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Panizzi - 3eme édition, Tome I + +Author: Prosper Mérimée + +Editor: Louis Fagan + +Release Date: April 6, 2010 [EBook #31904] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES A PANIZZI--3EME ED., TOME I *** + + + + +Produced by Adrian Mastronardi, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) + + + + + + + +[Illustration] + +PROSPER MÉRIMÉE + +LETTRES A M. PANIZZI +1850-1870 + +PUBLIÉES PAR +M. LOUIS FAGAN +DU CABINET DES ESTAMPES AU BRITISH MUSEUM + + +TOME PREMIER + +TROISIÈME ÉDITION + + +PARIS +CALMANN LÉVY, ÉDITEUR +ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES +3, RUE AUBER, 3 + +1881 + + + + +Droits de traduction et de reproduction réservés. + + + + +PRÉFACE + + +Stendhal avait fait copier, dans les archives du Vatican, plusieurs +manuscrits contenant l'analyse de procès célèbres ou d'aventures +scandaleuses des petites cours d'Italie. La soeur de Stendhal, après la +mort de l'auteur de _la Chartreuse de Parme_, cherchait à vendre ces +manuscrits. Mérimée s'adressa à M. Panizzi, qui était alors conservateur +des imprimés du British Museum, et lui écrivit, le 31 décembre 1850, la +première des lettres contenues dans ces deux volumes. + +Tel fut le point de départ d'une correspondance qui ne devait être +interrompue que par la mort de Mérimée, et qui constitue une oeuvre de +la plus haute valeur et de l'intérêt le plus puissant. + +Au point de vue littéraire, cela va sans dire: ces lettres sont de +Mérimée; mais cette publication présente un caractère particulier, un +caractère complètement inattendu; elle va révéler un nouveau Mérimée, un +Mérimée politique. La longue suite de ces lettres est, en somme, une +véritable histoire du second empire, écrite par l'auteur de _Carmen_ et +de _Colomba_. Quel témoin pourrait-on souhaiter plus brillant et mieux +renseigné? Vivant dans l'étroite intimité de l'empereur et de +l'impératrice, placé au premier rang pour tout voir et tout savoir, +Mérimée rapportait fidèlement à son ami Panizzi tout ce qu'il voyait et +tout ce qu'il savait. Et, comme il avait en son correspondant la plus +entière confiance, il lui disait aussi tout ce qu'il pensait. Voilà +comment l'histoire de l'Empire venait se glisser, au jour le jour, sous +la plume de Mérimée, dans l'abandon d'une affectueuse causerie, et voilà +pourquoi ces deux volumes pourraient avoir pour titre: _le Second Empire +raconté par Mérimée_. + +Mérimée ne se bornait pas à écrire l'histoire de son temps. Il y était +mêlé très étroitement et très activement. Il faisait lui-même de +l'histoire. Ce sera la grande surprise, ce que nous pourrions appeler le +coup de théâtre de cette publication. + +Il est pour les souverains une tentation si forte, qu'ils y échappent +très rarement. C'est un vrai plaisir de roi que de faire personnellement +de la politique extérieure, en dehors et à l'insu de son ministre des +affaires étrangères et de ses ambassadeurs attitrés, quelquefois même +contre ce ministre et contre ces ambassadeurs. On a lu le bel ouvrage de +M. le duc de Broglie, _le Secret du roi_, cette piquante et profonde +étude sur la diplomatie secrète de Louis XV. Eh bien, Napoléon III +avait, lui aussi, un très vif penchant pour la politique personnelle. +Son esprit était sans cesse hanté par ce rêve de _refaire la carte de +l'Europe_, et l'on peut dire que l'empereur Napoléon III a continué sur +le trône la conspiration ce que le prince Louis Bonaparte avait +commencée dans l'exil. + +Dans un récent article de la _Revue des Deux Mondes_, M. Cherbuliez a +crayonné une esquisse très fine et très ressemblante de l'empereur +Napoléon III. + +«C'était, dit-il, un grand essayeur, un joueur téméraire et fantaisiste +qui ne proportionnait pas les chances du jeu à l'importance de l'enjeu. +Napoléon III avait l'âme aventureuse. Longtemps proscrit, il avait du +goût pour les proscrits. Quelqu'un qui le connaissait bien avait dit de +lui: _Grattez le souverain, et vous trouverez le réfugié politique._» + +Panizzi était précisément un de ces proscrits pour lequel Napoléon III +avait du goût. Ces deux volumes contiennent de véritables dépêches +diplomatiques de Mérimée, où l'histoire dès maintenant peut rechercher +les secrètes pensées et les secrètes espérances de la politique +impériale. Panizzi était l'ami de M. Gladstone, et certaines lettres de +Mérimée au directeur du British Museum étaient, en réalité, des lettres +de Napoléon III au chancelier de l'Échiquier. + +Mais cette correspondance n'est pas seulement une correspondance +politique. Mérimée était de l'école de Stendhal. Le spectacle de la vie +humaine l'intéressait et l'amusait par tous ses côtés, graves et +plaisants, sérieux et gais. Il ne haïssait pas les histoires un peu +vives, et il les racontait avec un art délicieux. + +Nul n'a vu de plus près que Mérimée la cour du second empire. Il n'était +pas seulement des grandes séries de Fontainebleau et de Compiègne; il +était des petits lundis des Tuileries et des petites séries de Biarritz. +Aussi la chronique mondaine de l'Empire tient-elle une place +considérable dans ces lettres, qui foisonnent en anecdotes hardies, très +hardiment contées. + +Cette correspondance abonde en détails curieux et piquants sur la vie +intime de l'empereur et de l'impératrice. Mérimée raconte à son ami +Panizzi les petites brouilles et les petites bouderies de ménage, les +petites querelles et les petites scènes de famille: C'est, par exemple, +le 15 novembre 1863, à Compiègne, le jour de la fête de l'impératrice. +Le prince Napoléon est assis à la droite de l'impératrice... L'empereur +lui dit de porter un toast et de faire un speech. Le prince fait la +grimace. Très spirituellement l'impératrice s'empresse de dire: «Je ne +tiens pas beaucoup au speech... Vous êtes très éloquent, mais vos +discours me font un peu peur.» Nouvelle sommation de l'empereur. Le +prince répond: «Je ne sais pas parler en public.--Alors, dit l'empereur, +vous ne voulez pas porter la santé de l'impératrice?--Si Votre Majesté +le veut bien, je m'en dispenserai.» Le prince Joachim Murat porte le +toast. On quitte la table un peu ému... + +«Cependant,» dit Mérimée, «_l'hôte_ et _l'hôtesse_ ont gardé leur +sang-froid ordinaire, et l'impératrice a même pris le bras du prince +pour passer au salon. Le prince est resté là fort isolé, tout le monde +l'évitant et, lui, faisant une mine boudeuse et méchante qui le faisait +ressembler fort à Vitellius.» + +De cette scène extraordinaire, la lettre du 18 novembre fait le tableau +le plus animé, le plus vivant. Elle raconte ensuite et les allées et +venues du lendemain, et le _replâtrage_, etc., etc. Toutes les lettres +datées de Compiègne, de Fontainebleau, de Biarritz présentent le même +intérêt et nous font pénétrer au coeur même de toutes les passions et de +toutes les ambitions qui s'agitaient autour de l'empereur. C'est, en +quelque sorte, la petite histoire de l'Empire, écrite de main de +maître... Or petite et grande histoire se touchent, et se confondent +sans cesse, se tiennent par mille liens secrets et, l'une par l'autre, +se commentent, s'expliquent et se complètent. + +Mérimée, au fond, avait peu de goût pour tous ces divertissements de +cour. Il trouve, à certaines heures, que ces fêtes perpétuelles ne vont +pas sans beaucoup de fatigue et sans un peu d'ennui. Il serait +volontiers de l'avis de lord Palmerston, qui disait que la vie serait +supportable sans les plaisirs. De Compiègne, Mérimée, dans ce même mois +de novembre 1863, écrit à Panizzi: + +«Nous vivons ici en grande occupation. Votre serviteur est directeur de +théâtre, auteur et acteur. Il fait de plus des révolutions dans les +beaux-arts et de la polémique avec l'Institut. Dans ses moments de +loisir, on lui donne des recherches à faire dans l'histoire romaine. Il +est, d'ailleurs, libre de faire ce qui lui plaît depuis une heure du +matin jusqu'à huit heures. Heureusement que mercredi je redeviens homme +libre.» + +Quelques années plus tard, à Biarritz, il a un nouvel accès de révolte: + +«Bien que je m'acquitte très honorablement de mon métier de courtisan, +dit-il, je me sens pris parfois d'idées à la Bright, et j'ai envie de +m'en aller vivre en homme libre dans quelque auberge au soleil.» + +Mais ce n'était là que des boutades passagères. Mérimée, en définitive, +retombait assez facilement sous le joug. Il était si bien reçu, si bien +traité par ceux qu'il appelait le maître et la maîtresse de la maison. +Et puis c'était un grand curieux que Mérimée. Il se trouvait là aux +premières loges pour assister à l'histoire de son temps, qui +l'intéressait violemment. Mérimée, qui s'était fait une réputation +d'insensibilité et d'insouciance, était, en somme, le moins insensible +et le moins insouciant des hommes. + +Ces lettres vont montrer tout ce qu'il y avait d'ardeur et de passion +dans l'âme de Mérimée. A tel point que cette publication, qui va mettre +encore une fois tout le monde d'accord sur le talent et l'esprit de +Mérimée, n'aura certainement pas la même bonne fortune au point de vue +religieux et au point de vue politique. Mérimée était, en même temps, +très anticlérical et très anti-révolutionnaire. Absolu dans ses +opinions, Mérimée les expose avec une extrême netteté, et avec une +extrême franchise, dans la pleine liberté d'une correspondance +familière. Ces opinions appartiennent aujourd'hui à la libre discussion, +et, de cette libre discussion, la grande mémoire de Mérimée n'a rien à +redouter. + +Il eut, en effet, ce très rare mérite d'être, tout le long de sa vie, +parfaitement sincère et parfaitement désintéressé. Placé à la source +même des honneurs et des faveurs, Mérimée n'avait aucune ambition; son +indifférence était égale pour le pouvoir et pour l'argent. Il lui eût +été bien facile de s'enrichir; il ne s'enrichit pas; sa très modeste +aisance, il la devait tout entière à sa plume. On verra dans ces lettres +que Mérimée fut sur le point d'être nommé secrétaire des commandements +de l'impératrice; mais il souhaitait de tout son coeur que le choix de +l'empereur ne tombât pas sur lui; et, quand il apprit qu'un autre avait +la place, il poussa un long soupir de soulagement. Mérimée fut sénateur; +et vraiment c'était peu de chose pour l'auteur de tant de +chefs-d'oeuvre. Tout l'honneur était pour le Sénat. + +A côté de cette absence d'ambition et de cette indifférence pour +l'argent, Mérimée eut une autre vertu peu commune chez ceux qui vivent +dans l'entourage des souverains. Un jour,--c'était le 16 avril 1835,--M. +Thiers était à la tribune de la Chambre des députés. Il parlait de +Napoléon Ier. Faisant allusion à la servilité des hommes du premier +empire, il disait: + +--Savez-vous à quoi servait cette timidité devant l'empereur? à lui +faire ignorer ou méconnaître la vérité. + +Le maréchal Clauzel interrompit M. Thiers: + +--J'en demande pardon à monsieur le ministre de l'intérieur, on pouvait +dire la vérité à l'empereur. + +--Oui, répondit spirituellement M. Thiers, quand on avait du courage; +mais, quand on est réduit à n'entendre la vérité que de la bouche de +ceux qui ont le courage de la dire, on l'entend de très peu de monde. + +Eh bien, Mérimée était de ce _très peu de monde_. Il avait le courage de +dire la vérité. Lisez la lettre du 1er octobre 1863. L'impératrice +projetait un voyage en Espagne. Tout le monde blâmait et redoutait ce +voyage... Mais tout le monde se taisait. C'est Mérimée seul qui a le +courage de parler. + +«J'ai eu,» dit-il, «une bataille à soutenir contre l'impératrice. Vous +ne serez pas surpris quand je vous dirai que bien qu'elle fût un peu +irritée, elle n'a pas cessé un instant d'être bienveillante et bonne +pour moi, comme à son ordinaire. Mon attachement pour elle et le danger +très réel de la chose m'ont donné hardiesse et franchise, et je lui ai +débité très nettement ma râtelée, quelquefois avec plus de vivacité que +le respect ne l'exigeait. Elle a discuté longuement, mais en avocat qui +soutient une mauvaise cause. Son grand argument était qu'elle était bien +libre de faire tout ce qu'un particulier peut faire. J'ai répondu +qu'elle n'était pas un particulier, qu'elle avait des charges et qu'elle +devait les supporter. Après une demi-heure de dispute très animée, ayant +dit tout ce que j'avais sur le coeur, j'ai conclu qu'une grande +souveraine comme elle ne pouvait rien faire qui compromît et son mari et +son pays, et qu'elle devait se persuader qu'elle n'était pas libre; +qu'un roi l'est moins que personne, et que c'était pour cette raison que +j'avais refusé toutes les couronnes qu'on m'avait offertes.» + +Voici l'année terrible. L'Empire va s'écrouler devant l'invasion. +Mérimée est aux Tuileries un des fidèles de la dernière heure. Après +avoir raconté les fêtes et les splendeurs des jours éclatants, il +raconte les tristesses et les deuils des jours tragiques. Il faut bien +reconnaître que l'impératrice, dans cette crise suprême, montra beaucoup +de courage et de dignité. + +«Je ne sais rien de plus admirable, que l'impératrice,» écrit Mérimée le +16 août 1870; «elle ne se dissimule rien, et cependant montre un calme +héroïque, effort qu'elle payé chèrement, j'en suis sûr.» + +«J'ai vu notre, hôtesse de Biarritz,» dit-il le 22 août; «elle me fait +l'effet d'une sainte.» + +Et, dans sa lettre datée du 4 septembre, il écrit: + +«Je vais essayer d'aller aux Tuileries.» + +C'est presque le dernier mot de la dernière lettre datée de Paris. Si +Mérimée put aller jusqu'aux Tuileries, il n'y trouva pas celle qu'il +voulait voir. Il n'y avait plus d'impératrice. + +En somme, Mérimée--cette affirmation va paraître paradoxale, et elle +n'est cependant que l'expression de la stricte vérité,--Mérimée n'a +jamais été très bonapartiste. Le régime impérial ne lui a jamais inspiré +une grande confiance. L'Empire, en 1862, paraissait encore bien solide +et bien puissant... Eh bien, Mérimée, le 31 mars 1862, écrivait à +Panizzi: «On souffre, on s'inquiète.» Et il ajoutait très finement: «On +aspire vers quelque chose qui ne soit ni le passé ni le présent.» + +Le plus tendre et le plus respectueux dévouement pour l'impératrice, tel +était le fond des opinions de Mérimée. Eugénie de Téba avait deux ans +quand Mérimée fut présenté à la comtesse de Montijo. Quelques années +plus tard, un des amis de Mérimée le rencontra rue de la Paix; il tenait +par la main une adorable petite fille de cinq ou six ans. Frappé de la +grâce et de la gentillesse de cette enfant, l'ami de Mérimée demanda qui +elle était. + +--C'est, répondit-il, une petite Espagnole, la fille d'une de mes +amies... Je vais lui faire manger des gâteaux. + +Et Mérimée entra chez un pâtissier pour faire manger des gâteaux à cette +petite fille, qui devait, vingt ans plus tard, devenir impératrice des +Français et passer par de si éclatantes et de si tragiques destinées. La +tendresse que Mérimée portait à cette enfant devint une fidèle et +respectueuse affection qui jamais ne se ralentit ni ne se démentit. + +L'impératrice Eugénie quittait Paris le 4 septembre, et Mérimée, six +semaines après, mourait à Cannes, échappant ainsi à toutes les douleurs +qui allaient déchirer les âmes françaises. Il mourut pendant son +sommeil, et si doucement, qu'on l'aurait pu croire endormi. + +La dernière lettre de ce recueil annonce à Panizzi qu'il ne verra plus +son ami. Cette lettre est écrite par l'une de ces nobles femmes qui +avaient consacré leur existence à Mérimée et qui, jusqu'à la dernière +heure, l'entourèrent des soins les plus dévoués. + +Nous croyons devoir faire suivre ces quelques explications d'une notice +de M. Louis Fagan sur l'homme éminent qui recevait ces lettres et qui +les a précieusement conservées, sentant bien qu'elles faisaient partie +de l'oeuvre de Mérimée et qu'elles devaient, en fin de compte, +appartenir au public. + + XXX + + + + +PANIZZI + +Antonio Panizzi naquit à Brescello, duché de Modène, le 16 septembre +1797; le Modenais faisait alors partie de la république Cisalpine. +Panizzi passa sa jeunesse au lycée de Reggio; il suivit ensuite les +cours de l'université de Parme. Reçu docteur en droit en 1818, Panizzi +avait l'intention de se consacrer à l'étude de la jurisprudence. Mais, +ardemment patriote, il se jeta dans le mouvement révolutionnaire qui +éclata à Naples en 1820 et l'année suivante en Piémont. Un des +conspirateurs, pris de lâcheté, le dénonça aux autorités +révolutionnaires comme un des chefs de l'insurrection. Panizzi fut +obligé de s'enfuir. On instruisit son procès, et il fut, par contumace, +condamné à la peine de mort et à la confiscation de ses biens. + +Panizzi avait cru pouvoir trouver un asile à Lugano; mais, sur les +réclamations de l'Autriche, il dut quitter cette ville et partit pour +Genève. Il ne put y demeurer en paix. Les représentants de l'Autriche, +de la France et de la Sardaigne exigèrent son expulsion du territoire +helvétique. Panizzi se réfugia en Angleterre. + +Après un séjour de quelques mois à Londres, Panizzi, d'après les +conseils et avec la recommandation d'Ugo Foscolo, alla s'établir à +Liverpool. Il y passa cinq années, donnant des leçons d'italien. + +Lorsqu'en 1828 l'université de Londres fut fondée sous les auspices de +lord Brougham, celui-ci offrit à Panizzi la chaire de langue et de +littérature italiennes. Panizzi accepta et vint s'établir à Londres. + +Le 27 avril 1831, il fut appelé, en qualité de conservateur adjoint, au +département des imprimés du British Museum. Dès lors Panizzi put se +donner tout entier à sa passion pour les livres; il ne tarda pas à se +placer au premier rang parmi les grands bibliographes de l'Europe. + +La bibliothèque du British Museum était, à cette époque, dans un état +très peu satisfaisant. Les sections littéraires présentaient de +nombreuses lacunes; le classement était défectueux; la bibliothèque ne +recevait aucune subvention régulière; tout était sinon à faire, du moins +à refaire. En 1835-36, la Chambre des communes nomma un comité chargé de +procéder aune enquête sur la situation du British Museum. Panizzi fut +entendu. Il soumit au comité tout un plan de réforme et de +réorganisation de la bibliothèque. Panizzi fut chargé d'une mission à +l'étranger; il visita les grandes bibliothèques de l'Europe, réunit une +masse considérable de documents et, à son retour, démontra clairement +quelles réformes étaient indispensables. + +L'enquête et la mission de Panizzi eurent de féconds résultats. On se +mit sérieusement à l'oeuvre; mais on sentait bien que ce qui manquait +surtout au département des imprimés, c'était un directeur jeune, plein +de résolution et de vigueur. Aussi, quand le conservateur se retira en +juin 1837, Panizzi fut-il choisi pour lui succéder. + +Les hautes capacités de Panizzi trouvèrent leur emploi et la +bibliothèque prit, très rapidement, un merveilleux développement. La +main d'un maître se fit sentir. Il y eut là un immense travail +d'organisation, d'installation, de surveillance. Panizzi voulait que la +bibliothèque nationale fût digne du pays qui lui avait si généreusement +offert asile et protection. Il consacra sa vie à cette grande tâche. + +Panizzi rencontra bien des difficultés et bien des résistances. Il se +heurta à des habitudes prises... On blâmait la forme nouvelle du +catalogue, on critiquait les acquisitions de livres, et ceux qui +criaient le plus fort étaient naturellement ceux qui n'entendaient +absolument rien à la question. + +Un tel état de choses amena la nomination d'une commission chargée +d'examiner la constitution et l'administration du British Museum. Là, en +champ clos, Panizzi tint brillamment tête à tous ses ennemis. Après un +débat de dix-huit jours, la commission se prononça en faveur de Panizzi. +A partir de ce jour, aucune plainte ne se fit plus entendre. Tout le +monde rendit justice à Panizzi; son oeuvre ne fut plus contestée. + +Cependant, s'enrichissant chaque jour, la bibliothèque manquait d'air et +d'espace. Un grand nombre de projets furent proposés pour son +agrandissement. Le plan de Panizzi fut adopté; il était de la plus +grande hardiesse et de la plus grande originalité. Panizzi, au centre +même de la bibliothèque, dans l'intérieur quadrangulaire du Museum, +éleva une immense salle de travail pouvant contenir plus de trois cents +lecteurs. Le buste de Panizzi, exécuté par Marochetti, a été placé +au-dessus de la porte d'entrée de la salle de lecture; ce n'est que le +juste témoignage de la reconnaissance du département des imprimés. + +Le 6 mai 1856, Panizzi fut nommé administrateur en chef du Musée +britannique, qui, sous son énergique et brillante direction, ne cessa de +grandir et de prospérer. + +Panizzi fit connaître, en juillet 1866, son intention de prendre sa +retraite; le 27 du même mois, le Parlement délibéra sur cette démission. +M. Disraeli, aujourd'hui lord Beaconsfield, prononça l'éloge de Panizzi +et la Chambre des communes lui accorda comme pension de retraite +l'intégralité de son traitement. Le 27 juillet 1869, Panizzi fut créé K. +C. B _chevalier de l'Ordre du Bain_, honneur qu'aucun Italien n'avait +encore obtenu. + +Telle a été la carrière officielle de cet homme éminent. Il mourut à +Londres, dans sa résidence de Bloomsbury-Square, le 8 avril 1879. Bien +que strict et inflexible observateur de la discipline dans son +administration de la bibliothèque, Panizzi était bon et indulgent pour +ses subordonnés. Quand il prit sa retraite, il reçut d'unanimes +témoignages, non pas seulement d'estime et d'admiration, mais aussi +d'affection et de reconnaissance. + +LOUIS FAGAN. + + + + +LETTRES +A +M. PANIZZI + + + + +I + + +Paris, 31 décembre 1850. + +Mon cher Monsieur, + +Il y a quelque temps, j'ai remis à un ami de M. Libri un mot pour vous +qui, je pense, ne vous est pas encore parvenu. Je vous demanderai la +permission de vous répéter, par la poste, mon humble requête. Voici en +quoi elle consiste: + +Un de mes amis, M. Beyle, connu sous le pseudonyme de Stendhal dans la +littérature contemporaine, avait fait copier au Vatican, dans les +archives, quatorze volumes in-folio manuscrits, contenant l'analyse +d'un certain nombre de procès célèbres ou d'aventures scandaleuses de la +cour papale et d'Italie. A l'époque où cette copie fut faite, il était +difficile de pénétrer dans les archives du Vatican. M. Beyle, qui était +consul de France à Civita-Vecchia, avait obtenu, avec beaucoup de peine, +la permission de copier les susdits manuscrits. Ils forment quatorze +volumes in-folio, écrits d'une belle main italienne, et sont en italien +ou en latin. + +M. Beyle est mort, et sa soeur, qui est dans la misère, cherche à vendre +ces manuscrits. Le British Museum pourrait-il, voudrait-il s'en +accommoder? Quel prix en donnerait-il? Y a-t-il à Paris quelqu'un que +vous pourriez charger de les examiner? + +Voilà, mon cher Monsieur, ce que je vous ai mandé par cette occasion +infidèle. Je vous serais extrêmement obligé de me répondre un mot, si +cela vous est possible. + +Agréez, mon cher Monsieur, l'expression de tous mes sentiments de haute +considération et d'amitié. + + + + +II + + +Paris, 4 juillet 1855. + +Mon cher Monsieur, + +Permettez-moi de vous présenter mon ami, M. de Lagrené, qui mène sa +fille voir Londres. Soyez assez bon pour lui faire montrer les bijoux +antiques et le fameux manuscrit de la _Grande Chartreuse_. M. de Lagrené +a été un de mes meilleurs consolateurs dans les désagréments que ce +manuscrit m'a causés, et je le recommande très instamment à votre +obligeance. + +Nous avons ici la moitié de l'Angleterre. Notre exposition, mal +commencée, est devenue vraiment curieuse et vaut la peine qu'on fasse le +voyage. J'espère qu'elle vous tentera. + +Adieu, mon cher Monsieur, veuillez agréer l'expression de tous mes +sentiments bien dévoués. + + + + +III + + +Paris, 11 octobre 1857. + +Cher monsieur Panizzi, + +Je suis charmé que vous ayez eu un beau temps pour passer ce bras de mer +si ennuyeux. Du reste, vous aviez trop peu mangé pour qu'un gros temps +fût profitable aux poissons. + +J'ai passé la soirée avant-hier chez lady Holland. Nous avons tenu +beaucoup de mauvais propos sur Dieu, les rois et les hommes, notamment +contre vous. + +M. Cousin, que vous connaissez sans doute, m'adresse une question à +laquelle je ne sais que répondre. Il y a, à l'exposition de Manchester, +un portrait attribué à Mignard, celui de Julie d'Angennes, qui +appartient à lord Spencer. Or, à l'époque où le portrait _paraît_ avoir +été fait, Mignard n'était pas en France. Vous qui connaissez l'univers, +il ne se peut pas que vous ne connaissiez lord Spencer. Lorsqu'il vous +tombera sous la main, soyez assez bon pour lui demander ce qu'il sait +de l'origine de son portrait. + +Tenez pour assuré que l'impératrice n'est pas allée à Stuttgart afin de +montrer une attention particulière pour la reine Victoria. Ne croyez à +rien de ce qu'on peut vous dire sur le relâchement de l'alliance. + +Adieu, cher monsieur Panizzi. Sachez que j'ai accroché une petite +provision, de champagne sec. Vous devriez venir m'en dire votre avis aux +vacances de Noël. + + + + +IV + + +Cannes, 5 décembre 1857. + +Mon cher Panizzi, + +J'ai quitté Paris il y a quelques jours pour chercher le soleil ici, +tout près de l'Italie, et, selon mon usage, j'ai oublié cent choses que +j'aurais dû faire avant mon départ. La plus importante était de vous +remercier de la lettre de lord Spencer, de la part de Cousin, et, de +plus, de vous importuner encore au sujet des maîtresses adorées de ce +grand philosophe. Il ne rêve à présent qu'à Julie d'Angennes, et voici +ce qu'il m'avait donné pour vous, où plutôt pour lord Spencer. Il +voudrait réponse aux questions suivantes: + +Dans le tableau que possède lord Spencer, Julie d'Angennes, duchesse de +Montausier, est-elle en buste ou jusqu'à la ceinture? est-elle maigre, +ou a-t-elle de l'embonpoint? a-t-elle les cheveux noirs ou blonds, les +yeux noirs ou bleus? peut-on discerner si elle a une belle taille et si +elle est grande? + +Si vous pouvez obtenir ce signalement avec l'exactitude d'un gendarme +autrichien (dont vous avez la robe de chambre), vous m'obligerez +infiniment de me l'envoyer ici, où je pense que M. Cousin ne tardera pas +à venir. Il se plaint fort de la poitrine; pourtant, ses passions pour +les belles mortes sont des moins fatigantes. + +Adieu, mon cher Panizzi. Je suis un peu poussif, mais je me suis déjà +assez agréablement remis par ce beau climat. Je voudrais que vous +pussiez en faire l'essai. + + + + +V + + +Paris, 25 janvier 1858. + +Mon cher Panizzi, + +Je voulais vous écrire il y a longtemps, mais j'ai eu tant de +tribulations que le courage m'a manqué. C'est vous qui êtes la cause de +tous mes tourments, en faisant votre diable de bibliothèque qui empêche +M. Fould de dormir. Il veut en avoir une aussi, et je m'écrie comme +Mercutio: _A plague on both your houses!_ + +Depuis quelques jours, je préside la commission chargée de porter la +lumière dans cette noire caverne. Nous avons envie de bien: faire; mais, +pour bien faire, il nous, faudrait, avoir des hommes et de l'argent. Je +ne sais où les trouver. Vous devriez bien venir nous organiser notre +affaire, et vous guérir de tous vos rhumes en mangeant ici de la soupe +grasse et du macaroni. + +Mille remercîments et excuses de toute la peine que vous avez prise pour +apprendre à Cousin la couleur des yeux et des cheveux de sa bien-aimée. +Il attendra que le présent lord Spencer puisse écouter ses voeux, et un +amour comme le sien n'est pas si pressé qu'il ne puisse vivre encore +cinq ou six mois sans nouvel aliment. + +Adieu, mon cher ami. On m'a joué hier le tour de me nommer rapporteur de +la commission de la Bibliothèque. Si vous ne venez pas à Paris cet +hiver, il faudra que j'aille vous relancer à Londres et vous embêter +d'une série de _queries_ aussi longue que l'échelle de Jacob. Entre +nous, mon métier est des plus désagréables. J'ai à tourmenter des +confrères et des maîtres, et, ce qu'il y a de pis, à leur dire de temps +en temps qu'ils me font des contes à dormir debout. Que résultera-il de +tout cela? Je n'en sais trop rien en ce qui concerne la Bibliothèque; +mais, en ce qui me concerne personnellement, le plus sûr est un +embêtement immense. + + + + +VI + + +Paris, 12 mai 1858. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis arrivé hier dans mes foyers après un passage assez peu orageux +qui m'a permis de digérer tranquillement votre bon dîner, et, à dix +heures, je déjeunais solitairement en pensant à nos bons tête-à-tête du +British Museum. J'ai dormi merveilleusement cette nuit et je ne me +ressens plus du tout des cahots du chemin de fer, lequel a grand besoin +de réparations, à ce qu'il me semble. + +Bien que je n'aie pas vu encore beaucoup de monde, je suis frappé de +l'ignorance totale où l'on est ici de l'état de l'opinion en Angleterre. +J'ai trouvé des gens qui me demandaient sérieusement si je n'avais pas +été insulté dans les rues de Londres. _Tutto il mondo è paese._ On me +demandait à Londres combien il y avait d'électeurs en France. + +Il paraît que mon rapport n'est pas encore publié, et je ne serais pas +étonné qu'on ne l'escamotât en douceur. Au reste, je n'ai pas encore vu +le ministre, et je ne sais que ce que m'a dit un de nos collègues de la +commission. Quoi qu'il arrive, je m'en lave les mains, et la fantaisie +d'ordre qu'a eue Son Excellence aura eu du moins ce résultat de me faire +passer un mois très heureux avec vous. Le reste est son affaire et je +m'en soucie peu. + +Tout est ici fort tranquille, sauf un reste d'excitation contre la +perfide Albion, à qui les épiciers ne pardonnent pas la bataille de +Waterloo et l'acquittement de votre habitué du _reading room_[1]. Le +Corps législatif a eu quelques petites velléités d'opposition, le sage +Sénat a même les siennes. Quand ce peuple-ci n'a rien à faire, il a +besoin de faire quelque malice. Les Français sont comme les singes, qui, +dans l'oisiveté, se mangent la queue. + + [Note 1: Bernard, impliqué dans l'affaire Orsini; son + extradition fut refusée par l'Angleterre.] + +Lord Cowley a dit ici, en bon lieu, que, plutôt que de céder la place, +lord Derby dissoudrait la chambre. _Ci vedremo._ + +Malgré la sainte horreur que j'ai pour l'éloquence, je regrette un peu +de ne pouvoir assister à la grande bataille qui va se donner. Il me +semble que le résultat le plus infaillible sera force blessures très +cuisantes à des vanités personnelles, spectacle très divertissant pour +la galerie. Mais qui gagnera en considération dans ce débat? Personne +assurément. Un grand mathématicien pourrait peut-être prédire, au train +dont vont les choses, en quelle année l'Angleterre sera démocrate, en +quelle autre elle vendra par mesure d'économie les marbres de Phidias et +les livres colligés par M. Panizzi. Ce sera dans assez longtemps, je +pense; mais nos petits-enfants, surtout si nous ne nous pressons pas de +les faire, pourront bien voir tout cela. + +Adieu, mon cher Panizzi; mille et mille remercîments pour votre si +aimable et si bonne hospitalité. + + + + +VII + + +Paris, 16 mai 1858. + +Mon cher Panizzi, + +J'ai vu le maréchal Vaillant, président de la commission de la +_correspondance de Napoléon_, et je lui ai montré la note de mistress +Tennant. Il m'a dit que l'empereur déclarait les lettres apocryphes; +mais, comme je lui en avais déjà dit le prix, j'ai lieu de soupçonner +que c'est ce prix de huit mille francs qui lui fait trouver les raisins +trop verts. + +Je vais, la semaine prochaine, à Fontainebleau pour huit jours. J'aurai +sans doute occasion de causer avec l'empereur lui-même, et de lui dire +mon opinion sur l'authenticité. Le malheur, c'est que l'exagération du +prix rend l'affaire très difficile à conclure. On m'a dit ici que les +autographes de Napoléon Ier ne se vendaient pas plus de cent ou cent +cinquante francs; il est vrai qu'on en trouve rarement d'aussi vifs de +passion et de style que ceux de mistress Tennant. Si vous la voyez, et +elle est bonne à voir, vous pourrez lui-dire qu'on est prévenu contre +ses lettres, mais que cette prévention sera détruite par moi; alors +restera le prix, qui, si elle y persiste, rendra la négociation inutile. + +La nomination de Picard n'a pas fait beaucoup d'effet. Nous sommes +habitués à voir nommer à Paris, des députés exagérés. Cependant, c'est +un mauvais symptôme. Le nouveau ministre de l'intérieur est peu adroit, +et paraît connaître assez mal les hommes et les choses. + +Adieu, mon cher ami; je suis plus triste que je n'étais autrefois de +déjeuner et de dîner seul. + + + + +VIII + + +Paris, 7 juin 1853. + +Mon cher Panizzi, + +Les oreilles ont dû vous corner, ces jours passés. Sa Majesté la reine +des Pays-Bas et votre serviteur ont passé, à dire du mal de vous, tout +le temps d'une chasse au cerf, dans la forêt de Fontainebleau. C'est une +étrange femme, qui sait tout, qui parle bien de tout et qui serait la +perfection, si elle ne voulait pas paraître Française, ayant eu le +malheur de naître en Wurtemberg. Elle se fait vive à la manière des +Allemands, qui se jettent par la fenêtre pour avoir l'air dégagé. + +La reine est du moins très aimable. Nous avons sué sang et eau pour +amuser Sa Majesté: bals, fêtes champêtres, charades, etc. Si vous ne me +trahissez pas, je vous avouerai que ma courtisannerie est allée jusqu'à +lui faire de petits vers en manière de compliment, et que cependant, par +respect pour la vérité, je me suis borné à la comparer à Vénus, +Minerve, etc. Comme les princes sont toujours ingrats, je n'y ai pas +même gagné une bouteille de curaçao ou un fromage de Hollande. Rien +qu'un rhume effroyable pour avoir eu l'insigne honneur d'être trempé de +pluie à côté de Sa Majesté. + +L'autre jour, il y a eu à Fontainebleau une foire où l'impératrice est +allée acheter du pain d'épice. Le prince de Nassau, qui l'accompagnait, +a acheté une blouse et une casquette sans qu'elle s'en aperçût et, dans +ce nouveau costume, il est venu lui parler. Elle ne l'a pas reconnu et a +poussé un grand cri; les gens de la suite sont accourus, et le quiproquo +a été traduit à Paris en une tentative d'assassinat. Tenez ma version +pour exacte. + +Vous trouverez dans _le Constitutionnel_ d'aujourd'hui, 7 juin, un +article assez curieux sur les échanges de livres faits par la +bibliothèque d'Augsbourg, d'où résulte qu'ils vendent les bons et +gardent les mauvais. Cela s'appelle se défaire des doubles. + +Adieu, mon cher ami; je pense aller faire un tour en Suisse. On ne vit +pas ici: il y a 33 degrés Réaumur. Si je revenais par Venise, je vous +demanderais un mot pour quelque bon chrétien de ce pays que vous +connaissez sûrement. + + + + +IX + + +Berne, 7 juillet 1853. + +Mon cher Panizzi, + +Nous nous verrons sans doute, et nous remangerons ensemble du macaroni à +Recoaro, si cette partie du monde est aussi près de Venise que vous le +dites, d'accord avec les géographes. Je pense être à Venise dans les +premiers jours d'août, selon la recommandation de lady Holland, dont je +me méfie un peu. Je me demande ce que doivent sentir les lagunes à cette +époque, et combien de cousins doivent les habiter. Les cousins ne m'ont +pas épargné, même en ce pays de froidures. Ni la neige ni les montagnes +ne les arrêtent. J'ai les mains plus épaisses que des épaules de mouton, +par suite de leurs piqûres. Que sera-ce lorsque le soleil d'Italie leur +prêtera une activité nouvelle! + +Selon l'usage des Parisiens, je suis sans la moindre lettre et par +conséquent sans nouvelles. Je suis sûr que M. Rouland n'a pas encore +publié notre rapport. Notre travail aura eu ce résultat admirable +d'achever la désorganisation, déjà si avancée, de la Bibliothèque. + +Adieu, mon cher Panizzi; mille et mille amitiés bien vraies. + + + + +X + + +Venise, 11 août 1858. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis ici depuis quelques jours, assez bien installé, ayant vue sur le +Grand Canal; nourriture satisfaisante et bon appartement. Je vous donne +ces détails parce que M. Brown dit que vous allez arriver ici, avec +votre amie, qui ne jure que par l'_immacolata_. Je suis ici avec deux +dames anglaises[2] (d'un âge respectable), anciennes amies de ma mère et +de moi, faisant très bon ménage. + + [Note 2: Miss Lagden et mistress Ewers, par qui Mérimée + a été, jusqu'à son dernier jour, entouré d'attentions + délicates et de soins dévoués.] + +De toute façon, je vois que nous avons fait ce qu'on appelle de la +bouillie pour les chats: Le ministre s'est moqué de nous. On ne m'y +rattrappera plus. Je crois que Taschereau sera le directeur; mais il ne +faut répondre de rien avec des gens qui tournent à tout vent. Une seule +bonne chose sera faite, c'est qu'on ne poussera pas plus loin la facétie +du catalogue imprimé, et que les employés de la Bibliothèque ont une +augmentation de traitement. Ils ne me mangeront pas à mon retour. + +Hier, nous avons eu une sérénade très belle. Nous avons badaudé et passé +sous le Rialto au milieu de la bagarre. On devient aussi bête que les +natifs à ces _fonctions_, et j'aurais préféré voir ma gondole en pièces +plutôt que de reculer d'un pied. + +Il me semble que le discours de l'empereur est très bon. J'espère qu'il +sera bien pris en Angleterre. Ici, il fait bon effet auprès des +autorités, qui ont un peu peur de Sa Majesté. + +Adieu, mon cher Panizzi; à bientôt! M. Brown a été on ne peut plus +aimable pour moi. C'est un Vénitien complet. + + + + +XI + + +Paris, 17 octobre 1858. + +Mon cher Panizzi, + +Il n'y a rien de si beau que la cathédrale de Sienne, si ce n'est celle +de Lucques, si ce n'est la vue depuis Savone jusqu'à Fréjus, le long de +la rivière de Gênes. Gîtes excellents tout le long de la route, excepté +à Oneglia. Connaissez-vous la soupe aux cailles et au riz? Je pense +qu'on ne mange que cela en paradis. + +Adieu, mon cher ami; mille tendresses à vos marbres et à vos bouquins. + + + + +XII + + +Cannes, 7 janvier 1859. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis ici depuis quelques jours, à deux pas de votre chère Italie, en +face d'une mer magnifique et d'un soleil resplendissant. Il faut, je +suppose, une force d'imagination peu commune pour se représenter ce que +c'est que le soleil au 7 janvier, lorsqu'on est au British Museum. +Cependant, il fait ici un peu froid, et, à quatre heures, il faut +prendre un paletot. Nous y avons lord Brougham et toute sa famille. Il +est encore vert et actif, malgré ses quatre-vingt-deux ans, et va faire +à pied des visites dans les environs. En fait de célébrités, nous avons +encore M. de Tocqueville, qui est très gravement malade, et qui, je le +crains, ne quittera ce pays-ci que pour un autre bien éloigné d'où +personne n'est revenu apporter des nouvelles. + +Que dites-vous du compliment de bonne année fait par l'empereur à M. de +Hübner? Selon ce qu'on m'écrit, la version officielle est la seule +vraie, et il ne faut pas prendre celle du _Nord_ et d'autres journaux +étrangers. Quelle que soit la phrase, elle montre que notre ami +Salvagnoli est un grand diplomate! Assurément on doit lui en faire les +honneurs à Florence. Bien que je me dispense de croire une grande partie +des bruits qui circulent, je trouve que la situation doit être bien +tendue pour que Sa Majesté ait jugé nécessaire d'en avertir ainsi le +public dans une occasion où il était si facile et si simple de ne rien +dire. + +On m'écrit, de bonne part, que l'état de l'Italie est encore plus +bouillonnant que lorsque nous nous y trouvions ensemble. Mais à quoi +cela aboutira-t-il? Les Russes de l'ambassade, à Paris, ne parlaient de +l'Autriche qu'avec la tendresse qu'on lui porte à Milan et à Venise. +Malheureusement, je ne crois pas qu'en cas de rupture complète, ils +prennent franchement parti pour nous. Que feront les Anglais? _Hic jacet +lepus._ Ils sont probablement trop occupés dans l'Inde et chez eux pour +se mêler _d'abord_ de nos affaires; mais comment croire qu'ils +laisseraient leur bonne amie dans la débine! Observez que la guerre, +pour l'Autriche, c'est un duel à mort. Une bataille perdue amène la +dislocation de la monarchie, et, par conséquent, la recomposition de +l'équilibre européen. La partie est trop grosse pour que l'Angleterre +n'y intervienne pas, et, si elle est l'alliée de l'Autriche, nous ne +nous y frotterons probablement pas; car alors notre position serait tout +aussi mauvaise que la sienne, abandonnée à ses propres forces. Il y a +des chose si graves, qu'elles sont impossibles. + +Adieu, mon cher ami. Mistress Ewers et miss Lagden, qui sont ici, +regrettent beaucoup de ne pas vous avoir. Elles se rappellent à votre +souvenir. + + + + +XIII + + +Paris, 12 mars 1859. + +Mon cher Panizzi, + +Me voici de retour à Paris depuis quelques jours et regrettant déjà mon +soleil de Cannes, qui n'est pas moins beau que celui dont nous avons +senti la chaleur aux bords de l'Arno. + +Que dites-vous de ce qui se passe? Lord Cowley vous a-t-il conté ses +conversations avec Sa Majesté impériale et royale apostolique? Quant à +moi, je ne sais rien. On est à la paix depuis vingt-quatre heures, ce +qui rend très probable que demain on sera belliqueux. Ce qu'il y a de +certain, c'est que les descendants de Brennus ne sont guère d'humeur à +prendre le Capitole, n'y eût-il que leurs anciennes ennemies les oies +pour le garder. Louis-Philippe, pendant dix-huit ans, a prêché à ce +peuple-ci le culte des intérêts matériels, et notre vieux sang gaulois +s'est gâté. On est d'une poltronnerie incroyable. Vous noterez que le +danger, malheureusement très réel, celui d'une révolution nouvelle, est +ce qui préoccupe le moins. On ne pense qu'à l'effet que la guerre peut +produire sur les fonds et les actions de chemins de fer. Il va sans dire +que la gloire et l'humanité, c'est à quoi personne ne songe. + +L'empereur se montre assez touché de la lâcheté générale, et il nous dit +notre fait en termes assez crus, et, ma foi, nous le méritons bien. +L'armée heureusement est dans de tout autres dispositions. Tous les +officiers voudraient être à l'avant-garde, pour être des premiers à voir +les _donne_ et manger du macaroni. On dit que, du côté des Autrichiens, +il y a aussi beaucoup d'ardeur belliqueuse, et, ce qui est fâcheux, +toute l'Allemagne reprend les colères de 1813, sauf peut-être les +socialistes, qui sont des alliés dont nous nous passerions parfaitement. +Je crois que l'empereur veut la guerre, mais il n'est pas pressé de la +faire. + +Probablement il espère que cette paix armée, qui existe en ce moment, +ruinera l'Autriche et qu'il trouvera peut-être les moyens de s'assurer +la neutralité de la Prusse et celle de l'Angleterre. C'est là le grand +point. Y parviendra-t-il? Notre mauvaise réputation de conquérants rend +notre position bien difficile. Nous ne pouvons nous dissimuler que nous +jouons bien gros jeu. Nos généraux ne sont pas aussi forts que celui qui +commandait l'armée française en 1796. Cependant je ne crois pas qu'ils +en aient à combattre de supérieurs. Nos soldats valent bien mieux que +les Autrichiens; mais l'argent, mais l'Europe, mais les Italiens! Que +faire de Mazzini? Le fusiller, d'accord; mais que dire aux gens qui +voudraient étriper le cardinal Antonelli ou le roi Bomba[3]? N'est-il +pas à craindre que, après le premier succès, nous n'ayons des alliés qui +nous embarrassent au dernier point? Entre nous il me semble que deux +pots de terre vont se heurter, et il se pourrait bien que, dans quelque +temps, il ne restât que des tessons sur la place. + + [Note 3: Sobriquet sous lequel on désignait le roi de + Naples, Ferdinand II.] + +Vos Anglais ont une méchante attitude. Lord Palmerston, qui voulait +mettre le feu aux poudres il y a quelques années, a bien changé de +langage, et, jusqu'aux radicaux, je ne vois partout que mauvais +vouloir. + +On fait ici sous main de grands préparatifs. On ramène d'Afrique les +vieux soldats, on a changé tout le matériel de l'artillerie, et l'on a +trois cents pièces nouvelles attelées, avec lesquelles on emporte, +dit-on, à coup sûr, la tête d'une mouche à trois kilomètres de distance. +Si l'on avait au moins l'ardeur qu'on avait au moment de la guerre +d'Orient, j'aurais quelque espoir; mais l'abattement de nos financiers +et la couardise des bourgeois sont un peu beaucoup effrayants. + +Il va paraître en Belgique un charmant pamphlet d'About qui vous +divertira fort. Notre saint-père le pape et son cardinal y sont arrangés +de main de maître. Cela s'appelle _la Question romaine_ et ressemble +beaucoup à un pamphlet de feu M. de Voltaire, auteur qui avait du bon. + +Lorsque vous n'aurez rien à faire, dites-moi comment va la +démocratisation de l'Angleterre. Malheureusement les idées de politique +généreuse ne vont pas du même train. + +Adieu, mon cher Panizzi. Je crains fort que nous ne nous rencontrions +pas à Venise l'automne prochain. On m'annonce du vin de Schiraz. Je +crains que ce ne soit de la drogue. + + + + +XIV + + +Paris, 8 avril 1859. + +Mon cher Panizzi, + +Il me semble que les cartes se brouillent terriblement. Qu'en +dites-vous? Ici, le nez des boursiers s'allonge tous les jours +davantage, et, aujourd'hui, il y a eu une vraie panique. + +L'empereur va partir pour Lyon, afin d'y passer, dit-on, une grande +revue. On forme les quatrièmes bataillons et on ne dit plus un mot des +mouvements de troupes. Il est certain cependant qu'on fait venir d'Alger +les vieux durs à cuire. Tout cela est assez _ominous_. + +Et du congrès, en savez-vous quelque chose? Il paraît qu'en Italie, +c'est un mouvement d'enthousiasme général. Tous les jeunes gens en gants +jaunes se font soldats. Les vieux achètent de l'emprunt piémontais. +Qu'arrivera-t-il? Ce pays-ci est aussi répugnant que possible à la +guerre, et sans doute c'est ce qui donne à l'Autriche sa prépotence +actuelle. Cela ne veut pas dire que, si l'on en vient aux coups de +canon, nous nous conduirons en lâches. L'armée est très belle, très +allègre, très confiante même, quoique ses généraux ne passent pas pour +des aigles. Mais le reste de la nation ne voit dans la guerre que la +perturbation du commerce, de l'industrie et du _dolce far niente_, sans +parler de la chance d'une nouvelle révolution. + +L'empereur, que j'ai vu l'autre jour, me paraît de belle humeur; mais il +ne m'a pas fait confidence de ses projets. Tout ira bien, tant que +l'Angleterre ne se tournera pas contre nous. Dans mon opinion +personnelle (mais je suis le seul qui ai cette opinion-là), elle ne se +mêlera pas activement de la querelle, tout en nous souhaitant un +_accidente_ lorsque nous aurons quelque succès. Il me semble que, si +j'étais homme d'État anglais, je serais beaucoup plus franc. Supposé, ce +que je ne crois pas, que l'empereur ait des vues ambitieuses sur +l'Italie, le meilleur moyen de les contrecarrer et de les rendre +impossibles, n'est-ce pas de s'associer franchement à la France et au +Piémont? + +Il est évident que, si l'Angleterre faisait cause commune avec nous, +l'Autriche et tous les _Französenfresser_ d'outre-Rhin rentreraient sous +terre, sans brûler une amorce. Observez que la France, que la guerre +peut mettre en contact avec une révolution, court de très grands risques +pour la chance d'une reconnaissance, plus ou moins grande, laquelle peut +se traduire, un jour, par une demande de céder la Corse à l'_Italie +unie_. Au contraire, l'Angleterre n'a rien à redouter du contact avec la +révolution. Peut-être même y attrapperait-elle un lopin assez beau, +comme la Sicile, par exemple, si l'anarchie se mettait dans la +Péninsule, si, au lieu de se coaliser, les Italiens, comme ils ont fait +souvent, se battaient entre eux. + +Dans l'hypothèse d'une lutte, que je ne crois pas probable; car, d'un +côté, il y aurait de l'argent et du crédit; de l'autre, ni argent ni +crédit. Tout le mal serait pour la France. Les armées se battraient et +l'Angleterre habillerait, armerait, nourrirait les Italiens, le tout à +leurs frais. Après la paix, la reconnaissance des Italiens se +partagerait entre leurs deux alliés, inégalement, et toujours +l'Angleterre aurait la meilleure part. Nous aurions l'odieux d'avoir +violé quelques filles et bu beaucoup de vin d'Asti et de Pomino sans +payer. Les Anglais stipuleraient des avantages pour leurs cotons et +leurs fers. + +Si je savais écrire en anglais, je voudrais faire un pamphlet là-dessus, +car le thème est riche. Au lieu de s'occuper de l'Italie, il me semble +que John Bull patauge dans un étrange gâchis. On dirait que le +gouvernement parlementaire fait ce qu'il peut pour se discréditer. Point +de parlement, dans un moment où il faudrait l'avoir presque en +permanence; une administration qui peut être renversée, au moment où les +affaires extérieures se trouveront le plus embrouillées; tout cela n'est +ni beau ni sensé. + +Ici, on se persuade que, si lord Palmerston revient, il nous fera la +guerre. Je n'en crois rien. Je crains, au contraire, que lord Derby ne +sache dire ni oui ni non, et qu'il ne parvienne qu'à envenimer +l'affaire. Tâchez de persuader à vos Anglais que nous n'avons pas la +moindre envie de faire des conquêtes, que nous voudrions seulement qu'on +ne fit pas trop de bruit à notre porte. Vous voyez, tous les jours, que +les propriétaires font mettre à l'amende les joueurs, d'orgue qui leur +cassent le tympan; c'est notre position. + +Adieu, mon cher ami. J'ai vu que vous aviez dîné l'autre jour chez M. +Gladstone. Beaucoup d'argenterie et de l'agneau, n'est-ce pas? J'aime +mieux les dîners que nous avons faits tête à tête au Muséum. + + + + +XV + + +Paris, 29 avril 1859. + +Mon cher ami, + +Nous sommes une drôle de nation! Je vous écrivais, il y a quinze jours, +qu'il n'y avait en France qu'un homme qui voulût la guerre, et je crois +avoir dit la vérité. + +Aujourd'hui, tenez le contraire pour vrai. L'instinct gaulois s'est +réveillé. C'est maintenant un enthousiasme qui a son côté magnifique, et +aussi son côté effrayant. Le peuple accepte la guerre avec joie; il est +plein de confiance et d'entrain. Quant aux soldats, ils partent comme +pour le bal. Avant-hier, ils écrivaient à la craie sur leurs wagons: +«Trains de plaisir pour l'Italie et Vienne.» Lorsqu'ils traversent les +rues pour aller aux embarcadères, on les couvre de fleurs, on leur porte +du vin, on les embrasse, on les adjure de tuer le plus d'Autrichiens +qu'ils pourront. Le régiment des zouaves de la garde a reçu son ordre de +départ, il y a huit jours. Ils se sont écriés: «Voilà la guerre, plus de +salle de police!» et le régiment a disparu pour deux jours. Il +s'agissait de dire adieu à toutes les cuisinières de sa connaissance. Au +moment du départ, pas un homme n'a manqué, chacun avec un bouquet de +lilas au bout de son fusil. + +Il y a dans cette gaieté française un élément de succès considérable. +Nos gens se croient sûrs de vaincre, et c'est beaucoup à la guerre. +L'accueil qu'on leur fait en Italie redouble leur ardeur. Ils se croient +des chevaliers errants allant combattre pour leur dame. Je tiens les +Autrichiens pour de très braves soldats; mais chacun des nôtres +s'imagine qu'il va devenir au moins colonel, et un Croate n'a pas de ces +idées-là. Le général Allard me jurait hier soir que nous avions déjà +cent mille hommes au delà des Alpes. Nous aurons sept cent mille hommes +sous les armes le 15 du mois prochain. Le 1er juin, toute l'artillerie +sera pourvue de nouveaux canons rayés. + +Enfin, bien que lents à prendre nos mesures, nous avons le talent de +bien faire en nous pressant, et, chaque jour, nous gagnons quelque +chose. Le général Mac-Mahon écrit qu'il n'a jamais vu réception pareille +à celle qu'on lui a faite à Gênes. Il n'y a pas jusqu'à un bataillon de +Kabyles qui n'ait été littéralement couvert de fleurs par les dames. Je +pense que ces honnêtes musulmans aimeraient autant autre chose. Ce sont, +d'ailleurs, de rudes gaillards. + +Hier soir, on annonçait l'acceptation par l'Autriche de la médiation +anglaise, _et la prise en considération_ par l'empereur. Je crois +néanmoins la guerre inévitable. Quitter l'Italie maintenant est +impossible, à moins de grandes concessions de la part de l'Autriche. +Lord Cowley, avec qui j'ai dîné hier chez M. Baring, était impénétrable; +mais il était facile de voir qu'il ne croyait pas à la possibilité d'un +dénoûment pacifique. + +L'important, c'est d'être uni, honnête et modéré, de faire des +cartouches et pas de constitution. Tuer l'ours d'_ogni modo_ sans penser +à vendre sa peau et surtout à la partager. Si vous pouvez persuader aux +Italiens d'être sages, tout ira bien, j'espère. + +Notre pauvre impératrice a les yeux gros comme des oeufs; mais elle +paraît pleine de résolution et de dévouement. Elle dit adieu en pleurant +aux régiments qui partent, qui la saluent de hourras frénétiques; et les +boursiers mêmes se sentent émus; j'en ai vu un qui pleurait en regardant +les gardes défiler. Si l'Angleterre ne se mêle pas trop tôt de la +querelle, j'espère que nous aurons bientôt, rendu possible une paix +avantageuse à l'Italie. + +Les banquiers et les beaux messieurs déplorent toujours le funeste +entraînement; mais la masse est pour la guerre. L'empereur est plus +populaire qu'il n'a jamais été. Un ouvrier disait: «_Moustachu_ est le +plus fort; il a les papiers de son oncle.» + +Adieu, mon cher Panizzi. Prêchez les Anglais. Empêchez-les de croire à +l'ambition de l'empereur et persuadez-les que les Italiens sont _gente +de razon_, qui peuvent vivre sans Croates pour les morigéner. Mille +amitiés et compliments au Museum. + + + + +XVI + + +Paris, 10 mai 1859. + +Mon cher Panizzi, + +_Alea jacta est!_ L'empereur est parti aujourd'hui. Il a été conduit au +chemin de fer par une foule immense et des acclamations frénétiques. Il +est maintenant plus populaire qu'il n'a jamais été. Je parle des masses, +car, bien entendu, les salons sont aussi mauvais Français que possible. + +Quelle étrange fatalité poursuit les partis vaincus! Les orléanistes +font exactement les mêmes fautes qu'ils ont tant reprochées aux +légitimistes. Voyez le duc de Chartres qui avait eu le bon sens de +rester en Piémont, où il était officier: sa famille le rappelle[4]. Le +comte de Chambord, qui va dans les Pays-Bas, est plus raisonnable. + + [Note 4: Le duc de Chartres ne fut pas rappelé par sa + famille: il fit toute la guerre d'Italie.] + +Avant la fin du mois, selon, toute apparence, il y aura bien des bras et +des têtes cassés. Dieu veuille que nous nous en tirions à notre +honneur! Les Autrichiens, jusqu'à présent, nous ont servis à souhait. + +Maintenant que tout le désordre est réparé, vous pouvez dire aux +Anglais, qui nous reprochent d'être agressifs, de quelle façon nous +étions préparés. Les premières divisions françaises sont arrivées en +Italie sans canons et n'ayant que soixante cartouches par homme. +L'artillerie de l'ancien modèle n'avait plus de projectiles, et les +canons rayés du nouveau modèle n'étaient pas encore prêts. Pour garder +le plus longtemps possible le monopole de ces canons, on en fabrique les +pièces, ou, pour mieux dire, chaque pièce passe dans trois ou quatre +ateliers séparés, dont les ouvriers ne connaissent qu'un genre +d'opération. De cette mesure est résultée, au premier moment, une +certaine confusion. Pourtant il a suffi de quelques jours de répit pour +que tout s'arrangeât. + +Nous avons actuellement en ligne quarante-cinq batteries de canons rayés +dont on attend merveilles. On en expédie de nouvelles tous les jours. +J'ai vu une lettre du général Mac-Mahon à sa mère, où il lui dit qu'il +n'a jamais vu une armée mieux équipée et mieux disposée. Il y a +actuellement plus de cent vingt mille Français en Italie. L'armée sarde +est de soixante-quinze mille hommes, dont cinquante mille excellents. + +Si les Autrichiens, mieux avisés, eussent poussé leur pointe, ils +auraient pu écraser les Piémontais avant que nous pussions venir à leur +secours. Cette bévue est d'un bon augure pour la campagne. Nos gens sont +remplis de confiance, l'ennemi semble inquiet. Il a beaucoup de malades +et un assez grand nombre de déserteurs. + +Avez-vous vu la proclamation du général Giulay? Elle me paraît telle que +nous pouvions la souhaiter. Peine de mort pour tout le monde. Si les +Lombards ont du sang dans les veines, le moment est venu de le montrer. +Il y a ici un nombre prodigieux d'enrôlements volontaires, et l'emprunt +va à merveille. Je suis allé hier au Trésor porter mon obole, et j'ai +trouvé une queue formidable. En ma qualité de privilégié, je suis entré +dans un bureau séparé et l'on m'a dit que les souscriptions déjà reçues +faisaient croire qu'au lieu de cinq cents millions, on aurait un +milliard ou quinze cents millions. Je pense que l'emprunt autrichien n'a +pas le même succès. + +L'Allemagne du Midi est toujours très menaçante. Les étudiants +s'enrôlent et ne parlent que de marcher sur Paris. Vous avez vu que le +principicule de Nassau s'était enrôlé dans l'armée autrichienne; mais ce +que vous ne savez peut-être pas, c'est qu'il avait été comblé +d'attentions par l'empereur, qu'il avait été de toutes les parties[5] +pendant plus d'un an, qu'on lui avait fait des cadeaux de toute espèce, +et même donné de l'argent, dont il avait grand besoin. + + [Note 5: Voir un passage de la lettre VIII où il est + parlé d'une aventure arrivée à Fontainebleau, dont le prince + de Nassau fut le héros.] + +L'Angleterre commence, à ce qu'il me semble, à regarder la question avec +un peu moins de prévention. Je crois que Persigny sera utile pour +démentir les mensonges du _Times_, et, s'il se peut, renouer l'alliance. +S'il ne réussit pas, je crains bien que la guerre ne soit longue et que +tout le monde ne s'en mêle à la fin. Si l'Angleterre se sépare de nous, +tenez pour certain que nous verrons les Russes à Constantinople. + +Adieu, mon cher Panizzi; nous sommes tous dans l'anxiété. Si vous +trouvez un moment, donnez-moi de vos nouvelles. + + + + +XVII + + +Paris, 27 mai 1859. + +Mon cher Panizzi, + +Rien de nouveau du théâtre de la guerre, si ce n'est les progrès de +Garibaldi, qui commence à courir les environs de Varèse. J'envie les +émotions pittoresques de ce gaillard-là. + +Tous les rapports sur le combat de Montebello rendent hommage à la +bravoure de nos gens, qui se sont battus un contre trois et ont pris un +village fortifié! Mais l'empereur est furieux contre un de ses généraux +qui a oublié le premier principe de la guerre, lequel est de marcher au +canon. Il y avait, à neuf kilomètres de Montebello, quatre mille chevaux +français qui n'ont pas bougé. Nul ordre n'est venu. S'ils fussent +arrivés à la fin de l'affaire, ils auraient ramassé peut-être tout le +corps du comte de Stadon. Au reste, la division du général Forey était +la moins bonne de toutes; de plus, elle avait détaché ses grenadiers et +ses voltigeurs. Ce sera une autre affaire quand les Africains et la +garde s'en mêleront. + +L'esprit public est ici toujours bon. Les salons même sont convenables. +Beaucoup de jeunes gens riches sont à l'armée, et les légitimistes +disent que, quoi qu'il arrive, il faut défendre le drapeau. + +Je ne sais rien de la Prusse, sinon que la fureur des _Französenfresser_ +y est très grande. Le gouvernement semble plus raisonnable; mais ne +sera-t-il pas entraîné? Un Russe, M. de Tourgueneff, que je vous ai +présenté, l'année passée, à ce fameux banquet, arrive de Moscou. Il dit +que les Allemands veulent avaler d'une bouchée la France et la Russie à +la fois. Ils nous demandent l'Alsace, et aux Russes la Courlande et la +Livonie. Tourgueneff dit que tout le monde chez lui est sympathique à la +cause italienne, et que toute l'armée brûle de se battre contre les +Autrichiens. + +Que fait-on chez vous? Lord Palmerston va-t-il revenir? Je ne pense pas +que nous y gagnions beaucoup, mais nous n'y perdrons certainement pas. + +Adieu, mon cher Panizzi. Miss Lagden et mistress Ewers, que j'ai vues +aujourd'hui, se rappellent à votre bon souvenir. + + + + +XVIII + + +Paris, 9 juin 1859. + +Mon cher Panizzi, + +Le maréchal Vaillant, major général de l'armée, se venge, je crois, de +son successeur en lui faisant des niches. On n'a pas encore le bulletin +officiel de la bataille de Magenta, bien qu'on ait reçu beaucoup de +lettres et les rapports de tous les chefs de corps. Cela fait très +mauvais effet. Les Autrichiens nous ont attaqués avec la plus grande +partie de l'armée de Giulay, plus un corps détaché de Vérone sous +Clam-Gallas. Le ministre de la guerre atteste que nous n'avons pas plus +de trois mille hommes mis hors de combat, dont environ deux cent +cinquante manquants qu'on suppose prisonniers. Nos gens se jettent en +avant comme des fous, à la baïonnette, et on vient de faire un ordre du +jour pour leur rappeler qu'ils ont des armes à feu pour s'en servir. La +grande disproportion des pertes entre les deux armées tient à notre +nouvelle artillerie, qui foudroie les secondes lignes formées en +colonnes, tandis qu'ils ne peuvent atteindre que notre première ligne. +On nous dit que les Kabyles des tirailleurs d'Afrique ont été +admirables. Leur colonel leur a persuadé que les Autrichiens étaient +tous des juifs, et il ne se trompait peut-être pas beaucoup. L'empereur +s'est fort exposé. Maintenant que c'est fini, c'est très bien; mais il +ne faudrait pas qu'il en prît l'habitude. La veille de la bataille, il +avait menacé le roi de le mettre aux arrêts s'il continuait à faire le +hussard. + +Ellice m'écrit que probablement le parti libéral l'emportera et que lord +Palmerston sera ministre des affaires étrangères, mais que l'Angleterre +n'en sera ni plus ni moins impartiale et neutre; qu'au contraire, lord +Palmerston étant suspect à la nation de partialité pour l'indépendance +de l'Italie, il serait peut-être forcé d'en faire moins que lord Derby +lui-même. Je ne suis pas du tout de cet avis. Je suis convaincu qu'il +est très important que, tout en restant neutre, le gouvernement anglais +se montre sympathique aux alliés. Il empêchera l'excès de zèle des +subalternes qui se font Autrichiens pour plaire aux ministres. + +Par exemple, lors du débarquement de nos troupes à Gênes, un vaisseau de +guerre anglais s'est allé mettre dans le port à une place qui ne lui +était pas assignée et où il gênait le débarquement. On a fait des +excuses de cette taquinerie; mais il pourrait se trouver telle +circonstance ou une insolence semblable amenât des complications très +fâcheuses. + +On s'attend qu'il y aura sous peu une explosion en Hongrie. Je ne sais +si ce sera bon ou mauvais. Comme il est évident que nous ne pouvons +redresser tous les torts, je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux que les +Magyares restassent tranquilles. Il est à craindre même qu'un mouvement +de ce côté ne fasse peur à la Russie et ne diminue sa bonne volonté, qui +nous serait bien nécessaire en cas de guerre générale. + +Je suis bien fâché de ce que vous me dites de ***. Mais quelle est sa +maladie? Je le croyais seulement plus vicieux qu'il n'appartient à un +homme de son âge et de sa carrière. On m'a même montré son vice à +Florence, et il m'a semblé qu'il aurait besoin d'un adjoint. + +Au sujet de ce que vous me dites de notre ambassadeur, tenez compte de +sa vivacité et de son opinion particulière. Cette opinion est, +d'ailleurs, celle de bien des gens qui entourent l'empereur, mais je ne +crois pas que ce soit celle de l'empereur lui-même. Au reste, voyez ce +qui se passe. Jusqu'à présent, il suit son programme. Je crains que, +après la première ivresse de la délivrance, les Milanais ne fassent des +bêtises. Est-il vrai qu'on en fait à Florence et que les rouges y +prennent le dessus? S'ils réussissaient, ils gâcheraient toute la +besogne. + +Adieu, mon cher Panizzi; je vous remercie et vous serre la main. Quand +vous n'aurez rien à faire, je me recommande à vous et à votre encrier. + + + + +XIX + + +Paris, 30 juin 1859. + +Mon cher Panizzi, + +Vous me demandez une lettre sur la politique, mais ce n'est pas chose +facile. En ce qui nous concerne, l'opinion du peuple est excellente. +Jamais le gouvernement n'a été plus facile. Les républicains sont +convertis pour la plupart; mais les salons, les belles dames et les +beaux messieurs sont toujours fort mauvais. Ils tuent, à chaque +bataille, un grand nombre de généraux qui se portent bien, ils annoncent +des malheurs à venir qui, grâce à Dieu, ne se réalisent pas, etc., etc. +Les dévots, de leur côté, se remuent et déclament contre une guerre +impie. Le peuple ne leur en sait aucun gré. L'évêque d'Orléans, M. +Dupanloup, est malade et prend des bains ou du lait en Suisse. Les +paysans de son diocèse disent et croient qu'il s'est sauvé en Autriche, +et qu'il a porté à l'empereur François-Joseph cent cinquante mille +francs que l'empereur Napoléon lui avait donnés pour le rétablissement +de la flèche de sa cathédrale. + +Il me semble que nous nous y prenons mal avec la cour de Rome. Nous +avons un général dévot et un ambassadeur qui croit que la religion est +bien portée. Ni l'un ni l'autre ne sont propres à traiter avec un coquin +tel que le cardinal Antonelli. Il faudrait envoyer un Corse; vous savez +que Sénèque les accuse de _negare deos_. Jamais un Italien ne dira à un +de ses compatriotes les bêtises et les lieux communs sur la religion, +auxquels un Français voltairien se laissera toujours prendre. Mon +procédé avec le Saint-Siège consisterait à dire: «Si Votre Sainteté ne +nous seconde pas, je la plante-là et je la laisse assassiner par ses +sujets, quitte à la venger après et à la canoniser. D'ailleurs, je ne +lui demande que de ne pas gêner le mouvement italien et de ne jamais +recevoir le ministre d'Autriche en audience particulière.» + +Les préparatifs de la Prusse préoccupent toujours beaucoup les salons. +Les militaires disent que les Prussiens n'ont à nous envoyer qu'une +espèce de garde nationale bien inférieure aux Autrichiens. Quant à la +Confédération, ils en font encore moins de cas. Vous aurez lu la lettre +de M. de Beust, en réponse à la circulaire de Gortchakoff. Elle est +spirituelle. Cela me semble une lettre de femme du monde insolente. Pour +que la Saxe se permette ainsi l'abus de l'épigramme, il faut qu'elle +sache la Russie bien hors d'état d'agir. Sur ce point, je n'ai aucune +donnée. Je sais seulement que les Russes se montrent très irrités. Je +crois leurs finances en mauvais état, et pour qu'ils prissent part à la +lutte, il faudrait que l'embrasement devînt général. + +Il y a beaucoup de déserteurs parmi les Autrichiens, non seulement en +Italie, mais aussi sur les bords du Rhin, où ils ont des garnisons dans +des forteresses fédérales. Ce sont des Lombards et des Hongrois. +Plusieurs de ces gens disent que le peuple autrichien pur sang est las +de la guerre et du gouvernement. Ils annoncent qu'une révolution est +imminente en Autriche. J'attacherais très peu d'importance aux propos de +pareils hommes, si quelques républicains d'ici, à portée de savoir ce +qui se passe dans les sociétés secrètes de l'Allemagne, ne disaient la +même chose. Un d'eux m'a offert de parier qu'avant un mois il y aurait +un mouvement à Vienne. Il est certain qu'en Prusse et dans toute la +Confédération, il y a beaucoup de _rouges_. L'idée d'armer dans ce +moment-ci la landwher plaît beaucoup à ces messieurs, qui espèrent +qu'elle se comporterait aussi spirituellement que la garde nationale à +Paris en 1848. + +Je n'entends rien à la stratégie; mais toutes les lettres qui arrivent +de l'armée sont pleines d'éloges pour la façon dont l'empereur mène les +choses. Généraux et soldats sont pleins de confiance en lui. Le mal, +c'est qu'il s'expose beaucoup trop. Il était à Magenta et à Solferino +entouré de ses cent gardes, dont la taille et l'uniforme le montrent +d'une lieue. On lui a fait toutes les représentations possibles qui ont +produit le même effet que si l'on eût parlé à une statue. On s'attend à +une attaque prochaine contre Venise. Je doute qu'on puisse forcer les +passes; mais les bateaux cuirassés raseront les forts du Lido et de +Malamocco. Je ne sais si cela suffira pour faire déguerpir les +Autrichiens. Les niais, qui ont quelquefois des idées pas trop +mauvaises, disent qu'il y aura un arrangement personnel entre les deux +empereurs, et que celui d'Autriche, pour passer sa mauvaise humeur, +insolentera la Prusse et se dédommagera de ses pertes aux dépens des +petits princes allemands. Ce serait assez drôle. + +Je ne crois pas du tout à ces projets belges dont vous me parlez. Nous +n'avons pas besoin de nous agrandir, et nous sommes assez forts pour +être déjà trop enviés. Si, comme je l'espère, nous parvenons à délivrer +l'Italie et à lui donner des gouvernements nationaux, nous pourrons +rentrer chez nous avec la satisfaction de gens qui ont bien travaillé. +Le diable, c'est l'organisation de la fédération italienne. Qui aura les +Légations? qui la Vénétie? Mais ne vendons pas la peau de l'ours. En +attendant, on envoie en Italie une si grande quantité d'énormes bombes, +que j'ai bien peur qu'on ne mette en cannelle l'église de Saint-Zénon et +les tombeaux de Scaliger. Pourvu que ces animaux d'Autrichiens ne +s'avisent pas de tenir dans Venise après la prise des forts. Je crois +que le palais des doges ne résisterait pas à trois coups de canon. Et le +manuscrit de Saint-Marc! + +Il paraît que le prince Albert est Autrichien en diable. Croyez-vous que +cela fasse quelque chose à l'opinion des Anglais? Voilà le _Times_ plus +qu'à demi converti. + +Adieu, mon cher Panizzi; mille compliments et amitiés dévouées. + + + + +XX + + +Paris, 12 juillet 1859. + +Mon cher Panizzi, + +Comprenez-vous quelque chose à ce qui se passe? Ici, le peuple n'a pas +trop bien accueilli la paix. Il aime la guerre, il voulait achever +l'ennemi. Le bourgeois, au contraire, est dans le ravissement. Il est +certain que personne ne sait ce que veulent dire les bases du traité. Si +la Vénétie reste avec le gouvernement autrichien _actuel_, la guerre n'a +pas produit un grand résultat, puisque, l'Autriche étant admise dans la +confédération italienne, on lui donne le droit de s'ingérer dans les +affaires de la Péninsule, c'est-à-dire qu'on lui reconnaît ses +prétentions d'avant la guerre. Un homme très avant dans la confiance du +prince Jérôme m'assure que la Vénétie aura un gouvernement _séparé_ et +une constitution approchant de celle du Piémont. + +Autre énigme: Qu'est-ce qu'un président honoraire? Ordinairement une +vieille bête qui n'est propre à rien et à qui on donne un hochet. Cela +veut-il dire que le pape sera rogné dans son temporel? J'ai par devers +moi des motifs de le croire. Puis que fera-t-on de tous ces princes mis +à la porte par leurs sujets, ou fuyant leurs sujets? Il est évident que +nous ne les remettrons pas en possession, ni que _nous_ ne laisserons +pas l'Autriche les ramener. Alors que deviendra votre légitime souverain +et celui de Salvagnoli[6]? Mon homme me dit que c'est l'affaire du +congrès: que les deux empereurs n'ont pas voulu s'occuper d'une affaire +qui ne les concerne pas personnellement. + + [Note 6: Le duc de Modène.] + +Expliquez-moi encore l'article du _Times_ de lundi. Comme je ne crois +pas a la double vue, je suppose qu'il y a eu une communication de M. de +Persigny à lord John, et de lord John au _Times_. _Quid dicis?_ Voici, +en deux mots, le résumé des lettres que j'ai vues après Solferino. +Grande ardeur chez nous; grand découragement parmi les Autrichiens. Très +peu d'enthousiasme parmi les Lombards, encore moins dans les duchés. +Les Piémontais assez mal vus à Milan; les Français mécontents de la +tiédeur des Italiens, et encore plus de payer tout au poids de l'or. Les +officiers d'artillerie répondaient de prendre Peschiera en huit jours et +Mantoue en quinze avec leurs canons rayés. + +L'empereur d'Autriche a dit à Fleury qu'ils avaient perdu quarante mille +hommes à Solferino. A Vienne, le mécontentement est si grand, que +l'empereur, parti pour s'y rendre, a dû rebrousser chemin. On dit que la +vue du champ de bataille de Solferino a beaucoup frappé l'empereur (le +nôtre), et qu'il a laissé voir qu'il ne voulait plus de la guerre. Un +autre motif qui a pu le déterminer, c'est la probabilité d'une +révolution en Autriche, révolution rouge, hongroise, bohême, croate. + +Nos dévots sont montés sur leurs ergots et commencent à donner de +l'inquiétude. Ils se démènent comme des diables dans des bénitiers et +disent aux paysans qu'on fait la guerre à l'Église. J'ai toujours dit +qu'il fallait envoyer à Rome un ambassadeur corse qui dît à Antonelli, +avec l'éloquence particulière à ces insulaires, qu'il ait à choisir +entre trois _S_. Savez-vous ce que cela veut dire à Sartène? _Stiletto, +schioppetto, strada._ + +Adieu, mon cher Panizzi. Je n'ai eu aucun ami tué; mais un pauvre diable +de domestique, que la conscription m'avait enlevé, a reçu à Solferino +une balle dans la jambe. Contez-moi ce qu'on dit en Angleterre et ce que +vous voulez faire cet été pendant vos vacances. + + + + +XXI + + +Paris, 15 juillet 1859. + +Mon cher Panizzi, + +Tout est encore obscur dans cette grande affaire et le demeurera quelque +temps encore, selon toute apparence. Il y a bien des choses fâcheuses +dans ce qu'on sait du traité; mais ce n'est pas une raison pour jeter le +manche après la cognée et ne pas chercher à tirer parti de ce qu'il y a +de bon. + +Il est très difficile de concevoir quels ont été les motifs de +l'empereur pour terminer si vite et de cette façon. Voici ce que j'ai +appris, mais ce ne sont que des conjectures. + +En premier lieu, la vue des champs de bataille, et surtout celui de +Solferino, lui a laissé une impression si pénible, que l'idée de +prolonger la guerre lui est apparue comme une espèce de crime. Ceux qui +ont vu l'empereur de près, croient que cette considération n'est pas la +moins puissante. Puis l'attitude de l'Allemagne. La proclamation de +l'empereur à l'armée semble indiquer qu'il regardait la prolongation de +la lutte en Italie comme devant amener la guerre sur le Rhin. La Russie +nous aurait-elle aidés? Cela, est fort douteux. On ne peut même savoir +si elle est en état de le faire, et, à ne considérer la question qu'au +point de vue de ses avantages matériels, il faut avouer qu'elle n'aurait +pas eu un gain proportionné à sa mise au jeu. + +Quant à l'enthousiasme des Italiens, voici des faits: il a fallu des +efforts surnaturels pour mettre en mouvement le corps toscan. A Milan; +depuis la bataille de Magenta, il n'y a eu que, deux cents engagements. +Le soir de la bataille de Solferino, il y a eu une panique causée par +une centaine de cavaliers autrichiens séparés de leur gros, et qui sont +tombés, par hasard, au milieu d'une colonne de blessés et de bagages. +Cela n'a duré qu'un quart d'heure; mais déjà les villages sur nos +derrières étaient pavoisés de drapeaux autrichiens. Tout cela a +mécontenté l'empereur, ainsi que l'armée, et lui a ôté l'espoir d'un +concours énergique, comme celui des Espagnols en 1809. + +Le grand mouvement des dévots ici, et surtout dans l'ouest, a donné de +véritables inquiétudes, ainsi que la prépotence de M. de Cavour, qui se +montrait trop disposé à tout avaler. + +Je ne crois pas un mot de l'alliance des trois empereurs, encore moins +des intentions de l'empereur Napoléon, contre l'Angleterre. La seule +chose qui me paraît probable, c'est que, si la question d'Orient se +précipite d'ici à quelques mois, la France ne donnera son concours qu'à +bon escient, et probablement à des conditions avantageuses pour elle. +Tenez pour certain qu'on ne fera rien contre la Prusse, et qu'on ne lui +fera même pas l'honneur de lui demander pourquoi elle a convoqué la +landwehr. On attend ici l'empereur, lundi ou mardi, et on est inquiet +de le savoir parmi des gens fort peu contents. + +Je vais vous dire mes projets. Je resterai à Paris ou aux environs +jusqu'au commencement de septembre, puis j'irai en Espagne. Vous devriez +venir avec moi. Nous commencerions par visiter Bordeaux et par y goûter +le vin du cru. Vous y feriez votre provision. Puis nous irions ensemble +à Madrid. Vous verriez les bibliothèques. Nous irions à Tolède, où il y +a aussi de belles choses, et je vous reconduirais jusqu'au delà des +Pyrénées, en octobre. + +Adieu, mon cher Panizzi. Jusqu'à preuve du contraire, je ne crois ni à +la guerre contre vous, ni à la domination du pape, qui, par parenthèse, +ne veut pas de la présidence. + + + + +XXII + + +Paris, 20 juillet 1859. + +Mon cher Panizzi, + +Je reviens de Saint-Cloud. Nous avons été reçus en corps, c'est-à-dire +sénateurs, députés et conseillers d'état, cent cinquante à peu près. +Trente-cinq degrés au-dessus de zéro, qui bientôt se sont doublés je +crois par les bougies. + +Vous verrez les discours dans le _Moniteur_. Celui de l'empereur, dit +avec un ton de grande franchise, a fait bon effet. Les raisons +stratégiques ne peuvent être comprises que par de grands capitaines tels +que Thiers ou Cousin. Les raisons politiques sont contestables, mais +fort graves cependant. Je ne crois pas les Prussiens capables de passer +le Rhin et de venir goûter de la mauvaise humeur de deux cent mille +hommes et faire l'étrenne de quatre cents canons rayés qui les +attendaient. + +La révolution me touche beaucoup plus. La Hongrie et la Bohême ne +tenaient plus qu'à un fil, et les Polonais, qui sont en possession de +gâter tout, pour se venger de l'indifférence de l'Europe, avaient pris +une attitude qui devait nous priver de tout appui du côté de la Russie, +et peut-être même l'obliger à se déclarer contre nous. + +Je crois, tout considéré, que l'entreprise était au-dessus de nos +forces. Il aurait fallu la faire avec le concours de l'Angleterre, comme +l'expédition de Crimée. Peut-être la chose était-elle possible avec les +_whigs_; elle était impossible avec les _tories_, et difficile de toute +façon avec un prince allemand, et un pays où l'on a peu de sympathie +pour les étrangers et où le patriotisme est un peu beaucoup égoïste. + +Nos gens reviennent furieux contre les Italiens. Ils disent que le +peuple est tout à fait _autrichien_. Le fait est que nous avions toutes +les peines du monde à être renseignés sur les mouvements de l'ennemi, +tandis qu'il était très bien servi par les paysans. Il est très vrai que +l'aristocratie a montré du dévouement et du patriotisme; mais c'est un +infiniment petit. J'ai une théorie: c'est que, pour qu'un peuple +s'insurge, il faut qu'il n'ait pas l'habitude de coucher dans un lit. +Voyez les Espagnols. Si la guerre se fût faite en Espagne, nous aurions +eu en un mois cinq cent mille recrues. Les Lombards sont trop civilisés, +et, de plus, tant d'années de paix les ont rendus apathiques. + +Un grand malheur a été d'avoir à Rome un niais. Il fallait un Corse ne +croyant pas à Dieu, qui effrayât Antonelli, qui embobelinât le pape et +qui, _per fas et nefas_, l'obligeât à se prononcer. Le second malheur a +été de donner le commandement de la flotte à un homme prudent, excellent +officier, qui n'a été prêt à attaquer Venise que lorsqu'il n'était plus +temps. Si l'on avait mis là l'amiral Penaud ou quelque autre casse-cou, +il aurait rasé les forts du Lido et de Malamocco; et je ne doute pas +que, même sans troupes de débarquement, il n'eût pris Venise, ce qui +aurait bien changé les choses. + +Maintenant il est évident que Mazzini a beau jeu. Toutes les boutiques +de libraires à Milan exposent le portrait d'Orsini; on en fait de même à +Turin. Je trouve cela bête et dangereux. + +De l'ordre, au nom de Dieu, de l'ordre, ou tout est perdu! + +Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments. + + + + +XXIII + + +Paris, 25 juillet 1859 + +Mon cher Panizzi, + +Notre saint-père devient coulant, à ce qu'on assure, mais je n'en crois +rien. Jamais on n'a le dernier avec un prêtre, on n'en vient à bout que +par le silence et la famine. Cela me fait bien regretter le succès de la +Saint-Barthélemy et l'abjuration de Henri IV. La machine est bien +vieille mais toujours puissante, et l'incrédulité même de ce temps-ci +lui assure une grande durée, car que mettre à la place? + +Je pourrais vous accabler sous le poids de centaines d'anecdotes sur le +peu de sympathie que nous avons trouvé en Italie parmi le peuple. Je +vous en fais grâce. Comment en serait-il autrement dans un pays gouverné +comme il l'a été? Je me rappelle encore mon étonnement, la première fois +que je suis allé en Espagne, de voir comment le gouvernement de ce grand +prince Ferdinand VII traitait les paysans et les grands seigneurs. Les +paysans l'adoraient et les autres le détestaient. Chacun avait raison. +La canaille était ménagée et encouragée dans ses mauvais instincts, +tandis que tout homme ayant un habit noir était suspect et embêté de +toutes les manières. + +Adieu, mon cher Panizzi. Il n'y a plus un chat à Paris. On y brûlait +hier. Aujourd'hui, un grand orage nous a un peu rafraîchis. + + + + +XXIV + + +Paris, 12 août 1859. + +Mon cher ami, + +Vous me paraissez amusant avec vos Autrichiens habillés en Modenais. +Sachez que la chose ne se fait pas si facilement: c'est l'habit qui fait +le moine, et les soldats de tous les pays du monde n'aiment pas à +changer de costume, sachant bien qu'en se travestissant, ils perdent +cent pour cent de leur mérite. Puis la réunion d'un corps de troupes +modenaises, ou soi-disant telles, amènerait des notes diplomatiques; +puis rien n'empêcherait qu'on n'habillât des zouaves en gardes +nationaux; puis, enfin, jamais cela ne s'est fait. Les Autrichiens sont +convaincus, et, il faut bien le dire, on craint beaucoup ici que les +duchés et les légations, abandonnés à eux-mêmes, ne fassent des sottises +et que la réaction ne soit la conséquence forcée de l'anarchie. Je suis +bien convaincu que, si les populations sont sages et que les Chambres ne +fassent pas trop de bruit, personne ne se mêlera de vos affaires. Cela +n'empêche pas sans doute d'acheter des fusils et d'apprendre l'exercice. +Faites comme disait Cromwell: _Trust in God and keep your powder dry._ + +Il me semble que ne pas se mêler des arrangements est, de la part de +l'Angleterre, une grande bêtise. Que risque-t-elle en s'en mêlant? De +s'attirer la mauvaise humeur de l'Autriche. Mais elle jouit déjà de +toute sa haine! Il ne paraîtrait que le resserrement des noeuds de +l'alliance anglo-française soit la grande préoccupation du moment, et, +d'ailleurs, supposé que la France vît avec peine l'Angleterre se mêler +de la question italienne, elle n'aurait pas le mot à dire, puisque +l'Angleterre viendrait ostensiblement la seconder. Il est vrai que le +résultat serait que nous autres Français, nous aurions tiré les marrons +du feu, et que, si le nord de l'Italie était annexé au Piémont et qu'il +devînt une puissance importante, au lieu d'un allié, nous aurions +bientôt un rival. + +Je joue les cartes de l'Angleterre en ce moment: si elle s'abstient, +elle se donne aux yeux de l'Europe les airs d'une puissance de second +ordre et perd toute influence en Italie. Comme je suis persuadé que lord +Palmerston a trop d'esprit pour se résigner à un rôle de spectateur, je +ne doute pas qu'il n'y ait un congrès, et que ce congrès ne tourne, quoi +qu'il arrive, au profit de l'Italie. Si vous pouviez envoyer le choléra +au pape, vous nous tireriez une grosse épine du pied. Vous ne sauriez +croire les criailleries des dévots, trop puissants malheureusement en ce +pays. + +Que faut-il penser de ce qui se passe dans l'Inde? Il me semble qu'il y +a beaucoup de gâchis et qu'on y fait d'assez mauvaise besogne. Si +l'ordre ne se rétablit pas vite, l'incendie pourrait bien se rallumer. + +Avez-vous des nouvelles de Salvagnoli? On me dit qu'il est ministre, des +cultes. Je fais le projet de lui écrire depuis huit jours pour lui +demander un évêché ou tout au moins un bon canonicat à Florence. Le +Ricasoli, qui est président du conseil, est-il celui qui nous +accompagnait dans nos courses nocturnes le long de l'Arno? + +Adieu, mon cher. Panizzi; faites moi part de vos projets; quant à moi, +je n'en ai presque plus: car on me dit que probablement madame de +Montijo viendra ici, ce qui renverserait mon voyage en Espagne. + + + + +XXV + + +Cannes, 16 décembre 1859. + +Mon cher Panizzi, + +Il y a un siècle que je n'ai de vos nouvelles. Depuis que nous ne nous +sommes vus, j'ai fait beaucoup de chemin. Je suis allé d'abord à Madrid, +où il faisait un froid de chien. Puis, de là, en droite ligne à +Compiègne, où il faisait encore plus froid, mais où du moins on avait du +feu et des cheminées. + +Le _maître de la maison_, qui en fait très bien les honneurs et avec qui +l'on cause _de rebus omnibus et quibusdam aliis_, n'est pas +malheureusement très facile à deviner. Je lui ai parlé de vous et du +désir que vous aviez de lui dire ce que vous aviez vu _des yeux de la +tête_, pour parler comme son oncle. Il a répondu qu'il aurait été charmé +de causer avec vous. + +Il me serait impossible de vous citer un mot ou un fait qui prouve de sa +part une disposition pour ou contre la restauration des princes; mais +mon impression personnelle est qu'il s'en soucie très peu au fond; que +sa seule préoccupation est de conserver l'équilibre entre deux +réputations auxquelles il prétend également: celle d'observateur des +anciens traités, et celle de protecteur du libre arbitre des peuples en +matière de gouvernement. Je suppose donc qu'il y aura dans le congrès +une grande conformité de vues, entre la France et l'Angleterre. + +Lord Brougham, qui est ici, et qui, par parenthèse, me paraît bien +vieilli, me dit que la nomination de lord Woodhouse comme second +plénipotentiaire est excellente pour l'Italie. Le comte Walewski sera +l'un des nôtres. Je ne sais qui sera le second. Walewski est fort porté +vers le grand-duc de Toscane; mais, bien, entendu, il ne fera et ne dira +que ce que le maître voudra. + +J'ai laissé l'Espagne dans un paroxysme de fureur contre l'Angleterre et +contre ses ministres, qui venaient de faire les plus grandes platitudes +en réponse aux impertinences de lord John Russell O'Donnell, pour +singer l'empereur Napoléon III, voulait à toute force avoir une guerre. +Dès que les Anglais ont parlé, il s'est imaginé qu'ils pourraient et +oseraient l'empêcher de passer le détroit, et il s'est empressé de faire +toutes les concessions qu'on lui demandait, même celles qu'on ne lui +demandait pas. Tout le monde s'en est indigné, et je crois qu'il aura +bien de la peine à conserver son portefeuille, à moins que la guerre ne +tourne si bien, qu'à son retour d'Afrique, il n'ait plus comme Scipion +qu'à monter au Capitole pour rendre grâces aux dieux. + +Vous aurez appris la mort de ce pauvre Charles. Lenormant. Il était allé +en Grèce avec son fils. Peu de jours avant de quitter Athènes pour +revenir en France, le roi Othon a mis à sa disposition un petit cutter +dont il a voulu profiter pour faire une excursion dans le Péloponèse +avant le départ du bateau à vapeur. A Épidaure, ils ont été pris par le +mauvais temps et mouillés jusqu'aux os. Lenormant a traversé un marais +ayant de l'eau jusqu'aux genoux et sans moyens de se sécher ni de +changer. La fièvre la pris et le mauvais temps continuant, il a fallu +essayer de gagner Athènes par terre. Dans ce trajet, sans médecin, sans +lit, sans couverture, il a épuisé le peu de forces qui lui restaient et +il est mort deux jours après être arrivé. Probablement que, avec un peu +plus de précautions et un manteau de caoutchouc, il serait encore de ce +monde. + +Adieu, mon cher Panizzi; soignez-vous et pensez quelquefois à moi. + + + + +XXVI + + +Cannes, 26 décembre 1859. + +Mon cher Panizzi, + +On épilogue beaucoup à Paris sur cette espèce de condamnation portée +contre les Romains, condamnés à perpétuité à être les domestiques du +pape. + +_Primo_, je dirai qu'il arrive continuellement à la guerre qu'on +sacrifie un régiment pour gagner une bataille, sans qu'on en fasse un +crime au général. + +_Secundo_, quand les États du saint-père ne s'étendront pas plus loin +que la banlieue, les Romains, s'il en est qui aient des aspirations +politiques, pourront se trouver dans un pays constitutionnel, en +prenant un corricolo. En un mot, ces lamentations qu'on fait à présent +sont semblables aux déclamations de ceux qui accusent la société, parce +qu'elle condamne certains bipèdes à être vidangeurs. + +Le passage le plus sujet à contestation est celui où l'on établit que +vous et moi devons donner tant par an à notre saint-père le pape. A mon +avis, on devrait nous laisser aux impulsions de notre générosité +naturelle. Nous ne manquerions pas de proportionner nos largesses aux +avantages que nous retirons de l'Église catholique et romaine. Après +tout, je crois que j'avais bien jugé la figure du sphinx. Si les +puissances hérétiques ne se montrent pas plus zélées pour l'Église que +les catholiques, la question sera bientôt décidée. + +Je suis venu ici pour chercher le beau temps; mais je ne sais où on peut +le trouver. Nous avons eu de la gelée pendant trois jours, chose +inconnue depuis vingt ans dans ce pays. Les orangers ont souffert. Nos +jasmins et nos géraniums, que nous cultivons ici dans de grands champs, +comme les navets en Angleterre, ont été fricassés. Tout cela ne nous a +pas empêchés de faire de grandes promenades avec un beau soleil, +quelquefois trop chaud, de deux heures à quatre. Miss Lagden dit qu'elle +voudrait beaucoup vous avoir ici pour vous faire grimper nos montagnes. +Elle se chargerait de vous rendre la taille que vous aviez à vingt ans, +après un mois d'entraînement. Si nous avions ici une cuisine digne de +vous, je vous engagerais sérieusement à suivre son conseil; mais, +excepté le mouton, qui est excellent, nous sommes dans le désert. + +Notre petite colonie anglaise s'est enrichie, il y a peu de jours, du +marquis de Conyngham, et d'une fille à lui fort peu jolie, mais très +grande. Nous avons en revanche des Russes assez aimables. Quant aux +natifs, ils nous sont absolument inconnus. Notre vie se passe à courir +les montagnes. Je n'ai plus du tout de maux d'estomac, et plus je vais, +plus je suis persuadé que le soleil est un élément nécessaire à mon +existence. + +Je ne sais rien de l'affaire Libri, que ce que vous savez déjà sans, +doute: que le garde des sceaux a chargé un magistrat d'étudier +l'affaire, et d'en faire un rapport d'après lequel on abandonnerait +l'accusation, le contumax se représentant. M. Libri consentait à cet +arrangement. Malheureusement, avant de quitter Paris, j'ai vu ce +magistrat, qui s'appelle Barbier. Il m'a paru le vrai portrait, pour la +lenteur, du barbier de Martial, qui travaillait avec tant de dextérité, +que la barbe avait le temps de pousser sur la joue qu'il venait de +raser, pendant qu'il rasait l'autre joue. Cependant cela ne peut durer +éternellement et son ministre a promis de lui enjoindre la diligence. + +Adieu, mon cher Panizzi; je pense être à Paris au commencement de mars, +pour notre session. + + + + +XXVII + + +Cannes, 10 janvier 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Je ne comprends pas grand'chose à la retraite, plus ou moins volontaire, +de Walewski. Elle ne m'a pas trop surpris cependant. Il y avait +longtemps qu'il cherchait à laisser son portefeuille, mais avec +l'intention de prendre celui de M. Fould, qui n'avait aucune envie de le +lâcher. Vous sentez bien qu'avec deux personnes à mains ouvertes telles +que l'empereur et l'impératrice, il faut un trésorier qui entende les +affaires, et, avec Walewski, l'empereur aurait été en banqueroute avant +peu. + +Je suppose que Walewski, qui, n'est pas très fort, et qui a affaire à un +homme qui ne s'explique guère, a cru qu'il pouvait donner cours à ses +sentiments catholiques et légitimistes. Il a été longtemps en Toscane; +sa femme est de Florence, et il était personnellement attaché au +grand-duc. Très probablement, il aura promis plus qu'il ne pouvait +tenir, et aura fini par se compromettre. Voilà ma version, que je vous +donne pour ce qu'elle vaut. Au reste, il me semble que le sens politique +de la chose, si elle en a un, est plutôt favorable qu'autrement aux +Italiens. Thouvenel est un homme beaucoup plus libéral dans ses vues et +bien autrement énergique. D'ailleurs, vous savez, que _il tempo è +galant'uomo_. Attendre que le repentir vienne saisir les Romagnols et +les Toscans est une bonne chose, et j'aime mieux cela que de payer le +pape pour l'indemniser de la privation des saucissons de Bologne. +Lorsqu'il en viendra à demander ce qu'on lui a offert, on aura le droit +de lui répondre, comme dans l'épigramme que vous m'avez dite: _È-troppo +tardi_. + +Les dévots en France se remuent de tête et de queue. C'est une rage et +un désespoir qui sont bien amusants. Leur illusion sur les véritables +idées du pays est ce qu'il y a de plus étrange et de plus ridicule. A +force de se démener, ils feront ouvrir les yeux aux aveugles, et il +suffira de souffler sur eux pour les faire disparaître. Avez-vous lu le +pamphlet de l'évêque d'Orléans qui veut rentrer dans les catacombes? Ce +qu'il y a de plus triste, c'est de voir que les orléanistes qui, pendant +dix-huit ans, ont prêché pour la liberté de conscience, font chorus +maintenant avec les sacristains de paroisse, disant que tout est perdu, +que l'Église est violentée, etc. + +L'Académie française, poussée par le philosophe Cousin et quelques +autres bonnes têtes, va nommer l'abbé Lacordaire pour remplacer +Tocqueville. N'est-ce pas bien édifiant, et cela ne donne-t-il pas une +belle idée de leur logique et de leur bon sens! + +Adieu, mon cher Panizzi; on me charge de mille compliments pour vous. + + + + +XXVIII + + +Cannes, 29 janvier 1860. + +Mon cher Panizzi, + +J'ai lu la brochure de Villemain et j'en pense ce que vous en pensez. Il +a été vigoureusement étrillé par le _Times_ et par le _Daily News_, et +il le mérite bien. Aujourd'hui, pour comble de disgrâce, on lui adresse +des compliments dans le _Journal de Rome_. A Paris, son pamphlet a fait +fiasco. Il y a je ne sais combien d'années, le même Villemain, alors +persécuté par les jésuites, les menaçait d'une _Histoire de Grégoire +VII_, laquelle est restée manuscrite. Quelqu'un qui la lui volerait et +l'imprimerait à présent, lui jouerait un bon tour. Il est incroyable +combien les passions politiques rendent bêtes les gens d'esprit. Ce que +je crains, ce sont les arguments pointus comme ceux de Jacques Clément, +dans lesquels l'Église catholique a toujours excellé. + +On m'écrit de Paris qu'il est sérieusement question d'une invasion des +Napolitains en Romagne. Y croyez-vous? Ne serait-ce pas le signal d'une +révolution à Naples? + +Bien que le pape ne m'ait pas encore excommunié, j'attribue à sa colère +un rhumatisme à la hanche qui me fait souffrir depuis trois jours. Je +puis marcher, et même assez loin, sans sentir de douleurs. Elles +deviennent très vives du moment que je suis assis. Je dîné à la manière +des Grecs, couché sur un canapé, ce qui n'est pas commode pour manger du +macaroni. Grâce au voisinage, nous avons ici du parmesan très bon. + +Lord Brougham nous a quittés pour aller débiter son speech dans la +Chambre des lords. Je n'aurais pas fait trois cents lieues pour +l'entendre ni pour le prononcer. Quelle activité pour un jeune homme de +quatre-vingt-deux ans! Nous n'avons pas ici trop beau temps, mais nous +nous consolons en lisant, dans le journal, le temps que vous avez à +Londres. On nous parle d'un brouillard prodigieux. Ici, nous nous +plaignons lorsque nous n'avons pas quinze degrés Réaumur. + +Adieu, mon cher Panizzi; que l'_immacolata Vergine_ vous ait en sa +sainte garde! + + + + +XXIX + + +Cannes, 17 février 1860. + +Mon cher Panizzi, + +C'est un drôle de temps que celui où nous vivons. Il y a tous les jours +quelque petite surprise ménagée aux oisifs. Que dites-vous du confrère +qu'on m'a donné à l'Académie française? Cousin à dit: «Je vote pour +saint Pie IX.» Thiers, Guizot, tous les burgraves ont voté pour +Lacordaire, se figurant que c'était une protestation bien capable de +contre-balancer la bataille de Solferino. Comment les orléanistes +sont-ils si bêtes? Nous les avons connus autrefois bien différents. Ils +ne savent pas l'effet que produit leur absurde palinodie dans le public. +Pour le peuple, la conduite de l'empereur avec le pape est la seule qui +convienne à un souverain, et elle lui a donné une recrudescence de +popularité. + +On parle beaucoup en ce moment d'une pétition au Sénat rédigée par Vitet +ou par Villemain, on n'a pu me dire lequel, et signée par cinquante ou +soixante noms consulaires, dans laquelle on demande la conservation des +États du Saint-Siège. Tout étant possible aujourd'hui en fait +d'absurdité, je crois à celle-ci jusqu'à preuve du contraire, et je me +fais une fête d'entendre la lecture de ce factum, qui, étant rédigé par +cinquante gens d'esprit, doit être des plus extravagants. J'ai vu, par +contre, la lettre de Salvagnoli à Sa Sainteté pour la remercier de son +concordat, et la circulaire de Thouvenel. L'une et l'autre ont dû vous +amuser, je pense. + +En fait de cancans, on nous dit que Garibaldi a épousé une fille qui +s'est trouvée grosse de cinq mois le jour de la noce. Est-ce une +vengeance du pape, et quelque monsignor a-t-il pris soin de laver ainsi +les injures de l'Église? ou, comme cela est fort probable, est-ce tout +simplement un canard? + +Que faut-il penser des velléités de conquête et d'intervention en faveur +du pape de la part du roi de Naples? Il paraît que cela donne à Paris +une certaine inquiétude; non pas, bien entendu, quant au résultat, mais +la question est déjà bien assez grosse pour qu'il ne soit pas désirable +qu'elle prenne encore d'autres proportions. Si cela continue, on pourra +revoir le fameux souper de Venise, où Candide mangea avec une +demi-douzaine de rois détrônés. Les Espagnols, à qui leurs lauriers +d'Afrique montent la tête, prennent aussi des airs protecteurs à +l'endroit de notre saint-père le pape, et prétendent lui envoyer une +armée pour l'aidera reconquérir les Romagnes. Tout cela n'est pas très +dangereux. + +Je ne crois pas davantage aux préparatifs belliqueux des Autrichiens +dans la Vénétie. Le baron de Bunsen, que vous aurez assurément connu à +Londres, et qui est à Cannes depuis quelques mois, nous fait un fort +triste tableau de la situation de l'Autriche. Il dit qu'il n'y a pas une +seule province, la Bohême et le Tyrol compris, qui ne soit devenue aussi +_disloyal_ que la Hongrie, grâce aux sottises du gouvernement et au +caractère entêté et méchant du jeune empereur. + +Je suis à Cannes jusqu'à la fin du mois. Je serai à Paris du 1er au 5 de +mars. Ne nous ferez-vous pas une visite à Pâques? Si vous aviez envie de +causer avec un certain personnage que vous savez, le moment ne serait +pas mal choisi; seulement je suppose que tout sera décidé alors. + +Adieu, mon cher Panizzi; rappelez-moi au souvenir de nos amis de +Londres. + + + + +XXX + + +Paris, 25 mars 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Me voici à Paris depuis quelques jours, pendant lesquels il s'est passé +bien des choses. Il me semble assister à une grande représentation; si +grande, qu'on ne sait jamais si un acte n'est pas une pièce tout +entière. Pourtant il est évident maintenant que Solferino n'est pas un +dénoûment. On disait ce soir, à Paris, qu'il y avait eu, à Rome, une +émeute très grave, dans laquelle le peuple avait repoussé les dragons +pontificaux. Il s'agissait de célébrer la fête ou la naissance de +Garibaldi. La dépêche télégraphique, que j'ai vue, ne disait pas un mot +du rôle joué par la garnison française. Peut-être, au fond, n'est-ce pas +grand chose que cette émeute; mais tenez pour certain que toute l'Italie +du Sud sera révolutionnée d'ici à un an, si les Autrichiens ne font un +retour offensif, lequel, à vrai dire, me semble peu probable attendu le +prix des coups de canon et la rareté du métal précieux dans la bourse de +Sa Majesté impériale et royale apostolique. + +Je viens de voir un homme arrivant de Venise. Il fait un tableau +effroyable de la situation de ce beau pays. Notre hôtel, le palais +Lorédan, où nous avons fait d'assez bons dîners, est fermé, faute +d'étrangers pour le faire vivre. Il ne reste plus que Daniele, qui n'a +guère que quelques rares Américains. On meurt de faim littéralement. +Après avoir tiré tout ce qu'il était possible d'impôts, on taxe +arbitrairement les propriétaires à un impôt forcé. La belle-mère de M. +de Marcello, qui était podestat de notre temps, écrivait à son gendre +(lequel a trouvé moyen de s'en aller à Corfou avec sa femme) qu'on lui +demandait cent mille francs, qu'elle n'avait pas un sou; qu'on allait +vendre ses meubles, puis ses terres; elle finissait en le priant de lui +envoyer mille francs pour pouvoir quitter Venise, laissant toute sa +fortune au pillage. + +Les discours du Parlement au sujet de la Savoie ont produit ici un effet +diamétralement opposé à celui qu'on en attendait, c'est-à-dire de +rendre l'annexion populaire et inévitable. La chose en elle-même ne me +paraît pas trop bonne; mais il me semble qu'il en résulte ceci: c'est +que la France reconnaît et admet l'annexion de la Toscane et des +Romagnes. + +Pourriez-vous me dire ce que fait à Naples une escadre anglaise? A +Paris, on prétend que l'Angleterre veut s'annexer la Sicile; mais c'est +un gros morceau. Tout cela rappelle la fable du chien qui porte le dîner +de son maître. + +L'irritation des Allemands, surtout celle des petits États, contre nous +est des plus grandes. Heureusement il leur manque trois choses assez +importantes pour exercer leur mauvais vouloir: des hommes, de l'argent +et du crédit. + +Le nonce du pape à Paris, monseigneur Sacconi, vous le connaissez +peut-être, était menaçant et furieux, il y a quelques jours. Il a dit +dans une maison qu'il dépendait de lui d'exciter la guerre civile en +France et de mettre en pièces le trône de l'empereur. Un homme sérieux +lui a dit qu'il s'exposait à la police correctionnelle. Depuis peu, il +est devenu beaucoup plus doux, ce qui me fait supposer que la cour +papale a lieu d'être alarmée. + +Ici, il n'y a d'agitation religieuse que dans quelques salons. Vous ne +serez pas surpris que la plupart de nos amis orléanistes soient les +champions du pouvoir temporel de Sa Sainteté. Il est difficile de faire +une plus lourde sottise; mais ils sont habitués à ne voir le monde que +dans trois ou quatre maisons de Paris. Tout ce qui s'est passé et se qui +se passe, en dehors de ces petites coteries, est pour eux non avenu. + +J'ai trouvé Villemain malade et horriblement changé. C'est le +succès-fiasco de sa brochure et les compliments du comte de Chambord qui +l'ont rendu malade. + +Le neveu de M. Fould a pris un maître d'italien, homme à mine très +respectable et fort érudit, qui lui fait lire le Dante. Quand il entre +chez son élève, au lieu de bonjour, il commence toujours par: _Accidente +al papa!_ Voilà les sentiments qu'il inspire à ses ouailles. Il me +semble qu'il faut avoir la cervelle bien malade pour prétendre faire +durer un pareil état de choses. + +Nous aurons jeudi prochain, au Sénat, une jolie petite discussion au +sujet d'une pétition de quatre mille Marseillais qui demandent la +conservation du pouvoir temporel du saint-père. A propos, avez-vous eu +la patience de lire la circulaire d'Antonelli, et avez-vous remarqué +qu'il parle des vingt et une provinces composant les États de l'Église? +Les cartes et l'almanach de Gotha n'en donnent que vingt; la vingt et +unième est Avignon. + +Adieu, mon cher Panizzi. Portez-vous bien, et donnez-moi de vos +nouvelles. + + + + +XXXI + + +Paris, le 31 mars 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Ne croyez pas que je pense le moins du monde à vous manquer de parole. +J'ai gardé un trop bon souvenir de votre excellente hospitalité, de vos +vins de toute sorte et du _boiled beef_ de vos déjeuners pour ne pas y +revenir dès que je pourrai. Mais notre session ne fait que commencer, +et, pendant mon absence, on m'a joué le tour de me nommer +vice-secrétaire, ce qui est une place fort semblable à celle d'une +cinquième roue d'un carrosse. Cependant cela me rend assez difficile de +prendre la clef des champs avant la fin de mai, époque où +vraisemblablement finira notre session. Enfin, d'une manière ou d'une +autre, vous me verrez arriver muni de longues dents et d'un gosier que +vous connaissez. + +Vous savez que je ne suis pas fort enthousiaste de l'annexion de la +Savoie. Je trouve comme vous que l'affaire n'a pas été très bien +conduite. Cela tient, je pense, d'abord à l'incertitude de la formation +du royaume d'Italie, et surtout aussi au changement de ministre des +affaires étrangères, M. Walewski, comme vous savez, promettant au corps +diplomatique beaucoup plus qu'il n'était autorisé à le faire. Maintenant +l'annexion est inévitable ou, pour mieux dire, elle est consommée. + +Je trouve qu'il est parfaitement niais à l'Angleterre, qui en a fait +bien d'autres, de jeter les hauts cris à cette occasion, +particulièrement lorsqu'elle annonce en même temps son intention bien +arrêtée de n'y pas voir un _casus belli_. Bien plus, il est encore plus +niais de dire hautement qu'on a essayé de trouver là un motif de former +une nouvelle coalition, et d'avouer qu'on n'a pu y réussir. Lord John +Russell, avec sa phrase insolente et amphigourique, ressemble à M. de +Pourceaugnac, qui se vante d'avoir dit son fait au gentilhomme +périgourdin qui lui a donné un soufflet. + +L'Angleterre recueille ce qu'elle a semé. Elle a observé une neutralité +d'abord malveillante contre nous et contre le Piémont, puis elle a +reporté sa malveillance contre l'Autriche, sans se joindre franchement à +nous. Aujourd'hui, elle se trouve repoussée par l'Autriche et faiblement +accueillie par les Italiens. Depuis la Crimée, elle a perdu beaucoup de +son prestige. Plus les industriels auront d'influence dans le Parlement, +plus la politique extérieure de l'Angleterre sera timide et incertaine, +et plus son rôle sera diminué en Europe. Le résultat de la grande colère +montrée contre l'annexion a été de la rendre très populaire ici. J'en +espère encore un autre, c'est l'engagement moral, sinon de fait, que +nous prenons, par l'annexion, de défendre l'Italie contre un retour +offensif de l'Autriche. + +Nous avons eu, jeudi dernier, une séance intéressante au Sénat, où +elles sont rares. Il s'agissait des pétitions demandant d'intervenir +pour soutenir le pouvoir temporel du pape. Nos cinq cardinaux et +quelques bons catholiques nous ont dit les platitudes les plus triviales +et les plus usées. A quoi Dupin a répondu par un discours très fort de +raisonnements et très spirituel, peu élevé, mais plein de verve +gauloise. Il a dit aux prélats que l'agitation dont ils parlaient était +factice; qu'elle était leur ouvrage, que les bons catholiques avaient +toujours distingué entre le spirituel et le temporel. Louis XIV, se +croyant insulté par le pape, avait fait saisir le comtat Venaissin, +alors domaine de saint Pierre, sans qu'aucun évêque eût l'idée de +protester ou même de s'apitoyer sur le saint-père. Puis, il a expliqué +l'origine du serment que les papes prêtent de ne pas laisser démembrer +les États de l'Église. Il ne s'agit pas du tout de les soustraire à ces +diminutions qui peuvent arriver à tous les gouvernements temporels. Ce +serment est le remède qu'on a trouvé aux prodigalités des papes, qui +donnaient de toutes mains à leurs neveux ou à leurs bâtards lorsqu'ils +en avaient. Tout cela a été dit avec des mots semi-bouffons, +semi-terribles, qui emportaient la pièce. Nous avons envoyé les +pétitionnaires à tous les diables, à cent seize voix contre seize. + +Les bons catholiques se cotisent ici. Le duc de Luynes envoie cent mille +francs au pape. De plus, Lamoricière va commander son armée. J'ai +demandé à Malakoff ce qu'il en pensait:--«Au premier coup de feu, ses +soldats f... le camp, et il sera pris. Ainsi soit-il!»--Il faut convenir +que l'empereur a des ennemis bien malavisés. + +Adieu, mon cher Panizzi. Tenez-vous en joie. + + + + +XXXII + + +Paris, 1er avril 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Le discours de Dupin était bien meilleur dit que lu. Maint passage a été +supprimé _propter offensionem gentium_, et tout a été dit avec une verve +merveilleuse et des lazzi qui pour n'être pas tous d'un, goût très pur, +n'en étaient pas moins très amusants. En sortant de la Chambre, je lui +ai dit sur l'escalier qu'il avait mitraillé des gens qui n'avaient pas +même pu tirer un coup de pistolet. Il m'a répondu: «Quand je brosse, je +frotte fort.» Il me semble que les cardinaux se sont crus obligés de +parler à cause de leur habit, mais qu'ils ne se sont pas donné de peine. + +Madame de _Lamoricierge_, comme vous l'appelez, dit à qui veut +l'entendre que son mari n'a pas d'engagements. «Il veut voir ce que +c'est que l'armée pontificale, et, s'il croit qu'elle est organisable, +il l'organisera. Quant à faire des conquêtes, il n'y songe pas.» On +laisse même croire que, dans le cas où il prendrait ce rôle +d'organisateur, il commencerait par se pourvoir auprès du ministre de la +guerre. Si cela avait lieu, il me paraît difficile que la permission lui +soit refusée, attendu que nous ne sommes pas en guerre avec le pape. + +Ce qui me paraît très probable, c'est qu'il lui arrivera ce qui advint à +un très brave colonel de la garde royale de ma connaissance. Il avait +refusé de prêter serment au gouvernement après 1830, et il offrit ses +services au pape d'alors, qui était plus homme d'esprit que celui-ci. On +les accepta avec empressement. Il trouva les soldats bons et les +officiers détestables. Il demanda qu'ils fussent remplacés. Aussitôt +l'un se trouva le neveu d'un cardinal, un autre le bâtard de son +apothicaire, etc. Bref, après un mois d'essai, mon homme, contrecarré +sur tout, comprit qu'il n'y avait rien à faire, donna sa démission et +revint en France planter ses choux. De la part de Lamoricière, aller à +Rome en ce moment est déjà une lourde bévue et un honteux démenti à son +passé. + +Tenez pour certain qu'il n'est nullement question d'échanger les +provinces rhénanes de la Prusse avec le Hanovre et la Saxe. Les +annexions ne se font pas si vite que cela. Je ne crois pas que personne +y songe pour le moment. Je ne comprends même que deux cas (l'un et +l'autre peu prochains à mon avis) où pareil accroissement serait +possible. Le premier serait l'hypothèse d'une révolution en Allemagne, +laquelle médiatiserait une partie des petits princes et des petits rois. +Cela arrivera probablement un jour, lorsque les Allemands se +révolutionneront et trouveront qu'ils ont un état-major trop coûteux. Je +comprends que, alors, la Prusse et l'Autriche étant très augmentées, la +France obtînt son lopin, si elle était en mesure de le prendre. L'autre +cas est celui de la mort du malade de Constantinople. Si l'agonie se +précipite, il est clair, que toutes les grandes puissances intéressées +feront des offres à l'empereur. Tout cela est la boîte au noir, comme on +dit en termes académiques. + +Voici une nouvelle en pendant de l'annexion des provinces rhénanes, à +laquelle je ne crois pas davantage, c'est que l'Autriche consentirait à +céder la Vénétie moyennant finances. Comme ce serait certainement une +chose très raisonnable dans sa position politique, et financière +surtout, je suis bien convaincu que cela ne se fera pas. + +Ce n'est pas l'intérêt qui mène les hommes, c'est la passion, et +l'empereur François-Joseph a déjà prouvé, notamment par son concordat, +qu'il entendait très mal ses véritables intérêts. + +De tous les côtés il me revient que l'agitation dont parient les évêques +n'existe que dans quelques salons de vieilles dévotes, ou de +fusionnistes aussi niais qu'elles. La masse ne se soucie nullement du +pape. Un de mes amis, propriétaire dans la Vendée, pays très catholique, +a trouvé que les paysans croyaient que la Savoie appartenait au pape, +et que l'empereur l'avait prise. Ils ajoutaient que c'était bien fait. + +A-t-on moulé les marbres d'Halicarnasse, notamment les charmantes +amazones de la frise? Je suppose qu'on n'aurait pas d'objection à vendre +ces plâtres au Musée de Paris. Je tourmente mon ministre pour les +acheter. Mais, avant tout, veuillez me dire si vous croyez la chose +faisable. + +Adieu, mon cher Panizzi; mille compliments et amitiés. + + + + +XXXIII + + +Paris, 25 avril 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Vous ne me parlez pas de votre santé, d'où je conclus que vous êtes +quitte de la grippe. Je n'en puis dire autant, et je tousse toujours +horriblement. Nous avons en outre à Paris une épidémie d'oreillons. +Savez-vous ce que c'est? C'est une douleur dans les glandes du cou et +les oreilles, que le saint-père nous a envoyée évidemment avec son +excommunication. + +Voici, à propos du saint-père, un discours de Lamoricière au susdit: +«Ayez d'abord des canons rayés, ensuite rayez quelques-uns de vos +_canons_.» + +Lamoricière a pris pour aide de camp un Français qui a été au service +d'Autriche, un M. de Pimodan, homme d'esprit qui a écrit quelques +articles intéressants dans la _Revue des Deux Mondes_ sur la guerre de +Hongrie. Il avait à Vienne la réputation d'être un peu blagueur, mais +très brave et intelligent. Vous jugez que le choix d'un Français sortant +de l'armée autrichienne a été fort approuvé en Italie. Il paraît que le +cardinal Antonelli et Lamoricière sont à couteaux tirés. Vous devez +penser si l'armée papale gagnera à cette querelle. M. de la +Rochefoucauld-Bisaccia est de retour de Rome. Il avait offert au pape un +million, à une seule petite condition, c'est que le pape remettrait sur +leur trône toute les légitimités déchues. Le pape l'a remercié. Il +trouve probablement qu'il a assez de chats à peigner comme cela. + +J'ai vu une lettre de notre consul à Messine. Voici l'affaire. Le +gouvernement, apprenant qu'il y avait eu une émeute à Palerme et qu'elle +avait été réprimée, s'est affligé de n'en avoir pas une, et, pour avoir +sa part des récompenses, il a commencé par mettre dehors les galériens +du bagne; puis il a lâché après les troupes qui, toute la nuit, out +tiraillé dans les rues, sans tuer les galériens qui, étant gens +d'esprit, se sont mis promptement à l'abri, mais en tuant quelques niais +qui regardaient aux fenêtres. Le château en même temps a fait toute la +nuit un feu d'enfer, mais à poudre. Quelle canaille! Ne dites pas que +cela vient du consul de France, mais tenez la chose pour certaine. + +Je suis très fâché de la fusillade d'Ortega, que je connaissais, mais il +est difficile de dire qu'il ne la méritait pas. Le mal, c'est qu'il a +été condamné par des gens qui avaient donné l'exemple de ce qu'il à +fait. + +Hier, il y a eu un très beau bal masqué à l'hôtel d'Albe, avec quantité +de très jolies femmes et de très beaux costumes. La fille de lord Cowley +est charmante. + +Adieu, mon cher Panizzi. Mille amitiés. + + + + +XXXIV + + +Paris, 30 avril 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Je ne connais pas les règlements du Jardin des Plantes; je ne sais même +pas s'il y a quelque chose de semblable; mais j'ai écrit à mon confrère +M. Flourens pour les lui demander. Il y a deux ans, le ministre de +l'instruction publique, mécontent du gaspillage de l'administration du +Jardin des Plantes, nomma une commission pour tout réorganiser. Les +professeurs sont logés dans les bâtiments, et, quand ils n'ont pas une +famille très nombreuse, on place dans les bâtiments les collections +d'histoire naturelle, un peu pêle-mêle, à ce qu'on prétend. + +Le Jardin des Plantes est une république. Les professeurs s'administrent +entre eux, délibèrent, et tour à tour sont _administrateurs_, +c'est-à-dire présidents de l'assemblée, correspondant en son nom avec le +ministre. Le ministre actuel a voulu les tirer de leur douce quiétude, +savoir ce que devenaient les oeufs d'autruche et les légumes et les +fruits. Ces messieurs ont été demander à l'empereur qu'on les laissât +tranquilles, et l'empereur, qui a beaucoup d'estime pour les savants, a +prié le ministre de s'occuper d'autre chose. En somme, le Muséum +ressemble beaucoup aux collèges d'Oxford et de Cambridge, _otium cum +dignitate_. J'oubliais de vous dire qu'il y a, au Muséum du Jardin des +Plantes, une petite somme pour faire voyager des jeunes gens qui +ramassent des pierres, des plantes et des bêtes, pour en enrichir les +collections. De temps en temps, le Muséum crie misère, et on lui donne +quelque petit supplément à son budget. + +Calme plat en politique. Bien qu'il n'y ait pas encore de jour ni de +mois fixé pour le départ de Rome de la division Goyon, il est à peu près +certain qu'elle n'achèvera pas la présente année en Italie. On m'assure +que le général Lamoricière correspondait avec le ministère de la guerre +ici, pour des affaires de service. Il est toujours au mieux avec le +pape; et c'est entre Mérode et le saint-père que se brasse la nouvelle +organisation. + +Je vois ici des gens très inquiets de la force de la minorité du +parlement italien. Lorsque le roi est entré à Florence, il a trouvé sur +son passage des députations de Romains, de Vénitiens et de Napolitains +avec des drapeaux et des harangues, et on prétend qu'il les a trop bien +reçues. + +On se tue fort agréablement en Autriche; mais il paraît que, si tous les +voleurs prenaient ce parti violent, la dépopulation du pays serait +certaine. Tous les jours, on trouve de nouvelles voleries; mais ce qu'on +retrouve le moins, c'est l'argent volé. On prétend que l'empereur en est +très affecté et que cela est pour quelque chose dans sa résolution de +faire des réformes libérales. On m'assure qu'il est le moins éloigné de +tout son conseil de l'idée de vendre la Vénétie. + +Adieu, mon cher Panizzi; si vous avez besoin d'autres renseignements, je +suis tout à vos ordres. + +_P.-S._ Comment écrire à Salvagnoli? Quel titre a-t-il et où +demeure-t-il? Montemolin se montre disposé à reconnaître l'innocente +Isabelle. Les Bourbons ne sont plus héroïques. Les rouges font des +progrès énormes en Espagne; on s'attend à du tapage cet été. + + + + +XXXV + + +Paris, 3 mai 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Vous aurez reçu une lettre de moi qui répond à une partie de vos +questions. Je viens de voir Flourens qui est pour la séparation des +collections d'histoire naturelle. Il m'a donné de nouveaux détails sur +l'administration du Jardin des Plantes. Le grand défaut, à son avis, est +que le professeur qui préside et signe les actes du conseil n'a aucun +pouvoir, et que chaque professeur est souverain absolu dans sa +collection. Il en résulte plus d'un inconvénient grave. Par exemple, un +singe étant mort au Jardin des Plantes, M. Cuvier voulait voir s'il +avait treize côtes. M. de Blainville, professeur, ayant les singes sous +ses ordres, ne permit pas la vérification. + +J'ai le malheur d'être pour le moment secrétaire du Sénat, ce qui +m'oblige d'une part à beaucoup d'exactitude, et de l'autre m'ennuie +horriblement. J'ai bien peur de ne pas être libre avant la fin de la +session, c'est-à-dire au commencement de juin. Je n'ai guère de goût +pour Carlsbad. Venez-vous-en plutôt à Florence ou quelque part en +Italie, je serai votre homme. Si nous allions demander au saint-père un +chapelet bénit? + +Adieu, mon cher Panizzi; je vous quitte pour dépouiller un scrutin: +c'est une opération presque aussi divertissante que d'écosser des pois. + + + + +XXXVI + + +Paris, 11 mai 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Je vous écris un mot à la hâte. Je ne connais guère de savants: qui se +ressemble s'assemble. En outre, ils sont encore plus coquins que nous, à +l'Académie des sciences. Cependant, comme il y a des exceptions à tout, +je me suis adressé à Élie de Beaumont, secrétaire de l'Académie des +sciences, qui est un fort galant homme et dont la réputation est +européenne. Si vous dites son opinion devant la Chambre des communes, +modifiez-la quant à l'expression. Quant au fond, il pense, comme tous +les gens sensés, que les crocodiles empaillés doivent faire retraite +devant les marbres grecs et les manuscrits. + +Je sais de bonne part que Lamoricière commence à en avoir assez du +service du saint-père. La cour papale lui joue tous les petits tours +qu'un nouveau venu peut attendre. Le cardinal Antonelli a dit il y a peu +de jours à un Français que Lamoricière était un homme du plus sublime +mérite. «Je lui ai parlé de tous nos embarras, disait le cardinal; il +m'a tout expliqué, a trouvé des remèdes à tout, et sur chaque question +il avait quatre avis différents qu'il exposait si bien et défendait par +de si bons arguments, que j'aurais été bien embarrassé de choisir.» + +Il y a fort peu de Français qui aient offert leurs services. La plupart +sont des jeunes gens de familles carlistes qui demandent à être +colonels. + +On donne pour certain que Garibaldi est parti pour la Sicile. Qu'y +pourra-t-il faire? c'est ce que personne ne sait; mais il paraît que, +quoi qu'il arrive, M. de Cavour ne regrettera pas beaucoup son absence. + +Adieu, mon cher Panizzi; je ferme ma lettre et je vais faire une visite +officielle. + + + + +XXXVII + + +Paris, 23 mai 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Je savais que les Anglais étaient gens d'imagination et enclins parfois +à prendre des vessies pour des lanternes; mais vous, cosmopolite et +_hombre de razon_, comme disent les Espagnols, vous me cassez bras et +jambes avec votre accusation de complicité avec Garibaldi! Mais, en même +temps, vous me dites que l'empereur veut s'allier aux Russes pour faire +du mal à l'Angleterre en Orient. + +Il me semble que les deux reproches ne vont pas bien ensemble. Si vous +accusiez un homme d'avoir voulu mettre le feu à votre blé, vous ne +commenceriez pas par dire qu'il a débuté par l'inonder. Pour moi, il me +paraît assez évident qu'une nouvelle complication en Italie ne doit pas +laisser à la France une trop grande liberté d'action en Orient, et +_vice versa_. Il faut choisir entre les deux crimes, et ne pas nous +charger des deux à la fois. Je crois pouvoir vous assurer que, pour ce +qui concerne l'Orient, M. de la Valette apporte les instructions les +plus pacifiques et qu'il n'y aura rien, de notre côté, pour précipiter +une catastrophe, qui pourtant me paraît inévitable. + +Quant à Garibaldi, il n'y a que _moi_, ici, qui m'intéresse à son +expédition, et je crois qu'elle a déplu énormément à l'empereur, qui se +disposait à évacuer Rome le mois prochain et qui se trouve bien empêché +à présent entre l'enclume et le marteau. Je ne crois pas davantage que +l'Angleterre ait aidé à l'expédition, bien que les apparences et les +dépêches télégraphiques tendent à faire supposer le contraire. +L'expédition de Garibaldi me plaît, parce que j'aime les romans et les +aventures. Au fond, il est assez triste qu'un héros de roman puisse +mettre l'Europe en feu. Remarquez que nous sommes en plein moyen âge. +Lorsque Tancrède et ses Normands s'embarquèrent pour la Sicile, il n'y +avait pas de droit international en Europe. Maintenant on prétend qu'il +y en a un, et on le cite même, à l'occasion de quelques arpents de +neige du Faucigny; _mais il demeure bien entendu que c'est la force qui +constitue le meilleur droit_. Si un Grec partait de Marseille pour +émanciper les îles Ioniennes; qui demandent à être, annexées au royaume +de Grèce, l'Angleterre jetterait les hauts cris; mais il y a un mois que +lord John disait en plein Parlement que la flotte anglaise croisait +devant la Sicile, pour être utile à des gens opprimés. + +Le mal de la chose, c'est que, d'après tout ce que nous apprenons, +l'expédition de Garibaldi est partie malgré le gouvernement de +Victor-Emmanuel. Les sociétés secrètes sont beaucoup plus puissantes que +M. de Cavour. Or je crains qu'elles n'aient pas autant d'esprit, et que, +par désir de trop avoir, elles ne nuisent fort une cause très juste et +très en bon train jusqu'à présent. Lorsqu'un peuple se soulève et met +son souverain à la porte, cela faisait autrefois un grand scandale. La +grande habitude qu'on en a prise a fait qu'à présent on accepte assez +facilement le fait accompli. Mais il est plus grave d'aller délivrer le +voisin, et cela fait faire des réflexions à tout le monde. Lord Cowley +disait hier que toutes les chances semblaient contraires à Garibaldi. +Il y en a une à mon avis, c'est la qualité des troupes de Sa Majesté +napolitaine, qui rend possible une défaite et une défection. Nous +verrons, d'ici à quelques jours. + +La note russe a fait un grand effet aujourd'hui. Un congrès peut +difficilement remédier aux dernières coliques du _malade_. S'il a +survécu à l'empereur Nicolas, il n'a pas gagné de nouvelles forces. M. +Thouvenel me disait dernièrement que ce qui rendait la question d'Orient +si difficile, c'est que les Turcs, dans l'état de décomposition où ils +se trouvent, recouvraient une autre société chrétienne, non moins +pourrie. «Représentez-vous, disait-il, plusieurs _caput mortuum_ les uns +sur les autres. Les Grecs et les Bulgares sont de plus grandes canailles +que les Turcs. Il faudrait commencer par tout exterminer et faire une +colonie d'honnêtes gens.» + +Je ne crois pas à une guerre entre la France et l'Angleterre pour les +affaires d'Orient. Le champ de bataille manque. Le malheur, c'est que +tous les fous s'entendent des deux côtés du détroit pour saisir toutes +les occasions d'échanger des injures, et les hommes d'État, ou +soi-disant tels, en disent aussi quelquefois _delle grosse_. Pourtant, +il y a de part et d'autre l'intérêt de tout le monde, qui sera, +j'espère, plus puissant que l'envie de faire des phrases et de dire des +gros mots. + +J'en reviens toujours à mes moutons. Depuis plusieurs mois, l'Angleterre +suit une politique de bascule qui me semble détestable. Faute à elle de +s'être déclarée dès le commencement de la question italienne, nous avons +eu la guerre, puis après, une mauvaise paix. Qu'y a-t-elle gagné? +L'Autriche lui doit probablement la conservation de la Vénétie: vous +savez quelle est sa reconnaissance. Ici, on l'accuse d'exciter le +désordre en Italien. Ni en Allemagne, ni en Russie ni en France, elle +n'a d'alliée, et je crois que c'est sa faute. Quand on affiche trop +publiquement la politique des intérêts, on oblige tout le monde à +regarder au sien. + +Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés. + + + + +XXXVIII + + +Paris, 31 mai 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Il n'y a rien de plus drôle que les figures de la légation napolitaine +ici. Ils ont eu la simplicité de croire à la première dépêche de leur +gouvernement annonçant la défaite de Garibaldi, malgré l'expérience +qu'ils auraient dû avoir de sa véracité. On croit ici que toute l'île, +Messine exceptée, est au pouvoir des insurgés. + +Le prince Napoléon, chez qui j'ai dîné aujourd'hui (avec Senior), avait +une lettre qui racontait comment, de six mille Napolitains sortis de +Palerme, il en était rentré quinze cents sans sacs et sans fusils, et ne +pouvant donner des nouvelles des quatre mille cinq cents autres. Il y +avait aussi à dîner le duc de Grammont, qui va à Vichy pour des coliques +hépatiques. + +Il donnait des renseignements assez curieux sur Rome. Lamoricière a +voulu visiter un magasin de voitures d'artillerie. Après avoir fait +grand bruit à la porte sans pouvoir trouver un concierge, ni un garde +quelconque, il allait la faire ouvrir par des sapeurs, quand un monsieur +s'est présenté avec une clef, et, en l'introduisant, lui a demandé ce +qu'il y avait pour son service, et s'il avait besoin d'une voiture. +Après avoir joué quelque temps au propos interrompu, il s'est trouvé +que, depuis longtemps, le dépôt était loué, les charriot vendus, et +qu'on faisait des _carretelle_[7] dans le magasin au lieu d'affûts. +Ailleurs, à la place d'un magasin de fusils, il n'a trouvé que des +toiles d'araignée, les fusils ayant été vendus trois pauls la pièce +comme hors de service, par un bon catholique, qui cependant avait trouvé +moyen de se les faire acheter trente pauls. Malgré tout cela, +Lamoricière a une vingtaine de mille hommes, dont douze mille environ +Suisses, Irlandais et Allemands qui sont tolérables. + + [Note 7: Sorte de voiture élégante.] + +On prétendait que l'évacuation de Rome, qui était ordonnée, avait été +suspendue, depuis l'équipée d'Orbitello. Je crois pouvoir vous assurer +que le gouvernement désire beaucoup retirer nos troupes, et qu'il n'y a +que la considération d'un danger probable et prochain pour le pape qui +puisse faire prolonger l'occupation. Vous me paraissez oublier trop que +nous sommes les fils aînés de l'Église, et que nous devons ménager +environ trente millions de nos sujets qui nous rendraient responsables +d'une catastrophe. Si l'on n'était assuré d'avoir sa part de paradis en +restant au giron de l'Église, il serait beaucoup plus commode d'être +protestant. + +Je regarde la Sicile comme perdue pour le roi de Naples, et Naples même +comme médiocrement sûr; mais je ne sais pas si cela profitera beaucoup à +l'Italie. Je crois que, avant de s'étendre de la sorte, il faudrait se +consolider, et les entreprises garibaldiques, surtout celle contre les +États de l'Église, ne prouvent pas trop la force du gouvernement de +Victor-Emmanuel. Il est malheureusement certain que les sociétés +secrètes sont plus puissantes que Cavour. Tant qu'elles ne s'attaqueront +qu'à la Sicile, il n'y à pas grand danger peut-être. Mais, le jour où +quelque tête plus mauvaise que celle de Garibaldi s'avisera de faire une +pointe en Vénétie, il pourra s'ensuivre de vilaines représailles. + +Il me semble que la grande fureur de John Bull s'est un peu calmée. +Croyez que, malgré les excitations des journaux et la jalousie qu'on a +des deux côtés, personne ne se soucie de la guerre, et, quand même on la +voudrait, le terrain manquerait pour se battre. + +Les Turcs sont, à ce qu'il paraît, en recrudescence de fanatisme. Ils +pillent fort les chrétiens et violent les chrétiennes. Je suis fort en +peine de savoir quel remède on peut y trouver. M. Thouvenel dit, avec +beaucoup de raison, je crois, que, si les Turcs sont de grandes +canailles, les Grecs et les Bulgares ne sont pas de moindres canailles. +C'est là la grande difficulté: si on protège très efficacement les +chrétiens, ils violeront les Turques, car dans ce pays-là on viole +toujours. + +Ellice paraît avoir renoncé tout à fait à sa visite à Paris. Il me donne +des nouvelles politiques peu concluantes. Cependant il paraît croire que +M. Gladstone sera rendu au grec[8], et que probablement lord John aura +aussi du loisir pour élucubrer un autre bill de réforme. Qui lui +succédera? Est-ce lord Clarendon, ou bien lord Palmerston lui-même? si +vous savez quelque nouvelle, faites m'en part. Notre session ne marche +pas vite. Je crains qu'elle ne se prolonge fort dans le mois de juin, à +mon très vif regret. + + [Note 8: M. Gladstone publia, l'année suivante, une + étude sur _Homère et l'âge homérique_.] + +Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie et en santé. Je suis un peu +mieux depuis que le soleil a reparu, mais j'ai toujours l'estomac fort +détraqué. + +_P.-S._ Le ministre de l'instruction publique fait une autre commission +des bibliothèques dont il me fait président. Il s'agit d'aviser au +déménagement et à l'emménagement, ce n'est pas chose facile. + + + + +XXXIX + + +Fontainebleau, 15 juin 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis, depuis une dizaine de jours, en fêtes et en festins, et, entre +les promenades, dans la forêt et les navigations sur l'étang, on ne +trouve pas trop le temps d'écrire à ses amis. Je rentre dans mon trou au +commencement de la semaine prochaine, jusqu'à ce qu'il plaise au Sénat +de clore sa session. J'espère bien qu'il me laissera encore le moyen de +passer quelques jours avec vous au British Museum. + +L'expédition de Garibaldi est une des plus drôles d'histoires que j'aie +jamais vues. Vingt mille hommes capitulant devant une poignée +d'aventuriers mal armés, c'est quelque chose d'étonnant, même quand ces +vingt mille hommes sont des Napolitains. + +Il est venu ici, il y a quelques jours, deux envoyés du roi de Naples +pour parler au _maître de la maison_. Je ne sais quelle a été sa +réponse, car leur demande se devine; mais on ne leur a pas donné à +déjeuner et ils sont repartis après leur audience, pas trop contents, +comme il semblait. Je ne doute pas que l'éruption de l'Etna ne se fasse +bientôt sentir en terre ferme. Tout cela serait fort amusant si nous +étions partis de Rome; et, si Garibaldi avait différé quinze jours, nous +serions partis, probablement sans esprit de retour. Nous sommes à Rome +un peu comme l'oiseau sur la branche, et je sais de bonne source que les +marchés pour le corps d'armée ne se font que pour huit jours, ce qui +indique la possibilité d'un départ immédiat. + +Sa Majesté nous a quittés hier pour aller à Bade. Elle n'y devait voir +d'abord que le régent de Prusse, mais le roi de Hanovre est survenu; +d'autres princes, plus ou moins petits viennent également sans être +appelés, et, à ce que je crois, dans l'idée de pénétrer ce qu'ils +supposent devoir s'arranger entre les deux principaux personnages. Les +gobe-mouches ne manquent pas d'annoncer qu'il s'agit d'un accord entre +la Prusse et la France, pour une nouvelle délimitation de frontières. Je +n'en crois rien, et je parierais qu'il ne résultera de l'entrevue que +des promesses rassurantes de paix et de tranquillité. + +Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et donnez-moi de vos +nouvelles. + + + + +XL + + +Paris, 1er juillet 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Les Bourbons finissent bien mal. Ils tombent dans la crotte. Celui de +Naples se convertit si tard, que je le considère comme plus qu'à moitié +dégommé. C'est un grand danger pour l'Italie que cette révolution trop +rapide. «C'est bien coupé, comme disait Catherine de Médicis, il faut +coudre.» Voilà le grand point. + +J'ai une peur horrible que la révolution ne vienne frapper un de ces +matins à la porte de Rome. Tant qu'elle sera _dans la banlieue +seulement_, nos gens ne se mêleront de rien; mais je crains bien qu'on +ne nous mette dans la triste nécessité de défendre le pape. Cette +vieille idole est encore puissante ici, et je vois autour de moi de +vieux généraux qui, sous Napoléon Ier, ont violé des abbesses, lesquels +maintenant vont à confesse et envoient de l'argent au père des fidèles. +J'ai toujours eu médiocre opinion de l'espèce humaine, mais je l'ai +trouvée presque toujours un peu plus bête que je ne me l'étais figurée. + +Lamoricière a fait, dit-on, des dettes énormes, c'est-à-dire qu'il a +acheté des souliers, des fusils, des gibernes, sous prétexte que ces +objets sont utiles aux soldats. L'argent manque. Antonelli l'accuse de +ruiner le pape. Lamoricière dit que Antonelli est un voleur. Le pape se +lamente et attend que l'_Immacolata_ vienne en personne mettre à la +raison ces gueux de libéraux. Il n'y a de plus canaille, après le roi de +Naples, que Montemolin, dont la rétractation est, à ce qu'il paraît, +bien authentique. C'est un argument bien fort pour le croisement des +races et le danger des alliances entre cousins. Nos légitimistes sont +horriblement consternés. + +Vous aurez pu voir qu'on m'a renommé président d'une commission pour les +échanges des livres de bibliothèque. Grâce à la férocité que j'ai mise à +arrêter les orateurs éloquents, nous avons assez promptement terminé la +besogne, et je suis occupé à mettre au net les conclusions de la +commission. + +Adieu, mon cher Panizzi. Je voudrais bien causer avec vous de toutes ces +choses et de bien d'autres encore. + + + + +XLI + + +Londres, 7 août 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Je profile de l'offre obligeante de sir Charles Mac Carthy pour vous +écrire un mot, et vous apprendre mon arrivée sans accident à Londres. +Ellice est arrivé deux heures après moi, avec la vigueur d'un jeune +lion. Il s'en est allé tout courant d'Arlington street, voter contre le +ministère, et, ce matin, il est enchanté de s'être trouvé en minorité. +Ce sont des arcanes parlementaires où je n'entends rien. Il me semble +que le ministère, bien qu'il ait eu une majorité de trente-trois voix, +n'en est pas beaucoup plus fort. Mais il a les vacances en perspective +pour se fortifier. + +Lord Shaftesbury, qui professe une grande défiance pour Sa Majesté +l'empereur des Français, le soupçonne véhémentement d'en vouloir aux +Druses, parce que ces honnêtes gens sont bien disposés pour le +protestantisme, comme il résulte d'une lettre d'un révérend Américain +qu'il a lue. Ce speech, que j'ai lu dans le _Times_, m'a mis de bonne +humeur pour la journée. J'ai compris qu'on ne pouvait pas avoir un si +grand nez sans que la judiciaire n'en souffrît un tant soit peu. + +Adieu, mon cher Panizzi; je ne vous promets pas de bon boeuf salé à +Paris, mais j'ai écrit à mademoiselle Lagden, qui sait tout, de me +découvrir de la mortadelle de Bologne. + + + + +XLII + + +Paris, 6 octobre, 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Aussitôt après votre départ, je suis allé en province mettre à fin une +aventure des plus chevaleresques et des plus originales, que je vous +conterai lorsque nous n'aurons rien de mieux à faire, en buvant le vin +de Bordeaux de M. Fould. + +En attendant, vous saurez que je ne suis revenu de voyage que hier soir, +où j'ai trouvé votre lettre. Je l'ai portée ce matin chez Son +Excellence. Je vois que les dispositions de lord Palmerston sont telles +que je me les représentais, c'est-à-dire le contraire de bienveillantes; +mais je ne me doutais pas qu'il _dît_ la moitié des choses +extraordinaires qu'il vous a dites. Dans l'exposé de ses griefs, il y a +une bonne partie de faussetés complètes, auxquelles il n'y a qu'un +démenti formel à donner. Puis il y a des niaiseries que je ne me serais +jamais attendu à entendre dans la bouche d'un homme d'État ou soi-disant +tel. + +Par exemple, cette bonne bêtise que la France médite une invasion en +Angleterre, parce que, dans des ports de mer, on exerce les soldats à +embarquer et débarquer promptement. Il me semble que, lorsque, dans +l'espace de deux ans, on a eu cent cinquante mille hommes à débarquer en +Italie, douze mille à débarquer en Chine, six mille à débarquer en +Syrie; lorsque, en outre, la plus importante de nos colonies, l'Algérie, +a une armée de cinquante mille hommes qui ne communique avec la France +que par mer, il me semble, dis-je, qu'il n'est pas inutile d'apprendre +aux soldats à entrer dans un vaisseau et à en sortir. + +Quant aux armements, vous pouvez dire hardiment qu'il ne s'en fait +point. On donne des congés de semestre dans tous les régiments, et, à +mon avis, _on a tort_, attendu l'état des choses en Italie. + +Les armements maritimes sont aussi faux que les préparatifs de l'armée +de terre. Si vous voulez lire la brochure que je vous ai portée, vous +verrez la vérité sur tout cela. Le pauvre Louis-Philippe avait laissé +dépérir la flotte. De plus, on est dans une époque de rénovation et il +est nécessaire de transformer les bâtiments à voiles. Je conçois que +l'Angleterre veuille avoir le monopole de la mer, et qu'elle y tienne; +mais elle l'aura toujours, attendu qu'elle dispose d'un bien plus grand +nombre de marins que toute autre puissance. Nous avons eu des escadres +d'élite qui, sous les ordres d'un chef excellent comme l'amiral Lalande, +auraient peut-être battu une escadre anglaise; mais si, en gagnant une +bataille, nous perdions mille matelots et les Anglais dix mille, nous ne +pourrions réparer notre perte, tandis qu'en un mois l'Angleterre +trouverait dix mille autres matelots aussi bons. + +Il me paraît par trop bouffon de la part de lord Palmerston de dire que +l'Angleterre ne cherche pas et ne cherchera pas à former une coalition +contre la France, et d'ajouter aussitôt que les puissances inquiètes +_will probably come to some understanding_! + +Une autre assertion non moins extravagante, c'est de nous accuser +d'avoir encouragé l'Espagne à faire la guerre au Maroc. J'étais en +Espagne au moment où cette guerre s'est faite, et, s'il y a à Madrid un +ministre anglais avec des yeux et des oreilles, il aurait pu dire que la +guerre a été faite par l'explosion du sentiment national, et que les +lettres de lord John Russell ont eu pour résultat d'exalter ce sentiment +et d'exciter à la haine contre l'Angleterre. + +Il n'est pas moins étrange de prétendre que la France, qui a aidé +l'Angleterre à retarder la destruction de l'empire Ottoman, pousse +maintenant à sa ruine. Vos ministres sont comme les malades qui ne +veulent pas que leur médecin leur dise que leur état est grave. +Ressusciter ou même faire vivre longtemps la Turquie est impossible, et +il est insensé de se quereller sur les remèdes à lui donner, lorsqu'il +faudrait, au contraire, s'entendre sur la manière de l'enterrer. + +Que la France ait de l'ambition, je ne le nie pas. C'est une idée ou +plutôt un préjugé national, qu'elle s'est amoindrie en perdant une +partie des conquêtes de la Révolution. Je crois que l'empereur ne +partage pas ce préjugé; mais, en tout cas, dans l'hypothèse qu'il +l'aurait, vous ne le supposez pas assez dépourvu de bon sens pour +risquer d'avoir toute l'Europe sur les bras, sur la chance d'ôter cent +cinquante mille âmes à la Bavière et autant à la Prusse? Ce que la +France gagnerait en étendue, elle le perdrait en homogénéité, et, tout +considéré, elle s'affaiblirait au lieu de prendre des forces. + +Ce qui me frappe surtout dans la politique anglaise de notre temps, +c'est sa petitesse. Elle n'agit ni pour des idées grandes, ni même pour +des intérêts. Elle n'a que des jalousies et se borne à prendre le +contre-pied des puissances qui excitent ses sentiments de jalousie. Le +résultat est de diminuer son importance en Europe et de la réduire au +rôle de puissance de second ordre. En ménageant la chèvre et le chou +comme elle a fait, en observant la neutralité peu impartiale entre +l'Autriche et la France, elle n'a obtenu l'amitié ni de l'une ni de +l'autre. Y a-t-il quelque chose de plus misérable que sa politique à +Naples et en Vénétie? Comment M. de Rechberg peut-il avoir la moindre +confiance en des gens qui encouragent Garibaldi et Kossuth, et qui ne +veulent pas l'affranchissement de la Vénétie? Tout se fait en Angleterre +en vue de conserver des portefeuilles. On fait toutes les fautes +possibles pour conserver une trentaine de voix douteuses. On ne +s'inquiète que du présent et on ne songe pas à l'avenir. Il est certain +qu'il y a dans ce moment en Europe un malaise général qui amènera une +catastrophe et une grande modification de la carte. Des hommes vraiment +politiques, voyant le mal, chercheraient le remède. Vos ministres ne +pensent pas à la guérison du malade. Ils veulent conserver la maladie. +Cela est digne de vieillards qui n'ont que quelques années devant eux; +mais je doute que les grands ministres du commencement de ce siècle +eussent pensé et agi de la sorte. + +Je viens d'un pays où l'on est très dévot et où la catastrophe de +Lamoricière a fait une grande sensation. J'ai vu des gens fort piteux et +fort découragés, mais nullement dangereux. Je vois que Garibaldi se +soumet et va reprendre sa charrue. Il fait bien. Son affaire est de se +battre, et il n'entend rien à organiser. Il paraît que le gâchis est +grand en Sicile et à Naples, et qu'il est parvenu à faire regretter le +gouvernement déchu. + +Cependant il paraît que tous les gens sensés sont unanimes pour croire +que l'annexion est le seul moyen de rétablir un peu d'ordre pour le +moment. Je trouve qu'il y a de l'habileté dans les ménagements de M. de +Cavour pour Garibaldi; mais j'aurais voulu le voir un peu plus énergique +au sujet de Mazzini. + +Je crains que les reproches de lord Palmerston, qui, entre nous, me +semblent dénoter peu de bonne foi, ne produisent pas un très bon effet +sur l'empereur. M. Fould, que je n'ai pas rencontré ce matin, en sera, +je pense, très irrité. Je lui ai laissé un mot en le priant de ne faire +aucun usage de cette lettre avant d'en avoir causé avec moi. + +Vous pouvez, quand vous en trouverez l'occasion, assurer hautement que, +s'il y a eu en Irlande quelques menées contraires au gouvernement +anglais, elles sont l'oeuvre de nos catholiques, et que le gouvernement +de l'empereur n'y est pour rien absolument. + +Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et ne m'oubliez pas auprès de +nos amis. J'espère aussi que le pape s'en ira un de ces jours. + + + + +XLIII + + +Paris, 11 octobre 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Le marquis Vimercati, aide de camp du roi de. Sardaigne, est allé à +Naples, comme vous savez, pour parler à Garibaldi. Il a trouvé les +mazziniens discutant des plans pour l'assassinat de l'empereur. Il a +écrit aussitôt à Paris. Connaissez-vous quelque chose de plus absurde et +de plus atroce que ce parti mazziniste? + +Hier, la Bourse a fort baissé sur le bruit que les Autrichiens avaient +notifié l'intention d'intervenir en faveur du roi de Naples. Je ne crois +pas la chose vraie en ce moment. Leur détermination n'aura lieu qu'après +l'entrevue de Varsovie selon toute apparence. S'ils intervenaient en ce +moment, je crois qu'ils auraient toutes les chances de succès. + +Ici, l'opinion est fort contraire à Victor-Emmanuel. D'une part, +l'orgueil national est froissé qu'un général piémontais ait battu un +Français; de l'autre, l'agression des Piémontais, et le manifeste de M. +de Cavour ont paru scandaleux. Le prétexte allégué par M. de Cavour est, +en effet, un peu misérable, lorsque l'on voit Garibaldi enrôler à Gênes +et ailleurs des volontaires anglais, hongrois et autres. Enfin les +rapports de Cialdini et de Persano ont souverainement déplu. On dit que +Lamoricière à envoyé un cartel à Cialdini. C'était la dernière bêtise +qu'il pût faire pour couronner son oeuvre. + +Il paraît, d'après des rapports que j'ai lieu de croire exacts, que +Garibaldi aurait été battu complètement sans l'intervention de quelques +bataillons réguliers piémontais. Il a beaucoup de bravoure et d'audace, +mais nul talent comme général. Les Autrichiens n'en feraient qu'une +bouchée. + +Le désordre est grand à Naples, plus grand encore en Sicile. On dit que, +sur cent personnes, il y en a quatre-vingt-dix-huit qui voudraient la +monarchie constitutionnelle avec Ferdinand II, mais que tout le monde +est convaincu qu'il n'y a d'ordre possible et de sécurité matérielle +qu'avec l'annexion. + +Il y a une nouvelle grave aujourd'hui: des coups de fusil échangés entre +des patrouilles autrichiennes et piémontaises au bord du Mincio. Il ne +faut pas leur fournir de prétextes, et j'ai bien peur qu'on ne leur en +donne que trop. + +J'ai vu, à la campagne où je suis allé, des mères et des tantes de +volontaires pontificaux qui se lamentaient. Il n'y avait pourtant pas de +quoi. Un jeune homme charmant et religieux avait été pris par les +Piémontais, et, chose inouïe à la guerre, cinq minutes après sa prise, +il n'avait plus sa montre, que sa tante lui avait donnée! J'ai consolé +ces infortunées, en leur disant que c'était l'habitude des soldats de +chercher à savoir l'heure qu'il est, et que, d'ailleurs, la victime en +irait d'autant plus droit en paradis, où les élus sont pourvus de +chronomètres de Bréguet. Comment se porte le vôtre? + +M. Fould est parti précipitamment pour Tarbes le jour même où je lui +envoyais votre lettre. Madame Fould est fort malade, dangereusement, à +ce que je crains. Il revient cependant demain vendredi. Je le verrai et +je vous écrirai lundi au sujet de votre conversation avec lord +Palmerston et, s'il fait ce que je désire, il m'écrira une lettre +ostensible. + +Je persévère à croire que lord Palmerston a trop d'esprit pour croire ce +qu'il vous a dit des préparatifs de guerre, etc. Il n'y a de pires +sourds que ceux qui ne veulent pas entendre. Vos ministres trouvent leur +avantage à exciter les vieilles haines nationales. Au fond, leur grand +grief est que l'empereur soulève de grosses questions auxquelles ils ne +sont pas préparés. Ils l'accusent de les inventer. Senior et d'autres +bonnes têtes me soutenaient sérieusement que l'empereur avait _inventé_ +les affaires d'Italie. Vous savez que toujours les malades détestent les +médecins qui leur disent la vérité sur leur mal. + +Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments. + + + + +XLIV + + +Paris, 15 octobre 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Un mot à la hâte.--M. Fould a montré votre lettre à _votre ami de +Saint-Cloud_. Votre ami a dit ce matin à M. Fould de me répondre. +J'attends cette réponse et je vous l'enverrai aussitôt. Vous pourrez +avoir _l'indiscrétion_ de laisser entendre que cette réponse est +d'autant plus intéressante qu'elle a été inspirée. _L'ami de +Saint-Cloud_ avait la lettre depuis dix jours, mais ne l'avait pas lue; +il n'est pas fort _lisard_; mais il paraît que cela l'a intéressé, et, +en attendant, il m'a fait remercier de la communication, et vous aussi. + +Le curé de Saint-Germain l'Auxerrois a dit à un de mes amis que la +sainte Vierge était apparue à notre saint-père le pape et lui avait dit +qu'elle avait besoin d'un martyr et qu'elle avait fait choix de lui, +pape. Après l'avoir remerciée de ce choix, il a appris qu'il devait +parcourir la chrétienté en mendiant, endurer beaucoup de tribulations, +etc., etc.; moyennant quoi, le catholicisme reverdirait. Tenez cette +apparition pour chose sûre, la sainte Vierge est très active cette +année, et cela doit nous donner quelque espoir de nous retrouver cette +année dans le Vatican. _Utinam._ + +Mille amitiés. Dès que j'aurai la réponse, je vous l'enverrai. Le +courrier me presse. + + + + +XLV + + +Paris, 10 octobre 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Voici enfin la lettre de M. Fould, que je reçois ce matin. J'aime mieux +vous l'envoyer telle quelle que de vous en faire un extrait. Avec cette +lettre, la vôtre m'est revenue, et je l'ai lue avec autant de surprise +que la première fois. Je ne puis m'empêcher de récapituler les griefs +prétendus: + +Iº _D'avoir encouragé les Espagnols à tirer vengeance des Marocains._ Si +vous connaissez les Espagnols, vous savez que le vrai moyen de les +empêcher de faire quelque chose est de leur en faire donner le conseil +par un étranger. Non seulement la France ne s'est mêlée en rien de cette +affaire, mais encore elle n'y avait pas le moindre intérêt. Il est +évident que, si une puissance européenne s'établissait près de +l'Algérie, ce serait un danger pour nos possessions d'Afrique. Bien que +les Espagnols ne soient pas fort redoutables, nous aimerions mieux avoir +pour voisins des Barbares que des gens civilisés. La majeure partie de +la population européenne de l'Algérie est espagnole: ce sont des +Mayorquins et des Valenciens, bons travailleurs. S'il y avait une +colonie espagnole en Afrique, nous perdrions ces gens-là. + +IIº _La France n'a rien fait pour hâter la chute de l'empire turc. Elle +en voit la ruine prochaine, mais se gardera bien de l'accélérer._ Je +vous ai dit dans le temps le mot de Thouvenel: «L'empire turc est une +accumulation de fumiers superposés: fumier turc, fumier grec, fumier +bulgare. Une révolution en ce pays ne peut mettre au jour qu'un fumier.» + +IIIº Quant à l'envoi d'agents en Belgique et ailleurs pour préparer une +annexion, d'autres en Irlande, etc., pas un mot de vrai. De tous les +pays limitrophes, la Belgique serait le plus difficile à annexer. +Peut-être des prêtres catholiques ont-ils fait des sermons ridicules en +Irlande. Vous savez comme moi quel est l'attachement du clergé +catholique pour l'empereur, et vous ferez justice vous-même de toutes +ces folles accusations. + +IVº Je ne sais rien des pamphlets préparant des annexions nouvelles. Une +des graves erreurs des journaux anglais est de s'imaginer qu'il n'y a +pas en France de liberté de la presse. On imprime dans les journaux, et +surtout dans les livres, mille billevesées tous les jours. Les +orléanistes et les carlistes ont leurs organes, et ils vont très loin. +Croyez que le gouvernement est tout à fait étranger à de pareilles +publications. Elles sont, d'ailleurs, si obscures, que je n'en ai jamais +entendu parler. + +Vº Lisez le budget de la guerre, et vous verrez l'effectif de l'armée +notablement réduit. Allez sur une grande route, vous rencontrerez des +soldats allant en congé illimité. Je vous ai remis la brochure de +Cucheval-Clarigny; vous verrez ce qu'il faut penser de ces prétendus +armements. Entre vous et moi, je vous dirai qu'on désarme beaucoup trop, +ce me semble; d'après ce qui se passe en Italie, je crois qu'il ne +serait pas mauvais de se tenir prêt à toute éventualité. + +VIº L'exercice prescrit dans les ports de mer, pour apprendre aux +troupes à embarquer et à débarquer, a été introduit lors de la guerre de +Crimée. Tous les ans, on ramène en France dix ou douze mille hommes +d'Algérie, et on en envoie autant. S'il n'y a pas un exercice semblable +dans l'armée anglaise, cela ne prouve pas en faveur de ses chefs. + +Je crois encore, cher Panizzi, que la grande cause de désaccord entre la +France et l'Angleterre provient de ce que cette dernière se tient, +touchant les affaires de l'Europe, dans une politique expectante qui lui +est facile et qui est presque impossible pour nous. L'Angleterre s'est +contentée de faire, des voeux pour le Piémont; nous nous sommes battus, +et, si nous ne l'avions pas fait, nous aurions commis une faute énorme. +Si l'Angleterre, qui a, au fond, les mêmes sympathies que nous pour la +cause italienne, et qui n'a pas les mêmes risques à courir, au lieu de +se laisser aller à des sentiments de défiance et de jalousie, voulait +nous seconder ouvertement, la paix du monde serait assurée. Les Italiens +feraient eux-mêmes leurs affaires, et peut-être parviendrait-on à +obtenir de l'Autriche la cession de la Vénétie. + +Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments. + + + + +XLVI + + +Paris, 16 octobre, au soir, 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Je viens vous demander pardon d'une bêtise de mon domestique, que +j'avais chargé d'affranchir un gros paquet que je vous envoyais ce +matin. J'apprends ce soir qu'il y a mis un timbre de quarante centimes, +évidemment insuffisant. Si, comme il est probable, on refuse chez vous +les lettres non affranchies, mon paquet ira à tous les diables, et ce +serait dommage; car, outre un billet de moi, il y avait quatre pages de +M. Fould en réponse à la lettre que Sa Majesté a vue. N'oubliez pas de +la faire réclamer et excusez la maladresse de mon imbécile. + +Savez-vous que je commence à croire un peu à notre voyage à Rome? +Monseigneur Sacconi, le nonce, part demain. Il a fait mettre dans le +_Moniteur_, et il a dit à tout le monde, en prenant congé, qu'il +reviendrait sous peu de semaines, ce qui me fait croire qu'il ne +reviendra pas. Ce départ, l'apparition de la sainte Vierge et le désir +bien unanime de tous les dévots que le pape quitte Rome, me fait espérer +que nous nous reverrons au Vatican, chacun à la tête d'une troupe de +scribes juifs ou mahométans. + +Adieu, mon cher Panizzi; je suis désolé de l'accident arrivé à cette +lettre, mais j'espère qu'elle ne sera pas perdue. + + + + +XLVII + + +Paris, 21 octobre 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis charmé que ma lettre soit arrivée à bon port; mais, si vous +étiez en France, vous seriez ruiné par les ports de lettres. + +Il me semble, d'après ce que vous me dites et ce que je vois, que la +France et l'Angleterre sont comme des gens mariés qui se querellent, +mais qui ne peuvent se séparer. Tant mieux. M. Fould me paraît du même +sentiment que vous sur l'affaire de Viterbe. Il trouve que c'est une +grande sottise, qu'il rejette sur le grand général qui l'a faite. Mais +pourquoi employer un niais pareil? Je crois qu'on lui aura lavé la tête, +mais ce n'est pas assez. Je vois par les journaux que la lettre à sir +James est fort blâmée. C'est une imprudence un peu forte. + +Je doute toujours de la constance du saint-père à demeurer à Rome. Tous +les grands hommes de l'ancien gouvernement, tous les carlistes d'ici +voudraient qu'il s'en allât. Vous savez qu'une des grandes fautes de la +politique moderne à courte vue, c'est d'agir contrairement à ce que +trouvent bon ceux qu'on regarde comme ses ennemis. Il suffit peut-être +que les orléanistes et les légitimistes aient montré le désir que le +pape quittât Rome, pour que le gouvernement ait fait des efforts pour +qu'il y restât. A mon avis, il faudrait examiner d'abord de quel côté +est le sens commun, et je crois que, selon l'usage des partis battus, +qui cherchent les moyens extrêmes, les gens qui conseillent l'exil au +pape croient, fort à tort, qu'il résulterait de là une grande commotion. +Je crois que ce serait une tempête dans un verre d'eau. Les dévots et +les imbéciles ne prendront pas les armes, et, quant aux +excommunications, elles donneraient plutôt de la popularité qu'elles +n'en feraient perdre. Ce qui serait bien plus avantageux pour nous +serait de sortir de la position fausse où nous sommes et où nous pouvons +demeurer bien longtemps. Quant aux dévots, ils ne pourraient être pires +qu'ils ne sont à présent. + +Un Russe fort bien instruit m'a expliqué l'entrevue de Varsovie d'une +façon que j'ai lieu de croire exacte, et qui s'accorde, d'ailleurs, avec +ce que je tiens de Fould. L'empereur d'Autriche, ou plutôt M. de +Rechberg, s'applique depuis longtemps à établir que la position de +l'Autriche vis-à-vis de la Hongrie et de l'Italie est exactement la même +que celle de la Russie vis-à-vis de la Pologne. Gortchakoff répond à +cela: «Il y a dix ou douze Russes pour un Polonais, tandis qu'on ne sait +ce que c'est qu'un Autrichien. Il est en imperceptible minorité au +milieu de nationalités plus ou moins rebelles à son joug.» Tant il y a +que c'est pour achever la démonstration de cette théorie que +François-Joseph a demandé une entrevue. La vanité de l'empereur +Alexandre en a été flattée; mais il n'est nullement disposé à accepter +le traité de garantie réciproque qu'on lui offre, d'autant plus qu'en +ce moment la Pologne est moins agitée que jamais, et que la Hongrie +bouillonne d'une façon menaçante. Il faut s'attendre que les Autrichiens +exploiteront l'entrevue pendant quelque temps et prétendront y avoir +gagné quelque chose. + +On se plaint ici de ne rien comprendre à la politique de l'empereur. +Sous le gouvernement de Louis-Philippe, tout le monde était assez vite +au fait de toutes les affaires, tandis que, maintenant qu'elles sont +dans la tête d'un muet, il est impossible d'en savoir ou même d'en +deviner quelque chose. L'impatience est seulement dans les salons. + +Le peuple ne s'occupe guère des affaires d'Italie, moins encore du pape +que du roi de Naples. Je ne crois pas qu'il déguerpisse de Gaëte si +facilement. On dit qu'il a montré quelque courage personnel, et, s'il +n'a pas peur d'une bombe, il peut demeurer longtemps dans son trou avec +la satisfaction de savoir qu'il est un grand embarras pour son +successeur. Nous trouvons que le successeur est bien lent à se décider. +Il ne devrait pas perdre un moment pour ôter à Garibaldi le moyen de +faire de nouvelles sottises. Il n'en a fait que trop jusqu'à présent. + +Bien que le temps se remette un peu, je commence à songer sérieusement à +mes quartiers d'hiver. On me dit qu'il y aura beaucoup de monde à Cannes +et à Nice cette année. + +Adieu, mon cher Panizzi; je m'ennuie beaucoup; depuis votre, départ et +je ne sais que devenir le soir. + + + + +XLVIII + + +Paris, 23 octobre 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Je reviens de Saint-Cloud, où j'ai déjeuné avec _Monsieur_ et _Madame_ +et _leur garçon_. Tous très bien portants, _madame_ fort triste[9]. + + [Note 9: La duchesse d'Albe, soeur de l'Impératrice, + venait de mourir.] + +Le _maître de la maison_ m'a chargé de le rappeler à votre souvenir et +de vous remercier de ce que vous dites et faites. Il est très content de +voir qu'il y a de l'amélioration dans les dispositions de vos amis +insulaires. Quant à ce qui lui avait attiré leur mauvaise humeur, il +s'est défendu avec la plus grande énergie d'avoir rien fait en actes ou +en pensée pour la provoquer. Nous avons causé des affaires d'Italie, +qu'il trouve, comme tout le monde, bien embrouillées. Les circonstances +ont pu motiver des actes extraordinaires; mais ces actes sont tellement +contraires à tous les principes reçus, qu'il est impossible de ne pas +les blâmer. + +Nous avons causé de la campagne de Lamoricière, et je lui ai conté des +anecdotes qui l'ont fait rire, entre autres les compliments malicieux de +Changarnier sur les manoeuvres admirables de son ancien collègue et ami, +si belles que lui Changarnier ne les comprend pas. Il me semble qu'au +fond il pense sur l'Italie comme vous et moi, mais qu'il a des +convenances à garder. Je lui ai parlé très audacieusement de +l'impatience où j'étais de faire des copies dans des archives. Cela l'a +diverti. Il ignorait complètement la mauvaise grâce des archivistes à +l'égard des curieux d'études historiques. + +Mon imbécile de domestique m'a quitté sans dire gare, à la suite d'une +querelle avec sa soeur. Je ne sais où en trouver un bon, aussi j'espère +n'en pas avoir un pire; d'ailleurs, cela serait difficile. + +Adieu, mon cher Panizzi. Lisez _le Constitutionnel_ de demain. Il y +aura, dit-on, un article sur l'Italie qui aura de l'importance. + + + + +XLIX + + +Paris, mercredi 31 octobre 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Je reviens de chez M. Fould. Il était à la chasse. Je ne puis vous +donner d'explications au sujet de Gaëte, si tant est qu'il y en ait à +donner. Vous êtes un peu partial dans la question. Je ne dis pas que Sa +Majesté le roi ou l'ex-roi des Deux-Siciles ne soit pas un grand nigaud; +mais les formes employées à son égard passent un peu les bornes. La +saisie des rentes par Garibaldi est d'un exemple un peu trop dangereux. +Si l'on traitait avec lui comme avec une puissance régulière, il n'y +aurait plus de sécurité pour aucun État, et je trouve qu'en tenant en +échec, comme l'on fait ici, les Autrichiens, on va aussi loin que +possible. + +Pour nous témoigner de la reconnaissance, les gens de Mazzini, à Naples, +discutent les moyens d'assassiner l'empereur. Un petit projet a été mis +en délibération, d'envoyer un homme déguisé en blessé d'Italie, avec +capote militaire et une béquille. La béquille aurait été un fusil. C'est +Vimercati, aide de camp du roi, qui a prévenu le ministre de l'intérieur +à Paris. + +Je vous répète, sans pouvoir vous en donner l'assurance, que, dans mon +opinion, la non-reconnaissance du blocus de Gaëte a été convenue entre +les deux gouvernements de France et d'Angleterre, et, quant à la +présence de vaisseaux français devant Gaëte, c'est plutôt pour donner à +François II la tentation d'un asile que pour lui offrir un secours +efficace. + +Si je suis bien informé, et vous savez quelle est ma source, M. de +Metternich donne ici les assurances les plus positives de +non-intervention, et il a mis une grande chaleur à faire démentir le +bruit de bourse d'un ultimatum adressé au Piémont. Il faut qu'on soit +bien bas en Allemagne. + +Tenez pour certain ce que je vais vous dire de Varsovie. L'empereur +François-Joseph a abordé l'empereur Alexandre, avec cette phrase russe: +_Ya k'vam s' povinnoïou golovoïou_, c'est-à-dire _Ego ad te cum noxio +capite._ C'est la formule employée par un serf qui se présente devant +son maître et qui s'attend à un châtiment. Cette attitude a révolté tout +le monde et jusqu'à l'empereur Alexandre. Il n'y a eu, d'ailleurs, +aucune délibération politique, aucune résolution. Tout s'est passé en +politesses, très froides de la part d'Alexandre, et encore plus froides +de la part du Prussien. Gortchakof triomphe sur toute la ligne. + +Je crois Henry Bulwer trop homme d'esprit pour dire le contraire de ce +que dit la Valette; mais il ne plaît pas à vos ministres de croire ce +qui ne leur convient pas. Le fond de la question, c'est que tout se +détraque. D'un côté, les Turcs conspirent contre le sultan, qu'ils +regardent comme une marionnette que les chrétiens font mouvoir; de +l'autre, les chrétiens prennent des airs insolents et excitent +l'indignation et le fanatisme des vieux musulmans. Aali pacha, dans sa +tournée, a été obligé d'emprunter plusieurs fois de l'argent, pour +continuer sa route. On doit à l'armée plus d'une année de solde, et, en +général, les soldats n'ont d'autres rations que celles qu'ils volent. +Voilà ce que disent tous les voyageurs qui reviennent de Constantinople +ou de la Roumélie. Dans l'Anatolie, vous savez ce qui se passe. Vous +avez lu la façon dont Fuad pacha a fait filer les Druses du Liban au +milieu des troupes turques chargées de les cerner. Il est vrai, comme +dit lord Shaftesbury, que les Druses sont tout disposés à se faire +protestants; mais le pire de tout, c'est qu'il n'y a plus un sou dans le +trésor ottoman et que le sultan et son harem ont mangé les revenus de +1861. + +Le grand obstacle à une alliance efficace entre la France et +l'Angleterre, c'est la différence radicale qui existe dans la manière de +considérer les mêmes faits. Ainsi on prétend, de votre côté du détroit, +que la Turquie va bien. En 1858, on prétendait aussi que les affaires en +Italie n'avaient rien de pressant. Il est facile de comprendre que des +ministres dépendant d'une Chambre où ils n'ont qu'une majorité +incertaine, soient toujours pour le _statu quo_. Mais ce n'est pas ainsi +que se font les grandes affaires. Je crois que, si un traité d'alliance +avait lieu, il faudrait qu'il fût plutôt proposé par l'Angleterre que +par nous. C'est le seul moyen de réussir. Si les conditions plaisent à +l'empereur, il ne fera pas une objection, tandis que vos ministres en +feront cent, quand même ils seraient satisfaits. + +Adieu, mon cher. Panizzi; mille amitiés et compliments. + + + + +L + + +Paris, 3 novembre 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Je dîne ce soir avec M. Fould. Si j'apprends quelque chose, je vous +écrirai aussitôt. Je suis, en général, de votre avis sur ce qui se +passe, et, pour ma part, je trouve qu'en ménageant la chèvre et le chou, +on ne fait rien de bon; d'un autre côté, il faut tenir compte des +difficultés de toute espèce qui s'opposent à ce qu'on suive une autre +politique. Avec des gens un peu téméraires, il est dangereux de trop +s'engager, et, ici, les gens téméraires sont remorqués par des fous. M. +de Cavour est le téméraire, et Garibaldi le fou. + +On dit, mais je ne garantis rien, au sujet de ce qui s'est passé devant +Gaëte, que ce n'est pas à la flotte piémontaise qu'on a intimé la +défense de canonner le camp de Gaëte, mais à une expédition mystérieuse +du général Turr, Hongrois, expédié je ne sais où, par Garibaldi, de sa +propre autorité et sans consulter Victor-Emmanuel. + +Quant à la conduite de l'Espagne à Turin, nous n'y sommes pour rien. +Donner un conseil à un Espagnol, c'est l'exciter à faire le contraire. +Quoi de plus naturel que la reine, dévote et parente du roi de Naples, +ait désapprouvé l'invasion des États pontificaux et de Naples? Si vous +voyiez les lettres que m'écrivent mes amis _très libéraux_ de Madrid, +vous verriez que le sentiment national est très hostile aux Piémontais. +Ils s'emparent de ce que les Espagnols considèrent encore jusqu'à un +certain point comme des apanages espagnols. La France n'a donné aucun +conseil dans cette affaire. + +Je regarde comme impossible une alliance entre la France et l'Angleterre +pour les affaires d'Italie. Ce ne serait ou qu'une lettre morte, ou bien +un engagement tellement grave, que ni l'une ni l'autre des deux +puissances ne pourrait prévoir jusqu'où elle serait entraînée. Il ne +faut pas se dissimuler qu'une alliance semblable amènerait immédiatement +une agression des Italiens contre la Vénétie, c'est-à-dire la guerre +contre l'Autriche et probablement contre l'Allemagne. La France et +l'Angleterre se poseraient en champions du principe des nationalités, et +ce serait mettre le feu à l'Europe. Il est vrai que l'Angleterre n'a pas +grand'chose à craindre. Son action consisterait à contenir par ses +vaisseaux les puissances continentales, c'est-à-dire qu'elle n'aurait à +peu près rien à faire, tandis que la France aurait une grande guerre sur +les bras. + +Je pense que, avec la sécurité financière que donnerait une alliance que +je suppose sincère avec l'Angleterre, le succès ne serait pas douteux, +la Russie elle même se mêlât-elle de la lutte. Mais, une fois que nous +aurions culbuté les Autrichiens et les Prussiens, dépensé cinq cents +millions et versé le sang de cent mille hommes, serait-il possible de ne +pas chercher un dédommagement à tant de sacrifices? Vous verriez la +nation entière demander la rive gauche du Rhin, c'est-à-dire avoir +précisément les vues ambitieuses qu'on prête à l'empereur et qui +alarment tant l'Angleterre. Vous conviendrez qu'elle n'aurait pas obtenu +un bien grand résultat. Il me semble que la seule politique possible +aujourd'hui, c'est de temporiser, de tâcher de calmer les ardeurs de +l'Italie et de lui donner le temps de se consolider et de s'organiser. + +A mon avis, Garibaldi a compromis gravement la cause italienne, d'abord +par une agression qu'il est impossible de défendre, à moins de démentir +tous les principes du droit de l'Europe; puis en montrant au monde le +fantôme de la Révolution. Si, après la conquête de la Sicile, il s'en +fût tenu là, il aurait peut-être compromis assez son gouvernement, mais +le mal ne serait pas aussi grand qu'il l'est aujourd'hui. Pour des gens +impartiaux, et surtout pour ceux qui ne connaissent pas parfaitement +l'Italie, ce qui se passe à Naples est le comble de l'abomination. On +prend les États d'un prince qui se défend et qui a encore une armée +fidèle, au nom de qui les paysans s'insurgent. On fait des élections à +la sincérité desquelles personne ne croit. Enfin, et c'est le pire de +tout, on voit le parti révolutionnaire dominer Cavour et +Victor-Emmanuel, et l'on craint, ou plutôt on ne doute pas, que, dans un +temps peu éloigné, il ne le pousse à des extravagances. + +La situation de la France est très compliquée. Nous ne voulons pas qu'on +intervienne en Italie, mais nous ne pouvons admettre les principes posés +par Garibaldi. Nous ne voulons ni de la révolution ni des Autrichiens. +Que faire? S'allier avec le Piémont, c'est se mettre à la suite de la +révolution. Prétendre le dominer, c'est accepter le métier de gendarme +et se mettre à la suite de l'Autriche. + +Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés. + + + + +LI + + +Paris, 4 novembre 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Voici une lettre qui répond à vos questions. Je vous dirai +confidentiellement qu'on n'a pas ici le moindre doute que, dans fort peu +de jours, Gaëte ne soit rendu et qu'on agit même dans ce sens. Les +vaisseaux français emporteront le roi où il voudra aller. + +On vient de me dire d'une assez bonne source que lord John avait écrit +ici afin que M. de Persigny assistât au banquet d'installation du lord +maire, où lui, lord John, devait dire quelques mots sur l'alliance dans +un sens agréable aux deux pays. + +La Russie nous cajole fort. L'empereur Alexandre, ou plutôt Gortchakof a +remis à l'empereur François-Joseph un mémorandum dans lequel il lui +conseille très fortement de ne pas attaquer et de ne se mêler en rien de +ce qui se passe en Italie. Dans le cas où il serait attaqué et que la +fortune des armes lui fût favorable, qu'il ne pensât pas à reprendre la +Lombardie; que ce qu'il aurait de mieux à faire serait de demander +l'exécution du traité de Zurich; surtout qu'il se gardât de montrer la +moindre velléité de revenir sur l'annexion de la Savoie et de Nice. +Kisselef, ici, est tout miel et tout sucre. Il est évident que la +situation de l'Orient nous vaut toutes ces avances, et que les agents +russes voient les choses sous un tout autre point de vue que Henry +Bulwer, si tant est que Bulwer les voie ainsi, ce dont je doute très +fort. + +Adieu, mon cher Panizzi. Je pars demain pour la campagne, où je resterai +cinq ou six jours; suite de l'aventure dont je vous ai parlé. + +_P.-S._ Vous avez vu la lettre de M. de Grammont. Il a demandé l'épreuve +du _Journal de Rome_, et, au lieu de supprimer les mots: _par la force_, +on avait mis: _en adversaire_. Il a réclamé, et Antonelli a fini par +avouer que cette variante était de la main même de Sa Sainteté. Comment +trouvez-vous cela? + + + + +LII + + +Paris, dimanche 11 novembre 1860. + +Mon cher Panizzi, + +J'ai vu ce matin M. Fould; il m'a dit, ce que je savais déjà: c'est +qu'il ne vous accusait nullement. Ses reproches s'adressent à _vos_ +interlocuteurs et non pas à vous. Tranquillisez-vous complètement sur ce +point. + +On dit qu'il y a eu hier de bons discours au dîner du lord maire. Ici, +l'on en paraît satisfait. + +On s'attend de moment en moment à l'évacuation de Gaëte par François. +Tout le monde le lui conseille; cependant, si j'étais à sa place, je +n'en bougerais pas et j'attendrais. + +Il me semble qu'on ne comprend pas grand'chose à cette armée napolitaine +entrant sur les terres de l'Église et désarmée par les douaniers du +saint-père. Qu'y a-t-il de vrai là dedans? Où va Garibaldi? Que veut-il +faire pour passer gaiement son hiver? Je voudrais bien qu'il s'en prît à +la Hongrie, au lieu de se casser les dents sur la Vénétie. + +Sir John Bowring est ici, disant que rien n'est fini en Chine. Je sais +qu'il est tout naturellement porté à trouver mauvais ce que fait son +successeur; mais, en cette occasion, il se peut fort bien qu'il ait +raison. Si ces Chinois ne sont pas des magots de porcelaine, rien qu'en +se pressant contre nous, ils nous écraseraient. Ce n'est pas avec huit +ou dix mille hommes qu'on prend une ville comme Pékin. Supposé qu'ils +veuillent la paix, une grande difficulté reste: c'est pour leur faire +payer les frais de l'expédition. Où diable prendront-ils l'argent? Les +lettres de nos guerriers sont fort lugubres. Dans tous les villages où +ils arrivent, les femmes se tuent pour n'être pas souillées par les +diables étrangers. Voilà la première fois que cela leur arrive. Dans une +seule maison, où est entré un jeune lieutenant d'artillerie, parent d'un +ami à moi, cinq femmes s'étaient coupé la gorge avec des tessons de +porcelaine, et deux enfants avaient été noyés dans des baquets d'eau. +Cela montre qu'il y a une grande différence entre savoir se battre et +savoir mourir. + +Sait-on quelque chose de positif sur l'état de la Sicile? Je crois vous +avoir dit l'anecdote du saint-père et sa petite correction; au lieu de +«par la force», que M. de Grammont n'avait pas mis, il voulait qu'on +substituât «en adversaire», que Grammont n'avait pas écrit davantage; +mais il fallait couvrir un peu l'excès de zèle de monseigneur de Mérode. +Les ecclésiastiques sont tout pleins de ces petits ménagements +ingénieux. + +J'étais allé travailler à la seconde partie de mon roman. Je crois que +c'est la dernière. La fin ne vaut pas le commencement. Cependant il a +commencé par la fin. Comprenez si vous pouvez; quand je vous verrai, je +vous ferai rire _over a bottle of claret_. + +Je pense me mettre en route pour Cannes jeudi prochain, si je ne crève +pas d'ici là d'un horrible rhume que j'ai gagné en chemin de fer, à côté +d'un homme très froid, qui était le baron de Hübner. Il n'a pas perdu +l'habitude des gasconnades diplomatiques et m'a dit que tout irait +merveilleusement en Hongrie. Le lendemain, le journal nous apprenait que +les palatins nouvellement nommés ne voulaient pas de la patente +autrichienne. + +Voici une drôle de nouvelle, entre vous et moi jusqu'à ce que tout le +monde la sache. L'impératrice veut aller _incognito_ à Édimbourg, pour +se secouer un peu après la mort de sa soeur. Jugez ce qu'on va dire, et +tous les contes qui seront bâtis là-dessus. + +On parle d'une grande querelle entre monseigneur de Mérode et M. de +Goyon. Goyon lui a dit qu'il regrettait qu'il eût une robe. Mérode a +répliqué qu'il le regrettait également, car elle le privait d'avoir +l'innocente épée du général. Il est fort question du départ prochain du +pape. + +Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et tenez-vous en joie. Il est +très possible que nous nous revoyions cet hiver à Rome. + + + + +LIII + + +Cannes, 21 novembre 1860. + +Mon cher Panizzi, + +J'ai eu tant de tracas et tant d'affaires à régler avant de quitter +Paris, que je n'ai pas trouvé le temps de vous écrire. Me voici installé +à Cannes, où je vous écris la fenêtre ouverte, en face de la mer, calme +comme la _Serpentine river_, un peu contrarié par le soleil qui me cuit +le dos. Bien que le pays ne soit pas des plus favorablement partagés +sous le rapport des _harnais de gueule_, comme dit Rabelais, on y a de +bon poisson et des bécasses et du mouton délicieux, outre que Marseille +nous fournit quelques provisions. Nous serions charmés de vous tenir ici +pendant quelque temps et de vous faire maigrir par notre cuisine et des +promenades sur nos montagnes. J'ai trouvé, en arrivant, miss Lagden et +mistress Ewers, qui ont découvert un logement très agréable, où nous +avons une chambre pour les âmes charitables qui nous visitent. Ces dames +se recommandent à votre bon souvenir et me chargent de tous leurs +compliments pour vous. + +La poste vient de Londres à Cannes en deux jours et demi, ce qui est +sans doute un peu long pour le cas où vous auriez quelque communication +pressée; mais, dans ce cas, pourquoi n'écririez-vous pas directement à +M. Fould ou bien à J. Pelletier? De toute manière, ce que vous auriez à +dire serait bientôt sous les yeux de _votre ami de Saint-Cloud_. M. +Fould aime beaucoup qu'on lui écrive, et il sait que vous le faites à +bonne intention et que vous pouvez faire grand bien à vos correspondants +des deux côtés du canal. + +Je ne sais rien ici que par les journaux. Je vois que le roi de Naples +tient toujours bon dans Gaëte. S'il a du coeur, comme il paraît, cela +peut durer encore longtemps. Voilà Garibaldi en villégiature. Je +voudrais qu'il y restât longtemps. Maintenant il est l'homme qui peut +faire le plus de mal à l'Italie. Si M. de Cavour a le pouvoir de le +faire tenir tranquille pendant un an ou deux, et en même temps de +maintenir l'ordre dans les provinces annexées, la partie sera gagnée. + +Observez que la paix actuelle est ruineuse pour l'Autriche, que le +diplôme de l'empereur, ou son protocole, je ne sais comment il +l'appelle, est un cancer au coeur de l'Autriche, dont elle crèvera si on +lui laisse le temps de mûrir. En ce moment, la Hongrie est mieux +disposée qu'elle ne l'a été depuis longtemps; mais, quand elle aura un +peu goûté du régime constitutionnel, ne doutez pas qu'elle ne demande à +l'empereur des institutions de plus en plus libérales, jusqu'à ce +qu'elle lui propose finalement d'aller à tous les diables. Pour la +Bohême et les autres États, vous verrez la même comédie. + +Adieu, mon cher Panizzi; je vous quitte pour aller pêcher en mer. Je ne +_pèche_ plus sur terre. + +_P.-S._ Si l'impératrice vient à Londres à son retour, je suppose que +vous aurez sa visite. + + + + +LIV + + +Cannes, 27 novembre 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Je reçois ce matin votre lettre du 23. Elle a mis quatre jours à venir, +et en quatre jours il s'est passé bien des choses. Je ne sais si vous +avez le mot de l'énigme à Londres. Ici, je n'y vois que du feu, et il +m'est impossible de me faire une idée des comment et des pourquoi. Je +savais que depuis longtemps on en voulait à notre ami, parce qu'il +tenait les cordons de la bourse plus serrés que ne le voulaient un grand +nombre de personnes qui aiment à puiser dedans. + +Une belle dame qui voulait, pour son mari, la place de notre ami, a fini +par l'emporter. Cela me fait de la peine pour toute sorte de raisons. +D'abord pour la chose en elle-même, qui est fâcheuse, au point de vue +moral et politique; puis pour notre ami, qui, à ce qu'on m'écrit de +Paris, en est fort triste; enfin pour vous et moi, que cela sépare de +notre correspondant. Quant à ce dernier inconvénient, peut-être y +trouverai-je un remède à mon retour à Paris. + +Je suis de votre avis en ce qui touche les affaires d'Italie, mais pas +tout à fait par les mêmes motifs. Je ne crois pas, comme vous, que ce +soit à notre conduite qu'il faille attribuer la réaction dans le royaume +de Naples et l'agitation de la Sicile. Il eût été fort extraordinaire +que les paysans de la Calabre et des Abruzzes devinssent tout d'un coup +constitutionnels. Mais je crois qu'il eût été de bonne politique, +professant le principe de non-intervention, de laisser instrumenter les +Piémontais à leur guise, sauf à les blâmer, sauf à les avertir même +qu'ils entendaient mal le droit des gens. + +Quant au pape, il y a longtemps qu'à sa première algarade contre nous, +je l'aurais laissé à Rome avec ses Suisses et leurs hallebardes. + +Tout cela me semble comme à vous déplorable. Au reste, on m'écrit de +Paris que cela va cesser et que l'empereur a écrit une lettre à +Victor-Emmanuel, pour reprendre les anciennes relations; qu'ordre serait +donné à Goyon et à l'amiral Lebarbier de Tinan, de ne se mêler plus du +siège de Gaëte. Je vous donne ces nouvelles comme des on dit, je suis +trop loin pour savoir ce qui se passe. + +En ce qui touche à nos affaires intérieures, je ne comprends pas +davantage. Ces nouvelles concessions libérales me paraissent des plus +étranges, et j'y vois un sujet d'inquiétude pour l'avenir: aller +chercher dans l'arsenal des institutions constitutionnelles la +discussion de l'adresse pour la rétablir dans un gouvernement où, à vrai +dire, il n'y a pas de ministres responsables, cela me paraît un +non-sens. Le résultat ne peut être que _verba_. Je voudrais pouvoir +ajouter _prætereoque nihil_, mais vous savez qu'en France, après les +mots, viennent les révolutions. + +Quelle sera la position de ces commissaires du gouvernement chargés de +soutenir une adresse qu'ils n'auront pas rédigée? s'ils sont battus dans +la discussion, qu'en fera-t-on? les renverra-t-on du conseil d'État? ou +renverra-t-on les ministres à portefeuille? cela rappelle le bon temps +où les princes avaient auprès d'eux un garçon chargé de recevoir le +fouet, lorsque Son Altesse l'avait mérité. + +Adieu, mon cher Panizzi; ne m'oubliez pas, et donnez-moi de vos +nouvelles. + + + + +LV + + +Cannes, 2 décembre 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Je ne sais encore rien et ne comprends pas davantage. D'après quelques +renseignements qui viennent de bonne source, on pourrait croire qu'il +s'agit d'une expérience. D'une part, on aurait voulu ouvrir une soupape, +dans l'opinion qu'il _n'en sortirait rien_, et qu'on désarmerait ainsi +l'opposition, qui, en effet, est un peu sotte en ce moment. De l'autre, +se voyant en présence d'un mouvement catholique et légitimiste assez +puissant, très braillard, et placé jusque dans les antichambres de son +palais, Sa Majesté voudrait chercher dans le pays un point d'appui et un +moyen de sortir de la position très peu commode où elle se trouve en +Italie. Si le Corps législatif et le Sénat lui disent, dans la réponse +au discours de la couronne, qu'ils sont pour le principe de +non-intervention, il est évident que cela lui donne le moyen de rappeler +Goyon et son monde, sans encourir une responsabilité qui n'est pas sans +périls. + +Sur le premier point, je crois qu'on se trompe fort en croyant qu'il ne +sortira rien de la soupape. Au contraire, je suis persuadé, avec vous, +qu'il peut en sortir des tempêtes, non pas tout de suite, mais dans un +moment donné. Il paraît certain que, quant à présent, le parti +orléaniste est fort abattu et découragé. Quant aux affaires d'Italie, je +ne suis pas parfaitement rassuré. Les prêtres, les femmes et la mode +sont bien puissants. Je ne serais pas surpris que le pape ne trouvât des +défenseurs, et que l'adresse ne dît tout le contraire de ce qu'on en +paraît attendre. Je ne connais personne à Paris et en France qui ne soit +porté à plaindre Pie IX et François II, et, quant à Victor-Emmanuel, +l'invasion de Naples lui a fait le plus grand tort, et la peur qu'il ne +nous engage dans une seconde campagne d'Italie préoccupe tout le monde. +Peut-être, au reste, cette crainte contribuera-t-elle à faire demander +la politique de non-intervention par les Chambres. + +Je suis charmé que vous ayez écrit au docteur C..., ne doutez pas que +votre lettre n'ait été lue, et qu'elle n'ait produit son effet. C'est un +très bon moyen de communication, et il est important que l'opinion de M. +Gladstone soit connue. Je pense que, sans rien garantir, vous pouvez lui +dire ce que je viens de vous mander, comme venant de bonne source. C'est +l'impression qu'a emportée de Compiègne une très bonne tête, froide, et +qui a pratiqué l'empereur assez longtemps pour le bien connaître. Ne +parlez pas de moi à ce grand commentateur d'Homère[10], du moins à cette +occasion. Vous remarquerez, d'ailleurs, que cela explique tout, et le +langage qu'on vous a tenu et ce que j'ai entendu de mon côté. + + [Note 10: M. Gladstone.] + +Tenez pour très certaines les dispositions papistes et légitimistes de +tous les gens _de frac_, comme on dit en espagnol. Quant aux masses, je +crois qu'elles ont les sentiments absolument contraires; mais elles ne +parlent guère, tandis que les salons parlent beaucoup. En résumé, la +question me semble celle-ci: qui l'emportera, ou la crainte de nous +compromettre de nouveau dans une affaire qui ne nous intéresse pas +nationalement, ou le sentiment pieux et anti-révolutionnaire? + +Si l'empereur était bien secondé, je ne douterais pas de la réponse des +Chambres; mais parmi les ministres avec ou sans portefeuille, je ne vois +guère de gens ayant ce qu'il faut pour diriger une assemblée +délibérante, et, à moins que le _maître_ ne se charge lui-même de +chambrer les députés, ils se trouveront dans une incertitude complète et +ne sauront que dire, ni comment voter. + +Adieu, mon cher Panizzi. Mille amitiés. + + + + +LVI + + +Cannes, 11 décembre 1860. + +Mon cher Panizzi, + +J'ai reçu vos deux lettres du 7 et du 8, dont je vous remercie. Je me +réjouis de savoir que vous êtes aussi bien avec _Madame_[11] qu'avec +_Monsieur_. Croyez que _Monsieur_ lui avait parlé de vous, outre ce que +je lui avais dit de votre établissement, et qu'elle n'a pas été fâchée +de vous voir, malgré la médiocrité de votre catholicisme. + + [Note 11: L'impératrice, qui venait de voir M. Panizzi à + Londres.] + +Vous me paraissez, le savant commentateur d'Homère et vous, chercher +midi à quatorze heures. Vous ne vous représentez nullement l'opinion de +ce pays-ci. Elle est absolument contraire à celle de _l'ami du docteur +C._ sur les affaires italiennes. + +Je ne suis pas de ceux qui approuvent cette opinion, bien entendu, mais +je la constate, parce qu'elle m'arrive de tous les côtés. Il y a dans +l'esprit national un grain de chevalerie ou de folie, si vous l'aimez +mieux, qui lui fait prendre toujours parti pour les faibles contre les +forts. Voilà le secret du changement défavorable à la cause italienne. +Dans la division de Rome et dans l'escadre, il y a la plus grande +exaspération contre les Piémontais, due à de petites vexations, +violences, etc., inséparables de la guerre sans doute, mais qu'on a +prises tout de travers. + +Le concours des volontaires, race toujours peu aimée des soldats +véritables, et les souvenirs de 1848, encore très vifs et très odieux à +notre armée, la rendent hostile à Victor-Emmanuel. Enfin, quoique +Lamoricière ne soit qu'un farceur, comme il est Français, sa défaite a +irrité l'orgueil national. + +Quant aux bourgeois, l'alliance intime avec un peuple qui a Garibaldi +pour _chef effectif_, et qui annonce ouvertement la guerre pour le +printemps, cette alliance, dis-je, paraît offrir la perspective de +dépenses considérables, de beaucoup de sang répandu, et de +l'inoculation, plus dangereuse encore, des doctrines révolutionnaires. +Si je suis bien informé, le Gouvernement a fait tous les efforts +possibles pour engager François II à ne pas prolonger une résistance +inutile; mais ce garçon a quelque _pluck in him_ et paraît résolu. +Cependant il succombera tôt ou tard. + +Je ne vous parle pas des sentiments catholiques, malheureusement très +puissants en France, et qui ajoutent encore quelque chose à l'état de +l'opinion. Je crois très fermement que l'empereur cherche un appui dans +les Chambres, et qu'il désire que le pays, par leurs organes, exprime +son opinion afin, d'un côté, de n'être pas entraîné dans la guerre par +les frasques de Garibaldi, de l'autre, pour avoir une porte et sortir de +Rome. Si le Corps législatif lui dit qu'il est d'avis de ne prendre +aucune part aux affaires d'Italie et de n'intervenir en rien (et c'est +ce qui, selon toutes les probabilités, sera exprimé dans l'adresse), +alors l'empereur pourra honorablement retirer ses troupes de Rome, et +regarder, les bras croisés ce qui se fera dans la Péninsule. Au fond, +c'est, je crois, ce qu'il y a de plus sage. + +L'Angleterre fait des voeux qui ne lui coûtent rien, mais n'enverra pas +un seul soldat, ni ne consentira jamais à bloquer Trieste et l'Elbe. Son +concours moral est quelque chose, mais nous préservera-t-il des +conséquences d'une guerre avec toute l'Allemagne, et, ce qui est plus +grave, d'une guerre forcément révolutionnaire? + +Vous autres italiens, vous êtes impatients. M. de Cavour aurait pu, en +trois ou quatre ans, arriver à faire bien ce qu'on à fait mal en six +mois, et à ne pas faire ce à quoi il sera entraîné au printemps. +Garibaldi est, au fond, l'instrument de Mazzini et le mauvais génie de +l'Italie. Ce qui se passe à Naples prouve combien peu le pays était +préparé pour un gouvernement constitutionnel. Il y a envoyé tous les +tapageurs, qui trouvent leur compte à se battre contre des Napolitains, +au lieu d'avoir affaire aux Autrichiens; encore, dès que les Napolitains +ont montré quelque résolution, tous ces messieurs se sont retirés et ont +laissé les Piémontais soutenir le choc. C'est toujours le système +révolutionnaire, qui met le feu au hasard, sans s'inquiéter qui brûlera. + +J'ai reçu une lettre de M. Fould. Il me paraît un peu aigri et de +mauvaise humeur. Je crois qu'on a mis très peu de procédés dans +l'affaire. + +On m'écrit que les circulaires de Persigny font bon effet, même chez les +opposants. + +Que dites-vous de la Chine? Je crains bien qu'on n'y gagne pas un sou et +que tout se réduise à des porcelaines cassées, et finalement à une +retraite de Moscou. Tout cet argent dépensé fait ici très mauvais effet. + +Adieu, mon cher Panizzi. Je ne crois pas un mot de l'expédition de +Victor-Emmanuel contre Rome. Ce serait, à mon avis, la plus grande +folie, que Garibaldi lui-même ne ferait pas. + + + + +LVII + + +Cannes, 16 décembre 1860. + +Mon cher Panizzi, + +Newton m'écrit de Rome de vous adresser, pour l'archevêque de +Canterbury, un _testimonial_ en sa faveur. Je ne connais pas +l'archevêque et j'ai pour tous les gens de sa robe le goût que vous +savez. Voici cependant une lettre officielle dont vous ferez l'usage +qu'il vous plaira. Demandez à Sa Grandeur sa bénédiction apostolique. +J'aimerais mieux une de ses vieilles bouteilles léguées par quelque +bonne dévote. + +Vous êtes pressés, comme tous les émigrés, et vous risquez de +compromettre tout par trop de hâte. Croyez bien que votre plus grand +ennemi, c'est Garibaldi, ennemi d'autant plus dangereux qu'il a toutes +les qualités qu'il faut à un révolutionnaire, même celle d'être niais et +de se faire l'instrument des plus détestables coquins. Il y a dans +toutes les révolutions de ces gens-là, et ce sont ceux-là qui font le +plus de mal. + +Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris à la hâte, les fenêtres ouvertes, +par un soleil radieux, tourmenté par les mouches. Je pars pour une +promenade en mer. + + + + +LVIII + + +Cannes, 9 janvier 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Il me semble que tout va à la diable partout, en Italie, à Naples +surtout, et heureusement aussi en Autriche. Il y a longtemps que j'ai +renoncé à deviner les énigmes politiques de ce temps-ci. Ce qui me fait +de la peine, c'est la disposition turbulente plutôt que belliqueuse que +prend l'Italie. Je n'aime pas le discours de Victor-Emmanuel le 1er +janvier. Il a pris le détestable style de mélodrame qu'il faut laisser à +Garibaldi. Il pouvait parfaitement se dispenser de parler du rachat de +la Vénétie, ou, s'il en parlait, rien ne l'obligeait à faire une +conclusion. Je crains qu'au printemps on ne fasse _delle grosse_. + +Votre ami ***, d'un autre côté, s'est marié tout à fait... On disait que +sa femme avait un petit défaut de conformation, qui la rendait impropre +au mariage; mais il paraît que ce n'était pas grand'chose, car elle est +grosse. Pour une personne ayant des sentiments si élevés, cette +situation était fort pénible, aussi elle a mené son imbécile à Varsovie, +où, à ce qu'il paraît, on marie les gens sans se soucier beaucoup des +formalités. Il allait être majeur dans deux du trois mois, mais il n'a +pas eu la patience d'attendre. Il n'a pas non plus employé le consul de +France pour légaliser la cérémonie, en sorte que cela fait deux +nullités. Mais, en matière de mariage, les magistrats sont assez +indulgents lorsque les choses sont faites et parfaites, et je crois que +l'affaire est à peu près sans remède. + +Qu'a dit monseigneur de Canterbury de ma lettre? A-t-il été surpris que +je lui aie écrit? J'ai reçu ce matin une lettre de Newton, qui me +remercie. Je ne sais pas encore si son affaire est faite, mais je pense +que, vous aidant, elle se fera. + +Adieu, mon cher Panizzi; mille voeux pour votre année 1861; qu'elle +vous soit légère! Ne buvez pas tout le johannisberg avant que j'en aie +goûté _Cura ut valeas._ + + + + +LIX + + +Cannes, 24 janvier 1861. + +Mon cher Panizzi, + +J'ai peur, en y réfléchissant, de vous avoir induit en erreur, en vous +faisant croire qu'une de vos lettres s'était perdue. Seulement, ayant +été bien longtemps sans y répondre, je me serai imaginé qu'il y avait +longtemps que vous ne m'aviez écrit. Ce sont des suppositions fort +naturelles et du genre de celles que vous faites lorsque vous nous +attribuez les insurrections du royaume de Naples. De ce côté, j'espère +que vous êtes content. L'amiral Persano a ses coudées franches; +cependant les militaires disent que, si les gens de Gaëte ne sont pas +des niais et des poltrons sublimes, ils peuvent tenir bien longtemps. En +même temps, il y a cette chance qu'une bombe tombe sur la tête d'un +ministre allemand, ou espagnol, si bien qu'on pût lui dire: +«Qu'alliez-vous faire dans cette galère?» Je crois que cela pourrait +amener des complications. + +Vous ai-je dit que j'avais reçu une lettre de Salvagnoli très +raisonnable et qui me promet que Garibaldi se tiendra ou sera tenu +tranquille? C'est, en effet, le plus dangereux ennemi de l'Italie en ce +moment, et tout dépend de ce qu'il fera. Je ne sais quelle impression +ses discours et ses lettres produisent en Italie. Ici, elles font rire +et douter de la cause. Il y a aussi des lettres de Mazzini bien +pitoyables, à mon avis. Tous ces messieurs ont le même style emprunté +aux plus mauvais mélodrames. + +J'ai eu, ces jours passés, une reprise assez vive et désagréable de mes +douleurs d'estomac. Elle a eu cela de bon pourtant, que je ne me presse +pas de retourner à Paris. J'ai écrit au président du Sénat qu'il se +privât de ma présence, et je compte attendre ici que le temps soit un +peu adouci. Je dis le temps de Paris, car ici nous sommes en plein été. +Pas un nuage au ciel, des fleurs de tous côtés, et souvent, de midi à +trois heures, il fait trop chaud. Tout le monde, moi excepté, qui n'ai +jamais trop de soleil, sort avec un parasol blanc. Ellice, qui a passé +quelques jours avec nous à Cannes, veut s'y établir pour l'hiver +prochain, et il dit que vous viendrez. Nous ferions, je vous assure, une +très agréable colonie, et, avec un peu d'intrigue, nous parviendrions à +nous procurer du vin de Bordeaux estimable. J'en ai acheté quelques +bouteilles, en passant à Marseille, qui me donnaient beaucoup de +satisfaction. + +Avez-vous lu dans les journaux italiens comment les Vénitiens se tirent +des banknotes autrichiennes? On achète pour sept kreutzers en cuivre un +billet de dix kreuzers; avec ce billet, on achète un cigare de trois +kreutzers et le marchand, qui est obligé de prendre le papier au taux +légal, rend sept kreutzers en cuivre; de la sorte on a un cigare pour +rien. Si vous avez la patience d'attendre la crise financière de +l'Autriche, votre affaire est faite, et vous n'aurez plus à vous battre +qu'entre vous; tandis que, si vous attaquez, vous lui donnez une chance +de salut, c'est de soutenir la guerre, comme Bonaparte l'a fait dans sa +première campagne. D'un autre côté, quelque attachement que le Hongrois +ait pour sa nationalité magyare, croyez que la perspective de devenir +caporal ou de voler une paire de bottes le tiendra sous le drapeau et en +fera un ennemi redoutable. C'est ce que comprend très bien _questo +coglione_ de Cavour, mais ce que ne comprendront pas les nouveaux +députés, élus en grande partie sous la pression mazzinienne ou +garibaldique, ce qui ne vaut guère mieux. + +J'attends avec grande impatience le discours du 4 février; il nous en +apprendra probablement quelque chose. L'archevêque de Paris veut donner +sa démission de toutes ses places, aumôneries, archevêché, etc. C'est +pourtant un fort galant homme et très tolérant; mais le pape lui rend la +vie trop dure et surtout les dévots qui le tourmentent. Jusqu'à présent, +on a réussi à l'empêcher ou du moins à l'obliger à différer. Jugez, +d'après celui-là, qui est le plus honnête de tous, de ce qu'est le +clergé de ce pays. + +Adieu, mon cher Panizzi. Tenez-vous chaudement et ne sortez pas tant que +le froid durera. + + + + +LX + + +Cannes, 13 février 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Je quitte Cannes à la fin de la semaine. Mes ennemis m'ont joué le tour +de me nommer secrétaire du Sénat, bien que j'eusse écrit que j'étais +malade, ce qui n'était pas un trop gros mensonge. Il faut que je vienne +faire mon métier pour la discussion de l'adresse et mettre ma boule +noire pour notre saint-père le pape. On me dit qu'elle ne sera pas de +trop. + +J'attends Ellice à dîner demain. Je lui ménage une surprise; c'est de le +faire dîner avec M. Bellenden-Ker, qui est aussi un de vos amis et un de +vos grands admirateurs. Il dit que vous avez fait l'_impossible_; c'est, +étant étranger, d'imposer votre volonté, _pour leur bien_, aux Anglais. +Donnons-nous tous rendez-vous ici l'année prochaine pour guérir nos +rhumatismes et manger des _trilli di scoglio_. Ils ne sont nulle part +aussi bons qu'à Cannes. J'ai un domestique qui a un peu étudié la +cuisine et qui sait la sauce qu'il faut à ces intéressants animaux. + +Je suis en peine de ce qui va se passer pour la discussion de l'adresse. +Tous les jours, j'apprends des choses qui me renversent. Ce pays-ci a le +malheur d'être profondément religieux. Vous autres, qui avez le bonheur +de vivre près du vicaire de Jésus-Christ, vous savez ce que c'est. Nous +autres transalpins, nous nous le représentons comme Jésus-Christ +lui-même. Un tas d'imbéciles, dans notre Sénat, vont faire des phrases +en sa faveur; un tas d'autres imbéciles et cocus, vont voter pour lui à +l'instigation de leurs femmes. Quant à moi, qui ne suis point cocu, je +vais lui porter ma boule noire. + +Je ne suis pas trop mécontent--je parle au point de vue français--des +documents remis aux Chambres sur les affaires étrangères. Je ne sais pas +si les Russes et les Allemands seront bien charmés d'être imprimés tout +vifs avec leur mauvais français. + +Il me semble que, si les Piémontais ont le sens commun, ils mettront +leurs meilleures troupes et les plus sûres sur le Mincio et lieux +circonvoisins, pour empêcher les sottises de Garibaldi. Croyez que, si +l'on gagne un an, tout est sauvé. Dans un an, l'armée impériale, royale +et apostolique n'aura plus ni souliers ni culottes au derrière. Dans un +an, le gouvernement autrichien aura la guerre civile; dans un an, il +sera disposé à vendre la Vénétie à moitié prix. + +Vous savez peut-être assez de géographie pour ne pas ignorer que Cannes +est dans l'arrondissement de Grasse. Il y a à Grasse un prêtre fort +zélé, nommé le révérend ***. Il y a trois ans, il persuada aux héritiers +d'un libraire de lui remettre les livrés de leur père, et brûla les +mauvais en cérémonie sur la place de l'église. J'eus le désagrément +d'être brûlé en compagnie de Thiers et de Mignet. Je trouvai l'invention +bonne, et j'aurais voulu que le père *** eût des imitateurs; car cela +aurait engagé mon éditeur à réimprimer pour alimenter le feu. Thiers +disait que c'était un mauvais commencement, et que, des livres aux +auteurs, il n'y avait pas grande distance. Ce digne père *** a des +ennuis en ce moment: il a été surpris en wagon dans les bras d'une +femme. La femme a prétendu, par pudeur, qu'on la violait; un gendarme +voltairien, qui était à la portière a reçu sa plainte, et le père *** +est honoré de la couronne du martyre. Priez pour lui! + +Adieu, mon cher Panizzi. M. Ker me dit que M. Newton est nommé. Veuillez +le féliciter et en recevoir mes félicitations. Cela tient sans doute à +l'opinion que monseigneur de Canterbury a de ma piété. + + + + +LXI + + +Paris, 27 février 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis à Paris depuis cinq jours, furieux d'être venu; car le monde m'y +paraît beaucoup plus bête que je ne l'avais laissé. + +Vous me paraissez bien de votre pays avec les majorités que vous vous +promettez. Je crois qu'il y en aura encore une au Corps législatif, mais +au Sénat cela est fort douteux. Il paraît qu'il y a quarante-cinq +sénateurs qui ont signé un amendement tendant à ce que le gouvernement +s'engage à défendre à toujours le temporel du pape. Je ne regarde pas +comme absolument impossible que l'amendement soit adopté. + +Le plus probable, c'est pourtant une rédaction énigmatique, ne disant ni +oui ni non, comme le projet d'adresse de notre président, si justement +nommé Troplong. Je n'ai jamais rien lu de si plat, de si insignifiant et +de plus mal écrit. Cela eût été bon tout au plus dans le beau temps du +régime constitutionnel, où tout se faisait par compromis et _mezzo +termine_. Comme il s'agissait d'avoir une majorité formée de fractions +de partis, on s'étudiait à ne rien dire, de peur de diminuer cette +majorité en heurtant une des fractions. Aujourd'hui, l'empereur nous dit +de lui parler franchement et de lui faire connaître l'opinion du pays. +Sur quoi, on s'applique à composer la tartine la plus incolore, la plus +vide de sens qu'on puisse fabriquer. Il me semble que le Sénat montre +son inutilité et sa nullité de la façon la plus claire. + +Avez-vous lu la brochure de l'évêque d'Orléans? Elle est très violente +et très habile. Elle cherche à prouver, et n'y réussit pas trop mal, que +le Piémont n'a rien fait pour nous témoigner sa reconnaissance; que M. +de Cavour nous a joués par-dessous la jambe et qu'il n'a tenu jamais +compte de nos représentations. Tout cela est dit avec beaucoup de verve, +de méchanceté et de violence. Il passe en revue toutes les infractions +au droit des gens commises dans les Marches et dans le royaume de +Naples: les fusillades du général Pinelli, les proclamations de +Garibaldi, les bombes de Cialdini tirées pendant qu'on traitait de la +reddition de Gaëte, et surtout les martyrs catholiques de Castelfidardo. + +Tout cela fera, je crois, beaucoup de mal. Les salons ont fait ici au +roi de Naples une réputation d'héroïsme, et on s'exposerait à passer +pour un grossier personnage si on se hasardait à dire qu'il n'a pas fait +grand'chose, et qu'il a commencé un peu tard. Les dames de la société +souscrivent pour offrir à la reine un bouclier d'argent. + +Il paraît que ce malheureux roi a récolté ce que son respectable père +avait semé. Il n'avait voulu dans son armée que de la canaille, et il en +a porté la peine. L'amiral Lebarbier de Tinan racontait, l'autre jour, +que le roi avait réuni ses trois plus fidèles généraux et leur avait +fait part d'un projet de sortie pour le lendemain matin. Il fut convenu +qu'aucun ordre ne serait donné avant quatre heures du matin, afin +d'empêcher toute indiscrétion. Tout fut réglé entre quatre. Une heure +après, les Piémontais étaient instruits de tout et prenaient leurs +dispositions. Il paraît que ce sont les artilleurs napolitains eux-mêmes +qui ont mis le feu à leur poudrière, afin d'avoir plus tôt fini. + +Ce que vous me dites de l'Orient ne me surprend guère. Je crois que la +jalousie contre nous est telle en Angleterre, qu'on en perd la raison. +Que peut faire la France en Orient? Croit-on qu'elle cherche à fonder un +établissement en Syrie, lorsqu'il lui en a tant coûté pour en avoir un +en Algérie. Je me rappelle que, lorsque je parlai des massacres de Damas +à lord Palmerston, il me dit que les chrétiens avaient commencé. Et ce +brave homme, chez qui nous avons dîné et qui est si dévot, a bien dit au +Parlement que les Druses étaient très disposés à devenir protestants, et +que les jésuites avaient excité les Maronites à les tourmenter. Tous +ceux qui connaissent l'Orient ne doutent pas que, d'ici à peu de temps, +il n'y ait en Asie un nouveau massacre dans de bien plus grandes +proportions. + +Le défaut de ce pays-ci, c'est d'avoir des sentiments chevaleresques et +d'y céder par premier mouvement. Les massacres de Syrie ont causé tant +d'horreur, que le gouvernement a été obligé de céder devant le mouvement +de l'opinion publique et d'envoyer des troupes. Il se trouve maintenant +que les chrétiens de Syrie sont les plus lâches coquins du monde, qui se +sont laissé égorger par une poignée de bandits mal armés. Nous voilà +empêtrés à les protéger de la même manière que nous avons protégé le +pape. + +Adieu, mon cher Panizzi. M. Ellice ne dînera pas parlementairement +demain, mais frugalement chez moi. Si vous étiez à Paris, nous boirions +quelque chose de soigné à cette occasion. + + + + +LXII + + +Paris, 28 février, 5 heures 1/2, 1861. + +Mon cher ami, + +Je vous écris du Sénat pendant la séance. Elle s'est ouverte par un +discours papiste de M. de la Rochejaquelein, très violent, très long, +passablement ennuyeux, injurieux pour le roi Victor-Emmanuel au point +que le président a été obligé de le tancer. Il m'a paru que tout le +monde était très fatigué, mais qu'en somme il y avait une sorte de +sympathie pour le pape et le roi de Naples. + +Après M. de la Rochejaquelein est venu M. Heeckeren, celui qui a tué +Pouchkine. C'est un homme athlétique, avec l'accent germanique, l'air +bourru mais fin, bonhomme très rusé. Je ne sais s'il avait fait son +discours, mais il l'a merveilleusement dit et avec une violence contenue +qui a fait impression. Le sens de son discours, en ce qui regarde +l'Italie, est que la France et l'empereur ont été constamment dupés par +le Piémont. M. de Cavour, le roi Victor-Emmanuel et Garibaldi sont trois +têtes dans un bonnet. Il n'est pas même certain que Mazzini ne soit ou +n'ait été un agent de ce triumvirat, où chacun avait sa tâche et son +rôle. Garibaldi faisant les coups de tête, Victor-Emmanuel les acceptant +pour les Italiens, et M. de Cavour les désavouant vis-à-vis de l'Europe. +Toutes les expressions amères contre Cavour et Victor-Emmanuel ont été +assez bien reçues. Il a fait valoir les contradictions entre le langage +du cabinet de Turin après et avant l'expédition de Garibaldi; les +promesses faites et même écrites, et fort peu tenues. On a cité une +lettre du roi à Garibaldi, où il lui dit que, s'il ne lui a pas envoyé +des canons, c'est que lui Garibaldi les avait jugés inutiles. Heeckeren +a été encore plus fort au sujet de la conquête de Naples, où, dit-il, +les Piémontais ont mis plus souvent la main à la poche qu'à l'épée. Il a +été fort applaudi. Encore plus, lorsqu'il a fait l'éloge de François II, +qui, dit-il, élevé par un prince, mauvais père et mauvais roi, par une +mère méchante, entouré de conseillers perfides, de généraux lâches et +traîtres, avait trouvé en lui-même des inspirations nobles et +généreuses. Il a dit que François était sorti de Naples comme un enfant, +et de Gaëte devenu roi, homme et soldat. + +Vous êtes d'une déplorable partialité, mon cher ami. Je suis pour +Victor-Emmanuel et contre les Bourbons; mais il ne faut pas dire que +François soit resté dans une casemate. Il a été au feu comme tout le +monde. Il n'y a pas là quelque chose de bien extraordinaire. Mais parce +que les légitimistes le représentent comme un Charles XII à Stralsund, +ce n'est pas une raison pour en faire un poltron. + +Pietri parle en ce moment pour la politique de l'empereur en Italie, +mais on ne peut l'entendre. J'excite M. Dupin à parler, mais il dit +qu'il voudrait qu'on évacuât Rome, et qu'il ne parlera pas. En somme, +cela se présente mal. Je crains qu'on n'ajoute à l'adresse une phrase +papiste, et de la discussion il résultera certainement une grande +aigreur entre le Piémont et nous, entre l'Angleterre et nous; car c'est +le thème favori de tous les orateurs que Cavour ne fait rien que par le +conseil de l'Angleterre. + +Adieu, mon cher Panizzi; je vous tiendrai au courant de nos affaires +sénatoriales. + + + + +LXIII + + +Paris, du palais du Luxembourg, 1er mars à cinq heures et demie, 1861. + +Mon cher ami, + +Le prince Napoléon a parlé aujourd'hui et parle encore sur l'adresse +avec beaucoup de verve, de véhémence et d'esprit. Il casse les vitres +parfois, mais répond victorieusement à toutes les platitudes des +papalins et des légitimistes. Il a un grand succès, malgré la défiance +qu'il inspire, malgré la peur du diable qui tient une grande partie de +mes collègues. Lisez son discours dans _le Moniteur_ de demain, il vous +fera grand plaisir. Voici sa thèse: alliance anglaise, principes de 89, +unité de l'Italie. Il a parlé de l'empereur avec respect et convenance, +même amitié; de Victor-Emmanuel, en gendre bien élevé et en ami de +l'Italie. Le mal, c'est qu'il a, selon son habitude de mettre les pieds +dans les plats, abominé les traités de 1815, et parlé de l'Autriche et +de la Russie avec des expressions qui peuvent lui rendre difficiles à +l'avenir ses rapports avec les diplomates. + +En somme, il a été très éloquent, très vigoureux et très hardi. Si la +moitié de ce qu'il a dit est autorisée par l'empereur, nous allons +quitter Rome, et la papauté est en déroute. + +Maintenant, quel sera le vote du Sénat? Si l'on votait à l'instant, je +crois que les papalins auraient le dessous; mais la discussion n'est pas +près de finir, et il y a ici de bien grands imbéciles. + +Savez-vous, sur Gaëte, l'anecdote suivante? M. de Kleist, ministre de +Saxe, a eu tellement peur dans sa casemate, qu'il n'a pu y tenir. Il est +parvenu à gagner le patron d'une barque pour l'emporter, mais, depuis +son embarquement pendant le siège, personne n'en a plus eu de nouvelles. +On croit qu'il a été coulé par quelque bombe maladroite. Tenez pour +certain ce que je vous ai dit des trahisons de Gaëte. S'il y avait eu +dans la place un gouverneur vigoureux et d'honnêtes gens pour officiers, +même avec des soldats napolitains, le siège aurait duré six mois. + +Adieu, mon cher Panizzi; vous ne me donnez pas des nouvelles de votre +rhumatisme. + +_P.-S._ La conclusion du prince est de donner au pape le Vatican et le +quartier du Trastevere, avec l'avantage d'être à deux pas du tombeau de +saint Pierre, et de laisser à Victor-Emmanuel le reste de Rome. Le mal, +c'est que cela nous gênerait pour nos recherches dans les archives. + + + + +LXIV + + +Paris, 6 mars 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Je ne vous ai pas écrit ces jours passés parce que nous n'avons rien +fait d'important. Cependant les oreilles ont dû vous corner, car il a +été fort question de vous et du British Museum. J'ai fait un long speech +pour demander que les encouragements aux lettres fussent augmentés, et, +à cette occasion, j'ai dit ce qui se faisait chez vous. J'ai été écouté +avec assez de faveur, et j'avais espoir de réussir, lorsque ce double +vandale de Walewski, auquel ces augmentations auraient profité, s'est +levé pour dire qu'il les refusait. La surprise a été grande. La raison +probable de la sottise de Son Excellence a été que j'avais dit un mot à +l'éloge de son prédécesseur. + +Aujourd'hui, nous entamons le paragraphe X du projet d'adresse, +c'est-à-dire la question d'Italie. Il me semble que les papistes et les +anti-italiens auront sinon l'avantage, du moins une minorité très +imposante. On vient, il y a un quart d'heure, de se compter. On avait +demandé le changement d'une phrase. Il y avait dans le projet: «Les +souvenirs amis de Solferino nous font espérer que l'Italie en tiendra +compte (des représentations de la France en faveur du pape).» Au lieu de +_nous font espérer_, on a demandé qu'on mît: _font un devoir à +l'Italie_, et, après une petite discussion, cette dernière rédaction a +été adoptée. Tous les papistes ont voté, et aussi il est vrai un certain +nombre de niais, mais il me semble que c'est un bien mauvais signe. + +_Trois heures et demie._--Casabianca, secrétaire de la commission de +l'adresse, vient de parler pour repousser l'amendement. Il a dit que +nous continuerions à occuper Rome, mais Rome seulement. Il a ajouté que +l'amendement mettait le gouvernement de l'empereur en défiance et en +suspicion (Là-dessus, cris effroyables, longue interruption.), qu'il +gênait sa politique et l'embarrassait. La dernière partie du discours a +été pour faire une distinction entre Rome et sa banlieue, et _l'Ombrie_ +et _les Marches_, où, suivant le rapporteur, il n'y a pas lieu +d'intervenir. + +_Cinq heures et demie._--Barthe, autrefois carbonaro, a parlé et parle +en faveur du temporel. Il parle avec habileté et a des traits. Toujours +la même tactique, consistant à montrer la mauvaise foi du Piémont dans +ses relations avec les souverains d'Italie et la Fiance. Il a cité une +dépêche piémontaise à l'occasion d'un faux bruit d'une invasion des +États du Saint-Siège. Selon Barthe, ce serait de l'Angleterre que +viendrait l'idée de l'unité de l'Italie, et probablement c'est à +l'instigation de lord Palmerston que Dante aurait publié quelques +méchants vers dans ce sens, et Machiavel un chapitre du _Prince_. Le +Sénat me paraît approuver tout cela, qui dans la forme est bien dit. + +Je ne pense pas qu'on vote aujourd'hui. Je ne vois pas bouger les +commissaires du gouvernement, qui devraient parler; car, hier, ils +annonçaient qu'ils repoussaient l'amendement. Il est impossible qu'ils +ne parlent pas. + +Adieu, mon cher Panizzi; toutes les bêtises que nous ferons ne nuiront +qu'à nous. La grande question est de savoir ce que pense _notre ami de +Saint-Cloud_. + +_P.-S._--On crie aux voix d'une manière horriblement ennuyeuse pour nous +gens du bureau. Baroche se lève et va parler. Je ferme ma lettre, car la +poste va partir. + + + + +LXV + + +Paris, 8 mars 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Vous avez parfaitement deviné le pourquoi du vote de Walewski. Il est +impossible d'être plus bête. On m'avait écouté avec assez de faveur, +bien que je ne fusse nullement préparé à parler; s'il n'avait rien dit, +probablement notre amendement aurait passé; mais il m'a ôté les voix de +vingt-cinq imbéciles qui n'osent pas aller contre l'opinion d'un +ministre. Quand il a eu fini, il y a eu un éclat de rire homérique, pour +se moquer de lui et de moi, sur qui tombait une tuile si inattendue. +J'ai dit au président, à côté de qui j'étais en ma qualité de +secrétaire, que je voyais bien qu'il était impossible de faire boire un +ministre qui n'avait pas soif. + +Vous ne pouvez vous figurer la rage des catholiques. La société ici +n'est plus tenable. Hier, j'ai vu M. de Ségur d'Aguesseau, prêt à +escalader notre bureau et faisant mine de vouloir argumenter à coups de +poing avec le président. Savez-vous pourquoi M. Barthe, qui d'ordinaire +est assez lourd, a été meilleur que de coutume dans son discours en +faveur de l'amendement, c'est qu'il avait consulté une nymphe Égérie, et +cette nymphe n'est autre que notre ami Thiers. Ce soir, j'ai vu M. +Dumon, qui disait n'avoir jamais entendu d'argumentation plus serrée, de +discours plus éloquent que celui de M. Barthe. + +Au fond, je cherche encore la démonstration de deux points; après quoi, +je voterai pour le pape à perpétuité: d'abord comment la possession +d'un temporel médiocre rend meilleur le spirituel du pape? puis comment +vingt mille Français assurent son indépendance? + +Les Allemands, les Espagnols, les Italiens catholiques n'ont-ils pas le +droit de réclamer et de dire qu'il est notre prisonnier? Il est vrai +que, tout en étant gardé par nous, il trouve moyen de nous faire du mal; +cela prouve que nous ne sommes pas faits pour le métier de geôlier, et +que nous ferions bien de ne pas nous en mêler. + +Adieu, mon cher Panizzi. Ce matin, nous avons porté à Sa Majesté notre +longue et filandreuse adresse. Elle n'a pas paru l'amuser grandement. Ce +qu'on dit des opinions papistes de l'impératrice est tout à fait faux. +Je le sais de bonne source. + +_P.-S._ Avez-vous vu l'échange de menaces entre Fergola et Cialdini? Je +n'aime pas cela. Il ne faut pas publier ces aménités qui sentent le +moyen âge. + + + + +LXVI + + +Paris, lundi 19 mars au soir 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis allé jeudi à la réception des Tuileries. Sa Majesté a fait +compliment à M. Casabianca de son discours et lui a dit qu'il était +impossible d'exprimer en meilleurs termes des sentiments plus +français.--A Heeckeren, qui était auprès, il a dit: «Je regrette de ne +pouvoir vous en dire autant.»--A M. de Boissy: «Je vois, monsieur le +marquis, que la chanson dit vrai: on revient toujours à ses premiers +amours.» + +Voilà ses vengeances contre nos sénateurs papistes. M. de Persigny a été +plus vif. Il a interpellé M. Barthe et lui a reproché son discours en +termes assez véhéments et pas trop parlementaires. La veille, il avait +engagé Leverrier à aller faire de la politique dans ses étoiles. + +Il me semble que le résultat de cette interminable adresse, c'est de +montrer très évidemment à l'empereur où sont ses amis et où sont ses +ennemis. Il est évident que les légitimistes qu'il avait cru rallier, +les dévots qu'il avait trop encouragés, l'abandonnent par peur du diable +ou de leurs femmes; et les parlementaires de Louis-Philippe, opposition +et ministériels, font cause commune avec les légitimistes et les dévots. +L'opposition, dans tous les pays et surtout en France, prend le +contre-pied de tout ce que veut le gouvernement. Il s'ensuit que, +lorsque le gouvernement a raison, l'opposition se jette dans les folies, +tête baissée; c'est ce qu'elle fait en ce moment. + +Je ne sais quand l'adresse[12] sera votée; probablement pas avant la +semaine sainte. N'est-ce pas se montrer bien digne de la liberté, que +d'en faire un si bon usage, que deux mois se passent à parler, sans +s'occuper d'affaires! + + [Note 12: L'adresse du Corps législatif.] + +Tout le monde, d'ailleurs, paraît d'accord sur un point. C'est que le +_statu quo_ ne peut se prolonger. Les uns veulent une restauration +complète du saint-père, les autres l'évacuation de Rome. Je crois que +tous les efforts de la politique du gouvernement tendent à ce que cette +évacuation soit demandée par le pape lui-même. On dit, et je tiens le +fait d'assez bonne source, que, dans le sacré collège, on a trouvé +beaucoup d'appui. Nombre de cardinaux et Antonelli lui-même, voyant que +le gouvernement papal s'en va à tous les diables, que l'argent et le +crédit manquent à la fois, cherchent à tirer leur épingle du jeu, et +accepteraient volontiers une existence assurée, _otium cum dignitate_, +que leur offre M. de Cavour. + +La seule difficulté, c'est de persuader le pape, qui est inflexible et +entêté comme une mule. Il a la persuasion qu'il est prédestiné au +martyre, il s'y est résigné et il tient à aller en paradis par la route +la plus courte. + +On disait, mais je doute un peu, qu'un colonel français avait été +assassiné à Rome par des soldats pontificaux. Les légitimistes assurent +que l'on envoie à Rome une nouvelle division commandée par le général +Trochu. Je crois la chose absolument fausse; fût-elle vraie, je croirais +encore que l'évacuation aura lieu, avant le milieu de mai. + +Vous avez bien raison de redouter les affaires de Syrie. On y attache en +Angleterre une importance exagérée; mais l'insistance à demander la fin +de l'occupation, la méfiance qu'on nous montre, le refus de se rendre à +l'évidence sur la situation de la Turquie, tout cela ne resserre pas +l'alliance et la compromet. La politique anglaise à l'égard de l'Orient +est à mon avis très mauvaise; non seulement au point de vue de +l'humanité, mais encore au point de vue de la paix générale. Elle veut +ce qui est impossible, la conservation d'une situation désespérée. +L'accord complet de l'Angleterre et de la France sur la question +d'Orient pourrait seul amener un bon résultat; mais il faudrait trancher +dans le vif comme pour la question d'Italie, et lord John ne conviendra +jamais que le sultan soit à l'agonie. + +Adieu, mon cher Panizzi. J'ai reçu le manuscrit de M. Ker. Portez-vous +bien et soignez-vous. + + + + +LXVII + + +Melle, samedi 30 mars 1861. + +Mon cher Panizzi, + +M. de Cavour est un habile homme assurément. Il conduit à merveille la +chambre nouvelle et vient d'escamoter une discussion très embarrassante. + +Ici, malheureusement, c'est le bon sens qui manque. Voyez: dans le Corps +législatif, il ne s'est trouvé que cinq personnes pour soutenir la seule +proposition raisonnable, qui était l'évacuation immédiate de Rome; +encore cette proposition, bien qu'émanant de l'opposition la plus +avancée, était-elle accompagnée d'un discours très modéré et même +bienveillant pour l'empereur, car Jules Favre est le seul qui ait +répondu carrément et noblement à l'insinuation très perfide de M. +Keller. La grande majorité de la Chambre, à quoi il faut ajouter la +minorité qui soutient le pape envers et contre tous, a été pour la +continuation de l'occupation de Rome. + +Je crois que, si l'on soumettait la question de Rome au suffrage +universel, elle serait décidée conformément aux conclusions de Favre, +mais je crains qu'il n'y ait pas une grande majorité. Si, au lieu du +suffrage universel, vous consultiez les gens comme il faut; les +gentlemen; _la gente de frac_, comme on dit en espagnol, l'immense +majorité serait de l'autre côté. + +On s'imagine qu'évacuer dans ce moment, c'est faire acte de soumission à +l'Angleterre; c'est céder à une exigence du Piémont, contre lequel on +est de mauvaise humeur. J'entends les bourgeois: les uns par un +sentiment de jalousie contre un parvenu; les autres parce qu'ils +trouvent l'ambition de Victor-Emmanuel trop audacieuse; ceux-là, parce +qu'ils trouvent odieux l'invasion des Marches et du royaume de Naples; +ceux-là enfin, parce que de grands politiques leur ont dit qu'un État +homogène de vingt-cinq millions d'hommes était un voisinage fâcheux. +Quelque bête que soit le pape, quelque mauvais vouloir qu'il montre +contre l'empereur, on se dit que c'est le chef de la catholicité, et que +l'abandonner en ce moment serait de la cruauté et de la faiblesse. +Savez-vous qu'il part encore maintenant, pour Rome, des volontaires +vendéens et poitevins, pour servir dans les zouaves du saint-père? +Croyez que sa cause est immensément protégée par toutes les femmes +vieilles et beaucoup par les jeunes. + +Je ne sais ce que fera l'empereur, mais le cas est des plus +embarrassants. Il ne s'agit de rien de moins que refaire +l'administration du catholicisme. + +Le pape, perdant la majeure partie, sinon le tout de ses États, il est +évident que le sacré collège doit être remanié, et que la proportion +d'Italiens en faisant partie doit être fort diminuée. D'un autre côté, +il faut pourvoir à nourrir la cour papale, à la loger, etc. + +J'ai été frappé que personne dans la discussion n'ait présenté cet +argument: «On dit que l'indépendance du pape est nécessaire; soit. Mais +comment vingt mille Français voltairiens peuvent-ils l'assurer? Qui +répond qu'il est indépendant aux Espagnols, aux Allemands, aux +Irlandais, etc.? S'il est _de facto_ indépendant puisqu'il contrecarre +les Français, qui le protègent, cela prouve que ce sont des imbéciles; +mais, en d'autres temps, ils ont dépouillé un pape, l'ont pris, l'ont +emmené, l'ont tenu en chartre privée; qui nous dit qu'ils n'en feront +pas de même un de ces jours?» + +Je continue à parier que l'on évacuera, et sous peu, mais ce qui en +résultera pour ce gouvernement, je n'en sais rien; beaucoup de +difficultés dans un sens et dans l'autre. + +Adieu, mon cher Panizzi; vous aurez de mes nouvelles bientôt. + + + + +LXVIII + + +Paris, 8 avril 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Un mot à la hâte, car je suis pressé: j'ai un travail pour le _maître_, +et il faut le lui remettre promptement. + +J'ai trouvé hier, chez M. Thiers, un Napolitain qui racontait que le +général Pinelli avait voulu engager le jeune roi à se montrer aux +soldats avant l'arrivée de Garibaldi, mais que Sa Majesté, plutôt que de +courir le risque d'une revue, avait donné l'ordre qu'on la saignât. + +On dit que Garibaldi est tout à fait dans la main de Mazzini. C'est à +mon avis ce qu'il y a de plus malheureux, mais j'espère que ce n'est pas +vrai. + +Adieu, mon cher Panizzi. Avant-hier, j'ai diné aux Tuileries. Nous +étions en très petit comité. Point de personnages officiels, sinon M. +Fould, à qui il m'a semblé qu'on faisait beaucoup de caresses. Sa +Majesté ne m'a pas parlé du pape, mais beaucoup de César. Je lui fais +un petit travail sur la religion des Romains, et j'insiste sur +l'avantage qu'ils avaient de se dire la messe à soi-même, au lieu de +payer un étranger pour cela. + + + + +LXIX + + +Paris, 14 avril 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Ici, je vois des gens fort inquiets de l'état de nos finances. Les gens +d'affaires demandent M. Fould à grands cris. Je crois qu'il a fait à son +maître des conditions un peu sévères, et qu'il se passera quelque temps +avant qu'il s'y soumette. On dit aussi que les grandes maisons grecques +d'Angleterre, de France et de Turquie sont en mauvais état et que la +banqueroute très imminente de l'empire ottoman entraînera la leur et +bien d'autres catastrophes. Il semble que les finances de l'Italie ne +sont pas non plus dans un bien bon état. + +Le pire, c'est que voilà Garibaldi redevenu fou et prêt à faire _delle +grosse_. Croyez-vous que Cavour et le Parlement soient en état de lui +résister? Bien des gens en doutent, et on annonce que la rupture sera +éclatante avec accompagnement d'émeutes. Qu'en pensez-vous? + +Je crois vous avoir dit que, pour les volumes parus de la +_Correspondance de Napoléon_, vous êtes toujours à attendre la signature +de M. Walewski. Ce grand ministre est comme la mule du pape: il a ses +heures. + +Avant-hier, le bruit s'était répandu que le pape était mort. Il paraît +certain qu'il n'est pas en très bonne santé. Croyez-vous qu'on en ferait +un autre s'il venait à manquer? Il me semble que ce serait une bien +belle occasion pour quitter Rome, afin d'empêcher l'Europe de dire que +le conclave a été violenté par le général de Goyon. Mais le pape vivra +l'âge de Mathusalem! + +L'affaire de Libri au Sénat commence à faire scandale. Les magistrats +paraissent inquiets et de mauvaise humeur. «Pourquoi ne purge-t-il pas +sa contumace?» c'est ce qu'ils me disent tous. Je tâche de gagner les +vieilles culottes de peau de l'Empire pour les faire voter pour nous. +Maintenant, ce qu'il y a de plus à craindre, c'est qu'on ne nous +lanterne et qu'on ne remette le rapport à la session prochaine. C'est le +procédé ordinaire de la magistrature. Madame Libri a fait la conquête de +Barthe, et je ne désespère pas que ce grand et éloquent champion du pape +ne vienne en aide à notre ami, qu'il croit peut-être aussi bon +catholique que lui. + +Nous avons le matin un ciel gris et froid, à midi quelques rayons de +soleil, le soir un ciel clair et horriblement froid. L'hiver de Cannes +vaut dix fois mieux; il faut absolument que vous y veniez avec nous au +mois de décembre. + +Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et tenez-vous en joie, si cela +est possible dans ce temps de bêtises et d'iniquités. + + + + +LXX + + +Paris, 18 avril 1861. + +Mon cher Panizzi, + +J'avais été si occupé toutes les matinées, que je n'ai pu aller chez +Bréguet, ou plutôt y retourner avant aujourd'hui. Votre montre n'est +pas arrivée entre les mains de Bréguet. Son premier commis, qui s'est +rappelé parfaitement votre personne et votre montre, m'a dit que selon +toute apparence, le dérangement dont vous vous plaignez tenait à très +peu de chose, et qu'il serait facile d'y remédier. Mais vous me +paraissez un peu jeune d'avoir confié votre montre à de nouveaux mariés, +beaucoup plus occupés de faire l'amour que de remplir les commissions de +leurs amis. + +Je suis de votre avis sur la lettre du duc d'Aumale au prince Napoléon. + +On me parle d'une réponse imprimée très verte. En thèse générale, quand +on a une maison de verre, il ne faut pas jeter de pierres aux autres. Il +y a dans cette brochure des choses qu'un bon ami aurait déconseillées au +duc d'Aumale. Par exemple, il n'y a pas un habitant de Paris qui n'ait +ri en lisant que Louis-Philippe n'avait jamais conspiré. Plus loin, il +dit que c'est le roi qui avait organisé l'armée, qui a fait les +campagnes de Crimée et d'Italie. Nous avons tous vu l'armée de +Louis-Philippe en 1848 et son général Lamoricière. Ce que dit le duc +d'Aumale eût mieux été dans la bouche du comte de Chambord, et il me +semble qu'en parlant comme il le fait de Victor-Emmanuel et du pape, il +commet une lourde faute politique et se met à la suite de la branche +aînée, dont il devrait se tenir aussi loin que possible. Vous savez que +la brochure a été imprimée à Versailles. On l'a éditée le jour où le +ministère de l'intérieur déménageait. Personne dans les bureaux; en +sorte qu'on a eu un jour pour vendre; et on a distribué trois ou quatre +mille exemplaires. + +Vous faites très bien de ne rien craindre de Garibaldi; mais, si M. de +Cavour, comme il l'a dit, n'a pas favorisé l'expédition de Sicile, il se +peut qu'il ne favorise pas davantage celle contre la Vénétie et que +pourtant elle ait lieu, malgré le gouvernement, comme celle de Sicile; +et, selon toute apparence, avec un succès bien différent. + +Vous vous en prenez toujours à l'empereur de tout ce qui arrive et de +toutes les bêtises que font les Italiens. Il est évident que Naples +n'est nullement préparé pour un gouvernement comme celui qu'on veut lui +donner. Il n'y a ni fonctionnaires ni soldats; des voleurs partout, sur +les routes et dans toutes les administrations. Il n'est pas surprenant +qu'un pays ainsi préparé se trouve dans de très mauvaises conditions de +tranquillité. Ajoutez à cela plusieurs semaines du gouvernement de +Garibaldi, auquel succèdent des tâtonnements plus ou moins maladroits. +Ne vous étonnez donc pas que, après tout cela, le désordre règne partout +dans le royaume de Naples. En Sicile, où l'action du roi de Naples est +bien plus difficile, l'agitation est presque aussi grande. + +Vous ne devez pas ignorer que, depuis que le roi de Naples a voulu +s'arrêter à Rome, les petits égards qu'on avait eus pour lui à la cour +des Tuileries out cessé; que Goyon a été blâmé de lui avoir mené des +officiers; que les décorations qu'il a voulu donner ont été défendues, +etc. Une fois faite la folie de rester à Rome et d'y permettre au pape +de gouverner à sa guise, il était impossible d'en chasser le roi de +Naples. + +Les Polonais font tant de bêtises, qu'ils vont obliger la Russie, +l'Autriche et la Prusse, qui se haïssaient, à s'embrasser et à faire un +traité d'alliance contre les révolutions. Autant en font les Hongrois; +malgré vos espérances, j'ai bien peur que Garibaldi n'ajoute encore à +la mesure. + +Adieu, mon cher Panizzi. On nous annonce de grandes catastrophes +commerciales. Les maisons grecques de Smyrne, Marseille, Liverpool sont +ruinées et vont tomber avec la banqueroute de l'empire ottoman. Je la +crois très prochaine, et j'ai bien peur des conséquences. + + + + +LXXI. + + +Ville-d'Avray, 21 avril 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Je vous écris à la campagne, chez mademoiselle Brohan, où je suis allé +déjeuner avec une princesse du sang impérial. Mais quelle princesse et +quel sang! + +Notre ami le prince Napoléon n'en a pas beaucoup dans les veines, comme +l'impératrice le lui reprochait. Il dit qu'il ne se battra pas contre le +duc d'Aumale. + +Je vous écris ce mot à la hâte, je vous en dirai plus long demain ou +après. + + + + +LXXII + + +Paris, 2 mai 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Je ne crois pas plus que vous que le prince Napoléon manque de _pluck_; +mais, maintenant, vous ne le persuaderiez à personne, particulièrement +aux militaires, et, s'il avait l'occasion de revoir une bataille, il +serait obligé de se risquer comme un caporal pour désabuser les gens. +Son grand défaut est un manque absolu de tact. Il ne fait rien à propos +et manque les plus belles occasions. Il a toujours été merveilleusement +servi par la fortune, et il semble avoir pris à tâche de ne profiter +d'aucune de ses faveurs. + +Dans cette occasion-ci, il paraît que son premier mouvement a été bon. +Il avait demandé que l'on ne poursuivit pas la brochure. On a répondu +avec beaucoup de raison que cela n'était pas possible; mais il n'y a pas +eu la moindre délibération sur ce qu'il avait à faire à l'égard de +l'auteur. Seulement M. de Persigny, de son propre mouvement, est allé +lui faire un sermon et lui remontrer qu'il n'était pas politique de se +battre; plus tard, d'un _autre côté_, on lui a insinué qu'il lui serait +sinon politique, du moins très utile, de dégainer. Alors sa camarilla a +trouvé que le moment était passé; que, dans des affaires de ce genre, on +n'était pas reçu à délibérer, etc. Tout ce tas de conseils plus ou moins +intéressés a fini par l'ennuyer, et la seule chose à laquelle il ait +fait attention, c'est qu'il était trop tard pour prendre un parti, qu'en +conséquence il n'y avait rien à faire. Les militaires sont furieux, et, +en temps de guerre, cela pourrait être assez grave. + +J'ai causé l'autre soir très longuement avec Vimercati sur les affaires +de l'Italie méridionale. Il voit les choses en beau, dit qu'on exagère +beaucoup la situation de Naples, mais il ne cache pas qu'elle ne soit +grave. + +J'admire beaucoup M. de Cavour, mais je me demande s'il n'a pas tort de +retarder toujours le combat entre Garibaldi et lui. L'événement montrera +si oui ou si non. Je regarde ce combat comme absolument inévitable et +cette fois, que Garibaldi venait avec un projet insensé, c'était +peut-être le moment d'en finir avec lui. + +Il paraît parfaitement décidé que l'armée d'occupation de Syrie partira +à l'époque fixée, c'est-à-dire le 5 juin. Je crois que, très peu de +temps après, les Turcs nous donneront raison en recommençant les +pilleries et les massacres; mais j'espère que nous laisserons faire dans +l'intérieur, en nous bornant à protéger les chrétiens dans les ports. +Ces chrétiens d'Asie sont des drôles si lâches, qu'ils se laissent +battre par une poignée de coquins, lorsqu'ils pourraient se défendre +avec succès. L'affaire deviendra véritablement grave lorsque l'opinion +publique en Russie obligera le gouvernement à prendre parti pour les +chrétiens grecs. + +Vous ai-je conté l'histoire de Bixio et de son ours? Il était à rôder +dans les Pyrénées pour une affaire de chemin de fer, avec un ingénieur +de la compagnie. Dans un endroit très désert, il a entendu des cris +singuliers; il s'est approché, et finalement est entré dans un trou de +rochers d'où ces cris partaient; il y à trouvé deux oursons qu'il a +emportés. Il y avait cent à parier contre un qu'il trouverait la mère, +car c'était en plein jour, et je vous laisse à penser la réception +qu'elle lui aurait faite. Il y avait encore la chance d'être suivi à la +piste par la mère désolée et d'avoir une petite explication à coups de +griffes, mais Bixio a du bonheur. + +Adieu, mon cher Panizzi. Vous ne me parlez pas de votre santé, j'en +conclus qu'elle est meilleure. + + + + +LXXIII + + +Paris, 11 mai 1861. + +Mon cher Panizzi, + +On m'a parlé, en termes assez vagues, il est vrai, d'une mission à +Londres pendant l'exposition universelle. J'ai répondu que je serais +volontiers membre du jury de l'exposition universelle, que cependant il +faudrait que je susse d'abord en quelle qualité et pour combien de +temps. En second lieu, je me suis réservé d'examiner quel effet une +semblable mission aurait sur ma petite bourse. Qu'est-ce qu'il en +coûterait pour vivre un peu bien pendant trois mois dans le West-End, +dans la position que je dis? + +Il paraît que le prince Napoléon serait le président du jury français. +Je ne sais si c'est bien raisonnable, dans la position qu'il s'est faite +en ce pays-ci et probablement chez vous. Cela pourrait donner lieu à +d'assez drôles de choses. Ne parlez pas de ce que je vous dis, d'abord +parce qu'il n'y a rien de décidé et que je serais bien aise de conserver +ma liberté jusqu'au dernier moment. Dites-m'en votre avis _candide_, je +vous prie. + +Il y a à l'exposition un portrait du pape qu'on a placé précisément en +face de celui du prince Napoléon. C'est une grosse tête, plus +intelligente que je ne la supposais, avec des yeux rouge foncé, très +injectés, et qui peuvent faire espérer un _accidente_, comme dénouement +probable. + +Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris au milieu d'une séance du Sénat. +Nous en aurons une intéressante, lundi, à propos d'une pétition sur les +chrétiens de Syrie. Mauvaise affaire et dont il est, je crois, +impossible de sortir heureusement. + + + + +LXXIV + + +Paris, dimanche 19 mai 1861. + +Mon cher Panizzi, + +On est assez intrigué d'un duel qui devait avoir lieu hier, et qui avait +été remis à ce matin entre le prince Napoléon et le prince Murat. Les +témoins étaient pour le second, Heeckeren, qui, depuis qu'il a tué +Pouchkine, est patenté pour ces sortes d'affaires, l'autre le maréchal +Magnan. La cause remontait au _speech_ du prince Napoléon; cela s'était +aigri peu à peu, et il y a eu de grosses paroles, puis défi. Les témoins +avaient remis hier l'affaire à aujourd'hui. Quand on remet ainsi la +solution entre deux personnages aussi considérables, il est probable que +la remise est indéfinie. C'est encore une sotte chose et une suite de la +fatalité qui poursuit ce pauvre prince. + +Vous aurez vu que je suis nommé membre de la commission impériale, mais +je pense que je ne serai pas obligé de résider à Londres pendant toute +l'exposition. D'ailleurs, je serai probablement chargé des beaux-arts; +or, comme les Anglais ne donnent ni médailles, ni récompenses, je doute +que nos artistes soient nombreux. Je ne sais pas même s'il s'en +présentera qu'on puisse envoyer à Londres. + +M. Fould va en Angleterre mercredi avec lord Cowley pour quelques jours +seulement. Je pense que vous le rencontrerez. Il me paraît assez bien +avec Sa Majesté, à qui il tient toujours la dragée haute, avec beaucoup +de raison, je crois. Son successeur est vraiment bien sot et bien bête. + +Un de mes amis qui revient d'Italie m'a dit que dans une petite guerre +qui a eu lieu près de Vicence dernièrement, on avait fait manoeuvrer un +régiment autrichien devant un régiment de Trente. Quand on a exécuté les +feux, les Tyroliens ont mis des cailloux et des clous dans leurs fusils, +et il y a eu une trentaine d'Autrichiens tués ou estropiés. + +La diète de Hongrie, qui en est à se demander si le fou qui est à Prague +n'est pas l'empereur légitime, me paraît bien drôle. Mais tout est drôle +en ce monde depuis quelque temps. Il est évident que la question des +nationalités est à présent ce qu'était la réforme religieuse au XVIe +siècle, une grande et belle idée revêtue de formes assez niaises. + +Nous avons eu une séance du comité de l'exposition chez le prince, mais +ce n'était que pour faire connaissance les uns avec les autres. Rien n'a +été fait encore. Je voudrais bien que vous fussiez membre du jury +anglais, malgré les capitulations de conscience que cela vous coûterait. + +Adieu, mon cher Panizzi. Tenez-vous en joie et santé. + + + + +LXXV + + +Paris, dimanche 9 juin 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Un mot seulement. Je n'ai pas attendu votre lettre pour mettre dans le +discours que je lirai demain[13] une remarque sévère sur le passage du +rapport Bonjean qui vous regarde. Vous le lirez mardi. Je suis trop +fatigué et trop pressé pour vous en dire davantage. + + [Note 13: A propos de la pétition de madame Libri.] + +Je vous écrirai en détail de Fontainebleau, où je vais mardi. Libri fait +des folies. La mort de Cavour est le plus grand événement et le plus +malheureux qui pût arriver. On ne parle pas d'autre chose. + + + + +LXXVI + + +Paris, 11 juin 1861. + +Mon cher Panizzi, + +M. Libri a fait toutes les bêtises imaginables. Il a bombardé de ses +lettres amis et ennemis et les a tous mis en fureur. Au lieu de savoir +gré à M. Delangle de ce qu'il avait essayé de faire, il a pris à tâche +de lui susciter une mauvaise affaire, de le compromettre avec M. Guizot, +avec la magistrature et le Sénat; et tout cela, pendant que j'avais bien +assez de la masse de haines accumulées contre lui. Je me suis trouvé, +grâce à ses absurdes pamphlets, à peu près seul dans le Sénat. On m'a +cependant écouté tranquillement et même avec une sorte d'intérêt. Les +jurisconsultes ne m'ont pas répondu, ce me semble. + +Le discours de M. de Royer a seulement scandalisé les gens honorables, +qui l'ont fait taire. M. Fould lui a fait des représentations très +énergiques et le président Troplong aussi; mais le petit magot avait la +joie d'un singe qui vient de casser une porcelaine. Cela m'a fait passer +une triste semaine. + +Enfin c'est fini, et je pars dans une heure pour Fontainebleau, où je +vais passer huit jours probablement à parler de César à Auguste, et je +vous assure que j'ai besoin de penser un peu aux anciens pour oublier +les modernes. + +La mort de M. de Cavour est un événement immense. Je ne connais pas son +successeur, mais aurait-il toutes les qualités et tous les talents de +son prédécesseur, il n'a plus son prestige et ne pourrait faire ce que +M. de Cavour faisait, c'est-à-dire tenir les mazziniens dans le devoir +et demeurer cependant à la tête de la révolution italienne. + +Maintenant que M. de Cavour est mort, l'Angleterre aura-t-elle la même +bienveillance pour la révolution italienne? Ne craindra-t-elle pas, là +comme ailleurs, l'influence française? S'il en était ainsi, je +craindrais que vous ne vissiez bientôt l'Autriche reprendre son +ascendant. Il est en outre fort à craindre que les garibaldiens ou +plutôt les mazziniens, délivrés du seul homme qui les dominait, ne se +mettent à faire des extravagances, et alors tout est à recommencer ou +plutôt tout est perdu. + +Adieu, mon cher Panizzi. Si vous m'écrivez, je resterai jusqu'à dimanche +prochain à Fontainebleau, peut-être même davantage, cela dépendra de ce +que fera _mon hôte_. + + + + +LXXVII. + + +Fontainebleau, 24 juin 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis encore ici pour une semaine; après y être venu pour huit jours, +j'y serai resté près d'un mois. C'est l'usage de la maison. + +Je suis dans le lieu du monde où l'on parle le moins de politique, et je +ne sais rien de ce qui se passe. Je ne comprends guère les +entortillements du _Moniteur_ au sujet de la reconnaissance _de fait_ +du royaume d'Italie, combinée avec l'occupation indéfinie de Rome par +l'armée française, et je crois que cela ne signifie absolument rien. + +Je suis allé l'autre jour avec Sa Majesté voir les fouilles qu'on a fait +exécuter autour d'Alise, pour savoir si cette ville était l'_Alesia_ de +César. Nous avons trouvé les fossés des lignes de contrevallation et de +circonvallation des Romains encore bien conservés. Le terrain est une +espèce de conglomérat de gravier lié par un ciment naturel, le tout très +dur; si bien que les fossés, bien que comblés aujourd'hui par les terres +éboulées, et par celles que les pluies y ont apportées, sont partout +reconnaissables à leurs talus dont les parements ont été bien conservés. + +Nous avons trouvé au fond d'un de ces fossés une belle épée romaine, et +une grande quantité de pointes de flèches ou de lances en bronze; enfin +le plus curieux, une douzaine de ces chausse-trapes que César appelle +des _stimuli_ et qu'il avait jetés en avant de ses retranchements pour +piquer les pieds de nos ancêtres. + +J'ai reçu ici une lettre de M. Ellice, qui me paraît n'avoir rien perdu +de son entrain et qui me propose une tournée de jolies hôtesses et de +maisons de campagne. Je crains bien de ne pouvoir l'accompagner; en +outre, je n'aime pas trop à changer tous les jours d'hôtes et de +cuisine. + +Adieu, mon cher Panizzi; répondez-moi un mot ici avant samedi prochain, +mais _candidement_. + + + + +LXXVIII + + +Paris, 2 juillet 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis, depuis hier, de retour à Paris, fort las de ce long séjour à la +cour. Je n'ai pas les qualités du courtisan, et, bien que les maîtres du +château que je quitte soient les plus bienveillants et aimables de tous +les souverains, c'est avec un vif plaisir que je me suis assis devant +mon modeste dîner. + +On me charge de commissions assez difficiles pour l'exposition +universelle. Croyez-vous que je trouve encore lord Granville à Londres? +car c'est avec lui surtout que j'aurai à discuter la chose. + +Je vous écris à la hâte, et je garde pour nos déjeuners prochains la +relation fidèle de la grande réception des ambassadeurs siamois. Ils +ressemblent fort à des orangs-outangs, mais ils ont des étoffes de +brocart merveilleuses. + +Connaissez-vous le comte Arese, qui vient ici comme ambassadeur du roi +d'Italie? On dit que M. de la Valette, aujourd'hui à Constantinople, +sera envoyé à Turin. C'est un homme d'esprit et dans les meilleures +dispositions pour l'Italie. + +Adieu, mon cher Panizzi; à bientôt, j'espère. Je vous écrirai un mot +avant mon départ, pour vous dire le jour de mon arrivée. + + + + +LXXIX + + +Paris, 19 août 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Je crois assez à l'efficacité d'une cure de raisin, et si, après Ems, +vous avez une ordonnance _ad hoc_, nous pourrions faire ensemble un tour +à Bordeaux où, tout en mangeant les raisins du pays, vous pourriez +prendre des informations au sujet de la liqueur qu'on en extrait. Nous +ferions, en même temps, une visite à la comtesse de Montijo, qui sera à +Biarritz; peut-être à Leurs Majestés, et incontestablement à M. Fould. + +Il n'y avait plus personne à Londres quand j'y ai repassé. J'ai trouvé +le Museum en place. Newton m'a montré l'Apollon debout. Je l'ai trouvé +très beau. Brandis, qui l'avait admiré couché, a dit qu'il n'avait +jamais rien vu de si laid. Newton en était un peu mortifié. Je lui ai +dit que c'était ce qu'on appelait en Allemagne du _Gemüth_, c'est-à-dire +du charlatanisme et de la blague scientifique. + +Voulez-vous, _tempore et occasione prælibatis_, vous charger d'une +négociation? Vous savez que nous avons, en 1862, une exposition des +beaux-arts universelle à Londres. Nous y envoyons seulement les ouvrages +d'artistes vivants, ou morts depuis moins de dix ans. Nous n'en avons +pas beaucoup sous la main. M. le duc d'Aumale a un fort beau tableau de +Paul Delaroche, _la Mort du duc de Guise_. Croyez-vous qu'il voulût +l'exposer? Il rendrait service à l'école française, à la mémoire de Paul +Delaroche, et ferait plaisir à tout le monde. Il déterminerait +probablement de riches amateurs à suivre son exemple. Le tableau serait +exposé avec le nom du propriétaire sur le livret. Régulièrement, il +devrait être envoyé à la commission impériale avant d'être envoyé à +l'exposition de Londres, mais nous le dispenserions de ce voyage. Il +suffirait qu'il fit écrire qu'il mettra le tableau à la disposition de +la commission française à Londres. On lui répondrait qu'on accepte avec +reconnaissance. Voyez si vous voulez et pouvez vous charger de cette +négociation. Je désirerais que vous ne fissiez pas mention officielle de +mon nom; mais vous pourriez cependant dire au prince que vous avez pour +garant que l'offre serait acceptée. + +Adieu, mon cher Panizzi. Je suis fort occupé et tracassé par cette +exposition; je suis repris par mes étouffements. + + + + +LXXX + + +Paris, 30 août 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Le journal nous donne aujourd'hui une bonne circulaire de Ricasoli sur +les affaires de Naples. Le mal, c'est que ce n'est pas par des moyens +constitutionnels qu'on peut faire cesser cet état de choses. Il n'y a eu +dans le royaume de Naples qu'un temps d'ordre parfait; c'est quand le +général Manhès faisait fusiller tous les gens de mauvaise mine qui +n'avaient pas fait leur barbe; mais je ne sais pas trop comment on +prendrait aujourd'hui ces mesures énergiques. + +Alexandre Dumas, qui est un grand blagueur, conte des choses curieuses +de l'état de Naples. Il dit qu'il y a une association de voleurs établie +sur des bases larges, qu'on appelle _la Camorra_, et dont tous les +affiliés s'aident entre eux contre la société des honnêtes gens. Un +article du règlement est que, lorsqu'un étranger prisonnier refuse de +payer sa bienvenue aux camorristes, et se bat avec eux à coups de +couteau, s'il est vainqueur, la société Camorra lui fait une pension. +Cela rappelle les beaux temps de la Grèce. + +Il n'y a personne ici, en sorte qu'on ne fait même pas de nouvelles. +Cependant, par quelques mots échappés à un des infortunés ministres qui +sont de garde ici, je ne serais pas surpris que la question de +l'évacuation de Rome mûrit rapidement. Pourvu que cela n'amène pas une +attaque contre la Vénétie, ce serait au mieux. + +Je n'ai pas encore de projets bien arrêtés. Il faut que j'aille, dans le +courant de septembre, voir M. Fould à Tarbes, et madame de Montijo à +Biarritz. J'ai, ici, en train, un petit travail pour _le maître_, que je +voudrais lui porter, afin de faire d'une pierre deux coups; mais je +n'avance pas comme je voudrais et j'en ai encore pour quelques jours. +D'un autre côté, je n'ai pas de nouvelles de madame de Montijo. Je la +crois à Biarritz ou en route pour y aller, et la durée de son séjour en +France aura une influence capitale sur mes projets pour le mois +prochain. + +Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments. Miss Lagden et +mistress Ewers se rappellent à votre souvenir. + + + + +LXXXI + + +Paris, 3 septembre 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Je crois que la nomination de la Valette, combinée avec celle de +Benedetti, est un acheminement à la consommation que vous désirez. Ces +deux bons catholiques sont, je crois, très propres à persuader à notre +saint-père que son royaume n'est plus de ce monde. Peut-être aura-t-il +de la peine à le croire; mais il faudra qu'il s'y résigne, et qu'il +fasse beau c.., comme disait le général Beurnonville à un prince du Rhin +qu'on voulait médiatiser. + +J'ai eu des nouvelles de Constantinople, où l'on se moque beaucoup des +histoires qu'on a faites de la chasteté du sultan, et de son goût pour +l'eau pure. L'un est aussi vrai que l'autre; mais son grand goût pour le +moment, c'est pour les poules. Il vient de commander un poulailler de +cinq cent mille francs pour élever ses volailles. Voilà comme il entend +l'économie! Croyez que nous aurons, d'ici à peu de temps, des choses +sérieuses en Orient, qui donneront un cruel démenti à lord Palmerston, +lequel veut absolument que l'empire turc se tienne debout tant qu'il +vivra. Je crois la Porte beaucoup plus près de sa fin que mylord. + +Adieu, mon cher Panizzi. Dites-moi ce que vous devenez. Je ne suis pas +surpris que les eaux d'Ems ne vous aient pas immédiatement soulagé. +Vous savez qu'on n'en ressent les effets que quelques semaines après. + + + + +LXXXII + + +Paris, 8 septembre 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Je viens de recevoir un télégramme de Biarritz. On me dit que, quand j'y +viendrai, il y aura une chambre pour moi. Cela me jette dans un certain +embarras. J'ai répondu que j'étais aux ordres de Leurs Majestés; que, +lorsqu'on m'écrirait de venir, je viendrais; que cependant je préférais +attendre quelques jours encore, afin d'avoir fini la tartine destinée au +_maître de la maison_. + +On nous dit tantôt blanc tantôt noir des affaires de Naples. Les agents +du saint-père ici ont honte, à ce qu'il paraît, des défenseurs de +l'autel et du trône qu'ils ont dans les Calabres: car ils démentent +énergiquement toute participation aux mouvements de Chiavone et +consorts. Comment expliquez-vous le discours de l'archevêque hongrois? +De temps en temps, j'espère qu'un schisme va se déclarer. Faites donc +une église ambroisienne et procurez-moi une place de chanoine quelque +part où il y ait des religieuses. + +Je crains que le tableau dont je vous avais prié de parler au duc +d'Aumale ne soit plus ancien qu'il ne faut; cependant, je ne doute pas +qu'il ne fût accepté s'il était offert. Lorsque vous le rencontrerez, +vous pourriez lui parler de l'exposition en général, du petit nombre de +bonnes choses qu'on peut y mettre, et, si vous le voyiez disposé à +prêter ce qu'il a, vous lui diriez que la commission accepterait avec +reconnaissance, que tout se traiterait comme il voudrait. Vous pouvez +encore ajouter que M. Duchatel a promis de prêter _la Source_ de M. +Ingres. + +Un de mes amis, venant de Vienne, me dit que les affaires y sont graves. +On a mauvaise opinion de l'avenir et presque pire du présent. On dit +l'empereur très borné, très entêté, et absolument dans les mains de sa +mère, laquelle est dans celles des jésuites. Les Hongrois sont +absolument hors d'état de rien faire; mais ils ne payent pas et ils +parviennent, en se ruinant, à ruiner leur ennemi. Il y a un système +d'incendies organisé: on met le feu aux fermes et aux maisons de +quiconque paye l'impôt sans avoir de garnisaires. L'archevêque a demandé +qu'on lui en envoyât. + +Adieu, mon cher ami. Que faites-vous? Je ne partirai pas sans vous +écrire où je vais. + + + + +LXXXIII + + +Biarritz, 15 septembre 1861. + +Mon cher Panizzi, + +J'ai reçu, mardi dernier, une dépêche télégraphique conçue en ces +termes: «Venez sans culottes!» Je suis parti le soir même, et, depuis +mercredi, je suis l'hôte de Leurs Majestés. C'est une petite villa très +jolie, un peu trop près peut-être de la mer, qui se permet de faire trop +de tapage pour mon goût particulier. Il n'y a que très peu de monde, et +j'y suis le seul étranger à la maison. Depuis mon arrivée, on m'a tenu +tellement en courses ou en travail (vous savez quel travail), que je +n'ai pas encore pu vous donner de mes nouvelles. + +Hier, nous avons fait une assez longue excursion qui n'a pas trop bien +réussi, car nous sommes revenus tous trempés comme des soupes. Nous +sommes allés voir une terre très grande que l'empereur a donnée à M. +Walewski dans les Landes. Ce sera très beau, dit-on, quand ce sera +arrangé. Présentement, il y a tout à faire, jusqu'à de la terre à +trouver, car il n'y a encore que des marais. + +L'autre jour, on a fait prendre au prince impérial son premier bain de +mer, et très maladroitement, suivant moi, on l'a jeté dans l'eau la tête +la première, en sorte qu'il a eu grand'peur. On lui en a fait des +reproches, et on lui a demandé pourquoi, lui qui ne sourcillait pas +devant un canon chargé, il avait peur de la mer. Il a répondu sans être +soufflé: «C'est que je commande au canon, et que je ne commande pas à la +mer.» Cela m'a paru assez philosophique pour un prince qui n'a pas +encore six ans. + +Biarritz est plein de monde de tous les pays. Il y a force dames de tout +rang et de toute vertu, toutes avec les toilettes les plus +extraordinaires qu'on puisse imaginer. La plage ressemble à un bal de +carnaval. + +Adieu, mon cher Panizzi; je vous souhaite santé et prospérité. + +LXXXIV + +Biarritz, 28 septembre 1861. + +Mon cher Panizzi, + +La Valette, me dit-on, n'est pas encore parti. La conversation qu'il +aura avec Sa Majesté avant de se mettre en route serait curieuse à +écouter, et je voudrais être une petite souris pour les entendre. + +Je vous ai dit plus d'une fois que je croyais l'empereur aussi attaché +au pape que vous et moi. La différence entre nous, c'est qu'il a charge +d'âmes. Il s'agit pour lui de se convaincre de la disposition réelle de +la France et de l'Europe. Je crois que le sentiment catholique s'est +affaibli en France depuis la bataille de Castelfidardo. Cependant croyez +qu'il est toujours très fort; nous ne pouvons nous débarrasser comme les +Anglais des chimères chevaleresques en présence des intérêts. Les +Anglais tolèrent les insolences des Yankees en considération du coton. +On ne pourrait obtenir cela des Français. Un vieillard sans puissance +et quinteux, fait pitié. Il serait plus facile de lui faire la guerre +s'il était souverain d'un grand pays. Pensez, en outre, à l'influence +énorme des curés et des femmes, qui sont toutes papistes. Voyez combien +il est nécessaire de ménager la chèvre et le chou, et prenez patience, +si on ne se décide pas aussi vite que vous le désirez. + +Adieu. Comment vont vos genoux et vos poignets? + + + + +LXXXV + + +Paris, 14 octobre 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis arrivé hier à Paris avec M. Fould. Voici votre lettre. Les +conditions du duc sont parfaitement justes. Vous vous souvenez que je +vous avais dit que son nom serait sur le livret. Quant au soleil et au +vernis, bien que le premier de ces deux articles soit peu à craindre en +Angleterre, notre surveillant y mettra bon ordre. Mais je ne sais de +quel tableau le duc veut parler. Il ne dit que le nom de l'auteur, et +point le sujet. Vous connaissez la condition pour l'exposition, artistes +vivants ou morts depuis moins de dix ans, Paul Delaroche est mort en +1857 ou 1856. + +On est ici dans un état de crise qui, dans un autre pays, n'aurait rien +d'effrayant, mais qui, avec des imaginations niaises comme on en a ici, +pourrait devenir très grave. _Mon hôte de Biarritz_ en est un peu alarmé +et commence à voir avec inquiétude que le tas de niais qu'il a autour de +lui a laissé faire bien des bêtises. D'ailleurs, entre _l'hôte et +l'hôtesse_, particulièrement en ce qui touche au spirituel, il y a +toujours de graves dissidences qui compliquent la situation. + +On commence à demander assez hautement qu'on en finisse avec la question +de Rome. Un bruit s'est répandu qui, je crois, n'est qu'une invention +pour autoriser à attendre sans rien faire: c'est que notre saint-père +allait bientôt mourir. Naturellement, on dit que l'on peut ajourner +toute solution jusqu'à son successeur; très bonne occasion pour ne rien +faire du tout. + +Bref, il y a ici de grandes inquiétudes: mauvaise récolte en blés, +guerre d'Amérique, traité de commerce avec l'Angleterre et la Belgique +qui met en souffrance un certain nombre d'industries. Tout cela ne +présage guère un bon hiver. M. Fould va, je crois, recevoir des +propositions, l'opinion publique le désignant pour prendre en main la +poêle. Il a ses conditions, auxquelles il fera bien de se tenir. + +Adieu, mon cher Panizzi. M. Fould a beaucoup regretté que vous ne soyez +pas venu. Il vous aurait fait manger des ortolans sublimes. Je ne trouve +pas de mot pour exprimer ce qu'est un ortolan gras et frais. Cela vaut +mieux que toutes les hanches possibles, fussent-elles revêtues de +crinoline. + + + + +LXXXVI + + +Paris, 23 octobre 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Voulez-vous une histoire assez bonne du séjour du roi de Prusse à +Compiègne, où il n'est pas question du roi de Prusse? + +On était allé au château de Pierrefonds, château gothique comme vous +savez. Madame *** était dans un groupe de dix ou douze personnes parmi +lesquelles le maréchal X... Elle demanda ce que c'était qu'un grand +lézard sculpté qui sortait du toit. On lui répondit que c'était une, +gargouille. «Qu'est-ce qu'une gargouille?--C'est un conduit pour rejeter +les eaux du toit.--Comment! tant de sculptures pour un conduit? Mais ce +conduit-là doit coûter bien cher?--J'en sais de plus chers», dit à haute +et intelligible voix le maréchal X... Je tiens le fait de deux témoins +sûrs. + +Politiquement, cela veut dire que la dame ne vaut plus grand'chose +auprès de qui vous savez, et j'en avais déjà fait la remarque. Je ne +pense pas pourtant, comme tout le monde le croit ici, que notre ami +Fould rentre au ministère. On a peur de lui; on lui garde une dent, je +ne sais pourquoi. En attendant, les gens de finances se lamentent, et +font des prédictions sinistres. + +Vous aurez vu la circulaire relative à la société de Saint-Vincent de +Paul. Je crois qu'on aurait dû la faire il y a longtemps. Le moment +peut-être n'est pas très bien choisi; mais, après tout, il y avait un +danger réel à cette association cléricale, qui avait déjà pris une +extension immense. Le Midi en est empesté. + +Je viens de voir Sobolewski revenant d'Italie. Il trouve que les +fonctionnaires piémontais ne sont pas très adroits et que l'unification +n'est pas trop avancée. Il n'a vu que le Nord. A ma grande surprise, il +dit que c'est à Florence que les changements lui avaient paru avoir le +plus de succès. L'ordre étant odieux aux gens des Marches, ils se +plaignent des gendarmes et des préfets, qui ont toujours les lois et les +décrets à la bouche, tandis que, sous le gouvernement du saint-père, +quand on avait un _fratone_ dans sa manche, on faisait à peu près ce +qu'on voulait. + +Je crois que le pape a eu l'art de persuader ici qu'il va mourir, en +sorte qu'à toutes les propositions raisonnables, on répond: «Attendons.» +Puis, autre bêtise: on se persuade que, lui mort, on ferait nommer un +monseigneur Marini dont on attend monts et merveilles! Tout cela est +fort triste. + +Adieu, mon cher Panizzi; soignez-vous, ne buvez ni ne mangez, que comme +je fais quand je ne dîne pas chez vous; vous vous porterez bien. + + + + +LXXXVII + + +Paris, 17 novembre 1861. + +Mon cher Panizzi, + +J'ai longuement causé, l'autre jour, avec M. de la Valette, qui va +partir pour Rome la semaine prochaine. Je crois que vous auriez été +satisfait. Le chevalier Nigra, avec qui j'ai dîné avant-hier au +Palais-Royal, me paraît très content du choix de l'ambassadeur. Il me +semble avoir toutes les qualités désirables pour traiter avec des +ecclésiastiques. Une orthodoxie égale à la vôtre, et des dispositions à +donner aux cardinaux toute la confiance que leur habit inspire à un bon +catholique comme vous et moi. Malheureusement, je ne vois ni dans les +Chambres ni dans le public la résolution qu'il faudrait pour lui rendre +sa tâche facile. + +Le prince m'a beaucoup demandé de vos nouvelles. Il y avait à dîner M. +Nigra; Ratazzi, qui ne dit pas grand'chose et qui n'a pas trop l'air +d'en penser beaucoup plus; le prince de San-Cataldo et sa femme, qui +est, je crois, Polonaise. Je m'étonnais, pendant tout le dîner, de lui +trouver l'air si peu sicilien. + +J'ai dîné hier chez le duc Pasquier, qui a quatre-vingt-quinze ou +quatre-vingt-seize ans. Il nous a raconté toute l'histoire du mariage de +Napoléon Ier, d'une manière charmante; c'était à écrire sous sa dictée +d'un bout à l'autre du récit, qui a duré plus de vingt minutes. Si les +vieillards ne devenaient ni sourds ni aveugles, ce serait vraiment assez +agréable de vieillir. + +Adieu, mon cher Panizzi. Faites-moi le plaisir de dire à M. Newton qu'il +y a, dans le vestibule de la villa Albani, à Rome, un Apollon exactement +semblable à celui que j'ai vu dans les marbres de Cyrène. Même +dimension, même attitude, même draperie; seulement il est plus mutilé. +Il y en a un plâtre au palais de l'Industrie. Cela prouve que ces deux +marbres, le vôtre et celui de Rome, sont des copies d'un original fameux +qui est à trouver. + + + + +LXXXVIII + + +Paris, 4 novembre 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Le chevalier Nigra va demain à Compiègne passer huit jours, à ce qu'on +me dit; M. Fould aussi. Il est très possible qu'il en revienne avec un +portefeuille. Je le désire, non pour lui, mais pour nos finances, qui en +ont besoin. + +Je ne crois pas du tout à la guerre, si les Italiens ne font pas de +sottises. L'Autriche n'a pas de quoi acheter des souliers à ses soldats, +et nous n'en avons guère davantage. + +Adieu, mon cher Panizzi, écrivez-moi avant que j'aille à Compiègne. + + + + +LXXXIX + + +Compiègne, 16 novembre 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis ici depuis huit jours et j'ai assisté à la petite comédie +ministérielle qui s'est jouée. Elle s'est terminée comme vous avez vu. +Notre ami est entré par une très bonne porte. Je l'aurais désirée plus +large pour lui, mais il ne se peut rien de plus honorable que la lettre +de l'empereur. Il a été également très bien traité par l'impératrice, et +les préventions qu'il a pu craindre autrefois paraissent tout à fait +dissipées à présent. Cependant il est évident qu'il entre dans un +cabinet où il a des ennemis très acharnés, sinon très dangereux, et je +prévois sous peu des batailles à livrer. X. paraît un peu écorné. Ce +qu'il dit ici de bêtises aux uns et aux autres n'est pas croyable. C'est +la médiocrité ou plutôt la nullité personnifiée, accompagnée d'une +vanité puérile à laquelle il faut des _fiocchi_ continuels. + +La mort du roi de Portugal est venue rompre toutes nos fêtes. Celle de +l'impératrice, entre autres, est renvoyée au 22, lorsque le deuil sera +dans sa seconde phase. Les bouquets ont été contremandés. Cependant M. +Nigra m'en a envoyé un énorme que j'ai fait remettre à Sa Majesté sans +lui dire de quelle part. Mais on a reconnu le masque, car il avait eu +soin d'y mettre une profusion de rubans aux couleurs italiennes. + +Nous avions ici quatre highlanders sans la moindre culotte: le duc +d'Athole, lord Murray, lord Dunmore et lord Tullybardine. Hier, ils ont +dansé des _reels_ avec leurs _pipers_. Ils sont fort bons diables, et +ont l'air de s'amuser. Ce n'est pas le cas pour tout le monde. + +Si vous aviez entendu, il y a deux jours, l'empereur parler des affaires +d'Italie, vous auriez été assez content. Nigra, qui a passé les huit +premiers jours du mois à Compiègne, m'a paru très reconnaissant de +l'accueil qui lui a été fait. Cela ne veut pas dire qu'on quitte Rome; +mais je crois que la question fait des progrès. + +On descend pour déjeuner. Je n'ai que le temps de vous dire adieu. + + + + +XC + + +Paris, 8 décembre 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Depuis mon retour de Compiègne, je suis, de deux heures jusqu'à six, en +commission pour le sénatus-consulte de M. Fould. Il m'avait prié +d'intriguer pour en être et j'ai bravement voté pour moi dans mon +bureau. J'ai failli avoir l'unanimité, ce qui aurait été fâcheux pour ma +modestie. Nous sommes là à faire de l'éloquence, à fendre des cheveux en +quatre, à chercher midi à quatorze heures, et, en attendant, le temps +passe et nous n'avançons pas. Je crains que nous n'en ayons encore pour +une douzaine de jours. + +Pendant que nous nous exterminons pour la chose publique, il fait à +Cannes, à ce qu'on m'écrit, le plus beau temps du monde. Cousin est +établi à deux pas de chez moi. Il y a grande et nombreuse compagnie; +tous les jours arrivent des gens qu'on met à la porte faute de logement. + +J'ai dîné hier avec Bixio, qui demandait de vos nouvelles. Il venait de +recevoir une lettre de son fils, qui venait d'assister à sa première +affaire, et qui l'avait prise avec le plaisir que l'on trouve aux balles +dans sa famille. Il dit que c'est comme le premier baiser d'une femme. +Ils ont tué une douzaine de bourboniens et en ont fusillé autant; ce qui +est moins drôle que de les tuer en combattant. Il prétend que Borges a +été fusillé il y a longtemps, mais qu'on en a un autre pour le +remplacer. Les chefs qui courent les montagnes de la Basilicate +paraissent des gens très énergiques et intelligents; mais leurs soldats +sont d'atroces canailles. Voilà le résumé du jeune Bixio. + +Adieu, mon cher Panizzi; dites-moi ce que vous devenez et si nous +partirons ensemble. + + + + +XCI + + +Cannes, 31 décembre 1861. + +Mon cher Panizzi, + +Si M. Fould remet nos finances en bon ordre, il est probable que, +pendant quelque temps, nous serons dans la plus belle position politique +où la France ait été. Malheureusement tout dépend de la vie et de la +santé d'un seul homme. J'attends beaucoup de l'excellente mesure qu'il a +prise et que _notre ami_ a provoquée. Il s'est très sagement lié les +mains, se sentant entouré de gens disposés à lui tendre les leurs en +toute occasion. M. Fould a notablement augmenté le nombre de ses +ennemis, mais il n'en a cure. Je le crois très solide pour le présent, +parce qu'il est nécessaire. Plus tard, cela deviendra grave. Vous avez +dû être content de son discours au Sénat. C'est du langage vraiment +parlementaire et d'un homme d'affaires. On est très peu habitué à ce +style dans notre Luxembourg, où, à tout propos, on répète Magenta et +Solferino. + +On prétend que l'adresse sera l'occasion d'un débat très vif. Le prince +Napoléon fera un autre discours. Je compte me priver de tout cela, et ne +revenir à Paris qu'après les grands froids passés. + +Adieu, mon cher ami; je vous souhaite santé et prospérité pour 1862 et +la fin du siècle. + + + + +XCII + + +Cannes, 3 février 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Je ne sais quel sera le projet d'adresse du Sénat. D'après la +composition de la commission, il n'est pas facile de le deviner. Il n'y +a pas de papistes déclarés; seulement des gens qui voudraient ménager la +chèvre et le chou. La publication de la correspondance de M. de la +Valette avec M. Thouvenel et le cardinal Antonelli est, ce me semble, un +assez bon symptôme. Il est évident qu'on a voulu donner une preuve +matérielle de l'entêtement de la cour romaine. Je vois un autre symptôme +dans la mention faite, dans le rapport de M. Fould et dans d'autres +documents, de la dépense que coûte l'entretien d'un corps d'armée à +Rome. Je ne doute pas que l'intention de l'empereur ne soit de le +retirer le plus tôt qu'il pourra. + +Maintenant le point le plus difficile, c'est la situation de Rome. Dès +que nous serons sortis, il est fort à croire qu'on voudra pendre +Antonelli. Si vous gardiez du loup un mouton obstiné, vous ne seriez +peut-être pas entièrement à l'abri de tout reproche, le jour où, après +avoir bien admonesté ledit mouton, lui avoir représenté ce qu'il avait à +faire pour être tranquille et n'avoir rien à craindre, vous vous en +iriez avec l'assurance qu'il sera croqué par sa faute. Ou, si la +comparaison du mouton ne vous semble pas assez respectueuse quand il +s'agit de la sainte Église romaine, prenez un fou qui a la monomanie du +suicide. C'est le cas de ces messieurs. L'empereur craint la +responsabilité du médecin quand son malade s'est jeté par la fenêtre. + +Adieu, mon cher Panizzi. Vous paraissiez croire, il y a quelque temps, à +une aggression de l'Autriche. Je ne la crois pas possible dans la +situation politique et financière où elle se trouve. Les blagues de +Benedek ne prouvent rien. Il faut de l'argent pour mettre une armée en +mouvement; seulement, il est à croire que les Autrichiens ne seraient +peut-être pas fâchés d'être attaqués. Si le Parlement italien conserve +du calme, il ôtera cette espérance au cabinet de Vienne. La guerre la +plus sûre que vous puissiez faire à l'Autriche, c'est de la laisser se +consumer en préparatifs inutiles et ruineux. + + + + +XCIV + + +Cannes, 10 mars 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Je reviens d'une excursion dans nos montagnes[14]. A deux mille pieds +au-dessus du niveau de la mer, nous avions chaud et les orangers ont +des fruits mangeables. Il y croît des asperges sauvages dont nous nous +régalions et qui me rappelaient l'Italie. Les aimez-vous? on les adore +ou on les déteste. + + [Note 14: A Saint-Césaire, chez le docteur Maure.] + +Notre discussion de l'adresse a dû vous intéresser. Bien que nos gens +soient des vieillards très goutteux, très écloppés pour la plupart, ils +ont montré une ardeur toute juvénile à crier et à faire tapage. Nous +autres gens sensés et philosophes, nous ne pouvons pas nous figurer ce +que deviennent de vieux généraux en pouvoir de femmes. La peur du diable +les prend, et, par suite, l'amour de notre saint-père le pape, dont le +diable est le gendarme ou le premier ministre, si vous voulez. + +On m'écrit que c'est encore bien pis dans les salons de Paris. On vous +appelle un homme sans moeurs si vous doutez que le pape ne soit un saint +martyr et M. de Goyon un tison d'enfer crucifiant le vicaire de +Jésus-Christ. Par contre, il ne paraît pas que le reste du public se +montre très enclin, à cette mode de dévotion. On m'a écrit que les +étudiants font du tapage, que les ouvriers disent de mauvais propos aux +prêtres, enfin qu'il y a une agitation assez mauvaise des deux côtés. + +La discussion de l'adresse dans le Sénat me semble au fond assez bonne. +M. Billault a usé du dernier argument, qui, à parler franchement, est le +seul bon, au point de vue français. C'est lorsqu'il a dit qu'après avoir +occupé Rome, nous serions mal reçus à vouloir empêcher un autre de +l'occuper. Or, cet autre, ce sont les Autrichiens, que le pape appelle +de tous ses voeux. Nous ne sommes pas en position d'entamer une guerre +qui pourrait devenir générale. Cependant, à la manière dont il a parlé +de l'obstination de la cour de Rome, il y a lieu d'espérer que le +gouvernement français comprend la nécessité d'en finir. + +Ici, on est, ce me semble, assez effrayé du changement du ministère +italien. Je ne parle que par l'impression que me donnent les journaux et +le peu de lettres que je reçois. On ne croyait pas que M. Ricasoli fût +bien disposé pour la France, on le regardait même comme décidément +hostile à l'empereur; mais, en même temps, il avait la réputation d'être +très franchement contraire au parti du mouvement qui est le plus +dangereux et pour vous et pour nous. J'ai rencontré plusieurs fois M. +Ratazzi à Paris. Il ne paye pas de mine; il a l'air timide et +embarrassé; cela tient peut-être à ce qu'il ne parle pas le français +très facilement. Il a fait, d'ailleurs, un bon discours dans un dîner +qu'on lui a donné ici. + +Adieu, mon cher Panizzi; miss Lagden et mistress Ewers me chargent pour +vous de mille amitiés et compliments. + + + + +XCV + + +Cannes, 22 mars 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Votre lettre, qui a dû se croiser avec la mienne, et qui m'a été +adressée à Paris, je ne sais par qui, portait cette suscription: à +_Kenné-Vard_. Cependant, elle est arrivée à Cannes (Alpes-Maritimes). Ce +qui fait grand honneur à l'administration des postes. + +M. Fould m'a fait nommer membre du jury international pour les faïences +et porcelaines. Il en résulte que je serai à Londres le 1er mai, sinon +plus tôt. Je n'ai pas besoin de vous dire que je m'arrangerais +merveilleusement de votre hospitalité, qui m'est déjà si connue; mais je +ne sais pas encore bien de quelle façon je dois être à Londres et pour +combien de temps. Non pas que je craigne que vous n'abusiez de votre +position pour me faire voter en faveur de votre fabricant de pots de +chambre; mais, d'une part, si la chose durait longtemps, je ne voudrais +pas vous embarrasser; de l'autre, je ne sais pas s'il n'y a pas un hôtel +pour les infortunés dans ma position. Enfin nous verrons. Quand je serai +à Paris, j'en saurai plus long et je vous dirai tous mes projets. + +Je quitte Cannes mardi prochain, désolé de laisser des champs couverts +de violettes et d'anémones pour les boues de Paris. + +Je suis sans nouvelles ici. Il me semble qu'il y a de l'agitation à +Paris, ce à quoi la discussion de l'adresse n'a pas peu contribué. On +nous a rendu des institutions parlementaires ce qu'il y a de plus +inutile, sinon de plus nuisible. Cependant cela peut avoir un bon effet, +celui de prouver à l'Europe que la parole est assez libre dans nos +assemblées politiques. + +Il me semble qu'il résulte de la discussion du paragraphe relatif aux +affaires de Rome, que tout le monde s'accorde à décerner au gouvernement +du saint-père un brevet d'incapacité et de sottise. C'est quelque chose +mais pas encore assez. Je compte beaucoup, pour terminer la question, +sur l'emploi du vinaigre, dont nos prêtres font un si grand usage. + +Mais qu'arriverait-il si, au lieu de dépenser quinze ou vingt millions +par an à tenir garnison à Rome, on en dépensait cinq ou six à acheter +les consciences du sacré collège? Je me suis toujours laissé dire que la +simonie était pratiquée à Rome sur une grande échelle. Le duc de Modène, +votre légitime souverain, obtenait ce qu'il voulait avec une douzaine de +_zampetti_. + +Cousin a quitté Cannes hier. Il est guéri de son mal de gorge, mais le +sang qui le tourmente s'est jeté dans ses jambes. Il a des varices qui +l'inquiètent, et il va à Montpellier pour se faire faire des caleçons en +gutta-percha. Je l'ai trouvé très raisonnable, mais les lettres de ses +amis les burgraves, qu'il me montrait de temps en temps, ne le sont +guère. Ce sont des fous qui ne pensent qu'à détruire, sans examiner si +l'édifice ne leur tomberait pas sur la tête. + +M. Fould dans une de ses dernières lettres me demandait de vos +nouvelles; sa conversion de la rente a eu plein succès, mais il a contre +lui une masse d'ennemis dont les plus dangereux ne sont pas les +déclarés. Cependant il me paraît avoir bon courage, et bonne disposition +de mordre qui le mordra. + +Adieu, mon Cher Panizzi; mille amitiés à nos amis. Jeudi ou vendredi +prochain, je serai à Paris, et vous aurez bientôt communication de mes +plans. + + + + +XCVI + + +Paris, 31 mars 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Il y a certainement beaucoup d'agitation sourde à Paris et ailleurs; +mais les choses sont loin d'en être au point où Duvergier de Hauranne et +autres grands politiques les voient. On souffre de la crise monétaire, +de la crise alimentaire, de la crise religieuse. Les orléanistes et les +légitimistes se donnent beaucoup de mouvement pour faire tomber la +voûte sur leurs têtes. Bien qu'ils soient experts en cette manoeuvre, +elle me paraît encore solide; mais il est certain que ni les ministres +ni les Chambres ne plaisent au public. On aspire vers quelque chose qui +ne soit ni le passé ni le présent. + +Le prestige de l'empereur n'a pas diminué dans les masses; et les +classes qui se disent intelligentes aboutiront, je crois, avec tous +leurs efforts, à donner à son gouvernement une tendance plus +démocratique. Je ne suis pas de ceux qui s'en réjouiront, mais je ne +vois pas trop comment il pourrait en être autrement. La passion est si +aveugle, que les parlementaires et les aristocrates, qui pourraient +empêcher la balance de pencher d'un côté, la précipitent au contraire. +Malgré le goût furieux qu'on a pour l'argent aujourd'hui, il y a une +foule de gens qui, au risque de compromettre leur fortune, mettent des +bâtons dans les roues de M. Fould. + +La grande nouvelle est le retour de la Valette. Il paraît qu'il est venu +dire ici qu'il était impossible de vivre à Rome avec Goyon, et qu'il +fallait en retirer ou lui, la Valette, ou bien l'autre. Ce soir, on +disait que le maréchal Niel allait remplacer l'un et l'autre et être à +la fois ambassadeur et commandant du corps d'armée. Ce serait une +singularité qu'un ambassadeur avec une armée; mais, enfin, cela vaudrait +mieux que ce qui existe et ce qui a trop duré. + +Un officier français qui revient d'Italie me dit que la fusion des +volontaires avec l'armée régulière est très malheureuse et qu'il en +résultera un affaiblissement notable pour l'armée italienne. Nos armées +républicaines d'autrefois ne se sont pas trop mal trouvées de semblables +mesures; mais, ici, ce qui me paraît grave, c'est la force que cela va +donner au parti progressiste, aux impatients qui peuvent tout perdre. Ce +temps-ci devrait pourtant conseiller la patience. + +L'Allemagne, avec ses princes imbéciles, se détraque davantage de jour +en jour. Le roi de Prusse me paraît avoir des velléités d'imiter Charles +X, et il pourrait bien avoir le même sort. Il se trouve dans une +singulière position, pouvant se mettre à la tête d'une révolution où il +a tout à gagner, ou bien d'une contre-révolution où il a tout à perdre. + +Adieu, mon cher Panizzi. Je pense que je dois être à Londres pour le 1er +mai. Je crains que vous n'ayez de moi plus que vous n'en voudrez. + + + + +XCVII + + +Paris, 9 avril 1862. + +Mon cher Panizzi, + +On est toujours ici dans la sotte situation dont je vous ai parlé il y a +quelques jours. Tout le monde voit le mal et fait des prédictions +sinistres; on dit à Sa Majesté où le bât blesse, et il ne paraît pas +près de prendre une résolution. + +En attendant, l'anarchie fait des progrès. Les prêtres imaginent tous +les jours quelque sottise nouvelle. L'archevêque de Toulouse veut +célébrer par une grande fête l'anniversaire d'une conspiration huguenote +à Toulouse, et a annoncé une fête solennelle en commémoration d'un petit +massacre qui eut lieu en 1562. Il y a de quoi exciter une émeute à +Toulouse, où il y a des rouges et des blancs, également mauvaises +têtes. + +J'ai dîné hier avec trois ministres, tous les trois désolés et +désespérant de se faire écouter. Un d'eux, et c'est le plus éloquent de +la bande, m'a pris à part pour me prier de parler au maître et de lui +dire l'état des choses. «Comment voulez-vous qu'on m'écoute, lui ai-je +dit, moi, qui n'ai pas qualité pour être écouté?--C'est précisément à +cause de cela, m'a-t-il répondu, que peut-être on vous écoutera.» + +Les papistes du ministère, et il y en a plusieurs que bien vous +connaissez, lui montrent la révolution déchaînée et lui disent qu'il n'y +a de salut que dans les bras des prêtres et des blancs. On prête ce mot +à une grande dame, mais je n'y crois pas: «Je n'aime ni les blancs ni +les rouges, mais plutôt les blancs que les rouges!» Si cela continue, +elle verra ce que peuvent les blancs et ce qu'ils feront pour la +défendre. + +On disait hier au soir que M. de la Valette allait retourner à Rome et +que Goyon serait rappelé. Ce serait une bonne chose, mais il y a déjà +longtemps qu'on nous promet cela, et toujours nous attendons. J'ai des +nouvelles d'Italie de source que je crois très bonne. On me dit qu'à +Naples l'immense majorité est pour l'unité italienne, que les bandes +sont très peu nombreuses, très peu dangereuses, et que le personnel ne +se compose que de voleurs. En Sicile, le désordre est plus grave; on +pille et on vole partout avec impunité. Impossible d'avoir des recrues +pour l'armée. + +Au sujet de la tournée triomphale de Garibaldi, on prétend que les +journaux ont fort exagéré l'effet qu'il a produit. On est allé le voir +et l'entendre comme on va à un opéra nouveau. Personne n'attache grande +importance à ce qu'il dit ni à ce qu'il fait. C'est une bête curieuse. +Le mal, à mon avis, c'est qu'il y a tant de bêtes prêtes à suivre celle +qui va brouter sur le bord d'un précipice! + +Pensez aux commissions que vous aurez à me donner. Selon mon usage, je +viendrai sans habits et je puis vous apporter ce que vous désirerez; +j'espère, d'ailleurs, que vous n'avez pas besoin d'un piano a queue. + +On joue un mélodrame[15] samedi prochain et l'on s'attend à un tapage +horrible; car, maintenant, c'est au spectacle qu'on fait de +l'opposition. + +Adieu, mon cher Panizzi; quand vous vous ennuyez où vous êtes, +réfléchissez que vous êtes dans le seul pays ou on peut être sûr de son +lendemain. + + [Note 15: _Les Volontaires de 1814_, par Victor Séjour, + dont la première représentation n'eut lieu au théâtre de la + Porte-Saint-Martin que le mardi, 22 avril 1862.] + + + + +XCVIII + + +Paris, 18 avril 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Que vous dirai-je de la politique? L'anarchie est toujours en nos +conseils. On a cru un instant qu'on allait changer quelques ministres, +puis rien ne s'est fait. Il est évident pourtant que les choses ne +peuvent pas demeurer longtemps _in statu quo_, et il faudra bien que la +balance penche d'un côté ou de l'autre. + +Lord Palmerston n'a pas fait avancer la question de l'évacuation par son +discours de l'autre jour. Était-ce de sa part étourderie naturelle à un +jeune ministre comme lui; mauvais vouloir pour nous, ou désir de +popularité? je n'en sais rien; mais je regarde son discours comme un +embarras de plus dans une affaire où il y en a déjà tant. + +Il paraît que Ratazzi offre maintenant de garantir au pape la possession +des États qu'il conserve à présent, et qu'il prendrait l'engagement de +les faire respecter. Mais comment empêcher les Italiens de Rome de +mettre à la porte le saint-père s'il n'y a plus qu'eux pour le garder? +Le voyage de Garibaldi, et surtout ce qu'il a dit au sujet de Mazzini, a +fait ici un très mauvais effet. C'est un personnage dans le genre de la +Fayette, que ses bonnes qualités, mêlées à la faiblesse de son +caractère, rendaient très dangereux. On me dit que ces ovations qu'il +reçoit partout ne prouvent pas qu'il ait une grande influence; qu'on +honore en lui son dévouement et son désintéressement sans adopter sa +politique. Cela est possible; mais, ici, on s'effraye facilement de tout +ce qui ressemble à de l'agitation révolutionnaire, et, par peur du +rouge, on en est venu à proscrire le rose. + +On ne sait rien encore sur ce qui se fera pour l'ambassade de Rome. La +Valette paraît bien décidé à n'y pas retourner s'il doit y retrouver +Goyon. Les paris sont ouverts pour l'un et pour l'autre. Ce qui me +paraît le plus probable, c'est qu'on enverra à Rome quelque général qui +réunira les fonctions diplomatiques et le commandement militaire. Encore +une cote mal taillée! + +Adieu, mon cher Panizzi. J'espère que votre rhume vous aura quitté. + + + + +XCIX + + +Paris, 23 avril 1862. + +Mon cher Panizzi, + +On nous parle beaucoup de la confusion qui règne dans la commission +anglaise de l'exposition. Il n'y en a pas moins dans notre commission +française, si bien que je ne sais pas encore quel est mon destin. Les +uns me disent que je suis président d'une classe, les autres, simple +membre. Je me soucie autant de l'un que de l'autre, pour l'honneur et le +profit; la grande question, c'est de savoir quand je dois être à +Londres. De toute façon, j'y serai très prochainement; mais je vous +préviendrai toujours deux jours d'avance. + +Ce que je vous disais de l'offre faite par le gouvernement italien, je +l'ai entendu dire hautement à Vimercati chez le prince Napoléon, et il +le donnait comme la pensée du comte de Cavour. Il n'y a qu'un +inconvénient à cette combinaison, c'est la difficulté de l'exécution. +Comment empêcher les descendants de Rémus, _magnanimi Remi nepotes_, de +_sbudellare_ Autonelli? + +Je persiste à trouver que le discours de lord Palmerston est peu +politique, supposé que son désir soit que nous évacuions, avec les +dispositions de jalousie qui existent dans les deux pays; il n'y a pas +de pire moyen d'obtenir quelque chose que d'avoir l'air de l'exiger. +Assurément l'empereur et les gens qui raisonnent savent les obligations +des entraînements d'un ministre devant une Chambre; mais le gros public +n'y comprend rien, et l'amour-propre national, s'en mêlant, crée un +embarras de plus. + +J'en aurai long à vous conter sur les nôtres, quand je serai au British +Museum. Le pire, c'est qu'il faudrait, pour en sortir, un peu d'énergie, +et, malheureusement, je crains qu'elle ne fasse défaut. + +Adieu mon cher Panizzi; vous savez que Viollet-Leduc est chargé des +réparations du château de Pierrefonds et d'autres travaux pour +l'empereur. Cela posé, je vous demanderai pourquoi un architecte est +nécessaire pour le mariage de notre amie la charmante veuve, qui va +épouser le duc de R...? _Réponse:_ parce qu'elle aura besoin de +Viollet-Leduc (ou de violer le duc). Il passe, en effet, parmi les +jeunes gens de son âge, pour être médiocre entre deux draps. + + + + +XCIX + + +Paris, 26 avril 1862. + +Mon cher Panizzi, + +La reine de Hollande est ici, et il faut que je lui fasse ma cour. Je +suis invité aux Tuileries et à l'ambassade d'Angleterre. Enfin ma +vieille cuisinière est malade et j'ai des tracas par-dessus les +oreilles. D'ailleurs, il paraît que rien n'est prêt à Londres et que le +jury ne se réunira pas avant le 7 de mai. + +La Valette part lundi pour Rome. Il paraît certain que Goyon s'en +revient. La Valette semble satisfait et dit qu'enfin il a une mission. + +Je vous écris à la hâte. Je dors sur tous les draps possibles. Je ne +demande qu'une chose, c'est que vous ne me fassiez ni boire ni manger. +Je n'ai plus ni tête ni estomac. + + + + +C + + +Paris, 2 juillet 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Si j'avais la moindre étincelle de poésie, c'est en vers que je vous +écrirais, pour vous décrire l'affreuse mer que j'ai traversée hier sur +_the Queen Victoria_, laquelle secoue son homme mieux que n'a jamais pu +faire l'impératrice Messaline. J'ai souffert le martyre, et, pendant que +je remplissais une cuvette placée entre mes mains, la mer entrait par le +collet de mon habit et me mouillait le derrière, s'il est permis de +s'exprimer ainsi. J'ai trouvé mon dîner prêt, mais j'avais et j'ai +encore l'estomac trop brouillé pour manger. Il me semblait même que mon +lit dansait sur la vague. + +Je vous écris du Sénat, en attendant qu'on nous renvoie dans nos foyers, +car c'est notre dernière séance. Je trouve tout le monde assez préoccupé +du Mexique, de la récolte qui inspire des inquiétudes et des élections +qui auront lieu cette année. On est assez sévère, ce me semble, pour +l'impératrice, à qui on attribue l'expédition du Mexique. + +De Rome, je n'ai rien appris. Le pape, qui donnait des espérances de +passer dans une meilleure vie, paraît tout à fait remis et plus entêté +que jamais. + +L'empereur va partir pour l'Auvergne, où il pourra, chemin faisant, +tâter un peu le pouls aux populations. + +Le pauvre Landresse, le bibliothécaire de l'Institut que vous +connaissiez, a été enterré avant-hier. Il est impossible d'être absent +deux mois sans perdre quelqu'un de ses amis. Le chancelier Pasquier est +toujours bien malade; on dit qu'il ne passera pas la semaine. Il a un +catarrhe et quatre-vingt-dix-sept ans. + +J'ai voyagé avec Walewski, avec lequel j'ai joué un duo de cuvette; avec +le comte Branicki, qui n'a fait que manger pendant la traversée. C'est +un coeur et un estomac cosaque, qui digérerait du lion et du chameau. + +Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie, et faites-vous le moins de +mauvais sang possible au sujet des hommes et des choses. + + + + +CI + + +Paris, 11 juillet 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Je donne demain à dîner à Saint-Germain, au docteur Maure, à Cousin et +Mignet, à miss Lagden et mistress Ewers. Nous boirons à votre santé. +Précisément le prince Napoléon s'est avisé de m'inviter ce jour-là. Je +suis allé faire mes excuses à son chambellan, qui m'a promis d'arranger +l'affaire. + +Le duché de Morny ne me paraît pas faire un très bon effet. Ce pays-ci +est trop démocratique pour ces façons-là. Je croyais que Morny était +trop peu poétique pour faire cas d'un titre tout sec. + +L'empereur est admirablement reçu dans son petit voyage. Il a parlé bien +à l'archevêque de Bourges. + +Il y a quelques jours, la princesse Mathilde avait eu l'imprudence +d'aller à la messe à Saint-Gratien, où elle a une maison de campagne. Le +curé s'est avisé de faire une prière improvisée, pour que le bon Dieu +ouvrît les yeux des grands de la terre, et leur inspirât de ne plus +persécuter le vicaire de Jésus-Christ. La princesse s'est levée +furieuse, et est sortie de l'église sur-le-champ. Le bon, c'est que +toute l'assistance l'a suivie et le curé est resté tout seul avec son +bedeau. + +Adieu; portez-vous bien et accoutumez-vous à supporter sans émotion la +vue de vos beaux arbres et de votre parc. + + + + +CII + + +Paris, 18 juillet 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis en grand ennui et tracas. Ma pauvre cuisinière est morte hier +chez moi. + +Je ne crois pas du tout à la paralysie dont vous me parlez, mais à +quelque raison secrète et capitale que vous pouvez avoir pour ne pas +vous arrêter à Paris. Vous ferez, au reste, comme bon vous l'entendrez. +Vous n'êtes nullement de tempérament à avoir cette maladie que vous +dites. Seulement, ainsi que je vous en ai averti bien des fois, vous ne +faites pas assez d'exercice et vous vivez trop bien. Il vous sera bon de +marcher un peu dans les montagnes, et, lorsque vous vous serez bien +fatigué, je vous permettrai de manger des ortolans, s'il y en a. Il +m'est absolument indifférent d'aller à Bagnères par Bordeaux ou par +Lyon. La seule chose que je vous demanderai, sera un congé de huit jours +pour une expédition mystérieuse, s'il y a lieu de l'entreprendre. Quand +elle pourra se faire, je ne le sais pas encore. + +Un de mes amis de Cannes est à Paris en ce moment. Il revient d'Italie. +Il a vu l'entrée de Victor-Emmanuel à Naples et dit qu'il n'a jamais vu +enthousiasme pareil. Cela a produit un très grand effet à Rome, où l'on +avait prédit tout le contraire. Les propos de Garibaldi en Sicile sont +bien fâcheux. Cependant, les journaux, ici, les prennent plus doucement +que je ne m'y serais attendu. + +L'affaire du Mexique préoccupe toujours beaucoup. On se plaint fort de +la faiblesse de caractère du général et surtout de la coquinerie de nos +alliés, les Mexicains de Marquez. Ce sont eux qui ont pillé un de nos +convois. Dans ce pays, tout le monde est voleur, et il n'y a que +quelques grands hommes qui sont assassins. Notre petite armée est en +assez bonne santé sur le plateau; mais la garnison de la Vera-Cruz +souffre horriblement de la fièvre jaune. + +Adieu, mon cher ami. A bientôt, j'espère. N'enviez pas le dîner que nous +avons fait avec le docteur Maure et le professeur Cousin. Ce jour-là, il +pleuvait des hallebardes. Prenant en considération les poitrines de +Cousin et de miss Lagden, j'ai envoyé une circulaire pour changer le +lieu du rendez-vous, et je les ai ajournés chez Véry au Palais-Royal. Or +il s'est trouvé, ce que j'ignorais, que Véry est retiré des affaires. A +sa place est un autre restaurant. Je m'y suis établi avec mes deux dames +et j'ai commandé le dîner. Heureusement, il y avait une fenêtre sur la +galerie, par laquelle j'ai fait le guet. Mes convives cherchaient Véry +et ne le trouvaient pas. Je suis parvenu cependant à les ramener un à +un, à l'exception de Barthélemy-Saint-Hilaire, qui n'avait pas reçu ma +lettre et qui s'en était allé bravement à Saint-Germain. Nous avons fait +un très mauvais dîner, mais assez gai pourtant. + + + + +CIII + + +Paris, 20 juillet 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Je reçois ce matin votre lettre d'hier. C'est un des avantages de +l'irréligion d'avoir des lettres le dimanche. + +Je voudrais bien vous laisser en route pour quelques jours, mais je ne +sais encore rien de ce que je ferai; je ne sais pas même si je ferai +cette mystérieuse expédition dont je vous ai parlé. Vous ne m'avez pas +dit si vous voulez vous arrêter en route. Nous avons Tours, Poitiers, +Angoulême et Bordeaux. Pour les amateurs de monuments, toutes ces +villes-là ont leur mérite, Poitiers surtout. + +Le prince Napoléon est enchanté d'avoir un garçon. La princesse est très +bien. Elle a l'air d'être prête à recommencer. + +Adieu, mon cher Panizzi. Je suppose que Londres commence fort à se +dépeupler et qu'il n'y a plus d'autre dame aux pieds de qui vous +puissiez me mettre. + + + + +CIV + + +Paris, 29 juillet 1862. + +Mon cher Panizzi, + +On croit que les actions de notre ami Fould sont en hausse. Des gens qui +lui étaient très hostiles lui font la cour maintenant. Joignez à ce +symptôme que madame *** paraît être fort en baisse. Il est certain que +par un temps aussi chaud, il faudrait avoir le diable au corps pour en +vouloir, sans parler des quarante et quelques printemps. + +Adieu, mon cher Panizzi. Si vous vouliez faire une pointe à Madrid, on y +va maintenant en vingt-huit heures de Bayonne. Mais il n'y a plus +personne: 30 degrés Réaumur; pas de taureaux ni de bibliothèque. + + + + +CV + + +Paris, 31 juillet 1862. + +Mon cher Panizzi, + +J'ai dîné hier à Saint-Cloud. La maîtresse de la maison m'a dit qu'elle +désirait beaucoup vous voir et que je devais vous amener dîner chez +elle, à moins que cela ne vous plût pas, et qu'elle serait bien aise de +vous remercier encore une fois de toutes les attentions que vous avez +eues pour elle au British Museum. On dîne à sept heures, en cravate +noire. Il n'y a personne que sa mère et les gens de la maison. C'est à +vous de voir si vous voulez y aller mercredi. Nous partirions le jeudi +suivant. Je vous conte la chose telle quelle, sans chercher le moins du +monde à vous influencer. Il se pourrait que vous eussiez quelque chose +de bon à lui dire. D'un autre côté, je ne comprends pas plus aujourd'hui +que hier votre grande presse de vous voir en rase campagne. L'heure de +voiture entre Paris et Saint-Cloud est favorable à la digestion. Si vous +me répondez oui avant dimanche, c'est-à-dire si vous m'écrivez demain en +recevant ma lettre, ou même si vous m'écrivez samedi, je redîne +dimanche, et je lui rendrai votre réponse. + +Je ne crois pas un mot de toutes les histoires de brigands et de +débarquements faits sous les yeux de la Valette. Il n'est pas homme à +laisser faire sans rien dire. + +Adieu, mon cher ami; portez-vous bien et venez nous voir le plus tôt que +vous pourrez. + + + + +CVI + + +Biarritz, 29 septembre 1862. + +Mon cher Panizzi, + +J'espère que vous avez fait un bon voyage et que vous n'avez pas eu trop +de regrets de votre expédition de la Rune[16]. Il n'a été question que +de vous à la ville. L'impératrice me charge de vous dire combien elle a +regretté de ne pas vous voir hier matin; mais elle était si fatiguée, +qu'elle n'a jamais eu la force de quitter son lit. M. de Varaigne +croyait que vous ne partiez qu'à deux heures, et s'excuse de n'avoir pas +été vous serrer la main au moment où vous montiez en voiture. J'ai aussi +des excuses à vous faire: je suis descendu sur la terrasse, mal rasé et +médiocrement culotté, juste pour voir votre voiture trottant en _high +style_ le long de l'avenue. Nous attendons de vos nouvelles avec +impatience. Sachez que vous avez ici la plus grande popularité parmi les +grands et les petits. + + [Note 16: Site aux environs de Biarritz, L'impératrice + voyageait parfois sous le nom de comtesse de la Rune; c'est + sous ce pseudonyme que Mérimée lui a dédié sa nouvelle _la + Chambre bleue_.] + +Hier au soir, il y a eu une bataille en règle entre Sa Majesté et moi, +simplement _de questione romana_. L'affaire a été engagée avant que +j'aie eu le temps de me reconnaître et de l'éviter. Elle parlait avec +une grande vivacité, mais sans colère. Il me semble que j'ai été aussi +ferme que possible mais me maintenant très calme sans rien ménager. On +m'a dit que j'avais été convenable. + +Point d'honneur; désir de montrer à M. Keller et à pareille espèce qu'on +n'a pas peur; désir de montrer à l'Angleterre qu'on ne fait rien sous la +pression d'une menace; inquiétude de donner aux rouges une occasion; +voilà ses arguments. + +J'ai dit qu'on ne devait pas plus céder à des menaces qu'à des prières +et des cajoleries hypocrites; qu'il ne fallait jamais prendre le +contre-pied de la politique de ses ennemis; que _in medio virtus_; qu'il +y avait plus de courage à mépriser des calomnies qu'à se jeter dans +l'embarras pour les réfuter; enfin qu'on avait charge d'âmes, qu'on +était responsable d'une dynastie et d'un grand pays et que la politique +de sentiment ne valait pas mieux que la politique dite (à tort) +machiavélique. + +La discussion a fini par l'épuisement des gosiers, et il y a eu un grand +silence de huit à dix minutes; après quoi, il m'a semblé qu'elle était +plus prévenante pour moi qu'à l'ordinaire; évidemment pour me montrer +qu'elle n'était pas fâchée. Elle a même demandé à madame de Rayneval si +elle croyait que je n'avais pas été blessé. Vous la reconnaissez à ce +trait. En un mot, c'est avec la vivacité de son caractère et avec ses +préjugés particuliers, par les mêmes considérations que votre _auguste +hôte_, qu'elle envisage toute l'affaire. + +Je crois que, si les ministres anglais veulent sincèrement l'évacuation +de Rome, ils ne l'obtiendront qu'en ménageant des susceptibilités +généreuses et, par cela même, plus difficiles à effacer. Vous avez vu ce +que peu d'étrangers ont vu, _leur intérieur_, et vous en savez sur leur +caractère plus que tous les ministres de l'Europe. Vous pouvez faire +beaucoup de bien, je crois, en disant vos impressions. Je ne doute pas +qu'à part celle que vous a laissée la montagne de la Rune, elles ne +soient excellentes. + +Ce matin, j'avais découpé un masque en papier pour le prince impérial. +Il est entré dans le salon après le déjeuner, en disant: «Je suis +monsieur Panizzi qui revient.» + +Nous avons tous plus ou moins des inquiétudes dans les mollets. Un des +chevaux est resté malade à Sarre. Ce n'est pas le _vôtre_, mais un de +ceux de Sa Majesté. Les marins de Saint-Jean de Luz sont venus rendre +visite à l'empereur hier. Cela faisait très bon effet de la terrasse. +Il y avait une flotte de vingt bateaux. Vous pouvez penser que cela a +fini par un fameux pourboire. + +Ce soir, il y a bal. Nous avons fort admiré deux Circassiennes arrivant +du Caucase, avec des yeux de gazelle et des cheveux tombant en tresses +défaites sur de blanches épaules; très agréable mélange de civilisation +et de sauvagerie, promettant de fameux profits pour le consommateur. + +Bonsoir; portez-vous bien et recevez les compliments et les regrets de +tous les habitants de la villa. + + + + +CVII + + +Paris, 9 octobre 1862. + +(Très confidentielle.) + +Mon cher Panizzi, + +Un mot à la hâte. Nous sommes partis à huit heures et demie de la villa +Eugénie hier, et arrivés à Paris à minuit un quart. Nous avons passé +assez mélancoliquement les derniers jours. Quatorze personnes, dont +Leurs Majestés, ont eu des maux d'estomac, coliques et vomissements la +même nuit, à la même heure. Votre serviteur a été des plus maltraités. +Hier, tout le monde allait bien, sauf l'impératrice et Piétri, qui +souffraient encore un peu. + +Il est question d'un grand remue-ménage ministériel. Un de nos amis m'a +dit ce matin que, si ce changement avait pour objet de mettre de +l'homogénéité dans le cabinet, il y applaudirait de tous ses efforts; +mais que, si, comme il le craignait, il en résultait le renforcement du +parti clérical, il se proposait de rendre son portefeuille. Je +l'approuve complètement pour lui, car il a remis la barque à l'eau et la +laisse dans un état excellent. Tous ces hauts et ces bas sont +déplorables. Je me prends quelquefois à penser que c'est dans l'espoir +d'arriver au bien qu'il commence par le pire. Très mauvais système. + +L'impératrice me charge de vous remercier de votre lettre, qui lui a +fait grand plaisir. Mesdames de Rayneval et de la Poëze, M. de Varaigne +et _tutti quanti_ vous disent mille amitiés. + +J'ai copié votre lettre pour qu'elle fût lue plus facilement et aussi +pour substituer l'empereur à César, qui aurait pu être pris pour une +ironie. + +Je vous écrirai demain plus au long au sujet de la conversation de +Broadland[17]. Le courrier me presse. + + [Note 17: Maison de campagne de lord Palmerston.] + + + + +CVIII + + +Paris, 11 octobre 1862. + +Mon cher Panizzi, + +L'indisposition dont je vous ai parlé n'a pas eu de suites. Je crois +comme vous que nous avons mangé du vert-de-gris. Les cuisiniers jurent +leurs grands dieux qu'il n'y en avait pas; mais les symptômes de notre +indisposition me semblent concluants. Pour ma part, je suis parfaitement +bien, aussi bien que votre cheval, qui, quoi que vous puissiez dire, est +un animal vigoureux. + +Vous savez quelle est mon opinion sur la question romaine; mais je ne +puis m'empêcher d'être surpris qu'un homme aussi fin et aussi pénétrant +que lord Palmerston ne connaisse pas mieux les hommes et les choses du +continent. C'est le défaut de tous les Anglais. Leur politique est +fondée sur l'intérêt du pays, et ils se soucient peu d'être _logiques_. +Par exemple, ils trouvent très bien que les Romains veuillent un autre +gouvernement que celui du pape, et très mal que les Ioniens en demandent +un autre que le leur. Il est de leur intérêt que l'Italie soit libre et +unie, ils ne veulent pas lâcher les sept îles, et trouvent le +gouvernement du sultan excellent. Je me rappelle encore le beau +sang-froid de lord Palmerston, qui, il y a quelques années, me disait +que les Druses étaient les plus honnêtes gens du monde. Malheureusement, +sur le continent, et surtout chez nous, on ne se gouverne pas par le +principe de l'intérêt du pays. + +L'empereur le disait fort justement: «La France fait la guerre pour des +idées.» Pour ma part, j'en suis bien fâché, mais on ne refait pas le +caractère d'une nation. Bien que voltairienne, il est plus que douteux +que la France vît avec plaisir, et même de sang-froid, culbuter ce vieil +imbécile dont elle se moque aujourd'hui. + +Je suppose qu'il n'y ait à Rome qu'une force insuffisante pour empêcher +une émeute; que cette émeute eût lieu et que nos gens fussent +maltraités, vous verriez toute la nation prendre feu comme pour cette +affaire stupide du Mexique. Les Mexicains ont eu la bêtise de ne pas se +laisser battre par une poignée de Français; et maintenant il n'y a pas +un homme en France qui osât dire qu'il vaudrait mieux traiter avec +Juarez que de lui envoyer des coups de canon qui coûtent fort cher. + +Croyez qu'il est difficile de retirer toutes nos troupes de Rome; mais +cela vaudrait cent fois mieux que de n'y laisser que deux ou trois +bataillons. Le premier parti est possible et j'espère qu'il prévaudra; +mais le second est ce qu'il y a de plus dangereux. Considérez encore que +les fous de Rome peuvent fort bien demander aux Autrichiens de remplacer +les Français, et que nous n'aurions pas de trop bons arguments à leur +opposer. Si l'Angleterre était disposée à nous seconder dans le cas +d'une nouvelle rupture avec l'Autriche, ce ne serait que demi-mal; et +l'Autriche, selon toute apparence, ne bougerait pas; mais lord Russell +n'a-t-il pas dit que la Vénétie devait appartenir à l'Autriche? + +_Votre belle hôtesse_ me disait: «Pourquoi les Italiens, au lieu de +prendre Rome, ne prennent-ils pas la Vénétie, qui a encore plus à +souffrir que les Romains?» Je sais ce qu'il y a à répondre; mais c'est +un argument populaire et qui frappe les masses. Enfin songez qu'il y a +en France trente-quatre millions de catholiques assez _coglioni_ pour +tenir, sans jamais être allés à la messe, à ce qu'on chante du latin à +leur enterrement. + +La Valette se loue fort de Montebello, qui, arrivé papiste, s'est +converti promptement, voyant à quelles canailles il avait affaire. Dès +qu'il y a quelque disposition à l'orage, il enferme les soldats du pape, +met la clef dans sa poche, et tout se passe en douceur. + +Il se brasse en ce moment quelque chose pour la reconnaissance des États +du Sud. Je ne doute pas que la France et l'Angleterre ne soient tout à +fait d'accord, et je m'en réjouis, parce que c'est un lien de plus pour +leur alliance. + +Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et triomphez d'avoir été +proclamé le plus solide écuyer des montagnes. + + + + +CXI + + +Paris, 15 octobre 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Avant-hier soir, à ma grande surprise, j'ai reçu une lettre autographe +de _votre hôte_, lequel m'accusait réception de votre lettre. Il me dit +_litteratim_: + + «Il y aurait bien des choses à répondre, mais je me borne à + dire que, lorsqu'un souverain est responsable de ses actes, + il doit plus que tout autre rester fidèle à ses engagements + et ne pas abandonner son allié qui a compté sur lui.» + +Cadmus serait embarrassé. Malheureusement, le craquement ministériel a +commencé hier matin. Thouvenel et Persigny ont été remerciés. Voilà qui +est fait. Maintenant, ce qui est à faire, c'est de les remplacer et d'en +remplacer d'autres encore. Fould, Rouher et Baroche ne veulent pas +rester dans un cabinet dont Walewski serait le chef apparent. Billaut +est à la campagne, faisant le mort, dit-on; mais il est probable que, +s'il y avait une conversion complète, il ne pourrait pas décemment +chanter la palinodie au Sénat et au Corps législatif. + +On dit à Fould: «Rien n'est et ne sera changé à la politique»; on y +ajoute des compliments, on laisse même entendre que, si on recule, c'est +pour mieux sauter. Il répond qu'il n'a pas envie de rester avec des +collègues pour lesquels il n'a pas de sympathie, qui naguère lui ont +joué de mauvais tours; qu'il ne veut pas avoir l'air de s'associer à une +politique qu'à tort ou à raison, on croira opposée à celle qu'il +soutenait, etc., etc., etc. Votre _hôte_ et votre _hôtesse_ semblent +déterminés à faire les plus grands efforts pour le retenir jusqu'à +présent, et il paraît décidé. + +L'ami d'Antonio[18] a été hier dîner à Saint-Cloud, où il a trouvé la +maîtresse de la maison encore souffrante du vert-de-gris, peut-être +encore plus de la crise actuelle. Il a fait vos commissions à +_monsieur_, à _madame_ et au _petit_, qui a demandé de vos nouvelles, +comme papa et maman. On a été on ne peut plus gracieux pour l'ami +d'Antonio, mais on n'a parlé que d'histoire ancienne. + + [Note 18: L'ami d'Antonio (Panizzi), c'est-à-dire + Mérimée lui-même.] + +Quand on s'est retiré, la maîtresse de la maison a couru après lui et +l'a chargé de dire à Fould de venir lui parler, et de ne rien faire sans +lui parler. Je crains un peu pour Fould des séductions de ce genre. Je +vais aller aux nouvelles, et je ne fermerai ma lettre qu'après avoir vu +Fould ou Persigny. + +Au milieu de tout ce tracas, il serait fort hasardeux de faire des +prédictions; mais, comme je ne suis pas encore infaillible, vous n'êtes +pas forcé d'y croire. Je suis convaincu (ce que je ne pourrais vous +expliquer que si j'étais au British Museum avec votre table entre nous), +je suis convaincu que les intentions, telles qu'on vous les exposait il +y a quinze jours, ne sont pas changées; qu'on prend un chemin de +traverse; mais à mon avis ce chemin est très dangereux. S'il n'y a pas +d'embourbement, la conclusion sera peut-être plus prompte et dans le +sens que nous désirons. Mais cela n'est pas une raison pour que les +cochers s'y engagent, voyant très clairement les fondrières et fort +obscurément le but qu'on veut atteindre. Je regarde encore comme +possible un raccommodage général; mais ce qui est certain, c'est que le +cabinet Walewski ne peut durer. + +On prétend que la reine de Naples est entrée dans un couvent et demande +la résolution de son mariage, qui n'aurait jamais été _consommé_, +dit-elle. Toutes ces vieilles dynasties finissent par l'impuissance. A +quoi sert de descendre de Henri IV? + +Adieu, mon cher Panizzi. Nous avons le projet d'aller vendredi manger +une bouille-abaisse à Marseille, et d'installer _inter pocula_, les +bateaux de l'Indo-Chine. + +_P. S._ Tout est rarrangé, ou plutôt il y a suspension dans la crise. +Thouvenel seul s'en va. Persigny reste et tous les autres. Cela me +semble une triste combinaison; c'est remettre à six semaines ou un mois +une bataille décisive, avec moins de chances de la gagner.--C'est Drouyn +de Lhuys qui remplace Thouvenel. C'est du gâchis légitimiste et +papalin! + + + + +CX + + +Paris, 15 octobre 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Ce matin, M. Fould est allé voir notre _hôte_ et notre _hôtesse_, et +leur a dit tout ce qu'il avait sur le coeur. _Monsieur_ disait qu'il ne +voulait rien changer à sa manière de faire, qu'il n'y avait pas lieu de +le quitter, et qu'avant trois mois il aurait mené à bonne fin la +question embarrassante. Il se plaignait qu'on l'abandonnât et qu'on +n'eût pas confiance en lui. + +D'ailleurs, _madame_ et _lui_ n'ont rien épargné pour retenir les trois +qui voulaient partir. De son côté, Walewski avait embouché la trompette +et avait annoncé qu'il allait mettre au _Moniteur_ un petit entre-filet +qui promettrait à notre saint-père Rome et la protection impériale à +toujours. Après d'assez longs débats, pendant lesquels il y a eu de +dures vérités dites, on s'est mis à capituler. Des trois qui voulaient +s'en aller, il y en avait deux, Rouher et Baroche, qui ne demandaient +qu'à rester. On leur a présenté cette combinaison, qu'il n'y aurait que +Thouvenel remplacé, et que Persigny resterait, que rien ne serait changé +à la politique et qu'on serait amis comme devant. + +Sur cette belle invention, la paix s'est faite. Nous avons cherché noise +à notre ami à cette occasion. Il se défend en disant qu'en restant il +empêche un grand mal; que, s'il ne renverse pas ses ennemis, du moins il +les empêche de gagner la bataille. + +Le côté bouffon, c'est de voir qu'on renvoie un homme d'esprit pour le +remplacer par un pédant; un homme dévoué à la dynastie par un +légitimiste qui, il y a quelques années, renvoyait le brevet de sénateur +avec dédain. Le plus drôle encore, c'est que MM. Fould, Rouher et +Baroche insistent pour conserver Persigny, dont ils ont mille fois +demandé le changement, et qu'ils ne veulent aujourd'hui garder qu'afin +de ne pas paraître tout à fait opprimés. + +Je crois que l'effet produit sera détestable. Tout le monde perd en +considération; de tous les côtés, il y a faiblesse. Notre aimable +_hôtesse_ se fait un tort immense et se livre à des gens qui la +trahiraient demain, ou qui la conduiraient dans un précipice. Tout cela +est parfaitement bête et triste. Nous allons voir comment Drouyn de +Lhuys va débuter. Il n'est pas impossible que la bataille recommence +sous très peu de jours. + +Adieu; je n'ai pas eu le temps de venir écrire cela avant le courrier. + + + + +CXI + + +Marseille, 19 octobre 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Tout ce que vous dites est parfaitement vrai, et le grand malheur de +l'affaire, c'est que personne n'y gagne, au contraire tout le monde s'y +amoindrit, depuis le directeur du spectacle jusqu'aux acteurs. + +Outre les considérations que je vous ai dites et qui ont influé sur la +détermination de M. Fould, il y en a encore d'autres assez importantes. +Le commerce et les gens d'affaires, qui ont grande confiance en lui, +l'ont supplié de rester, protestant que sa retraite causerait des +catastrophes terribles. D'autre part, il était à craindre que ses +collègues, qui l'avaient soutenu jusqu'à un certain point, ne le +lâchassent lorsqu'une transaction quelconque aurait été proposée. + +Ici, cette péripétie a paru encore plus extraordinaire qu'à Paris, parce +qu'on ne savait rien des disputes qui l'ont précédée, et l'effet a été +des plus mauvais. Ce qui me fâche le plus, c'est qu'on en rend +responsable notre aimable _hôtesse_, et je ne doute pas qu'on ne lui +attribue dorénavant tout le mal et toutes les fautes qui se feront. + +M. de Persigny, qui est parfois éloquent et toujours passionné, a dit +les choses les plus fortes à cette occasion. «Vous vous laissez +gouverner comme moi par votre femme; moi, je ne compromets que ma +fortune et je la sacrifie pour avoir la paix, tandis que vous, vous +sacrifiez vos intérêts, ceux de votre fils et le pays tout entier. Vous +faites croire que vous avez abdiqué, vous perdez votre prestige et vous +découragez tous les amis qui vous restent et qui vous servent +fidèlement.» On dit que cette sortie n'a pas été mal reçue et qu'elle a +fait une assez grande impression. + +Dans cette ville-ci, je trouve beaucoup de mécontentement, et tout le +monde me dit que, si les élections se faisaient cette année, elles ne +seraient pas bonnes. Je crois fermement que plus on tardera, plus on +risquera que la question cléricale ne soit le _schibboleth_ demandé aux +candidats. La chose est assez grave pour qu'on y fasse attention. + +J'ai dîné jeudi avec Nigra. Il ne semblait ni découragé ni préoccupé. +Peut-être est-ce contenance diplomatique. Je ne serais pas surpris, +d'ailleurs, qu'il eût reçu de bon lieu quelques paroles rassurantes. +Lisez l'article du _Constitutionnel_ d'hier samedi. Il me paraît d'une +plume assez bonne et différente de la plume ordinaire. + +C'était hier l'inauguration des docks de Marseille, et, aujourd'hui, +nous allons voir partir le premier bateau des Messageries, qui va en +Chine. M. Fould a bien parlé et a été très bien reçu. Le dîner était +bon, quoique nous fussions environ trois cents à le manger, ce qui est +bien du monde pour un dîner. La grande merveille, c'est que tout avait +été cuisiné par le personnel de la compagnie et servi dans leur +argenterie. Marseille est tout en fête. On y gagne un argent prodigieux. + +Adieu, mon cher Panizzi. J'ai reçu une lettre d'Ellice, toujours au +milieu d'un essaim de beautés. Je lui ai conté vos exploits et vos +succès dans les Pyrénées et sur un terrain qui passe pour être encore +plus glissant que les montagnes. Il prétend que vous êtes devenu tout à +fait courtisan. + + + + +CXII + + +Paris, 28 octobre 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Vous avez raison dans tout ce que vous dites au sujet de M. Fould. Je +crois qu'il s'aperçoit lui-même à présent qu'il a pris le plus mauvais +parti. D'un autre côté, on ne lui en sait pas le moindre gré; au +contraire, on se souvient et on se souviendra de l'envie qu'il a eue de +planter là tout, et je ne doute pas qu'un de ces jours, précisément +quand il n'y pensera plus et qu'il sera plus disposé que jamais à +rester, on ne lui donne son congé. D'un autre côté, il ne faut pas se +dissimuler qu'en restant, lui et les autres, ils ont empêché leurs +adversaires d'en faire à leur tête. Après ce combat, il n'y a pas eu de +vainqueurs. Walewski et sa clique se plaignent d'avoir été trahis au +plus beau moment et d'être réduits à l'impuissance. + +Le grand _auteur_ de tout cela n'a pas fait moins fiasco que les autres. +Il avait un plan et a été obligé de le remettre dans son carton. Reste à +savoir si ce n'est pas une raison de plus d'en vouloir à ceux qui ont +fait échouer la combinaison projetée. Eu attendant, c'est le _statu +quo_. + +Le prince de Latour d'Auvergne n'est nullement papalin, et n'a accepté +qu'après avoir fait ses conditions, c'est-à-dire que rien de ses +anciennes possessions ne serait rendu au saint-père; qu'il ne serait +fait aucune tentative de contre-révolution, et, par contre, qu'il ne +serait pas chargé de donner congé au locataire du Vatican. Voilà ce que +disait le prince de Latour d'Auvergne avant de partir pour Berlin. + +On croit que Garibaldi est perdu et que la seule question est de savoir +s'il mourra avec sa jambe ou si on la lui coupera avant sa mort. Tout +cela fait beaucoup d'honneur à ce Partridge et aux trente ou quarante +médecins ou apothicaires qui se sont abattus sur le blessé comme des +corbeaux sur un cadavre. + +L'affaire de Grèce fait ici beaucoup de sensation, non qu'on s'intéresse +beaucoup au roi Othon ou à son petit peuple, mais c'est un premier +craquement dans le bâtiment oriental que lord Palmerston croit si +solide. Ici, on a remarqué le langage des journaux anglais, qui tout +d'abord, avant qu'on ait rien su des causes de la révolution, ont pris +parti pour elle. Ils sont fidèles à la théorie fort sage de l'intérêt +national, et il est évident que les îles Ioniennes à coté d'une Grèce +libre sont difficiles à gouverner. + +D'un autre côté, il va devenir fort embarrassant de donner un successeur +à cet affreux Bavarois qu'on a mis à la porte. Les Grecs, autant que +j'en puis juger par ceux que je connais ici, voudraient le duc de +Leuchtenberg, c'est-à-dire le protectorat russe. On parle aussi d'un +prince piémontais, mais il n'y en a pas de trop pour l'Italie. Je ne +serais pas surpris si cette affaire prenait bientôt des proportions +considérables. + +On nous promet pour le mois prochain un procès très curieux à Poitiers. +Il s'agit d'une séparation de corps. On entendra un révérend père +jésuite qui donnait des consultations à la femme sur l'attitude ou les +attitudes qu'elle devait prendre dans l'exercice de ses devoirs +conjugaux. Il y a, m'a dit le juge instructeur, qui m'a offert une place +dans la cour, un mélange très agréable de religion et de luxure dans +toute l'affaire. Berryer et Jules Favre doivent plaider. + +Adieu, mon cher Panizzi. Il fait ici très beau, mais froid. + + + + +CXIII + + +Paris, 31 octobre 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Toutes vos lettres me sont arrivées à bon port. Lorsque vous m'avez +parlé du dîner que vous donniez au commentateur d'Homère, je n'avais +aucun moyen d'en parler à nos amis. D'ailleurs, il est évident qu'on est +très peu communicatif en ce moment. Je crois vous l'avoir dit: +l'affaire que l'on voulait arranger par ce remue-ménage a manqué par +l'opposition que nos amis y ont apportée. César avait-il son plan? Cela +est probable. Ce plan a manqué, et le résultat a été un désappointement +pour tout le monde. + +La grande difficulté serait de faire comprendre à vos amis de Piccadilly +et de Carlton Terrace[19] qui, fort judicieusement, prennent l'intérêt +pour base de leur système, que, du côté de César, le sentiment joue un +rôle si grand et si extraordinaire. D'un autre côté, on juge tout aussi +mal. On veut voir partout des malices et des combinaisons ténébreuses. +On se croit réciproquement plus mauvais qu'on n'est en réalité. Il n'y a +pas moyen de s'entendre. + + [Note 19: Lord Palmerston et M. Gladstone.] + +Quant à M. Fould, en y songeant bien, il lui était difficile de faire +autrement qu'il n'a fait. Cela ne veut pas dire qu'il a eu raison; +seulement, lorsqu'il avait repris sa position, il a eu tort de ne pas +insister davantage pour qu'on le débarrassât des intrigants et des +drôlesses qui pouvaient lui nuire. Aujourd'hui, laissant sa casserole +sur le feu, il aurait eu l'air d'avoir renoncé à l'espoir de faire un +bon ragoût. Puis ses collègues n'étaient pas trop pressés de le suivre. +Enfin, tout le monde des gens d'affaires était prêt à lui jeter la +pierre et à l'accuser personnellement de toutes les conséquences. Je +crains, ainsi que vous, que bientôt il n'ait à se repentir d'avoir cédé +à toutes ces considérations; mais, d'ici à quelque temps du moins, on a +trop besoin de lui pour le _kick out_. + +Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris fort à la hâte. On m'a fait +perdre du temps et voici l'heure de la poste. + + + + +CXVI + + +Paris, 18 novembre 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis arrivé depuis cinq minutes, et, pendant tout le temps que j'ai +passé à Compiègne, je n'ai pas eu une minute. Ce n'est pas comme à +Biarritz. On est pris du matin au soir. Ajoutez à cela que j'ai eu deux +rôles à apprendre en très peu de temps et des répétitions soir et matin. +Tout s'est, d'ailleurs, fort bien passé. + +L'impératrice s'est montrée très aimable pour le chevalier Nigra et pour +un attaché nommé Alberti qui lui donnait des leçons d'italien. + +On a chassé, dansé et joué la comédie. C'est M. de Morny qui avait fait +les deux pièces jouées devant Leurs Majestés. La seconde était un +impromptu commandé par l'empereur, qui en avait donné lui-même le sujet. +Cela s'appelle _la Corde sensible_. + +Il y avait un point assez délicat: c'était de faire des épigrammes sur +les gens présents, à commencer par Leurs Majestés. Tout cela entremêlé +de calembours et de lazzis de toute sorte. M. de Morny, qui était en +scène avec moi, était un peu ému. Pour moi, connaissant de longue main +la débonnaireté de nos hôtes, je n'avais pas la moindre inquiétude de +succès. + +M. de Morny a commencé par faire les honneurs de lui-même. Ensuite nous +avons passé à lord Hertford qui, en entendant son nom, a eu une peur de +chien. Il a été très heureux de trouver que tout se bornait à un +calembour. Il a une maison de campagne du bois de Boulogne qui s'appelle +Bagatelle, et je demandais à M. de Morny s'il était vrai que ce +seigneur anglais si riche ne s'occupât que de _bagatelles_? Puis est +venu le tour de l'empereur, que nous avons impitoyablement raillé sur +son goût pour les antiquités romaines. Enfin est venu le tour de +l'impératrice, pour sa passion de meubler et d'arranger les appartements +de manière à ce qu'on ne puisse s'y remuer. + +Nous avons eu un grand succès de rire et nous nous sommes assez amusés, +nous autres acteurs, de la peur que nous faisions. On a voulu me +retenir, mais je me suis défendu, et, à la fin de la semaine, je +partirai pour Cannes, où se trouvent déjà mademoiselle Lagden et sa +soeur. Vous devriez bien y venir respirer le parfum de nos fleurs. + +Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien. Je suis aussi fatigué de mes +dix jours de cour que si je descendais de la Rune. + + + + +CXV + + +Cannes, 30 novembre 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Lord Brougham est arrivé depuis trois jours en état de conservation +assez extraordinaire pour un jeune homme de quatre-vingts ans. Le +professeur Cousin est établi, depuis quinze jours, dans son ermitage, et +il m'a paru rajeuni. Il est vrai qu'il va tous les dimanches à la messe, +ce qui fait beaucoup de bien au corps et à l'âme. + +En quittant Compiègne, j'ai été pris de douleurs d'estomac et de spasmes +très douloureux. J'ai consulté la faculté. Je ne sais si l'on m'a +flatté, mais le verdict de mon Esculape n'a pas été aussi mauvais que je +l'aurais craint. Je croyais avoir quelque fâcheuse affaire au coeur ou +dans ces parages. On m'a déclaré atteint et convaincu d'_emphysème_: +c'est-à-dire que mes poumons fonctionnent comme les vieux soufflets. De +plus, j'ai un rhumatisme des muscles intercostaux. On ne peut rien faire +pour réparer les premières avaries, mais le rhumatisme peut guérir. On +me dit d'aller à Aix ou dans les Pyrénées prendre des eaux sulfureuses. +Enfin on me garantit encore cet hiver, ce qui me semblait fort hardi, il +y a quelques jours. Je me trouve, d'ailleurs, bien du changement de +climat. Il pleut depuis deux jours, et cependant il fait chaud comme en +été. + +Les Anglais que j'ai vus disent tous qu'on ne veut pas du trône de Grèce +pour le prince Alfred. Cependant sa candidature fait des progrès. Je +pense que lord Palmerston, qui croit que la Turquie est en progrès et +qu'elle peut se conserver en Europe, refusera le trône brûlant, ou bien +il sera obligé de changer son style et sa politique en Orient. De toute +façon, j'espère que nous ne nous mêlerons en rien de cette affaire. + +Je ne sais pas encore comment aura fini la discussion dans le parlement +italien. Quand j'ai quitté Paris, il me semblait que Ratazzi avait +l'avantage. Croyez-vous que Garibaldi, maintenant que sa balle est +sortie, recommence sa chasse au pape? Des gens qui viennent de Naples +disent que le pays ne va guère bien. Si vous y allez, prêchez-leur la +patience et faites un beau commentaire sur ce texte: que Paris n'a pas +été bâti en un jour. + +Vous savez que je disais à notre _hôte_ de Biarritz que les légitimistes +montreraient le bout de l'oreille dans les prochaines élections. En +effet, presque partout ils se remuent et se coalisent avec les rouges. +J'espère que cela ne réussira pas, mais que cela montrera à notre hôte +susdit de quel côté il doit chercher ses amis. + +M. Fould est à Compiègne depuis avant-hier. Il m'a écrit par le +télégraphe que Leurs Majestés voulaient avoir de mes nouvelles. Vous +a-t-on écrit par le _Times_? Comme on fait là beaucoup de projets qu'on +n'exécute pas, il se peut bien que celui-ci ait eu le sort de tant +d'autres. + +Adieu, mon cher Panizzi; donnez-moi de vos nouvelles ici et de celles de +vos amis. + + + + +CXVI + + +Cannes, 6 décembre 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis en peine des élections. D'après ce que je vois, je crains que +les prêtres ne nous taillent des croupières. Le pouvoir de ces gens-là +est grand. Ils disposent de la moitié et de la plus belle du genre +humain, et cette moitié mène l'autre. Dans quelques départements, les +cléricaux font ménage avec les rouges, et presque partout ils exercent +une influence considérable. + +Ellice m'écrit qu'il passera par Cannes vers le 25 et qu'il viendra me +demander à dîner. Il m'annonce des faisans. Faites en sorte qu'il ne les +oublie pas, si vous le voyez avant son départ. + +Adieu; je suis horriblement pressé et n'ai que le temps de vous +souhaiter santé, joie et prospérité. + + + + +CXVII + + +Cannes, 13 décembre 1862. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis sans nouvelles d'Ellice et des faisans. Je crois le _bear_ à +_Bowood_; mais je ne l'attends guère qu'à la fin de l'année. Je sais +qu'il ne se presse pas quand il est dans de bons quartiers, et il m'a +dit qu'il comptait passer quelques jours chez M. Duchâtel, qui lui fera +boire du vin du cru, lequel, pour arrêter les voyageurs, est bien +supérieur, à mon avis, au chant des sirènes. + +Nous avons ici un temps merveilleux, même pour le pays. Depuis dix +heures jusqu'à la nuit, on est en plein été, et, comme il y a eu +quelques jours de grande pluie, tout est vert et florissant. Je désire +que vous ayez à Naples un temps pareil. Il ne peut pas être plus beau. +J'ai envoyé l'autre jour à l'impératrice une patate venue en pleine +terre à Cannes, qui pèse cinq kilogrammes trois cents grammes. Que +dites-vous de ce sol et de ce climat? Je ne crois pas qu'on ait quelque +chose de semblable à Malaga. + +J'ai eu des nouvelles de la comtesse de Montijo, qui me demande comment +vous vous portez. Elle est réinstallée à Madrid sans rhume. Elle +m'annonce une session assez chaude. Je crois pourtant que O'Donnell +conservera la position. + +Je vois qu'en Italie on a fait un ministère anti-français. Cela n'est +pas trop habile. Au reste, je crois assez au bon sens des Italiens, et +j'espère que les nouveaux venus ne donneront pas une nouvelle +représentation des fredaines garibaldiques. Cet infortuné Garibaldi +écrit des lettres inconcevables. Avez-vous lu celle qu'il écrit à +Nélaton? _He out herods Herod._ + +L'empereur a eu un succès véritable, l'autre jour, à l'ouverture du +boulevard du Prince-Eugène. Son discours, qui était fort adroit, a +produit grand effet. Les ouvriers du faubourg Saint-Antoine lui savent +gré d'avoir nommé, d'après un simple ouvrier, devenu par son talent un +riche fabricant, un des nouveaux boulevards. Je ne sais où il se +renseigne pour si bien comprendre les instincts du peuple. Je voudrais +qu'il satisfît également un autre désir de la nation française en tenant +un peu mieux en bride ses évêques et son clergé. + +Quand vous serez à Naples, vous me direz candidement quelle est la +situation. Je vous promets, si vous le désirez, de tenir vos +renseignements sous le boisseau. Je reçois de ce pays des rapports si +contradictoires, que je ne puis m'empêcher de croire qu'il y règne une +grande diversité d'opinions, ou plutôt qu'il y a deux partis bien +dessinés, très forts l'un et l'autre et difficilement réconciliables. Le +mal, c'est que la plupart de nos diplomates qui ont été à Naples sont, +par leurs relations sans doute, très attachés au parti bourbonien. + +Adieu, mon cher Panizzi; je vous souhaite une belle traversée. J'ai eu +hier la visite du roi Louis de Bavière. C'est un bon diable, très +vicieux et spirituel. + + + + +CXVIII + + +Cannes, 3 janvier 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Ellice m'a apporté des journaux américains très curieux, qui contiennent +une relation de la bataille de Fredericksburg. C'est une horrible +boucherie sans le moindre résultat. Il y a de part et d'autre de très +bons soldats, mais pas de généraux. Cela continuera probablement encore +cette année et le destin des chats de Kilkenny est le seul augure qu'on +puisse tirer pour l'avenir de ce pays. + +Je suis impatient de savoir comment vous avez trouvé Naples et ce que +vous pensez du présent, du passé et du futur. Mon journal me dit que +Garibaldi doit aller prochainement à Naples. Croyez que ce roi des niais +n'a pas encore dit son dernier mot, et qu'il y a encore des bêtises dans +son sac. + +Ici, depuis que la question du Mexique a pris des proportions +inquiétantes, on ne se préoccupe plus tant de la question italienne. +Nous la verrons cependant reparaître lors de la discussion de l'adresse. +Si je suis assez bien, comme je l'espère, je compte aller à Paris pour +l'ouverture des débats, c'est-à-dire vers le 20 de ce mois. Je +reviendrai ensuite ici pour y passer les mauvais temps du mois de +février et du commencement de mars. Décidément je veux vendre cher ma +peau, et me défendre contre le froid et la vieillesse aussi longtemps +que je le pourrai. + +Votre ami le prince impérial a été très souffrant d'un gros rhume; il +est à présent parfaitement remis. + +Comment vous trouvez-vous du climat de Naples? Je pense avec envie aux +macaronis que vous mangez, aux _trigli di noglio_ et autres productions +du pays qui, au palais de lady Holland, doivent être fort embellies par +l'art. N'oubliez pas de m'acheter une main de corail pour me préserver +de la jettature, et de garder note du prix. + +Rothschild, comme vous avez pu voir, a donné à l'empereur une chasse et +un déjeuner magnifiques dans son château de Ferrières. On dit que, +lorsque l'empereur est reparti pour Paris, Rothschild lui a dit, avec +l'accent et le français germanique que vous lui connaissez: «Sire, mes +enfants et moi, nous n'oublierons jamais cette journée. _Le_ mémoire +nous en sera cher.» + +J'ai vu ce matin lord Brougham, qui me semble bien vieilli et cassé. On +dit qu'il écrit ses mémoires, lesquels seront longs et peut-être pas +trop véridiques. + +Adieu, mon cher Panizzi; santé, joie et prospérité en cette présente +année comme dans les suivantes. + + + + +CXXI + + +Cannes, 16 janvier 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Je vous ai demandé des considérations politiques sur l'Italie +méridionale, mais ce n'est pas une raison pour ne pas me donner des +nouvelles des fouilles de Pompéi et d'ailleurs. Si quelque mémoire très +curieux à ce sujet venait à paraître, et qu'il ne vous surchargeât pas +trop, pensez à le rapporter à votre féal. Je me recommande également à +vous pour une petite boîte de bonbons à la cannelle. + +Adieu, mon cher ami; je vous envie la vue du Vésuve et le dîner que vous +venez de faire. Ellice est à Nice, guéri, fort comme un lion. Il viendra +faire mon oraison funèbre. + + + + +CXXI + + +Cannes, 3 février 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Mille remerciements pour le rapport de M. Settembrini sur les moulages +de Pompéi. C'est un peu poétique et pas assez précis; mais le +renseignement que vous m'avez donné sur la façon dont les Romains se +rasaient, vaut toute la description du journal. + +Je ne puis vous parler politique à une si grande distance des lumières. +Je n'admets pas ce que vous me dites de l'influence exercée sur l'Italie +par l'occupation de Rome, quelque opposé que je sois, comme vous savez, +à la chose. Le brigandage est facile dans un pays où il y a de +mauvaises routes, où les centres de population sont très éloignés, où +enfin il y a des lois qui empêchent de procéder comme faisait le général +Manès, qui, en un an, avait fusillé tant de coquins et tant de +soi-disant coquins, qu'il n'est plus resté que des gens aussi vertueux +qu'on en voit dans les romans. Sous cette administration +philanthropique, on pouvait se promener avec de l'or plein ses poches de +Naples à Tarente. On effrayait les pauvres diables qui craignaient +d'être fusillés, si on venait à perdre cet or. + +Ce système appartient au premier empire et à celui de Nicolas, et n'est +plus applicable maintenant. Mais voici ce que j'ai vu faire par une +bonne administration. Aucun pays n'est plus convenable aux brigands que +l'Espagne. Il y en avait eu sous tous les régimes. Le duc de la Ahumada +a été chargé d'organiser la gendarmerie. Il a si bien fait, qu'au bout +d'un an il n'y a plus eu un brigand en Espagne. Le gendarme espagnol est +aussi actif, aussi solide, et plus désintéressé, que le policeman de +Londres, qui reçoit une couronne avec reconnaissance. Le gendarme +espagnol serait chassé du corps s'il acceptait une rémunération, et +j'en ai vu qui refusaient des cigares de votre serviteur. Vous n'aurez +plus de brigands dans le sud de l'Italie, lorsque vous aurez une bonne +administration. Pour cela, il ne faudrait pas changer trop souvent de +ministres. + +On est très inquiet du Mexique, et chaque jour fait regretter davantage +cette expédition. Il se fait tant de bêtises en Allemagne, que quelqu'un +qui aurait les millions et les milliers de soldats du Mexique, pourrait +joliment pêcher en eau trouble. + +Je ne comprends pas et je déplore la campagne de lord Russell en faveur +des Polonais, campagne dans laquelle il veut nous entraîner, et nous a +probablement entraînés. Je tiens pour vrai un proverbe russe qui dit que +le bon Dieu a pris ce que vous savez d'un ciron mâle pour faire la +cervelle de tous les Polonais. + +Adieu, mon cher Panizzi. Portez-vous bien et donnez-moi de vos +nouvelles. + + + + +CXXII + + +Cannes, 5 février 1863. + +Mon cher Panizzi, + +J'ai reçu votre lettre et je suis bien fâché de vous savoir toujours +souffrant de rhumatismes. Si le beau climat de Naples n'y peut rien, +vous devriez essayer de la gymnastique. Payez un homme pour lui donner +des coups de poing, cela vous dégourdira les bras, et, au bout d'une +semaine, vous verrez qu'il vous demandera un supplément. J'avais une +douleur dans l'épaule gauche qui a disparu au moyen de l'_archery_. + +Vous aurez appris la mort de lord Lansdowne. C'est le dernier des grands +seigneurs que j'ai connus. Il n'y a pas eu d'homme plus heureux au +monde, du moins en apparence, si la considération générale fait quelque +chose au bonheur. Lord Brougham ici en est très affecté. C'est +d'ailleurs un avertissement, et je crois qu'il était l'aîné de lord +Lansdowne. + +Ellice est-il ou n'est-il pas lord Glengurry? On dit non à présent. Je +lui ai écrit il y a quelques jours, au _Right honorable_ tout bonnement, +et je n'ai pas de réponse. Je sais qu'il a refusé d'être lord de je ne +sais quoi, il y a quelques années. Au reste, comme disait M. +Royer-Collard à M. Pasquier lorsqu'il fut fait duc, «cela ne le diminue +pas». + +Que dites-vous de cette énorme brioche de notre ami Odo Russell, doublée +de celle de son oncle? Représentez-vous les rires homériques du sacré +collège. A quoi sert-il d'avoir de l'esprit? N'avez-vous pas remarqué +que les Anglais, et les gens du Nord en général, ne comprennent pas du +tout la plaisanterie des gens du Midi? Le frère de Meyerbeer, qui était +Prussien et poète, se figurait toujours que je me moquais de lui, et, si +je lui offrais des épinards à dîner, il me disait: «Épargnez-moi.» Cette +offre faite au pape par lord Russell, et sa note sur les affaires de +Schleswig sont de lourdes charges pour un ministre des affaires +étrangères, et je crois que lord Derby les lui fera cruellement expier. + +J'ai laissé voter l'adresse, _nemine contradicente_. M. Billaut s'en est +tiré assez bien. Tout le monde attend quelque chose. Je suis intimement +convaincu qu'il n'arrivera rien. Les réformes du pape sont une facétie à +laquelle personne ne croit; mais les mesures qu'il prendra auront pour +effet de montrer la corde, comme on dit. Il est impossible qu'il puisse +entretenir son état-major sans l'employer à mal faire, et il n'y a point +de pape sans état-major. _Ergo!_ Tout cela est pour l'année prochaine. +La grande affaire est que, d'ici là, les affaires en Italie aillent +tranquillement et que Garibaldi ne fasse pas des siennes. + +Les orléanistes, les rouges et les carlistes se donnent beaucoup de +mouvement pour les prochaines élections, et presque partout les trois +partis se coalisent. Cela ne fait honneur à aucun d'eux. Je crains un +peu le résultat. Notre ami le docteur Maure est candidat ici, agréé par +le gouvernement, grâce à M. Fould et à votre serviteur; mais tous les +calotins sont déchaînés contre lui et inventent chaque jour quelque +petite noirceur. + +Adieu, mon cher Panizzi. Avez-vous entendu parler de la saisie d'un +livre du duc d'Aumale sur la maison de Condé? Je n'y comprends rien et +cela m'afflige. + + + + +CXXIII + + +Cannes, 11 février 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Le docteur Maure m'a conseillé de rester ici m'assurant que, si j'allais +me fourrer en cet état dans les boues et les brouillards de Paris, je +deviendrais sérieusement malade. J'ai donc pris mon parti très +facilement et d'autant plus qu'on m'écrivait que la discussion de +l'adresse ne donnerait lieu à aucun incident. En effet, tout a été bâclé +sans conteste. Le prince Napoléon a, je crois, mal fait de voter contre. +Il eût mieux valu ne pas voter du tout; mais il ne sait pas résister au +plaisir de faire une malice. Il est toujours prêt a faire des sottises +et il ne manque pas de gens qui les lui conseillent. Son discours, lors +de la distribution des récompenses aux industriels, avait été habile, il +aurait dû en rester là. + +Je reçois ce matin une lettre d'un de mes amis qui revient de Sicile. Il +dit le pays très agité et très mal disposé. Les routes sont peu sûres, +mais plutôt par suite de l'insuffisance des moyens de répression contre +les voleurs que par excitation politique. + +Lord Russell ne se tire pas trop mal de la bévue de son neveu, qui a +pris pour argent comptant une plaisanterie du pape. + +Les prêtres font tous les jours des progrès. Je pense aller à Paris vers +le 20 pour une dizaine de jours. Cousin est toujours ici se portant à +merveille. Je vais voir Ellice demain. Il n'est pas et ne veut pas être +lord Glengurry. Il dit qu'il veut vivre et mourir comme il a vécu, _a +citizen of the world_. + +Adieu, mon cher Panizzi; tâchez de secouer vos rhumatismes et de faire +provision de santé pour les rigueurs du printemps. + + + + +CXXIV + + +Paris, 21 mars 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Merci de votre lettre. Il me semble que vous voyez les choses en noir. +Du désordre me paraît probable à Naples, mais je ne crois pas à une +révolution, ni même à des mouvements sérieux. Le grand malheur de +l'Italie, si je suis bien informé, est que, depuis longtemps, les gens +honnêtes et éclairés ont été ou se sont tenus tout à fait écartés des +affaires. Il en résulte qu'on ne trouve personne pour les faire. Prendre +des Piémontais est le moyen d'exciter la jalousie des autres Italiens, +et donner des administrateurs du pays à chaque province est le moyen que +rien ne marche et qu'on fasse des bêtises. Il faut du temps et de la +patience. + +Je viens d'assister aux dernières séances du Sénat, séances assez +orageuses, grâce au prince Napoléon. Rien de plus éloquent, de plus +incisif et de plus spirituel que son discours, mais en même temps rien +de moins politique et de moins princier. Il a une absence de tact +incroyable dans un homme d'esprit. Le résultat a été de faire perdre aux +Polonais une quarantaine de voix. Je ne sais pas, à la vérité, si son +but, en prenant la parole, était d'être utile aux Polonais. C'est un +homme blasé qui cherche à s'amuser. Il pense à l'effet qu'il produira, +et tout est dit. De ses clients, il s'en soucie fort peu. Tant il y a +que nous avons blackboulé la pétition des catholiques et des +académiciens. + +La question polonaise d'ailleurs fait grand bruit, du moins à Paris, car +en province personne ne s'en occupe. Selon l'usage, cette question a +rejeté toutes les autres sur le dernier plan. On ne pense plus ni à +l'Amérique ni à l'Italie. Tous les journaux sont pourvus de nouvelles +venant de Posen ou de Cracovie, toutes d'origine polonaise et qui sont, +en général, des mensonges. Cependant il est certain qu'il y a un +mouvement national très énergique. Quant au nombre des insurgés, il +n'est pas considérable, et ils se tiennent sur les frontières de +Galicie, à la lisière des forêts, afin de se ménager une retraite. Ce +qui est assez étrange, c'est qu'à Cracovie il y a un bureau public +d'enrôlement, avec drapeaux polonais et affiches majuscules, à quelques +pas d'une sentinelle autrichienne. Vous savez que l'Autriche ne craint +pas d'insurrection de ce côté. Les paysans galiciens sont grecs; les +gentilshommes sont catholiques. L'Autriche à fait du bien aux paysans, +et, en 1846, lorsque les gentilshommes ont voulu remuer, elle a lâché +sur eux les paysans, qui les ont massacrés. C'est toujours le magnifique +exemple d'ingratitude que le prince Félix Schwartzenberg annonçait après +la campagne de Hongrie. + +Vous aurez vu que, après un long entretien avec l'empereur, M. de +Metternich est parti pour Vienne, d'où il revient la semaine prochaine. +Personne ne sait de quelles propositions il est porteur, et, par +conséquent, chacun donne ses suppositions comme les tenant de bonne +source. Apprenez que l'Autriche va nous céder la Vénétie, qu'elle envoie +quatre cent mille hommes en Pologne, pendant que nous donnerons une +raclée aux Prussiens; nous prendrons les provinces rhénanes et nous +donnerons à l'Autriche la Silésie, la Serbie, je ne sais quoi encore. +Nous ferons un royaume de Pologne et on le jouera aux dés. Voilà ce qui +se dit de plus sensé pour le moment. La seule chose qui me semble +probable, c'est un rapprochement entre l'Autriche et nous. Ce que cela +peut amener, je n'en sais absolument rien. + +On est mécontent ici de ce que fait, ou plutôt ne fait pas, le général +Forey au Mexique. On annonce ce soir que le paquebot qui apporte les +nouvelles était en vue ce matin; ainsi on aura des lettres demain. + +J'ai dîné mardi avec nos hôtes de Biarritz, tous les deux en parfaite +santé. Votre jeune ami, qui vient d'avoir sept ans le 16 de ce mois, a +passé sa première revue et a manoeuvré très bien avec les enfants de +troupe. On a demandé pour lui le grade de sergent, mais on a répondu +qu'il n'avait pas encore le temps de service exigé par les règlements. +Il n'a plus de _kilt_, mais des _knicker-bockers_ qui lui vont à +merveille. Il est toujours très gentil et commence à bien étudier. + +Adieu, portez-vous bien. N'oubliez pas de m'apporter une corne contre la +_jettatura_. + + + + +CXXV + + +Paris, 5 mai 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis allé hier aux Tuileries. L'impératrice m'a demandé de vos +nouvelles et pourquoi, passant par Paris, vous n'aviez pas déjeuné avec +elle? Nigra et les attachés de la légation italienne paraissent en +grande faveur, faveur toute personnelle, bien entendu. Hier, ou plutôt +aujourd'hui, l'impératrice a retenu autour d'elle huit ou dix personnes, +dont Nigra et deux attachés. On ne nous a lâchés qu'à deux heures un +quart. + +On reçoit à l'instant la nouvelle que Puebla a capitulé après deux +combats dans lesquels les Mexicains ont été complètement battus. + +Rien de nouveau de la Pologne, si ce n'est la publication dans _le +Moniteur_ de deux réponses russes. Celle qui nous concerne est très +douce. Il me semble que, si j'étais à la place d'Alexandre, je +répondrais d'une autre encre. + +Les élections, je le crains, se feront à la diable. + +Adieu, mon cher Panizzi. Je suis toujours souffreteux, respirant mal et +de mauvaise humeur. + + + + +CXXVI + + +Paris, 11 mai 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Vous ai-je conté l'histoire du général X... et de sa femme, qui est une +puritaine renforcée? Elle a fait arranger son hôtel à ***, où il +commande une division. Dans toutes les pièces, elle a fait mettre des +inscriptions tirées des Écritures; et, dans la chambre à coucher, il n'y +en a qu'une, notez-le bien, à la manière anglaise; on lit en lettres +d'or: «Faites le bien tous les jours.»--Il a un peu perdu la tête de +_vanagloria_, comme disent les Espagnols. Il donne lui-même le bras à la +générale comme l'empereur à l'impératrice, ce qui semble un peu drôle. +Il disait à madame de Z..., la fille du général qui commandait à *** +avant lui: «Comment votre père pouvait-il habiter une baraque comme +celle qu'il occupait? Moi, je n'oserais pas loger ainsi mon aide de +camp.--Oh! général, mon père était un vieux soldat, et il était trop +grand seigneur pour faire attention à ces choses-là.» + +L'impératrice est très enrhumée pour être allée à Fontainebleau essayer +une gondole vénitienne sur le lac. Je ne m'explique pas trop comment +elle peut entrer sous la _felce_ avec la crinoline, ni comment on +manoeuvre la gondole, si l'on n'a pas apporté en même temps des +gondoliers vénitiens. + +Je vous ai raconté l'année passée une aventure fort étrange avec une +dame inconnue dont j'ai fait cependant la connaissance. Cela m'en a +attiré une autre dix fois plus extraordinaire et qui me donne une idée +bien avantageuse de notre époque. L'espace me manque pour vous conter la +chose et, d'ailleurs, ma moralité en souffrirait trop. Le fond de la +question est que les jeunes gens n'aiment plus que les lorettes, de +sorte que les femmes honnêtes sont obligées de recourir aux vieillards. +C'est une personne fort bien d'esprit et de corps, folle, à ce que je +crois. + +Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments. + + + + +CXXVII + + +Paris, 21 mai 1863. + +Mon cher Panizzi, + +J'ai revu mon _incognita_, toujours fort brûlante, et je ne sais plus +qu'en penser. Je lui ai promis de ne pas chercher à savoir qui elle est, +et, dans le fond, cela m'importe fort peu. Les conjectures que j'avais +faites se sont trouvées tout à fait mal fondées, en sorte que je n'y +comprends plus rien du tout. Elle a de l'esprit, elle est très gaie et +folle. Elle m'a dit qu'elle est Italienne, et, en effet, elle parle +l'italien très facilement, et, à ce qu'il me semble, sans accent. Elle +en a en parlant français, mais pas l'accent italien. Comme ce siècle de +fer est drôle! Je crois que, vous et moi excepté, tout le monde est fou. + +Il y a ici beaucoup d'excitation pour les élections. M. de Persigny +ressemble à un cocher qui tire sur les rênes et donne des coups de fouet +à tort et à travers. Sa lettre sur la candidature de Thiers a fait +mauvais effet parmi les gens comme il faut; mais on m'assure qu'elle en +a produit un tout autre sur les épiciers, qui forment la masse des +électeurs. + +Notre ami du faubourg Saint-Honoré est allé travailler l'élection de son +fils, et manque un terrible déjeuner chez Ragelle. Il est parti plus _in +spirits_ que lorsque vous l'avez vu. Personne ne doute qu'après les +élections il n'y ait un remaniement ministériel considérable, et, +jusqu'à présent, l'apparence est que la couleur politique à laquelle +appartient notre ami sera renforcée. Comme la chose dépend en dernière +analyse de la volonté de quelqu'un dont on ne sait jamais la pensée, +tout est encore fort incertain, sinon le changement. + +On s'occupe toujours beaucoup, et à mon avis trop, des affaires de +Pologne. Heureusement, jusqu'à présent, et j'espère que cela continuera, +on s'en occupe diplomatiquement, et de concert avec l'Angleterre et +l'Autriche. Il faut que la guerre de Crimée ait blessé la Russie plus +fortement qu'on ne pensait, pour qu'elle n'en ait pas encore fini avec +cette révolte qui, même en tenant compte des exagérations des journaux, +paraît s'étendre et s'envenimer tous les jours. + +Il y a maintenant à Paris un escadron de spahis qui accompagne +quelquefois le prince impérial. Au milieu de ces gens noirs avec leur +costume étrange, faisant la fantasia autour de lui, il a l'air d'un de +ces princes des _Mille et une Nuits_ enlevés par des magiciens. Il a été +très enrhumé dernièrement, mais va très bien à présent. On dit qu'il +commence à travailler. Son précepteur est un homme intelligent, dit-on, +et pas clérical. On ne lui donnera pas de gouverneur comme il semble. +Je mourais de peur que ce ne fût un évêque. Il avait été question du +maréchal Vaillant, qui avait ses inconvénients aussi, quoique pas de ce +côté-là. + +Adieu, mon cher Panizzi; rappelez-moi au souvenir du British Museum. + + + + +CXXVIII + + +Paris, 1er juin 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Nous sommes ici dans le fort de la fièvre électorale. Je ne sais pas +encore ce qui sortira de l'urne, mais très probablement l'opposition +anti-dynastique sera renforcée très notablement. On croit que Thiers +sera nommé à Paris, grâce aux lettres furieuses de Persigny. + +Si le gouvernement fait des folies, l'opposition en fait de son côté. +Les rouges et les blancs s'allient sans la moindre vergogne. Le duc de +Broglie reçoit chez lui Carnot, le ministre de l'instruction publique de +1848, qui signait les factums de madame Sand. Cela effraye un peu les +épiciers, qui se souviennent du peu de poivre qu'on achetait alors; +mais le bourgeois de Paris a toujours du goût pour l'opposition. +J'espère que notre ami le docteur Maure sera élu, malgré son préfet, +dans les Alpes-Maritimes. Le fils de M. Fould le sera sans la moindre +difficulté à Tarbes, et Édouard Fould dans son département, où ses bons +dîners lui ont gagné le coeur de tous les curés. + +On est toujours fort inquiet des affaires de Pologne, plus encore que de +celles du Mexique, qui cependant n'avancent guère. Mais à quelque chose +malheur est bon. Le Mexique arrêtera sans doute les velléités +polonaises. Il est impossible de dire plus de mensonges que tous les +journaux n'en débitent sur ce sujet. + +Les interpellations de M. Grégory et les réponses de M. Layard au sujet +de l'Orient m'ont amusé. Lord Palmerston n'en démordra pas, et, après +l'Angleterre, il n'y a pas à ses yeux de pays mieux administré que la +Turquie. + +Adieu, mon cher Panizzi. Je ne sais rien de nouveau sur l'_incognita_, +et je ne me mets pas en frais, d'espionnage. Elle me promet une visite +pour aujourd'hui. + + + + +CXXIX + + +Paris, 16 juin 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Vous aurez vu le résultat de nos dernières élections, où l'opposition a +réussi assez notablement. C'est un enseignement dont je ne sais pas trop +si l'on profitera. Ici, le cri général est qu'il faut changer de +ministère, ou du moins modifier considérablement le ministère actuel. +Bien que l'opposition, en dernière analyse, ne consiste que dans +vingt-cinq voix, elle a une puissance énorme dans un pays où tout le +monde aime à critiquer. Il faudra de toute façon compter avec elle, +autrement on lui donnerait trop d'avantages. Si on jugeait les +changements probables par ce qu'on désire et par ce qui serait agréable +au plus grand nombre, les dépensiers et les courtisans seraient exclus +du cabinet et remplacés par des hommes d'affaires. Mais le maître n'aime +pas les visages nouveaux et n'admet pas trop, je le crains, qu'il y ait +des hommes nécessaires. Cependant M. Billaut a, depuis quelque temps, +de fréquentes conversations avec lui et paraît le conseiller dans ce +sens. + +Notre ami du faubourg Saint-Honoré me semble plus content et plus calme. +Je sais, d'autre part, que M. Walewski, qui d'abord avait pris des airs +triomphants, est maintenant un peu écorné et inquiet. Cependant rien +n'est encore fait, et la situation peut durer encore longtemps; on ne +paraît pas disposé à réunir la Chambre tout de suite pour la +vérification des pouvoirs. C'est en novembre, à ce qu'il paraît, que la +convocation aura lieu, ce qui me semble assez mauvais; car d'un côté, il +pourrait arriver tel événement qui exigeât une réunion immédiate, et +cependant il faudrait encore perdre quinze jours à la vérification des +pouvoirs. D'un autre côté, après la façon dont les élections ont été +menées par les préfets, il faut s'attendre à plus d'un scandale, et il +vaudrait mieux, à mon avis, confondre tout cela avec l'excitation +électorale, que de laisser reposer les gens pour les réveiller et les +exciter de nouveau. Machiavel, qui est toujours le prince des +politiques, dit quelque part: _Debbono farsi tutte le crudeltà in un +tratto._ A la place de _crudeltà_, qui n'est plus de ce temps-ci, +mettez un mot plus convenable, le principe reste toujours le même. + +M. Thiers annonce l'intention d'être très modéré. Je le crois, au fond, +un peu embarrassé de son entourage. Il ne peut pas se dissimuler qu'il +est seul à la Chambre et que la queue plus ou moins rouge qui se +ralliera à lui dans certaines occasions ne lui veut aucun bien. Il est +partagé entre l'irritation très-juste que lui donnent les circulaires de +Persigny, et l'inquiétude que lui inspire le parti rouge. Je crois que, +avec un autre ministère, il serait possible de l'amener, non pas à +devenir le défenseur du gouvernement, mais à être un critique +bienveillant et utile dans l'occasion. + +Voici une petite histoire assez-drôle: Prévost-Paradol, des _Débats_, +avait acheté un cheval arabe d'un officier de spahis. La première fois +qu'ils le monte, il va au bois de Boulogne. Le prince impérial vient à +passer avec son escorte de spahis. Aussitôt, le cheval se met avec eux, +et, bon gré; mal gré, emmène M. Paradol jusque dans la cour des +Tuileries. + +Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et écrivez-moi. + + + + +CXXX + + +Fontainebleau, 25 juin au soir 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Vous aurez vu que nous avons fait un ministère. Je crois que tout est +pour le mieux. Les nouveaux venus peut-être n'ont pas assez de +notoriété; mais le cabinet gagne cent pour cent en se défaisant de +quelques-uns de ses membres. On peut dire que le dernier changement +donne raison aux gens d'esprit. Les fous et les bêtes de moins, c'est +une bonne chose. + +Nous passons ici le temps très gaiement et en très bonne compagnie, +presque aussi agréablement qu'à Biarritz, _breeches excepted_. Il n'y a +pas de montagnes de la Rune, et nous faisons des promenades charmantes +dans des bois magnifiques. IL y a devant le palais un grand étang que +nous appelons honorablement le Lac. Il y a toute sorte de petites +embarcations, un caïque de Constantinople avec un caïkdji et une +gondole vénitienne _quite in style_ avec son gondolier. Cette gondole a +pris la parole, l'autre soir, et a dit, par l'entremise de Nigra, +d'assez jolis vers à Sa Majesté. En voici la fin: + + Donna se acaro sull' placido + Tuo lago, a quando a quando + Teco verrà solando + Il muto Imperator, + Digli che in riva all' Adria + Povera, ignuda, esangue, + Geme Venezia e langue + Ma vive--e aspetta ancor! + +Je crains qu'on n'ait répondu: _Aspetti._ Cependant Nigra est très +festoyé ici. Il y a un autre Italien, compatriote à vous, je crois, un +comte Sormani, qui est bon garçon et homme d'esprit. Il est de Modène, +je crois, et aussi dévoué à ses ducs légitimes que vous pouvez l'être. +Avec M. Billaut, qui est homme du monde et très aimable, c'est le seul +personnage officiel du séjour et cela ne le gâte pas. + +Nous avons vu des figures assez drôles pendant la crise ministérielle. +C'est amusant d'être aux premières loges et d'assister à la comédie +quand on n'est pas acteur, et qu'on n'a pas la prétention d'y jouer un +rôle. Je n'ai pas revu M. Fould depuis mon départ de Paris; mais on me +dit qu'il est très content. + +J'ai vu M. Thiers, que j'ai trouvé fort sage et moins irrité que je ne +l'aurais cru. A vrai dire, il aurait tort de l'être, car c'est aux +colères de M. de Persigny qu'il doit sa nomination. Il m'a parlé en très +bons termes de l'empereur et paraît détermine à se séparer de +l'opposition. Je crois qu'il cherche une position intermédiaire. Il +voudrait qu'on fît un pas en avant; mais il croit que ce pas +consoliderait la dynastie. _Hic jacet lepus._ Mais, enfin, je crois que +ce n'est pas une mauvaise chose qu'un homme comme lui, acceptant +franchement le gouvernement de l'empereur et voulant améliorer au lieu +de renverser, chose rare dans les oppositions françaises. Je ne doute +pas qu'un de ces jours nous ne le voyions ici. + +Les affaires de Pologne continuent à donner beaucoup d'inquiétude. Je ne +trouve pas que le jeu qu'on joue en Angleterre soit très loyal. Il +rappelle trop l'histoire des marrons tirés du feu par la patte du chat. +Tout le bruit qu'on fait au Parlement des violences des Russes, on +aurait pu le faire avec autant de raison à Saint-Pétersbourg, lors de la +révolte des cipayes dans l'Inde. Personne ne trouvait à redire lorsque +le capitaine Hodgton tuait de sa main les deux fils du Grand Mogol, +coupables d'avoir eu des sujets qui avaient violé des Anglaises (car ces +Indiens ont de mauvaises manières) et l'on jette feu et flammes lorsque +les Russes pendent des officiers qui ont quitté leur régiment pour +prendre parti parmi les insurgés. Nous faisons très justement fusiller à +Puebla des Français que nous avons attrapés. + +Adieu, mon cher Panizzi. L'_incognita_ m'écrit des lettres italiennes +toujours brûlantes. + + + + +CXXXI + + +Paris, dimanche 12 juillet 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Je devais dîner avec Sa Majesté hier, et je comptais lui remettre votre +lettre; mais, au moment de monter en voiture pour Saint-Cloud, est +arrivé un de ses écuyers m'annoncer que le dîner était remis, attendu +que le duc de X... venait d'avoir une attaque, on ne sait pas bien de +quoi, et qu'il était encore sans connaissance. Il y a deux divinités +païennes qui peuvent être accusées du fait, pour lesquelles il avait +trop de penchants! On nous a remis à demain, pour le cas où l'accident +ne finirait pas mal. Je vais envoyer savoir de ses nouvelles dans +l'après-midi. S'il allait plus mal, ou s'il mourait _salute a noi_, +j'enverrais votre lettre qui me paraît excellente. + +Je ne vois pas encore bien clair dans l'avenir. Cependant je crois bien +que vous me verrez apparaître vers le 20 de ce mois. Vous savez que je +ne tiens pas beaucoup au monde et que je viens à Londres pour _vous_ +voir. Quant aux dîners, les vôtres me plaisent beaucoup mieux que ceux +des aristocrates du West-End. L'exemple du duc de X... est là pour +prouver que les jeunes gens de notre âge doivent se contenter d'un +bifteck. + +On vient de recevoir la nouvelle de la prise de Mexico. Ce serait +excellent si cela finissait tout; mais c'est un autre ordre de +difficultés qui commence. César et M. Fould sont jusqu'à présent les +seules personnes, à ma connaissance, qui pensent que l'affaire pourra +devenir profitable à ce pays-ci. + +On attend avec grande impatience et un peu d'inquiétude des nouvelles de +Russie. La plupart croient que la réponse de Gortchakof sera très polie, +et même qu'il acceptera la proposition de l'Autriche, sinon les nôtres, +qui paraissent les mêmes que celles de l'Angleterre. Mais les Polonais +n'en voudront pas, pas plus que de l'armistice timidement présenté par +lord Russell. Alors quelle sera la conséquence? de laisser carte blanche +à la Russie. Si on n'eût pas encouragé les Polonais, il est probable que +l'insurrection serait déjà terminée. On se demande encore comment on +traiterait avec le gouvernement national, qui ressemble fort au +gouvernement des francs juges ou des inquisiteurs de l'État de Venise. +Je pense que lord Russell ne sera pas embarrassé pour les découvrir, car +il a le grand pontife Hertzen sous la main. + +Je viens de voir une lettre de Thiers. Il a été reçu merveilleusement +par l'aristocratie de Vienne. L'empereur l'a consulté sur la politique, +et il a modestement répondu qu'il ne pouvait qu'admirer M. de +Schmerling. Il paraît, d'ailleurs, très frappé du mouvement _libéral_ de +l'Autriche et de la résignation des grands seigneurs à l'accepter. Il +paraît bien résolu à ne pas faire ici d'opposition tracassière; et même +à se séparer très franchement des rouges ses collègues de Paris. Mais, +_entre dicho y hecho, hay gran trecho_. + +Adieu, mon cher Panizzi; à bientôt, j'espère. Mille amitiés et +compliments. + + + + +CXXXII + + +Paris, 16 juillet 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Voilà le pauvre duc de X... qui paye cher ses amusements trop tardifs. +Il paraît qu'après avoir bien dîné et avoir bu beaucoup d'eau-de-vie, il +est allé dans un bal champêtre, d'où il est revenu pour souper, en +compagnie de deux gueuses, et c'est en sortant de la Maison dorée, après +un souper très prolongé, qu'il est tombé sur le trottoir à demi +paralysé. Je ne crois pas qu'il ait retrouvé sa connaissance. + +J'ai dîné avant-hier chez madame Fould, qui m'a donné des nouvelles de +Vichy. Son mari était, en apparence, en grande faveur auprès de Sa +Majesté. On est content, en général, du nouveau ministère. Le ministre +de l'instruction publique a commencé par quelques mesures très +anti-jésuitiques qui ont fait un très bon effet. + +Je ne suis pas content de la note de lord Russell ni de son discours sur +la Pologne. La note est bien médiocre de forme, surtout si on la compare +à celle de Drouyn de Lhuys et à celle de M. de Rechberg. Il y a une +grande naïveté au sujet de l'armistice, naïveté dont, au reste, nous +avons à supporter notre part. On demande un armistice; mais comment un +armistice peut-il exister sans frontières définies? Et le moyen de +déterminer une frontière dans un pays où les insurgés n'ont pas une +ville, peut-être pas un village; où il n'y a pas une lieue de terrain +occupé par eux, mais où il y a, dans chaque forêt, une troupe de cent à +deux cents hommes? Quelle réponse on prépare au prince Gortchakof! +Ajoutez à cela l'assurance donnée au Parlement qu'on ne fera pas la +guerre à la Russie, quand même elle répondrait par la négative aux six +propositions. Il me semble que rien de plus imprudent, ni de plus timide +à la fois, n'avait encore été signé par un ministre des affaires +étrangères. Comme tout cela montre bien l'énormité de la puissance de la +presse, qui fait faire tant de bêtises aux gens les plus sensés! + +Adieu, mon cher Panizzi; je vous écrirai bientôt, et ce sera j'espère +pour vous dire le jour de mon arrivée. + + + + +CXXXIII + + +Paris, 21 août 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis arrivé hier soir à bon port dans mon domicile, non sans avoir +offert un petit sacrifice à Neptune, moins à cause de sa fureur que par +la présence de cent cinquante vieilles femmes qui remplissaient des +cuvettes à l'envi. + +Je n'ai pu aller aujourd'hui à Saint-Cloud. J'irai demain, je pense, et +je vous écrirai au commencement de la semaine prochaine. + +Il paraît décidé que nous aurons une session en novembre, non pas +seulement pour la vérification des pouvoirs, mais pour faire des lois. +Le peu de gens que j'ai vus ne croient pas à la guerre, et on m'assure +que l'enthousiasme polonais se refroidit tous les jours. + +L'archiduc Maximilien a écrit à l'empereur une lettre de huit pages pour +lui faire ses remerciements. Il accepte et on dit que ce n'est ni la +reconnaissance ni l'éloquence qui manquent à cette épître. On assure que +nos affaires au Mexique vont bien. On a chargé un colonel Dupin de +poursuivre les guérillas mexicaines-juaristes avec des spahis d'Afrique +et des contre-guerillas mexicaines. Il a débuté comme il faut commencer +avec cette canaille, par pendre et fusiller tout ce qu'il attrapait. Les +gens du pays out trouvé cela très bon et nous servent d'espions avec +empressement. On croit que quelques mois de chasse suffiront pour rendre +le pays parfaitement sûr. _Utinam._ + +Ici, à la Chambre, on s'attend que l'opposition fera le diable à quatre +et donnera beaucoup d'embarras. Je compte voir Thiers ces jours-ci. + +L'empereur et le prince impérial sont au camp de Châlons à faire de +grandes manoeuvres. + +Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien. Je suis triste de vous avoir +quitté, et me console en pensant que c'est pour peu de jours. + + + + +CXXXIV + + +Paris, 23 août 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Je suis allé hier à Saint-Cloud, où j'ai trouvé tout le monde en très +bonne santé; je ne parle pas des militaires grands et petits qui sont au +camp. On vous remercie beaucoup des photographies, qui ont paru faire +grand plaisir. + +_On_ allait vous écrire; mais, comme c'est une opération qui coûte +beaucoup à cette petite main, on me charge de la lui épargner. On +m'ordonne donc de vous demander quand vous venez. On part le 31 de ce +mois. Voulez-vous partir avec elle? _Monsieur_ ne revient à Paris que le +27. Il en partira le 4 septembre. De toute façon, on compte sur votre +présence, vous laissant absolument maître de décider le jour. Seulement +ne tardez pas à répondre. Je suis à votre disposition tout à fait. Je +fais une seule, non _objection_, mais _observation_. Si nous partons le +31, il n'est pas clair que nous puissions nous en aller avant la fin du +mois. Décidez. + +Point de guerre cette année. Cela est évident. On est bien catholique. +Le fils cependant me donne des espérances. Son précepteur lui a conté un +vieux roman dont le dénouement a eu lieu sous Tibère, et lui a demandé +si les juifs n'étaient pas d'abominables gredins d'avoir fait ce tour à +Notre-Seigneur. Le petit a dit: «Mais pourquoi s'est-il laissé faire +puisqu'il était tout-puissant?». Je ne sais pas ce que le précepteur a +dit. Tâchez de trouver une bonne réponse. + +Adieu, à bientôt. Répondez-moi et décidez pour vous sans arrière-pensée, +ni considérations de cérémonie. Vous avez des affaires et vous pouvez et +devez les faire passer avant tout. + + + + +CXXXV + + +Biarritz, 27 septembre 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Un mot très à la hâte, car je vais à la messe. L'impératrice est très +souffrante d'un mal de gorge commencé vous savez où et continué dans une +promenade en bateau sur la Nive. L'empereur est aussi un peu enrhumé et +le prince impérial a été très souffrant hier de vomissements. Ce matin, +il est à peu près complètement remis. + +Nous avons eu un très agréable voyage de Tarbes à Pau et à Biarritz. Vos +commissions ont été fidèlement remplies et aussitôt que possible. + +Adieu. Je suis chargé pour vous de tous les compliments et tendresses +des dames et des messieurs, à commencer par deux augustes +personnages[20]. + + [Note 20: A cette lettre étaient ajoutés ces quelques + mots de la main de l'impératrice: + + «Je veux vous dire, mon cher M. Panizzi, tout le regret que + j'ai de ne plus vous avoir parmi nous. Je vous demande de + vouloir bien me conserver un de vos bons et meilleurs + souvenirs. + + »Votre alliée politique. + + »EUGÉNIE.»] + + + + +CXXXVI + +Biarritz, 1er octobre 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Les rhumes dont je vous ai effrayé vont à peu près bien, _ma questo è +nulla_. + +Le diable qui préside à nos affaires a envoyé dans nos parages le yacht +impérial _l'Aigle_, et nous a suggéré l'envie de faire un voyage de +circumnavigation autour de la péninsule ibérique. On doit embarquer +quantité de cocodès, aller d'abord à Lisbonne voir si la reine de +Portugal est bien accouchée, puis visiter Cadix, Séville, Malaga et +Grenade, et s'en revenir par Marseille. + +En Portugal, il n'y a guère d'autre inconvénient que l'inopportunité de +la visite; mais, en Andalousie, les choses deviennent plus graves: +quantité de cousins; le duc de Montpensier à San-Lucar ou à Séville; les +élections espagnoles; une jeune personne à marier plus ou moins +recommandée aux prétendants par l'entourage de cocodès et d'officiers de +marine. + +Cortina, l'ancien ministre des finances à Madrid, que j'ai rencontré à +Bayonne, me disait que l'arrivée de Sa Majesté en Andalousie pouvait +être l'occasion de très graves désordres. Elle sera reçue, suivant lui, +ou bien ou mal, mais de toute façon d'une manière scandaleuse et +dangereuse. Il craint que les progressistes, qui sont gens à faire +flèche de tout bois, ne profitent de cela pour faire quelque ovation +aussi embarrassante pour celle qui en sera l'objet que pour le +gouvernement espagnol. + +Enfin, et c'est le plus grave, la presse est libre en Espagne, et +l'arrivée et le cortège peuvent fournir aux journalistes le sujet de +bien des malices et insolences, d'autant plus que Sa Majesté catholique +et le duc de Montpensier ne manqueront pas de les exciter sous main. + +Je me suis trouvé d'accord avec tout le monde ici pour déplorer ce +projet malencontreux, mais à peu près seul pour parler. Cependant j'ai +déterminé Mocquart à parler à l'empereur. Comme il m'a cité et que +l'empereur m'a cité, j'ai eu sur-le-champ une bataille à soutenir contre +l'impératrice. + +Vous ne serez pas surpris quand je vous dirai que, bien qu'elle fût un +peu irritée, elle n'a pas cessé un instant d'être bienveillante et bonne +pour moi à son ordinaire. Mon attachement pour elle, et le danger très +réel de la chose, m'ont donné hardiesse et franchise, et je lui ai +débité très nettement ma râtelée, quelquefois avec plus de vivacité que +le respect ne l'exigeait. Elle a discuté loyalement, mais en avocat qui +soutient une mauvaise cause. Son grand argument était qu'elle était bien +libre de faire tout ce qu'un particulier peut faire. J'ai répondu +qu'elle n'était pas un particulier, qu'elle avait des charges et qu'elle +devait les supporter. Après une demi-heure de dispute très animée, ayant +dit tout ce que j'avais sur le coeur, j'ai conclu en lui disant qu'une +grande souveraine comme elle ne pouvait rien faire qui compromît et son +mari et son pays; et qu'elle devait se persuader qu'elle n'était pas +libre; qu'un roi l'était moins que personne, et que c'était pour cette +raison que j'avais refusé toutes les couronnes qu'on m'avait offertes. +Elle s'est mise à rire, m'a dit que j'étais une bête; mais il m'a paru +cependant que mon discours l'avait ébranlée et lui laissait quelques +inquiétudes. + +Comme elle ne sait pas céder, le voyage est résolu. On devait partir ce +matin, mais la mer est furieuse. Impossible de gagner _Passages_, où +attend _l'Aigle_. Je désire et j'espère un peu que le voyage se borne à +quelques jours passés à Lisbonne. La mer, l'équinoxe, etc., peuvent +modifier beaucoup les résolutions. + +Adieu, mon cher Panizzi, portez-vous bien et donnez-moi de vos +nouvelles. Ne parlez à personne du voyage, qui malheureusement ne sera +bientôt plus un secret. + + + + +CXXXVII + + +Paris, 8 octobre 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Je trouve ici qu'on ne s'occupe pas trop du voyage de l'impératrice, ce +qui me fait grand plaisir. Elle est arrivée à Lisbonne en bonne santé et +assez vite. Aujourd'hui, elle doit être à Cadix. C'est malheureusement +là que les embarras commencent. Il paraît qu'elle n'a fait que paraître +et disparaître en Portugal. On avait prévenu le roi, mais il n'y a pas +eu d'entrée ni de _fiocchi_. D'un autre côté, elle envoie de Lisbonne à +Madrid de Caux avec une lettre pour la reine, en sorte que la mauvaise +humeur de Sa Majesté catholique soit conjurée autant que possible. + +Je viens de déjeuner avec M. Fould, que j'ai trouvé assez gaillard et +moins furieux qu'on ne le pouvait craindre de la part d'un homme qu'on +arrache aux ortolans de Tarbes pour le relancer dans la politique et les +finances. Il est très content de son maître et croit au maintien de la +paix, du moins tant que ses alliés ne voudront pas la guerre. + +J'ai trouvé ici un Portugais, homme assez riche, qui s'ennuie et qui a +le goût des coups de fusil. Il est allé en tirer au Maroc avec +O'Donnell, puis en Pologne, d'où il revient après avoir été deux fois +pris par les Russes, dont il se loue assez, car on s'est borné à le +renvoyer par la frontière la plus proche. Il dit qu'il n'y a pas un mot +de vrai dans les bulletins polonais, et qu'il a passé son temps à être +battu et à s'enfuir. Il n'a pas grande idée ni du patriotisme ni des +ressources du pays. + +La phrase de lord Palmerston que vous m'envoyez est jolie; mais c'est +le mot d'un vieillard qui n'espère plus rien, et qui ne demande plus +qu'à mourir tranquille. Ce n'est pas, ce me semble, le langage du +premier ministre d'un grand pays. + +Adieu, mon cher Panizzi; je vous souhaite santé et prospérité. Il fait +un temps digne de Londres, quoique pas trop froid. + + + + +CXXXVIII + + +Cannes, 20 octobre 1863. + +Mon cher Panizzi, + +J'ai pensé faire une fâcheuse expérience des économies réalisées par les +compagnies de chemins de fer, qui, pour ne pas retarder un train, le +font passer sur des traverses non calées ni consolidées. Nous avons eu +un accident entre Avignon et Marseille qui aurait pu être assez grave. +Tout s'est borné pourtant à un wagon renversé, celui de l'administration +des postes, dont les employés out été tous un peu contusionnés. La +diligence où j'étais s'est arrêtée au bord d'un talus d'une vingtaine +de pieds. J'étais dans un coupé avec un curé, et il y avait derrière +trois capucins. Cela explique l'accident. Il ne faut pas s'embarquer en +si mauvaise compagnie. + +J'ai reçu des nouvelles de nos amis embarqués sur _l'Aigle_. Un mot de +madame de Lourmel et une dépêche télégraphique de la comtesse de +_Pierrefonds_ (_sic_), datée de Cadix 18, et ainsi conçue: «Je pars de +Cadix en très bonne santé. Tout s'est bien passé.» Expliquez comme vous +pourrez le journal qui dit qu'elle est arrivée à Valence le 17 et partie +pour Madrid. + +La mort de Billaut est un coup funeste pour la réussite de la session +qui va s'ouvrir. C'était assurément le plus habile et le plus propre à +lutter avec avantage contre les orateurs de l'opposition, même les plus +brillants. Ce n'était pas un homme d'État, mais c'était un instrument +merveilleux entre les mains d'un homme d'État. Je ne vois que Rouher qui +puisse lui succéder, non le remplacer. + +J'ai, d'ailleurs, d'assez bonnes nouvelles de Thiers. Il est toujours +sage et promet de continuer à l'être. Tiendra-t-il parole, cela est +écrit dans les tablettes de Jupiter. Cousin, qui était un excellent +conseiller, va venir ici et ne pourra plus le contrôler ni combattre +l'influence fâcheuse d'un certain nombre de belles dames orléanistes +dont notre ami estime les sourires à un très haut prix. + +Adieu, mon cher ami; j'espère que vous êtes en bonne santé et que vous +ne regrettez pas trop le ciel des Pyrénées. J'étouffe de chaleur. Pas un +nuage au ciel. La mer est comme une glace. + + + + +CXXXIX + + +Cannes, 27 octobre 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Les motifs qu'on donne chez vous au voyage sont parfaitement ridicules. +Il y a des gens qui ne croient pas qu'on boive jamais un verre de vin de +Bordeaux sans quelque but politique. Du reste, la réception a été très +belle et tout s'est passé pour le mieux. Dans quelque temps, j'aurai des +détails dont je vous ferai part s'ils en valent la peine. + +Hier, nous avons eu la visite de Cousin arrivant de Paris et voyant les +choses très en noir. Il croit, et je crains qu'il n'ait raison, que +toutes les belles promesses de Thiers ne tiendront pas. C'est un autre +orgueil, et des plus grands. Il ne s'agit plus d'être chef du cabinet: +il faut être président ou Dieu sait quoi. En attendant, il débute par ce +qui me semble une impertinence et une faute. Il n'ira pas à la séance +d'ouverture. Les nouveaux élus sénateurs et députés doivent y prêter +serment. Croit-il que le serment prêté à la Chambre et devant le +président oblige moins que s'il était prêté devant Sa Majesté. Il dit +que ce qu'il en fait, c'est pour se mettre bien avec l'opposition, afin +de donner plus d'autorité à sa parole lorsqu'il lui prêchera la +modération. + +Adieu, mon cher Panizzi. Nous avons toujours un temps magnifique. Hier, +on nous a donné un gros bouquet de lilas; c'est la seconde cueillette de +cette année. Nous mangeons des pois et, si la chaleur durait, nous +aurions probablement bientôt des fruits de l'année prochaine. + + + + +CXL + + +Paris, 9 novembre 1863. + +Mon cher Panizzi, + +L'histoire de lord Palmerston m'a mis en belle humeur pendant trois +jours. Il paraît, par une lettre d'avocat, que la partie lésée ne veut +pas entendre à un arrangement; et qu'il y aura procès. Que ce pauvre +Ellice aurait ri avec nous s'il était encore de ce côté de l'Achéron. +Lady Palmerston, qui est une femme d'esprit, doit au fond se soucier +très peu de l'infidélité; mais le scandale, à cet âge, est plus grave, +et la reine doit faire une grise mine à son premier ministre. En France, +un homme d'État ne résisterait pas probablement à ce flot de ridicule. +Je ne sais pas comment la chose sera prise en Angleterre. Du reste, si +l'on fait une souscription pour élever une statue à lord Palmerston, +inscrivez mon nom après le vôtre. Je crains qu'on ne nous en élève pas +de semblables. + +Il paraît que le discours de l'empereur a plu généralement. Il est fort +habile, et, quoique la réunion d'un congrès européen soit une chose +pratiquement bien difficile à réaliser, il met tous les souverains dans +un grand embarras, et les souverains qui refuseront seront mal notés par +leurs peuples. C'était la seule partie vulnérable qu'il a touchée dans +les notes du prince Gortchakof. Le discours de M. de Morny a également +fait un bon effet par son ton conciliant et comme il faut. En somme, la +session, qui semblait devoir, s'ouvrir sous de très mauvais auspices, +pourra bien être meilleure qu'on ne l'avait prévu. Je vais voir M. Fould +et entendre probablement son rapport, qui, dit-on, est rassurant. + +Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie et santé s'il est possible. +Rappelez-moi au souvenir de nos amis. + + + + +CXLI + + +Compiègne, 18 novembre 1863. + +Mon cher Panizzi, + +J'ai présenté vos hommages à Leurs Majestés, et en particulier à +l'impératrice pour le jour de sa fête, le 15, dont vous ne vous étiez +pas seulement douté, païen que vous êtes! + +Tout s'est très bien passé, c'est-à-dire _exceptis excipiendis_. Au feu +d'artifice, une femme qui voulait le voir de trop près et qui avait +franchi le cordon sanitaire a été tuée tout raide par une fusée qui l'a +frappée à l'oeil. Nous avons joué une charade un peu leste, mais qui a +été bien prise et qui a fait rire. + +Puis, au dîner, le 15, votre ami le prince Napoléon, toujours gracieux, +n'a pas voulu porter la santé de l'impératrice. Il était assis à sa +droite, _pro consuetudine_, et l'empereur lui a dit de porter un toast +et de faire un speech. Il a fait la grimace. De son côté, l'impératrice +lui a dit: «Je ne tiens pas beaucoup au speech. Vous êtes très éloquent, +mais vos discours me font un peu peur quelquefois.» A une seconde +sommation de l'empereur, il a répondu: «Je ne sais pas parler en +public.» On s'était levé, tout le monde attendait sans trop comprendre +ce qui se passait au milieu de la table. Enfin Sa Majesté a dit: «Vous +ne voulez pas porter la santé de l'impératrice?--Si Votre Majesté veut +bien m'excuser, je m'en dispenserai.» Le prince Joachim alors a porté +le toast, et on a quitté la table un peu ému. + +Cette frasque a semblé assez forte pour le faire prier d'aller voir au +Palais-Royal si Leurs Majestés y étaient; cependant l'_hôte_ et +l'_hôtesse_ ont gardé leur sang-froid ordinaire, et l'impératrice a même +pris son-bras pour passer au salon. Le prince est resté là fort isolé, +tout le monde l'évitant; lui, faisant une mine boudeuse et méchante qui +le faisait ressembler fort à Vitellius. + +Le matin, il y a eu beaucoup d'allées et de venues dont le résultat +paraît avoir été un replâtrage. Jamais je n'ai vu homme plus mal +gracieux. Quant à moi, je n'aurais pas souffert pareille incartade; mais +vous connaissez la longanimité de l'empereur; il le regarde comme un +enfant et lui passe ses mauvaises humeurs. Je trouve fort triste, au +fond, que, dans un temps comme celui-ci, les Bonaparte ne se serrent pas +tous autour du chef de leur maison. Le prince, qui a parfois, je +suppose, des velléités de jouer un rôle politique, se fait détester par +ses mauvaises manières. Il flatte les rouges et s'imagine peut-être que, +dans une révolution, il serait épargné. L'histoire du duc d'Orléans est +là pour lui apprendre quel serait son sort si la République +s'établissait jamais dans ce pays. + +Je reste ici, encore une huitaine de jours. Aujourd'hui arrivent les +Allemands, M. de Metternich et le ministre de Prusse, le comte de Goltz, +tous gens peu amusants. Peut-être que la mort du roi de Danemark nous +privera des belles toilettes et des valses de ces dames. + +Je pense être de retour à Paris pour le milieu de la semaine prochaine. +J'y resterai jusqu'après la discussion de l'adresse; puis j'irai +attendre à Cannes la fin de l'hiver. Viendrez-vous nous y voir? + +Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie et recommandez-moi à nos +amis. + + + + +CXLII + + +Compiègne, 22 novembre 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Nous vivons ici en grandes occupations. Votre serviteur est directeur de +théâtre, auteur et acteur. Il fait de plus des révolutions dans les +beaux-arts et de la polémique avec l'institut. Dans ses moments de +loisir, on lui donne des recherches à faire sur l'histoire romaine. Il +est, d'ailleurs, libre de faire ce qui lui plaît depuis une heure du +matin jusqu'à huit heures. Heureusement que, mercredi, je redeviens +homme libre. + +La réponse de l'Autriche est arrivée, très amicale; acceptant en +principe, mais demandant des renseignements. M. de Goltz, qui est ici, a +apporté, je crois, une lettre semblable du roi de Prusse. En somme, je +pense qu'il y aura bien des protocoles, mais qu'il y aura un congrès. Je +doute qu'il fasse grand'chose, mais il aura empêché la guerre, ce qui +est un grand point. + +Adieu; portez-vous bien et donnez de vos nouvelles. + + + + +CXLIII + + +Paris, 7 décembre 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Il semble que César n'a pas trop mal vu la lettre de lord Russell. C'est +pour l'Angleterre un parti pris de devenir une puissance de second +ordre; du moins elle fait le plongeon toutes les fois qu'on l'invite à +faire acte de puissance du premier ordre. C'est son affaire, et, à un +certain point de vue, je trouve qu'elle a raison et que nous avons tort. +Mais, d'un autre côté, trouvez-vous bien l'excessive hâte de son refus, +et les termes employés par lord Russell? On n'est pas habitué de sa part +à la politesse, mais on aurait voulu qu'il prît la peine de lire la +lettre de l'empereur. Tandis que toutes les puissances de l'Europe se +bornent à demander qu'on spécifie les questions à traiter, il répond +qu'il est impossible de s'entendre, et que ce n'est pas la peine de +commencer. Observez que, naguère encore, il se plaignait de la grandeur +des armements de la France, qui obligeait toute l'Europe à l'imiter. Or +l'empereur, dans sa lettre, dit que la question du désarmement général +doit occuper le congrès. Supposé que toutes les puissances refusassent +de traiter les affaires qui agitent en ce moment l'Europe, qu'elles +voulussent qu'on en restât sur l'_uti possidetis_, et qu'on se bornât à +reproduire les articles non abrogés des traités de 1815, en leur donnant +une sanction nouvelle, la question du désarmement pourrait cependant +être traitée sans difficulté. Si chaque puissance prenait vis-à-vis des +autres l'engagement de réduire son état militaire à ses besoins +personnels, ne serait-ce pas un grand avantage pour toute l'Europe? +C'est à quoi lord Russell ne répond même pas. + +L'impression de sa lettre a été très mauvaise ici, de quoi sans doute il +se soucie très peu. Ce qui paraît certain, c'est que, supposé, ce qui +est probable, que l'insurrection polonaise soit anéantie au printemps +prochain et que l'empereur Alexandre fasse preuve de quelque humanité ou +de quelque politique à l'égard de ses sujets polonais, il y aura un +rapprochement entre la France et la Russie, dont l'Angleterre pourra +craindre un jour les effets, si nous ne sommes pas en pleine anarchie +lorsque la question d'Orient éclatera. + +La discussion des pouvoirs de la Chambre a montré à nu le suffrage +universel. Le gouvernement n'a pas été justifié, et l'opposition a été +convaincue d'avoir fait usage des mêmes moyens de corruption et +d'intimidation. Maintenant que les candidats ont à faire la cour à la +canaille, ils sont obligés d'employer des agents ignobles, qui font +toutes les turpitudes imaginables. Il est fâcheux qu'on ait mis cela au +grand jour. En Angleterre où la matière électorale est beaucoup plus +élevée, on a grand soin de passer l'éponge sur toutes les saloperies de +cette nature. + +Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien. Que devient le procès de lord +Palmerston? On dit que, ayant demandé conseil là-dessus à Thiers, Thiers +lui a répondu: «Faites la vérification des pouvoirs.» + + + + +CXLIV + + +Cannes, 30 décembre 1863. + +Mon cher Panizzi, + +Depuis que je suis ici, je ne sais plus rien de la politique que par +Cousin, qui a des correspondants parmi les grands hommes d'État, et par +quelques mois que M. Fould m'envoie de temps en temps. + +La discussion de l'emprunt a été meilleure que je ne l'aurais espérée. +M. Thiers a été convenable. Entre nous, il me semble qu'il n'a rien +appris ni rien oublié, comme vos amis les Bourbons. Il avait besoin de +parler et a parlé sur la pointe d'une aiguille. Il a traité la Chambre +avec des airs de supériorité qui n'ont pas plu beaucoup, et il n'est pas +arrivé à un autre résultat qu'à prouver qu'il ne dirigeait pas +l'opposition, et qu'elle n'avait guère de confiance en lui. Il prendra +peut-être sa revanche sur la question du Mexique, qui est un bien +meilleur champ de bataille pour l'opposition. Je ne sais pas trop +comment M. Rouher et M. Chaix d'Est-Ange se tireront de ce mauvais pas. + +On annonce de mauvaises nouvelles d'Italie et de Hongrie. Le parti +rouge, qui est de tous les pays, comme le parti clérical, et qui dans +toute l'Europe agit avec un diabolique concert, se remue terriblement et +promet pour le printemps prochain une explosion générale. Vous avez vu +la proclamation de Kossuth. Je ne sais pas si le gouvernement d'Italie +est assez fort pour empêcher les volontaires et Garibaldi de recommencer +quelque autre sottise. Il est fort à craindre qu'il ne soit pas trop +préparé pour s'y opposer. Ce qui est certain, c'est que les rouges et +les cléricaux; ces deux ennemis du sens commun et de l'humanité, sont +les uns et les autres pleins de confiance et annoncent de grands +événements pour l'année qui va commencer après-demain. Je ne crois pas +au succès des uns ni des autres, mais je crois à un gâchis terrible, +funeste pour tout le monde et pour nous plus que pour personne. + +On parlait à Paris ces jours derniers de changements ministériels, entre +autres de celui de Drouyn de Lhuys. Je n'y crois pas trop, bien que +persuadé qu'il serait fort à désirer que nous fussions débarrassés de ce +faiseur de phrases qui n'a pas une idée à lui, et qui, même en matière +de phrases, est fort au-dessous du prince Gortchakof. + +Lord Brougham est ici, bien faible, chancelant sur ses jambes, mais +toujours _busy body_, curieux de tout savoir et passablement +gobe-mouche. Il est devenu fort dévot. Cela donne de l'espérance pour +vous et moi quand nous aurons quatre-vingt-cinq ans. + +J'ai consulté, avant de quitter Paris, le plus habile médecin pour +l'asthme. Il m'a ordonné un traitement que je vais suivre et il me +promet une guérison complète si je l'observe exactement. C'est de +l'arsenic qu'il s'agit d'avaler. Cela fait grand bien aux moutons, aux +chevaux et aux Tyroliens; mais c'est une question de savoir si mon +estomac est comme celui des quadrupèdes et bipèdes à qui l'arsenic +réussit. Enfin il faut essayer. + +Adieu, mon cher Panizzi; finissez bien cette année, commencez bien +l'autre, et suivez le précepte philosophique _recte agere et lætari_ que +le père Dubois, le médecin de Napoléon Ier, traduisait par faire son +affaire et se f..... du reste. + +FIN DU PREMIER VOLUME + + + + + TABLE + + 1850 + + Pages + + I. Paris 31 _décembre_ 1 + + 1855 + + II. Paris 4 _juillet_ 3 + + 1857 + + III. Paris 11 _octobre_ 4 + IV. Cannes 5 _décembre_ 5 + + 1858 + + V. Paris 25 _janvier_ 7 + VI. -- 12 _mai_ 8 + VII. -- 16 -- 11 + VIII. Paris 7 _juin_ 13 + IX. Berne 7 _juillet_ 15 + X. Venise 11 _août_ 16 + XI. Paris 17 _octobre_ 18 + + 1859 + + XII. Cannes 7 _janvier_ 18 + XIII. Paris 12 _mars_ 21 + XIV. -- 8 _avril_ 25 + XV. -- 29 -- 29 + XVI. -- 10 _mai_ 33 + XVII. -- 27 -- 37 + XVIII. -- _juin_ 39 + XIX. -- 30 -- 42 + XX. -- 12 _juillet_ 48 + XXI. -- 15 -- 51 + XXII. -- 20 -- 54 + XXIII. -- 25 -- 57 + XXIV. -- 12 _août_ 59 + XXV. Cannes 16 _décembre_ 62 + XXVI. -- 26 -- 65 + + 1860 + + XXVII. Cannes 10 _janvier_ 68 + XXVIII. -- 29 -- 71 + XXIX. -- 17 _février_ 73 + XXX. Paris 25 _mars_ 76 + XXXI. -- 31 -- 80 + XXXII. Paris 1er _avril_ 81 + XXXIII. -- 25 -- 88 + XXXIV. -- 30 -- 91 + XXXV. -- 3 _mai_ 94 + XXXVI. -- 11 -- 95 + XXXVII. -- 23 -- 97 + XXXVIII. -- 31 -- 102 + XXXIV. Fontainebleau 15 _juin_ 106 + XL. Paris 1er _juillet_ 108 + XLI. Londres 7 _août_ 110 + XLII. Paris 6 _octobre_ 112 + XLIII. -- 11 -- 119 + XLIV. -- 15 -- 122 + XLV. -- 16 -- 124 + XLVI. -- 16 -- 128 + XLVII. -- 21 -- 129 + XLVIII. -- 23 -- 133 + XLIX. -- 31 -- 135 + L. -- 3 _novembre_ 139 + LI. -- 4 -- 143 + LII. -- 11 -- 145 + LIII. Cannes 21 -- 149 + LIV. -- 27 -- 152 + LV. -- 2 _décembre_ 155 + LVI. -- 11 -- 158 + LVII. -- 16 -- 163 + + 1861 + + LVIII. Cannes 9 _janvier_ 164 + LIX. -- 24 -- 166 + LX. -- 13 _février_ 170 + LXI. Paris 27 -- 173 + LXII. -- 28 -- 178 + LXIII. -- 1er _mars_ 181 + LXIV. -- 6 -- 183 + LXV. -- 8 -- 186 + LXVI. -- 19 -- 189 + LXVII. Melle 30 _mars_ 192 + LXVIII. Paris 8 _avril_ 196 + LXIX. -- 14 -- 197 + LXX. -- 18 -- 199 + LXXI. Ville-d'Avray 21 -- 203 + LXXII. Paris 2 _mai_ 204 + LXXIII. -- 11 -- 207 + LXXIV. -- 19 -- 209 + LXXV. -- 9 _juin_ 211 + LXXVI. -- 11 -- 212 + LXXVII. Fontainebleau 24 -- 214 + LXXVIII. Paris 2 _juillet_ 216 + LXXIXI. -- 19 _août_ 217 + LXXX. Paris 30 -- 219 + LXXXI. -- 3 _septembre_ 221 + LXXXII. -- 8 -- 223 + LXXXIII. Biarritz 15 -- 225 + LXXXIV. Biarritz 28 _septembre_ 227 + LXXXV. Paris 14 _octobre_ 228 + LXXXVI. -- 23 -- 230 + LXXXVII. -- 17 _novembre_ 233 + LXXXVIII. -- 4 -- 235 + LXXXIX. Compiègne 16 -- 235 + XC. Paris 8 _décembre_ 237 + XCI. Cannes 31 -- 239 + + 1862 + + XCII. Cannes 3 _février_ 240 + XCIII. -- 10 _mars_ 242 + XCIV. -- 22 -- 245 + XCV. Paris 31 -- 248 + XCVI. -- 9 _avril_ 251 + XCVII. -- 18 -- 254 + XCVIII. -- 23 -- 256 + XCIX. -- 26 -- 258 + C. -- 2 _juillet_ 259 + CI. -- 11 -- 261 + CII. -- 18 -- 262 + CIII. -- 20 -- 265 + CIV. -- 29 -- 266 + CV. -- 31 -- 267 + CVI. Biarritz 29 _septembre_ 268 + CVII. Paris 9 _octobre_ 272 + CVIII. -- 11 -- 274 + CIX. Paris 15 _octobre_ 278 + CX. -- 15 -- 282 + CXI. Marseille 19 -- 284 + CXII. Paris 28 -- 287 + CXIII. -- 31 -- 290 + CXIV. -- 18 _novembre_ 292 + CXV. Cannes 30 -- 294 + CXVI. -- 6 _décembre_ 297 + CXVII. -- 13 -- 298 + + 1863 + + CXVIII. Cannes 3 _janvier_ 301 + CXIX. -- 16 -- 303 + CXXI. -- 3 _février_ 304 + CXXII. -- 5 -- 307 + CXXIII. -- 11 -- 310 + CXXIV. Paris 21 _mars_ 311 + CXXV. -- 5 _mai_ 315 + CXXVI. -- 11 -- 316 + CXXVII. -- 21 -- 318 + CXXVIII. -- 1er _juin_ 321 + CXXIX. -- 16 -- 323 + CXXX. Fontainebleau 25 -- 326 + CXXXI. Paris 12 _juillet_ 329 + CXXXII. -- 16 -- 332 + CXXXIII. -- 21 _août_ 334 + CXXXIV. -- 23 -- 336 + CXXXV. Biarritz 27 _septembre_ 338 + CXXXVI. Biarritz 1er _octobre_ 339 + CXXXVII. Paris 8 -- 342 + CXXXVIII. Cannes 20 -- 344 + CXXXIX. Cannes 27 -- 346 + CXL. Paris 9 _novembre_ 348 + CXLI. Compiègne 18 -- 349 + CXLII. -- 22 -- 352 + CXLIII. Paris 7 _décembre_ 353 + CXLIV. Cannes 30 -- 356 + + +FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME + + + +615-80.--CORBEIL. Typ. et stér. J. CRÉTÉ. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Lettres à M. Panizzi - 3eme édition, +Tome I, by Prosper Mérimée + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES A PANIZZI--3EME ED., TOME I *** + +***** This file should be named 31904-8.txt or 31904-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/1/9/0/31904/ + +Produced by Adrian Mastronardi, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Panizzi, Tome I, par Prosper Mérimée</title> + + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} +p {text-align: justify} +blockquote {text-align: justify} + +hr {width: 50%; text-align: center} +hr.full {width: 100%} +hr.short {width: 10%; text-align: center} + +.note {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.side {padding-left: 10px; font-weight: bold; font-size: 75%; + float: right; margin-left: 10px; border-left: thin dashed; + width: 25%; text-indent: 0px; font-style: italic; text-align: left} + +.sc {font-variant: small-caps} +.lef {float: left} +.mid {text-align: center} +.rig {float: right} +.sml {font-size: 10pt} +.overl {font-size: 10pt; text-decoration: overline; text-align: center} + +span.pagenum {font-size: 70%; left: 91%; right: 1%; position: absolute} +span.linenum {font-size: 70%; right: 91%; left: 1%; position: absolute} + +.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%; + text-align: left} +.poem .stanza {margin: 1em 0em} +.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;} +.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em} +.poem p.i2 {margin-left: 1em} +.poem p.i4 {margin-left: 2em} +.poem p.i6 {margin-left: 3em} +.poem p.i8 {margin-left: 4em} +.poem p.i10 {margin-left: 5em} +.poem p.i12 {margin-left: 6em} +.poem p.i14 {margin-left: 7em} +.poem p.i16 {margin-left: 8em} +.poem p.i18 {margin-left: 9em} +.poem p.i20 {margin-left: 10em} +.poem p.i30 {margin-left: 15em} + + +--> +</style> +</head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Lettres à M. Panizzi - 3eme édition, Tome I, by +Prosper Mérimée + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Lettres à M. Panizzi - 3eme édition, Tome I + +Author: Prosper Mérimée + +Editor: Louis Fagan + +Release Date: April 6, 2010 [EBook #31904] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES A PANIZZI--3EME ED., TOME I *** + + + + +Produced by Adrian Mastronardi, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + + + +<br><br> + + + +<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"></p> + +<h3>PROSPER MÉRIMÉE</h3> +<hr class="short"> + +<h2>LETTRES</h2> + +<h5>A</h5> + +<h1>M. PANIZZI</h1> + +<h4>1850-1870</h4> + +<h5>PUBLIÉES PAR</h5> + +<h4>M. LOUIS FAGAN</h4> + +<h5>DU CABINET DES ESTAMPES AU BRITISH MUSEUM</h5> + +<h4>TOME PREMIER</h4> + +<hr class="short"> + +<h5>TROISIÈME ÉDITION</h5> + +<br><br><br> + +<p class="mid">PARIS<br> +CALMANN LÉVY, ÉDITEUR<br> +ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES<br> +3, RUE AUBER, 3</p> + +<h5>1881</h5> + +<p class="mid"><span class="sml">Droits de traduction et de reproduction réservés.</span></p> +<br><br><br> + +<h3>PRÉFACE</h3> + +<p>Stendhal avait fait copier, dans les archives du Vatican, plusieurs +manuscrits contenant l'analyse de procès célèbres ou d'aventures +scandaleuses des petites cours d'Italie. La soeur de Stendhal, après la +mort de l'auteur de <i>la Chartreuse de Parme</i>, cherchait à vendre ces +manuscrits. Mérimée s'adressa à M. Panizzi, qui était alors conservateur +des imprimés du British Museum, et lui écrivit, le 31 décembre 1850, la +première des lettres contenues dans ces deux volumes.</p> + +<p>Tel fut le point de départ d'une correspondance qui ne devait être +interrompue que par la mort de Mérimée, et qui constitue une oeuvre de +la plus haute valeur et de l'intérêt le plus puissant.</p> + +<p>Au point de vue littéraire, cela va sans dire: ces lettres sont de +Mérimée; mais cette publication présente un caractère particulier, un +caractère complètement inattendu; elle va révéler un nouveau Mérimée, un +Mérimée politique. La longue suite de ces lettres est, en somme, une +véritable histoire du second empire, écrite par l'auteur de <i>Carmen</i> et +de <i>Colomba</i>. Quel témoin pourrait-on souhaiter plus brillant et mieux +renseigné? Vivant dans l'étroite intimité de l'empereur et de +l'impératrice, placé au premier rang pour tout voir et tout savoir, +Mérimée rapportait fidèlement à son ami Panizzi tout ce qu'il voyait et +tout ce qu'il savait. Et, comme il avait en son correspondant la plus +entière confiance, il lui disait aussi tout ce qu'il pensait. Voilà +comment l'histoire de l'Empire venait se glisser, au jour le jour, sous +la plume de Mérimée, dans l'abandon d'une affectueuse causerie, et voilà +pourquoi ces deux volumes pourraient avoir pour titre: <i>le Second Empire +raconté par Mérimée</i>.</p> + +<p>Mérimée ne se bornait pas à écrire l'histoire de son temps. Il y était +mêlé très étroitement et très activement. Il faisait lui-même de +l'histoire. Ce sera la grande surprise, ce que nous pourrions appeler le +coup de théâtre de cette publication.</p> + +<p>Il est pour les souverains une tentation si forte, qu'ils y échappent +très rarement. C'est un vrai plaisir de roi que de faire personnellement +de la politique extérieure, en dehors et à l'insu de son ministre des +affaires étrangères et de ses ambassadeurs attitrés, quelquefois même +contre ce ministre et contre ces ambassadeurs. On a lu le bel ouvrage de +M. le duc de Broglie, <i>le Secret du roi</i>, cette piquante et profonde +étude sur la diplomatie secrète de Louis XV. Eh bien, Napoléon III +avait, lui aussi, un très vif penchant pour la politique personnelle. +Son esprit était sans cesse hanté par ce rêve de <i>refaire la carte de +l'Europe</i>, et l'on peut dire que l'empereur Napoléon III a continué sur +le trône la conspiration ce que le prince Louis Bonaparte avait +commencée dans l'exil.</p> + +<p>Dans un récent article de la <i>Revue des Deux Mondes</i>, M. Cherbuliez a +crayonné une esquisse très fine et très ressemblante de l'empereur +Napoléon III.</p> + +<p>«C'était, dit-il, un grand essayeur, un joueur téméraire et fantaisiste +qui ne proportionnait pas les chances du jeu à l'importance de l'enjeu. +Napoléon III avait l'âme aventureuse. Longtemps proscrit, il avait du +goût pour les proscrits. Quelqu'un qui le connaissait bien avait dit de +lui: <i>Grattez le souverain, et vous trouverez le réfugié politique.</i>»</p> + +<p>Panizzi était précisément un de ces proscrits pour lequel Napoléon III +avait du goût. Ces deux volumes contiennent de véritables dépêches +diplomatiques de Mérimée, où l'histoire dès maintenant peut rechercher +les secrètes pensées et les secrètes espérances de la politique +impériale. Panizzi était l'ami de M. Gladstone, et certaines lettres de +Mérimée au directeur du British Museum étaient, en réalité, des lettres +de Napoléon III au chancelier de l'Échiquier.</p> + +<p>Mais cette correspondance n'est pas seulement une correspondance +politique. Mérimée était de l'école de Stendhal. Le spectacle de la vie +humaine l'intéressait et l'amusait par tous ses côtés, graves et +plaisants, sérieux et gais. Il ne haïssait pas les histoires un peu +vives, et il les racontait avec un art délicieux.</p> + +<p>Nul n'a vu de plus près que Mérimée la cour du second empire. Il n'était +pas seulement des grandes séries de Fontainebleau et de Compiègne; il +était des petits lundis des Tuileries et des petites séries de Biarritz. +Aussi la chronique mondaine de l'Empire tient-elle une place +considérable dans ces lettres, qui foisonnent en anecdotes hardies, très +hardiment contées.</p> + +<p>Cette correspondance abonde en détails curieux et piquants sur la vie +intime de l'empereur et de l'impératrice. Mérimée raconte à son ami +Panizzi les petites brouilles et les petites bouderies de ménage, les +petites querelles et les petites scènes de famille: C'est, par exemple, +le 15 novembre 1863, à Compiègne, le jour de la fête de l'impératrice. +Le prince Napoléon est assis à la droite de l'impératrice... L'empereur +lui dit de porter un toast et de faire un speech. Le prince fait la +grimace. Très spirituellement l'impératrice s'empresse de dire: «Je ne +tiens pas beaucoup au speech... Vous êtes très éloquent, mais vos +discours me font un peu peur.» Nouvelle sommation de l'empereur. Le +prince répond: «Je ne sais pas parler en public.--Alors, dit l'empereur, +vous ne voulez pas porter la santé de l'impératrice?--Si Votre Majesté +le veut bien, je m'en dispenserai.» Le prince Joachim Murat porte le +toast. On quitte la table un peu ému...</p> + +<p>«Cependant,» dit Mérimée, «<i>l'hôte</i> et <i>l'hôtesse</i> ont gardé leur +sang-froid ordinaire, et l'impératrice a même pris le bras du prince +pour passer au salon. Le prince est resté là fort isolé, tout le monde +l'évitant et, lui, faisant une mine boudeuse et méchante qui le faisait +ressembler fort à Vitellius.»</p> + +<p>De cette scène extraordinaire, la lettre du 18 novembre fait le tableau +le plus animé, le plus vivant. Elle raconte ensuite et les allées et +venues du lendemain, et le <i>replâtrage</i>, etc., etc. Toutes les lettres +datées de Compiègne, de Fontainebleau, de Biarritz présentent le même +intérêt et nous font pénétrer au coeur même de toutes les passions et de +toutes les ambitions qui s'agitaient autour de l'empereur. C'est, en +quelque sorte, la petite histoire de l'Empire, écrite de main de +maître... Or petite et grande histoire se touchent, et se confondent +sans cesse, se tiennent par mille liens secrets et, l'une par l'autre, +se commentent, s'expliquent et se complètent.</p> + +<p>Mérimée, au fond, avait peu de goût pour tous ces divertissements de +cour. Il trouve, à certaines heures, que ces fêtes perpétuelles ne vont +pas sans beaucoup de fatigue et sans un peu d'ennui. Il serait +volontiers de l'avis de lord Palmerston, qui disait que la vie serait +supportable sans les plaisirs. De Compiègne, Mérimée, dans ce même mois +de novembre 1863, écrit à Panizzi:</p> + +<p>«Nous vivons ici en grande occupation. Votre serviteur est directeur de +théâtre, auteur et acteur. Il fait de plus des révolutions dans les +beaux-arts et de la polémique avec l'Institut. Dans ses moments de +loisir, on lui donne des recherches à faire dans l'histoire romaine. Il +est, d'ailleurs, libre de faire ce qui lui plaît depuis une heure du +matin jusqu'à huit heures. Heureusement que mercredi je redeviens homme +libre.»</p> + +<p>Quelques années plus tard, à Biarritz, il a un nouvel accès de révolte:</p> + +<p>«Bien que je m'acquitte très honorablement de mon métier de courtisan, +dit-il, je me sens pris parfois d'idées à la Bright, et j'ai envie de +m'en aller vivre en homme libre dans quelque auberge au soleil.»</p> + +<p>Mais ce n'était là que des boutades passagères. Mérimée, en définitive, +retombait assez facilement sous le joug. Il était si bien reçu, si bien +traité par ceux qu'il appelait le maître et la maîtresse de la maison. +Et puis c'était un grand curieux que Mérimée. Il se trouvait là aux +premières loges pour assister à l'histoire de son temps, qui +l'intéressait violemment. Mérimée, qui s'était fait une réputation +d'insensibilité et d'insouciance, était, en somme, le moins insensible +et le moins insouciant des hommes.</p> + +<p>Ces lettres vont montrer tout ce qu'il y avait d'ardeur et de passion +dans l'âme de Mérimée. A tel point que cette publication, qui va mettre +encore une fois tout le monde d'accord sur le talent et l'esprit de +Mérimée, n'aura certainement pas la même bonne fortune au point de vue +religieux et au point de vue politique. Mérimée était, en même temps, +très anticlérical et très anti-révolutionnaire. Absolu dans ses +opinions, Mérimée les expose avec une extrême netteté, et avec une +extrême franchise, dans la pleine liberté d'une correspondance +familière. Ces opinions appartiennent aujourd'hui à la libre discussion, +et, de cette libre discussion, la grande mémoire de Mérimée n'a rien à +redouter.</p> + +<p>Il eut, en effet, ce très rare mérite d'être, tout le long de sa vie, +parfaitement sincère et parfaitement désintéressé. Placé à la source +même des honneurs et des faveurs, Mérimée n'avait aucune ambition; son +indifférence était égale pour le pouvoir et pour l'argent. Il lui eût +été bien facile de s'enrichir; il ne s'enrichit pas; sa très modeste +aisance, il la devait tout entière à sa plume. On verra dans ces lettres +que Mérimée fut sur le point d'être nommé secrétaire des commandements +de l'impératrice; mais il souhaitait de tout son coeur que le choix de +l'empereur ne tombât pas sur lui; et, quand il apprit qu'un autre avait +la place, il poussa un long soupir de soulagement. Mérimée fut sénateur; +et vraiment c'était peu de chose pour l'auteur de tant de +chefs-d'oeuvre. Tout l'honneur était pour le Sénat.</p> + +<p>A côté de cette absence d'ambition et de cette indifférence pour +l'argent, Mérimée eut une autre vertu peu commune chez ceux qui vivent +dans l'entourage des souverains. Un jour,--c'était le 16 avril 1835,--M. +Thiers était à la tribune de la Chambre des députés. Il parlait de +Napoléon Ier. Faisant allusion à la servilité des hommes du premier +empire, il disait:</p> + +<p>--Savez-vous à quoi servait cette timidité devant l'empereur? à lui +faire ignorer ou méconnaître la vérité.</p> + +<p>Le maréchal Clauzel interrompit M. Thiers:</p> + +<p>--J'en demande pardon à monsieur le ministre de l'intérieur, on pouvait +dire la vérité à l'empereur.</p> + +<p>--Oui, répondit spirituellement M. Thiers, quand on avait du courage; +mais, quand on est réduit à n'entendre la vérité que de la bouche de +ceux qui ont le courage de la dire, on l'entend de très peu de monde.</p> + +<p>Eh bien, Mérimée était de ce <i>très peu de monde</i>. Il avait le courage de +dire la vérité. Lisez la lettre du 1er octobre 1863. L'impératrice +projetait un voyage en Espagne. Tout le monde blâmait et redoutait ce +voyage... Mais tout le monde se taisait. C'est Mérimée seul qui a le +courage de parler.</p> + +<p>«J'ai eu,» dit-il, «une bataille à soutenir contre l'impératrice. Vous +ne serez pas surpris quand je vous dirai que bien qu'elle fût un peu +irritée, elle n'a pas cessé un instant d'être bienveillante et bonne +pour moi, comme à son ordinaire. Mon attachement pour elle et le danger +très réel de la chose m'ont donné hardiesse et franchise, et je lui ai +débité très nettement ma râtelée, quelquefois avec plus de vivacité que +le respect ne l'exigeait. Elle a discuté longuement, mais en avocat qui +soutient une mauvaise cause. Son grand argument était qu'elle était bien +libre de faire tout ce qu'un particulier peut faire. J'ai répondu +qu'elle n'était pas un particulier, qu'elle avait des charges et qu'elle +devait les supporter. Après une demi-heure de dispute très animée, ayant +dit tout ce que j'avais sur le coeur, j'ai conclu qu'une grande +souveraine comme elle ne pouvait rien faire qui compromît et son mari et +son pays, et qu'elle devait se persuader qu'elle n'était pas libre; +qu'un roi l'est moins que personne, et que c'était pour cette raison que +j'avais refusé toutes les couronnes qu'on m'avait offertes.»</p> + +<p>Voici l'année terrible. L'Empire va s'écrouler devant l'invasion. +Mérimée est aux Tuileries un des fidèles de la dernière heure. Après +avoir raconté les fêtes et les splendeurs des jours éclatants, il +raconte les tristesses et les deuils des jours tragiques. Il faut bien +reconnaître que l'impératrice, dans cette crise suprême, montra beaucoup +de courage et de dignité.</p> + +<p>«Je ne sais rien de plus admirable, que l'impératrice,» écrit Mérimée le +16 août 1870; «elle ne se dissimule rien, et cependant montre un calme +héroïque, effort qu'elle payé chèrement, j'en suis sûr.»</p> + +<p>«J'ai vu notre, hôtesse de Biarritz,» dit-il le 22 août; «elle me fait +l'effet d'une sainte.»</p> + +<p>Et, dans sa lettre datée du 4 septembre, il écrit:</p> + +<p>«Je vais essayer d'aller aux Tuileries.»</p> + +<p>C'est presque le dernier mot de la dernière lettre datée de Paris. Si +Mérimée put aller jusqu'aux Tuileries, il n'y trouva pas celle qu'il +voulait voir. Il n'y avait plus d'impératrice.</p> + +<p>En somme, Mérimée--cette affirmation va paraître paradoxale, et elle +n'est cependant que l'expression de la stricte vérité,--Mérimée n'a +jamais été très bonapartiste. Le régime impérial ne lui a jamais inspiré +une grande confiance. L'Empire, en 1862, paraissait encore bien solide +et bien puissant... Eh bien, Mérimée, le 31 mars 1862, écrivait à +Panizzi: «On souffre, on s'inquiète.» Et il ajoutait très finement: «On +aspire vers quelque chose qui ne soit ni le passé ni le présent.»</p> + +<p>Le plus tendre et le plus respectueux dévouement pour l'impératrice, tel +était le fond des opinions de Mérimée. Eugénie de Téba avait deux ans +quand Mérimée fut présenté à la comtesse de Montijo. Quelques années +plus tard, un des amis de Mérimée le rencontra rue de la Paix; il tenait +par la main une adorable petite fille de cinq ou six ans. Frappé de la +grâce et de la gentillesse de cette enfant, l'ami de Mérimée demanda qui +elle était.</p> + +<p>--C'est, répondit-il, une petite Espagnole, la fille d'une de mes +amies... Je vais lui faire manger des gâteaux.</p> + +<p>Et Mérimée entra chez un pâtissier pour faire manger des gâteaux à cette +petite fille, qui devait, vingt ans plus tard, devenir impératrice des +Français et passer par de si éclatantes et de si tragiques destinées. La +tendresse que Mérimée portait à cette enfant devint une fidèle et +respectueuse affection qui jamais ne se ralentit ni ne se démentit.</p> + +<p>L'impératrice Eugénie quittait Paris le 4 septembre, et Mérimée, six +semaines après, mourait à Cannes, échappant ainsi à toutes les douleurs +qui allaient déchirer les âmes françaises. Il mourut pendant son +sommeil, et si doucement, qu'on l'aurait pu croire endormi.</p> + +<p>La dernière lettre de ce recueil annonce à Panizzi qu'il ne verra plus +son ami. Cette lettre est écrite par l'une de ces nobles femmes qui +avaient consacré leur existence à Mérimée et qui, jusqu'à la dernière +heure, l'entourèrent des soins les plus dévoués.</p> + +<p>Nous croyons devoir faire suivre ces quelques explications d'une notice +de M. Louis Fagan sur l'homme éminent qui recevait ces lettres et qui +les a précieusement conservées, sentant bien qu'elles faisaient partie +de l'oeuvre de Mérimée et qu'elles devaient, en fin de compte, +appartenir au public.<br><span class="rig"> +XXX</span></p> + + +<br><br><br> +<h3>PANIZZI</h3> + +<p>Antonio Panizzi naquit à Brescello, duché de Modène, le 16 septembre +1797; le Modenais faisait alors partie de la république Cisalpine. +Panizzi passa sa jeunesse au lycée de Reggio; il suivit ensuite les +cours de l'université de Parme. Reçu docteur en droit en 1818, Panizzi +avait l'intention de se consacrer à l'étude de la jurisprudence. Mais, +ardemment patriote, il se jeta dans le mouvement révolutionnaire qui +éclata à Naples en 1820 et l'année suivante en Piémont. Un des +conspirateurs, pris de lâcheté, le dénonça aux autorités +révolutionnaires comme un des chefs de l'insurrection. Panizzi fut +obligé de s'enfuir. On instruisit son procès, et il fut, par contumace, +condamné à la peine de mort et à la confiscation de ses biens.</p> + +<p>Panizzi avait cru pouvoir trouver un asile à Lugano; mais, sur les +réclamations de l'Autriche, il dut quitter cette ville et partit pour +Genève. Il ne put y demeurer en paix. Les représentants de l'Autriche, +de la France et de la Sardaigne exigèrent son expulsion du territoire +helvétique. Panizzi se réfugia en Angleterre.</p> + +<p>Après un séjour de quelques mois à Londres, Panizzi, d'après les +conseils et avec la recommandation d'Ugo Foscolo, alla s'établir à +Liverpool. Il y passa cinq années, donnant des leçons d'italien.</p> + +<p>Lorsqu'en 1828 l'université de Londres fut fondée sous les auspices de +lord Brougham, celui-ci offrit à Panizzi la chaire de langue et de +littérature italiennes. Panizzi accepta et vint s'établir à Londres.</p> + +<p>Le 27 avril 1831, il fut appelé, en qualité de conservateur adjoint, au +département des imprimés du British Museum. Dès lors Panizzi put se +donner tout entier à sa passion pour les livres; il ne tarda pas à se +placer au premier rang parmi les grands bibliographes de l'Europe.</p> + +<p>La bibliothèque du British Museum était, à cette époque, dans un état +très peu satisfaisant. Les sections littéraires présentaient de +nombreuses lacunes; le classement était défectueux; la bibliothèque ne +recevait aucune subvention régulière; tout était sinon à faire, du moins +à refaire. En 1835-36, la Chambre des communes nomma un comité chargé de +procéder aune enquête sur la situation du British Museum. Panizzi fut +entendu. Il soumit au comité tout un plan de réforme et de +réorganisation de la bibliothèque. Panizzi fut chargé d'une mission à +l'étranger; il visita les grandes bibliothèques de l'Europe, réunit une +masse considérable de documents et, à son retour, démontra clairement +quelles réformes étaient indispensables.</p> + +<p>L'enquête et la mission de Panizzi eurent de féconds résultats. On se +mit sérieusement à l'oeuvre; mais on sentait bien que ce qui manquait +surtout au département des imprimés, c'était un directeur jeune, plein +de résolution et de vigueur. Aussi, quand le conservateur se retira en +juin 1837, Panizzi fut-il choisi pour lui succéder.</p> + +<p>Les hautes capacités de Panizzi trouvèrent leur emploi et la +bibliothèque prit, très rapidement, un merveilleux développement. La +main d'un maître se fit sentir. Il y eut là un immense travail +d'organisation, d'installation, de surveillance. Panizzi voulait que la +bibliothèque nationale fût digne du pays qui lui avait si généreusement +offert asile et protection. Il consacra sa vie à cette grande tâche.</p> + +<p>Panizzi rencontra bien des difficultés et bien des résistances. Il se +heurta à des habitudes prises... On blâmait la forme nouvelle du +catalogue, on critiquait les acquisitions de livres, et ceux qui +criaient le plus fort étaient naturellement ceux qui n'entendaient +absolument rien à la question.</p> + +<p>Un tel état de choses amena la nomination d'une commission chargée +d'examiner la constitution et l'administration du British Museum. Là, en +champ clos, Panizzi tint brillamment tête à tous ses ennemis. Après un +débat de dix-huit jours, la commission se prononça en faveur de Panizzi. +A partir de ce jour, aucune plainte ne se fit plus entendre. Tout le +monde rendit justice à Panizzi; son oeuvre ne fut plus contestée.</p> + +<p>Cependant, s'enrichissant chaque jour, la bibliothèque manquait d'air et +d'espace. Un grand nombre de projets furent proposés pour son +agrandissement. Le plan de Panizzi fut adopté; il était de la plus +grande hardiesse et de la plus grande originalité. Panizzi, au centre +même de la bibliothèque, dans l'intérieur quadrangulaire du Museum, +éleva une immense salle de travail pouvant contenir plus de trois cents +lecteurs. Le buste de Panizzi, exécuté par Marochetti, a été placé +au-dessus de la porte d'entrée de la salle de lecture; ce n'est que le +juste témoignage de la reconnaissance du département des imprimés.</p> + +<p>Le 6 mai 1856, Panizzi fut nommé administrateur en chef du Musée +britannique, qui, sous son énergique et brillante direction, ne cessa de +grandir et de prospérer.</p> + +<p>Panizzi fit connaître, en juillet 1866, son intention de prendre sa +retraite; le 27 du même mois, le Parlement délibéra sur cette démission. +M. Disraeli, aujourd'hui lord Beaconsfield, prononça l'éloge de Panizzi +et la Chambre des communes lui accorda comme pension de retraite +l'intégralité de son traitement. Le 27 juillet 1869, Panizzi fut créé K. +C. B <i>chevalier de l'Ordre du Bain</i>, honneur qu'aucun Italien n'avait +encore obtenu.</p> + +<p>Telle a été la carrière officielle de cet homme éminent. Il mourut à +Londres, dans sa résidence de Bloomsbury-Square, le 8 avril 1879. Bien +que strict et inflexible observateur de la discipline dans son +administration de la bibliothèque, Panizzi était bon et indulgent pour +ses subordonnés. Quand il prit sa retraite, il reçut d'unanimes +témoignages, non pas seulement d'estime et d'admiration, mais aussi +d'affection et de reconnaissance.<br><span class="rig"> +LOUIS FAGAN.</span></p> +<br><br><br> + +<h3>LETTRES</h3> + +<h5>A</h5> + +<h1>M. PANIZZI</h1> + +<br><hr class="full"> + +<br> + +<a name="l1" id="l1"></a> +<h3>I</h3> + +<p class="rig">Paris, 31 décembre 1850.</p><br><br> + +<p>Mon cher Monsieur,</p> + +<p>Il y a quelque temps, j'ai remis à un ami de M. Libri un mot pour vous +qui, je pense, ne vous est pas encore parvenu. Je vous demanderai la +permission de vous répéter, par la poste, mon humble requête. Voici en +quoi elle consiste:</p> + +<p>Un de mes amis, M. Beyle, connu sous le pseudonyme de Stendhal dans la +littérature contemporaine, avait fait copier au Vatican, dans les +archives, quatorze volumes in-folio manuscrits, contenant l'analyse +d'un certain nombre de procès célèbres ou d'aventures scandaleuses de la +cour papale et d'Italie. A l'époque où cette copie fut faite, il était +difficile de pénétrer dans les archives du Vatican. M. Beyle, qui était +consul de France à Civita-Vecchia, avait obtenu, avec beaucoup de peine, +la permission de copier les susdits manuscrits. Ils forment quatorze +volumes in-folio, écrits d'une belle main italienne, et sont en italien +ou en latin.</p> + +<p>M. Beyle est mort, et sa soeur, qui est dans la misère, cherche à vendre +ces manuscrits. Le British Museum pourrait-il, voudrait-il s'en +accommoder? Quel prix en donnerait-il? Y a-t-il à Paris quelqu'un que +vous pourriez charger de les examiner?</p> + +<p>Voilà, mon cher Monsieur, ce que je vous ai mandé par cette occasion +infidèle. Je vous serais extrêmement obligé de me répondre un mot, si +cela vous est possible.</p> + +<p>Agréez, mon cher Monsieur, l'expression de tous mes sentiments de haute +considération et d'amitié.</p> + +<a name="l2" id="l2"></a> +<br><h3>II</h3> + +<p class="rig">Paris, 4 juillet 1855.</p><br><br> + +<p>Mon cher Monsieur,</p> + +<p>Permettez-moi de vous présenter mon ami, M. de Lagrené, qui mène sa +fille voir Londres. Soyez assez bon pour lui faire montrer les bijoux +antiques et le fameux manuscrit de la <i>Grande Chartreuse</i>. M. de Lagrené +a été un de mes meilleurs consolateurs dans les désagréments que ce +manuscrit m'a causés, et je le recommande très instamment à votre +obligeance.</p> + +<p>Nous avons ici la moitié de l'Angleterre. Notre exposition, mal +commencée, est devenue vraiment curieuse et vaut la peine qu'on fasse le +voyage. J'espère qu'elle vous tentera.</p> + +<p>Adieu, mon cher Monsieur, veuillez agréer l'expression de tous mes +sentiments bien dévoués.</p> + +<a name="l3" id="l3"></a> +<br><h3>III</h3> + + +<p class="rig">Paris, 11 octobre 1857.</p><br><br> + +<p>Cher monsieur Panizzi,</p> + +<p>Je suis charmé que vous ayez eu un beau temps pour passer ce bras de mer +si ennuyeux. Du reste, vous aviez trop peu mangé pour qu'un gros temps +fût profitable aux poissons.</p> + +<p>J'ai passé la soirée avant-hier chez lady Holland. Nous avons tenu +beaucoup de mauvais propos sur Dieu, les rois et les hommes, notamment +contre vous.</p> + +<p>M. Cousin, que vous connaissez sans doute, m'adresse une question à +laquelle je ne sais que répondre. Il y a, à l'exposition de Manchester, +un portrait attribué à Mignard, celui de Julie d'Angennes, qui +appartient à lord Spencer. Or, à l'époque où le portrait <i>paraît</i> avoir +été fait, Mignard n'était pas en France. Vous qui connaissez l'univers, +il ne se peut pas que vous ne connaissiez lord Spencer. Lorsqu'il vous +tombera sous la main, soyez assez bon pour lui demander ce qu'il sait +de l'origine de son portrait.</p> + +<p>Tenez pour assuré que l'impératrice n'est pas allée à Stuttgart afin de +montrer une attention particulière pour la reine Victoria. Ne croyez à +rien de ce qu'on peut vous dire sur le relâchement de l'alliance.</p> + +<p>Adieu, cher monsieur Panizzi. Sachez que j'ai accroché une petite +provision, de champagne sec. Vous devriez venir m'en dire votre avis aux +vacances de Noël.</p> + + +<a name="l4" id="l4"></a> +<br><h3>IV</h3> + + +<p class="rig">Cannes, 5 décembre 1857.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>J'ai quitté Paris il y a quelques jours pour chercher le soleil ici, +tout près de l'Italie, et, selon mon usage, j'ai oublié cent choses que +j'aurais dû faire avant mon départ. La plus importante était de vous +remercier de la lettre de lord Spencer, de la part de Cousin, et, de +plus, de vous importuner encore au sujet des maîtresses adorées de ce +grand philosophe. Il ne rêve à présent qu'à Julie d'Angennes, et voici +ce qu'il m'avait donné pour vous, où plutôt pour lord Spencer. Il +voudrait réponse aux questions suivantes:</p> + +<p>Dans le tableau que possède lord Spencer, Julie d'Angennes, duchesse de +Montausier, est-elle en buste ou jusqu'à la ceinture? est-elle maigre, +ou a-t-elle de l'embonpoint? a-t-elle les cheveux noirs ou blonds, les +yeux noirs ou bleus? peut-on discerner si elle a une belle taille et si +elle est grande?</p> + +<p>Si vous pouvez obtenir ce signalement avec l'exactitude d'un gendarme +autrichien (dont vous avez la robe de chambre), vous m'obligerez +infiniment de me l'envoyer ici, où je pense que M. Cousin ne tardera pas +à venir. Il se plaint fort de la poitrine; pourtant, ses passions pour +les belles mortes sont des moins fatigantes.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je suis un peu poussif, mais je me suis déjà +assez agréablement remis par ce beau climat. Je voudrais que vous +pussiez en faire l'essai.</p> + +<a name="l5" id="l5"></a> +<br><h3>V</h3> + + +<p class="rig">Paris, 25 janvier 1858.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je voulais vous écrire il y a longtemps, mais j'ai eu tant de +tribulations que le courage m'a manqué. C'est vous qui êtes la cause de +tous mes tourments, en faisant votre diable de bibliothèque qui empêche +M. Fould de dormir. Il veut en avoir une aussi, et je m'écrie comme +Mercutio: <i>A plague on both your houses!</i></p> + +<p>Depuis quelques jours, je préside la commission chargée de porter la +lumière dans cette noire caverne. Nous avons envie de bien: faire; mais, +pour bien faire, il nous, faudrait, avoir des hommes et de l'argent. Je +ne sais où les trouver. Vous devriez bien venir nous organiser notre +affaire, et vous guérir de tous vos rhumes en mangeant ici de la soupe +grasse et du macaroni.</p> + +<p>Mille remercîments et excuses de toute la peine que vous avez prise pour +apprendre à Cousin la couleur des yeux et des cheveux de sa bien-aimée. +Il attendra que le présent lord Spencer puisse écouter ses voeux, et un +amour comme le sien n'est pas si pressé qu'il ne puisse vivre encore +cinq ou six mois sans nouvel aliment.</p> + +<p>Adieu, mon cher ami. On m'a joué hier le tour de me nommer rapporteur de +la commission de la Bibliothèque. Si vous ne venez pas à Paris cet +hiver, il faudra que j'aille vous relancer à Londres et vous embêter +d'une série de <i>queries</i> aussi longue que l'échelle de Jacob. Entre +nous, mon métier est des plus désagréables. J'ai à tourmenter des +confrères et des maîtres, et, ce qu'il y a de pis, à leur dire de temps +en temps qu'ils me font des contes à dormir debout. Que résultera-il de +tout cela? Je n'en sais trop rien en ce qui concerne la Bibliothèque; +mais, en ce qui me concerne personnellement, le plus sûr est un +embêtement immense.</p> + +<a name="l6" id="l6"></a> +<br><h3>VI</h3> + + +<p class="rig">Paris, 12 mai 1858.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis arrivé hier dans mes foyers après un passage assez peu orageux +qui m'a permis de digérer tranquillement votre bon dîner, et, à dix +heures, je déjeunais solitairement en pensant à nos bons tête-à-tête du +British Museum. J'ai dormi merveilleusement cette nuit et je ne me +ressens plus du tout des cahots du chemin de fer, lequel a grand besoin +de réparations, à ce qu'il me semble.</p> + +<p>Bien que je n'aie pas vu encore beaucoup de monde, je suis frappé de +l'ignorance totale où l'on est ici de l'état de l'opinion en Angleterre. +J'ai trouvé des gens qui me demandaient sérieusement si je n'avais pas +été insulté dans les rues de Londres. <i>Tutto il mondo è paese.</i> On me +demandait à Londres combien il y avait d'électeurs en France.</p> + +<p>Il paraît que mon rapport n'est pas encore publié, et je ne serais pas +étonné qu'on ne l'escamotât en douceur. Au reste, je n'ai pas encore vu +le ministre, et je ne sais que ce que m'a dit un de nos collègues de la +commission. Quoi qu'il arrive, je m'en lave les mains, et la fantaisie +d'ordre qu'a eue Son Excellence aura eu du moins ce résultat de me faire +passer un mois très heureux avec vous. Le reste est son affaire et je +m'en soucie peu.</p> + +<p>Tout est ici fort tranquille, sauf un reste d'excitation contre la +perfide Albion, à qui les épiciers ne pardonnent pas la bataille de +Waterloo et l'acquittement de votre habitué du <i>reading room</i><a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a> +<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>. Le +Corps législatif a eu quelques petites velléités d'opposition, le sage +Sénat a même les siennes. Quand ce peuple-ci n'a rien à faire, il a +besoin de faire quelque malice. Les Français sont comme les singes, qui, +dans l'oisiveté, se mangent la queue.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" +name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1"> +(retour) </a> Bernard, impliqué dans l'affaire Orsini; son + extradition fut refusée par l'Angleterre. +</blockquote> + +<p>Lord Cowley a dit ici, en bon lieu, que, plutôt que de céder la place, +lord Derby dissoudrait la chambre. <i>Ci vedremo.</i></p> + +<p>Malgré la sainte horreur que j'ai pour l'éloquence, je regrette un peu +de ne pouvoir assister à la grande bataille qui va se donner. Il me +semble que le résultat le plus infaillible sera force blessures très +cuisantes à des vanités personnelles, spectacle très divertissant pour +la galerie. Mais qui gagnera en considération dans ce débat? Personne +assurément. Un grand mathématicien pourrait peut-être prédire, au train +dont vont les choses, en quelle année l'Angleterre sera démocrate, en +quelle autre elle vendra par mesure d'économie les marbres de Phidias et +les livres colligés par M. Panizzi. Ce sera dans assez longtemps, je +pense; mais nos petits-enfants, surtout si nous ne nous pressons pas de +les faire, pourront bien voir tout cela.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille et mille remercîments pour votre si +aimable et si bonne hospitalité.</p> + +<a name="l7" id="l7"></a> +<br><h3>VII</h3> + + +<p class="rig">Paris, 16 mai 1858.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>J'ai vu le maréchal Vaillant, président de la commission de la +<i>correspondance de Napoléon</i>, et je lui ai montré la note de mistress +Tennant. Il m'a dit que l'empereur déclarait les lettres apocryphes; +mais, comme je lui en avais déjà dit le prix, j'ai lieu de soupçonner +que c'est ce prix de huit mille francs qui lui fait trouver les raisins +trop verts.</p> + +<p>Je vais, la semaine prochaine, à Fontainebleau pour huit jours. J'aurai +sans doute occasion de causer avec l'empereur lui-même, et de lui dire +mon opinion sur l'authenticité. Le malheur, c'est que l'exagération du +prix rend l'affaire très difficile à conclure. On m'a dit ici que les +autographes de Napoléon Ier ne se vendaient pas plus de cent ou cent +cinquante francs; il est vrai qu'on en trouve rarement d'aussi vifs de +passion et de style que ceux de mistress Tennant. Si vous la voyez, et +elle est bonne à voir, vous pourrez lui-dire qu'on est prévenu contre +ses lettres, mais que cette prévention sera détruite par moi; alors +restera le prix, qui, si elle y persiste, rendra la négociation inutile.</p> + +<p>La nomination de Picard n'a pas fait beaucoup d'effet. Nous sommes +habitués à voir nommer à Paris, des députés exagérés. Cependant, c'est +un mauvais symptôme. Le nouveau ministre de l'intérieur est peu adroit, +et paraît connaître assez mal les hommes et les choses.</p> + +<p>Adieu, mon cher ami; je suis plus triste que je n'étais autrefois de +déjeuner et de dîner seul.</p> + +<a name="l8" id="l8"></a> +<br><h3>VIII</h3> + + +<p class="rig">Paris, 7 juin 1853.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Les oreilles ont dû vous corner, ces jours passés. Sa Majesté la reine +des Pays-Bas et votre serviteur ont passé, à dire du mal de vous, tout +le temps d'une chasse au cerf, dans la forêt de Fontainebleau. C'est une +étrange femme, qui sait tout, qui parle bien de tout et qui serait la +perfection, si elle ne voulait pas paraître Française, ayant eu le +malheur de naître en Wurtemberg. Elle se fait vive à la manière des +Allemands, qui se jettent par la fenêtre pour avoir l'air dégagé.</p> + +<p>La reine est du moins très aimable. Nous avons sué sang et eau pour +amuser Sa Majesté: bals, fêtes champêtres, charades, etc. Si vous ne me +trahissez pas, je vous avouerai que ma courtisannerie est allée jusqu'à +lui faire de petits vers en manière de compliment, et que cependant, par +respect pour la vérité, je me suis borné à la comparer à Vénus, +Minerve, etc. Comme les princes sont toujours ingrats, je n'y ai pas +même gagné une bouteille de curaçao ou un fromage de Hollande. Rien +qu'un rhume effroyable pour avoir eu l'insigne honneur d'être trempé de +pluie à côté de Sa Majesté.</p> + +<p>L'autre jour, il y a eu à Fontainebleau une foire où l'impératrice est +allée acheter du pain d'épice. Le prince de Nassau, qui l'accompagnait, +a acheté une blouse et une casquette sans qu'elle s'en aperçût et, dans +ce nouveau costume, il est venu lui parler. Elle ne l'a pas reconnu et a +poussé un grand cri; les gens de la suite sont accourus, et le quiproquo +a été traduit à Paris en une tentative d'assassinat. Tenez ma version +pour exacte.</p> + +<p>Vous trouverez dans <i>le Constitutionnel</i> d'aujourd'hui, 7 juin, un +article assez curieux sur les échanges de livres faits par la +bibliothèque d'Augsbourg, d'où résulte qu'ils vendent les bons et +gardent les mauvais. Cela s'appelle se défaire des doubles.</p> + +<p>Adieu, mon cher ami; je pense aller faire un tour en Suisse. On ne vit +pas ici: il y a 33 degrés Réaumur. Si je revenais par Venise, je vous +demanderais un mot pour quelque bon chrétien de ce pays que vous +connaissez sûrement.</p> + +<a name="l9" id="l9"></a> +<br><h3>IX</h3> + + +<p class="rig">Berne, 7 juillet 1853.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Nous nous verrons sans doute, et nous remangerons ensemble du macaroni à +Recoaro, si cette partie du monde est aussi près de Venise que vous le +dites, d'accord avec les géographes. Je pense être à Venise dans les +premiers jours d'août, selon la recommandation de lady Holland, dont je +me méfie un peu. Je me demande ce que doivent sentir les lagunes à cette +époque, et combien de cousins doivent les habiter. Les cousins ne m'ont +pas épargné, même en ce pays de froidures. Ni la neige ni les montagnes +ne les arrêtent. J'ai les mains plus épaisses que des épaules de mouton, +par suite de leurs piqûres. Que sera-ce lorsque le soleil d'Italie leur +prêtera une activité nouvelle!</p> + +<p>Selon l'usage des Parisiens, je suis sans la moindre lettre et par +conséquent sans nouvelles. Je suis sûr que M. Rouland n'a pas encore +publié notre rapport. Notre travail aura eu ce résultat admirable +d'achever la désorganisation, déjà si avancée, de la Bibliothèque.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille et mille amitiés bien vraies.</p> + +<a name="l10" id="l10"></a> +<br><h3>X</h3> + + +<p class="rig">Venise, 11 août 1858.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis ici depuis quelques jours, assez bien installé, ayant vue sur le +Grand Canal; nourriture satisfaisante et bon appartement. Je vous donne +ces détails parce que M. Brown dit que vous allez arriver ici, avec +votre amie, qui ne jure que par l'<i>immacolata</i>. Je suis ici avec deux +dames anglaises<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a> +<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a> (d'un âge respectable), anciennes amies de ma mère et +de moi, faisant très bon ménage.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" +name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2"> +(retour) </a> Miss Lagden et mistress Ewers, par qui Mérimée + a été, jusqu'à son dernier jour, entouré d'attentions + délicates et de soins dévoués. +</blockquote> + +<p>De toute façon, je vois que nous avons fait ce qu'on appelle de la +bouillie pour les chats: Le ministre s'est moqué de nous. On ne m'y +rattrappera plus. Je crois que Taschereau sera le directeur; mais il ne +faut répondre de rien avec des gens qui tournent à tout vent. Une seule +bonne chose sera faite, c'est qu'on ne poussera pas plus loin la facétie +du catalogue imprimé, et que les employés de la Bibliothèque ont une +augmentation de traitement. Ils ne me mangeront pas à mon retour.</p> + +<p>Hier, nous avons eu une sérénade très belle. Nous avons badaudé et passé +sous le Rialto au milieu de la bagarre. On devient aussi bête que les +natifs à ces <i>fonctions</i>, et j'aurais préféré voir ma gondole en pièces +plutôt que de reculer d'un pied.</p> + +<p>Il me semble que le discours de l'empereur est très bon. J'espère qu'il +sera bien pris en Angleterre. Ici, il fait bon effet auprès des +autorités, qui ont un peu peur de Sa Majesté.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; à bientôt! M. Brown a été on ne peut plus +aimable pour moi. C'est un Vénitien complet.</p> + +<a name="l11" id="l11"></a> +<br><h3>XI</h3> + + +<p class="rig">Paris, 17 octobre 1858.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Il n'y a rien de si beau que la cathédrale de Sienne, si ce n'est celle +de Lucques, si ce n'est la vue depuis Savone jusqu'à Fréjus, le long de +la rivière de Gênes. Gîtes excellents tout le long de la route, excepté +à Oneglia. Connaissez-vous la soupe aux cailles et au riz? Je pense +qu'on ne mange que cela en paradis.</p> + +<p>Adieu, mon cher ami; mille tendresses à vos marbres et à vos bouquins.</p> + +<a name="l12" id="l12"></a> +<br><h3>XII</h3> + + +<p class="rig">Cannes, 7 janvier 1859.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis ici depuis quelques jours, à deux pas de votre chère Italie, en +face d'une mer magnifique et d'un soleil resplendissant. Il faut, je +suppose, une force d'imagination peu commune pour se représenter ce que +c'est que le soleil au 7 janvier, lorsqu'on est au British Museum. +Cependant, il fait ici un peu froid, et, à quatre heures, il faut +prendre un paletot. Nous y avons lord Brougham et toute sa famille. Il +est encore vert et actif, malgré ses quatre-vingt-deux ans, et va faire +à pied des visites dans les environs. En fait de célébrités, nous avons +encore M. de Tocqueville, qui est très gravement malade, et qui, je le +crains, ne quittera ce pays-ci que pour un autre bien éloigné d'où +personne n'est revenu apporter des nouvelles.</p> + +<p>Que dites-vous du compliment de bonne année fait par l'empereur à M. de +Hübner? Selon ce qu'on m'écrit, la version officielle est la seule +vraie, et il ne faut pas prendre celle du <i>Nord</i> et d'autres journaux +étrangers. Quelle que soit la phrase, elle montre que notre ami +Salvagnoli est un grand diplomate! Assurément on doit lui en faire les +honneurs à Florence. Bien que je me dispense de croire une grande partie +des bruits qui circulent, je trouve que la situation doit être bien +tendue pour que Sa Majesté ait jugé nécessaire d'en avertir ainsi le +public dans une occasion où il était si facile et si simple de ne rien +dire.</p> + +<p>On m'écrit, de bonne part, que l'état de l'Italie est encore plus +bouillonnant que lorsque nous nous y trouvions ensemble. Mais à quoi +cela aboutira-t-il? Les Russes de l'ambassade, à Paris, ne parlaient de +l'Autriche qu'avec la tendresse qu'on lui porte à Milan et à Venise. +Malheureusement, je ne crois pas qu'en cas de rupture complète, ils +prennent franchement parti pour nous. Que feront les Anglais? <i>Hic jacet +lepus.</i> Ils sont probablement trop occupés dans l'Inde et chez eux pour +se mêler <i>d'abord</i> de nos affaires; mais comment croire qu'ils +laisseraient leur bonne amie dans la débine! Observez que la guerre, +pour l'Autriche, c'est un duel à mort. Une bataille perdue amène la +dislocation de la monarchie, et, par conséquent, la recomposition de +l'équilibre européen. La partie est trop grosse pour que l'Angleterre +n'y intervienne pas, et, si elle est l'alliée de l'Autriche, nous ne +nous y frotterons probablement pas; car alors notre position serait tout +aussi mauvaise que la sienne, abandonnée à ses propres forces. Il y a +des chose si graves, qu'elles sont impossibles.</p> + +<p>Adieu, mon cher ami. Mistress Ewers et miss Lagden, qui sont ici, +regrettent beaucoup de ne pas vous avoir. Elles se rappellent à votre +souvenir.</p> + +<a name="l13" id="l13"></a> +<br><h3>XIII</h3> + + +<p class="rig">Paris, 12 mars 1859.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Me voici de retour à Paris depuis quelques jours et regrettant déjà mon +soleil de Cannes, qui n'est pas moins beau que celui dont nous avons +senti la chaleur aux bords de l'Arno.</p> + +<p>Que dites-vous de ce qui se passe? Lord Cowley vous a-t-il conté ses +conversations avec Sa Majesté impériale et royale apostolique? Quant à +moi, je ne sais rien. On est à la paix depuis vingt-quatre heures, ce +qui rend très probable que demain on sera belliqueux. Ce qu'il y a de +certain, c'est que les descendants de Brennus ne sont guère d'humeur à +prendre le Capitole, n'y eût-il que leurs anciennes ennemies les oies +pour le garder. Louis-Philippe, pendant dix-huit ans, a prêché à ce +peuple-ci le culte des intérêts matériels, et notre vieux sang gaulois +s'est gâté. On est d'une poltronnerie incroyable. Vous noterez que le +danger, malheureusement très réel, celui d'une révolution nouvelle, est +ce qui préoccupe le moins. On ne pense qu'à l'effet que la guerre peut +produire sur les fonds et les actions de chemins de fer. Il va sans dire +que la gloire et l'humanité, c'est à quoi personne ne songe.</p> + +<p>L'empereur se montre assez touché de la lâcheté générale, et il nous dit +notre fait en termes assez crus, et, ma foi, nous le méritons bien. +L'armée heureusement est dans de tout autres dispositions. Tous les +officiers voudraient être à l'avant-garde, pour être des premiers à voir +les <i>donne</i> et manger du macaroni. On dit que, du côté des Autrichiens, +il y a aussi beaucoup d'ardeur belliqueuse, et, ce qui est fâcheux, +toute l'Allemagne reprend les colères de 1813, sauf peut-être les +socialistes, qui sont des alliés dont nous nous passerions parfaitement. +Je crois que l'empereur veut la guerre, mais il n'est pas pressé de la +faire.</p> + +<p>Probablement il espère que cette paix armée, qui existe en ce moment, +ruinera l'Autriche et qu'il trouvera peut-être les moyens de s'assurer +la neutralité de la Prusse et celle de l'Angleterre. C'est là le grand +point. Y parviendra-t-il? Notre mauvaise réputation de conquérants rend +notre position bien difficile. Nous ne pouvons nous dissimuler que nous +jouons bien gros jeu. Nos généraux ne sont pas aussi forts que celui qui +commandait l'armée française en 1796. Cependant je ne crois pas qu'ils +en aient à combattre de supérieurs. Nos soldats valent bien mieux que +les Autrichiens; mais l'argent, mais l'Europe, mais les Italiens! Que +faire de Mazzini? Le fusiller, d'accord; mais que dire aux gens qui +voudraient étriper le cardinal Antonelli ou le roi Bomba<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a> +<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>? N'est-il +pas à craindre que, après le premier succès, nous n'ayons des alliés qui +nous embarrassent au dernier point? Entre nous il me semble que deux +pots de terre vont se heurter, et il se pourrait bien que, dans quelque +temps, il ne restât que des tessons sur la place.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" +name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3"> +(retour) </a> Sobriquet sous lequel on désignait le roi de + Naples, Ferdinand II. +</blockquote> + +<p>Vos Anglais ont une méchante attitude. Lord Palmerston, qui voulait +mettre le feu aux poudres il y a quelques années, a bien changé de +langage, et, jusqu'aux radicaux, je ne vois partout que mauvais +vouloir.</p> + +<p>On fait ici sous main de grands préparatifs. On ramène d'Afrique les +vieux soldats, on a changé tout le matériel de l'artillerie, et l'on a +trois cents pièces nouvelles attelées, avec lesquelles on emporte, +dit-on, à coup sûr, la tête d'une mouche à trois kilomètres de distance. +Si l'on avait au moins l'ardeur qu'on avait au moment de la guerre +d'Orient, j'aurais quelque espoir; mais l'abattement de nos financiers +et la couardise des bourgeois sont un peu beaucoup effrayants.</p> + +<p>Il va paraître en Belgique un charmant pamphlet d'About qui vous +divertira fort. Notre saint-père le pape et son cardinal y sont arrangés +de main de maître. Cela s'appelle <i>la Question romaine</i> et ressemble +beaucoup à un pamphlet de feu M. de Voltaire, auteur qui avait du bon.</p> + +<p>Lorsque vous n'aurez rien à faire, dites-moi comment va la +démocratisation de l'Angleterre. Malheureusement les idées de politique +généreuse ne vont pas du même train.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je crains fort que nous ne nous rencontrions +pas à Venise l'automne prochain. On m'annonce du vin de Schiraz. Je +crains que ce ne soit de la drogue.</p> + +<a name="l14" id="l14"></a> +<br><h3>XIV</h3> + + +<p class="rig">Paris, 8 avril 1859.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Il me semble que les cartes se brouillent terriblement. Qu'en +dites-vous? Ici, le nez des boursiers s'allonge tous les jours +davantage, et, aujourd'hui, il y a eu une vraie panique.</p> + +<p>L'empereur va partir pour Lyon, afin d'y passer, dit-on, une grande +revue. On forme les quatrièmes bataillons et on ne dit plus un mot des +mouvements de troupes. Il est certain cependant qu'on fait venir d'Alger +les vieux durs à cuire. Tout cela est assez <i>ominous</i>.</p> + +<p>Et du congrès, en savez-vous quelque chose? Il paraît qu'en Italie, +c'est un mouvement d'enthousiasme général. Tous les jeunes gens en gants +jaunes se font soldats. Les vieux achètent de l'emprunt piémontais. +Qu'arrivera-t-il? Ce pays-ci est aussi répugnant que possible à la +guerre, et sans doute c'est ce qui donne à l'Autriche sa prépotence +actuelle. Cela ne veut pas dire que, si l'on en vient aux coups de +canon, nous nous conduirons en lâches. L'armée est très belle, très +allègre, très confiante même, quoique ses généraux ne passent pas pour +des aigles. Mais le reste de la nation ne voit dans la guerre que la +perturbation du commerce, de l'industrie et du <i>dolce far niente</i>, sans +parler de la chance d'une nouvelle révolution.</p> + +<p>L'empereur, que j'ai vu l'autre jour, me paraît de belle humeur; mais il +ne m'a pas fait confidence de ses projets. Tout ira bien, tant que +l'Angleterre ne se tournera pas contre nous. Dans mon opinion +personnelle (mais je suis le seul qui ai cette opinion-là), elle ne se +mêlera pas activement de la querelle, tout en nous souhaitant un +<i>accidente</i> lorsque nous aurons quelque succès. Il me semble que, si +j'étais homme d'État anglais, je serais beaucoup plus franc. Supposé, ce +que je ne crois pas, que l'empereur ait des vues ambitieuses sur +l'Italie, le meilleur moyen de les contrecarrer et de les rendre +impossibles, n'est-ce pas de s'associer franchement à la France et au +Piémont?</p> + +<p>Il est évident que, si l'Angleterre faisait cause commune avec nous, +l'Autriche et tous les <i>Französenfresser</i> d'outre-Rhin rentreraient sous +terre, sans brûler une amorce. Observez que la France, que la guerre +peut mettre en contact avec une révolution, court de très grands risques +pour la chance d'une reconnaissance, plus ou moins grande, laquelle peut +se traduire, un jour, par une demande de céder la Corse à l'<i>Italie +unie</i>. Au contraire, l'Angleterre n'a rien à redouter du contact avec la +révolution. Peut-être même y attrapperait-elle un lopin assez beau, +comme la Sicile, par exemple, si l'anarchie se mettait dans la +Péninsule, si, au lieu de se coaliser, les Italiens, comme ils ont fait +souvent, se battaient entre eux.</p> + +<p>Dans l'hypothèse d'une lutte, que je ne crois pas probable; car, d'un +côté, il y aurait de l'argent et du crédit; de l'autre, ni argent ni +crédit. Tout le mal serait pour la France. Les armées se battraient et +l'Angleterre habillerait, armerait, nourrirait les Italiens, le tout à +leurs frais. Après la paix, la reconnaissance des Italiens se +partagerait entre leurs deux alliés, inégalement, et toujours +l'Angleterre aurait la meilleure part. Nous aurions l'odieux d'avoir +violé quelques filles et bu beaucoup de vin d'Asti et de Pomino sans +payer. Les Anglais stipuleraient des avantages pour leurs cotons et +leurs fers.</p> + +<p>Si je savais écrire en anglais, je voudrais faire un pamphlet là-dessus, +car le thème est riche. Au lieu de s'occuper de l'Italie, il me semble +que John Bull patauge dans un étrange gâchis. On dirait que le +gouvernement parlementaire fait ce qu'il peut pour se discréditer. Point +de parlement, dans un moment où il faudrait l'avoir presque en +permanence; une administration qui peut être renversée, au moment où les +affaires extérieures se trouveront le plus embrouillées; tout cela n'est +ni beau ni sensé.</p> + +<p>Ici, on se persuade que, si lord Palmerston revient, il nous fera la +guerre. Je n'en crois rien. Je crains, au contraire, que lord Derby ne +sache dire ni oui ni non, et qu'il ne parvienne qu'à envenimer +l'affaire. Tâchez de persuader à vos Anglais que nous n'avons pas la +moindre envie de faire des conquêtes, que nous voudrions seulement qu'on +ne fit pas trop de bruit à notre porte. Vous voyez, tous les jours, que +les propriétaires font mettre à l'amende les joueurs, d'orgue qui leur +cassent le tympan; c'est notre position.</p> + +<p>Adieu, mon cher ami. J'ai vu que vous aviez dîné l'autre jour chez M. +Gladstone. Beaucoup d'argenterie et de l'agneau, n'est-ce pas? J'aime +mieux les dîners que nous avons faits tête à tête au Muséum.</p> + +<a name="l15" id="l15"></a> +<br><h3>XV</h3> + + +<p class="rig">Paris, 29 avril 1859.</p><br><br> + +<p>Mon cher ami,</p> + +<p>Nous sommes une drôle de nation! Je vous écrivais, il y a quinze jours, +qu'il n'y avait en France qu'un homme qui voulût la guerre, et je crois +avoir dit la vérité.</p> + +<p>Aujourd'hui, tenez le contraire pour vrai. L'instinct gaulois s'est +réveillé. C'est maintenant un enthousiasme qui a son côté magnifique, et +aussi son côté effrayant. Le peuple accepte la guerre avec joie; il est +plein de confiance et d'entrain. Quant aux soldats, ils partent comme +pour le bal. Avant-hier, ils écrivaient à la craie sur leurs wagons: +«Trains de plaisir pour l'Italie et Vienne.» Lorsqu'ils traversent les +rues pour aller aux embarcadères, on les couvre de fleurs, on leur porte +du vin, on les embrasse, on les adjure de tuer le plus d'Autrichiens +qu'ils pourront. Le régiment des zouaves de la garde a reçu son ordre de +départ, il y a huit jours. Ils se sont écriés: «Voilà la guerre, plus de +salle de police!» et le régiment a disparu pour deux jours. Il +s'agissait de dire adieu à toutes les cuisinières de sa connaissance. Au +moment du départ, pas un homme n'a manqué, chacun avec un bouquet de +lilas au bout de son fusil.</p> + +<p>Il y a dans cette gaieté française un élément de succès considérable. +Nos gens se croient sûrs de vaincre, et c'est beaucoup à la guerre. +L'accueil qu'on leur fait en Italie redouble leur ardeur. Ils se croient +des chevaliers errants allant combattre pour leur dame. Je tiens les +Autrichiens pour de très braves soldats; mais chacun des nôtres +s'imagine qu'il va devenir au moins colonel, et un Croate n'a pas de ces +idées-là. Le général Allard me jurait hier soir que nous avions déjà +cent mille hommes au delà des Alpes. Nous aurons sept cent mille hommes +sous les armes le 15 du mois prochain. Le 1er juin, toute l'artillerie +sera pourvue de nouveaux canons rayés.</p> + +<p>Enfin, bien que lents à prendre nos mesures, nous avons le talent de +bien faire en nous pressant, et, chaque jour, nous gagnons quelque +chose. Le général Mac-Mahon écrit qu'il n'a jamais vu réception pareille +à celle qu'on lui a faite à Gênes. Il n'y a pas jusqu'à un bataillon de +Kabyles qui n'ait été littéralement couvert de fleurs par les dames. Je +pense que ces honnêtes musulmans aimeraient autant autre chose. Ce sont, +d'ailleurs, de rudes gaillards.</p> + +<p>Hier soir, on annonçait l'acceptation par l'Autriche de la médiation +anglaise, <i>et la prise en considération</i> par l'empereur. Je crois +néanmoins la guerre inévitable. Quitter l'Italie maintenant est +impossible, à moins de grandes concessions de la part de l'Autriche. +Lord Cowley, avec qui j'ai dîné hier chez M. Baring, était impénétrable; +mais il était facile de voir qu'il ne croyait pas à la possibilité d'un +dénoûment pacifique.</p> + +<p>L'important, c'est d'être uni, honnête et modéré, de faire des +cartouches et pas de constitution. Tuer l'ours d'<i>ogni modo</i> sans penser +à vendre sa peau et surtout à la partager. Si vous pouvez persuader aux +Italiens d'être sages, tout ira bien, j'espère.</p> + +<p>Notre pauvre impératrice a les yeux gros comme des oeufs; mais elle +paraît pleine de résolution et de dévouement. Elle dit adieu en pleurant +aux régiments qui partent, qui la saluent de hourras frénétiques; et les +boursiers mêmes se sentent émus; j'en ai vu un qui pleurait en regardant +les gardes défiler. Si l'Angleterre ne se mêle pas trop tôt de la +querelle, j'espère que nous aurons bientôt, rendu possible une paix +avantageuse à l'Italie.</p> + +<p>Les banquiers et les beaux messieurs déplorent toujours le funeste +entraînement; mais la masse est pour la guerre. L'empereur est plus +populaire qu'il n'a jamais été. Un ouvrier disait: «<i>Moustachu</i> est le +plus fort; il a les papiers de son oncle.»</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Prêchez les Anglais. Empêchez-les de croire à +l'ambition de l'empereur et persuadez-les que les Italiens sont <i>gente +de razon</i>, qui peuvent vivre sans Croates pour les morigéner. Mille +amitiés et compliments au Museum.</p> + +<a name="l16" id="l16"></a> +<br><h3>XVI</h3> + + +<p class="rig">Paris, 10 mai 1859.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p><i>Alea jacta est!</i> L'empereur est parti aujourd'hui. Il a été conduit au +chemin de fer par une foule immense et des acclamations frénétiques. Il +est maintenant plus populaire qu'il n'a jamais été. Je parle des masses, +car, bien entendu, les salons sont aussi mauvais Français que possible.</p> + +<p>Quelle étrange fatalité poursuit les partis vaincus! Les orléanistes +font exactement les mêmes fautes qu'ils ont tant reprochées aux +légitimistes. Voyez le duc de Chartres qui avait eu le bon sens de +rester en Piémont, où il était officier: sa famille le rappelle<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a> +<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>. Le +comte de Chambord, qui va dans les Pays-Bas, est plus raisonnable.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" +name="footnote4"><b>Note 4: </b></a><a href="#footnotetag4"> +(retour) </a> Le duc de Chartres ne fut pas rappelé par sa + famille: il fit toute la guerre d'Italie. +</blockquote> + +<p>Avant la fin du mois, selon, toute apparence, il y aura bien des bras et +des têtes cassés. Dieu veuille que nous nous en tirions à notre +honneur! Les Autrichiens, jusqu'à présent, nous ont servis à souhait.</p> + +<p>Maintenant que tout le désordre est réparé, vous pouvez dire aux +Anglais, qui nous reprochent d'être agressifs, de quelle façon nous +étions préparés. Les premières divisions françaises sont arrivées en +Italie sans canons et n'ayant que soixante cartouches par homme. +L'artillerie de l'ancien modèle n'avait plus de projectiles, et les +canons rayés du nouveau modèle n'étaient pas encore prêts. Pour garder +le plus longtemps possible le monopole de ces canons, on en fabrique les +pièces, ou, pour mieux dire, chaque pièce passe dans trois ou quatre +ateliers séparés, dont les ouvriers ne connaissent qu'un genre +d'opération. De cette mesure est résultée, au premier moment, une +certaine confusion. Pourtant il a suffi de quelques jours de répit pour +que tout s'arrangeât.</p> + +<p>Nous avons actuellement en ligne quarante-cinq batteries de canons rayés +dont on attend merveilles. On en expédie de nouvelles tous les jours. +J'ai vu une lettre du général Mac-Mahon à sa mère, où il lui dit qu'il +n'a jamais vu une armée mieux équipée et mieux disposée. Il y a +actuellement plus de cent vingt mille Français en Italie. L'armée sarde +est de soixante-quinze mille hommes, dont cinquante mille excellents.</p> + +<p>Si les Autrichiens, mieux avisés, eussent poussé leur pointe, ils +auraient pu écraser les Piémontais avant que nous pussions venir à leur +secours. Cette bévue est d'un bon augure pour la campagne. Nos gens sont +remplis de confiance, l'ennemi semble inquiet. Il a beaucoup de malades +et un assez grand nombre de déserteurs.</p> + +<p>Avez-vous vu la proclamation du général Giulay? Elle me paraît telle que +nous pouvions la souhaiter. Peine de mort pour tout le monde. Si les +Lombards ont du sang dans les veines, le moment est venu de le montrer. +Il y a ici un nombre prodigieux d'enrôlements volontaires, et l'emprunt +va à merveille. Je suis allé hier au Trésor porter mon obole, et j'ai +trouvé une queue formidable. En ma qualité de privilégié, je suis entré +dans un bureau séparé et l'on m'a dit que les souscriptions déjà reçues +faisaient croire qu'au lieu de cinq cents millions, on aurait un +milliard ou quinze cents millions. Je pense que l'emprunt autrichien n'a +pas le même succès.</p> + +<p>L'Allemagne du Midi est toujours très menaçante. Les étudiants +s'enrôlent et ne parlent que de marcher sur Paris. Vous avez vu que le +principicule de Nassau s'était enrôlé dans l'armée autrichienne; mais ce +que vous ne savez peut-être pas, c'est qu'il avait été comblé +d'attentions par l'empereur, qu'il avait été de toutes les parties<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a> +<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a> +pendant plus d'un an, qu'on lui avait fait des cadeaux de toute espèce, +et même donné de l'argent, dont il avait grand besoin.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" +name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5"> +(retour) </a> Voir un passage de la lettre VIII où il est + parlé d'une aventure arrivée à Fontainebleau, dont le prince + de Nassau fut le héros. +</blockquote> + +<p>L'Angleterre commence, à ce qu'il me semble, à regarder la question avec +un peu moins de prévention. Je crois que Persigny sera utile pour +démentir les mensonges du <i>Times</i>, et, s'il se peut, renouer l'alliance. +S'il ne réussit pas, je crains bien que la guerre ne soit longue et que +tout le monde ne s'en mêle à la fin. Si l'Angleterre se sépare de nous, +tenez pour certain que nous verrons les Russes à Constantinople.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; nous sommes tous dans l'anxiété. Si vous +trouvez un moment, donnez-moi de vos nouvelles.</p> + +<a name="l17" id="l17"></a> +<br><h3>XVII</h3> + + +<p class="rig">Paris, 27 mai 1859.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Rien de nouveau du théâtre de la guerre, si ce n'est les progrès de +Garibaldi, qui commence à courir les environs de Varèse. J'envie les +émotions pittoresques de ce gaillard-là.</p> + +<p>Tous les rapports sur le combat de Montebello rendent hommage à la +bravoure de nos gens, qui se sont battus un contre trois et ont pris un +village fortifié! Mais l'empereur est furieux contre un de ses généraux +qui a oublié le premier principe de la guerre, lequel est de marcher au +canon. Il y avait, à neuf kilomètres de Montebello, quatre mille chevaux +français qui n'ont pas bougé. Nul ordre n'est venu. S'ils fussent +arrivés à la fin de l'affaire, ils auraient ramassé peut-être tout le +corps du comte de Stadon. Au reste, la division du général Forey était +la moins bonne de toutes; de plus, elle avait détaché ses grenadiers et +ses voltigeurs. Ce sera une autre affaire quand les Africains et la +garde s'en mêleront.</p> + +<p>L'esprit public est ici toujours bon. Les salons même sont convenables. +Beaucoup de jeunes gens riches sont à l'armée, et les légitimistes +disent que, quoi qu'il arrive, il faut défendre le drapeau.</p> + +<p>Je ne sais rien de la Prusse, sinon que la fureur des <i>Französenfresser</i> +y est très grande. Le gouvernement semble plus raisonnable; mais ne +sera-t-il pas entraîné? Un Russe, M. de Tourgueneff, que je vous ai +présenté, l'année passée, à ce fameux banquet, arrive de Moscou. Il dit +que les Allemands veulent avaler d'une bouchée la France et la Russie à +la fois. Ils nous demandent l'Alsace, et aux Russes la Courlande et la +Livonie. Tourgueneff dit que tout le monde chez lui est sympathique à la +cause italienne, et que toute l'armée brûle de se battre contre les +Autrichiens.</p> + +<p>Que fait-on chez vous? Lord Palmerston va-t-il revenir? Je ne pense pas +que nous y gagnions beaucoup, mais nous n'y perdrons certainement pas.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Miss Lagden et mistress Ewers, que j'ai vues +aujourd'hui, se rappellent à votre bon souvenir.</p> + +<a name="l18" id="l18"></a> +<br><h3>XVIII</h3> + + +<p class="rig">Paris, 9 juin 1859.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Le maréchal Vaillant, major général de l'armée, se venge, je crois, de +son successeur en lui faisant des niches. On n'a pas encore le bulletin +officiel de la bataille de Magenta, bien qu'on ait reçu beaucoup de +lettres et les rapports de tous les chefs de corps. Cela fait très +mauvais effet. Les Autrichiens nous ont attaqués avec la plus grande +partie de l'armée de Giulay, plus un corps détaché de Vérone sous +Clam-Gallas. Le ministre de la guerre atteste que nous n'avons pas plus +de trois mille hommes mis hors de combat, dont environ deux cent +cinquante manquants qu'on suppose prisonniers. Nos gens se jettent en +avant comme des fous, à la baïonnette, et on vient de faire un ordre du +jour pour leur rappeler qu'ils ont des armes à feu pour s'en servir. La +grande disproportion des pertes entre les deux armées tient à notre +nouvelle artillerie, qui foudroie les secondes lignes formées en +colonnes, tandis qu'ils ne peuvent atteindre que notre première ligne. +On nous dit que les Kabyles des tirailleurs d'Afrique ont été +admirables. Leur colonel leur a persuadé que les Autrichiens étaient +tous des juifs, et il ne se trompait peut-être pas beaucoup. L'empereur +s'est fort exposé. Maintenant que c'est fini, c'est très bien; mais il +ne faudrait pas qu'il en prît l'habitude. La veille de la bataille, il +avait menacé le roi de le mettre aux arrêts s'il continuait à faire le +hussard.</p> + +<p>Ellice m'écrit que probablement le parti libéral l'emportera et que lord +Palmerston sera ministre des affaires étrangères, mais que l'Angleterre +n'en sera ni plus ni moins impartiale et neutre; qu'au contraire, lord +Palmerston étant suspect à la nation de partialité pour l'indépendance +de l'Italie, il serait peut-être forcé d'en faire moins que lord Derby +lui-même. Je ne suis pas du tout de cet avis. Je suis convaincu qu'il +est très important que, tout en restant neutre, le gouvernement anglais +se montre sympathique aux alliés. Il empêchera l'excès de zèle des +subalternes qui se font Autrichiens pour plaire aux ministres.</p> + +<p>Par exemple, lors du débarquement de nos troupes à Gênes, un vaisseau de +guerre anglais s'est allé mettre dans le port à une place qui ne lui +était pas assignée et où il gênait le débarquement. On a fait des +excuses de cette taquinerie; mais il pourrait se trouver telle +circonstance ou une insolence semblable amenât des complications très +fâcheuses.</p> + +<p>On s'attend qu'il y aura sous peu une explosion en Hongrie. Je ne sais +si ce sera bon ou mauvais. Comme il est évident que nous ne pouvons +redresser tous les torts, je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux que les +Magyares restassent tranquilles. Il est à craindre même qu'un mouvement +de ce côté ne fasse peur à la Russie et ne diminue sa bonne volonté, qui +nous serait bien nécessaire en cas de guerre générale.</p> + +<p>Je suis bien fâché de ce que vous me dites de ***. Mais quelle est sa +maladie? Je le croyais seulement plus vicieux qu'il n'appartient à un +homme de son âge et de sa carrière. On m'a même montré son vice à +Florence, et il m'a semblé qu'il aurait besoin d'un adjoint.</p> + +<p>Au sujet de ce que vous me dites de notre ambassadeur, tenez compte de +sa vivacité et de son opinion particulière. Cette opinion est, +d'ailleurs, celle de bien des gens qui entourent l'empereur, mais je ne +crois pas que ce soit celle de l'empereur lui-même. Au reste, voyez ce +qui se passe. Jusqu'à présent, il suit son programme. Je crains que, +après la première ivresse de la délivrance, les Milanais ne fassent des +bêtises. Est-il vrai qu'on en fait à Florence et que les rouges y +prennent le dessus? S'ils réussissaient, ils gâcheraient toute la +besogne.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; je vous remercie et vous serre la main. Quand +vous n'aurez rien à faire, je me recommande à vous et à votre encrier.</p> + +<a name="l19" id="l19"></a> +<br><h3>XIX</h3> + + +<p class="rig">Paris, 30 juin 1859.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Vous me demandez une lettre sur la politique, mais ce n'est pas chose +facile. En ce qui nous concerne, l'opinion du peuple est excellente. +Jamais le gouvernement n'a été plus facile. Les républicains sont +convertis pour la plupart; mais les salons, les belles dames et les +beaux messieurs sont toujours fort mauvais. Ils tuent, à chaque +bataille, un grand nombre de généraux qui se portent bien, ils annoncent +des malheurs à venir qui, grâce à Dieu, ne se réalisent pas, etc., etc. +Les dévots, de leur côté, se remuent et déclament contre une guerre +impie. Le peuple ne leur en sait aucun gré. L'évêque d'Orléans, M. +Dupanloup, est malade et prend des bains ou du lait en Suisse. Les +paysans de son diocèse disent et croient qu'il s'est sauvé en Autriche, +et qu'il a porté à l'empereur François-Joseph cent cinquante mille +francs que l'empereur Napoléon lui avait donnés pour le rétablissement +de la flèche de sa cathédrale.</p> + +<p>Il me semble que nous nous y prenons mal avec la cour de Rome. Nous +avons un général dévot et un ambassadeur qui croit que la religion est +bien portée. Ni l'un ni l'autre ne sont propres à traiter avec un coquin +tel que le cardinal Antonelli. Il faudrait envoyer un Corse; vous savez +que Sénèque les accuse de <i>negare deos</i>. Jamais un Italien ne dira à un +de ses compatriotes les bêtises et les lieux communs sur la religion, +auxquels un Français voltairien se laissera toujours prendre. Mon +procédé avec le Saint-Siège consisterait à dire: «Si Votre Sainteté ne +nous seconde pas, je la plante-là et je la laisse assassiner par ses +sujets, quitte à la venger après et à la canoniser. D'ailleurs, je ne +lui demande que de ne pas gêner le mouvement italien et de ne jamais +recevoir le ministre d'Autriche en audience particulière.»</p> + +<p>Les préparatifs de la Prusse préoccupent toujours beaucoup les salons. +Les militaires disent que les Prussiens n'ont à nous envoyer qu'une +espèce de garde nationale bien inférieure aux Autrichiens. Quant à la +Confédération, ils en font encore moins de cas. Vous aurez lu la lettre +de M. de Beust, en réponse à la circulaire de Gortchakoff. Elle est +spirituelle. Cela me semble une lettre de femme du monde insolente. Pour +que la Saxe se permette ainsi l'abus de l'épigramme, il faut qu'elle +sache la Russie bien hors d'état d'agir. Sur ce point, je n'ai aucune +donnée. Je sais seulement que les Russes se montrent très irrités. Je +crois leurs finances en mauvais état, et pour qu'ils prissent part à la +lutte, il faudrait que l'embrasement devînt général.</p> + +<p>Il y a beaucoup de déserteurs parmi les Autrichiens, non seulement en +Italie, mais aussi sur les bords du Rhin, où ils ont des garnisons dans +des forteresses fédérales. Ce sont des Lombards et des Hongrois. +Plusieurs de ces gens disent que le peuple autrichien pur sang est las +de la guerre et du gouvernement. Ils annoncent qu'une révolution est +imminente en Autriche. J'attacherais très peu d'importance aux propos de +pareils hommes, si quelques républicains d'ici, à portée de savoir ce +qui se passe dans les sociétés secrètes de l'Allemagne, ne disaient la +même chose. Un d'eux m'a offert de parier qu'avant un mois il y aurait +un mouvement à Vienne. Il est certain qu'en Prusse et dans toute la +Confédération, il y a beaucoup de <i>rouges</i>. L'idée d'armer dans ce +moment-ci la landwher plaît beaucoup à ces messieurs, qui espèrent +qu'elle se comporterait aussi spirituellement que la garde nationale à +Paris en 1848.</p> + +<p>Je n'entends rien à la stratégie; mais toutes les lettres qui arrivent +de l'armée sont pleines d'éloges pour la façon dont l'empereur mène les +choses. Généraux et soldats sont pleins de confiance en lui. Le mal, +c'est qu'il s'expose beaucoup trop. Il était à Magenta et à Solferino +entouré de ses cent gardes, dont la taille et l'uniforme le montrent +d'une lieue. On lui a fait toutes les représentations possibles qui ont +produit le même effet que si l'on eût parlé à une statue. On s'attend à +une attaque prochaine contre Venise. Je doute qu'on puisse forcer les +passes; mais les bateaux cuirassés raseront les forts du Lido et de +Malamocco. Je ne sais si cela suffira pour faire déguerpir les +Autrichiens. Les niais, qui ont quelquefois des idées pas trop +mauvaises, disent qu'il y aura un arrangement personnel entre les deux +empereurs, et que celui d'Autriche, pour passer sa mauvaise humeur, +insolentera la Prusse et se dédommagera de ses pertes aux dépens des +petits princes allemands. Ce serait assez drôle.</p> + +<p>Je ne crois pas du tout à ces projets belges dont vous me parlez. Nous +n'avons pas besoin de nous agrandir, et nous sommes assez forts pour +être déjà trop enviés. Si, comme je l'espère, nous parvenons à délivrer +l'Italie et à lui donner des gouvernements nationaux, nous pourrons +rentrer chez nous avec la satisfaction de gens qui ont bien travaillé. +Le diable, c'est l'organisation de la fédération italienne. Qui aura les +Légations? qui la Vénétie? Mais ne vendons pas la peau de l'ours. En +attendant, on envoie en Italie une si grande quantité d'énormes bombes, +que j'ai bien peur qu'on ne mette en cannelle l'église de Saint-Zénon et +les tombeaux de Scaliger. Pourvu que ces animaux d'Autrichiens ne +s'avisent pas de tenir dans Venise après la prise des forts. Je crois +que le palais des doges ne résisterait pas à trois coups de canon. Et le +manuscrit de Saint-Marc!</p> + +<p>Il paraît que le prince Albert est Autrichien en diable. Croyez-vous que +cela fasse quelque chose à l'opinion des Anglais? Voilà le <i>Times</i> plus +qu'à demi converti.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille compliments et amitiés dévouées.</p> + +<a name="l20" id="l20"></a> +<br><h3>XX</h3> + + +<p class="rig">Paris, 12 juillet 1859.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Comprenez-vous quelque chose à ce qui se passe? Ici, le peuple n'a pas +trop bien accueilli la paix. Il aime la guerre, il voulait achever +l'ennemi. Le bourgeois, au contraire, est dans le ravissement. Il est +certain que personne ne sait ce que veulent dire les bases du traité. Si +la Vénétie reste avec le gouvernement autrichien <i>actuel</i>, la guerre n'a +pas produit un grand résultat, puisque, l'Autriche étant admise dans la +confédération italienne, on lui donne le droit de s'ingérer dans les +affaires de la Péninsule, c'est-à-dire qu'on lui reconnaît ses +prétentions d'avant la guerre. Un homme très avant dans la confiance du +prince Jérôme m'assure que la Vénétie aura un gouvernement <i>séparé</i> et +une constitution approchant de celle du Piémont.</p> + +<p>Autre énigme: Qu'est-ce qu'un président honoraire? Ordinairement une +vieille bête qui n'est propre à rien et à qui on donne un hochet. Cela +veut-il dire que le pape sera rogné dans son temporel? J'ai par devers +moi des motifs de le croire. Puis que fera-t-on de tous ces princes mis +à la porte par leurs sujets, ou fuyant leurs sujets? Il est évident que +nous ne les remettrons pas en possession, ni que <i>nous</i> ne laisserons +pas l'Autriche les ramener. Alors que deviendra votre légitime souverain +et celui de Salvagnoli<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a> +<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>? Mon homme me dit que c'est l'affaire du +congrès: que les deux empereurs n'ont pas voulu s'occuper d'une affaire +qui ne les concerne pas personnellement.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" +name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6"> +(retour) </a> Le duc de Modène. +</blockquote> + +<p>Expliquez-moi encore l'article du <i>Times</i> de lundi. Comme je ne crois +pas a la double vue, je suppose qu'il y a eu une communication de M. de +Persigny à lord John, et de lord John au <i>Times</i>. <i>Quid dicis?</i> Voici, +en deux mots, le résumé des lettres que j'ai vues après Solferino. +Grande ardeur chez nous; grand découragement parmi les Autrichiens. Très +peu d'enthousiasme parmi les Lombards, encore moins dans les duchés. +Les Piémontais assez mal vus à Milan; les Français mécontents de la +tiédeur des Italiens, et encore plus de payer tout au poids de l'or. Les +officiers d'artillerie répondaient de prendre Peschiera en huit jours et +Mantoue en quinze avec leurs canons rayés.</p> + +<p>L'empereur d'Autriche a dit à Fleury qu'ils avaient perdu quarante mille +hommes à Solferino. A Vienne, le mécontentement est si grand, que +l'empereur, parti pour s'y rendre, a dû rebrousser chemin. On dit que la +vue du champ de bataille de Solferino a beaucoup frappé l'empereur (le +nôtre), et qu'il a laissé voir qu'il ne voulait plus de la guerre. Un +autre motif qui a pu le déterminer, c'est la probabilité d'une +révolution en Autriche, révolution rouge, hongroise, bohême, croate.</p> + +<p>Nos dévots sont montés sur leurs ergots et commencent à donner de +l'inquiétude. Ils se démènent comme des diables dans des bénitiers et +disent aux paysans qu'on fait la guerre à l'Église. J'ai toujours dit +qu'il fallait envoyer à Rome un ambassadeur corse qui dît à Antonelli, +avec l'éloquence particulière à ces insulaires, qu'il ait à choisir +entre trois <i>S</i>. Savez-vous ce que cela veut dire à Sartène? <i>Stiletto, +schioppetto, strada.</i></p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je n'ai eu aucun ami tué; mais un pauvre diable +de domestique, que la conscription m'avait enlevé, a reçu à Solferino +une balle dans la jambe. Contez-moi ce qu'on dit en Angleterre et ce que +vous voulez faire cet été pendant vos vacances.</p> + + +<a name="l21" id="l21"></a> +<br><h3>XXI</h3> + + +<p class="rig">Paris, 15 juillet 1859.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Tout est encore obscur dans cette grande affaire et le demeurera quelque +temps encore, selon toute apparence. Il y a bien des choses fâcheuses +dans ce qu'on sait du traité; mais ce n'est pas une raison pour jeter le +manche après la cognée et ne pas chercher à tirer parti de ce qu'il y a +de bon.</p> + +<p>Il est très difficile de concevoir quels ont été les motifs de +l'empereur pour terminer si vite et de cette façon. Voici ce que j'ai +appris, mais ce ne sont que des conjectures.</p> + +<p>En premier lieu, la vue des champs de bataille, et surtout celui de +Solferino, lui a laissé une impression si pénible, que l'idée de +prolonger la guerre lui est apparue comme une espèce de crime. Ceux qui +ont vu l'empereur de près, croient que cette considération n'est pas la +moins puissante. Puis l'attitude de l'Allemagne. La proclamation de +l'empereur à l'armée semble indiquer qu'il regardait la prolongation de +la lutte en Italie comme devant amener la guerre sur le Rhin. La Russie +nous aurait-elle aidés? Cela, est fort douteux. On ne peut même savoir +si elle est en état de le faire, et, à ne considérer la question qu'au +point de vue de ses avantages matériels, il faut avouer qu'elle n'aurait +pas eu un gain proportionné à sa mise au jeu.</p> + +<p>Quant à l'enthousiasme des Italiens, voici des faits: il a fallu des +efforts surnaturels pour mettre en mouvement le corps toscan. A Milan; +depuis la bataille de Magenta, il n'y a eu que, deux cents engagements. +Le soir de la bataille de Solferino, il y a eu une panique causée par +une centaine de cavaliers autrichiens séparés de leur gros, et qui sont +tombés, par hasard, au milieu d'une colonne de blessés et de bagages. +Cela n'a duré qu'un quart d'heure; mais déjà les villages sur nos +derrières étaient pavoisés de drapeaux autrichiens. Tout cela a +mécontenté l'empereur, ainsi que l'armée, et lui a ôté l'espoir d'un +concours énergique, comme celui des Espagnols en 1809.</p> + +<p>Le grand mouvement des dévots ici, et surtout dans l'ouest, a donné de +véritables inquiétudes, ainsi que la prépotence de M. de Cavour, qui se +montrait trop disposé à tout avaler.</p> + +<p>Je ne crois pas un mot de l'alliance des trois empereurs, encore moins +des intentions de l'empereur Napoléon, contre l'Angleterre. La seule +chose qui me paraît probable, c'est que, si la question d'Orient se +précipite d'ici à quelques mois, la France ne donnera son concours qu'à +bon escient, et probablement à des conditions avantageuses pour elle. +Tenez pour certain qu'on ne fera rien contre la Prusse, et qu'on ne lui +fera même pas l'honneur de lui demander pourquoi elle a convoqué la +landwehr. On attend ici l'empereur, lundi ou mardi, et on est inquiet +de le savoir parmi des gens fort peu contents.</p> + +<p>Je vais vous dire mes projets. Je resterai à Paris ou aux environs +jusqu'au commencement de septembre, puis j'irai en Espagne. Vous devriez +venir avec moi. Nous commencerions par visiter Bordeaux et par y goûter +le vin du cru. Vous y feriez votre provision. Puis nous irions ensemble +à Madrid. Vous verriez les bibliothèques. Nous irions à Tolède, où il y +a aussi de belles choses, et je vous reconduirais jusqu'au delà des +Pyrénées, en octobre.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Jusqu'à preuve du contraire, je ne crois ni à +la guerre contre vous, ni à la domination du pape, qui, par parenthèse, +ne veut pas de la présidence.</p> + +<a name="l22" id="l22"></a> +<br><h3>XXII</h3> + +<p class="rig">Paris, 20 juillet 1859.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je reviens de Saint-Cloud. Nous avons été reçus en corps, c'est-à-dire +sénateurs, députés et conseillers d'état, cent cinquante à peu près. +Trente-cinq degrés au-dessus de zéro, qui bientôt se sont doublés je +crois par les bougies.</p> + +<p>Vous verrez les discours dans le <i>Moniteur</i>. Celui de l'empereur, dit +avec un ton de grande franchise, a fait bon effet. Les raisons +stratégiques ne peuvent être comprises que par de grands capitaines tels +que Thiers ou Cousin. Les raisons politiques sont contestables, mais +fort graves cependant. Je ne crois pas les Prussiens capables de passer +le Rhin et de venir goûter de la mauvaise humeur de deux cent mille +hommes et faire l'étrenne de quatre cents canons rayés qui les +attendaient.</p> + +<p>La révolution me touche beaucoup plus. La Hongrie et la Bohême ne +tenaient plus qu'à un fil, et les Polonais, qui sont en possession de +gâter tout, pour se venger de l'indifférence de l'Europe, avaient pris +une attitude qui devait nous priver de tout appui du côté de la Russie, +et peut-être même l'obliger à se déclarer contre nous.</p> + +<p>Je crois, tout considéré, que l'entreprise était au-dessus de nos +forces. Il aurait fallu la faire avec le concours de l'Angleterre, comme +l'expédition de Crimée. Peut-être la chose était-elle possible avec les +<i>whigs</i>; elle était impossible avec les <i>tories</i>, et difficile de toute +façon avec un prince allemand, et un pays où l'on a peu de sympathie +pour les étrangers et où le patriotisme est un peu beaucoup égoïste.</p> + +<p>Nos gens reviennent furieux contre les Italiens. Ils disent que le +peuple est tout à fait <i>autrichien</i>. Le fait est que nous avions toutes +les peines du monde à être renseignés sur les mouvements de l'ennemi, +tandis qu'il était très bien servi par les paysans. Il est très vrai que +l'aristocratie a montré du dévouement et du patriotisme; mais c'est un +infiniment petit. J'ai une théorie: c'est que, pour qu'un peuple +s'insurge, il faut qu'il n'ait pas l'habitude de coucher dans un lit. +Voyez les Espagnols. Si la guerre se fût faite en Espagne, nous aurions +eu en un mois cinq cent mille recrues. Les Lombards sont trop civilisés, +et, de plus, tant d'années de paix les ont rendus apathiques.</p> + +<p>Un grand malheur a été d'avoir à Rome un niais. Il fallait un Corse ne +croyant pas à Dieu, qui effrayât Antonelli, qui embobelinât le pape et +qui, <i>per fas et nefas</i>, l'obligeât à se prononcer. Le second malheur a +été de donner le commandement de la flotte à un homme prudent, excellent +officier, qui n'a été prêt à attaquer Venise que lorsqu'il n'était plus +temps. Si l'on avait mis là l'amiral Penaud ou quelque autre casse-cou, +il aurait rasé les forts du Lido et de Malamocco; et je ne doute pas +que, même sans troupes de débarquement, il n'eût pris Venise, ce qui +aurait bien changé les choses.</p> + +<p>Maintenant il est évident que Mazzini a beau jeu. Toutes les boutiques +de libraires à Milan exposent le portrait d'Orsini; on en fait de même à +Turin. Je trouve cela bête et dangereux.</p> + +<p>De l'ordre, au nom de Dieu, de l'ordre, ou tout est perdu!</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments.</p> + +<a name="l23" id="l23"></a> +<br><h3>XXIII</h3> + +<p class="rig">Paris, 25 juillet 1859</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Notre saint-père devient coulant, à ce qu'on assure, mais je n'en crois +rien. Jamais on n'a le dernier avec un prêtre, on n'en vient à bout que +par le silence et la famine. Cela me fait bien regretter le succès de la +Saint-Barthélemy et l'abjuration de Henri IV. La machine est bien +vieille mais toujours puissante, et l'incrédulité même de ce temps-ci +lui assure une grande durée, car que mettre à la place?</p> + +<p>Je pourrais vous accabler sous le poids de centaines d'anecdotes sur le +peu de sympathie que nous avons trouvé en Italie parmi le peuple. Je +vous en fais grâce. Comment en serait-il autrement dans un pays gouverné +comme il l'a été? Je me rappelle encore mon étonnement, la première fois +que je suis allé en Espagne, de voir comment le gouvernement de ce grand +prince Ferdinand VII traitait les paysans et les grands seigneurs. Les +paysans l'adoraient et les autres le détestaient. Chacun avait raison. +La canaille était ménagée et encouragée dans ses mauvais instincts, +tandis que tout homme ayant un habit noir était suspect et embêté de +toutes les manières.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Il n'y a plus un chat à Paris. On y brûlait +hier. Aujourd'hui, un grand orage nous a un peu rafraîchis.</p> + +<a name="l24" id="l24"></a> +<br><h3>XXIV</h3> + +<p class="rig">Paris, 12 août 1859.</p><br><br> + + +<p>Mon cher ami,</p> + +<p>Vous me paraissez amusant avec vos Autrichiens habillés en Modenais. +Sachez que la chose ne se fait pas si facilement: c'est l'habit qui fait +le moine, et les soldats de tous les pays du monde n'aiment pas à +changer de costume, sachant bien qu'en se travestissant, ils perdent +cent pour cent de leur mérite. Puis la réunion d'un corps de troupes +modenaises, ou soi-disant telles, amènerait des notes diplomatiques; +puis rien n'empêcherait qu'on n'habillât des zouaves en gardes +nationaux; puis, enfin, jamais cela ne s'est fait. Les Autrichiens sont +convaincus, et, il faut bien le dire, on craint beaucoup ici que les +duchés et les légations, abandonnés à eux-mêmes, ne fassent des sottises +et que la réaction ne soit la conséquence forcée de l'anarchie. Je suis +bien convaincu que, si les populations sont sages et que les Chambres ne +fassent pas trop de bruit, personne ne se mêlera de vos affaires. Cela +n'empêche pas sans doute d'acheter des fusils et d'apprendre l'exercice. +Faites comme disait Cromwell: <i>Trust in God and keep your powder dry.</i></p> + +<p>Il me semble que ne pas se mêler des arrangements est, de la part de +l'Angleterre, une grande bêtise. Que risque-t-elle en s'en mêlant? De +s'attirer la mauvaise humeur de l'Autriche. Mais elle jouit déjà de +toute sa haine! Il ne paraîtrait que le resserrement des noeuds de +l'alliance anglo-française soit la grande préoccupation du moment, et, +d'ailleurs, supposé que la France vît avec peine l'Angleterre se mêler +de la question italienne, elle n'aurait pas le mot à dire, puisque +l'Angleterre viendrait ostensiblement la seconder. Il est vrai que le +résultat serait que nous autres Français, nous aurions tiré les marrons +du feu, et que, si le nord de l'Italie était annexé au Piémont et qu'il +devînt une puissance importante, au lieu d'un allié, nous aurions +bientôt un rival.</p> + +<p>Je joue les cartes de l'Angleterre en ce moment: si elle s'abstient, +elle se donne aux yeux de l'Europe les airs d'une puissance de second +ordre et perd toute influence en Italie. Comme je suis persuadé que lord +Palmerston a trop d'esprit pour se résigner à un rôle de spectateur, je +ne doute pas qu'il n'y ait un congrès, et que ce congrès ne tourne, quoi +qu'il arrive, au profit de l'Italie. Si vous pouviez envoyer le choléra +au pape, vous nous tireriez une grosse épine du pied. Vous ne sauriez +croire les criailleries des dévots, trop puissants malheureusement en ce +pays.</p> + +<p>Que faut-il penser de ce qui se passe dans l'Inde? Il me semble qu'il y +a beaucoup de gâchis et qu'on y fait d'assez mauvaise besogne. Si +l'ordre ne se rétablit pas vite, l'incendie pourrait bien se rallumer.</p> + +<p>Avez-vous des nouvelles de Salvagnoli? On me dit qu'il est ministre, des +cultes. Je fais le projet de lui écrire depuis huit jours pour lui +demander un évêché ou tout au moins un bon canonicat à Florence. Le +Ricasoli, qui est président du conseil, est-il celui qui nous +accompagnait dans nos courses nocturnes le long de l'Arno?</p> + +<p>Adieu, mon cher. Panizzi; faites moi part de vos projets; quant à moi, +je n'en ai presque plus: car on me dit que probablement madame de +Montijo viendra ici, ce qui renverserait mon voyage en Espagne.</p> + +<a name="l25" id="l25"></a> +<br><h3>XXV</h3> + +<p class="rig">Cannes, 16 décembre 1859.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Il y a un siècle que je n'ai de vos nouvelles. Depuis que nous ne nous +sommes vus, j'ai fait beaucoup de chemin. Je suis allé d'abord à Madrid, +où il faisait un froid de chien. Puis, de là, en droite ligne à +Compiègne, où il faisait encore plus froid, mais où du moins on avait du +feu et des cheminées.</p> + +<p>Le <i>maître de la maison</i>, qui en fait très bien les honneurs et avec qui +l'on cause <i>de rebus omnibus et quibusdam aliis</i>, n'est pas +malheureusement très facile à deviner. Je lui ai parlé de vous et du +désir que vous aviez de lui dire ce que vous aviez vu <i>des yeux de la +tête</i>, pour parler comme son oncle. Il a répondu qu'il aurait été charmé +de causer avec vous.</p> + +<p>Il me serait impossible de vous citer un mot ou un fait qui prouve de sa +part une disposition pour ou contre la restauration des princes; mais +mon impression personnelle est qu'il s'en soucie très peu au fond; que +sa seule préoccupation est de conserver l'équilibre entre deux +réputations auxquelles il prétend également: celle d'observateur des +anciens traités, et celle de protecteur du libre arbitre des peuples en +matière de gouvernement. Je suppose donc qu'il y aura dans le congrès +une grande conformité de vues, entre la France et l'Angleterre.</p> + +<p>Lord Brougham, qui est ici, et qui, par parenthèse, me paraît bien +vieilli, me dit que la nomination de lord Woodhouse comme second +plénipotentiaire est excellente pour l'Italie. Le comte Walewski sera +l'un des nôtres. Je ne sais qui sera le second. Walewski est fort porté +vers le grand-duc de Toscane; mais, bien, entendu, il ne fera et ne dira +que ce que le maître voudra.</p> + +<p>J'ai laissé l'Espagne dans un paroxysme de fureur contre l'Angleterre et +contre ses ministres, qui venaient de faire les plus grandes platitudes +en réponse aux impertinences de lord John Russell O'Donnell, pour +singer l'empereur Napoléon III, voulait à toute force avoir une guerre. +Dès que les Anglais ont parlé, il s'est imaginé qu'ils pourraient et +oseraient l'empêcher de passer le détroit, et il s'est empressé de faire +toutes les concessions qu'on lui demandait, même celles qu'on ne lui +demandait pas. Tout le monde s'en est indigné, et je crois qu'il aura +bien de la peine à conserver son portefeuille, à moins que la guerre ne +tourne si bien, qu'à son retour d'Afrique, il n'ait plus comme Scipion +qu'à monter au Capitole pour rendre grâces aux dieux.</p> + +<p>Vous aurez appris la mort de ce pauvre Charles. Lenormant. Il était allé +en Grèce avec son fils. Peu de jours avant de quitter Athènes pour +revenir en France, le roi Othon a mis à sa disposition un petit cutter +dont il a voulu profiter pour faire une excursion dans le Péloponèse +avant le départ du bateau à vapeur. A Épidaure, ils ont été pris par le +mauvais temps et mouillés jusqu'aux os. Lenormant a traversé un marais +ayant de l'eau jusqu'aux genoux et sans moyens de se sécher ni de +changer. La fièvre la pris et le mauvais temps continuant, il a fallu +essayer de gagner Athènes par terre. Dans ce trajet, sans médecin, sans +lit, sans couverture, il a épuisé le peu de forces qui lui restaient et +il est mort deux jours après être arrivé. Probablement que, avec un peu +plus de précautions et un manteau de caoutchouc, il serait encore de ce +monde.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; soignez-vous et pensez quelquefois à moi.</p> + +<a name="l26" id="l26"></a> +<br><h3>XXVI</h3> + +<p class="rig">Cannes, 26 décembre 1859.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>On épilogue beaucoup à Paris sur cette espèce de condamnation portée +contre les Romains, condamnés à perpétuité à être les domestiques du +pape.</p> + +<p><i>Primo</i>, je dirai qu'il arrive continuellement à la guerre qu'on +sacrifie un régiment pour gagner une bataille, sans qu'on en fasse un +crime au général.</p> + +<p><i>Secundo</i>, quand les États du saint-père ne s'étendront pas plus loin +que la banlieue, les Romains, s'il en est qui aient des aspirations +politiques, pourront se trouver dans un pays constitutionnel, en +prenant un corricolo. En un mot, ces lamentations qu'on fait à présent +sont semblables aux déclamations de ceux qui accusent la société, parce +qu'elle condamne certains bipèdes à être vidangeurs.</p> + +<p>Le passage le plus sujet à contestation est celui où l'on établit que +vous et moi devons donner tant par an à notre saint-père le pape. A mon +avis, on devrait nous laisser aux impulsions de notre générosité +naturelle. Nous ne manquerions pas de proportionner nos largesses aux +avantages que nous retirons de l'Église catholique et romaine. Après +tout, je crois que j'avais bien jugé la figure du sphinx. Si les +puissances hérétiques ne se montrent pas plus zélées pour l'Église que +les catholiques, la question sera bientôt décidée.</p> + +<p>Je suis venu ici pour chercher le beau temps; mais je ne sais où on peut +le trouver. Nous avons eu de la gelée pendant trois jours, chose +inconnue depuis vingt ans dans ce pays. Les orangers ont souffert. Nos +jasmins et nos géraniums, que nous cultivons ici dans de grands champs, +comme les navets en Angleterre, ont été fricassés. Tout cela ne nous a +pas empêchés de faire de grandes promenades avec un beau soleil, +quelquefois trop chaud, de deux heures à quatre. Miss Lagden dit qu'elle +voudrait beaucoup vous avoir ici pour vous faire grimper nos montagnes. +Elle se chargerait de vous rendre la taille que vous aviez à vingt ans, +après un mois d'entraînement. Si nous avions ici une cuisine digne de +vous, je vous engagerais sérieusement à suivre son conseil; mais, +excepté le mouton, qui est excellent, nous sommes dans le désert.</p> + +<p>Notre petite colonie anglaise s'est enrichie, il y a peu de jours, du +marquis de Conyngham, et d'une fille à lui fort peu jolie, mais très +grande. Nous avons en revanche des Russes assez aimables. Quant aux +natifs, ils nous sont absolument inconnus. Notre vie se passe à courir +les montagnes. Je n'ai plus du tout de maux d'estomac, et plus je vais, +plus je suis persuadé que le soleil est un élément nécessaire à mon +existence.</p> + +<p>Je ne sais rien de l'affaire Libri, que ce que vous savez déjà sans, +doute: que le garde des sceaux a chargé un magistrat d'étudier +l'affaire, et d'en faire un rapport d'après lequel on abandonnerait +l'accusation, le contumax se représentant. M. Libri consentait à cet +arrangement. Malheureusement, avant de quitter Paris, j'ai vu ce +magistrat, qui s'appelle Barbier. Il m'a paru le vrai portrait, pour la +lenteur, du barbier de Martial, qui travaillait avec tant de dextérité, +que la barbe avait le temps de pousser sur la joue qu'il venait de +raser, pendant qu'il rasait l'autre joue. Cependant cela ne peut durer +éternellement et son ministre a promis de lui enjoindre la diligence.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; je pense être à Paris au commencement de mars, +pour notre session.</p> + +<a name="l27" id="l27"></a> +<br><h3>XXVII</h3> + +<p class="rig">Cannes, 10 janvier 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je ne comprends pas grand'chose à la retraite, plus ou moins volontaire, +de Walewski. Elle ne m'a pas trop surpris cependant. Il y avait +longtemps qu'il cherchait à laisser son portefeuille, mais avec +l'intention de prendre celui de M. Fould, qui n'avait aucune envie de le +lâcher. Vous sentez bien qu'avec deux personnes à mains ouvertes telles +que l'empereur et l'impératrice, il faut un trésorier qui entende les +affaires, et, avec Walewski, l'empereur aurait été en banqueroute avant +peu.</p> + +<p>Je suppose que Walewski, qui, n'est pas très fort, et qui a affaire à un +homme qui ne s'explique guère, a cru qu'il pouvait donner cours à ses +sentiments catholiques et légitimistes. Il a été longtemps en Toscane; +sa femme est de Florence, et il était personnellement attaché au +grand-duc. Très probablement, il aura promis plus qu'il ne pouvait +tenir, et aura fini par se compromettre. Voilà ma version, que je vous +donne pour ce qu'elle vaut. Au reste, il me semble que le sens politique +de la chose, si elle en a un, est plutôt favorable qu'autrement aux +Italiens. Thouvenel est un homme beaucoup plus libéral dans ses vues et +bien autrement énergique. D'ailleurs, vous savez, que <i>il tempo è +galant'uomo</i>. Attendre que le repentir vienne saisir les Romagnols et +les Toscans est une bonne chose, et j'aime mieux cela que de payer le +pape pour l'indemniser de la privation des saucissons de Bologne. +Lorsqu'il en viendra à demander ce qu'on lui a offert, on aura le droit +de lui répondre, comme dans l'épigramme que vous m'avez dite: <i>È-troppo +tardi</i>.</p> + +<p>Les dévots en France se remuent de tête et de queue. C'est une rage et +un désespoir qui sont bien amusants. Leur illusion sur les véritables +idées du pays est ce qu'il y a de plus étrange et de plus ridicule. A +force de se démener, ils feront ouvrir les yeux aux aveugles, et il +suffira de souffler sur eux pour les faire disparaître. Avez-vous lu le +pamphlet de l'évêque d'Orléans qui veut rentrer dans les catacombes? Ce +qu'il y a de plus triste, c'est de voir que les orléanistes qui, pendant +dix-huit ans, ont prêché pour la liberté de conscience, font chorus +maintenant avec les sacristains de paroisse, disant que tout est perdu, +que l'Église est violentée, etc.</p> + +<p>L'Académie française, poussée par le philosophe Cousin et quelques +autres bonnes têtes, va nommer l'abbé Lacordaire pour remplacer +Tocqueville. N'est-ce pas bien édifiant, et cela ne donne-t-il pas une +belle idée de leur logique et de leur bon sens!</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; on me charge de mille compliments pour vous.</p> + +<a name="l28" id="l28"></a> +<br><h3>XXVIII</h3> + +<p class="rig">Cannes, 29 janvier 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>J'ai lu la brochure de Villemain et j'en pense ce que vous en pensez. Il +a été vigoureusement étrillé par le <i>Times</i> et par le <i>Daily News</i>, et +il le mérite bien. Aujourd'hui, pour comble de disgrâce, on lui adresse +des compliments dans le <i>Journal de Rome</i>. A Paris, son pamphlet a fait +fiasco. Il y a je ne sais combien d'années, le même Villemain, alors +persécuté par les jésuites, les menaçait d'une <i>Histoire de Grégoire +VII</i>, laquelle est restée manuscrite. Quelqu'un qui la lui volerait et +l'imprimerait à présent, lui jouerait un bon tour. Il est incroyable +combien les passions politiques rendent bêtes les gens d'esprit. Ce que +je crains, ce sont les arguments pointus comme ceux de Jacques Clément, +dans lesquels l'Église catholique a toujours excellé.</p> + +<p>On m'écrit de Paris qu'il est sérieusement question d'une invasion des +Napolitains en Romagne. Y croyez-vous? Ne serait-ce pas le signal d'une +révolution à Naples?</p> + +<p>Bien que le pape ne m'ait pas encore excommunié, j'attribue à sa colère +un rhumatisme à la hanche qui me fait souffrir depuis trois jours. Je +puis marcher, et même assez loin, sans sentir de douleurs. Elles +deviennent très vives du moment que je suis assis. Je dîné à la manière +des Grecs, couché sur un canapé, ce qui n'est pas commode pour manger du +macaroni. Grâce au voisinage, nous avons ici du parmesan très bon.</p> + +<p>Lord Brougham nous a quittés pour aller débiter son speech dans la +Chambre des lords. Je n'aurais pas fait trois cents lieues pour +l'entendre ni pour le prononcer. Quelle activité pour un jeune homme de +quatre-vingt-deux ans! Nous n'avons pas ici trop beau temps, mais nous +nous consolons en lisant, dans le journal, le temps que vous avez à +Londres. On nous parle d'un brouillard prodigieux. Ici, nous nous +plaignons lorsque nous n'avons pas quinze degrés Réaumur.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; que l'<i>immacolata Vergine</i> vous ait en sa +sainte garde!</p> + +<a name="l29" id="l29"></a> +<br><h3>XXIX</h3> + +<p class="rig">Cannes, 17 février 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>C'est un drôle de temps que celui où nous vivons. Il y a tous les jours +quelque petite surprise ménagée aux oisifs. Que dites-vous du confrère +qu'on m'a donné à l'Académie française? Cousin à dit: «Je vote pour +saint Pie IX.» Thiers, Guizot, tous les burgraves ont voté pour +Lacordaire, se figurant que c'était une protestation bien capable de +contre-balancer la bataille de Solferino. Comment les orléanistes +sont-ils si bêtes? Nous les avons connus autrefois bien différents. Ils +ne savent pas l'effet que produit leur absurde palinodie dans le public. +Pour le peuple, la conduite de l'empereur avec le pape est la seule qui +convienne à un souverain, et elle lui a donné une recrudescence de +popularité.</p> + +<p>On parle beaucoup en ce moment d'une pétition au Sénat rédigée par Vitet +ou par Villemain, on n'a pu me dire lequel, et signée par cinquante ou +soixante noms consulaires, dans laquelle on demande la conservation des +États du Saint-Siège. Tout étant possible aujourd'hui en fait +d'absurdité, je crois à celle-ci jusqu'à preuve du contraire, et je me +fais une fête d'entendre la lecture de ce factum, qui, étant rédigé par +cinquante gens d'esprit, doit être des plus extravagants. J'ai vu, par +contre, la lettre de Salvagnoli à Sa Sainteté pour la remercier de son +concordat, et la circulaire de Thouvenel. L'une et l'autre ont dû vous +amuser, je pense.</p> + +<p>En fait de cancans, on nous dit que Garibaldi a épousé une fille qui +s'est trouvée grosse de cinq mois le jour de la noce. Est-ce une +vengeance du pape, et quelque monsignor a-t-il pris soin de laver ainsi +les injures de l'Église? ou, comme cela est fort probable, est-ce tout +simplement un canard?</p> + +<p>Que faut-il penser des velléités de conquête et d'intervention en faveur +du pape de la part du roi de Naples? Il paraît que cela donne à Paris +une certaine inquiétude; non pas, bien entendu, quant au résultat, mais +la question est déjà bien assez grosse pour qu'il ne soit pas désirable +qu'elle prenne encore d'autres proportions. Si cela continue, on pourra +revoir le fameux souper de Venise, où Candide mangea avec une +demi-douzaine de rois détrônés. Les Espagnols, à qui leurs lauriers +d'Afrique montent la tête, prennent aussi des airs protecteurs à +l'endroit de notre saint-père le pape, et prétendent lui envoyer une +armée pour l'aidera reconquérir les Romagnes. Tout cela n'est pas très +dangereux.</p> + +<p>Je ne crois pas davantage aux préparatifs belliqueux des Autrichiens +dans la Vénétie. Le baron de Bunsen, que vous aurez assurément connu à +Londres, et qui est à Cannes depuis quelques mois, nous fait un fort +triste tableau de la situation de l'Autriche. Il dit qu'il n'y a pas une +seule province, la Bohême et le Tyrol compris, qui ne soit devenue aussi +<i>disloyal</i> que la Hongrie, grâce aux sottises du gouvernement et au +caractère entêté et méchant du jeune empereur.</p> + +<p>Je suis à Cannes jusqu'à la fin du mois. Je serai à Paris du 1er au 5 de +mars. Ne nous ferez-vous pas une visite à Pâques? Si vous aviez envie de +causer avec un certain personnage que vous savez, le moment ne serait +pas mal choisi; seulement je suppose que tout sera décidé alors.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; rappelez-moi au souvenir de nos amis de +Londres.</p> + +<a name="l30" id="l30"></a> +<br><h3>XXX</h3> + +<p class="rig">Paris, 25 mars 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Me voici à Paris depuis quelques jours, pendant lesquels il s'est passé +bien des choses. Il me semble assister à une grande représentation; si +grande, qu'on ne sait jamais si un acte n'est pas une pièce tout +entière. Pourtant il est évident maintenant que Solferino n'est pas un +dénoûment. On disait ce soir, à Paris, qu'il y avait eu, à Rome, une +émeute très grave, dans laquelle le peuple avait repoussé les dragons +pontificaux. Il s'agissait de célébrer la fête ou la naissance de +Garibaldi. La dépêche télégraphique, que j'ai vue, ne disait pas un mot +du rôle joué par la garnison française. Peut-être, au fond, n'est-ce pas +grand chose que cette émeute; mais tenez pour certain que toute l'Italie +du Sud sera révolutionnée d'ici à un an, si les Autrichiens ne font un +retour offensif, lequel, à vrai dire, me semble peu probable attendu le +prix des coups de canon et la rareté du métal précieux dans la bourse de +Sa Majesté impériale et royale apostolique.</p> + +<p>Je viens de voir un homme arrivant de Venise. Il fait un tableau +effroyable de la situation de ce beau pays. Notre hôtel, le palais +Lorédan, où nous avons fait d'assez bons dîners, est fermé, faute +d'étrangers pour le faire vivre. Il ne reste plus que Daniele, qui n'a +guère que quelques rares Américains. On meurt de faim littéralement. +Après avoir tiré tout ce qu'il était possible d'impôts, on taxe +arbitrairement les propriétaires à un impôt forcé. La belle-mère de M. +de Marcello, qui était podestat de notre temps, écrivait à son gendre +(lequel a trouvé moyen de s'en aller à Corfou avec sa femme) qu'on lui +demandait cent mille francs, qu'elle n'avait pas un sou; qu'on allait +vendre ses meubles, puis ses terres; elle finissait en le priant de lui +envoyer mille francs pour pouvoir quitter Venise, laissant toute sa +fortune au pillage.</p> + +<p>Les discours du Parlement au sujet de la Savoie ont produit ici un effet +diamétralement opposé à celui qu'on en attendait, c'est-à-dire de +rendre l'annexion populaire et inévitable. La chose en elle-même ne me +paraît pas trop bonne; mais il me semble qu'il en résulte ceci: c'est +que la France reconnaît et admet l'annexion de la Toscane et des +Romagnes.</p> + +<p>Pourriez-vous me dire ce que fait à Naples une escadre anglaise? A +Paris, on prétend que l'Angleterre veut s'annexer la Sicile; mais c'est +un gros morceau. Tout cela rappelle la fable du chien qui porte le dîner +de son maître.</p> + +<p>L'irritation des Allemands, surtout celle des petits États, contre nous +est des plus grandes. Heureusement il leur manque trois choses assez +importantes pour exercer leur mauvais vouloir: des hommes, de l'argent +et du crédit.</p> + +<p>Le nonce du pape à Paris, monseigneur Sacconi, vous le connaissez +peut-être, était menaçant et furieux, il y a quelques jours. Il a dit +dans une maison qu'il dépendait de lui d'exciter la guerre civile en +France et de mettre en pièces le trône de l'empereur. Un homme sérieux +lui a dit qu'il s'exposait à la police correctionnelle. Depuis peu, il +est devenu beaucoup plus doux, ce qui me fait supposer que la cour +papale a lieu d'être alarmée.</p> + +<p>Ici, il n'y a d'agitation religieuse que dans quelques salons. Vous ne +serez pas surpris que la plupart de nos amis orléanistes soient les +champions du pouvoir temporel de Sa Sainteté. Il est difficile de faire +une plus lourde sottise; mais ils sont habitués à ne voir le monde que +dans trois ou quatre maisons de Paris. Tout ce qui s'est passé et se qui +se passe, en dehors de ces petites coteries, est pour eux non avenu.</p> + +<p>J'ai trouvé Villemain malade et horriblement changé. C'est le +succès-fiasco de sa brochure et les compliments du comte de Chambord qui +l'ont rendu malade.</p> + +<p>Le neveu de M. Fould a pris un maître d'italien, homme à mine très +respectable et fort érudit, qui lui fait lire le Dante. Quand il entre +chez son élève, au lieu de bonjour, il commence toujours par: <i>Accidente +al papa!</i> Voilà les sentiments qu'il inspire à ses ouailles. Il me +semble qu'il faut avoir la cervelle bien malade pour prétendre faire +durer un pareil état de choses.</p> + +<p>Nous aurons jeudi prochain, au Sénat, une jolie petite discussion au +sujet d'une pétition de quatre mille Marseillais qui demandent la +conservation du pouvoir temporel du saint-père. A propos, avez-vous eu +la patience de lire la circulaire d'Antonelli, et avez-vous remarqué +qu'il parle des vingt et une provinces composant les États de l'Église? +Les cartes et l'almanach de Gotha n'en donnent que vingt; la vingt et +unième est Avignon.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Portez-vous bien, et donnez-moi de vos +nouvelles.</p> + +<a name="l31" id="l31"></a> +<br><h3>XXXI</h3> + +<p class="rig">Paris, le 31 mars 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Ne croyez pas que je pense le moins du monde à vous manquer de parole. +J'ai gardé un trop bon souvenir de votre excellente hospitalité, de vos +vins de toute sorte et du <i>boiled beef</i> de vos déjeuners pour ne pas y +revenir dès que je pourrai. Mais notre session ne fait que commencer, +et, pendant mon absence, on m'a joué le tour de me nommer +vice-secrétaire, ce qui est une place fort semblable à celle d'une +cinquième roue d'un carrosse. Cependant cela me rend assez difficile de +prendre la clef des champs avant la fin de mai, époque où +vraisemblablement finira notre session. Enfin, d'une manière ou d'une +autre, vous me verrez arriver muni de longues dents et d'un gosier que +vous connaissez.</p> + +<p>Vous savez que je ne suis pas fort enthousiaste de l'annexion de la +Savoie. Je trouve comme vous que l'affaire n'a pas été très bien +conduite. Cela tient, je pense, d'abord à l'incertitude de la formation +du royaume d'Italie, et surtout aussi au changement de ministre des +affaires étrangères, M. Walewski, comme vous savez, promettant au corps +diplomatique beaucoup plus qu'il n'était autorisé à le faire. Maintenant +l'annexion est inévitable ou, pour mieux dire, elle est consommée.</p> + +<p>Je trouve qu'il est parfaitement niais à l'Angleterre, qui en a fait +bien d'autres, de jeter les hauts cris à cette occasion, +particulièrement lorsqu'elle annonce en même temps son intention bien +arrêtée de n'y pas voir un <i>casus belli</i>. Bien plus, il est encore plus +niais de dire hautement qu'on a essayé de trouver là un motif de former +une nouvelle coalition, et d'avouer qu'on n'a pu y réussir. Lord John +Russell, avec sa phrase insolente et amphigourique, ressemble à M. de +Pourceaugnac, qui se vante d'avoir dit son fait au gentilhomme +périgourdin qui lui a donné un soufflet.</p> + +<p>L'Angleterre recueille ce qu'elle a semé. Elle a observé une neutralité +d'abord malveillante contre nous et contre le Piémont, puis elle a +reporté sa malveillance contre l'Autriche, sans se joindre franchement à +nous. Aujourd'hui, elle se trouve repoussée par l'Autriche et faiblement +accueillie par les Italiens. Depuis la Crimée, elle a perdu beaucoup de +son prestige. Plus les industriels auront d'influence dans le Parlement, +plus la politique extérieure de l'Angleterre sera timide et incertaine, +et plus son rôle sera diminué en Europe. Le résultat de la grande colère +montrée contre l'annexion a été de la rendre très populaire ici. J'en +espère encore un autre, c'est l'engagement moral, sinon de fait, que +nous prenons, par l'annexion, de défendre l'Italie contre un retour +offensif de l'Autriche.</p> + +<p>Nous avons eu, jeudi dernier, une séance intéressante au Sénat, où +elles sont rares. Il s'agissait des pétitions demandant d'intervenir +pour soutenir le pouvoir temporel du pape. Nos cinq cardinaux et +quelques bons catholiques nous ont dit les platitudes les plus triviales +et les plus usées. A quoi Dupin a répondu par un discours très fort de +raisonnements et très spirituel, peu élevé, mais plein de verve +gauloise. Il a dit aux prélats que l'agitation dont ils parlaient était +factice; qu'elle était leur ouvrage, que les bons catholiques avaient +toujours distingué entre le spirituel et le temporel. Louis XIV, se +croyant insulté par le pape, avait fait saisir le comtat Venaissin, +alors domaine de saint Pierre, sans qu'aucun évêque eût l'idée de +protester ou même de s'apitoyer sur le saint-père. Puis, il a expliqué +l'origine du serment que les papes prêtent de ne pas laisser démembrer +les États de l'Église. Il ne s'agit pas du tout de les soustraire à ces +diminutions qui peuvent arriver à tous les gouvernements temporels. Ce +serment est le remède qu'on a trouvé aux prodigalités des papes, qui +donnaient de toutes mains à leurs neveux ou à leurs bâtards lorsqu'ils +en avaient. Tout cela a été dit avec des mots semi-bouffons, +semi-terribles, qui emportaient la pièce. Nous avons envoyé les +pétitionnaires à tous les diables, à cent seize voix contre seize.</p> + +<p>Les bons catholiques se cotisent ici. Le duc de Luynes envoie cent mille +francs au pape. De plus, Lamoricière va commander son armée. J'ai +demandé à Malakoff ce qu'il en pensait:--«Au premier coup de feu, ses +soldats f... le camp, et il sera pris. Ainsi soit-il!»--Il faut convenir +que l'empereur a des ennemis bien malavisés.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Tenez-vous en joie.</p> + +<a name="l32" id="l32"></a> +<br><h3>XXXII</h3> + +<p class="rig">Paris, 1er avril 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Le discours de Dupin était bien meilleur dit que lu. Maint passage a été +supprimé <i>propter offensionem gentium</i>, et tout a été dit avec une verve +merveilleuse et des lazzi qui pour n'être pas tous d'un, goût très pur, +n'en étaient pas moins très amusants. En sortant de la Chambre, je lui +ai dit sur l'escalier qu'il avait mitraillé des gens qui n'avaient pas +même pu tirer un coup de pistolet. Il m'a répondu: «Quand je brosse, je +frotte fort.» Il me semble que les cardinaux se sont crus obligés de +parler à cause de leur habit, mais qu'ils ne se sont pas donné de peine.</p> + +<p>Madame de <i>Lamoricierge</i>, comme vous l'appelez, dit à qui veut +l'entendre que son mari n'a pas d'engagements. «Il veut voir ce que +c'est que l'armée pontificale, et, s'il croit qu'elle est organisable, +il l'organisera. Quant à faire des conquêtes, il n'y songe pas.» On +laisse même croire que, dans le cas où il prendrait ce rôle +d'organisateur, il commencerait par se pourvoir auprès du ministre de la +guerre. Si cela avait lieu, il me paraît difficile que la permission lui +soit refusée, attendu que nous ne sommes pas en guerre avec le pape.</p> + +<p>Ce qui me paraît très probable, c'est qu'il lui arrivera ce qui advint à +un très brave colonel de la garde royale de ma connaissance. Il avait +refusé de prêter serment au gouvernement après 1830, et il offrit ses +services au pape d'alors, qui était plus homme d'esprit que celui-ci. On +les accepta avec empressement. Il trouva les soldats bons et les +officiers détestables. Il demanda qu'ils fussent remplacés. Aussitôt +l'un se trouva le neveu d'un cardinal, un autre le bâtard de son +apothicaire, etc. Bref, après un mois d'essai, mon homme, contrecarré +sur tout, comprit qu'il n'y avait rien à faire, donna sa démission et +revint en France planter ses choux. De la part de Lamoricière, aller à +Rome en ce moment est déjà une lourde bévue et un honteux démenti à son +passé.</p> + +<p>Tenez pour certain qu'il n'est nullement question d'échanger les +provinces rhénanes de la Prusse avec le Hanovre et la Saxe. Les +annexions ne se font pas si vite que cela. Je ne crois pas que personne +y songe pour le moment. Je ne comprends même que deux cas (l'un et +l'autre peu prochains à mon avis) où pareil accroissement serait +possible. Le premier serait l'hypothèse d'une révolution en Allemagne, +laquelle médiatiserait une partie des petits princes et des petits rois. +Cela arrivera probablement un jour, lorsque les Allemands se +révolutionneront et trouveront qu'ils ont un état-major trop coûteux. Je +comprends que, alors, la Prusse et l'Autriche étant très augmentées, la +France obtînt son lopin, si elle était en mesure de le prendre. L'autre +cas est celui de la mort du malade de Constantinople. Si l'agonie se +précipite, il est clair, que toutes les grandes puissances intéressées +feront des offres à l'empereur. Tout cela est la boîte au noir, comme on +dit en termes académiques.</p> + +<p>Voici une nouvelle en pendant de l'annexion des provinces rhénanes, à +laquelle je ne crois pas davantage, c'est que l'Autriche consentirait à +céder la Vénétie moyennant finances. Comme ce serait certainement une +chose très raisonnable dans sa position politique, et financière +surtout, je suis bien convaincu que cela ne se fera pas.</p> + +<p>Ce n'est pas l'intérêt qui mène les hommes, c'est la passion, et +l'empereur François-Joseph a déjà prouvé, notamment par son concordat, +qu'il entendait très mal ses véritables intérêts.</p> + +<p>De tous les côtés il me revient que l'agitation dont parient les évêques +n'existe que dans quelques salons de vieilles dévotes, ou de +fusionnistes aussi niais qu'elles. La masse ne se soucie nullement du +pape. Un de mes amis, propriétaire dans la Vendée, pays très catholique, +a trouvé que les paysans croyaient que la Savoie appartenait au pape, +et que l'empereur l'avait prise. Ils ajoutaient que c'était bien fait.</p> + +<p>A-t-on moulé les marbres d'Halicarnasse, notamment les charmantes +amazones de la frise? Je suppose qu'on n'aurait pas d'objection à vendre +ces plâtres au Musée de Paris. Je tourmente mon ministre pour les +acheter. Mais, avant tout, veuillez me dire si vous croyez la chose +faisable.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille compliments et amitiés.</p> + +<a name="l33" id="l33"></a> +<br><h3>XXXIII</h3> + +<p class="rig">Paris, 25 avril 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Vous ne me parlez pas de votre santé, d'où je conclus que vous êtes +quitte de la grippe. Je n'en puis dire autant, et je tousse toujours +horriblement. Nous avons en outre à Paris une épidémie d'oreillons. +Savez-vous ce que c'est? C'est une douleur dans les glandes du cou et +les oreilles, que le saint-père nous a envoyée évidemment avec son +excommunication.</p> + +<p>Voici, à propos du saint-père, un discours de Lamoricière au susdit: +«Ayez d'abord des canons rayés, ensuite rayez quelques-uns de vos +<i>canons</i>.»</p> + +<p>Lamoricière a pris pour aide de camp un Français qui a été au service +d'Autriche, un M. de Pimodan, homme d'esprit qui a écrit quelques +articles intéressants dans la <i>Revue des Deux Mondes</i> sur la guerre de +Hongrie. Il avait à Vienne la réputation d'être un peu blagueur, mais +très brave et intelligent. Vous jugez que le choix d'un Français sortant +de l'armée autrichienne a été fort approuvé en Italie. Il paraît que le +cardinal Antonelli et Lamoricière sont à couteaux tirés. Vous devez +penser si l'armée papale gagnera à cette querelle. M. de la +Rochefoucauld-Bisaccia est de retour de Rome. Il avait offert au pape un +million, à une seule petite condition, c'est que le pape remettrait sur +leur trône toute les légitimités déchues. Le pape l'a remercié. Il +trouve probablement qu'il a assez de chats à peigner comme cela.</p> + +<p>J'ai vu une lettre de notre consul à Messine. Voici l'affaire. Le +gouvernement, apprenant qu'il y avait eu une émeute à Palerme et qu'elle +avait été réprimée, s'est affligé de n'en avoir pas une, et, pour avoir +sa part des récompenses, il a commencé par mettre dehors les galériens +du bagne; puis il a lâché après les troupes qui, toute la nuit, out +tiraillé dans les rues, sans tuer les galériens qui, étant gens +d'esprit, se sont mis promptement à l'abri, mais en tuant quelques niais +qui regardaient aux fenêtres. Le château en même temps a fait toute la +nuit un feu d'enfer, mais à poudre. Quelle canaille! Ne dites pas que +cela vient du consul de France, mais tenez la chose pour certaine.</p> + +<p>Je suis très fâché de la fusillade d'Ortega, que je connaissais, mais il +est difficile de dire qu'il ne la méritait pas. Le mal, c'est qu'il a +été condamné par des gens qui avaient donné l'exemple de ce qu'il à +fait.</p> + +<p>Hier, il y a eu un très beau bal masqué à l'hôtel d'Albe, avec quantité +de très jolies femmes et de très beaux costumes. La fille de lord Cowley +est charmante.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Mille amitiés.</p> + +<a name="l34" id="l34"></a> +<br><h3>XXXIV</h3> + +<p class="rig">Paris, 30 avril 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je ne connais pas les règlements du Jardin des Plantes; je ne sais même +pas s'il y a quelque chose de semblable; mais j'ai écrit à mon confrère +M. Flourens pour les lui demander. Il y a deux ans, le ministre de +l'instruction publique, mécontent du gaspillage de l'administration du +Jardin des Plantes, nomma une commission pour tout réorganiser. Les +professeurs sont logés dans les bâtiments, et, quand ils n'ont pas une +famille très nombreuse, on place dans les bâtiments les collections +d'histoire naturelle, un peu pêle-mêle, à ce qu'on prétend.</p> + +<p>Le Jardin des Plantes est une république. Les professeurs s'administrent +entre eux, délibèrent, et tour à tour sont <i>administrateurs</i>, +c'est-à-dire présidents de l'assemblée, correspondant en son nom avec le +ministre. Le ministre actuel a voulu les tirer de leur douce quiétude, +savoir ce que devenaient les oeufs d'autruche et les légumes et les +fruits. Ces messieurs ont été demander à l'empereur qu'on les laissât +tranquilles, et l'empereur, qui a beaucoup d'estime pour les savants, a +prié le ministre de s'occuper d'autre chose. En somme, le Muséum +ressemble beaucoup aux collèges d'Oxford et de Cambridge, <i>otium cum +dignitate</i>. J'oubliais de vous dire qu'il y a, au Muséum du Jardin des +Plantes, une petite somme pour faire voyager des jeunes gens qui +ramassent des pierres, des plantes et des bêtes, pour en enrichir les +collections. De temps en temps, le Muséum crie misère, et on lui donne +quelque petit supplément à son budget.</p> + +<p>Calme plat en politique. Bien qu'il n'y ait pas encore de jour ni de +mois fixé pour le départ de Rome de la division Goyon, il est à peu près +certain qu'elle n'achèvera pas la présente année en Italie. On m'assure +que le général Lamoricière correspondait avec le ministère de la guerre +ici, pour des affaires de service. Il est toujours au mieux avec le +pape; et c'est entre Mérode et le saint-père que se brasse la nouvelle +organisation.</p> + +<p>Je vois ici des gens très inquiets de la force de la minorité du +parlement italien. Lorsque le roi est entré à Florence, il a trouvé sur +son passage des députations de Romains, de Vénitiens et de Napolitains +avec des drapeaux et des harangues, et on prétend qu'il les a trop bien +reçues.</p> + +<p>On se tue fort agréablement en Autriche; mais il paraît que, si tous les +voleurs prenaient ce parti violent, la dépopulation du pays serait +certaine. Tous les jours, on trouve de nouvelles voleries; mais ce qu'on +retrouve le moins, c'est l'argent volé. On prétend que l'empereur en est +très affecté et que cela est pour quelque chose dans sa résolution de +faire des réformes libérales. On m'assure qu'il est le moins éloigné de +tout son conseil de l'idée de vendre la Vénétie.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; si vous avez besoin d'autres renseignements, je +suis tout à vos ordres.</p> + +<p><i>P.-S.</i> Comment écrire à Salvagnoli? Quel titre a-t-il et où +demeure-t-il? Montemolin se montre disposé à reconnaître l'innocente +Isabelle. Les Bourbons ne sont plus héroïques. Les rouges font des +progrès énormes en Espagne; on s'attend à du tapage cet été.</p> + +<a name="l35" id="l35"></a> +<br><h3>XXXV</h3> + +<p class="rig">Paris, 3 mai 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Vous aurez reçu une lettre de moi qui répond à une partie de vos +questions. Je viens de voir Flourens qui est pour la séparation des +collections d'histoire naturelle. Il m'a donné de nouveaux détails sur +l'administration du Jardin des Plantes. Le grand défaut, à son avis, est +que le professeur qui préside et signe les actes du conseil n'a aucun +pouvoir, et que chaque professeur est souverain absolu dans sa +collection. Il en résulte plus d'un inconvénient grave. Par exemple, un +singe étant mort au Jardin des Plantes, M. Cuvier voulait voir s'il +avait treize côtes. M. de Blainville, professeur, ayant les singes sous +ses ordres, ne permit pas la vérification.</p> + +<p>J'ai le malheur d'être pour le moment secrétaire du Sénat, ce qui +m'oblige d'une part à beaucoup d'exactitude, et de l'autre m'ennuie +horriblement. J'ai bien peur de ne pas être libre avant la fin de la +session, c'est-à-dire au commencement de juin. Je n'ai guère de goût +pour Carlsbad. Venez-vous-en plutôt à Florence ou quelque part en +Italie, je serai votre homme. Si nous allions demander au saint-père un +chapelet bénit?</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; je vous quitte pour dépouiller un scrutin: +c'est une opération presque aussi divertissante que d'écosser des pois.</p> + +<a name="l36" id="l36"></a> +<br><h3>XXXVI</h3> + +<p class="rig">Paris, 11 mai 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je vous écris un mot à la hâte. Je ne connais guère de savants: qui se +ressemble s'assemble. En outre, ils sont encore plus coquins que nous, à +l'Académie des sciences. Cependant, comme il y a des exceptions à tout, +je me suis adressé à Élie de Beaumont, secrétaire de l'Académie des +sciences, qui est un fort galant homme et dont la réputation est +européenne. Si vous dites son opinion devant la Chambre des communes, +modifiez-la quant à l'expression. Quant au fond, il pense, comme tous +les gens sensés, que les crocodiles empaillés doivent faire retraite +devant les marbres grecs et les manuscrits.</p> + +<p>Je sais de bonne part que Lamoricière commence à en avoir assez du +service du saint-père. La cour papale lui joue tous les petits tours +qu'un nouveau venu peut attendre. Le cardinal Antonelli a dit il y a peu +de jours à un Français que Lamoricière était un homme du plus sublime +mérite. «Je lui ai parlé de tous nos embarras, disait le cardinal; il +m'a tout expliqué, a trouvé des remèdes à tout, et sur chaque question +il avait quatre avis différents qu'il exposait si bien et défendait par +de si bons arguments, que j'aurais été bien embarrassé de choisir.»</p> + +<p>Il y a fort peu de Français qui aient offert leurs services. La plupart +sont des jeunes gens de familles carlistes qui demandent à être +colonels.</p> + +<p>On donne pour certain que Garibaldi est parti pour la Sicile. Qu'y +pourra-t-il faire? c'est ce que personne ne sait; mais il paraît que, +quoi qu'il arrive, M. de Cavour ne regrettera pas beaucoup son absence.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; je ferme ma lettre et je vais faire une visite +officielle.</p> + +<a name="l37" id="l37"></a> +<br><h3>XXXVII</h3> + +<p class="rig">Paris, 23 mai 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je savais que les Anglais étaient gens d'imagination et enclins parfois +à prendre des vessies pour des lanternes; mais vous, cosmopolite et +<i>hombre de razon</i>, comme disent les Espagnols, vous me cassez bras et +jambes avec votre accusation de complicité avec Garibaldi! Mais, en même +temps, vous me dites que l'empereur veut s'allier aux Russes pour faire +du mal à l'Angleterre en Orient.</p> + +<p>Il me semble que les deux reproches ne vont pas bien ensemble. Si vous +accusiez un homme d'avoir voulu mettre le feu à votre blé, vous ne +commenceriez pas par dire qu'il a débuté par l'inonder. Pour moi, il me +paraît assez évident qu'une nouvelle complication en Italie ne doit pas +laisser à la France une trop grande liberté d'action en Orient, et +<i>vice versa</i>. Il faut choisir entre les deux crimes, et ne pas nous +charger des deux à la fois. Je crois pouvoir vous assurer que, pour ce +qui concerne l'Orient, M. de la Valette apporte les instructions les +plus pacifiques et qu'il n'y aura rien, de notre côté, pour précipiter +une catastrophe, qui pourtant me paraît inévitable.</p> + +<p>Quant à Garibaldi, il n'y a que <i>moi</i>, ici, qui m'intéresse à son +expédition, et je crois qu'elle a déplu énormément à l'empereur, qui se +disposait à évacuer Rome le mois prochain et qui se trouve bien empêché +à présent entre l'enclume et le marteau. Je ne crois pas davantage que +l'Angleterre ait aidé à l'expédition, bien que les apparences et les +dépêches télégraphiques tendent à faire supposer le contraire. +L'expédition de Garibaldi me plaît, parce que j'aime les romans et les +aventures. Au fond, il est assez triste qu'un héros de roman puisse +mettre l'Europe en feu. Remarquez que nous sommes en plein moyen âge. +Lorsque Tancrède et ses Normands s'embarquèrent pour la Sicile, il n'y +avait pas de droit international en Europe. Maintenant on prétend qu'il +y en a un, et on le cite même, à l'occasion de quelques arpents de +neige du Faucigny; <i>mais il demeure bien entendu que c'est la force qui +constitue le meilleur droit</i>. Si un Grec partait de Marseille pour +émanciper les îles Ioniennes; qui demandent à être, annexées au royaume +de Grèce, l'Angleterre jetterait les hauts cris; mais il y a un mois que +lord John disait en plein Parlement que la flotte anglaise croisait +devant la Sicile, pour être utile à des gens opprimés.</p> + +<p>Le mal de la chose, c'est que, d'après tout ce que nous apprenons, +l'expédition de Garibaldi est partie malgré le gouvernement de +Victor-Emmanuel. Les sociétés secrètes sont beaucoup plus puissantes que +M. de Cavour. Or je crains qu'elles n'aient pas autant d'esprit, et que, +par désir de trop avoir, elles ne nuisent fort une cause très juste et +très en bon train jusqu'à présent. Lorsqu'un peuple se soulève et met +son souverain à la porte, cela faisait autrefois un grand scandale. La +grande habitude qu'on en a prise a fait qu'à présent on accepte assez +facilement le fait accompli. Mais il est plus grave d'aller délivrer le +voisin, et cela fait faire des réflexions à tout le monde. Lord Cowley +disait hier que toutes les chances semblaient contraires à Garibaldi. +Il y en a une à mon avis, c'est la qualité des troupes de Sa Majesté +napolitaine, qui rend possible une défaite et une défection. Nous +verrons, d'ici à quelques jours.</p> + +<p>La note russe a fait un grand effet aujourd'hui. Un congrès peut +difficilement remédier aux dernières coliques du <i>malade</i>. S'il a +survécu à l'empereur Nicolas, il n'a pas gagné de nouvelles forces. M. +Thouvenel me disait dernièrement que ce qui rendait la question d'Orient +si difficile, c'est que les Turcs, dans l'état de décomposition où ils +se trouvent, recouvraient une autre société chrétienne, non moins +pourrie. «Représentez-vous, disait-il, plusieurs <i>caput mortuum</i> les uns +sur les autres. Les Grecs et les Bulgares sont de plus grandes canailles +que les Turcs. Il faudrait commencer par tout exterminer et faire une +colonie d'honnêtes gens.»</p> + +<p>Je ne crois pas à une guerre entre la France et l'Angleterre pour les +affaires d'Orient. Le champ de bataille manque. Le malheur, c'est que +tous les fous s'entendent des deux côtés du détroit pour saisir toutes +les occasions d'échanger des injures, et les hommes d'État, ou +soi-disant tels, en disent aussi quelquefois <i>delle grosse</i>. Pourtant, +il y a de part et d'autre l'intérêt de tout le monde, qui sera, +j'espère, plus puissant que l'envie de faire des phrases et de dire des +gros mots.</p> + +<p>J'en reviens toujours à mes moutons. Depuis plusieurs mois, l'Angleterre +suit une politique de bascule qui me semble détestable. Faute à elle de +s'être déclarée dès le commencement de la question italienne, nous avons +eu la guerre, puis après, une mauvaise paix. Qu'y a-t-elle gagné? +L'Autriche lui doit probablement la conservation de la Vénétie: vous +savez quelle est sa reconnaissance. Ici, on l'accuse d'exciter le +désordre en Italien. Ni en Allemagne, ni en Russie ni en France, elle +n'a d'alliée, et je crois que c'est sa faute. Quand on affiche trop +publiquement la politique des intérêts, on oblige tout le monde à +regarder au sien.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés.</p> + +<a name="l38" id="l38"></a> +<br><h3>XXXVIII</h3> + +<p class="rig">Paris, 31 mai 1860.</p><br><br> + + + +<p>Il n'y a rien de plus drôle que les figures de la légation napolitaine +ici. Ils ont eu la simplicité de croire à la première dépêche de leur +gouvernement annonçant la défaite de Garibaldi, malgré l'expérience +qu'ils auraient dû avoir de sa véracité. On croit ici que toute l'île, +Messine exceptée, est au pouvoir des insurgés.</p> + +<p>Le prince Napoléon, chez qui j'ai dîné aujourd'hui (avec Senior), avait +une lettre qui racontait comment, de six mille Napolitains sortis de +Palerme, il en était rentré quinze cents sans sacs et sans fusils, et ne +pouvant donner des nouvelles des quatre mille cinq cents autres. Il y +avait aussi à dîner le duc de Grammont, qui va à Vichy pour des coliques +hépatiques.</p> + +<p>Il donnait des renseignements assez curieux sur Rome. Lamoricière a +voulu visiter un magasin de voitures d'artillerie. Après avoir fait +grand bruit à la porte sans pouvoir trouver un concierge, ni un garde +quelconque, il allait la faire ouvrir par des sapeurs, quand un monsieur +s'est présenté avec une clef, et, en l'introduisant, lui a demandé ce +qu'il y avait pour son service, et s'il avait besoin d'une voiture. +Après avoir joué quelque temps au propos interrompu, il s'est trouvé +que, depuis longtemps, le dépôt était loué, les charriot vendus, et +qu'on faisait des <i>carretelle</i><a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a> +<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a> dans le magasin au lieu d'affûts. +Ailleurs, à la place d'un magasin de fusils, il n'a trouvé que des +toiles d'araignée, les fusils ayant été vendus trois pauls la pièce +comme hors de service, par un bon catholique, qui cependant avait trouvé +moyen de se les faire acheter trente pauls. Malgré tout cela, +Lamoricière a une vingtaine de mille hommes, dont douze mille environ +Suisses, Irlandais et Allemands qui sont tolérables.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" +name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7"> +(retour) </a> Sorte de voiture élégante. +</blockquote> + +<p>On prétendait que l'évacuation de Rome, qui était ordonnée, avait été +suspendue, depuis l'équipée d'Orbitello. Je crois pouvoir vous assurer +que le gouvernement désire beaucoup retirer nos troupes, et qu'il n'y a +que la considération d'un danger probable et prochain pour le pape qui +puisse faire prolonger l'occupation. Vous me paraissez oublier trop que +nous sommes les fils aînés de l'Église, et que nous devons ménager +environ trente millions de nos sujets qui nous rendraient responsables +d'une catastrophe. Si l'on n'était assuré d'avoir sa part de paradis en +restant au giron de l'Église, il serait beaucoup plus commode d'être +protestant.</p> + +<p>Je regarde la Sicile comme perdue pour le roi de Naples, et Naples même +comme médiocrement sûr; mais je ne sais pas si cela profitera beaucoup à +l'Italie. Je crois que, avant de s'étendre de la sorte, il faudrait se +consolider, et les entreprises garibaldiques, surtout celle contre les +États de l'Église, ne prouvent pas trop la force du gouvernement de +Victor-Emmanuel. Il est malheureusement certain que les sociétés +secrètes sont plus puissantes que Cavour. Tant qu'elles ne s'attaqueront +qu'à la Sicile, il n'y à pas grand danger peut-être. Mais, le jour où +quelque tête plus mauvaise que celle de Garibaldi s'avisera de faire une +pointe en Vénétie, il pourra s'ensuivre de vilaines représailles.</p> + +<p>Il me semble que la grande fureur de John Bull s'est un peu calmée. +Croyez que, malgré les excitations des journaux et la jalousie qu'on a +des deux côtés, personne ne se soucie de la guerre, et, quand même on la +voudrait, le terrain manquerait pour se battre.</p> + +<p>Les Turcs sont, à ce qu'il paraît, en recrudescence de fanatisme. Ils +pillent fort les chrétiens et violent les chrétiennes. Je suis fort en +peine de savoir quel remède on peut y trouver. M. Thouvenel dit, avec +beaucoup de raison, je crois, que, si les Turcs sont de grandes +canailles, les Grecs et les Bulgares ne sont pas de moindres canailles. +C'est là la grande difficulté: si on protège très efficacement les +chrétiens, ils violeront les Turques, car dans ce pays-là on viole +toujours.</p> + +<p>Ellice paraît avoir renoncé tout à fait à sa visite à Paris. Il me donne +des nouvelles politiques peu concluantes. Cependant il paraît croire que +M. Gladstone sera rendu au grec<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a> +<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>, et que probablement lord John aura +aussi du loisir pour élucubrer un autre bill de réforme. Qui lui +succédera? Est-ce lord Clarendon, ou bien lord Palmerston lui-même? si +vous savez quelque nouvelle, faites m'en part. Notre session ne marche +pas vite. Je crains qu'elle ne se prolonge fort dans le mois de juin, à +mon très vif regret.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" +name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8"> +(retour) </a> M. Gladstone publia, l'année suivante, une + étude sur <i>Homère et l'âge homérique</i>. +</blockquote> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie et en santé. Je suis un peu +mieux depuis que le soleil a reparu, mais j'ai toujours l'estomac fort +détraqué.</p> + +<p><i>P.-S.</i> Le ministre de l'instruction publique fait une autre commission +des bibliothèques dont il me fait président. Il s'agit d'aviser au +déménagement et à l'emménagement, ce n'est pas chose facile.</p> + +<a name="l39" id="l39"></a> +<br><h3>XXXIX</h3> + +<p class="rig">Fontainebleau, 15 juin 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis, depuis une dizaine de jours, en fêtes et en festins, et, entre +les promenades, dans la forêt et les navigations sur l'étang, on ne +trouve pas trop le temps d'écrire à ses amis. Je rentre dans mon trou au +commencement de la semaine prochaine, jusqu'à ce qu'il plaise au Sénat +de clore sa session. J'espère bien qu'il me laissera encore le moyen de +passer quelques jours avec vous au British Museum.</p> + +<p>L'expédition de Garibaldi est une des plus drôles d'histoires que j'aie +jamais vues. Vingt mille hommes capitulant devant une poignée +d'aventuriers mal armés, c'est quelque chose d'étonnant, même quand ces +vingt mille hommes sont des Napolitains.</p> + +<p>Il est venu ici, il y a quelques jours, deux envoyés du roi de Naples +pour parler au <i>maître de la maison</i>. Je ne sais quelle a été sa +réponse, car leur demande se devine; mais on ne leur a pas donné à +déjeuner et ils sont repartis après leur audience, pas trop contents, +comme il semblait. Je ne doute pas que l'éruption de l'Etna ne se fasse +bientôt sentir en terre ferme. Tout cela serait fort amusant si nous +étions partis de Rome; et, si Garibaldi avait différé quinze jours, nous +serions partis, probablement sans esprit de retour. Nous sommes à Rome +un peu comme l'oiseau sur la branche, et je sais de bonne source que les +marchés pour le corps d'armée ne se font que pour huit jours, ce qui +indique la possibilité d'un départ immédiat.</p> + +<p>Sa Majesté nous a quittés hier pour aller à Bade. Elle n'y devait voir +d'abord que le régent de Prusse, mais le roi de Hanovre est survenu; +d'autres princes, plus ou moins petits viennent également sans être +appelés, et, à ce que je crois, dans l'idée de pénétrer ce qu'ils +supposent devoir s'arranger entre les deux principaux personnages. Les +gobe-mouches ne manquent pas d'annoncer qu'il s'agit d'un accord entre +la Prusse et la France, pour une nouvelle délimitation de frontières. Je +n'en crois rien, et je parierais qu'il ne résultera de l'entrevue que +des promesses rassurantes de paix et de tranquillité.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et donnez-moi de vos +nouvelles.</p> + +<a name="l40" id="l40"></a> +<br><h3>XL</h3> + +<p class="rig">Paris, 1er juillet 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Les Bourbons finissent bien mal. Ils tombent dans la crotte. Celui de +Naples se convertit si tard, que je le considère comme plus qu'à moitié +dégommé. C'est un grand danger pour l'Italie que cette révolution trop +rapide. «C'est bien coupé, comme disait Catherine de Médicis, il faut +coudre.» Voilà le grand point.</p> + +<p>J'ai une peur horrible que la révolution ne vienne frapper un de ces +matins à la porte de Rome. Tant qu'elle sera <i>dans la banlieue +seulement</i>, nos gens ne se mêleront de rien; mais je crains bien qu'on +ne nous mette dans la triste nécessité de défendre le pape. Cette +vieille idole est encore puissante ici, et je vois autour de moi de +vieux généraux qui, sous Napoléon Ier, ont violé des abbesses, lesquels +maintenant vont à confesse et envoient de l'argent au père des fidèles. +J'ai toujours eu médiocre opinion de l'espèce humaine, mais je l'ai +trouvée presque toujours un peu plus bête que je ne me l'étais figurée.</p> + +<p>Lamoricière a fait, dit-on, des dettes énormes, c'est-à-dire qu'il a +acheté des souliers, des fusils, des gibernes, sous prétexte que ces +objets sont utiles aux soldats. L'argent manque. Antonelli l'accuse de +ruiner le pape. Lamoricière dit que Antonelli est un voleur. Le pape se +lamente et attend que l'<i>Immacolata</i> vienne en personne mettre à la +raison ces gueux de libéraux. Il n'y a de plus canaille, après le roi de +Naples, que Montemolin, dont la rétractation est, à ce qu'il paraît, +bien authentique. C'est un argument bien fort pour le croisement des +races et le danger des alliances entre cousins. Nos légitimistes sont +horriblement consternés.</p> + +<p>Vous aurez pu voir qu'on m'a renommé président d'une commission pour les +échanges des livres de bibliothèque. Grâce à la férocité que j'ai mise à +arrêter les orateurs éloquents, nous avons assez promptement terminé la +besogne, et je suis occupé à mettre au net les conclusions de la +commission.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je voudrais bien causer avec vous de toutes ces +choses et de bien d'autres encore.</p> + +<a name="l41" id="l41"></a> +<br><h3>XLI</h3> + +<p class="rig">Londres, 7 août 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je profile de l'offre obligeante de sir Charles Mac Carthy pour vous +écrire un mot, et vous apprendre mon arrivée sans accident à Londres. +Ellice est arrivé deux heures après moi, avec la vigueur d'un jeune +lion. Il s'en est allé tout courant d'Arlington street, voter contre le +ministère, et, ce matin, il est enchanté de s'être trouvé en minorité. +Ce sont des arcanes parlementaires où je n'entends rien. Il me semble +que le ministère, bien qu'il ait eu une majorité de trente-trois voix, +n'en est pas beaucoup plus fort. Mais il a les vacances en perspective +pour se fortifier.</p> + +<p>Lord Shaftesbury, qui professe une grande défiance pour Sa Majesté +l'empereur des Français, le soupçonne véhémentement d'en vouloir aux +Druses, parce que ces honnêtes gens sont bien disposés pour le +protestantisme, comme il résulte d'une lettre d'un révérend Américain +qu'il a lue. Ce speech, que j'ai lu dans le <i>Times</i>, m'a mis de bonne +humeur pour la journée. J'ai compris qu'on ne pouvait pas avoir un si +grand nez sans que la judiciaire n'en souffrît un tant soit peu.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; je ne vous promets pas de bon boeuf salé à +Paris, mais j'ai écrit à mademoiselle Lagden, qui sait tout, de me +découvrir de la mortadelle de Bologne.</p> + +<a name="l42" id="l42"></a> +<br><h3>XLII</h3> + +<p class="rig">Paris, 6 octobre, 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Aussitôt après votre départ, je suis allé en province mettre à fin une +aventure des plus chevaleresques et des plus originales, que je vous +conterai lorsque nous n'aurons rien de mieux à faire, en buvant le vin +de Bordeaux de M. Fould.</p> + +<p>En attendant, vous saurez que je ne suis revenu de voyage que hier soir, +où j'ai trouvé votre lettre. Je l'ai portée ce matin chez Son +Excellence. Je vois que les dispositions de lord Palmerston sont telles +que je me les représentais, c'est-à-dire le contraire de bienveillantes; +mais je ne me doutais pas qu'il <i>dît</i> la moitié des choses +extraordinaires qu'il vous a dites. Dans l'exposé de ses griefs, il y a +une bonne partie de faussetés complètes, auxquelles il n'y a qu'un +démenti formel à donner. Puis il y a des niaiseries que je ne me serais +jamais attendu à entendre dans la bouche d'un homme d'État ou soi-disant +tel.</p> + +<p>Par exemple, cette bonne bêtise que la France médite une invasion en +Angleterre, parce que, dans des ports de mer, on exerce les soldats à +embarquer et débarquer promptement. Il me semble que, lorsque, dans +l'espace de deux ans, on a eu cent cinquante mille hommes à débarquer en +Italie, douze mille à débarquer en Chine, six mille à débarquer en +Syrie; lorsque, en outre, la plus importante de nos colonies, l'Algérie, +a une armée de cinquante mille hommes qui ne communique avec la France +que par mer, il me semble, dis-je, qu'il n'est pas inutile d'apprendre +aux soldats à entrer dans un vaisseau et à en sortir.</p> + +<p>Quant aux armements, vous pouvez dire hardiment qu'il ne s'en fait +point. On donne des congés de semestre dans tous les régiments, et, à +mon avis, <i>on a tort</i>, attendu l'état des choses en Italie.</p> + +<p>Les armements maritimes sont aussi faux que les préparatifs de l'armée +de terre. Si vous voulez lire la brochure que je vous ai portée, vous +verrez la vérité sur tout cela. Le pauvre Louis-Philippe avait laissé +dépérir la flotte. De plus, on est dans une époque de rénovation et il +est nécessaire de transformer les bâtiments à voiles. Je conçois que +l'Angleterre veuille avoir le monopole de la mer, et qu'elle y tienne; +mais elle l'aura toujours, attendu qu'elle dispose d'un bien plus grand +nombre de marins que toute autre puissance. Nous avons eu des escadres +d'élite qui, sous les ordres d'un chef excellent comme l'amiral Lalande, +auraient peut-être battu une escadre anglaise; mais si, en gagnant une +bataille, nous perdions mille matelots et les Anglais dix mille, nous ne +pourrions réparer notre perte, tandis qu'en un mois l'Angleterre +trouverait dix mille autres matelots aussi bons.</p> + +<p>Il me paraît par trop bouffon de la part de lord Palmerston de dire que +l'Angleterre ne cherche pas et ne cherchera pas à former une coalition +contre la France, et d'ajouter aussitôt que les puissances inquiètes +<i>will probably come to some understanding</i>!</p> + +<p>Une autre assertion non moins extravagante, c'est de nous accuser +d'avoir encouragé l'Espagne à faire la guerre au Maroc. J'étais en +Espagne au moment où cette guerre s'est faite, et, s'il y a à Madrid un +ministre anglais avec des yeux et des oreilles, il aurait pu dire que la +guerre a été faite par l'explosion du sentiment national, et que les +lettres de lord John Russell ont eu pour résultat d'exalter ce sentiment +et d'exciter à la haine contre l'Angleterre.</p> + +<p>Il n'est pas moins étrange de prétendre que la France, qui a aidé +l'Angleterre à retarder la destruction de l'empire Ottoman, pousse +maintenant à sa ruine. Vos ministres sont comme les malades qui ne +veulent pas que leur médecin leur dise que leur état est grave. +Ressusciter ou même faire vivre longtemps la Turquie est impossible, et +il est insensé de se quereller sur les remèdes à lui donner, lorsqu'il +faudrait, au contraire, s'entendre sur la manière de l'enterrer.</p> + +<p>Que la France ait de l'ambition, je ne le nie pas. C'est une idée ou +plutôt un préjugé national, qu'elle s'est amoindrie en perdant une +partie des conquêtes de la Révolution. Je crois que l'empereur ne +partage pas ce préjugé; mais, en tout cas, dans l'hypothèse qu'il +l'aurait, vous ne le supposez pas assez dépourvu de bon sens pour +risquer d'avoir toute l'Europe sur les bras, sur la chance d'ôter cent +cinquante mille âmes à la Bavière et autant à la Prusse? Ce que la +France gagnerait en étendue, elle le perdrait en homogénéité, et, tout +considéré, elle s'affaiblirait au lieu de prendre des forces.</p> + +<p>Ce qui me frappe surtout dans la politique anglaise de notre temps, +c'est sa petitesse. Elle n'agit ni pour des idées grandes, ni même pour +des intérêts. Elle n'a que des jalousies et se borne à prendre le +contre-pied des puissances qui excitent ses sentiments de jalousie. Le +résultat est de diminuer son importance en Europe et de la réduire au +rôle de puissance de second ordre. En ménageant la chèvre et le chou +comme elle a fait, en observant la neutralité peu impartiale entre +l'Autriche et la France, elle n'a obtenu l'amitié ni de l'une ni de +l'autre. Y a-t-il quelque chose de plus misérable que sa politique à +Naples et en Vénétie? Comment M. de Rechberg peut-il avoir la moindre +confiance en des gens qui encouragent Garibaldi et Kossuth, et qui ne +veulent pas l'affranchissement de la Vénétie? Tout se fait en Angleterre +en vue de conserver des portefeuilles. On fait toutes les fautes +possibles pour conserver une trentaine de voix douteuses. On ne +s'inquiète que du présent et on ne songe pas à l'avenir. Il est certain +qu'il y a dans ce moment en Europe un malaise général qui amènera une +catastrophe et une grande modification de la carte. Des hommes vraiment +politiques, voyant le mal, chercheraient le remède. Vos ministres ne +pensent pas à la guérison du malade. Ils veulent conserver la maladie. +Cela est digne de vieillards qui n'ont que quelques années devant eux; +mais je doute que les grands ministres du commencement de ce siècle +eussent pensé et agi de la sorte.</p> + +<p>Je viens d'un pays où l'on est très dévot et où la catastrophe de +Lamoricière a fait une grande sensation. J'ai vu des gens fort piteux et +fort découragés, mais nullement dangereux. Je vois que Garibaldi se +soumet et va reprendre sa charrue. Il fait bien. Son affaire est de se +battre, et il n'entend rien à organiser. Il paraît que le gâchis est +grand en Sicile et à Naples, et qu'il est parvenu à faire regretter le +gouvernement déchu.</p> + +<p>Cependant il paraît que tous les gens sensés sont unanimes pour croire +que l'annexion est le seul moyen de rétablir un peu d'ordre pour le +moment. Je trouve qu'il y a de l'habileté dans les ménagements de M. de +Cavour pour Garibaldi; mais j'aurais voulu le voir un peu plus énergique +au sujet de Mazzini.</p> + +<p>Je crains que les reproches de lord Palmerston, qui, entre nous, me +semblent dénoter peu de bonne foi, ne produisent pas un très bon effet +sur l'empereur. M. Fould, que je n'ai pas rencontré ce matin, en sera, +je pense, très irrité. Je lui ai laissé un mot en le priant de ne faire +aucun usage de cette lettre avant d'en avoir causé avec moi.</p> + +<p>Vous pouvez, quand vous en trouverez l'occasion, assurer hautement que, +s'il y a eu en Irlande quelques menées contraires au gouvernement +anglais, elles sont l'oeuvre de nos catholiques, et que le gouvernement +de l'empereur n'y est pour rien absolument.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et ne m'oubliez pas auprès de +nos amis. J'espère aussi que le pape s'en ira un de ces jours.</p> + +<a name="l43" id="l43"></a> +<br><h3>XLIII</h3> + +<p class="rig">Paris, 11 octobre 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Le marquis Vimercati, aide de camp du roi de. Sardaigne, est allé à +Naples, comme vous savez, pour parler à Garibaldi. Il a trouvé les +mazziniens discutant des plans pour l'assassinat de l'empereur. Il a +écrit aussitôt à Paris. Connaissez-vous quelque chose de plus absurde et +de plus atroce que ce parti mazziniste?</p> + +<p>Hier, la Bourse a fort baissé sur le bruit que les Autrichiens avaient +notifié l'intention d'intervenir en faveur du roi de Naples. Je ne crois +pas la chose vraie en ce moment. Leur détermination n'aura lieu qu'après +l'entrevue de Varsovie selon toute apparence. S'ils intervenaient en ce +moment, je crois qu'ils auraient toutes les chances de succès.</p> + +<p>Ici, l'opinion est fort contraire à Victor-Emmanuel. D'une part, +l'orgueil national est froissé qu'un général piémontais ait battu un +Français; de l'autre, l'agression des Piémontais, et le manifeste de M. +de Cavour ont paru scandaleux. Le prétexte allégué par M. de Cavour est, +en effet, un peu misérable, lorsque l'on voit Garibaldi enrôler à Gênes +et ailleurs des volontaires anglais, hongrois et autres. Enfin les +rapports de Cialdini et de Persano ont souverainement déplu. On dit que +Lamoricière à envoyé un cartel à Cialdini. C'était la dernière bêtise +qu'il pût faire pour couronner son oeuvre.</p> + +<p>Il paraît, d'après des rapports que j'ai lieu de croire exacts, que +Garibaldi aurait été battu complètement sans l'intervention de quelques +bataillons réguliers piémontais. Il a beaucoup de bravoure et d'audace, +mais nul talent comme général. Les Autrichiens n'en feraient qu'une +bouchée.</p> + +<p>Le désordre est grand à Naples, plus grand encore en Sicile. On dit que, +sur cent personnes, il y en a quatre-vingt-dix-huit qui voudraient la +monarchie constitutionnelle avec Ferdinand II, mais que tout le monde +est convaincu qu'il n'y a d'ordre possible et de sécurité matérielle +qu'avec l'annexion.</p> + +<p>Il y a une nouvelle grave aujourd'hui: des coups de fusil échangés entre +des patrouilles autrichiennes et piémontaises au bord du Mincio. Il ne +faut pas leur fournir de prétextes, et j'ai bien peur qu'on ne leur en +donne que trop.</p> + +<p>J'ai vu, à la campagne où je suis allé, des mères et des tantes de +volontaires pontificaux qui se lamentaient. Il n'y avait pourtant pas de +quoi. Un jeune homme charmant et religieux avait été pris par les +Piémontais, et, chose inouïe à la guerre, cinq minutes après sa prise, +il n'avait plus sa montre, que sa tante lui avait donnée! J'ai consolé +ces infortunées, en leur disant que c'était l'habitude des soldats de +chercher à savoir l'heure qu'il est, et que, d'ailleurs, la victime en +irait d'autant plus droit en paradis, où les élus sont pourvus de +chronomètres de Bréguet. Comment se porte le vôtre?</p> + +<p>M. Fould est parti précipitamment pour Tarbes le jour même où je lui +envoyais votre lettre. Madame Fould est fort malade, dangereusement, à +ce que je crains. Il revient cependant demain vendredi. Je le verrai et +je vous écrirai lundi au sujet de votre conversation avec lord +Palmerston et, s'il fait ce que je désire, il m'écrira une lettre +ostensible.</p> + +<p>Je persévère à croire que lord Palmerston a trop d'esprit pour croire ce +qu'il vous a dit des préparatifs de guerre, etc. Il n'y a de pires +sourds que ceux qui ne veulent pas entendre. Vos ministres trouvent leur +avantage à exciter les vieilles haines nationales. Au fond, leur grand +grief est que l'empereur soulève de grosses questions auxquelles ils ne +sont pas préparés. Ils l'accusent de les inventer. Senior et d'autres +bonnes têtes me soutenaient sérieusement que l'empereur avait <i>inventé</i> +les affaires d'Italie. Vous savez que toujours les malades détestent les +médecins qui leur disent la vérité sur leur mal.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments.</p> + +<a name="l44" id="l44"></a> +<br><h3>XLIV</h3> + +<p class="rig">Paris, 15 octobre 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Un mot à la hâte.--M. Fould a montré votre lettre à <i>votre ami de +Saint-Cloud</i>. Votre ami a dit ce matin à M. Fould de me répondre. +J'attends cette réponse et je vous l'enverrai aussitôt. Vous pourrez +avoir <i>l'indiscrétion</i> de laisser entendre que cette réponse est +d'autant plus intéressante qu'elle a été inspirée. <i>L'ami de +Saint-Cloud</i> avait la lettre depuis dix jours, mais ne l'avait pas lue; +il n'est pas fort <i>lisard</i>; mais il paraît que cela l'a intéressé, et, +en attendant, il m'a fait remercier de la communication, et vous aussi.</p> + +<p>Le curé de Saint-Germain l'Auxerrois a dit à un de mes amis que la +sainte Vierge était apparue à notre saint-père le pape et lui avait dit +qu'elle avait besoin d'un martyr et qu'elle avait fait choix de lui, +pape. Après l'avoir remerciée de ce choix, il a appris qu'il devait +parcourir la chrétienté en mendiant, endurer beaucoup de tribulations, +etc., etc.; moyennant quoi, le catholicisme reverdirait. Tenez cette +apparition pour chose sûre, la sainte Vierge est très active cette +année, et cela doit nous donner quelque espoir de nous retrouver cette +année dans le Vatican. <i>Utinam.</i></p> + +<p>Mille amitiés. Dès que j'aurai la réponse, je vous l'enverrai. Le +courrier me presse.</p> + +<a name="l45" id="l45"></a> +<br><h3>XLV</h3> + +<p class="rig">Paris, 10 octobre 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Voici enfin la lettre de M. Fould, que je reçois ce matin. J'aime mieux +vous l'envoyer telle quelle que de vous en faire un extrait. Avec cette +lettre, la vôtre m'est revenue, et je l'ai lue avec autant de surprise +que la première fois. Je ne puis m'empêcher de récapituler les griefs +prétendus:</p> + +<p>Iº <i>D'avoir encouragé les Espagnols à tirer vengeance des Marocains.</i> Si +vous connaissez les Espagnols, vous savez que le vrai moyen de les +empêcher de faire quelque chose est de leur en faire donner le conseil +par un étranger. Non seulement la France ne s'est mêlée en rien de cette +affaire, mais encore elle n'y avait pas le moindre intérêt. Il est +évident que, si une puissance européenne s'établissait près de +l'Algérie, ce serait un danger pour nos possessions d'Afrique. Bien que +les Espagnols ne soient pas fort redoutables, nous aimerions mieux avoir +pour voisins des Barbares que des gens civilisés. La majeure partie de +la population européenne de l'Algérie est espagnole: ce sont des +Mayorquins et des Valenciens, bons travailleurs. S'il y avait une +colonie espagnole en Afrique, nous perdrions ces gens-là.</p> + +<p>IIº <i>La France n'a rien fait pour hâter la chute de l'empire turc. Elle +en voit la ruine prochaine, mais se gardera bien de l'accélérer.</i> Je +vous ai dit dans le temps le mot de Thouvenel: «L'empire turc est une +accumulation de fumiers superposés: fumier turc, fumier grec, fumier +bulgare. Une révolution en ce pays ne peut mettre au jour qu'un fumier.»</p> + +<p>IIIº Quant à l'envoi d'agents en Belgique et ailleurs pour préparer une +annexion, d'autres en Irlande, etc., pas un mot de vrai. De tous les +pays limitrophes, la Belgique serait le plus difficile à annexer. +Peut-être des prêtres catholiques ont-ils fait des sermons ridicules en +Irlande. Vous savez comme moi quel est l'attachement du clergé +catholique pour l'empereur, et vous ferez justice vous-même de toutes +ces folles accusations.</p> + +<p>IVº Je ne sais rien des pamphlets préparant des annexions nouvelles. Une +des graves erreurs des journaux anglais est de s'imaginer qu'il n'y a +pas en France de liberté de la presse. On imprime dans les journaux, et +surtout dans les livres, mille billevesées tous les jours. Les +orléanistes et les carlistes ont leurs organes, et ils vont très loin. +Croyez que le gouvernement est tout à fait étranger à de pareilles +publications. Elles sont, d'ailleurs, si obscures, que je n'en ai jamais +entendu parler.</p> + +<p>Vº Lisez le budget de la guerre, et vous verrez l'effectif de l'armée +notablement réduit. Allez sur une grande route, vous rencontrerez des +soldats allant en congé illimité. Je vous ai remis la brochure de +Cucheval-Clarigny; vous verrez ce qu'il faut penser de ces prétendus +armements. Entre vous et moi, je vous dirai qu'on désarme beaucoup trop, +ce me semble; d'après ce qui se passe en Italie, je crois qu'il ne +serait pas mauvais de se tenir prêt à toute éventualité.</p> + +<p>VIº L'exercice prescrit dans les ports de mer, pour apprendre aux +troupes à embarquer et à débarquer, a été introduit lors de la guerre de +Crimée. Tous les ans, on ramène en France dix ou douze mille hommes +d'Algérie, et on en envoie autant. S'il n'y a pas un exercice semblable +dans l'armée anglaise, cela ne prouve pas en faveur de ses chefs.</p> + +<p>Je crois encore, cher Panizzi, que la grande cause de désaccord entre la +France et l'Angleterre provient de ce que cette dernière se tient, +touchant les affaires de l'Europe, dans une politique expectante qui lui +est facile et qui est presque impossible pour nous. L'Angleterre s'est +contentée de faire, des voeux pour le Piémont; nous nous sommes battus, +et, si nous ne l'avions pas fait, nous aurions commis une faute énorme. +Si l'Angleterre, qui a, au fond, les mêmes sympathies que nous pour la +cause italienne, et qui n'a pas les mêmes risques à courir, au lieu de +se laisser aller à des sentiments de défiance et de jalousie, voulait +nous seconder ouvertement, la paix du monde serait assurée. Les Italiens +feraient eux-mêmes leurs affaires, et peut-être parviendrait-on à +obtenir de l'Autriche la cession de la Vénétie.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments.</p> + +<a name="l46" id="l46"></a> +<br><h3>XLVI</h3> + +<p class="rig">Paris, 16 octobre, au soir, 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je viens vous demander pardon d'une bêtise de mon domestique, que +j'avais chargé d'affranchir un gros paquet que je vous envoyais ce +matin. J'apprends ce soir qu'il y a mis un timbre de quarante centimes, +évidemment insuffisant. Si, comme il est probable, on refuse chez vous +les lettres non affranchies, mon paquet ira à tous les diables, et ce +serait dommage; car, outre un billet de moi, il y avait quatre pages de +M. Fould en réponse à la lettre que Sa Majesté a vue. N'oubliez pas de +la faire réclamer et excusez la maladresse de mon imbécile.</p> + +<p>Savez-vous que je commence à croire un peu à notre voyage à Rome? +Monseigneur Sacconi, le nonce, part demain. Il a fait mettre dans le +<i>Moniteur</i>, et il a dit à tout le monde, en prenant congé, qu'il +reviendrait sous peu de semaines, ce qui me fait croire qu'il ne +reviendra pas. Ce départ, l'apparition de la sainte Vierge et le désir +bien unanime de tous les dévots que le pape quitte Rome, me fait espérer +que nous nous reverrons au Vatican, chacun à la tête d'une troupe de +scribes juifs ou mahométans.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; je suis désolé de l'accident arrivé à cette +lettre, mais j'espère qu'elle ne sera pas perdue.</p> + +<a name="l47" id="l47"></a> +<br><h3>XLVII</h3> + +<p class="rig">Paris, 21 octobre 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis charmé que ma lettre soit arrivée à bon port; mais, si vous +étiez en France, vous seriez ruiné par les ports de lettres.</p> + +<p>Il me semble, d'après ce que vous me dites et ce que je vois, que la +France et l'Angleterre sont comme des gens mariés qui se querellent, +mais qui ne peuvent se séparer. Tant mieux. M. Fould me paraît du même +sentiment que vous sur l'affaire de Viterbe. Il trouve que c'est une +grande sottise, qu'il rejette sur le grand général qui l'a faite. Mais +pourquoi employer un niais pareil? Je crois qu'on lui aura lavé la tête, +mais ce n'est pas assez. Je vois par les journaux que la lettre à sir +James est fort blâmée. C'est une imprudence un peu forte.</p> + +<p>Je doute toujours de la constance du saint-père à demeurer à Rome. Tous +les grands hommes de l'ancien gouvernement, tous les carlistes d'ici +voudraient qu'il s'en allât. Vous savez qu'une des grandes fautes de la +politique moderne à courte vue, c'est d'agir contrairement à ce que +trouvent bon ceux qu'on regarde comme ses ennemis. Il suffit peut-être +que les orléanistes et les légitimistes aient montré le désir que le +pape quittât Rome, pour que le gouvernement ait fait des efforts pour +qu'il y restât. A mon avis, il faudrait examiner d'abord de quel côté +est le sens commun, et je crois que, selon l'usage des partis battus, +qui cherchent les moyens extrêmes, les gens qui conseillent l'exil au +pape croient, fort à tort, qu'il résulterait de là une grande commotion. +Je crois que ce serait une tempête dans un verre d'eau. Les dévots et +les imbéciles ne prendront pas les armes, et, quant aux +excommunications, elles donneraient plutôt de la popularité qu'elles +n'en feraient perdre. Ce qui serait bien plus avantageux pour nous +serait de sortir de la position fausse où nous sommes et où nous pouvons +demeurer bien longtemps. Quant aux dévots, ils ne pourraient être pires +qu'ils ne sont à présent.</p> + +<p>Un Russe fort bien instruit m'a expliqué l'entrevue de Varsovie d'une +façon que j'ai lieu de croire exacte, et qui s'accorde, d'ailleurs, avec +ce que je tiens de Fould. L'empereur d'Autriche, ou plutôt M. de +Rechberg, s'applique depuis longtemps à établir que la position de +l'Autriche vis-à-vis de la Hongrie et de l'Italie est exactement la même +que celle de la Russie vis-à-vis de la Pologne. Gortchakoff répond à +cela: «Il y a dix ou douze Russes pour un Polonais, tandis qu'on ne sait +ce que c'est qu'un Autrichien. Il est en imperceptible minorité au +milieu de nationalités plus ou moins rebelles à son joug.» Tant il y a +que c'est pour achever la démonstration de cette théorie que +François-Joseph a demandé une entrevue. La vanité de l'empereur +Alexandre en a été flattée; mais il n'est nullement disposé à accepter +le traité de garantie réciproque qu'on lui offre, d'autant plus qu'en +ce moment la Pologne est moins agitée que jamais, et que la Hongrie +bouillonne d'une façon menaçante. Il faut s'attendre que les Autrichiens +exploiteront l'entrevue pendant quelque temps et prétendront y avoir +gagné quelque chose.</p> + +<p>On se plaint ici de ne rien comprendre à la politique de l'empereur. +Sous le gouvernement de Louis-Philippe, tout le monde était assez vite +au fait de toutes les affaires, tandis que, maintenant qu'elles sont +dans la tête d'un muet, il est impossible d'en savoir ou même d'en +deviner quelque chose. L'impatience est seulement dans les salons.</p> + +<p>Le peuple ne s'occupe guère des affaires d'Italie, moins encore du pape +que du roi de Naples. Je ne crois pas qu'il déguerpisse de Gaëte si +facilement. On dit qu'il a montré quelque courage personnel, et, s'il +n'a pas peur d'une bombe, il peut demeurer longtemps dans son trou avec +la satisfaction de savoir qu'il est un grand embarras pour son +successeur. Nous trouvons que le successeur est bien lent à se décider. +Il ne devrait pas perdre un moment pour ôter à Garibaldi le moyen de +faire de nouvelles sottises. Il n'en a fait que trop jusqu'à présent.</p> + +<p>Bien que le temps se remette un peu, je commence à songer sérieusement à +mes quartiers d'hiver. On me dit qu'il y aura beaucoup de monde à Cannes +et à Nice cette année.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; je m'ennuie beaucoup; depuis votre, départ et +je ne sais que devenir le soir.</p> + +<a name="l48" id="l48"></a> +<br><h3>XLVIII</h3> + +<p class="rig">Paris, 23 octobre 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je reviens de Saint-Cloud, où j'ai déjeuné avec <i>Monsieur</i> et <i>Madame</i> +et <i>leur garçon</i>. Tous très bien portants, <i>madame</i> fort triste<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a> +<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" +name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9"> +(retour) </a> La duchesse d'Albe, soeur de l'Impératrice, + venait de mourir. +</blockquote> + +<p>Le <i>maître de la maison</i> m'a chargé de le rappeler à votre souvenir et +de vous remercier de ce que vous dites et faites. Il est très content de +voir qu'il y a de l'amélioration dans les dispositions de vos amis +insulaires. Quant à ce qui lui avait attiré leur mauvaise humeur, il +s'est défendu avec la plus grande énergie d'avoir rien fait en actes ou +en pensée pour la provoquer. Nous avons causé des affaires d'Italie, +qu'il trouve, comme tout le monde, bien embrouillées. Les circonstances +ont pu motiver des actes extraordinaires; mais ces actes sont tellement +contraires à tous les principes reçus, qu'il est impossible de ne pas +les blâmer.</p> + +<p>Nous avons causé de la campagne de Lamoricière, et je lui ai conté des +anecdotes qui l'ont fait rire, entre autres les compliments malicieux de +Changarnier sur les manoeuvres admirables de son ancien collègue et ami, +si belles que lui Changarnier ne les comprend pas. Il me semble qu'au +fond il pense sur l'Italie comme vous et moi, mais qu'il a des +convenances à garder. Je lui ai parlé très audacieusement de +l'impatience où j'étais de faire des copies dans des archives. Cela l'a +diverti. Il ignorait complètement la mauvaise grâce des archivistes à +l'égard des curieux d'études historiques.</p> + +<p>Mon imbécile de domestique m'a quitté sans dire gare, à la suite d'une +querelle avec sa soeur. Je ne sais où en trouver un bon, aussi j'espère +n'en pas avoir un pire; d'ailleurs, cela serait difficile.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Lisez <i>le Constitutionnel</i> de demain. Il y +aura, dit-on, un article sur l'Italie qui aura de l'importance.</p> + +<a name="l49" id="l49"></a> +<br><h3>XLIX</h3> + +<p class="rig">Paris, mercredi 31 octobre 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je reviens de chez M. Fould. Il était à la chasse. Je ne puis vous +donner d'explications au sujet de Gaëte, si tant est qu'il y en ait à +donner. Vous êtes un peu partial dans la question. Je ne dis pas que Sa +Majesté le roi ou l'ex-roi des Deux-Siciles ne soit pas un grand nigaud; +mais les formes employées à son égard passent un peu les bornes. La +saisie des rentes par Garibaldi est d'un exemple un peu trop dangereux. +Si l'on traitait avec lui comme avec une puissance régulière, il n'y +aurait plus de sécurité pour aucun État, et je trouve qu'en tenant en +échec, comme l'on fait ici, les Autrichiens, on va aussi loin que +possible.</p> + +<p>Pour nous témoigner de la reconnaissance, les gens de Mazzini, à Naples, +discutent les moyens d'assassiner l'empereur. Un petit projet a été mis +en délibération, d'envoyer un homme déguisé en blessé d'Italie, avec +capote militaire et une béquille. La béquille aurait été un fusil. C'est +Vimercati, aide de camp du roi, qui a prévenu le ministre de l'intérieur +à Paris.</p> + +<p>Je vous répète, sans pouvoir vous en donner l'assurance, que, dans mon +opinion, la non-reconnaissance du blocus de Gaëte a été convenue entre +les deux gouvernements de France et d'Angleterre, et, quant à la +présence de vaisseaux français devant Gaëte, c'est plutôt pour donner à +François II la tentation d'un asile que pour lui offrir un secours +efficace.</p> + +<p>Si je suis bien informé, et vous savez quelle est ma source, M. de +Metternich donne ici les assurances les plus positives de +non-intervention, et il a mis une grande chaleur à faire démentir le +bruit de bourse d'un ultimatum adressé au Piémont. Il faut qu'on soit +bien bas en Allemagne.</p> + +<p>Tenez pour certain ce que je vais vous dire de Varsovie. L'empereur +François-Joseph a abordé l'empereur Alexandre, avec cette phrase russe: +<i>Ya k'vam s' povinnoïou golovoïou</i>, c'est-à-dire <i>Ego ad te cum noxio +capite.</i> C'est la formule employée par un serf qui se présente devant +son maître et qui s'attend à un châtiment. Cette attitude a révolté tout +le monde et jusqu'à l'empereur Alexandre. Il n'y a eu, d'ailleurs, +aucune délibération politique, aucune résolution. Tout s'est passé en +politesses, très froides de la part d'Alexandre, et encore plus froides +de la part du Prussien. Gortchakof triomphe sur toute la ligne.</p> + +<p>Je crois Henry Bulwer trop homme d'esprit pour dire le contraire de ce +que dit la Valette; mais il ne plaît pas à vos ministres de croire ce +qui ne leur convient pas. Le fond de la question, c'est que tout se +détraque. D'un côté, les Turcs conspirent contre le sultan, qu'ils +regardent comme une marionnette que les chrétiens font mouvoir; de +l'autre, les chrétiens prennent des airs insolents et excitent +l'indignation et le fanatisme des vieux musulmans. Aali pacha, dans sa +tournée, a été obligé d'emprunter plusieurs fois de l'argent, pour +continuer sa route. On doit à l'armée plus d'une année de solde, et, en +général, les soldats n'ont d'autres rations que celles qu'ils volent. +Voilà ce que disent tous les voyageurs qui reviennent de Constantinople +ou de la Roumélie. Dans l'Anatolie, vous savez ce qui se passe. Vous +avez lu la façon dont Fuad pacha a fait filer les Druses du Liban au +milieu des troupes turques chargées de les cerner. Il est vrai, comme +dit lord Shaftesbury, que les Druses sont tout disposés à se faire +protestants; mais le pire de tout, c'est qu'il n'y a plus un sou dans le +trésor ottoman et que le sultan et son harem ont mangé les revenus de +1861.</p> + +<p>Le grand obstacle à une alliance efficace entre la France et +l'Angleterre, c'est la différence radicale qui existe dans la manière de +considérer les mêmes faits. Ainsi on prétend, de votre côté du détroit, +que la Turquie va bien. En 1858, on prétendait aussi que les affaires en +Italie n'avaient rien de pressant. Il est facile de comprendre que des +ministres dépendant d'une Chambre où ils n'ont qu'une majorité +incertaine, soient toujours pour le <i>statu quo</i>. Mais ce n'est pas ainsi +que se font les grandes affaires. Je crois que, si un traité d'alliance +avait lieu, il faudrait qu'il fût plutôt proposé par l'Angleterre que +par nous. C'est le seul moyen de réussir. Si les conditions plaisent à +l'empereur, il ne fera pas une objection, tandis que vos ministres en +feront cent, quand même ils seraient satisfaits.</p> + +<p>Adieu, mon cher. Panizzi; mille amitiés et compliments.</p> + +<a name="l50" id="l50"></a> +<br><h3>L</h3> + +<p class="rig">Paris, 3 novembre 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je dîne ce soir avec M. Fould. Si j'apprends quelque chose, je vous +écrirai aussitôt. Je suis, en général, de votre avis sur ce qui se +passe, et, pour ma part, je trouve qu'en ménageant la chèvre et le chou, +on ne fait rien de bon; d'un autre côté, il faut tenir compte des +difficultés de toute espèce qui s'opposent à ce qu'on suive une autre +politique. Avec des gens un peu téméraires, il est dangereux de trop +s'engager, et, ici, les gens téméraires sont remorqués par des fous. M. +de Cavour est le téméraire, et Garibaldi le fou.</p> + +<p>On dit, mais je ne garantis rien, au sujet de ce qui s'est passé devant +Gaëte, que ce n'est pas à la flotte piémontaise qu'on a intimé la +défense de canonner le camp de Gaëte, mais à une expédition mystérieuse +du général Turr, Hongrois, expédié je ne sais où, par Garibaldi, de sa +propre autorité et sans consulter Victor-Emmanuel.</p> + +<p>Quant à la conduite de l'Espagne à Turin, nous n'y sommes pour rien. +Donner un conseil à un Espagnol, c'est l'exciter à faire le contraire. +Quoi de plus naturel que la reine, dévote et parente du roi de Naples, +ait désapprouvé l'invasion des États pontificaux et de Naples? Si vous +voyiez les lettres que m'écrivent mes amis <i>très libéraux</i> de Madrid, +vous verriez que le sentiment national est très hostile aux Piémontais. +Ils s'emparent de ce que les Espagnols considèrent encore jusqu'à un +certain point comme des apanages espagnols. La France n'a donné aucun +conseil dans cette affaire.</p> + +<p>Je regarde comme impossible une alliance entre la France et l'Angleterre +pour les affaires d'Italie. Ce ne serait ou qu'une lettre morte, ou bien +un engagement tellement grave, que ni l'une ni l'autre des deux +puissances ne pourrait prévoir jusqu'où elle serait entraînée. Il ne +faut pas se dissimuler qu'une alliance semblable amènerait immédiatement +une agression des Italiens contre la Vénétie, c'est-à-dire la guerre +contre l'Autriche et probablement contre l'Allemagne. La France et +l'Angleterre se poseraient en champions du principe des nationalités, et +ce serait mettre le feu à l'Europe. Il est vrai que l'Angleterre n'a pas +grand'chose à craindre. Son action consisterait à contenir par ses +vaisseaux les puissances continentales, c'est-à-dire qu'elle n'aurait à +peu près rien à faire, tandis que la France aurait une grande guerre sur +les bras.</p> + +<p>Je pense que, avec la sécurité financière que donnerait une alliance que +je suppose sincère avec l'Angleterre, le succès ne serait pas douteux, +la Russie elle même se mêlât-elle de la lutte. Mais, une fois que nous +aurions culbuté les Autrichiens et les Prussiens, dépensé cinq cents +millions et versé le sang de cent mille hommes, serait-il possible de ne +pas chercher un dédommagement à tant de sacrifices? Vous verriez la +nation entière demander la rive gauche du Rhin, c'est-à-dire avoir +précisément les vues ambitieuses qu'on prête à l'empereur et qui +alarment tant l'Angleterre. Vous conviendrez qu'elle n'aurait pas obtenu +un bien grand résultat. Il me semble que la seule politique possible +aujourd'hui, c'est de temporiser, de tâcher de calmer les ardeurs de +l'Italie et de lui donner le temps de se consolider et de s'organiser.</p> + +<p>A mon avis, Garibaldi a compromis gravement la cause italienne, d'abord +par une agression qu'il est impossible de défendre, à moins de démentir +tous les principes du droit de l'Europe; puis en montrant au monde le +fantôme de la Révolution. Si, après la conquête de la Sicile, il s'en +fût tenu là, il aurait peut-être compromis assez son gouvernement, mais +le mal ne serait pas aussi grand qu'il l'est aujourd'hui. Pour des gens +impartiaux, et surtout pour ceux qui ne connaissent pas parfaitement +l'Italie, ce qui se passe à Naples est le comble de l'abomination. On +prend les États d'un prince qui se défend et qui a encore une armée +fidèle, au nom de qui les paysans s'insurgent. On fait des élections à +la sincérité desquelles personne ne croit. Enfin, et c'est le pire de +tout, on voit le parti révolutionnaire dominer Cavour et +Victor-Emmanuel, et l'on craint, ou plutôt on ne doute pas, que, dans un +temps peu éloigné, il ne le pousse à des extravagances.</p> + +<p>La situation de la France est très compliquée. Nous ne voulons pas qu'on +intervienne en Italie, mais nous ne pouvons admettre les principes posés +par Garibaldi. Nous ne voulons ni de la révolution ni des Autrichiens. +Que faire? S'allier avec le Piémont, c'est se mettre à la suite de la +révolution. Prétendre le dominer, c'est accepter le métier de gendarme +et se mettre à la suite de l'Autriche.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés.</p> + +<a name="l51" id="l51"></a> +<br><h3>LI</h3> + +<p class="rig">Paris, 4 novembre 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Voici une lettre qui répond à vos questions. Je vous dirai +confidentiellement qu'on n'a pas ici le moindre doute que, dans fort peu +de jours, Gaëte ne soit rendu et qu'on agit même dans ce sens. Les +vaisseaux français emporteront le roi où il voudra aller.</p> + +<p>On vient de me dire d'une assez bonne source que lord John avait écrit +ici afin que M. de Persigny assistât au banquet d'installation du lord +maire, où lui, lord John, devait dire quelques mots sur l'alliance dans +un sens agréable aux deux pays.</p> + +<p>La Russie nous cajole fort. L'empereur Alexandre, ou plutôt Gortchakof a +remis à l'empereur François-Joseph un mémorandum dans lequel il lui +conseille très fortement de ne pas attaquer et de ne se mêler en rien de +ce qui se passe en Italie. Dans le cas où il serait attaqué et que la +fortune des armes lui fût favorable, qu'il ne pensât pas à reprendre la +Lombardie; que ce qu'il aurait de mieux à faire serait de demander +l'exécution du traité de Zurich; surtout qu'il se gardât de montrer la +moindre velléité de revenir sur l'annexion de la Savoie et de Nice. +Kisselef, ici, est tout miel et tout sucre. Il est évident que la +situation de l'Orient nous vaut toutes ces avances, et que les agents +russes voient les choses sous un tout autre point de vue que Henry +Bulwer, si tant est que Bulwer les voie ainsi, ce dont je doute très +fort.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je pars demain pour la campagne, où je resterai +cinq ou six jours; suite de l'aventure dont je vous ai parlé.</p> + +<p><i>P.-S.</i> Vous avez vu la lettre de M. de Grammont. Il a demandé l'épreuve +du <i>Journal de Rome</i>, et, au lieu de supprimer les mots: <i>par la force</i>, +on avait mis: <i>en adversaire</i>. Il a réclamé, et Antonelli a fini par +avouer que cette variante était de la main même de Sa Sainteté. Comment +trouvez-vous cela?</p> + +<a name="l52" id="l52"></a> +<br><h3>LII</h3> + +<p class="rig">Paris, dimanche 11 novembre 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>J'ai vu ce matin M. Fould; il m'a dit, ce que je savais déjà: c'est +qu'il ne vous accusait nullement. Ses reproches s'adressent à <i>vos</i> +interlocuteurs et non pas à vous. Tranquillisez-vous complètement sur ce +point.</p> + +<p>On dit qu'il y a eu hier de bons discours au dîner du lord maire. Ici, +l'on en paraît satisfait.</p> + +<p>On s'attend de moment en moment à l'évacuation de Gaëte par François. +Tout le monde le lui conseille; cependant, si j'étais à sa place, je +n'en bougerais pas et j'attendrais.</p> + +<p>Il me semble qu'on ne comprend pas grand'chose à cette armée napolitaine +entrant sur les terres de l'Église et désarmée par les douaniers du +saint-père. Qu'y a-t-il de vrai là dedans? Où va Garibaldi? Que veut-il +faire pour passer gaiement son hiver? Je voudrais bien qu'il s'en prît à +la Hongrie, au lieu de se casser les dents sur la Vénétie.</p> + +<p>Sir John Bowring est ici, disant que rien n'est fini en Chine. Je sais +qu'il est tout naturellement porté à trouver mauvais ce que fait son +successeur; mais, en cette occasion, il se peut fort bien qu'il ait +raison. Si ces Chinois ne sont pas des magots de porcelaine, rien qu'en +se pressant contre nous, ils nous écraseraient. Ce n'est pas avec huit +ou dix mille hommes qu'on prend une ville comme Pékin. Supposé qu'ils +veuillent la paix, une grande difficulté reste: c'est pour leur faire +payer les frais de l'expédition. Où diable prendront-ils l'argent? Les +lettres de nos guerriers sont fort lugubres. Dans tous les villages où +ils arrivent, les femmes se tuent pour n'être pas souillées par les +diables étrangers. Voilà la première fois que cela leur arrive. Dans une +seule maison, où est entré un jeune lieutenant d'artillerie, parent d'un +ami à moi, cinq femmes s'étaient coupé la gorge avec des tessons de +porcelaine, et deux enfants avaient été noyés dans des baquets d'eau. +Cela montre qu'il y a une grande différence entre savoir se battre et +savoir mourir.</p> + +<p>Sait-on quelque chose de positif sur l'état de la Sicile? Je crois vous +avoir dit l'anecdote du saint-père et sa petite correction; au lieu de +«par la force», que M. de Grammont n'avait pas mis, il voulait qu'on +substituât «en adversaire», que Grammont n'avait pas écrit davantage; +mais il fallait couvrir un peu l'excès de zèle de monseigneur de Mérode. +Les ecclésiastiques sont tout pleins de ces petits ménagements +ingénieux.</p> + +<p>J'étais allé travailler à la seconde partie de mon roman. Je crois que +c'est la dernière. La fin ne vaut pas le commencement. Cependant il a +commencé par la fin. Comprenez si vous pouvez; quand je vous verrai, je +vous ferai rire <i>over a bottle of claret</i>.</p> + +<p>Je pense me mettre en route pour Cannes jeudi prochain, si je ne crève +pas d'ici là d'un horrible rhume que j'ai gagné en chemin de fer, à côté +d'un homme très froid, qui était le baron de Hübner. Il n'a pas perdu +l'habitude des gasconnades diplomatiques et m'a dit que tout irait +merveilleusement en Hongrie. Le lendemain, le journal nous apprenait que +les palatins nouvellement nommés ne voulaient pas de la patente +autrichienne.</p> + +<p>Voici une drôle de nouvelle, entre vous et moi jusqu'à ce que tout le +monde la sache. L'impératrice veut aller <i>incognito</i> à Édimbourg, pour +se secouer un peu après la mort de sa soeur. Jugez ce qu'on va dire, et +tous les contes qui seront bâtis là-dessus.</p> + +<p>On parle d'une grande querelle entre monseigneur de Mérode et M. de +Goyon. Goyon lui a dit qu'il regrettait qu'il eût une robe. Mérode a +répliqué qu'il le regrettait également, car elle le privait d'avoir +l'innocente épée du général. Il est fort question du départ prochain du +pape.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et tenez-vous en joie. Il est +très possible que nous nous revoyions cet hiver à Rome.</p> + +<a name="l53" id="l53"></a> +<br><h3>LIII</h3> + +<p class="rig">Cannes, 21 novembre 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>J'ai eu tant de tracas et tant d'affaires à régler avant de quitter +Paris, que je n'ai pas trouvé le temps de vous écrire. Me voici installé +à Cannes, où je vous écris la fenêtre ouverte, en face de la mer, calme +comme la <i>Serpentine river</i>, un peu contrarié par le soleil qui me cuit +le dos. Bien que le pays ne soit pas des plus favorablement partagés +sous le rapport des <i>harnais de gueule</i>, comme dit Rabelais, on y a de +bon poisson et des bécasses et du mouton délicieux, outre que Marseille +nous fournit quelques provisions. Nous serions charmés de vous tenir ici +pendant quelque temps et de vous faire maigrir par notre cuisine et des +promenades sur nos montagnes. J'ai trouvé, en arrivant, miss Lagden et +mistress Ewers, qui ont découvert un logement très agréable, où nous +avons une chambre pour les âmes charitables qui nous visitent. Ces dames +se recommandent à votre bon souvenir et me chargent de tous leurs +compliments pour vous.</p> + +<p>La poste vient de Londres à Cannes en deux jours et demi, ce qui est +sans doute un peu long pour le cas où vous auriez quelque communication +pressée; mais, dans ce cas, pourquoi n'écririez-vous pas directement à +M. Fould ou bien à J. Pelletier? De toute manière, ce que vous auriez à +dire serait bientôt sous les yeux de <i>votre ami de Saint-Cloud</i>. M. +Fould aime beaucoup qu'on lui écrive, et il sait que vous le faites à +bonne intention et que vous pouvez faire grand bien à vos correspondants +des deux côtés du canal.</p> + +<p>Je ne sais rien ici que par les journaux. Je vois que le roi de Naples +tient toujours bon dans Gaëte. S'il a du coeur, comme il paraît, cela +peut durer encore longtemps. Voilà Garibaldi en villégiature. Je +voudrais qu'il y restât longtemps. Maintenant il est l'homme qui peut +faire le plus de mal à l'Italie. Si M. de Cavour a le pouvoir de le +faire tenir tranquille pendant un an ou deux, et en même temps de +maintenir l'ordre dans les provinces annexées, la partie sera gagnée.</p> + +<p>Observez que la paix actuelle est ruineuse pour l'Autriche, que le +diplôme de l'empereur, ou son protocole, je ne sais comment il +l'appelle, est un cancer au coeur de l'Autriche, dont elle crèvera si on +lui laisse le temps de mûrir. En ce moment, la Hongrie est mieux +disposée qu'elle ne l'a été depuis longtemps; mais, quand elle aura un +peu goûté du régime constitutionnel, ne doutez pas qu'elle ne demande à +l'empereur des institutions de plus en plus libérales, jusqu'à ce +qu'elle lui propose finalement d'aller à tous les diables. Pour la +Bohême et les autres États, vous verrez la même comédie.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; je vous quitte pour aller pêcher en mer. Je ne +<i>pèche</i> plus sur terre.</p> + +<p><i>P.-S.</i> Si l'impératrice vient à Londres à son retour, je suppose que +vous aurez sa visite.</p> + +<a name="l54" id="l54"></a> +<br><h3>LIV</h3> + +<p class="rig">Cannes, 27 novembre 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je reçois ce matin votre lettre du 23. Elle a mis quatre jours à venir, +et en quatre jours il s'est passé bien des choses. Je ne sais si vous +avez le mot de l'énigme à Londres. Ici, je n'y vois que du feu, et il +m'est impossible de me faire une idée des comment et des pourquoi. Je +savais que depuis longtemps on en voulait à notre ami, parce qu'il +tenait les cordons de la bourse plus serrés que ne le voulaient un grand +nombre de personnes qui aiment à puiser dedans.</p> + +<p>Une belle dame qui voulait, pour son mari, la place de notre ami, a fini +par l'emporter. Cela me fait de la peine pour toute sorte de raisons. +D'abord pour la chose en elle-même, qui est fâcheuse, au point de vue +moral et politique; puis pour notre ami, qui, à ce qu'on m'écrit de +Paris, en est fort triste; enfin pour vous et moi, que cela sépare de +notre correspondant. Quant à ce dernier inconvénient, peut-être y +trouverai-je un remède à mon retour à Paris.</p> + +<p>Je suis de votre avis en ce qui touche les affaires d'Italie, mais pas +tout à fait par les mêmes motifs. Je ne crois pas, comme vous, que ce +soit à notre conduite qu'il faille attribuer la réaction dans le royaume +de Naples et l'agitation de la Sicile. Il eût été fort extraordinaire +que les paysans de la Calabre et des Abruzzes devinssent tout d'un coup +constitutionnels. Mais je crois qu'il eût été de bonne politique, +professant le principe de non-intervention, de laisser instrumenter les +Piémontais à leur guise, sauf à les blâmer, sauf à les avertir même +qu'ils entendaient mal le droit des gens.</p> + +<p>Quant au pape, il y a longtemps qu'à sa première algarade contre nous, +je l'aurais laissé à Rome avec ses Suisses et leurs hallebardes.</p> + +<p>Tout cela me semble comme à vous déplorable. Au reste, on m'écrit de +Paris que cela va cesser et que l'empereur a écrit une lettre à +Victor-Emmanuel, pour reprendre les anciennes relations; qu'ordre serait +donné à Goyon et à l'amiral Lebarbier de Tinan, de ne se mêler plus du +siège de Gaëte. Je vous donne ces nouvelles comme des on dit, je suis +trop loin pour savoir ce qui se passe.</p> + +<p>En ce qui touche à nos affaires intérieures, je ne comprends pas +davantage. Ces nouvelles concessions libérales me paraissent des plus +étranges, et j'y vois un sujet d'inquiétude pour l'avenir: aller +chercher dans l'arsenal des institutions constitutionnelles la +discussion de l'adresse pour la rétablir dans un gouvernement où, à vrai +dire, il n'y a pas de ministres responsables, cela me paraît un +non-sens. Le résultat ne peut être que <i>verba</i>. Je voudrais pouvoir +ajouter <i>prætereoque nihil</i>, mais vous savez qu'en France, après les +mots, viennent les révolutions.</p> + +<p>Quelle sera la position de ces commissaires du gouvernement chargés de +soutenir une adresse qu'ils n'auront pas rédigée? s'ils sont battus dans +la discussion, qu'en fera-t-on? les renverra-t-on du conseil d'État? ou +renverra-t-on les ministres à portefeuille? cela rappelle le bon temps +où les princes avaient auprès d'eux un garçon chargé de recevoir le +fouet, lorsque Son Altesse l'avait mérité.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; ne m'oubliez pas, et donnez-moi de vos +nouvelles.</p> + +<a name="l55" id="l55"></a> +<br><h3>LV</h3> + +<p class="rig">Cannes, 2 décembre 1860.</p><br><br> + +Mon cher Panizzi, + +<p>Je ne sais encore rien et ne comprends pas davantage. D'après quelques +renseignements qui viennent de bonne source, on pourrait croire qu'il +s'agit d'une expérience. D'une part, on aurait voulu ouvrir une soupape, +dans l'opinion qu'il <i>n'en sortirait rien</i>, et qu'on désarmerait ainsi +l'opposition, qui, en effet, est un peu sotte en ce moment. De l'autre, +se voyant en présence d'un mouvement catholique et légitimiste assez +puissant, très braillard, et placé jusque dans les antichambres de son +palais, Sa Majesté voudrait chercher dans le pays un point d'appui et un +moyen de sortir de la position très peu commode où elle se trouve en +Italie. Si le Corps législatif et le Sénat lui disent, dans la réponse +au discours de la couronne, qu'ils sont pour le principe de +non-intervention, il est évident que cela lui donne le moyen de rappeler +Goyon et son monde, sans encourir une responsabilité qui n'est pas sans +périls.</p> + +<p>Sur le premier point, je crois qu'on se trompe fort en croyant qu'il ne +sortira rien de la soupape. Au contraire, je suis persuadé, avec vous, +qu'il peut en sortir des tempêtes, non pas tout de suite, mais dans un +moment donné. Il paraît certain que, quant à présent, le parti +orléaniste est fort abattu et découragé. Quant aux affaires d'Italie, je +ne suis pas parfaitement rassuré. Les prêtres, les femmes et la mode +sont bien puissants. Je ne serais pas surpris que le pape ne trouvât des +défenseurs, et que l'adresse ne dît tout le contraire de ce qu'on en +paraît attendre. Je ne connais personne à Paris et en France qui ne soit +porté à plaindre Pie IX et François II, et, quant à Victor-Emmanuel, +l'invasion de Naples lui a fait le plus grand tort, et la peur qu'il ne +nous engage dans une seconde campagne d'Italie préoccupe tout le monde. +Peut-être, au reste, cette crainte contribuera-t-elle à faire demander +la politique de non-intervention par les Chambres.</p> + +<p>Je suis charmé que vous ayez écrit au docteur C..., ne doutez pas que +votre lettre n'ait été lue, et qu'elle n'ait produit son effet. C'est un +très bon moyen de communication, et il est important que l'opinion de M. +Gladstone soit connue. Je pense que, sans rien garantir, vous pouvez lui +dire ce que je viens de vous mander, comme venant de bonne source. C'est +l'impression qu'a emportée de Compiègne une très bonne tête, froide, et +qui a pratiqué l'empereur assez longtemps pour le bien connaître. Ne +parlez pas de moi à ce grand commentateur d'Homère<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a> +<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>, du moins à cette +occasion. Vous remarquerez, d'ailleurs, que cela explique tout, et le +langage qu'on vous a tenu et ce que j'ai entendu de mon côté.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" +name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10"> +(retour) </a> M. Gladstone. +</blockquote> + +<p>Tenez pour très certaines les dispositions papistes et légitimistes de +tous les gens <i>de frac</i>, comme on dit en espagnol. Quant aux masses, je +crois qu'elles ont les sentiments absolument contraires; mais elles ne +parlent guère, tandis que les salons parlent beaucoup. En résumé, la +question me semble celle-ci: qui l'emportera, ou la crainte de nous +compromettre de nouveau dans une affaire qui ne nous intéresse pas +nationalement, ou le sentiment pieux et anti-révolutionnaire?</p> + +<p>Si l'empereur était bien secondé, je ne douterais pas de la réponse des +Chambres; mais parmi les ministres avec ou sans portefeuille, je ne vois +guère de gens ayant ce qu'il faut pour diriger une assemblée +délibérante, et, à moins que le <i>maître</i> ne se charge lui-même de +chambrer les députés, ils se trouveront dans une incertitude complète et +ne sauront que dire, ni comment voter.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Mille amitiés.</p> + +<a name="l56" id="l56"></a> +<br><h3>LVI</h3> + +<p class="rig">Cannes, 11 décembre 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>J'ai reçu vos deux lettres du 7 et du 8, dont je vous remercie. Je me +réjouis de savoir que vous êtes aussi bien avec <i>Madame</i><a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a> +<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a> qu'avec +<i>Monsieur</i>. Croyez que <i>Monsieur</i> lui avait parlé de vous, outre ce que +je lui avais dit de votre établissement, et qu'elle n'a pas été fâchée +de vous voir, malgré la médiocrité de votre catholicisme.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" +name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11"> +(retour) </a> L'impératrice, qui venait de voir M. Panizzi à + Londres. +</blockquote> + +<p>Vous me paraissez, le savant commentateur d'Homère et vous, chercher +midi à quatorze heures. Vous ne vous représentez nullement l'opinion de +ce pays-ci. Elle est absolument contraire à celle de <i>l'ami du docteur +C.</i> sur les affaires italiennes.</p> + +<p>Je ne suis pas de ceux qui approuvent cette opinion, bien entendu, mais +je la constate, parce qu'elle m'arrive de tous les côtés. Il y a dans +l'esprit national un grain de chevalerie ou de folie, si vous l'aimez +mieux, qui lui fait prendre toujours parti pour les faibles contre les +forts. Voilà le secret du changement défavorable à la cause italienne. +Dans la division de Rome et dans l'escadre, il y a la plus grande +exaspération contre les Piémontais, due à de petites vexations, +violences, etc., inséparables de la guerre sans doute, mais qu'on a +prises tout de travers.</p> + +<p>Le concours des volontaires, race toujours peu aimée des soldats +véritables, et les souvenirs de 1848, encore très vifs et très odieux à +notre armée, la rendent hostile à Victor-Emmanuel. Enfin, quoique +Lamoricière ne soit qu'un farceur, comme il est Français, sa défaite a +irrité l'orgueil national.</p> + +<p>Quant aux bourgeois, l'alliance intime avec un peuple qui a Garibaldi +pour <i>chef effectif</i>, et qui annonce ouvertement la guerre pour le +printemps, cette alliance, dis-je, paraît offrir la perspective de +dépenses considérables, de beaucoup de sang répandu, et de +l'inoculation, plus dangereuse encore, des doctrines révolutionnaires. +Si je suis bien informé, le Gouvernement a fait tous les efforts +possibles pour engager François II à ne pas prolonger une résistance +inutile; mais ce garçon a quelque <i>pluck in him</i> et paraît résolu. +Cependant il succombera tôt ou tard.</p> + +<p>Je ne vous parle pas des sentiments catholiques, malheureusement très +puissants en France, et qui ajoutent encore quelque chose à l'état de +l'opinion. Je crois très fermement que l'empereur cherche un appui dans +les Chambres, et qu'il désire que le pays, par leurs organes, exprime +son opinion afin, d'un côté, de n'être pas entraîné dans la guerre par +les frasques de Garibaldi, de l'autre, pour avoir une porte et sortir de +Rome. Si le Corps législatif lui dit qu'il est d'avis de ne prendre +aucune part aux affaires d'Italie et de n'intervenir en rien (et c'est +ce qui, selon toutes les probabilités, sera exprimé dans l'adresse), +alors l'empereur pourra honorablement retirer ses troupes de Rome, et +regarder, les bras croisés ce qui se fera dans la Péninsule. Au fond, +c'est, je crois, ce qu'il y a de plus sage.</p> + +<p>L'Angleterre fait des voeux qui ne lui coûtent rien, mais n'enverra pas +un seul soldat, ni ne consentira jamais à bloquer Trieste et l'Elbe. Son +concours moral est quelque chose, mais nous préservera-t-il des +conséquences d'une guerre avec toute l'Allemagne, et, ce qui est plus +grave, d'une guerre forcément révolutionnaire?</p> + +<p>Vous autres italiens, vous êtes impatients. M. de Cavour aurait pu, en +trois ou quatre ans, arriver à faire bien ce qu'on à fait mal en six +mois, et à ne pas faire ce à quoi il sera entraîné au printemps. +Garibaldi est, au fond, l'instrument de Mazzini et le mauvais génie de +l'Italie. Ce qui se passe à Naples prouve combien peu le pays était +préparé pour un gouvernement constitutionnel. Il y a envoyé tous les +tapageurs, qui trouvent leur compte à se battre contre des Napolitains, +au lieu d'avoir affaire aux Autrichiens; encore, dès que les Napolitains +ont montré quelque résolution, tous ces messieurs se sont retirés et ont +laissé les Piémontais soutenir le choc. C'est toujours le système +révolutionnaire, qui met le feu au hasard, sans s'inquiéter qui brûlera.</p> + +<p>J'ai reçu une lettre de M. Fould. Il me paraît un peu aigri et de +mauvaise humeur. Je crois qu'on a mis très peu de procédés dans +l'affaire.</p> + +<p>On m'écrit que les circulaires de Persigny font bon effet, même chez les +opposants.</p> + +<p>Que dites-vous de la Chine? Je crains bien qu'on n'y gagne pas un sou et +que tout se réduise à des porcelaines cassées, et finalement à une +retraite de Moscou. Tout cet argent dépensé fait ici très mauvais effet.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je ne crois pas un mot de l'expédition de +Victor-Emmanuel contre Rome. Ce serait, à mon avis, la plus grande +folie, que Garibaldi lui-même ne ferait pas.</p> + +<a name="l57" id="l57"></a> +<br><h3>LVII</h3> + +<p class="rig">Cannes, 16 décembre 1860.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Newton m'écrit de Rome de vous adresser, pour l'archevêque de +Canterbury, un <i>testimonial</i> en sa faveur. Je ne connais pas +l'archevêque et j'ai pour tous les gens de sa robe le goût que vous +savez. Voici cependant une lettre officielle dont vous ferez l'usage +qu'il vous plaira. Demandez à Sa Grandeur sa bénédiction apostolique. +J'aimerais mieux une de ses vieilles bouteilles léguées par quelque +bonne dévote.</p> + +<p>Vous êtes pressés, comme tous les émigrés, et vous risquez de +compromettre tout par trop de hâte. Croyez bien que votre plus grand +ennemi, c'est Garibaldi, ennemi d'autant plus dangereux qu'il a toutes +les qualités qu'il faut à un révolutionnaire, même celle d'être niais et +de se faire l'instrument des plus détestables coquins. Il y a dans +toutes les révolutions de ces gens-là, et ce sont ceux-là qui font le +plus de mal.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris à la hâte, les fenêtres ouvertes, +par un soleil radieux, tourmenté par les mouches. Je pars pour une +promenade en mer.</p> + +<a name="l58" id="l58"></a> +<br><h3>LVIII</h3> + +<p class="rig">Cannes, 9 janvier 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Il me semble que tout va à la diable partout, en Italie, à Naples +surtout, et heureusement aussi en Autriche. Il y a longtemps que j'ai +renoncé à deviner les énigmes politiques de ce temps-ci. Ce qui me fait +de la peine, c'est la disposition turbulente plutôt que belliqueuse que +prend l'Italie. Je n'aime pas le discours de Victor-Emmanuel le 1er +janvier. Il a pris le détestable style de mélodrame qu'il faut laisser à +Garibaldi. Il pouvait parfaitement se dispenser de parler du rachat de +la Vénétie, ou, s'il en parlait, rien ne l'obligeait à faire une +conclusion. Je crains qu'au printemps on ne fasse <i>delle grosse</i>.</p> + +<p>Votre ami ***, d'un autre côté, s'est marié tout à fait... On disait que +sa femme avait un petit défaut de conformation, qui la rendait impropre +au mariage; mais il paraît que ce n'était pas grand'chose, car elle est +grosse. Pour une personne ayant des sentiments si élevés, cette +situation était fort pénible, aussi elle a mené son imbécile à Varsovie, +où, à ce qu'il paraît, on marie les gens sans se soucier beaucoup des +formalités. Il allait être majeur dans deux du trois mois, mais il n'a +pas eu la patience d'attendre. Il n'a pas non plus employé le consul de +France pour légaliser la cérémonie, en sorte que cela fait deux +nullités. Mais, en matière de mariage, les magistrats sont assez +indulgents lorsque les choses sont faites et parfaites, et je crois que +l'affaire est à peu près sans remède.</p> + +<p>Qu'a dit monseigneur de Canterbury de ma lettre? A-t-il été surpris que +je lui aie écrit? J'ai reçu ce matin une lettre de Newton, qui me +remercie. Je ne sais pas encore si son affaire est faite, mais je pense +que, vous aidant, elle se fera.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille voeux pour votre année 1861; qu'elle +vous soit légère! Ne buvez pas tout le johannisberg avant que j'en aie +goûté <i>Cura ut valeas.</i></p> + +<a name="l59" id="l59"></a> +<br><h3>LIX</h3> + +<p class="rig">Cannes, 24 janvier 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>J'ai peur, en y réfléchissant, de vous avoir induit en erreur, en vous +faisant croire qu'une de vos lettres s'était perdue. Seulement, ayant +été bien longtemps sans y répondre, je me serai imaginé qu'il y avait +longtemps que vous ne m'aviez écrit. Ce sont des suppositions fort +naturelles et du genre de celles que vous faites lorsque vous nous +attribuez les insurrections du royaume de Naples. De ce côté, j'espère +que vous êtes content. L'amiral Persano a ses coudées franches; +cependant les militaires disent que, si les gens de Gaëte ne sont pas +des niais et des poltrons sublimes, ils peuvent tenir bien longtemps. En +même temps, il y a cette chance qu'une bombe tombe sur la tête d'un +ministre allemand, ou espagnol, si bien qu'on pût lui dire: +«Qu'alliez-vous faire dans cette galère?» Je crois que cela pourrait +amener des complications.</p> + +<p>Vous ai-je dit que j'avais reçu une lettre de Salvagnoli très +raisonnable et qui me promet que Garibaldi se tiendra ou sera tenu +tranquille? C'est, en effet, le plus dangereux ennemi de l'Italie en ce +moment, et tout dépend de ce qu'il fera. Je ne sais quelle impression +ses discours et ses lettres produisent en Italie. Ici, elles font rire +et douter de la cause. Il y a aussi des lettres de Mazzini bien +pitoyables, à mon avis. Tous ces messieurs ont le même style emprunté +aux plus mauvais mélodrames.</p> + +<p>J'ai eu, ces jours passés, une reprise assez vive et désagréable de mes +douleurs d'estomac. Elle a eu cela de bon pourtant, que je ne me presse +pas de retourner à Paris. J'ai écrit au président du Sénat qu'il se +privât de ma présence, et je compte attendre ici que le temps soit un +peu adouci. Je dis le temps de Paris, car ici nous sommes en plein été. +Pas un nuage au ciel, des fleurs de tous côtés, et souvent, de midi à +trois heures, il fait trop chaud. Tout le monde, moi excepté, qui n'ai +jamais trop de soleil, sort avec un parasol blanc. Ellice, qui a passé +quelques jours avec nous à Cannes, veut s'y établir pour l'hiver +prochain, et il dit que vous viendrez. Nous ferions, je vous assure, une +très agréable colonie, et, avec un peu d'intrigue, nous parviendrions à +nous procurer du vin de Bordeaux estimable. J'en ai acheté quelques +bouteilles, en passant à Marseille, qui me donnaient beaucoup de +satisfaction.</p> + +<p>Avez-vous lu dans les journaux italiens comment les Vénitiens se tirent +des banknotes autrichiennes? On achète pour sept kreutzers en cuivre un +billet de dix kreuzers; avec ce billet, on achète un cigare de trois +kreutzers et le marchand, qui est obligé de prendre le papier au taux +légal, rend sept kreutzers en cuivre; de la sorte on a un cigare pour +rien. Si vous avez la patience d'attendre la crise financière de +l'Autriche, votre affaire est faite, et vous n'aurez plus à vous battre +qu'entre vous; tandis que, si vous attaquez, vous lui donnez une chance +de salut, c'est de soutenir la guerre, comme Bonaparte l'a fait dans sa +première campagne. D'un autre côté, quelque attachement que le Hongrois +ait pour sa nationalité magyare, croyez que la perspective de devenir +caporal ou de voler une paire de bottes le tiendra sous le drapeau et en +fera un ennemi redoutable. C'est ce que comprend très bien <i>questo +coglione</i> de Cavour, mais ce que ne comprendront pas les nouveaux +députés, élus en grande partie sous la pression mazzinienne ou +garibaldique, ce qui ne vaut guère mieux.</p> + +<p>J'attends avec grande impatience le discours du 4 février; il nous en +apprendra probablement quelque chose. L'archevêque de Paris veut donner +sa démission de toutes ses places, aumôneries, archevêché, etc. C'est +pourtant un fort galant homme et très tolérant; mais le pape lui rend la +vie trop dure et surtout les dévots qui le tourmentent. Jusqu'à présent, +on a réussi à l'empêcher ou du moins à l'obliger à différer. Jugez, +d'après celui-là, qui est le plus honnête de tous, de ce qu'est le +clergé de ce pays.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Tenez-vous chaudement et ne sortez pas tant que +le froid durera.</p> + +<a name="l60" id="l60"></a> +<br><h3>LX</h3> + +<p class="rig">Cannes, 13 février 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je quitte Cannes à la fin de la semaine. Mes ennemis m'ont joué le tour +de me nommer secrétaire du Sénat, bien que j'eusse écrit que j'étais +malade, ce qui n'était pas un trop gros mensonge. Il faut que je vienne +faire mon métier pour la discussion de l'adresse et mettre ma boule +noire pour notre saint-père le pape. On me dit qu'elle ne sera pas de +trop.</p> + +<p>J'attends Ellice à dîner demain. Je lui ménage une surprise; c'est de le +faire dîner avec M. Bellenden-Ker, qui est aussi un de vos amis et un de +vos grands admirateurs. Il dit que vous avez fait l'<i>impossible</i>; c'est, +étant étranger, d'imposer votre volonté, <i>pour leur bien</i>, aux Anglais. +Donnons-nous tous rendez-vous ici l'année prochaine pour guérir nos +rhumatismes et manger des <i>trilli di scoglio</i>. Ils ne sont nulle part +aussi bons qu'à Cannes. J'ai un domestique qui a un peu étudié la +cuisine et qui sait la sauce qu'il faut à ces intéressants animaux.</p> + +<p>Je suis en peine de ce qui va se passer pour la discussion de l'adresse. +Tous les jours, j'apprends des choses qui me renversent. Ce pays-ci a le +malheur d'être profondément religieux. Vous autres, qui avez le bonheur +de vivre près du vicaire de Jésus-Christ, vous savez ce que c'est. Nous +autres transalpins, nous nous le représentons comme Jésus-Christ +lui-même. Un tas d'imbéciles, dans notre Sénat, vont faire des phrases +en sa faveur; un tas d'autres imbéciles et cocus, vont voter pour lui à +l'instigation de leurs femmes. Quant à moi, qui ne suis point cocu, je +vais lui porter ma boule noire.</p> + +<p>Je ne suis pas trop mécontent--je parle au point de vue français--des +documents remis aux Chambres sur les affaires étrangères. Je ne sais pas +si les Russes et les Allemands seront bien charmés d'être imprimés tout +vifs avec leur mauvais français.</p> + +<p>Il me semble que, si les Piémontais ont le sens commun, ils mettront +leurs meilleures troupes et les plus sûres sur le Mincio et lieux +circonvoisins, pour empêcher les sottises de Garibaldi. Croyez que, si +l'on gagne un an, tout est sauvé. Dans un an, l'armée impériale, royale +et apostolique n'aura plus ni souliers ni culottes au derrière. Dans un +an, le gouvernement autrichien aura la guerre civile; dans un an, il +sera disposé à vendre la Vénétie à moitié prix.</p> + +<p>Vous savez peut-être assez de géographie pour ne pas ignorer que Cannes +est dans l'arrondissement de Grasse. Il y a à Grasse un prêtre fort +zélé, nommé le révérend ***. Il y a trois ans, il persuada aux héritiers +d'un libraire de lui remettre les livrés de leur père, et brûla les +mauvais en cérémonie sur la place de l'église. J'eus le désagrément +d'être brûlé en compagnie de Thiers et de Mignet. Je trouvai l'invention +bonne, et j'aurais voulu que le père *** eût des imitateurs; car cela +aurait engagé mon éditeur à réimprimer pour alimenter le feu. Thiers +disait que c'était un mauvais commencement, et que, des livres aux +auteurs, il n'y avait pas grande distance. Ce digne père *** a des +ennuis en ce moment: il a été surpris en wagon dans les bras d'une +femme. La femme a prétendu, par pudeur, qu'on la violait; un gendarme +voltairien, qui était à la portière a reçu sa plainte, et le père *** +est honoré de la couronne du martyre. Priez pour lui!</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. M. Ker me dit que M. Newton est nommé. Veuillez +le féliciter et en recevoir mes félicitations. Cela tient sans doute à +l'opinion que monseigneur de Canterbury a de ma piété.</p> + +<a name="l61" id="l61"></a> +<br><h3>LXI</h3> + +<p class="rig">Paris, 27 février 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis à Paris depuis cinq jours, furieux d'être venu; car le monde m'y +paraît beaucoup plus bête que je ne l'avais laissé.</p> + +<p>Vous me paraissez bien de votre pays avec les majorités que vous vous +promettez. Je crois qu'il y en aura encore une au Corps législatif, mais +au Sénat cela est fort douteux. Il paraît qu'il y a quarante-cinq +sénateurs qui ont signé un amendement tendant à ce que le gouvernement +s'engage à défendre à toujours le temporel du pape. Je ne regarde pas +comme absolument impossible que l'amendement soit adopté.</p> + +<p>Le plus probable, c'est pourtant une rédaction énigmatique, ne disant ni +oui ni non, comme le projet d'adresse de notre président, si justement +nommé Troplong. Je n'ai jamais rien lu de si plat, de si insignifiant et +de plus mal écrit. Cela eût été bon tout au plus dans le beau temps du +régime constitutionnel, où tout se faisait par compromis et <i>mezzo +termine</i>. Comme il s'agissait d'avoir une majorité formée de fractions +de partis, on s'étudiait à ne rien dire, de peur de diminuer cette +majorité en heurtant une des fractions. Aujourd'hui, l'empereur nous dit +de lui parler franchement et de lui faire connaître l'opinion du pays. +Sur quoi, on s'applique à composer la tartine la plus incolore, la plus +vide de sens qu'on puisse fabriquer. Il me semble que le Sénat montre +son inutilité et sa nullité de la façon la plus claire.</p> + +<p>Avez-vous lu la brochure de l'évêque d'Orléans? Elle est très violente +et très habile. Elle cherche à prouver, et n'y réussit pas trop mal, que +le Piémont n'a rien fait pour nous témoigner sa reconnaissance; que M. +de Cavour nous a joués par-dessous la jambe et qu'il n'a tenu jamais +compte de nos représentations. Tout cela est dit avec beaucoup de verve, +de méchanceté et de violence. Il passe en revue toutes les infractions +au droit des gens commises dans les Marches et dans le royaume de +Naples: les fusillades du général Pinelli, les proclamations de +Garibaldi, les bombes de Cialdini tirées pendant qu'on traitait de la +reddition de Gaëte, et surtout les martyrs catholiques de Castelfidardo.</p> + +<p>Tout cela fera, je crois, beaucoup de mal. Les salons ont fait ici au +roi de Naples une réputation d'héroïsme, et on s'exposerait à passer +pour un grossier personnage si on se hasardait à dire qu'il n'a pas fait +grand'chose, et qu'il a commencé un peu tard. Les dames de la société +souscrivent pour offrir à la reine un bouclier d'argent.</p> + +<p>Il paraît que ce malheureux roi a récolté ce que son respectable père +avait semé. Il n'avait voulu dans son armée que de la canaille, et il en +a porté la peine. L'amiral Lebarbier de Tinan racontait, l'autre jour, +que le roi avait réuni ses trois plus fidèles généraux et leur avait +fait part d'un projet de sortie pour le lendemain matin. Il fut convenu +qu'aucun ordre ne serait donné avant quatre heures du matin, afin +d'empêcher toute indiscrétion. Tout fut réglé entre quatre. Une heure +après, les Piémontais étaient instruits de tout et prenaient leurs +dispositions. Il paraît que ce sont les artilleurs napolitains eux-mêmes +qui ont mis le feu à leur poudrière, afin d'avoir plus tôt fini.</p> + +<p>Ce que vous me dites de l'Orient ne me surprend guère. Je crois que la +jalousie contre nous est telle en Angleterre, qu'on en perd la raison. +Que peut faire la France en Orient? Croit-on qu'elle cherche à fonder un +établissement en Syrie, lorsqu'il lui en a tant coûté pour en avoir un +en Algérie. Je me rappelle que, lorsque je parlai des massacres de Damas +à lord Palmerston, il me dit que les chrétiens avaient commencé. Et ce +brave homme, chez qui nous avons dîné et qui est si dévot, a bien dit au +Parlement que les Druses étaient très disposés à devenir protestants, et +que les jésuites avaient excité les Maronites à les tourmenter. Tous +ceux qui connaissent l'Orient ne doutent pas que, d'ici à peu de temps, +il n'y ait en Asie un nouveau massacre dans de bien plus grandes +proportions.</p> + +<p>Le défaut de ce pays-ci, c'est d'avoir des sentiments chevaleresques et +d'y céder par premier mouvement. Les massacres de Syrie ont causé tant +d'horreur, que le gouvernement a été obligé de céder devant le mouvement +de l'opinion publique et d'envoyer des troupes. Il se trouve maintenant +que les chrétiens de Syrie sont les plus lâches coquins du monde, qui se +sont laissé égorger par une poignée de bandits mal armés. Nous voilà +empêtrés à les protéger de la même manière que nous avons protégé le +pape.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. M. Ellice ne dînera pas parlementairement +demain, mais frugalement chez moi. Si vous étiez à Paris, nous boirions +quelque chose de soigné à cette occasion.</p> + +<a name="l62" id="l62"></a> +<br><h3>LXII</h3> + +<p class="rig">Paris, 28 février, 5 heures 1/2, 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher ami,</p> + +<p>Je vous écris du Sénat pendant la séance. Elle s'est ouverte par un +discours papiste de M. de la Rochejaquelein, très violent, très long, +passablement ennuyeux, injurieux pour le roi Victor-Emmanuel au point +que le président a été obligé de le tancer. Il m'a paru que tout le +monde était très fatigué, mais qu'en somme il y avait une sorte de +sympathie pour le pape et le roi de Naples.</p> + +<p>Après M. de la Rochejaquelein est venu M. Heeckeren, celui qui a tué +Pouchkine. C'est un homme athlétique, avec l'accent germanique, l'air +bourru mais fin, bonhomme très rusé. Je ne sais s'il avait fait son +discours, mais il l'a merveilleusement dit et avec une violence contenue +qui a fait impression. Le sens de son discours, en ce qui regarde +l'Italie, est que la France et l'empereur ont été constamment dupés par +le Piémont. M. de Cavour, le roi Victor-Emmanuel et Garibaldi sont trois +têtes dans un bonnet. Il n'est pas même certain que Mazzini ne soit ou +n'ait été un agent de ce triumvirat, où chacun avait sa tâche et son +rôle. Garibaldi faisant les coups de tête, Victor-Emmanuel les acceptant +pour les Italiens, et M. de Cavour les désavouant vis-à-vis de l'Europe. +Toutes les expressions amères contre Cavour et Victor-Emmanuel ont été +assez bien reçues. Il a fait valoir les contradictions entre le langage +du cabinet de Turin après et avant l'expédition de Garibaldi; les +promesses faites et même écrites, et fort peu tenues. On a cité une +lettre du roi à Garibaldi, où il lui dit que, s'il ne lui a pas envoyé +des canons, c'est que lui Garibaldi les avait jugés inutiles. Heeckeren +a été encore plus fort au sujet de la conquête de Naples, où, dit-il, +les Piémontais ont mis plus souvent la main à la poche qu'à l'épée. Il a +été fort applaudi. Encore plus, lorsqu'il a fait l'éloge de François II, +qui, dit-il, élevé par un prince, mauvais père et mauvais roi, par une +mère méchante, entouré de conseillers perfides, de généraux lâches et +traîtres, avait trouvé en lui-même des inspirations nobles et +généreuses. Il a dit que François était sorti de Naples comme un enfant, +et de Gaëte devenu roi, homme et soldat.</p> + +<p>Vous êtes d'une déplorable partialité, mon cher ami. Je suis pour +Victor-Emmanuel et contre les Bourbons; mais il ne faut pas dire que +François soit resté dans une casemate. Il a été au feu comme tout le +monde. Il n'y a pas là quelque chose de bien extraordinaire. Mais parce +que les légitimistes le représentent comme un Charles XII à Stralsund, +ce n'est pas une raison pour en faire un poltron.</p> + +<p>Pietri parle en ce moment pour la politique de l'empereur en Italie, +mais on ne peut l'entendre. J'excite M. Dupin à parler, mais il dit +qu'il voudrait qu'on évacuât Rome, et qu'il ne parlera pas. En somme, +cela se présente mal. Je crains qu'on n'ajoute à l'adresse une phrase +papiste, et de la discussion il résultera certainement une grande +aigreur entre le Piémont et nous, entre l'Angleterre et nous; car c'est +le thème favori de tous les orateurs que Cavour ne fait rien que par le +conseil de l'Angleterre.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; je vous tiendrai au courant de nos affaires +sénatoriales.</p> + +<a name="l63" id="l63"></a> +<br><h3>LXIII</h3> + +<p class="rig">Paris, du palais du Luxembourg,<br> 1er mars à cinq heures et demie, 1861.</p><br><br><br> + + +<p>Mon cher ami,</p> + +<p>Le prince Napoléon a parlé aujourd'hui et parle encore sur l'adresse +avec beaucoup de verve, de véhémence et d'esprit. Il casse les vitres +parfois, mais répond victorieusement à toutes les platitudes des +papalins et des légitimistes. Il a un grand succès, malgré la défiance +qu'il inspire, malgré la peur du diable qui tient une grande partie de +mes collègues. Lisez son discours dans <i>le Moniteur</i> de demain, il vous +fera grand plaisir. Voici sa thèse: alliance anglaise, principes de 89, +unité de l'Italie. Il a parlé de l'empereur avec respect et convenance, +même amitié; de Victor-Emmanuel, en gendre bien élevé et en ami de +l'Italie. Le mal, c'est qu'il a, selon son habitude de mettre les pieds +dans les plats, abominé les traités de 1815, et parlé de l'Autriche et +de la Russie avec des expressions qui peuvent lui rendre difficiles à +l'avenir ses rapports avec les diplomates.</p> + +<p>En somme, il a été très éloquent, très vigoureux et très hardi. Si la +moitié de ce qu'il a dit est autorisée par l'empereur, nous allons +quitter Rome, et la papauté est en déroute.</p> + +<p>Maintenant, quel sera le vote du Sénat? Si l'on votait à l'instant, je +crois que les papalins auraient le dessous; mais la discussion n'est pas +près de finir, et il y a ici de bien grands imbéciles.</p> + +<p>Savez-vous, sur Gaëte, l'anecdote suivante? M. de Kleist, ministre de +Saxe, a eu tellement peur dans sa casemate, qu'il n'a pu y tenir. Il est +parvenu à gagner le patron d'une barque pour l'emporter, mais, depuis +son embarquement pendant le siège, personne n'en a plus eu de nouvelles. +On croit qu'il a été coulé par quelque bombe maladroite. Tenez pour +certain ce que je vous ai dit des trahisons de Gaëte. S'il y avait eu +dans la place un gouverneur vigoureux et d'honnêtes gens pour officiers, +même avec des soldats napolitains, le siège aurait duré six mois.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; vous ne me donnez pas des nouvelles de votre +rhumatisme.</p> + +<p><i>P.-S.</i> La conclusion du prince est de donner au pape le Vatican et le +quartier du Trastevere, avec l'avantage d'être à deux pas du tombeau de +saint Pierre, et de laisser à Victor-Emmanuel le reste de Rome. Le mal, +c'est que cela nous gênerait pour nos recherches dans les archives.</p> + +<a name="l64" id="l64"></a> +<br><h3>LXIV</h3> + +<p class="rig">Paris, 6 mars 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je ne vous ai pas écrit ces jours passés parce que nous n'avons rien +fait d'important. Cependant les oreilles ont dû vous corner, car il a +été fort question de vous et du British Museum. J'ai fait un long speech +pour demander que les encouragements aux lettres fussent augmentés, et, +à cette occasion, j'ai dit ce qui se faisait chez vous. J'ai été écouté +avec assez de faveur, et j'avais espoir de réussir, lorsque ce double +vandale de Walewski, auquel ces augmentations auraient profité, s'est +levé pour dire qu'il les refusait. La surprise a été grande. La raison +probable de la sottise de Son Excellence a été que j'avais dit un mot à +l'éloge de son prédécesseur.</p> + +<p>Aujourd'hui, nous entamons le paragraphe X du projet d'adresse, +c'est-à-dire la question d'Italie. Il me semble que les papistes et les +anti-italiens auront sinon l'avantage, du moins une minorité très +imposante. On vient, il y a un quart d'heure, de se compter. On avait +demandé le changement d'une phrase. Il y avait dans le projet: «Les +souvenirs amis de Solferino nous font espérer que l'Italie en tiendra +compte (des représentations de la France en faveur du pape).» Au lieu de +<i>nous font espérer</i>, on a demandé qu'on mît: <i>font un devoir à +l'Italie</i>, et, après une petite discussion, cette dernière rédaction a +été adoptée. Tous les papistes ont voté, et aussi il est vrai un certain +nombre de niais, mais il me semble que c'est un bien mauvais signe.</p> + +<p><i>Trois heures et demie.</i>--Casabianca, secrétaire de la commission de +l'adresse, vient de parler pour repousser l'amendement. Il a dit que +nous continuerions à occuper Rome, mais Rome seulement. Il a ajouté que +l'amendement mettait le gouvernement de l'empereur en défiance et en +suspicion (Là-dessus, cris effroyables, longue interruption.), qu'il +gênait sa politique et l'embarrassait. La dernière partie du discours a +été pour faire une distinction entre Rome et sa banlieue, et <i>l'Ombrie</i> +et <i>les Marches</i>, où, suivant le rapporteur, il n'y a pas lieu +d'intervenir.</p> + +<p><i>Cinq heures et demie.</i>--Barthe, autrefois carbonaro, a parlé et parle +en faveur du temporel. Il parle avec habileté et a des traits. Toujours +la même tactique, consistant à montrer la mauvaise foi du Piémont dans +ses relations avec les souverains d'Italie et la Fiance. Il a cité une +dépêche piémontaise à l'occasion d'un faux bruit d'une invasion des +États du Saint-Siège. Selon Barthe, ce serait de l'Angleterre que +viendrait l'idée de l'unité de l'Italie, et probablement c'est à +l'instigation de lord Palmerston que Dante aurait publié quelques +méchants vers dans ce sens, et Machiavel un chapitre du <i>Prince</i>. Le +Sénat me paraît approuver tout cela, qui dans la forme est bien dit.</p> + +<p>Je ne pense pas qu'on vote aujourd'hui. Je ne vois pas bouger les +commissaires du gouvernement, qui devraient parler; car, hier, ils +annonçaient qu'ils repoussaient l'amendement. Il est impossible qu'ils +ne parlent pas.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; toutes les bêtises que nous ferons ne nuiront +qu'à nous. La grande question est de savoir ce que pense <i>notre ami de +Saint-Cloud</i>.</p> + +<p><i>P.-S.</i>--On crie aux voix d'une manière horriblement ennuyeuse pour nous +gens du bureau. Baroche se lève et va parler. Je ferme ma lettre, car la +poste va partir.</p> + +<a name="l65" id="l65"></a> +<br><h3>LXV</h3> + +<p class="rig">Paris, 8 mars 1861.</p><br><br> + + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Vous avez parfaitement deviné le pourquoi du vote de Walewski. Il est +impossible d'être plus bête. On m'avait écouté avec assez de faveur, +bien que je ne fusse nullement préparé à parler; s'il n'avait rien dit, +probablement notre amendement aurait passé; mais il m'a ôté les voix de +vingt-cinq imbéciles qui n'osent pas aller contre l'opinion d'un +ministre. Quand il a eu fini, il y a eu un éclat de rire homérique, pour +se moquer de lui et de moi, sur qui tombait une tuile si inattendue. +J'ai dit au président, à côté de qui j'étais en ma qualité de +secrétaire, que je voyais bien qu'il était impossible de faire boire un +ministre qui n'avait pas soif.</p> + +<p>Vous ne pouvez vous figurer la rage des catholiques. La société ici +n'est plus tenable. Hier, j'ai vu M. de Ségur d'Aguesseau, prêt à +escalader notre bureau et faisant mine de vouloir argumenter à coups de +poing avec le président. Savez-vous pourquoi M. Barthe, qui d'ordinaire +est assez lourd, a été meilleur que de coutume dans son discours en +faveur de l'amendement, c'est qu'il avait consulté une nymphe Égérie, et +cette nymphe n'est autre que notre ami Thiers. Ce soir, j'ai vu M. +Dumon, qui disait n'avoir jamais entendu d'argumentation plus serrée, de +discours plus éloquent que celui de M. Barthe.</p> + +<p>Au fond, je cherche encore la démonstration de deux points; après quoi, +je voterai pour le pape à perpétuité: d'abord comment la possession +d'un temporel médiocre rend meilleur le spirituel du pape? puis comment +vingt mille Français assurent son indépendance?</p> + +<p>Les Allemands, les Espagnols, les Italiens catholiques n'ont-ils pas le +droit de réclamer et de dire qu'il est notre prisonnier? Il est vrai +que, tout en étant gardé par nous, il trouve moyen de nous faire du mal; +cela prouve que nous ne sommes pas faits pour le métier de geôlier, et +que nous ferions bien de ne pas nous en mêler.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Ce matin, nous avons porté à Sa Majesté notre +longue et filandreuse adresse. Elle n'a pas paru l'amuser grandement. Ce +qu'on dit des opinions papistes de l'impératrice est tout à fait faux. +Je le sais de bonne source.</p> + +<p><i>P.-S.</i> Avez-vous vu l'échange de menaces entre Fergola et Cialdini? Je +n'aime pas cela. Il ne faut pas publier ces aménités qui sentent le +moyen âge.</p> + +<a name="l66" id="l66"></a> +<br><h3>LXVI</h3> + +<p class="rig">Paris, lundi 19 mars au soir 1861.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis allé jeudi à la réception des Tuileries. Sa Majesté a fait +compliment à M. Casabianca de son discours et lui a dit qu'il était +impossible d'exprimer en meilleurs termes des sentiments plus +français.--A Heeckeren, qui était auprès, il a dit: «Je regrette de ne +pouvoir vous en dire autant.»--A M. de Boissy: «Je vois, monsieur le +marquis, que la chanson dit vrai: on revient toujours à ses premiers +amours.»</p> + +<p>Voilà ses vengeances contre nos sénateurs papistes. M. de Persigny a été +plus vif. Il a interpellé M. Barthe et lui a reproché son discours en +termes assez véhéments et pas trop parlementaires. La veille, il avait +engagé Leverrier à aller faire de la politique dans ses étoiles.</p> + +<p>Il me semble que le résultat de cette interminable adresse, c'est de +montrer très évidemment à l'empereur où sont ses amis et où sont ses +ennemis. Il est évident que les légitimistes qu'il avait cru rallier, +les dévots qu'il avait trop encouragés, l'abandonnent par peur du diable +ou de leurs femmes; et les parlementaires de Louis-Philippe, opposition +et ministériels, font cause commune avec les légitimistes et les dévots. +L'opposition, dans tous les pays et surtout en France, prend le +contre-pied de tout ce que veut le gouvernement. Il s'ensuit que, +lorsque le gouvernement a raison, l'opposition se jette dans les folies, +tête baissée; c'est ce qu'elle fait en ce moment.</p> + +<p>Je ne sais quand l'adresse<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a> +<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a> sera votée; probablement pas avant la +semaine sainte. N'est-ce pas se montrer bien digne de la liberté, que +d'en faire un si bon usage, que deux mois se passent à parler, sans +s'occuper d'affaires!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" +name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12"> +(retour) </a> L'adresse du Corps législatif. +</blockquote> + +<p>Tout le monde, d'ailleurs, paraît d'accord sur un point. C'est que le +<i>statu quo</i> ne peut se prolonger. Les uns veulent une restauration +complète du saint-père, les autres l'évacuation de Rome. Je crois que +tous les efforts de la politique du gouvernement tendent à ce que cette +évacuation soit demandée par le pape lui-même. On dit, et je tiens le +fait d'assez bonne source, que, dans le sacré collège, on a trouvé +beaucoup d'appui. Nombre de cardinaux et Antonelli lui-même, voyant que +le gouvernement papal s'en va à tous les diables, que l'argent et le +crédit manquent à la fois, cherchent à tirer leur épingle du jeu, et +accepteraient volontiers une existence assurée, <i>otium cum dignitate</i>, +que leur offre M. de Cavour.</p> + +<p>La seule difficulté, c'est de persuader le pape, qui est inflexible et +entêté comme une mule. Il a la persuasion qu'il est prédestiné au +martyre, il s'y est résigné et il tient à aller en paradis par la route +la plus courte.</p> + +<p>On disait, mais je doute un peu, qu'un colonel français avait été +assassiné à Rome par des soldats pontificaux. Les légitimistes assurent +que l'on envoie à Rome une nouvelle division commandée par le général +Trochu. Je crois la chose absolument fausse; fût-elle vraie, je croirais +encore que l'évacuation aura lieu, avant le milieu de mai.</p> + +<p>Vous avez bien raison de redouter les affaires de Syrie. On y attache en +Angleterre une importance exagérée; mais l'insistance à demander la fin +de l'occupation, la méfiance qu'on nous montre, le refus de se rendre à +l'évidence sur la situation de la Turquie, tout cela ne resserre pas +l'alliance et la compromet. La politique anglaise à l'égard de l'Orient +est à mon avis très mauvaise; non seulement au point de vue de +l'humanité, mais encore au point de vue de la paix générale. Elle veut +ce qui est impossible, la conservation d'une situation désespérée. +L'accord complet de l'Angleterre et de la France sur la question +d'Orient pourrait seul amener un bon résultat; mais il faudrait trancher +dans le vif comme pour la question d'Italie, et lord John ne conviendra +jamais que le sultan soit à l'agonie.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. J'ai reçu le manuscrit de M. Ker. Portez-vous +bien et soignez-vous.</p> + +<a name="l67" id="l67"></a> +<br><h3>LXVII</h3> + +<p class="rig">Melle, samedi 30 mars 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>M. de Cavour est un habile homme assurément. Il conduit à merveille la +chambre nouvelle et vient d'escamoter une discussion très embarrassante.</p> + +<p>Ici, malheureusement, c'est le bon sens qui manque. Voyez: dans le Corps +législatif, il ne s'est trouvé que cinq personnes pour soutenir la seule +proposition raisonnable, qui était l'évacuation immédiate de Rome; +encore cette proposition, bien qu'émanant de l'opposition la plus +avancée, était-elle accompagnée d'un discours très modéré et même +bienveillant pour l'empereur, car Jules Favre est le seul qui ait +répondu carrément et noblement à l'insinuation très perfide de M. +Keller. La grande majorité de la Chambre, à quoi il faut ajouter la +minorité qui soutient le pape envers et contre tous, a été pour la +continuation de l'occupation de Rome.</p> + +<p>Je crois que, si l'on soumettait la question de Rome au suffrage +universel, elle serait décidée conformément aux conclusions de Favre, +mais je crains qu'il n'y ait pas une grande majorité. Si, au lieu du +suffrage universel, vous consultiez les gens comme il faut; les +gentlemen; <i>la gente de frac</i>, comme on dit en espagnol, l'immense +majorité serait de l'autre côté.</p> + +<p>On s'imagine qu'évacuer dans ce moment, c'est faire acte de soumission à +l'Angleterre; c'est céder à une exigence du Piémont, contre lequel on +est de mauvaise humeur. J'entends les bourgeois: les uns par un +sentiment de jalousie contre un parvenu; les autres parce qu'ils +trouvent l'ambition de Victor-Emmanuel trop audacieuse; ceux-là, parce +qu'ils trouvent odieux l'invasion des Marches et du royaume de Naples; +ceux-là enfin, parce que de grands politiques leur ont dit qu'un État +homogène de vingt-cinq millions d'hommes était un voisinage fâcheux. +Quelque bête que soit le pape, quelque mauvais vouloir qu'il montre +contre l'empereur, on se dit que c'est le chef de la catholicité, et que +l'abandonner en ce moment serait de la cruauté et de la faiblesse. +Savez-vous qu'il part encore maintenant, pour Rome, des volontaires +vendéens et poitevins, pour servir dans les zouaves du saint-père? +Croyez que sa cause est immensément protégée par toutes les femmes +vieilles et beaucoup par les jeunes.</p> + +<p>Je ne sais ce que fera l'empereur, mais le cas est des plus +embarrassants. Il ne s'agit de rien de moins que refaire +l'administration du catholicisme.</p> + +<p>Le pape, perdant la majeure partie, sinon le tout de ses États, il est +évident que le sacré collège doit être remanié, et que la proportion +d'Italiens en faisant partie doit être fort diminuée. D'un autre côté, +il faut pourvoir à nourrir la cour papale, à la loger, etc.</p> + +<p>J'ai été frappé que personne dans la discussion n'ait présenté cet +argument: «On dit que l'indépendance du pape est nécessaire; soit. Mais +comment vingt mille Français voltairiens peuvent-ils l'assurer? Qui +répond qu'il est indépendant aux Espagnols, aux Allemands, aux +Irlandais, etc.? S'il est <i>de facto</i> indépendant puisqu'il contrecarre +les Français, qui le protègent, cela prouve que ce sont des imbéciles; +mais, en d'autres temps, ils ont dépouillé un pape, l'ont pris, l'ont +emmené, l'ont tenu en chartre privée; qui nous dit qu'ils n'en feront +pas de même un de ces jours?»</p> + +<p>Je continue à parier que l'on évacuera, et sous peu, mais ce qui en +résultera pour ce gouvernement, je n'en sais rien; beaucoup de +difficultés dans un sens et dans l'autre.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; vous aurez de mes nouvelles bientôt.</p> + +<a name="l68" id="l68"></a> +<br><h3>LXVIII</h3> + +<p class="rig">Paris, 8 avril 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Un mot à la hâte, car je suis pressé: j'ai un travail pour le <i>maître</i>, +et il faut le lui remettre promptement.</p> + +<p>J'ai trouvé hier, chez M. Thiers, un Napolitain qui racontait que le +général Pinelli avait voulu engager le jeune roi à se montrer aux +soldats avant l'arrivée de Garibaldi, mais que Sa Majesté, plutôt que de +courir le risque d'une revue, avait donné l'ordre qu'on la saignât.</p> + +<p>On dit que Garibaldi est tout à fait dans la main de Mazzini. C'est à +mon avis ce qu'il y a de plus malheureux, mais j'espère que ce n'est pas +vrai.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Avant-hier, j'ai diné aux Tuileries. Nous +étions en très petit comité. Point de personnages officiels, sinon M. +Fould, à qui il m'a semblé qu'on faisait beaucoup de caresses. Sa +Majesté ne m'a pas parlé du pape, mais beaucoup de César. Je lui fais +un petit travail sur la religion des Romains, et j'insiste sur +l'avantage qu'ils avaient de se dire la messe à soi-même, au lieu de +payer un étranger pour cela.</p> + +<a name="l69" id="l69"></a> +<br><h3>LXIX</h3> + +<p class="rig">Paris, 14 avril 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Ici, je vois des gens fort inquiets de l'état de nos finances. Les gens +d'affaires demandent M. Fould à grands cris. Je crois qu'il a fait à son +maître des conditions un peu sévères, et qu'il se passera quelque temps +avant qu'il s'y soumette. On dit aussi que les grandes maisons grecques +d'Angleterre, de France et de Turquie sont en mauvais état et que la +banqueroute très imminente de l'empire ottoman entraînera la leur et +bien d'autres catastrophes. Il semble que les finances de l'Italie ne +sont pas non plus dans un bien bon état.</p> + +<p>Le pire, c'est que voilà Garibaldi redevenu fou et prêt à faire <i>delle +grosse</i>. Croyez-vous que Cavour et le Parlement soient en état de lui +résister? Bien des gens en doutent, et on annonce que la rupture sera +éclatante avec accompagnement d'émeutes. Qu'en pensez-vous?</p> + +<p>Je crois vous avoir dit que, pour les volumes parus de la +<i>Correspondance de Napoléon</i>, vous êtes toujours à attendre la signature +de M. Walewski. Ce grand ministre est comme la mule du pape: il a ses +heures.</p> + +<p>Avant-hier, le bruit s'était répandu que le pape était mort. Il paraît +certain qu'il n'est pas en très bonne santé. Croyez-vous qu'on en ferait +un autre s'il venait à manquer? Il me semble que ce serait une bien +belle occasion pour quitter Rome, afin d'empêcher l'Europe de dire que +le conclave a été violenté par le général de Goyon. Mais le pape vivra +l'âge de Mathusalem!</p> + +<p>L'affaire de Libri au Sénat commence à faire scandale. Les magistrats +paraissent inquiets et de mauvaise humeur. «Pourquoi ne purge-t-il pas +sa contumace?» c'est ce qu'ils me disent tous. Je tâche de gagner les +vieilles culottes de peau de l'Empire pour les faire voter pour nous. +Maintenant, ce qu'il y a de plus à craindre, c'est qu'on ne nous +lanterne et qu'on ne remette le rapport à la session prochaine. C'est le +procédé ordinaire de la magistrature. Madame Libri a fait la conquête de +Barthe, et je ne désespère pas que ce grand et éloquent champion du pape +ne vienne en aide à notre ami, qu'il croit peut-être aussi bon +catholique que lui.</p> + +<p>Nous avons le matin un ciel gris et froid, à midi quelques rayons de +soleil, le soir un ciel clair et horriblement froid. L'hiver de Cannes +vaut dix fois mieux; il faut absolument que vous y veniez avec nous au +mois de décembre.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et tenez-vous en joie, si cela +est possible dans ce temps de bêtises et d'iniquités.</p> + +<a name="l70" id="l70"></a> +<br><h3>LXX</h3> + +<p class="rig">Paris, 18 avril 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>J'avais été si occupé toutes les matinées, que je n'ai pu aller chez +Bréguet, ou plutôt y retourner avant aujourd'hui. Votre montre n'est +pas arrivée entre les mains de Bréguet. Son premier commis, qui s'est +rappelé parfaitement votre personne et votre montre, m'a dit que selon +toute apparence, le dérangement dont vous vous plaignez tenait à très +peu de chose, et qu'il serait facile d'y remédier. Mais vous me +paraissez un peu jeune d'avoir confié votre montre à de nouveaux mariés, +beaucoup plus occupés de faire l'amour que de remplir les commissions de +leurs amis.</p> + +<p>Je suis de votre avis sur la lettre du duc d'Aumale au prince Napoléon.</p> + +<p>On me parle d'une réponse imprimée très verte. En thèse générale, quand +on a une maison de verre, il ne faut pas jeter de pierres aux autres. Il +y a dans cette brochure des choses qu'un bon ami aurait déconseillées au +duc d'Aumale. Par exemple, il n'y a pas un habitant de Paris qui n'ait +ri en lisant que Louis-Philippe n'avait jamais conspiré. Plus loin, il +dit que c'est le roi qui avait organisé l'armée, qui a fait les +campagnes de Crimée et d'Italie. Nous avons tous vu l'armée de +Louis-Philippe en 1848 et son général Lamoricière. Ce que dit le duc +d'Aumale eût mieux été dans la bouche du comte de Chambord, et il me +semble qu'en parlant comme il le fait de Victor-Emmanuel et du pape, il +commet une lourde faute politique et se met à la suite de la branche +aînée, dont il devrait se tenir aussi loin que possible. Vous savez que +la brochure a été imprimée à Versailles. On l'a éditée le jour où le +ministère de l'intérieur déménageait. Personne dans les bureaux; en +sorte qu'on a eu un jour pour vendre; et on a distribué trois ou quatre +mille exemplaires.</p> + +<p>Vous faites très bien de ne rien craindre de Garibaldi; mais, si M. de +Cavour, comme il l'a dit, n'a pas favorisé l'expédition de Sicile, il se +peut qu'il ne favorise pas davantage celle contre la Vénétie et que +pourtant elle ait lieu, malgré le gouvernement, comme celle de Sicile; +et, selon toute apparence, avec un succès bien différent.</p> + +<p>Vous vous en prenez toujours à l'empereur de tout ce qui arrive et de +toutes les bêtises que font les Italiens. Il est évident que Naples +n'est nullement préparé pour un gouvernement comme celui qu'on veut lui +donner. Il n'y a ni fonctionnaires ni soldats; des voleurs partout, sur +les routes et dans toutes les administrations. Il n'est pas surprenant +qu'un pays ainsi préparé se trouve dans de très mauvaises conditions de +tranquillité. Ajoutez à cela plusieurs semaines du gouvernement de +Garibaldi, auquel succèdent des tâtonnements plus ou moins maladroits. +Ne vous étonnez donc pas que, après tout cela, le désordre règne partout +dans le royaume de Naples. En Sicile, où l'action du roi de Naples est +bien plus difficile, l'agitation est presque aussi grande.</p> + +<p>Vous ne devez pas ignorer que, depuis que le roi de Naples a voulu +s'arrêter à Rome, les petits égards qu'on avait eus pour lui à la cour +des Tuileries out cessé; que Goyon a été blâmé de lui avoir mené des +officiers; que les décorations qu'il a voulu donner ont été défendues, +etc. Une fois faite la folie de rester à Rome et d'y permettre au pape +de gouverner à sa guise, il était impossible d'en chasser le roi de +Naples.</p> + +<p>Les Polonais font tant de bêtises, qu'ils vont obliger la Russie, +l'Autriche et la Prusse, qui se haïssaient, à s'embrasser et à faire un +traité d'alliance contre les révolutions. Autant en font les Hongrois; +malgré vos espérances, j'ai bien peur que Garibaldi n'ajoute encore à +la mesure.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. On nous annonce de grandes catastrophes +commerciales. Les maisons grecques de Smyrne, Marseille, Liverpool sont +ruinées et vont tomber avec la banqueroute de l'empire ottoman. Je la +crois très prochaine, et j'ai bien peur des conséquences.</p> + +<a name="l71" id="l71"></a> +<br><h3>LXXI</h3> + +<p class="rig">Ville-d'Avray, 21 avril 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je vous écris à la campagne, chez mademoiselle Brohan, où je suis allé +déjeuner avec une princesse du sang impérial. Mais quelle princesse et +quel sang!</p> + +<p>Notre ami le prince Napoléon n'en a pas beaucoup dans les veines, comme +l'impératrice le lui reprochait. Il dit qu'il ne se battra pas contre le +duc d'Aumale.</p> + +<p>Je vous écris ce mot à la hâte, je vous en dirai plus long demain ou +après.</p> + +<a name="l72" id="l72"></a> +<br><h3>LXXII</h3> + +<p class="rig">Paris, 2 mai 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je ne crois pas plus que vous que le prince Napoléon manque de <i>pluck</i>; +mais, maintenant, vous ne le persuaderiez à personne, particulièrement +aux militaires, et, s'il avait l'occasion de revoir une bataille, il +serait obligé de se risquer comme un caporal pour désabuser les gens. +Son grand défaut est un manque absolu de tact. Il ne fait rien à propos +et manque les plus belles occasions. Il a toujours été merveilleusement +servi par la fortune, et il semble avoir pris à tâche de ne profiter +d'aucune de ses faveurs.</p> + +<p>Dans cette occasion-ci, il paraît que son premier mouvement a été bon. +Il avait demandé que l'on ne poursuivit pas la brochure. On a répondu +avec beaucoup de raison que cela n'était pas possible; mais il n'y a pas +eu la moindre délibération sur ce qu'il avait à faire à l'égard de +l'auteur. Seulement M. de Persigny, de son propre mouvement, est allé +lui faire un sermon et lui remontrer qu'il n'était pas politique de se +battre; plus tard, d'un <i>autre côté</i>, on lui a insinué qu'il lui serait +sinon politique, du moins très utile, de dégainer. Alors sa camarilla a +trouvé que le moment était passé; que, dans des affaires de ce genre, on +n'était pas reçu à délibérer, etc. Tout ce tas de conseils plus ou moins +intéressés a fini par l'ennuyer, et la seule chose à laquelle il ait +fait attention, c'est qu'il était trop tard pour prendre un parti, qu'en +conséquence il n'y avait rien à faire. Les militaires sont furieux, et, +en temps de guerre, cela pourrait être assez grave.</p> + +<p>J'ai causé l'autre soir très longuement avec Vimercati sur les affaires +de l'Italie méridionale. Il voit les choses en beau, dit qu'on exagère +beaucoup la situation de Naples, mais il ne cache pas qu'elle ne soit +grave.</p> + +<p>J'admire beaucoup M. de Cavour, mais je me demande s'il n'a pas tort de +retarder toujours le combat entre Garibaldi et lui. L'événement montrera +si oui ou si non. Je regarde ce combat comme absolument inévitable et +cette fois, que Garibaldi venait avec un projet insensé, c'était +peut-être le moment d'en finir avec lui.</p> + +<p>Il paraît parfaitement décidé que l'armée d'occupation de Syrie partira +à l'époque fixée, c'est-à-dire le 5 juin. Je crois que, très peu de +temps après, les Turcs nous donneront raison en recommençant les +pilleries et les massacres; mais j'espère que nous laisserons faire dans +l'intérieur, en nous bornant à protéger les chrétiens dans les ports. +Ces chrétiens d'Asie sont des drôles si lâches, qu'ils se laissent +battre par une poignée de coquins, lorsqu'ils pourraient se défendre +avec succès. L'affaire deviendra véritablement grave lorsque l'opinion +publique en Russie obligera le gouvernement à prendre parti pour les +chrétiens grecs.</p> + +<p>Vous ai-je conté l'histoire de Bixio et de son ours? Il était à rôder +dans les Pyrénées pour une affaire de chemin de fer, avec un ingénieur +de la compagnie. Dans un endroit très désert, il a entendu des cris +singuliers; il s'est approché, et finalement est entré dans un trou de +rochers d'où ces cris partaient; il y à trouvé deux oursons qu'il a +emportés. Il y avait cent à parier contre un qu'il trouverait la mère, +car c'était en plein jour, et je vous laisse à penser la réception +qu'elle lui aurait faite. Il y avait encore la chance d'être suivi à la +piste par la mère désolée et d'avoir une petite explication à coups de +griffes, mais Bixio a du bonheur.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Vous ne me parlez pas de votre santé, j'en +conclus qu'elle est meilleure.</p> + +<a name="l73" id="l73"></a> +<br><h3>LXXIII</h3> + +<p class="rig">Paris, 11 mai 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>On m'a parlé, en termes assez vagues, il est vrai, d'une mission à +Londres pendant l'exposition universelle. J'ai répondu que je serais +volontiers membre du jury de l'exposition universelle, que cependant il +faudrait que je susse d'abord en quelle qualité et pour combien de +temps. En second lieu, je me suis réservé d'examiner quel effet une +semblable mission aurait sur ma petite bourse. Qu'est-ce qu'il en +coûterait pour vivre un peu bien pendant trois mois dans le West-End, +dans la position que je dis?</p> + +<p>Il paraît que le prince Napoléon serait le président du jury français. +Je ne sais si c'est bien raisonnable, dans la position qu'il s'est faite +en ce pays-ci et probablement chez vous. Cela pourrait donner lieu à +d'assez drôles de choses. Ne parlez pas de ce que je vous dis, d'abord +parce qu'il n'y a rien de décidé et que je serais bien aise de conserver +ma liberté jusqu'au dernier moment. Dites-m'en votre avis <i>candide</i>, je +vous prie.</p> + +<p>Il y a à l'exposition un portrait du pape qu'on a placé précisément en +face de celui du prince Napoléon. C'est une grosse tête, plus +intelligente que je ne la supposais, avec des yeux rouge foncé, très +injectés, et qui peuvent faire espérer un <i>accidente</i>, comme dénouement +probable.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris au milieu d'une séance du Sénat. +Nous en aurons une intéressante, lundi, à propos d'une pétition sur les +chrétiens de Syrie. Mauvaise affaire et dont il est, je crois, +impossible de sortir heureusement.</p> + +<a name="l74" id="l74"></a> +<br><h3>LXXIV</h3> + +<p class="rig">Paris, dimanche 19 mai 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>On est assez intrigué d'un duel qui devait avoir lieu hier, et qui avait +été remis à ce matin entre le prince Napoléon et le prince Murat. Les +témoins étaient pour le second, Heeckeren, qui, depuis qu'il a tué +Pouchkine, est patenté pour ces sortes d'affaires, l'autre le maréchal +Magnan. La cause remontait au <i>speech</i> du prince Napoléon; cela s'était +aigri peu à peu, et il y a eu de grosses paroles, puis défi. Les témoins +avaient remis hier l'affaire à aujourd'hui. Quand on remet ainsi la +solution entre deux personnages aussi considérables, il est probable que +la remise est indéfinie. C'est encore une sotte chose et une suite de la +fatalité qui poursuit ce pauvre prince.</p> + +<p>Vous aurez vu que je suis nommé membre de la commission impériale, mais +je pense que je ne serai pas obligé de résider à Londres pendant toute +l'exposition. D'ailleurs, je serai probablement chargé des beaux-arts; +or, comme les Anglais ne donnent ni médailles, ni récompenses, je doute +que nos artistes soient nombreux. Je ne sais pas même s'il s'en +présentera qu'on puisse envoyer à Londres.</p> + +<p>M. Fould va en Angleterre mercredi avec lord Cowley pour quelques jours +seulement. Je pense que vous le rencontrerez. Il me paraît assez bien +avec Sa Majesté, à qui il tient toujours la dragée haute, avec beaucoup +de raison, je crois. Son successeur est vraiment bien sot et bien bête.</p> + +<p>Un de mes amis qui revient d'Italie m'a dit que dans une petite guerre +qui a eu lieu près de Vicence dernièrement, on avait fait manoeuvrer un +régiment autrichien devant un régiment de Trente. Quand on a exécuté les +feux, les Tyroliens ont mis des cailloux et des clous dans leurs fusils, +et il y a eu une trentaine d'Autrichiens tués ou estropiés.</p> + +<p>La diète de Hongrie, qui en est à se demander si le fou qui est à Prague +n'est pas l'empereur légitime, me paraît bien drôle. Mais tout est drôle +en ce monde depuis quelque temps. Il est évident que la question des +nationalités est à présent ce qu'était la réforme religieuse au XVIe +siècle, une grande et belle idée revêtue de formes assez niaises.</p> + +<p>Nous avons eu une séance du comité de l'exposition chez le prince, mais +ce n'était que pour faire connaissance les uns avec les autres. Rien n'a +été fait encore. Je voudrais bien que vous fussiez membre du jury +anglais, malgré les capitulations de conscience que cela vous coûterait.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Tenez-vous en joie et santé.</p> + +<a name="l75" id="l75"></a> +<br><h3>LXXV</h3> + +<p class="rig">Paris, dimanche 9 juin 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Un mot seulement. Je n'ai pas attendu votre lettre pour mettre dans le +discours que je lirai demain<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a> +<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a> une remarque sévère sur le passage du +rapport Bonjean qui vous regarde. Vous le lirez mardi. Je suis trop +fatigué et trop pressé pour vous en dire davantage.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" +name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13"> +(retour) </a> A propos de la pétition de madame Libri. +</blockquote> + +<p>Je vous écrirai en détail de Fontainebleau, où je vais mardi. Libri fait +des folies. La mort de Cavour est le plus grand événement et le plus +malheureux qui pût arriver. On ne parle pas d'autre chose.</p> + +<a name="l76" id="l76"></a> +<br><h3>LXXVI</h3> + +<p class="rig">Paris, 11 juin 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>M. Libri a fait toutes les bêtises imaginables. Il a bombardé de ses +lettres amis et ennemis et les a tous mis en fureur. Au lieu de savoir +gré à M. Delangle de ce qu'il avait essayé de faire, il a pris à tâche +de lui susciter une mauvaise affaire, de le compromettre avec M. Guizot, +avec la magistrature et le Sénat; et tout cela, pendant que j'avais bien +assez de la masse de haines accumulées contre lui. Je me suis trouvé, +grâce à ses absurdes pamphlets, à peu près seul dans le Sénat. On m'a +cependant écouté tranquillement et même avec une sorte d'intérêt. Les +jurisconsultes ne m'ont pas répondu, ce me semble.</p> + +<p>Le discours de M. de Royer a seulement scandalisé les gens honorables, +qui l'ont fait taire. M. Fould lui a fait des représentations très +énergiques et le président Troplong aussi; mais le petit magot avait la +joie d'un singe qui vient de casser une porcelaine. Cela m'a fait passer +une triste semaine.</p> + +<p>Enfin c'est fini, et je pars dans une heure pour Fontainebleau, où je +vais passer huit jours probablement à parler de César à Auguste, et je +vous assure que j'ai besoin de penser un peu aux anciens pour oublier +les modernes.</p> + +<p>La mort de M. de Cavour est un événement immense. Je ne connais pas son +successeur, mais aurait-il toutes les qualités et tous les talents de +son prédécesseur, il n'a plus son prestige et ne pourrait faire ce que +M. de Cavour faisait, c'est-à-dire tenir les mazziniens dans le devoir +et demeurer cependant à la tête de la révolution italienne.</p> + +<p>Maintenant que M. de Cavour est mort, l'Angleterre aura-t-elle la même +bienveillance pour la révolution italienne? Ne craindra-t-elle pas, là +comme ailleurs, l'influence française? S'il en était ainsi, je +craindrais que vous ne vissiez bientôt l'Autriche reprendre son +ascendant. Il est en outre fort à craindre que les garibaldiens ou +plutôt les mazziniens, délivrés du seul homme qui les dominait, ne se +mettent à faire des extravagances, et alors tout est à recommencer ou +plutôt tout est perdu.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Si vous m'écrivez, je resterai jusqu'à dimanche +prochain à Fontainebleau, peut-être même davantage, cela dépendra de ce +que fera <i>mon hôte</i>.</p> + +<a name="l77" id="l77"></a> +<br><h3>LXXVII</h3> + +<p class="rig">Fontainebleau, 24 juin 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis encore ici pour une semaine; après y être venu pour huit jours, +j'y serai resté près d'un mois. C'est l'usage de la maison.</p> + +<p>Je suis dans le lieu du monde où l'on parle le moins de politique, et je +ne sais rien de ce qui se passe. Je ne comprends guère les +entortillements du <i>Moniteur</i> au sujet de la reconnaissance <i>de fait</i> +du royaume d'Italie, combinée avec l'occupation indéfinie de Rome par +l'armée française, et je crois que cela ne signifie absolument rien.</p> + +<p>Je suis allé l'autre jour avec Sa Majesté voir les fouilles qu'on a fait +exécuter autour d'Alise, pour savoir si cette ville était l'<i>Alesia</i> de +César. Nous avons trouvé les fossés des lignes de contrevallation et de +circonvallation des Romains encore bien conservés. Le terrain est une +espèce de conglomérat de gravier lié par un ciment naturel, le tout très +dur; si bien que les fossés, bien que comblés aujourd'hui par les terres +éboulées, et par celles que les pluies y ont apportées, sont partout +reconnaissables à leurs talus dont les parements ont été bien conservés.</p> + +<p>Nous avons trouvé au fond d'un de ces fossés une belle épée romaine, et +une grande quantité de pointes de flèches ou de lances en bronze; enfin +le plus curieux, une douzaine de ces chausse-trapes que César appelle +des <i>stimuli</i> et qu'il avait jetés en avant de ses retranchements pour +piquer les pieds de nos ancêtres.</p> + +<p>J'ai reçu ici une lettre de M. Ellice, qui me paraît n'avoir rien perdu +de son entrain et qui me propose une tournée de jolies hôtesses et de +maisons de campagne. Je crains bien de ne pouvoir l'accompagner; en +outre, je n'aime pas trop à changer tous les jours d'hôtes et de +cuisine.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; répondez-moi un mot ici avant samedi prochain, +mais <i>candidement</i>.</p> + +<a name="l78" id="l78"></a> +<br><h3>LXXVIII</h3> + +<p class="rig">Paris, 2 juillet 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis, depuis hier, de retour à Paris, fort las de ce long séjour à la +cour. Je n'ai pas les qualités du courtisan, et, bien que les maîtres du +château que je quitte soient les plus bienveillants et aimables de tous +les souverains, c'est avec un vif plaisir que je me suis assis devant +mon modeste dîner.</p> + +<p>On me charge de commissions assez difficiles pour l'exposition +universelle. Croyez-vous que je trouve encore lord Granville à Londres? +car c'est avec lui surtout que j'aurai à discuter la chose.</p> + +<p>Je vous écris à la hâte, et je garde pour nos déjeuners prochains la +relation fidèle de la grande réception des ambassadeurs siamois. Ils +ressemblent fort à des orangs-outangs, mais ils ont des étoffes de +brocart merveilleuses.</p> + +<p>Connaissez-vous le comte Arese, qui vient ici comme ambassadeur du roi +d'Italie? On dit que M. de la Valette, aujourd'hui à Constantinople, +sera envoyé à Turin. C'est un homme d'esprit et dans les meilleures +dispositions pour l'Italie.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; à bientôt, j'espère. Je vous écrirai un mot +avant mon départ, pour vous dire le jour de mon arrivée.</p> + +<a name="l79" id="l79"></a> +<br><h3>LXXIX</h3> + +<p class="rig">Paris, 19 août 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je crois assez à l'efficacité d'une cure de raisin, et si, après Ems, +vous avez une ordonnance <i>ad hoc</i>, nous pourrions faire ensemble un tour +à Bordeaux où, tout en mangeant les raisins du pays, vous pourriez +prendre des informations au sujet de la liqueur qu'on en extrait. Nous +ferions, en même temps, une visite à la comtesse de Montijo, qui sera à +Biarritz; peut-être à Leurs Majestés, et incontestablement à M. Fould.</p> + +<p>Il n'y avait plus personne à Londres quand j'y ai repassé. J'ai trouvé +le Museum en place. Newton m'a montré l'Apollon debout. Je l'ai trouvé +très beau. Brandis, qui l'avait admiré couché, a dit qu'il n'avait +jamais rien vu de si laid. Newton en était un peu mortifié. Je lui ai +dit que c'était ce qu'on appelait en Allemagne du <i>Gemüth</i>, c'est-à-dire +du charlatanisme et de la blague scientifique.</p> + +<p>Voulez-vous, <i>tempore et occasione prælibatis</i>, vous charger d'une +négociation? Vous savez que nous avons, en 1862, une exposition des +beaux-arts universelle à Londres. Nous y envoyons seulement les ouvrages +d'artistes vivants, ou morts depuis moins de dix ans. Nous n'en avons +pas beaucoup sous la main. M. le duc d'Aumale a un fort beau tableau de +Paul Delaroche, <i>la Mort du duc de Guise</i>. Croyez-vous qu'il voulût +l'exposer? Il rendrait service à l'école française, à la mémoire de Paul +Delaroche, et ferait plaisir à tout le monde. Il déterminerait +probablement de riches amateurs à suivre son exemple. Le tableau serait +exposé avec le nom du propriétaire sur le livret. Régulièrement, il +devrait être envoyé à la commission impériale avant d'être envoyé à +l'exposition de Londres, mais nous le dispenserions de ce voyage. Il +suffirait qu'il fit écrire qu'il mettra le tableau à la disposition de +la commission française à Londres. On lui répondrait qu'on accepte avec +reconnaissance. Voyez si vous voulez et pouvez vous charger de cette +négociation. Je désirerais que vous ne fissiez pas mention officielle de +mon nom; mais vous pourriez cependant dire au prince que vous avez pour +garant que l'offre serait acceptée.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je suis fort occupé et tracassé par cette +exposition; je suis repris par mes étouffements.</p> + +<a name="l80" id="l80"></a> +<br><h3>LXXX</h3> + +<p class="rig">Paris, 30 août 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Le journal nous donne aujourd'hui une bonne circulaire de Ricasoli sur +les affaires de Naples. Le mal, c'est que ce n'est pas par des moyens +constitutionnels qu'on peut faire cesser cet état de choses. Il n'y a eu +dans le royaume de Naples qu'un temps d'ordre parfait; c'est quand le +général Manhès faisait fusiller tous les gens de mauvaise mine qui +n'avaient pas fait leur barbe; mais je ne sais pas trop comment on +prendrait aujourd'hui ces mesures énergiques.</p> + +<p>Alexandre Dumas, qui est un grand blagueur, conte des choses curieuses +de l'état de Naples. Il dit qu'il y a une association de voleurs établie +sur des bases larges, qu'on appelle <i>la Camorra</i>, et dont tous les +affiliés s'aident entre eux contre la société des honnêtes gens. Un +article du règlement est que, lorsqu'un étranger prisonnier refuse de +payer sa bienvenue aux camorristes, et se bat avec eux à coups de +couteau, s'il est vainqueur, la société Camorra lui fait une pension. +Cela rappelle les beaux temps de la Grèce.</p> + +<p>Il n'y a personne ici, en sorte qu'on ne fait même pas de nouvelles. +Cependant, par quelques mots échappés à un des infortunés ministres qui +sont de garde ici, je ne serais pas surpris que la question de +l'évacuation de Rome mûrit rapidement. Pourvu que cela n'amène pas une +attaque contre la Vénétie, ce serait au mieux.</p> + +<p>Je n'ai pas encore de projets bien arrêtés. Il faut que j'aille, dans le +courant de septembre, voir M. Fould à Tarbes, et madame de Montijo à +Biarritz. J'ai, ici, en train, un petit travail pour <i>le maître</i>, que je +voudrais lui porter, afin de faire d'une pierre deux coups; mais je +n'avance pas comme je voudrais et j'en ai encore pour quelques jours. +D'un autre côté, je n'ai pas de nouvelles de madame de Montijo. Je la +crois à Biarritz ou en route pour y aller, et la durée de son séjour en +France aura une influence capitale sur mes projets pour le mois +prochain.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments. Miss Lagden et +mistress Ewers se rappellent à votre souvenir.</p> + +<a name="l81" id="l81"></a> +<br><h3>LXXXI</h3> + +<p class="rig">Paris, 3 septembre 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je crois que la nomination de la Valette, combinée avec celle de +Benedetti, est un acheminement à la consommation que vous désirez. Ces +deux bons catholiques sont, je crois, très propres à persuader à notre +saint-père que son royaume n'est plus de ce monde. Peut-être aura-t-il +de la peine à le croire; mais il faudra qu'il s'y résigne, et qu'il +fasse beau c.., comme disait le général Beurnonville à un prince du Rhin +qu'on voulait médiatiser.</p> + +<p>J'ai eu des nouvelles de Constantinople, où l'on se moque beaucoup des +histoires qu'on a faites de la chasteté du sultan, et de son goût pour +l'eau pure. L'un est aussi vrai que l'autre; mais son grand goût pour le +moment, c'est pour les poules. Il vient de commander un poulailler de +cinq cent mille francs pour élever ses volailles. Voilà comme il entend +l'économie! Croyez que nous aurons, d'ici à peu de temps, des choses +sérieuses en Orient, qui donneront un cruel démenti à lord Palmerston, +lequel veut absolument que l'empire turc se tienne debout tant qu'il +vivra. Je crois la Porte beaucoup plus près de sa fin que mylord.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Dites-moi ce que vous devenez. Je ne suis pas +surpris que les eaux d'Ems ne vous aient pas immédiatement soulagé. +Vous savez qu'on n'en ressent les effets que quelques semaines après.</p> + +<a name="l82" id="l82"></a> +<br><h3>LXXXII</h3> + +<p class="rig">Paris, 8 septembre 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je viens de recevoir un télégramme de Biarritz. On me dit que, quand j'y +viendrai, il y aura une chambre pour moi. Cela me jette dans un certain +embarras. J'ai répondu que j'étais aux ordres de Leurs Majestés; que, +lorsqu'on m'écrirait de venir, je viendrais; que cependant je préférais +attendre quelques jours encore, afin d'avoir fini la tartine destinée au +<i>maître de la maison</i>.</p> + +<p>On nous dit tantôt blanc tantôt noir des affaires de Naples. Les agents +du saint-père ici ont honte, à ce qu'il paraît, des défenseurs de +l'autel et du trône qu'ils ont dans les Calabres: car ils démentent +énergiquement toute participation aux mouvements de Chiavone et +consorts. Comment expliquez-vous le discours de l'archevêque hongrois? +De temps en temps, j'espère qu'un schisme va se déclarer. Faites donc +une église ambroisienne et procurez-moi une place de chanoine quelque +part où il y ait des religieuses.</p> + +<p>Je crains que le tableau dont je vous avais prié de parler au duc +d'Aumale ne soit plus ancien qu'il ne faut; cependant, je ne doute pas +qu'il ne fût accepté s'il était offert. Lorsque vous le rencontrerez, +vous pourriez lui parler de l'exposition en général, du petit nombre de +bonnes choses qu'on peut y mettre, et, si vous le voyiez disposé à +prêter ce qu'il a, vous lui diriez que la commission accepterait avec +reconnaissance, que tout se traiterait comme il voudrait. Vous pouvez +encore ajouter que M. Duchatel a promis de prêter <i>la Source</i> de M. +Ingres.</p> + +<p>Un de mes amis, venant de Vienne, me dit que les affaires y sont graves. +On a mauvaise opinion de l'avenir et presque pire du présent. On dit +l'empereur très borné, très entêté, et absolument dans les mains de sa +mère, laquelle est dans celles des jésuites. Les Hongrois sont +absolument hors d'état de rien faire; mais ils ne payent pas et ils +parviennent, en se ruinant, à ruiner leur ennemi. Il y a un système +d'incendies organisé: on met le feu aux fermes et aux maisons de +quiconque paye l'impôt sans avoir de garnisaires. L'archevêque a demandé +qu'on lui en envoyât.</p> + +<p>Adieu, mon cher ami. Que faites-vous? Je ne partirai pas sans vous +écrire où je vais.</p> + +<a name="l83" id="l83"></a> +<br><h3>LXXXIII</h3> + +<p class="rig">Biarritz, 15 septembre 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>J'ai reçu, mardi dernier, une dépêche télégraphique conçue en ces +termes: «Venez sans culottes!» Je suis parti le soir même, et, depuis +mercredi, je suis l'hôte de Leurs Majestés. C'est une petite villa très +jolie, un peu trop près peut-être de la mer, qui se permet de faire trop +de tapage pour mon goût particulier. Il n'y a que très peu de monde, et +j'y suis le seul étranger à la maison. Depuis mon arrivée, on m'a tenu +tellement en courses ou en travail (vous savez quel travail), que je +n'ai pas encore pu vous donner de mes nouvelles.</p> + +<p>Hier, nous avons fait une assez longue excursion qui n'a pas trop bien +réussi, car nous sommes revenus tous trempés comme des soupes. Nous +sommes allés voir une terre très grande que l'empereur a donnée à M. +Walewski dans les Landes. Ce sera très beau, dit-on, quand ce sera +arrangé. Présentement, il y a tout à faire, jusqu'à de la terre à +trouver, car il n'y a encore que des marais.</p> + +<p>L'autre jour, on a fait prendre au prince impérial son premier bain de +mer, et très maladroitement, suivant moi, on l'a jeté dans l'eau la tête +la première, en sorte qu'il a eu grand'peur. On lui en a fait des +reproches, et on lui a demandé pourquoi, lui qui ne sourcillait pas +devant un canon chargé, il avait peur de la mer. Il a répondu sans être +soufflé: «C'est que je commande au canon, et que je ne commande pas à la +mer.» Cela m'a paru assez philosophique pour un prince qui n'a pas +encore six ans.</p> + +<p>Biarritz est plein de monde de tous les pays. Il y a force dames de tout +rang et de toute vertu, toutes avec les toilettes les plus +extraordinaires qu'on puisse imaginer. La plage ressemble à un bal de +carnaval.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; je vous souhaite santé et prospérité.</p> + +<a name="l84" id="l84"></a> +<br><h3>LXXXIV</h3> + +<p class="rig">Biarritz, 28 septembre 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>La Valette, me dit-on, n'est pas encore parti. La conversation qu'il +aura avec Sa Majesté avant de se mettre en route serait curieuse à +écouter, et je voudrais être une petite souris pour les entendre.</p> + +<p>Je vous ai dit plus d'une fois que je croyais l'empereur aussi attaché +au pape que vous et moi. La différence entre nous, c'est qu'il a charge +d'âmes. Il s'agit pour lui de se convaincre de la disposition réelle de +la France et de l'Europe. Je crois que le sentiment catholique s'est +affaibli en France depuis la bataille de Castelfidardo. Cependant croyez +qu'il est toujours très fort; nous ne pouvons nous débarrasser comme les +Anglais des chimères chevaleresques en présence des intérêts. Les +Anglais tolèrent les insolences des Yankees en considération du coton. +On ne pourrait obtenir cela des Français. Un vieillard sans puissance +et quinteux, fait pitié. Il serait plus facile de lui faire la guerre +s'il était souverain d'un grand pays. Pensez, en outre, à l'influence +énorme des curés et des femmes, qui sont toutes papistes. Voyez combien +il est nécessaire de ménager la chèvre et le chou, et prenez patience, +si on ne se décide pas aussi vite que vous le désirez.</p> + +<p>Adieu. Comment vont vos genoux et vos poignets?</p> + +<a name="l85" id="l85"></a> +<br><h3>LXXXV</h3> + +<p class="rig">Paris, 14 octobre 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis arrivé hier à Paris avec M. Fould. Voici votre lettre. Les +conditions du duc sont parfaitement justes. Vous vous souvenez que je +vous avais dit que son nom serait sur le livret. Quant au soleil et au +vernis, bien que le premier de ces deux articles soit peu à craindre en +Angleterre, notre surveillant y mettra bon ordre. Mais je ne sais de +quel tableau le duc veut parler. Il ne dit que le nom de l'auteur, et +point le sujet. Vous connaissez la condition pour l'exposition, artistes +vivants ou morts depuis moins de dix ans, Paul Delaroche est mort en +1857 ou 1856.</p> + +<p>On est ici dans un état de crise qui, dans un autre pays, n'aurait rien +d'effrayant, mais qui, avec des imaginations niaises comme on en a ici, +pourrait devenir très grave. <i>Mon hôte de Biarritz</i> en est un peu alarmé +et commence à voir avec inquiétude que le tas de niais qu'il a autour de +lui a laissé faire bien des bêtises. D'ailleurs, entre <i>l'hôte et +l'hôtesse</i>, particulièrement en ce qui touche au spirituel, il y a +toujours de graves dissidences qui compliquent la situation.</p> + +<p>On commence à demander assez hautement qu'on en finisse avec la question +de Rome. Un bruit s'est répandu qui, je crois, n'est qu'une invention +pour autoriser à attendre sans rien faire: c'est que notre saint-père +allait bientôt mourir. Naturellement, on dit que l'on peut ajourner +toute solution jusqu'à son successeur; très bonne occasion pour ne rien +faire du tout.</p> + +<p>Bref, il y a ici de grandes inquiétudes: mauvaise récolte en blés, +guerre d'Amérique, traité de commerce avec l'Angleterre et la Belgique +qui met en souffrance un certain nombre d'industries. Tout cela ne +présage guère un bon hiver. M. Fould va, je crois, recevoir des +propositions, l'opinion publique le désignant pour prendre en main la +poêle. Il a ses conditions, auxquelles il fera bien de se tenir.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. M. Fould a beaucoup regretté que vous ne soyez +pas venu. Il vous aurait fait manger des ortolans sublimes. Je ne trouve +pas de mot pour exprimer ce qu'est un ortolan gras et frais. Cela vaut +mieux que toutes les hanches possibles, fussent-elles revêtues de +crinoline.</p> + +<a name="l86" id="l86"></a> +<br><h3>LXXXVI</h3> + +<p class="rig">Paris, 23 octobre 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Voulez-vous une histoire assez bonne du séjour du roi de Prusse à +Compiègne, où il n'est pas question du roi de Prusse?</p> + +<p>On était allé au château de Pierrefonds, château gothique comme vous +savez. Madame *** était dans un groupe de dix ou douze personnes parmi +lesquelles le maréchal X... Elle demanda ce que c'était qu'un grand +lézard sculpté qui sortait du toit. On lui répondit que c'était une, +gargouille. «Qu'est-ce qu'une gargouille?--C'est un conduit pour rejeter +les eaux du toit.--Comment! tant de sculptures pour un conduit? Mais ce +conduit-là doit coûter bien cher?--J'en sais de plus chers», dit à haute +et intelligible voix le maréchal X... Je tiens le fait de deux témoins +sûrs.</p> + +<p>Politiquement, cela veut dire que la dame ne vaut plus grand'chose +auprès de qui vous savez, et j'en avais déjà fait la remarque. Je ne +pense pas pourtant, comme tout le monde le croit ici, que notre ami +Fould rentre au ministère. On a peur de lui; on lui garde une dent, je +ne sais pourquoi. En attendant, les gens de finances se lamentent, et +font des prédictions sinistres.</p> + +<p>Vous aurez vu la circulaire relative à la société de Saint-Vincent de +Paul. Je crois qu'on aurait dû la faire il y a longtemps. Le moment +peut-être n'est pas très bien choisi; mais, après tout, il y avait un +danger réel à cette association cléricale, qui avait déjà pris une +extension immense. Le Midi en est empesté.</p> + +<p>Je viens de voir Sobolewski revenant d'Italie. Il trouve que les +fonctionnaires piémontais ne sont pas très adroits et que l'unification +n'est pas trop avancée. Il n'a vu que le Nord. A ma grande surprise, il +dit que c'est à Florence que les changements lui avaient paru avoir le +plus de succès. L'ordre étant odieux aux gens des Marches, ils se +plaignent des gendarmes et des préfets, qui ont toujours les lois et les +décrets à la bouche, tandis que, sous le gouvernement du saint-père, +quand on avait un <i>fratone</i> dans sa manche, on faisait à peu près ce +qu'on voulait.</p> + +<p>Je crois que le pape a eu l'art de persuader ici qu'il va mourir, en +sorte qu'à toutes les propositions raisonnables, on répond: «Attendons.» +Puis, autre bêtise: on se persuade que, lui mort, on ferait nommer un +monseigneur Marini dont on attend monts et merveilles! Tout cela est +fort triste.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; soignez-vous, ne buvez ni ne mangez, que comme +je fais quand je ne dîne pas chez vous; vous vous porterez bien.</p> + +<a name="l87" id="l87"></a> +<br><h3>LXXXVII</h3> + +<p class="rig">Paris, 17 novembre 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>J'ai longuement causé, l'autre jour, avec M. de la Valette, qui va +partir pour Rome la semaine prochaine. Je crois que vous auriez été +satisfait. Le chevalier Nigra, avec qui j'ai dîné avant-hier au +Palais-Royal, me paraît très content du choix de l'ambassadeur. Il me +semble avoir toutes les qualités désirables pour traiter avec des +ecclésiastiques. Une orthodoxie égale à la vôtre, et des dispositions à +donner aux cardinaux toute la confiance que leur habit inspire à un bon +catholique comme vous et moi. Malheureusement, je ne vois ni dans les +Chambres ni dans le public la résolution qu'il faudrait pour lui rendre +sa tâche facile.</p> + +<p>Le prince m'a beaucoup demandé de vos nouvelles. Il y avait à dîner M. +Nigra; Ratazzi, qui ne dit pas grand'chose et qui n'a pas trop l'air +d'en penser beaucoup plus; le prince de San-Cataldo et sa femme, qui +est, je crois, Polonaise. Je m'étonnais, pendant tout le dîner, de lui +trouver l'air si peu sicilien.</p> + +<p>J'ai dîné hier chez le duc Pasquier, qui a quatre-vingt-quinze ou +quatre-vingt-seize ans. Il nous a raconté toute l'histoire du mariage de +Napoléon Ier, d'une manière charmante; c'était à écrire sous sa dictée +d'un bout à l'autre du récit, qui a duré plus de vingt minutes. Si les +vieillards ne devenaient ni sourds ni aveugles, ce serait vraiment assez +agréable de vieillir.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Faites-moi le plaisir de dire à M. Newton qu'il +y a, dans le vestibule de la villa Albani, à Rome, un Apollon exactement +semblable à celui que j'ai vu dans les marbres de Cyrène. Même +dimension, même attitude, même draperie; seulement il est plus mutilé. +Il y en a un plâtre au palais de l'Industrie. Cela prouve que ces deux +marbres, le vôtre et celui de Rome, sont des copies d'un original fameux +qui est à trouver.</p> + +<a name="l88" id="l88"></a> +<br><h3>LXXXVIII</h3> + +<p class="rig">Paris, 4 novembre 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Le chevalier Nigra va demain à Compiègne passer huit jours, à ce qu'on +me dit; M. Fould aussi. Il est très possible qu'il en revienne avec un +portefeuille. Je le désire, non pour lui, mais pour nos finances, qui en +ont besoin.</p> + +<p>Je ne crois pas du tout à la guerre, si les Italiens ne font pas de +sottises. L'Autriche n'a pas de quoi acheter des souliers à ses soldats, +et nous n'en avons guère davantage.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi, écrivez-moi avant que j'aille à Compiègne.</p> + +<a name="l89" id="l89"></a> +<br><h3>LXXXIX</h3> + +<p class="rig">Compiègne, 16 novembre 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis ici depuis huit jours et j'ai assisté à la petite comédie +ministérielle qui s'est jouée. Elle s'est terminée comme vous avez vu. +Notre ami est entré par une très bonne porte. Je l'aurais désirée plus +large pour lui, mais il ne se peut rien de plus honorable que la lettre +de l'empereur. Il a été également très bien traité par l'impératrice, et +les préventions qu'il a pu craindre autrefois paraissent tout à fait +dissipées à présent. Cependant il est évident qu'il entre dans un +cabinet où il a des ennemis très acharnés, sinon très dangereux, et je +prévois sous peu des batailles à livrer. X. paraît un peu écorné. Ce +qu'il dit ici de bêtises aux uns et aux autres n'est pas croyable. C'est +la médiocrité ou plutôt la nullité personnifiée, accompagnée d'une +vanité puérile à laquelle il faut des <i>fiocchi</i> continuels.</p> + +<p>La mort du roi de Portugal est venue rompre toutes nos fêtes. Celle de +l'impératrice, entre autres, est renvoyée au 22, lorsque le deuil sera +dans sa seconde phase. Les bouquets ont été contremandés. Cependant M. +Nigra m'en a envoyé un énorme que j'ai fait remettre à Sa Majesté sans +lui dire de quelle part. Mais on a reconnu le masque, car il avait eu +soin d'y mettre une profusion de rubans aux couleurs italiennes.</p> + +<p>Nous avions ici quatre highlanders sans la moindre culotte: le duc +d'Athole, lord Murray, lord Dunmore et lord Tullybardine. Hier, ils ont +dansé des <i>reels</i> avec leurs <i>pipers</i>. Ils sont fort bons diables, et +ont l'air de s'amuser. Ce n'est pas le cas pour tout le monde.</p> + +<p>Si vous aviez entendu, il y a deux jours, l'empereur parler des affaires +d'Italie, vous auriez été assez content. Nigra, qui a passé les huit +premiers jours du mois à Compiègne, m'a paru très reconnaissant de +l'accueil qui lui a été fait. Cela ne veut pas dire qu'on quitte Rome; +mais je crois que la question fait des progrès.</p> + +<p>On descend pour déjeuner. Je n'ai que le temps de vous dire adieu.</p> + +<a name="l90" id="l90"></a> +<br><h3>XC</h3> + +<p class="rig">Paris, 8 décembre 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Depuis mon retour de Compiègne, je suis, de deux heures jusqu'à six, en +commission pour le sénatus-consulte de M. Fould. Il m'avait prié +d'intriguer pour en être et j'ai bravement voté pour moi dans mon +bureau. J'ai failli avoir l'unanimité, ce qui aurait été fâcheux pour ma +modestie. Nous sommes là à faire de l'éloquence, à fendre des cheveux en +quatre, à chercher midi à quatorze heures, et, en attendant, le temps +passe et nous n'avançons pas. Je crains que nous n'en ayons encore pour +une douzaine de jours.</p> + +<p>Pendant que nous nous exterminons pour la chose publique, il fait à +Cannes, à ce qu'on m'écrit, le plus beau temps du monde. Cousin est +établi à deux pas de chez moi. Il y a grande et nombreuse compagnie; +tous les jours arrivent des gens qu'on met à la porte faute de logement.</p> + +<p>J'ai dîné hier avec Bixio, qui demandait de vos nouvelles. Il venait de +recevoir une lettre de son fils, qui venait d'assister à sa première +affaire, et qui l'avait prise avec le plaisir que l'on trouve aux balles +dans sa famille. Il dit que c'est comme le premier baiser d'une femme. +Ils ont tué une douzaine de bourboniens et en ont fusillé autant; ce qui +est moins drôle que de les tuer en combattant. Il prétend que Borges a +été fusillé il y a longtemps, mais qu'on en a un autre pour le +remplacer. Les chefs qui courent les montagnes de la Basilicate +paraissent des gens très énergiques et intelligents; mais leurs soldats +sont d'atroces canailles. Voilà le résumé du jeune Bixio.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; dites-moi ce que vous devenez et si nous +partirons ensemble.</p> + +<a name="l91" id="l91"></a> +<br><h3>XCI</h3> + +<p class="rig">Cannes, 31 décembre 1861.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Si M. Fould remet nos finances en bon ordre, il est probable que, +pendant quelque temps, nous serons dans la plus belle position politique +où la France ait été. Malheureusement tout dépend de la vie et de la +santé d'un seul homme. J'attends beaucoup de l'excellente mesure qu'il a +prise et que <i>notre ami</i> a provoquée. Il s'est très sagement lié les +mains, se sentant entouré de gens disposés à lui tendre les leurs en +toute occasion. M. Fould a notablement augmenté le nombre de ses +ennemis, mais il n'en a cure. Je le crois très solide pour le présent, +parce qu'il est nécessaire. Plus tard, cela deviendra grave. Vous avez +dû être content de son discours au Sénat. C'est du langage vraiment +parlementaire et d'un homme d'affaires. On est très peu habitué à ce +style dans notre Luxembourg, où, à tout propos, on répète Magenta et +Solferino.</p> + +<p>On prétend que l'adresse sera l'occasion d'un débat très vif. Le prince +Napoléon fera un autre discours. Je compte me priver de tout cela, et ne +revenir à Paris qu'après les grands froids passés.</p> + +<p>Adieu, mon cher ami; je vous souhaite santé et prospérité pour 1862 et +la fin du siècle.</p> + +<a name="l92" id="l92"></a> +<br><h3>XCII</h3> + +<p class="rig">Cannes, 3 février 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je ne sais quel sera le projet d'adresse du Sénat. D'après la +composition de la commission, il n'est pas facile de le deviner. Il n'y +a pas de papistes déclarés; seulement des gens qui voudraient ménager la +chèvre et le chou. La publication de la correspondance de M. de la +Valette avec M. Thouvenel et le cardinal Antonelli est, ce me semble, un +assez bon symptôme. Il est évident qu'on a voulu donner une preuve +matérielle de l'entêtement de la cour romaine. Je vois un autre symptôme +dans la mention faite, dans le rapport de M. Fould et dans d'autres +documents, de la dépense que coûte l'entretien d'un corps d'armée à +Rome. Je ne doute pas que l'intention de l'empereur ne soit de le +retirer le plus tôt qu'il pourra.</p> + +<p>Maintenant le point le plus difficile, c'est la situation de Rome. Dès +que nous serons sortis, il est fort à croire qu'on voudra pendre +Antonelli. Si vous gardiez du loup un mouton obstiné, vous ne seriez +peut-être pas entièrement à l'abri de tout reproche, le jour où, après +avoir bien admonesté ledit mouton, lui avoir représenté ce qu'il avait à +faire pour être tranquille et n'avoir rien à craindre, vous vous en +iriez avec l'assurance qu'il sera croqué par sa faute. Ou, si la +comparaison du mouton ne vous semble pas assez respectueuse quand il +s'agit de la sainte Église romaine, prenez un fou qui a la monomanie du +suicide. C'est le cas de ces messieurs. L'empereur craint la +responsabilité du médecin quand son malade s'est jeté par la fenêtre.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Vous paraissiez croire, il y a quelque temps, à +une aggression de l'Autriche. Je ne la crois pas possible dans la +situation politique et financière où elle se trouve. Les blagues de +Benedek ne prouvent rien. Il faut de l'argent pour mettre une armée en +mouvement; seulement, il est à croire que les Autrichiens ne seraient +peut-être pas fâchés d'être attaqués. Si le Parlement italien conserve +du calme, il ôtera cette espérance au cabinet de Vienne. La guerre la +plus sûre que vous puissiez faire à l'Autriche, c'est de la laisser se +consumer en préparatifs inutiles et ruineux.</p> + + + +[Note du transcripteur: L'original ne contient pas de lettre nº XCIII. +L'index à la fin du volume a été corrigé en conséquence. Il ne s'agit +pas d'une absence de donnée, mais d'une erreur de numérotation.] + +<a name="l93" id="l93"></a> +<br><h3>XCIII</h3> + +<p class="rig">Cannes, 10 mars 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je reviens d'une excursion dans nos montagnes<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a> +<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>. A deux mille pieds +au-dessus du niveau de la mer, nous avions chaud et les orangers ont +des fruits mangeables. Il y croît des asperges sauvages dont nous nous +régalions et qui me rappelaient l'Italie. Les aimez-vous? on les adore +ou on les déteste.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" +name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14"> +(retour) </a> A Saint-Césaire, chez le docteur Maure. +</blockquote> + +<p>Notre discussion de l'adresse a dû vous intéresser. Bien que nos gens +soient des vieillards très goutteux, très écloppés pour la plupart, ils +ont montré une ardeur toute juvénile à crier et à faire tapage. Nous +autres gens sensés et philosophes, nous ne pouvons pas nous figurer ce +que deviennent de vieux généraux en pouvoir de femmes. La peur du diable +les prend, et, par suite, l'amour de notre saint-père le pape, dont le +diable est le gendarme ou le premier ministre, si vous voulez.</p> + +<p>On m'écrit que c'est encore bien pis dans les salons de Paris. On vous +appelle un homme sans moeurs si vous doutez que le pape ne soit un saint +martyr et M. de Goyon un tison d'enfer crucifiant le vicaire de +Jésus-Christ. Par contre, il ne paraît pas que le reste du public se +montre très enclin, à cette mode de dévotion. On m'a écrit que les +étudiants font du tapage, que les ouvriers disent de mauvais propos aux +prêtres, enfin qu'il y a une agitation assez mauvaise des deux côtés.</p> + +<p>La discussion de l'adresse dans le Sénat me semble au fond assez bonne. +M. Billault a usé du dernier argument, qui, à parler franchement, est le +seul bon, au point de vue français. C'est lorsqu'il a dit qu'après avoir +occupé Rome, nous serions mal reçus à vouloir empêcher un autre de +l'occuper. Or, cet autre, ce sont les Autrichiens, que le pape appelle +de tous ses voeux. Nous ne sommes pas en position d'entamer une guerre +qui pourrait devenir générale. Cependant, à la manière dont il a parlé +de l'obstination de la cour de Rome, il y a lieu d'espérer que le +gouvernement français comprend la nécessité d'en finir.</p> + +<p>Ici, on est, ce me semble, assez effrayé du changement du ministère +italien. Je ne parle que par l'impression que me donnent les journaux et +le peu de lettres que je reçois. On ne croyait pas que M. Ricasoli fût +bien disposé pour la France, on le regardait même comme décidément +hostile à l'empereur; mais, en même temps, il avait la réputation d'être +très franchement contraire au parti du mouvement qui est le plus +dangereux et pour vous et pour nous. J'ai rencontré plusieurs fois M. +Ratazzi à Paris. Il ne paye pas de mine; il a l'air timide et +embarrassé; cela tient peut-être à ce qu'il ne parle pas le français +très facilement. Il a fait, d'ailleurs, un bon discours dans un dîner +qu'on lui a donné ici.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; miss Lagden et mistress Ewers me chargent pour +vous de mille amitiés et compliments.</p> + +<a name="l94" id="l94"></a> +<br><h3>XCIV</h3> + +<p class="rig">Cannes, 22 mars 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Votre lettre, qui a dû se croiser avec la mienne, et qui m'a été +adressée à Paris, je ne sais par qui, portait cette suscription: à +<i>Kenné-Vard</i>. Cependant, elle est arrivée à Cannes (Alpes-Maritimes). Ce +qui fait grand honneur à l'administration des postes.</p> + +<p>M. Fould m'a fait nommer membre du jury international pour les faïences +et porcelaines. Il en résulte que je serai à Londres le 1er mai, sinon +plus tôt. Je n'ai pas besoin de vous dire que je m'arrangerais +merveilleusement de votre hospitalité, qui m'est déjà si connue; mais je +ne sais pas encore bien de quelle façon je dois être à Londres et pour +combien de temps. Non pas que je craigne que vous n'abusiez de votre +position pour me faire voter en faveur de votre fabricant de pots de +chambre; mais, d'une part, si la chose durait longtemps, je ne voudrais +pas vous embarrasser; de l'autre, je ne sais pas s'il n'y a pas un hôtel +pour les infortunés dans ma position. Enfin nous verrons. Quand je serai +à Paris, j'en saurai plus long et je vous dirai tous mes projets.</p> + +<p>Je quitte Cannes mardi prochain, désolé de laisser des champs couverts +de violettes et d'anémones pour les boues de Paris.</p> + +<p>Je suis sans nouvelles ici. Il me semble qu'il y a de l'agitation à +Paris, ce à quoi la discussion de l'adresse n'a pas peu contribué. On +nous a rendu des institutions parlementaires ce qu'il y a de plus +inutile, sinon de plus nuisible. Cependant cela peut avoir un bon effet, +celui de prouver à l'Europe que la parole est assez libre dans nos +assemblées politiques.</p> + +<p>Il me semble qu'il résulte de la discussion du paragraphe relatif aux +affaires de Rome, que tout le monde s'accorde à décerner au gouvernement +du saint-père un brevet d'incapacité et de sottise. C'est quelque chose +mais pas encore assez. Je compte beaucoup, pour terminer la question, +sur l'emploi du vinaigre, dont nos prêtres font un si grand usage.</p> + +<p>Mais qu'arriverait-il si, au lieu de dépenser quinze ou vingt millions +par an à tenir garnison à Rome, on en dépensait cinq ou six à acheter +les consciences du sacré collège? Je me suis toujours laissé dire que la +simonie était pratiquée à Rome sur une grande échelle. Le duc de Modène, +votre légitime souverain, obtenait ce qu'il voulait avec une douzaine de +<i>zampetti</i>.</p> + +<p>Cousin a quitté Cannes hier. Il est guéri de son mal de gorge, mais le +sang qui le tourmente s'est jeté dans ses jambes. Il a des varices qui +l'inquiètent, et il va à Montpellier pour se faire faire des caleçons en +gutta-percha. Je l'ai trouvé très raisonnable, mais les lettres de ses +amis les burgraves, qu'il me montrait de temps en temps, ne le sont +guère. Ce sont des fous qui ne pensent qu'à détruire, sans examiner si +l'édifice ne leur tomberait pas sur la tête.</p> + +<p>M. Fould dans une de ses dernières lettres me demandait de vos +nouvelles; sa conversion de la rente a eu plein succès, mais il a contre +lui une masse d'ennemis dont les plus dangereux ne sont pas les +déclarés. Cependant il me paraît avoir bon courage, et bonne disposition +de mordre qui le mordra.</p> + +<p>Adieu, mon Cher Panizzi; mille amitiés à nos amis. Jeudi ou vendredi +prochain, je serai à Paris, et vous aurez bientôt communication de mes +plans.</p> + +<a name="l95" id="l95"></a> +<br><h3>XCV</h3> + +<p class="rig">Paris, 31 mars 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Il y a certainement beaucoup d'agitation sourde à Paris et ailleurs; +mais les choses sont loin d'en être au point où Duvergier de Hauranne et +autres grands politiques les voient. On souffre de la crise monétaire, +de la crise alimentaire, de la crise religieuse. Les orléanistes et les +légitimistes se donnent beaucoup de mouvement pour faire tomber la +voûte sur leurs têtes. Bien qu'ils soient experts en cette manoeuvre, +elle me paraît encore solide; mais il est certain que ni les ministres +ni les Chambres ne plaisent au public. On aspire vers quelque chose qui +ne soit ni le passé ni le présent.</p> + +<p>Le prestige de l'empereur n'a pas diminué dans les masses; et les +classes qui se disent intelligentes aboutiront, je crois, avec tous +leurs efforts, à donner à son gouvernement une tendance plus +démocratique. Je ne suis pas de ceux qui s'en réjouiront, mais je ne +vois pas trop comment il pourrait en être autrement. La passion est si +aveugle, que les parlementaires et les aristocrates, qui pourraient +empêcher la balance de pencher d'un côté, la précipitent au contraire. +Malgré le goût furieux qu'on a pour l'argent aujourd'hui, il y a une +foule de gens qui, au risque de compromettre leur fortune, mettent des +bâtons dans les roues de M. Fould.</p> + +<p>La grande nouvelle est le retour de la Valette. Il paraît qu'il est venu +dire ici qu'il était impossible de vivre à Rome avec Goyon, et qu'il +fallait en retirer ou lui, la Valette, ou bien l'autre. Ce soir, on +disait que le maréchal Niel allait remplacer l'un et l'autre et être à +la fois ambassadeur et commandant du corps d'armée. Ce serait une +singularité qu'un ambassadeur avec une armée; mais, enfin, cela vaudrait +mieux que ce qui existe et ce qui a trop duré.</p> + +<p>Un officier français qui revient d'Italie me dit que la fusion des +volontaires avec l'armée régulière est très malheureuse et qu'il en +résultera un affaiblissement notable pour l'armée italienne. Nos armées +républicaines d'autrefois ne se sont pas trop mal trouvées de semblables +mesures; mais, ici, ce qui me paraît grave, c'est la force que cela va +donner au parti progressiste, aux impatients qui peuvent tout perdre. Ce +temps-ci devrait pourtant conseiller la patience.</p> + +<p>L'Allemagne, avec ses princes imbéciles, se détraque davantage de jour +en jour. Le roi de Prusse me paraît avoir des velléités d'imiter Charles +X, et il pourrait bien avoir le même sort. Il se trouve dans une +singulière position, pouvant se mettre à la tête d'une révolution où il +a tout à gagner, ou bien d'une contre-révolution où il a tout à perdre.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je pense que je dois être à Londres pour le 1er +mai. Je crains que vous n'ayez de moi plus que vous n'en voudrez.</p> + +<a name="l96" id="l96"></a> +<br><h3>XCVI</h3> + +<p class="rig">Paris, 9 avril 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>On est toujours ici dans la sotte situation dont je vous ai parlé il y a +quelques jours. Tout le monde voit le mal et fait des prédictions +sinistres; on dit à Sa Majesté où le bât blesse, et il ne paraît pas +près de prendre une résolution.</p> + +<p>En attendant, l'anarchie fait des progrès. Les prêtres imaginent tous +les jours quelque sottise nouvelle. L'archevêque de Toulouse veut +célébrer par une grande fête l'anniversaire d'une conspiration huguenote +à Toulouse, et a annoncé une fête solennelle en commémoration d'un petit +massacre qui eut lieu en 1562. Il y a de quoi exciter une émeute à +Toulouse, où il y a des rouges et des blancs, également mauvaises +têtes.</p> + +<p>J'ai dîné hier avec trois ministres, tous les trois désolés et +désespérant de se faire écouter. Un d'eux, et c'est le plus éloquent de +la bande, m'a pris à part pour me prier de parler au maître et de lui +dire l'état des choses. «Comment voulez-vous qu'on m'écoute, lui ai-je +dit, moi, qui n'ai pas qualité pour être écouté?--C'est précisément à +cause de cela, m'a-t-il répondu, que peut-être on vous écoutera.»</p> + +<p>Les papistes du ministère, et il y en a plusieurs que bien vous +connaissez, lui montrent la révolution déchaînée et lui disent qu'il n'y +a de salut que dans les bras des prêtres et des blancs. On prête ce mot +à une grande dame, mais je n'y crois pas: «Je n'aime ni les blancs ni +les rouges, mais plutôt les blancs que les rouges!» Si cela continue, +elle verra ce que peuvent les blancs et ce qu'ils feront pour la +défendre.</p> + +<p>On disait hier au soir que M. de la Valette allait retourner à Rome et +que Goyon serait rappelé. Ce serait une bonne chose, mais il y a déjà +longtemps qu'on nous promet cela, et toujours nous attendons. J'ai des +nouvelles d'Italie de source que je crois très bonne. On me dit qu'à +Naples l'immense majorité est pour l'unité italienne, que les bandes +sont très peu nombreuses, très peu dangereuses, et que le personnel ne +se compose que de voleurs. En Sicile, le désordre est plus grave; on +pille et on vole partout avec impunité. Impossible d'avoir des recrues +pour l'armée.</p> + +<p>Au sujet de la tournée triomphale de Garibaldi, on prétend que les +journaux ont fort exagéré l'effet qu'il a produit. On est allé le voir +et l'entendre comme on va à un opéra nouveau. Personne n'attache grande +importance à ce qu'il dit ni à ce qu'il fait. C'est une bête curieuse. +Le mal, à mon avis, c'est qu'il y a tant de bêtes prêtes à suivre celle +qui va brouter sur le bord d'un précipice!</p> + +<p>Pensez aux commissions que vous aurez à me donner. Selon mon usage, je +viendrai sans habits et je puis vous apporter ce que vous désirerez; +j'espère, d'ailleurs, que vous n'avez pas besoin d'un piano a queue.</p> + +<p>On joue un mélodrame<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a> +<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a> samedi prochain et l'on s'attend à un tapage +horrible; car, maintenant, c'est au spectacle qu'on fait de +l'opposition.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; quand vous vous ennuyez où vous êtes, +réfléchissez que vous êtes dans le seul pays ou on peut être sûr de son +lendemain.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" +name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15"> +(retour) </a> <i>Les Volontaires de 1814</i>, par Victor Séjour, + dont la première représentation n'eut lieu au théâtre de la + Porte-Saint-Martin que le mardi, 22 avril 1862. +</blockquote> + +<a name="l97" id="l97"></a> +<br><h3>XCVII</h3> + +<p class="rig">Paris, 18 avril 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Que vous dirai-je de la politique? L'anarchie est toujours en nos +conseils. On a cru un instant qu'on allait changer quelques ministres, +puis rien ne s'est fait. Il est évident pourtant que les choses ne +peuvent pas demeurer longtemps <i>in statu quo</i>, et il faudra bien que la +balance penche d'un côté ou de l'autre.</p> + +<p>Lord Palmerston n'a pas fait avancer la question de l'évacuation par son +discours de l'autre jour. Était-ce de sa part étourderie naturelle à un +jeune ministre comme lui; mauvais vouloir pour nous, ou désir de +popularité? je n'en sais rien; mais je regarde son discours comme un +embarras de plus dans une affaire où il y en a déjà tant.</p> + +<p>Il paraît que Ratazzi offre maintenant de garantir au pape la possession +des États qu'il conserve à présent, et qu'il prendrait l'engagement de +les faire respecter. Mais comment empêcher les Italiens de Rome de +mettre à la porte le saint-père s'il n'y a plus qu'eux pour le garder? +Le voyage de Garibaldi, et surtout ce qu'il a dit au sujet de Mazzini, a +fait ici un très mauvais effet. C'est un personnage dans le genre de la +Fayette, que ses bonnes qualités, mêlées à la faiblesse de son +caractère, rendaient très dangereux. On me dit que ces ovations qu'il +reçoit partout ne prouvent pas qu'il ait une grande influence; qu'on +honore en lui son dévouement et son désintéressement sans adopter sa +politique. Cela est possible; mais, ici, on s'effraye facilement de tout +ce qui ressemble à de l'agitation révolutionnaire, et, par peur du +rouge, on en est venu à proscrire le rose.</p> + +<p>On ne sait rien encore sur ce qui se fera pour l'ambassade de Rome. La +Valette paraît bien décidé à n'y pas retourner s'il doit y retrouver +Goyon. Les paris sont ouverts pour l'un et pour l'autre. Ce qui me +paraît le plus probable, c'est qu'on enverra à Rome quelque général qui +réunira les fonctions diplomatiques et le commandement militaire. Encore +une cote mal taillée!</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. J'espère que votre rhume vous aura quitté.</p> + +<a name="l98" id="l98"></a> +<br><h3>XCVIII</h3> + +<p class="rig">Paris, 23 avril 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>On nous parle beaucoup de la confusion qui règne dans la commission +anglaise de l'exposition. Il n'y en a pas moins dans notre commission +française, si bien que je ne sais pas encore quel est mon destin. Les +uns me disent que je suis président d'une classe, les autres, simple +membre. Je me soucie autant de l'un que de l'autre, pour l'honneur et le +profit; la grande question, c'est de savoir quand je dois être à +Londres. De toute façon, j'y serai très prochainement; mais je vous +préviendrai toujours deux jours d'avance.</p> + +<p>Ce que je vous disais de l'offre faite par le gouvernement italien, je +l'ai entendu dire hautement à Vimercati chez le prince Napoléon, et il +le donnait comme la pensée du comte de Cavour. Il n'y a qu'un +inconvénient à cette combinaison, c'est la difficulté de l'exécution. +Comment empêcher les descendants de Rémus, <i>magnanimi Remi nepotes</i>, de +<i>sbudellare</i> Autonelli?</p> + +<p>Je persiste à trouver que le discours de lord Palmerston est peu +politique, supposé que son désir soit que nous évacuions, avec les +dispositions de jalousie qui existent dans les deux pays; il n'y a pas +de pire moyen d'obtenir quelque chose que d'avoir l'air de l'exiger. +Assurément l'empereur et les gens qui raisonnent savent les obligations +des entraînements d'un ministre devant une Chambre; mais le gros public +n'y comprend rien, et l'amour-propre national, s'en mêlant, crée un +embarras de plus.</p> + +<p>J'en aurai long à vous conter sur les nôtres, quand je serai au British +Museum. Le pire, c'est qu'il faudrait, pour en sortir, un peu d'énergie, +et, malheureusement, je crains qu'elle ne fasse défaut.</p> + +<p>Adieu mon cher Panizzi; vous savez que Viollet-Leduc est chargé des +réparations du château de Pierrefonds et d'autres travaux pour +l'empereur. Cela posé, je vous demanderai pourquoi un architecte est +nécessaire pour le mariage de notre amie la charmante veuve, qui va +épouser le duc de R...? <i>Réponse:</i> parce qu'elle aura besoin de +Viollet-Leduc (ou de violer le duc). Il passe, en effet, parmi les +jeunes gens de son âge, pour être médiocre entre deux draps.</p> + +[Note du transcripteur: Il y a deux lettres nº XCIX.] + +<a name="l99" id="l99"></a> +<br><h3>XCIX</h3> + +<p class="rig">Paris, 26 avril 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>La reine de Hollande est ici, et il faut que je lui fasse ma cour. Je +suis invité aux Tuileries et à l'ambassade d'Angleterre. Enfin ma +vieille cuisinière est malade et j'ai des tracas par-dessus les +oreilles. D'ailleurs, il paraît que rien n'est prêt à Londres et que le +jury ne se réunira pas avant le 7 de mai.</p> + +<p>La Valette part lundi pour Rome. Il paraît certain que Goyon s'en +revient. La Valette semble satisfait et dit qu'enfin il a une mission.</p> + +<p>Je vous écris à la hâte. Je dors sur tous les draps possibles. Je ne +demande qu'une chose, c'est que vous ne me fassiez ni boire ni manger. +Je n'ai plus ni tête ni estomac.</p> + +<a name="l100" id="l100"></a> +<br><h3>C</h3> + +<p class="rig">Paris, 2 juillet 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Si j'avais la moindre étincelle de poésie, c'est en vers que je vous +écrirais, pour vous décrire l'affreuse mer que j'ai traversée hier sur +<i>the Queen Victoria</i>, laquelle secoue son homme mieux que n'a jamais pu +faire l'impératrice Messaline. J'ai souffert le martyre, et, pendant que +je remplissais une cuvette placée entre mes mains, la mer entrait par le +collet de mon habit et me mouillait le derrière, s'il est permis de +s'exprimer ainsi. J'ai trouvé mon dîner prêt, mais j'avais et j'ai +encore l'estomac trop brouillé pour manger. Il me semblait même que mon +lit dansait sur la vague.</p> + +<p>Je vous écris du Sénat, en attendant qu'on nous renvoie dans nos foyers, +car c'est notre dernière séance. Je trouve tout le monde assez préoccupé +du Mexique, de la récolte qui inspire des inquiétudes et des élections +qui auront lieu cette année. On est assez sévère, ce me semble, pour +l'impératrice, à qui on attribue l'expédition du Mexique.</p> + +<p>De Rome, je n'ai rien appris. Le pape, qui donnait des espérances de +passer dans une meilleure vie, paraît tout à fait remis et plus entêté +que jamais.</p> + +<p>L'empereur va partir pour l'Auvergne, où il pourra, chemin faisant, +tâter un peu le pouls aux populations.</p> + +<p>Le pauvre Landresse, le bibliothécaire de l'Institut que vous +connaissiez, a été enterré avant-hier. Il est impossible d'être absent +deux mois sans perdre quelqu'un de ses amis. Le chancelier Pasquier est +toujours bien malade; on dit qu'il ne passera pas la semaine. Il a un +catarrhe et quatre-vingt-dix-sept ans.</p> + +<p>J'ai voyagé avec Walewski, avec lequel j'ai joué un duo de cuvette; avec +le comte Branicki, qui n'a fait que manger pendant la traversée. C'est +un coeur et un estomac cosaque, qui digérerait du lion et du chameau.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie, et faites-vous le moins de +mauvais sang possible au sujet des hommes et des choses.</p> + +<a name="l101" id="l101"></a> +<br><h3>CI</h3> + +<p class="rig">Paris, 11 juillet 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je donne demain à dîner à Saint-Germain, au docteur Maure, à Cousin et +Mignet, à miss Lagden et mistress Ewers. Nous boirons à votre santé. +Précisément le prince Napoléon s'est avisé de m'inviter ce jour-là. Je +suis allé faire mes excuses à son chambellan, qui m'a promis d'arranger +l'affaire.</p> + +<p>Le duché de Morny ne me paraît pas faire un très bon effet. Ce pays-ci +est trop démocratique pour ces façons-là. Je croyais que Morny était +trop peu poétique pour faire cas d'un titre tout sec.</p> + +<p>L'empereur est admirablement reçu dans son petit voyage. Il a parlé bien +à l'archevêque de Bourges.</p> + +<p>Il y a quelques jours, la princesse Mathilde avait eu l'imprudence +d'aller à la messe à Saint-Gratien, où elle a une maison de campagne. Le +curé s'est avisé de faire une prière improvisée, pour que le bon Dieu +ouvrît les yeux des grands de la terre, et leur inspirât de ne plus +persécuter le vicaire de Jésus-Christ. La princesse s'est levée +furieuse, et est sortie de l'église sur-le-champ. Le bon, c'est que +toute l'assistance l'a suivie et le curé est resté tout seul avec son +bedeau.</p> + +<p>Adieu; portez-vous bien et accoutumez-vous à supporter sans émotion la +vue de vos beaux arbres et de votre parc.</p> + +<a name="l102" id="l102"></a> +<br><h3>CII</h3> + +<p class="rig">Paris, 18 juillet 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis en grand ennui et tracas. Ma pauvre cuisinière est morte hier +chez moi.</p> + +<p>Je ne crois pas du tout à la paralysie dont vous me parlez, mais à +quelque raison secrète et capitale que vous pouvez avoir pour ne pas +vous arrêter à Paris. Vous ferez, au reste, comme bon vous l'entendrez. +Vous n'êtes nullement de tempérament à avoir cette maladie que vous +dites. Seulement, ainsi que je vous en ai averti bien des fois, vous ne +faites pas assez d'exercice et vous vivez trop bien. Il vous sera bon de +marcher un peu dans les montagnes, et, lorsque vous vous serez bien +fatigué, je vous permettrai de manger des ortolans, s'il y en a. Il +m'est absolument indifférent d'aller à Bagnères par Bordeaux ou par +Lyon. La seule chose que je vous demanderai, sera un congé de huit jours +pour une expédition mystérieuse, s'il y a lieu de l'entreprendre. Quand +elle pourra se faire, je ne le sais pas encore.</p> + +<p>Un de mes amis de Cannes est à Paris en ce moment. Il revient d'Italie. +Il a vu l'entrée de Victor-Emmanuel à Naples et dit qu'il n'a jamais vu +enthousiasme pareil. Cela a produit un très grand effet à Rome, où l'on +avait prédit tout le contraire. Les propos de Garibaldi en Sicile sont +bien fâcheux. Cependant, les journaux, ici, les prennent plus doucement +que je ne m'y serais attendu.</p> + +<p>L'affaire du Mexique préoccupe toujours beaucoup. On se plaint fort de +la faiblesse de caractère du général et surtout de la coquinerie de nos +alliés, les Mexicains de Marquez. Ce sont eux qui ont pillé un de nos +convois. Dans ce pays, tout le monde est voleur, et il n'y a que +quelques grands hommes qui sont assassins. Notre petite armée est en +assez bonne santé sur le plateau; mais la garnison de la Vera-Cruz +souffre horriblement de la fièvre jaune.</p> + +<p>Adieu, mon cher ami. A bientôt, j'espère. N'enviez pas le dîner que nous +avons fait avec le docteur Maure et le professeur Cousin. Ce jour-là, il +pleuvait des hallebardes. Prenant en considération les poitrines de +Cousin et de miss Lagden, j'ai envoyé une circulaire pour changer le +lieu du rendez-vous, et je les ai ajournés chez Véry au Palais-Royal. Or +il s'est trouvé, ce que j'ignorais, que Véry est retiré des affaires. A +sa place est un autre restaurant. Je m'y suis établi avec mes deux dames +et j'ai commandé le dîner. Heureusement, il y avait une fenêtre sur la +galerie, par laquelle j'ai fait le guet. Mes convives cherchaient Véry +et ne le trouvaient pas. Je suis parvenu cependant à les ramener un à +un, à l'exception de Barthélemy-Saint-Hilaire, qui n'avait pas reçu ma +lettre et qui s'en était allé bravement à Saint-Germain. Nous avons fait +un très mauvais dîner, mais assez gai pourtant.</p> + +<a name="l103" id="l103"></a> +<br><h3>CIII</h3> + +<p class="rig">Paris, 20 juillet 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je reçois ce matin votre lettre d'hier. C'est un des avantages de +l'irréligion d'avoir des lettres le dimanche.</p> + +<p>Je voudrais bien vous laisser en route pour quelques jours, mais je ne +sais encore rien de ce que je ferai; je ne sais pas même si je ferai +cette mystérieuse expédition dont je vous ai parlé. Vous ne m'avez pas +dit si vous voulez vous arrêter en route. Nous avons Tours, Poitiers, +Angoulême et Bordeaux. Pour les amateurs de monuments, toutes ces +villes-là ont leur mérite, Poitiers surtout.</p> + +<p>Le prince Napoléon est enchanté d'avoir un garçon. La princesse est très +bien. Elle a l'air d'être prête à recommencer.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je suppose que Londres commence fort à se +dépeupler et qu'il n'y a plus d'autre dame aux pieds de qui vous +puissiez me mettre.</p> + +<a name="l104" id="l104"></a> +<br><h3>CIV</h3> + +<p class="rig">Paris, 29 juillet 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>On croit que les actions de notre ami Fould sont en hausse. Des gens qui +lui étaient très hostiles lui font la cour maintenant. Joignez à ce +symptôme que madame *** paraît être fort en baisse. Il est certain que +par un temps aussi chaud, il faudrait avoir le diable au corps pour en +vouloir, sans parler des quarante et quelques printemps.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Si vous vouliez faire une pointe à Madrid, on y +va maintenant en vingt-huit heures de Bayonne. Mais il n'y a plus +personne: 30 degrés Réaumur; pas de taureaux ni de bibliothèque.</p> + +<a name="l105" id="l105"></a> +<br><h3>CV</h3> + +<p class="rig">Paris, 31 juillet 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>J'ai dîné hier à Saint-Cloud. La maîtresse de la maison m'a dit qu'elle +désirait beaucoup vous voir et que je devais vous amener dîner chez +elle, à moins que cela ne vous plût pas, et qu'elle serait bien aise de +vous remercier encore une fois de toutes les attentions que vous avez +eues pour elle au British Museum. On dîne à sept heures, en cravate +noire. Il n'y a personne que sa mère et les gens de la maison. C'est à +vous de voir si vous voulez y aller mercredi. Nous partirions le jeudi +suivant. Je vous conte la chose telle quelle, sans chercher le moins du +monde à vous influencer. Il se pourrait que vous eussiez quelque chose +de bon à lui dire. D'un autre côté, je ne comprends pas plus aujourd'hui +que hier votre grande presse de vous voir en rase campagne. L'heure de +voiture entre Paris et Saint-Cloud est favorable à la digestion. Si vous +me répondez oui avant dimanche, c'est-à-dire si vous m'écrivez demain en +recevant ma lettre, ou même si vous m'écrivez samedi, je redîne +dimanche, et je lui rendrai votre réponse.</p> + +<p>Je ne crois pas un mot de toutes les histoires de brigands et de +débarquements faits sous les yeux de la Valette. Il n'est pas homme à +laisser faire sans rien dire.</p> + +<p>Adieu, mon cher ami; portez-vous bien et venez nous voir le plus tôt que +vous pourrez.</p> + +<a name="l106" id="l106"></a> +<br><h3>CVI</h3> + +<p class="rig">Biarritz, 29 septembre 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>J'espère que vous avez fait un bon voyage et que vous n'avez pas eu trop +de regrets de votre expédition de la Rune<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a> +<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a>. Il n'a été question que +de vous à la ville. L'impératrice me charge de vous dire combien elle a +regretté de ne pas vous voir hier matin; mais elle était si fatiguée, +qu'elle n'a jamais eu la force de quitter son lit. M. de Varaigne +croyait que vous ne partiez qu'à deux heures, et s'excuse de n'avoir pas +été vous serrer la main au moment où vous montiez en voiture. J'ai aussi +des excuses à vous faire: je suis descendu sur la terrasse, mal rasé et +médiocrement culotté, juste pour voir votre voiture trottant en <i>high +style</i> le long de l'avenue. Nous attendons de vos nouvelles avec +impatience. Sachez que vous avez ici la plus grande popularité parmi les +grands et les petits.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" +name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16"> +(retour) </a> Site aux environs de Biarritz, L'impératrice + voyageait parfois sous le nom de comtesse de la Rune; c'est + sous ce pseudonyme que Mérimée lui a dédié sa nouvelle <i>la + Chambre bleue</i>. +</blockquote> + +<p>Hier au soir, il y a eu une bataille en règle entre Sa Majesté et moi, +simplement <i>de questione romana</i>. L'affaire a été engagée avant que +j'aie eu le temps de me reconnaître et de l'éviter. Elle parlait avec +une grande vivacité, mais sans colère. Il me semble que j'ai été aussi +ferme que possible mais me maintenant très calme sans rien ménager. On +m'a dit que j'avais été convenable.</p> + +<p>Point d'honneur; désir de montrer à M. Keller et à pareille espèce qu'on +n'a pas peur; désir de montrer à l'Angleterre qu'on ne fait rien sous la +pression d'une menace; inquiétude de donner aux rouges une occasion; +voilà ses arguments.</p> + +<p>J'ai dit qu'on ne devait pas plus céder à des menaces qu'à des prières +et des cajoleries hypocrites; qu'il ne fallait jamais prendre le +contre-pied de la politique de ses ennemis; que <i>in medio virtus</i>; qu'il +y avait plus de courage à mépriser des calomnies qu'à se jeter dans +l'embarras pour les réfuter; enfin qu'on avait charge d'âmes, qu'on +était responsable d'une dynastie et d'un grand pays et que la politique +de sentiment ne valait pas mieux que la politique dite (à tort) +machiavélique.</p> + +<p>La discussion a fini par l'épuisement des gosiers, et il y a eu un grand +silence de huit à dix minutes; après quoi, il m'a semblé qu'elle était +plus prévenante pour moi qu'à l'ordinaire; évidemment pour me montrer +qu'elle n'était pas fâchée. Elle a même demandé à madame de Rayneval si +elle croyait que je n'avais pas été blessé. Vous la reconnaissez à ce +trait. En un mot, c'est avec la vivacité de son caractère et avec ses +préjugés particuliers, par les mêmes considérations que votre <i>auguste +hôte</i>, qu'elle envisage toute l'affaire.</p> + +<p>Je crois que, si les ministres anglais veulent sincèrement l'évacuation +de Rome, ils ne l'obtiendront qu'en ménageant des susceptibilités +généreuses et, par cela même, plus difficiles à effacer. Vous avez vu ce +que peu d'étrangers ont vu, <i>leur intérieur</i>, et vous en savez sur leur +caractère plus que tous les ministres de l'Europe. Vous pouvez faire +beaucoup de bien, je crois, en disant vos impressions. Je ne doute pas +qu'à part celle que vous a laissée la montagne de la Rune, elles ne +soient excellentes.</p> + +<p>Ce matin, j'avais découpé un masque en papier pour le prince impérial. +Il est entré dans le salon après le déjeuner, en disant: «Je suis +monsieur Panizzi qui revient.»</p> + +<p>Nous avons tous plus ou moins des inquiétudes dans les mollets. Un des +chevaux est resté malade à Sarre. Ce n'est pas le <i>vôtre</i>, mais un de +ceux de Sa Majesté. Les marins de Saint-Jean de Luz sont venus rendre +visite à l'empereur hier. Cela faisait très bon effet de la terrasse. +Il y avait une flotte de vingt bateaux. Vous pouvez penser que cela a +fini par un fameux pourboire.</p> + +<p>Ce soir, il y a bal. Nous avons fort admiré deux Circassiennes arrivant +du Caucase, avec des yeux de gazelle et des cheveux tombant en tresses +défaites sur de blanches épaules; très agréable mélange de civilisation +et de sauvagerie, promettant de fameux profits pour le consommateur.</p> + +<p>Bonsoir; portez-vous bien et recevez les compliments et les regrets de +tous les habitants de la villa.</p> + +<a name="l107" id="l107"></a> +<br><h3>CVII</h3> + +<p class="rig">Paris, 9 octobre 1862.</p><br><br> + + +<p>(Très confidentielle.)</p> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Un mot à la hâte. Nous sommes partis à huit heures et demie de la villa +Eugénie hier, et arrivés à Paris à minuit un quart. Nous avons passé +assez mélancoliquement les derniers jours. Quatorze personnes, dont +Leurs Majestés, ont eu des maux d'estomac, coliques et vomissements la +même nuit, à la même heure. Votre serviteur a été des plus maltraités. +Hier, tout le monde allait bien, sauf l'impératrice et Piétri, qui +souffraient encore un peu.</p> + +<p>Il est question d'un grand remue-ménage ministériel. Un de nos amis m'a +dit ce matin que, si ce changement avait pour objet de mettre de +l'homogénéité dans le cabinet, il y applaudirait de tous ses efforts; +mais que, si, comme il le craignait, il en résultait le renforcement du +parti clérical, il se proposait de rendre son portefeuille. Je +l'approuve complètement pour lui, car il a remis la barque à l'eau et la +laisse dans un état excellent. Tous ces hauts et ces bas sont +déplorables. Je me prends quelquefois à penser que c'est dans l'espoir +d'arriver au bien qu'il commence par le pire. Très mauvais système.</p> + +<p>L'impératrice me charge de vous remercier de votre lettre, qui lui a +fait grand plaisir. Mesdames de Rayneval et de la Poëze, M. de Varaigne +et <i>tutti quanti</i> vous disent mille amitiés.</p> + +<p>J'ai copié votre lettre pour qu'elle fût lue plus facilement et aussi +pour substituer l'empereur à César, qui aurait pu être pris pour une +ironie.</p> + +<p>Je vous écrirai demain plus au long au sujet de la conversation de +Broadland<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a> +<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>. Le courrier me presse.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" +name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17"> +(retour) </a> Maison de campagne de lord Palmerston. +</blockquote> + +<a name="l108" id="l108"></a> +<br><h3>CVIII</h3> + +<p class="rig">Paris, 11 octobre 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>L'indisposition dont je vous ai parlé n'a pas eu de suites. Je crois +comme vous que nous avons mangé du vert-de-gris. Les cuisiniers jurent +leurs grands dieux qu'il n'y en avait pas; mais les symptômes de notre +indisposition me semblent concluants. Pour ma part, je suis parfaitement +bien, aussi bien que votre cheval, qui, quoi que vous puissiez dire, est +un animal vigoureux.</p> + +<p>Vous savez quelle est mon opinion sur la question romaine; mais je ne +puis m'empêcher d'être surpris qu'un homme aussi fin et aussi pénétrant +que lord Palmerston ne connaisse pas mieux les hommes et les choses du +continent. C'est le défaut de tous les Anglais. Leur politique est +fondée sur l'intérêt du pays, et ils se soucient peu d'être <i>logiques</i>. +Par exemple, ils trouvent très bien que les Romains veuillent un autre +gouvernement que celui du pape, et très mal que les Ioniens en demandent +un autre que le leur. Il est de leur intérêt que l'Italie soit libre et +unie, ils ne veulent pas lâcher les sept îles, et trouvent le +gouvernement du sultan excellent. Je me rappelle encore le beau +sang-froid de lord Palmerston, qui, il y a quelques années, me disait +que les Druses étaient les plus honnêtes gens du monde. Malheureusement, +sur le continent, et surtout chez nous, on ne se gouverne pas par le +principe de l'intérêt du pays.</p> + +<p>L'empereur le disait fort justement: «La France fait la guerre pour des +idées.» Pour ma part, j'en suis bien fâché, mais on ne refait pas le +caractère d'une nation. Bien que voltairienne, il est plus que douteux +que la France vît avec plaisir, et même de sang-froid, culbuter ce vieil +imbécile dont elle se moque aujourd'hui.</p> + +<p>Je suppose qu'il n'y ait à Rome qu'une force insuffisante pour empêcher +une émeute; que cette émeute eût lieu et que nos gens fussent +maltraités, vous verriez toute la nation prendre feu comme pour cette +affaire stupide du Mexique. Les Mexicains ont eu la bêtise de ne pas se +laisser battre par une poignée de Français; et maintenant il n'y a pas +un homme en France qui osât dire qu'il vaudrait mieux traiter avec +Juarez que de lui envoyer des coups de canon qui coûtent fort cher.</p> + +<p>Croyez qu'il est difficile de retirer toutes nos troupes de Rome; mais +cela vaudrait cent fois mieux que de n'y laisser que deux ou trois +bataillons. Le premier parti est possible et j'espère qu'il prévaudra; +mais le second est ce qu'il y a de plus dangereux. Considérez encore que +les fous de Rome peuvent fort bien demander aux Autrichiens de remplacer +les Français, et que nous n'aurions pas de trop bons arguments à leur +opposer. Si l'Angleterre était disposée à nous seconder dans le cas +d'une nouvelle rupture avec l'Autriche, ce ne serait que demi-mal; et +l'Autriche, selon toute apparence, ne bougerait pas; mais lord Russell +n'a-t-il pas dit que la Vénétie devait appartenir à l'Autriche?</p> + +<p><i>Votre belle hôtesse</i> me disait: «Pourquoi les Italiens, au lieu de +prendre Rome, ne prennent-ils pas la Vénétie, qui a encore plus à +souffrir que les Romains?» Je sais ce qu'il y a à répondre; mais c'est +un argument populaire et qui frappe les masses. Enfin songez qu'il y a +en France trente-quatre millions de catholiques assez <i>coglioni</i> pour +tenir, sans jamais être allés à la messe, à ce qu'on chante du latin à +leur enterrement.</p> + +<p>La Valette se loue fort de Montebello, qui, arrivé papiste, s'est +converti promptement, voyant à quelles canailles il avait affaire. Dès +qu'il y a quelque disposition à l'orage, il enferme les soldats du pape, +met la clef dans sa poche, et tout se passe en douceur.</p> + +<p>Il se brasse en ce moment quelque chose pour la reconnaissance des États +du Sud. Je ne doute pas que la France et l'Angleterre ne soient tout à +fait d'accord, et je m'en réjouis, parce que c'est un lien de plus pour +leur alliance.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et triomphez d'avoir été +proclamé le plus solide écuyer des montagnes.</p> + +<a name="l109" id="l109"></a> +<br><h3>CIX</h3> + +<p class="rig">Paris, 15 octobre 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Avant-hier soir, à ma grande surprise, j'ai reçu une lettre autographe +de <i>votre hôte</i>, lequel m'accusait réception de votre lettre. Il me dit +<i>litteratim</i>:</p> + +<blockquote> + «Il y aurait bien des choses à répondre, mais je me borne à + dire que, lorsqu'un souverain est responsable de ses actes, + il doit plus que tout autre rester fidèle à ses engagements + et ne pas abandonner son allié qui a compté sur lui.» +</blockquote> + +<p>Cadmus serait embarrassé. Malheureusement, le craquement ministériel a +commencé hier matin. Thouvenel et Persigny ont été remerciés. Voilà qui +est fait. Maintenant, ce qui est à faire, c'est de les remplacer et d'en +remplacer d'autres encore. Fould, Rouher et Baroche ne veulent pas +rester dans un cabinet dont Walewski serait le chef apparent. Billaut +est à la campagne, faisant le mort, dit-on; mais il est probable que, +s'il y avait une conversion complète, il ne pourrait pas décemment +chanter la palinodie au Sénat et au Corps législatif.</p> + +<p>On dit à Fould: «Rien n'est et ne sera changé à la politique»; on y +ajoute des compliments, on laisse même entendre que, si on recule, c'est +pour mieux sauter. Il répond qu'il n'a pas envie de rester avec des +collègues pour lesquels il n'a pas de sympathie, qui naguère lui ont +joué de mauvais tours; qu'il ne veut pas avoir l'air de s'associer à une +politique qu'à tort ou à raison, on croira opposée à celle qu'il +soutenait, etc., etc., etc. Votre <i>hôte</i> et votre <i>hôtesse</i> semblent +déterminés à faire les plus grands efforts pour le retenir jusqu'à +présent, et il paraît décidé.</p> + +<p>L'ami d'Antonio<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a> +<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a> a été hier dîner à Saint-Cloud, où il a trouvé la +maîtresse de la maison encore souffrante du vert-de-gris, peut-être +encore plus de la crise actuelle. Il a fait vos commissions à +<i>monsieur</i>, à <i>madame</i> et au <i>petit</i>, qui a demandé de vos nouvelles, +comme papa et maman. On a été on ne peut plus gracieux pour l'ami +d'Antonio, mais on n'a parlé que d'histoire ancienne.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" +name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18"> +(retour) </a> L'ami d'Antonio (Panizzi), c'est-à-dire + Mérimée lui-même. +</blockquote> + +<p>Quand on s'est retiré, la maîtresse de la maison a couru après lui et +l'a chargé de dire à Fould de venir lui parler, et de ne rien faire sans +lui parler. Je crains un peu pour Fould des séductions de ce genre. Je +vais aller aux nouvelles, et je ne fermerai ma lettre qu'après avoir vu +Fould ou Persigny.</p> + +<p>Au milieu de tout ce tracas, il serait fort hasardeux de faire des +prédictions; mais, comme je ne suis pas encore infaillible, vous n'êtes +pas forcé d'y croire. Je suis convaincu (ce que je ne pourrais vous +expliquer que si j'étais au British Museum avec votre table entre nous), +je suis convaincu que les intentions, telles qu'on vous les exposait il +y a quinze jours, ne sont pas changées; qu'on prend un chemin de +traverse; mais à mon avis ce chemin est très dangereux. S'il n'y a pas +d'embourbement, la conclusion sera peut-être plus prompte et dans le +sens que nous désirons. Mais cela n'est pas une raison pour que les +cochers s'y engagent, voyant très clairement les fondrières et fort +obscurément le but qu'on veut atteindre. Je regarde encore comme +possible un raccommodage général; mais ce qui est certain, c'est que le +cabinet Walewski ne peut durer.</p> + +<p>On prétend que la reine de Naples est entrée dans un couvent et demande +la résolution de son mariage, qui n'aurait jamais été <i>consommé</i>, +dit-elle. Toutes ces vieilles dynasties finissent par l'impuissance. A +quoi sert de descendre de Henri IV?</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Nous avons le projet d'aller vendredi manger +une bouille-abaisse à Marseille, et d'installer <i>inter pocula</i>, les +bateaux de l'Indo-Chine.</p> + +<p><i>P. S.</i> Tout est rarrangé, ou plutôt il y a suspension dans la crise. +Thouvenel seul s'en va. Persigny reste et tous les autres. Cela me +semble une triste combinaison; c'est remettre à six semaines ou un mois +une bataille décisive, avec moins de chances de la gagner.--C'est Drouyn +de Lhuys qui remplace Thouvenel. C'est du gâchis légitimiste et +papalin!</p> + +<a name="l110" id="l110"></a> +<br><h3>CX</h3> + +<p class="rig">Paris, 15 octobre 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Ce matin, M. Fould est allé voir notre <i>hôte</i> et notre <i>hôtesse</i>, et +leur a dit tout ce qu'il avait sur le coeur. <i>Monsieur</i> disait qu'il ne +voulait rien changer à sa manière de faire, qu'il n'y avait pas lieu de +le quitter, et qu'avant trois mois il aurait mené à bonne fin la +question embarrassante. Il se plaignait qu'on l'abandonnât et qu'on +n'eût pas confiance en lui.</p> + +<p>D'ailleurs, <i>madame</i> et <i>lui</i> n'ont rien épargné pour retenir les trois +qui voulaient partir. De son côté, Walewski avait embouché la trompette +et avait annoncé qu'il allait mettre au <i>Moniteur</i> un petit entre-filet +qui promettrait à notre saint-père Rome et la protection impériale à +toujours. Après d'assez longs débats, pendant lesquels il y a eu de +dures vérités dites, on s'est mis à capituler. Des trois qui voulaient +s'en aller, il y en avait deux, Rouher et Baroche, qui ne demandaient +qu'à rester. On leur a présenté cette combinaison, qu'il n'y aurait que +Thouvenel remplacé, et que Persigny resterait, que rien ne serait changé +à la politique et qu'on serait amis comme devant.</p> + +<p>Sur cette belle invention, la paix s'est faite. Nous avons cherché noise +à notre ami à cette occasion. Il se défend en disant qu'en restant il +empêche un grand mal; que, s'il ne renverse pas ses ennemis, du moins il +les empêche de gagner la bataille.</p> + +<p>Le côté bouffon, c'est de voir qu'on renvoie un homme d'esprit pour le +remplacer par un pédant; un homme dévoué à la dynastie par un +légitimiste qui, il y a quelques années, renvoyait le brevet de sénateur +avec dédain. Le plus drôle encore, c'est que MM. Fould, Rouher et +Baroche insistent pour conserver Persigny, dont ils ont mille fois +demandé le changement, et qu'ils ne veulent aujourd'hui garder qu'afin +de ne pas paraître tout à fait opprimés.</p> + +<p>Je crois que l'effet produit sera détestable. Tout le monde perd en +considération; de tous les côtés, il y a faiblesse. Notre aimable +<i>hôtesse</i> se fait un tort immense et se livre à des gens qui la +trahiraient demain, ou qui la conduiraient dans un précipice. Tout cela +est parfaitement bête et triste. Nous allons voir comment Drouyn de +Lhuys va débuter. Il n'est pas impossible que la bataille recommence +sous très peu de jours.</p> + +<p>Adieu; je n'ai pas eu le temps de venir écrire cela avant le courrier.</p> + +<a name="l111" id="l111"></a> +<br><h3>CXI</h3> + +<p class="rig">Marseille, 19 octobre 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Tout ce que vous dites est parfaitement vrai, et le grand malheur de +l'affaire, c'est que personne n'y gagne, au contraire tout le monde s'y +amoindrit, depuis le directeur du spectacle jusqu'aux acteurs.</p> + +<p>Outre les considérations que je vous ai dites et qui ont influé sur la +détermination de M. Fould, il y en a encore d'autres assez importantes. +Le commerce et les gens d'affaires, qui ont grande confiance en lui, +l'ont supplié de rester, protestant que sa retraite causerait des +catastrophes terribles. D'autre part, il était à craindre que ses +collègues, qui l'avaient soutenu jusqu'à un certain point, ne le +lâchassent lorsqu'une transaction quelconque aurait été proposée.</p> + +<p>Ici, cette péripétie a paru encore plus extraordinaire qu'à Paris, parce +qu'on ne savait rien des disputes qui l'ont précédée, et l'effet a été +des plus mauvais. Ce qui me fâche le plus, c'est qu'on en rend +responsable notre aimable <i>hôtesse</i>, et je ne doute pas qu'on ne lui +attribue dorénavant tout le mal et toutes les fautes qui se feront.</p> + +<p>M. de Persigny, qui est parfois éloquent et toujours passionné, a dit +les choses les plus fortes à cette occasion. «Vous vous laissez +gouverner comme moi par votre femme; moi, je ne compromets que ma +fortune et je la sacrifie pour avoir la paix, tandis que vous, vous +sacrifiez vos intérêts, ceux de votre fils et le pays tout entier. Vous +faites croire que vous avez abdiqué, vous perdez votre prestige et vous +découragez tous les amis qui vous restent et qui vous servent +fidèlement.» On dit que cette sortie n'a pas été mal reçue et qu'elle a +fait une assez grande impression.</p> + +<p>Dans cette ville-ci, je trouve beaucoup de mécontentement, et tout le +monde me dit que, si les élections se faisaient cette année, elles ne +seraient pas bonnes. Je crois fermement que plus on tardera, plus on +risquera que la question cléricale ne soit le <i>schibboleth</i> demandé aux +candidats. La chose est assez grave pour qu'on y fasse attention.</p> + +<p>J'ai dîné jeudi avec Nigra. Il ne semblait ni découragé ni préoccupé. +Peut-être est-ce contenance diplomatique. Je ne serais pas surpris, +d'ailleurs, qu'il eût reçu de bon lieu quelques paroles rassurantes. +Lisez l'article du <i>Constitutionnel</i> d'hier samedi. Il me paraît d'une +plume assez bonne et différente de la plume ordinaire.</p> + +<p>C'était hier l'inauguration des docks de Marseille, et, aujourd'hui, +nous allons voir partir le premier bateau des Messageries, qui va en +Chine. M. Fould a bien parlé et a été très bien reçu. Le dîner était +bon, quoique nous fussions environ trois cents à le manger, ce qui est +bien du monde pour un dîner. La grande merveille, c'est que tout avait +été cuisiné par le personnel de la compagnie et servi dans leur +argenterie. Marseille est tout en fête. On y gagne un argent prodigieux.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. J'ai reçu une lettre d'Ellice, toujours au +milieu d'un essaim de beautés. Je lui ai conté vos exploits et vos +succès dans les Pyrénées et sur un terrain qui passe pour être encore +plus glissant que les montagnes. Il prétend que vous êtes devenu tout à +fait courtisan.</p> + +<a name="l112" id="l112"></a> +<br><h3>CXII</h3> + +<p class="rig">Paris, 28 octobre 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Vous avez raison dans tout ce que vous dites au sujet de M. Fould. Je +crois qu'il s'aperçoit lui-même à présent qu'il a pris le plus mauvais +parti. D'un autre côté, on ne lui en sait pas le moindre gré; au +contraire, on se souvient et on se souviendra de l'envie qu'il a eue de +planter là tout, et je ne doute pas qu'un de ces jours, précisément +quand il n'y pensera plus et qu'il sera plus disposé que jamais à +rester, on ne lui donne son congé. D'un autre côté, il ne faut pas se +dissimuler qu'en restant, lui et les autres, ils ont empêché leurs +adversaires d'en faire à leur tête. Après ce combat, il n'y a pas eu de +vainqueurs. Walewski et sa clique se plaignent d'avoir été trahis au +plus beau moment et d'être réduits à l'impuissance.</p> + +<p>Le grand <i>auteur</i> de tout cela n'a pas fait moins fiasco que les autres. +Il avait un plan et a été obligé de le remettre dans son carton. Reste à +savoir si ce n'est pas une raison de plus d'en vouloir à ceux qui ont +fait échouer la combinaison projetée. Eu attendant, c'est le <i>statu +quo</i>.</p> + +<p>Le prince de Latour d'Auvergne n'est nullement papalin, et n'a accepté +qu'après avoir fait ses conditions, c'est-à-dire que rien de ses +anciennes possessions ne serait rendu au saint-père; qu'il ne serait +fait aucune tentative de contre-révolution, et, par contre, qu'il ne +serait pas chargé de donner congé au locataire du Vatican. Voilà ce que +disait le prince de Latour d'Auvergne avant de partir pour Berlin.</p> + +<p>On croit que Garibaldi est perdu et que la seule question est de savoir +s'il mourra avec sa jambe ou si on la lui coupera avant sa mort. Tout +cela fait beaucoup d'honneur à ce Partridge et aux trente ou quarante +médecins ou apothicaires qui se sont abattus sur le blessé comme des +corbeaux sur un cadavre.</p> + +<p>L'affaire de Grèce fait ici beaucoup de sensation, non qu'on s'intéresse +beaucoup au roi Othon ou à son petit peuple, mais c'est un premier +craquement dans le bâtiment oriental que lord Palmerston croit si +solide. Ici, on a remarqué le langage des journaux anglais, qui tout +d'abord, avant qu'on ait rien su des causes de la révolution, ont pris +parti pour elle. Ils sont fidèles à la théorie fort sage de l'intérêt +national, et il est évident que les îles Ioniennes à coté d'une Grèce +libre sont difficiles à gouverner.</p> + +<p>D'un autre côté, il va devenir fort embarrassant de donner un successeur +à cet affreux Bavarois qu'on a mis à la porte. Les Grecs, autant que +j'en puis juger par ceux que je connais ici, voudraient le duc de +Leuchtenberg, c'est-à-dire le protectorat russe. On parle aussi d'un +prince piémontais, mais il n'y en a pas de trop pour l'Italie. Je ne +serais pas surpris si cette affaire prenait bientôt des proportions +considérables.</p> + +<p>On nous promet pour le mois prochain un procès très curieux à Poitiers. +Il s'agit d'une séparation de corps. On entendra un révérend père +jésuite qui donnait des consultations à la femme sur l'attitude ou les +attitudes qu'elle devait prendre dans l'exercice de ses devoirs +conjugaux. Il y a, m'a dit le juge instructeur, qui m'a offert une place +dans la cour, un mélange très agréable de religion et de luxure dans +toute l'affaire. Berryer et Jules Favre doivent plaider.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Il fait ici très beau, mais froid.</p> + +<a name="l113" id="l113"></a> +<br><h3>CXIII</h3> + +<p class="rig">Paris, 31 octobre 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Toutes vos lettres me sont arrivées à bon port. Lorsque vous m'avez +parlé du dîner que vous donniez au commentateur d'Homère, je n'avais +aucun moyen d'en parler à nos amis. D'ailleurs, il est évident qu'on est +très peu communicatif en ce moment. Je crois vous l'avoir dit: +l'affaire que l'on voulait arranger par ce remue-ménage a manqué par +l'opposition que nos amis y ont apportée. César avait-il son plan? Cela +est probable. Ce plan a manqué, et le résultat a été un désappointement +pour tout le monde.</p> + +<p>La grande difficulté serait de faire comprendre à vos amis de Piccadilly +et de Carlton Terrace<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a> +<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a> qui, fort judicieusement, prennent l'intérêt +pour base de leur système, que, du côté de César, le sentiment joue un +rôle si grand et si extraordinaire. D'un autre côté, on juge tout aussi +mal. On veut voir partout des malices et des combinaisons ténébreuses. +On se croit réciproquement plus mauvais qu'on n'est en réalité. Il n'y a +pas moyen de s'entendre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" +name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19"> +(retour) </a> Lord Palmerston et M. Gladstone. +</blockquote> + +<p>Quant à M. Fould, en y songeant bien, il lui était difficile de faire +autrement qu'il n'a fait. Cela ne veut pas dire qu'il a eu raison; +seulement, lorsqu'il avait repris sa position, il a eu tort de ne pas +insister davantage pour qu'on le débarrassât des intrigants et des +drôlesses qui pouvaient lui nuire. Aujourd'hui, laissant sa casserole +sur le feu, il aurait eu l'air d'avoir renoncé à l'espoir de faire un +bon ragoût. Puis ses collègues n'étaient pas trop pressés de le suivre. +Enfin, tout le monde des gens d'affaires était prêt à lui jeter la +pierre et à l'accuser personnellement de toutes les conséquences. Je +crains, ainsi que vous, que bientôt il n'ait à se repentir d'avoir cédé +à toutes ces considérations; mais, d'ici à quelque temps du moins, on a +trop besoin de lui pour le <i>kick out</i>.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris fort à la hâte. On m'a fait +perdre du temps et voici l'heure de la poste.</p> + +<a name="l114" id="l114"></a> +<br><h3>CXIV</h3> + +<p class="rig">Paris, 18 novembre 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis arrivé depuis cinq minutes, et, pendant tout le temps que j'ai +passé à Compiègne, je n'ai pas eu une minute. Ce n'est pas comme à +Biarritz. On est pris du matin au soir. Ajoutez à cela que j'ai eu deux +rôles à apprendre en très peu de temps et des répétitions soir et matin. +Tout s'est, d'ailleurs, fort bien passé.</p> + +<p>L'impératrice s'est montrée très aimable pour le chevalier Nigra et pour +un attaché nommé Alberti qui lui donnait des leçons d'italien.</p> + +<p>On a chassé, dansé et joué la comédie. C'est M. de Morny qui avait fait +les deux pièces jouées devant Leurs Majestés. La seconde était un +impromptu commandé par l'empereur, qui en avait donné lui-même le sujet. +Cela s'appelle <i>la Corde sensible</i>.</p> + +<p>Il y avait un point assez délicat: c'était de faire des épigrammes sur +les gens présents, à commencer par Leurs Majestés. Tout cela entremêlé +de calembours et de lazzis de toute sorte. M. de Morny, qui était en +scène avec moi, était un peu ému. Pour moi, connaissant de longue main +la débonnaireté de nos hôtes, je n'avais pas la moindre inquiétude de +succès.</p> + +<p>M. de Morny a commencé par faire les honneurs de lui-même. Ensuite nous +avons passé à lord Hertford qui, en entendant son nom, a eu une peur de +chien. Il a été très heureux de trouver que tout se bornait à un +calembour. Il a une maison de campagne du bois de Boulogne qui s'appelle +Bagatelle, et je demandais à M. de Morny s'il était vrai que ce +seigneur anglais si riche ne s'occupât que de <i>bagatelles</i>? Puis est +venu le tour de l'empereur, que nous avons impitoyablement raillé sur +son goût pour les antiquités romaines. Enfin est venu le tour de +l'impératrice, pour sa passion de meubler et d'arranger les appartements +de manière à ce qu'on ne puisse s'y remuer.</p> + +<p>Nous avons eu un grand succès de rire et nous nous sommes assez amusés, +nous autres acteurs, de la peur que nous faisions. On a voulu me +retenir, mais je me suis défendu, et, à la fin de la semaine, je +partirai pour Cannes, où se trouvent déjà mademoiselle Lagden et sa +soeur. Vous devriez bien y venir respirer le parfum de nos fleurs.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien. Je suis aussi fatigué de mes +dix jours de cour que si je descendais de la Rune.</p> + +<a name="l115" id="l115"></a> +<br><h3>CXV</h3> + +<p class="rig">Cannes, 30 novembre 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Lord Brougham est arrivé depuis trois jours en état de conservation +assez extraordinaire pour un jeune homme de quatre-vingts ans. Le +professeur Cousin est établi, depuis quinze jours, dans son ermitage, et +il m'a paru rajeuni. Il est vrai qu'il va tous les dimanches à la messe, +ce qui fait beaucoup de bien au corps et à l'âme.</p> + +<p>En quittant Compiègne, j'ai été pris de douleurs d'estomac et de spasmes +très douloureux. J'ai consulté la faculté. Je ne sais si l'on m'a +flatté, mais le verdict de mon Esculape n'a pas été aussi mauvais que je +l'aurais craint. Je croyais avoir quelque fâcheuse affaire au coeur ou +dans ces parages. On m'a déclaré atteint et convaincu d'<i>emphysème</i>: +c'est-à-dire que mes poumons fonctionnent comme les vieux soufflets. De +plus, j'ai un rhumatisme des muscles intercostaux. On ne peut rien faire +pour réparer les premières avaries, mais le rhumatisme peut guérir. On +me dit d'aller à Aix ou dans les Pyrénées prendre des eaux sulfureuses. +Enfin on me garantit encore cet hiver, ce qui me semblait fort hardi, il +y a quelques jours. Je me trouve, d'ailleurs, bien du changement de +climat. Il pleut depuis deux jours, et cependant il fait chaud comme en +été.</p> + +<p>Les Anglais que j'ai vus disent tous qu'on ne veut pas du trône de Grèce +pour le prince Alfred. Cependant sa candidature fait des progrès. Je +pense que lord Palmerston, qui croit que la Turquie est en progrès et +qu'elle peut se conserver en Europe, refusera le trône brûlant, ou bien +il sera obligé de changer son style et sa politique en Orient. De toute +façon, j'espère que nous ne nous mêlerons en rien de cette affaire.</p> + +<p>Je ne sais pas encore comment aura fini la discussion dans le parlement +italien. Quand j'ai quitté Paris, il me semblait que Ratazzi avait +l'avantage. Croyez-vous que Garibaldi, maintenant que sa balle est +sortie, recommence sa chasse au pape? Des gens qui viennent de Naples +disent que le pays ne va guère bien. Si vous y allez, prêchez-leur la +patience et faites un beau commentaire sur ce texte: que Paris n'a pas +été bâti en un jour.</p> + +<p>Vous savez que je disais à notre <i>hôte</i> de Biarritz que les légitimistes +montreraient le bout de l'oreille dans les prochaines élections. En +effet, presque partout ils se remuent et se coalisent avec les rouges. +J'espère que cela ne réussira pas, mais que cela montrera à notre hôte +susdit de quel côté il doit chercher ses amis.</p> + +<p>M. Fould est à Compiègne depuis avant-hier. Il m'a écrit par le +télégraphe que Leurs Majestés voulaient avoir de mes nouvelles. Vous +a-t-on écrit par le <i>Times</i>? Comme on fait là beaucoup de projets qu'on +n'exécute pas, il se peut bien que celui-ci ait eu le sort de tant +d'autres.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; donnez-moi de vos nouvelles ici et de celles de +vos amis.</p> + +<a name="l116" id="l116"></a> +<br><h3>CXVI</h3> + +<p class="rig">Cannes, 6 décembre 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis en peine des élections. D'après ce que je vois, je crains que +les prêtres ne nous taillent des croupières. Le pouvoir de ces gens-là +est grand. Ils disposent de la moitié et de la plus belle du genre +humain, et cette moitié mène l'autre. Dans quelques départements, les +cléricaux font ménage avec les rouges, et presque partout ils exercent +une influence considérable.</p> + +<p>Ellice m'écrit qu'il passera par Cannes vers le 25 et qu'il viendra me +demander à dîner. Il m'annonce des faisans. Faites en sorte qu'il ne les +oublie pas, si vous le voyez avant son départ.</p> + +<p>Adieu; je suis horriblement pressé et n'ai que le temps de vous +souhaiter santé, joie et prospérité.</p> + +<a name="l117" id="l117"></a> +<br><h3>CXVII</h3> + +<p class="rig">Cannes, 13 décembre 1862.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis sans nouvelles d'Ellice et des faisans. Je crois le <i>bear</i> à +<i>Bowood</i>; mais je ne l'attends guère qu'à la fin de l'année. Je sais +qu'il ne se presse pas quand il est dans de bons quartiers, et il m'a +dit qu'il comptait passer quelques jours chez M. Duchâtel, qui lui fera +boire du vin du cru, lequel, pour arrêter les voyageurs, est bien +supérieur, à mon avis, au chant des sirènes.</p> + +<p>Nous avons ici un temps merveilleux, même pour le pays. Depuis dix +heures jusqu'à la nuit, on est en plein été, et, comme il y a eu +quelques jours de grande pluie, tout est vert et florissant. Je désire +que vous ayez à Naples un temps pareil. Il ne peut pas être plus beau. +J'ai envoyé l'autre jour à l'impératrice une patate venue en pleine +terre à Cannes, qui pèse cinq kilogrammes trois cents grammes. Que +dites-vous de ce sol et de ce climat? Je ne crois pas qu'on ait quelque +chose de semblable à Malaga.</p> + +<p>J'ai eu des nouvelles de la comtesse de Montijo, qui me demande comment +vous vous portez. Elle est réinstallée à Madrid sans rhume. Elle +m'annonce une session assez chaude. Je crois pourtant que O'Donnell +conservera la position.</p> + +<p>Je vois qu'en Italie on a fait un ministère anti-français. Cela n'est +pas trop habile. Au reste, je crois assez au bon sens des Italiens, et +j'espère que les nouveaux venus ne donneront pas une nouvelle +représentation des fredaines garibaldiques. Cet infortuné Garibaldi +écrit des lettres inconcevables. Avez-vous lu celle qu'il écrit à +Nélaton? <i>He out herods Herod.</i></p> + +<p>L'empereur a eu un succès véritable, l'autre jour, à l'ouverture du +boulevard du Prince-Eugène. Son discours, qui était fort adroit, a +produit grand effet. Les ouvriers du faubourg Saint-Antoine lui savent +gré d'avoir nommé, d'après un simple ouvrier, devenu par son talent un +riche fabricant, un des nouveaux boulevards. Je ne sais où il se +renseigne pour si bien comprendre les instincts du peuple. Je voudrais +qu'il satisfît également un autre désir de la nation française en tenant +un peu mieux en bride ses évêques et son clergé.</p> + +<p>Quand vous serez à Naples, vous me direz candidement quelle est la +situation. Je vous promets, si vous le désirez, de tenir vos +renseignements sous le boisseau. Je reçois de ce pays des rapports si +contradictoires, que je ne puis m'empêcher de croire qu'il y règne une +grande diversité d'opinions, ou plutôt qu'il y a deux partis bien +dessinés, très forts l'un et l'autre et difficilement réconciliables. Le +mal, c'est que la plupart de nos diplomates qui ont été à Naples sont, +par leurs relations sans doute, très attachés au parti bourbonien.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; je vous souhaite une belle traversée. J'ai eu +hier la visite du roi Louis de Bavière. C'est un bon diable, très +vicieux et spirituel.</p> + +<a name="l118" id="l118"></a> +<br><h3>CXVIII</h3> + +<p class="rig">Cannes, 3 janvier 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Ellice m'a apporté des journaux américains très curieux, qui contiennent +une relation de la bataille de Fredericksburg. C'est une horrible +boucherie sans le moindre résultat. Il y a de part et d'autre de très +bons soldats, mais pas de généraux. Cela continuera probablement encore +cette année et le destin des chats de Kilkenny est le seul augure qu'on +puisse tirer pour l'avenir de ce pays.</p> + +<p>Je suis impatient de savoir comment vous avez trouvé Naples et ce que +vous pensez du présent, du passé et du futur. Mon journal me dit que +Garibaldi doit aller prochainement à Naples. Croyez que ce roi des niais +n'a pas encore dit son dernier mot, et qu'il y a encore des bêtises dans +son sac.</p> + +<p>Ici, depuis que la question du Mexique a pris des proportions +inquiétantes, on ne se préoccupe plus tant de la question italienne. +Nous la verrons cependant reparaître lors de la discussion de l'adresse. +Si je suis assez bien, comme je l'espère, je compte aller à Paris pour +l'ouverture des débats, c'est-à-dire vers le 20 de ce mois. Je +reviendrai ensuite ici pour y passer les mauvais temps du mois de +février et du commencement de mars. Décidément je veux vendre cher ma +peau, et me défendre contre le froid et la vieillesse aussi longtemps +que je le pourrai.</p> + +<p>Votre ami le prince impérial a été très souffrant d'un gros rhume; il +est à présent parfaitement remis.</p> + +<p>Comment vous trouvez-vous du climat de Naples? Je pense avec envie aux +macaronis que vous mangez, aux <i>trigli di noglio</i> et autres productions +du pays qui, au palais de lady Holland, doivent être fort embellies par +l'art. N'oubliez pas de m'acheter une main de corail pour me préserver +de la jettature, et de garder note du prix.</p> + +<p>Rothschild, comme vous avez pu voir, a donné à l'empereur une chasse et +un déjeuner magnifiques dans son château de Ferrières. On dit que, +lorsque l'empereur est reparti pour Paris, Rothschild lui a dit, avec +l'accent et le français germanique que vous lui connaissez: «Sire, mes +enfants et moi, nous n'oublierons jamais cette journée. <i>Le</i> mémoire +nous en sera cher.»</p> + +<p>J'ai vu ce matin lord Brougham, qui me semble bien vieilli et cassé. On +dit qu'il écrit ses mémoires, lesquels seront longs et peut-être pas +trop véridiques.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; santé, joie et prospérité en cette présente +année comme dans les suivantes.</p> + +<a name="l119" id="l119"></a> +<h3>CXIX</h3> + +<p class="rig">Cannes, 16 janvier 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je vous ai demandé des considérations politiques sur l'Italie +méridionale, mais ce n'est pas une raison pour ne pas me donner des +nouvelles des fouilles de Pompéi et d'ailleurs. Si quelque mémoire très +curieux à ce sujet venait à paraître, et qu'il ne vous surchargeât pas +trop, pensez à le rapporter à votre féal. Je me recommande également à +vous pour une petite boîte de bonbons à la cannelle.</p> + +<p>Adieu, mon cher ami; je vous envie la vue du Vésuve et le dîner que vous +venez de faire. Ellice est à Nice, guéri, fort comme un lion. Il viendra +faire mon oraison funèbre.</p> + +<a name="l121" id="l121"></a> +<br><h3>CXXI</h3> + +<p class="rig">Cannes, 3 février 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Mille remerciements pour le rapport de M. Settembrini sur les moulages +de Pompéi. C'est un peu poétique et pas assez précis; mais le +renseignement que vous m'avez donné sur la façon dont les Romains se +rasaient, vaut toute la description du journal.</p> + +<p>Je ne puis vous parler politique à une si grande distance des lumières. +Je n'admets pas ce que vous me dites de l'influence exercée sur l'Italie +par l'occupation de Rome, quelque opposé que je sois, comme vous savez, +à la chose. Le brigandage est facile dans un pays où il y a de +mauvaises routes, où les centres de population sont très éloignés, où +enfin il y a des lois qui empêchent de procéder comme faisait le général +Manès, qui, en un an, avait fusillé tant de coquins et tant de +soi-disant coquins, qu'il n'est plus resté que des gens aussi vertueux +qu'on en voit dans les romans. Sous cette administration +philanthropique, on pouvait se promener avec de l'or plein ses poches de +Naples à Tarente. On effrayait les pauvres diables qui craignaient +d'être fusillés, si on venait à perdre cet or.</p> + +<p>Ce système appartient au premier empire et à celui de Nicolas, et n'est +plus applicable maintenant. Mais voici ce que j'ai vu faire par une +bonne administration. Aucun pays n'est plus convenable aux brigands que +l'Espagne. Il y en avait eu sous tous les régimes. Le duc de la Ahumada +a été chargé d'organiser la gendarmerie. Il a si bien fait, qu'au bout +d'un an il n'y a plus eu un brigand en Espagne. Le gendarme espagnol est +aussi actif, aussi solide, et plus désintéressé, que le policeman de +Londres, qui reçoit une couronne avec reconnaissance. Le gendarme +espagnol serait chassé du corps s'il acceptait une rémunération, et +j'en ai vu qui refusaient des cigares de votre serviteur. Vous n'aurez +plus de brigands dans le sud de l'Italie, lorsque vous aurez une bonne +administration. Pour cela, il ne faudrait pas changer trop souvent de +ministres.</p> + +<p>On est très inquiet du Mexique, et chaque jour fait regretter davantage +cette expédition. Il se fait tant de bêtises en Allemagne, que quelqu'un +qui aurait les millions et les milliers de soldats du Mexique, pourrait +joliment pêcher en eau trouble.</p> + +<p>Je ne comprends pas et je déplore la campagne de lord Russell en faveur +des Polonais, campagne dans laquelle il veut nous entraîner, et nous a +probablement entraînés. Je tiens pour vrai un proverbe russe qui dit que +le bon Dieu a pris ce que vous savez d'un ciron mâle pour faire la +cervelle de tous les Polonais.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Portez-vous bien et donnez-moi de vos +nouvelles.</p> + +<a name="l122" id="l122"></a> +<br><h3>CXXII</h3> + +<p class="rig">Cannes, 5 février 1863.</p><br><br> + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>J'ai reçu votre lettre et je suis bien fâché de vous savoir toujours +souffrant de rhumatismes. Si le beau climat de Naples n'y peut rien, +vous devriez essayer de la gymnastique. Payez un homme pour lui donner +des coups de poing, cela vous dégourdira les bras, et, au bout d'une +semaine, vous verrez qu'il vous demandera un supplément. J'avais une +douleur dans l'épaule gauche qui a disparu au moyen de l'<i>archery</i>.</p> + +<p>Vous aurez appris la mort de lord Lansdowne. C'est le dernier des grands +seigneurs que j'ai connus. Il n'y a pas eu d'homme plus heureux au +monde, du moins en apparence, si la considération générale fait quelque +chose au bonheur. Lord Brougham ici en est très affecté. C'est +d'ailleurs un avertissement, et je crois qu'il était l'aîné de lord +Lansdowne.</p> + +<p>Ellice est-il ou n'est-il pas lord Glengurry? On dit non à présent. Je +lui ai écrit il y a quelques jours, au <i>Right honorable</i> tout bonnement, +et je n'ai pas de réponse. Je sais qu'il a refusé d'être lord de je ne +sais quoi, il y a quelques années. Au reste, comme disait M. +Royer-Collard à M. Pasquier lorsqu'il fut fait duc, «cela ne le diminue +pas».</p> + +<p>Que dites-vous de cette énorme brioche de notre ami Odo Russell, doublée +de celle de son oncle? Représentez-vous les rires homériques du sacré +collège. A quoi sert-il d'avoir de l'esprit? N'avez-vous pas remarqué +que les Anglais, et les gens du Nord en général, ne comprennent pas du +tout la plaisanterie des gens du Midi? Le frère de Meyerbeer, qui était +Prussien et poète, se figurait toujours que je me moquais de lui, et, si +je lui offrais des épinards à dîner, il me disait: «Épargnez-moi.» Cette +offre faite au pape par lord Russell, et sa note sur les affaires de +Schleswig sont de lourdes charges pour un ministre des affaires +étrangères, et je crois que lord Derby les lui fera cruellement expier.</p> + +<p>J'ai laissé voter l'adresse, <i>nemine contradicente</i>. M. Billaut s'en est +tiré assez bien. Tout le monde attend quelque chose. Je suis intimement +convaincu qu'il n'arrivera rien. Les réformes du pape sont une facétie à +laquelle personne ne croit; mais les mesures qu'il prendra auront pour +effet de montrer la corde, comme on dit. Il est impossible qu'il puisse +entretenir son état-major sans l'employer à mal faire, et il n'y a point +de pape sans état-major. <i>Ergo!</i> Tout cela est pour l'année prochaine. +La grande affaire est que, d'ici là, les affaires en Italie aillent +tranquillement et que Garibaldi ne fasse pas des siennes.</p> + +<p>Les orléanistes, les rouges et les carlistes se donnent beaucoup de +mouvement pour les prochaines élections, et presque partout les trois +partis se coalisent. Cela ne fait honneur à aucun d'eux. Je crains un +peu le résultat. Notre ami le docteur Maure est candidat ici, agréé par +le gouvernement, grâce à M. Fould et à votre serviteur; mais tous les +calotins sont déchaînés contre lui et inventent chaque jour quelque +petite noirceur.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Avez-vous entendu parler de la saisie d'un +livre du duc d'Aumale sur la maison de Condé? Je n'y comprends rien et +cela m'afflige.</p> + +<a name="l123" id="l123"></a> +<br><h3>CXXIII</h3> + +<p class="rig">Cannes, 11 février 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Le docteur Maure m'a conseillé de rester ici m'assurant que, si j'allais +me fourrer en cet état dans les boues et les brouillards de Paris, je +deviendrais sérieusement malade. J'ai donc pris mon parti très +facilement et d'autant plus qu'on m'écrivait que la discussion de +l'adresse ne donnerait lieu à aucun incident. En effet, tout a été bâclé +sans conteste. Le prince Napoléon a, je crois, mal fait de voter contre. +Il eût mieux valu ne pas voter du tout; mais il ne sait pas résister au +plaisir de faire une malice. Il est toujours prêt a faire des sottises +et il ne manque pas de gens qui les lui conseillent. Son discours, lors +de la distribution des récompenses aux industriels, avait été habile, il +aurait dû en rester là.</p> + +<p>Je reçois ce matin une lettre d'un de mes amis qui revient de Sicile. Il +dit le pays très agité et très mal disposé. Les routes sont peu sûres, +mais plutôt par suite de l'insuffisance des moyens de répression contre +les voleurs que par excitation politique.</p> + +<p>Lord Russell ne se tire pas trop mal de la bévue de son neveu, qui a +pris pour argent comptant une plaisanterie du pape.</p> + +<p>Les prêtres font tous les jours des progrès. Je pense aller à Paris vers +le 20 pour une dizaine de jours. Cousin est toujours ici se portant à +merveille. Je vais voir Ellice demain. Il n'est pas et ne veut pas être +lord Glengurry. Il dit qu'il veut vivre et mourir comme il a vécu, <i>a +citizen of the world</i>.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; tâchez de secouer vos rhumatismes et de faire +provision de santé pour les rigueurs du printemps.</p> + +<a name="l124" id="l124"></a> +<br><h3>CXXIV</h3> + +<p class="rig">Paris, 21 mars 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Merci de votre lettre. Il me semble que vous voyez les choses en noir. +Du désordre me paraît probable à Naples, mais je ne crois pas à une +révolution, ni même à des mouvements sérieux. Le grand malheur de +l'Italie, si je suis bien informé, est que, depuis longtemps, les gens +honnêtes et éclairés ont été ou se sont tenus tout à fait écartés des +affaires. Il en résulte qu'on ne trouve personne pour les faire. Prendre +des Piémontais est le moyen d'exciter la jalousie des autres Italiens, +et donner des administrateurs du pays à chaque province est le moyen que +rien ne marche et qu'on fasse des bêtises. Il faut du temps et de la +patience.</p> + +<p>Je viens d'assister aux dernières séances du Sénat, séances assez +orageuses, grâce au prince Napoléon. Rien de plus éloquent, de plus +incisif et de plus spirituel que son discours, mais en même temps rien +de moins politique et de moins princier. Il a une absence de tact +incroyable dans un homme d'esprit. Le résultat a été de faire perdre aux +Polonais une quarantaine de voix. Je ne sais pas, à la vérité, si son +but, en prenant la parole, était d'être utile aux Polonais. C'est un +homme blasé qui cherche à s'amuser. Il pense à l'effet qu'il produira, +et tout est dit. De ses clients, il s'en soucie fort peu. Tant il y a +que nous avons blackboulé la pétition des catholiques et des +académiciens.</p> + +<p>La question polonaise d'ailleurs fait grand bruit, du moins à Paris, car +en province personne ne s'en occupe. Selon l'usage, cette question a +rejeté toutes les autres sur le dernier plan. On ne pense plus ni à +l'Amérique ni à l'Italie. Tous les journaux sont pourvus de nouvelles +venant de Posen ou de Cracovie, toutes d'origine polonaise et qui sont, +en général, des mensonges. Cependant il est certain qu'il y a un +mouvement national très énergique. Quant au nombre des insurgés, il +n'est pas considérable, et ils se tiennent sur les frontières de +Galicie, à la lisière des forêts, afin de se ménager une retraite. Ce +qui est assez étrange, c'est qu'à Cracovie il y a un bureau public +d'enrôlement, avec drapeaux polonais et affiches majuscules, à quelques +pas d'une sentinelle autrichienne. Vous savez que l'Autriche ne craint +pas d'insurrection de ce côté. Les paysans galiciens sont grecs; les +gentilshommes sont catholiques. L'Autriche à fait du bien aux paysans, +et, en 1846, lorsque les gentilshommes ont voulu remuer, elle a lâché +sur eux les paysans, qui les ont massacrés. C'est toujours le magnifique +exemple d'ingratitude que le prince Félix Schwartzenberg annonçait après +la campagne de Hongrie.</p> + +<p>Vous aurez vu que, après un long entretien avec l'empereur, M. de +Metternich est parti pour Vienne, d'où il revient la semaine prochaine. +Personne ne sait de quelles propositions il est porteur, et, par +conséquent, chacun donne ses suppositions comme les tenant de bonne +source. Apprenez que l'Autriche va nous céder la Vénétie, qu'elle envoie +quatre cent mille hommes en Pologne, pendant que nous donnerons une +raclée aux Prussiens; nous prendrons les provinces rhénanes et nous +donnerons à l'Autriche la Silésie, la Serbie, je ne sais quoi encore. +Nous ferons un royaume de Pologne et on le jouera aux dés. Voilà ce qui +se dit de plus sensé pour le moment. La seule chose qui me semble +probable, c'est un rapprochement entre l'Autriche et nous. Ce que cela +peut amener, je n'en sais absolument rien.</p> + +<p>On est mécontent ici de ce que fait, ou plutôt ne fait pas, le général +Forey au Mexique. On annonce ce soir que le paquebot qui apporte les +nouvelles était en vue ce matin; ainsi on aura des lettres demain.</p> + +<p>J'ai dîné mardi avec nos hôtes de Biarritz, tous les deux en parfaite +santé. Votre jeune ami, qui vient d'avoir sept ans le 16 de ce mois, a +passé sa première revue et a manoeuvré très bien avec les enfants de +troupe. On a demandé pour lui le grade de sergent, mais on a répondu +qu'il n'avait pas encore le temps de service exigé par les règlements. +Il n'a plus de <i>kilt</i>, mais des <i>knicker-bockers</i> qui lui vont à +merveille. Il est toujours très gentil et commence à bien étudier.</p> + +<p>Adieu, portez-vous bien. N'oubliez pas de m'apporter une corne contre la +<i>jettatura</i>.</p> + +<a name="l125" id="l125"></a> +<br><h3>CXXV</h3> + +<p class="rig">Paris, 5 mai 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis allé hier aux Tuileries. L'impératrice m'a demandé de vos +nouvelles et pourquoi, passant par Paris, vous n'aviez pas déjeuné avec +elle? Nigra et les attachés de la légation italienne paraissent en +grande faveur, faveur toute personnelle, bien entendu. Hier, ou plutôt +aujourd'hui, l'impératrice a retenu autour d'elle huit ou dix personnes, +dont Nigra et deux attachés. On ne nous a lâchés qu'à deux heures un +quart.</p> + +<p>On reçoit à l'instant la nouvelle que Puebla a capitulé après deux +combats dans lesquels les Mexicains ont été complètement battus.</p> + +<p>Rien de nouveau de la Pologne, si ce n'est la publication dans <i>le +Moniteur</i> de deux réponses russes. Celle qui nous concerne est très +douce. Il me semble que, si j'étais à la place d'Alexandre, je +répondrais d'une autre encre.</p> + +<p>Les élections, je le crains, se feront à la diable.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je suis toujours souffreteux, respirant mal et +de mauvaise humeur.</p> + +<a name="l126" id="l126"></a> +<br><h3>CXXVI</h3> + +<p class="rig">Paris, 11 mai 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Vous ai-je conté l'histoire du général X... et de sa femme, qui est une +puritaine renforcée? Elle a fait arranger son hôtel à ***, où il +commande une division. Dans toutes les pièces, elle a fait mettre des +inscriptions tirées des Écritures; et, dans la chambre à coucher, il n'y +en a qu'une, notez-le bien, à la manière anglaise; on lit en lettres +d'or: «Faites le bien tous les jours.»--Il a un peu perdu la tête de +<i>vanagloria</i>, comme disent les Espagnols. Il donne lui-même le bras à la +générale comme l'empereur à l'impératrice, ce qui semble un peu drôle. +Il disait à madame de Z..., la fille du général qui commandait à *** +avant lui: «Comment votre père pouvait-il habiter une baraque comme +celle qu'il occupait? Moi, je n'oserais pas loger ainsi mon aide de +camp.--Oh! général, mon père était un vieux soldat, et il était trop +grand seigneur pour faire attention à ces choses-là.»</p> + +<p>L'impératrice est très enrhumée pour être allée à Fontainebleau essayer +une gondole vénitienne sur le lac. Je ne m'explique pas trop comment +elle peut entrer sous la <i>felce</i> avec la crinoline, ni comment on +manoeuvre la gondole, si l'on n'a pas apporté en même temps des +gondoliers vénitiens.</p> + +<p>Je vous ai raconté l'année passée une aventure fort étrange avec une +dame inconnue dont j'ai fait cependant la connaissance. Cela m'en a +attiré une autre dix fois plus extraordinaire et qui me donne une idée +bien avantageuse de notre époque. L'espace me manque pour vous conter la +chose et, d'ailleurs, ma moralité en souffrirait trop. Le fond de la +question est que les jeunes gens n'aiment plus que les lorettes, de +sorte que les femmes honnêtes sont obligées de recourir aux vieillards. +C'est une personne fort bien d'esprit et de corps, folle, à ce que je +crois.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; mille amitiés et compliments.</p> + +<a name="l127" id="l127"></a> +<br><h3>CXXVII</h3> + +<p class="rig">Paris, 21 mai 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>J'ai revu mon <i>incognita</i>, toujours fort brûlante, et je ne sais plus +qu'en penser. Je lui ai promis de ne pas chercher à savoir qui elle est, +et, dans le fond, cela m'importe fort peu. Les conjectures que j'avais +faites se sont trouvées tout à fait mal fondées, en sorte que je n'y +comprends plus rien du tout. Elle a de l'esprit, elle est très gaie et +folle. Elle m'a dit qu'elle est Italienne, et, en effet, elle parle +l'italien très facilement, et, à ce qu'il me semble, sans accent. Elle +en a en parlant français, mais pas l'accent italien. Comme ce siècle de +fer est drôle! Je crois que, vous et moi excepté, tout le monde est fou.</p> + +<p>Il y a ici beaucoup d'excitation pour les élections. M. de Persigny +ressemble à un cocher qui tire sur les rênes et donne des coups de fouet +à tort et à travers. Sa lettre sur la candidature de Thiers a fait +mauvais effet parmi les gens comme il faut; mais on m'assure qu'elle en +a produit un tout autre sur les épiciers, qui forment la masse des +électeurs.</p> + +<p>Notre ami du faubourg Saint-Honoré est allé travailler l'élection de son +fils, et manque un terrible déjeuner chez Ragelle. Il est parti plus <i>in +spirits</i> que lorsque vous l'avez vu. Personne ne doute qu'après les +élections il n'y ait un remaniement ministériel considérable, et, +jusqu'à présent, l'apparence est que la couleur politique à laquelle +appartient notre ami sera renforcée. Comme la chose dépend en dernière +analyse de la volonté de quelqu'un dont on ne sait jamais la pensée, +tout est encore fort incertain, sinon le changement.</p> + +<p>On s'occupe toujours beaucoup, et à mon avis trop, des affaires de +Pologne. Heureusement, jusqu'à présent, et j'espère que cela continuera, +on s'en occupe diplomatiquement, et de concert avec l'Angleterre et +l'Autriche. Il faut que la guerre de Crimée ait blessé la Russie plus +fortement qu'on ne pensait, pour qu'elle n'en ait pas encore fini avec +cette révolte qui, même en tenant compte des exagérations des journaux, +paraît s'étendre et s'envenimer tous les jours.</p> + +<p>Il y a maintenant à Paris un escadron de spahis qui accompagne +quelquefois le prince impérial. Au milieu de ces gens noirs avec leur +costume étrange, faisant la fantasia autour de lui, il a l'air d'un de +ces princes des <i>Mille et une Nuits</i> enlevés par des magiciens. Il a été +très enrhumé dernièrement, mais va très bien à présent. On dit qu'il +commence à travailler. Son précepteur est un homme intelligent, dit-on, +et pas clérical. On ne lui donnera pas de gouverneur comme il semble. +Je mourais de peur que ce ne fût un évêque. Il avait été question du +maréchal Vaillant, qui avait ses inconvénients aussi, quoique pas de ce +côté-là.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; rappelez-moi au souvenir du British Museum.</p> + +<a name="l128" id="l128"></a> +<br><h3>CXXVIII</h3> + +<p class="rig">Paris, 1er juin 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Nous sommes ici dans le fort de la fièvre électorale. Je ne sais pas +encore ce qui sortira de l'urne, mais très probablement l'opposition +anti-dynastique sera renforcée très notablement. On croit que Thiers +sera nommé à Paris, grâce aux lettres furieuses de Persigny.</p> + +<p>Si le gouvernement fait des folies, l'opposition en fait de son côté. +Les rouges et les blancs s'allient sans la moindre vergogne. Le duc de +Broglie reçoit chez lui Carnot, le ministre de l'instruction publique de +1848, qui signait les factums de madame Sand. Cela effraye un peu les +épiciers, qui se souviennent du peu de poivre qu'on achetait alors; +mais le bourgeois de Paris a toujours du goût pour l'opposition. +J'espère que notre ami le docteur Maure sera élu, malgré son préfet, +dans les Alpes-Maritimes. Le fils de M. Fould le sera sans la moindre +difficulté à Tarbes, et Édouard Fould dans son département, où ses bons +dîners lui ont gagné le coeur de tous les curés.</p> + +<p>On est toujours fort inquiet des affaires de Pologne, plus encore que de +celles du Mexique, qui cependant n'avancent guère. Mais à quelque chose +malheur est bon. Le Mexique arrêtera sans doute les velléités +polonaises. Il est impossible de dire plus de mensonges que tous les +journaux n'en débitent sur ce sujet.</p> + +<p>Les interpellations de M. Grégory et les réponses de M. Layard au sujet +de l'Orient m'ont amusé. Lord Palmerston n'en démordra pas, et, après +l'Angleterre, il n'y a pas à ses yeux de pays mieux administré que la +Turquie.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Je ne sais rien de nouveau sur l'<i>incognita</i>, +et je ne me mets pas en frais, d'espionnage. Elle me promet une visite +pour aujourd'hui.</p> + +<a name="l129" id="l129"></a> +<br><h3>CXXIX</h3> + +<p class="rig">Paris, 16 juin 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Vous aurez vu le résultat de nos dernières élections, où l'opposition a +réussi assez notablement. C'est un enseignement dont je ne sais pas trop +si l'on profitera. Ici, le cri général est qu'il faut changer de +ministère, ou du moins modifier considérablement le ministère actuel. +Bien que l'opposition, en dernière analyse, ne consiste que dans +vingt-cinq voix, elle a une puissance énorme dans un pays où tout le +monde aime à critiquer. Il faudra de toute façon compter avec elle, +autrement on lui donnerait trop d'avantages. Si on jugeait les +changements probables par ce qu'on désire et par ce qui serait agréable +au plus grand nombre, les dépensiers et les courtisans seraient exclus +du cabinet et remplacés par des hommes d'affaires. Mais le maître n'aime +pas les visages nouveaux et n'admet pas trop, je le crains, qu'il y ait +des hommes nécessaires. Cependant M. Billaut a, depuis quelque temps, +de fréquentes conversations avec lui et paraît le conseiller dans ce +sens.</p> + +<p>Notre ami du faubourg Saint-Honoré me semble plus content et plus calme. +Je sais, d'autre part, que M. Walewski, qui d'abord avait pris des airs +triomphants, est maintenant un peu écorné et inquiet. Cependant rien +n'est encore fait, et la situation peut durer encore longtemps; on ne +paraît pas disposé à réunir la Chambre tout de suite pour la +vérification des pouvoirs. C'est en novembre, à ce qu'il paraît, que la +convocation aura lieu, ce qui me semble assez mauvais; car d'un côté, il +pourrait arriver tel événement qui exigeât une réunion immédiate, et +cependant il faudrait encore perdre quinze jours à la vérification des +pouvoirs. D'un autre côté, après la façon dont les élections ont été +menées par les préfets, il faut s'attendre à plus d'un scandale, et il +vaudrait mieux, à mon avis, confondre tout cela avec l'excitation +électorale, que de laisser reposer les gens pour les réveiller et les +exciter de nouveau. Machiavel, qui est toujours le prince des +politiques, dit quelque part: <i>Debbono farsi tutte le crudeltà in un +tratto.</i> A la place de <i>crudeltà</i>, qui n'est plus de ce temps-ci, +mettez un mot plus convenable, le principe reste toujours le même.</p> + +<p>M. Thiers annonce l'intention d'être très modéré. Je le crois, au fond, +un peu embarrassé de son entourage. Il ne peut pas se dissimuler qu'il +est seul à la Chambre et que la queue plus ou moins rouge qui se +ralliera à lui dans certaines occasions ne lui veut aucun bien. Il est +partagé entre l'irritation très-juste que lui donnent les circulaires de +Persigny, et l'inquiétude que lui inspire le parti rouge. Je crois que, +avec un autre ministère, il serait possible de l'amener, non pas à +devenir le défenseur du gouvernement, mais à être un critique +bienveillant et utile dans l'occasion.</p> + +<p>Voici une petite histoire assez-drôle: Prévost-Paradol, des <i>Débats</i>, +avait acheté un cheval arabe d'un officier de spahis. La première fois +qu'ils le monte, il va au bois de Boulogne. Le prince impérial vient à +passer avec son escorte de spahis. Aussitôt, le cheval se met avec eux, +et, bon gré; mal gré, emmène M. Paradol jusque dans la cour des +Tuileries.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et écrivez-moi.</p> + +<a name="l130" id="l130"></a> +<br><h3>CXXX</h3> + +<p class="rig">Fontainebleau, 25 juin au soir 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Vous aurez vu que nous avons fait un ministère. Je crois que tout est +pour le mieux. Les nouveaux venus peut-être n'ont pas assez de +notoriété; mais le cabinet gagne cent pour cent en se défaisant de +quelques-uns de ses membres. On peut dire que le dernier changement +donne raison aux gens d'esprit. Les fous et les bêtes de moins, c'est +une bonne chose.</p> + +<p>Nous passons ici le temps très gaiement et en très bonne compagnie, +presque aussi agréablement qu'à Biarritz, <i>breeches excepted</i>. Il n'y a +pas de montagnes de la Rune, et nous faisons des promenades charmantes +dans des bois magnifiques. IL y a devant le palais un grand étang que +nous appelons honorablement le Lac. Il y a toute sorte de petites +embarcations, un caïque de Constantinople avec un caïkdji et une +gondole vénitienne <i>quite in style</i> avec son gondolier. Cette gondole a +pris la parole, l'autre soir, et a dit, par l'entremise de Nigra, +d'assez jolis vers à Sa Majesté. En voici la fin:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + Donna se acaro sull' placido <br> + Tuo lago, a quando a quando <br> + Teco verrà solando <br> + Il muto Imperator, <br> + Digli che in riva all' Adria <br> + Povera, ignuda, esangue, <br> + Geme Venezia e langue <br> + Ma vive--e aspetta ancor! +</div></div> + +<p>Je crains qu'on n'ait répondu: <i>Aspetti.</i> Cependant Nigra est très +festoyé ici. Il y a un autre Italien, compatriote à vous, je crois, un +comte Sormani, qui est bon garçon et homme d'esprit. Il est de Modène, +je crois, et aussi dévoué à ses ducs légitimes que vous pouvez l'être. +Avec M. Billaut, qui est homme du monde et très aimable, c'est le seul +personnage officiel du séjour et cela ne le gâte pas.</p> + +<p>Nous avons vu des figures assez drôles pendant la crise ministérielle. +C'est amusant d'être aux premières loges et d'assister à la comédie +quand on n'est pas acteur, et qu'on n'a pas la prétention d'y jouer un +rôle. Je n'ai pas revu M. Fould depuis mon départ de Paris; mais on me +dit qu'il est très content.</p> + +<p>J'ai vu M. Thiers, que j'ai trouvé fort sage et moins irrité que je ne +l'aurais cru. A vrai dire, il aurait tort de l'être, car c'est aux +colères de M. de Persigny qu'il doit sa nomination. Il m'a parlé en très +bons termes de l'empereur et paraît détermine à se séparer de +l'opposition. Je crois qu'il cherche une position intermédiaire. Il +voudrait qu'on fît un pas en avant; mais il croit que ce pas +consoliderait la dynastie. <i>Hic jacet lepus.</i> Mais, enfin, je crois que +ce n'est pas une mauvaise chose qu'un homme comme lui, acceptant +franchement le gouvernement de l'empereur et voulant améliorer au lieu +de renverser, chose rare dans les oppositions françaises. Je ne doute +pas qu'un de ces jours nous ne le voyions ici.</p> + +<p>Les affaires de Pologne continuent à donner beaucoup d'inquiétude. Je ne +trouve pas que le jeu qu'on joue en Angleterre soit très loyal. Il +rappelle trop l'histoire des marrons tirés du feu par la patte du chat. +Tout le bruit qu'on fait au Parlement des violences des Russes, on +aurait pu le faire avec autant de raison à Saint-Pétersbourg, lors de la +révolte des cipayes dans l'Inde. Personne ne trouvait à redire lorsque +le capitaine Hodgton tuait de sa main les deux fils du Grand Mogol, +coupables d'avoir eu des sujets qui avaient violé des Anglaises (car ces +Indiens ont de mauvaises manières) et l'on jette feu et flammes lorsque +les Russes pendent des officiers qui ont quitté leur régiment pour +prendre parti parmi les insurgés. Nous faisons très justement fusiller à +Puebla des Français que nous avons attrapés.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. L'<i>incognita</i> m'écrit des lettres italiennes +toujours brûlantes.</p> + +<a name="l131" id="l131"></a> +<br><h3>CXXXI</h3> + +<p class="rig">Paris, dimanche 12 juillet 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je devais dîner avec Sa Majesté hier, et je comptais lui remettre votre +lettre; mais, au moment de monter en voiture pour Saint-Cloud, est +arrivé un de ses écuyers m'annoncer que le dîner était remis, attendu +que le duc de X... venait d'avoir une attaque, on ne sait pas bien de +quoi, et qu'il était encore sans connaissance. Il y a deux divinités +païennes qui peuvent être accusées du fait, pour lesquelles il avait +trop de penchants! On nous a remis à demain, pour le cas où l'accident +ne finirait pas mal. Je vais envoyer savoir de ses nouvelles dans +l'après-midi. S'il allait plus mal, ou s'il mourait <i>salute a noi</i>, +j'enverrais votre lettre qui me paraît excellente.</p> + +<p>Je ne vois pas encore bien clair dans l'avenir. Cependant je crois bien +que vous me verrez apparaître vers le 20 de ce mois. Vous savez que je +ne tiens pas beaucoup au monde et que je viens à Londres pour <i>vous</i> +voir. Quant aux dîners, les vôtres me plaisent beaucoup mieux que ceux +des aristocrates du West-End. L'exemple du duc de X... est là pour +prouver que les jeunes gens de notre âge doivent se contenter d'un +bifteck.</p> + +<p>On vient de recevoir la nouvelle de la prise de Mexico. Ce serait +excellent si cela finissait tout; mais c'est un autre ordre de +difficultés qui commence. César et M. Fould sont jusqu'à présent les +seules personnes, à ma connaissance, qui pensent que l'affaire pourra +devenir profitable à ce pays-ci.</p> + +<p>On attend avec grande impatience et un peu d'inquiétude des nouvelles de +Russie. La plupart croient que la réponse de Gortchakof sera très polie, +et même qu'il acceptera la proposition de l'Autriche, sinon les nôtres, +qui paraissent les mêmes que celles de l'Angleterre. Mais les Polonais +n'en voudront pas, pas plus que de l'armistice timidement présenté par +lord Russell. Alors quelle sera la conséquence? de laisser carte blanche +à la Russie. Si on n'eût pas encouragé les Polonais, il est probable que +l'insurrection serait déjà terminée. On se demande encore comment on +traiterait avec le gouvernement national, qui ressemble fort au +gouvernement des francs juges ou des inquisiteurs de l'État de Venise. +Je pense que lord Russell ne sera pas embarrassé pour les découvrir, car +il a le grand pontife Hertzen sous la main.</p> + +<p>Je viens de voir une lettre de Thiers. Il a été reçu merveilleusement +par l'aristocratie de Vienne. L'empereur l'a consulté sur la politique, +et il a modestement répondu qu'il ne pouvait qu'admirer M. de +Schmerling. Il paraît, d'ailleurs, très frappé du mouvement <i>libéral</i> de +l'Autriche et de la résignation des grands seigneurs à l'accepter. Il +paraît bien résolu à ne pas faire ici d'opposition tracassière; et même +à se séparer très franchement des rouges ses collègues de Paris. Mais, +<i>entre dicho y hecho, hay gran trecho</i>.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; à bientôt, j'espère. Mille amitiés et +compliments.</p> + +<a name="l132" id="l132"></a> +<br><h3>CXXXII</h3> + +<p class="rig">Paris, 16 juillet 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Voilà le pauvre duc de X... qui paye cher ses amusements trop tardifs. +Il paraît qu'après avoir bien dîné et avoir bu beaucoup d'eau-de-vie, il +est allé dans un bal champêtre, d'où il est revenu pour souper, en +compagnie de deux gueuses, et c'est en sortant de la Maison dorée, après +un souper très prolongé, qu'il est tombé sur le trottoir à demi +paralysé. Je ne crois pas qu'il ait retrouvé sa connaissance.</p> + +<p>J'ai dîné avant-hier chez madame Fould, qui m'a donné des nouvelles de +Vichy. Son mari était, en apparence, en grande faveur auprès de Sa +Majesté. On est content, en général, du nouveau ministère. Le ministre +de l'instruction publique a commencé par quelques mesures très +anti-jésuitiques qui ont fait un très bon effet.</p> + +<p>Je ne suis pas content de la note de lord Russell ni de son discours sur +la Pologne. La note est bien médiocre de forme, surtout si on la compare +à celle de Drouyn de Lhuys et à celle de M. de Rechberg. Il y a une +grande naïveté au sujet de l'armistice, naïveté dont, au reste, nous +avons à supporter notre part. On demande un armistice; mais comment un +armistice peut-il exister sans frontières définies? Et le moyen de +déterminer une frontière dans un pays où les insurgés n'ont pas une +ville, peut-être pas un village; où il n'y a pas une lieue de terrain +occupé par eux, mais où il y a, dans chaque forêt, une troupe de cent à +deux cents hommes? Quelle réponse on prépare au prince Gortchakof! +Ajoutez à cela l'assurance donnée au Parlement qu'on ne fera pas la +guerre à la Russie, quand même elle répondrait par la négative aux six +propositions. Il me semble que rien de plus imprudent, ni de plus timide +à la fois, n'avait encore été signé par un ministre des affaires +étrangères. Comme tout cela montre bien l'énormité de la puissance de la +presse, qui fait faire tant de bêtises aux gens les plus sensés!</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; je vous écrirai bientôt, et ce sera j'espère +pour vous dire le jour de mon arrivée.</p> + +<a name="l133" id="l133"></a> +<br><h3>CXXXIII</h3> + +<p class="rig">Paris, 21 août 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis arrivé hier soir à bon port dans mon domicile, non sans avoir +offert un petit sacrifice à Neptune, moins à cause de sa fureur que par +la présence de cent cinquante vieilles femmes qui remplissaient des +cuvettes à l'envi.</p> + +<p>Je n'ai pu aller aujourd'hui à Saint-Cloud. J'irai demain, je pense, et +je vous écrirai au commencement de la semaine prochaine.</p> + +<p>Il paraît décidé que nous aurons une session en novembre, non pas +seulement pour la vérification des pouvoirs, mais pour faire des lois. +Le peu de gens que j'ai vus ne croient pas à la guerre, et on m'assure +que l'enthousiasme polonais se refroidit tous les jours.</p> + +<p>L'archiduc Maximilien a écrit à l'empereur une lettre de huit pages pour +lui faire ses remerciements. Il accepte et on dit que ce n'est ni la +reconnaissance ni l'éloquence qui manquent à cette épître. On assure que +nos affaires au Mexique vont bien. On a chargé un colonel Dupin de +poursuivre les guérillas mexicaines-juaristes avec des spahis d'Afrique +et des contre-guerillas mexicaines. Il a débuté comme il faut commencer +avec cette canaille, par pendre et fusiller tout ce qu'il attrapait. Les +gens du pays out trouvé cela très bon et nous servent d'espions avec +empressement. On croit que quelques mois de chasse suffiront pour rendre +le pays parfaitement sûr. <i>Utinam.</i></p> + +<p>Ici, à la Chambre, on s'attend que l'opposition fera le diable à quatre +et donnera beaucoup d'embarras. Je compte voir Thiers ces jours-ci.</p> + +<p>L'empereur et le prince impérial sont au camp de Châlons à faire de +grandes manoeuvres.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien. Je suis triste de vous avoir +quitté, et me console en pensant que c'est pour peu de jours.</p> + +<a name="l134" id="l134"></a> +<br><h3>CXXXIV</h3> + +<p class="rig">Paris, 23 août 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je suis allé hier à Saint-Cloud, où j'ai trouvé tout le monde en très +bonne santé; je ne parle pas des militaires grands et petits qui sont au +camp. On vous remercie beaucoup des photographies, qui ont paru faire +grand plaisir.</p> + +<p><i>On</i> allait vous écrire; mais, comme c'est une opération qui coûte +beaucoup à cette petite main, on me charge de la lui épargner. On +m'ordonne donc de vous demander quand vous venez. On part le 31 de ce +mois. Voulez-vous partir avec elle? <i>Monsieur</i> ne revient à Paris que le +27. Il en partira le 4 septembre. De toute façon, on compte sur votre +présence, vous laissant absolument maître de décider le jour. Seulement +ne tardez pas à répondre. Je suis à votre disposition tout à fait. Je +fais une seule, non <i>objection</i>, mais <i>observation</i>. Si nous partons le +31, il n'est pas clair que nous puissions nous en aller avant la fin du +mois. Décidez.</p> + +<p>Point de guerre cette année. Cela est évident. On est bien catholique. +Le fils cependant me donne des espérances. Son précepteur lui a conté un +vieux roman dont le dénouement a eu lieu sous Tibère, et lui a demandé +si les juifs n'étaient pas d'abominables gredins d'avoir fait ce tour à +Notre-Seigneur. Le petit a dit: «Mais pourquoi s'est-il laissé faire +puisqu'il était tout-puissant?». Je ne sais pas ce que le précepteur a +dit. Tâchez de trouver une bonne réponse.</p> + +<p>Adieu, à bientôt. Répondez-moi et décidez pour vous sans arrière-pensée, +ni considérations de cérémonie. Vous avez des affaires et vous pouvez et +devez les faire passer avant tout.</p> + +<a name="l135" id="l135"></a> +<br><h3>CXXXV</h3> + +<p class="rig">Biarritz, 27 septembre 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Un mot très à la hâte, car je vais à la messe. L'impératrice est très +souffrante d'un mal de gorge commencé vous savez où et continué dans une +promenade en bateau sur la Nive. L'empereur est aussi un peu enrhumé et +le prince impérial a été très souffrant hier de vomissements. Ce matin, +il est à peu près complètement remis.</p> + +<p>Nous avons eu un très agréable voyage de Tarbes à Pau et à Biarritz. Vos +commissions ont été fidèlement remplies et aussitôt que possible.</p> + +<p>Adieu. Je suis chargé pour vous de tous les compliments et tendresses +des dames et des messieurs, à commencer par deux augustes +personnages<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a> +<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" +name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20"> +(retour) </a> A cette lettre étaient ajoutés ces quelques + mots de la main de l'impératrice: + +<p> «Je veux vous dire, mon cher M. Panizzi, tout le regret que + j'ai de ne plus vous avoir parmi nous. Je vous demande de + vouloir bien me conserver un de vos bons et meilleurs + souvenirs.</p> + +<p> »Votre alliée politique.</p> + +<p> »EUGÉNIE.»</p> + +</blockquote> + +<a name="l136" id="l136"></a> +<br><h3>CXXXVI</h3> + +<p class="rig">Biarritz, 1er octobre 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Les rhumes dont je vous ai effrayé vont à peu près bien, <i>ma questo è +nulla</i>.</p> + +<p>Le diable qui préside à nos affaires a envoyé dans nos parages le yacht +impérial <i>l'Aigle</i>, et nous a suggéré l'envie de faire un voyage de +circumnavigation autour de la péninsule ibérique. On doit embarquer +quantité de cocodès, aller d'abord à Lisbonne voir si la reine de +Portugal est bien accouchée, puis visiter Cadix, Séville, Malaga et +Grenade, et s'en revenir par Marseille.</p> + +<p>En Portugal, il n'y a guère d'autre inconvénient que l'inopportunité de +la visite; mais, en Andalousie, les choses deviennent plus graves: +quantité de cousins; le duc de Montpensier à San-Lucar ou à Séville; les +élections espagnoles; une jeune personne à marier plus ou moins +recommandée aux prétendants par l'entourage de cocodès et d'officiers de +marine.</p> + +<p>Cortina, l'ancien ministre des finances à Madrid, que j'ai rencontré à +Bayonne, me disait que l'arrivée de Sa Majesté en Andalousie pouvait +être l'occasion de très graves désordres. Elle sera reçue, suivant lui, +ou bien ou mal, mais de toute façon d'une manière scandaleuse et +dangereuse. Il craint que les progressistes, qui sont gens à faire +flèche de tout bois, ne profitent de cela pour faire quelque ovation +aussi embarrassante pour celle qui en sera l'objet que pour le +gouvernement espagnol.</p> + +<p>Enfin, et c'est le plus grave, la presse est libre en Espagne, et +l'arrivée et le cortège peuvent fournir aux journalistes le sujet de +bien des malices et insolences, d'autant plus que Sa Majesté catholique +et le duc de Montpensier ne manqueront pas de les exciter sous main.</p> + +<p>Je me suis trouvé d'accord avec tout le monde ici pour déplorer ce +projet malencontreux, mais à peu près seul pour parler. Cependant j'ai +déterminé Mocquart à parler à l'empereur. Comme il m'a cité et que +l'empereur m'a cité, j'ai eu sur-le-champ une bataille à soutenir contre +l'impératrice.</p> + +<p>Vous ne serez pas surpris quand je vous dirai que, bien qu'elle fût un +peu irritée, elle n'a pas cessé un instant d'être bienveillante et bonne +pour moi à son ordinaire. Mon attachement pour elle, et le danger très +réel de la chose, m'ont donné hardiesse et franchise, et je lui ai +débité très nettement ma râtelée, quelquefois avec plus de vivacité que +le respect ne l'exigeait. Elle a discuté loyalement, mais en avocat qui +soutient une mauvaise cause. Son grand argument était qu'elle était bien +libre de faire tout ce qu'un particulier peut faire. J'ai répondu +qu'elle n'était pas un particulier, qu'elle avait des charges et qu'elle +devait les supporter. Après une demi-heure de dispute très animée, ayant +dit tout ce que j'avais sur le coeur, j'ai conclu en lui disant qu'une +grande souveraine comme elle ne pouvait rien faire qui compromît et son +mari et son pays; et qu'elle devait se persuader qu'elle n'était pas +libre; qu'un roi l'était moins que personne, et que c'était pour cette +raison que j'avais refusé toutes les couronnes qu'on m'avait offertes. +Elle s'est mise à rire, m'a dit que j'étais une bête; mais il m'a paru +cependant que mon discours l'avait ébranlée et lui laissait quelques +inquiétudes.</p> + +<p>Comme elle ne sait pas céder, le voyage est résolu. On devait partir ce +matin, mais la mer est furieuse. Impossible de gagner <i>Passages</i>, où +attend <i>l'Aigle</i>. Je désire et j'espère un peu que le voyage se borne à +quelques jours passés à Lisbonne. La mer, l'équinoxe, etc., peuvent +modifier beaucoup les résolutions.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi, portez-vous bien et donnez-moi de vos +nouvelles. Ne parlez à personne du voyage, qui malheureusement ne sera +bientôt plus un secret.</p> + +<a name="l137" id="l137"></a> +<br><h3>CXXXVII</h3> + +<p class="rig">Paris, 8 octobre 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Je trouve ici qu'on ne s'occupe pas trop du voyage de l'impératrice, ce +qui me fait grand plaisir. Elle est arrivée à Lisbonne en bonne santé et +assez vite. Aujourd'hui, elle doit être à Cadix. C'est malheureusement +là que les embarras commencent. Il paraît qu'elle n'a fait que paraître +et disparaître en Portugal. On avait prévenu le roi, mais il n'y a pas +eu d'entrée ni de <i>fiocchi</i>. D'un autre côté, elle envoie de Lisbonne à +Madrid de Caux avec une lettre pour la reine, en sorte que la mauvaise +humeur de Sa Majesté catholique soit conjurée autant que possible.</p> + +<p>Je viens de déjeuner avec M. Fould, que j'ai trouvé assez gaillard et +moins furieux qu'on ne le pouvait craindre de la part d'un homme qu'on +arrache aux ortolans de Tarbes pour le relancer dans la politique et les +finances. Il est très content de son maître et croit au maintien de la +paix, du moins tant que ses alliés ne voudront pas la guerre.</p> + +<p>J'ai trouvé ici un Portugais, homme assez riche, qui s'ennuie et qui a +le goût des coups de fusil. Il est allé en tirer au Maroc avec +O'Donnell, puis en Pologne, d'où il revient après avoir été deux fois +pris par les Russes, dont il se loue assez, car on s'est borné à le +renvoyer par la frontière la plus proche. Il dit qu'il n'y a pas un mot +de vrai dans les bulletins polonais, et qu'il a passé son temps à être +battu et à s'enfuir. Il n'a pas grande idée ni du patriotisme ni des +ressources du pays.</p> + +<p>La phrase de lord Palmerston que vous m'envoyez est jolie; mais c'est +le mot d'un vieillard qui n'espère plus rien, et qui ne demande plus +qu'à mourir tranquille. Ce n'est pas, ce me semble, le langage du +premier ministre d'un grand pays.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; je vous souhaite santé et prospérité. Il fait +un temps digne de Londres, quoique pas trop froid.</p> + +<a name="l138" id="l138"></a> +<br><h3>CXXXVIII</h3> + +<p class="rig">Cannes, 20 octobre 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>J'ai pensé faire une fâcheuse expérience des économies réalisées par les +compagnies de chemins de fer, qui, pour ne pas retarder un train, le +font passer sur des traverses non calées ni consolidées. Nous avons eu +un accident entre Avignon et Marseille qui aurait pu être assez grave. +Tout s'est borné pourtant à un wagon renversé, celui de l'administration +des postes, dont les employés out été tous un peu contusionnés. La +diligence où j'étais s'est arrêtée au bord d'un talus d'une vingtaine +de pieds. J'étais dans un coupé avec un curé, et il y avait derrière +trois capucins. Cela explique l'accident. Il ne faut pas s'embarquer en +si mauvaise compagnie.</p> + +<p>J'ai reçu des nouvelles de nos amis embarqués sur <i>l'Aigle</i>. Un mot de +madame de Lourmel et une dépêche télégraphique de la comtesse de +<i>Pierrefonds</i> (<i>sic</i>), datée de Cadix 18, et ainsi conçue: «Je pars de +Cadix en très bonne santé. Tout s'est bien passé.» Expliquez comme vous +pourrez le journal qui dit qu'elle est arrivée à Valence le 17 et partie +pour Madrid.</p> + +<p>La mort de Billaut est un coup funeste pour la réussite de la session +qui va s'ouvrir. C'était assurément le plus habile et le plus propre à +lutter avec avantage contre les orateurs de l'opposition, même les plus +brillants. Ce n'était pas un homme d'État, mais c'était un instrument +merveilleux entre les mains d'un homme d'État. Je ne vois que Rouher qui +puisse lui succéder, non le remplacer.</p> + +<p>J'ai, d'ailleurs, d'assez bonnes nouvelles de Thiers. Il est toujours +sage et promet de continuer à l'être. Tiendra-t-il parole, cela est +écrit dans les tablettes de Jupiter. Cousin, qui était un excellent +conseiller, va venir ici et ne pourra plus le contrôler ni combattre +l'influence fâcheuse d'un certain nombre de belles dames orléanistes +dont notre ami estime les sourires à un très haut prix.</p> + +<p>Adieu, mon cher ami; j'espère que vous êtes en bonne santé et que vous +ne regrettez pas trop le ciel des Pyrénées. J'étouffe de chaleur. Pas un +nuage au ciel. La mer est comme une glace.</p> + +<a name="l139" id="l139"></a> +<br><h3>CXXXIX</h3> + +<p class="rig">Cannes, 27 octobre 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Les motifs qu'on donne chez vous au voyage sont parfaitement ridicules. +Il y a des gens qui ne croient pas qu'on boive jamais un verre de vin de +Bordeaux sans quelque but politique. Du reste, la réception a été très +belle et tout s'est passé pour le mieux. Dans quelque temps, j'aurai des +détails dont je vous ferai part s'ils en valent la peine.</p> + +<p>Hier, nous avons eu la visite de Cousin arrivant de Paris et voyant les +choses très en noir. Il croit, et je crains qu'il n'ait raison, que +toutes les belles promesses de Thiers ne tiendront pas. C'est un autre +orgueil, et des plus grands. Il ne s'agit plus d'être chef du cabinet: +il faut être président ou Dieu sait quoi. En attendant, il débute par ce +qui me semble une impertinence et une faute. Il n'ira pas à la séance +d'ouverture. Les nouveaux élus sénateurs et députés doivent y prêter +serment. Croit-il que le serment prêté à la Chambre et devant le +président oblige moins que s'il était prêté devant Sa Majesté. Il dit +que ce qu'il en fait, c'est pour se mettre bien avec l'opposition, afin +de donner plus d'autorité à sa parole lorsqu'il lui prêchera la +modération.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi. Nous avons toujours un temps magnifique. Hier, +on nous a donné un gros bouquet de lilas; c'est la seconde cueillette de +cette année. Nous mangeons des pois et, si la chaleur durait, nous +aurions probablement bientôt des fruits de l'année prochaine.</p> + +<a name="l140" id="l140"></a> +<br><h3>CXL</h3> + +<p class="rig">Paris, 9 novembre 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>L'histoire de lord Palmerston m'a mis en belle humeur pendant trois +jours. Il paraît, par une lettre d'avocat, que la partie lésée ne veut +pas entendre à un arrangement; et qu'il y aura procès. Que ce pauvre +Ellice aurait ri avec nous s'il était encore de ce côté de l'Achéron. +Lady Palmerston, qui est une femme d'esprit, doit au fond se soucier +très peu de l'infidélité; mais le scandale, à cet âge, est plus grave, +et la reine doit faire une grise mine à son premier ministre. En France, +un homme d'État ne résisterait pas probablement à ce flot de ridicule. +Je ne sais pas comment la chose sera prise en Angleterre. Du reste, si +l'on fait une souscription pour élever une statue à lord Palmerston, +inscrivez mon nom après le vôtre. Je crains qu'on ne nous en élève pas +de semblables.</p> + +<p>Il paraît que le discours de l'empereur a plu généralement. Il est fort +habile, et, quoique la réunion d'un congrès européen soit une chose +pratiquement bien difficile à réaliser, il met tous les souverains dans +un grand embarras, et les souverains qui refuseront seront mal notés par +leurs peuples. C'était la seule partie vulnérable qu'il a touchée dans +les notes du prince Gortchakof. Le discours de M. de Morny a également +fait un bon effet par son ton conciliant et comme il faut. En somme, la +session, qui semblait devoir, s'ouvrir sous de très mauvais auspices, +pourra bien être meilleure qu'on ne l'avait prévu. Je vais voir M. Fould +et entendre probablement son rapport, qui, dit-on, est rassurant.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie et santé s'il est possible. +Rappelez-moi au souvenir de nos amis.</p> + +<a name="l141" id="l141"></a> +<br><h3>CXLI</h3> + +<p class="rig">Compiègne, 18 novembre 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>J'ai présenté vos hommages à Leurs Majestés, et en particulier à +l'impératrice pour le jour de sa fête, le 15, dont vous ne vous étiez +pas seulement douté, païen que vous êtes!</p> + +<p>Tout s'est très bien passé, c'est-à-dire <i>exceptis excipiendis</i>. Au feu +d'artifice, une femme qui voulait le voir de trop près et qui avait +franchi le cordon sanitaire a été tuée tout raide par une fusée qui l'a +frappée à l'oeil. Nous avons joué une charade un peu leste, mais qui a +été bien prise et qui a fait rire.</p> + +<p>Puis, au dîner, le 15, votre ami le prince Napoléon, toujours gracieux, +n'a pas voulu porter la santé de l'impératrice. Il était assis à sa +droite, <i>pro consuetudine</i>, et l'empereur lui a dit de porter un toast +et de faire un speech. Il a fait la grimace. De son côté, l'impératrice +lui a dit: «Je ne tiens pas beaucoup au speech. Vous êtes très éloquent, +mais vos discours me font un peu peur quelquefois.» A une seconde +sommation de l'empereur, il a répondu: «Je ne sais pas parler en +public.» On s'était levé, tout le monde attendait sans trop comprendre +ce qui se passait au milieu de la table. Enfin Sa Majesté a dit: «Vous +ne voulez pas porter la santé de l'impératrice?--Si Votre Majesté veut +bien m'excuser, je m'en dispenserai.» Le prince Joachim alors a porté +le toast, et on a quitté la table un peu ému.</p> + +<p>Cette frasque a semblé assez forte pour le faire prier d'aller voir au +Palais-Royal si Leurs Majestés y étaient; cependant l'<i>hôte</i> et +l'<i>hôtesse</i> ont gardé leur sang-froid ordinaire, et l'impératrice a même +pris son-bras pour passer au salon. Le prince est resté là fort isolé, +tout le monde l'évitant; lui, faisant une mine boudeuse et méchante qui +le faisait ressembler fort à Vitellius.</p> + +<p>Le matin, il y a eu beaucoup d'allées et de venues dont le résultat +paraît avoir été un replâtrage. Jamais je n'ai vu homme plus mal +gracieux. Quant à moi, je n'aurais pas souffert pareille incartade; mais +vous connaissez la longanimité de l'empereur; il le regarde comme un +enfant et lui passe ses mauvaises humeurs. Je trouve fort triste, au +fond, que, dans un temps comme celui-ci, les Bonaparte ne se serrent pas +tous autour du chef de leur maison. Le prince, qui a parfois, je +suppose, des velléités de jouer un rôle politique, se fait détester par +ses mauvaises manières. Il flatte les rouges et s'imagine peut-être que, +dans une révolution, il serait épargné. L'histoire du duc d'Orléans est +là pour lui apprendre quel serait son sort si la République +s'établissait jamais dans ce pays.</p> + +<p>Je reste ici, encore une huitaine de jours. Aujourd'hui arrivent les +Allemands, M. de Metternich et le ministre de Prusse, le comte de Goltz, +tous gens peu amusants. Peut-être que la mort du roi de Danemark nous +privera des belles toilettes et des valses de ces dames.</p> + +<p>Je pense être de retour à Paris pour le milieu de la semaine prochaine. +J'y resterai jusqu'après la discussion de l'adresse; puis j'irai +attendre à Cannes la fin de l'hiver. Viendrez-vous nous y voir?</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; tenez-vous en joie et recommandez-moi à nos +amis.</p> + +<a name="l142" id="l142"></a> +<br><h3>CXLII</h3> + +<p class="rig">Compiègne, 22 novembre 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Nous vivons ici en grandes occupations. Votre serviteur est directeur de +théâtre, auteur et acteur. Il fait de plus des révolutions dans les +beaux-arts et de la polémique avec l'institut. Dans ses moments de +loisir, on lui donne des recherches à faire sur l'histoire romaine. Il +est, d'ailleurs, libre de faire ce qui lui plaît depuis une heure du +matin jusqu'à huit heures. Heureusement que, mercredi, je redeviens +homme libre.</p> + +<p>La réponse de l'Autriche est arrivée, très amicale; acceptant en +principe, mais demandant des renseignements. M. de Goltz, qui est ici, a +apporté, je crois, une lettre semblable du roi de Prusse. En somme, je +pense qu'il y aura bien des protocoles, mais qu'il y aura un congrès. Je +doute qu'il fasse grand'chose, mais il aura empêché la guerre, ce qui +est un grand point.</p> + +<p>Adieu; portez-vous bien et donnez de vos nouvelles.</p> + +<a name="l143" id="l143"></a> +<br><h3>CXLIII</h3> + +<p class="rig">Paris, 7 décembre 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Il semble que César n'a pas trop mal vu la lettre de lord Russell. C'est +pour l'Angleterre un parti pris de devenir une puissance de second +ordre; du moins elle fait le plongeon toutes les fois qu'on l'invite à +faire acte de puissance du premier ordre. C'est son affaire, et, à un +certain point de vue, je trouve qu'elle a raison et que nous avons tort. +Mais, d'un autre côté, trouvez-vous bien l'excessive hâte de son refus, +et les termes employés par lord Russell? On n'est pas habitué de sa part +à la politesse, mais on aurait voulu qu'il prît la peine de lire la +lettre de l'empereur. Tandis que toutes les puissances de l'Europe se +bornent à demander qu'on spécifie les questions à traiter, il répond +qu'il est impossible de s'entendre, et que ce n'est pas la peine de +commencer. Observez que, naguère encore, il se plaignait de la grandeur +des armements de la France, qui obligeait toute l'Europe à l'imiter. Or +l'empereur, dans sa lettre, dit que la question du désarmement général +doit occuper le congrès. Supposé que toutes les puissances refusassent +de traiter les affaires qui agitent en ce moment l'Europe, qu'elles +voulussent qu'on en restât sur l'<i>uti possidetis</i>, et qu'on se bornât à +reproduire les articles non abrogés des traités de 1815, en leur donnant +une sanction nouvelle, la question du désarmement pourrait cependant +être traitée sans difficulté. Si chaque puissance prenait vis-à-vis des +autres l'engagement de réduire son état militaire à ses besoins +personnels, ne serait-ce pas un grand avantage pour toute l'Europe? +C'est à quoi lord Russell ne répond même pas.</p> + +<p>L'impression de sa lettre a été très mauvaise ici, de quoi sans doute il +se soucie très peu. Ce qui paraît certain, c'est que, supposé, ce qui +est probable, que l'insurrection polonaise soit anéantie au printemps +prochain et que l'empereur Alexandre fasse preuve de quelque humanité ou +de quelque politique à l'égard de ses sujets polonais, il y aura un +rapprochement entre la France et la Russie, dont l'Angleterre pourra +craindre un jour les effets, si nous ne sommes pas en pleine anarchie +lorsque la question d'Orient éclatera.</p> + +<p>La discussion des pouvoirs de la Chambre a montré à nu le suffrage +universel. Le gouvernement n'a pas été justifié, et l'opposition a été +convaincue d'avoir fait usage des mêmes moyens de corruption et +d'intimidation. Maintenant que les candidats ont à faire la cour à la +canaille, ils sont obligés d'employer des agents ignobles, qui font +toutes les turpitudes imaginables. Il est fâcheux qu'on ait mis cela au +grand jour. En Angleterre où la matière électorale est beaucoup plus +élevée, on a grand soin de passer l'éponge sur toutes les saloperies de +cette nature.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien. Que devient le procès de lord +Palmerston? On dit que, ayant demandé conseil là-dessus à Thiers, Thiers +lui a répondu: «Faites la vérification des pouvoirs.»</p> + +<a name="l144" id="l144"></a> +<br><h3>CXLIV</h3> + +<p class="rig">Cannes, 30 décembre 1863.</p><br><br> + + +<p>Mon cher Panizzi,</p> + +<p>Depuis que je suis ici, je ne sais plus rien de la politique que par +Cousin, qui a des correspondants parmi les grands hommes d'État, et par +quelques mois que M. Fould m'envoie de temps en temps.</p> + +<p>La discussion de l'emprunt a été meilleure que je ne l'aurais espérée. +M. Thiers a été convenable. Entre nous, il me semble qu'il n'a rien +appris ni rien oublié, comme vos amis les Bourbons. Il avait besoin de +parler et a parlé sur la pointe d'une aiguille. Il a traité la Chambre +avec des airs de supériorité qui n'ont pas plu beaucoup, et il n'est pas +arrivé à un autre résultat qu'à prouver qu'il ne dirigeait pas +l'opposition, et qu'elle n'avait guère de confiance en lui. Il prendra +peut-être sa revanche sur la question du Mexique, qui est un bien +meilleur champ de bataille pour l'opposition. Je ne sais pas trop +comment M. Rouher et M. Chaix d'Est-Ange se tireront de ce mauvais pas.</p> + +<p>On annonce de mauvaises nouvelles d'Italie et de Hongrie. Le parti +rouge, qui est de tous les pays, comme le parti clérical, et qui dans +toute l'Europe agit avec un diabolique concert, se remue terriblement et +promet pour le printemps prochain une explosion générale. Vous avez vu +la proclamation de Kossuth. Je ne sais pas si le gouvernement d'Italie +est assez fort pour empêcher les volontaires et Garibaldi de recommencer +quelque autre sottise. Il est fort à craindre qu'il ne soit pas trop +préparé pour s'y opposer. Ce qui est certain, c'est que les rouges et +les cléricaux; ces deux ennemis du sens commun et de l'humanité, sont +les uns et les autres pleins de confiance et annoncent de grands +événements pour l'année qui va commencer après-demain. Je ne crois pas +au succès des uns ni des autres, mais je crois à un gâchis terrible, +funeste pour tout le monde et pour nous plus que pour personne.</p> + +<p>On parlait à Paris ces jours derniers de changements ministériels, entre +autres de celui de Drouyn de Lhuys. Je n'y crois pas trop, bien que +persuadé qu'il serait fort à désirer que nous fussions débarrassés de ce +faiseur de phrases qui n'a pas une idée à lui, et qui, même en matière +de phrases, est fort au-dessous du prince Gortchakof.</p> + +<p>Lord Brougham est ici, bien faible, chancelant sur ses jambes, mais +toujours <i>busy body</i>, curieux de tout savoir et passablement +gobe-mouche. Il est devenu fort dévot. Cela donne de l'espérance pour +vous et moi quand nous aurons quatre-vingt-cinq ans.</p> + +<p>J'ai consulté, avant de quitter Paris, le plus habile médecin pour +l'asthme. Il m'a ordonné un traitement que je vais suivre et il me +promet une guérison complète si je l'observe exactement. C'est de +l'arsenic qu'il s'agit d'avaler. Cela fait grand bien aux moutons, aux +chevaux et aux Tyroliens; mais c'est une question de savoir si mon +estomac est comme celui des quadrupèdes et bipèdes à qui l'arsenic +réussit. Enfin il faut essayer.</p> + +<p>Adieu, mon cher Panizzi; finissez bien cette année, commencez bien +l'autre, et suivez le précepte philosophique <i>recte agere et lætari</i> que +le père Dubois, le médecin de Napoléon Ier, traduisait par faire son +affaire et se f..... du reste.</p> + +<p>FIN DU PREMIER VOLUME</p> + +<br><br> + +<h3>TABLE</h3> + +<pre> + 1850 + + Pages + +<a href="#l1">I.</a> Paris 31 décembre 1 + + 1855 + +<a href="#l2">II.</a> Paris 4 juillet 3 + + 1857 + +<a href="#l3">III.</a> Paris 11 octobre 4 +<a href="#l4">IV.</a> Cannes 5 décembre 5 + + 1858 + +<a href="#l5">V.</a> Paris 25 janvier 7 +<a href="#l6">VI.</a> -- 12 mai 8 +<a href="#l7">VII.</a> -- 16 -- 11 +<a href="#l8">VIII.</a> Paris 7 juin 13 +<a href="#l9">IX.</a> Berne 7 juillet 15 +<a href="#l10">X.</a> Venise 11 août 16 +<a href="#l11">XI.</a> Paris 17 octobre 18 + + 1859 + +<a href="#l12">XII.</a> Cannes 7 janvier 18 +<a href="#l13">XIII.</a> Paris 12 mars 21 +<a href="#l14">XIV.</a> -- 8 avril 25 +<a href="#l15">XV.</a> -- 29 -- 29 +<a href="#l16">XVI.</a> -- 10 mai 33 +<a href="#l17">XVII.</a> -- 27 -- 37 +<a href="#l18">XVIII.</a> -- juin 39 +<a href="#l19">XIX.</a> -- 30 -- 42 +<a href="#l20">XX.</a> -- 12 juillet 48 +<a href="#l21">XXI.</a> -- 15 -- 51 +<a href="#l22">XXII.</a> -- 20 -- 54 +<a href="#l23">XXIII.</a> -- 25 -- 57 +<a href="#l24">XXIV.</a> -- 12 août 59 +<a href="#l25">XXV.</a> Cannes 16 décembre 62 +<a href="#l26">XXVI.</a> -- 26 -- 65 + + 1860 + +<a href="#l27">XXVII.</a> Cannes 10 janvier 68 +<a href="#l28">XXVIII.</a> -- 29 -- 71 +<a href="#l29">XXIX.</a> -- 17 février 73 +<a href="#l30">XXX.</a> Paris 25 mars 76 +<a href="#l31">XXXI.</a> -- 31 -- 80 +<a href="#l32">XXXII.</a> Paris 1er avril 81 +<a href="#l33">XXXIII.</a> -- 25 -- 88 +<a href="#l34">XXXIV.</a> -- 30 -- 91 +<a href="#l35">XXXV.</a> -- 3 mai 94 +<a href="#l36">XXXVI.</a> -- 11 -- 95 +<a href="#l37">XXXVII.</a> -- 23 -- 97 +<a href="#l38">XXXVIII.</a> -- 31 -- 102 +<a href="#l39">XXXIV.</a> Fontainebleau 15 juin 106 +<a href="#l40">XL.</a> Paris 1er juillet 108 +<a href="#l41">XLI.</a> Londres 7 août 110 +<a href="#l42">XLII.</a> Paris 6 octobre 112 +<a href="#l43">XLIII.</a> -- 11 -- 119 +<a href="#l44">XLIV.</a> -- 15 -- 122 +<a href="#l45">XLV.</a> -- 16 -- 124 +<a href="#l46">XLVI.</a> -- 16 -- 128 +<a href="#l47">XLVII.</a> -- 21 -- 129 +<a href="#l48">XLVIII.</a> -- 23 -- 133 +<a href="#l49">XLIX.</a> -- 31 -- 135 +<a href="#l50">L.</a> -- 3 novembre 139 +<a href="#l51">LI.</a> -- 4 -- 143 +<a href="#l52">LII.</a> -- 11 -- 145 +<a href="#l53">LIII.</a> Cannes 21 -- 149 +<a href="#l54">LIV.</a> -- 27 -- 152 +<a href="#l55">LV.</a> -- 2 décembre 155 +<a href="#l56">LVI.</a> -- 11 -- 158 +<a href="#l57">LVII.</a> -- 16 -- 163 + + 1861 + +<a href="#l58">LVIII.</a> Cannes 9 janvier 164 +<a href="#l59">LIX.</a> -- 24 -- 166 +<a href="#l60">LX.</a> -- 13 février 170 +<a href="#l61">LXI.</a> Paris 27 -- 173 +<a href="#l62">LXII.</a> -- 28 -- 178 +<a href="#l63">LXIII.</a> -- 1er mars 181 +<a href="#l64">LXIV.</a> -- 6 -- 183 +<a href="#l65">LXV.</a> -- 8 -- 186 +<a href="#l66">LXVI.</a> -- 19 -- 189 +<a href="#l67">LXVII.</a> Melle 30 mars 192 +<a href="#l68">LXVIII.</a> Paris 8 avril 196 +<a href="#l69">LXIX.</a> -- 14 -- 197 +<a href="#l70">LXX.</a> -- 18 -- 199 +<a href="#l71">LXXI.</a> Ville-d'Avray 21 -- 203 +<a href="#l72">LXXII.</a> Paris 2 mai 204 +<a href="#l73">LXXIII.</a> -- 11 -- 207 +<a href="#l74">LXXIV.</a> -- 19 -- 209 +<a href="#l75">LXXV.</a> -- 9 juin 211 +<a href="#l76">LXXVI.</a> -- 11 -- 212 +<a href="#l77">LXXVII.</a> Fontainebleau 24 -- 214 +<a href="#l78">LXXVIII.</a> Paris 2 juillet 216 +<a href="#l79">LXXIXI.</a> -- 19 août 217 +<a href="#l80">LXXX.</a> Paris 30 -- 219 +<a href="#l81">LXXXI.</a> -- 3 septembre 221 +<a href="#l82">LXXXII.</a> -- 8 -- 223 +<a href="#l83">LXXXIII.</a> Biarritz 15 -- 225 +<a href="#l84">LXXXIV.</a> Biarritz 28 septembre 227 +<a href="#l85">LXXXV.</a> Paris 14 octobre 228 +<a href="#l86">LXXXVI.</a> -- 23 -- 230 +<a href="#l87">LXXXVII.</a> -- 17 novembre 233 +<a href="#l88">LXXXVIII.</a> -- 4 -- 235 +<a href="#l89">LXXXIX.</a> Compiègne 16 -- 235 +<a href="#l90">XC.</a> Paris 8 décembre 237 +<a href="#l91">XCI.</a> Cannes 31 -- 239 + + 1862 + +<a href="#l92">XCII.</a> Cannes 3 février 240 +<a href="#l93">XCIII.</a> -- 10 mars 242 +<a href="#l94">XCIV.</a> -- 22 -- 245 +<a href="#l95">XCV.</a> Paris 31 -- 248 +<a href="#l96">XCVI.</a> -- 9 avril 251 +<a href="#l97">XCVII.</a> -- 18 -- 254 +<a href="#l98">XCVIII.</a> -- 23 -- 256 +<a href="#l99">XCIX.</a> -- 26 -- 258 +<a href="#l100">C.</a> -- 2 juillet 259 +<a href="#l101">CI.</a> -- 11 -- 261 +<a href="#l102">CII.</a> -- 18 -- 262 +<a href="#l103">CIII.</a> -- 20 -- 265 +<a href="#l104">CIV.</a> -- 29 -- 266 +<a href="#l105">CV.</a> -- 31 -- 267 +<a href="#l106">CVI.</a> Biarritz 29 septembre 268 +<a href="#l107">CVII.</a> Paris 9 octobre 272 +<a href="#l108">CVIII.</a> -- 11 -- 274 +<a href="#l109">CIX.</a> Paris 15 octobre 278 +<a href="#l110">CX.</a> -- 15 -- 282 +<a href="#l111">CXI.</a> Marseille 19 -- 284 +<a href="#l112">CXII.</a> Paris 28 -- 287 +<a href="#l113">CXIII.</a> -- 31 -- 290 +<a href="#l114">CXIV.</a> -- 18 novembre 292 +<a href="#l115">CXV.</a> Cannes 30 -- 294 +<a href="#l116">CXVI.</a> -- 6 décembre 297 +<a href="#l117">CXVII.</a> -- 13 -- 298 + + 1863 + +<a href="#l118">CXVIII.</a> Cannes 3 janvier 301 +<a href="#l119">CXIX.</a> -- 16 -- 303 +<a href="#l121">CXXI.</a> -- 3 février 304 +<a href="#l122">CXXII.</a> -- 5 -- 307 +<a href="#l123">CXXIII.</a> -- 11 -- 310 +<a href="#l124">CXXIV.</a> Paris 21 mars 311 +<a href="#l125">CXXV.</a> -- 5 mai 315 +<a href="#l126">CXXVI.</a> -- 11 -- 316 +<a href="#l127">CXXVII.</a> -- 21 -- 318 +<a href="#l128">CXXVIII.</a> -- 1er juin 321 +<a href="#l129">CXXIX.</a> -- 16 -- 323 +<a href="#l130">CXXX.</a> Fontainebleau 25 -- 326 +<a href="#l131">CXXXI.</a> Paris 12 juillet 329 +<a href="#l132">CXXXII.</a> -- 16 -- 332 +<a href="#l133">CXXXIII.</a> -- 21 août 334 +<a href="#l134">CXXXIV.</a> -- 23 -- 336 +<a href="#l135">CXXXV.</a> Biarritz 27 septembre 338 +<a href="#l136">CXXXVI.</a> Biarritz 1er octobre 339 +<a href="#l137">CXXXVII.</a> Paris 8 -- 342 +<a href="#l138">CXXXVIII.</a> Cannes 20 -- 344 +<a href="#l139">CXXXIX.</a> Cannes 27 -- 346 +<a href="#l140">CXL.</a> Paris 9 novembre 348 +<a href="#l141">CXLI.</a> Compiègne 18 -- 349 +<a href="#l142">CXLII.</a> -- 22 -- 352 +<a href="#l143">CXLIII.</a> Paris 7 décembre 353 +<a href="#l144">CXLIV.</a> Cannes 30 -- 356 +</pre> + +<p>FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME</p> + +<br><br> + +<p class="overl">615-80.--CORBEIL. Typ. et stér. J. CRÉTÉ.</p> + + + +<br><br> + + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Lettres à M. Panizzi - 3eme édition, +Tome I, by Prosper Mérimée + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES A PANIZZI--3EME ED., TOME I *** + +***** This file should be named 31904-h.htm or 31904-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/1/9/0/31904/ + +Produced by Adrian Mastronardi, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> + + diff --git a/31904-h/images/001.png b/31904-h/images/001.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..211b08f --- /dev/null +++ b/31904-h/images/001.png diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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