire.
+
+Le duché de Morny ne me paraît pas faire un très bon effet. Ce pays-ci
+est trop démocratique pour ces façons-là. Je croyais que Morny était
+trop peu poétique pour faire cas d'un titre tout sec.
+
+L'empereur est admirablement reçu dans son petit voyage. Il a parlé bien
+à l'archevêque de Bourges.
+
+Il y a quelques jours, la princesse Mathilde avait eu l'imprudence
+d'aller à la messe à Saint-Gratien, où elle a une maison de campagne. Le
+curé s'est avisé de faire une prière improvisée, pour que le bon Dieu
+ouvrît les yeux des grands de la terre, et leur inspirât de ne plus
+persécuter le vicaire de Jésus-Christ. La princesse s'est levée
+furieuse, et est sortie de l'église sur-le-champ. Le bon, c'est que
+toute l'assistance l'a suivie et le curé est resté tout seul avec son
+bedeau.
+
+Adieu; portez-vous bien et accoutumez-vous à supporter sans émotion la
+vue de vos beaux arbres et de votre parc.
+
+
+
+
+CII
+
+
+Paris, 18 juillet 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis en grand ennui et tracas. Ma pauvre cuisinière est morte hier
+chez moi.
+
+Je ne crois pas du tout à la paralysie dont vous me parlez, mais à
+quelque raison secrète et capitale que vous pouvez avoir pour ne pas
+vous arrêter à Paris. Vous ferez, au reste, comme bon vous l'entendrez.
+Vous n'êtes nullement de tempérament à avoir cette maladie que vous
+dites. Seulement, ainsi que je vous en ai averti bien des fois, vous ne
+faites pas assez d'exercice et vous vivez trop bien. Il vous sera bon de
+marcher un peu dans les montagnes, et, lorsque vous vous serez bien
+fatigué, je vous permettrai de manger des ortolans, s'il y en a. Il
+m'est absolument indifférent d'aller à Bagnères par Bordeaux ou par
+Lyon. La seule chose que je vous demanderai, sera un congé de huit jours
+pour une expédition mystérieuse, s'il y a lieu de l'entreprendre. Quand
+elle pourra se faire, je ne le sais pas encore.
+
+Un de mes amis de Cannes est à Paris en ce moment. Il revient d'Italie.
+Il a vu l'entrée de Victor-Emmanuel à Naples et dit qu'il n'a jamais vu
+enthousiasme pareil. Cela a produit un très grand effet à Rome, où l'on
+avait prédit tout le contraire. Les propos de Garibaldi en Sicile sont
+bien fâcheux. Cependant, les journaux, ici, les prennent plus doucement
+que je ne m'y serais attendu.
+
+L'affaire du Mexique préoccupe toujours beaucoup. On se plaint fort de
+la faiblesse de caractère du général et surtout de la coquinerie de nos
+alliés, les Mexicains de Marquez. Ce sont eux qui ont pillé un de nos
+convois. Dans ce pays, tout le monde est voleur, et il n'y a que
+quelques grands hommes qui sont assassins. Notre petite armée est en
+assez bonne santé sur le plateau; mais la garnison de la Vera-Cruz
+souffre horriblement de la fièvre jaune.
+
+Adieu, mon cher ami. A bientôt, j'espère. N'enviez pas le dîner que nous
+avons fait avec le docteur Maure et le professeur Cousin. Ce jour-là, il
+pleuvait des hallebardes. Prenant en considération les poitrines de
+Cousin et de miss Lagden, j'ai envoyé une circulaire pour changer le
+lieu du rendez-vous, et je les ai ajournés chez Véry au Palais-Royal. Or
+il s'est trouvé, ce que j'ignorais, que Véry est retiré des affaires. A
+sa place est un autre restaurant. Je m'y suis établi avec mes deux dames
+et j'ai commandé le dîner. Heureusement, il y avait une fenêtre sur la
+galerie, par laquelle j'ai fait le guet. Mes convives cherchaient Véry
+et ne le trouvaient pas. Je suis parvenu cependant à les ramener un à
+un, à l'exception de Barthélemy-Saint-Hilaire, qui n'avait pas reçu ma
+lettre et qui s'en était allé bravement à Saint-Germain. Nous avons fait
+un très mauvais dîner, mais assez gai pourtant.
+
+
+
+
+CIII
+
+
+Paris, 20 juillet 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je reçois ce matin votre lettre d'hier. C'est un des avantages de
+l'irréligion d'avoir des lettres le dimanche.
+
+Je voudrais bien vous laisser en route pour quelques jours, mais je ne
+sais encore rien de ce que je ferai; je ne sais pas même si je ferai
+cette mystérieuse expédition dont je vous ai parlé. Vous ne m'avez pas
+dit si vous voulez vous arrêter en route. Nous avons Tours, Poitiers,
+Angoulême et Bordeaux. Pour les amateurs de monuments, toutes ces
+villes-là ont leur mérite, Poitiers surtout.
+
+Le prince Napoléon est enchanté d'avoir un garçon. La princesse est très
+bien. Elle a l'air d'être prête à recommencer.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Je suppose que Londres commence fort à se
+dépeupler et qu'il n'y a plus d'autre dame aux pieds de qui vous
+puissiez me mettre.
+
+
+
+
+CIV
+
+
+Paris, 29 juillet 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+On croit que les actions de notre ami Fould sont en hausse. Des gens qui
+lui étaient très hostiles lui font la cour maintenant. Joignez à ce
+symptôme que madame *** paraît être fort en baisse. Il est certain que
+par un temps aussi chaud, il faudrait avoir le diable au corps pour en
+vouloir, sans parler des quarante et quelques printemps.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Si vous vouliez faire une pointe à Madrid, on y
+va maintenant en vingt-huit heures de Bayonne. Mais il n'y a plus
+personne: 30 degrés Réaumur; pas de taureaux ni de bibliothèque.
+
+
+
+
+CV
+
+
+Paris, 31 juillet 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+J'ai dîné hier à Saint-Cloud. La maîtresse de la maison m'a dit qu'elle
+désirait beaucoup vous voir et que je devais vous amener dîner chez
+elle, à moins que cela ne vous plût pas, et qu'elle serait bien aise de
+vous remercier encore une fois de toutes les attentions que vous avez
+eues pour elle au British Museum. On dîne à sept heures, en cravate
+noire. Il n'y a personne que sa mère et les gens de la maison. C'est à
+vous de voir si vous voulez y aller mercredi. Nous partirions le jeudi
+suivant. Je vous conte la chose telle quelle, sans chercher le moins du
+monde à vous influencer. Il se pourrait que vous eussiez quelque chose
+de bon à lui dire. D'un autre côté, je ne comprends pas plus aujourd'hui
+que hier votre grande presse de vous voir en rase campagne. L'heure de
+voiture entre Paris et Saint-Cloud est favorable à la digestion. Si vous
+me répondez oui avant dimanche, c'est-à-dire si vous m'écrivez demain en
+recevant ma lettre, ou même si vous m'écrivez samedi, je redîne
+dimanche, et je lui rendrai votre réponse.
+
+Je ne crois pas un mot de toutes les histoires de brigands et de
+débarquements faits sous les yeux de la Valette. Il n'est pas homme à
+laisser faire sans rien dire.
+
+Adieu, mon cher ami; portez-vous bien et venez nous voir le plus tôt que
+vous pourrez.
+
+
+
+
+CVI
+
+
+Biarritz, 29 septembre 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+J'espère que vous avez fait un bon voyage et que vous n'avez pas eu trop
+de regrets de votre expédition de la Rune[16]. Il n'a été question que
+de vous à la ville. L'impératrice me charge de vous dire combien elle a
+regretté de ne pas vous voir hier matin; mais elle était si fatiguée,
+qu'elle n'a jamais eu la force de quitter son lit. M. de Varaigne
+croyait que vous ne partiez qu'à deux heures, et s'excuse de n'avoir pas
+été vous serrer la main au moment où vous montiez en voiture. J'ai aussi
+des excuses à vous faire: je suis descendu sur la terrasse, mal rasé et
+médiocrement culotté, juste pour voir votre voiture trottant en _high
+style_ le long de l'avenue. Nous attendons de vos nouvelles avec
+impatience. Sachez que vous avez ici la plus grande popularité parmi les
+grands et les petits.
+
+ [Note 16: Site aux environs de Biarritz, L'impératrice
+ voyageait parfois sous le nom de comtesse de la Rune; c'est
+ sous ce pseudonyme que Mérimée lui a dédié sa nouvelle _la
+ Chambre bleue_.]
+
+Hier au soir, il y a eu une bataille en règle entre Sa Majesté et moi,
+simplement _de questione romana_. L'affaire a été engagée avant que
+j'aie eu le temps de me reconnaître et de l'éviter. Elle parlait avec
+une grande vivacité, mais sans colère. Il me semble que j'ai été aussi
+ferme que possible mais me maintenant très calme sans rien ménager. On
+m'a dit que j'avais été convenable.
+
+Point d'honneur; désir de montrer à M. Keller et à pareille espèce qu'on
+n'a pas peur; désir de montrer à l'Angleterre qu'on ne fait rien sous la
+pression d'une menace; inquiétude de donner aux rouges une occasion;
+voilà ses arguments.
+
+J'ai dit qu'on ne devait pas plus céder à des menaces qu'à des prières
+et des cajoleries hypocrites; qu'il ne fallait jamais prendre le
+contre-pied de la politique de ses ennemis; que _in medio virtus_; qu'il
+y avait plus de courage à mépriser des calomnies qu'à se jeter dans
+l'embarras pour les réfuter; enfin qu'on avait charge d'âmes, qu'on
+était responsable d'une dynastie et d'un grand pays et que la politique
+de sentiment ne valait pas mieux que la politique dite (à tort)
+machiavélique.
+
+La discussion a fini par l'épuisement des gosiers, et il y a eu un grand
+silence de huit à dix minutes; après quoi, il m'a semblé qu'elle était
+plus prévenante pour moi qu'à l'ordinaire; évidemment pour me montrer
+qu'elle n'était pas fâchée. Elle a même demandé à madame de Rayneval si
+elle croyait que je n'avais pas été blessé. Vous la reconnaissez à ce
+trait. En un mot, c'est avec la vivacité de son caractère et avec ses
+préjugés particuliers, par les mêmes considérations que votre _auguste
+hôte_, qu'elle envisage toute l'affaire.
+
+Je crois que, si les ministres anglais veulent sincèrement l'évacuation
+de Rome, ils ne l'obtiendront qu'en ménageant des susceptibilités
+généreuses et, par cela même, plus difficiles à effacer. Vous avez vu ce
+que peu d'étrangers ont vu, _leur intérieur_, et vous en savez sur leur
+caractère plus que tous les ministres de l'Europe. Vous pouvez faire
+beaucoup de bien, je crois, en disant vos impressions. Je ne doute pas
+qu'à part celle que vous a laissée la montagne de la Rune, elles ne
+soient excellentes.
+
+Ce matin, j'avais découpé un masque en papier pour le prince impérial.
+Il est entré dans le salon après le déjeuner, en disant: «Je suis
+monsieur Panizzi qui revient.»
+
+Nous avons tous plus ou moins des inquiétudes dans les mollets. Un des
+chevaux est resté malade à Sarre. Ce n'est pas le _vôtre_, mais un de
+ceux de Sa Majesté. Les marins de Saint-Jean de Luz sont venus rendre
+visite à l'empereur hier. Cela faisait très bon effet de la terrasse.
+Il y avait une flotte de vingt bateaux. Vous pouvez penser que cela a
+fini par un fameux pourboire.
+
+Ce soir, il y a bal. Nous avons fort admiré deux Circassiennes arrivant
+du Caucase, avec des yeux de gazelle et des cheveux tombant en tresses
+défaites sur de blanches épaules; très agréable mélange de civilisation
+et de sauvagerie, promettant de fameux profits pour le consommateur.
+
+Bonsoir; portez-vous bien et recevez les compliments et les regrets de
+tous les habitants de la villa.
+
+
+
+
+CVII
+
+
+Paris, 9 octobre 1862.
+
+(Très confidentielle.)
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Un mot à la hâte. Nous sommes partis à huit heures et demie de la villa
+Eugénie hier, et arrivés à Paris à minuit un quart. Nous avons passé
+assez mélancoliquement les derniers jours. Quatorze personnes, dont
+Leurs Majestés, ont eu des maux d'estomac, coliques et vomissements la
+même nuit, à la même heure. Votre serviteur a été des plus maltraités.
+Hier, tout le monde allait bien, sauf l'impératrice et Piétri, qui
+souffraient encore un peu.
+
+Il est question d'un grand remue-ménage ministériel. Un de nos amis m'a
+dit ce matin que, si ce changement avait pour objet de mettre de
+l'homogénéité dans le cabinet, il y applaudirait de tous ses efforts;
+mais que, si, comme il le craignait, il en résultait le renforcement du
+parti clérical, il se proposait de rendre son portefeuille. Je
+l'approuve complètement pour lui, car il a remis la barque à l'eau et la
+laisse dans un état excellent. Tous ces hauts et ces bas sont
+déplorables. Je me prends quelquefois à penser que c'est dans l'espoir
+d'arriver au bien qu'il commence par le pire. Très mauvais système.
+
+L'impératrice me charge de vous remercier de votre lettre, qui lui a
+fait grand plaisir. Mesdames de Rayneval et de la Poëze, M. de Varaigne
+et _tutti quanti_ vous disent mille amitiés.
+
+J'ai copié votre lettre pour qu'elle fût lue plus facilement et aussi
+pour substituer l'empereur à César, qui aurait pu être pris pour une
+ironie.
+
+Je vous écrirai demain plus au long au sujet de la conversation de
+Broadland[17]. Le courrier me presse.
+
+ [Note 17: Maison de campagne de lord Palmerston.]
+
+
+
+
+CVIII
+
+
+Paris, 11 octobre 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+L'indisposition dont je vous ai parlé n'a pas eu de suites. Je crois
+comme vous que nous avons mangé du vert-de-gris. Les cuisiniers jurent
+leurs grands dieux qu'il n'y en avait pas; mais les symptômes de notre
+indisposition me semblent concluants. Pour ma part, je suis parfaitement
+bien, aussi bien que votre cheval, qui, quoi que vous puissiez dire, est
+un animal vigoureux.
+
+Vous savez quelle est mon opinion sur la question romaine; mais je ne
+puis m'empêcher d'être surpris qu'un homme aussi fin et aussi pénétrant
+que lord Palmerston ne connaisse pas mieux les hommes et les choses du
+continent. C'est le défaut de tous les Anglais. Leur politique est
+fondée sur l'intérêt du pays, et ils se soucient peu d'être _logiques_.
+Par exemple, ils trouvent très bien que les Romains veuillent un autre
+gouvernement que celui du pape, et très mal que les Ioniens en demandent
+un autre que le leur. Il est de leur intérêt que l'Italie soit libre et
+unie, ils ne veulent pas lâcher les sept îles, et trouvent le
+gouvernement du sultan excellent. Je me rappelle encore le beau
+sang-froid de lord Palmerston, qui, il y a quelques années, me disait
+que les Druses étaient les plus honnêtes gens du monde. Malheureusement,
+sur le continent, et surtout chez nous, on ne se gouverne pas par le
+principe de l'intérêt du pays.
+
+L'empereur le disait fort justement: «La France fait la guerre pour des
+idées.» Pour ma part, j'en suis bien fâché, mais on ne refait pas le
+caractère d'une nation. Bien que voltairienne, il est plus que douteux
+que la France vît avec plaisir, et même de sang-froid, culbuter ce vieil
+imbécile dont elle se moque aujourd'hui.
+
+Je suppose qu'il n'y ait à Rome qu'une force insuffisante pour empêcher
+une émeute; que cette émeute eût lieu et que nos gens fussent
+maltraités, vous verriez toute la nation prendre feu comme pour cette
+affaire stupide du Mexique. Les Mexicains ont eu la bêtise de ne pas se
+laisser battre par une poignée de Français; et maintenant il n'y a pas
+un homme en France qui osât dire qu'il vaudrait mieux traiter avec
+Juarez que de lui envoyer des coups de canon qui coûtent fort cher.
+
+Croyez qu'il est difficile de retirer toutes nos troupes de Rome; mais
+cela vaudrait cent fois mieux que de n'y laisser que deux ou trois
+bataillons. Le premier parti est possible et j'espère qu'il prévaudra;
+mais le second est ce qu'il y a de plus dangereux. Considérez encore que
+les fous de Rome peuvent fort bien demander aux Autrichiens de remplacer
+les Français, et que nous n'aurions pas de trop bons arguments à leur
+opposer. Si l'Angleterre était disposée à nous seconder dans le cas
+d'une nouvelle rupture avec l'Autriche, ce ne serait que demi-mal; et
+l'Autriche, selon toute apparence, ne bougerait pas; mais lord Russell
+n'a-t-il pas dit que la Vénétie devait appartenir à l'Autriche?
+
+_Votre belle hôtesse_ me disait: «Pourquoi les Italiens, au lieu de
+prendre Rome, ne prennent-ils pas la Vénétie, qui a encore plus à
+souffrir que les Romains?» Je sais ce qu'il y a à répondre; mais c'est
+un argument populaire et qui frappe les masses. Enfin songez qu'il y a
+en France trente-quatre millions de catholiques assez _coglioni_ pour
+tenir, sans jamais être allés à la messe, à ce qu'on chante du latin à
+leur enterrement.
+
+La Valette se loue fort de Montebello, qui, arrivé papiste, s'est
+converti promptement, voyant à quelles canailles il avait affaire. Dès
+qu'il y a quelque disposition à l'orage, il enferme les soldats du pape,
+met la clef dans sa poche, et tout se passe en douceur.
+
+Il se brasse en ce moment quelque chose pour la reconnaissance des États
+du Sud. Je ne doute pas que la France et l'Angleterre ne soient tout à
+fait d'accord, et je m'en réjouis, parce que c'est un lien de plus pour
+leur alliance.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et triomphez d'avoir été
+proclamé le plus solide écuyer des montagnes.
+
+
+
+
+CXI
+
+
+Paris, 15 octobre 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Avant-hier soir, à ma grande surprise, j'ai reçu une lettre autographe
+de _votre hôte_, lequel m'accusait réception de votre lettre. Il me dit
+_litteratim_:
+
+ «Il y aurait bien des choses à répondre, mais je me borne à
+ dire que, lorsqu'un souverain est responsable de ses actes,
+ il doit plus que tout autre rester fidèle à ses engagements
+ et ne pas abandonner son allié qui a compté sur lui.»
+
+Cadmus serait embarrassé. Malheureusement, le craquement ministériel a
+commencé hier matin. Thouvenel et Persigny ont été remerciés. Voilà qui
+est fait. Maintenant, ce qui est à faire, c'est de les remplacer et d'en
+remplacer d'autres encore. Fould, Rouher et Baroche ne veulent pas
+rester dans un cabinet dont Walewski serait le chef apparent. Billaut
+est à la campagne, faisant le mort, dit-on; mais il est probable que,
+s'il y avait une conversion complète, il ne pourrait pas décemment
+chanter la palinodie au Sénat et au Corps législatif.
+
+On dit à Fould: «Rien n'est et ne sera changé à la politique»; on y
+ajoute des compliments, on laisse même entendre que, si on recule, c'est
+pour mieux sauter. Il répond qu'il n'a pas envie de rester avec des
+collègues pour lesquels il n'a pas de sympathie, qui naguère lui ont
+joué de mauvais tours; qu'il ne veut pas avoir l'air de s'associer à une
+politique qu'à tort ou à raison, on croira opposée à celle qu'il
+soutenait, etc., etc., etc. Votre _hôte_ et votre _hôtesse_ semblent
+déterminés à faire les plus grands efforts pour le retenir jusqu'à
+présent, et il paraît décidé.
+
+L'ami d'Antonio[18] a été hier dîner à Saint-Cloud, où il a trouvé la
+maîtresse de la maison encore souffrante du vert-de-gris, peut-être
+encore plus de la crise actuelle. Il a fait vos commissions à
+_monsieur_, à _madame_ et au _petit_, qui a demandé de vos nouvelles,
+comme papa et maman. On a été on ne peut plus gracieux pour l'ami
+d'Antonio, mais on n'a parlé que d'histoire ancienne.
+
+ [Note 18: L'ami d'Antonio (Panizzi), c'est-à-dire
+ Mérimée lui-même.]
+
+Quand on s'est retiré, la maîtresse de la maison a couru après lui et
+l'a chargé de dire à Fould de venir lui parler, et de ne rien faire sans
+lui parler. Je crains un peu pour Fould des séductions de ce genre. Je
+vais aller aux nouvelles, et je ne fermerai ma lettre qu'après avoir vu
+Fould ou Persigny.
+
+Au milieu de tout ce tracas, il serait fort hasardeux de faire des
+prédictions; mais, comme je ne suis pas encore infaillible, vous n'êtes
+pas forcé d'y croire. Je suis convaincu (ce que je ne pourrais vous
+expliquer que si j'étais au British Museum avec votre table entre nous),
+je suis convaincu que les intentions, telles qu'on vous les exposait il
+y a quinze jours, ne sont pas changées; qu'on prend un chemin de
+traverse; mais à mon avis ce chemin est très dangereux. S'il n'y a pas
+d'embourbement, la conclusion sera peut-être plus prompte et dans le
+sens que nous désirons. Mais cela n'est pas une raison pour que les
+cochers s'y engagent, voyant très clairement les fondrières et fort
+obscurément le but qu'on veut atteindre. Je regarde encore comme
+possible un raccommodage général; mais ce qui est certain, c'est que le
+cabinet Walewski ne peut durer.
+
+On prétend que la reine de Naples est entrée dans un couvent et demande
+la résolution de son mariage, qui n'aurait jamais été _consommé_,
+dit-elle. Toutes ces vieilles dynasties finissent par l'impuissance. A
+quoi sert de descendre de Henri IV?
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Nous avons le projet d'aller vendredi manger
+une bouille-abaisse à Marseille, et d'installer _inter pocula_, les
+bateaux de l'Indo-Chine.
+
+_P. S._ Tout est rarrangé, ou plutôt il y a suspension dans la crise.
+Thouvenel seul s'en va. Persigny reste et tous les autres. Cela me
+semble une triste combinaison; c'est remettre à six semaines ou un mois
+une bataille décisive, avec moins de chances de la gagner.--C'est Drouyn
+de Lhuys qui remplace Thouvenel. C'est du gâchis légitimiste et
+papalin!
+
+
+
+
+CX
+
+
+Paris, 15 octobre 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Ce matin, M. Fould est allé voir notre _hôte_ et notre _hôtesse_, et
+leur a dit tout ce qu'il avait sur le coeur. _Monsieur_ disait qu'il ne
+voulait rien changer à sa manière de faire, qu'il n'y avait pas lieu de
+le quitter, et qu'avant trois mois il aurait mené à bonne fin la
+question embarrassante. Il se plaignait qu'on l'abandonnât et qu'on
+n'eût pas confiance en lui.
+
+D'ailleurs, _madame_ et _lui_ n'ont rien épargné pour retenir les trois
+qui voulaient partir. De son côté, Walewski avait embouché la trompette
+et avait annoncé qu'il allait mettre au _Moniteur_ un petit entre-filet
+qui promettrait à notre saint-père Rome et la protection impériale à
+toujours. Après d'assez longs débats, pendant lesquels il y a eu de
+dures vérités dites, on s'est mis à capituler. Des trois qui voulaient
+s'en aller, il y en avait deux, Rouher et Baroche, qui ne demandaient
+qu'à rester. On leur a présenté cette combinaison, qu'il n'y aurait que
+Thouvenel remplacé, et que Persigny resterait, que rien ne serait changé
+à la politique et qu'on serait amis comme devant.
+
+Sur cette belle invention, la paix s'est faite. Nous avons cherché noise
+à notre ami à cette occasion. Il se défend en disant qu'en restant il
+empêche un grand mal; que, s'il ne renverse pas ses ennemis, du moins il
+les empêche de gagner la bataille.
+
+Le côté bouffon, c'est de voir qu'on renvoie un homme d'esprit pour le
+remplacer par un pédant; un homme dévoué à la dynastie par un
+légitimiste qui, il y a quelques années, renvoyait le brevet de sénateur
+avec dédain. Le plus drôle encore, c'est que MM. Fould, Rouher et
+Baroche insistent pour conserver Persigny, dont ils ont mille fois
+demandé le changement, et qu'ils ne veulent aujourd'hui garder qu'afin
+de ne pas paraître tout à fait opprimés.
+
+Je crois que l'effet produit sera détestable. Tout le monde perd en
+considération; de tous les côtés, il y a faiblesse. Notre aimable
+_hôtesse_ se fait un tort immense et se livre à des gens qui la
+trahiraient demain, ou qui la conduiraient dans un précipice. Tout cela
+est parfaitement bête et triste. Nous allons voir comment Drouyn de
+Lhuys va débuter. Il n'est pas impossible que la bataille recommence
+sous très peu de jours.
+
+Adieu; je n'ai pas eu le temps de venir écrire cela avant le courrier.
+
+
+
+
+CXI
+
+
+Marseille, 19 octobre 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Tout ce que vous dites est parfaitement vrai, et le grand malheur de
+l'affaire, c'est que personne n'y gagne, au contraire tout le monde s'y
+amoindrit, depuis le directeur du spectacle jusqu'aux acteurs.
+
+Outre les considérations que je vous ai dites et qui ont influé sur la
+détermination de M. Fould, il y en a encore d'autres assez importantes.
+Le commerce et les gens d'affaires, qui ont grande confiance en lui,
+l'ont supplié de rester, protestant que sa retraite causerait des
+catastrophes terribles. D'autre part, il était à craindre que ses
+collègues, qui l'avaient soutenu jusqu'à un certain point, ne le
+lâchassent lorsqu'une transaction quelconque aurait été proposée.
+
+Ici, cette péripétie a paru encore plus extraordinaire qu'à Paris, parce
+qu'on ne savait rien des disputes qui l'ont précédée, et l'effet a été
+des plus mauvais. Ce qui me fâche le plus, c'est qu'on en rend
+responsable notre aimable _hôtesse_, et je ne doute pas qu'on ne lui
+attribue dorénavant tout le mal et toutes les fautes qui se feront.
+
+M. de Persigny, qui est parfois éloquent et toujours passionné, a dit
+les choses les plus fortes à cette occasion. «Vous vous laissez
+gouverner comme moi par votre femme; moi, je ne compromets que ma
+fortune et je la sacrifie pour avoir la paix, tandis que vous, vous
+sacrifiez vos intérêts, ceux de votre fils et le pays tout entier. Vous
+faites croire que vous avez abdiqué, vous perdez votre prestige et vous
+découragez tous les amis qui vous restent et qui vous servent
+fidèlement.» On dit que cette sortie n'a pas été mal reçue et qu'elle a
+fait une assez grande impression.
+
+Dans cette ville-ci, je trouve beaucoup de mécontentement, et tout le
+monde me dit que, si les élections se faisaient cette année, elles ne
+seraient pas bonnes. Je crois fermement que plus on tardera, plus on
+risquera que la question cléricale ne soit le _schibboleth_ demandé aux
+candidats. La chose est assez grave pour qu'on y fasse attention.
+
+J'ai dîné jeudi avec Nigra. Il ne semblait ni découragé ni préoccupé.
+Peut-être est-ce contenance diplomatique. Je ne serais pas surpris,
+d'ailleurs, qu'il eût reçu de bon lieu quelques paroles rassurantes.
+Lisez l'article du _Constitutionnel_ d'hier samedi. Il me paraît d'une
+plume assez bonne et différente de la plume ordinaire.
+
+C'était hier l'inauguration des docks de Marseille, et, aujourd'hui,
+nous allons voir partir le premier bateau des Messageries, qui va en
+Chine. M. Fould a bien parlé et a été très bien reçu. Le dîner était
+bon, quoique nous fussions environ trois cents à le manger, ce qui est
+bien du monde pour un dîner. La grande merveille, c'est que tout avait
+été cuisiné par le personnel de la compagnie et servi dans leur
+argenterie. Marseille est tout en fête. On y gagne un argent prodigieux.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. J'ai reçu une lettre d'Ellice, toujours au
+milieu d'un essaim de beautés. Je lui ai conté vos exploits et vos
+succès dans les Pyrénées et sur un terrain qui passe pour être encore
+plus glissant que les montagnes. Il prétend que vous êtes devenu tout à
+fait courtisan.
+
+
+
+
+CXII
+
+
+Paris, 28 octobre 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Vous avez raison dans tout ce que vous dites au sujet de M. Fould. Je
+crois qu'il s'aperçoit lui-même à présent qu'il a pris le plus mauvais
+parti. D'un autre côté, on ne lui en sait pas le moindre gré; au
+contraire, on se souvient et on se souviendra de l'envie qu'il a eue de
+planter là tout, et je ne doute pas qu'un de ces jours, précisément
+quand il n'y pensera plus et qu'il sera plus disposé que jamais à
+rester, on ne lui donne son congé. D'un autre côté, il ne faut pas se
+dissimuler qu'en restant, lui et les autres, ils ont empêché leurs
+adversaires d'en faire à leur tête. Après ce combat, il n'y a pas eu de
+vainqueurs. Walewski et sa clique se plaignent d'avoir été trahis au
+plus beau moment et d'être réduits à l'impuissance.
+
+Le grand _auteur_ de tout cela n'a pas fait moins fiasco que les autres.
+Il avait un plan et a été obligé de le remettre dans son carton. Reste à
+savoir si ce n'est pas une raison de plus d'en vouloir à ceux qui ont
+fait échouer la combinaison projetée. Eu attendant, c'est le _statu
+quo_.
+
+Le prince de Latour d'Auvergne n'est nullement papalin, et n'a accepté
+qu'après avoir fait ses conditions, c'est-à-dire que rien de ses
+anciennes possessions ne serait rendu au saint-père; qu'il ne serait
+fait aucune tentative de contre-révolution, et, par contre, qu'il ne
+serait pas chargé de donner congé au locataire du Vatican. Voilà ce que
+disait le prince de Latour d'Auvergne avant de partir pour Berlin.
+
+On croit que Garibaldi est perdu et que la seule question est de savoir
+s'il mourra avec sa jambe ou si on la lui coupera avant sa mort. Tout
+cela fait beaucoup d'honneur à ce Partridge et aux trente ou quarante
+médecins ou apothicaires qui se sont abattus sur le blessé comme des
+corbeaux sur un cadavre.
+
+L'affaire de Grèce fait ici beaucoup de sensation, non qu'on s'intéresse
+beaucoup au roi Othon ou à son petit peuple, mais c'est un premier
+craquement dans le bâtiment oriental que lord Palmerston croit si
+solide. Ici, on a remarqué le langage des journaux anglais, qui tout
+d'abord, avant qu'on ait rien su des causes de la révolution, ont pris
+parti pour elle. Ils sont fidèles à la théorie fort sage de l'intérêt
+national, et il est évident que les îles Ioniennes à coté d'une Grèce
+libre sont difficiles à gouverner.
+
+D'un autre côté, il va devenir fort embarrassant de donner un successeur
+à cet affreux Bavarois qu'on a mis à la porte. Les Grecs, autant que
+j'en puis juger par ceux que je connais ici, voudraient le duc de
+Leuchtenberg, c'est-à-dire le protectorat russe. On parle aussi d'un
+prince piémontais, mais il n'y en a pas de trop pour l'Italie. Je ne
+serais pas surpris si cette affaire prenait bientôt des proportions
+considérables.
+
+On nous promet pour le mois prochain un procès très curieux à Poitiers.
+Il s'agit d'une séparation de corps. On entendra un révérend père
+jésuite qui donnait des consultations à la femme sur l'attitude ou les
+attitudes qu'elle devait prendre dans l'exercice de ses devoirs
+conjugaux. Il y a, m'a dit le juge instructeur, qui m'a offert une place
+dans la cour, un mélange très agréable de religion et de luxure dans
+toute l'affaire. Berryer et Jules Favre doivent plaider.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Il fait ici très beau, mais froid.
+
+
+
+
+CXIII
+
+
+Paris, 31 octobre 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Toutes vos lettres me sont arrivées à bon port. Lorsque vous m'avez
+parlé du dîner que vous donniez au commentateur d'Homère, je n'avais
+aucun moyen d'en parler à nos amis. D'ailleurs, il est évident qu'on est
+très peu communicatif en ce moment. Je crois vous l'avoir dit:
+l'affaire que l'on voulait arranger par ce remue-ménage a manqué par
+l'opposition que nos amis y ont apportée. César avait-il son plan? Cela
+est probable. Ce plan a manqué, et le résultat a été un désappointement
+pour tout le monde.
+
+La grande difficulté serait de faire comprendre à vos amis de Piccadilly
+et de Carlton Terrace[19] qui, fort judicieusement, prennent l'intérêt
+pour base de leur système, que, du côté de César, le sentiment joue un
+rôle si grand et si extraordinaire. D'un autre côté, on juge tout aussi
+mal. On veut voir partout des malices et des combinaisons ténébreuses.
+On se croit réciproquement plus mauvais qu'on n'est en réalité. Il n'y a
+pas moyen de s'entendre.
+
+ [Note 19: Lord Palmerston et M. Gladstone.]
+
+Quant à M. Fould, en y songeant bien, il lui était difficile de faire
+autrement qu'il n'a fait. Cela ne veut pas dire qu'il a eu raison;
+seulement, lorsqu'il avait repris sa position, il a eu tort de ne pas
+insister davantage pour qu'on le débarrassât des intrigants et des
+drôlesses qui pouvaient lui nuire. Aujourd'hui, laissant sa casserole
+sur le feu, il aurait eu l'air d'avoir renoncé à l'espoir de faire un
+bon ragoût. Puis ses collègues n'étaient pas trop pressés de le suivre.
+Enfin, tout le monde des gens d'affaires était prêt à lui jeter la
+pierre et à l'accuser personnellement de toutes les conséquences. Je
+crains, ainsi que vous, que bientôt il n'ait à se repentir d'avoir cédé
+à toutes ces considérations; mais, d'ici à quelque temps du moins, on a
+trop besoin de lui pour le _kick out_.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris fort à la hâte. On m'a fait
+perdre du temps et voici l'heure de la poste.
+
+
+
+
+CXVI
+
+
+Paris, 18 novembre 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis arrivé depuis cinq minutes, et, pendant tout le temps que j'ai
+passé à Compiègne, je n'ai pas eu une minute. Ce n'est pas comme à
+Biarritz. On est pris du matin au soir. Ajoutez à cela que j'ai eu deux
+rôles à apprendre en très peu de temps et des répétitions soir et matin.
+Tout s'est, d'ailleurs, fort bien passé.
+
+L'impératrice s'est montrée très aimable pour le chevalier Nigra et pour
+un attaché nommé Alberti qui lui donnait des leçons d'italien.
+
+On a chassé, dansé et joué la comédie. C'est M. de Morny qui avait fait
+les deux pièces jouées devant Leurs Majestés. La seconde était un
+impromptu commandé par l'empereur, qui en avait donné lui-même le sujet.
+Cela s'appelle _la Corde sensible_.
+
+Il y avait un point assez délicat: c'était de faire des épigrammes sur
+les gens présents, à commencer par Leurs Majestés. Tout cela entremêlé
+de calembours et de lazzis de toute sorte. M. de Morny, qui était en
+scène avec moi, était un peu ému. Pour moi, connaissant de longue main
+la débonnaireté de nos hôtes, je n'avais pas la moindre inquiétude de
+succès.
+
+M. de Morny a commencé par faire les honneurs de lui-même. Ensuite nous
+avons passé à lord Hertford qui, en entendant son nom, a eu une peur de
+chien. Il a été très heureux de trouver que tout se bornait à un
+calembour. Il a une maison de campagne du bois de Boulogne qui s'appelle
+Bagatelle, et je demandais à M. de Morny s'il était vrai que ce
+seigneur anglais si riche ne s'occupât que de _bagatelles_? Puis est
+venu le tour de l'empereur, que nous avons impitoyablement raillé sur
+son goût pour les antiquités romaines. Enfin est venu le tour de
+l'impératrice, pour sa passion de meubler et d'arranger les appartements
+de manière à ce qu'on ne puisse s'y remuer.
+
+Nous avons eu un grand succès de rire et nous nous sommes assez amusés,
+nous autres acteurs, de la peur que nous faisions. On a voulu me
+retenir, mais je me suis défendu, et, à la fin de la semaine, je
+partirai pour Cannes, où se trouvent déjà mademoiselle Lagden et sa
+soeur. Vous devriez bien y venir respirer le parfum de nos fleurs.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien. Je suis aussi fatigué de mes
+dix jours de cour que si je descendais de la Rune.
+
+
+
+
+CXV
+
+
+Cannes, 30 novembre 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Lord Brougham est arrivé depuis trois jours en état de conservation
+assez extraordinaire pour un jeune homme de quatre-vingts ans. Le
+professeur Cousin est établi, depuis quinze jours, dans son ermitage, et
+il m'a paru rajeuni. Il est vrai qu'il va tous les dimanches à la messe,
+ce qui fait beaucoup de bien au corps et à l'âme.
+
+En quittant Compiègne, j'ai été pris de douleurs d'estomac et de spasmes
+très douloureux. J'ai consulté la faculté. Je ne sais si l'on m'a
+flatté, mais le verdict de mon Esculape n'a pas été aussi mauvais que je
+l'aurais craint. Je croyais avoir quelque fâcheuse affaire au coeur ou
+dans ces parages. On m'a déclaré atteint et convaincu d'_emphysème_:
+c'est-à-dire que mes poumons fonctionnent comme les vieux soufflets. De
+plus, j'ai un rhumatisme des muscles intercostaux. On ne peut rien faire
+pour réparer les premières avaries, mais le rhumatisme peut guérir. On
+me dit d'aller à Aix ou dans les Pyrénées prendre des eaux sulfureuses.
+Enfin on me garantit encore cet hiver, ce qui me semblait fort hardi, il
+y a quelques jours. Je me trouve, d'ailleurs, bien du changement de
+climat. Il pleut depuis deux jours, et cependant il fait chaud comme en
+été.
+
+Les Anglais que j'ai vus disent tous qu'on ne veut pas du trône de Grèce
+pour le prince Alfred. Cependant sa candidature fait des progrès. Je
+pense que lord Palmerston, qui croit que la Turquie est en progrès et
+qu'elle peut se conserver en Europe, refusera le trône brûlant, ou bien
+il sera obligé de changer son style et sa politique en Orient. De toute
+façon, j'espère que nous ne nous mêlerons en rien de cette affaire.
+
+Je ne sais pas encore comment aura fini la discussion dans le parlement
+italien. Quand j'ai quitté Paris, il me semblait que Ratazzi avait
+l'avantage. Croyez-vous que Garibaldi, maintenant que sa balle est
+sortie, recommence sa chasse au pape? Des gens qui viennent de Naples
+disent que le pays ne va guère bien. Si vous y allez, prêchez-leur la
+patience et faites un beau commentaire sur ce texte: que Paris n'a pas
+été bâti en un jour.
+
+Vous savez que je disais à notre _hôte_ de Biarritz que les légitimistes
+montreraient le bout de l'oreille dans les prochaines élections. En
+effet, presque partout ils se remuent et se coalisent avec les rouges.
+J'espère que cela ne réussira pas, mais que cela montrera à notre hôte
+susdit de quel côté il doit chercher ses amis.
+
+M. Fould est à Compiègne depuis avant-hier. Il m'a écrit par le
+télégraphe que Leurs Majestés voulaient avoir de mes nouvelles. Vous
+a-t-on écrit par le _Times_? Comme on fait là beaucoup de projets qu'on
+n'exécute pas, il se peut bien que celui-ci ait eu le sort de tant
+d'autres.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; donnez-moi de vos nouvelles ici et de celles de
+vos amis.
+
+
+
+
+CXVI
+
+
+Cannes, 6 décembre 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis en peine des élections. D'après ce que je vois, je crains que
+les prêtres ne nous taillent des croupières. Le pouvoir de ces gens-là
+est grand. Ils disposent de la moitié et de la plus belle du genre
+humain, et cette moitié mène l'autre. Dans quelques départements, les
+cléricaux font ménage avec les rouges, et presque partout ils exercent
+une influence considérable.
+
+Ellice m'écrit qu'il passera par Cannes vers le 25 et qu'il viendra me
+demander à dîner. Il m'annonce des faisans. Faites en sorte qu'il ne les
+oublie pas, si vous le voyez avant son départ.
+
+Adieu; je suis horriblement pressé et n'ai que le temps de vous
+souhaiter santé, joie et prospérité.
+
+
+
+
+CXVII
+
+
+Cannes, 13 décembre 1862.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis sans nouvelles d'Ellice et des faisans. Je crois le _bear_ à
+_Bowood_; mais je ne l'attends guère qu'à la fin de l'année. Je sais
+qu'il ne se presse pas quand il est dans de bons quartiers, et il m'a
+dit qu'il comptait passer quelques jours chez M. Duchâtel, qui lui fera
+boire du vin du cru, lequel, pour arrêter les voyageurs, est bien
+supérieur, à mon avis, au chant des sirènes.
+
+Nous avons ici un temps merveilleux, même pour le pays. Depuis dix
+heures jusqu'à la nuit, on est en plein été, et, comme il y a eu
+quelques jours de grande pluie, tout est vert et florissant. Je désire
+que vous ayez à Naples un temps pareil. Il ne peut pas être plus beau.
+J'ai envoyé l'autre jour à l'impératrice une patate venue en pleine
+terre à Cannes, qui pèse cinq kilogrammes trois cents grammes. Que
+dites-vous de ce sol et de ce climat? Je ne crois pas qu'on ait quelque
+chose de semblable à Malaga.
+
+J'ai eu des nouvelles de la comtesse de Montijo, qui me demande comment
+vous vous portez. Elle est réinstallée à Madrid sans rhume. Elle
+m'annonce une session assez chaude. Je crois pourtant que O'Donnell
+conservera la position.
+
+Je vois qu'en Italie on a fait un ministère anti-français. Cela n'est
+pas trop habile. Au reste, je crois assez au bon sens des Italiens, et
+j'espère que les nouveaux venus ne donneront pas une nouvelle
+représentation des fredaines garibaldiques. Cet infortuné Garibaldi
+écrit des lettres inconcevables. Avez-vous lu celle qu'il écrit à
+Nélaton? _He out herods Herod._
+
+L'empereur a eu un succès véritable, l'autre jour, à l'ouverture du
+boulevard du Prince-Eugène. Son discours, qui était fort adroit, a
+produit grand effet. Les ouvriers du faubourg Saint-Antoine lui savent
+gré d'avoir nommé, d'après un simple ouvrier, devenu par son talent un
+riche fabricant, un des nouveaux boulevards. Je ne sais où il se
+renseigne pour si bien comprendre les instincts du peuple. Je voudrais
+qu'il satisfît également un autre désir de la nation française en tenant
+un peu mieux en bride ses évêques et son clergé.
+
+Quand vous serez à Naples, vous me direz candidement quelle est la
+situation. Je vous promets, si vous le désirez, de tenir vos
+renseignements sous le boisseau. Je reçois de ce pays des rapports si
+contradictoires, que je ne puis m'empêcher de croire qu'il y règne une
+grande diversité d'opinions, ou plutôt qu'il y a deux partis bien
+dessinés, très forts l'un et l'autre et difficilement réconciliables. Le
+mal, c'est que la plupart de nos diplomates qui ont été à Naples sont,
+par leurs relations sans doute, très attachés au parti bourbonien.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; je vous souhaite une belle traversée. J'ai eu
+hier la visite du roi Louis de Bavière. C'est un bon diable, très
+vicieux et spirituel.
+
+
+
+
+CXVIII
+
+
+Cannes, 3 janvier 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Ellice m'a apporté des journaux américains très curieux, qui contiennent
+une relation de la bataille de Fredericksburg. C'est une horrible
+boucherie sans le moindre résultat. Il y a de part et d'autre de très
+bons soldats, mais pas de généraux. Cela continuera probablement encore
+cette année et le destin des chats de Kilkenny est le seul augure qu'on
+puisse tirer pour l'avenir de ce pays.
+
+Je suis impatient de savoir comment vous avez trouvé Naples et ce que
+vous pensez du présent, du passé et du futur. Mon journal me dit que
+Garibaldi doit aller prochainement à Naples. Croyez que ce roi des niais
+n'a pas encore dit son dernier mot, et qu'il y a encore des bêtises dans
+son sac.
+
+Ici, depuis que la question du Mexique a pris des proportions
+inquiétantes, on ne se préoccupe plus tant de la question italienne.
+Nous la verrons cependant reparaître lors de la discussion de l'adresse.
+Si je suis assez bien, comme je l'espère, je compte aller à Paris pour
+l'ouverture des débats, c'est-à-dire vers le 20 de ce mois. Je
+reviendrai ensuite ici pour y passer les mauvais temps du mois de
+février et du commencement de mars. Décidément je veux vendre cher ma
+peau, et me défendre contre le froid et la vieillesse aussi longtemps
+que je le pourrai.
+
+Votre ami le prince impérial a été très souffrant d'un gros rhume; il
+est à présent parfaitement remis.
+
+Comment vous trouvez-vous du climat de Naples? Je pense avec envie aux
+macaronis que vous mangez, aux _trigli di noglio_ et autres productions
+du pays qui, au palais de lady Holland, doivent être fort embellies par
+l'art. N'oubliez pas de m'acheter une main de corail pour me préserver
+de la jettature, et de garder note du prix.
+
+Rothschild, comme vous avez pu voir, a donné à l'empereur une chasse et
+un déjeuner magnifiques dans son château de Ferrières. On dit que,
+lorsque l'empereur est reparti pour Paris, Rothschild lui a dit, avec
+l'accent et le français germanique que vous lui connaissez: «Sire, mes
+enfants et moi, nous n'oublierons jamais cette journée. _Le_ mémoire
+nous en sera cher.»
+
+J'ai vu ce matin lord Brougham, qui me semble bien vieilli et cassé. On
+dit qu'il écrit ses mémoires, lesquels seront longs et peut-être pas
+trop véridiques.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; santé, joie et prospérité en cette présente
+année comme dans les suivantes.
+
+
+
+
+CXXI
+
+
+Cannes, 16 janvier 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je vous ai demandé des considérations politiques sur l'Italie
+méridionale, mais ce n'est pas une raison pour ne pas me donner des
+nouvelles des fouilles de Pompéi et d'ailleurs. Si quelque mémoire très
+curieux à ce sujet venait à paraître, et qu'il ne vous surchargeât pas
+trop, pensez à le rapporter à votre féal. Je me recommande également à
+vous pour une petite boîte de bonbons à la cannelle.
+
+Adieu, mon cher ami; je vous envie la vue du Vésuve et le dîner que vous
+venez de faire. Ellice est à Nice, guéri, fort comme un lion. Il viendra
+faire mon oraison funèbre.
+
+
+
+
+CXXI
+
+
+Cannes, 3 février 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Mille remerciements pour le rapport de M. Settembrini sur les moulages
+de Pompéi. C'est un peu poétique et pas assez précis; mais le
+renseignement que vous m'avez donné sur la façon dont les Romains se
+rasaient, vaut toute la description du journal.
+
+Je ne puis vous parler politique à une si grande distance des lumières.
+Je n'admets pas ce que vous me dites de l'influence exercée sur l'Italie
+par l'occupation de Rome, quelque opposé que je sois, comme vous savez,
+à la chose. Le brigandage est facile dans un pays où il y a de
+mauvaises routes, où les centres de population sont très éloignés, où
+enfin il y a des lois qui empêchent de procéder comme faisait le général
+Manès, qui, en un an, avait fusillé tant de coquins et tant de
+soi-disant coquins, qu'il n'est plus resté que des gens aussi vertueux
+qu'on en voit dans les romans. Sous cette administration
+philanthropique, on pouvait se promener avec de l'or plein ses poches de
+Naples à Tarente. On effrayait les pauvres diables qui craignaient
+d'être fusillés, si on venait à perdre cet or.
+
+Ce système appartient au premier empire et à celui de Nicolas, et n'est
+plus applicable maintenant. Mais voici ce que j'ai vu faire par une
+bonne administration. Aucun pays n'est plus convenable aux brigands que
+l'Espagne. Il y en avait eu sous tous les régimes. Le duc de la Ahumada
+a été chargé d'organiser la gendarmerie. Il a si bien fait, qu'au bout
+d'un an il n'y a plus eu un brigand en Espagne. Le gendarme espagnol est
+aussi actif, aussi solide, et plus désintéressé, que le policeman de
+Londres, qui reçoit une couronne avec reconnaissance. Le gendarme
+espagnol serait chassé du corps s'il acceptait une rémunération, et
+j'en ai vu qui refusaient des cigares de votre serviteur. Vous n'aurez
+plus de brigands dans le sud de l'Italie, lorsque vous aurez une bonne
+administration. Pour cela, il ne faudrait pas changer trop souvent de
+ministres.
+
+On est très inquiet du Mexique, et chaque jour fait regretter davantage
+cette expédition. Il se fait tant de bêtises en Allemagne, que quelqu'un
+qui aurait les millions et les milliers de soldats du Mexique, pourrait
+joliment pêcher en eau trouble.
+
+Je ne comprends pas et je déplore la campagne de lord Russell en faveur
+des Polonais, campagne dans laquelle il veut nous entraîner, et nous a
+probablement entraînés. Je tiens pour vrai un proverbe russe qui dit que
+le bon Dieu a pris ce que vous savez d'un ciron mâle pour faire la
+cervelle de tous les Polonais.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Portez-vous bien et donnez-moi de vos
+nouvelles.
+
+
+
+
+CXXII
+
+
+Cannes, 5 février 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+J'ai reçu votre lettre et je suis bien fâché de vous savoir toujours
+souffrant de rhumatismes. Si le beau climat de Naples n'y peut rien,
+vous devriez essayer de la gymnastique. Payez un homme pour lui donner
+des coups de poing, cela vous dégourdira les bras, et, au bout d'une
+semaine, vous verrez qu'il vous demandera un supplément. J'avais une
+douleur dans l'épaule gauche qui a disparu au moyen de l'_archery_.
+
+Vous aurez appris la mort de lord Lansdowne. C'est le dernier des grands
+seigneurs que j'ai connus. Il n'y a pas eu d'homme plus heureux au
+monde, du moins en apparence, si la considération générale fait quelque
+chose au bonheur. Lord Brougham ici en est très affecté. C'est
+d'ailleurs un avertissement, et je crois qu'il était l'aîné de lord
+Lansdowne.
+
+Ellice est-il ou n'est-il pas lord Glengurry? On dit non à présent. Je
+lui ai écrit il y a quelques jours, au _Right honorable_ tout bonnement,
+et je n'ai pas de réponse. Je sais qu'il a refusé d'être lord de je ne
+sais quoi, il y a quelques années. Au reste, comme disait M.
+Royer-Collard à M. Pasquier lorsqu'il fut fait duc, «cela ne le diminue
+pas».
+
+Que dites-vous de cette énorme brioche de notre ami Odo Russell, doublée
+de celle de son oncle? Représentez-vous les rires homériques du sacré
+collège. A quoi sert-il d'avoir de l'esprit? N'avez-vous pas remarqué
+que les Anglais, et les gens du Nord en général, ne comprennent pas du
+tout la plaisanterie des gens du Midi? Le frère de Meyerbeer, qui était
+Prussien et poète, se figurait toujours que je me moquais de lui, et, si
+je lui offrais des épinards à dîner, il me disait: «Épargnez-moi.» Cette
+offre faite au pape par lord Russell, et sa note sur les affaires de
+Schleswig sont de lourdes charges pour un ministre des affaires
+étrangères, et je crois que lord Derby les lui fera cruellement expier.
+
+J'ai laissé voter l'adresse, _nemine contradicente_. M. Billaut s'en est
+tiré assez bien. Tout le monde attend quelque chose. Je suis intimement
+convaincu qu'il n'arrivera rien. Les réformes du pape sont une facétie à
+laquelle personne ne croit; mais les mesures qu'il prendra auront pour
+effet de montrer la corde, comme on dit. Il est impossible qu'il puisse
+entretenir son état-major sans l'employer à mal faire, et il n'y a point
+de pape sans état-major. _Ergo!_ Tout cela est pour l'année prochaine.
+La grande affaire est que, d'ici là, les affaires en Italie aillent
+tranquillement et que Garibaldi ne fasse pas des siennes.
+
+Les orléanistes, les rouges et les carlistes se donnent beaucoup de
+mouvement pour les prochaines élections, et presque partout les trois
+partis se coalisent. Cela ne fait honneur à aucun d'eux. Je crains un
+peu le résultat. Notre ami le docteur Maure est candidat ici, agréé par
+le gouvernement, grâce à M. Fould et à votre serviteur; mais tous les
+calotins sont déchaînés contre lui et inventent chaque jour quelque
+petite noirceur.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Avez-vous entendu parler de la saisie d'un
+livre du duc d'Aumale sur la maison de Condé? Je n'y comprends rien et
+cela m'afflige.
+
+
+
+
+CXXIII
+
+
+Cannes, 11 février 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Le docteur Maure m'a conseillé de rester ici m'assurant que, si j'allais
+me fourrer en cet état dans les boues et les brouillards de Paris, je
+deviendrais sérieusement malade. J'ai donc pris mon parti très
+facilement et d'autant plus qu'on m'écrivait que la discussion de
+l'adresse ne donnerait lieu à aucun incident. En effet, tout a été bâclé
+sans conteste. Le prince Napoléon a, je crois, mal fait de voter contre.
+Il eût mieux valu ne pas voter du tout; mais il ne sait pas résister au
+plaisir de faire une malice. Il est toujours prêt a faire des sottises
+et il ne manque pas de gens qui les lui conseillent. Son discours, lors
+de la distribution des récompenses aux industriels, avait été habile, il
+aurait dû en rester là.
+
+Je reçois ce matin une lettre d'un de mes amis qui revient de Sicile. Il
+dit le pays très agité et très mal disposé. Les routes sont peu sûres,
+mais plutôt par suite de l'insuffisance des moyens de répression contre
+les voleurs que par excitation politique.
+
+Lord Russell ne se tire pas trop mal de la bévue de son neveu, qui a
+pris pour argent comptant une plaisanterie du pape.
+
+Les prêtres font tous les jours des progrès. Je pense aller à Paris vers
+le 20 pour une dizaine de jours. Cousin est toujours ici se portant à
+merveille. Je vais voir Ellice demain. Il n'est pas et ne veut pas être
+lord Glengurry. Il dit qu'il veut vivre et mourir comme il a vécu, _a
+citizen of the world_.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; tâchez de secouer vos rhumatismes et de faire
+provision de santé pour les rigueurs du printemps.
+
+
+
+
+CXXIV
+
+
+Paris, 21 mars 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Merci de votre lettre. Il me semble que vous voyez les choses en noir.
+Du désordre me paraît probable à Naples, mais je ne crois pas à une
+révolution, ni même à des mouvements sérieux. Le grand malheur de
+l'Italie, si je suis bien informé, est que, depuis longtemps, les gens
+honnêtes et éclairés ont été ou se sont tenus tout à fait écartés des
+affaires. Il en résulte qu'on ne trouve personne pour les faire. Prendre
+des Piémontais est le moyen d'exciter la jalousie des autres Italiens,
+et donner des administrateurs du pays à chaque province est le moyen que
+rien ne marche et qu'on fasse des bêtises. Il faut du temps et de la
+patience.
+
+Je viens d'assister aux dernières séances du Sénat, séances assez
+orageuses, grâce au prince Napoléon. Rien de plus éloquent, de plus
+incisif et de plus spirituel que son discours, mais en même temps rien
+de moins politique et de moins princier. Il a une absence de tact
+incroyable dans un homme d'esprit. Le résultat a été de faire perdre aux
+Polonais une quarantaine de voix. Je ne sais pas, à la vérité, si son
+but, en prenant la parole, était d'être utile aux Polonais. C'est un
+homme blasé qui cherche à s'amuser. Il pense à l'effet qu'il produira,
+et tout est dit. De ses clients, il s'en soucie fort peu. Tant il y a
+que nous avons blackboulé la pétition des catholiques et des
+académiciens.
+
+La question polonaise d'ailleurs fait grand bruit, du moins à Paris, car
+en province personne ne s'en occupe. Selon l'usage, cette question a
+rejeté toutes les autres sur le dernier plan. On ne pense plus ni à
+l'Amérique ni à l'Italie. Tous les journaux sont pourvus de nouvelles
+venant de Posen ou de Cracovie, toutes d'origine polonaise et qui sont,
+en général, des mensonges. Cependant il est certain qu'il y a un
+mouvement national très énergique. Quant au nombre des insurgés, il
+n'est pas considérable, et ils se tiennent sur les frontières de
+Galicie, à la lisière des forêts, afin de se ménager une retraite. Ce
+qui est assez étrange, c'est qu'à Cracovie il y a un bureau public
+d'enrôlement, avec drapeaux polonais et affiches majuscules, à quelques
+pas d'une sentinelle autrichienne. Vous savez que l'Autriche ne craint
+pas d'insurrection de ce côté. Les paysans galiciens sont grecs; les
+gentilshommes sont catholiques. L'Autriche à fait du bien aux paysans,
+et, en 1846, lorsque les gentilshommes ont voulu remuer, elle a lâché
+sur eux les paysans, qui les ont massacrés. C'est toujours le magnifique
+exemple d'ingratitude que le prince Félix Schwartzenberg annonçait après
+la campagne de Hongrie.
+
+Vous aurez vu que, après un long entretien avec l'empereur, M. de
+Metternich est parti pour Vienne, d'où il revient la semaine prochaine.
+Personne ne sait de quelles propositions il est porteur, et, par
+conséquent, chacun donne ses suppositions comme les tenant de bonne
+source. Apprenez que l'Autriche va nous céder la Vénétie, qu'elle envoie
+quatre cent mille hommes en Pologne, pendant que nous donnerons une
+raclée aux Prussiens; nous prendrons les provinces rhénanes et nous
+donnerons à l'Autriche la Silésie, la Serbie, je ne sais quoi encore.
+Nous ferons un royaume de Pologne et on le jouera aux dés. Voilà ce qui
+se dit de plus sensé pour le moment. La seule chose qui me semble
+probable, c'est un rapprochement entre l'Autriche et nous. Ce que cela
+peut amener, je n'en sais absolument rien.
+
+On est mécontent ici de ce que fait, ou plutôt ne fait pas, le général
+Forey au Mexique. On annonce ce soir que le paquebot qui apporte les
+nouvelles était en vue ce matin; ainsi on aura des lettres demain.
+
+J'ai dîné mardi avec nos hôtes de Biarritz, tous les deux en parfaite
+santé. Votre jeune ami, qui vient d'avoir sept ans le 16 de ce mois, a
+passé sa première revue et a manoeuvré très bien avec les enfants de
+troupe. On a demandé pour lui le grade de sergent, mais on a répondu
+qu'il n'avait pas encore le temps de service exigé par les règlements.
+Il n'a plus de _kilt_, mais des _knicker-bockers_ qui lui vont à
+merveille. Il est toujours très gentil et commence à bien étudier.
+
+Adieu, portez-vous bien. N'oubliez pas de m'apporter une corne contre la
+_jettatura_.
+
+
+
+
+CXXV
+
+
+Paris, 5 mai 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis allé hier aux Tuileries. L'impératrice m'a demandé de vos
+nouvelles et pourquoi, passant par Paris, vous n'aviez pas déjeuné avec
+elle? Nigra et les attachés de la légation italienne paraissent en
+grande faveur, faveur toute personnelle, bien entendu. Hier, ou plutôt
+aujourd'hui, l'impératrice a retenu autour d'elle huit ou dix personnes,
+dont Nigra et deux attachés. On ne nous a lâchés qu'à deux heures un
+quart.
+
+On reçoit à l'instant la nouvelle que Puebla a capitulé après deux
+combats dans lesquels les Mexicains ont été complètement battus.
+
+Rien de nouveau de la Pologne, si ce n'est la publication dans _le
+Moniteur_ de deux réponses russes. Celle qui nous concerne est très
+douce. Il me semble que, si j'étais à la place d'Alexandre, je
+répondrais d'une autre encre.
+
+Les élections, je le crains, se feront à la diable.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Je suis toujours souffreteux, respirant mal et
+de mauvaise humeur.
+
+
+
+
+CXXVI
+
+
+Paris, 11 mai 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Vous ai-je conté l'histoire du général X... et de sa femme, qui est une
+puritaine renforcée? Elle a fait arranger son hôtel à ***, où il
+commande une division. Dans toutes les pièces, elle a fait mettre des
+inscriptions tirées des Écritures; et, dans la chambre à coucher, il n'y
+en a qu'une, notez-le bien, à la manière anglaise; on lit en lettres
+d'or: «Faites le bien tous les jours.»--Il a un peu perdu la tête de
+_vanagloria_, comme disent les Espagnols. Il donne lui-même le bras à la
+générale comme l'empereur à l'impératrice, ce qui semble un peu drôle.
+Il disait à madame de Z..., la fille du général qui commandait à ***
+avant lui: «Comment votre père pouvait-il habiter une baraque comme
+celle qu'il occupait? Moi, je n'oserais pas loger ainsi mon aide de
+camp.--Oh! général, mon père était un vieux soldat, et il était trop
+grand seigneur pour faire attention à ces choses-là.»
+
+L'impératrice est très enrhumée pour être allée à Fontainebleau essayer
+une gondole vénitienne sur le lac. Je ne m'explique pas trop comment
+elle peut entrer sous la _felce_ avec la crinoline, ni comment on
+manoeuvre la gondole, si l'on n'a pas apporté en même temps des
+gondoliers vénitiens.
+
+Je vous ai raconté l'année passée une aventure fort étrange avec une
+dame inconnue dont j'ai fait cependant la connaissance. Cela m'en a
+attiré une autre dix fois plus extraordinaire et qui me donne une idée
+bien avantageuse de notre époque. L'espace me manque pour vous conter la
+chose et, d'ailleurs, ma moralité en souffrirait trop. Le fond de la
+question est que les jeunes gens n'aiment plus que les lorettes, de
+sorte que les femmes honnêtes sont obligées de recourir aux vieillards.
+C'est une personne fort bien d'esprit et de corps, folle, à ce que je
+crois.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments.
+
+
+
+
+CXXVII
+
+
+Paris, 21 mai 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+J'ai revu mon _incognita_, toujours fort brûlante, et je ne sais plus
+qu'en penser. Je lui ai promis de ne pas chercher à savoir qui elle est,
+et, dans le fond, cela m'importe fort peu. Les conjectures que j'avais
+faites se sont trouvées tout à fait mal fondées, en sorte que je n'y
+comprends plus rien du tout. Elle a de l'esprit, elle est très gaie et
+folle. Elle m'a dit qu'elle est Italienne, et, en effet, elle parle
+l'italien très facilement, et, à ce qu'il me semble, sans accent. Elle
+en a en parlant français, mais pas l'accent italien. Comme ce siècle de
+fer est drôle! Je crois que, vous et moi excepté, tout le monde est fou.
+
+Il y a ici beaucoup d'excitation pour les élections. M. de Persigny
+ressemble à un cocher qui tire sur les rênes et donne des coups de fouet
+à tort et à travers. Sa lettre sur la candidature de Thiers a fait
+mauvais effet parmi les gens comme il faut; mais on m'assure qu'elle en
+a produit un tout autre sur les épiciers, qui forment la masse des
+électeurs.
+
+Notre ami du faubourg Saint-Honoré est allé travailler l'élection de son
+fils, et manque un terrible déjeuner chez Ragelle. Il est parti plus _in
+spirits_ que lorsque vous l'avez vu. Personne ne doute qu'après les
+élections il n'y ait un remaniement ministériel considérable, et,
+jusqu'à présent, l'apparence est que la couleur politique à laquelle
+appartient notre ami sera renforcée. Comme la chose dépend en dernière
+analyse de la volonté de quelqu'un dont on ne sait jamais la pensée,
+tout est encore fort incertain, sinon le changement.
+
+On s'occupe toujours beaucoup, et à mon avis trop, des affaires de
+Pologne. Heureusement, jusqu'à présent, et j'espère que cela continuera,
+on s'en occupe diplomatiquement, et de concert avec l'Angleterre et
+l'Autriche. Il faut que la guerre de Crimée ait blessé la Russie plus
+fortement qu'on ne pensait, pour qu'elle n'en ait pas encore fini avec
+cette révolte qui, même en tenant compte des exagérations des journaux,
+paraît s'étendre et s'envenimer tous les jours.
+
+Il y a maintenant à Paris un escadron de spahis qui accompagne
+quelquefois le prince impérial. Au milieu de ces gens noirs avec leur
+costume étrange, faisant la fantasia autour de lui, il a l'air d'un de
+ces princes des _Mille et une Nuits_ enlevés par des magiciens. Il a été
+très enrhumé dernièrement, mais va très bien à présent. On dit qu'il
+commence à travailler. Son précepteur est un homme intelligent, dit-on,
+et pas clérical. On ne lui donnera pas de gouverneur comme il semble.
+Je mourais de peur que ce ne fût un évêque. Il avait été question du
+maréchal Vaillant, qui avait ses inconvénients aussi, quoique pas de ce
+côté-là.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; rappelez-moi au souvenir du British Museum.
+
+
+
+
+CXXVIII
+
+
+Paris, 1er juin 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Nous sommes ici dans le fort de la fièvre électorale. Je ne sais pas
+encore ce qui sortira de l'urne, mais très probablement l'opposition
+anti-dynastique sera renforcée très notablement. On croit que Thiers
+sera nommé à Paris, grâce aux lettres furieuses de Persigny.
+
+Si le gouvernement fait des folies, l'opposition en fait de son côté.
+Les rouges et les blancs s'allient sans la moindre vergogne. Le duc de
+Broglie reçoit chez lui Carnot, le ministre de l'instruction publique de
+1848, qui signait les factums de madame Sand. Cela effraye un peu les
+épiciers, qui se souviennent du peu de poivre qu'on achetait alors;
+mais le bourgeois de Paris a toujours du goût pour l'opposition.
+J'espère que notre ami le docteur Maure sera élu, malgré son préfet,
+dans les Alpes-Maritimes. Le fils de M. Fould le sera sans la moindre
+difficulté à Tarbes, et Édouard Fould dans son département, où ses bons
+dîners lui ont gagné le coeur de tous les curés.
+
+On est toujours fort inquiet des affaires de Pologne, plus encore que de
+celles du Mexique, qui cependant n'avancent guère. Mais à quelque chose
+malheur est bon. Le Mexique arrêtera sans doute les velléités
+polonaises. Il est impossible de dire plus de mensonges que tous les
+journaux n'en débitent sur ce sujet.
+
+Les interpellations de M. Grégory et les réponses de M. Layard au sujet
+de l'Orient m'ont amusé. Lord Palmerston n'en démordra pas, et, après
+l'Angleterre, il n'y a pas à ses yeux de pays mieux administré que la
+Turquie.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Je ne sais rien de nouveau sur l'_incognita_,
+et je ne me mets pas en frais, d'espionnage. Elle me promet une visite
+pour aujourd'hui.
+
+
+
+
+CXXIX
+
+
+Paris, 16 juin 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Vous aurez vu le résultat de nos dernières élections, où l'opposition a
+réussi assez notablement. C'est un enseignement dont je ne sais pas trop
+si l'on profitera. Ici, le cri général est qu'il faut changer de
+ministère, ou du moins modifier considérablement le ministère actuel.
+Bien que l'opposition, en dernière analyse, ne consiste que dans
+vingt-cinq voix, elle a une puissance énorme dans un pays où tout le
+monde aime à critiquer. Il faudra de toute façon compter avec elle,
+autrement on lui donnerait trop d'avantages. Si on jugeait les
+changements probables par ce qu'on désire et par ce qui serait agréable
+au plus grand nombre, les dépensiers et les courtisans seraient exclus
+du cabinet et remplacés par des hommes d'affaires. Mais le maître n'aime
+pas les visages nouveaux et n'admet pas trop, je le crains, qu'il y ait
+des hommes nécessaires. Cependant M. Billaut a, depuis quelque temps,
+de fréquentes conversations avec lui et paraît le conseiller dans ce
+sens.
+
+Notre ami du faubourg Saint-Honoré me semble plus content et plus calme.
+Je sais, d'autre part, que M. Walewski, qui d'abord avait pris des airs
+triomphants, est maintenant un peu écorné et inquiet. Cependant rien
+n'est encore fait, et la situation peut durer encore longtemps; on ne
+paraît pas disposé à réunir la Chambre tout de suite pour la
+vérification des pouvoirs. C'est en novembre, à ce qu'il paraît, que la
+convocation aura lieu, ce qui me semble assez mauvais; car d'un côté, il
+pourrait arriver tel événement qui exigeât une réunion immédiate, et
+cependant il faudrait encore perdre quinze jours à la vérification des
+pouvoirs. D'un autre côté, après la façon dont les élections ont été
+menées par les préfets, il faut s'attendre à plus d'un scandale, et il
+vaudrait mieux, à mon avis, confondre tout cela avec l'excitation
+électorale, que de laisser reposer les gens pour les réveiller et les
+exciter de nouveau. Machiavel, qui est toujours le prince des
+politiques, dit quelque part: _Debbono farsi tutte le crudeltà in un
+tratto._ A la place de _crudeltà_, qui n'est plus de ce temps-ci,
+mettez un mot plus convenable, le principe reste toujours le même.
+
+M. Thiers annonce l'intention d'être très modéré. Je le crois, au fond,
+un peu embarrassé de son entourage. Il ne peut pas se dissimuler qu'il
+est seul à la Chambre et que la queue plus ou moins rouge qui se
+ralliera à lui dans certaines occasions ne lui veut aucun bien. Il est
+partagé entre l'irritation très-juste que lui donnent les circulaires de
+Persigny, et l'inquiétude que lui inspire le parti rouge. Je crois que,
+avec un autre ministère, il serait possible de l'amener, non pas à
+devenir le défenseur du gouvernement, mais à être un critique
+bienveillant et utile dans l'occasion.
+
+Voici une petite histoire assez-drôle: Prévost-Paradol, des _Débats_,
+avait acheté un cheval arabe d'un officier de spahis. La première fois
+qu'ils le monte, il va au bois de Boulogne. Le prince impérial vient à
+passer avec son escorte de spahis. Aussitôt, le cheval se met avec eux,
+et, bon gré; mal gré, emmène M. Paradol jusque dans la cour des
+Tuileries.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et écrivez-moi.
+
+
+
+
+CXXX
+
+
+Fontainebleau, 25 juin au soir 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Vous aurez vu que nous avons fait un ministère. Je crois que tout est
+pour le mieux. Les nouveaux venus peut-être n'ont pas assez de
+notoriété; mais le cabinet gagne cent pour cent en se défaisant de
+quelques-uns de ses membres. On peut dire que le dernier changement
+donne raison aux gens d'esprit. Les fous et les bêtes de moins, c'est
+une bonne chose.
+
+Nous passons ici le temps très gaiement et en très bonne compagnie,
+presque aussi agréablement qu'à Biarritz, _breeches excepted_. Il n'y a
+pas de montagnes de la Rune, et nous faisons des promenades charmantes
+dans des bois magnifiques. IL y a devant le palais un grand étang que
+nous appelons honorablement le Lac. Il y a toute sorte de petites
+embarcations, un caïque de Constantinople avec un caïkdji et une
+gondole vénitienne _quite in style_ avec son gondolier. Cette gondole a
+pris la parole, l'autre soir, et a dit, par l'entremise de Nigra,
+d'assez jolis vers à Sa Majesté. En voici la fin:
+
+ Donna se acaro sull' placido
+ Tuo lago, a quando a quando
+ Teco verrà solando
+ Il muto Imperator,
+ Digli che in riva all' Adria
+ Povera, ignuda, esangue,
+ Geme Venezia e langue
+ Ma vive--e aspetta ancor!
+
+Je crains qu'on n'ait répondu: _Aspetti._ Cependant Nigra est très
+festoyé ici. Il y a un autre Italien, compatriote à vous, je crois, un
+comte Sormani, qui est bon garçon et homme d'esprit. Il est de Modène,
+je crois, et aussi dévoué à ses ducs légitimes que vous pouvez l'être.
+Avec M. Billaut, qui est homme du monde et très aimable, c'est le seul
+personnage officiel du séjour et cela ne le gâte pas.
+
+Nous avons vu des figures assez drôles pendant la crise ministérielle.
+C'est amusant d'être aux premières loges et d'assister à la comédie
+quand on n'est pas acteur, et qu'on n'a pas la prétention d'y jouer un
+rôle. Je n'ai pas revu M. Fould depuis mon départ de Paris; mais on me
+dit qu'il est très content.
+
+J'ai vu M. Thiers, que j'ai trouvé fort sage et moins irrité que je ne
+l'aurais cru. A vrai dire, il aurait tort de l'être, car c'est aux
+colères de M. de Persigny qu'il doit sa nomination. Il m'a parlé en très
+bons termes de l'empereur et paraît détermine à se séparer de
+l'opposition. Je crois qu'il cherche une position intermédiaire. Il
+voudrait qu'on fît un pas en avant; mais il croit que ce pas
+consoliderait la dynastie. _Hic jacet lepus._ Mais, enfin, je crois que
+ce n'est pas une mauvaise chose qu'un homme comme lui, acceptant
+franchement le gouvernement de l'empereur et voulant améliorer au lieu
+de renverser, chose rare dans les oppositions françaises. Je ne doute
+pas qu'un de ces jours nous ne le voyions ici.
+
+Les affaires de Pologne continuent à donner beaucoup d'inquiétude. Je ne
+trouve pas que le jeu qu'on joue en Angleterre soit très loyal. Il
+rappelle trop l'histoire des marrons tirés du feu par la patte du chat.
+Tout le bruit qu'on fait au Parlement des violences des Russes, on
+aurait pu le faire avec autant de raison à Saint-Pétersbourg, lors de la
+révolte des cipayes dans l'Inde. Personne ne trouvait à redire lorsque
+le capitaine Hodgton tuait de sa main les deux fils du Grand Mogol,
+coupables d'avoir eu des sujets qui avaient violé des Anglaises (car ces
+Indiens ont de mauvaises manières) et l'on jette feu et flammes lorsque
+les Russes pendent des officiers qui ont quitté leur régiment pour
+prendre parti parmi les insurgés. Nous faisons très justement fusiller à
+Puebla des Français que nous avons attrapés.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. L'_incognita_ m'écrit des lettres italiennes
+toujours brûlantes.
+
+
+
+
+CXXXI
+
+
+Paris, dimanche 12 juillet 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je devais dîner avec Sa Majesté hier, et je comptais lui remettre votre
+lettre; mais, au moment de monter en voiture pour Saint-Cloud, est
+arrivé un de ses écuyers m'annoncer que le dîner était remis, attendu
+que le duc de X... venait d'avoir une attaque, on ne sait pas bien de
+quoi, et qu'il était encore sans connaissance. Il y a deux divinités
+païennes qui peuvent être accusées du fait, pour lesquelles il avait
+trop de penchants! On nous a remis à demain, pour le cas où l'accident
+ne finirait pas mal. Je vais envoyer savoir de ses nouvelles dans
+l'après-midi. S'il allait plus mal, ou s'il mourait _salute a noi_,
+j'enverrais votre lettre qui me paraît excellente.
+
+Je ne vois pas encore bien clair dans l'avenir. Cependant je crois bien
+que vous me verrez apparaître vers le 20 de ce mois. Vous savez que je
+ne tiens pas beaucoup au monde et que je viens à Londres pour _vous_
+voir. Quant aux dîners, les vôtres me plaisent beaucoup mieux que ceux
+des aristocrates du West-End. L'exemple du duc de X... est là pour
+prouver que les jeunes gens de notre âge doivent se contenter d'un
+bifteck.
+
+On vient de recevoir la nouvelle de la prise de Mexico. Ce serait
+excellent si cela finissait tout; mais c'est un autre ordre de
+difficultés qui commence. César et M. Fould sont jusqu'à présent les
+seules personnes, à ma connaissance, qui pensent que l'affaire pourra
+devenir profitable à ce pays-ci.
+
+On attend avec grande impatience et un peu d'inquiétude des nouvelles de
+Russie. La plupart croient que la réponse de Gortchakof sera très polie,
+et même qu'il acceptera la proposition de l'Autriche, sinon les nôtres,
+qui paraissent les mêmes que celles de l'Angleterre. Mais les Polonais
+n'en voudront pas, pas plus que de l'armistice timidement présenté par
+lord Russell. Alors quelle sera la conséquence? de laisser carte blanche
+à la Russie. Si on n'eût pas encouragé les Polonais, il est probable que
+l'insurrection serait déjà terminée. On se demande encore comment on
+traiterait avec le gouvernement national, qui ressemble fort au
+gouvernement des francs juges ou des inquisiteurs de l'État de Venise.
+Je pense que lord Russell ne sera pas embarrassé pour les découvrir, car
+il a le grand pontife Hertzen sous la main.
+
+Je viens de voir une lettre de Thiers. Il a été reçu merveilleusement
+par l'aristocratie de Vienne. L'empereur l'a consulté sur la politique,
+et il a modestement répondu qu'il ne pouvait qu'admirer M. de
+Schmerling. Il paraît, d'ailleurs, très frappé du mouvement _libéral_ de
+l'Autriche et de la résignation des grands seigneurs à l'accepter. Il
+paraît bien résolu à ne pas faire ici d'opposition tracassière; et même
+à se séparer très franchement des rouges ses collègues de Paris. Mais,
+_entre dicho y hecho, hay gran trecho_.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; à bientôt, j'espère. Mille amitiés et
+compliments.
+
+
+
+
+CXXXII
+
+
+Paris, 16 juillet 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Voilà le pauvre duc de X... qui paye cher ses amusements trop tardifs.
+Il paraît qu'après avoir bien dîné et avoir bu beaucoup d'eau-de-vie, il
+est allé dans un bal champêtre, d'où il est revenu pour souper, en
+compagnie de deux gueuses, et c'est en sortant de la Maison dorée, après
+un souper très prolongé, qu'il est tombé sur le trottoir à demi
+paralysé. Je ne crois pas qu'il ait retrouvé sa connaissance.
+
+J'ai dîné avant-hier chez madame Fould, qui m'a donné des nouvelles de
+Vichy. Son mari était, en apparence, en grande faveur auprès de Sa
+Majesté. On est content, en général, du nouveau ministère. Le ministre
+de l'instruction publique a commencé par quelques mesures très
+anti-jésuitiques qui ont fait un très bon effet.
+
+Je ne suis pas content de la note de lord Russell ni de son discours sur
+la Pologne. La note est bien médiocre de forme, surtout si on la compare
+à celle de Drouyn de Lhuys et à celle de M. de Rechberg. Il y a une
+grande naïveté au sujet de l'armistice, naïveté dont, au reste, nous
+avons à supporter notre part. On demande un armistice; mais comment un
+armistice peut-il exister sans frontières définies? Et le moyen de
+déterminer une frontière dans un pays où les insurgés n'ont pas une
+ville, peut-être pas un village; où il n'y a pas une lieue de terrain
+occupé par eux, mais où il y a, dans chaque forêt, une troupe de cent à
+deux cents hommes? Quelle réponse on prépare au prince Gortchakof!
+Ajoutez à cela l'assurance donnée au Parlement qu'on ne fera pas la
+guerre à la Russie, quand même elle répondrait par la négative aux six
+propositions. Il me semble que rien de plus imprudent, ni de plus timide
+à la fois, n'avait encore été signé par un ministre des affaires
+étrangères. Comme tout cela montre bien l'énormité de la puissance de la
+presse, qui fait faire tant de bêtises aux gens les plus sensés!
+
+Adieu, mon cher Panizzi; je vous écrirai bientôt, et ce sera j'espère
+pour vous dire le jour de mon arrivée.
+
+
+
+
+CXXXIII
+
+
+Paris, 21 août 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis arrivé hier soir à bon port dans mon domicile, non sans avoir
+offert un petit sacrifice à Neptune, moins à cause de sa fureur que par
+la présence de cent cinquante vieilles femmes qui remplissaient des
+cuvettes à l'envi.
+
+Je n'ai pu aller aujourd'hui à Saint-Cloud. J'irai demain, je pense, et
+je vous écrirai au commencement de la semaine prochaine.
+
+Il paraît décidé que nous aurons une session en novembre, non pas
+seulement pour la vérification des pouvoirs, mais pour faire des lois.
+Le peu de gens que j'ai vus ne croient pas à la guerre, et on m'assure
+que l'enthousiasme polonais se refroidit tous les jours.
+
+L'archiduc Maximilien a écrit à l'empereur une lettre de huit pages pour
+lui faire ses remerciements. Il accepte et on dit que ce n'est ni la
+reconnaissance ni l'éloquence qui manquent à cette épître. On assure que
+nos affaires au Mexique vont bien. On a chargé un colonel Dupin de
+poursuivre les guérillas mexicaines-juaristes avec des spahis d'Afrique
+et des contre-guerillas mexicaines. Il a débuté comme il faut commencer
+avec cette canaille, par pendre et fusiller tout ce qu'il attrapait. Les
+gens du pays out trouvé cela très bon et nous servent d'espions avec
+empressement. On croit que quelques mois de chasse suffiront pour rendre
+le pays parfaitement sûr. _Utinam._
+
+Ici, à la Chambre, on s'attend que l'opposition fera le diable à quatre
+et donnera beaucoup d'embarras. Je compte voir Thiers ces jours-ci.
+
+L'empereur et le prince impérial sont au camp de Châlons à faire de
+grandes manoeuvres.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien. Je suis triste de vous avoir
+quitté, et me console en pensant que c'est pour peu de jours.
+
+
+
+
+CXXXIV
+
+
+Paris, 23 août 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je suis allé hier à Saint-Cloud, où j'ai trouvé tout le monde en très
+bonne santé; je ne parle pas des militaires grands et petits qui sont au
+camp. On vous remercie beaucoup des photographies, qui ont paru faire
+grand plaisir.
+
+_On_ allait vous écrire; mais, comme c'est une opération qui coûte
+beaucoup à cette petite main, on me charge de la lui épargner. On
+m'ordonne donc de vous demander quand vous venez. On part le 31 de ce
+mois. Voulez-vous partir avec elle? _Monsieur_ ne revient à Paris que le
+27. Il en partira le 4 septembre. De toute façon, on compte sur votre
+présence, vous laissant absolument maître de décider le jour. Seulement
+ne tardez pas à répondre. Je suis à votre disposition tout à fait. Je
+fais une seule, non _objection_, mais _observation_. Si nous partons le
+31, il n'est pas clair que nous puissions nous en aller avant la fin du
+mois. Décidez.
+
+Point de guerre cette année. Cela est évident. On est bien catholique.
+Le fils cependant me donne des espérances. Son précepteur lui a conté un
+vieux roman dont le dénouement a eu lieu sous Tibère, et lui a demandé
+si les juifs n'étaient pas d'abominables gredins d'avoir fait ce tour à
+Notre-Seigneur. Le petit a dit: «Mais pourquoi s'est-il laissé faire
+puisqu'il était tout-puissant?». Je ne sais pas ce que le précepteur a
+dit. Tâchez de trouver une bonne réponse.
+
+Adieu, à bientôt. Répondez-moi et décidez pour vous sans arrière-pensée,
+ni considérations de cérémonie. Vous avez des affaires et vous pouvez et
+devez les faire passer avant tout.
+
+
+
+
+CXXXV
+
+
+Biarritz, 27 septembre 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Un mot très à la hâte, car je vais à la messe. L'impératrice est très
+souffrante d'un mal de gorge commencé vous savez où et continué dans une
+promenade en bateau sur la Nive. L'empereur est aussi un peu enrhumé et
+le prince impérial a été très souffrant hier de vomissements. Ce matin,
+il est à peu près complètement remis.
+
+Nous avons eu un très agréable voyage de Tarbes à Pau et à Biarritz. Vos
+commissions ont été fidèlement remplies et aussitôt que possible.
+
+Adieu. Je suis chargé pour vous de tous les compliments et tendresses
+des dames et des messieurs, à commencer par deux augustes
+personnages[20].
+
+ [Note 20: A cette lettre étaient ajoutés ces quelques
+ mots de la main de l'impératrice:
+
+ «Je veux vous dire, mon cher M. Panizzi, tout le regret que
+ j'ai de ne plus vous avoir parmi nous. Je vous demande de
+ vouloir bien me conserver un de vos bons et meilleurs
+ souvenirs.
+
+ »Votre alliée politique.
+
+ »EUGÉNIE.»]
+
+
+
+
+CXXXVI
+
+Biarritz, 1er octobre 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Les rhumes dont je vous ai effrayé vont à peu près bien, _ma questo è
+nulla_.
+
+Le diable qui préside à nos affaires a envoyé dans nos parages le yacht
+impérial _l'Aigle_, et nous a suggéré l'envie de faire un voyage de
+circumnavigation autour de la péninsule ibérique. On doit embarquer
+quantité de cocodès, aller d'abord à Lisbonne voir si la reine de
+Portugal est bien accouchée, puis visiter Cadix, Séville, Malaga et
+Grenade, et s'en revenir par Marseille.
+
+En Portugal, il n'y a guère d'autre inconvénient que l'inopportunité de
+la visite; mais, en Andalousie, les choses deviennent plus graves:
+quantité de cousins; le duc de Montpensier à San-Lucar ou à Séville; les
+élections espagnoles; une jeune personne à marier plus ou moins
+recommandée aux prétendants par l'entourage de cocodès et d'officiers de
+marine.
+
+Cortina, l'ancien ministre des finances à Madrid, que j'ai rencontré à
+Bayonne, me disait que l'arrivée de Sa Majesté en Andalousie pouvait
+être l'occasion de très graves désordres. Elle sera reçue, suivant lui,
+ou bien ou mal, mais de toute façon d'une manière scandaleuse et
+dangereuse. Il craint que les progressistes, qui sont gens à faire
+flèche de tout bois, ne profitent de cela pour faire quelque ovation
+aussi embarrassante pour celle qui en sera l'objet que pour le
+gouvernement espagnol.
+
+Enfin, et c'est le plus grave, la presse est libre en Espagne, et
+l'arrivée et le cortège peuvent fournir aux journalistes le sujet de
+bien des malices et insolences, d'autant plus que Sa Majesté catholique
+et le duc de Montpensier ne manqueront pas de les exciter sous main.
+
+Je me suis trouvé d'accord avec tout le monde ici pour déplorer ce
+projet malencontreux, mais à peu près seul pour parler. Cependant j'ai
+déterminé Mocquart à parler à l'empereur. Comme il m'a cité et que
+l'empereur m'a cité, j'ai eu sur-le-champ une bataille à soutenir contre
+l'impératrice.
+
+Vous ne serez pas surpris quand je vous dirai que, bien qu'elle fût un
+peu irritée, elle n'a pas cessé un instant d'être bienveillante et bonne
+pour moi à son ordinaire. Mon attachement pour elle, et le danger très
+réel de la chose, m'ont donné hardiesse et franchise, et je lui ai
+débité très nettement ma râtelée, quelquefois avec plus de vivacité que
+le respect ne l'exigeait. Elle a discuté loyalement, mais en avocat qui
+soutient une mauvaise cause. Son grand argument était qu'elle était bien
+libre de faire tout ce qu'un particulier peut faire. J'ai répondu
+qu'elle n'était pas un particulier, qu'elle avait des charges et qu'elle
+devait les supporter. Après une demi-heure de dispute très animée, ayant
+dit tout ce que j'avais sur le coeur, j'ai conclu en lui disant qu'une
+grande souveraine comme elle ne pouvait rien faire qui compromît et son
+mari et son pays; et qu'elle devait se persuader qu'elle n'était pas
+libre; qu'un roi l'était moins que personne, et que c'était pour cette
+raison que j'avais refusé toutes les couronnes qu'on m'avait offertes.
+Elle s'est mise à rire, m'a dit que j'étais une bête; mais il m'a paru
+cependant que mon discours l'avait ébranlée et lui laissait quelques
+inquiétudes.
+
+Comme elle ne sait pas céder, le voyage est résolu. On devait partir ce
+matin, mais la mer est furieuse. Impossible de gagner _Passages_, où
+attend _l'Aigle_. Je désire et j'espère un peu que le voyage se borne à
+quelques jours passés à Lisbonne. La mer, l'équinoxe, etc., peuvent
+modifier beaucoup les résolutions.
+
+Adieu, mon cher Panizzi, portez-vous bien et donnez-moi de vos
+nouvelles. Ne parlez à personne du voyage, qui malheureusement ne sera
+bientôt plus un secret.
+
+
+
+
+CXXXVII
+
+
+Paris, 8 octobre 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Je trouve ici qu'on ne s'occupe pas trop du voyage de l'impératrice, ce
+qui me fait grand plaisir. Elle est arrivée à Lisbonne en bonne santé et
+assez vite. Aujourd'hui, elle doit être à Cadix. C'est malheureusement
+là que les embarras commencent. Il paraît qu'elle n'a fait que paraître
+et disparaître en Portugal. On avait prévenu le roi, mais il n'y a pas
+eu d'entrée ni de _fiocchi_. D'un autre côté, elle envoie de Lisbonne à
+Madrid de Caux avec une lettre pour la reine, en sorte que la mauvaise
+humeur de Sa Majesté catholique soit conjurée autant que possible.
+
+Je viens de déjeuner avec M. Fould, que j'ai trouvé assez gaillard et
+moins furieux qu'on ne le pouvait craindre de la part d'un homme qu'on
+arrache aux ortolans de Tarbes pour le relancer dans la politique et les
+finances. Il est très content de son maître et croit au maintien de la
+paix, du moins tant que ses alliés ne voudront pas la guerre.
+
+J'ai trouvé ici un Portugais, homme assez riche, qui s'ennuie et qui a
+le goût des coups de fusil. Il est allé en tirer au Maroc avec
+O'Donnell, puis en Pologne, d'où il revient après avoir été deux fois
+pris par les Russes, dont il se loue assez, car on s'est borné à le
+renvoyer par la frontière la plus proche. Il dit qu'il n'y a pas un mot
+de vrai dans les bulletins polonais, et qu'il a passé son temps à être
+battu et à s'enfuir. Il n'a pas grande idée ni du patriotisme ni des
+ressources du pays.
+
+La phrase de lord Palmerston que vous m'envoyez est jolie; mais c'est
+le mot d'un vieillard qui n'espère plus rien, et qui ne demande plus
+qu'à mourir tranquille. Ce n'est pas, ce me semble, le langage du
+premier ministre d'un grand pays.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; je vous souhaite santé et prospérité. Il fait
+un temps digne de Londres, quoique pas trop froid.
+
+
+
+
+CXXXVIII
+
+
+Cannes, 20 octobre 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+J'ai pensé faire une fâcheuse expérience des économies réalisées par les
+compagnies de chemins de fer, qui, pour ne pas retarder un train, le
+font passer sur des traverses non calées ni consolidées. Nous avons eu
+un accident entre Avignon et Marseille qui aurait pu être assez grave.
+Tout s'est borné pourtant à un wagon renversé, celui de l'administration
+des postes, dont les employés out été tous un peu contusionnés. La
+diligence où j'étais s'est arrêtée au bord d'un talus d'une vingtaine
+de pieds. J'étais dans un coupé avec un curé, et il y avait derrière
+trois capucins. Cela explique l'accident. Il ne faut pas s'embarquer en
+si mauvaise compagnie.
+
+J'ai reçu des nouvelles de nos amis embarqués sur _l'Aigle_. Un mot de
+madame de Lourmel et une dépêche télégraphique de la comtesse de
+_Pierrefonds_ (_sic_), datée de Cadix 18, et ainsi conçue: «Je pars de
+Cadix en très bonne santé. Tout s'est bien passé.» Expliquez comme vous
+pourrez le journal qui dit qu'elle est arrivée à Valence le 17 et partie
+pour Madrid.
+
+La mort de Billaut est un coup funeste pour la réussite de la session
+qui va s'ouvrir. C'était assurément le plus habile et le plus propre à
+lutter avec avantage contre les orateurs de l'opposition, même les plus
+brillants. Ce n'était pas un homme d'État, mais c'était un instrument
+merveilleux entre les mains d'un homme d'État. Je ne vois que Rouher qui
+puisse lui succéder, non le remplacer.
+
+J'ai, d'ailleurs, d'assez bonnes nouvelles de Thiers. Il est toujours
+sage et promet de continuer à l'être. Tiendra-t-il parole, cela est
+écrit dans les tablettes de Jupiter. Cousin, qui était un excellent
+conseiller, va venir ici et ne pourra plus le contrôler ni combattre
+l'influence fâcheuse d'un certain nombre de belles dames orléanistes
+dont notre ami estime les sourires à un très haut prix.
+
+Adieu, mon cher ami; j'espère que vous êtes en bonne santé et que vous
+ne regrettez pas trop le ciel des Pyrénées. J'étouffe de chaleur. Pas un
+nuage au ciel. La mer est comme une glace.
+
+
+
+
+CXXXIX
+
+
+Cannes, 27 octobre 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Les motifs qu'on donne chez vous au voyage sont parfaitement ridicules.
+Il y a des gens qui ne croient pas qu'on boive jamais un verre de vin de
+Bordeaux sans quelque but politique. Du reste, la réception a été très
+belle et tout s'est passé pour le mieux. Dans quelque temps, j'aurai des
+détails dont je vous ferai part s'ils en valent la peine.
+
+Hier, nous avons eu la visite de Cousin arrivant de Paris et voyant les
+choses très en noir. Il croit, et je crains qu'il n'ait raison, que
+toutes les belles promesses de Thiers ne tiendront pas. C'est un autre
+orgueil, et des plus grands. Il ne s'agit plus d'être chef du cabinet:
+il faut être président ou Dieu sait quoi. En attendant, il débute par ce
+qui me semble une impertinence et une faute. Il n'ira pas à la séance
+d'ouverture. Les nouveaux élus sénateurs et députés doivent y prêter
+serment. Croit-il que le serment prêté à la Chambre et devant le
+président oblige moins que s'il était prêté devant Sa Majesté. Il dit
+que ce qu'il en fait, c'est pour se mettre bien avec l'opposition, afin
+de donner plus d'autorité à sa parole lorsqu'il lui prêchera la
+modération.
+
+Adieu, mon cher Panizzi. Nous avons toujours un temps magnifique. Hier,
+on nous a donné un gros bouquet de lilas; c'est la seconde cueillette de
+cette année. Nous mangeons des pois et, si la chaleur durait, nous
+aurions probablement bientôt des fruits de l'année prochaine.
+
+
+
+
+CXL
+
+
+Paris, 9 novembre 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+L'histoire de lord Palmerston m'a mis en belle humeur pendant trois
+jours. Il paraît, par une lettre d'avocat, que la partie lésée ne veut
+pas entendre à un arrangement; et qu'il y aura procès. Que ce pauvre
+Ellice aurait ri avec nous s'il était encore de ce côté de l'Achéron.
+Lady Palmerston, qui est une femme d'esprit, doit au fond se soucier
+très peu de l'infidélité; mais le scandale, à cet âge, est plus grave,
+et la reine doit faire une grise mine à son premier ministre. En France,
+un homme d'État ne résisterait pas probablement à ce flot de ridicule.
+Je ne sais pas comment la chose sera prise en Angleterre. Du reste, si
+l'on fait une souscription pour élever une statue à lord Palmerston,
+inscrivez mon nom après le vôtre. Je crains qu'on ne nous en élève pas
+de semblables.
+
+Il paraît que le discours de l'empereur a plu généralement. Il est fort
+habile, et, quoique la réunion d'un congrès européen soit une chose
+pratiquement bien difficile à réaliser, il met tous les souverains dans
+un grand embarras, et les souverains qui refuseront seront mal notés par
+leurs peuples. C'était la seule partie vulnérable qu'il a touchée dans
+les notes du prince Gortchakof. Le discours de M. de Morny a également
+fait un bon effet par son ton conciliant et comme il faut. En somme, la
+session, qui semblait devoir, s'ouvrir sous de très mauvais auspices,
+pourra bien être meilleure qu'on ne l'avait prévu. Je vais voir M. Fould
+et entendre probablement son rapport, qui, dit-on, est rassurant.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie et santé s'il est possible.
+Rappelez-moi au souvenir de nos amis.
+
+
+
+
+CXLI
+
+
+Compiègne, 18 novembre 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+J'ai présenté vos hommages à Leurs Majestés, et en particulier à
+l'impératrice pour le jour de sa fête, le 15, dont vous ne vous étiez
+pas seulement douté, païen que vous êtes!
+
+Tout s'est très bien passé, c'est-à-dire _exceptis excipiendis_. Au feu
+d'artifice, une femme qui voulait le voir de trop près et qui avait
+franchi le cordon sanitaire a été tuée tout raide par une fusée qui l'a
+frappée à l'oeil. Nous avons joué une charade un peu leste, mais qui a
+été bien prise et qui a fait rire.
+
+Puis, au dîner, le 15, votre ami le prince Napoléon, toujours gracieux,
+n'a pas voulu porter la santé de l'impératrice. Il était assis à sa
+droite, _pro consuetudine_, et l'empereur lui a dit de porter un toast
+et de faire un speech. Il a fait la grimace. De son côté, l'impératrice
+lui a dit: «Je ne tiens pas beaucoup au speech. Vous êtes très éloquent,
+mais vos discours me font un peu peur quelquefois.» A une seconde
+sommation de l'empereur, il a répondu: «Je ne sais pas parler en
+public.» On s'était levé, tout le monde attendait sans trop comprendre
+ce qui se passait au milieu de la table. Enfin Sa Majesté a dit: «Vous
+ne voulez pas porter la santé de l'impératrice?--Si Votre Majesté veut
+bien m'excuser, je m'en dispenserai.» Le prince Joachim alors a porté
+le toast, et on a quitté la table un peu ému.
+
+Cette frasque a semblé assez forte pour le faire prier d'aller voir au
+Palais-Royal si Leurs Majestés y étaient; cependant l'_hôte_ et
+l'_hôtesse_ ont gardé leur sang-froid ordinaire, et l'impératrice a même
+pris son-bras pour passer au salon. Le prince est resté là fort isolé,
+tout le monde l'évitant; lui, faisant une mine boudeuse et méchante qui
+le faisait ressembler fort à Vitellius.
+
+Le matin, il y a eu beaucoup d'allées et de venues dont le résultat
+paraît avoir été un replâtrage. Jamais je n'ai vu homme plus mal
+gracieux. Quant à moi, je n'aurais pas souffert pareille incartade; mais
+vous connaissez la longanimité de l'empereur; il le regarde comme un
+enfant et lui passe ses mauvaises humeurs. Je trouve fort triste, au
+fond, que, dans un temps comme celui-ci, les Bonaparte ne se serrent pas
+tous autour du chef de leur maison. Le prince, qui a parfois, je
+suppose, des velléités de jouer un rôle politique, se fait détester par
+ses mauvaises manières. Il flatte les rouges et s'imagine peut-être que,
+dans une révolution, il serait épargné. L'histoire du duc d'Orléans est
+là pour lui apprendre quel serait son sort si la République
+s'établissait jamais dans ce pays.
+
+Je reste ici, encore une huitaine de jours. Aujourd'hui arrivent les
+Allemands, M. de Metternich et le ministre de Prusse, le comte de Goltz,
+tous gens peu amusants. Peut-être que la mort du roi de Danemark nous
+privera des belles toilettes et des valses de ces dames.
+
+Je pense être de retour à Paris pour le milieu de la semaine prochaine.
+J'y resterai jusqu'après la discussion de l'adresse; puis j'irai
+attendre à Cannes la fin de l'hiver. Viendrez-vous nous y voir?
+
+Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie et recommandez-moi à nos
+amis.
+
+
+
+
+CXLII
+
+
+Compiègne, 22 novembre 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Nous vivons ici en grandes occupations. Votre serviteur est directeur de
+théâtre, auteur et acteur. Il fait de plus des révolutions dans les
+beaux-arts et de la polémique avec l'institut. Dans ses moments de
+loisir, on lui donne des recherches à faire sur l'histoire romaine. Il
+est, d'ailleurs, libre de faire ce qui lui plaît depuis une heure du
+matin jusqu'à huit heures. Heureusement que, mercredi, je redeviens
+homme libre.
+
+La réponse de l'Autriche est arrivée, très amicale; acceptant en
+principe, mais demandant des renseignements. M. de Goltz, qui est ici, a
+apporté, je crois, une lettre semblable du roi de Prusse. En somme, je
+pense qu'il y aura bien des protocoles, mais qu'il y aura un congrès. Je
+doute qu'il fasse grand'chose, mais il aura empêché la guerre, ce qui
+est un grand point.
+
+Adieu; portez-vous bien et donnez de vos nouvelles.
+
+
+
+
+CXLIII
+
+
+Paris, 7 décembre 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Il semble que César n'a pas trop mal vu la lettre de lord Russell. C'est
+pour l'Angleterre un parti pris de devenir une puissance de second
+ordre; du moins elle fait le plongeon toutes les fois qu'on l'invite à
+faire acte de puissance du premier ordre. C'est son affaire, et, à un
+certain point de vue, je trouve qu'elle a raison et que nous avons tort.
+Mais, d'un autre côté, trouvez-vous bien l'excessive hâte de son refus,
+et les termes employés par lord Russell? On n'est pas habitué de sa part
+à la politesse, mais on aurait voulu qu'il prît la peine de lire la
+lettre de l'empereur. Tandis que toutes les puissances de l'Europe se
+bornent à demander qu'on spécifie les questions à traiter, il répond
+qu'il est impossible de s'entendre, et que ce n'est pas la peine de
+commencer. Observez que, naguère encore, il se plaignait de la grandeur
+des armements de la France, qui obligeait toute l'Europe à l'imiter. Or
+l'empereur, dans sa lettre, dit que la question du désarmement général
+doit occuper le congrès. Supposé que toutes les puissances refusassent
+de traiter les affaires qui agitent en ce moment l'Europe, qu'elles
+voulussent qu'on en restât sur l'_uti possidetis_, et qu'on se bornât à
+reproduire les articles non abrogés des traités de 1815, en leur donnant
+une sanction nouvelle, la question du désarmement pourrait cependant
+être traitée sans difficulté. Si chaque puissance prenait vis-à-vis des
+autres l'engagement de réduire son état militaire à ses besoins
+personnels, ne serait-ce pas un grand avantage pour toute l'Europe?
+C'est à quoi lord Russell ne répond même pas.
+
+L'impression de sa lettre a été très mauvaise ici, de quoi sans doute il
+se soucie très peu. Ce qui paraît certain, c'est que, supposé, ce qui
+est probable, que l'insurrection polonaise soit anéantie au printemps
+prochain et que l'empereur Alexandre fasse preuve de quelque humanité ou
+de quelque politique à l'égard de ses sujets polonais, il y aura un
+rapprochement entre la France et la Russie, dont l'Angleterre pourra
+craindre un jour les effets, si nous ne sommes pas en pleine anarchie
+lorsque la question d'Orient éclatera.
+
+La discussion des pouvoirs de la Chambre a montré à nu le suffrage
+universel. Le gouvernement n'a pas été justifié, et l'opposition a été
+convaincue d'avoir fait usage des mêmes moyens de corruption et
+d'intimidation. Maintenant que les candidats ont à faire la cour à la
+canaille, ils sont obligés d'employer des agents ignobles, qui font
+toutes les turpitudes imaginables. Il est fâcheux qu'on ait mis cela au
+grand jour. En Angleterre où la matière électorale est beaucoup plus
+élevée, on a grand soin de passer l'éponge sur toutes les saloperies de
+cette nature.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien. Que devient le procès de lord
+Palmerston? On dit que, ayant demandé conseil là-dessus à Thiers, Thiers
+lui a répondu: «Faites la vérification des pouvoirs.»
+
+
+
+
+CXLIV
+
+
+Cannes, 30 décembre 1863.
+
+Mon cher Panizzi,
+
+Depuis que je suis ici, je ne sais plus rien de la politique que par
+Cousin, qui a des correspondants parmi les grands hommes d'État, et par
+quelques mois que M. Fould m'envoie de temps en temps.
+
+La discussion de l'emprunt a été meilleure que je ne l'aurais espérée.
+M. Thiers a été convenable. Entre nous, il me semble qu'il n'a rien
+appris ni rien oublié, comme vos amis les Bourbons. Il avait besoin de
+parler et a parlé sur la pointe d'une aiguille. Il a traité la Chambre
+avec des airs de supériorité qui n'ont pas plu beaucoup, et il n'est pas
+arrivé à un autre résultat qu'à prouver qu'il ne dirigeait pas
+l'opposition, et qu'elle n'avait guère de confiance en lui. Il prendra
+peut-être sa revanche sur la question du Mexique, qui est un bien
+meilleur champ de bataille pour l'opposition. Je ne sais pas trop
+comment M. Rouher et M. Chaix d'Est-Ange se tireront de ce mauvais pas.
+
+On annonce de mauvaises nouvelles d'Italie et de Hongrie. Le parti
+rouge, qui est de tous les pays, comme le parti clérical, et qui dans
+toute l'Europe agit avec un diabolique concert, se remue terriblement et
+promet pour le printemps prochain une explosion générale. Vous avez vu
+la proclamation de Kossuth. Je ne sais pas si le gouvernement d'Italie
+est assez fort pour empêcher les volontaires et Garibaldi de recommencer
+quelque autre sottise. Il est fort à craindre qu'il ne soit pas trop
+préparé pour s'y opposer. Ce qui est certain, c'est que les rouges et
+les cléricaux; ces deux ennemis du sens commun et de l'humanité, sont
+les uns et les autres pleins de confiance et annoncent de grands
+événements pour l'année qui va commencer après-demain. Je ne crois pas
+au succès des uns ni des autres, mais je crois à un gâchis terrible,
+funeste pour tout le monde et pour nous plus que pour personne.
+
+On parlait à Paris ces jours derniers de changements ministériels, entre
+autres de celui de Drouyn de Lhuys. Je n'y crois pas trop, bien que
+persuadé qu'il serait fort à désirer que nous fussions débarrassés de ce
+faiseur de phrases qui n'a pas une idée à lui, et qui, même en matière
+de phrases, est fort au-dessous du prince Gortchakof.
+
+Lord Brougham est ici, bien faible, chancelant sur ses jambes, mais
+toujours _busy body_, curieux de tout savoir et passablement
+gobe-mouche. Il est devenu fort dévot. Cela donne de l'espérance pour
+vous et moi quand nous aurons quatre-vingt-cinq ans.
+
+J'ai consulté, avant de quitter Paris, le plus habile médecin pour
+l'asthme. Il m'a ordonné un traitement que je vais suivre et il me
+promet une guérison complète si je l'observe exactement. C'est de
+l'arsenic qu'il s'agit d'avaler. Cela fait grand bien aux moutons, aux
+chevaux et aux Tyroliens; mais c'est une question de savoir si mon
+estomac est comme celui des quadrupèdes et bipèdes à qui l'arsenic
+réussit. Enfin il faut essayer.
+
+Adieu, mon cher Panizzi; finissez bien cette année, commencez bien
+l'autre, et suivez le précepte philosophique _recte agere et lætari_ que
+le père Dubois, le médecin de Napoléon Ier, traduisait par faire son
+affaire et se f..... du reste.
+
+FIN DU PREMIER VOLUME
+
+
+
+
+ TABLE
+
+ 1850
+
+ Pages
+
+ I. Paris 31 _décembre_ 1
+
+ 1855
+
+ II. Paris 4 _juillet_ 3
+
+ 1857
+
+ III. Paris 11 _octobre_ 4
+ IV. Cannes 5 _décembre_ 5
+
+ 1858
+
+ V. Paris 25 _janvier_ 7
+ VI. -- 12 _mai_ 8
+ VII. -- 16 -- 11
+ VIII. Paris 7 _juin_ 13
+ IX. Berne 7 _juillet_ 15
+ X. Venise 11 _août_ 16
+ XI. Paris 17 _octobre_ 18
+
+ 1859
+
+ XII. Cannes 7 _janvier_ 18
+ XIII. Paris 12 _mars_ 21
+ XIV. -- 8 _avril_ 25
+ XV. -- 29 -- 29
+ XVI. -- 10 _mai_ 33
+ XVII. -- 27 -- 37
+ XVIII. -- _juin_ 39
+ XIX. -- 30 -- 42
+ XX. -- 12 _juillet_ 48
+ XXI. -- 15 -- 51
+ XXII. -- 20 -- 54
+ XXIII. -- 25 -- 57
+ XXIV. -- 12 _août_ 59
+ XXV. Cannes 16 _décembre_ 62
+ XXVI. -- 26 -- 65
+
+ 1860
+
+ XXVII. Cannes 10 _janvier_ 68
+ XXVIII. -- 29 -- 71
+ XXIX. -- 17 _février_ 73
+ XXX. Paris 25 _mars_ 76
+ XXXI. -- 31 -- 80
+ XXXII. Paris 1er _avril_ 81
+ XXXIII. -- 25 -- 88
+ XXXIV. -- 30 -- 91
+ XXXV. -- 3 _mai_ 94
+ XXXVI. -- 11 -- 95
+ XXXVII. -- 23 -- 97
+ XXXVIII. -- 31 -- 102
+ XXXIV. Fontainebleau 15 _juin_ 106
+ XL. Paris 1er _juillet_ 108
+ XLI. Londres 7 _août_ 110
+ XLII. Paris 6 _octobre_ 112
+ XLIII. -- 11 -- 119
+ XLIV. -- 15 -- 122
+ XLV. -- 16 -- 124
+ XLVI. -- 16 -- 128
+ XLVII. -- 21 -- 129
+ XLVIII. -- 23 -- 133
+ XLIX. -- 31 -- 135
+ L. -- 3 _novembre_ 139
+ LI. -- 4 -- 143
+ LII. -- 11 -- 145
+ LIII. Cannes 21 -- 149
+ LIV. -- 27 -- 152
+ LV. -- 2 _décembre_ 155
+ LVI. -- 11 -- 158
+ LVII. -- 16 -- 163
+
+ 1861
+
+ LVIII. Cannes 9 _janvier_ 164
+ LIX. -- 24 -- 166
+ LX. -- 13 _février_ 170
+ LXI. Paris 27 -- 173
+ LXII. -- 28 -- 178
+ LXIII. -- 1er _mars_ 181
+ LXIV. -- 6 -- 183
+ LXV. -- 8 -- 186
+ LXVI. -- 19 -- 189
+ LXVII. Melle 30 _mars_ 192
+ LXVIII. Paris 8 _avril_ 196
+ LXIX. -- 14 -- 197
+ LXX. -- 18 -- 199
+ LXXI. Ville-d'Avray 21 -- 203
+ LXXII. Paris 2 _mai_ 204
+ LXXIII. -- 11 -- 207
+ LXXIV. -- 19 -- 209
+ LXXV. -- 9 _juin_ 211
+ LXXVI. -- 11 -- 212
+ LXXVII. Fontainebleau 24 -- 214
+ LXXVIII. Paris 2 _juillet_ 216
+ LXXIXI. -- 19 _août_ 217
+ LXXX. Paris 30 -- 219
+ LXXXI. -- 3 _septembre_ 221
+ LXXXII. -- 8 -- 223
+ LXXXIII. Biarritz 15 -- 225
+ LXXXIV. Biarritz 28 _septembre_ 227
+ LXXXV. Paris 14 _octobre_ 228
+ LXXXVI. -- 23 -- 230
+ LXXXVII. -- 17 _novembre_ 233
+ LXXXVIII. -- 4 -- 235
+ LXXXIX. Compiègne 16 -- 235
+ XC. Paris 8 _décembre_ 237
+ XCI. Cannes 31 -- 239
+
+ 1862
+
+ XCII. Cannes 3 _février_ 240
+ XCIII. -- 10 _mars_ 242
+ XCIV. -- 22 -- 245
+ XCV. Paris 31 -- 248
+ XCVI. -- 9 _avril_ 251
+ XCVII. -- 18 -- 254
+ XCVIII. -- 23 -- 256
+ XCIX. -- 26 -- 258
+ C. -- 2 _juillet_ 259
+ CI. -- 11 -- 261
+ CII. -- 18 -- 262
+ CIII. -- 20 -- 265
+ CIV. -- 29 -- 266
+ CV. -- 31 -- 267
+ CVI. Biarritz 29 _septembre_ 268
+ CVII. Paris 9 _octobre_ 272
+ CVIII. -- 11 -- 274
+ CIX. Paris 15 _octobre_ 278
+ CX. -- 15 -- 282
+ CXI. Marseille 19 -- 284
+ CXII. Paris 28 -- 287
+ CXIII. -- 31 -- 290
+ CXIV. -- 18 _novembre_ 292
+ CXV. Cannes 30 -- 294
+ CXVI. -- 6 _décembre_ 297
+ CXVII. -- 13 -- 298
+
+ 1863
+
+ CXVIII. Cannes 3 _janvier_ 301
+ CXIX. -- 16 -- 303
+ CXXI. -- 3 _février_ 304
+ CXXII. -- 5 -- 307
+ CXXIII. -- 11 -- 310
+ CXXIV. Paris 21 _mars_ 311
+ CXXV. -- 5 _mai_ 315
+ CXXVI. -- 11 -- 316
+ CXXVII. -- 21 -- 318
+ CXXVIII. -- 1er _juin_ 321
+ CXXIX. -- 16 -- 323
+ CXXX. Fontainebleau 25 -- 326
+ CXXXI. Paris 12 _juillet_ 329
+ CXXXII. -- 16 -- 332
+ CXXXIII. -- 21 _août_ 334
+ CXXXIV. -- 23 -- 336
+ CXXXV. Biarritz 27 _septembre_ 338
+ CXXXVI. Biarritz 1er _octobre_ 339
+ CXXXVII. Paris 8 -- 342
+ CXXXVIII. Cannes 20 -- 344
+ CXXXIX. Cannes 27 -- 346
+ CXL. Paris 9 _novembre_ 348
+ CXLI. Compiègne 18 -- 349
+ CXLII. -- 22 -- 352
+ CXLIII. Paris 7 _décembre_ 353
+ CXLIV. Cannes 30 -- 356
+
+
+FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME
+
+
+
+615-80.--CORBEIL. Typ. et stér. J. CRÉTÉ.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Lettres à M. Panizzi - 3eme édition,
+Tome I, by Prosper Mérimée
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES A PANIZZI--3EME ED., TOME I ***
+
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+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
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+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
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+electronic work, or any part of this electronic work, without
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+Gutenberg-tm License.
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+The Project Gutenberg EBook of Lettres à M. Panizzi - 3eme édition, Tome I, by
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Lettres à M. Panizzi - 3eme édition, Tome I
+
+Author: Prosper Mérimée
+
+Editor: Louis Fagan
+
+Release Date: April 6, 2010 [EBook #31904]
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+Language: French
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES A PANIZZI--3EME ED., TOME I ***
+
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+
+
+Produced by Adrian Mastronardi, Rénald Lévesque and the
+Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net
+(This file was produced from images generously made
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+(BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+
+<br><br>
+
+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"></p>
+
+<h3>PROSPER MÉRIMÉE</h3>
+<hr class="short">
+
+<h2>LETTRES</h2>
+
+<h5>A</h5>
+
+<h1>M. PANIZZI</h1>
+
+<h4>1850-1870</h4>
+
+<h5>PUBLIÉES PAR</h5>
+
+<h4>M. LOUIS FAGAN</h4>
+
+<h5>DU CABINET DES ESTAMPES AU BRITISH MUSEUM</h5>
+
+<h4>TOME PREMIER</h4>
+
+<hr class="short">
+
+<h5>TROISIÈME ÉDITION</h5>
+
+<br><br><br>
+
+<p class="mid">PARIS<br>
+CALMANN LÉVY, ÉDITEUR<br>
+ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES<br>
+3, RUE AUBER, 3</p>
+
+<h5>1881</h5>
+
+<p class="mid"><span class="sml">Droits de traduction et de reproduction réservés.</span></p>
+<br><br><br>
+
+<h3>PRÉFACE</h3>
+
+<p>Stendhal avait fait copier, dans les archives du Vatican, plusieurs
+manuscrits contenant l'analyse de procès célèbres ou d'aventures
+scandaleuses des petites cours d'Italie. La soeur de Stendhal, après la
+mort de l'auteur de <i>la Chartreuse de Parme</i>, cherchait à vendre ces
+manuscrits. Mérimée s'adressa à M. Panizzi, qui était alors conservateur
+des imprimés du British Museum, et lui écrivit, le 31 décembre 1850, la
+première des lettres contenues dans ces deux volumes.</p>
+
+<p>Tel fut le point de départ d'une correspondance qui ne devait être
+interrompue que par la mort de Mérimée, et qui constitue une oeuvre de
+la plus haute valeur et de l'intérêt le plus puissant.</p>
+
+<p>Au point de vue littéraire, cela va sans dire: ces lettres sont de
+Mérimée; mais cette publication présente un caractère particulier, un
+caractère complètement inattendu; elle va révéler un nouveau Mérimée, un
+Mérimée politique. La longue suite de ces lettres est, en somme, une
+véritable histoire du second empire, écrite par l'auteur de <i>Carmen</i> et
+de <i>Colomba</i>. Quel témoin pourrait-on souhaiter plus brillant et mieux
+renseigné? Vivant dans l'étroite intimité de l'empereur et de
+l'impératrice, placé au premier rang pour tout voir et tout savoir,
+Mérimée rapportait fidèlement à son ami Panizzi tout ce qu'il voyait et
+tout ce qu'il savait. Et, comme il avait en son correspondant la plus
+entière confiance, il lui disait aussi tout ce qu'il pensait. Voilà
+comment l'histoire de l'Empire venait se glisser, au jour le jour, sous
+la plume de Mérimée, dans l'abandon d'une affectueuse causerie, et voilà
+pourquoi ces deux volumes pourraient avoir pour titre: <i>le Second Empire
+raconté par Mérimée</i>.</p>
+
+<p>Mérimée ne se bornait pas à écrire l'histoire de son temps. Il y était
+mêlé très étroitement et très activement. Il faisait lui-même de
+l'histoire. Ce sera la grande surprise, ce que nous pourrions appeler le
+coup de théâtre de cette publication.</p>
+
+<p>Il est pour les souverains une tentation si forte, qu'ils y échappent
+très rarement. C'est un vrai plaisir de roi que de faire personnellement
+de la politique extérieure, en dehors et à l'insu de son ministre des
+affaires étrangères et de ses ambassadeurs attitrés, quelquefois même
+contre ce ministre et contre ces ambassadeurs. On a lu le bel ouvrage de
+M. le duc de Broglie, <i>le Secret du roi</i>, cette piquante et profonde
+étude sur la diplomatie secrète de Louis XV. Eh bien, Napoléon III
+avait, lui aussi, un très vif penchant pour la politique personnelle.
+Son esprit était sans cesse hanté par ce rêve de <i>refaire la carte de
+l'Europe</i>, et l'on peut dire que l'empereur Napoléon III a continué sur
+le trône la conspiration ce que le prince Louis Bonaparte avait
+commencée dans l'exil.</p>
+
+<p>Dans un récent article de la <i>Revue des Deux Mondes</i>, M. Cherbuliez a
+crayonné une esquisse très fine et très ressemblante de l'empereur
+Napoléon III.</p>
+
+<p>«C'était, dit-il, un grand essayeur, un joueur téméraire et fantaisiste
+qui ne proportionnait pas les chances du jeu à l'importance de l'enjeu.
+Napoléon III avait l'âme aventureuse. Longtemps proscrit, il avait du
+goût pour les proscrits. Quelqu'un qui le connaissait bien avait dit de
+lui: <i>Grattez le souverain, et vous trouverez le réfugié politique.</i>»</p>
+
+<p>Panizzi était précisément un de ces proscrits pour lequel Napoléon III
+avait du goût. Ces deux volumes contiennent de véritables dépêches
+diplomatiques de Mérimée, où l'histoire dès maintenant peut rechercher
+les secrètes pensées et les secrètes espérances de la politique
+impériale. Panizzi était l'ami de M. Gladstone, et certaines lettres de
+Mérimée au directeur du British Museum étaient, en réalité, des lettres
+de Napoléon III au chancelier de l'Échiquier.</p>
+
+<p>Mais cette correspondance n'est pas seulement une correspondance
+politique. Mérimée était de l'école de Stendhal. Le spectacle de la vie
+humaine l'intéressait et l'amusait par tous ses côtés, graves et
+plaisants, sérieux et gais. Il ne haïssait pas les histoires un peu
+vives, et il les racontait avec un art délicieux.</p>
+
+<p>Nul n'a vu de plus près que Mérimée la cour du second empire. Il n'était
+pas seulement des grandes séries de Fontainebleau et de Compiègne; il
+était des petits lundis des Tuileries et des petites séries de Biarritz.
+Aussi la chronique mondaine de l'Empire tient-elle une place
+considérable dans ces lettres, qui foisonnent en anecdotes hardies, très
+hardiment contées.</p>
+
+<p>Cette correspondance abonde en détails curieux et piquants sur la vie
+intime de l'empereur et de l'impératrice. Mérimée raconte à son ami
+Panizzi les petites brouilles et les petites bouderies de ménage, les
+petites querelles et les petites scènes de famille: C'est, par exemple,
+le 15 novembre 1863, à Compiègne, le jour de la fête de l'impératrice.
+Le prince Napoléon est assis à la droite de l'impératrice... L'empereur
+lui dit de porter un toast et de faire un speech. Le prince fait la
+grimace. Très spirituellement l'impératrice s'empresse de dire: «Je ne
+tiens pas beaucoup au speech... Vous êtes très éloquent, mais vos
+discours me font un peu peur.» Nouvelle sommation de l'empereur. Le
+prince répond: «Je ne sais pas parler en public.--Alors, dit l'empereur,
+vous ne voulez pas porter la santé de l'impératrice?--Si Votre Majesté
+le veut bien, je m'en dispenserai.» Le prince Joachim Murat porte le
+toast. On quitte la table un peu ému...</p>
+
+<p>«Cependant,» dit Mérimée, «<i>l'hôte</i> et <i>l'hôtesse</i> ont gardé leur
+sang-froid ordinaire, et l'impératrice a même pris le bras du prince
+pour passer au salon. Le prince est resté là fort isolé, tout le monde
+l'évitant et, lui, faisant une mine boudeuse et méchante qui le faisait
+ressembler fort à Vitellius.»</p>
+
+<p>De cette scène extraordinaire, la lettre du 18 novembre fait le tableau
+le plus animé, le plus vivant. Elle raconte ensuite et les allées et
+venues du lendemain, et le <i>replâtrage</i>, etc., etc. Toutes les lettres
+datées de Compiègne, de Fontainebleau, de Biarritz présentent le même
+intérêt et nous font pénétrer au coeur même de toutes les passions et de
+toutes les ambitions qui s'agitaient autour de l'empereur. C'est, en
+quelque sorte, la petite histoire de l'Empire, écrite de main de
+maître... Or petite et grande histoire se touchent, et se confondent
+sans cesse, se tiennent par mille liens secrets et, l'une par l'autre,
+se commentent, s'expliquent et se complètent.</p>
+
+<p>Mérimée, au fond, avait peu de goût pour tous ces divertissements de
+cour. Il trouve, à certaines heures, que ces fêtes perpétuelles ne vont
+pas sans beaucoup de fatigue et sans un peu d'ennui. Il serait
+volontiers de l'avis de lord Palmerston, qui disait que la vie serait
+supportable sans les plaisirs. De Compiègne, Mérimée, dans ce même mois
+de novembre 1863, écrit à Panizzi:</p>
+
+<p>«Nous vivons ici en grande occupation. Votre serviteur est directeur de
+théâtre, auteur et acteur. Il fait de plus des révolutions dans les
+beaux-arts et de la polémique avec l'Institut. Dans ses moments de
+loisir, on lui donne des recherches à faire dans l'histoire romaine. Il
+est, d'ailleurs, libre de faire ce qui lui plaît depuis une heure du
+matin jusqu'à huit heures. Heureusement que mercredi je redeviens homme
+libre.»</p>
+
+<p>Quelques années plus tard, à Biarritz, il a un nouvel accès de révolte:</p>
+
+<p>«Bien que je m'acquitte très honorablement de mon métier de courtisan,
+dit-il, je me sens pris parfois d'idées à la Bright, et j'ai envie de
+m'en aller vivre en homme libre dans quelque auberge au soleil.»</p>
+
+<p>Mais ce n'était là que des boutades passagères. Mérimée, en définitive,
+retombait assez facilement sous le joug. Il était si bien reçu, si bien
+traité par ceux qu'il appelait le maître et la maîtresse de la maison.
+Et puis c'était un grand curieux que Mérimée. Il se trouvait là aux
+premières loges pour assister à l'histoire de son temps, qui
+l'intéressait violemment. Mérimée, qui s'était fait une réputation
+d'insensibilité et d'insouciance, était, en somme, le moins insensible
+et le moins insouciant des hommes.</p>
+
+<p>Ces lettres vont montrer tout ce qu'il y avait d'ardeur et de passion
+dans l'âme de Mérimée. A tel point que cette publication, qui va mettre
+encore une fois tout le monde d'accord sur le talent et l'esprit de
+Mérimée, n'aura certainement pas la même bonne fortune au point de vue
+religieux et au point de vue politique. Mérimée était, en même temps,
+très anticlérical et très anti-révolutionnaire. Absolu dans ses
+opinions, Mérimée les expose avec une extrême netteté, et avec une
+extrême franchise, dans la pleine liberté d'une correspondance
+familière. Ces opinions appartiennent aujourd'hui à la libre discussion,
+et, de cette libre discussion, la grande mémoire de Mérimée n'a rien à
+redouter.</p>
+
+<p>Il eut, en effet, ce très rare mérite d'être, tout le long de sa vie,
+parfaitement sincère et parfaitement désintéressé. Placé à la source
+même des honneurs et des faveurs, Mérimée n'avait aucune ambition; son
+indifférence était égale pour le pouvoir et pour l'argent. Il lui eût
+été bien facile de s'enrichir; il ne s'enrichit pas; sa très modeste
+aisance, il la devait tout entière à sa plume. On verra dans ces lettres
+que Mérimée fut sur le point d'être nommé secrétaire des commandements
+de l'impératrice; mais il souhaitait de tout son coeur que le choix de
+l'empereur ne tombât pas sur lui; et, quand il apprit qu'un autre avait
+la place, il poussa un long soupir de soulagement. Mérimée fut sénateur;
+et vraiment c'était peu de chose pour l'auteur de tant de
+chefs-d'oeuvre. Tout l'honneur était pour le Sénat.</p>
+
+<p>A côté de cette absence d'ambition et de cette indifférence pour
+l'argent, Mérimée eut une autre vertu peu commune chez ceux qui vivent
+dans l'entourage des souverains. Un jour,--c'était le 16 avril 1835,--M.
+Thiers était à la tribune de la Chambre des députés. Il parlait de
+Napoléon Ier. Faisant allusion à la servilité des hommes du premier
+empire, il disait:</p>
+
+<p>--Savez-vous à quoi servait cette timidité devant l'empereur? à lui
+faire ignorer ou méconnaître la vérité.</p>
+
+<p>Le maréchal Clauzel interrompit M. Thiers:</p>
+
+<p>--J'en demande pardon à monsieur le ministre de l'intérieur, on pouvait
+dire la vérité à l'empereur.</p>
+
+<p>--Oui, répondit spirituellement M. Thiers, quand on avait du courage;
+mais, quand on est réduit à n'entendre la vérité que de la bouche de
+ceux qui ont le courage de la dire, on l'entend de très peu de monde.</p>
+
+<p>Eh bien, Mérimée était de ce <i>très peu de monde</i>. Il avait le courage de
+dire la vérité. Lisez la lettre du 1er octobre 1863. L'impératrice
+projetait un voyage en Espagne. Tout le monde blâmait et redoutait ce
+voyage... Mais tout le monde se taisait. C'est Mérimée seul qui a le
+courage de parler.</p>
+
+<p>«J'ai eu,» dit-il, «une bataille à soutenir contre l'impératrice. Vous
+ne serez pas surpris quand je vous dirai que bien qu'elle fût un peu
+irritée, elle n'a pas cessé un instant d'être bienveillante et bonne
+pour moi, comme à son ordinaire. Mon attachement pour elle et le danger
+très réel de la chose m'ont donné hardiesse et franchise, et je lui ai
+débité très nettement ma râtelée, quelquefois avec plus de vivacité que
+le respect ne l'exigeait. Elle a discuté longuement, mais en avocat qui
+soutient une mauvaise cause. Son grand argument était qu'elle était bien
+libre de faire tout ce qu'un particulier peut faire. J'ai répondu
+qu'elle n'était pas un particulier, qu'elle avait des charges et qu'elle
+devait les supporter. Après une demi-heure de dispute très animée, ayant
+dit tout ce que j'avais sur le coeur, j'ai conclu qu'une grande
+souveraine comme elle ne pouvait rien faire qui compromît et son mari et
+son pays, et qu'elle devait se persuader qu'elle n'était pas libre;
+qu'un roi l'est moins que personne, et que c'était pour cette raison que
+j'avais refusé toutes les couronnes qu'on m'avait offertes.»</p>
+
+<p>Voici l'année terrible. L'Empire va s'écrouler devant l'invasion.
+Mérimée est aux Tuileries un des fidèles de la dernière heure. Après
+avoir raconté les fêtes et les splendeurs des jours éclatants, il
+raconte les tristesses et les deuils des jours tragiques. Il faut bien
+reconnaître que l'impératrice, dans cette crise suprême, montra beaucoup
+de courage et de dignité.</p>
+
+<p>«Je ne sais rien de plus admirable, que l'impératrice,» écrit Mérimée le
+16 août 1870; «elle ne se dissimule rien, et cependant montre un calme
+héroïque, effort qu'elle payé chèrement, j'en suis sûr.»</p>
+
+<p>«J'ai vu notre, hôtesse de Biarritz,» dit-il le 22 août; «elle me fait
+l'effet d'une sainte.»</p>
+
+<p>Et, dans sa lettre datée du 4 septembre, il écrit:</p>
+
+<p>«Je vais essayer d'aller aux Tuileries.»</p>
+
+<p>C'est presque le dernier mot de la dernière lettre datée de Paris. Si
+Mérimée put aller jusqu'aux Tuileries, il n'y trouva pas celle qu'il
+voulait voir. Il n'y avait plus d'impératrice.</p>
+
+<p>En somme, Mérimée--cette affirmation va paraître paradoxale, et elle
+n'est cependant que l'expression de la stricte vérité,--Mérimée n'a
+jamais été très bonapartiste. Le régime impérial ne lui a jamais inspiré
+une grande confiance. L'Empire, en 1862, paraissait encore bien solide
+et bien puissant... Eh bien, Mérimée, le 31 mars 1862, écrivait à
+Panizzi: «On souffre, on s'inquiète.» Et il ajoutait très finement: «On
+aspire vers quelque chose qui ne soit ni le passé ni le présent.»</p>
+
+<p>Le plus tendre et le plus respectueux dévouement pour l'impératrice, tel
+était le fond des opinions de Mérimée. Eugénie de Téba avait deux ans
+quand Mérimée fut présenté à la comtesse de Montijo. Quelques années
+plus tard, un des amis de Mérimée le rencontra rue de la Paix; il tenait
+par la main une adorable petite fille de cinq ou six ans. Frappé de la
+grâce et de la gentillesse de cette enfant, l'ami de Mérimée demanda qui
+elle était.</p>
+
+<p>--C'est, répondit-il, une petite Espagnole, la fille d'une de mes
+amies... Je vais lui faire manger des gâteaux.</p>
+
+<p>Et Mérimée entra chez un pâtissier pour faire manger des gâteaux à cette
+petite fille, qui devait, vingt ans plus tard, devenir impératrice des
+Français et passer par de si éclatantes et de si tragiques destinées. La
+tendresse que Mérimée portait à cette enfant devint une fidèle et
+respectueuse affection qui jamais ne se ralentit ni ne se démentit.</p>
+
+<p>L'impératrice Eugénie quittait Paris le 4 septembre, et Mérimée, six
+semaines après, mourait à Cannes, échappant ainsi à toutes les douleurs
+qui allaient déchirer les âmes françaises. Il mourut pendant son
+sommeil, et si doucement, qu'on l'aurait pu croire endormi.</p>
+
+<p>La dernière lettre de ce recueil annonce à Panizzi qu'il ne verra plus
+son ami. Cette lettre est écrite par l'une de ces nobles femmes qui
+avaient consacré leur existence à Mérimée et qui, jusqu'à la dernière
+heure, l'entourèrent des soins les plus dévoués.</p>
+
+<p>Nous croyons devoir faire suivre ces quelques explications d'une notice
+de M. Louis Fagan sur l'homme éminent qui recevait ces lettres et qui
+les a précieusement conservées, sentant bien qu'elles faisaient partie
+de l'oeuvre de Mérimée et qu'elles devaient, en fin de compte,
+appartenir au public.<br><span class="rig">
+XXX</span></p>
+
+
+<br><br><br>
+<h3>PANIZZI</h3>
+
+<p>Antonio Panizzi naquit à Brescello, duché de Modène, le 16 septembre
+1797; le Modenais faisait alors partie de la république Cisalpine.
+Panizzi passa sa jeunesse au lycée de Reggio; il suivit ensuite les
+cours de l'université de Parme. Reçu docteur en droit en 1818, Panizzi
+avait l'intention de se consacrer à l'étude de la jurisprudence. Mais,
+ardemment patriote, il se jeta dans le mouvement révolutionnaire qui
+éclata à Naples en 1820 et l'année suivante en Piémont. Un des
+conspirateurs, pris de lâcheté, le dénonça aux autorités
+révolutionnaires comme un des chefs de l'insurrection. Panizzi fut
+obligé de s'enfuir. On instruisit son procès, et il fut, par contumace,
+condamné à la peine de mort et à la confiscation de ses biens.</p>
+
+<p>Panizzi avait cru pouvoir trouver un asile à Lugano; mais, sur les
+réclamations de l'Autriche, il dut quitter cette ville et partit pour
+Genève. Il ne put y demeurer en paix. Les représentants de l'Autriche,
+de la France et de la Sardaigne exigèrent son expulsion du territoire
+helvétique. Panizzi se réfugia en Angleterre.</p>
+
+<p>Après un séjour de quelques mois à Londres, Panizzi, d'après les
+conseils et avec la recommandation d'Ugo Foscolo, alla s'établir à
+Liverpool. Il y passa cinq années, donnant des leçons d'italien.</p>
+
+<p>Lorsqu'en 1828 l'université de Londres fut fondée sous les auspices de
+lord Brougham, celui-ci offrit à Panizzi la chaire de langue et de
+littérature italiennes. Panizzi accepta et vint s'établir à Londres.</p>
+
+<p>Le 27 avril 1831, il fut appelé, en qualité de conservateur adjoint, au
+département des imprimés du British Museum. Dès lors Panizzi put se
+donner tout entier à sa passion pour les livres; il ne tarda pas à se
+placer au premier rang parmi les grands bibliographes de l'Europe.</p>
+
+<p>La bibliothèque du British Museum était, à cette époque, dans un état
+très peu satisfaisant. Les sections littéraires présentaient de
+nombreuses lacunes; le classement était défectueux; la bibliothèque ne
+recevait aucune subvention régulière; tout était sinon à faire, du moins
+à refaire. En 1835-36, la Chambre des communes nomma un comité chargé de
+procéder aune enquête sur la situation du British Museum. Panizzi fut
+entendu. Il soumit au comité tout un plan de réforme et de
+réorganisation de la bibliothèque. Panizzi fut chargé d'une mission à
+l'étranger; il visita les grandes bibliothèques de l'Europe, réunit une
+masse considérable de documents et, à son retour, démontra clairement
+quelles réformes étaient indispensables.</p>
+
+<p>L'enquête et la mission de Panizzi eurent de féconds résultats. On se
+mit sérieusement à l'oeuvre; mais on sentait bien que ce qui manquait
+surtout au département des imprimés, c'était un directeur jeune, plein
+de résolution et de vigueur. Aussi, quand le conservateur se retira en
+juin 1837, Panizzi fut-il choisi pour lui succéder.</p>
+
+<p>Les hautes capacités de Panizzi trouvèrent leur emploi et la
+bibliothèque prit, très rapidement, un merveilleux développement. La
+main d'un maître se fit sentir. Il y eut là un immense travail
+d'organisation, d'installation, de surveillance. Panizzi voulait que la
+bibliothèque nationale fût digne du pays qui lui avait si généreusement
+offert asile et protection. Il consacra sa vie à cette grande tâche.</p>
+
+<p>Panizzi rencontra bien des difficultés et bien des résistances. Il se
+heurta à des habitudes prises... On blâmait la forme nouvelle du
+catalogue, on critiquait les acquisitions de livres, et ceux qui
+criaient le plus fort étaient naturellement ceux qui n'entendaient
+absolument rien à la question.</p>
+
+<p>Un tel état de choses amena la nomination d'une commission chargée
+d'examiner la constitution et l'administration du British Museum. Là, en
+champ clos, Panizzi tint brillamment tête à tous ses ennemis. Après un
+débat de dix-huit jours, la commission se prononça en faveur de Panizzi.
+A partir de ce jour, aucune plainte ne se fit plus entendre. Tout le
+monde rendit justice à Panizzi; son oeuvre ne fut plus contestée.</p>
+
+<p>Cependant, s'enrichissant chaque jour, la bibliothèque manquait d'air et
+d'espace. Un grand nombre de projets furent proposés pour son
+agrandissement. Le plan de Panizzi fut adopté; il était de la plus
+grande hardiesse et de la plus grande originalité. Panizzi, au centre
+même de la bibliothèque, dans l'intérieur quadrangulaire du Museum,
+éleva une immense salle de travail pouvant contenir plus de trois cents
+lecteurs. Le buste de Panizzi, exécuté par Marochetti, a été placé
+au-dessus de la porte d'entrée de la salle de lecture; ce n'est que le
+juste témoignage de la reconnaissance du département des imprimés.</p>
+
+<p>Le 6 mai 1856, Panizzi fut nommé administrateur en chef du Musée
+britannique, qui, sous son énergique et brillante direction, ne cessa de
+grandir et de prospérer.</p>
+
+<p>Panizzi fit connaître, en juillet 1866, son intention de prendre sa
+retraite; le 27 du même mois, le Parlement délibéra sur cette démission.
+M. Disraeli, aujourd'hui lord Beaconsfield, prononça l'éloge de Panizzi
+et la Chambre des communes lui accorda comme pension de retraite
+l'intégralité de son traitement. Le 27 juillet 1869, Panizzi fut créé K.
+C. B <i>chevalier de l'Ordre du Bain</i>, honneur qu'aucun Italien n'avait
+encore obtenu.</p>
+
+<p>Telle a été la carrière officielle de cet homme éminent. Il mourut à
+Londres, dans sa résidence de Bloomsbury-Square, le 8 avril 1879. Bien
+que strict et inflexible observateur de la discipline dans son
+administration de la bibliothèque, Panizzi était bon et indulgent pour
+ses subordonnés. Quand il prit sa retraite, il reçut d'unanimes
+témoignages, non pas seulement d'estime et d'admiration, mais aussi
+d'affection et de reconnaissance.<br><span class="rig">
+LOUIS FAGAN.</span></p>
+<br><br><br>
+
+<h3>LETTRES</h3>
+
+<h5>A</h5>
+
+<h1>M. PANIZZI</h1>
+
+<br><hr class="full">
+
+<br>
+
+<a name="l1" id="l1"></a>
+<h3>I</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 31 décembre 1850.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Monsieur,</p>
+
+<p>Il y a quelque temps, j'ai remis à un ami de M. Libri un mot pour vous
+qui, je pense, ne vous est pas encore parvenu. Je vous demanderai la
+permission de vous répéter, par la poste, mon humble requête. Voici en
+quoi elle consiste:</p>
+
+<p>Un de mes amis, M. Beyle, connu sous le pseudonyme de Stendhal dans la
+littérature contemporaine, avait fait copier au Vatican, dans les
+archives, quatorze volumes in-folio manuscrits, contenant l'analyse
+d'un certain nombre de procès célèbres ou d'aventures scandaleuses de la
+cour papale et d'Italie. A l'époque où cette copie fut faite, il était
+difficile de pénétrer dans les archives du Vatican. M. Beyle, qui était
+consul de France à Civita-Vecchia, avait obtenu, avec beaucoup de peine,
+la permission de copier les susdits manuscrits. Ils forment quatorze
+volumes in-folio, écrits d'une belle main italienne, et sont en italien
+ou en latin.</p>
+
+<p>M. Beyle est mort, et sa soeur, qui est dans la misère, cherche à vendre
+ces manuscrits. Le British Museum pourrait-il, voudrait-il s'en
+accommoder? Quel prix en donnerait-il? Y a-t-il à Paris quelqu'un que
+vous pourriez charger de les examiner?</p>
+
+<p>Voilà, mon cher Monsieur, ce que je vous ai mandé par cette occasion
+infidèle. Je vous serais extrêmement obligé de me répondre un mot, si
+cela vous est possible.</p>
+
+<p>Agréez, mon cher Monsieur, l'expression de tous mes sentiments de haute
+considération et d'amitié.</p>
+
+<a name="l2" id="l2"></a>
+<br><h3>II</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 4 juillet 1855.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Monsieur,</p>
+
+<p>Permettez-moi de vous présenter mon ami, M. de Lagrené, qui mène sa
+fille voir Londres. Soyez assez bon pour lui faire montrer les bijoux
+antiques et le fameux manuscrit de la <i>Grande Chartreuse</i>. M. de Lagrené
+a été un de mes meilleurs consolateurs dans les désagréments que ce
+manuscrit m'a causés, et je le recommande très instamment à votre
+obligeance.</p>
+
+<p>Nous avons ici la moitié de l'Angleterre. Notre exposition, mal
+commencée, est devenue vraiment curieuse et vaut la peine qu'on fasse le
+voyage. J'espère qu'elle vous tentera.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Monsieur, veuillez agréer l'expression de tous mes
+sentiments bien dévoués.</p>
+
+<a name="l3" id="l3"></a>
+<br><h3>III</h3>
+
+
+<p class="rig">Paris, 11 octobre 1857.</p><br><br>
+
+<p>Cher monsieur Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis charmé que vous ayez eu un beau temps pour passer ce bras de mer
+si ennuyeux. Du reste, vous aviez trop peu mangé pour qu'un gros temps
+fût profitable aux poissons.</p>
+
+<p>J'ai passé la soirée avant-hier chez lady Holland. Nous avons tenu
+beaucoup de mauvais propos sur Dieu, les rois et les hommes, notamment
+contre vous.</p>
+
+<p>M. Cousin, que vous connaissez sans doute, m'adresse une question à
+laquelle je ne sais que répondre. Il y a, à l'exposition de Manchester,
+un portrait attribué à Mignard, celui de Julie d'Angennes, qui
+appartient à lord Spencer. Or, à l'époque où le portrait <i>paraît</i> avoir
+été fait, Mignard n'était pas en France. Vous qui connaissez l'univers,
+il ne se peut pas que vous ne connaissiez lord Spencer. Lorsqu'il vous
+tombera sous la main, soyez assez bon pour lui demander ce qu'il sait
+de l'origine de son portrait.</p>
+
+<p>Tenez pour assuré que l'impératrice n'est pas allée à Stuttgart afin de
+montrer une attention particulière pour la reine Victoria. Ne croyez à
+rien de ce qu'on peut vous dire sur le relâchement de l'alliance.</p>
+
+<p>Adieu, cher monsieur Panizzi. Sachez que j'ai accroché une petite
+provision, de champagne sec. Vous devriez venir m'en dire votre avis aux
+vacances de Noël.</p>
+
+
+<a name="l4" id="l4"></a>
+<br><h3>IV</h3>
+
+
+<p class="rig">Cannes, 5 décembre 1857.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>J'ai quitté Paris il y a quelques jours pour chercher le soleil ici,
+tout près de l'Italie, et, selon mon usage, j'ai oublié cent choses que
+j'aurais dû faire avant mon départ. La plus importante était de vous
+remercier de la lettre de lord Spencer, de la part de Cousin, et, de
+plus, de vous importuner encore au sujet des maîtresses adorées de ce
+grand philosophe. Il ne rêve à présent qu'à Julie d'Angennes, et voici
+ce qu'il m'avait donné pour vous, où plutôt pour lord Spencer. Il
+voudrait réponse aux questions suivantes:</p>
+
+<p>Dans le tableau que possède lord Spencer, Julie d'Angennes, duchesse de
+Montausier, est-elle en buste ou jusqu'à la ceinture? est-elle maigre,
+ou a-t-elle de l'embonpoint? a-t-elle les cheveux noirs ou blonds, les
+yeux noirs ou bleus? peut-on discerner si elle a une belle taille et si
+elle est grande?</p>
+
+<p>Si vous pouvez obtenir ce signalement avec l'exactitude d'un gendarme
+autrichien (dont vous avez la robe de chambre), vous m'obligerez
+infiniment de me l'envoyer ici, où je pense que M. Cousin ne tardera pas
+à venir. Il se plaint fort de la poitrine; pourtant, ses passions pour
+les belles mortes sont des moins fatigantes.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je suis un peu poussif, mais je me suis déjà
+assez agréablement remis par ce beau climat. Je voudrais que vous
+pussiez en faire l'essai.</p>
+
+<a name="l5" id="l5"></a>
+<br><h3>V</h3>
+
+
+<p class="rig">Paris, 25 janvier 1858.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je voulais vous écrire il y a longtemps, mais j'ai eu tant de
+tribulations que le courage m'a manqué. C'est vous qui êtes la cause de
+tous mes tourments, en faisant votre diable de bibliothèque qui empêche
+M. Fould de dormir. Il veut en avoir une aussi, et je m'écrie comme
+Mercutio: <i>A plague on both your houses!</i></p>
+
+<p>Depuis quelques jours, je préside la commission chargée de porter la
+lumière dans cette noire caverne. Nous avons envie de bien: faire; mais,
+pour bien faire, il nous, faudrait, avoir des hommes et de l'argent. Je
+ne sais où les trouver. Vous devriez bien venir nous organiser notre
+affaire, et vous guérir de tous vos rhumes en mangeant ici de la soupe
+grasse et du macaroni.</p>
+
+<p>Mille remercîments et excuses de toute la peine que vous avez prise pour
+apprendre à Cousin la couleur des yeux et des cheveux de sa bien-aimée.
+Il attendra que le présent lord Spencer puisse écouter ses voeux, et un
+amour comme le sien n'est pas si pressé qu'il ne puisse vivre encore
+cinq ou six mois sans nouvel aliment.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher ami. On m'a joué hier le tour de me nommer rapporteur de
+la commission de la Bibliothèque. Si vous ne venez pas à Paris cet
+hiver, il faudra que j'aille vous relancer à Londres et vous embêter
+d'une série de <i>queries</i> aussi longue que l'échelle de Jacob. Entre
+nous, mon métier est des plus désagréables. J'ai à tourmenter des
+confrères et des maîtres, et, ce qu'il y a de pis, à leur dire de temps
+en temps qu'ils me font des contes à dormir debout. Que résultera-il de
+tout cela? Je n'en sais trop rien en ce qui concerne la Bibliothèque;
+mais, en ce qui me concerne personnellement, le plus sûr est un
+embêtement immense.</p>
+
+<a name="l6" id="l6"></a>
+<br><h3>VI</h3>
+
+
+<p class="rig">Paris, 12 mai 1858.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis arrivé hier dans mes foyers après un passage assez peu orageux
+qui m'a permis de digérer tranquillement votre bon dîner, et, à dix
+heures, je déjeunais solitairement en pensant à nos bons tête-à-tête du
+British Museum. J'ai dormi merveilleusement cette nuit et je ne me
+ressens plus du tout des cahots du chemin de fer, lequel a grand besoin
+de réparations, à ce qu'il me semble.</p>
+
+<p>Bien que je n'aie pas vu encore beaucoup de monde, je suis frappé de
+l'ignorance totale où l'on est ici de l'état de l'opinion en Angleterre.
+J'ai trouvé des gens qui me demandaient sérieusement si je n'avais pas
+été insulté dans les rues de Londres. <i>Tutto il mondo è paese.</i> On me
+demandait à Londres combien il y avait d'électeurs en France.</p>
+
+<p>Il paraît que mon rapport n'est pas encore publié, et je ne serais pas
+étonné qu'on ne l'escamotât en douceur. Au reste, je n'ai pas encore vu
+le ministre, et je ne sais que ce que m'a dit un de nos collègues de la
+commission. Quoi qu'il arrive, je m'en lave les mains, et la fantaisie
+d'ordre qu'a eue Son Excellence aura eu du moins ce résultat de me faire
+passer un mois très heureux avec vous. Le reste est son affaire et je
+m'en soucie peu.</p>
+
+<p>Tout est ici fort tranquille, sauf un reste d'excitation contre la
+perfide Albion, à qui les épiciers ne pardonnent pas la bataille de
+Waterloo et l'acquittement de votre habitué du <i>reading room</i><a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a>
+<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>. Le
+Corps législatif a eu quelques petites velléités d'opposition, le sage
+Sénat a même les siennes. Quand ce peuple-ci n'a rien à faire, il a
+besoin de faire quelque malice. Les Français sont comme les singes, qui,
+dans l'oisiveté, se mangent la queue.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1"
+name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1">
+(retour) </a> Bernard, impliqué dans l'affaire Orsini; son
+ extradition fut refusée par l'Angleterre.
+</blockquote>
+
+<p>Lord Cowley a dit ici, en bon lieu, que, plutôt que de céder la place,
+lord Derby dissoudrait la chambre. <i>Ci vedremo.</i></p>
+
+<p>Malgré la sainte horreur que j'ai pour l'éloquence, je regrette un peu
+de ne pouvoir assister à la grande bataille qui va se donner. Il me
+semble que le résultat le plus infaillible sera force blessures très
+cuisantes à des vanités personnelles, spectacle très divertissant pour
+la galerie. Mais qui gagnera en considération dans ce débat? Personne
+assurément. Un grand mathématicien pourrait peut-être prédire, au train
+dont vont les choses, en quelle année l'Angleterre sera démocrate, en
+quelle autre elle vendra par mesure d'économie les marbres de Phidias et
+les livres colligés par M. Panizzi. Ce sera dans assez longtemps, je
+pense; mais nos petits-enfants, surtout si nous ne nous pressons pas de
+les faire, pourront bien voir tout cela.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille et mille remercîments pour votre si
+aimable et si bonne hospitalité.</p>
+
+<a name="l7" id="l7"></a>
+<br><h3>VII</h3>
+
+
+<p class="rig">Paris, 16 mai 1858.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>J'ai vu le maréchal Vaillant, président de la commission de la
+<i>correspondance de Napoléon</i>, et je lui ai montré la note de mistress
+Tennant. Il m'a dit que l'empereur déclarait les lettres apocryphes;
+mais, comme je lui en avais déjà dit le prix, j'ai lieu de soupçonner
+que c'est ce prix de huit mille francs qui lui fait trouver les raisins
+trop verts.</p>
+
+<p>Je vais, la semaine prochaine, à Fontainebleau pour huit jours. J'aurai
+sans doute occasion de causer avec l'empereur lui-même, et de lui dire
+mon opinion sur l'authenticité. Le malheur, c'est que l'exagération du
+prix rend l'affaire très difficile à conclure. On m'a dit ici que les
+autographes de Napoléon Ier ne se vendaient pas plus de cent ou cent
+cinquante francs; il est vrai qu'on en trouve rarement d'aussi vifs de
+passion et de style que ceux de mistress Tennant. Si vous la voyez, et
+elle est bonne à voir, vous pourrez lui-dire qu'on est prévenu contre
+ses lettres, mais que cette prévention sera détruite par moi; alors
+restera le prix, qui, si elle y persiste, rendra la négociation inutile.</p>
+
+<p>La nomination de Picard n'a pas fait beaucoup d'effet. Nous sommes
+habitués à voir nommer à Paris, des députés exagérés. Cependant, c'est
+un mauvais symptôme. Le nouveau ministre de l'intérieur est peu adroit,
+et paraît connaître assez mal les hommes et les choses.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher ami; je suis plus triste que je n'étais autrefois de
+déjeuner et de dîner seul.</p>
+
+<a name="l8" id="l8"></a>
+<br><h3>VIII</h3>
+
+
+<p class="rig">Paris, 7 juin 1853.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Les oreilles ont dû vous corner, ces jours passés. Sa Majesté la reine
+des Pays-Bas et votre serviteur ont passé, à dire du mal de vous, tout
+le temps d'une chasse au cerf, dans la forêt de Fontainebleau. C'est une
+étrange femme, qui sait tout, qui parle bien de tout et qui serait la
+perfection, si elle ne voulait pas paraître Française, ayant eu le
+malheur de naître en Wurtemberg. Elle se fait vive à la manière des
+Allemands, qui se jettent par la fenêtre pour avoir l'air dégagé.</p>
+
+<p>La reine est du moins très aimable. Nous avons sué sang et eau pour
+amuser Sa Majesté: bals, fêtes champêtres, charades, etc. Si vous ne me
+trahissez pas, je vous avouerai que ma courtisannerie est allée jusqu'à
+lui faire de petits vers en manière de compliment, et que cependant, par
+respect pour la vérité, je me suis borné à la comparer à Vénus,
+Minerve, etc. Comme les princes sont toujours ingrats, je n'y ai pas
+même gagné une bouteille de curaçao ou un fromage de Hollande. Rien
+qu'un rhume effroyable pour avoir eu l'insigne honneur d'être trempé de
+pluie à côté de Sa Majesté.</p>
+
+<p>L'autre jour, il y a eu à Fontainebleau une foire où l'impératrice est
+allée acheter du pain d'épice. Le prince de Nassau, qui l'accompagnait,
+a acheté une blouse et une casquette sans qu'elle s'en aperçût et, dans
+ce nouveau costume, il est venu lui parler. Elle ne l'a pas reconnu et a
+poussé un grand cri; les gens de la suite sont accourus, et le quiproquo
+a été traduit à Paris en une tentative d'assassinat. Tenez ma version
+pour exacte.</p>
+
+<p>Vous trouverez dans <i>le Constitutionnel</i> d'aujourd'hui, 7 juin, un
+article assez curieux sur les échanges de livres faits par la
+bibliothèque d'Augsbourg, d'où résulte qu'ils vendent les bons et
+gardent les mauvais. Cela s'appelle se défaire des doubles.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher ami; je pense aller faire un tour en Suisse. On ne vit
+pas ici: il y a 33 degrés Réaumur. Si je revenais par Venise, je vous
+demanderais un mot pour quelque bon chrétien de ce pays que vous
+connaissez sûrement.</p>
+
+<a name="l9" id="l9"></a>
+<br><h3>IX</h3>
+
+
+<p class="rig">Berne, 7 juillet 1853.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Nous nous verrons sans doute, et nous remangerons ensemble du macaroni à
+Recoaro, si cette partie du monde est aussi près de Venise que vous le
+dites, d'accord avec les géographes. Je pense être à Venise dans les
+premiers jours d'août, selon la recommandation de lady Holland, dont je
+me méfie un peu. Je me demande ce que doivent sentir les lagunes à cette
+époque, et combien de cousins doivent les habiter. Les cousins ne m'ont
+pas épargné, même en ce pays de froidures. Ni la neige ni les montagnes
+ne les arrêtent. J'ai les mains plus épaisses que des épaules de mouton,
+par suite de leurs piqûres. Que sera-ce lorsque le soleil d'Italie leur
+prêtera une activité nouvelle!</p>
+
+<p>Selon l'usage des Parisiens, je suis sans la moindre lettre et par
+conséquent sans nouvelles. Je suis sûr que M. Rouland n'a pas encore
+publié notre rapport. Notre travail aura eu ce résultat admirable
+d'achever la désorganisation, déjà si avancée, de la Bibliothèque.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille et mille amitiés bien vraies.</p>
+
+<a name="l10" id="l10"></a>
+<br><h3>X</h3>
+
+
+<p class="rig">Venise, 11 août 1858.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis ici depuis quelques jours, assez bien installé, ayant vue sur le
+Grand Canal; nourriture satisfaisante et bon appartement. Je vous donne
+ces détails parce que M. Brown dit que vous allez arriver ici, avec
+votre amie, qui ne jure que par l'<i>immacolata</i>. Je suis ici avec deux
+dames anglaises<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a>
+<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a> (d'un âge respectable), anciennes amies de ma mère et
+de moi, faisant très bon ménage.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2"
+name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2">
+(retour) </a> Miss Lagden et mistress Ewers, par qui Mérimée
+ a été, jusqu'à son dernier jour, entouré d'attentions
+ délicates et de soins dévoués.
+</blockquote>
+
+<p>De toute façon, je vois que nous avons fait ce qu'on appelle de la
+bouillie pour les chats: Le ministre s'est moqué de nous. On ne m'y
+rattrappera plus. Je crois que Taschereau sera le directeur; mais il ne
+faut répondre de rien avec des gens qui tournent à tout vent. Une seule
+bonne chose sera faite, c'est qu'on ne poussera pas plus loin la facétie
+du catalogue imprimé, et que les employés de la Bibliothèque ont une
+augmentation de traitement. Ils ne me mangeront pas à mon retour.</p>
+
+<p>Hier, nous avons eu une sérénade très belle. Nous avons badaudé et passé
+sous le Rialto au milieu de la bagarre. On devient aussi bête que les
+natifs à ces <i>fonctions</i>, et j'aurais préféré voir ma gondole en pièces
+plutôt que de reculer d'un pied.</p>
+
+<p>Il me semble que le discours de l'empereur est très bon. J'espère qu'il
+sera bien pris en Angleterre. Ici, il fait bon effet auprès des
+autorités, qui ont un peu peur de Sa Majesté.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; à bientôt! M. Brown a été on ne peut plus
+aimable pour moi. C'est un Vénitien complet.</p>
+
+<a name="l11" id="l11"></a>
+<br><h3>XI</h3>
+
+
+<p class="rig">Paris, 17 octobre 1858.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Il n'y a rien de si beau que la cathédrale de Sienne, si ce n'est celle
+de Lucques, si ce n'est la vue depuis Savone jusqu'à Fréjus, le long de
+la rivière de Gênes. Gîtes excellents tout le long de la route, excepté
+à Oneglia. Connaissez-vous la soupe aux cailles et au riz? Je pense
+qu'on ne mange que cela en paradis.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher ami; mille tendresses à vos marbres et à vos bouquins.</p>
+
+<a name="l12" id="l12"></a>
+<br><h3>XII</h3>
+
+
+<p class="rig">Cannes, 7 janvier 1859.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis ici depuis quelques jours, à deux pas de votre chère Italie, en
+face d'une mer magnifique et d'un soleil resplendissant. Il faut, je
+suppose, une force d'imagination peu commune pour se représenter ce que
+c'est que le soleil au 7 janvier, lorsqu'on est au British Museum.
+Cependant, il fait ici un peu froid, et, à quatre heures, il faut
+prendre un paletot. Nous y avons lord Brougham et toute sa famille. Il
+est encore vert et actif, malgré ses quatre-vingt-deux ans, et va faire
+à pied des visites dans les environs. En fait de célébrités, nous avons
+encore M. de Tocqueville, qui est très gravement malade, et qui, je le
+crains, ne quittera ce pays-ci que pour un autre bien éloigné d'où
+personne n'est revenu apporter des nouvelles.</p>
+
+<p>Que dites-vous du compliment de bonne année fait par l'empereur à M. de
+Hübner? Selon ce qu'on m'écrit, la version officielle est la seule
+vraie, et il ne faut pas prendre celle du <i>Nord</i> et d'autres journaux
+étrangers. Quelle que soit la phrase, elle montre que notre ami
+Salvagnoli est un grand diplomate! Assurément on doit lui en faire les
+honneurs à Florence. Bien que je me dispense de croire une grande partie
+des bruits qui circulent, je trouve que la situation doit être bien
+tendue pour que Sa Majesté ait jugé nécessaire d'en avertir ainsi le
+public dans une occasion où il était si facile et si simple de ne rien
+dire.</p>
+
+<p>On m'écrit, de bonne part, que l'état de l'Italie est encore plus
+bouillonnant que lorsque nous nous y trouvions ensemble. Mais à quoi
+cela aboutira-t-il? Les Russes de l'ambassade, à Paris, ne parlaient de
+l'Autriche qu'avec la tendresse qu'on lui porte à Milan et à Venise.
+Malheureusement, je ne crois pas qu'en cas de rupture complète, ils
+prennent franchement parti pour nous. Que feront les Anglais? <i>Hic jacet
+lepus.</i> Ils sont probablement trop occupés dans l'Inde et chez eux pour
+se mêler <i>d'abord</i> de nos affaires; mais comment croire qu'ils
+laisseraient leur bonne amie dans la débine! Observez que la guerre,
+pour l'Autriche, c'est un duel à mort. Une bataille perdue amène la
+dislocation de la monarchie, et, par conséquent, la recomposition de
+l'équilibre européen. La partie est trop grosse pour que l'Angleterre
+n'y intervienne pas, et, si elle est l'alliée de l'Autriche, nous ne
+nous y frotterons probablement pas; car alors notre position serait tout
+aussi mauvaise que la sienne, abandonnée à ses propres forces. Il y a
+des chose si graves, qu'elles sont impossibles.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher ami. Mistress Ewers et miss Lagden, qui sont ici,
+regrettent beaucoup de ne pas vous avoir. Elles se rappellent à votre
+souvenir.</p>
+
+<a name="l13" id="l13"></a>
+<br><h3>XIII</h3>
+
+
+<p class="rig">Paris, 12 mars 1859.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Me voici de retour à Paris depuis quelques jours et regrettant déjà mon
+soleil de Cannes, qui n'est pas moins beau que celui dont nous avons
+senti la chaleur aux bords de l'Arno.</p>
+
+<p>Que dites-vous de ce qui se passe? Lord Cowley vous a-t-il conté ses
+conversations avec Sa Majesté impériale et royale apostolique? Quant à
+moi, je ne sais rien. On est à la paix depuis vingt-quatre heures, ce
+qui rend très probable que demain on sera belliqueux. Ce qu'il y a de
+certain, c'est que les descendants de Brennus ne sont guère d'humeur à
+prendre le Capitole, n'y eût-il que leurs anciennes ennemies les oies
+pour le garder. Louis-Philippe, pendant dix-huit ans, a prêché à ce
+peuple-ci le culte des intérêts matériels, et notre vieux sang gaulois
+s'est gâté. On est d'une poltronnerie incroyable. Vous noterez que le
+danger, malheureusement très réel, celui d'une révolution nouvelle, est
+ce qui préoccupe le moins. On ne pense qu'à l'effet que la guerre peut
+produire sur les fonds et les actions de chemins de fer. Il va sans dire
+que la gloire et l'humanité, c'est à quoi personne ne songe.</p>
+
+<p>L'empereur se montre assez touché de la lâcheté générale, et il nous dit
+notre fait en termes assez crus, et, ma foi, nous le méritons bien.
+L'armée heureusement est dans de tout autres dispositions. Tous les
+officiers voudraient être à l'avant-garde, pour être des premiers à voir
+les <i>donne</i> et manger du macaroni. On dit que, du côté des Autrichiens,
+il y a aussi beaucoup d'ardeur belliqueuse, et, ce qui est fâcheux,
+toute l'Allemagne reprend les colères de 1813, sauf peut-être les
+socialistes, qui sont des alliés dont nous nous passerions parfaitement.
+Je crois que l'empereur veut la guerre, mais il n'est pas pressé de la
+faire.</p>
+
+<p>Probablement il espère que cette paix armée, qui existe en ce moment,
+ruinera l'Autriche et qu'il trouvera peut-être les moyens de s'assurer
+la neutralité de la Prusse et celle de l'Angleterre. C'est là le grand
+point. Y parviendra-t-il? Notre mauvaise réputation de conquérants rend
+notre position bien difficile. Nous ne pouvons nous dissimuler que nous
+jouons bien gros jeu. Nos généraux ne sont pas aussi forts que celui qui
+commandait l'armée française en 1796. Cependant je ne crois pas qu'ils
+en aient à combattre de supérieurs. Nos soldats valent bien mieux que
+les Autrichiens; mais l'argent, mais l'Europe, mais les Italiens! Que
+faire de Mazzini? Le fusiller, d'accord; mais que dire aux gens qui
+voudraient étriper le cardinal Antonelli ou le roi Bomba<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a>
+<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>? N'est-il
+pas à craindre que, après le premier succès, nous n'ayons des alliés qui
+nous embarrassent au dernier point? Entre nous il me semble que deux
+pots de terre vont se heurter, et il se pourrait bien que, dans quelque
+temps, il ne restât que des tessons sur la place.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3"
+name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3">
+(retour) </a> Sobriquet sous lequel on désignait le roi de
+ Naples, Ferdinand II.
+</blockquote>
+
+<p>Vos Anglais ont une méchante attitude. Lord Palmerston, qui voulait
+mettre le feu aux poudres il y a quelques années, a bien changé de
+langage, et, jusqu'aux radicaux, je ne vois partout que mauvais
+vouloir.</p>
+
+<p>On fait ici sous main de grands préparatifs. On ramène d'Afrique les
+vieux soldats, on a changé tout le matériel de l'artillerie, et l'on a
+trois cents pièces nouvelles attelées, avec lesquelles on emporte,
+dit-on, à coup sûr, la tête d'une mouche à trois kilomètres de distance.
+Si l'on avait au moins l'ardeur qu'on avait au moment de la guerre
+d'Orient, j'aurais quelque espoir; mais l'abattement de nos financiers
+et la couardise des bourgeois sont un peu beaucoup effrayants.</p>
+
+<p>Il va paraître en Belgique un charmant pamphlet d'About qui vous
+divertira fort. Notre saint-père le pape et son cardinal y sont arrangés
+de main de maître. Cela s'appelle <i>la Question romaine</i> et ressemble
+beaucoup à un pamphlet de feu M. de Voltaire, auteur qui avait du bon.</p>
+
+<p>Lorsque vous n'aurez rien à faire, dites-moi comment va la
+démocratisation de l'Angleterre. Malheureusement les idées de politique
+généreuse ne vont pas du même train.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je crains fort que nous ne nous rencontrions
+pas à Venise l'automne prochain. On m'annonce du vin de Schiraz. Je
+crains que ce ne soit de la drogue.</p>
+
+<a name="l14" id="l14"></a>
+<br><h3>XIV</h3>
+
+
+<p class="rig">Paris, 8 avril 1859.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Il me semble que les cartes se brouillent terriblement. Qu'en
+dites-vous? Ici, le nez des boursiers s'allonge tous les jours
+davantage, et, aujourd'hui, il y a eu une vraie panique.</p>
+
+<p>L'empereur va partir pour Lyon, afin d'y passer, dit-on, une grande
+revue. On forme les quatrièmes bataillons et on ne dit plus un mot des
+mouvements de troupes. Il est certain cependant qu'on fait venir d'Alger
+les vieux durs à cuire. Tout cela est assez <i>ominous</i>.</p>
+
+<p>Et du congrès, en savez-vous quelque chose? Il paraît qu'en Italie,
+c'est un mouvement d'enthousiasme général. Tous les jeunes gens en gants
+jaunes se font soldats. Les vieux achètent de l'emprunt piémontais.
+Qu'arrivera-t-il? Ce pays-ci est aussi répugnant que possible à la
+guerre, et sans doute c'est ce qui donne à l'Autriche sa prépotence
+actuelle. Cela ne veut pas dire que, si l'on en vient aux coups de
+canon, nous nous conduirons en lâches. L'armée est très belle, très
+allègre, très confiante même, quoique ses généraux ne passent pas pour
+des aigles. Mais le reste de la nation ne voit dans la guerre que la
+perturbation du commerce, de l'industrie et du <i>dolce far niente</i>, sans
+parler de la chance d'une nouvelle révolution.</p>
+
+<p>L'empereur, que j'ai vu l'autre jour, me paraît de belle humeur; mais il
+ne m'a pas fait confidence de ses projets. Tout ira bien, tant que
+l'Angleterre ne se tournera pas contre nous. Dans mon opinion
+personnelle (mais je suis le seul qui ai cette opinion-là), elle ne se
+mêlera pas activement de la querelle, tout en nous souhaitant un
+<i>accidente</i> lorsque nous aurons quelque succès. Il me semble que, si
+j'étais homme d'État anglais, je serais beaucoup plus franc. Supposé, ce
+que je ne crois pas, que l'empereur ait des vues ambitieuses sur
+l'Italie, le meilleur moyen de les contrecarrer et de les rendre
+impossibles, n'est-ce pas de s'associer franchement à la France et au
+Piémont?</p>
+
+<p>Il est évident que, si l'Angleterre faisait cause commune avec nous,
+l'Autriche et tous les <i>Französenfresser</i> d'outre-Rhin rentreraient sous
+terre, sans brûler une amorce. Observez que la France, que la guerre
+peut mettre en contact avec une révolution, court de très grands risques
+pour la chance d'une reconnaissance, plus ou moins grande, laquelle peut
+se traduire, un jour, par une demande de céder la Corse à l'<i>Italie
+unie</i>. Au contraire, l'Angleterre n'a rien à redouter du contact avec la
+révolution. Peut-être même y attrapperait-elle un lopin assez beau,
+comme la Sicile, par exemple, si l'anarchie se mettait dans la
+Péninsule, si, au lieu de se coaliser, les Italiens, comme ils ont fait
+souvent, se battaient entre eux.</p>
+
+<p>Dans l'hypothèse d'une lutte, que je ne crois pas probable; car, d'un
+côté, il y aurait de l'argent et du crédit; de l'autre, ni argent ni
+crédit. Tout le mal serait pour la France. Les armées se battraient et
+l'Angleterre habillerait, armerait, nourrirait les Italiens, le tout à
+leurs frais. Après la paix, la reconnaissance des Italiens se
+partagerait entre leurs deux alliés, inégalement, et toujours
+l'Angleterre aurait la meilleure part. Nous aurions l'odieux d'avoir
+violé quelques filles et bu beaucoup de vin d'Asti et de Pomino sans
+payer. Les Anglais stipuleraient des avantages pour leurs cotons et
+leurs fers.</p>
+
+<p>Si je savais écrire en anglais, je voudrais faire un pamphlet là-dessus,
+car le thème est riche. Au lieu de s'occuper de l'Italie, il me semble
+que John Bull patauge dans un étrange gâchis. On dirait que le
+gouvernement parlementaire fait ce qu'il peut pour se discréditer. Point
+de parlement, dans un moment où il faudrait l'avoir presque en
+permanence; une administration qui peut être renversée, au moment où les
+affaires extérieures se trouveront le plus embrouillées; tout cela n'est
+ni beau ni sensé.</p>
+
+<p>Ici, on se persuade que, si lord Palmerston revient, il nous fera la
+guerre. Je n'en crois rien. Je crains, au contraire, que lord Derby ne
+sache dire ni oui ni non, et qu'il ne parvienne qu'à envenimer
+l'affaire. Tâchez de persuader à vos Anglais que nous n'avons pas la
+moindre envie de faire des conquêtes, que nous voudrions seulement qu'on
+ne fit pas trop de bruit à notre porte. Vous voyez, tous les jours, que
+les propriétaires font mettre à l'amende les joueurs, d'orgue qui leur
+cassent le tympan; c'est notre position.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher ami. J'ai vu que vous aviez dîné l'autre jour chez M.
+Gladstone. Beaucoup d'argenterie et de l'agneau, n'est-ce pas? J'aime
+mieux les dîners que nous avons faits tête à tête au Muséum.</p>
+
+<a name="l15" id="l15"></a>
+<br><h3>XV</h3>
+
+
+<p class="rig">Paris, 29 avril 1859.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher ami,</p>
+
+<p>Nous sommes une drôle de nation! Je vous écrivais, il y a quinze jours,
+qu'il n'y avait en France qu'un homme qui voulût la guerre, et je crois
+avoir dit la vérité.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, tenez le contraire pour vrai. L'instinct gaulois s'est
+réveillé. C'est maintenant un enthousiasme qui a son côté magnifique, et
+aussi son côté effrayant. Le peuple accepte la guerre avec joie; il est
+plein de confiance et d'entrain. Quant aux soldats, ils partent comme
+pour le bal. Avant-hier, ils écrivaient à la craie sur leurs wagons:
+«Trains de plaisir pour l'Italie et Vienne.» Lorsqu'ils traversent les
+rues pour aller aux embarcadères, on les couvre de fleurs, on leur porte
+du vin, on les embrasse, on les adjure de tuer le plus d'Autrichiens
+qu'ils pourront. Le régiment des zouaves de la garde a reçu son ordre de
+départ, il y a huit jours. Ils se sont écriés: «Voilà la guerre, plus de
+salle de police!» et le régiment a disparu pour deux jours. Il
+s'agissait de dire adieu à toutes les cuisinières de sa connaissance. Au
+moment du départ, pas un homme n'a manqué, chacun avec un bouquet de
+lilas au bout de son fusil.</p>
+
+<p>Il y a dans cette gaieté française un élément de succès considérable.
+Nos gens se croient sûrs de vaincre, et c'est beaucoup à la guerre.
+L'accueil qu'on leur fait en Italie redouble leur ardeur. Ils se croient
+des chevaliers errants allant combattre pour leur dame. Je tiens les
+Autrichiens pour de très braves soldats; mais chacun des nôtres
+s'imagine qu'il va devenir au moins colonel, et un Croate n'a pas de ces
+idées-là. Le général Allard me jurait hier soir que nous avions déjà
+cent mille hommes au delà des Alpes. Nous aurons sept cent mille hommes
+sous les armes le 15 du mois prochain. Le 1er juin, toute l'artillerie
+sera pourvue de nouveaux canons rayés.</p>
+
+<p>Enfin, bien que lents à prendre nos mesures, nous avons le talent de
+bien faire en nous pressant, et, chaque jour, nous gagnons quelque
+chose. Le général Mac-Mahon écrit qu'il n'a jamais vu réception pareille
+à celle qu'on lui a faite à Gênes. Il n'y a pas jusqu'à un bataillon de
+Kabyles qui n'ait été littéralement couvert de fleurs par les dames. Je
+pense que ces honnêtes musulmans aimeraient autant autre chose. Ce sont,
+d'ailleurs, de rudes gaillards.</p>
+
+<p>Hier soir, on annonçait l'acceptation par l'Autriche de la médiation
+anglaise, <i>et la prise en considération</i> par l'empereur. Je crois
+néanmoins la guerre inévitable. Quitter l'Italie maintenant est
+impossible, à moins de grandes concessions de la part de l'Autriche.
+Lord Cowley, avec qui j'ai dîné hier chez M. Baring, était impénétrable;
+mais il était facile de voir qu'il ne croyait pas à la possibilité d'un
+dénoûment pacifique.</p>
+
+<p>L'important, c'est d'être uni, honnête et modéré, de faire des
+cartouches et pas de constitution. Tuer l'ours d'<i>ogni modo</i> sans penser
+à vendre sa peau et surtout à la partager. Si vous pouvez persuader aux
+Italiens d'être sages, tout ira bien, j'espère.</p>
+
+<p>Notre pauvre impératrice a les yeux gros comme des oeufs; mais elle
+paraît pleine de résolution et de dévouement. Elle dit adieu en pleurant
+aux régiments qui partent, qui la saluent de hourras frénétiques; et les
+boursiers mêmes se sentent émus; j'en ai vu un qui pleurait en regardant
+les gardes défiler. Si l'Angleterre ne se mêle pas trop tôt de la
+querelle, j'espère que nous aurons bientôt, rendu possible une paix
+avantageuse à l'Italie.</p>
+
+<p>Les banquiers et les beaux messieurs déplorent toujours le funeste
+entraînement; mais la masse est pour la guerre. L'empereur est plus
+populaire qu'il n'a jamais été. Un ouvrier disait: «<i>Moustachu</i> est le
+plus fort; il a les papiers de son oncle.»</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Prêchez les Anglais. Empêchez-les de croire à
+l'ambition de l'empereur et persuadez-les que les Italiens sont <i>gente
+de razon</i>, qui peuvent vivre sans Croates pour les morigéner. Mille
+amitiés et compliments au Museum.</p>
+
+<a name="l16" id="l16"></a>
+<br><h3>XVI</h3>
+
+
+<p class="rig">Paris, 10 mai 1859.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p><i>Alea jacta est!</i> L'empereur est parti aujourd'hui. Il a été conduit au
+chemin de fer par une foule immense et des acclamations frénétiques. Il
+est maintenant plus populaire qu'il n'a jamais été. Je parle des masses,
+car, bien entendu, les salons sont aussi mauvais Français que possible.</p>
+
+<p>Quelle étrange fatalité poursuit les partis vaincus! Les orléanistes
+font exactement les mêmes fautes qu'ils ont tant reprochées aux
+légitimistes. Voyez le duc de Chartres qui avait eu le bon sens de
+rester en Piémont, où il était officier: sa famille le rappelle<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a>
+<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>. Le
+comte de Chambord, qui va dans les Pays-Bas, est plus raisonnable.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4"
+name="footnote4"><b>Note 4: </b></a><a href="#footnotetag4">
+(retour) </a> Le duc de Chartres ne fut pas rappelé par sa
+ famille: il fit toute la guerre d'Italie.
+</blockquote>
+
+<p>Avant la fin du mois, selon, toute apparence, il y aura bien des bras et
+des têtes cassés. Dieu veuille que nous nous en tirions à notre
+honneur! Les Autrichiens, jusqu'à présent, nous ont servis à souhait.</p>
+
+<p>Maintenant que tout le désordre est réparé, vous pouvez dire aux
+Anglais, qui nous reprochent d'être agressifs, de quelle façon nous
+étions préparés. Les premières divisions françaises sont arrivées en
+Italie sans canons et n'ayant que soixante cartouches par homme.
+L'artillerie de l'ancien modèle n'avait plus de projectiles, et les
+canons rayés du nouveau modèle n'étaient pas encore prêts. Pour garder
+le plus longtemps possible le monopole de ces canons, on en fabrique les
+pièces, ou, pour mieux dire, chaque pièce passe dans trois ou quatre
+ateliers séparés, dont les ouvriers ne connaissent qu'un genre
+d'opération. De cette mesure est résultée, au premier moment, une
+certaine confusion. Pourtant il a suffi de quelques jours de répit pour
+que tout s'arrangeât.</p>
+
+<p>Nous avons actuellement en ligne quarante-cinq batteries de canons rayés
+dont on attend merveilles. On en expédie de nouvelles tous les jours.
+J'ai vu une lettre du général Mac-Mahon à sa mère, où il lui dit qu'il
+n'a jamais vu une armée mieux équipée et mieux disposée. Il y a
+actuellement plus de cent vingt mille Français en Italie. L'armée sarde
+est de soixante-quinze mille hommes, dont cinquante mille excellents.</p>
+
+<p>Si les Autrichiens, mieux avisés, eussent poussé leur pointe, ils
+auraient pu écraser les Piémontais avant que nous pussions venir à leur
+secours. Cette bévue est d'un bon augure pour la campagne. Nos gens sont
+remplis de confiance, l'ennemi semble inquiet. Il a beaucoup de malades
+et un assez grand nombre de déserteurs.</p>
+
+<p>Avez-vous vu la proclamation du général Giulay? Elle me paraît telle que
+nous pouvions la souhaiter. Peine de mort pour tout le monde. Si les
+Lombards ont du sang dans les veines, le moment est venu de le montrer.
+Il y a ici un nombre prodigieux d'enrôlements volontaires, et l'emprunt
+va à merveille. Je suis allé hier au Trésor porter mon obole, et j'ai
+trouvé une queue formidable. En ma qualité de privilégié, je suis entré
+dans un bureau séparé et l'on m'a dit que les souscriptions déjà reçues
+faisaient croire qu'au lieu de cinq cents millions, on aurait un
+milliard ou quinze cents millions. Je pense que l'emprunt autrichien n'a
+pas le même succès.</p>
+
+<p>L'Allemagne du Midi est toujours très menaçante. Les étudiants
+s'enrôlent et ne parlent que de marcher sur Paris. Vous avez vu que le
+principicule de Nassau s'était enrôlé dans l'armée autrichienne; mais ce
+que vous ne savez peut-être pas, c'est qu'il avait été comblé
+d'attentions par l'empereur, qu'il avait été de toutes les parties<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a>
+<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>
+pendant plus d'un an, qu'on lui avait fait des cadeaux de toute espèce,
+et même donné de l'argent, dont il avait grand besoin.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5"
+name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5">
+(retour) </a> Voir un passage de la lettre VIII où il est
+ parlé d'une aventure arrivée à Fontainebleau, dont le prince
+ de Nassau fut le héros.
+</blockquote>
+
+<p>L'Angleterre commence, à ce qu'il me semble, à regarder la question avec
+un peu moins de prévention. Je crois que Persigny sera utile pour
+démentir les mensonges du <i>Times</i>, et, s'il se peut, renouer l'alliance.
+S'il ne réussit pas, je crains bien que la guerre ne soit longue et que
+tout le monde ne s'en mêle à la fin. Si l'Angleterre se sépare de nous,
+tenez pour certain que nous verrons les Russes à Constantinople.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; nous sommes tous dans l'anxiété. Si vous
+trouvez un moment, donnez-moi de vos nouvelles.</p>
+
+<a name="l17" id="l17"></a>
+<br><h3>XVII</h3>
+
+
+<p class="rig">Paris, 27 mai 1859.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Rien de nouveau du théâtre de la guerre, si ce n'est les progrès de
+Garibaldi, qui commence à courir les environs de Varèse. J'envie les
+émotions pittoresques de ce gaillard-là.</p>
+
+<p>Tous les rapports sur le combat de Montebello rendent hommage à la
+bravoure de nos gens, qui se sont battus un contre trois et ont pris un
+village fortifié! Mais l'empereur est furieux contre un de ses généraux
+qui a oublié le premier principe de la guerre, lequel est de marcher au
+canon. Il y avait, à neuf kilomètres de Montebello, quatre mille chevaux
+français qui n'ont pas bougé. Nul ordre n'est venu. S'ils fussent
+arrivés à la fin de l'affaire, ils auraient ramassé peut-être tout le
+corps du comte de Stadon. Au reste, la division du général Forey était
+la moins bonne de toutes; de plus, elle avait détaché ses grenadiers et
+ses voltigeurs. Ce sera une autre affaire quand les Africains et la
+garde s'en mêleront.</p>
+
+<p>L'esprit public est ici toujours bon. Les salons même sont convenables.
+Beaucoup de jeunes gens riches sont à l'armée, et les légitimistes
+disent que, quoi qu'il arrive, il faut défendre le drapeau.</p>
+
+<p>Je ne sais rien de la Prusse, sinon que la fureur des <i>Französenfresser</i>
+y est très grande. Le gouvernement semble plus raisonnable; mais ne
+sera-t-il pas entraîné? Un Russe, M. de Tourgueneff, que je vous ai
+présenté, l'année passée, à ce fameux banquet, arrive de Moscou. Il dit
+que les Allemands veulent avaler d'une bouchée la France et la Russie à
+la fois. Ils nous demandent l'Alsace, et aux Russes la Courlande et la
+Livonie. Tourgueneff dit que tout le monde chez lui est sympathique à la
+cause italienne, et que toute l'armée brûle de se battre contre les
+Autrichiens.</p>
+
+<p>Que fait-on chez vous? Lord Palmerston va-t-il revenir? Je ne pense pas
+que nous y gagnions beaucoup, mais nous n'y perdrons certainement pas.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Miss Lagden et mistress Ewers, que j'ai vues
+aujourd'hui, se rappellent à votre bon souvenir.</p>
+
+<a name="l18" id="l18"></a>
+<br><h3>XVIII</h3>
+
+
+<p class="rig">Paris, 9 juin 1859.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Le maréchal Vaillant, major général de l'armée, se venge, je crois, de
+son successeur en lui faisant des niches. On n'a pas encore le bulletin
+officiel de la bataille de Magenta, bien qu'on ait reçu beaucoup de
+lettres et les rapports de tous les chefs de corps. Cela fait très
+mauvais effet. Les Autrichiens nous ont attaqués avec la plus grande
+partie de l'armée de Giulay, plus un corps détaché de Vérone sous
+Clam-Gallas. Le ministre de la guerre atteste que nous n'avons pas plus
+de trois mille hommes mis hors de combat, dont environ deux cent
+cinquante manquants qu'on suppose prisonniers. Nos gens se jettent en
+avant comme des fous, à la baïonnette, et on vient de faire un ordre du
+jour pour leur rappeler qu'ils ont des armes à feu pour s'en servir. La
+grande disproportion des pertes entre les deux armées tient à notre
+nouvelle artillerie, qui foudroie les secondes lignes formées en
+colonnes, tandis qu'ils ne peuvent atteindre que notre première ligne.
+On nous dit que les Kabyles des tirailleurs d'Afrique ont été
+admirables. Leur colonel leur a persuadé que les Autrichiens étaient
+tous des juifs, et il ne se trompait peut-être pas beaucoup. L'empereur
+s'est fort exposé. Maintenant que c'est fini, c'est très bien; mais il
+ne faudrait pas qu'il en prît l'habitude. La veille de la bataille, il
+avait menacé le roi de le mettre aux arrêts s'il continuait à faire le
+hussard.</p>
+
+<p>Ellice m'écrit que probablement le parti libéral l'emportera et que lord
+Palmerston sera ministre des affaires étrangères, mais que l'Angleterre
+n'en sera ni plus ni moins impartiale et neutre; qu'au contraire, lord
+Palmerston étant suspect à la nation de partialité pour l'indépendance
+de l'Italie, il serait peut-être forcé d'en faire moins que lord Derby
+lui-même. Je ne suis pas du tout de cet avis. Je suis convaincu qu'il
+est très important que, tout en restant neutre, le gouvernement anglais
+se montre sympathique aux alliés. Il empêchera l'excès de zèle des
+subalternes qui se font Autrichiens pour plaire aux ministres.</p>
+
+<p>Par exemple, lors du débarquement de nos troupes à Gênes, un vaisseau de
+guerre anglais s'est allé mettre dans le port à une place qui ne lui
+était pas assignée et où il gênait le débarquement. On a fait des
+excuses de cette taquinerie; mais il pourrait se trouver telle
+circonstance ou une insolence semblable amenât des complications très
+fâcheuses.</p>
+
+<p>On s'attend qu'il y aura sous peu une explosion en Hongrie. Je ne sais
+si ce sera bon ou mauvais. Comme il est évident que nous ne pouvons
+redresser tous les torts, je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux que les
+Magyares restassent tranquilles. Il est à craindre même qu'un mouvement
+de ce côté ne fasse peur à la Russie et ne diminue sa bonne volonté, qui
+nous serait bien nécessaire en cas de guerre générale.</p>
+
+<p>Je suis bien fâché de ce que vous me dites de ***. Mais quelle est sa
+maladie? Je le croyais seulement plus vicieux qu'il n'appartient à un
+homme de son âge et de sa carrière. On m'a même montré son vice à
+Florence, et il m'a semblé qu'il aurait besoin d'un adjoint.</p>
+
+<p>Au sujet de ce que vous me dites de notre ambassadeur, tenez compte de
+sa vivacité et de son opinion particulière. Cette opinion est,
+d'ailleurs, celle de bien des gens qui entourent l'empereur, mais je ne
+crois pas que ce soit celle de l'empereur lui-même. Au reste, voyez ce
+qui se passe. Jusqu'à présent, il suit son programme. Je crains que,
+après la première ivresse de la délivrance, les Milanais ne fassent des
+bêtises. Est-il vrai qu'on en fait à Florence et que les rouges y
+prennent le dessus? S'ils réussissaient, ils gâcheraient toute la
+besogne.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; je vous remercie et vous serre la main. Quand
+vous n'aurez rien à faire, je me recommande à vous et à votre encrier.</p>
+
+<a name="l19" id="l19"></a>
+<br><h3>XIX</h3>
+
+
+<p class="rig">Paris, 30 juin 1859.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Vous me demandez une lettre sur la politique, mais ce n'est pas chose
+facile. En ce qui nous concerne, l'opinion du peuple est excellente.
+Jamais le gouvernement n'a été plus facile. Les républicains sont
+convertis pour la plupart; mais les salons, les belles dames et les
+beaux messieurs sont toujours fort mauvais. Ils tuent, à chaque
+bataille, un grand nombre de généraux qui se portent bien, ils annoncent
+des malheurs à venir qui, grâce à Dieu, ne se réalisent pas, etc., etc.
+Les dévots, de leur côté, se remuent et déclament contre une guerre
+impie. Le peuple ne leur en sait aucun gré. L'évêque d'Orléans, M.
+Dupanloup, est malade et prend des bains ou du lait en Suisse. Les
+paysans de son diocèse disent et croient qu'il s'est sauvé en Autriche,
+et qu'il a porté à l'empereur François-Joseph cent cinquante mille
+francs que l'empereur Napoléon lui avait donnés pour le rétablissement
+de la flèche de sa cathédrale.</p>
+
+<p>Il me semble que nous nous y prenons mal avec la cour de Rome. Nous
+avons un général dévot et un ambassadeur qui croit que la religion est
+bien portée. Ni l'un ni l'autre ne sont propres à traiter avec un coquin
+tel que le cardinal Antonelli. Il faudrait envoyer un Corse; vous savez
+que Sénèque les accuse de <i>negare deos</i>. Jamais un Italien ne dira à un
+de ses compatriotes les bêtises et les lieux communs sur la religion,
+auxquels un Français voltairien se laissera toujours prendre. Mon
+procédé avec le Saint-Siège consisterait à dire: «Si Votre Sainteté ne
+nous seconde pas, je la plante-là et je la laisse assassiner par ses
+sujets, quitte à la venger après et à la canoniser. D'ailleurs, je ne
+lui demande que de ne pas gêner le mouvement italien et de ne jamais
+recevoir le ministre d'Autriche en audience particulière.»</p>
+
+<p>Les préparatifs de la Prusse préoccupent toujours beaucoup les salons.
+Les militaires disent que les Prussiens n'ont à nous envoyer qu'une
+espèce de garde nationale bien inférieure aux Autrichiens. Quant à la
+Confédération, ils en font encore moins de cas. Vous aurez lu la lettre
+de M. de Beust, en réponse à la circulaire de Gortchakoff. Elle est
+spirituelle. Cela me semble une lettre de femme du monde insolente. Pour
+que la Saxe se permette ainsi l'abus de l'épigramme, il faut qu'elle
+sache la Russie bien hors d'état d'agir. Sur ce point, je n'ai aucune
+donnée. Je sais seulement que les Russes se montrent très irrités. Je
+crois leurs finances en mauvais état, et pour qu'ils prissent part à la
+lutte, il faudrait que l'embrasement devînt général.</p>
+
+<p>Il y a beaucoup de déserteurs parmi les Autrichiens, non seulement en
+Italie, mais aussi sur les bords du Rhin, où ils ont des garnisons dans
+des forteresses fédérales. Ce sont des Lombards et des Hongrois.
+Plusieurs de ces gens disent que le peuple autrichien pur sang est las
+de la guerre et du gouvernement. Ils annoncent qu'une révolution est
+imminente en Autriche. J'attacherais très peu d'importance aux propos de
+pareils hommes, si quelques républicains d'ici, à portée de savoir ce
+qui se passe dans les sociétés secrètes de l'Allemagne, ne disaient la
+même chose. Un d'eux m'a offert de parier qu'avant un mois il y aurait
+un mouvement à Vienne. Il est certain qu'en Prusse et dans toute la
+Confédération, il y a beaucoup de <i>rouges</i>. L'idée d'armer dans ce
+moment-ci la landwher plaît beaucoup à ces messieurs, qui espèrent
+qu'elle se comporterait aussi spirituellement que la garde nationale à
+Paris en 1848.</p>
+
+<p>Je n'entends rien à la stratégie; mais toutes les lettres qui arrivent
+de l'armée sont pleines d'éloges pour la façon dont l'empereur mène les
+choses. Généraux et soldats sont pleins de confiance en lui. Le mal,
+c'est qu'il s'expose beaucoup trop. Il était à Magenta et à Solferino
+entouré de ses cent gardes, dont la taille et l'uniforme le montrent
+d'une lieue. On lui a fait toutes les représentations possibles qui ont
+produit le même effet que si l'on eût parlé à une statue. On s'attend à
+une attaque prochaine contre Venise. Je doute qu'on puisse forcer les
+passes; mais les bateaux cuirassés raseront les forts du Lido et de
+Malamocco. Je ne sais si cela suffira pour faire déguerpir les
+Autrichiens. Les niais, qui ont quelquefois des idées pas trop
+mauvaises, disent qu'il y aura un arrangement personnel entre les deux
+empereurs, et que celui d'Autriche, pour passer sa mauvaise humeur,
+insolentera la Prusse et se dédommagera de ses pertes aux dépens des
+petits princes allemands. Ce serait assez drôle.</p>
+
+<p>Je ne crois pas du tout à ces projets belges dont vous me parlez. Nous
+n'avons pas besoin de nous agrandir, et nous sommes assez forts pour
+être déjà trop enviés. Si, comme je l'espère, nous parvenons à délivrer
+l'Italie et à lui donner des gouvernements nationaux, nous pourrons
+rentrer chez nous avec la satisfaction de gens qui ont bien travaillé.
+Le diable, c'est l'organisation de la fédération italienne. Qui aura les
+Légations? qui la Vénétie? Mais ne vendons pas la peau de l'ours. En
+attendant, on envoie en Italie une si grande quantité d'énormes bombes,
+que j'ai bien peur qu'on ne mette en cannelle l'église de Saint-Zénon et
+les tombeaux de Scaliger. Pourvu que ces animaux d'Autrichiens ne
+s'avisent pas de tenir dans Venise après la prise des forts. Je crois
+que le palais des doges ne résisterait pas à trois coups de canon. Et le
+manuscrit de Saint-Marc!</p>
+
+<p>Il paraît que le prince Albert est Autrichien en diable. Croyez-vous que
+cela fasse quelque chose à l'opinion des Anglais? Voilà le <i>Times</i> plus
+qu'à demi converti.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille compliments et amitiés dévouées.</p>
+
+<a name="l20" id="l20"></a>
+<br><h3>XX</h3>
+
+
+<p class="rig">Paris, 12 juillet 1859.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Comprenez-vous quelque chose à ce qui se passe? Ici, le peuple n'a pas
+trop bien accueilli la paix. Il aime la guerre, il voulait achever
+l'ennemi. Le bourgeois, au contraire, est dans le ravissement. Il est
+certain que personne ne sait ce que veulent dire les bases du traité. Si
+la Vénétie reste avec le gouvernement autrichien <i>actuel</i>, la guerre n'a
+pas produit un grand résultat, puisque, l'Autriche étant admise dans la
+confédération italienne, on lui donne le droit de s'ingérer dans les
+affaires de la Péninsule, c'est-à-dire qu'on lui reconnaît ses
+prétentions d'avant la guerre. Un homme très avant dans la confiance du
+prince Jérôme m'assure que la Vénétie aura un gouvernement <i>séparé</i> et
+une constitution approchant de celle du Piémont.</p>
+
+<p>Autre énigme: Qu'est-ce qu'un président honoraire? Ordinairement une
+vieille bête qui n'est propre à rien et à qui on donne un hochet. Cela
+veut-il dire que le pape sera rogné dans son temporel? J'ai par devers
+moi des motifs de le croire. Puis que fera-t-on de tous ces princes mis
+à la porte par leurs sujets, ou fuyant leurs sujets? Il est évident que
+nous ne les remettrons pas en possession, ni que <i>nous</i> ne laisserons
+pas l'Autriche les ramener. Alors que deviendra votre légitime souverain
+et celui de Salvagnoli<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a>
+<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>? Mon homme me dit que c'est l'affaire du
+congrès: que les deux empereurs n'ont pas voulu s'occuper d'une affaire
+qui ne les concerne pas personnellement.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6"
+name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6">
+(retour) </a> Le duc de Modène.
+</blockquote>
+
+<p>Expliquez-moi encore l'article du <i>Times</i> de lundi. Comme je ne crois
+pas a la double vue, je suppose qu'il y a eu une communication de M. de
+Persigny à lord John, et de lord John au <i>Times</i>. <i>Quid dicis?</i> Voici,
+en deux mots, le résumé des lettres que j'ai vues après Solferino.
+Grande ardeur chez nous; grand découragement parmi les Autrichiens. Très
+peu d'enthousiasme parmi les Lombards, encore moins dans les duchés.
+Les Piémontais assez mal vus à Milan; les Français mécontents de la
+tiédeur des Italiens, et encore plus de payer tout au poids de l'or. Les
+officiers d'artillerie répondaient de prendre Peschiera en huit jours et
+Mantoue en quinze avec leurs canons rayés.</p>
+
+<p>L'empereur d'Autriche a dit à Fleury qu'ils avaient perdu quarante mille
+hommes à Solferino. A Vienne, le mécontentement est si grand, que
+l'empereur, parti pour s'y rendre, a dû rebrousser chemin. On dit que la
+vue du champ de bataille de Solferino a beaucoup frappé l'empereur (le
+nôtre), et qu'il a laissé voir qu'il ne voulait plus de la guerre. Un
+autre motif qui a pu le déterminer, c'est la probabilité d'une
+révolution en Autriche, révolution rouge, hongroise, bohême, croate.</p>
+
+<p>Nos dévots sont montés sur leurs ergots et commencent à donner de
+l'inquiétude. Ils se démènent comme des diables dans des bénitiers et
+disent aux paysans qu'on fait la guerre à l'Église. J'ai toujours dit
+qu'il fallait envoyer à Rome un ambassadeur corse qui dît à Antonelli,
+avec l'éloquence particulière à ces insulaires, qu'il ait à choisir
+entre trois <i>S</i>. Savez-vous ce que cela veut dire à Sartène? <i>Stiletto,
+schioppetto, strada.</i></p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je n'ai eu aucun ami tué; mais un pauvre diable
+de domestique, que la conscription m'avait enlevé, a reçu à Solferino
+une balle dans la jambe. Contez-moi ce qu'on dit en Angleterre et ce que
+vous voulez faire cet été pendant vos vacances.</p>
+
+
+<a name="l21" id="l21"></a>
+<br><h3>XXI</h3>
+
+
+<p class="rig">Paris, 15 juillet 1859.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Tout est encore obscur dans cette grande affaire et le demeurera quelque
+temps encore, selon toute apparence. Il y a bien des choses fâcheuses
+dans ce qu'on sait du traité; mais ce n'est pas une raison pour jeter le
+manche après la cognée et ne pas chercher à tirer parti de ce qu'il y a
+de bon.</p>
+
+<p>Il est très difficile de concevoir quels ont été les motifs de
+l'empereur pour terminer si vite et de cette façon. Voici ce que j'ai
+appris, mais ce ne sont que des conjectures.</p>
+
+<p>En premier lieu, la vue des champs de bataille, et surtout celui de
+Solferino, lui a laissé une impression si pénible, que l'idée de
+prolonger la guerre lui est apparue comme une espèce de crime. Ceux qui
+ont vu l'empereur de près, croient que cette considération n'est pas la
+moins puissante. Puis l'attitude de l'Allemagne. La proclamation de
+l'empereur à l'armée semble indiquer qu'il regardait la prolongation de
+la lutte en Italie comme devant amener la guerre sur le Rhin. La Russie
+nous aurait-elle aidés? Cela, est fort douteux. On ne peut même savoir
+si elle est en état de le faire, et, à ne considérer la question qu'au
+point de vue de ses avantages matériels, il faut avouer qu'elle n'aurait
+pas eu un gain proportionné à sa mise au jeu.</p>
+
+<p>Quant à l'enthousiasme des Italiens, voici des faits: il a fallu des
+efforts surnaturels pour mettre en mouvement le corps toscan. A Milan;
+depuis la bataille de Magenta, il n'y a eu que, deux cents engagements.
+Le soir de la bataille de Solferino, il y a eu une panique causée par
+une centaine de cavaliers autrichiens séparés de leur gros, et qui sont
+tombés, par hasard, au milieu d'une colonne de blessés et de bagages.
+Cela n'a duré qu'un quart d'heure; mais déjà les villages sur nos
+derrières étaient pavoisés de drapeaux autrichiens. Tout cela a
+mécontenté l'empereur, ainsi que l'armée, et lui a ôté l'espoir d'un
+concours énergique, comme celui des Espagnols en 1809.</p>
+
+<p>Le grand mouvement des dévots ici, et surtout dans l'ouest, a donné de
+véritables inquiétudes, ainsi que la prépotence de M. de Cavour, qui se
+montrait trop disposé à tout avaler.</p>
+
+<p>Je ne crois pas un mot de l'alliance des trois empereurs, encore moins
+des intentions de l'empereur Napoléon, contre l'Angleterre. La seule
+chose qui me paraît probable, c'est que, si la question d'Orient se
+précipite d'ici à quelques mois, la France ne donnera son concours qu'à
+bon escient, et probablement à des conditions avantageuses pour elle.
+Tenez pour certain qu'on ne fera rien contre la Prusse, et qu'on ne lui
+fera même pas l'honneur de lui demander pourquoi elle a convoqué la
+landwehr. On attend ici l'empereur, lundi ou mardi, et on est inquiet
+de le savoir parmi des gens fort peu contents.</p>
+
+<p>Je vais vous dire mes projets. Je resterai à Paris ou aux environs
+jusqu'au commencement de septembre, puis j'irai en Espagne. Vous devriez
+venir avec moi. Nous commencerions par visiter Bordeaux et par y goûter
+le vin du cru. Vous y feriez votre provision. Puis nous irions ensemble
+à Madrid. Vous verriez les bibliothèques. Nous irions à Tolède, où il y
+a aussi de belles choses, et je vous reconduirais jusqu'au delà des
+Pyrénées, en octobre.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Jusqu'à preuve du contraire, je ne crois ni à
+la guerre contre vous, ni à la domination du pape, qui, par parenthèse,
+ne veut pas de la présidence.</p>
+
+<a name="l22" id="l22"></a>
+<br><h3>XXII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 20 juillet 1859.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je reviens de Saint-Cloud. Nous avons été reçus en corps, c'est-à-dire
+sénateurs, députés et conseillers d'état, cent cinquante à peu près.
+Trente-cinq degrés au-dessus de zéro, qui bientôt se sont doublés je
+crois par les bougies.</p>
+
+<p>Vous verrez les discours dans le <i>Moniteur</i>. Celui de l'empereur, dit
+avec un ton de grande franchise, a fait bon effet. Les raisons
+stratégiques ne peuvent être comprises que par de grands capitaines tels
+que Thiers ou Cousin. Les raisons politiques sont contestables, mais
+fort graves cependant. Je ne crois pas les Prussiens capables de passer
+le Rhin et de venir goûter de la mauvaise humeur de deux cent mille
+hommes et faire l'étrenne de quatre cents canons rayés qui les
+attendaient.</p>
+
+<p>La révolution me touche beaucoup plus. La Hongrie et la Bohême ne
+tenaient plus qu'à un fil, et les Polonais, qui sont en possession de
+gâter tout, pour se venger de l'indifférence de l'Europe, avaient pris
+une attitude qui devait nous priver de tout appui du côté de la Russie,
+et peut-être même l'obliger à se déclarer contre nous.</p>
+
+<p>Je crois, tout considéré, que l'entreprise était au-dessus de nos
+forces. Il aurait fallu la faire avec le concours de l'Angleterre, comme
+l'expédition de Crimée. Peut-être la chose était-elle possible avec les
+<i>whigs</i>; elle était impossible avec les <i>tories</i>, et difficile de toute
+façon avec un prince allemand, et un pays où l'on a peu de sympathie
+pour les étrangers et où le patriotisme est un peu beaucoup égoïste.</p>
+
+<p>Nos gens reviennent furieux contre les Italiens. Ils disent que le
+peuple est tout à fait <i>autrichien</i>. Le fait est que nous avions toutes
+les peines du monde à être renseignés sur les mouvements de l'ennemi,
+tandis qu'il était très bien servi par les paysans. Il est très vrai que
+l'aristocratie a montré du dévouement et du patriotisme; mais c'est un
+infiniment petit. J'ai une théorie: c'est que, pour qu'un peuple
+s'insurge, il faut qu'il n'ait pas l'habitude de coucher dans un lit.
+Voyez les Espagnols. Si la guerre se fût faite en Espagne, nous aurions
+eu en un mois cinq cent mille recrues. Les Lombards sont trop civilisés,
+et, de plus, tant d'années de paix les ont rendus apathiques.</p>
+
+<p>Un grand malheur a été d'avoir à Rome un niais. Il fallait un Corse ne
+croyant pas à Dieu, qui effrayât Antonelli, qui embobelinât le pape et
+qui, <i>per fas et nefas</i>, l'obligeât à se prononcer. Le second malheur a
+été de donner le commandement de la flotte à un homme prudent, excellent
+officier, qui n'a été prêt à attaquer Venise que lorsqu'il n'était plus
+temps. Si l'on avait mis là l'amiral Penaud ou quelque autre casse-cou,
+il aurait rasé les forts du Lido et de Malamocco; et je ne doute pas
+que, même sans troupes de débarquement, il n'eût pris Venise, ce qui
+aurait bien changé les choses.</p>
+
+<p>Maintenant il est évident que Mazzini a beau jeu. Toutes les boutiques
+de libraires à Milan exposent le portrait d'Orsini; on en fait de même à
+Turin. Je trouve cela bête et dangereux.</p>
+
+<p>De l'ordre, au nom de Dieu, de l'ordre, ou tout est perdu!</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments.</p>
+
+<a name="l23" id="l23"></a>
+<br><h3>XXIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 25 juillet 1859</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Notre saint-père devient coulant, à ce qu'on assure, mais je n'en crois
+rien. Jamais on n'a le dernier avec un prêtre, on n'en vient à bout que
+par le silence et la famine. Cela me fait bien regretter le succès de la
+Saint-Barthélemy et l'abjuration de Henri IV. La machine est bien
+vieille mais toujours puissante, et l'incrédulité même de ce temps-ci
+lui assure une grande durée, car que mettre à la place?</p>
+
+<p>Je pourrais vous accabler sous le poids de centaines d'anecdotes sur le
+peu de sympathie que nous avons trouvé en Italie parmi le peuple. Je
+vous en fais grâce. Comment en serait-il autrement dans un pays gouverné
+comme il l'a été? Je me rappelle encore mon étonnement, la première fois
+que je suis allé en Espagne, de voir comment le gouvernement de ce grand
+prince Ferdinand VII traitait les paysans et les grands seigneurs. Les
+paysans l'adoraient et les autres le détestaient. Chacun avait raison.
+La canaille était ménagée et encouragée dans ses mauvais instincts,
+tandis que tout homme ayant un habit noir était suspect et embêté de
+toutes les manières.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Il n'y a plus un chat à Paris. On y brûlait
+hier. Aujourd'hui, un grand orage nous a un peu rafraîchis.</p>
+
+<a name="l24" id="l24"></a>
+<br><h3>XXIV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 12 août 1859.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher ami,</p>
+
+<p>Vous me paraissez amusant avec vos Autrichiens habillés en Modenais.
+Sachez que la chose ne se fait pas si facilement: c'est l'habit qui fait
+le moine, et les soldats de tous les pays du monde n'aiment pas à
+changer de costume, sachant bien qu'en se travestissant, ils perdent
+cent pour cent de leur mérite. Puis la réunion d'un corps de troupes
+modenaises, ou soi-disant telles, amènerait des notes diplomatiques;
+puis rien n'empêcherait qu'on n'habillât des zouaves en gardes
+nationaux; puis, enfin, jamais cela ne s'est fait. Les Autrichiens sont
+convaincus, et, il faut bien le dire, on craint beaucoup ici que les
+duchés et les légations, abandonnés à eux-mêmes, ne fassent des sottises
+et que la réaction ne soit la conséquence forcée de l'anarchie. Je suis
+bien convaincu que, si les populations sont sages et que les Chambres ne
+fassent pas trop de bruit, personne ne se mêlera de vos affaires. Cela
+n'empêche pas sans doute d'acheter des fusils et d'apprendre l'exercice.
+Faites comme disait Cromwell: <i>Trust in God and keep your powder dry.</i></p>
+
+<p>Il me semble que ne pas se mêler des arrangements est, de la part de
+l'Angleterre, une grande bêtise. Que risque-t-elle en s'en mêlant? De
+s'attirer la mauvaise humeur de l'Autriche. Mais elle jouit déjà de
+toute sa haine! Il ne paraîtrait que le resserrement des noeuds de
+l'alliance anglo-française soit la grande préoccupation du moment, et,
+d'ailleurs, supposé que la France vît avec peine l'Angleterre se mêler
+de la question italienne, elle n'aurait pas le mot à dire, puisque
+l'Angleterre viendrait ostensiblement la seconder. Il est vrai que le
+résultat serait que nous autres Français, nous aurions tiré les marrons
+du feu, et que, si le nord de l'Italie était annexé au Piémont et qu'il
+devînt une puissance importante, au lieu d'un allié, nous aurions
+bientôt un rival.</p>
+
+<p>Je joue les cartes de l'Angleterre en ce moment: si elle s'abstient,
+elle se donne aux yeux de l'Europe les airs d'une puissance de second
+ordre et perd toute influence en Italie. Comme je suis persuadé que lord
+Palmerston a trop d'esprit pour se résigner à un rôle de spectateur, je
+ne doute pas qu'il n'y ait un congrès, et que ce congrès ne tourne, quoi
+qu'il arrive, au profit de l'Italie. Si vous pouviez envoyer le choléra
+au pape, vous nous tireriez une grosse épine du pied. Vous ne sauriez
+croire les criailleries des dévots, trop puissants malheureusement en ce
+pays.</p>
+
+<p>Que faut-il penser de ce qui se passe dans l'Inde? Il me semble qu'il y
+a beaucoup de gâchis et qu'on y fait d'assez mauvaise besogne. Si
+l'ordre ne se rétablit pas vite, l'incendie pourrait bien se rallumer.</p>
+
+<p>Avez-vous des nouvelles de Salvagnoli? On me dit qu'il est ministre, des
+cultes. Je fais le projet de lui écrire depuis huit jours pour lui
+demander un évêché ou tout au moins un bon canonicat à Florence. Le
+Ricasoli, qui est président du conseil, est-il celui qui nous
+accompagnait dans nos courses nocturnes le long de l'Arno?</p>
+
+<p>Adieu, mon cher. Panizzi; faites moi part de vos projets; quant à moi,
+je n'en ai presque plus: car on me dit que probablement madame de
+Montijo viendra ici, ce qui renverserait mon voyage en Espagne.</p>
+
+<a name="l25" id="l25"></a>
+<br><h3>XXV</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 16 décembre 1859.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Il y a un siècle que je n'ai de vos nouvelles. Depuis que nous ne nous
+sommes vus, j'ai fait beaucoup de chemin. Je suis allé d'abord à Madrid,
+où il faisait un froid de chien. Puis, de là, en droite ligne à
+Compiègne, où il faisait encore plus froid, mais où du moins on avait du
+feu et des cheminées.</p>
+
+<p>Le <i>maître de la maison</i>, qui en fait très bien les honneurs et avec qui
+l'on cause <i>de rebus omnibus et quibusdam aliis</i>, n'est pas
+malheureusement très facile à deviner. Je lui ai parlé de vous et du
+désir que vous aviez de lui dire ce que vous aviez vu <i>des yeux de la
+tête</i>, pour parler comme son oncle. Il a répondu qu'il aurait été charmé
+de causer avec vous.</p>
+
+<p>Il me serait impossible de vous citer un mot ou un fait qui prouve de sa
+part une disposition pour ou contre la restauration des princes; mais
+mon impression personnelle est qu'il s'en soucie très peu au fond; que
+sa seule préoccupation est de conserver l'équilibre entre deux
+réputations auxquelles il prétend également: celle d'observateur des
+anciens traités, et celle de protecteur du libre arbitre des peuples en
+matière de gouvernement. Je suppose donc qu'il y aura dans le congrès
+une grande conformité de vues, entre la France et l'Angleterre.</p>
+
+<p>Lord Brougham, qui est ici, et qui, par parenthèse, me paraît bien
+vieilli, me dit que la nomination de lord Woodhouse comme second
+plénipotentiaire est excellente pour l'Italie. Le comte Walewski sera
+l'un des nôtres. Je ne sais qui sera le second. Walewski est fort porté
+vers le grand-duc de Toscane; mais, bien, entendu, il ne fera et ne dira
+que ce que le maître voudra.</p>
+
+<p>J'ai laissé l'Espagne dans un paroxysme de fureur contre l'Angleterre et
+contre ses ministres, qui venaient de faire les plus grandes platitudes
+en réponse aux impertinences de lord John Russell O'Donnell, pour
+singer l'empereur Napoléon III, voulait à toute force avoir une guerre.
+Dès que les Anglais ont parlé, il s'est imaginé qu'ils pourraient et
+oseraient l'empêcher de passer le détroit, et il s'est empressé de faire
+toutes les concessions qu'on lui demandait, même celles qu'on ne lui
+demandait pas. Tout le monde s'en est indigné, et je crois qu'il aura
+bien de la peine à conserver son portefeuille, à moins que la guerre ne
+tourne si bien, qu'à son retour d'Afrique, il n'ait plus comme Scipion
+qu'à monter au Capitole pour rendre grâces aux dieux.</p>
+
+<p>Vous aurez appris la mort de ce pauvre Charles. Lenormant. Il était allé
+en Grèce avec son fils. Peu de jours avant de quitter Athènes pour
+revenir en France, le roi Othon a mis à sa disposition un petit cutter
+dont il a voulu profiter pour faire une excursion dans le Péloponèse
+avant le départ du bateau à vapeur. A Épidaure, ils ont été pris par le
+mauvais temps et mouillés jusqu'aux os. Lenormant a traversé un marais
+ayant de l'eau jusqu'aux genoux et sans moyens de se sécher ni de
+changer. La fièvre la pris et le mauvais temps continuant, il a fallu
+essayer de gagner Athènes par terre. Dans ce trajet, sans médecin, sans
+lit, sans couverture, il a épuisé le peu de forces qui lui restaient et
+il est mort deux jours après être arrivé. Probablement que, avec un peu
+plus de précautions et un manteau de caoutchouc, il serait encore de ce
+monde.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; soignez-vous et pensez quelquefois à moi.</p>
+
+<a name="l26" id="l26"></a>
+<br><h3>XXVI</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 26 décembre 1859.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>On épilogue beaucoup à Paris sur cette espèce de condamnation portée
+contre les Romains, condamnés à perpétuité à être les domestiques du
+pape.</p>
+
+<p><i>Primo</i>, je dirai qu'il arrive continuellement à la guerre qu'on
+sacrifie un régiment pour gagner une bataille, sans qu'on en fasse un
+crime au général.</p>
+
+<p><i>Secundo</i>, quand les États du saint-père ne s'étendront pas plus loin
+que la banlieue, les Romains, s'il en est qui aient des aspirations
+politiques, pourront se trouver dans un pays constitutionnel, en
+prenant un corricolo. En un mot, ces lamentations qu'on fait à présent
+sont semblables aux déclamations de ceux qui accusent la société, parce
+qu'elle condamne certains bipèdes à être vidangeurs.</p>
+
+<p>Le passage le plus sujet à contestation est celui où l'on établit que
+vous et moi devons donner tant par an à notre saint-père le pape. A mon
+avis, on devrait nous laisser aux impulsions de notre générosité
+naturelle. Nous ne manquerions pas de proportionner nos largesses aux
+avantages que nous retirons de l'Église catholique et romaine. Après
+tout, je crois que j'avais bien jugé la figure du sphinx. Si les
+puissances hérétiques ne se montrent pas plus zélées pour l'Église que
+les catholiques, la question sera bientôt décidée.</p>
+
+<p>Je suis venu ici pour chercher le beau temps; mais je ne sais où on peut
+le trouver. Nous avons eu de la gelée pendant trois jours, chose
+inconnue depuis vingt ans dans ce pays. Les orangers ont souffert. Nos
+jasmins et nos géraniums, que nous cultivons ici dans de grands champs,
+comme les navets en Angleterre, ont été fricassés. Tout cela ne nous a
+pas empêchés de faire de grandes promenades avec un beau soleil,
+quelquefois trop chaud, de deux heures à quatre. Miss Lagden dit qu'elle
+voudrait beaucoup vous avoir ici pour vous faire grimper nos montagnes.
+Elle se chargerait de vous rendre la taille que vous aviez à vingt ans,
+après un mois d'entraînement. Si nous avions ici une cuisine digne de
+vous, je vous engagerais sérieusement à suivre son conseil; mais,
+excepté le mouton, qui est excellent, nous sommes dans le désert.</p>
+
+<p>Notre petite colonie anglaise s'est enrichie, il y a peu de jours, du
+marquis de Conyngham, et d'une fille à lui fort peu jolie, mais très
+grande. Nous avons en revanche des Russes assez aimables. Quant aux
+natifs, ils nous sont absolument inconnus. Notre vie se passe à courir
+les montagnes. Je n'ai plus du tout de maux d'estomac, et plus je vais,
+plus je suis persuadé que le soleil est un élément nécessaire à mon
+existence.</p>
+
+<p>Je ne sais rien de l'affaire Libri, que ce que vous savez déjà sans,
+doute: que le garde des sceaux a chargé un magistrat d'étudier
+l'affaire, et d'en faire un rapport d'après lequel on abandonnerait
+l'accusation, le contumax se représentant. M. Libri consentait à cet
+arrangement. Malheureusement, avant de quitter Paris, j'ai vu ce
+magistrat, qui s'appelle Barbier. Il m'a paru le vrai portrait, pour la
+lenteur, du barbier de Martial, qui travaillait avec tant de dextérité,
+que la barbe avait le temps de pousser sur la joue qu'il venait de
+raser, pendant qu'il rasait l'autre joue. Cependant cela ne peut durer
+éternellement et son ministre a promis de lui enjoindre la diligence.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; je pense être à Paris au commencement de mars,
+pour notre session.</p>
+
+<a name="l27" id="l27"></a>
+<br><h3>XXVII</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 10 janvier 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je ne comprends pas grand'chose à la retraite, plus ou moins volontaire,
+de Walewski. Elle ne m'a pas trop surpris cependant. Il y avait
+longtemps qu'il cherchait à laisser son portefeuille, mais avec
+l'intention de prendre celui de M. Fould, qui n'avait aucune envie de le
+lâcher. Vous sentez bien qu'avec deux personnes à mains ouvertes telles
+que l'empereur et l'impératrice, il faut un trésorier qui entende les
+affaires, et, avec Walewski, l'empereur aurait été en banqueroute avant
+peu.</p>
+
+<p>Je suppose que Walewski, qui, n'est pas très fort, et qui a affaire à un
+homme qui ne s'explique guère, a cru qu'il pouvait donner cours à ses
+sentiments catholiques et légitimistes. Il a été longtemps en Toscane;
+sa femme est de Florence, et il était personnellement attaché au
+grand-duc. Très probablement, il aura promis plus qu'il ne pouvait
+tenir, et aura fini par se compromettre. Voilà ma version, que je vous
+donne pour ce qu'elle vaut. Au reste, il me semble que le sens politique
+de la chose, si elle en a un, est plutôt favorable qu'autrement aux
+Italiens. Thouvenel est un homme beaucoup plus libéral dans ses vues et
+bien autrement énergique. D'ailleurs, vous savez, que <i>il tempo è
+galant'uomo</i>. Attendre que le repentir vienne saisir les Romagnols et
+les Toscans est une bonne chose, et j'aime mieux cela que de payer le
+pape pour l'indemniser de la privation des saucissons de Bologne.
+Lorsqu'il en viendra à demander ce qu'on lui a offert, on aura le droit
+de lui répondre, comme dans l'épigramme que vous m'avez dite: <i>È-troppo
+tardi</i>.</p>
+
+<p>Les dévots en France se remuent de tête et de queue. C'est une rage et
+un désespoir qui sont bien amusants. Leur illusion sur les véritables
+idées du pays est ce qu'il y a de plus étrange et de plus ridicule. A
+force de se démener, ils feront ouvrir les yeux aux aveugles, et il
+suffira de souffler sur eux pour les faire disparaître. Avez-vous lu le
+pamphlet de l'évêque d'Orléans qui veut rentrer dans les catacombes? Ce
+qu'il y a de plus triste, c'est de voir que les orléanistes qui, pendant
+dix-huit ans, ont prêché pour la liberté de conscience, font chorus
+maintenant avec les sacristains de paroisse, disant que tout est perdu,
+que l'Église est violentée, etc.</p>
+
+<p>L'Académie française, poussée par le philosophe Cousin et quelques
+autres bonnes têtes, va nommer l'abbé Lacordaire pour remplacer
+Tocqueville. N'est-ce pas bien édifiant, et cela ne donne-t-il pas une
+belle idée de leur logique et de leur bon sens!</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; on me charge de mille compliments pour vous.</p>
+
+<a name="l28" id="l28"></a>
+<br><h3>XXVIII</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 29 janvier 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>J'ai lu la brochure de Villemain et j'en pense ce que vous en pensez. Il
+a été vigoureusement étrillé par le <i>Times</i> et par le <i>Daily News</i>, et
+il le mérite bien. Aujourd'hui, pour comble de disgrâce, on lui adresse
+des compliments dans le <i>Journal de Rome</i>. A Paris, son pamphlet a fait
+fiasco. Il y a je ne sais combien d'années, le même Villemain, alors
+persécuté par les jésuites, les menaçait d'une <i>Histoire de Grégoire
+VII</i>, laquelle est restée manuscrite. Quelqu'un qui la lui volerait et
+l'imprimerait à présent, lui jouerait un bon tour. Il est incroyable
+combien les passions politiques rendent bêtes les gens d'esprit. Ce que
+je crains, ce sont les arguments pointus comme ceux de Jacques Clément,
+dans lesquels l'Église catholique a toujours excellé.</p>
+
+<p>On m'écrit de Paris qu'il est sérieusement question d'une invasion des
+Napolitains en Romagne. Y croyez-vous? Ne serait-ce pas le signal d'une
+révolution à Naples?</p>
+
+<p>Bien que le pape ne m'ait pas encore excommunié, j'attribue à sa colère
+un rhumatisme à la hanche qui me fait souffrir depuis trois jours. Je
+puis marcher, et même assez loin, sans sentir de douleurs. Elles
+deviennent très vives du moment que je suis assis. Je dîné à la manière
+des Grecs, couché sur un canapé, ce qui n'est pas commode pour manger du
+macaroni. Grâce au voisinage, nous avons ici du parmesan très bon.</p>
+
+<p>Lord Brougham nous a quittés pour aller débiter son speech dans la
+Chambre des lords. Je n'aurais pas fait trois cents lieues pour
+l'entendre ni pour le prononcer. Quelle activité pour un jeune homme de
+quatre-vingt-deux ans! Nous n'avons pas ici trop beau temps, mais nous
+nous consolons en lisant, dans le journal, le temps que vous avez à
+Londres. On nous parle d'un brouillard prodigieux. Ici, nous nous
+plaignons lorsque nous n'avons pas quinze degrés Réaumur.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; que l'<i>immacolata Vergine</i> vous ait en sa
+sainte garde!</p>
+
+<a name="l29" id="l29"></a>
+<br><h3>XXIX</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 17 février 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>C'est un drôle de temps que celui où nous vivons. Il y a tous les jours
+quelque petite surprise ménagée aux oisifs. Que dites-vous du confrère
+qu'on m'a donné à l'Académie française? Cousin à dit: «Je vote pour
+saint Pie IX.» Thiers, Guizot, tous les burgraves ont voté pour
+Lacordaire, se figurant que c'était une protestation bien capable de
+contre-balancer la bataille de Solferino. Comment les orléanistes
+sont-ils si bêtes? Nous les avons connus autrefois bien différents. Ils
+ne savent pas l'effet que produit leur absurde palinodie dans le public.
+Pour le peuple, la conduite de l'empereur avec le pape est la seule qui
+convienne à un souverain, et elle lui a donné une recrudescence de
+popularité.</p>
+
+<p>On parle beaucoup en ce moment d'une pétition au Sénat rédigée par Vitet
+ou par Villemain, on n'a pu me dire lequel, et signée par cinquante ou
+soixante noms consulaires, dans laquelle on demande la conservation des
+États du Saint-Siège. Tout étant possible aujourd'hui en fait
+d'absurdité, je crois à celle-ci jusqu'à preuve du contraire, et je me
+fais une fête d'entendre la lecture de ce factum, qui, étant rédigé par
+cinquante gens d'esprit, doit être des plus extravagants. J'ai vu, par
+contre, la lettre de Salvagnoli à Sa Sainteté pour la remercier de son
+concordat, et la circulaire de Thouvenel. L'une et l'autre ont dû vous
+amuser, je pense.</p>
+
+<p>En fait de cancans, on nous dit que Garibaldi a épousé une fille qui
+s'est trouvée grosse de cinq mois le jour de la noce. Est-ce une
+vengeance du pape, et quelque monsignor a-t-il pris soin de laver ainsi
+les injures de l'Église? ou, comme cela est fort probable, est-ce tout
+simplement un canard?</p>
+
+<p>Que faut-il penser des velléités de conquête et d'intervention en faveur
+du pape de la part du roi de Naples? Il paraît que cela donne à Paris
+une certaine inquiétude; non pas, bien entendu, quant au résultat, mais
+la question est déjà bien assez grosse pour qu'il ne soit pas désirable
+qu'elle prenne encore d'autres proportions. Si cela continue, on pourra
+revoir le fameux souper de Venise, où Candide mangea avec une
+demi-douzaine de rois détrônés. Les Espagnols, à qui leurs lauriers
+d'Afrique montent la tête, prennent aussi des airs protecteurs à
+l'endroit de notre saint-père le pape, et prétendent lui envoyer une
+armée pour l'aidera reconquérir les Romagnes. Tout cela n'est pas très
+dangereux.</p>
+
+<p>Je ne crois pas davantage aux préparatifs belliqueux des Autrichiens
+dans la Vénétie. Le baron de Bunsen, que vous aurez assurément connu à
+Londres, et qui est à Cannes depuis quelques mois, nous fait un fort
+triste tableau de la situation de l'Autriche. Il dit qu'il n'y a pas une
+seule province, la Bohême et le Tyrol compris, qui ne soit devenue aussi
+<i>disloyal</i> que la Hongrie, grâce aux sottises du gouvernement et au
+caractère entêté et méchant du jeune empereur.</p>
+
+<p>Je suis à Cannes jusqu'à la fin du mois. Je serai à Paris du 1er au 5 de
+mars. Ne nous ferez-vous pas une visite à Pâques? Si vous aviez envie de
+causer avec un certain personnage que vous savez, le moment ne serait
+pas mal choisi; seulement je suppose que tout sera décidé alors.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; rappelez-moi au souvenir de nos amis de
+Londres.</p>
+
+<a name="l30" id="l30"></a>
+<br><h3>XXX</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 25 mars 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Me voici à Paris depuis quelques jours, pendant lesquels il s'est passé
+bien des choses. Il me semble assister à une grande représentation; si
+grande, qu'on ne sait jamais si un acte n'est pas une pièce tout
+entière. Pourtant il est évident maintenant que Solferino n'est pas un
+dénoûment. On disait ce soir, à Paris, qu'il y avait eu, à Rome, une
+émeute très grave, dans laquelle le peuple avait repoussé les dragons
+pontificaux. Il s'agissait de célébrer la fête ou la naissance de
+Garibaldi. La dépêche télégraphique, que j'ai vue, ne disait pas un mot
+du rôle joué par la garnison française. Peut-être, au fond, n'est-ce pas
+grand chose que cette émeute; mais tenez pour certain que toute l'Italie
+du Sud sera révolutionnée d'ici à un an, si les Autrichiens ne font un
+retour offensif, lequel, à vrai dire, me semble peu probable attendu le
+prix des coups de canon et la rareté du métal précieux dans la bourse de
+Sa Majesté impériale et royale apostolique.</p>
+
+<p>Je viens de voir un homme arrivant de Venise. Il fait un tableau
+effroyable de la situation de ce beau pays. Notre hôtel, le palais
+Lorédan, où nous avons fait d'assez bons dîners, est fermé, faute
+d'étrangers pour le faire vivre. Il ne reste plus que Daniele, qui n'a
+guère que quelques rares Américains. On meurt de faim littéralement.
+Après avoir tiré tout ce qu'il était possible d'impôts, on taxe
+arbitrairement les propriétaires à un impôt forcé. La belle-mère de M.
+de Marcello, qui était podestat de notre temps, écrivait à son gendre
+(lequel a trouvé moyen de s'en aller à Corfou avec sa femme) qu'on lui
+demandait cent mille francs, qu'elle n'avait pas un sou; qu'on allait
+vendre ses meubles, puis ses terres; elle finissait en le priant de lui
+envoyer mille francs pour pouvoir quitter Venise, laissant toute sa
+fortune au pillage.</p>
+
+<p>Les discours du Parlement au sujet de la Savoie ont produit ici un effet
+diamétralement opposé à celui qu'on en attendait, c'est-à-dire de
+rendre l'annexion populaire et inévitable. La chose en elle-même ne me
+paraît pas trop bonne; mais il me semble qu'il en résulte ceci: c'est
+que la France reconnaît et admet l'annexion de la Toscane et des
+Romagnes.</p>
+
+<p>Pourriez-vous me dire ce que fait à Naples une escadre anglaise? A
+Paris, on prétend que l'Angleterre veut s'annexer la Sicile; mais c'est
+un gros morceau. Tout cela rappelle la fable du chien qui porte le dîner
+de son maître.</p>
+
+<p>L'irritation des Allemands, surtout celle des petits États, contre nous
+est des plus grandes. Heureusement il leur manque trois choses assez
+importantes pour exercer leur mauvais vouloir: des hommes, de l'argent
+et du crédit.</p>
+
+<p>Le nonce du pape à Paris, monseigneur Sacconi, vous le connaissez
+peut-être, était menaçant et furieux, il y a quelques jours. Il a dit
+dans une maison qu'il dépendait de lui d'exciter la guerre civile en
+France et de mettre en pièces le trône de l'empereur. Un homme sérieux
+lui a dit qu'il s'exposait à la police correctionnelle. Depuis peu, il
+est devenu beaucoup plus doux, ce qui me fait supposer que la cour
+papale a lieu d'être alarmée.</p>
+
+<p>Ici, il n'y a d'agitation religieuse que dans quelques salons. Vous ne
+serez pas surpris que la plupart de nos amis orléanistes soient les
+champions du pouvoir temporel de Sa Sainteté. Il est difficile de faire
+une plus lourde sottise; mais ils sont habitués à ne voir le monde que
+dans trois ou quatre maisons de Paris. Tout ce qui s'est passé et se qui
+se passe, en dehors de ces petites coteries, est pour eux non avenu.</p>
+
+<p>J'ai trouvé Villemain malade et horriblement changé. C'est le
+succès-fiasco de sa brochure et les compliments du comte de Chambord qui
+l'ont rendu malade.</p>
+
+<p>Le neveu de M. Fould a pris un maître d'italien, homme à mine très
+respectable et fort érudit, qui lui fait lire le Dante. Quand il entre
+chez son élève, au lieu de bonjour, il commence toujours par: <i>Accidente
+al papa!</i> Voilà les sentiments qu'il inspire à ses ouailles. Il me
+semble qu'il faut avoir la cervelle bien malade pour prétendre faire
+durer un pareil état de choses.</p>
+
+<p>Nous aurons jeudi prochain, au Sénat, une jolie petite discussion au
+sujet d'une pétition de quatre mille Marseillais qui demandent la
+conservation du pouvoir temporel du saint-père. A propos, avez-vous eu
+la patience de lire la circulaire d'Antonelli, et avez-vous remarqué
+qu'il parle des vingt et une provinces composant les États de l'Église?
+Les cartes et l'almanach de Gotha n'en donnent que vingt; la vingt et
+unième est Avignon.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Portez-vous bien, et donnez-moi de vos
+nouvelles.</p>
+
+<a name="l31" id="l31"></a>
+<br><h3>XXXI</h3>
+
+<p class="rig">Paris, le 31 mars 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Ne croyez pas que je pense le moins du monde à vous manquer de parole.
+J'ai gardé un trop bon souvenir de votre excellente hospitalité, de vos
+vins de toute sorte et du <i>boiled beef</i> de vos déjeuners pour ne pas y
+revenir dès que je pourrai. Mais notre session ne fait que commencer,
+et, pendant mon absence, on m'a joué le tour de me nommer
+vice-secrétaire, ce qui est une place fort semblable à celle d'une
+cinquième roue d'un carrosse. Cependant cela me rend assez difficile de
+prendre la clef des champs avant la fin de mai, époque où
+vraisemblablement finira notre session. Enfin, d'une manière ou d'une
+autre, vous me verrez arriver muni de longues dents et d'un gosier que
+vous connaissez.</p>
+
+<p>Vous savez que je ne suis pas fort enthousiaste de l'annexion de la
+Savoie. Je trouve comme vous que l'affaire n'a pas été très bien
+conduite. Cela tient, je pense, d'abord à l'incertitude de la formation
+du royaume d'Italie, et surtout aussi au changement de ministre des
+affaires étrangères, M. Walewski, comme vous savez, promettant au corps
+diplomatique beaucoup plus qu'il n'était autorisé à le faire. Maintenant
+l'annexion est inévitable ou, pour mieux dire, elle est consommée.</p>
+
+<p>Je trouve qu'il est parfaitement niais à l'Angleterre, qui en a fait
+bien d'autres, de jeter les hauts cris à cette occasion,
+particulièrement lorsqu'elle annonce en même temps son intention bien
+arrêtée de n'y pas voir un <i>casus belli</i>. Bien plus, il est encore plus
+niais de dire hautement qu'on a essayé de trouver là un motif de former
+une nouvelle coalition, et d'avouer qu'on n'a pu y réussir. Lord John
+Russell, avec sa phrase insolente et amphigourique, ressemble à M. de
+Pourceaugnac, qui se vante d'avoir dit son fait au gentilhomme
+périgourdin qui lui a donné un soufflet.</p>
+
+<p>L'Angleterre recueille ce qu'elle a semé. Elle a observé une neutralité
+d'abord malveillante contre nous et contre le Piémont, puis elle a
+reporté sa malveillance contre l'Autriche, sans se joindre franchement à
+nous. Aujourd'hui, elle se trouve repoussée par l'Autriche et faiblement
+accueillie par les Italiens. Depuis la Crimée, elle a perdu beaucoup de
+son prestige. Plus les industriels auront d'influence dans le Parlement,
+plus la politique extérieure de l'Angleterre sera timide et incertaine,
+et plus son rôle sera diminué en Europe. Le résultat de la grande colère
+montrée contre l'annexion a été de la rendre très populaire ici. J'en
+espère encore un autre, c'est l'engagement moral, sinon de fait, que
+nous prenons, par l'annexion, de défendre l'Italie contre un retour
+offensif de l'Autriche.</p>
+
+<p>Nous avons eu, jeudi dernier, une séance intéressante au Sénat, où
+elles sont rares. Il s'agissait des pétitions demandant d'intervenir
+pour soutenir le pouvoir temporel du pape. Nos cinq cardinaux et
+quelques bons catholiques nous ont dit les platitudes les plus triviales
+et les plus usées. A quoi Dupin a répondu par un discours très fort de
+raisonnements et très spirituel, peu élevé, mais plein de verve
+gauloise. Il a dit aux prélats que l'agitation dont ils parlaient était
+factice; qu'elle était leur ouvrage, que les bons catholiques avaient
+toujours distingué entre le spirituel et le temporel. Louis XIV, se
+croyant insulté par le pape, avait fait saisir le comtat Venaissin,
+alors domaine de saint Pierre, sans qu'aucun évêque eût l'idée de
+protester ou même de s'apitoyer sur le saint-père. Puis, il a expliqué
+l'origine du serment que les papes prêtent de ne pas laisser démembrer
+les États de l'Église. Il ne s'agit pas du tout de les soustraire à ces
+diminutions qui peuvent arriver à tous les gouvernements temporels. Ce
+serment est le remède qu'on a trouvé aux prodigalités des papes, qui
+donnaient de toutes mains à leurs neveux ou à leurs bâtards lorsqu'ils
+en avaient. Tout cela a été dit avec des mots semi-bouffons,
+semi-terribles, qui emportaient la pièce. Nous avons envoyé les
+pétitionnaires à tous les diables, à cent seize voix contre seize.</p>
+
+<p>Les bons catholiques se cotisent ici. Le duc de Luynes envoie cent mille
+francs au pape. De plus, Lamoricière va commander son armée. J'ai
+demandé à Malakoff ce qu'il en pensait:--«Au premier coup de feu, ses
+soldats f... le camp, et il sera pris. Ainsi soit-il!»--Il faut convenir
+que l'empereur a des ennemis bien malavisés.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Tenez-vous en joie.</p>
+
+<a name="l32" id="l32"></a>
+<br><h3>XXXII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 1er avril 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Le discours de Dupin était bien meilleur dit que lu. Maint passage a été
+supprimé <i>propter offensionem gentium</i>, et tout a été dit avec une verve
+merveilleuse et des lazzi qui pour n'être pas tous d'un, goût très pur,
+n'en étaient pas moins très amusants. En sortant de la Chambre, je lui
+ai dit sur l'escalier qu'il avait mitraillé des gens qui n'avaient pas
+même pu tirer un coup de pistolet. Il m'a répondu: «Quand je brosse, je
+frotte fort.» Il me semble que les cardinaux se sont crus obligés de
+parler à cause de leur habit, mais qu'ils ne se sont pas donné de peine.</p>
+
+<p>Madame de <i>Lamoricierge</i>, comme vous l'appelez, dit à qui veut
+l'entendre que son mari n'a pas d'engagements. «Il veut voir ce que
+c'est que l'armée pontificale, et, s'il croit qu'elle est organisable,
+il l'organisera. Quant à faire des conquêtes, il n'y songe pas.» On
+laisse même croire que, dans le cas où il prendrait ce rôle
+d'organisateur, il commencerait par se pourvoir auprès du ministre de la
+guerre. Si cela avait lieu, il me paraît difficile que la permission lui
+soit refusée, attendu que nous ne sommes pas en guerre avec le pape.</p>
+
+<p>Ce qui me paraît très probable, c'est qu'il lui arrivera ce qui advint à
+un très brave colonel de la garde royale de ma connaissance. Il avait
+refusé de prêter serment au gouvernement après 1830, et il offrit ses
+services au pape d'alors, qui était plus homme d'esprit que celui-ci. On
+les accepta avec empressement. Il trouva les soldats bons et les
+officiers détestables. Il demanda qu'ils fussent remplacés. Aussitôt
+l'un se trouva le neveu d'un cardinal, un autre le bâtard de son
+apothicaire, etc. Bref, après un mois d'essai, mon homme, contrecarré
+sur tout, comprit qu'il n'y avait rien à faire, donna sa démission et
+revint en France planter ses choux. De la part de Lamoricière, aller à
+Rome en ce moment est déjà une lourde bévue et un honteux démenti à son
+passé.</p>
+
+<p>Tenez pour certain qu'il n'est nullement question d'échanger les
+provinces rhénanes de la Prusse avec le Hanovre et la Saxe. Les
+annexions ne se font pas si vite que cela. Je ne crois pas que personne
+y songe pour le moment. Je ne comprends même que deux cas (l'un et
+l'autre peu prochains à mon avis) où pareil accroissement serait
+possible. Le premier serait l'hypothèse d'une révolution en Allemagne,
+laquelle médiatiserait une partie des petits princes et des petits rois.
+Cela arrivera probablement un jour, lorsque les Allemands se
+révolutionneront et trouveront qu'ils ont un état-major trop coûteux. Je
+comprends que, alors, la Prusse et l'Autriche étant très augmentées, la
+France obtînt son lopin, si elle était en mesure de le prendre. L'autre
+cas est celui de la mort du malade de Constantinople. Si l'agonie se
+précipite, il est clair, que toutes les grandes puissances intéressées
+feront des offres à l'empereur. Tout cela est la boîte au noir, comme on
+dit en termes académiques.</p>
+
+<p>Voici une nouvelle en pendant de l'annexion des provinces rhénanes, à
+laquelle je ne crois pas davantage, c'est que l'Autriche consentirait à
+céder la Vénétie moyennant finances. Comme ce serait certainement une
+chose très raisonnable dans sa position politique, et financière
+surtout, je suis bien convaincu que cela ne se fera pas.</p>
+
+<p>Ce n'est pas l'intérêt qui mène les hommes, c'est la passion, et
+l'empereur François-Joseph a déjà prouvé, notamment par son concordat,
+qu'il entendait très mal ses véritables intérêts.</p>
+
+<p>De tous les côtés il me revient que l'agitation dont parient les évêques
+n'existe que dans quelques salons de vieilles dévotes, ou de
+fusionnistes aussi niais qu'elles. La masse ne se soucie nullement du
+pape. Un de mes amis, propriétaire dans la Vendée, pays très catholique,
+a trouvé que les paysans croyaient que la Savoie appartenait au pape,
+et que l'empereur l'avait prise. Ils ajoutaient que c'était bien fait.</p>
+
+<p>A-t-on moulé les marbres d'Halicarnasse, notamment les charmantes
+amazones de la frise? Je suppose qu'on n'aurait pas d'objection à vendre
+ces plâtres au Musée de Paris. Je tourmente mon ministre pour les
+acheter. Mais, avant tout, veuillez me dire si vous croyez la chose
+faisable.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille compliments et amitiés.</p>
+
+<a name="l33" id="l33"></a>
+<br><h3>XXXIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 25 avril 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Vous ne me parlez pas de votre santé, d'où je conclus que vous êtes
+quitte de la grippe. Je n'en puis dire autant, et je tousse toujours
+horriblement. Nous avons en outre à Paris une épidémie d'oreillons.
+Savez-vous ce que c'est? C'est une douleur dans les glandes du cou et
+les oreilles, que le saint-père nous a envoyée évidemment avec son
+excommunication.</p>
+
+<p>Voici, à propos du saint-père, un discours de Lamoricière au susdit:
+«Ayez d'abord des canons rayés, ensuite rayez quelques-uns de vos
+<i>canons</i>.»</p>
+
+<p>Lamoricière a pris pour aide de camp un Français qui a été au service
+d'Autriche, un M. de Pimodan, homme d'esprit qui a écrit quelques
+articles intéressants dans la <i>Revue des Deux Mondes</i> sur la guerre de
+Hongrie. Il avait à Vienne la réputation d'être un peu blagueur, mais
+très brave et intelligent. Vous jugez que le choix d'un Français sortant
+de l'armée autrichienne a été fort approuvé en Italie. Il paraît que le
+cardinal Antonelli et Lamoricière sont à couteaux tirés. Vous devez
+penser si l'armée papale gagnera à cette querelle. M. de la
+Rochefoucauld-Bisaccia est de retour de Rome. Il avait offert au pape un
+million, à une seule petite condition, c'est que le pape remettrait sur
+leur trône toute les légitimités déchues. Le pape l'a remercié. Il
+trouve probablement qu'il a assez de chats à peigner comme cela.</p>
+
+<p>J'ai vu une lettre de notre consul à Messine. Voici l'affaire. Le
+gouvernement, apprenant qu'il y avait eu une émeute à Palerme et qu'elle
+avait été réprimée, s'est affligé de n'en avoir pas une, et, pour avoir
+sa part des récompenses, il a commencé par mettre dehors les galériens
+du bagne; puis il a lâché après les troupes qui, toute la nuit, out
+tiraillé dans les rues, sans tuer les galériens qui, étant gens
+d'esprit, se sont mis promptement à l'abri, mais en tuant quelques niais
+qui regardaient aux fenêtres. Le château en même temps a fait toute la
+nuit un feu d'enfer, mais à poudre. Quelle canaille! Ne dites pas que
+cela vient du consul de France, mais tenez la chose pour certaine.</p>
+
+<p>Je suis très fâché de la fusillade d'Ortega, que je connaissais, mais il
+est difficile de dire qu'il ne la méritait pas. Le mal, c'est qu'il a
+été condamné par des gens qui avaient donné l'exemple de ce qu'il à
+fait.</p>
+
+<p>Hier, il y a eu un très beau bal masqué à l'hôtel d'Albe, avec quantité
+de très jolies femmes et de très beaux costumes. La fille de lord Cowley
+est charmante.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Mille amitiés.</p>
+
+<a name="l34" id="l34"></a>
+<br><h3>XXXIV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 30 avril 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je ne connais pas les règlements du Jardin des Plantes; je ne sais même
+pas s'il y a quelque chose de semblable; mais j'ai écrit à mon confrère
+M. Flourens pour les lui demander. Il y a deux ans, le ministre de
+l'instruction publique, mécontent du gaspillage de l'administration du
+Jardin des Plantes, nomma une commission pour tout réorganiser. Les
+professeurs sont logés dans les bâtiments, et, quand ils n'ont pas une
+famille très nombreuse, on place dans les bâtiments les collections
+d'histoire naturelle, un peu pêle-mêle, à ce qu'on prétend.</p>
+
+<p>Le Jardin des Plantes est une république. Les professeurs s'administrent
+entre eux, délibèrent, et tour à tour sont <i>administrateurs</i>,
+c'est-à-dire présidents de l'assemblée, correspondant en son nom avec le
+ministre. Le ministre actuel a voulu les tirer de leur douce quiétude,
+savoir ce que devenaient les oeufs d'autruche et les légumes et les
+fruits. Ces messieurs ont été demander à l'empereur qu'on les laissât
+tranquilles, et l'empereur, qui a beaucoup d'estime pour les savants, a
+prié le ministre de s'occuper d'autre chose. En somme, le Muséum
+ressemble beaucoup aux collèges d'Oxford et de Cambridge, <i>otium cum
+dignitate</i>. J'oubliais de vous dire qu'il y a, au Muséum du Jardin des
+Plantes, une petite somme pour faire voyager des jeunes gens qui
+ramassent des pierres, des plantes et des bêtes, pour en enrichir les
+collections. De temps en temps, le Muséum crie misère, et on lui donne
+quelque petit supplément à son budget.</p>
+
+<p>Calme plat en politique. Bien qu'il n'y ait pas encore de jour ni de
+mois fixé pour le départ de Rome de la division Goyon, il est à peu près
+certain qu'elle n'achèvera pas la présente année en Italie. On m'assure
+que le général Lamoricière correspondait avec le ministère de la guerre
+ici, pour des affaires de service. Il est toujours au mieux avec le
+pape; et c'est entre Mérode et le saint-père que se brasse la nouvelle
+organisation.</p>
+
+<p>Je vois ici des gens très inquiets de la force de la minorité du
+parlement italien. Lorsque le roi est entré à Florence, il a trouvé sur
+son passage des députations de Romains, de Vénitiens et de Napolitains
+avec des drapeaux et des harangues, et on prétend qu'il les a trop bien
+reçues.</p>
+
+<p>On se tue fort agréablement en Autriche; mais il paraît que, si tous les
+voleurs prenaient ce parti violent, la dépopulation du pays serait
+certaine. Tous les jours, on trouve de nouvelles voleries; mais ce qu'on
+retrouve le moins, c'est l'argent volé. On prétend que l'empereur en est
+très affecté et que cela est pour quelque chose dans sa résolution de
+faire des réformes libérales. On m'assure qu'il est le moins éloigné de
+tout son conseil de l'idée de vendre la Vénétie.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; si vous avez besoin d'autres renseignements, je
+suis tout à vos ordres.</p>
+
+<p><i>P.-S.</i> Comment écrire à Salvagnoli? Quel titre a-t-il et où
+demeure-t-il? Montemolin se montre disposé à reconnaître l'innocente
+Isabelle. Les Bourbons ne sont plus héroïques. Les rouges font des
+progrès énormes en Espagne; on s'attend à du tapage cet été.</p>
+
+<a name="l35" id="l35"></a>
+<br><h3>XXXV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 3 mai 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Vous aurez reçu une lettre de moi qui répond à une partie de vos
+questions. Je viens de voir Flourens qui est pour la séparation des
+collections d'histoire naturelle. Il m'a donné de nouveaux détails sur
+l'administration du Jardin des Plantes. Le grand défaut, à son avis, est
+que le professeur qui préside et signe les actes du conseil n'a aucun
+pouvoir, et que chaque professeur est souverain absolu dans sa
+collection. Il en résulte plus d'un inconvénient grave. Par exemple, un
+singe étant mort au Jardin des Plantes, M. Cuvier voulait voir s'il
+avait treize côtes. M. de Blainville, professeur, ayant les singes sous
+ses ordres, ne permit pas la vérification.</p>
+
+<p>J'ai le malheur d'être pour le moment secrétaire du Sénat, ce qui
+m'oblige d'une part à beaucoup d'exactitude, et de l'autre m'ennuie
+horriblement. J'ai bien peur de ne pas être libre avant la fin de la
+session, c'est-à-dire au commencement de juin. Je n'ai guère de goût
+pour Carlsbad. Venez-vous-en plutôt à Florence ou quelque part en
+Italie, je serai votre homme. Si nous allions demander au saint-père un
+chapelet bénit?</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; je vous quitte pour dépouiller un scrutin:
+c'est une opération presque aussi divertissante que d'écosser des pois.</p>
+
+<a name="l36" id="l36"></a>
+<br><h3>XXXVI</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 11 mai 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je vous écris un mot à la hâte. Je ne connais guère de savants: qui se
+ressemble s'assemble. En outre, ils sont encore plus coquins que nous, à
+l'Académie des sciences. Cependant, comme il y a des exceptions à tout,
+je me suis adressé à Élie de Beaumont, secrétaire de l'Académie des
+sciences, qui est un fort galant homme et dont la réputation est
+européenne. Si vous dites son opinion devant la Chambre des communes,
+modifiez-la quant à l'expression. Quant au fond, il pense, comme tous
+les gens sensés, que les crocodiles empaillés doivent faire retraite
+devant les marbres grecs et les manuscrits.</p>
+
+<p>Je sais de bonne part que Lamoricière commence à en avoir assez du
+service du saint-père. La cour papale lui joue tous les petits tours
+qu'un nouveau venu peut attendre. Le cardinal Antonelli a dit il y a peu
+de jours à un Français que Lamoricière était un homme du plus sublime
+mérite. «Je lui ai parlé de tous nos embarras, disait le cardinal; il
+m'a tout expliqué, a trouvé des remèdes à tout, et sur chaque question
+il avait quatre avis différents qu'il exposait si bien et défendait par
+de si bons arguments, que j'aurais été bien embarrassé de choisir.»</p>
+
+<p>Il y a fort peu de Français qui aient offert leurs services. La plupart
+sont des jeunes gens de familles carlistes qui demandent à être
+colonels.</p>
+
+<p>On donne pour certain que Garibaldi est parti pour la Sicile. Qu'y
+pourra-t-il faire? c'est ce que personne ne sait; mais il paraît que,
+quoi qu'il arrive, M. de Cavour ne regrettera pas beaucoup son absence.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; je ferme ma lettre et je vais faire une visite
+officielle.</p>
+
+<a name="l37" id="l37"></a>
+<br><h3>XXXVII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 23 mai 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je savais que les Anglais étaient gens d'imagination et enclins parfois
+à prendre des vessies pour des lanternes; mais vous, cosmopolite et
+<i>hombre de razon</i>, comme disent les Espagnols, vous me cassez bras et
+jambes avec votre accusation de complicité avec Garibaldi! Mais, en même
+temps, vous me dites que l'empereur veut s'allier aux Russes pour faire
+du mal à l'Angleterre en Orient.</p>
+
+<p>Il me semble que les deux reproches ne vont pas bien ensemble. Si vous
+accusiez un homme d'avoir voulu mettre le feu à votre blé, vous ne
+commenceriez pas par dire qu'il a débuté par l'inonder. Pour moi, il me
+paraît assez évident qu'une nouvelle complication en Italie ne doit pas
+laisser à la France une trop grande liberté d'action en Orient, et
+<i>vice versa</i>. Il faut choisir entre les deux crimes, et ne pas nous
+charger des deux à la fois. Je crois pouvoir vous assurer que, pour ce
+qui concerne l'Orient, M. de la Valette apporte les instructions les
+plus pacifiques et qu'il n'y aura rien, de notre côté, pour précipiter
+une catastrophe, qui pourtant me paraît inévitable.</p>
+
+<p>Quant à Garibaldi, il n'y a que <i>moi</i>, ici, qui m'intéresse à son
+expédition, et je crois qu'elle a déplu énormément à l'empereur, qui se
+disposait à évacuer Rome le mois prochain et qui se trouve bien empêché
+à présent entre l'enclume et le marteau. Je ne crois pas davantage que
+l'Angleterre ait aidé à l'expédition, bien que les apparences et les
+dépêches télégraphiques tendent à faire supposer le contraire.
+L'expédition de Garibaldi me plaît, parce que j'aime les romans et les
+aventures. Au fond, il est assez triste qu'un héros de roman puisse
+mettre l'Europe en feu. Remarquez que nous sommes en plein moyen âge.
+Lorsque Tancrède et ses Normands s'embarquèrent pour la Sicile, il n'y
+avait pas de droit international en Europe. Maintenant on prétend qu'il
+y en a un, et on le cite même, à l'occasion de quelques arpents de
+neige du Faucigny; <i>mais il demeure bien entendu que c'est la force qui
+constitue le meilleur droit</i>. Si un Grec partait de Marseille pour
+émanciper les îles Ioniennes; qui demandent à être, annexées au royaume
+de Grèce, l'Angleterre jetterait les hauts cris; mais il y a un mois que
+lord John disait en plein Parlement que la flotte anglaise croisait
+devant la Sicile, pour être utile à des gens opprimés.</p>
+
+<p>Le mal de la chose, c'est que, d'après tout ce que nous apprenons,
+l'expédition de Garibaldi est partie malgré le gouvernement de
+Victor-Emmanuel. Les sociétés secrètes sont beaucoup plus puissantes que
+M. de Cavour. Or je crains qu'elles n'aient pas autant d'esprit, et que,
+par désir de trop avoir, elles ne nuisent fort une cause très juste et
+très en bon train jusqu'à présent. Lorsqu'un peuple se soulève et met
+son souverain à la porte, cela faisait autrefois un grand scandale. La
+grande habitude qu'on en a prise a fait qu'à présent on accepte assez
+facilement le fait accompli. Mais il est plus grave d'aller délivrer le
+voisin, et cela fait faire des réflexions à tout le monde. Lord Cowley
+disait hier que toutes les chances semblaient contraires à Garibaldi.
+Il y en a une à mon avis, c'est la qualité des troupes de Sa Majesté
+napolitaine, qui rend possible une défaite et une défection. Nous
+verrons, d'ici à quelques jours.</p>
+
+<p>La note russe a fait un grand effet aujourd'hui. Un congrès peut
+difficilement remédier aux dernières coliques du <i>malade</i>. S'il a
+survécu à l'empereur Nicolas, il n'a pas gagné de nouvelles forces. M.
+Thouvenel me disait dernièrement que ce qui rendait la question d'Orient
+si difficile, c'est que les Turcs, dans l'état de décomposition où ils
+se trouvent, recouvraient une autre société chrétienne, non moins
+pourrie. «Représentez-vous, disait-il, plusieurs <i>caput mortuum</i> les uns
+sur les autres. Les Grecs et les Bulgares sont de plus grandes canailles
+que les Turcs. Il faudrait commencer par tout exterminer et faire une
+colonie d'honnêtes gens.»</p>
+
+<p>Je ne crois pas à une guerre entre la France et l'Angleterre pour les
+affaires d'Orient. Le champ de bataille manque. Le malheur, c'est que
+tous les fous s'entendent des deux côtés du détroit pour saisir toutes
+les occasions d'échanger des injures, et les hommes d'État, ou
+soi-disant tels, en disent aussi quelquefois <i>delle grosse</i>. Pourtant,
+il y a de part et d'autre l'intérêt de tout le monde, qui sera,
+j'espère, plus puissant que l'envie de faire des phrases et de dire des
+gros mots.</p>
+
+<p>J'en reviens toujours à mes moutons. Depuis plusieurs mois, l'Angleterre
+suit une politique de bascule qui me semble détestable. Faute à elle de
+s'être déclarée dès le commencement de la question italienne, nous avons
+eu la guerre, puis après, une mauvaise paix. Qu'y a-t-elle gagné?
+L'Autriche lui doit probablement la conservation de la Vénétie: vous
+savez quelle est sa reconnaissance. Ici, on l'accuse d'exciter le
+désordre en Italien. Ni en Allemagne, ni en Russie ni en France, elle
+n'a d'alliée, et je crois que c'est sa faute. Quand on affiche trop
+publiquement la politique des intérêts, on oblige tout le monde à
+regarder au sien.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés.</p>
+
+<a name="l38" id="l38"></a>
+<br><h3>XXXVIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 31 mai 1860.</p><br><br>
+
+
+
+<p>Il n'y a rien de plus drôle que les figures de la légation napolitaine
+ici. Ils ont eu la simplicité de croire à la première dépêche de leur
+gouvernement annonçant la défaite de Garibaldi, malgré l'expérience
+qu'ils auraient dû avoir de sa véracité. On croit ici que toute l'île,
+Messine exceptée, est au pouvoir des insurgés.</p>
+
+<p>Le prince Napoléon, chez qui j'ai dîné aujourd'hui (avec Senior), avait
+une lettre qui racontait comment, de six mille Napolitains sortis de
+Palerme, il en était rentré quinze cents sans sacs et sans fusils, et ne
+pouvant donner des nouvelles des quatre mille cinq cents autres. Il y
+avait aussi à dîner le duc de Grammont, qui va à Vichy pour des coliques
+hépatiques.</p>
+
+<p>Il donnait des renseignements assez curieux sur Rome. Lamoricière a
+voulu visiter un magasin de voitures d'artillerie. Après avoir fait
+grand bruit à la porte sans pouvoir trouver un concierge, ni un garde
+quelconque, il allait la faire ouvrir par des sapeurs, quand un monsieur
+s'est présenté avec une clef, et, en l'introduisant, lui a demandé ce
+qu'il y avait pour son service, et s'il avait besoin d'une voiture.
+Après avoir joué quelque temps au propos interrompu, il s'est trouvé
+que, depuis longtemps, le dépôt était loué, les charriot vendus, et
+qu'on faisait des <i>carretelle</i><a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a>
+<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a> dans le magasin au lieu d'affûts.
+Ailleurs, à la place d'un magasin de fusils, il n'a trouvé que des
+toiles d'araignée, les fusils ayant été vendus trois pauls la pièce
+comme hors de service, par un bon catholique, qui cependant avait trouvé
+moyen de se les faire acheter trente pauls. Malgré tout cela,
+Lamoricière a une vingtaine de mille hommes, dont douze mille environ
+Suisses, Irlandais et Allemands qui sont tolérables.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote7"
+name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7">
+(retour) </a> Sorte de voiture élégante.
+</blockquote>
+
+<p>On prétendait que l'évacuation de Rome, qui était ordonnée, avait été
+suspendue, depuis l'équipée d'Orbitello. Je crois pouvoir vous assurer
+que le gouvernement désire beaucoup retirer nos troupes, et qu'il n'y a
+que la considération d'un danger probable et prochain pour le pape qui
+puisse faire prolonger l'occupation. Vous me paraissez oublier trop que
+nous sommes les fils aînés de l'Église, et que nous devons ménager
+environ trente millions de nos sujets qui nous rendraient responsables
+d'une catastrophe. Si l'on n'était assuré d'avoir sa part de paradis en
+restant au giron de l'Église, il serait beaucoup plus commode d'être
+protestant.</p>
+
+<p>Je regarde la Sicile comme perdue pour le roi de Naples, et Naples même
+comme médiocrement sûr; mais je ne sais pas si cela profitera beaucoup à
+l'Italie. Je crois que, avant de s'étendre de la sorte, il faudrait se
+consolider, et les entreprises garibaldiques, surtout celle contre les
+États de l'Église, ne prouvent pas trop la force du gouvernement de
+Victor-Emmanuel. Il est malheureusement certain que les sociétés
+secrètes sont plus puissantes que Cavour. Tant qu'elles ne s'attaqueront
+qu'à la Sicile, il n'y à pas grand danger peut-être. Mais, le jour où
+quelque tête plus mauvaise que celle de Garibaldi s'avisera de faire une
+pointe en Vénétie, il pourra s'ensuivre de vilaines représailles.</p>
+
+<p>Il me semble que la grande fureur de John Bull s'est un peu calmée.
+Croyez que, malgré les excitations des journaux et la jalousie qu'on a
+des deux côtés, personne ne se soucie de la guerre, et, quand même on la
+voudrait, le terrain manquerait pour se battre.</p>
+
+<p>Les Turcs sont, à ce qu'il paraît, en recrudescence de fanatisme. Ils
+pillent fort les chrétiens et violent les chrétiennes. Je suis fort en
+peine de savoir quel remède on peut y trouver. M. Thouvenel dit, avec
+beaucoup de raison, je crois, que, si les Turcs sont de grandes
+canailles, les Grecs et les Bulgares ne sont pas de moindres canailles.
+C'est là la grande difficulté: si on protège très efficacement les
+chrétiens, ils violeront les Turques, car dans ce pays-là on viole
+toujours.</p>
+
+<p>Ellice paraît avoir renoncé tout à fait à sa visite à Paris. Il me donne
+des nouvelles politiques peu concluantes. Cependant il paraît croire que
+M. Gladstone sera rendu au grec<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a>
+<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>, et que probablement lord John aura
+aussi du loisir pour élucubrer un autre bill de réforme. Qui lui
+succédera? Est-ce lord Clarendon, ou bien lord Palmerston lui-même? si
+vous savez quelque nouvelle, faites m'en part. Notre session ne marche
+pas vite. Je crains qu'elle ne se prolonge fort dans le mois de juin, à
+mon très vif regret.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote8"
+name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8">
+(retour) </a> M. Gladstone publia, l'année suivante, une
+ étude sur <i>Homère et l'âge homérique</i>.
+</blockquote>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie et en santé. Je suis un peu
+mieux depuis que le soleil a reparu, mais j'ai toujours l'estomac fort
+détraqué.</p>
+
+<p><i>P.-S.</i> Le ministre de l'instruction publique fait une autre commission
+des bibliothèques dont il me fait président. Il s'agit d'aviser au
+déménagement et à l'emménagement, ce n'est pas chose facile.</p>
+
+<a name="l39" id="l39"></a>
+<br><h3>XXXIX</h3>
+
+<p class="rig">Fontainebleau, 15 juin 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis, depuis une dizaine de jours, en fêtes et en festins, et, entre
+les promenades, dans la forêt et les navigations sur l'étang, on ne
+trouve pas trop le temps d'écrire à ses amis. Je rentre dans mon trou au
+commencement de la semaine prochaine, jusqu'à ce qu'il plaise au Sénat
+de clore sa session. J'espère bien qu'il me laissera encore le moyen de
+passer quelques jours avec vous au British Museum.</p>
+
+<p>L'expédition de Garibaldi est une des plus drôles d'histoires que j'aie
+jamais vues. Vingt mille hommes capitulant devant une poignée
+d'aventuriers mal armés, c'est quelque chose d'étonnant, même quand ces
+vingt mille hommes sont des Napolitains.</p>
+
+<p>Il est venu ici, il y a quelques jours, deux envoyés du roi de Naples
+pour parler au <i>maître de la maison</i>. Je ne sais quelle a été sa
+réponse, car leur demande se devine; mais on ne leur a pas donné à
+déjeuner et ils sont repartis après leur audience, pas trop contents,
+comme il semblait. Je ne doute pas que l'éruption de l'Etna ne se fasse
+bientôt sentir en terre ferme. Tout cela serait fort amusant si nous
+étions partis de Rome; et, si Garibaldi avait différé quinze jours, nous
+serions partis, probablement sans esprit de retour. Nous sommes à Rome
+un peu comme l'oiseau sur la branche, et je sais de bonne source que les
+marchés pour le corps d'armée ne se font que pour huit jours, ce qui
+indique la possibilité d'un départ immédiat.</p>
+
+<p>Sa Majesté nous a quittés hier pour aller à Bade. Elle n'y devait voir
+d'abord que le régent de Prusse, mais le roi de Hanovre est survenu;
+d'autres princes, plus ou moins petits viennent également sans être
+appelés, et, à ce que je crois, dans l'idée de pénétrer ce qu'ils
+supposent devoir s'arranger entre les deux principaux personnages. Les
+gobe-mouches ne manquent pas d'annoncer qu'il s'agit d'un accord entre
+la Prusse et la France, pour une nouvelle délimitation de frontières. Je
+n'en crois rien, et je parierais qu'il ne résultera de l'entrevue que
+des promesses rassurantes de paix et de tranquillité.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et donnez-moi de vos
+nouvelles.</p>
+
+<a name="l40" id="l40"></a>
+<br><h3>XL</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 1er juillet 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Les Bourbons finissent bien mal. Ils tombent dans la crotte. Celui de
+Naples se convertit si tard, que je le considère comme plus qu'à moitié
+dégommé. C'est un grand danger pour l'Italie que cette révolution trop
+rapide. «C'est bien coupé, comme disait Catherine de Médicis, il faut
+coudre.» Voilà le grand point.</p>
+
+<p>J'ai une peur horrible que la révolution ne vienne frapper un de ces
+matins à la porte de Rome. Tant qu'elle sera <i>dans la banlieue
+seulement</i>, nos gens ne se mêleront de rien; mais je crains bien qu'on
+ne nous mette dans la triste nécessité de défendre le pape. Cette
+vieille idole est encore puissante ici, et je vois autour de moi de
+vieux généraux qui, sous Napoléon Ier, ont violé des abbesses, lesquels
+maintenant vont à confesse et envoient de l'argent au père des fidèles.
+J'ai toujours eu médiocre opinion de l'espèce humaine, mais je l'ai
+trouvée presque toujours un peu plus bête que je ne me l'étais figurée.</p>
+
+<p>Lamoricière a fait, dit-on, des dettes énormes, c'est-à-dire qu'il a
+acheté des souliers, des fusils, des gibernes, sous prétexte que ces
+objets sont utiles aux soldats. L'argent manque. Antonelli l'accuse de
+ruiner le pape. Lamoricière dit que Antonelli est un voleur. Le pape se
+lamente et attend que l'<i>Immacolata</i> vienne en personne mettre à la
+raison ces gueux de libéraux. Il n'y a de plus canaille, après le roi de
+Naples, que Montemolin, dont la rétractation est, à ce qu'il paraît,
+bien authentique. C'est un argument bien fort pour le croisement des
+races et le danger des alliances entre cousins. Nos légitimistes sont
+horriblement consternés.</p>
+
+<p>Vous aurez pu voir qu'on m'a renommé président d'une commission pour les
+échanges des livres de bibliothèque. Grâce à la férocité que j'ai mise à
+arrêter les orateurs éloquents, nous avons assez promptement terminé la
+besogne, et je suis occupé à mettre au net les conclusions de la
+commission.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je voudrais bien causer avec vous de toutes ces
+choses et de bien d'autres encore.</p>
+
+<a name="l41" id="l41"></a>
+<br><h3>XLI</h3>
+
+<p class="rig">Londres, 7 août 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je profile de l'offre obligeante de sir Charles Mac Carthy pour vous
+écrire un mot, et vous apprendre mon arrivée sans accident à Londres.
+Ellice est arrivé deux heures après moi, avec la vigueur d'un jeune
+lion. Il s'en est allé tout courant d'Arlington street, voter contre le
+ministère, et, ce matin, il est enchanté de s'être trouvé en minorité.
+Ce sont des arcanes parlementaires où je n'entends rien. Il me semble
+que le ministère, bien qu'il ait eu une majorité de trente-trois voix,
+n'en est pas beaucoup plus fort. Mais il a les vacances en perspective
+pour se fortifier.</p>
+
+<p>Lord Shaftesbury, qui professe une grande défiance pour Sa Majesté
+l'empereur des Français, le soupçonne véhémentement d'en vouloir aux
+Druses, parce que ces honnêtes gens sont bien disposés pour le
+protestantisme, comme il résulte d'une lettre d'un révérend Américain
+qu'il a lue. Ce speech, que j'ai lu dans le <i>Times</i>, m'a mis de bonne
+humeur pour la journée. J'ai compris qu'on ne pouvait pas avoir un si
+grand nez sans que la judiciaire n'en souffrît un tant soit peu.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; je ne vous promets pas de bon boeuf salé à
+Paris, mais j'ai écrit à mademoiselle Lagden, qui sait tout, de me
+découvrir de la mortadelle de Bologne.</p>
+
+<a name="l42" id="l42"></a>
+<br><h3>XLII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 6 octobre, 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Aussitôt après votre départ, je suis allé en province mettre à fin une
+aventure des plus chevaleresques et des plus originales, que je vous
+conterai lorsque nous n'aurons rien de mieux à faire, en buvant le vin
+de Bordeaux de M. Fould.</p>
+
+<p>En attendant, vous saurez que je ne suis revenu de voyage que hier soir,
+où j'ai trouvé votre lettre. Je l'ai portée ce matin chez Son
+Excellence. Je vois que les dispositions de lord Palmerston sont telles
+que je me les représentais, c'est-à-dire le contraire de bienveillantes;
+mais je ne me doutais pas qu'il <i>dît</i> la moitié des choses
+extraordinaires qu'il vous a dites. Dans l'exposé de ses griefs, il y a
+une bonne partie de faussetés complètes, auxquelles il n'y a qu'un
+démenti formel à donner. Puis il y a des niaiseries que je ne me serais
+jamais attendu à entendre dans la bouche d'un homme d'État ou soi-disant
+tel.</p>
+
+<p>Par exemple, cette bonne bêtise que la France médite une invasion en
+Angleterre, parce que, dans des ports de mer, on exerce les soldats à
+embarquer et débarquer promptement. Il me semble que, lorsque, dans
+l'espace de deux ans, on a eu cent cinquante mille hommes à débarquer en
+Italie, douze mille à débarquer en Chine, six mille à débarquer en
+Syrie; lorsque, en outre, la plus importante de nos colonies, l'Algérie,
+a une armée de cinquante mille hommes qui ne communique avec la France
+que par mer, il me semble, dis-je, qu'il n'est pas inutile d'apprendre
+aux soldats à entrer dans un vaisseau et à en sortir.</p>
+
+<p>Quant aux armements, vous pouvez dire hardiment qu'il ne s'en fait
+point. On donne des congés de semestre dans tous les régiments, et, à
+mon avis, <i>on a tort</i>, attendu l'état des choses en Italie.</p>
+
+<p>Les armements maritimes sont aussi faux que les préparatifs de l'armée
+de terre. Si vous voulez lire la brochure que je vous ai portée, vous
+verrez la vérité sur tout cela. Le pauvre Louis-Philippe avait laissé
+dépérir la flotte. De plus, on est dans une époque de rénovation et il
+est nécessaire de transformer les bâtiments à voiles. Je conçois que
+l'Angleterre veuille avoir le monopole de la mer, et qu'elle y tienne;
+mais elle l'aura toujours, attendu qu'elle dispose d'un bien plus grand
+nombre de marins que toute autre puissance. Nous avons eu des escadres
+d'élite qui, sous les ordres d'un chef excellent comme l'amiral Lalande,
+auraient peut-être battu une escadre anglaise; mais si, en gagnant une
+bataille, nous perdions mille matelots et les Anglais dix mille, nous ne
+pourrions réparer notre perte, tandis qu'en un mois l'Angleterre
+trouverait dix mille autres matelots aussi bons.</p>
+
+<p>Il me paraît par trop bouffon de la part de lord Palmerston de dire que
+l'Angleterre ne cherche pas et ne cherchera pas à former une coalition
+contre la France, et d'ajouter aussitôt que les puissances inquiètes
+<i>will probably come to some understanding</i>!</p>
+
+<p>Une autre assertion non moins extravagante, c'est de nous accuser
+d'avoir encouragé l'Espagne à faire la guerre au Maroc. J'étais en
+Espagne au moment où cette guerre s'est faite, et, s'il y a à Madrid un
+ministre anglais avec des yeux et des oreilles, il aurait pu dire que la
+guerre a été faite par l'explosion du sentiment national, et que les
+lettres de lord John Russell ont eu pour résultat d'exalter ce sentiment
+et d'exciter à la haine contre l'Angleterre.</p>
+
+<p>Il n'est pas moins étrange de prétendre que la France, qui a aidé
+l'Angleterre à retarder la destruction de l'empire Ottoman, pousse
+maintenant à sa ruine. Vos ministres sont comme les malades qui ne
+veulent pas que leur médecin leur dise que leur état est grave.
+Ressusciter ou même faire vivre longtemps la Turquie est impossible, et
+il est insensé de se quereller sur les remèdes à lui donner, lorsqu'il
+faudrait, au contraire, s'entendre sur la manière de l'enterrer.</p>
+
+<p>Que la France ait de l'ambition, je ne le nie pas. C'est une idée ou
+plutôt un préjugé national, qu'elle s'est amoindrie en perdant une
+partie des conquêtes de la Révolution. Je crois que l'empereur ne
+partage pas ce préjugé; mais, en tout cas, dans l'hypothèse qu'il
+l'aurait, vous ne le supposez pas assez dépourvu de bon sens pour
+risquer d'avoir toute l'Europe sur les bras, sur la chance d'ôter cent
+cinquante mille âmes à la Bavière et autant à la Prusse? Ce que la
+France gagnerait en étendue, elle le perdrait en homogénéité, et, tout
+considéré, elle s'affaiblirait au lieu de prendre des forces.</p>
+
+<p>Ce qui me frappe surtout dans la politique anglaise de notre temps,
+c'est sa petitesse. Elle n'agit ni pour des idées grandes, ni même pour
+des intérêts. Elle n'a que des jalousies et se borne à prendre le
+contre-pied des puissances qui excitent ses sentiments de jalousie. Le
+résultat est de diminuer son importance en Europe et de la réduire au
+rôle de puissance de second ordre. En ménageant la chèvre et le chou
+comme elle a fait, en observant la neutralité peu impartiale entre
+l'Autriche et la France, elle n'a obtenu l'amitié ni de l'une ni de
+l'autre. Y a-t-il quelque chose de plus misérable que sa politique à
+Naples et en Vénétie? Comment M. de Rechberg peut-il avoir la moindre
+confiance en des gens qui encouragent Garibaldi et Kossuth, et qui ne
+veulent pas l'affranchissement de la Vénétie? Tout se fait en Angleterre
+en vue de conserver des portefeuilles. On fait toutes les fautes
+possibles pour conserver une trentaine de voix douteuses. On ne
+s'inquiète que du présent et on ne songe pas à l'avenir. Il est certain
+qu'il y a dans ce moment en Europe un malaise général qui amènera une
+catastrophe et une grande modification de la carte. Des hommes vraiment
+politiques, voyant le mal, chercheraient le remède. Vos ministres ne
+pensent pas à la guérison du malade. Ils veulent conserver la maladie.
+Cela est digne de vieillards qui n'ont que quelques années devant eux;
+mais je doute que les grands ministres du commencement de ce siècle
+eussent pensé et agi de la sorte.</p>
+
+<p>Je viens d'un pays où l'on est très dévot et où la catastrophe de
+Lamoricière a fait une grande sensation. J'ai vu des gens fort piteux et
+fort découragés, mais nullement dangereux. Je vois que Garibaldi se
+soumet et va reprendre sa charrue. Il fait bien. Son affaire est de se
+battre, et il n'entend rien à organiser. Il paraît que le gâchis est
+grand en Sicile et à Naples, et qu'il est parvenu à faire regretter le
+gouvernement déchu.</p>
+
+<p>Cependant il paraît que tous les gens sensés sont unanimes pour croire
+que l'annexion est le seul moyen de rétablir un peu d'ordre pour le
+moment. Je trouve qu'il y a de l'habileté dans les ménagements de M. de
+Cavour pour Garibaldi; mais j'aurais voulu le voir un peu plus énergique
+au sujet de Mazzini.</p>
+
+<p>Je crains que les reproches de lord Palmerston, qui, entre nous, me
+semblent dénoter peu de bonne foi, ne produisent pas un très bon effet
+sur l'empereur. M. Fould, que je n'ai pas rencontré ce matin, en sera,
+je pense, très irrité. Je lui ai laissé un mot en le priant de ne faire
+aucun usage de cette lettre avant d'en avoir causé avec moi.</p>
+
+<p>Vous pouvez, quand vous en trouverez l'occasion, assurer hautement que,
+s'il y a eu en Irlande quelques menées contraires au gouvernement
+anglais, elles sont l'oeuvre de nos catholiques, et que le gouvernement
+de l'empereur n'y est pour rien absolument.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et ne m'oubliez pas auprès de
+nos amis. J'espère aussi que le pape s'en ira un de ces jours.</p>
+
+<a name="l43" id="l43"></a>
+<br><h3>XLIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 11 octobre 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Le marquis Vimercati, aide de camp du roi de. Sardaigne, est allé à
+Naples, comme vous savez, pour parler à Garibaldi. Il a trouvé les
+mazziniens discutant des plans pour l'assassinat de l'empereur. Il a
+écrit aussitôt à Paris. Connaissez-vous quelque chose de plus absurde et
+de plus atroce que ce parti mazziniste?</p>
+
+<p>Hier, la Bourse a fort baissé sur le bruit que les Autrichiens avaient
+notifié l'intention d'intervenir en faveur du roi de Naples. Je ne crois
+pas la chose vraie en ce moment. Leur détermination n'aura lieu qu'après
+l'entrevue de Varsovie selon toute apparence. S'ils intervenaient en ce
+moment, je crois qu'ils auraient toutes les chances de succès.</p>
+
+<p>Ici, l'opinion est fort contraire à Victor-Emmanuel. D'une part,
+l'orgueil national est froissé qu'un général piémontais ait battu un
+Français; de l'autre, l'agression des Piémontais, et le manifeste de M.
+de Cavour ont paru scandaleux. Le prétexte allégué par M. de Cavour est,
+en effet, un peu misérable, lorsque l'on voit Garibaldi enrôler à Gênes
+et ailleurs des volontaires anglais, hongrois et autres. Enfin les
+rapports de Cialdini et de Persano ont souverainement déplu. On dit que
+Lamoricière à envoyé un cartel à Cialdini. C'était la dernière bêtise
+qu'il pût faire pour couronner son oeuvre.</p>
+
+<p>Il paraît, d'après des rapports que j'ai lieu de croire exacts, que
+Garibaldi aurait été battu complètement sans l'intervention de quelques
+bataillons réguliers piémontais. Il a beaucoup de bravoure et d'audace,
+mais nul talent comme général. Les Autrichiens n'en feraient qu'une
+bouchée.</p>
+
+<p>Le désordre est grand à Naples, plus grand encore en Sicile. On dit que,
+sur cent personnes, il y en a quatre-vingt-dix-huit qui voudraient la
+monarchie constitutionnelle avec Ferdinand II, mais que tout le monde
+est convaincu qu'il n'y a d'ordre possible et de sécurité matérielle
+qu'avec l'annexion.</p>
+
+<p>Il y a une nouvelle grave aujourd'hui: des coups de fusil échangés entre
+des patrouilles autrichiennes et piémontaises au bord du Mincio. Il ne
+faut pas leur fournir de prétextes, et j'ai bien peur qu'on ne leur en
+donne que trop.</p>
+
+<p>J'ai vu, à la campagne où je suis allé, des mères et des tantes de
+volontaires pontificaux qui se lamentaient. Il n'y avait pourtant pas de
+quoi. Un jeune homme charmant et religieux avait été pris par les
+Piémontais, et, chose inouïe à la guerre, cinq minutes après sa prise,
+il n'avait plus sa montre, que sa tante lui avait donnée! J'ai consolé
+ces infortunées, en leur disant que c'était l'habitude des soldats de
+chercher à savoir l'heure qu'il est, et que, d'ailleurs, la victime en
+irait d'autant plus droit en paradis, où les élus sont pourvus de
+chronomètres de Bréguet. Comment se porte le vôtre?</p>
+
+<p>M. Fould est parti précipitamment pour Tarbes le jour même où je lui
+envoyais votre lettre. Madame Fould est fort malade, dangereusement, à
+ce que je crains. Il revient cependant demain vendredi. Je le verrai et
+je vous écrirai lundi au sujet de votre conversation avec lord
+Palmerston et, s'il fait ce que je désire, il m'écrira une lettre
+ostensible.</p>
+
+<p>Je persévère à croire que lord Palmerston a trop d'esprit pour croire ce
+qu'il vous a dit des préparatifs de guerre, etc. Il n'y a de pires
+sourds que ceux qui ne veulent pas entendre. Vos ministres trouvent leur
+avantage à exciter les vieilles haines nationales. Au fond, leur grand
+grief est que l'empereur soulève de grosses questions auxquelles ils ne
+sont pas préparés. Ils l'accusent de les inventer. Senior et d'autres
+bonnes têtes me soutenaient sérieusement que l'empereur avait <i>inventé</i>
+les affaires d'Italie. Vous savez que toujours les malades détestent les
+médecins qui leur disent la vérité sur leur mal.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments.</p>
+
+<a name="l44" id="l44"></a>
+<br><h3>XLIV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 15 octobre 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Un mot à la hâte.--M. Fould a montré votre lettre à <i>votre ami de
+Saint-Cloud</i>. Votre ami a dit ce matin à M. Fould de me répondre.
+J'attends cette réponse et je vous l'enverrai aussitôt. Vous pourrez
+avoir <i>l'indiscrétion</i> de laisser entendre que cette réponse est
+d'autant plus intéressante qu'elle a été inspirée. <i>L'ami de
+Saint-Cloud</i> avait la lettre depuis dix jours, mais ne l'avait pas lue;
+il n'est pas fort <i>lisard</i>; mais il paraît que cela l'a intéressé, et,
+en attendant, il m'a fait remercier de la communication, et vous aussi.</p>
+
+<p>Le curé de Saint-Germain l'Auxerrois a dit à un de mes amis que la
+sainte Vierge était apparue à notre saint-père le pape et lui avait dit
+qu'elle avait besoin d'un martyr et qu'elle avait fait choix de lui,
+pape. Après l'avoir remerciée de ce choix, il a appris qu'il devait
+parcourir la chrétienté en mendiant, endurer beaucoup de tribulations,
+etc., etc.; moyennant quoi, le catholicisme reverdirait. Tenez cette
+apparition pour chose sûre, la sainte Vierge est très active cette
+année, et cela doit nous donner quelque espoir de nous retrouver cette
+année dans le Vatican. <i>Utinam.</i></p>
+
+<p>Mille amitiés. Dès que j'aurai la réponse, je vous l'enverrai. Le
+courrier me presse.</p>
+
+<a name="l45" id="l45"></a>
+<br><h3>XLV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 10 octobre 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Voici enfin la lettre de M. Fould, que je reçois ce matin. J'aime mieux
+vous l'envoyer telle quelle que de vous en faire un extrait. Avec cette
+lettre, la vôtre m'est revenue, et je l'ai lue avec autant de surprise
+que la première fois. Je ne puis m'empêcher de récapituler les griefs
+prétendus:</p>
+
+<p>Iº <i>D'avoir encouragé les Espagnols à tirer vengeance des Marocains.</i> Si
+vous connaissez les Espagnols, vous savez que le vrai moyen de les
+empêcher de faire quelque chose est de leur en faire donner le conseil
+par un étranger. Non seulement la France ne s'est mêlée en rien de cette
+affaire, mais encore elle n'y avait pas le moindre intérêt. Il est
+évident que, si une puissance européenne s'établissait près de
+l'Algérie, ce serait un danger pour nos possessions d'Afrique. Bien que
+les Espagnols ne soient pas fort redoutables, nous aimerions mieux avoir
+pour voisins des Barbares que des gens civilisés. La majeure partie de
+la population européenne de l'Algérie est espagnole: ce sont des
+Mayorquins et des Valenciens, bons travailleurs. S'il y avait une
+colonie espagnole en Afrique, nous perdrions ces gens-là.</p>
+
+<p>IIº <i>La France n'a rien fait pour hâter la chute de l'empire turc. Elle
+en voit la ruine prochaine, mais se gardera bien de l'accélérer.</i> Je
+vous ai dit dans le temps le mot de Thouvenel: «L'empire turc est une
+accumulation de fumiers superposés: fumier turc, fumier grec, fumier
+bulgare. Une révolution en ce pays ne peut mettre au jour qu'un fumier.»</p>
+
+<p>IIIº Quant à l'envoi d'agents en Belgique et ailleurs pour préparer une
+annexion, d'autres en Irlande, etc., pas un mot de vrai. De tous les
+pays limitrophes, la Belgique serait le plus difficile à annexer.
+Peut-être des prêtres catholiques ont-ils fait des sermons ridicules en
+Irlande. Vous savez comme moi quel est l'attachement du clergé
+catholique pour l'empereur, et vous ferez justice vous-même de toutes
+ces folles accusations.</p>
+
+<p>IVº Je ne sais rien des pamphlets préparant des annexions nouvelles. Une
+des graves erreurs des journaux anglais est de s'imaginer qu'il n'y a
+pas en France de liberté de la presse. On imprime dans les journaux, et
+surtout dans les livres, mille billevesées tous les jours. Les
+orléanistes et les carlistes ont leurs organes, et ils vont très loin.
+Croyez que le gouvernement est tout à fait étranger à de pareilles
+publications. Elles sont, d'ailleurs, si obscures, que je n'en ai jamais
+entendu parler.</p>
+
+<p>Vº Lisez le budget de la guerre, et vous verrez l'effectif de l'armée
+notablement réduit. Allez sur une grande route, vous rencontrerez des
+soldats allant en congé illimité. Je vous ai remis la brochure de
+Cucheval-Clarigny; vous verrez ce qu'il faut penser de ces prétendus
+armements. Entre vous et moi, je vous dirai qu'on désarme beaucoup trop,
+ce me semble; d'après ce qui se passe en Italie, je crois qu'il ne
+serait pas mauvais de se tenir prêt à toute éventualité.</p>
+
+<p>VIº L'exercice prescrit dans les ports de mer, pour apprendre aux
+troupes à embarquer et à débarquer, a été introduit lors de la guerre de
+Crimée. Tous les ans, on ramène en France dix ou douze mille hommes
+d'Algérie, et on en envoie autant. S'il n'y a pas un exercice semblable
+dans l'armée anglaise, cela ne prouve pas en faveur de ses chefs.</p>
+
+<p>Je crois encore, cher Panizzi, que la grande cause de désaccord entre la
+France et l'Angleterre provient de ce que cette dernière se tient,
+touchant les affaires de l'Europe, dans une politique expectante qui lui
+est facile et qui est presque impossible pour nous. L'Angleterre s'est
+contentée de faire, des voeux pour le Piémont; nous nous sommes battus,
+et, si nous ne l'avions pas fait, nous aurions commis une faute énorme.
+Si l'Angleterre, qui a, au fond, les mêmes sympathies que nous pour la
+cause italienne, et qui n'a pas les mêmes risques à courir, au lieu de
+se laisser aller à des sentiments de défiance et de jalousie, voulait
+nous seconder ouvertement, la paix du monde serait assurée. Les Italiens
+feraient eux-mêmes leurs affaires, et peut-être parviendrait-on à
+obtenir de l'Autriche la cession de la Vénétie.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments.</p>
+
+<a name="l46" id="l46"></a>
+<br><h3>XLVI</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 16 octobre, au soir, 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je viens vous demander pardon d'une bêtise de mon domestique, que
+j'avais chargé d'affranchir un gros paquet que je vous envoyais ce
+matin. J'apprends ce soir qu'il y a mis un timbre de quarante centimes,
+évidemment insuffisant. Si, comme il est probable, on refuse chez vous
+les lettres non affranchies, mon paquet ira à tous les diables, et ce
+serait dommage; car, outre un billet de moi, il y avait quatre pages de
+M. Fould en réponse à la lettre que Sa Majesté a vue. N'oubliez pas de
+la faire réclamer et excusez la maladresse de mon imbécile.</p>
+
+<p>Savez-vous que je commence à croire un peu à notre voyage à Rome?
+Monseigneur Sacconi, le nonce, part demain. Il a fait mettre dans le
+<i>Moniteur</i>, et il a dit à tout le monde, en prenant congé, qu'il
+reviendrait sous peu de semaines, ce qui me fait croire qu'il ne
+reviendra pas. Ce départ, l'apparition de la sainte Vierge et le désir
+bien unanime de tous les dévots que le pape quitte Rome, me fait espérer
+que nous nous reverrons au Vatican, chacun à la tête d'une troupe de
+scribes juifs ou mahométans.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; je suis désolé de l'accident arrivé à cette
+lettre, mais j'espère qu'elle ne sera pas perdue.</p>
+
+<a name="l47" id="l47"></a>
+<br><h3>XLVII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 21 octobre 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis charmé que ma lettre soit arrivée à bon port; mais, si vous
+étiez en France, vous seriez ruiné par les ports de lettres.</p>
+
+<p>Il me semble, d'après ce que vous me dites et ce que je vois, que la
+France et l'Angleterre sont comme des gens mariés qui se querellent,
+mais qui ne peuvent se séparer. Tant mieux. M. Fould me paraît du même
+sentiment que vous sur l'affaire de Viterbe. Il trouve que c'est une
+grande sottise, qu'il rejette sur le grand général qui l'a faite. Mais
+pourquoi employer un niais pareil? Je crois qu'on lui aura lavé la tête,
+mais ce n'est pas assez. Je vois par les journaux que la lettre à sir
+James est fort blâmée. C'est une imprudence un peu forte.</p>
+
+<p>Je doute toujours de la constance du saint-père à demeurer à Rome. Tous
+les grands hommes de l'ancien gouvernement, tous les carlistes d'ici
+voudraient qu'il s'en allât. Vous savez qu'une des grandes fautes de la
+politique moderne à courte vue, c'est d'agir contrairement à ce que
+trouvent bon ceux qu'on regarde comme ses ennemis. Il suffit peut-être
+que les orléanistes et les légitimistes aient montré le désir que le
+pape quittât Rome, pour que le gouvernement ait fait des efforts pour
+qu'il y restât. A mon avis, il faudrait examiner d'abord de quel côté
+est le sens commun, et je crois que, selon l'usage des partis battus,
+qui cherchent les moyens extrêmes, les gens qui conseillent l'exil au
+pape croient, fort à tort, qu'il résulterait de là une grande commotion.
+Je crois que ce serait une tempête dans un verre d'eau. Les dévots et
+les imbéciles ne prendront pas les armes, et, quant aux
+excommunications, elles donneraient plutôt de la popularité qu'elles
+n'en feraient perdre. Ce qui serait bien plus avantageux pour nous
+serait de sortir de la position fausse où nous sommes et où nous pouvons
+demeurer bien longtemps. Quant aux dévots, ils ne pourraient être pires
+qu'ils ne sont à présent.</p>
+
+<p>Un Russe fort bien instruit m'a expliqué l'entrevue de Varsovie d'une
+façon que j'ai lieu de croire exacte, et qui s'accorde, d'ailleurs, avec
+ce que je tiens de Fould. L'empereur d'Autriche, ou plutôt M. de
+Rechberg, s'applique depuis longtemps à établir que la position de
+l'Autriche vis-à-vis de la Hongrie et de l'Italie est exactement la même
+que celle de la Russie vis-à-vis de la Pologne. Gortchakoff répond à
+cela: «Il y a dix ou douze Russes pour un Polonais, tandis qu'on ne sait
+ce que c'est qu'un Autrichien. Il est en imperceptible minorité au
+milieu de nationalités plus ou moins rebelles à son joug.» Tant il y a
+que c'est pour achever la démonstration de cette théorie que
+François-Joseph a demandé une entrevue. La vanité de l'empereur
+Alexandre en a été flattée; mais il n'est nullement disposé à accepter
+le traité de garantie réciproque qu'on lui offre, d'autant plus qu'en
+ce moment la Pologne est moins agitée que jamais, et que la Hongrie
+bouillonne d'une façon menaçante. Il faut s'attendre que les Autrichiens
+exploiteront l'entrevue pendant quelque temps et prétendront y avoir
+gagné quelque chose.</p>
+
+<p>On se plaint ici de ne rien comprendre à la politique de l'empereur.
+Sous le gouvernement de Louis-Philippe, tout le monde était assez vite
+au fait de toutes les affaires, tandis que, maintenant qu'elles sont
+dans la tête d'un muet, il est impossible d'en savoir ou même d'en
+deviner quelque chose. L'impatience est seulement dans les salons.</p>
+
+<p>Le peuple ne s'occupe guère des affaires d'Italie, moins encore du pape
+que du roi de Naples. Je ne crois pas qu'il déguerpisse de Gaëte si
+facilement. On dit qu'il a montré quelque courage personnel, et, s'il
+n'a pas peur d'une bombe, il peut demeurer longtemps dans son trou avec
+la satisfaction de savoir qu'il est un grand embarras pour son
+successeur. Nous trouvons que le successeur est bien lent à se décider.
+Il ne devrait pas perdre un moment pour ôter à Garibaldi le moyen de
+faire de nouvelles sottises. Il n'en a fait que trop jusqu'à présent.</p>
+
+<p>Bien que le temps se remette un peu, je commence à songer sérieusement à
+mes quartiers d'hiver. On me dit qu'il y aura beaucoup de monde à Cannes
+et à Nice cette année.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; je m'ennuie beaucoup; depuis votre, départ et
+je ne sais que devenir le soir.</p>
+
+<a name="l48" id="l48"></a>
+<br><h3>XLVIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 23 octobre 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je reviens de Saint-Cloud, où j'ai déjeuné avec <i>Monsieur</i> et <i>Madame</i>
+et <i>leur garçon</i>. Tous très bien portants, <i>madame</i> fort triste<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a>
+<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote9"
+name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9">
+(retour) </a> La duchesse d'Albe, soeur de l'Impératrice,
+ venait de mourir.
+</blockquote>
+
+<p>Le <i>maître de la maison</i> m'a chargé de le rappeler à votre souvenir et
+de vous remercier de ce que vous dites et faites. Il est très content de
+voir qu'il y a de l'amélioration dans les dispositions de vos amis
+insulaires. Quant à ce qui lui avait attiré leur mauvaise humeur, il
+s'est défendu avec la plus grande énergie d'avoir rien fait en actes ou
+en pensée pour la provoquer. Nous avons causé des affaires d'Italie,
+qu'il trouve, comme tout le monde, bien embrouillées. Les circonstances
+ont pu motiver des actes extraordinaires; mais ces actes sont tellement
+contraires à tous les principes reçus, qu'il est impossible de ne pas
+les blâmer.</p>
+
+<p>Nous avons causé de la campagne de Lamoricière, et je lui ai conté des
+anecdotes qui l'ont fait rire, entre autres les compliments malicieux de
+Changarnier sur les manoeuvres admirables de son ancien collègue et ami,
+si belles que lui Changarnier ne les comprend pas. Il me semble qu'au
+fond il pense sur l'Italie comme vous et moi, mais qu'il a des
+convenances à garder. Je lui ai parlé très audacieusement de
+l'impatience où j'étais de faire des copies dans des archives. Cela l'a
+diverti. Il ignorait complètement la mauvaise grâce des archivistes à
+l'égard des curieux d'études historiques.</p>
+
+<p>Mon imbécile de domestique m'a quitté sans dire gare, à la suite d'une
+querelle avec sa soeur. Je ne sais où en trouver un bon, aussi j'espère
+n'en pas avoir un pire; d'ailleurs, cela serait difficile.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Lisez <i>le Constitutionnel</i> de demain. Il y
+aura, dit-on, un article sur l'Italie qui aura de l'importance.</p>
+
+<a name="l49" id="l49"></a>
+<br><h3>XLIX</h3>
+
+<p class="rig">Paris, mercredi 31 octobre 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je reviens de chez M. Fould. Il était à la chasse. Je ne puis vous
+donner d'explications au sujet de Gaëte, si tant est qu'il y en ait à
+donner. Vous êtes un peu partial dans la question. Je ne dis pas que Sa
+Majesté le roi ou l'ex-roi des Deux-Siciles ne soit pas un grand nigaud;
+mais les formes employées à son égard passent un peu les bornes. La
+saisie des rentes par Garibaldi est d'un exemple un peu trop dangereux.
+Si l'on traitait avec lui comme avec une puissance régulière, il n'y
+aurait plus de sécurité pour aucun État, et je trouve qu'en tenant en
+échec, comme l'on fait ici, les Autrichiens, on va aussi loin que
+possible.</p>
+
+<p>Pour nous témoigner de la reconnaissance, les gens de Mazzini, à Naples,
+discutent les moyens d'assassiner l'empereur. Un petit projet a été mis
+en délibération, d'envoyer un homme déguisé en blessé d'Italie, avec
+capote militaire et une béquille. La béquille aurait été un fusil. C'est
+Vimercati, aide de camp du roi, qui a prévenu le ministre de l'intérieur
+à Paris.</p>
+
+<p>Je vous répète, sans pouvoir vous en donner l'assurance, que, dans mon
+opinion, la non-reconnaissance du blocus de Gaëte a été convenue entre
+les deux gouvernements de France et d'Angleterre, et, quant à la
+présence de vaisseaux français devant Gaëte, c'est plutôt pour donner à
+François II la tentation d'un asile que pour lui offrir un secours
+efficace.</p>
+
+<p>Si je suis bien informé, et vous savez quelle est ma source, M. de
+Metternich donne ici les assurances les plus positives de
+non-intervention, et il a mis une grande chaleur à faire démentir le
+bruit de bourse d'un ultimatum adressé au Piémont. Il faut qu'on soit
+bien bas en Allemagne.</p>
+
+<p>Tenez pour certain ce que je vais vous dire de Varsovie. L'empereur
+François-Joseph a abordé l'empereur Alexandre, avec cette phrase russe:
+<i>Ya k'vam s' povinnoïou golovoïou</i>, c'est-à-dire <i>Ego ad te cum noxio
+capite.</i> C'est la formule employée par un serf qui se présente devant
+son maître et qui s'attend à un châtiment. Cette attitude a révolté tout
+le monde et jusqu'à l'empereur Alexandre. Il n'y a eu, d'ailleurs,
+aucune délibération politique, aucune résolution. Tout s'est passé en
+politesses, très froides de la part d'Alexandre, et encore plus froides
+de la part du Prussien. Gortchakof triomphe sur toute la ligne.</p>
+
+<p>Je crois Henry Bulwer trop homme d'esprit pour dire le contraire de ce
+que dit la Valette; mais il ne plaît pas à vos ministres de croire ce
+qui ne leur convient pas. Le fond de la question, c'est que tout se
+détraque. D'un côté, les Turcs conspirent contre le sultan, qu'ils
+regardent comme une marionnette que les chrétiens font mouvoir; de
+l'autre, les chrétiens prennent des airs insolents et excitent
+l'indignation et le fanatisme des vieux musulmans. Aali pacha, dans sa
+tournée, a été obligé d'emprunter plusieurs fois de l'argent, pour
+continuer sa route. On doit à l'armée plus d'une année de solde, et, en
+général, les soldats n'ont d'autres rations que celles qu'ils volent.
+Voilà ce que disent tous les voyageurs qui reviennent de Constantinople
+ou de la Roumélie. Dans l'Anatolie, vous savez ce qui se passe. Vous
+avez lu la façon dont Fuad pacha a fait filer les Druses du Liban au
+milieu des troupes turques chargées de les cerner. Il est vrai, comme
+dit lord Shaftesbury, que les Druses sont tout disposés à se faire
+protestants; mais le pire de tout, c'est qu'il n'y a plus un sou dans le
+trésor ottoman et que le sultan et son harem ont mangé les revenus de
+1861.</p>
+
+<p>Le grand obstacle à une alliance efficace entre la France et
+l'Angleterre, c'est la différence radicale qui existe dans la manière de
+considérer les mêmes faits. Ainsi on prétend, de votre côté du détroit,
+que la Turquie va bien. En 1858, on prétendait aussi que les affaires en
+Italie n'avaient rien de pressant. Il est facile de comprendre que des
+ministres dépendant d'une Chambre où ils n'ont qu'une majorité
+incertaine, soient toujours pour le <i>statu quo</i>. Mais ce n'est pas ainsi
+que se font les grandes affaires. Je crois que, si un traité d'alliance
+avait lieu, il faudrait qu'il fût plutôt proposé par l'Angleterre que
+par nous. C'est le seul moyen de réussir. Si les conditions plaisent à
+l'empereur, il ne fera pas une objection, tandis que vos ministres en
+feront cent, quand même ils seraient satisfaits.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher. Panizzi; mille amitiés et compliments.</p>
+
+<a name="l50" id="l50"></a>
+<br><h3>L</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 3 novembre 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je dîne ce soir avec M. Fould. Si j'apprends quelque chose, je vous
+écrirai aussitôt. Je suis, en général, de votre avis sur ce qui se
+passe, et, pour ma part, je trouve qu'en ménageant la chèvre et le chou,
+on ne fait rien de bon; d'un autre côté, il faut tenir compte des
+difficultés de toute espèce qui s'opposent à ce qu'on suive une autre
+politique. Avec des gens un peu téméraires, il est dangereux de trop
+s'engager, et, ici, les gens téméraires sont remorqués par des fous. M.
+de Cavour est le téméraire, et Garibaldi le fou.</p>
+
+<p>On dit, mais je ne garantis rien, au sujet de ce qui s'est passé devant
+Gaëte, que ce n'est pas à la flotte piémontaise qu'on a intimé la
+défense de canonner le camp de Gaëte, mais à une expédition mystérieuse
+du général Turr, Hongrois, expédié je ne sais où, par Garibaldi, de sa
+propre autorité et sans consulter Victor-Emmanuel.</p>
+
+<p>Quant à la conduite de l'Espagne à Turin, nous n'y sommes pour rien.
+Donner un conseil à un Espagnol, c'est l'exciter à faire le contraire.
+Quoi de plus naturel que la reine, dévote et parente du roi de Naples,
+ait désapprouvé l'invasion des États pontificaux et de Naples? Si vous
+voyiez les lettres que m'écrivent mes amis <i>très libéraux</i> de Madrid,
+vous verriez que le sentiment national est très hostile aux Piémontais.
+Ils s'emparent de ce que les Espagnols considèrent encore jusqu'à un
+certain point comme des apanages espagnols. La France n'a donné aucun
+conseil dans cette affaire.</p>
+
+<p>Je regarde comme impossible une alliance entre la France et l'Angleterre
+pour les affaires d'Italie. Ce ne serait ou qu'une lettre morte, ou bien
+un engagement tellement grave, que ni l'une ni l'autre des deux
+puissances ne pourrait prévoir jusqu'où elle serait entraînée. Il ne
+faut pas se dissimuler qu'une alliance semblable amènerait immédiatement
+une agression des Italiens contre la Vénétie, c'est-à-dire la guerre
+contre l'Autriche et probablement contre l'Allemagne. La France et
+l'Angleterre se poseraient en champions du principe des nationalités, et
+ce serait mettre le feu à l'Europe. Il est vrai que l'Angleterre n'a pas
+grand'chose à craindre. Son action consisterait à contenir par ses
+vaisseaux les puissances continentales, c'est-à-dire qu'elle n'aurait à
+peu près rien à faire, tandis que la France aurait une grande guerre sur
+les bras.</p>
+
+<p>Je pense que, avec la sécurité financière que donnerait une alliance que
+je suppose sincère avec l'Angleterre, le succès ne serait pas douteux,
+la Russie elle même se mêlât-elle de la lutte. Mais, une fois que nous
+aurions culbuté les Autrichiens et les Prussiens, dépensé cinq cents
+millions et versé le sang de cent mille hommes, serait-il possible de ne
+pas chercher un dédommagement à tant de sacrifices? Vous verriez la
+nation entière demander la rive gauche du Rhin, c'est-à-dire avoir
+précisément les vues ambitieuses qu'on prête à l'empereur et qui
+alarment tant l'Angleterre. Vous conviendrez qu'elle n'aurait pas obtenu
+un bien grand résultat. Il me semble que la seule politique possible
+aujourd'hui, c'est de temporiser, de tâcher de calmer les ardeurs de
+l'Italie et de lui donner le temps de se consolider et de s'organiser.</p>
+
+<p>A mon avis, Garibaldi a compromis gravement la cause italienne, d'abord
+par une agression qu'il est impossible de défendre, à moins de démentir
+tous les principes du droit de l'Europe; puis en montrant au monde le
+fantôme de la Révolution. Si, après la conquête de la Sicile, il s'en
+fût tenu là, il aurait peut-être compromis assez son gouvernement, mais
+le mal ne serait pas aussi grand qu'il l'est aujourd'hui. Pour des gens
+impartiaux, et surtout pour ceux qui ne connaissent pas parfaitement
+l'Italie, ce qui se passe à Naples est le comble de l'abomination. On
+prend les États d'un prince qui se défend et qui a encore une armée
+fidèle, au nom de qui les paysans s'insurgent. On fait des élections à
+la sincérité desquelles personne ne croit. Enfin, et c'est le pire de
+tout, on voit le parti révolutionnaire dominer Cavour et
+Victor-Emmanuel, et l'on craint, ou plutôt on ne doute pas, que, dans un
+temps peu éloigné, il ne le pousse à des extravagances.</p>
+
+<p>La situation de la France est très compliquée. Nous ne voulons pas qu'on
+intervienne en Italie, mais nous ne pouvons admettre les principes posés
+par Garibaldi. Nous ne voulons ni de la révolution ni des Autrichiens.
+Que faire? S'allier avec le Piémont, c'est se mettre à la suite de la
+révolution. Prétendre le dominer, c'est accepter le métier de gendarme
+et se mettre à la suite de l'Autriche.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés.</p>
+
+<a name="l51" id="l51"></a>
+<br><h3>LI</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 4 novembre 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Voici une lettre qui répond à vos questions. Je vous dirai
+confidentiellement qu'on n'a pas ici le moindre doute que, dans fort peu
+de jours, Gaëte ne soit rendu et qu'on agit même dans ce sens. Les
+vaisseaux français emporteront le roi où il voudra aller.</p>
+
+<p>On vient de me dire d'une assez bonne source que lord John avait écrit
+ici afin que M. de Persigny assistât au banquet d'installation du lord
+maire, où lui, lord John, devait dire quelques mots sur l'alliance dans
+un sens agréable aux deux pays.</p>
+
+<p>La Russie nous cajole fort. L'empereur Alexandre, ou plutôt Gortchakof a
+remis à l'empereur François-Joseph un mémorandum dans lequel il lui
+conseille très fortement de ne pas attaquer et de ne se mêler en rien de
+ce qui se passe en Italie. Dans le cas où il serait attaqué et que la
+fortune des armes lui fût favorable, qu'il ne pensât pas à reprendre la
+Lombardie; que ce qu'il aurait de mieux à faire serait de demander
+l'exécution du traité de Zurich; surtout qu'il se gardât de montrer la
+moindre velléité de revenir sur l'annexion de la Savoie et de Nice.
+Kisselef, ici, est tout miel et tout sucre. Il est évident que la
+situation de l'Orient nous vaut toutes ces avances, et que les agents
+russes voient les choses sous un tout autre point de vue que Henry
+Bulwer, si tant est que Bulwer les voie ainsi, ce dont je doute très
+fort.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je pars demain pour la campagne, où je resterai
+cinq ou six jours; suite de l'aventure dont je vous ai parlé.</p>
+
+<p><i>P.-S.</i> Vous avez vu la lettre de M. de Grammont. Il a demandé l'épreuve
+du <i>Journal de Rome</i>, et, au lieu de supprimer les mots: <i>par la force</i>,
+on avait mis: <i>en adversaire</i>. Il a réclamé, et Antonelli a fini par
+avouer que cette variante était de la main même de Sa Sainteté. Comment
+trouvez-vous cela?</p>
+
+<a name="l52" id="l52"></a>
+<br><h3>LII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, dimanche 11 novembre 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>J'ai vu ce matin M. Fould; il m'a dit, ce que je savais déjà: c'est
+qu'il ne vous accusait nullement. Ses reproches s'adressent à <i>vos</i>
+interlocuteurs et non pas à vous. Tranquillisez-vous complètement sur ce
+point.</p>
+
+<p>On dit qu'il y a eu hier de bons discours au dîner du lord maire. Ici,
+l'on en paraît satisfait.</p>
+
+<p>On s'attend de moment en moment à l'évacuation de Gaëte par François.
+Tout le monde le lui conseille; cependant, si j'étais à sa place, je
+n'en bougerais pas et j'attendrais.</p>
+
+<p>Il me semble qu'on ne comprend pas grand'chose à cette armée napolitaine
+entrant sur les terres de l'Église et désarmée par les douaniers du
+saint-père. Qu'y a-t-il de vrai là dedans? Où va Garibaldi? Que veut-il
+faire pour passer gaiement son hiver? Je voudrais bien qu'il s'en prît à
+la Hongrie, au lieu de se casser les dents sur la Vénétie.</p>
+
+<p>Sir John Bowring est ici, disant que rien n'est fini en Chine. Je sais
+qu'il est tout naturellement porté à trouver mauvais ce que fait son
+successeur; mais, en cette occasion, il se peut fort bien qu'il ait
+raison. Si ces Chinois ne sont pas des magots de porcelaine, rien qu'en
+se pressant contre nous, ils nous écraseraient. Ce n'est pas avec huit
+ou dix mille hommes qu'on prend une ville comme Pékin. Supposé qu'ils
+veuillent la paix, une grande difficulté reste: c'est pour leur faire
+payer les frais de l'expédition. Où diable prendront-ils l'argent? Les
+lettres de nos guerriers sont fort lugubres. Dans tous les villages où
+ils arrivent, les femmes se tuent pour n'être pas souillées par les
+diables étrangers. Voilà la première fois que cela leur arrive. Dans une
+seule maison, où est entré un jeune lieutenant d'artillerie, parent d'un
+ami à moi, cinq femmes s'étaient coupé la gorge avec des tessons de
+porcelaine, et deux enfants avaient été noyés dans des baquets d'eau.
+Cela montre qu'il y a une grande différence entre savoir se battre et
+savoir mourir.</p>
+
+<p>Sait-on quelque chose de positif sur l'état de la Sicile? Je crois vous
+avoir dit l'anecdote du saint-père et sa petite correction; au lieu de
+«par la force», que M. de Grammont n'avait pas mis, il voulait qu'on
+substituât «en adversaire», que Grammont n'avait pas écrit davantage;
+mais il fallait couvrir un peu l'excès de zèle de monseigneur de Mérode.
+Les ecclésiastiques sont tout pleins de ces petits ménagements
+ingénieux.</p>
+
+<p>J'étais allé travailler à la seconde partie de mon roman. Je crois que
+c'est la dernière. La fin ne vaut pas le commencement. Cependant il a
+commencé par la fin. Comprenez si vous pouvez; quand je vous verrai, je
+vous ferai rire <i>over a bottle of claret</i>.</p>
+
+<p>Je pense me mettre en route pour Cannes jeudi prochain, si je ne crève
+pas d'ici là d'un horrible rhume que j'ai gagné en chemin de fer, à côté
+d'un homme très froid, qui était le baron de Hübner. Il n'a pas perdu
+l'habitude des gasconnades diplomatiques et m'a dit que tout irait
+merveilleusement en Hongrie. Le lendemain, le journal nous apprenait que
+les palatins nouvellement nommés ne voulaient pas de la patente
+autrichienne.</p>
+
+<p>Voici une drôle de nouvelle, entre vous et moi jusqu'à ce que tout le
+monde la sache. L'impératrice veut aller <i>incognito</i> à Édimbourg, pour
+se secouer un peu après la mort de sa soeur. Jugez ce qu'on va dire, et
+tous les contes qui seront bâtis là-dessus.</p>
+
+<p>On parle d'une grande querelle entre monseigneur de Mérode et M. de
+Goyon. Goyon lui a dit qu'il regrettait qu'il eût une robe. Mérode a
+répliqué qu'il le regrettait également, car elle le privait d'avoir
+l'innocente épée du général. Il est fort question du départ prochain du
+pape.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et tenez-vous en joie. Il est
+très possible que nous nous revoyions cet hiver à Rome.</p>
+
+<a name="l53" id="l53"></a>
+<br><h3>LIII</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 21 novembre 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>J'ai eu tant de tracas et tant d'affaires à régler avant de quitter
+Paris, que je n'ai pas trouvé le temps de vous écrire. Me voici installé
+à Cannes, où je vous écris la fenêtre ouverte, en face de la mer, calme
+comme la <i>Serpentine river</i>, un peu contrarié par le soleil qui me cuit
+le dos. Bien que le pays ne soit pas des plus favorablement partagés
+sous le rapport des <i>harnais de gueule</i>, comme dit Rabelais, on y a de
+bon poisson et des bécasses et du mouton délicieux, outre que Marseille
+nous fournit quelques provisions. Nous serions charmés de vous tenir ici
+pendant quelque temps et de vous faire maigrir par notre cuisine et des
+promenades sur nos montagnes. J'ai trouvé, en arrivant, miss Lagden et
+mistress Ewers, qui ont découvert un logement très agréable, où nous
+avons une chambre pour les âmes charitables qui nous visitent. Ces dames
+se recommandent à votre bon souvenir et me chargent de tous leurs
+compliments pour vous.</p>
+
+<p>La poste vient de Londres à Cannes en deux jours et demi, ce qui est
+sans doute un peu long pour le cas où vous auriez quelque communication
+pressée; mais, dans ce cas, pourquoi n'écririez-vous pas directement à
+M. Fould ou bien à J. Pelletier? De toute manière, ce que vous auriez à
+dire serait bientôt sous les yeux de <i>votre ami de Saint-Cloud</i>. M.
+Fould aime beaucoup qu'on lui écrive, et il sait que vous le faites à
+bonne intention et que vous pouvez faire grand bien à vos correspondants
+des deux côtés du canal.</p>
+
+<p>Je ne sais rien ici que par les journaux. Je vois que le roi de Naples
+tient toujours bon dans Gaëte. S'il a du coeur, comme il paraît, cela
+peut durer encore longtemps. Voilà Garibaldi en villégiature. Je
+voudrais qu'il y restât longtemps. Maintenant il est l'homme qui peut
+faire le plus de mal à l'Italie. Si M. de Cavour a le pouvoir de le
+faire tenir tranquille pendant un an ou deux, et en même temps de
+maintenir l'ordre dans les provinces annexées, la partie sera gagnée.</p>
+
+<p>Observez que la paix actuelle est ruineuse pour l'Autriche, que le
+diplôme de l'empereur, ou son protocole, je ne sais comment il
+l'appelle, est un cancer au coeur de l'Autriche, dont elle crèvera si on
+lui laisse le temps de mûrir. En ce moment, la Hongrie est mieux
+disposée qu'elle ne l'a été depuis longtemps; mais, quand elle aura un
+peu goûté du régime constitutionnel, ne doutez pas qu'elle ne demande à
+l'empereur des institutions de plus en plus libérales, jusqu'à ce
+qu'elle lui propose finalement d'aller à tous les diables. Pour la
+Bohême et les autres États, vous verrez la même comédie.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; je vous quitte pour aller pêcher en mer. Je ne
+<i>pèche</i> plus sur terre.</p>
+
+<p><i>P.-S.</i> Si l'impératrice vient à Londres à son retour, je suppose que
+vous aurez sa visite.</p>
+
+<a name="l54" id="l54"></a>
+<br><h3>LIV</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 27 novembre 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je reçois ce matin votre lettre du 23. Elle a mis quatre jours à venir,
+et en quatre jours il s'est passé bien des choses. Je ne sais si vous
+avez le mot de l'énigme à Londres. Ici, je n'y vois que du feu, et il
+m'est impossible de me faire une idée des comment et des pourquoi. Je
+savais que depuis longtemps on en voulait à notre ami, parce qu'il
+tenait les cordons de la bourse plus serrés que ne le voulaient un grand
+nombre de personnes qui aiment à puiser dedans.</p>
+
+<p>Une belle dame qui voulait, pour son mari, la place de notre ami, a fini
+par l'emporter. Cela me fait de la peine pour toute sorte de raisons.
+D'abord pour la chose en elle-même, qui est fâcheuse, au point de vue
+moral et politique; puis pour notre ami, qui, à ce qu'on m'écrit de
+Paris, en est fort triste; enfin pour vous et moi, que cela sépare de
+notre correspondant. Quant à ce dernier inconvénient, peut-être y
+trouverai-je un remède à mon retour à Paris.</p>
+
+<p>Je suis de votre avis en ce qui touche les affaires d'Italie, mais pas
+tout à fait par les mêmes motifs. Je ne crois pas, comme vous, que ce
+soit à notre conduite qu'il faille attribuer la réaction dans le royaume
+de Naples et l'agitation de la Sicile. Il eût été fort extraordinaire
+que les paysans de la Calabre et des Abruzzes devinssent tout d'un coup
+constitutionnels. Mais je crois qu'il eût été de bonne politique,
+professant le principe de non-intervention, de laisser instrumenter les
+Piémontais à leur guise, sauf à les blâmer, sauf à les avertir même
+qu'ils entendaient mal le droit des gens.</p>
+
+<p>Quant au pape, il y a longtemps qu'à sa première algarade contre nous,
+je l'aurais laissé à Rome avec ses Suisses et leurs hallebardes.</p>
+
+<p>Tout cela me semble comme à vous déplorable. Au reste, on m'écrit de
+Paris que cela va cesser et que l'empereur a écrit une lettre à
+Victor-Emmanuel, pour reprendre les anciennes relations; qu'ordre serait
+donné à Goyon et à l'amiral Lebarbier de Tinan, de ne se mêler plus du
+siège de Gaëte. Je vous donne ces nouvelles comme des on dit, je suis
+trop loin pour savoir ce qui se passe.</p>
+
+<p>En ce qui touche à nos affaires intérieures, je ne comprends pas
+davantage. Ces nouvelles concessions libérales me paraissent des plus
+étranges, et j'y vois un sujet d'inquiétude pour l'avenir: aller
+chercher dans l'arsenal des institutions constitutionnelles la
+discussion de l'adresse pour la rétablir dans un gouvernement où, à vrai
+dire, il n'y a pas de ministres responsables, cela me paraît un
+non-sens. Le résultat ne peut être que <i>verba</i>. Je voudrais pouvoir
+ajouter <i>prætereoque nihil</i>, mais vous savez qu'en France, après les
+mots, viennent les révolutions.</p>
+
+<p>Quelle sera la position de ces commissaires du gouvernement chargés de
+soutenir une adresse qu'ils n'auront pas rédigée? s'ils sont battus dans
+la discussion, qu'en fera-t-on? les renverra-t-on du conseil d'État? ou
+renverra-t-on les ministres à portefeuille? cela rappelle le bon temps
+où les princes avaient auprès d'eux un garçon chargé de recevoir le
+fouet, lorsque Son Altesse l'avait mérité.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; ne m'oubliez pas, et donnez-moi de vos
+nouvelles.</p>
+
+<a name="l55" id="l55"></a>
+<br><h3>LV</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 2 décembre 1860.</p><br><br>
+
+Mon cher Panizzi,
+
+<p>Je ne sais encore rien et ne comprends pas davantage. D'après quelques
+renseignements qui viennent de bonne source, on pourrait croire qu'il
+s'agit d'une expérience. D'une part, on aurait voulu ouvrir une soupape,
+dans l'opinion qu'il <i>n'en sortirait rien</i>, et qu'on désarmerait ainsi
+l'opposition, qui, en effet, est un peu sotte en ce moment. De l'autre,
+se voyant en présence d'un mouvement catholique et légitimiste assez
+puissant, très braillard, et placé jusque dans les antichambres de son
+palais, Sa Majesté voudrait chercher dans le pays un point d'appui et un
+moyen de sortir de la position très peu commode où elle se trouve en
+Italie. Si le Corps législatif et le Sénat lui disent, dans la réponse
+au discours de la couronne, qu'ils sont pour le principe de
+non-intervention, il est évident que cela lui donne le moyen de rappeler
+Goyon et son monde, sans encourir une responsabilité qui n'est pas sans
+périls.</p>
+
+<p>Sur le premier point, je crois qu'on se trompe fort en croyant qu'il ne
+sortira rien de la soupape. Au contraire, je suis persuadé, avec vous,
+qu'il peut en sortir des tempêtes, non pas tout de suite, mais dans un
+moment donné. Il paraît certain que, quant à présent, le parti
+orléaniste est fort abattu et découragé. Quant aux affaires d'Italie, je
+ne suis pas parfaitement rassuré. Les prêtres, les femmes et la mode
+sont bien puissants. Je ne serais pas surpris que le pape ne trouvât des
+défenseurs, et que l'adresse ne dît tout le contraire de ce qu'on en
+paraît attendre. Je ne connais personne à Paris et en France qui ne soit
+porté à plaindre Pie IX et François II, et, quant à Victor-Emmanuel,
+l'invasion de Naples lui a fait le plus grand tort, et la peur qu'il ne
+nous engage dans une seconde campagne d'Italie préoccupe tout le monde.
+Peut-être, au reste, cette crainte contribuera-t-elle à faire demander
+la politique de non-intervention par les Chambres.</p>
+
+<p>Je suis charmé que vous ayez écrit au docteur C..., ne doutez pas que
+votre lettre n'ait été lue, et qu'elle n'ait produit son effet. C'est un
+très bon moyen de communication, et il est important que l'opinion de M.
+Gladstone soit connue. Je pense que, sans rien garantir, vous pouvez lui
+dire ce que je viens de vous mander, comme venant de bonne source. C'est
+l'impression qu'a emportée de Compiègne une très bonne tête, froide, et
+qui a pratiqué l'empereur assez longtemps pour le bien connaître. Ne
+parlez pas de moi à ce grand commentateur d'Homère<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a>
+<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>, du moins à cette
+occasion. Vous remarquerez, d'ailleurs, que cela explique tout, et le
+langage qu'on vous a tenu et ce que j'ai entendu de mon côté.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote10"
+name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10">
+(retour) </a> M. Gladstone.
+</blockquote>
+
+<p>Tenez pour très certaines les dispositions papistes et légitimistes de
+tous les gens <i>de frac</i>, comme on dit en espagnol. Quant aux masses, je
+crois qu'elles ont les sentiments absolument contraires; mais elles ne
+parlent guère, tandis que les salons parlent beaucoup. En résumé, la
+question me semble celle-ci: qui l'emportera, ou la crainte de nous
+compromettre de nouveau dans une affaire qui ne nous intéresse pas
+nationalement, ou le sentiment pieux et anti-révolutionnaire?</p>
+
+<p>Si l'empereur était bien secondé, je ne douterais pas de la réponse des
+Chambres; mais parmi les ministres avec ou sans portefeuille, je ne vois
+guère de gens ayant ce qu'il faut pour diriger une assemblée
+délibérante, et, à moins que le <i>maître</i> ne se charge lui-même de
+chambrer les députés, ils se trouveront dans une incertitude complète et
+ne sauront que dire, ni comment voter.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Mille amitiés.</p>
+
+<a name="l56" id="l56"></a>
+<br><h3>LVI</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 11 décembre 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>J'ai reçu vos deux lettres du 7 et du 8, dont je vous remercie. Je me
+réjouis de savoir que vous êtes aussi bien avec <i>Madame</i><a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a>
+<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a> qu'avec
+<i>Monsieur</i>. Croyez que <i>Monsieur</i> lui avait parlé de vous, outre ce que
+je lui avais dit de votre établissement, et qu'elle n'a pas été fâchée
+de vous voir, malgré la médiocrité de votre catholicisme.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote11"
+name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11">
+(retour) </a> L'impératrice, qui venait de voir M. Panizzi à
+ Londres.
+</blockquote>
+
+<p>Vous me paraissez, le savant commentateur d'Homère et vous, chercher
+midi à quatorze heures. Vous ne vous représentez nullement l'opinion de
+ce pays-ci. Elle est absolument contraire à celle de <i>l'ami du docteur
+C.</i> sur les affaires italiennes.</p>
+
+<p>Je ne suis pas de ceux qui approuvent cette opinion, bien entendu, mais
+je la constate, parce qu'elle m'arrive de tous les côtés. Il y a dans
+l'esprit national un grain de chevalerie ou de folie, si vous l'aimez
+mieux, qui lui fait prendre toujours parti pour les faibles contre les
+forts. Voilà le secret du changement défavorable à la cause italienne.
+Dans la division de Rome et dans l'escadre, il y a la plus grande
+exaspération contre les Piémontais, due à de petites vexations,
+violences, etc., inséparables de la guerre sans doute, mais qu'on a
+prises tout de travers.</p>
+
+<p>Le concours des volontaires, race toujours peu aimée des soldats
+véritables, et les souvenirs de 1848, encore très vifs et très odieux à
+notre armée, la rendent hostile à Victor-Emmanuel. Enfin, quoique
+Lamoricière ne soit qu'un farceur, comme il est Français, sa défaite a
+irrité l'orgueil national.</p>
+
+<p>Quant aux bourgeois, l'alliance intime avec un peuple qui a Garibaldi
+pour <i>chef effectif</i>, et qui annonce ouvertement la guerre pour le
+printemps, cette alliance, dis-je, paraît offrir la perspective de
+dépenses considérables, de beaucoup de sang répandu, et de
+l'inoculation, plus dangereuse encore, des doctrines révolutionnaires.
+Si je suis bien informé, le Gouvernement a fait tous les efforts
+possibles pour engager François II à ne pas prolonger une résistance
+inutile; mais ce garçon a quelque <i>pluck in him</i> et paraît résolu.
+Cependant il succombera tôt ou tard.</p>
+
+<p>Je ne vous parle pas des sentiments catholiques, malheureusement très
+puissants en France, et qui ajoutent encore quelque chose à l'état de
+l'opinion. Je crois très fermement que l'empereur cherche un appui dans
+les Chambres, et qu'il désire que le pays, par leurs organes, exprime
+son opinion afin, d'un côté, de n'être pas entraîné dans la guerre par
+les frasques de Garibaldi, de l'autre, pour avoir une porte et sortir de
+Rome. Si le Corps législatif lui dit qu'il est d'avis de ne prendre
+aucune part aux affaires d'Italie et de n'intervenir en rien (et c'est
+ce qui, selon toutes les probabilités, sera exprimé dans l'adresse),
+alors l'empereur pourra honorablement retirer ses troupes de Rome, et
+regarder, les bras croisés ce qui se fera dans la Péninsule. Au fond,
+c'est, je crois, ce qu'il y a de plus sage.</p>
+
+<p>L'Angleterre fait des voeux qui ne lui coûtent rien, mais n'enverra pas
+un seul soldat, ni ne consentira jamais à bloquer Trieste et l'Elbe. Son
+concours moral est quelque chose, mais nous préservera-t-il des
+conséquences d'une guerre avec toute l'Allemagne, et, ce qui est plus
+grave, d'une guerre forcément révolutionnaire?</p>
+
+<p>Vous autres italiens, vous êtes impatients. M. de Cavour aurait pu, en
+trois ou quatre ans, arriver à faire bien ce qu'on à fait mal en six
+mois, et à ne pas faire ce à quoi il sera entraîné au printemps.
+Garibaldi est, au fond, l'instrument de Mazzini et le mauvais génie de
+l'Italie. Ce qui se passe à Naples prouve combien peu le pays était
+préparé pour un gouvernement constitutionnel. Il y a envoyé tous les
+tapageurs, qui trouvent leur compte à se battre contre des Napolitains,
+au lieu d'avoir affaire aux Autrichiens; encore, dès que les Napolitains
+ont montré quelque résolution, tous ces messieurs se sont retirés et ont
+laissé les Piémontais soutenir le choc. C'est toujours le système
+révolutionnaire, qui met le feu au hasard, sans s'inquiéter qui brûlera.</p>
+
+<p>J'ai reçu une lettre de M. Fould. Il me paraît un peu aigri et de
+mauvaise humeur. Je crois qu'on a mis très peu de procédés dans
+l'affaire.</p>
+
+<p>On m'écrit que les circulaires de Persigny font bon effet, même chez les
+opposants.</p>
+
+<p>Que dites-vous de la Chine? Je crains bien qu'on n'y gagne pas un sou et
+que tout se réduise à des porcelaines cassées, et finalement à une
+retraite de Moscou. Tout cet argent dépensé fait ici très mauvais effet.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je ne crois pas un mot de l'expédition de
+Victor-Emmanuel contre Rome. Ce serait, à mon avis, la plus grande
+folie, que Garibaldi lui-même ne ferait pas.</p>
+
+<a name="l57" id="l57"></a>
+<br><h3>LVII</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 16 décembre 1860.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Newton m'écrit de Rome de vous adresser, pour l'archevêque de
+Canterbury, un <i>testimonial</i> en sa faveur. Je ne connais pas
+l'archevêque et j'ai pour tous les gens de sa robe le goût que vous
+savez. Voici cependant une lettre officielle dont vous ferez l'usage
+qu'il vous plaira. Demandez à Sa Grandeur sa bénédiction apostolique.
+J'aimerais mieux une de ses vieilles bouteilles léguées par quelque
+bonne dévote.</p>
+
+<p>Vous êtes pressés, comme tous les émigrés, et vous risquez de
+compromettre tout par trop de hâte. Croyez bien que votre plus grand
+ennemi, c'est Garibaldi, ennemi d'autant plus dangereux qu'il a toutes
+les qualités qu'il faut à un révolutionnaire, même celle d'être niais et
+de se faire l'instrument des plus détestables coquins. Il y a dans
+toutes les révolutions de ces gens-là, et ce sont ceux-là qui font le
+plus de mal.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris à la hâte, les fenêtres ouvertes,
+par un soleil radieux, tourmenté par les mouches. Je pars pour une
+promenade en mer.</p>
+
+<a name="l58" id="l58"></a>
+<br><h3>LVIII</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 9 janvier 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Il me semble que tout va à la diable partout, en Italie, à Naples
+surtout, et heureusement aussi en Autriche. Il y a longtemps que j'ai
+renoncé à deviner les énigmes politiques de ce temps-ci. Ce qui me fait
+de la peine, c'est la disposition turbulente plutôt que belliqueuse que
+prend l'Italie. Je n'aime pas le discours de Victor-Emmanuel le 1er
+janvier. Il a pris le détestable style de mélodrame qu'il faut laisser à
+Garibaldi. Il pouvait parfaitement se dispenser de parler du rachat de
+la Vénétie, ou, s'il en parlait, rien ne l'obligeait à faire une
+conclusion. Je crains qu'au printemps on ne fasse <i>delle grosse</i>.</p>
+
+<p>Votre ami ***, d'un autre côté, s'est marié tout à fait... On disait que
+sa femme avait un petit défaut de conformation, qui la rendait impropre
+au mariage; mais il paraît que ce n'était pas grand'chose, car elle est
+grosse. Pour une personne ayant des sentiments si élevés, cette
+situation était fort pénible, aussi elle a mené son imbécile à Varsovie,
+où, à ce qu'il paraît, on marie les gens sans se soucier beaucoup des
+formalités. Il allait être majeur dans deux du trois mois, mais il n'a
+pas eu la patience d'attendre. Il n'a pas non plus employé le consul de
+France pour légaliser la cérémonie, en sorte que cela fait deux
+nullités. Mais, en matière de mariage, les magistrats sont assez
+indulgents lorsque les choses sont faites et parfaites, et je crois que
+l'affaire est à peu près sans remède.</p>
+
+<p>Qu'a dit monseigneur de Canterbury de ma lettre? A-t-il été surpris que
+je lui aie écrit? J'ai reçu ce matin une lettre de Newton, qui me
+remercie. Je ne sais pas encore si son affaire est faite, mais je pense
+que, vous aidant, elle se fera.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille voeux pour votre année 1861; qu'elle
+vous soit légère! Ne buvez pas tout le johannisberg avant que j'en aie
+goûté <i>Cura ut valeas.</i></p>
+
+<a name="l59" id="l59"></a>
+<br><h3>LIX</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 24 janvier 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>J'ai peur, en y réfléchissant, de vous avoir induit en erreur, en vous
+faisant croire qu'une de vos lettres s'était perdue. Seulement, ayant
+été bien longtemps sans y répondre, je me serai imaginé qu'il y avait
+longtemps que vous ne m'aviez écrit. Ce sont des suppositions fort
+naturelles et du genre de celles que vous faites lorsque vous nous
+attribuez les insurrections du royaume de Naples. De ce côté, j'espère
+que vous êtes content. L'amiral Persano a ses coudées franches;
+cependant les militaires disent que, si les gens de Gaëte ne sont pas
+des niais et des poltrons sublimes, ils peuvent tenir bien longtemps. En
+même temps, il y a cette chance qu'une bombe tombe sur la tête d'un
+ministre allemand, ou espagnol, si bien qu'on pût lui dire:
+«Qu'alliez-vous faire dans cette galère?» Je crois que cela pourrait
+amener des complications.</p>
+
+<p>Vous ai-je dit que j'avais reçu une lettre de Salvagnoli très
+raisonnable et qui me promet que Garibaldi se tiendra ou sera tenu
+tranquille? C'est, en effet, le plus dangereux ennemi de l'Italie en ce
+moment, et tout dépend de ce qu'il fera. Je ne sais quelle impression
+ses discours et ses lettres produisent en Italie. Ici, elles font rire
+et douter de la cause. Il y a aussi des lettres de Mazzini bien
+pitoyables, à mon avis. Tous ces messieurs ont le même style emprunté
+aux plus mauvais mélodrames.</p>
+
+<p>J'ai eu, ces jours passés, une reprise assez vive et désagréable de mes
+douleurs d'estomac. Elle a eu cela de bon pourtant, que je ne me presse
+pas de retourner à Paris. J'ai écrit au président du Sénat qu'il se
+privât de ma présence, et je compte attendre ici que le temps soit un
+peu adouci. Je dis le temps de Paris, car ici nous sommes en plein été.
+Pas un nuage au ciel, des fleurs de tous côtés, et souvent, de midi à
+trois heures, il fait trop chaud. Tout le monde, moi excepté, qui n'ai
+jamais trop de soleil, sort avec un parasol blanc. Ellice, qui a passé
+quelques jours avec nous à Cannes, veut s'y établir pour l'hiver
+prochain, et il dit que vous viendrez. Nous ferions, je vous assure, une
+très agréable colonie, et, avec un peu d'intrigue, nous parviendrions à
+nous procurer du vin de Bordeaux estimable. J'en ai acheté quelques
+bouteilles, en passant à Marseille, qui me donnaient beaucoup de
+satisfaction.</p>
+
+<p>Avez-vous lu dans les journaux italiens comment les Vénitiens se tirent
+des banknotes autrichiennes? On achète pour sept kreutzers en cuivre un
+billet de dix kreuzers; avec ce billet, on achète un cigare de trois
+kreutzers et le marchand, qui est obligé de prendre le papier au taux
+légal, rend sept kreutzers en cuivre; de la sorte on a un cigare pour
+rien. Si vous avez la patience d'attendre la crise financière de
+l'Autriche, votre affaire est faite, et vous n'aurez plus à vous battre
+qu'entre vous; tandis que, si vous attaquez, vous lui donnez une chance
+de salut, c'est de soutenir la guerre, comme Bonaparte l'a fait dans sa
+première campagne. D'un autre côté, quelque attachement que le Hongrois
+ait pour sa nationalité magyare, croyez que la perspective de devenir
+caporal ou de voler une paire de bottes le tiendra sous le drapeau et en
+fera un ennemi redoutable. C'est ce que comprend très bien <i>questo
+coglione</i> de Cavour, mais ce que ne comprendront pas les nouveaux
+députés, élus en grande partie sous la pression mazzinienne ou
+garibaldique, ce qui ne vaut guère mieux.</p>
+
+<p>J'attends avec grande impatience le discours du 4 février; il nous en
+apprendra probablement quelque chose. L'archevêque de Paris veut donner
+sa démission de toutes ses places, aumôneries, archevêché, etc. C'est
+pourtant un fort galant homme et très tolérant; mais le pape lui rend la
+vie trop dure et surtout les dévots qui le tourmentent. Jusqu'à présent,
+on a réussi à l'empêcher ou du moins à l'obliger à différer. Jugez,
+d'après celui-là, qui est le plus honnête de tous, de ce qu'est le
+clergé de ce pays.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Tenez-vous chaudement et ne sortez pas tant que
+le froid durera.</p>
+
+<a name="l60" id="l60"></a>
+<br><h3>LX</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 13 février 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je quitte Cannes à la fin de la semaine. Mes ennemis m'ont joué le tour
+de me nommer secrétaire du Sénat, bien que j'eusse écrit que j'étais
+malade, ce qui n'était pas un trop gros mensonge. Il faut que je vienne
+faire mon métier pour la discussion de l'adresse et mettre ma boule
+noire pour notre saint-père le pape. On me dit qu'elle ne sera pas de
+trop.</p>
+
+<p>J'attends Ellice à dîner demain. Je lui ménage une surprise; c'est de le
+faire dîner avec M. Bellenden-Ker, qui est aussi un de vos amis et un de
+vos grands admirateurs. Il dit que vous avez fait l'<i>impossible</i>; c'est,
+étant étranger, d'imposer votre volonté, <i>pour leur bien</i>, aux Anglais.
+Donnons-nous tous rendez-vous ici l'année prochaine pour guérir nos
+rhumatismes et manger des <i>trilli di scoglio</i>. Ils ne sont nulle part
+aussi bons qu'à Cannes. J'ai un domestique qui a un peu étudié la
+cuisine et qui sait la sauce qu'il faut à ces intéressants animaux.</p>
+
+<p>Je suis en peine de ce qui va se passer pour la discussion de l'adresse.
+Tous les jours, j'apprends des choses qui me renversent. Ce pays-ci a le
+malheur d'être profondément religieux. Vous autres, qui avez le bonheur
+de vivre près du vicaire de Jésus-Christ, vous savez ce que c'est. Nous
+autres transalpins, nous nous le représentons comme Jésus-Christ
+lui-même. Un tas d'imbéciles, dans notre Sénat, vont faire des phrases
+en sa faveur; un tas d'autres imbéciles et cocus, vont voter pour lui à
+l'instigation de leurs femmes. Quant à moi, qui ne suis point cocu, je
+vais lui porter ma boule noire.</p>
+
+<p>Je ne suis pas trop mécontent--je parle au point de vue français--des
+documents remis aux Chambres sur les affaires étrangères. Je ne sais pas
+si les Russes et les Allemands seront bien charmés d'être imprimés tout
+vifs avec leur mauvais français.</p>
+
+<p>Il me semble que, si les Piémontais ont le sens commun, ils mettront
+leurs meilleures troupes et les plus sûres sur le Mincio et lieux
+circonvoisins, pour empêcher les sottises de Garibaldi. Croyez que, si
+l'on gagne un an, tout est sauvé. Dans un an, l'armée impériale, royale
+et apostolique n'aura plus ni souliers ni culottes au derrière. Dans un
+an, le gouvernement autrichien aura la guerre civile; dans un an, il
+sera disposé à vendre la Vénétie à moitié prix.</p>
+
+<p>Vous savez peut-être assez de géographie pour ne pas ignorer que Cannes
+est dans l'arrondissement de Grasse. Il y a à Grasse un prêtre fort
+zélé, nommé le révérend ***. Il y a trois ans, il persuada aux héritiers
+d'un libraire de lui remettre les livrés de leur père, et brûla les
+mauvais en cérémonie sur la place de l'église. J'eus le désagrément
+d'être brûlé en compagnie de Thiers et de Mignet. Je trouvai l'invention
+bonne, et j'aurais voulu que le père *** eût des imitateurs; car cela
+aurait engagé mon éditeur à réimprimer pour alimenter le feu. Thiers
+disait que c'était un mauvais commencement, et que, des livres aux
+auteurs, il n'y avait pas grande distance. Ce digne père *** a des
+ennuis en ce moment: il a été surpris en wagon dans les bras d'une
+femme. La femme a prétendu, par pudeur, qu'on la violait; un gendarme
+voltairien, qui était à la portière a reçu sa plainte, et le père ***
+est honoré de la couronne du martyre. Priez pour lui!</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. M. Ker me dit que M. Newton est nommé. Veuillez
+le féliciter et en recevoir mes félicitations. Cela tient sans doute à
+l'opinion que monseigneur de Canterbury a de ma piété.</p>
+
+<a name="l61" id="l61"></a>
+<br><h3>LXI</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 27 février 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis à Paris depuis cinq jours, furieux d'être venu; car le monde m'y
+paraît beaucoup plus bête que je ne l'avais laissé.</p>
+
+<p>Vous me paraissez bien de votre pays avec les majorités que vous vous
+promettez. Je crois qu'il y en aura encore une au Corps législatif, mais
+au Sénat cela est fort douteux. Il paraît qu'il y a quarante-cinq
+sénateurs qui ont signé un amendement tendant à ce que le gouvernement
+s'engage à défendre à toujours le temporel du pape. Je ne regarde pas
+comme absolument impossible que l'amendement soit adopté.</p>
+
+<p>Le plus probable, c'est pourtant une rédaction énigmatique, ne disant ni
+oui ni non, comme le projet d'adresse de notre président, si justement
+nommé Troplong. Je n'ai jamais rien lu de si plat, de si insignifiant et
+de plus mal écrit. Cela eût été bon tout au plus dans le beau temps du
+régime constitutionnel, où tout se faisait par compromis et <i>mezzo
+termine</i>. Comme il s'agissait d'avoir une majorité formée de fractions
+de partis, on s'étudiait à ne rien dire, de peur de diminuer cette
+majorité en heurtant une des fractions. Aujourd'hui, l'empereur nous dit
+de lui parler franchement et de lui faire connaître l'opinion du pays.
+Sur quoi, on s'applique à composer la tartine la plus incolore, la plus
+vide de sens qu'on puisse fabriquer. Il me semble que le Sénat montre
+son inutilité et sa nullité de la façon la plus claire.</p>
+
+<p>Avez-vous lu la brochure de l'évêque d'Orléans? Elle est très violente
+et très habile. Elle cherche à prouver, et n'y réussit pas trop mal, que
+le Piémont n'a rien fait pour nous témoigner sa reconnaissance; que M.
+de Cavour nous a joués par-dessous la jambe et qu'il n'a tenu jamais
+compte de nos représentations. Tout cela est dit avec beaucoup de verve,
+de méchanceté et de violence. Il passe en revue toutes les infractions
+au droit des gens commises dans les Marches et dans le royaume de
+Naples: les fusillades du général Pinelli, les proclamations de
+Garibaldi, les bombes de Cialdini tirées pendant qu'on traitait de la
+reddition de Gaëte, et surtout les martyrs catholiques de Castelfidardo.</p>
+
+<p>Tout cela fera, je crois, beaucoup de mal. Les salons ont fait ici au
+roi de Naples une réputation d'héroïsme, et on s'exposerait à passer
+pour un grossier personnage si on se hasardait à dire qu'il n'a pas fait
+grand'chose, et qu'il a commencé un peu tard. Les dames de la société
+souscrivent pour offrir à la reine un bouclier d'argent.</p>
+
+<p>Il paraît que ce malheureux roi a récolté ce que son respectable père
+avait semé. Il n'avait voulu dans son armée que de la canaille, et il en
+a porté la peine. L'amiral Lebarbier de Tinan racontait, l'autre jour,
+que le roi avait réuni ses trois plus fidèles généraux et leur avait
+fait part d'un projet de sortie pour le lendemain matin. Il fut convenu
+qu'aucun ordre ne serait donné avant quatre heures du matin, afin
+d'empêcher toute indiscrétion. Tout fut réglé entre quatre. Une heure
+après, les Piémontais étaient instruits de tout et prenaient leurs
+dispositions. Il paraît que ce sont les artilleurs napolitains eux-mêmes
+qui ont mis le feu à leur poudrière, afin d'avoir plus tôt fini.</p>
+
+<p>Ce que vous me dites de l'Orient ne me surprend guère. Je crois que la
+jalousie contre nous est telle en Angleterre, qu'on en perd la raison.
+Que peut faire la France en Orient? Croit-on qu'elle cherche à fonder un
+établissement en Syrie, lorsqu'il lui en a tant coûté pour en avoir un
+en Algérie. Je me rappelle que, lorsque je parlai des massacres de Damas
+à lord Palmerston, il me dit que les chrétiens avaient commencé. Et ce
+brave homme, chez qui nous avons dîné et qui est si dévot, a bien dit au
+Parlement que les Druses étaient très disposés à devenir protestants, et
+que les jésuites avaient excité les Maronites à les tourmenter. Tous
+ceux qui connaissent l'Orient ne doutent pas que, d'ici à peu de temps,
+il n'y ait en Asie un nouveau massacre dans de bien plus grandes
+proportions.</p>
+
+<p>Le défaut de ce pays-ci, c'est d'avoir des sentiments chevaleresques et
+d'y céder par premier mouvement. Les massacres de Syrie ont causé tant
+d'horreur, que le gouvernement a été obligé de céder devant le mouvement
+de l'opinion publique et d'envoyer des troupes. Il se trouve maintenant
+que les chrétiens de Syrie sont les plus lâches coquins du monde, qui se
+sont laissé égorger par une poignée de bandits mal armés. Nous voilà
+empêtrés à les protéger de la même manière que nous avons protégé le
+pape.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. M. Ellice ne dînera pas parlementairement
+demain, mais frugalement chez moi. Si vous étiez à Paris, nous boirions
+quelque chose de soigné à cette occasion.</p>
+
+<a name="l62" id="l62"></a>
+<br><h3>LXII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 28 février, 5 heures 1/2, 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher ami,</p>
+
+<p>Je vous écris du Sénat pendant la séance. Elle s'est ouverte par un
+discours papiste de M. de la Rochejaquelein, très violent, très long,
+passablement ennuyeux, injurieux pour le roi Victor-Emmanuel au point
+que le président a été obligé de le tancer. Il m'a paru que tout le
+monde était très fatigué, mais qu'en somme il y avait une sorte de
+sympathie pour le pape et le roi de Naples.</p>
+
+<p>Après M. de la Rochejaquelein est venu M. Heeckeren, celui qui a tué
+Pouchkine. C'est un homme athlétique, avec l'accent germanique, l'air
+bourru mais fin, bonhomme très rusé. Je ne sais s'il avait fait son
+discours, mais il l'a merveilleusement dit et avec une violence contenue
+qui a fait impression. Le sens de son discours, en ce qui regarde
+l'Italie, est que la France et l'empereur ont été constamment dupés par
+le Piémont. M. de Cavour, le roi Victor-Emmanuel et Garibaldi sont trois
+têtes dans un bonnet. Il n'est pas même certain que Mazzini ne soit ou
+n'ait été un agent de ce triumvirat, où chacun avait sa tâche et son
+rôle. Garibaldi faisant les coups de tête, Victor-Emmanuel les acceptant
+pour les Italiens, et M. de Cavour les désavouant vis-à-vis de l'Europe.
+Toutes les expressions amères contre Cavour et Victor-Emmanuel ont été
+assez bien reçues. Il a fait valoir les contradictions entre le langage
+du cabinet de Turin après et avant l'expédition de Garibaldi; les
+promesses faites et même écrites, et fort peu tenues. On a cité une
+lettre du roi à Garibaldi, où il lui dit que, s'il ne lui a pas envoyé
+des canons, c'est que lui Garibaldi les avait jugés inutiles. Heeckeren
+a été encore plus fort au sujet de la conquête de Naples, où, dit-il,
+les Piémontais ont mis plus souvent la main à la poche qu'à l'épée. Il a
+été fort applaudi. Encore plus, lorsqu'il a fait l'éloge de François II,
+qui, dit-il, élevé par un prince, mauvais père et mauvais roi, par une
+mère méchante, entouré de conseillers perfides, de généraux lâches et
+traîtres, avait trouvé en lui-même des inspirations nobles et
+généreuses. Il a dit que François était sorti de Naples comme un enfant,
+et de Gaëte devenu roi, homme et soldat.</p>
+
+<p>Vous êtes d'une déplorable partialité, mon cher ami. Je suis pour
+Victor-Emmanuel et contre les Bourbons; mais il ne faut pas dire que
+François soit resté dans une casemate. Il a été au feu comme tout le
+monde. Il n'y a pas là quelque chose de bien extraordinaire. Mais parce
+que les légitimistes le représentent comme un Charles XII à Stralsund,
+ce n'est pas une raison pour en faire un poltron.</p>
+
+<p>Pietri parle en ce moment pour la politique de l'empereur en Italie,
+mais on ne peut l'entendre. J'excite M. Dupin à parler, mais il dit
+qu'il voudrait qu'on évacuât Rome, et qu'il ne parlera pas. En somme,
+cela se présente mal. Je crains qu'on n'ajoute à l'adresse une phrase
+papiste, et de la discussion il résultera certainement une grande
+aigreur entre le Piémont et nous, entre l'Angleterre et nous; car c'est
+le thème favori de tous les orateurs que Cavour ne fait rien que par le
+conseil de l'Angleterre.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; je vous tiendrai au courant de nos affaires
+sénatoriales.</p>
+
+<a name="l63" id="l63"></a>
+<br><h3>LXIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, du palais du Luxembourg,<br> 1er mars à cinq heures et demie, 1861.</p><br><br><br>
+
+
+<p>Mon cher ami,</p>
+
+<p>Le prince Napoléon a parlé aujourd'hui et parle encore sur l'adresse
+avec beaucoup de verve, de véhémence et d'esprit. Il casse les vitres
+parfois, mais répond victorieusement à toutes les platitudes des
+papalins et des légitimistes. Il a un grand succès, malgré la défiance
+qu'il inspire, malgré la peur du diable qui tient une grande partie de
+mes collègues. Lisez son discours dans <i>le Moniteur</i> de demain, il vous
+fera grand plaisir. Voici sa thèse: alliance anglaise, principes de 89,
+unité de l'Italie. Il a parlé de l'empereur avec respect et convenance,
+même amitié; de Victor-Emmanuel, en gendre bien élevé et en ami de
+l'Italie. Le mal, c'est qu'il a, selon son habitude de mettre les pieds
+dans les plats, abominé les traités de 1815, et parlé de l'Autriche et
+de la Russie avec des expressions qui peuvent lui rendre difficiles à
+l'avenir ses rapports avec les diplomates.</p>
+
+<p>En somme, il a été très éloquent, très vigoureux et très hardi. Si la
+moitié de ce qu'il a dit est autorisée par l'empereur, nous allons
+quitter Rome, et la papauté est en déroute.</p>
+
+<p>Maintenant, quel sera le vote du Sénat? Si l'on votait à l'instant, je
+crois que les papalins auraient le dessous; mais la discussion n'est pas
+près de finir, et il y a ici de bien grands imbéciles.</p>
+
+<p>Savez-vous, sur Gaëte, l'anecdote suivante? M. de Kleist, ministre de
+Saxe, a eu tellement peur dans sa casemate, qu'il n'a pu y tenir. Il est
+parvenu à gagner le patron d'une barque pour l'emporter, mais, depuis
+son embarquement pendant le siège, personne n'en a plus eu de nouvelles.
+On croit qu'il a été coulé par quelque bombe maladroite. Tenez pour
+certain ce que je vous ai dit des trahisons de Gaëte. S'il y avait eu
+dans la place un gouverneur vigoureux et d'honnêtes gens pour officiers,
+même avec des soldats napolitains, le siège aurait duré six mois.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; vous ne me donnez pas des nouvelles de votre
+rhumatisme.</p>
+
+<p><i>P.-S.</i> La conclusion du prince est de donner au pape le Vatican et le
+quartier du Trastevere, avec l'avantage d'être à deux pas du tombeau de
+saint Pierre, et de laisser à Victor-Emmanuel le reste de Rome. Le mal,
+c'est que cela nous gênerait pour nos recherches dans les archives.</p>
+
+<a name="l64" id="l64"></a>
+<br><h3>LXIV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 6 mars 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je ne vous ai pas écrit ces jours passés parce que nous n'avons rien
+fait d'important. Cependant les oreilles ont dû vous corner, car il a
+été fort question de vous et du British Museum. J'ai fait un long speech
+pour demander que les encouragements aux lettres fussent augmentés, et,
+à cette occasion, j'ai dit ce qui se faisait chez vous. J'ai été écouté
+avec assez de faveur, et j'avais espoir de réussir, lorsque ce double
+vandale de Walewski, auquel ces augmentations auraient profité, s'est
+levé pour dire qu'il les refusait. La surprise a été grande. La raison
+probable de la sottise de Son Excellence a été que j'avais dit un mot à
+l'éloge de son prédécesseur.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, nous entamons le paragraphe X du projet d'adresse,
+c'est-à-dire la question d'Italie. Il me semble que les papistes et les
+anti-italiens auront sinon l'avantage, du moins une minorité très
+imposante. On vient, il y a un quart d'heure, de se compter. On avait
+demandé le changement d'une phrase. Il y avait dans le projet: «Les
+souvenirs amis de Solferino nous font espérer que l'Italie en tiendra
+compte (des représentations de la France en faveur du pape).» Au lieu de
+<i>nous font espérer</i>, on a demandé qu'on mît: <i>font un devoir à
+l'Italie</i>, et, après une petite discussion, cette dernière rédaction a
+été adoptée. Tous les papistes ont voté, et aussi il est vrai un certain
+nombre de niais, mais il me semble que c'est un bien mauvais signe.</p>
+
+<p><i>Trois heures et demie.</i>--Casabianca, secrétaire de la commission de
+l'adresse, vient de parler pour repousser l'amendement. Il a dit que
+nous continuerions à occuper Rome, mais Rome seulement. Il a ajouté que
+l'amendement mettait le gouvernement de l'empereur en défiance et en
+suspicion (Là-dessus, cris effroyables, longue interruption.), qu'il
+gênait sa politique et l'embarrassait. La dernière partie du discours a
+été pour faire une distinction entre Rome et sa banlieue, et <i>l'Ombrie</i>
+et <i>les Marches</i>, où, suivant le rapporteur, il n'y a pas lieu
+d'intervenir.</p>
+
+<p><i>Cinq heures et demie.</i>--Barthe, autrefois carbonaro, a parlé et parle
+en faveur du temporel. Il parle avec habileté et a des traits. Toujours
+la même tactique, consistant à montrer la mauvaise foi du Piémont dans
+ses relations avec les souverains d'Italie et la Fiance. Il a cité une
+dépêche piémontaise à l'occasion d'un faux bruit d'une invasion des
+États du Saint-Siège. Selon Barthe, ce serait de l'Angleterre que
+viendrait l'idée de l'unité de l'Italie, et probablement c'est à
+l'instigation de lord Palmerston que Dante aurait publié quelques
+méchants vers dans ce sens, et Machiavel un chapitre du <i>Prince</i>. Le
+Sénat me paraît approuver tout cela, qui dans la forme est bien dit.</p>
+
+<p>Je ne pense pas qu'on vote aujourd'hui. Je ne vois pas bouger les
+commissaires du gouvernement, qui devraient parler; car, hier, ils
+annonçaient qu'ils repoussaient l'amendement. Il est impossible qu'ils
+ne parlent pas.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; toutes les bêtises que nous ferons ne nuiront
+qu'à nous. La grande question est de savoir ce que pense <i>notre ami de
+Saint-Cloud</i>.</p>
+
+<p><i>P.-S.</i>--On crie aux voix d'une manière horriblement ennuyeuse pour nous
+gens du bureau. Baroche se lève et va parler. Je ferme ma lettre, car la
+poste va partir.</p>
+
+<a name="l65" id="l65"></a>
+<br><h3>LXV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 8 mars 1861.</p><br><br>
+
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Vous avez parfaitement deviné le pourquoi du vote de Walewski. Il est
+impossible d'être plus bête. On m'avait écouté avec assez de faveur,
+bien que je ne fusse nullement préparé à parler; s'il n'avait rien dit,
+probablement notre amendement aurait passé; mais il m'a ôté les voix de
+vingt-cinq imbéciles qui n'osent pas aller contre l'opinion d'un
+ministre. Quand il a eu fini, il y a eu un éclat de rire homérique, pour
+se moquer de lui et de moi, sur qui tombait une tuile si inattendue.
+J'ai dit au président, à côté de qui j'étais en ma qualité de
+secrétaire, que je voyais bien qu'il était impossible de faire boire un
+ministre qui n'avait pas soif.</p>
+
+<p>Vous ne pouvez vous figurer la rage des catholiques. La société ici
+n'est plus tenable. Hier, j'ai vu M. de Ségur d'Aguesseau, prêt à
+escalader notre bureau et faisant mine de vouloir argumenter à coups de
+poing avec le président. Savez-vous pourquoi M. Barthe, qui d'ordinaire
+est assez lourd, a été meilleur que de coutume dans son discours en
+faveur de l'amendement, c'est qu'il avait consulté une nymphe Égérie, et
+cette nymphe n'est autre que notre ami Thiers. Ce soir, j'ai vu M.
+Dumon, qui disait n'avoir jamais entendu d'argumentation plus serrée, de
+discours plus éloquent que celui de M. Barthe.</p>
+
+<p>Au fond, je cherche encore la démonstration de deux points; après quoi,
+je voterai pour le pape à perpétuité: d'abord comment la possession
+d'un temporel médiocre rend meilleur le spirituel du pape? puis comment
+vingt mille Français assurent son indépendance?</p>
+
+<p>Les Allemands, les Espagnols, les Italiens catholiques n'ont-ils pas le
+droit de réclamer et de dire qu'il est notre prisonnier? Il est vrai
+que, tout en étant gardé par nous, il trouve moyen de nous faire du mal;
+cela prouve que nous ne sommes pas faits pour le métier de geôlier, et
+que nous ferions bien de ne pas nous en mêler.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Ce matin, nous avons porté à Sa Majesté notre
+longue et filandreuse adresse. Elle n'a pas paru l'amuser grandement. Ce
+qu'on dit des opinions papistes de l'impératrice est tout à fait faux.
+Je le sais de bonne source.</p>
+
+<p><i>P.-S.</i> Avez-vous vu l'échange de menaces entre Fergola et Cialdini? Je
+n'aime pas cela. Il ne faut pas publier ces aménités qui sentent le
+moyen âge.</p>
+
+<a name="l66" id="l66"></a>
+<br><h3>LXVI</h3>
+
+<p class="rig">Paris, lundi 19 mars au soir 1861.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis allé jeudi à la réception des Tuileries. Sa Majesté a fait
+compliment à M. Casabianca de son discours et lui a dit qu'il était
+impossible d'exprimer en meilleurs termes des sentiments plus
+français.--A Heeckeren, qui était auprès, il a dit: «Je regrette de ne
+pouvoir vous en dire autant.»--A M. de Boissy: «Je vois, monsieur le
+marquis, que la chanson dit vrai: on revient toujours à ses premiers
+amours.»</p>
+
+<p>Voilà ses vengeances contre nos sénateurs papistes. M. de Persigny a été
+plus vif. Il a interpellé M. Barthe et lui a reproché son discours en
+termes assez véhéments et pas trop parlementaires. La veille, il avait
+engagé Leverrier à aller faire de la politique dans ses étoiles.</p>
+
+<p>Il me semble que le résultat de cette interminable adresse, c'est de
+montrer très évidemment à l'empereur où sont ses amis et où sont ses
+ennemis. Il est évident que les légitimistes qu'il avait cru rallier,
+les dévots qu'il avait trop encouragés, l'abandonnent par peur du diable
+ou de leurs femmes; et les parlementaires de Louis-Philippe, opposition
+et ministériels, font cause commune avec les légitimistes et les dévots.
+L'opposition, dans tous les pays et surtout en France, prend le
+contre-pied de tout ce que veut le gouvernement. Il s'ensuit que,
+lorsque le gouvernement a raison, l'opposition se jette dans les folies,
+tête baissée; c'est ce qu'elle fait en ce moment.</p>
+
+<p>Je ne sais quand l'adresse<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a>
+<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a> sera votée; probablement pas avant la
+semaine sainte. N'est-ce pas se montrer bien digne de la liberté, que
+d'en faire un si bon usage, que deux mois se passent à parler, sans
+s'occuper d'affaires!</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote12"
+name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12">
+(retour) </a> L'adresse du Corps législatif.
+</blockquote>
+
+<p>Tout le monde, d'ailleurs, paraît d'accord sur un point. C'est que le
+<i>statu quo</i> ne peut se prolonger. Les uns veulent une restauration
+complète du saint-père, les autres l'évacuation de Rome. Je crois que
+tous les efforts de la politique du gouvernement tendent à ce que cette
+évacuation soit demandée par le pape lui-même. On dit, et je tiens le
+fait d'assez bonne source, que, dans le sacré collège, on a trouvé
+beaucoup d'appui. Nombre de cardinaux et Antonelli lui-même, voyant que
+le gouvernement papal s'en va à tous les diables, que l'argent et le
+crédit manquent à la fois, cherchent à tirer leur épingle du jeu, et
+accepteraient volontiers une existence assurée, <i>otium cum dignitate</i>,
+que leur offre M. de Cavour.</p>
+
+<p>La seule difficulté, c'est de persuader le pape, qui est inflexible et
+entêté comme une mule. Il a la persuasion qu'il est prédestiné au
+martyre, il s'y est résigné et il tient à aller en paradis par la route
+la plus courte.</p>
+
+<p>On disait, mais je doute un peu, qu'un colonel français avait été
+assassiné à Rome par des soldats pontificaux. Les légitimistes assurent
+que l'on envoie à Rome une nouvelle division commandée par le général
+Trochu. Je crois la chose absolument fausse; fût-elle vraie, je croirais
+encore que l'évacuation aura lieu, avant le milieu de mai.</p>
+
+<p>Vous avez bien raison de redouter les affaires de Syrie. On y attache en
+Angleterre une importance exagérée; mais l'insistance à demander la fin
+de l'occupation, la méfiance qu'on nous montre, le refus de se rendre à
+l'évidence sur la situation de la Turquie, tout cela ne resserre pas
+l'alliance et la compromet. La politique anglaise à l'égard de l'Orient
+est à mon avis très mauvaise; non seulement au point de vue de
+l'humanité, mais encore au point de vue de la paix générale. Elle veut
+ce qui est impossible, la conservation d'une situation désespérée.
+L'accord complet de l'Angleterre et de la France sur la question
+d'Orient pourrait seul amener un bon résultat; mais il faudrait trancher
+dans le vif comme pour la question d'Italie, et lord John ne conviendra
+jamais que le sultan soit à l'agonie.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. J'ai reçu le manuscrit de M. Ker. Portez-vous
+bien et soignez-vous.</p>
+
+<a name="l67" id="l67"></a>
+<br><h3>LXVII</h3>
+
+<p class="rig">Melle, samedi 30 mars 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>M. de Cavour est un habile homme assurément. Il conduit à merveille la
+chambre nouvelle et vient d'escamoter une discussion très embarrassante.</p>
+
+<p>Ici, malheureusement, c'est le bon sens qui manque. Voyez: dans le Corps
+législatif, il ne s'est trouvé que cinq personnes pour soutenir la seule
+proposition raisonnable, qui était l'évacuation immédiate de Rome;
+encore cette proposition, bien qu'émanant de l'opposition la plus
+avancée, était-elle accompagnée d'un discours très modéré et même
+bienveillant pour l'empereur, car Jules Favre est le seul qui ait
+répondu carrément et noblement à l'insinuation très perfide de M.
+Keller. La grande majorité de la Chambre, à quoi il faut ajouter la
+minorité qui soutient le pape envers et contre tous, a été pour la
+continuation de l'occupation de Rome.</p>
+
+<p>Je crois que, si l'on soumettait la question de Rome au suffrage
+universel, elle serait décidée conformément aux conclusions de Favre,
+mais je crains qu'il n'y ait pas une grande majorité. Si, au lieu du
+suffrage universel, vous consultiez les gens comme il faut; les
+gentlemen; <i>la gente de frac</i>, comme on dit en espagnol, l'immense
+majorité serait de l'autre côté.</p>
+
+<p>On s'imagine qu'évacuer dans ce moment, c'est faire acte de soumission à
+l'Angleterre; c'est céder à une exigence du Piémont, contre lequel on
+est de mauvaise humeur. J'entends les bourgeois: les uns par un
+sentiment de jalousie contre un parvenu; les autres parce qu'ils
+trouvent l'ambition de Victor-Emmanuel trop audacieuse; ceux-là, parce
+qu'ils trouvent odieux l'invasion des Marches et du royaume de Naples;
+ceux-là enfin, parce que de grands politiques leur ont dit qu'un État
+homogène de vingt-cinq millions d'hommes était un voisinage fâcheux.
+Quelque bête que soit le pape, quelque mauvais vouloir qu'il montre
+contre l'empereur, on se dit que c'est le chef de la catholicité, et que
+l'abandonner en ce moment serait de la cruauté et de la faiblesse.
+Savez-vous qu'il part encore maintenant, pour Rome, des volontaires
+vendéens et poitevins, pour servir dans les zouaves du saint-père?
+Croyez que sa cause est immensément protégée par toutes les femmes
+vieilles et beaucoup par les jeunes.</p>
+
+<p>Je ne sais ce que fera l'empereur, mais le cas est des plus
+embarrassants. Il ne s'agit de rien de moins que refaire
+l'administration du catholicisme.</p>
+
+<p>Le pape, perdant la majeure partie, sinon le tout de ses États, il est
+évident que le sacré collège doit être remanié, et que la proportion
+d'Italiens en faisant partie doit être fort diminuée. D'un autre côté,
+il faut pourvoir à nourrir la cour papale, à la loger, etc.</p>
+
+<p>J'ai été frappé que personne dans la discussion n'ait présenté cet
+argument: «On dit que l'indépendance du pape est nécessaire; soit. Mais
+comment vingt mille Français voltairiens peuvent-ils l'assurer? Qui
+répond qu'il est indépendant aux Espagnols, aux Allemands, aux
+Irlandais, etc.? S'il est <i>de facto</i> indépendant puisqu'il contrecarre
+les Français, qui le protègent, cela prouve que ce sont des imbéciles;
+mais, en d'autres temps, ils ont dépouillé un pape, l'ont pris, l'ont
+emmené, l'ont tenu en chartre privée; qui nous dit qu'ils n'en feront
+pas de même un de ces jours?»</p>
+
+<p>Je continue à parier que l'on évacuera, et sous peu, mais ce qui en
+résultera pour ce gouvernement, je n'en sais rien; beaucoup de
+difficultés dans un sens et dans l'autre.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; vous aurez de mes nouvelles bientôt.</p>
+
+<a name="l68" id="l68"></a>
+<br><h3>LXVIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 8 avril 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Un mot à la hâte, car je suis pressé: j'ai un travail pour le <i>maître</i>,
+et il faut le lui remettre promptement.</p>
+
+<p>J'ai trouvé hier, chez M. Thiers, un Napolitain qui racontait que le
+général Pinelli avait voulu engager le jeune roi à se montrer aux
+soldats avant l'arrivée de Garibaldi, mais que Sa Majesté, plutôt que de
+courir le risque d'une revue, avait donné l'ordre qu'on la saignât.</p>
+
+<p>On dit que Garibaldi est tout à fait dans la main de Mazzini. C'est à
+mon avis ce qu'il y a de plus malheureux, mais j'espère que ce n'est pas
+vrai.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Avant-hier, j'ai diné aux Tuileries. Nous
+étions en très petit comité. Point de personnages officiels, sinon M.
+Fould, à qui il m'a semblé qu'on faisait beaucoup de caresses. Sa
+Majesté ne m'a pas parlé du pape, mais beaucoup de César. Je lui fais
+un petit travail sur la religion des Romains, et j'insiste sur
+l'avantage qu'ils avaient de se dire la messe à soi-même, au lieu de
+payer un étranger pour cela.</p>
+
+<a name="l69" id="l69"></a>
+<br><h3>LXIX</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 14 avril 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Ici, je vois des gens fort inquiets de l'état de nos finances. Les gens
+d'affaires demandent M. Fould à grands cris. Je crois qu'il a fait à son
+maître des conditions un peu sévères, et qu'il se passera quelque temps
+avant qu'il s'y soumette. On dit aussi que les grandes maisons grecques
+d'Angleterre, de France et de Turquie sont en mauvais état et que la
+banqueroute très imminente de l'empire ottoman entraînera la leur et
+bien d'autres catastrophes. Il semble que les finances de l'Italie ne
+sont pas non plus dans un bien bon état.</p>
+
+<p>Le pire, c'est que voilà Garibaldi redevenu fou et prêt à faire <i>delle
+grosse</i>. Croyez-vous que Cavour et le Parlement soient en état de lui
+résister? Bien des gens en doutent, et on annonce que la rupture sera
+éclatante avec accompagnement d'émeutes. Qu'en pensez-vous?</p>
+
+<p>Je crois vous avoir dit que, pour les volumes parus de la
+<i>Correspondance de Napoléon</i>, vous êtes toujours à attendre la signature
+de M. Walewski. Ce grand ministre est comme la mule du pape: il a ses
+heures.</p>
+
+<p>Avant-hier, le bruit s'était répandu que le pape était mort. Il paraît
+certain qu'il n'est pas en très bonne santé. Croyez-vous qu'on en ferait
+un autre s'il venait à manquer? Il me semble que ce serait une bien
+belle occasion pour quitter Rome, afin d'empêcher l'Europe de dire que
+le conclave a été violenté par le général de Goyon. Mais le pape vivra
+l'âge de Mathusalem!</p>
+
+<p>L'affaire de Libri au Sénat commence à faire scandale. Les magistrats
+paraissent inquiets et de mauvaise humeur. «Pourquoi ne purge-t-il pas
+sa contumace?» c'est ce qu'ils me disent tous. Je tâche de gagner les
+vieilles culottes de peau de l'Empire pour les faire voter pour nous.
+Maintenant, ce qu'il y a de plus à craindre, c'est qu'on ne nous
+lanterne et qu'on ne remette le rapport à la session prochaine. C'est le
+procédé ordinaire de la magistrature. Madame Libri a fait la conquête de
+Barthe, et je ne désespère pas que ce grand et éloquent champion du pape
+ne vienne en aide à notre ami, qu'il croit peut-être aussi bon
+catholique que lui.</p>
+
+<p>Nous avons le matin un ciel gris et froid, à midi quelques rayons de
+soleil, le soir un ciel clair et horriblement froid. L'hiver de Cannes
+vaut dix fois mieux; il faut absolument que vous y veniez avec nous au
+mois de décembre.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et tenez-vous en joie, si cela
+est possible dans ce temps de bêtises et d'iniquités.</p>
+
+<a name="l70" id="l70"></a>
+<br><h3>LXX</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 18 avril 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>J'avais été si occupé toutes les matinées, que je n'ai pu aller chez
+Bréguet, ou plutôt y retourner avant aujourd'hui. Votre montre n'est
+pas arrivée entre les mains de Bréguet. Son premier commis, qui s'est
+rappelé parfaitement votre personne et votre montre, m'a dit que selon
+toute apparence, le dérangement dont vous vous plaignez tenait à très
+peu de chose, et qu'il serait facile d'y remédier. Mais vous me
+paraissez un peu jeune d'avoir confié votre montre à de nouveaux mariés,
+beaucoup plus occupés de faire l'amour que de remplir les commissions de
+leurs amis.</p>
+
+<p>Je suis de votre avis sur la lettre du duc d'Aumale au prince Napoléon.</p>
+
+<p>On me parle d'une réponse imprimée très verte. En thèse générale, quand
+on a une maison de verre, il ne faut pas jeter de pierres aux autres. Il
+y a dans cette brochure des choses qu'un bon ami aurait déconseillées au
+duc d'Aumale. Par exemple, il n'y a pas un habitant de Paris qui n'ait
+ri en lisant que Louis-Philippe n'avait jamais conspiré. Plus loin, il
+dit que c'est le roi qui avait organisé l'armée, qui a fait les
+campagnes de Crimée et d'Italie. Nous avons tous vu l'armée de
+Louis-Philippe en 1848 et son général Lamoricière. Ce que dit le duc
+d'Aumale eût mieux été dans la bouche du comte de Chambord, et il me
+semble qu'en parlant comme il le fait de Victor-Emmanuel et du pape, il
+commet une lourde faute politique et se met à la suite de la branche
+aînée, dont il devrait se tenir aussi loin que possible. Vous savez que
+la brochure a été imprimée à Versailles. On l'a éditée le jour où le
+ministère de l'intérieur déménageait. Personne dans les bureaux; en
+sorte qu'on a eu un jour pour vendre; et on a distribué trois ou quatre
+mille exemplaires.</p>
+
+<p>Vous faites très bien de ne rien craindre de Garibaldi; mais, si M. de
+Cavour, comme il l'a dit, n'a pas favorisé l'expédition de Sicile, il se
+peut qu'il ne favorise pas davantage celle contre la Vénétie et que
+pourtant elle ait lieu, malgré le gouvernement, comme celle de Sicile;
+et, selon toute apparence, avec un succès bien différent.</p>
+
+<p>Vous vous en prenez toujours à l'empereur de tout ce qui arrive et de
+toutes les bêtises que font les Italiens. Il est évident que Naples
+n'est nullement préparé pour un gouvernement comme celui qu'on veut lui
+donner. Il n'y a ni fonctionnaires ni soldats; des voleurs partout, sur
+les routes et dans toutes les administrations. Il n'est pas surprenant
+qu'un pays ainsi préparé se trouve dans de très mauvaises conditions de
+tranquillité. Ajoutez à cela plusieurs semaines du gouvernement de
+Garibaldi, auquel succèdent des tâtonnements plus ou moins maladroits.
+Ne vous étonnez donc pas que, après tout cela, le désordre règne partout
+dans le royaume de Naples. En Sicile, où l'action du roi de Naples est
+bien plus difficile, l'agitation est presque aussi grande.</p>
+
+<p>Vous ne devez pas ignorer que, depuis que le roi de Naples a voulu
+s'arrêter à Rome, les petits égards qu'on avait eus pour lui à la cour
+des Tuileries out cessé; que Goyon a été blâmé de lui avoir mené des
+officiers; que les décorations qu'il a voulu donner ont été défendues,
+etc. Une fois faite la folie de rester à Rome et d'y permettre au pape
+de gouverner à sa guise, il était impossible d'en chasser le roi de
+Naples.</p>
+
+<p>Les Polonais font tant de bêtises, qu'ils vont obliger la Russie,
+l'Autriche et la Prusse, qui se haïssaient, à s'embrasser et à faire un
+traité d'alliance contre les révolutions. Autant en font les Hongrois;
+malgré vos espérances, j'ai bien peur que Garibaldi n'ajoute encore à
+la mesure.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. On nous annonce de grandes catastrophes
+commerciales. Les maisons grecques de Smyrne, Marseille, Liverpool sont
+ruinées et vont tomber avec la banqueroute de l'empire ottoman. Je la
+crois très prochaine, et j'ai bien peur des conséquences.</p>
+
+<a name="l71" id="l71"></a>
+<br><h3>LXXI</h3>
+
+<p class="rig">Ville-d'Avray, 21 avril 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je vous écris à la campagne, chez mademoiselle Brohan, où je suis allé
+déjeuner avec une princesse du sang impérial. Mais quelle princesse et
+quel sang!</p>
+
+<p>Notre ami le prince Napoléon n'en a pas beaucoup dans les veines, comme
+l'impératrice le lui reprochait. Il dit qu'il ne se battra pas contre le
+duc d'Aumale.</p>
+
+<p>Je vous écris ce mot à la hâte, je vous en dirai plus long demain ou
+après.</p>
+
+<a name="l72" id="l72"></a>
+<br><h3>LXXII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 2 mai 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je ne crois pas plus que vous que le prince Napoléon manque de <i>pluck</i>;
+mais, maintenant, vous ne le persuaderiez à personne, particulièrement
+aux militaires, et, s'il avait l'occasion de revoir une bataille, il
+serait obligé de se risquer comme un caporal pour désabuser les gens.
+Son grand défaut est un manque absolu de tact. Il ne fait rien à propos
+et manque les plus belles occasions. Il a toujours été merveilleusement
+servi par la fortune, et il semble avoir pris à tâche de ne profiter
+d'aucune de ses faveurs.</p>
+
+<p>Dans cette occasion-ci, il paraît que son premier mouvement a été bon.
+Il avait demandé que l'on ne poursuivit pas la brochure. On a répondu
+avec beaucoup de raison que cela n'était pas possible; mais il n'y a pas
+eu la moindre délibération sur ce qu'il avait à faire à l'égard de
+l'auteur. Seulement M. de Persigny, de son propre mouvement, est allé
+lui faire un sermon et lui remontrer qu'il n'était pas politique de se
+battre; plus tard, d'un <i>autre côté</i>, on lui a insinué qu'il lui serait
+sinon politique, du moins très utile, de dégainer. Alors sa camarilla a
+trouvé que le moment était passé; que, dans des affaires de ce genre, on
+n'était pas reçu à délibérer, etc. Tout ce tas de conseils plus ou moins
+intéressés a fini par l'ennuyer, et la seule chose à laquelle il ait
+fait attention, c'est qu'il était trop tard pour prendre un parti, qu'en
+conséquence il n'y avait rien à faire. Les militaires sont furieux, et,
+en temps de guerre, cela pourrait être assez grave.</p>
+
+<p>J'ai causé l'autre soir très longuement avec Vimercati sur les affaires
+de l'Italie méridionale. Il voit les choses en beau, dit qu'on exagère
+beaucoup la situation de Naples, mais il ne cache pas qu'elle ne soit
+grave.</p>
+
+<p>J'admire beaucoup M. de Cavour, mais je me demande s'il n'a pas tort de
+retarder toujours le combat entre Garibaldi et lui. L'événement montrera
+si oui ou si non. Je regarde ce combat comme absolument inévitable et
+cette fois, que Garibaldi venait avec un projet insensé, c'était
+peut-être le moment d'en finir avec lui.</p>
+
+<p>Il paraît parfaitement décidé que l'armée d'occupation de Syrie partira
+à l'époque fixée, c'est-à-dire le 5 juin. Je crois que, très peu de
+temps après, les Turcs nous donneront raison en recommençant les
+pilleries et les massacres; mais j'espère que nous laisserons faire dans
+l'intérieur, en nous bornant à protéger les chrétiens dans les ports.
+Ces chrétiens d'Asie sont des drôles si lâches, qu'ils se laissent
+battre par une poignée de coquins, lorsqu'ils pourraient se défendre
+avec succès. L'affaire deviendra véritablement grave lorsque l'opinion
+publique en Russie obligera le gouvernement à prendre parti pour les
+chrétiens grecs.</p>
+
+<p>Vous ai-je conté l'histoire de Bixio et de son ours? Il était à rôder
+dans les Pyrénées pour une affaire de chemin de fer, avec un ingénieur
+de la compagnie. Dans un endroit très désert, il a entendu des cris
+singuliers; il s'est approché, et finalement est entré dans un trou de
+rochers d'où ces cris partaient; il y à trouvé deux oursons qu'il a
+emportés. Il y avait cent à parier contre un qu'il trouverait la mère,
+car c'était en plein jour, et je vous laisse à penser la réception
+qu'elle lui aurait faite. Il y avait encore la chance d'être suivi à la
+piste par la mère désolée et d'avoir une petite explication à coups de
+griffes, mais Bixio a du bonheur.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Vous ne me parlez pas de votre santé, j'en
+conclus qu'elle est meilleure.</p>
+
+<a name="l73" id="l73"></a>
+<br><h3>LXXIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 11 mai 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>On m'a parlé, en termes assez vagues, il est vrai, d'une mission à
+Londres pendant l'exposition universelle. J'ai répondu que je serais
+volontiers membre du jury de l'exposition universelle, que cependant il
+faudrait que je susse d'abord en quelle qualité et pour combien de
+temps. En second lieu, je me suis réservé d'examiner quel effet une
+semblable mission aurait sur ma petite bourse. Qu'est-ce qu'il en
+coûterait pour vivre un peu bien pendant trois mois dans le West-End,
+dans la position que je dis?</p>
+
+<p>Il paraît que le prince Napoléon serait le président du jury français.
+Je ne sais si c'est bien raisonnable, dans la position qu'il s'est faite
+en ce pays-ci et probablement chez vous. Cela pourrait donner lieu à
+d'assez drôles de choses. Ne parlez pas de ce que je vous dis, d'abord
+parce qu'il n'y a rien de décidé et que je serais bien aise de conserver
+ma liberté jusqu'au dernier moment. Dites-m'en votre avis <i>candide</i>, je
+vous prie.</p>
+
+<p>Il y a à l'exposition un portrait du pape qu'on a placé précisément en
+face de celui du prince Napoléon. C'est une grosse tête, plus
+intelligente que je ne la supposais, avec des yeux rouge foncé, très
+injectés, et qui peuvent faire espérer un <i>accidente</i>, comme dénouement
+probable.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris au milieu d'une séance du Sénat.
+Nous en aurons une intéressante, lundi, à propos d'une pétition sur les
+chrétiens de Syrie. Mauvaise affaire et dont il est, je crois,
+impossible de sortir heureusement.</p>
+
+<a name="l74" id="l74"></a>
+<br><h3>LXXIV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, dimanche 19 mai 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>On est assez intrigué d'un duel qui devait avoir lieu hier, et qui avait
+été remis à ce matin entre le prince Napoléon et le prince Murat. Les
+témoins étaient pour le second, Heeckeren, qui, depuis qu'il a tué
+Pouchkine, est patenté pour ces sortes d'affaires, l'autre le maréchal
+Magnan. La cause remontait au <i>speech</i> du prince Napoléon; cela s'était
+aigri peu à peu, et il y a eu de grosses paroles, puis défi. Les témoins
+avaient remis hier l'affaire à aujourd'hui. Quand on remet ainsi la
+solution entre deux personnages aussi considérables, il est probable que
+la remise est indéfinie. C'est encore une sotte chose et une suite de la
+fatalité qui poursuit ce pauvre prince.</p>
+
+<p>Vous aurez vu que je suis nommé membre de la commission impériale, mais
+je pense que je ne serai pas obligé de résider à Londres pendant toute
+l'exposition. D'ailleurs, je serai probablement chargé des beaux-arts;
+or, comme les Anglais ne donnent ni médailles, ni récompenses, je doute
+que nos artistes soient nombreux. Je ne sais pas même s'il s'en
+présentera qu'on puisse envoyer à Londres.</p>
+
+<p>M. Fould va en Angleterre mercredi avec lord Cowley pour quelques jours
+seulement. Je pense que vous le rencontrerez. Il me paraît assez bien
+avec Sa Majesté, à qui il tient toujours la dragée haute, avec beaucoup
+de raison, je crois. Son successeur est vraiment bien sot et bien bête.</p>
+
+<p>Un de mes amis qui revient d'Italie m'a dit que dans une petite guerre
+qui a eu lieu près de Vicence dernièrement, on avait fait manoeuvrer un
+régiment autrichien devant un régiment de Trente. Quand on a exécuté les
+feux, les Tyroliens ont mis des cailloux et des clous dans leurs fusils,
+et il y a eu une trentaine d'Autrichiens tués ou estropiés.</p>
+
+<p>La diète de Hongrie, qui en est à se demander si le fou qui est à Prague
+n'est pas l'empereur légitime, me paraît bien drôle. Mais tout est drôle
+en ce monde depuis quelque temps. Il est évident que la question des
+nationalités est à présent ce qu'était la réforme religieuse au XVIe
+siècle, une grande et belle idée revêtue de formes assez niaises.</p>
+
+<p>Nous avons eu une séance du comité de l'exposition chez le prince, mais
+ce n'était que pour faire connaissance les uns avec les autres. Rien n'a
+été fait encore. Je voudrais bien que vous fussiez membre du jury
+anglais, malgré les capitulations de conscience que cela vous coûterait.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Tenez-vous en joie et santé.</p>
+
+<a name="l75" id="l75"></a>
+<br><h3>LXXV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, dimanche 9 juin 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Un mot seulement. Je n'ai pas attendu votre lettre pour mettre dans le
+discours que je lirai demain<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a>
+<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a> une remarque sévère sur le passage du
+rapport Bonjean qui vous regarde. Vous le lirez mardi. Je suis trop
+fatigué et trop pressé pour vous en dire davantage.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote13"
+name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13">
+(retour) </a> A propos de la pétition de madame Libri.
+</blockquote>
+
+<p>Je vous écrirai en détail de Fontainebleau, où je vais mardi. Libri fait
+des folies. La mort de Cavour est le plus grand événement et le plus
+malheureux qui pût arriver. On ne parle pas d'autre chose.</p>
+
+<a name="l76" id="l76"></a>
+<br><h3>LXXVI</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 11 juin 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>M. Libri a fait toutes les bêtises imaginables. Il a bombardé de ses
+lettres amis et ennemis et les a tous mis en fureur. Au lieu de savoir
+gré à M. Delangle de ce qu'il avait essayé de faire, il a pris à tâche
+de lui susciter une mauvaise affaire, de le compromettre avec M. Guizot,
+avec la magistrature et le Sénat; et tout cela, pendant que j'avais bien
+assez de la masse de haines accumulées contre lui. Je me suis trouvé,
+grâce à ses absurdes pamphlets, à peu près seul dans le Sénat. On m'a
+cependant écouté tranquillement et même avec une sorte d'intérêt. Les
+jurisconsultes ne m'ont pas répondu, ce me semble.</p>
+
+<p>Le discours de M. de Royer a seulement scandalisé les gens honorables,
+qui l'ont fait taire. M. Fould lui a fait des représentations très
+énergiques et le président Troplong aussi; mais le petit magot avait la
+joie d'un singe qui vient de casser une porcelaine. Cela m'a fait passer
+une triste semaine.</p>
+
+<p>Enfin c'est fini, et je pars dans une heure pour Fontainebleau, où je
+vais passer huit jours probablement à parler de César à Auguste, et je
+vous assure que j'ai besoin de penser un peu aux anciens pour oublier
+les modernes.</p>
+
+<p>La mort de M. de Cavour est un événement immense. Je ne connais pas son
+successeur, mais aurait-il toutes les qualités et tous les talents de
+son prédécesseur, il n'a plus son prestige et ne pourrait faire ce que
+M. de Cavour faisait, c'est-à-dire tenir les mazziniens dans le devoir
+et demeurer cependant à la tête de la révolution italienne.</p>
+
+<p>Maintenant que M. de Cavour est mort, l'Angleterre aura-t-elle la même
+bienveillance pour la révolution italienne? Ne craindra-t-elle pas, là
+comme ailleurs, l'influence française? S'il en était ainsi, je
+craindrais que vous ne vissiez bientôt l'Autriche reprendre son
+ascendant. Il est en outre fort à craindre que les garibaldiens ou
+plutôt les mazziniens, délivrés du seul homme qui les dominait, ne se
+mettent à faire des extravagances, et alors tout est à recommencer ou
+plutôt tout est perdu.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Si vous m'écrivez, je resterai jusqu'à dimanche
+prochain à Fontainebleau, peut-être même davantage, cela dépendra de ce
+que fera <i>mon hôte</i>.</p>
+
+<a name="l77" id="l77"></a>
+<br><h3>LXXVII</h3>
+
+<p class="rig">Fontainebleau, 24 juin 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis encore ici pour une semaine; après y être venu pour huit jours,
+j'y serai resté près d'un mois. C'est l'usage de la maison.</p>
+
+<p>Je suis dans le lieu du monde où l'on parle le moins de politique, et je
+ne sais rien de ce qui se passe. Je ne comprends guère les
+entortillements du <i>Moniteur</i> au sujet de la reconnaissance <i>de fait</i>
+du royaume d'Italie, combinée avec l'occupation indéfinie de Rome par
+l'armée française, et je crois que cela ne signifie absolument rien.</p>
+
+<p>Je suis allé l'autre jour avec Sa Majesté voir les fouilles qu'on a fait
+exécuter autour d'Alise, pour savoir si cette ville était l'<i>Alesia</i> de
+César. Nous avons trouvé les fossés des lignes de contrevallation et de
+circonvallation des Romains encore bien conservés. Le terrain est une
+espèce de conglomérat de gravier lié par un ciment naturel, le tout très
+dur; si bien que les fossés, bien que comblés aujourd'hui par les terres
+éboulées, et par celles que les pluies y ont apportées, sont partout
+reconnaissables à leurs talus dont les parements ont été bien conservés.</p>
+
+<p>Nous avons trouvé au fond d'un de ces fossés une belle épée romaine, et
+une grande quantité de pointes de flèches ou de lances en bronze; enfin
+le plus curieux, une douzaine de ces chausse-trapes que César appelle
+des <i>stimuli</i> et qu'il avait jetés en avant de ses retranchements pour
+piquer les pieds de nos ancêtres.</p>
+
+<p>J'ai reçu ici une lettre de M. Ellice, qui me paraît n'avoir rien perdu
+de son entrain et qui me propose une tournée de jolies hôtesses et de
+maisons de campagne. Je crains bien de ne pouvoir l'accompagner; en
+outre, je n'aime pas trop à changer tous les jours d'hôtes et de
+cuisine.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; répondez-moi un mot ici avant samedi prochain,
+mais <i>candidement</i>.</p>
+
+<a name="l78" id="l78"></a>
+<br><h3>LXXVIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 2 juillet 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis, depuis hier, de retour à Paris, fort las de ce long séjour à la
+cour. Je n'ai pas les qualités du courtisan, et, bien que les maîtres du
+château que je quitte soient les plus bienveillants et aimables de tous
+les souverains, c'est avec un vif plaisir que je me suis assis devant
+mon modeste dîner.</p>
+
+<p>On me charge de commissions assez difficiles pour l'exposition
+universelle. Croyez-vous que je trouve encore lord Granville à Londres?
+car c'est avec lui surtout que j'aurai à discuter la chose.</p>
+
+<p>Je vous écris à la hâte, et je garde pour nos déjeuners prochains la
+relation fidèle de la grande réception des ambassadeurs siamois. Ils
+ressemblent fort à des orangs-outangs, mais ils ont des étoffes de
+brocart merveilleuses.</p>
+
+<p>Connaissez-vous le comte Arese, qui vient ici comme ambassadeur du roi
+d'Italie? On dit que M. de la Valette, aujourd'hui à Constantinople,
+sera envoyé à Turin. C'est un homme d'esprit et dans les meilleures
+dispositions pour l'Italie.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; à bientôt, j'espère. Je vous écrirai un mot
+avant mon départ, pour vous dire le jour de mon arrivée.</p>
+
+<a name="l79" id="l79"></a>
+<br><h3>LXXIX</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 19 août 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je crois assez à l'efficacité d'une cure de raisin, et si, après Ems,
+vous avez une ordonnance <i>ad hoc</i>, nous pourrions faire ensemble un tour
+à Bordeaux où, tout en mangeant les raisins du pays, vous pourriez
+prendre des informations au sujet de la liqueur qu'on en extrait. Nous
+ferions, en même temps, une visite à la comtesse de Montijo, qui sera à
+Biarritz; peut-être à Leurs Majestés, et incontestablement à M. Fould.</p>
+
+<p>Il n'y avait plus personne à Londres quand j'y ai repassé. J'ai trouvé
+le Museum en place. Newton m'a montré l'Apollon debout. Je l'ai trouvé
+très beau. Brandis, qui l'avait admiré couché, a dit qu'il n'avait
+jamais rien vu de si laid. Newton en était un peu mortifié. Je lui ai
+dit que c'était ce qu'on appelait en Allemagne du <i>Gemüth</i>, c'est-à-dire
+du charlatanisme et de la blague scientifique.</p>
+
+<p>Voulez-vous, <i>tempore et occasione prælibatis</i>, vous charger d'une
+négociation? Vous savez que nous avons, en 1862, une exposition des
+beaux-arts universelle à Londres. Nous y envoyons seulement les ouvrages
+d'artistes vivants, ou morts depuis moins de dix ans. Nous n'en avons
+pas beaucoup sous la main. M. le duc d'Aumale a un fort beau tableau de
+Paul Delaroche, <i>la Mort du duc de Guise</i>. Croyez-vous qu'il voulût
+l'exposer? Il rendrait service à l'école française, à la mémoire de Paul
+Delaroche, et ferait plaisir à tout le monde. Il déterminerait
+probablement de riches amateurs à suivre son exemple. Le tableau serait
+exposé avec le nom du propriétaire sur le livret. Régulièrement, il
+devrait être envoyé à la commission impériale avant d'être envoyé à
+l'exposition de Londres, mais nous le dispenserions de ce voyage. Il
+suffirait qu'il fit écrire qu'il mettra le tableau à la disposition de
+la commission française à Londres. On lui répondrait qu'on accepte avec
+reconnaissance. Voyez si vous voulez et pouvez vous charger de cette
+négociation. Je désirerais que vous ne fissiez pas mention officielle de
+mon nom; mais vous pourriez cependant dire au prince que vous avez pour
+garant que l'offre serait acceptée.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je suis fort occupé et tracassé par cette
+exposition; je suis repris par mes étouffements.</p>
+
+<a name="l80" id="l80"></a>
+<br><h3>LXXX</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 30 août 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Le journal nous donne aujourd'hui une bonne circulaire de Ricasoli sur
+les affaires de Naples. Le mal, c'est que ce n'est pas par des moyens
+constitutionnels qu'on peut faire cesser cet état de choses. Il n'y a eu
+dans le royaume de Naples qu'un temps d'ordre parfait; c'est quand le
+général Manhès faisait fusiller tous les gens de mauvaise mine qui
+n'avaient pas fait leur barbe; mais je ne sais pas trop comment on
+prendrait aujourd'hui ces mesures énergiques.</p>
+
+<p>Alexandre Dumas, qui est un grand blagueur, conte des choses curieuses
+de l'état de Naples. Il dit qu'il y a une association de voleurs établie
+sur des bases larges, qu'on appelle <i>la Camorra</i>, et dont tous les
+affiliés s'aident entre eux contre la société des honnêtes gens. Un
+article du règlement est que, lorsqu'un étranger prisonnier refuse de
+payer sa bienvenue aux camorristes, et se bat avec eux à coups de
+couteau, s'il est vainqueur, la société Camorra lui fait une pension.
+Cela rappelle les beaux temps de la Grèce.</p>
+
+<p>Il n'y a personne ici, en sorte qu'on ne fait même pas de nouvelles.
+Cependant, par quelques mots échappés à un des infortunés ministres qui
+sont de garde ici, je ne serais pas surpris que la question de
+l'évacuation de Rome mûrit rapidement. Pourvu que cela n'amène pas une
+attaque contre la Vénétie, ce serait au mieux.</p>
+
+<p>Je n'ai pas encore de projets bien arrêtés. Il faut que j'aille, dans le
+courant de septembre, voir M. Fould à Tarbes, et madame de Montijo à
+Biarritz. J'ai, ici, en train, un petit travail pour <i>le maître</i>, que je
+voudrais lui porter, afin de faire d'une pierre deux coups; mais je
+n'avance pas comme je voudrais et j'en ai encore pour quelques jours.
+D'un autre côté, je n'ai pas de nouvelles de madame de Montijo. Je la
+crois à Biarritz ou en route pour y aller, et la durée de son séjour en
+France aura une influence capitale sur mes projets pour le mois
+prochain.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments. Miss Lagden et
+mistress Ewers se rappellent à votre souvenir.</p>
+
+<a name="l81" id="l81"></a>
+<br><h3>LXXXI</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 3 septembre 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je crois que la nomination de la Valette, combinée avec celle de
+Benedetti, est un acheminement à la consommation que vous désirez. Ces
+deux bons catholiques sont, je crois, très propres à persuader à notre
+saint-père que son royaume n'est plus de ce monde. Peut-être aura-t-il
+de la peine à le croire; mais il faudra qu'il s'y résigne, et qu'il
+fasse beau c.., comme disait le général Beurnonville à un prince du Rhin
+qu'on voulait médiatiser.</p>
+
+<p>J'ai eu des nouvelles de Constantinople, où l'on se moque beaucoup des
+histoires qu'on a faites de la chasteté du sultan, et de son goût pour
+l'eau pure. L'un est aussi vrai que l'autre; mais son grand goût pour le
+moment, c'est pour les poules. Il vient de commander un poulailler de
+cinq cent mille francs pour élever ses volailles. Voilà comme il entend
+l'économie! Croyez que nous aurons, d'ici à peu de temps, des choses
+sérieuses en Orient, qui donneront un cruel démenti à lord Palmerston,
+lequel veut absolument que l'empire turc se tienne debout tant qu'il
+vivra. Je crois la Porte beaucoup plus près de sa fin que mylord.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Dites-moi ce que vous devenez. Je ne suis pas
+surpris que les eaux d'Ems ne vous aient pas immédiatement soulagé.
+Vous savez qu'on n'en ressent les effets que quelques semaines après.</p>
+
+<a name="l82" id="l82"></a>
+<br><h3>LXXXII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 8 septembre 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je viens de recevoir un télégramme de Biarritz. On me dit que, quand j'y
+viendrai, il y aura une chambre pour moi. Cela me jette dans un certain
+embarras. J'ai répondu que j'étais aux ordres de Leurs Majestés; que,
+lorsqu'on m'écrirait de venir, je viendrais; que cependant je préférais
+attendre quelques jours encore, afin d'avoir fini la tartine destinée au
+<i>maître de la maison</i>.</p>
+
+<p>On nous dit tantôt blanc tantôt noir des affaires de Naples. Les agents
+du saint-père ici ont honte, à ce qu'il paraît, des défenseurs de
+l'autel et du trône qu'ils ont dans les Calabres: car ils démentent
+énergiquement toute participation aux mouvements de Chiavone et
+consorts. Comment expliquez-vous le discours de l'archevêque hongrois?
+De temps en temps, j'espère qu'un schisme va se déclarer. Faites donc
+une église ambroisienne et procurez-moi une place de chanoine quelque
+part où il y ait des religieuses.</p>
+
+<p>Je crains que le tableau dont je vous avais prié de parler au duc
+d'Aumale ne soit plus ancien qu'il ne faut; cependant, je ne doute pas
+qu'il ne fût accepté s'il était offert. Lorsque vous le rencontrerez,
+vous pourriez lui parler de l'exposition en général, du petit nombre de
+bonnes choses qu'on peut y mettre, et, si vous le voyiez disposé à
+prêter ce qu'il a, vous lui diriez que la commission accepterait avec
+reconnaissance, que tout se traiterait comme il voudrait. Vous pouvez
+encore ajouter que M. Duchatel a promis de prêter <i>la Source</i> de M.
+Ingres.</p>
+
+<p>Un de mes amis, venant de Vienne, me dit que les affaires y sont graves.
+On a mauvaise opinion de l'avenir et presque pire du présent. On dit
+l'empereur très borné, très entêté, et absolument dans les mains de sa
+mère, laquelle est dans celles des jésuites. Les Hongrois sont
+absolument hors d'état de rien faire; mais ils ne payent pas et ils
+parviennent, en se ruinant, à ruiner leur ennemi. Il y a un système
+d'incendies organisé: on met le feu aux fermes et aux maisons de
+quiconque paye l'impôt sans avoir de garnisaires. L'archevêque a demandé
+qu'on lui en envoyât.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher ami. Que faites-vous? Je ne partirai pas sans vous
+écrire où je vais.</p>
+
+<a name="l83" id="l83"></a>
+<br><h3>LXXXIII</h3>
+
+<p class="rig">Biarritz, 15 septembre 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>J'ai reçu, mardi dernier, une dépêche télégraphique conçue en ces
+termes: «Venez sans culottes!» Je suis parti le soir même, et, depuis
+mercredi, je suis l'hôte de Leurs Majestés. C'est une petite villa très
+jolie, un peu trop près peut-être de la mer, qui se permet de faire trop
+de tapage pour mon goût particulier. Il n'y a que très peu de monde, et
+j'y suis le seul étranger à la maison. Depuis mon arrivée, on m'a tenu
+tellement en courses ou en travail (vous savez quel travail), que je
+n'ai pas encore pu vous donner de mes nouvelles.</p>
+
+<p>Hier, nous avons fait une assez longue excursion qui n'a pas trop bien
+réussi, car nous sommes revenus tous trempés comme des soupes. Nous
+sommes allés voir une terre très grande que l'empereur a donnée à M.
+Walewski dans les Landes. Ce sera très beau, dit-on, quand ce sera
+arrangé. Présentement, il y a tout à faire, jusqu'à de la terre à
+trouver, car il n'y a encore que des marais.</p>
+
+<p>L'autre jour, on a fait prendre au prince impérial son premier bain de
+mer, et très maladroitement, suivant moi, on l'a jeté dans l'eau la tête
+la première, en sorte qu'il a eu grand'peur. On lui en a fait des
+reproches, et on lui a demandé pourquoi, lui qui ne sourcillait pas
+devant un canon chargé, il avait peur de la mer. Il a répondu sans être
+soufflé: «C'est que je commande au canon, et que je ne commande pas à la
+mer.» Cela m'a paru assez philosophique pour un prince qui n'a pas
+encore six ans.</p>
+
+<p>Biarritz est plein de monde de tous les pays. Il y a force dames de tout
+rang et de toute vertu, toutes avec les toilettes les plus
+extraordinaires qu'on puisse imaginer. La plage ressemble à un bal de
+carnaval.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; je vous souhaite santé et prospérité.</p>
+
+<a name="l84" id="l84"></a>
+<br><h3>LXXXIV</h3>
+
+<p class="rig">Biarritz, 28 septembre 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>La Valette, me dit-on, n'est pas encore parti. La conversation qu'il
+aura avec Sa Majesté avant de se mettre en route serait curieuse à
+écouter, et je voudrais être une petite souris pour les entendre.</p>
+
+<p>Je vous ai dit plus d'une fois que je croyais l'empereur aussi attaché
+au pape que vous et moi. La différence entre nous, c'est qu'il a charge
+d'âmes. Il s'agit pour lui de se convaincre de la disposition réelle de
+la France et de l'Europe. Je crois que le sentiment catholique s'est
+affaibli en France depuis la bataille de Castelfidardo. Cependant croyez
+qu'il est toujours très fort; nous ne pouvons nous débarrasser comme les
+Anglais des chimères chevaleresques en présence des intérêts. Les
+Anglais tolèrent les insolences des Yankees en considération du coton.
+On ne pourrait obtenir cela des Français. Un vieillard sans puissance
+et quinteux, fait pitié. Il serait plus facile de lui faire la guerre
+s'il était souverain d'un grand pays. Pensez, en outre, à l'influence
+énorme des curés et des femmes, qui sont toutes papistes. Voyez combien
+il est nécessaire de ménager la chèvre et le chou, et prenez patience,
+si on ne se décide pas aussi vite que vous le désirez.</p>
+
+<p>Adieu. Comment vont vos genoux et vos poignets?</p>
+
+<a name="l85" id="l85"></a>
+<br><h3>LXXXV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 14 octobre 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis arrivé hier à Paris avec M. Fould. Voici votre lettre. Les
+conditions du duc sont parfaitement justes. Vous vous souvenez que je
+vous avais dit que son nom serait sur le livret. Quant au soleil et au
+vernis, bien que le premier de ces deux articles soit peu à craindre en
+Angleterre, notre surveillant y mettra bon ordre. Mais je ne sais de
+quel tableau le duc veut parler. Il ne dit que le nom de l'auteur, et
+point le sujet. Vous connaissez la condition pour l'exposition, artistes
+vivants ou morts depuis moins de dix ans, Paul Delaroche est mort en
+1857 ou 1856.</p>
+
+<p>On est ici dans un état de crise qui, dans un autre pays, n'aurait rien
+d'effrayant, mais qui, avec des imaginations niaises comme on en a ici,
+pourrait devenir très grave. <i>Mon hôte de Biarritz</i> en est un peu alarmé
+et commence à voir avec inquiétude que le tas de niais qu'il a autour de
+lui a laissé faire bien des bêtises. D'ailleurs, entre <i>l'hôte et
+l'hôtesse</i>, particulièrement en ce qui touche au spirituel, il y a
+toujours de graves dissidences qui compliquent la situation.</p>
+
+<p>On commence à demander assez hautement qu'on en finisse avec la question
+de Rome. Un bruit s'est répandu qui, je crois, n'est qu'une invention
+pour autoriser à attendre sans rien faire: c'est que notre saint-père
+allait bientôt mourir. Naturellement, on dit que l'on peut ajourner
+toute solution jusqu'à son successeur; très bonne occasion pour ne rien
+faire du tout.</p>
+
+<p>Bref, il y a ici de grandes inquiétudes: mauvaise récolte en blés,
+guerre d'Amérique, traité de commerce avec l'Angleterre et la Belgique
+qui met en souffrance un certain nombre d'industries. Tout cela ne
+présage guère un bon hiver. M. Fould va, je crois, recevoir des
+propositions, l'opinion publique le désignant pour prendre en main la
+poêle. Il a ses conditions, auxquelles il fera bien de se tenir.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. M. Fould a beaucoup regretté que vous ne soyez
+pas venu. Il vous aurait fait manger des ortolans sublimes. Je ne trouve
+pas de mot pour exprimer ce qu'est un ortolan gras et frais. Cela vaut
+mieux que toutes les hanches possibles, fussent-elles revêtues de
+crinoline.</p>
+
+<a name="l86" id="l86"></a>
+<br><h3>LXXXVI</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 23 octobre 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Voulez-vous une histoire assez bonne du séjour du roi de Prusse à
+Compiègne, où il n'est pas question du roi de Prusse?</p>
+
+<p>On était allé au château de Pierrefonds, château gothique comme vous
+savez. Madame *** était dans un groupe de dix ou douze personnes parmi
+lesquelles le maréchal X... Elle demanda ce que c'était qu'un grand
+lézard sculpté qui sortait du toit. On lui répondit que c'était une,
+gargouille. «Qu'est-ce qu'une gargouille?--C'est un conduit pour rejeter
+les eaux du toit.--Comment! tant de sculptures pour un conduit? Mais ce
+conduit-là doit coûter bien cher?--J'en sais de plus chers», dit à haute
+et intelligible voix le maréchal X... Je tiens le fait de deux témoins
+sûrs.</p>
+
+<p>Politiquement, cela veut dire que la dame ne vaut plus grand'chose
+auprès de qui vous savez, et j'en avais déjà fait la remarque. Je ne
+pense pas pourtant, comme tout le monde le croit ici, que notre ami
+Fould rentre au ministère. On a peur de lui; on lui garde une dent, je
+ne sais pourquoi. En attendant, les gens de finances se lamentent, et
+font des prédictions sinistres.</p>
+
+<p>Vous aurez vu la circulaire relative à la société de Saint-Vincent de
+Paul. Je crois qu'on aurait dû la faire il y a longtemps. Le moment
+peut-être n'est pas très bien choisi; mais, après tout, il y avait un
+danger réel à cette association cléricale, qui avait déjà pris une
+extension immense. Le Midi en est empesté.</p>
+
+<p>Je viens de voir Sobolewski revenant d'Italie. Il trouve que les
+fonctionnaires piémontais ne sont pas très adroits et que l'unification
+n'est pas trop avancée. Il n'a vu que le Nord. A ma grande surprise, il
+dit que c'est à Florence que les changements lui avaient paru avoir le
+plus de succès. L'ordre étant odieux aux gens des Marches, ils se
+plaignent des gendarmes et des préfets, qui ont toujours les lois et les
+décrets à la bouche, tandis que, sous le gouvernement du saint-père,
+quand on avait un <i>fratone</i> dans sa manche, on faisait à peu près ce
+qu'on voulait.</p>
+
+<p>Je crois que le pape a eu l'art de persuader ici qu'il va mourir, en
+sorte qu'à toutes les propositions raisonnables, on répond: «Attendons.»
+Puis, autre bêtise: on se persuade que, lui mort, on ferait nommer un
+monseigneur Marini dont on attend monts et merveilles! Tout cela est
+fort triste.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; soignez-vous, ne buvez ni ne mangez, que comme
+je fais quand je ne dîne pas chez vous; vous vous porterez bien.</p>
+
+<a name="l87" id="l87"></a>
+<br><h3>LXXXVII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 17 novembre 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>J'ai longuement causé, l'autre jour, avec M. de la Valette, qui va
+partir pour Rome la semaine prochaine. Je crois que vous auriez été
+satisfait. Le chevalier Nigra, avec qui j'ai dîné avant-hier au
+Palais-Royal, me paraît très content du choix de l'ambassadeur. Il me
+semble avoir toutes les qualités désirables pour traiter avec des
+ecclésiastiques. Une orthodoxie égale à la vôtre, et des dispositions à
+donner aux cardinaux toute la confiance que leur habit inspire à un bon
+catholique comme vous et moi. Malheureusement, je ne vois ni dans les
+Chambres ni dans le public la résolution qu'il faudrait pour lui rendre
+sa tâche facile.</p>
+
+<p>Le prince m'a beaucoup demandé de vos nouvelles. Il y avait à dîner M.
+Nigra; Ratazzi, qui ne dit pas grand'chose et qui n'a pas trop l'air
+d'en penser beaucoup plus; le prince de San-Cataldo et sa femme, qui
+est, je crois, Polonaise. Je m'étonnais, pendant tout le dîner, de lui
+trouver l'air si peu sicilien.</p>
+
+<p>J'ai dîné hier chez le duc Pasquier, qui a quatre-vingt-quinze ou
+quatre-vingt-seize ans. Il nous a raconté toute l'histoire du mariage de
+Napoléon Ier, d'une manière charmante; c'était à écrire sous sa dictée
+d'un bout à l'autre du récit, qui a duré plus de vingt minutes. Si les
+vieillards ne devenaient ni sourds ni aveugles, ce serait vraiment assez
+agréable de vieillir.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Faites-moi le plaisir de dire à M. Newton qu'il
+y a, dans le vestibule de la villa Albani, à Rome, un Apollon exactement
+semblable à celui que j'ai vu dans les marbres de Cyrène. Même
+dimension, même attitude, même draperie; seulement il est plus mutilé.
+Il y en a un plâtre au palais de l'Industrie. Cela prouve que ces deux
+marbres, le vôtre et celui de Rome, sont des copies d'un original fameux
+qui est à trouver.</p>
+
+<a name="l88" id="l88"></a>
+<br><h3>LXXXVIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 4 novembre 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Le chevalier Nigra va demain à Compiègne passer huit jours, à ce qu'on
+me dit; M. Fould aussi. Il est très possible qu'il en revienne avec un
+portefeuille. Je le désire, non pour lui, mais pour nos finances, qui en
+ont besoin.</p>
+
+<p>Je ne crois pas du tout à la guerre, si les Italiens ne font pas de
+sottises. L'Autriche n'a pas de quoi acheter des souliers à ses soldats,
+et nous n'en avons guère davantage.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi, écrivez-moi avant que j'aille à Compiègne.</p>
+
+<a name="l89" id="l89"></a>
+<br><h3>LXXXIX</h3>
+
+<p class="rig">Compiègne, 16 novembre 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis ici depuis huit jours et j'ai assisté à la petite comédie
+ministérielle qui s'est jouée. Elle s'est terminée comme vous avez vu.
+Notre ami est entré par une très bonne porte. Je l'aurais désirée plus
+large pour lui, mais il ne se peut rien de plus honorable que la lettre
+de l'empereur. Il a été également très bien traité par l'impératrice, et
+les préventions qu'il a pu craindre autrefois paraissent tout à fait
+dissipées à présent. Cependant il est évident qu'il entre dans un
+cabinet où il a des ennemis très acharnés, sinon très dangereux, et je
+prévois sous peu des batailles à livrer. X. paraît un peu écorné. Ce
+qu'il dit ici de bêtises aux uns et aux autres n'est pas croyable. C'est
+la médiocrité ou plutôt la nullité personnifiée, accompagnée d'une
+vanité puérile à laquelle il faut des <i>fiocchi</i> continuels.</p>
+
+<p>La mort du roi de Portugal est venue rompre toutes nos fêtes. Celle de
+l'impératrice, entre autres, est renvoyée au 22, lorsque le deuil sera
+dans sa seconde phase. Les bouquets ont été contremandés. Cependant M.
+Nigra m'en a envoyé un énorme que j'ai fait remettre à Sa Majesté sans
+lui dire de quelle part. Mais on a reconnu le masque, car il avait eu
+soin d'y mettre une profusion de rubans aux couleurs italiennes.</p>
+
+<p>Nous avions ici quatre highlanders sans la moindre culotte: le duc
+d'Athole, lord Murray, lord Dunmore et lord Tullybardine. Hier, ils ont
+dansé des <i>reels</i> avec leurs <i>pipers</i>. Ils sont fort bons diables, et
+ont l'air de s'amuser. Ce n'est pas le cas pour tout le monde.</p>
+
+<p>Si vous aviez entendu, il y a deux jours, l'empereur parler des affaires
+d'Italie, vous auriez été assez content. Nigra, qui a passé les huit
+premiers jours du mois à Compiègne, m'a paru très reconnaissant de
+l'accueil qui lui a été fait. Cela ne veut pas dire qu'on quitte Rome;
+mais je crois que la question fait des progrès.</p>
+
+<p>On descend pour déjeuner. Je n'ai que le temps de vous dire adieu.</p>
+
+<a name="l90" id="l90"></a>
+<br><h3>XC</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 8 décembre 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Depuis mon retour de Compiègne, je suis, de deux heures jusqu'à six, en
+commission pour le sénatus-consulte de M. Fould. Il m'avait prié
+d'intriguer pour en être et j'ai bravement voté pour moi dans mon
+bureau. J'ai failli avoir l'unanimité, ce qui aurait été fâcheux pour ma
+modestie. Nous sommes là à faire de l'éloquence, à fendre des cheveux en
+quatre, à chercher midi à quatorze heures, et, en attendant, le temps
+passe et nous n'avançons pas. Je crains que nous n'en ayons encore pour
+une douzaine de jours.</p>
+
+<p>Pendant que nous nous exterminons pour la chose publique, il fait à
+Cannes, à ce qu'on m'écrit, le plus beau temps du monde. Cousin est
+établi à deux pas de chez moi. Il y a grande et nombreuse compagnie;
+tous les jours arrivent des gens qu'on met à la porte faute de logement.</p>
+
+<p>J'ai dîné hier avec Bixio, qui demandait de vos nouvelles. Il venait de
+recevoir une lettre de son fils, qui venait d'assister à sa première
+affaire, et qui l'avait prise avec le plaisir que l'on trouve aux balles
+dans sa famille. Il dit que c'est comme le premier baiser d'une femme.
+Ils ont tué une douzaine de bourboniens et en ont fusillé autant; ce qui
+est moins drôle que de les tuer en combattant. Il prétend que Borges a
+été fusillé il y a longtemps, mais qu'on en a un autre pour le
+remplacer. Les chefs qui courent les montagnes de la Basilicate
+paraissent des gens très énergiques et intelligents; mais leurs soldats
+sont d'atroces canailles. Voilà le résumé du jeune Bixio.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; dites-moi ce que vous devenez et si nous
+partirons ensemble.</p>
+
+<a name="l91" id="l91"></a>
+<br><h3>XCI</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 31 décembre 1861.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Si M. Fould remet nos finances en bon ordre, il est probable que,
+pendant quelque temps, nous serons dans la plus belle position politique
+où la France ait été. Malheureusement tout dépend de la vie et de la
+santé d'un seul homme. J'attends beaucoup de l'excellente mesure qu'il a
+prise et que <i>notre ami</i> a provoquée. Il s'est très sagement lié les
+mains, se sentant entouré de gens disposés à lui tendre les leurs en
+toute occasion. M. Fould a notablement augmenté le nombre de ses
+ennemis, mais il n'en a cure. Je le crois très solide pour le présent,
+parce qu'il est nécessaire. Plus tard, cela deviendra grave. Vous avez
+dû être content de son discours au Sénat. C'est du langage vraiment
+parlementaire et d'un homme d'affaires. On est très peu habitué à ce
+style dans notre Luxembourg, où, à tout propos, on répète Magenta et
+Solferino.</p>
+
+<p>On prétend que l'adresse sera l'occasion d'un débat très vif. Le prince
+Napoléon fera un autre discours. Je compte me priver de tout cela, et ne
+revenir à Paris qu'après les grands froids passés.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher ami; je vous souhaite santé et prospérité pour 1862 et
+la fin du siècle.</p>
+
+<a name="l92" id="l92"></a>
+<br><h3>XCII</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 3 février 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je ne sais quel sera le projet d'adresse du Sénat. D'après la
+composition de la commission, il n'est pas facile de le deviner. Il n'y
+a pas de papistes déclarés; seulement des gens qui voudraient ménager la
+chèvre et le chou. La publication de la correspondance de M. de la
+Valette avec M. Thouvenel et le cardinal Antonelli est, ce me semble, un
+assez bon symptôme. Il est évident qu'on a voulu donner une preuve
+matérielle de l'entêtement de la cour romaine. Je vois un autre symptôme
+dans la mention faite, dans le rapport de M. Fould et dans d'autres
+documents, de la dépense que coûte l'entretien d'un corps d'armée à
+Rome. Je ne doute pas que l'intention de l'empereur ne soit de le
+retirer le plus tôt qu'il pourra.</p>
+
+<p>Maintenant le point le plus difficile, c'est la situation de Rome. Dès
+que nous serons sortis, il est fort à croire qu'on voudra pendre
+Antonelli. Si vous gardiez du loup un mouton obstiné, vous ne seriez
+peut-être pas entièrement à l'abri de tout reproche, le jour où, après
+avoir bien admonesté ledit mouton, lui avoir représenté ce qu'il avait à
+faire pour être tranquille et n'avoir rien à craindre, vous vous en
+iriez avec l'assurance qu'il sera croqué par sa faute. Ou, si la
+comparaison du mouton ne vous semble pas assez respectueuse quand il
+s'agit de la sainte Église romaine, prenez un fou qui a la monomanie du
+suicide. C'est le cas de ces messieurs. L'empereur craint la
+responsabilité du médecin quand son malade s'est jeté par la fenêtre.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Vous paraissiez croire, il y a quelque temps, à
+une aggression de l'Autriche. Je ne la crois pas possible dans la
+situation politique et financière où elle se trouve. Les blagues de
+Benedek ne prouvent rien. Il faut de l'argent pour mettre une armée en
+mouvement; seulement, il est à croire que les Autrichiens ne seraient
+peut-être pas fâchés d'être attaqués. Si le Parlement italien conserve
+du calme, il ôtera cette espérance au cabinet de Vienne. La guerre la
+plus sûre que vous puissiez faire à l'Autriche, c'est de la laisser se
+consumer en préparatifs inutiles et ruineux.</p>
+
+
+
+[Note du transcripteur: L'original ne contient pas de lettre nº XCIII.
+L'index à la fin du volume a été corrigé en conséquence. Il ne s'agit
+pas d'une absence de donnée, mais d'une erreur de numérotation.]
+
+<a name="l93" id="l93"></a>
+<br><h3>XCIII</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 10 mars 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je reviens d'une excursion dans nos montagnes<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a>
+<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>. A deux mille pieds
+au-dessus du niveau de la mer, nous avions chaud et les orangers ont
+des fruits mangeables. Il y croît des asperges sauvages dont nous nous
+régalions et qui me rappelaient l'Italie. Les aimez-vous? on les adore
+ou on les déteste.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote14"
+name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14">
+(retour) </a> A Saint-Césaire, chez le docteur Maure.
+</blockquote>
+
+<p>Notre discussion de l'adresse a dû vous intéresser. Bien que nos gens
+soient des vieillards très goutteux, très écloppés pour la plupart, ils
+ont montré une ardeur toute juvénile à crier et à faire tapage. Nous
+autres gens sensés et philosophes, nous ne pouvons pas nous figurer ce
+que deviennent de vieux généraux en pouvoir de femmes. La peur du diable
+les prend, et, par suite, l'amour de notre saint-père le pape, dont le
+diable est le gendarme ou le premier ministre, si vous voulez.</p>
+
+<p>On m'écrit que c'est encore bien pis dans les salons de Paris. On vous
+appelle un homme sans moeurs si vous doutez que le pape ne soit un saint
+martyr et M. de Goyon un tison d'enfer crucifiant le vicaire de
+Jésus-Christ. Par contre, il ne paraît pas que le reste du public se
+montre très enclin, à cette mode de dévotion. On m'a écrit que les
+étudiants font du tapage, que les ouvriers disent de mauvais propos aux
+prêtres, enfin qu'il y a une agitation assez mauvaise des deux côtés.</p>
+
+<p>La discussion de l'adresse dans le Sénat me semble au fond assez bonne.
+M. Billault a usé du dernier argument, qui, à parler franchement, est le
+seul bon, au point de vue français. C'est lorsqu'il a dit qu'après avoir
+occupé Rome, nous serions mal reçus à vouloir empêcher un autre de
+l'occuper. Or, cet autre, ce sont les Autrichiens, que le pape appelle
+de tous ses voeux. Nous ne sommes pas en position d'entamer une guerre
+qui pourrait devenir générale. Cependant, à la manière dont il a parlé
+de l'obstination de la cour de Rome, il y a lieu d'espérer que le
+gouvernement français comprend la nécessité d'en finir.</p>
+
+<p>Ici, on est, ce me semble, assez effrayé du changement du ministère
+italien. Je ne parle que par l'impression que me donnent les journaux et
+le peu de lettres que je reçois. On ne croyait pas que M. Ricasoli fût
+bien disposé pour la France, on le regardait même comme décidément
+hostile à l'empereur; mais, en même temps, il avait la réputation d'être
+très franchement contraire au parti du mouvement qui est le plus
+dangereux et pour vous et pour nous. J'ai rencontré plusieurs fois M.
+Ratazzi à Paris. Il ne paye pas de mine; il a l'air timide et
+embarrassé; cela tient peut-être à ce qu'il ne parle pas le français
+très facilement. Il a fait, d'ailleurs, un bon discours dans un dîner
+qu'on lui a donné ici.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; miss Lagden et mistress Ewers me chargent pour
+vous de mille amitiés et compliments.</p>
+
+<a name="l94" id="l94"></a>
+<br><h3>XCIV</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 22 mars 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Votre lettre, qui a dû se croiser avec la mienne, et qui m'a été
+adressée à Paris, je ne sais par qui, portait cette suscription: à
+<i>Kenné-Vard</i>. Cependant, elle est arrivée à Cannes (Alpes-Maritimes). Ce
+qui fait grand honneur à l'administration des postes.</p>
+
+<p>M. Fould m'a fait nommer membre du jury international pour les faïences
+et porcelaines. Il en résulte que je serai à Londres le 1er mai, sinon
+plus tôt. Je n'ai pas besoin de vous dire que je m'arrangerais
+merveilleusement de votre hospitalité, qui m'est déjà si connue; mais je
+ne sais pas encore bien de quelle façon je dois être à Londres et pour
+combien de temps. Non pas que je craigne que vous n'abusiez de votre
+position pour me faire voter en faveur de votre fabricant de pots de
+chambre; mais, d'une part, si la chose durait longtemps, je ne voudrais
+pas vous embarrasser; de l'autre, je ne sais pas s'il n'y a pas un hôtel
+pour les infortunés dans ma position. Enfin nous verrons. Quand je serai
+à Paris, j'en saurai plus long et je vous dirai tous mes projets.</p>
+
+<p>Je quitte Cannes mardi prochain, désolé de laisser des champs couverts
+de violettes et d'anémones pour les boues de Paris.</p>
+
+<p>Je suis sans nouvelles ici. Il me semble qu'il y a de l'agitation à
+Paris, ce à quoi la discussion de l'adresse n'a pas peu contribué. On
+nous a rendu des institutions parlementaires ce qu'il y a de plus
+inutile, sinon de plus nuisible. Cependant cela peut avoir un bon effet,
+celui de prouver à l'Europe que la parole est assez libre dans nos
+assemblées politiques.</p>
+
+<p>Il me semble qu'il résulte de la discussion du paragraphe relatif aux
+affaires de Rome, que tout le monde s'accorde à décerner au gouvernement
+du saint-père un brevet d'incapacité et de sottise. C'est quelque chose
+mais pas encore assez. Je compte beaucoup, pour terminer la question,
+sur l'emploi du vinaigre, dont nos prêtres font un si grand usage.</p>
+
+<p>Mais qu'arriverait-il si, au lieu de dépenser quinze ou vingt millions
+par an à tenir garnison à Rome, on en dépensait cinq ou six à acheter
+les consciences du sacré collège? Je me suis toujours laissé dire que la
+simonie était pratiquée à Rome sur une grande échelle. Le duc de Modène,
+votre légitime souverain, obtenait ce qu'il voulait avec une douzaine de
+<i>zampetti</i>.</p>
+
+<p>Cousin a quitté Cannes hier. Il est guéri de son mal de gorge, mais le
+sang qui le tourmente s'est jeté dans ses jambes. Il a des varices qui
+l'inquiètent, et il va à Montpellier pour se faire faire des caleçons en
+gutta-percha. Je l'ai trouvé très raisonnable, mais les lettres de ses
+amis les burgraves, qu'il me montrait de temps en temps, ne le sont
+guère. Ce sont des fous qui ne pensent qu'à détruire, sans examiner si
+l'édifice ne leur tomberait pas sur la tête.</p>
+
+<p>M. Fould dans une de ses dernières lettres me demandait de vos
+nouvelles; sa conversion de la rente a eu plein succès, mais il a contre
+lui une masse d'ennemis dont les plus dangereux ne sont pas les
+déclarés. Cependant il me paraît avoir bon courage, et bonne disposition
+de mordre qui le mordra.</p>
+
+<p>Adieu, mon Cher Panizzi; mille amitiés à nos amis. Jeudi ou vendredi
+prochain, je serai à Paris, et vous aurez bientôt communication de mes
+plans.</p>
+
+<a name="l95" id="l95"></a>
+<br><h3>XCV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 31 mars 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Il y a certainement beaucoup d'agitation sourde à Paris et ailleurs;
+mais les choses sont loin d'en être au point où Duvergier de Hauranne et
+autres grands politiques les voient. On souffre de la crise monétaire,
+de la crise alimentaire, de la crise religieuse. Les orléanistes et les
+légitimistes se donnent beaucoup de mouvement pour faire tomber la
+voûte sur leurs têtes. Bien qu'ils soient experts en cette manoeuvre,
+elle me paraît encore solide; mais il est certain que ni les ministres
+ni les Chambres ne plaisent au public. On aspire vers quelque chose qui
+ne soit ni le passé ni le présent.</p>
+
+<p>Le prestige de l'empereur n'a pas diminué dans les masses; et les
+classes qui se disent intelligentes aboutiront, je crois, avec tous
+leurs efforts, à donner à son gouvernement une tendance plus
+démocratique. Je ne suis pas de ceux qui s'en réjouiront, mais je ne
+vois pas trop comment il pourrait en être autrement. La passion est si
+aveugle, que les parlementaires et les aristocrates, qui pourraient
+empêcher la balance de pencher d'un côté, la précipitent au contraire.
+Malgré le goût furieux qu'on a pour l'argent aujourd'hui, il y a une
+foule de gens qui, au risque de compromettre leur fortune, mettent des
+bâtons dans les roues de M. Fould.</p>
+
+<p>La grande nouvelle est le retour de la Valette. Il paraît qu'il est venu
+dire ici qu'il était impossible de vivre à Rome avec Goyon, et qu'il
+fallait en retirer ou lui, la Valette, ou bien l'autre. Ce soir, on
+disait que le maréchal Niel allait remplacer l'un et l'autre et être à
+la fois ambassadeur et commandant du corps d'armée. Ce serait une
+singularité qu'un ambassadeur avec une armée; mais, enfin, cela vaudrait
+mieux que ce qui existe et ce qui a trop duré.</p>
+
+<p>Un officier français qui revient d'Italie me dit que la fusion des
+volontaires avec l'armée régulière est très malheureuse et qu'il en
+résultera un affaiblissement notable pour l'armée italienne. Nos armées
+républicaines d'autrefois ne se sont pas trop mal trouvées de semblables
+mesures; mais, ici, ce qui me paraît grave, c'est la force que cela va
+donner au parti progressiste, aux impatients qui peuvent tout perdre. Ce
+temps-ci devrait pourtant conseiller la patience.</p>
+
+<p>L'Allemagne, avec ses princes imbéciles, se détraque davantage de jour
+en jour. Le roi de Prusse me paraît avoir des velléités d'imiter Charles
+X, et il pourrait bien avoir le même sort. Il se trouve dans une
+singulière position, pouvant se mettre à la tête d'une révolution où il
+a tout à gagner, ou bien d'une contre-révolution où il a tout à perdre.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je pense que je dois être à Londres pour le 1er
+mai. Je crains que vous n'ayez de moi plus que vous n'en voudrez.</p>
+
+<a name="l96" id="l96"></a>
+<br><h3>XCVI</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 9 avril 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>On est toujours ici dans la sotte situation dont je vous ai parlé il y a
+quelques jours. Tout le monde voit le mal et fait des prédictions
+sinistres; on dit à Sa Majesté où le bât blesse, et il ne paraît pas
+près de prendre une résolution.</p>
+
+<p>En attendant, l'anarchie fait des progrès. Les prêtres imaginent tous
+les jours quelque sottise nouvelle. L'archevêque de Toulouse veut
+célébrer par une grande fête l'anniversaire d'une conspiration huguenote
+à Toulouse, et a annoncé une fête solennelle en commémoration d'un petit
+massacre qui eut lieu en 1562. Il y a de quoi exciter une émeute à
+Toulouse, où il y a des rouges et des blancs, également mauvaises
+têtes.</p>
+
+<p>J'ai dîné hier avec trois ministres, tous les trois désolés et
+désespérant de se faire écouter. Un d'eux, et c'est le plus éloquent de
+la bande, m'a pris à part pour me prier de parler au maître et de lui
+dire l'état des choses. «Comment voulez-vous qu'on m'écoute, lui ai-je
+dit, moi, qui n'ai pas qualité pour être écouté?--C'est précisément à
+cause de cela, m'a-t-il répondu, que peut-être on vous écoutera.»</p>
+
+<p>Les papistes du ministère, et il y en a plusieurs que bien vous
+connaissez, lui montrent la révolution déchaînée et lui disent qu'il n'y
+a de salut que dans les bras des prêtres et des blancs. On prête ce mot
+à une grande dame, mais je n'y crois pas: «Je n'aime ni les blancs ni
+les rouges, mais plutôt les blancs que les rouges!» Si cela continue,
+elle verra ce que peuvent les blancs et ce qu'ils feront pour la
+défendre.</p>
+
+<p>On disait hier au soir que M. de la Valette allait retourner à Rome et
+que Goyon serait rappelé. Ce serait une bonne chose, mais il y a déjà
+longtemps qu'on nous promet cela, et toujours nous attendons. J'ai des
+nouvelles d'Italie de source que je crois très bonne. On me dit qu'à
+Naples l'immense majorité est pour l'unité italienne, que les bandes
+sont très peu nombreuses, très peu dangereuses, et que le personnel ne
+se compose que de voleurs. En Sicile, le désordre est plus grave; on
+pille et on vole partout avec impunité. Impossible d'avoir des recrues
+pour l'armée.</p>
+
+<p>Au sujet de la tournée triomphale de Garibaldi, on prétend que les
+journaux ont fort exagéré l'effet qu'il a produit. On est allé le voir
+et l'entendre comme on va à un opéra nouveau. Personne n'attache grande
+importance à ce qu'il dit ni à ce qu'il fait. C'est une bête curieuse.
+Le mal, à mon avis, c'est qu'il y a tant de bêtes prêtes à suivre celle
+qui va brouter sur le bord d'un précipice!</p>
+
+<p>Pensez aux commissions que vous aurez à me donner. Selon mon usage, je
+viendrai sans habits et je puis vous apporter ce que vous désirerez;
+j'espère, d'ailleurs, que vous n'avez pas besoin d'un piano a queue.</p>
+
+<p>On joue un mélodrame<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a>
+<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a> samedi prochain et l'on s'attend à un tapage
+horrible; car, maintenant, c'est au spectacle qu'on fait de
+l'opposition.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; quand vous vous ennuyez où vous êtes,
+réfléchissez que vous êtes dans le seul pays ou on peut être sûr de son
+lendemain.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote15"
+name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15">
+(retour) </a> <i>Les Volontaires de 1814</i>, par Victor Séjour,
+ dont la première représentation n'eut lieu au théâtre de la
+ Porte-Saint-Martin que le mardi, 22 avril 1862.
+</blockquote>
+
+<a name="l97" id="l97"></a>
+<br><h3>XCVII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 18 avril 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Que vous dirai-je de la politique? L'anarchie est toujours en nos
+conseils. On a cru un instant qu'on allait changer quelques ministres,
+puis rien ne s'est fait. Il est évident pourtant que les choses ne
+peuvent pas demeurer longtemps <i>in statu quo</i>, et il faudra bien que la
+balance penche d'un côté ou de l'autre.</p>
+
+<p>Lord Palmerston n'a pas fait avancer la question de l'évacuation par son
+discours de l'autre jour. Était-ce de sa part étourderie naturelle à un
+jeune ministre comme lui; mauvais vouloir pour nous, ou désir de
+popularité? je n'en sais rien; mais je regarde son discours comme un
+embarras de plus dans une affaire où il y en a déjà tant.</p>
+
+<p>Il paraît que Ratazzi offre maintenant de garantir au pape la possession
+des États qu'il conserve à présent, et qu'il prendrait l'engagement de
+les faire respecter. Mais comment empêcher les Italiens de Rome de
+mettre à la porte le saint-père s'il n'y a plus qu'eux pour le garder?
+Le voyage de Garibaldi, et surtout ce qu'il a dit au sujet de Mazzini, a
+fait ici un très mauvais effet. C'est un personnage dans le genre de la
+Fayette, que ses bonnes qualités, mêlées à la faiblesse de son
+caractère, rendaient très dangereux. On me dit que ces ovations qu'il
+reçoit partout ne prouvent pas qu'il ait une grande influence; qu'on
+honore en lui son dévouement et son désintéressement sans adopter sa
+politique. Cela est possible; mais, ici, on s'effraye facilement de tout
+ce qui ressemble à de l'agitation révolutionnaire, et, par peur du
+rouge, on en est venu à proscrire le rose.</p>
+
+<p>On ne sait rien encore sur ce qui se fera pour l'ambassade de Rome. La
+Valette paraît bien décidé à n'y pas retourner s'il doit y retrouver
+Goyon. Les paris sont ouverts pour l'un et pour l'autre. Ce qui me
+paraît le plus probable, c'est qu'on enverra à Rome quelque général qui
+réunira les fonctions diplomatiques et le commandement militaire. Encore
+une cote mal taillée!</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. J'espère que votre rhume vous aura quitté.</p>
+
+<a name="l98" id="l98"></a>
+<br><h3>XCVIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 23 avril 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>On nous parle beaucoup de la confusion qui règne dans la commission
+anglaise de l'exposition. Il n'y en a pas moins dans notre commission
+française, si bien que je ne sais pas encore quel est mon destin. Les
+uns me disent que je suis président d'une classe, les autres, simple
+membre. Je me soucie autant de l'un que de l'autre, pour l'honneur et le
+profit; la grande question, c'est de savoir quand je dois être à
+Londres. De toute façon, j'y serai très prochainement; mais je vous
+préviendrai toujours deux jours d'avance.</p>
+
+<p>Ce que je vous disais de l'offre faite par le gouvernement italien, je
+l'ai entendu dire hautement à Vimercati chez le prince Napoléon, et il
+le donnait comme la pensée du comte de Cavour. Il n'y a qu'un
+inconvénient à cette combinaison, c'est la difficulté de l'exécution.
+Comment empêcher les descendants de Rémus, <i>magnanimi Remi nepotes</i>, de
+<i>sbudellare</i> Autonelli?</p>
+
+<p>Je persiste à trouver que le discours de lord Palmerston est peu
+politique, supposé que son désir soit que nous évacuions, avec les
+dispositions de jalousie qui existent dans les deux pays; il n'y a pas
+de pire moyen d'obtenir quelque chose que d'avoir l'air de l'exiger.
+Assurément l'empereur et les gens qui raisonnent savent les obligations
+des entraînements d'un ministre devant une Chambre; mais le gros public
+n'y comprend rien, et l'amour-propre national, s'en mêlant, crée un
+embarras de plus.</p>
+
+<p>J'en aurai long à vous conter sur les nôtres, quand je serai au British
+Museum. Le pire, c'est qu'il faudrait, pour en sortir, un peu d'énergie,
+et, malheureusement, je crains qu'elle ne fasse défaut.</p>
+
+<p>Adieu mon cher Panizzi; vous savez que Viollet-Leduc est chargé des
+réparations du château de Pierrefonds et d'autres travaux pour
+l'empereur. Cela posé, je vous demanderai pourquoi un architecte est
+nécessaire pour le mariage de notre amie la charmante veuve, qui va
+épouser le duc de R...? <i>Réponse:</i> parce qu'elle aura besoin de
+Viollet-Leduc (ou de violer le duc). Il passe, en effet, parmi les
+jeunes gens de son âge, pour être médiocre entre deux draps.</p>
+
+[Note du transcripteur: Il y a deux lettres nº XCIX.]
+
+<a name="l99" id="l99"></a>
+<br><h3>XCIX</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 26 avril 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>La reine de Hollande est ici, et il faut que je lui fasse ma cour. Je
+suis invité aux Tuileries et à l'ambassade d'Angleterre. Enfin ma
+vieille cuisinière est malade et j'ai des tracas par-dessus les
+oreilles. D'ailleurs, il paraît que rien n'est prêt à Londres et que le
+jury ne se réunira pas avant le 7 de mai.</p>
+
+<p>La Valette part lundi pour Rome. Il paraît certain que Goyon s'en
+revient. La Valette semble satisfait et dit qu'enfin il a une mission.</p>
+
+<p>Je vous écris à la hâte. Je dors sur tous les draps possibles. Je ne
+demande qu'une chose, c'est que vous ne me fassiez ni boire ni manger.
+Je n'ai plus ni tête ni estomac.</p>
+
+<a name="l100" id="l100"></a>
+<br><h3>C</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 2 juillet 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Si j'avais la moindre étincelle de poésie, c'est en vers que je vous
+écrirais, pour vous décrire l'affreuse mer que j'ai traversée hier sur
+<i>the Queen Victoria</i>, laquelle secoue son homme mieux que n'a jamais pu
+faire l'impératrice Messaline. J'ai souffert le martyre, et, pendant que
+je remplissais une cuvette placée entre mes mains, la mer entrait par le
+collet de mon habit et me mouillait le derrière, s'il est permis de
+s'exprimer ainsi. J'ai trouvé mon dîner prêt, mais j'avais et j'ai
+encore l'estomac trop brouillé pour manger. Il me semblait même que mon
+lit dansait sur la vague.</p>
+
+<p>Je vous écris du Sénat, en attendant qu'on nous renvoie dans nos foyers,
+car c'est notre dernière séance. Je trouve tout le monde assez préoccupé
+du Mexique, de la récolte qui inspire des inquiétudes et des élections
+qui auront lieu cette année. On est assez sévère, ce me semble, pour
+l'impératrice, à qui on attribue l'expédition du Mexique.</p>
+
+<p>De Rome, je n'ai rien appris. Le pape, qui donnait des espérances de
+passer dans une meilleure vie, paraît tout à fait remis et plus entêté
+que jamais.</p>
+
+<p>L'empereur va partir pour l'Auvergne, où il pourra, chemin faisant,
+tâter un peu le pouls aux populations.</p>
+
+<p>Le pauvre Landresse, le bibliothécaire de l'Institut que vous
+connaissiez, a été enterré avant-hier. Il est impossible d'être absent
+deux mois sans perdre quelqu'un de ses amis. Le chancelier Pasquier est
+toujours bien malade; on dit qu'il ne passera pas la semaine. Il a un
+catarrhe et quatre-vingt-dix-sept ans.</p>
+
+<p>J'ai voyagé avec Walewski, avec lequel j'ai joué un duo de cuvette; avec
+le comte Branicki, qui n'a fait que manger pendant la traversée. C'est
+un coeur et un estomac cosaque, qui digérerait du lion et du chameau.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie, et faites-vous le moins de
+mauvais sang possible au sujet des hommes et des choses.</p>
+
+<a name="l101" id="l101"></a>
+<br><h3>CI</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 11 juillet 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je donne demain à dîner à Saint-Germain, au docteur Maure, à Cousin et
+Mignet, à miss Lagden et mistress Ewers. Nous boirons à votre santé.
+Précisément le prince Napoléon s'est avisé de m'inviter ce jour-là. Je
+suis allé faire mes excuses à son chambellan, qui m'a promis d'arranger
+l'affaire.</p>
+
+<p>Le duché de Morny ne me paraît pas faire un très bon effet. Ce pays-ci
+est trop démocratique pour ces façons-là. Je croyais que Morny était
+trop peu poétique pour faire cas d'un titre tout sec.</p>
+
+<p>L'empereur est admirablement reçu dans son petit voyage. Il a parlé bien
+à l'archevêque de Bourges.</p>
+
+<p>Il y a quelques jours, la princesse Mathilde avait eu l'imprudence
+d'aller à la messe à Saint-Gratien, où elle a une maison de campagne. Le
+curé s'est avisé de faire une prière improvisée, pour que le bon Dieu
+ouvrît les yeux des grands de la terre, et leur inspirât de ne plus
+persécuter le vicaire de Jésus-Christ. La princesse s'est levée
+furieuse, et est sortie de l'église sur-le-champ. Le bon, c'est que
+toute l'assistance l'a suivie et le curé est resté tout seul avec son
+bedeau.</p>
+
+<p>Adieu; portez-vous bien et accoutumez-vous à supporter sans émotion la
+vue de vos beaux arbres et de votre parc.</p>
+
+<a name="l102" id="l102"></a>
+<br><h3>CII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 18 juillet 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis en grand ennui et tracas. Ma pauvre cuisinière est morte hier
+chez moi.</p>
+
+<p>Je ne crois pas du tout à la paralysie dont vous me parlez, mais à
+quelque raison secrète et capitale que vous pouvez avoir pour ne pas
+vous arrêter à Paris. Vous ferez, au reste, comme bon vous l'entendrez.
+Vous n'êtes nullement de tempérament à avoir cette maladie que vous
+dites. Seulement, ainsi que je vous en ai averti bien des fois, vous ne
+faites pas assez d'exercice et vous vivez trop bien. Il vous sera bon de
+marcher un peu dans les montagnes, et, lorsque vous vous serez bien
+fatigué, je vous permettrai de manger des ortolans, s'il y en a. Il
+m'est absolument indifférent d'aller à Bagnères par Bordeaux ou par
+Lyon. La seule chose que je vous demanderai, sera un congé de huit jours
+pour une expédition mystérieuse, s'il y a lieu de l'entreprendre. Quand
+elle pourra se faire, je ne le sais pas encore.</p>
+
+<p>Un de mes amis de Cannes est à Paris en ce moment. Il revient d'Italie.
+Il a vu l'entrée de Victor-Emmanuel à Naples et dit qu'il n'a jamais vu
+enthousiasme pareil. Cela a produit un très grand effet à Rome, où l'on
+avait prédit tout le contraire. Les propos de Garibaldi en Sicile sont
+bien fâcheux. Cependant, les journaux, ici, les prennent plus doucement
+que je ne m'y serais attendu.</p>
+
+<p>L'affaire du Mexique préoccupe toujours beaucoup. On se plaint fort de
+la faiblesse de caractère du général et surtout de la coquinerie de nos
+alliés, les Mexicains de Marquez. Ce sont eux qui ont pillé un de nos
+convois. Dans ce pays, tout le monde est voleur, et il n'y a que
+quelques grands hommes qui sont assassins. Notre petite armée est en
+assez bonne santé sur le plateau; mais la garnison de la Vera-Cruz
+souffre horriblement de la fièvre jaune.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher ami. A bientôt, j'espère. N'enviez pas le dîner que nous
+avons fait avec le docteur Maure et le professeur Cousin. Ce jour-là, il
+pleuvait des hallebardes. Prenant en considération les poitrines de
+Cousin et de miss Lagden, j'ai envoyé une circulaire pour changer le
+lieu du rendez-vous, et je les ai ajournés chez Véry au Palais-Royal. Or
+il s'est trouvé, ce que j'ignorais, que Véry est retiré des affaires. A
+sa place est un autre restaurant. Je m'y suis établi avec mes deux dames
+et j'ai commandé le dîner. Heureusement, il y avait une fenêtre sur la
+galerie, par laquelle j'ai fait le guet. Mes convives cherchaient Véry
+et ne le trouvaient pas. Je suis parvenu cependant à les ramener un à
+un, à l'exception de Barthélemy-Saint-Hilaire, qui n'avait pas reçu ma
+lettre et qui s'en était allé bravement à Saint-Germain. Nous avons fait
+un très mauvais dîner, mais assez gai pourtant.</p>
+
+<a name="l103" id="l103"></a>
+<br><h3>CIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 20 juillet 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je reçois ce matin votre lettre d'hier. C'est un des avantages de
+l'irréligion d'avoir des lettres le dimanche.</p>
+
+<p>Je voudrais bien vous laisser en route pour quelques jours, mais je ne
+sais encore rien de ce que je ferai; je ne sais pas même si je ferai
+cette mystérieuse expédition dont je vous ai parlé. Vous ne m'avez pas
+dit si vous voulez vous arrêter en route. Nous avons Tours, Poitiers,
+Angoulême et Bordeaux. Pour les amateurs de monuments, toutes ces
+villes-là ont leur mérite, Poitiers surtout.</p>
+
+<p>Le prince Napoléon est enchanté d'avoir un garçon. La princesse est très
+bien. Elle a l'air d'être prête à recommencer.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je suppose que Londres commence fort à se
+dépeupler et qu'il n'y a plus d'autre dame aux pieds de qui vous
+puissiez me mettre.</p>
+
+<a name="l104" id="l104"></a>
+<br><h3>CIV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 29 juillet 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>On croit que les actions de notre ami Fould sont en hausse. Des gens qui
+lui étaient très hostiles lui font la cour maintenant. Joignez à ce
+symptôme que madame *** paraît être fort en baisse. Il est certain que
+par un temps aussi chaud, il faudrait avoir le diable au corps pour en
+vouloir, sans parler des quarante et quelques printemps.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Si vous vouliez faire une pointe à Madrid, on y
+va maintenant en vingt-huit heures de Bayonne. Mais il n'y a plus
+personne: 30 degrés Réaumur; pas de taureaux ni de bibliothèque.</p>
+
+<a name="l105" id="l105"></a>
+<br><h3>CV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 31 juillet 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>J'ai dîné hier à Saint-Cloud. La maîtresse de la maison m'a dit qu'elle
+désirait beaucoup vous voir et que je devais vous amener dîner chez
+elle, à moins que cela ne vous plût pas, et qu'elle serait bien aise de
+vous remercier encore une fois de toutes les attentions que vous avez
+eues pour elle au British Museum. On dîne à sept heures, en cravate
+noire. Il n'y a personne que sa mère et les gens de la maison. C'est à
+vous de voir si vous voulez y aller mercredi. Nous partirions le jeudi
+suivant. Je vous conte la chose telle quelle, sans chercher le moins du
+monde à vous influencer. Il se pourrait que vous eussiez quelque chose
+de bon à lui dire. D'un autre côté, je ne comprends pas plus aujourd'hui
+que hier votre grande presse de vous voir en rase campagne. L'heure de
+voiture entre Paris et Saint-Cloud est favorable à la digestion. Si vous
+me répondez oui avant dimanche, c'est-à-dire si vous m'écrivez demain en
+recevant ma lettre, ou même si vous m'écrivez samedi, je redîne
+dimanche, et je lui rendrai votre réponse.</p>
+
+<p>Je ne crois pas un mot de toutes les histoires de brigands et de
+débarquements faits sous les yeux de la Valette. Il n'est pas homme à
+laisser faire sans rien dire.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher ami; portez-vous bien et venez nous voir le plus tôt que
+vous pourrez.</p>
+
+<a name="l106" id="l106"></a>
+<br><h3>CVI</h3>
+
+<p class="rig">Biarritz, 29 septembre 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>J'espère que vous avez fait un bon voyage et que vous n'avez pas eu trop
+de regrets de votre expédition de la Rune<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a>
+<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a>. Il n'a été question que
+de vous à la ville. L'impératrice me charge de vous dire combien elle a
+regretté de ne pas vous voir hier matin; mais elle était si fatiguée,
+qu'elle n'a jamais eu la force de quitter son lit. M. de Varaigne
+croyait que vous ne partiez qu'à deux heures, et s'excuse de n'avoir pas
+été vous serrer la main au moment où vous montiez en voiture. J'ai aussi
+des excuses à vous faire: je suis descendu sur la terrasse, mal rasé et
+médiocrement culotté, juste pour voir votre voiture trottant en <i>high
+style</i> le long de l'avenue. Nous attendons de vos nouvelles avec
+impatience. Sachez que vous avez ici la plus grande popularité parmi les
+grands et les petits.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote16"
+name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16">
+(retour) </a> Site aux environs de Biarritz, L'impératrice
+ voyageait parfois sous le nom de comtesse de la Rune; c'est
+ sous ce pseudonyme que Mérimée lui a dédié sa nouvelle <i>la
+ Chambre bleue</i>.
+</blockquote>
+
+<p>Hier au soir, il y a eu une bataille en règle entre Sa Majesté et moi,
+simplement <i>de questione romana</i>. L'affaire a été engagée avant que
+j'aie eu le temps de me reconnaître et de l'éviter. Elle parlait avec
+une grande vivacité, mais sans colère. Il me semble que j'ai été aussi
+ferme que possible mais me maintenant très calme sans rien ménager. On
+m'a dit que j'avais été convenable.</p>
+
+<p>Point d'honneur; désir de montrer à M. Keller et à pareille espèce qu'on
+n'a pas peur; désir de montrer à l'Angleterre qu'on ne fait rien sous la
+pression d'une menace; inquiétude de donner aux rouges une occasion;
+voilà ses arguments.</p>
+
+<p>J'ai dit qu'on ne devait pas plus céder à des menaces qu'à des prières
+et des cajoleries hypocrites; qu'il ne fallait jamais prendre le
+contre-pied de la politique de ses ennemis; que <i>in medio virtus</i>; qu'il
+y avait plus de courage à mépriser des calomnies qu'à se jeter dans
+l'embarras pour les réfuter; enfin qu'on avait charge d'âmes, qu'on
+était responsable d'une dynastie et d'un grand pays et que la politique
+de sentiment ne valait pas mieux que la politique dite (à tort)
+machiavélique.</p>
+
+<p>La discussion a fini par l'épuisement des gosiers, et il y a eu un grand
+silence de huit à dix minutes; après quoi, il m'a semblé qu'elle était
+plus prévenante pour moi qu'à l'ordinaire; évidemment pour me montrer
+qu'elle n'était pas fâchée. Elle a même demandé à madame de Rayneval si
+elle croyait que je n'avais pas été blessé. Vous la reconnaissez à ce
+trait. En un mot, c'est avec la vivacité de son caractère et avec ses
+préjugés particuliers, par les mêmes considérations que votre <i>auguste
+hôte</i>, qu'elle envisage toute l'affaire.</p>
+
+<p>Je crois que, si les ministres anglais veulent sincèrement l'évacuation
+de Rome, ils ne l'obtiendront qu'en ménageant des susceptibilités
+généreuses et, par cela même, plus difficiles à effacer. Vous avez vu ce
+que peu d'étrangers ont vu, <i>leur intérieur</i>, et vous en savez sur leur
+caractère plus que tous les ministres de l'Europe. Vous pouvez faire
+beaucoup de bien, je crois, en disant vos impressions. Je ne doute pas
+qu'à part celle que vous a laissée la montagne de la Rune, elles ne
+soient excellentes.</p>
+
+<p>Ce matin, j'avais découpé un masque en papier pour le prince impérial.
+Il est entré dans le salon après le déjeuner, en disant: «Je suis
+monsieur Panizzi qui revient.»</p>
+
+<p>Nous avons tous plus ou moins des inquiétudes dans les mollets. Un des
+chevaux est resté malade à Sarre. Ce n'est pas le <i>vôtre</i>, mais un de
+ceux de Sa Majesté. Les marins de Saint-Jean de Luz sont venus rendre
+visite à l'empereur hier. Cela faisait très bon effet de la terrasse.
+Il y avait une flotte de vingt bateaux. Vous pouvez penser que cela a
+fini par un fameux pourboire.</p>
+
+<p>Ce soir, il y a bal. Nous avons fort admiré deux Circassiennes arrivant
+du Caucase, avec des yeux de gazelle et des cheveux tombant en tresses
+défaites sur de blanches épaules; très agréable mélange de civilisation
+et de sauvagerie, promettant de fameux profits pour le consommateur.</p>
+
+<p>Bonsoir; portez-vous bien et recevez les compliments et les regrets de
+tous les habitants de la villa.</p>
+
+<a name="l107" id="l107"></a>
+<br><h3>CVII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 9 octobre 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>(Très confidentielle.)</p>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Un mot à la hâte. Nous sommes partis à huit heures et demie de la villa
+Eugénie hier, et arrivés à Paris à minuit un quart. Nous avons passé
+assez mélancoliquement les derniers jours. Quatorze personnes, dont
+Leurs Majestés, ont eu des maux d'estomac, coliques et vomissements la
+même nuit, à la même heure. Votre serviteur a été des plus maltraités.
+Hier, tout le monde allait bien, sauf l'impératrice et Piétri, qui
+souffraient encore un peu.</p>
+
+<p>Il est question d'un grand remue-ménage ministériel. Un de nos amis m'a
+dit ce matin que, si ce changement avait pour objet de mettre de
+l'homogénéité dans le cabinet, il y applaudirait de tous ses efforts;
+mais que, si, comme il le craignait, il en résultait le renforcement du
+parti clérical, il se proposait de rendre son portefeuille. Je
+l'approuve complètement pour lui, car il a remis la barque à l'eau et la
+laisse dans un état excellent. Tous ces hauts et ces bas sont
+déplorables. Je me prends quelquefois à penser que c'est dans l'espoir
+d'arriver au bien qu'il commence par le pire. Très mauvais système.</p>
+
+<p>L'impératrice me charge de vous remercier de votre lettre, qui lui a
+fait grand plaisir. Mesdames de Rayneval et de la Poëze, M. de Varaigne
+et <i>tutti quanti</i> vous disent mille amitiés.</p>
+
+<p>J'ai copié votre lettre pour qu'elle fût lue plus facilement et aussi
+pour substituer l'empereur à César, qui aurait pu être pris pour une
+ironie.</p>
+
+<p>Je vous écrirai demain plus au long au sujet de la conversation de
+Broadland<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a>
+<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>. Le courrier me presse.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote17"
+name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17">
+(retour) </a> Maison de campagne de lord Palmerston.
+</blockquote>
+
+<a name="l108" id="l108"></a>
+<br><h3>CVIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 11 octobre 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>L'indisposition dont je vous ai parlé n'a pas eu de suites. Je crois
+comme vous que nous avons mangé du vert-de-gris. Les cuisiniers jurent
+leurs grands dieux qu'il n'y en avait pas; mais les symptômes de notre
+indisposition me semblent concluants. Pour ma part, je suis parfaitement
+bien, aussi bien que votre cheval, qui, quoi que vous puissiez dire, est
+un animal vigoureux.</p>
+
+<p>Vous savez quelle est mon opinion sur la question romaine; mais je ne
+puis m'empêcher d'être surpris qu'un homme aussi fin et aussi pénétrant
+que lord Palmerston ne connaisse pas mieux les hommes et les choses du
+continent. C'est le défaut de tous les Anglais. Leur politique est
+fondée sur l'intérêt du pays, et ils se soucient peu d'être <i>logiques</i>.
+Par exemple, ils trouvent très bien que les Romains veuillent un autre
+gouvernement que celui du pape, et très mal que les Ioniens en demandent
+un autre que le leur. Il est de leur intérêt que l'Italie soit libre et
+unie, ils ne veulent pas lâcher les sept îles, et trouvent le
+gouvernement du sultan excellent. Je me rappelle encore le beau
+sang-froid de lord Palmerston, qui, il y a quelques années, me disait
+que les Druses étaient les plus honnêtes gens du monde. Malheureusement,
+sur le continent, et surtout chez nous, on ne se gouverne pas par le
+principe de l'intérêt du pays.</p>
+
+<p>L'empereur le disait fort justement: «La France fait la guerre pour des
+idées.» Pour ma part, j'en suis bien fâché, mais on ne refait pas le
+caractère d'une nation. Bien que voltairienne, il est plus que douteux
+que la France vît avec plaisir, et même de sang-froid, culbuter ce vieil
+imbécile dont elle se moque aujourd'hui.</p>
+
+<p>Je suppose qu'il n'y ait à Rome qu'une force insuffisante pour empêcher
+une émeute; que cette émeute eût lieu et que nos gens fussent
+maltraités, vous verriez toute la nation prendre feu comme pour cette
+affaire stupide du Mexique. Les Mexicains ont eu la bêtise de ne pas se
+laisser battre par une poignée de Français; et maintenant il n'y a pas
+un homme en France qui osât dire qu'il vaudrait mieux traiter avec
+Juarez que de lui envoyer des coups de canon qui coûtent fort cher.</p>
+
+<p>Croyez qu'il est difficile de retirer toutes nos troupes de Rome; mais
+cela vaudrait cent fois mieux que de n'y laisser que deux ou trois
+bataillons. Le premier parti est possible et j'espère qu'il prévaudra;
+mais le second est ce qu'il y a de plus dangereux. Considérez encore que
+les fous de Rome peuvent fort bien demander aux Autrichiens de remplacer
+les Français, et que nous n'aurions pas de trop bons arguments à leur
+opposer. Si l'Angleterre était disposée à nous seconder dans le cas
+d'une nouvelle rupture avec l'Autriche, ce ne serait que demi-mal; et
+l'Autriche, selon toute apparence, ne bougerait pas; mais lord Russell
+n'a-t-il pas dit que la Vénétie devait appartenir à l'Autriche?</p>
+
+<p><i>Votre belle hôtesse</i> me disait: «Pourquoi les Italiens, au lieu de
+prendre Rome, ne prennent-ils pas la Vénétie, qui a encore plus à
+souffrir que les Romains?» Je sais ce qu'il y a à répondre; mais c'est
+un argument populaire et qui frappe les masses. Enfin songez qu'il y a
+en France trente-quatre millions de catholiques assez <i>coglioni</i> pour
+tenir, sans jamais être allés à la messe, à ce qu'on chante du latin à
+leur enterrement.</p>
+
+<p>La Valette se loue fort de Montebello, qui, arrivé papiste, s'est
+converti promptement, voyant à quelles canailles il avait affaire. Dès
+qu'il y a quelque disposition à l'orage, il enferme les soldats du pape,
+met la clef dans sa poche, et tout se passe en douceur.</p>
+
+<p>Il se brasse en ce moment quelque chose pour la reconnaissance des États
+du Sud. Je ne doute pas que la France et l'Angleterre ne soient tout à
+fait d'accord, et je m'en réjouis, parce que c'est un lien de plus pour
+leur alliance.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et triomphez d'avoir été
+proclamé le plus solide écuyer des montagnes.</p>
+
+<a name="l109" id="l109"></a>
+<br><h3>CIX</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 15 octobre 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Avant-hier soir, à ma grande surprise, j'ai reçu une lettre autographe
+de <i>votre hôte</i>, lequel m'accusait réception de votre lettre. Il me dit
+<i>litteratim</i>:</p>
+
+<blockquote>
+ «Il y aurait bien des choses à répondre, mais je me borne à
+ dire que, lorsqu'un souverain est responsable de ses actes,
+ il doit plus que tout autre rester fidèle à ses engagements
+ et ne pas abandonner son allié qui a compté sur lui.»
+</blockquote>
+
+<p>Cadmus serait embarrassé. Malheureusement, le craquement ministériel a
+commencé hier matin. Thouvenel et Persigny ont été remerciés. Voilà qui
+est fait. Maintenant, ce qui est à faire, c'est de les remplacer et d'en
+remplacer d'autres encore. Fould, Rouher et Baroche ne veulent pas
+rester dans un cabinet dont Walewski serait le chef apparent. Billaut
+est à la campagne, faisant le mort, dit-on; mais il est probable que,
+s'il y avait une conversion complète, il ne pourrait pas décemment
+chanter la palinodie au Sénat et au Corps législatif.</p>
+
+<p>On dit à Fould: «Rien n'est et ne sera changé à la politique»; on y
+ajoute des compliments, on laisse même entendre que, si on recule, c'est
+pour mieux sauter. Il répond qu'il n'a pas envie de rester avec des
+collègues pour lesquels il n'a pas de sympathie, qui naguère lui ont
+joué de mauvais tours; qu'il ne veut pas avoir l'air de s'associer à une
+politique qu'à tort ou à raison, on croira opposée à celle qu'il
+soutenait, etc., etc., etc. Votre <i>hôte</i> et votre <i>hôtesse</i> semblent
+déterminés à faire les plus grands efforts pour le retenir jusqu'à
+présent, et il paraît décidé.</p>
+
+<p>L'ami d'Antonio<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a>
+<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a> a été hier dîner à Saint-Cloud, où il a trouvé la
+maîtresse de la maison encore souffrante du vert-de-gris, peut-être
+encore plus de la crise actuelle. Il a fait vos commissions à
+<i>monsieur</i>, à <i>madame</i> et au <i>petit</i>, qui a demandé de vos nouvelles,
+comme papa et maman. On a été on ne peut plus gracieux pour l'ami
+d'Antonio, mais on n'a parlé que d'histoire ancienne.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote18"
+name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18">
+(retour) </a> L'ami d'Antonio (Panizzi), c'est-à-dire
+ Mérimée lui-même.
+</blockquote>
+
+<p>Quand on s'est retiré, la maîtresse de la maison a couru après lui et
+l'a chargé de dire à Fould de venir lui parler, et de ne rien faire sans
+lui parler. Je crains un peu pour Fould des séductions de ce genre. Je
+vais aller aux nouvelles, et je ne fermerai ma lettre qu'après avoir vu
+Fould ou Persigny.</p>
+
+<p>Au milieu de tout ce tracas, il serait fort hasardeux de faire des
+prédictions; mais, comme je ne suis pas encore infaillible, vous n'êtes
+pas forcé d'y croire. Je suis convaincu (ce que je ne pourrais vous
+expliquer que si j'étais au British Museum avec votre table entre nous),
+je suis convaincu que les intentions, telles qu'on vous les exposait il
+y a quinze jours, ne sont pas changées; qu'on prend un chemin de
+traverse; mais à mon avis ce chemin est très dangereux. S'il n'y a pas
+d'embourbement, la conclusion sera peut-être plus prompte et dans le
+sens que nous désirons. Mais cela n'est pas une raison pour que les
+cochers s'y engagent, voyant très clairement les fondrières et fort
+obscurément le but qu'on veut atteindre. Je regarde encore comme
+possible un raccommodage général; mais ce qui est certain, c'est que le
+cabinet Walewski ne peut durer.</p>
+
+<p>On prétend que la reine de Naples est entrée dans un couvent et demande
+la résolution de son mariage, qui n'aurait jamais été <i>consommé</i>,
+dit-elle. Toutes ces vieilles dynasties finissent par l'impuissance. A
+quoi sert de descendre de Henri IV?</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Nous avons le projet d'aller vendredi manger
+une bouille-abaisse à Marseille, et d'installer <i>inter pocula</i>, les
+bateaux de l'Indo-Chine.</p>
+
+<p><i>P. S.</i> Tout est rarrangé, ou plutôt il y a suspension dans la crise.
+Thouvenel seul s'en va. Persigny reste et tous les autres. Cela me
+semble une triste combinaison; c'est remettre à six semaines ou un mois
+une bataille décisive, avec moins de chances de la gagner.--C'est Drouyn
+de Lhuys qui remplace Thouvenel. C'est du gâchis légitimiste et
+papalin!</p>
+
+<a name="l110" id="l110"></a>
+<br><h3>CX</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 15 octobre 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Ce matin, M. Fould est allé voir notre <i>hôte</i> et notre <i>hôtesse</i>, et
+leur a dit tout ce qu'il avait sur le coeur. <i>Monsieur</i> disait qu'il ne
+voulait rien changer à sa manière de faire, qu'il n'y avait pas lieu de
+le quitter, et qu'avant trois mois il aurait mené à bonne fin la
+question embarrassante. Il se plaignait qu'on l'abandonnât et qu'on
+n'eût pas confiance en lui.</p>
+
+<p>D'ailleurs, <i>madame</i> et <i>lui</i> n'ont rien épargné pour retenir les trois
+qui voulaient partir. De son côté, Walewski avait embouché la trompette
+et avait annoncé qu'il allait mettre au <i>Moniteur</i> un petit entre-filet
+qui promettrait à notre saint-père Rome et la protection impériale à
+toujours. Après d'assez longs débats, pendant lesquels il y a eu de
+dures vérités dites, on s'est mis à capituler. Des trois qui voulaient
+s'en aller, il y en avait deux, Rouher et Baroche, qui ne demandaient
+qu'à rester. On leur a présenté cette combinaison, qu'il n'y aurait que
+Thouvenel remplacé, et que Persigny resterait, que rien ne serait changé
+à la politique et qu'on serait amis comme devant.</p>
+
+<p>Sur cette belle invention, la paix s'est faite. Nous avons cherché noise
+à notre ami à cette occasion. Il se défend en disant qu'en restant il
+empêche un grand mal; que, s'il ne renverse pas ses ennemis, du moins il
+les empêche de gagner la bataille.</p>
+
+<p>Le côté bouffon, c'est de voir qu'on renvoie un homme d'esprit pour le
+remplacer par un pédant; un homme dévoué à la dynastie par un
+légitimiste qui, il y a quelques années, renvoyait le brevet de sénateur
+avec dédain. Le plus drôle encore, c'est que MM. Fould, Rouher et
+Baroche insistent pour conserver Persigny, dont ils ont mille fois
+demandé le changement, et qu'ils ne veulent aujourd'hui garder qu'afin
+de ne pas paraître tout à fait opprimés.</p>
+
+<p>Je crois que l'effet produit sera détestable. Tout le monde perd en
+considération; de tous les côtés, il y a faiblesse. Notre aimable
+<i>hôtesse</i> se fait un tort immense et se livre à des gens qui la
+trahiraient demain, ou qui la conduiraient dans un précipice. Tout cela
+est parfaitement bête et triste. Nous allons voir comment Drouyn de
+Lhuys va débuter. Il n'est pas impossible que la bataille recommence
+sous très peu de jours.</p>
+
+<p>Adieu; je n'ai pas eu le temps de venir écrire cela avant le courrier.</p>
+
+<a name="l111" id="l111"></a>
+<br><h3>CXI</h3>
+
+<p class="rig">Marseille, 19 octobre 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Tout ce que vous dites est parfaitement vrai, et le grand malheur de
+l'affaire, c'est que personne n'y gagne, au contraire tout le monde s'y
+amoindrit, depuis le directeur du spectacle jusqu'aux acteurs.</p>
+
+<p>Outre les considérations que je vous ai dites et qui ont influé sur la
+détermination de M. Fould, il y en a encore d'autres assez importantes.
+Le commerce et les gens d'affaires, qui ont grande confiance en lui,
+l'ont supplié de rester, protestant que sa retraite causerait des
+catastrophes terribles. D'autre part, il était à craindre que ses
+collègues, qui l'avaient soutenu jusqu'à un certain point, ne le
+lâchassent lorsqu'une transaction quelconque aurait été proposée.</p>
+
+<p>Ici, cette péripétie a paru encore plus extraordinaire qu'à Paris, parce
+qu'on ne savait rien des disputes qui l'ont précédée, et l'effet a été
+des plus mauvais. Ce qui me fâche le plus, c'est qu'on en rend
+responsable notre aimable <i>hôtesse</i>, et je ne doute pas qu'on ne lui
+attribue dorénavant tout le mal et toutes les fautes qui se feront.</p>
+
+<p>M. de Persigny, qui est parfois éloquent et toujours passionné, a dit
+les choses les plus fortes à cette occasion. «Vous vous laissez
+gouverner comme moi par votre femme; moi, je ne compromets que ma
+fortune et je la sacrifie pour avoir la paix, tandis que vous, vous
+sacrifiez vos intérêts, ceux de votre fils et le pays tout entier. Vous
+faites croire que vous avez abdiqué, vous perdez votre prestige et vous
+découragez tous les amis qui vous restent et qui vous servent
+fidèlement.» On dit que cette sortie n'a pas été mal reçue et qu'elle a
+fait une assez grande impression.</p>
+
+<p>Dans cette ville-ci, je trouve beaucoup de mécontentement, et tout le
+monde me dit que, si les élections se faisaient cette année, elles ne
+seraient pas bonnes. Je crois fermement que plus on tardera, plus on
+risquera que la question cléricale ne soit le <i>schibboleth</i> demandé aux
+candidats. La chose est assez grave pour qu'on y fasse attention.</p>
+
+<p>J'ai dîné jeudi avec Nigra. Il ne semblait ni découragé ni préoccupé.
+Peut-être est-ce contenance diplomatique. Je ne serais pas surpris,
+d'ailleurs, qu'il eût reçu de bon lieu quelques paroles rassurantes.
+Lisez l'article du <i>Constitutionnel</i> d'hier samedi. Il me paraît d'une
+plume assez bonne et différente de la plume ordinaire.</p>
+
+<p>C'était hier l'inauguration des docks de Marseille, et, aujourd'hui,
+nous allons voir partir le premier bateau des Messageries, qui va en
+Chine. M. Fould a bien parlé et a été très bien reçu. Le dîner était
+bon, quoique nous fussions environ trois cents à le manger, ce qui est
+bien du monde pour un dîner. La grande merveille, c'est que tout avait
+été cuisiné par le personnel de la compagnie et servi dans leur
+argenterie. Marseille est tout en fête. On y gagne un argent prodigieux.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. J'ai reçu une lettre d'Ellice, toujours au
+milieu d'un essaim de beautés. Je lui ai conté vos exploits et vos
+succès dans les Pyrénées et sur un terrain qui passe pour être encore
+plus glissant que les montagnes. Il prétend que vous êtes devenu tout à
+fait courtisan.</p>
+
+<a name="l112" id="l112"></a>
+<br><h3>CXII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 28 octobre 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Vous avez raison dans tout ce que vous dites au sujet de M. Fould. Je
+crois qu'il s'aperçoit lui-même à présent qu'il a pris le plus mauvais
+parti. D'un autre côté, on ne lui en sait pas le moindre gré; au
+contraire, on se souvient et on se souviendra de l'envie qu'il a eue de
+planter là tout, et je ne doute pas qu'un de ces jours, précisément
+quand il n'y pensera plus et qu'il sera plus disposé que jamais à
+rester, on ne lui donne son congé. D'un autre côté, il ne faut pas se
+dissimuler qu'en restant, lui et les autres, ils ont empêché leurs
+adversaires d'en faire à leur tête. Après ce combat, il n'y a pas eu de
+vainqueurs. Walewski et sa clique se plaignent d'avoir été trahis au
+plus beau moment et d'être réduits à l'impuissance.</p>
+
+<p>Le grand <i>auteur</i> de tout cela n'a pas fait moins fiasco que les autres.
+Il avait un plan et a été obligé de le remettre dans son carton. Reste à
+savoir si ce n'est pas une raison de plus d'en vouloir à ceux qui ont
+fait échouer la combinaison projetée. Eu attendant, c'est le <i>statu
+quo</i>.</p>
+
+<p>Le prince de Latour d'Auvergne n'est nullement papalin, et n'a accepté
+qu'après avoir fait ses conditions, c'est-à-dire que rien de ses
+anciennes possessions ne serait rendu au saint-père; qu'il ne serait
+fait aucune tentative de contre-révolution, et, par contre, qu'il ne
+serait pas chargé de donner congé au locataire du Vatican. Voilà ce que
+disait le prince de Latour d'Auvergne avant de partir pour Berlin.</p>
+
+<p>On croit que Garibaldi est perdu et que la seule question est de savoir
+s'il mourra avec sa jambe ou si on la lui coupera avant sa mort. Tout
+cela fait beaucoup d'honneur à ce Partridge et aux trente ou quarante
+médecins ou apothicaires qui se sont abattus sur le blessé comme des
+corbeaux sur un cadavre.</p>
+
+<p>L'affaire de Grèce fait ici beaucoup de sensation, non qu'on s'intéresse
+beaucoup au roi Othon ou à son petit peuple, mais c'est un premier
+craquement dans le bâtiment oriental que lord Palmerston croit si
+solide. Ici, on a remarqué le langage des journaux anglais, qui tout
+d'abord, avant qu'on ait rien su des causes de la révolution, ont pris
+parti pour elle. Ils sont fidèles à la théorie fort sage de l'intérêt
+national, et il est évident que les îles Ioniennes à coté d'une Grèce
+libre sont difficiles à gouverner.</p>
+
+<p>D'un autre côté, il va devenir fort embarrassant de donner un successeur
+à cet affreux Bavarois qu'on a mis à la porte. Les Grecs, autant que
+j'en puis juger par ceux que je connais ici, voudraient le duc de
+Leuchtenberg, c'est-à-dire le protectorat russe. On parle aussi d'un
+prince piémontais, mais il n'y en a pas de trop pour l'Italie. Je ne
+serais pas surpris si cette affaire prenait bientôt des proportions
+considérables.</p>
+
+<p>On nous promet pour le mois prochain un procès très curieux à Poitiers.
+Il s'agit d'une séparation de corps. On entendra un révérend père
+jésuite qui donnait des consultations à la femme sur l'attitude ou les
+attitudes qu'elle devait prendre dans l'exercice de ses devoirs
+conjugaux. Il y a, m'a dit le juge instructeur, qui m'a offert une place
+dans la cour, un mélange très agréable de religion et de luxure dans
+toute l'affaire. Berryer et Jules Favre doivent plaider.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Il fait ici très beau, mais froid.</p>
+
+<a name="l113" id="l113"></a>
+<br><h3>CXIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 31 octobre 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Toutes vos lettres me sont arrivées à bon port. Lorsque vous m'avez
+parlé du dîner que vous donniez au commentateur d'Homère, je n'avais
+aucun moyen d'en parler à nos amis. D'ailleurs, il est évident qu'on est
+très peu communicatif en ce moment. Je crois vous l'avoir dit:
+l'affaire que l'on voulait arranger par ce remue-ménage a manqué par
+l'opposition que nos amis y ont apportée. César avait-il son plan? Cela
+est probable. Ce plan a manqué, et le résultat a été un désappointement
+pour tout le monde.</p>
+
+<p>La grande difficulté serait de faire comprendre à vos amis de Piccadilly
+et de Carlton Terrace<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a>
+<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a> qui, fort judicieusement, prennent l'intérêt
+pour base de leur système, que, du côté de César, le sentiment joue un
+rôle si grand et si extraordinaire. D'un autre côté, on juge tout aussi
+mal. On veut voir partout des malices et des combinaisons ténébreuses.
+On se croit réciproquement plus mauvais qu'on n'est en réalité. Il n'y a
+pas moyen de s'entendre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote19"
+name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19">
+(retour) </a> Lord Palmerston et M. Gladstone.
+</blockquote>
+
+<p>Quant à M. Fould, en y songeant bien, il lui était difficile de faire
+autrement qu'il n'a fait. Cela ne veut pas dire qu'il a eu raison;
+seulement, lorsqu'il avait repris sa position, il a eu tort de ne pas
+insister davantage pour qu'on le débarrassât des intrigants et des
+drôlesses qui pouvaient lui nuire. Aujourd'hui, laissant sa casserole
+sur le feu, il aurait eu l'air d'avoir renoncé à l'espoir de faire un
+bon ragoût. Puis ses collègues n'étaient pas trop pressés de le suivre.
+Enfin, tout le monde des gens d'affaires était prêt à lui jeter la
+pierre et à l'accuser personnellement de toutes les conséquences. Je
+crains, ainsi que vous, que bientôt il n'ait à se repentir d'avoir cédé
+à toutes ces considérations; mais, d'ici à quelque temps du moins, on a
+trop besoin de lui pour le <i>kick out</i>.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris fort à la hâte. On m'a fait
+perdre du temps et voici l'heure de la poste.</p>
+
+<a name="l114" id="l114"></a>
+<br><h3>CXIV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 18 novembre 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis arrivé depuis cinq minutes, et, pendant tout le temps que j'ai
+passé à Compiègne, je n'ai pas eu une minute. Ce n'est pas comme à
+Biarritz. On est pris du matin au soir. Ajoutez à cela que j'ai eu deux
+rôles à apprendre en très peu de temps et des répétitions soir et matin.
+Tout s'est, d'ailleurs, fort bien passé.</p>
+
+<p>L'impératrice s'est montrée très aimable pour le chevalier Nigra et pour
+un attaché nommé Alberti qui lui donnait des leçons d'italien.</p>
+
+<p>On a chassé, dansé et joué la comédie. C'est M. de Morny qui avait fait
+les deux pièces jouées devant Leurs Majestés. La seconde était un
+impromptu commandé par l'empereur, qui en avait donné lui-même le sujet.
+Cela s'appelle <i>la Corde sensible</i>.</p>
+
+<p>Il y avait un point assez délicat: c'était de faire des épigrammes sur
+les gens présents, à commencer par Leurs Majestés. Tout cela entremêlé
+de calembours et de lazzis de toute sorte. M. de Morny, qui était en
+scène avec moi, était un peu ému. Pour moi, connaissant de longue main
+la débonnaireté de nos hôtes, je n'avais pas la moindre inquiétude de
+succès.</p>
+
+<p>M. de Morny a commencé par faire les honneurs de lui-même. Ensuite nous
+avons passé à lord Hertford qui, en entendant son nom, a eu une peur de
+chien. Il a été très heureux de trouver que tout se bornait à un
+calembour. Il a une maison de campagne du bois de Boulogne qui s'appelle
+Bagatelle, et je demandais à M. de Morny s'il était vrai que ce
+seigneur anglais si riche ne s'occupât que de <i>bagatelles</i>? Puis est
+venu le tour de l'empereur, que nous avons impitoyablement raillé sur
+son goût pour les antiquités romaines. Enfin est venu le tour de
+l'impératrice, pour sa passion de meubler et d'arranger les appartements
+de manière à ce qu'on ne puisse s'y remuer.</p>
+
+<p>Nous avons eu un grand succès de rire et nous nous sommes assez amusés,
+nous autres acteurs, de la peur que nous faisions. On a voulu me
+retenir, mais je me suis défendu, et, à la fin de la semaine, je
+partirai pour Cannes, où se trouvent déjà mademoiselle Lagden et sa
+soeur. Vous devriez bien y venir respirer le parfum de nos fleurs.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien. Je suis aussi fatigué de mes
+dix jours de cour que si je descendais de la Rune.</p>
+
+<a name="l115" id="l115"></a>
+<br><h3>CXV</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 30 novembre 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Lord Brougham est arrivé depuis trois jours en état de conservation
+assez extraordinaire pour un jeune homme de quatre-vingts ans. Le
+professeur Cousin est établi, depuis quinze jours, dans son ermitage, et
+il m'a paru rajeuni. Il est vrai qu'il va tous les dimanches à la messe,
+ce qui fait beaucoup de bien au corps et à l'âme.</p>
+
+<p>En quittant Compiègne, j'ai été pris de douleurs d'estomac et de spasmes
+très douloureux. J'ai consulté la faculté. Je ne sais si l'on m'a
+flatté, mais le verdict de mon Esculape n'a pas été aussi mauvais que je
+l'aurais craint. Je croyais avoir quelque fâcheuse affaire au coeur ou
+dans ces parages. On m'a déclaré atteint et convaincu d'<i>emphysème</i>:
+c'est-à-dire que mes poumons fonctionnent comme les vieux soufflets. De
+plus, j'ai un rhumatisme des muscles intercostaux. On ne peut rien faire
+pour réparer les premières avaries, mais le rhumatisme peut guérir. On
+me dit d'aller à Aix ou dans les Pyrénées prendre des eaux sulfureuses.
+Enfin on me garantit encore cet hiver, ce qui me semblait fort hardi, il
+y a quelques jours. Je me trouve, d'ailleurs, bien du changement de
+climat. Il pleut depuis deux jours, et cependant il fait chaud comme en
+été.</p>
+
+<p>Les Anglais que j'ai vus disent tous qu'on ne veut pas du trône de Grèce
+pour le prince Alfred. Cependant sa candidature fait des progrès. Je
+pense que lord Palmerston, qui croit que la Turquie est en progrès et
+qu'elle peut se conserver en Europe, refusera le trône brûlant, ou bien
+il sera obligé de changer son style et sa politique en Orient. De toute
+façon, j'espère que nous ne nous mêlerons en rien de cette affaire.</p>
+
+<p>Je ne sais pas encore comment aura fini la discussion dans le parlement
+italien. Quand j'ai quitté Paris, il me semblait que Ratazzi avait
+l'avantage. Croyez-vous que Garibaldi, maintenant que sa balle est
+sortie, recommence sa chasse au pape? Des gens qui viennent de Naples
+disent que le pays ne va guère bien. Si vous y allez, prêchez-leur la
+patience et faites un beau commentaire sur ce texte: que Paris n'a pas
+été bâti en un jour.</p>
+
+<p>Vous savez que je disais à notre <i>hôte</i> de Biarritz que les légitimistes
+montreraient le bout de l'oreille dans les prochaines élections. En
+effet, presque partout ils se remuent et se coalisent avec les rouges.
+J'espère que cela ne réussira pas, mais que cela montrera à notre hôte
+susdit de quel côté il doit chercher ses amis.</p>
+
+<p>M. Fould est à Compiègne depuis avant-hier. Il m'a écrit par le
+télégraphe que Leurs Majestés voulaient avoir de mes nouvelles. Vous
+a-t-on écrit par le <i>Times</i>? Comme on fait là beaucoup de projets qu'on
+n'exécute pas, il se peut bien que celui-ci ait eu le sort de tant
+d'autres.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; donnez-moi de vos nouvelles ici et de celles de
+vos amis.</p>
+
+<a name="l116" id="l116"></a>
+<br><h3>CXVI</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 6 décembre 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis en peine des élections. D'après ce que je vois, je crains que
+les prêtres ne nous taillent des croupières. Le pouvoir de ces gens-là
+est grand. Ils disposent de la moitié et de la plus belle du genre
+humain, et cette moitié mène l'autre. Dans quelques départements, les
+cléricaux font ménage avec les rouges, et presque partout ils exercent
+une influence considérable.</p>
+
+<p>Ellice m'écrit qu'il passera par Cannes vers le 25 et qu'il viendra me
+demander à dîner. Il m'annonce des faisans. Faites en sorte qu'il ne les
+oublie pas, si vous le voyez avant son départ.</p>
+
+<p>Adieu; je suis horriblement pressé et n'ai que le temps de vous
+souhaiter santé, joie et prospérité.</p>
+
+<a name="l117" id="l117"></a>
+<br><h3>CXVII</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 13 décembre 1862.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis sans nouvelles d'Ellice et des faisans. Je crois le <i>bear</i> à
+<i>Bowood</i>; mais je ne l'attends guère qu'à la fin de l'année. Je sais
+qu'il ne se presse pas quand il est dans de bons quartiers, et il m'a
+dit qu'il comptait passer quelques jours chez M. Duchâtel, qui lui fera
+boire du vin du cru, lequel, pour arrêter les voyageurs, est bien
+supérieur, à mon avis, au chant des sirènes.</p>
+
+<p>Nous avons ici un temps merveilleux, même pour le pays. Depuis dix
+heures jusqu'à la nuit, on est en plein été, et, comme il y a eu
+quelques jours de grande pluie, tout est vert et florissant. Je désire
+que vous ayez à Naples un temps pareil. Il ne peut pas être plus beau.
+J'ai envoyé l'autre jour à l'impératrice une patate venue en pleine
+terre à Cannes, qui pèse cinq kilogrammes trois cents grammes. Que
+dites-vous de ce sol et de ce climat? Je ne crois pas qu'on ait quelque
+chose de semblable à Malaga.</p>
+
+<p>J'ai eu des nouvelles de la comtesse de Montijo, qui me demande comment
+vous vous portez. Elle est réinstallée à Madrid sans rhume. Elle
+m'annonce une session assez chaude. Je crois pourtant que O'Donnell
+conservera la position.</p>
+
+<p>Je vois qu'en Italie on a fait un ministère anti-français. Cela n'est
+pas trop habile. Au reste, je crois assez au bon sens des Italiens, et
+j'espère que les nouveaux venus ne donneront pas une nouvelle
+représentation des fredaines garibaldiques. Cet infortuné Garibaldi
+écrit des lettres inconcevables. Avez-vous lu celle qu'il écrit à
+Nélaton? <i>He out herods Herod.</i></p>
+
+<p>L'empereur a eu un succès véritable, l'autre jour, à l'ouverture du
+boulevard du Prince-Eugène. Son discours, qui était fort adroit, a
+produit grand effet. Les ouvriers du faubourg Saint-Antoine lui savent
+gré d'avoir nommé, d'après un simple ouvrier, devenu par son talent un
+riche fabricant, un des nouveaux boulevards. Je ne sais où il se
+renseigne pour si bien comprendre les instincts du peuple. Je voudrais
+qu'il satisfît également un autre désir de la nation française en tenant
+un peu mieux en bride ses évêques et son clergé.</p>
+
+<p>Quand vous serez à Naples, vous me direz candidement quelle est la
+situation. Je vous promets, si vous le désirez, de tenir vos
+renseignements sous le boisseau. Je reçois de ce pays des rapports si
+contradictoires, que je ne puis m'empêcher de croire qu'il y règne une
+grande diversité d'opinions, ou plutôt qu'il y a deux partis bien
+dessinés, très forts l'un et l'autre et difficilement réconciliables. Le
+mal, c'est que la plupart de nos diplomates qui ont été à Naples sont,
+par leurs relations sans doute, très attachés au parti bourbonien.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; je vous souhaite une belle traversée. J'ai eu
+hier la visite du roi Louis de Bavière. C'est un bon diable, très
+vicieux et spirituel.</p>
+
+<a name="l118" id="l118"></a>
+<br><h3>CXVIII</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 3 janvier 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Ellice m'a apporté des journaux américains très curieux, qui contiennent
+une relation de la bataille de Fredericksburg. C'est une horrible
+boucherie sans le moindre résultat. Il y a de part et d'autre de très
+bons soldats, mais pas de généraux. Cela continuera probablement encore
+cette année et le destin des chats de Kilkenny est le seul augure qu'on
+puisse tirer pour l'avenir de ce pays.</p>
+
+<p>Je suis impatient de savoir comment vous avez trouvé Naples et ce que
+vous pensez du présent, du passé et du futur. Mon journal me dit que
+Garibaldi doit aller prochainement à Naples. Croyez que ce roi des niais
+n'a pas encore dit son dernier mot, et qu'il y a encore des bêtises dans
+son sac.</p>
+
+<p>Ici, depuis que la question du Mexique a pris des proportions
+inquiétantes, on ne se préoccupe plus tant de la question italienne.
+Nous la verrons cependant reparaître lors de la discussion de l'adresse.
+Si je suis assez bien, comme je l'espère, je compte aller à Paris pour
+l'ouverture des débats, c'est-à-dire vers le 20 de ce mois. Je
+reviendrai ensuite ici pour y passer les mauvais temps du mois de
+février et du commencement de mars. Décidément je veux vendre cher ma
+peau, et me défendre contre le froid et la vieillesse aussi longtemps
+que je le pourrai.</p>
+
+<p>Votre ami le prince impérial a été très souffrant d'un gros rhume; il
+est à présent parfaitement remis.</p>
+
+<p>Comment vous trouvez-vous du climat de Naples? Je pense avec envie aux
+macaronis que vous mangez, aux <i>trigli di noglio</i> et autres productions
+du pays qui, au palais de lady Holland, doivent être fort embellies par
+l'art. N'oubliez pas de m'acheter une main de corail pour me préserver
+de la jettature, et de garder note du prix.</p>
+
+<p>Rothschild, comme vous avez pu voir, a donné à l'empereur une chasse et
+un déjeuner magnifiques dans son château de Ferrières. On dit que,
+lorsque l'empereur est reparti pour Paris, Rothschild lui a dit, avec
+l'accent et le français germanique que vous lui connaissez: «Sire, mes
+enfants et moi, nous n'oublierons jamais cette journée. <i>Le</i> mémoire
+nous en sera cher.»</p>
+
+<p>J'ai vu ce matin lord Brougham, qui me semble bien vieilli et cassé. On
+dit qu'il écrit ses mémoires, lesquels seront longs et peut-être pas
+trop véridiques.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; santé, joie et prospérité en cette présente
+année comme dans les suivantes.</p>
+
+<a name="l119" id="l119"></a>
+<h3>CXIX</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 16 janvier 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je vous ai demandé des considérations politiques sur l'Italie
+méridionale, mais ce n'est pas une raison pour ne pas me donner des
+nouvelles des fouilles de Pompéi et d'ailleurs. Si quelque mémoire très
+curieux à ce sujet venait à paraître, et qu'il ne vous surchargeât pas
+trop, pensez à le rapporter à votre féal. Je me recommande également à
+vous pour une petite boîte de bonbons à la cannelle.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher ami; je vous envie la vue du Vésuve et le dîner que vous
+venez de faire. Ellice est à Nice, guéri, fort comme un lion. Il viendra
+faire mon oraison funèbre.</p>
+
+<a name="l121" id="l121"></a>
+<br><h3>CXXI</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 3 février 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Mille remerciements pour le rapport de M. Settembrini sur les moulages
+de Pompéi. C'est un peu poétique et pas assez précis; mais le
+renseignement que vous m'avez donné sur la façon dont les Romains se
+rasaient, vaut toute la description du journal.</p>
+
+<p>Je ne puis vous parler politique à une si grande distance des lumières.
+Je n'admets pas ce que vous me dites de l'influence exercée sur l'Italie
+par l'occupation de Rome, quelque opposé que je sois, comme vous savez,
+à la chose. Le brigandage est facile dans un pays où il y a de
+mauvaises routes, où les centres de population sont très éloignés, où
+enfin il y a des lois qui empêchent de procéder comme faisait le général
+Manès, qui, en un an, avait fusillé tant de coquins et tant de
+soi-disant coquins, qu'il n'est plus resté que des gens aussi vertueux
+qu'on en voit dans les romans. Sous cette administration
+philanthropique, on pouvait se promener avec de l'or plein ses poches de
+Naples à Tarente. On effrayait les pauvres diables qui craignaient
+d'être fusillés, si on venait à perdre cet or.</p>
+
+<p>Ce système appartient au premier empire et à celui de Nicolas, et n'est
+plus applicable maintenant. Mais voici ce que j'ai vu faire par une
+bonne administration. Aucun pays n'est plus convenable aux brigands que
+l'Espagne. Il y en avait eu sous tous les régimes. Le duc de la Ahumada
+a été chargé d'organiser la gendarmerie. Il a si bien fait, qu'au bout
+d'un an il n'y a plus eu un brigand en Espagne. Le gendarme espagnol est
+aussi actif, aussi solide, et plus désintéressé, que le policeman de
+Londres, qui reçoit une couronne avec reconnaissance. Le gendarme
+espagnol serait chassé du corps s'il acceptait une rémunération, et
+j'en ai vu qui refusaient des cigares de votre serviteur. Vous n'aurez
+plus de brigands dans le sud de l'Italie, lorsque vous aurez une bonne
+administration. Pour cela, il ne faudrait pas changer trop souvent de
+ministres.</p>
+
+<p>On est très inquiet du Mexique, et chaque jour fait regretter davantage
+cette expédition. Il se fait tant de bêtises en Allemagne, que quelqu'un
+qui aurait les millions et les milliers de soldats du Mexique, pourrait
+joliment pêcher en eau trouble.</p>
+
+<p>Je ne comprends pas et je déplore la campagne de lord Russell en faveur
+des Polonais, campagne dans laquelle il veut nous entraîner, et nous a
+probablement entraînés. Je tiens pour vrai un proverbe russe qui dit que
+le bon Dieu a pris ce que vous savez d'un ciron mâle pour faire la
+cervelle de tous les Polonais.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Portez-vous bien et donnez-moi de vos
+nouvelles.</p>
+
+<a name="l122" id="l122"></a>
+<br><h3>CXXII</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 5 février 1863.</p><br><br>
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>J'ai reçu votre lettre et je suis bien fâché de vous savoir toujours
+souffrant de rhumatismes. Si le beau climat de Naples n'y peut rien,
+vous devriez essayer de la gymnastique. Payez un homme pour lui donner
+des coups de poing, cela vous dégourdira les bras, et, au bout d'une
+semaine, vous verrez qu'il vous demandera un supplément. J'avais une
+douleur dans l'épaule gauche qui a disparu au moyen de l'<i>archery</i>.</p>
+
+<p>Vous aurez appris la mort de lord Lansdowne. C'est le dernier des grands
+seigneurs que j'ai connus. Il n'y a pas eu d'homme plus heureux au
+monde, du moins en apparence, si la considération générale fait quelque
+chose au bonheur. Lord Brougham ici en est très affecté. C'est
+d'ailleurs un avertissement, et je crois qu'il était l'aîné de lord
+Lansdowne.</p>
+
+<p>Ellice est-il ou n'est-il pas lord Glengurry? On dit non à présent. Je
+lui ai écrit il y a quelques jours, au <i>Right honorable</i> tout bonnement,
+et je n'ai pas de réponse. Je sais qu'il a refusé d'être lord de je ne
+sais quoi, il y a quelques années. Au reste, comme disait M.
+Royer-Collard à M. Pasquier lorsqu'il fut fait duc, «cela ne le diminue
+pas».</p>
+
+<p>Que dites-vous de cette énorme brioche de notre ami Odo Russell, doublée
+de celle de son oncle? Représentez-vous les rires homériques du sacré
+collège. A quoi sert-il d'avoir de l'esprit? N'avez-vous pas remarqué
+que les Anglais, et les gens du Nord en général, ne comprennent pas du
+tout la plaisanterie des gens du Midi? Le frère de Meyerbeer, qui était
+Prussien et poète, se figurait toujours que je me moquais de lui, et, si
+je lui offrais des épinards à dîner, il me disait: «Épargnez-moi.» Cette
+offre faite au pape par lord Russell, et sa note sur les affaires de
+Schleswig sont de lourdes charges pour un ministre des affaires
+étrangères, et je crois que lord Derby les lui fera cruellement expier.</p>
+
+<p>J'ai laissé voter l'adresse, <i>nemine contradicente</i>. M. Billaut s'en est
+tiré assez bien. Tout le monde attend quelque chose. Je suis intimement
+convaincu qu'il n'arrivera rien. Les réformes du pape sont une facétie à
+laquelle personne ne croit; mais les mesures qu'il prendra auront pour
+effet de montrer la corde, comme on dit. Il est impossible qu'il puisse
+entretenir son état-major sans l'employer à mal faire, et il n'y a point
+de pape sans état-major. <i>Ergo!</i> Tout cela est pour l'année prochaine.
+La grande affaire est que, d'ici là, les affaires en Italie aillent
+tranquillement et que Garibaldi ne fasse pas des siennes.</p>
+
+<p>Les orléanistes, les rouges et les carlistes se donnent beaucoup de
+mouvement pour les prochaines élections, et presque partout les trois
+partis se coalisent. Cela ne fait honneur à aucun d'eux. Je crains un
+peu le résultat. Notre ami le docteur Maure est candidat ici, agréé par
+le gouvernement, grâce à M. Fould et à votre serviteur; mais tous les
+calotins sont déchaînés contre lui et inventent chaque jour quelque
+petite noirceur.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Avez-vous entendu parler de la saisie d'un
+livre du duc d'Aumale sur la maison de Condé? Je n'y comprends rien et
+cela m'afflige.</p>
+
+<a name="l123" id="l123"></a>
+<br><h3>CXXIII</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 11 février 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Le docteur Maure m'a conseillé de rester ici m'assurant que, si j'allais
+me fourrer en cet état dans les boues et les brouillards de Paris, je
+deviendrais sérieusement malade. J'ai donc pris mon parti très
+facilement et d'autant plus qu'on m'écrivait que la discussion de
+l'adresse ne donnerait lieu à aucun incident. En effet, tout a été bâclé
+sans conteste. Le prince Napoléon a, je crois, mal fait de voter contre.
+Il eût mieux valu ne pas voter du tout; mais il ne sait pas résister au
+plaisir de faire une malice. Il est toujours prêt a faire des sottises
+et il ne manque pas de gens qui les lui conseillent. Son discours, lors
+de la distribution des récompenses aux industriels, avait été habile, il
+aurait dû en rester là.</p>
+
+<p>Je reçois ce matin une lettre d'un de mes amis qui revient de Sicile. Il
+dit le pays très agité et très mal disposé. Les routes sont peu sûres,
+mais plutôt par suite de l'insuffisance des moyens de répression contre
+les voleurs que par excitation politique.</p>
+
+<p>Lord Russell ne se tire pas trop mal de la bévue de son neveu, qui a
+pris pour argent comptant une plaisanterie du pape.</p>
+
+<p>Les prêtres font tous les jours des progrès. Je pense aller à Paris vers
+le 20 pour une dizaine de jours. Cousin est toujours ici se portant à
+merveille. Je vais voir Ellice demain. Il n'est pas et ne veut pas être
+lord Glengurry. Il dit qu'il veut vivre et mourir comme il a vécu, <i>a
+citizen of the world</i>.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; tâchez de secouer vos rhumatismes et de faire
+provision de santé pour les rigueurs du printemps.</p>
+
+<a name="l124" id="l124"></a>
+<br><h3>CXXIV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 21 mars 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Merci de votre lettre. Il me semble que vous voyez les choses en noir.
+Du désordre me paraît probable à Naples, mais je ne crois pas à une
+révolution, ni même à des mouvements sérieux. Le grand malheur de
+l'Italie, si je suis bien informé, est que, depuis longtemps, les gens
+honnêtes et éclairés ont été ou se sont tenus tout à fait écartés des
+affaires. Il en résulte qu'on ne trouve personne pour les faire. Prendre
+des Piémontais est le moyen d'exciter la jalousie des autres Italiens,
+et donner des administrateurs du pays à chaque province est le moyen que
+rien ne marche et qu'on fasse des bêtises. Il faut du temps et de la
+patience.</p>
+
+<p>Je viens d'assister aux dernières séances du Sénat, séances assez
+orageuses, grâce au prince Napoléon. Rien de plus éloquent, de plus
+incisif et de plus spirituel que son discours, mais en même temps rien
+de moins politique et de moins princier. Il a une absence de tact
+incroyable dans un homme d'esprit. Le résultat a été de faire perdre aux
+Polonais une quarantaine de voix. Je ne sais pas, à la vérité, si son
+but, en prenant la parole, était d'être utile aux Polonais. C'est un
+homme blasé qui cherche à s'amuser. Il pense à l'effet qu'il produira,
+et tout est dit. De ses clients, il s'en soucie fort peu. Tant il y a
+que nous avons blackboulé la pétition des catholiques et des
+académiciens.</p>
+
+<p>La question polonaise d'ailleurs fait grand bruit, du moins à Paris, car
+en province personne ne s'en occupe. Selon l'usage, cette question a
+rejeté toutes les autres sur le dernier plan. On ne pense plus ni à
+l'Amérique ni à l'Italie. Tous les journaux sont pourvus de nouvelles
+venant de Posen ou de Cracovie, toutes d'origine polonaise et qui sont,
+en général, des mensonges. Cependant il est certain qu'il y a un
+mouvement national très énergique. Quant au nombre des insurgés, il
+n'est pas considérable, et ils se tiennent sur les frontières de
+Galicie, à la lisière des forêts, afin de se ménager une retraite. Ce
+qui est assez étrange, c'est qu'à Cracovie il y a un bureau public
+d'enrôlement, avec drapeaux polonais et affiches majuscules, à quelques
+pas d'une sentinelle autrichienne. Vous savez que l'Autriche ne craint
+pas d'insurrection de ce côté. Les paysans galiciens sont grecs; les
+gentilshommes sont catholiques. L'Autriche à fait du bien aux paysans,
+et, en 1846, lorsque les gentilshommes ont voulu remuer, elle a lâché
+sur eux les paysans, qui les ont massacrés. C'est toujours le magnifique
+exemple d'ingratitude que le prince Félix Schwartzenberg annonçait après
+la campagne de Hongrie.</p>
+
+<p>Vous aurez vu que, après un long entretien avec l'empereur, M. de
+Metternich est parti pour Vienne, d'où il revient la semaine prochaine.
+Personne ne sait de quelles propositions il est porteur, et, par
+conséquent, chacun donne ses suppositions comme les tenant de bonne
+source. Apprenez que l'Autriche va nous céder la Vénétie, qu'elle envoie
+quatre cent mille hommes en Pologne, pendant que nous donnerons une
+raclée aux Prussiens; nous prendrons les provinces rhénanes et nous
+donnerons à l'Autriche la Silésie, la Serbie, je ne sais quoi encore.
+Nous ferons un royaume de Pologne et on le jouera aux dés. Voilà ce qui
+se dit de plus sensé pour le moment. La seule chose qui me semble
+probable, c'est un rapprochement entre l'Autriche et nous. Ce que cela
+peut amener, je n'en sais absolument rien.</p>
+
+<p>On est mécontent ici de ce que fait, ou plutôt ne fait pas, le général
+Forey au Mexique. On annonce ce soir que le paquebot qui apporte les
+nouvelles était en vue ce matin; ainsi on aura des lettres demain.</p>
+
+<p>J'ai dîné mardi avec nos hôtes de Biarritz, tous les deux en parfaite
+santé. Votre jeune ami, qui vient d'avoir sept ans le 16 de ce mois, a
+passé sa première revue et a manoeuvré très bien avec les enfants de
+troupe. On a demandé pour lui le grade de sergent, mais on a répondu
+qu'il n'avait pas encore le temps de service exigé par les règlements.
+Il n'a plus de <i>kilt</i>, mais des <i>knicker-bockers</i> qui lui vont à
+merveille. Il est toujours très gentil et commence à bien étudier.</p>
+
+<p>Adieu, portez-vous bien. N'oubliez pas de m'apporter une corne contre la
+<i>jettatura</i>.</p>
+
+<a name="l125" id="l125"></a>
+<br><h3>CXXV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 5 mai 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis allé hier aux Tuileries. L'impératrice m'a demandé de vos
+nouvelles et pourquoi, passant par Paris, vous n'aviez pas déjeuné avec
+elle? Nigra et les attachés de la légation italienne paraissent en
+grande faveur, faveur toute personnelle, bien entendu. Hier, ou plutôt
+aujourd'hui, l'impératrice a retenu autour d'elle huit ou dix personnes,
+dont Nigra et deux attachés. On ne nous a lâchés qu'à deux heures un
+quart.</p>
+
+<p>On reçoit à l'instant la nouvelle que Puebla a capitulé après deux
+combats dans lesquels les Mexicains ont été complètement battus.</p>
+
+<p>Rien de nouveau de la Pologne, si ce n'est la publication dans <i>le
+Moniteur</i> de deux réponses russes. Celle qui nous concerne est très
+douce. Il me semble que, si j'étais à la place d'Alexandre, je
+répondrais d'une autre encre.</p>
+
+<p>Les élections, je le crains, se feront à la diable.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je suis toujours souffreteux, respirant mal et
+de mauvaise humeur.</p>
+
+<a name="l126" id="l126"></a>
+<br><h3>CXXVI</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 11 mai 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Vous ai-je conté l'histoire du général X... et de sa femme, qui est une
+puritaine renforcée? Elle a fait arranger son hôtel à ***, où il
+commande une division. Dans toutes les pièces, elle a fait mettre des
+inscriptions tirées des Écritures; et, dans la chambre à coucher, il n'y
+en a qu'une, notez-le bien, à la manière anglaise; on lit en lettres
+d'or: «Faites le bien tous les jours.»--Il a un peu perdu la tête de
+<i>vanagloria</i>, comme disent les Espagnols. Il donne lui-même le bras à la
+générale comme l'empereur à l'impératrice, ce qui semble un peu drôle.
+Il disait à madame de Z..., la fille du général qui commandait à ***
+avant lui: «Comment votre père pouvait-il habiter une baraque comme
+celle qu'il occupait? Moi, je n'oserais pas loger ainsi mon aide de
+camp.--Oh! général, mon père était un vieux soldat, et il était trop
+grand seigneur pour faire attention à ces choses-là.»</p>
+
+<p>L'impératrice est très enrhumée pour être allée à Fontainebleau essayer
+une gondole vénitienne sur le lac. Je ne m'explique pas trop comment
+elle peut entrer sous la <i>felce</i> avec la crinoline, ni comment on
+manoeuvre la gondole, si l'on n'a pas apporté en même temps des
+gondoliers vénitiens.</p>
+
+<p>Je vous ai raconté l'année passée une aventure fort étrange avec une
+dame inconnue dont j'ai fait cependant la connaissance. Cela m'en a
+attiré une autre dix fois plus extraordinaire et qui me donne une idée
+bien avantageuse de notre époque. L'espace me manque pour vous conter la
+chose et, d'ailleurs, ma moralité en souffrirait trop. Le fond de la
+question est que les jeunes gens n'aiment plus que les lorettes, de
+sorte que les femmes honnêtes sont obligées de recourir aux vieillards.
+C'est une personne fort bien d'esprit et de corps, folle, à ce que je
+crois.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments.</p>
+
+<a name="l127" id="l127"></a>
+<br><h3>CXXVII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 21 mai 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>J'ai revu mon <i>incognita</i>, toujours fort brûlante, et je ne sais plus
+qu'en penser. Je lui ai promis de ne pas chercher à savoir qui elle est,
+et, dans le fond, cela m'importe fort peu. Les conjectures que j'avais
+faites se sont trouvées tout à fait mal fondées, en sorte que je n'y
+comprends plus rien du tout. Elle a de l'esprit, elle est très gaie et
+folle. Elle m'a dit qu'elle est Italienne, et, en effet, elle parle
+l'italien très facilement, et, à ce qu'il me semble, sans accent. Elle
+en a en parlant français, mais pas l'accent italien. Comme ce siècle de
+fer est drôle! Je crois que, vous et moi excepté, tout le monde est fou.</p>
+
+<p>Il y a ici beaucoup d'excitation pour les élections. M. de Persigny
+ressemble à un cocher qui tire sur les rênes et donne des coups de fouet
+à tort et à travers. Sa lettre sur la candidature de Thiers a fait
+mauvais effet parmi les gens comme il faut; mais on m'assure qu'elle en
+a produit un tout autre sur les épiciers, qui forment la masse des
+électeurs.</p>
+
+<p>Notre ami du faubourg Saint-Honoré est allé travailler l'élection de son
+fils, et manque un terrible déjeuner chez Ragelle. Il est parti plus <i>in
+spirits</i> que lorsque vous l'avez vu. Personne ne doute qu'après les
+élections il n'y ait un remaniement ministériel considérable, et,
+jusqu'à présent, l'apparence est que la couleur politique à laquelle
+appartient notre ami sera renforcée. Comme la chose dépend en dernière
+analyse de la volonté de quelqu'un dont on ne sait jamais la pensée,
+tout est encore fort incertain, sinon le changement.</p>
+
+<p>On s'occupe toujours beaucoup, et à mon avis trop, des affaires de
+Pologne. Heureusement, jusqu'à présent, et j'espère que cela continuera,
+on s'en occupe diplomatiquement, et de concert avec l'Angleterre et
+l'Autriche. Il faut que la guerre de Crimée ait blessé la Russie plus
+fortement qu'on ne pensait, pour qu'elle n'en ait pas encore fini avec
+cette révolte qui, même en tenant compte des exagérations des journaux,
+paraît s'étendre et s'envenimer tous les jours.</p>
+
+<p>Il y a maintenant à Paris un escadron de spahis qui accompagne
+quelquefois le prince impérial. Au milieu de ces gens noirs avec leur
+costume étrange, faisant la fantasia autour de lui, il a l'air d'un de
+ces princes des <i>Mille et une Nuits</i> enlevés par des magiciens. Il a été
+très enrhumé dernièrement, mais va très bien à présent. On dit qu'il
+commence à travailler. Son précepteur est un homme intelligent, dit-on,
+et pas clérical. On ne lui donnera pas de gouverneur comme il semble.
+Je mourais de peur que ce ne fût un évêque. Il avait été question du
+maréchal Vaillant, qui avait ses inconvénients aussi, quoique pas de ce
+côté-là.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; rappelez-moi au souvenir du British Museum.</p>
+
+<a name="l128" id="l128"></a>
+<br><h3>CXXVIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 1er juin 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Nous sommes ici dans le fort de la fièvre électorale. Je ne sais pas
+encore ce qui sortira de l'urne, mais très probablement l'opposition
+anti-dynastique sera renforcée très notablement. On croit que Thiers
+sera nommé à Paris, grâce aux lettres furieuses de Persigny.</p>
+
+<p>Si le gouvernement fait des folies, l'opposition en fait de son côté.
+Les rouges et les blancs s'allient sans la moindre vergogne. Le duc de
+Broglie reçoit chez lui Carnot, le ministre de l'instruction publique de
+1848, qui signait les factums de madame Sand. Cela effraye un peu les
+épiciers, qui se souviennent du peu de poivre qu'on achetait alors;
+mais le bourgeois de Paris a toujours du goût pour l'opposition.
+J'espère que notre ami le docteur Maure sera élu, malgré son préfet,
+dans les Alpes-Maritimes. Le fils de M. Fould le sera sans la moindre
+difficulté à Tarbes, et Édouard Fould dans son département, où ses bons
+dîners lui ont gagné le coeur de tous les curés.</p>
+
+<p>On est toujours fort inquiet des affaires de Pologne, plus encore que de
+celles du Mexique, qui cependant n'avancent guère. Mais à quelque chose
+malheur est bon. Le Mexique arrêtera sans doute les velléités
+polonaises. Il est impossible de dire plus de mensonges que tous les
+journaux n'en débitent sur ce sujet.</p>
+
+<p>Les interpellations de M. Grégory et les réponses de M. Layard au sujet
+de l'Orient m'ont amusé. Lord Palmerston n'en démordra pas, et, après
+l'Angleterre, il n'y a pas à ses yeux de pays mieux administré que la
+Turquie.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je ne sais rien de nouveau sur l'<i>incognita</i>,
+et je ne me mets pas en frais, d'espionnage. Elle me promet une visite
+pour aujourd'hui.</p>
+
+<a name="l129" id="l129"></a>
+<br><h3>CXXIX</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 16 juin 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Vous aurez vu le résultat de nos dernières élections, où l'opposition a
+réussi assez notablement. C'est un enseignement dont je ne sais pas trop
+si l'on profitera. Ici, le cri général est qu'il faut changer de
+ministère, ou du moins modifier considérablement le ministère actuel.
+Bien que l'opposition, en dernière analyse, ne consiste que dans
+vingt-cinq voix, elle a une puissance énorme dans un pays où tout le
+monde aime à critiquer. Il faudra de toute façon compter avec elle,
+autrement on lui donnerait trop d'avantages. Si on jugeait les
+changements probables par ce qu'on désire et par ce qui serait agréable
+au plus grand nombre, les dépensiers et les courtisans seraient exclus
+du cabinet et remplacés par des hommes d'affaires. Mais le maître n'aime
+pas les visages nouveaux et n'admet pas trop, je le crains, qu'il y ait
+des hommes nécessaires. Cependant M. Billaut a, depuis quelque temps,
+de fréquentes conversations avec lui et paraît le conseiller dans ce
+sens.</p>
+
+<p>Notre ami du faubourg Saint-Honoré me semble plus content et plus calme.
+Je sais, d'autre part, que M. Walewski, qui d'abord avait pris des airs
+triomphants, est maintenant un peu écorné et inquiet. Cependant rien
+n'est encore fait, et la situation peut durer encore longtemps; on ne
+paraît pas disposé à réunir la Chambre tout de suite pour la
+vérification des pouvoirs. C'est en novembre, à ce qu'il paraît, que la
+convocation aura lieu, ce qui me semble assez mauvais; car d'un côté, il
+pourrait arriver tel événement qui exigeât une réunion immédiate, et
+cependant il faudrait encore perdre quinze jours à la vérification des
+pouvoirs. D'un autre côté, après la façon dont les élections ont été
+menées par les préfets, il faut s'attendre à plus d'un scandale, et il
+vaudrait mieux, à mon avis, confondre tout cela avec l'excitation
+électorale, que de laisser reposer les gens pour les réveiller et les
+exciter de nouveau. Machiavel, qui est toujours le prince des
+politiques, dit quelque part: <i>Debbono farsi tutte le crudeltà in un
+tratto.</i> A la place de <i>crudeltà</i>, qui n'est plus de ce temps-ci,
+mettez un mot plus convenable, le principe reste toujours le même.</p>
+
+<p>M. Thiers annonce l'intention d'être très modéré. Je le crois, au fond,
+un peu embarrassé de son entourage. Il ne peut pas se dissimuler qu'il
+est seul à la Chambre et que la queue plus ou moins rouge qui se
+ralliera à lui dans certaines occasions ne lui veut aucun bien. Il est
+partagé entre l'irritation très-juste que lui donnent les circulaires de
+Persigny, et l'inquiétude que lui inspire le parti rouge. Je crois que,
+avec un autre ministère, il serait possible de l'amener, non pas à
+devenir le défenseur du gouvernement, mais à être un critique
+bienveillant et utile dans l'occasion.</p>
+
+<p>Voici une petite histoire assez-drôle: Prévost-Paradol, des <i>Débats</i>,
+avait acheté un cheval arabe d'un officier de spahis. La première fois
+qu'ils le monte, il va au bois de Boulogne. Le prince impérial vient à
+passer avec son escorte de spahis. Aussitôt, le cheval se met avec eux,
+et, bon gré; mal gré, emmène M. Paradol jusque dans la cour des
+Tuileries.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et écrivez-moi.</p>
+
+<a name="l130" id="l130"></a>
+<br><h3>CXXX</h3>
+
+<p class="rig">Fontainebleau, 25 juin au soir 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Vous aurez vu que nous avons fait un ministère. Je crois que tout est
+pour le mieux. Les nouveaux venus peut-être n'ont pas assez de
+notoriété; mais le cabinet gagne cent pour cent en se défaisant de
+quelques-uns de ses membres. On peut dire que le dernier changement
+donne raison aux gens d'esprit. Les fous et les bêtes de moins, c'est
+une bonne chose.</p>
+
+<p>Nous passons ici le temps très gaiement et en très bonne compagnie,
+presque aussi agréablement qu'à Biarritz, <i>breeches excepted</i>. Il n'y a
+pas de montagnes de la Rune, et nous faisons des promenades charmantes
+dans des bois magnifiques. IL y a devant le palais un grand étang que
+nous appelons honorablement le Lac. Il y a toute sorte de petites
+embarcations, un caïque de Constantinople avec un caïkdji et une
+gondole vénitienne <i>quite in style</i> avec son gondolier. Cette gondole a
+pris la parole, l'autre soir, et a dit, par l'entremise de Nigra,
+d'assez jolis vers à Sa Majesté. En voici la fin:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ Donna se acaro sull' placido <br>
+ Tuo lago, a quando a quando <br>
+ Teco verrà solando <br>
+ Il muto Imperator, <br>
+ Digli che in riva all' Adria <br>
+ Povera, ignuda, esangue, <br>
+ Geme Venezia e langue <br>
+ Ma vive--e aspetta ancor!
+</div></div>
+
+<p>Je crains qu'on n'ait répondu: <i>Aspetti.</i> Cependant Nigra est très
+festoyé ici. Il y a un autre Italien, compatriote à vous, je crois, un
+comte Sormani, qui est bon garçon et homme d'esprit. Il est de Modène,
+je crois, et aussi dévoué à ses ducs légitimes que vous pouvez l'être.
+Avec M. Billaut, qui est homme du monde et très aimable, c'est le seul
+personnage officiel du séjour et cela ne le gâte pas.</p>
+
+<p>Nous avons vu des figures assez drôles pendant la crise ministérielle.
+C'est amusant d'être aux premières loges et d'assister à la comédie
+quand on n'est pas acteur, et qu'on n'a pas la prétention d'y jouer un
+rôle. Je n'ai pas revu M. Fould depuis mon départ de Paris; mais on me
+dit qu'il est très content.</p>
+
+<p>J'ai vu M. Thiers, que j'ai trouvé fort sage et moins irrité que je ne
+l'aurais cru. A vrai dire, il aurait tort de l'être, car c'est aux
+colères de M. de Persigny qu'il doit sa nomination. Il m'a parlé en très
+bons termes de l'empereur et paraît détermine à se séparer de
+l'opposition. Je crois qu'il cherche une position intermédiaire. Il
+voudrait qu'on fît un pas en avant; mais il croit que ce pas
+consoliderait la dynastie. <i>Hic jacet lepus.</i> Mais, enfin, je crois que
+ce n'est pas une mauvaise chose qu'un homme comme lui, acceptant
+franchement le gouvernement de l'empereur et voulant améliorer au lieu
+de renverser, chose rare dans les oppositions françaises. Je ne doute
+pas qu'un de ces jours nous ne le voyions ici.</p>
+
+<p>Les affaires de Pologne continuent à donner beaucoup d'inquiétude. Je ne
+trouve pas que le jeu qu'on joue en Angleterre soit très loyal. Il
+rappelle trop l'histoire des marrons tirés du feu par la patte du chat.
+Tout le bruit qu'on fait au Parlement des violences des Russes, on
+aurait pu le faire avec autant de raison à Saint-Pétersbourg, lors de la
+révolte des cipayes dans l'Inde. Personne ne trouvait à redire lorsque
+le capitaine Hodgton tuait de sa main les deux fils du Grand Mogol,
+coupables d'avoir eu des sujets qui avaient violé des Anglaises (car ces
+Indiens ont de mauvaises manières) et l'on jette feu et flammes lorsque
+les Russes pendent des officiers qui ont quitté leur régiment pour
+prendre parti parmi les insurgés. Nous faisons très justement fusiller à
+Puebla des Français que nous avons attrapés.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. L'<i>incognita</i> m'écrit des lettres italiennes
+toujours brûlantes.</p>
+
+<a name="l131" id="l131"></a>
+<br><h3>CXXXI</h3>
+
+<p class="rig">Paris, dimanche 12 juillet 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je devais dîner avec Sa Majesté hier, et je comptais lui remettre votre
+lettre; mais, au moment de monter en voiture pour Saint-Cloud, est
+arrivé un de ses écuyers m'annoncer que le dîner était remis, attendu
+que le duc de X... venait d'avoir une attaque, on ne sait pas bien de
+quoi, et qu'il était encore sans connaissance. Il y a deux divinités
+païennes qui peuvent être accusées du fait, pour lesquelles il avait
+trop de penchants! On nous a remis à demain, pour le cas où l'accident
+ne finirait pas mal. Je vais envoyer savoir de ses nouvelles dans
+l'après-midi. S'il allait plus mal, ou s'il mourait <i>salute a noi</i>,
+j'enverrais votre lettre qui me paraît excellente.</p>
+
+<p>Je ne vois pas encore bien clair dans l'avenir. Cependant je crois bien
+que vous me verrez apparaître vers le 20 de ce mois. Vous savez que je
+ne tiens pas beaucoup au monde et que je viens à Londres pour <i>vous</i>
+voir. Quant aux dîners, les vôtres me plaisent beaucoup mieux que ceux
+des aristocrates du West-End. L'exemple du duc de X... est là pour
+prouver que les jeunes gens de notre âge doivent se contenter d'un
+bifteck.</p>
+
+<p>On vient de recevoir la nouvelle de la prise de Mexico. Ce serait
+excellent si cela finissait tout; mais c'est un autre ordre de
+difficultés qui commence. César et M. Fould sont jusqu'à présent les
+seules personnes, à ma connaissance, qui pensent que l'affaire pourra
+devenir profitable à ce pays-ci.</p>
+
+<p>On attend avec grande impatience et un peu d'inquiétude des nouvelles de
+Russie. La plupart croient que la réponse de Gortchakof sera très polie,
+et même qu'il acceptera la proposition de l'Autriche, sinon les nôtres,
+qui paraissent les mêmes que celles de l'Angleterre. Mais les Polonais
+n'en voudront pas, pas plus que de l'armistice timidement présenté par
+lord Russell. Alors quelle sera la conséquence? de laisser carte blanche
+à la Russie. Si on n'eût pas encouragé les Polonais, il est probable que
+l'insurrection serait déjà terminée. On se demande encore comment on
+traiterait avec le gouvernement national, qui ressemble fort au
+gouvernement des francs juges ou des inquisiteurs de l'État de Venise.
+Je pense que lord Russell ne sera pas embarrassé pour les découvrir, car
+il a le grand pontife Hertzen sous la main.</p>
+
+<p>Je viens de voir une lettre de Thiers. Il a été reçu merveilleusement
+par l'aristocratie de Vienne. L'empereur l'a consulté sur la politique,
+et il a modestement répondu qu'il ne pouvait qu'admirer M. de
+Schmerling. Il paraît, d'ailleurs, très frappé du mouvement <i>libéral</i> de
+l'Autriche et de la résignation des grands seigneurs à l'accepter. Il
+paraît bien résolu à ne pas faire ici d'opposition tracassière; et même
+à se séparer très franchement des rouges ses collègues de Paris. Mais,
+<i>entre dicho y hecho, hay gran trecho</i>.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; à bientôt, j'espère. Mille amitiés et
+compliments.</p>
+
+<a name="l132" id="l132"></a>
+<br><h3>CXXXII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 16 juillet 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Voilà le pauvre duc de X... qui paye cher ses amusements trop tardifs.
+Il paraît qu'après avoir bien dîné et avoir bu beaucoup d'eau-de-vie, il
+est allé dans un bal champêtre, d'où il est revenu pour souper, en
+compagnie de deux gueuses, et c'est en sortant de la Maison dorée, après
+un souper très prolongé, qu'il est tombé sur le trottoir à demi
+paralysé. Je ne crois pas qu'il ait retrouvé sa connaissance.</p>
+
+<p>J'ai dîné avant-hier chez madame Fould, qui m'a donné des nouvelles de
+Vichy. Son mari était, en apparence, en grande faveur auprès de Sa
+Majesté. On est content, en général, du nouveau ministère. Le ministre
+de l'instruction publique a commencé par quelques mesures très
+anti-jésuitiques qui ont fait un très bon effet.</p>
+
+<p>Je ne suis pas content de la note de lord Russell ni de son discours sur
+la Pologne. La note est bien médiocre de forme, surtout si on la compare
+à celle de Drouyn de Lhuys et à celle de M. de Rechberg. Il y a une
+grande naïveté au sujet de l'armistice, naïveté dont, au reste, nous
+avons à supporter notre part. On demande un armistice; mais comment un
+armistice peut-il exister sans frontières définies? Et le moyen de
+déterminer une frontière dans un pays où les insurgés n'ont pas une
+ville, peut-être pas un village; où il n'y a pas une lieue de terrain
+occupé par eux, mais où il y a, dans chaque forêt, une troupe de cent à
+deux cents hommes? Quelle réponse on prépare au prince Gortchakof!
+Ajoutez à cela l'assurance donnée au Parlement qu'on ne fera pas la
+guerre à la Russie, quand même elle répondrait par la négative aux six
+propositions. Il me semble que rien de plus imprudent, ni de plus timide
+à la fois, n'avait encore été signé par un ministre des affaires
+étrangères. Comme tout cela montre bien l'énormité de la puissance de la
+presse, qui fait faire tant de bêtises aux gens les plus sensés!</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; je vous écrirai bientôt, et ce sera j'espère
+pour vous dire le jour de mon arrivée.</p>
+
+<a name="l133" id="l133"></a>
+<br><h3>CXXXIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 21 août 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis arrivé hier soir à bon port dans mon domicile, non sans avoir
+offert un petit sacrifice à Neptune, moins à cause de sa fureur que par
+la présence de cent cinquante vieilles femmes qui remplissaient des
+cuvettes à l'envi.</p>
+
+<p>Je n'ai pu aller aujourd'hui à Saint-Cloud. J'irai demain, je pense, et
+je vous écrirai au commencement de la semaine prochaine.</p>
+
+<p>Il paraît décidé que nous aurons une session en novembre, non pas
+seulement pour la vérification des pouvoirs, mais pour faire des lois.
+Le peu de gens que j'ai vus ne croient pas à la guerre, et on m'assure
+que l'enthousiasme polonais se refroidit tous les jours.</p>
+
+<p>L'archiduc Maximilien a écrit à l'empereur une lettre de huit pages pour
+lui faire ses remerciements. Il accepte et on dit que ce n'est ni la
+reconnaissance ni l'éloquence qui manquent à cette épître. On assure que
+nos affaires au Mexique vont bien. On a chargé un colonel Dupin de
+poursuivre les guérillas mexicaines-juaristes avec des spahis d'Afrique
+et des contre-guerillas mexicaines. Il a débuté comme il faut commencer
+avec cette canaille, par pendre et fusiller tout ce qu'il attrapait. Les
+gens du pays out trouvé cela très bon et nous servent d'espions avec
+empressement. On croit que quelques mois de chasse suffiront pour rendre
+le pays parfaitement sûr. <i>Utinam.</i></p>
+
+<p>Ici, à la Chambre, on s'attend que l'opposition fera le diable à quatre
+et donnera beaucoup d'embarras. Je compte voir Thiers ces jours-ci.</p>
+
+<p>L'empereur et le prince impérial sont au camp de Châlons à faire de
+grandes manoeuvres.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien. Je suis triste de vous avoir
+quitté, et me console en pensant que c'est pour peu de jours.</p>
+
+<a name="l134" id="l134"></a>
+<br><h3>CXXXIV</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 23 août 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je suis allé hier à Saint-Cloud, où j'ai trouvé tout le monde en très
+bonne santé; je ne parle pas des militaires grands et petits qui sont au
+camp. On vous remercie beaucoup des photographies, qui ont paru faire
+grand plaisir.</p>
+
+<p><i>On</i> allait vous écrire; mais, comme c'est une opération qui coûte
+beaucoup à cette petite main, on me charge de la lui épargner. On
+m'ordonne donc de vous demander quand vous venez. On part le 31 de ce
+mois. Voulez-vous partir avec elle? <i>Monsieur</i> ne revient à Paris que le
+27. Il en partira le 4 septembre. De toute façon, on compte sur votre
+présence, vous laissant absolument maître de décider le jour. Seulement
+ne tardez pas à répondre. Je suis à votre disposition tout à fait. Je
+fais une seule, non <i>objection</i>, mais <i>observation</i>. Si nous partons le
+31, il n'est pas clair que nous puissions nous en aller avant la fin du
+mois. Décidez.</p>
+
+<p>Point de guerre cette année. Cela est évident. On est bien catholique.
+Le fils cependant me donne des espérances. Son précepteur lui a conté un
+vieux roman dont le dénouement a eu lieu sous Tibère, et lui a demandé
+si les juifs n'étaient pas d'abominables gredins d'avoir fait ce tour à
+Notre-Seigneur. Le petit a dit: «Mais pourquoi s'est-il laissé faire
+puisqu'il était tout-puissant?». Je ne sais pas ce que le précepteur a
+dit. Tâchez de trouver une bonne réponse.</p>
+
+<p>Adieu, à bientôt. Répondez-moi et décidez pour vous sans arrière-pensée,
+ni considérations de cérémonie. Vous avez des affaires et vous pouvez et
+devez les faire passer avant tout.</p>
+
+<a name="l135" id="l135"></a>
+<br><h3>CXXXV</h3>
+
+<p class="rig">Biarritz, 27 septembre 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Un mot très à la hâte, car je vais à la messe. L'impératrice est très
+souffrante d'un mal de gorge commencé vous savez où et continué dans une
+promenade en bateau sur la Nive. L'empereur est aussi un peu enrhumé et
+le prince impérial a été très souffrant hier de vomissements. Ce matin,
+il est à peu près complètement remis.</p>
+
+<p>Nous avons eu un très agréable voyage de Tarbes à Pau et à Biarritz. Vos
+commissions ont été fidèlement remplies et aussitôt que possible.</p>
+
+<p>Adieu. Je suis chargé pour vous de tous les compliments et tendresses
+des dames et des messieurs, à commencer par deux augustes
+personnages<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a>
+<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote20"
+name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20">
+(retour) </a> A cette lettre étaient ajoutés ces quelques
+ mots de la main de l'impératrice:
+
+<p> «Je veux vous dire, mon cher M. Panizzi, tout le regret que
+ j'ai de ne plus vous avoir parmi nous. Je vous demande de
+ vouloir bien me conserver un de vos bons et meilleurs
+ souvenirs.</p>
+
+<p> »Votre alliée politique.</p>
+
+<p> »EUGÉNIE.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<a name="l136" id="l136"></a>
+<br><h3>CXXXVI</h3>
+
+<p class="rig">Biarritz, 1er octobre 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Les rhumes dont je vous ai effrayé vont à peu près bien, <i>ma questo è
+nulla</i>.</p>
+
+<p>Le diable qui préside à nos affaires a envoyé dans nos parages le yacht
+impérial <i>l'Aigle</i>, et nous a suggéré l'envie de faire un voyage de
+circumnavigation autour de la péninsule ibérique. On doit embarquer
+quantité de cocodès, aller d'abord à Lisbonne voir si la reine de
+Portugal est bien accouchée, puis visiter Cadix, Séville, Malaga et
+Grenade, et s'en revenir par Marseille.</p>
+
+<p>En Portugal, il n'y a guère d'autre inconvénient que l'inopportunité de
+la visite; mais, en Andalousie, les choses deviennent plus graves:
+quantité de cousins; le duc de Montpensier à San-Lucar ou à Séville; les
+élections espagnoles; une jeune personne à marier plus ou moins
+recommandée aux prétendants par l'entourage de cocodès et d'officiers de
+marine.</p>
+
+<p>Cortina, l'ancien ministre des finances à Madrid, que j'ai rencontré à
+Bayonne, me disait que l'arrivée de Sa Majesté en Andalousie pouvait
+être l'occasion de très graves désordres. Elle sera reçue, suivant lui,
+ou bien ou mal, mais de toute façon d'une manière scandaleuse et
+dangereuse. Il craint que les progressistes, qui sont gens à faire
+flèche de tout bois, ne profitent de cela pour faire quelque ovation
+aussi embarrassante pour celle qui en sera l'objet que pour le
+gouvernement espagnol.</p>
+
+<p>Enfin, et c'est le plus grave, la presse est libre en Espagne, et
+l'arrivée et le cortège peuvent fournir aux journalistes le sujet de
+bien des malices et insolences, d'autant plus que Sa Majesté catholique
+et le duc de Montpensier ne manqueront pas de les exciter sous main.</p>
+
+<p>Je me suis trouvé d'accord avec tout le monde ici pour déplorer ce
+projet malencontreux, mais à peu près seul pour parler. Cependant j'ai
+déterminé Mocquart à parler à l'empereur. Comme il m'a cité et que
+l'empereur m'a cité, j'ai eu sur-le-champ une bataille à soutenir contre
+l'impératrice.</p>
+
+<p>Vous ne serez pas surpris quand je vous dirai que, bien qu'elle fût un
+peu irritée, elle n'a pas cessé un instant d'être bienveillante et bonne
+pour moi à son ordinaire. Mon attachement pour elle, et le danger très
+réel de la chose, m'ont donné hardiesse et franchise, et je lui ai
+débité très nettement ma râtelée, quelquefois avec plus de vivacité que
+le respect ne l'exigeait. Elle a discuté loyalement, mais en avocat qui
+soutient une mauvaise cause. Son grand argument était qu'elle était bien
+libre de faire tout ce qu'un particulier peut faire. J'ai répondu
+qu'elle n'était pas un particulier, qu'elle avait des charges et qu'elle
+devait les supporter. Après une demi-heure de dispute très animée, ayant
+dit tout ce que j'avais sur le coeur, j'ai conclu en lui disant qu'une
+grande souveraine comme elle ne pouvait rien faire qui compromît et son
+mari et son pays; et qu'elle devait se persuader qu'elle n'était pas
+libre; qu'un roi l'était moins que personne, et que c'était pour cette
+raison que j'avais refusé toutes les couronnes qu'on m'avait offertes.
+Elle s'est mise à rire, m'a dit que j'étais une bête; mais il m'a paru
+cependant que mon discours l'avait ébranlée et lui laissait quelques
+inquiétudes.</p>
+
+<p>Comme elle ne sait pas céder, le voyage est résolu. On devait partir ce
+matin, mais la mer est furieuse. Impossible de gagner <i>Passages</i>, où
+attend <i>l'Aigle</i>. Je désire et j'espère un peu que le voyage se borne à
+quelques jours passés à Lisbonne. La mer, l'équinoxe, etc., peuvent
+modifier beaucoup les résolutions.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi, portez-vous bien et donnez-moi de vos
+nouvelles. Ne parlez à personne du voyage, qui malheureusement ne sera
+bientôt plus un secret.</p>
+
+<a name="l137" id="l137"></a>
+<br><h3>CXXXVII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 8 octobre 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Je trouve ici qu'on ne s'occupe pas trop du voyage de l'impératrice, ce
+qui me fait grand plaisir. Elle est arrivée à Lisbonne en bonne santé et
+assez vite. Aujourd'hui, elle doit être à Cadix. C'est malheureusement
+là que les embarras commencent. Il paraît qu'elle n'a fait que paraître
+et disparaître en Portugal. On avait prévenu le roi, mais il n'y a pas
+eu d'entrée ni de <i>fiocchi</i>. D'un autre côté, elle envoie de Lisbonne à
+Madrid de Caux avec une lettre pour la reine, en sorte que la mauvaise
+humeur de Sa Majesté catholique soit conjurée autant que possible.</p>
+
+<p>Je viens de déjeuner avec M. Fould, que j'ai trouvé assez gaillard et
+moins furieux qu'on ne le pouvait craindre de la part d'un homme qu'on
+arrache aux ortolans de Tarbes pour le relancer dans la politique et les
+finances. Il est très content de son maître et croit au maintien de la
+paix, du moins tant que ses alliés ne voudront pas la guerre.</p>
+
+<p>J'ai trouvé ici un Portugais, homme assez riche, qui s'ennuie et qui a
+le goût des coups de fusil. Il est allé en tirer au Maroc avec
+O'Donnell, puis en Pologne, d'où il revient après avoir été deux fois
+pris par les Russes, dont il se loue assez, car on s'est borné à le
+renvoyer par la frontière la plus proche. Il dit qu'il n'y a pas un mot
+de vrai dans les bulletins polonais, et qu'il a passé son temps à être
+battu et à s'enfuir. Il n'a pas grande idée ni du patriotisme ni des
+ressources du pays.</p>
+
+<p>La phrase de lord Palmerston que vous m'envoyez est jolie; mais c'est
+le mot d'un vieillard qui n'espère plus rien, et qui ne demande plus
+qu'à mourir tranquille. Ce n'est pas, ce me semble, le langage du
+premier ministre d'un grand pays.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; je vous souhaite santé et prospérité. Il fait
+un temps digne de Londres, quoique pas trop froid.</p>
+
+<a name="l138" id="l138"></a>
+<br><h3>CXXXVIII</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 20 octobre 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>J'ai pensé faire une fâcheuse expérience des économies réalisées par les
+compagnies de chemins de fer, qui, pour ne pas retarder un train, le
+font passer sur des traverses non calées ni consolidées. Nous avons eu
+un accident entre Avignon et Marseille qui aurait pu être assez grave.
+Tout s'est borné pourtant à un wagon renversé, celui de l'administration
+des postes, dont les employés out été tous un peu contusionnés. La
+diligence où j'étais s'est arrêtée au bord d'un talus d'une vingtaine
+de pieds. J'étais dans un coupé avec un curé, et il y avait derrière
+trois capucins. Cela explique l'accident. Il ne faut pas s'embarquer en
+si mauvaise compagnie.</p>
+
+<p>J'ai reçu des nouvelles de nos amis embarqués sur <i>l'Aigle</i>. Un mot de
+madame de Lourmel et une dépêche télégraphique de la comtesse de
+<i>Pierrefonds</i> (<i>sic</i>), datée de Cadix 18, et ainsi conçue: «Je pars de
+Cadix en très bonne santé. Tout s'est bien passé.» Expliquez comme vous
+pourrez le journal qui dit qu'elle est arrivée à Valence le 17 et partie
+pour Madrid.</p>
+
+<p>La mort de Billaut est un coup funeste pour la réussite de la session
+qui va s'ouvrir. C'était assurément le plus habile et le plus propre à
+lutter avec avantage contre les orateurs de l'opposition, même les plus
+brillants. Ce n'était pas un homme d'État, mais c'était un instrument
+merveilleux entre les mains d'un homme d'État. Je ne vois que Rouher qui
+puisse lui succéder, non le remplacer.</p>
+
+<p>J'ai, d'ailleurs, d'assez bonnes nouvelles de Thiers. Il est toujours
+sage et promet de continuer à l'être. Tiendra-t-il parole, cela est
+écrit dans les tablettes de Jupiter. Cousin, qui était un excellent
+conseiller, va venir ici et ne pourra plus le contrôler ni combattre
+l'influence fâcheuse d'un certain nombre de belles dames orléanistes
+dont notre ami estime les sourires à un très haut prix.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher ami; j'espère que vous êtes en bonne santé et que vous
+ne regrettez pas trop le ciel des Pyrénées. J'étouffe de chaleur. Pas un
+nuage au ciel. La mer est comme une glace.</p>
+
+<a name="l139" id="l139"></a>
+<br><h3>CXXXIX</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 27 octobre 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Les motifs qu'on donne chez vous au voyage sont parfaitement ridicules.
+Il y a des gens qui ne croient pas qu'on boive jamais un verre de vin de
+Bordeaux sans quelque but politique. Du reste, la réception a été très
+belle et tout s'est passé pour le mieux. Dans quelque temps, j'aurai des
+détails dont je vous ferai part s'ils en valent la peine.</p>
+
+<p>Hier, nous avons eu la visite de Cousin arrivant de Paris et voyant les
+choses très en noir. Il croit, et je crains qu'il n'ait raison, que
+toutes les belles promesses de Thiers ne tiendront pas. C'est un autre
+orgueil, et des plus grands. Il ne s'agit plus d'être chef du cabinet:
+il faut être président ou Dieu sait quoi. En attendant, il débute par ce
+qui me semble une impertinence et une faute. Il n'ira pas à la séance
+d'ouverture. Les nouveaux élus sénateurs et députés doivent y prêter
+serment. Croit-il que le serment prêté à la Chambre et devant le
+président oblige moins que s'il était prêté devant Sa Majesté. Il dit
+que ce qu'il en fait, c'est pour se mettre bien avec l'opposition, afin
+de donner plus d'autorité à sa parole lorsqu'il lui prêchera la
+modération.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi. Nous avons toujours un temps magnifique. Hier,
+on nous a donné un gros bouquet de lilas; c'est la seconde cueillette de
+cette année. Nous mangeons des pois et, si la chaleur durait, nous
+aurions probablement bientôt des fruits de l'année prochaine.</p>
+
+<a name="l140" id="l140"></a>
+<br><h3>CXL</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 9 novembre 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>L'histoire de lord Palmerston m'a mis en belle humeur pendant trois
+jours. Il paraît, par une lettre d'avocat, que la partie lésée ne veut
+pas entendre à un arrangement; et qu'il y aura procès. Que ce pauvre
+Ellice aurait ri avec nous s'il était encore de ce côté de l'Achéron.
+Lady Palmerston, qui est une femme d'esprit, doit au fond se soucier
+très peu de l'infidélité; mais le scandale, à cet âge, est plus grave,
+et la reine doit faire une grise mine à son premier ministre. En France,
+un homme d'État ne résisterait pas probablement à ce flot de ridicule.
+Je ne sais pas comment la chose sera prise en Angleterre. Du reste, si
+l'on fait une souscription pour élever une statue à lord Palmerston,
+inscrivez mon nom après le vôtre. Je crains qu'on ne nous en élève pas
+de semblables.</p>
+
+<p>Il paraît que le discours de l'empereur a plu généralement. Il est fort
+habile, et, quoique la réunion d'un congrès européen soit une chose
+pratiquement bien difficile à réaliser, il met tous les souverains dans
+un grand embarras, et les souverains qui refuseront seront mal notés par
+leurs peuples. C'était la seule partie vulnérable qu'il a touchée dans
+les notes du prince Gortchakof. Le discours de M. de Morny a également
+fait un bon effet par son ton conciliant et comme il faut. En somme, la
+session, qui semblait devoir, s'ouvrir sous de très mauvais auspices,
+pourra bien être meilleure qu'on ne l'avait prévu. Je vais voir M. Fould
+et entendre probablement son rapport, qui, dit-on, est rassurant.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie et santé s'il est possible.
+Rappelez-moi au souvenir de nos amis.</p>
+
+<a name="l141" id="l141"></a>
+<br><h3>CXLI</h3>
+
+<p class="rig">Compiègne, 18 novembre 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>J'ai présenté vos hommages à Leurs Majestés, et en particulier à
+l'impératrice pour le jour de sa fête, le 15, dont vous ne vous étiez
+pas seulement douté, païen que vous êtes!</p>
+
+<p>Tout s'est très bien passé, c'est-à-dire <i>exceptis excipiendis</i>. Au feu
+d'artifice, une femme qui voulait le voir de trop près et qui avait
+franchi le cordon sanitaire a été tuée tout raide par une fusée qui l'a
+frappée à l'oeil. Nous avons joué une charade un peu leste, mais qui a
+été bien prise et qui a fait rire.</p>
+
+<p>Puis, au dîner, le 15, votre ami le prince Napoléon, toujours gracieux,
+n'a pas voulu porter la santé de l'impératrice. Il était assis à sa
+droite, <i>pro consuetudine</i>, et l'empereur lui a dit de porter un toast
+et de faire un speech. Il a fait la grimace. De son côté, l'impératrice
+lui a dit: «Je ne tiens pas beaucoup au speech. Vous êtes très éloquent,
+mais vos discours me font un peu peur quelquefois.» A une seconde
+sommation de l'empereur, il a répondu: «Je ne sais pas parler en
+public.» On s'était levé, tout le monde attendait sans trop comprendre
+ce qui se passait au milieu de la table. Enfin Sa Majesté a dit: «Vous
+ne voulez pas porter la santé de l'impératrice?--Si Votre Majesté veut
+bien m'excuser, je m'en dispenserai.» Le prince Joachim alors a porté
+le toast, et on a quitté la table un peu ému.</p>
+
+<p>Cette frasque a semblé assez forte pour le faire prier d'aller voir au
+Palais-Royal si Leurs Majestés y étaient; cependant l'<i>hôte</i> et
+l'<i>hôtesse</i> ont gardé leur sang-froid ordinaire, et l'impératrice a même
+pris son-bras pour passer au salon. Le prince est resté là fort isolé,
+tout le monde l'évitant; lui, faisant une mine boudeuse et méchante qui
+le faisait ressembler fort à Vitellius.</p>
+
+<p>Le matin, il y a eu beaucoup d'allées et de venues dont le résultat
+paraît avoir été un replâtrage. Jamais je n'ai vu homme plus mal
+gracieux. Quant à moi, je n'aurais pas souffert pareille incartade; mais
+vous connaissez la longanimité de l'empereur; il le regarde comme un
+enfant et lui passe ses mauvaises humeurs. Je trouve fort triste, au
+fond, que, dans un temps comme celui-ci, les Bonaparte ne se serrent pas
+tous autour du chef de leur maison. Le prince, qui a parfois, je
+suppose, des velléités de jouer un rôle politique, se fait détester par
+ses mauvaises manières. Il flatte les rouges et s'imagine peut-être que,
+dans une révolution, il serait épargné. L'histoire du duc d'Orléans est
+là pour lui apprendre quel serait son sort si la République
+s'établissait jamais dans ce pays.</p>
+
+<p>Je reste ici, encore une huitaine de jours. Aujourd'hui arrivent les
+Allemands, M. de Metternich et le ministre de Prusse, le comte de Goltz,
+tous gens peu amusants. Peut-être que la mort du roi de Danemark nous
+privera des belles toilettes et des valses de ces dames.</p>
+
+<p>Je pense être de retour à Paris pour le milieu de la semaine prochaine.
+J'y resterai jusqu'après la discussion de l'adresse; puis j'irai
+attendre à Cannes la fin de l'hiver. Viendrez-vous nous y voir?</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie et recommandez-moi à nos
+amis.</p>
+
+<a name="l142" id="l142"></a>
+<br><h3>CXLII</h3>
+
+<p class="rig">Compiègne, 22 novembre 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Nous vivons ici en grandes occupations. Votre serviteur est directeur de
+théâtre, auteur et acteur. Il fait de plus des révolutions dans les
+beaux-arts et de la polémique avec l'institut. Dans ses moments de
+loisir, on lui donne des recherches à faire sur l'histoire romaine. Il
+est, d'ailleurs, libre de faire ce qui lui plaît depuis une heure du
+matin jusqu'à huit heures. Heureusement que, mercredi, je redeviens
+homme libre.</p>
+
+<p>La réponse de l'Autriche est arrivée, très amicale; acceptant en
+principe, mais demandant des renseignements. M. de Goltz, qui est ici, a
+apporté, je crois, une lettre semblable du roi de Prusse. En somme, je
+pense qu'il y aura bien des protocoles, mais qu'il y aura un congrès. Je
+doute qu'il fasse grand'chose, mais il aura empêché la guerre, ce qui
+est un grand point.</p>
+
+<p>Adieu; portez-vous bien et donnez de vos nouvelles.</p>
+
+<a name="l143" id="l143"></a>
+<br><h3>CXLIII</h3>
+
+<p class="rig">Paris, 7 décembre 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Il semble que César n'a pas trop mal vu la lettre de lord Russell. C'est
+pour l'Angleterre un parti pris de devenir une puissance de second
+ordre; du moins elle fait le plongeon toutes les fois qu'on l'invite à
+faire acte de puissance du premier ordre. C'est son affaire, et, à un
+certain point de vue, je trouve qu'elle a raison et que nous avons tort.
+Mais, d'un autre côté, trouvez-vous bien l'excessive hâte de son refus,
+et les termes employés par lord Russell? On n'est pas habitué de sa part
+à la politesse, mais on aurait voulu qu'il prît la peine de lire la
+lettre de l'empereur. Tandis que toutes les puissances de l'Europe se
+bornent à demander qu'on spécifie les questions à traiter, il répond
+qu'il est impossible de s'entendre, et que ce n'est pas la peine de
+commencer. Observez que, naguère encore, il se plaignait de la grandeur
+des armements de la France, qui obligeait toute l'Europe à l'imiter. Or
+l'empereur, dans sa lettre, dit que la question du désarmement général
+doit occuper le congrès. Supposé que toutes les puissances refusassent
+de traiter les affaires qui agitent en ce moment l'Europe, qu'elles
+voulussent qu'on en restât sur l'<i>uti possidetis</i>, et qu'on se bornât à
+reproduire les articles non abrogés des traités de 1815, en leur donnant
+une sanction nouvelle, la question du désarmement pourrait cependant
+être traitée sans difficulté. Si chaque puissance prenait vis-à-vis des
+autres l'engagement de réduire son état militaire à ses besoins
+personnels, ne serait-ce pas un grand avantage pour toute l'Europe?
+C'est à quoi lord Russell ne répond même pas.</p>
+
+<p>L'impression de sa lettre a été très mauvaise ici, de quoi sans doute il
+se soucie très peu. Ce qui paraît certain, c'est que, supposé, ce qui
+est probable, que l'insurrection polonaise soit anéantie au printemps
+prochain et que l'empereur Alexandre fasse preuve de quelque humanité ou
+de quelque politique à l'égard de ses sujets polonais, il y aura un
+rapprochement entre la France et la Russie, dont l'Angleterre pourra
+craindre un jour les effets, si nous ne sommes pas en pleine anarchie
+lorsque la question d'Orient éclatera.</p>
+
+<p>La discussion des pouvoirs de la Chambre a montré à nu le suffrage
+universel. Le gouvernement n'a pas été justifié, et l'opposition a été
+convaincue d'avoir fait usage des mêmes moyens de corruption et
+d'intimidation. Maintenant que les candidats ont à faire la cour à la
+canaille, ils sont obligés d'employer des agents ignobles, qui font
+toutes les turpitudes imaginables. Il est fâcheux qu'on ait mis cela au
+grand jour. En Angleterre où la matière électorale est beaucoup plus
+élevée, on a grand soin de passer l'éponge sur toutes les saloperies de
+cette nature.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien. Que devient le procès de lord
+Palmerston? On dit que, ayant demandé conseil là-dessus à Thiers, Thiers
+lui a répondu: «Faites la vérification des pouvoirs.»</p>
+
+<a name="l144" id="l144"></a>
+<br><h3>CXLIV</h3>
+
+<p class="rig">Cannes, 30 décembre 1863.</p><br><br>
+
+
+<p>Mon cher Panizzi,</p>
+
+<p>Depuis que je suis ici, je ne sais plus rien de la politique que par
+Cousin, qui a des correspondants parmi les grands hommes d'État, et par
+quelques mois que M. Fould m'envoie de temps en temps.</p>
+
+<p>La discussion de l'emprunt a été meilleure que je ne l'aurais espérée.
+M. Thiers a été convenable. Entre nous, il me semble qu'il n'a rien
+appris ni rien oublié, comme vos amis les Bourbons. Il avait besoin de
+parler et a parlé sur la pointe d'une aiguille. Il a traité la Chambre
+avec des airs de supériorité qui n'ont pas plu beaucoup, et il n'est pas
+arrivé à un autre résultat qu'à prouver qu'il ne dirigeait pas
+l'opposition, et qu'elle n'avait guère de confiance en lui. Il prendra
+peut-être sa revanche sur la question du Mexique, qui est un bien
+meilleur champ de bataille pour l'opposition. Je ne sais pas trop
+comment M. Rouher et M. Chaix d'Est-Ange se tireront de ce mauvais pas.</p>
+
+<p>On annonce de mauvaises nouvelles d'Italie et de Hongrie. Le parti
+rouge, qui est de tous les pays, comme le parti clérical, et qui dans
+toute l'Europe agit avec un diabolique concert, se remue terriblement et
+promet pour le printemps prochain une explosion générale. Vous avez vu
+la proclamation de Kossuth. Je ne sais pas si le gouvernement d'Italie
+est assez fort pour empêcher les volontaires et Garibaldi de recommencer
+quelque autre sottise. Il est fort à craindre qu'il ne soit pas trop
+préparé pour s'y opposer. Ce qui est certain, c'est que les rouges et
+les cléricaux; ces deux ennemis du sens commun et de l'humanité, sont
+les uns et les autres pleins de confiance et annoncent de grands
+événements pour l'année qui va commencer après-demain. Je ne crois pas
+au succès des uns ni des autres, mais je crois à un gâchis terrible,
+funeste pour tout le monde et pour nous plus que pour personne.</p>
+
+<p>On parlait à Paris ces jours derniers de changements ministériels, entre
+autres de celui de Drouyn de Lhuys. Je n'y crois pas trop, bien que
+persuadé qu'il serait fort à désirer que nous fussions débarrassés de ce
+faiseur de phrases qui n'a pas une idée à lui, et qui, même en matière
+de phrases, est fort au-dessous du prince Gortchakof.</p>
+
+<p>Lord Brougham est ici, bien faible, chancelant sur ses jambes, mais
+toujours <i>busy body</i>, curieux de tout savoir et passablement
+gobe-mouche. Il est devenu fort dévot. Cela donne de l'espérance pour
+vous et moi quand nous aurons quatre-vingt-cinq ans.</p>
+
+<p>J'ai consulté, avant de quitter Paris, le plus habile médecin pour
+l'asthme. Il m'a ordonné un traitement que je vais suivre et il me
+promet une guérison complète si je l'observe exactement. C'est de
+l'arsenic qu'il s'agit d'avaler. Cela fait grand bien aux moutons, aux
+chevaux et aux Tyroliens; mais c'est une question de savoir si mon
+estomac est comme celui des quadrupèdes et bipèdes à qui l'arsenic
+réussit. Enfin il faut essayer.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Panizzi; finissez bien cette année, commencez bien
+l'autre, et suivez le précepte philosophique <i>recte agere et lætari</i> que
+le père Dubois, le médecin de Napoléon Ier, traduisait par faire son
+affaire et se f..... du reste.</p>
+
+<p>FIN DU PREMIER VOLUME</p>
+
+<br><br>
+
+<h3>TABLE</h3>
+
+<pre>
+ 1850
+
+ Pages
+
+<a href="#l1">I.</a> Paris 31 décembre 1
+
+ 1855
+
+<a href="#l2">II.</a> Paris 4 juillet 3
+
+ 1857
+
+<a href="#l3">III.</a> Paris 11 octobre 4
+<a href="#l4">IV.</a> Cannes 5 décembre 5
+
+ 1858
+
+<a href="#l5">V.</a> Paris 25 janvier 7
+<a href="#l6">VI.</a> -- 12 mai 8
+<a href="#l7">VII.</a> -- 16 -- 11
+<a href="#l8">VIII.</a> Paris 7 juin 13
+<a href="#l9">IX.</a> Berne 7 juillet 15
+<a href="#l10">X.</a> Venise 11 août 16
+<a href="#l11">XI.</a> Paris 17 octobre 18
+
+ 1859
+
+<a href="#l12">XII.</a> Cannes 7 janvier 18
+<a href="#l13">XIII.</a> Paris 12 mars 21
+<a href="#l14">XIV.</a> -- 8 avril 25
+<a href="#l15">XV.</a> -- 29 -- 29
+<a href="#l16">XVI.</a> -- 10 mai 33
+<a href="#l17">XVII.</a> -- 27 -- 37
+<a href="#l18">XVIII.</a> -- juin 39
+<a href="#l19">XIX.</a> -- 30 -- 42
+<a href="#l20">XX.</a> -- 12 juillet 48
+<a href="#l21">XXI.</a> -- 15 -- 51
+<a href="#l22">XXII.</a> -- 20 -- 54
+<a href="#l23">XXIII.</a> -- 25 -- 57
+<a href="#l24">XXIV.</a> -- 12 août 59
+<a href="#l25">XXV.</a> Cannes 16 décembre 62
+<a href="#l26">XXVI.</a> -- 26 -- 65
+
+ 1860
+
+<a href="#l27">XXVII.</a> Cannes 10 janvier 68
+<a href="#l28">XXVIII.</a> -- 29 -- 71
+<a href="#l29">XXIX.</a> -- 17 février 73
+<a href="#l30">XXX.</a> Paris 25 mars 76
+<a href="#l31">XXXI.</a> -- 31 -- 80
+<a href="#l32">XXXII.</a> Paris 1er avril 81
+<a href="#l33">XXXIII.</a> -- 25 -- 88
+<a href="#l34">XXXIV.</a> -- 30 -- 91
+<a href="#l35">XXXV.</a> -- 3 mai 94
+<a href="#l36">XXXVI.</a> -- 11 -- 95
+<a href="#l37">XXXVII.</a> -- 23 -- 97
+<a href="#l38">XXXVIII.</a> -- 31 -- 102
+<a href="#l39">XXXIV.</a> Fontainebleau 15 juin 106
+<a href="#l40">XL.</a> Paris 1er juillet 108
+<a href="#l41">XLI.</a> Londres 7 août 110
+<a href="#l42">XLII.</a> Paris 6 octobre 112
+<a href="#l43">XLIII.</a> -- 11 -- 119
+<a href="#l44">XLIV.</a> -- 15 -- 122
+<a href="#l45">XLV.</a> -- 16 -- 124
+<a href="#l46">XLVI.</a> -- 16 -- 128
+<a href="#l47">XLVII.</a> -- 21 -- 129
+<a href="#l48">XLVIII.</a> -- 23 -- 133
+<a href="#l49">XLIX.</a> -- 31 -- 135
+<a href="#l50">L.</a> -- 3 novembre 139
+<a href="#l51">LI.</a> -- 4 -- 143
+<a href="#l52">LII.</a> -- 11 -- 145
+<a href="#l53">LIII.</a> Cannes 21 -- 149
+<a href="#l54">LIV.</a> -- 27 -- 152
+<a href="#l55">LV.</a> -- 2 décembre 155
+<a href="#l56">LVI.</a> -- 11 -- 158
+<a href="#l57">LVII.</a> -- 16 -- 163
+
+ 1861
+
+<a href="#l58">LVIII.</a> Cannes 9 janvier 164
+<a href="#l59">LIX.</a> -- 24 -- 166
+<a href="#l60">LX.</a> -- 13 février 170
+<a href="#l61">LXI.</a> Paris 27 -- 173
+<a href="#l62">LXII.</a> -- 28 -- 178
+<a href="#l63">LXIII.</a> -- 1er mars 181
+<a href="#l64">LXIV.</a> -- 6 -- 183
+<a href="#l65">LXV.</a> -- 8 -- 186
+<a href="#l66">LXVI.</a> -- 19 -- 189
+<a href="#l67">LXVII.</a> Melle 30 mars 192
+<a href="#l68">LXVIII.</a> Paris 8 avril 196
+<a href="#l69">LXIX.</a> -- 14 -- 197
+<a href="#l70">LXX.</a> -- 18 -- 199
+<a href="#l71">LXXI.</a> Ville-d'Avray 21 -- 203
+<a href="#l72">LXXII.</a> Paris 2 mai 204
+<a href="#l73">LXXIII.</a> -- 11 -- 207
+<a href="#l74">LXXIV.</a> -- 19 -- 209
+<a href="#l75">LXXV.</a> -- 9 juin 211
+<a href="#l76">LXXVI.</a> -- 11 -- 212
+<a href="#l77">LXXVII.</a> Fontainebleau 24 -- 214
+<a href="#l78">LXXVIII.</a> Paris 2 juillet 216
+<a href="#l79">LXXIXI.</a> -- 19 août 217
+<a href="#l80">LXXX.</a> Paris 30 -- 219
+<a href="#l81">LXXXI.</a> -- 3 septembre 221
+<a href="#l82">LXXXII.</a> -- 8 -- 223
+<a href="#l83">LXXXIII.</a> Biarritz 15 -- 225
+<a href="#l84">LXXXIV.</a> Biarritz 28 septembre 227
+<a href="#l85">LXXXV.</a> Paris 14 octobre 228
+<a href="#l86">LXXXVI.</a> -- 23 -- 230
+<a href="#l87">LXXXVII.</a> -- 17 novembre 233
+<a href="#l88">LXXXVIII.</a> -- 4 -- 235
+<a href="#l89">LXXXIX.</a> Compiègne 16 -- 235
+<a href="#l90">XC.</a> Paris 8 décembre 237
+<a href="#l91">XCI.</a> Cannes 31 -- 239
+
+ 1862
+
+<a href="#l92">XCII.</a> Cannes 3 février 240
+<a href="#l93">XCIII.</a> -- 10 mars 242
+<a href="#l94">XCIV.</a> -- 22 -- 245
+<a href="#l95">XCV.</a> Paris 31 -- 248
+<a href="#l96">XCVI.</a> -- 9 avril 251
+<a href="#l97">XCVII.</a> -- 18 -- 254
+<a href="#l98">XCVIII.</a> -- 23 -- 256
+<a href="#l99">XCIX.</a> -- 26 -- 258
+<a href="#l100">C.</a> -- 2 juillet 259
+<a href="#l101">CI.</a> -- 11 -- 261
+<a href="#l102">CII.</a> -- 18 -- 262
+<a href="#l103">CIII.</a> -- 20 -- 265
+<a href="#l104">CIV.</a> -- 29 -- 266
+<a href="#l105">CV.</a> -- 31 -- 267
+<a href="#l106">CVI.</a> Biarritz 29 septembre 268
+<a href="#l107">CVII.</a> Paris 9 octobre 272
+<a href="#l108">CVIII.</a> -- 11 -- 274
+<a href="#l109">CIX.</a> Paris 15 octobre 278
+<a href="#l110">CX.</a> -- 15 -- 282
+<a href="#l111">CXI.</a> Marseille 19 -- 284
+<a href="#l112">CXII.</a> Paris 28 -- 287
+<a href="#l113">CXIII.</a> -- 31 -- 290
+<a href="#l114">CXIV.</a> -- 18 novembre 292
+<a href="#l115">CXV.</a> Cannes 30 -- 294
+<a href="#l116">CXVI.</a> -- 6 décembre 297
+<a href="#l117">CXVII.</a> -- 13 -- 298
+
+ 1863
+
+<a href="#l118">CXVIII.</a> Cannes 3 janvier 301
+<a href="#l119">CXIX.</a> -- 16 -- 303
+<a href="#l121">CXXI.</a> -- 3 février 304
+<a href="#l122">CXXII.</a> -- 5 -- 307
+<a href="#l123">CXXIII.</a> -- 11 -- 310
+<a href="#l124">CXXIV.</a> Paris 21 mars 311
+<a href="#l125">CXXV.</a> -- 5 mai 315
+<a href="#l126">CXXVI.</a> -- 11 -- 316
+<a href="#l127">CXXVII.</a> -- 21 -- 318
+<a href="#l128">CXXVIII.</a> -- 1er juin 321
+<a href="#l129">CXXIX.</a> -- 16 -- 323
+<a href="#l130">CXXX.</a> Fontainebleau 25 -- 326
+<a href="#l131">CXXXI.</a> Paris 12 juillet 329
+<a href="#l132">CXXXII.</a> -- 16 -- 332
+<a href="#l133">CXXXIII.</a> -- 21 août 334
+<a href="#l134">CXXXIV.</a> -- 23 -- 336
+<a href="#l135">CXXXV.</a> Biarritz 27 septembre 338
+<a href="#l136">CXXXVI.</a> Biarritz 1er octobre 339
+<a href="#l137">CXXXVII.</a> Paris 8 -- 342
+<a href="#l138">CXXXVIII.</a> Cannes 20 -- 344
+<a href="#l139">CXXXIX.</a> Cannes 27 -- 346
+<a href="#l140">CXL.</a> Paris 9 novembre 348
+<a href="#l141">CXLI.</a> Compiègne 18 -- 349
+<a href="#l142">CXLII.</a> -- 22 -- 352
+<a href="#l143">CXLIII.</a> Paris 7 décembre 353
+<a href="#l144">CXLIV.</a> Cannes 30 -- 356
+</pre>
+
+<p>FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME</p>
+
+<br><br>
+
+<p class="overl">615-80.--CORBEIL. Typ. et stér. J. CRÉTÉ.</p>
+
+
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Lettres à M. Panizzi - 3eme édition,
+Tome I, by Prosper Mérimée
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES A PANIZZI--3EME ED., TOME I ***
+
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
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+page at https://pglaf.org
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+
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
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+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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+No investigation has been made concerning possible copyrights in
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+status under the laws that apply to them.
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